reflexions en marge de la guerre europeenne en 1992

12
Hum) of Europea,, Idmn. Vol. 17. No. 4. ,,p. 415A26, 1993 0191-6599/93 $6 00 t 0.00 Printed I” Great hitam 0 1993 Pergamon Press Ltd REFLEXIONS EN MARGE DE LA GUERRE EUROPEENNE EN 1992 RADA IVEKOVI~* Je suis encline g penser que ce qui se joue actuellement en Europe, y compris a 1’Est de l’Europe, est un choix entre la dtmocratie et son contraire. Je l’exposerai en rapport g ce qui se passe dans les pays ex-socialistes, mais surtout en rapport avec la Yougoslavie. Ce que je pourrai proposer comme exemples pour illustrer mon point ne relevera pas seulement du thtorique. Je vous parlerai des nationalismes et de plusieurs aspects de leur constitution. Dans les pays oti, comme en Yougoslavie, en Moldavie, dans le Haut-Karabakh, les nations se font la guerre, je persiste g croire qu’autre chose que des diffkrences ethniques, et m&me seul l’htritage du communisme, soient l’origine et l’enjeu des violences. Le sujet occidental, en tant qu’identitt? d’appartenance &une collectivitt dans la communauttt (Gemeinschaft), se constitue sur le principe de l’exclusion de 1’Autre (de l’autre communautt). La nation 6rigtte en sujet relke d’une sorte de tottmisme (cesser de se nourrir des membres du m&me groupe) et Porte vers un autisme de groupe. L’exclusion (l’exploitation, la destruction) de 1’Autre n’est pas un effet contingent de la subjectivation: il en est bien constitutif.’ Elle est violence fondatrice qui ne releve point de l’ordre du rationnel. PlutBt, elle construit une ‘nouvelle’ rationalitt. Le sujet se constitue par l’identification de l’individu 21 une instance ‘supkrieure’ (et l’individu renonce par-18 a sa particularitt et sa sp&%icitt). Les relations entre les individus au sein d’un tel groupe passent uniquement par l’instance SupCrieure: nous aimons notre voisin seulement en tant que membre du m&me groupe, par exemple la nation, ou bien nous aimons notre prochain ‘en Dieu’, ce qui vaut pour le monothCisme. Ce principe supCrieur qui permet l’inttgration du groupe et dans lequel sont investies toutes les identitks individuelles, p&end a l’universalit.6. C’est g dire qu’il p&end, en principe, s’appliquer B tous les individus. Ceci se passe en des periodes (historiques) de particulikre menace tconomique, existentielle et identitaire. La nouvelle identiti: collective se forme par la nkgation de tous ceux qui sont expulsks sur son bord exttrieur, qui ne correspondent pas g la norme proposte. Ce qui est par 1B rejett, c’est notre origine dans et avec l’Autre, et l’identitk se dtduit de la prttention de l’origine 5 partir du mEme, de 1’Un. En pkriode de crise particulikre, ce conflit se ‘rtsoud’ par la guerre, qui constitue ainsi en particulier le sujet (et surtout le sujet masculin) du mythe de h&ros tpiques. La mythologie de la fondation dans le MEme est (re)formulCe en un discours de violence contre l’autre, les autres, et de repli (surtout de repli culturel) sur soi et son propre groupe. Sont particulibrement attaques les lieux de l’origine du mixte, c’est B dire les lieux de la culture (la culture 6tant nCcessairement *UniversitC europCenne d’ttt, Paris, France. 41.5

Upload: rada

Post on 30-Dec-2016

214 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

Hum) of Europea,, Idmn. Vol. 17. No. 4. ,,p. 415A26, 1993 0191-6599/93 $6 00 t 0.00 Printed I” Great hitam 0 1993 Pergamon Press Ltd

REFLEXIONS EN MARGE DE LA GUERRE EUROPEENNE EN 1992

RADA IVEKOVI~*

Je suis encline g penser que ce qui se joue actuellement en Europe, y compris a 1’Est de l’Europe, est un choix entre la dtmocratie et son contraire. Je l’exposerai en rapport g ce qui se passe dans les pays ex-socialistes, mais surtout en rapport avec la Yougoslavie. Ce que je pourrai proposer comme exemples pour illustrer mon point ne relevera pas seulement du thtorique.

Je vous parlerai des nationalismes et de plusieurs aspects de leur constitution. Dans les pays oti, comme en Yougoslavie, en Moldavie, dans le Haut-Karabakh, les nations se font la guerre, je persiste g croire qu’autre chose que des diffkrences ethniques, et m&me seul l’htritage du communisme, soient l’origine et l’enjeu des violences.

Le sujet occidental, en tant qu’identitt? d’appartenance & une collectivitt dans la communauttt (Gemeinschaft), se constitue sur le principe de l’exclusion de 1’Autre (de l’autre communautt). La nation 6rigtte en sujet relke d’une sorte de tottmisme (cesser de se nourrir des membres du m&me groupe) et Porte vers un autisme de groupe. L’exclusion (l’exploitation, la destruction) de 1’Autre n’est pas un effet contingent de la subjectivation: il en est bien constitutif.’ Elle est violence fondatrice qui ne releve point de l’ordre du rationnel. PlutBt, elle construit une ‘nouvelle’ rationalitt. Le sujet se constitue par l’identification de l’individu 21 une instance ‘supkrieure’ (et l’individu renonce par-18 a sa particularitt et sa sp&%icitt). Les relations entre les individus au sein d’un tel groupe passent uniquement par l’instance SupCrieure: nous aimons notre voisin seulement en tant que membre du m&me groupe, par exemple la nation, ou bien nous aimons notre prochain ‘en Dieu’, ce qui vaut pour le monothCisme. Ce principe supCrieur qui permet l’inttgration du groupe et dans lequel sont investies toutes les identitks individuelles, p&end a l’universalit.6. C’est g dire qu’il p&end, en principe, s’appliquer B tous les individus. Ceci se passe en des periodes (historiques) de particulikre menace tconomique, existentielle et identitaire. La nouvelle identiti: collective se forme par la nkgation de tous ceux qui sont expulsks sur son bord exttrieur, qui ne correspondent pas g la norme proposte. Ce qui est par 1B rejett, c’est notre origine dans et avec l’Autre, et l’identitk se dtduit de la prttention de l’origine 5 partir du mEme, de 1’Un. En pkriode de crise particulikre, ce conflit se ‘rtsoud’ par la guerre, qui constitue ainsi en particulier le sujet (et surtout le sujet masculin) du mythe de h&ros tpiques. La mythologie de la fondation dans le MEme est (re)formulCe en un discours de violence contre l’autre, les autres, et de repli (surtout de repli culturel) sur soi et son propre groupe. Sont particulibrement attaques les lieux de l’origine du mixte, c’est B dire les lieux de la culture (la culture 6tant nCcessairement

*UniversitC europCenne d’ttt, Paris, France. 41.5

416 Rada IvekoviC

m&sage). C’est la raison pour laquelle, par exemple, sont detruite premierement des villes en Yougoslavie. Les villes sont les lieux de naissance du brassage, des croisements de differences, de culture. Des villes apparaissent sur les ruines de villes prtctdentes, de ceux que nous antantissons dans la creation de cette nouvelle identite. Ainsi Rome. Historiquement, ceci n’est pas un retour a la seconde guerre mondiale, ou au Moyen age, comme on a pu vouloir expliquer la guerre courrante en pays yougoslaves: il s’agit du resurgissement de la ‘prehistoire’ (plutot que d’un retour a la prthistoire). La violence prend des dimensions impensables en temps de grandes crises de la civilisation, comme celle-ci.

Plutot que comme un conflict des nations, cette guerre ou ces guerres pourraient Ztre d&rites comme des guerres contre les villes, men&es par des elements anticivilisateurs hostiles aux villes, ainsi que comme des guerres du masculin contre le feminin. Ou bien comme des guerres contre la societe menees par les communautes. L’appel a la nation n’est ici qu’une proposition derivee et secondaire de contenu, et d’une idtologie rapide, a la place d’un vide idtologique (vide produit par l’epuisement de discours communiste ou de son effet hypnotique sur les masses). Psychologiquement, l’appel a la nation represente une regression jusqu’au lieu d’une premiere identification (chez l’enfant: le ptre et la mere; chez la croyant, Dieu, etc). La regression psychologique disqualifie en m2me temps la regression (ou progression) historique imaginte, sur laquelle il est moins recommandable de speculer vu le douteux du ‘progres’ atteint. L’identite masculine collective a elle-meme toujours et6 form&e ainsi: en un sujet dominant pens6 comme neutre. (L’identite masculine est proposee en societe patriarcale, comme etant universelle; en monotheisme, elle est presentte comme sexuellement neutre-en d&pit de la figure masculine de Dieu-et comme divine). Les femmes n’ont, apres tout, pas le m2me Dieu, comme dirait Lute Irigaray.2 Elles n’ont ni le meme Dieu entre elles, ni le meme avec les hommes, pour des raisons difftrentes.

C’est a dire que les femmes n’ont jamais eu de Dieu qui serait d’apres leur modele et un m&me temps divin pour tow, et neutre de surcroit. Ou qui serait universel. Etre feminin et universel, cela n’existe pas dans notre systeme symbolique. Qui plus est, les femme et les hommes n’ont pas la m2me gtntalogie (encore Irigaray): la fille est n&e du meme, le fils du different. Puisqu’elles n’ont pas eu d’instance superieure qui aurait ett en m&me temps d’apres leur image et universelle, les femmes ne se sont jamais constitut en sujet historique dans le m&me sens que les hommes, c’est a dire en sujet dominant. De maniere que le genre feminin reste, en grammaire ainsi qu’en pensee, marque. L’humanite universelle de la femme doit itre, par exemple, expresstment soulignee pour etre simplement articulee. Elle ne va pas de soi. Non seulement les femmes ne se sont elles pas constitutes, mais elles ne peuvent pas se constituer en sujets historiques, de manikre que le souci et les conseils de certains philosophes a ce propos (qui leur disent de ne surtout pas le faire) sont superflus. C’est que les femmes ne sont pas, en cela, soutenues ni confirm&es par l’histoire. Le sujet (masculin, dominant) est soutenu en sa constitution par l’histoire universelle en tant que sa propre histoire. Ceci n’est done pas une affaire de choix. (De la meme maniere que le regime tcologique propose et impose par les pays dits dtveloppts, implique pour les dits sous- developpes-en l’occurrence-le renoncement au developpement).

Le nationalisme et la guerre doivent en leur dimension historique, 2tre

R6fiexions en marge de la guerre europkenne 417

rattachits g l’histoire de la subjectivation occidentale et au sujet historiquement dominant (celui-ci &ant masculin). Mais ceci n’exclut pas la contradiction

apparente que des femmes ou mZme des fkministes deviennent nationalistes. Quand elles prennent parti pour le nationalisme - il est question de l’identifica- tion d’individus-femmes avec la mOme instance ‘supkrieure’ (violente dans sa structure et masculine seulement g cause des circonstances historiques). En quelque sorte, l’identification fkminine avec la nation est fausse, en tant qu’elle est l’identification avec le Pkre (symbolique), le Leader politique, c’est-g-dire avec 1’Autre gtntalogique, alors que l’identification de l’homme avec celui-ci est une identification avec le m2me gkntalogique qui demande la ntgation de 1’Autre. L’identification fkminine avec un principe supkieur universe1 (et masculin) ne suppose pas, structurellement, l’exclusion, mais I’inclusion de l’Autre, alors que l’identification masculine la suppose. C’est pourquoi les femmes s’identifient moins que les hommes avec la nation, et lorsqu’elles s’y

identifient quand-mtme, elles adhkrent moins que les hommes g la violence. (Les femmes ont d’ailleurs de tout temps ttk port&e vers l’autodestruction plut8t que vers la violence exttriorisee). Et enfin: la violence en guerre devrait Ztre mise en rapport avec les autres formes de violence traditionnellement masculines sur les faibles ou les diffkrents. 11 est m&me Ctonnant que le rapprochement soit si peu fait. 11 kst nkcessaire de voir la guerre et la destruction en leur continuitk naturelle avec la violence faite aux femmes et aux enfants.3

Ceci est facilitt par l’analyse des conflits en tant que conflits entre villes et non- villes (campagnes, montagnes, populations non-urbaniskes et non-cultivtes, inadapttes, et ennemies des villes). Cela permet kgalement de percevoir le malaise des banlieues, le vandalisme urbain, dans le mkme contexte. Le racisme, le nationalisme, est secondaire dans ces violences, la vraie question est Cconomique

et culturelle. Le vrai conflit est communitariste. Le nationalisme, ou plut& la nationalitk, a tgalement de tout temps ktt le

vkhicule d’un d&sir de citoyennett. Pourtant, en pays mixtes et sans majoriti: (comme la Yougoslavie), il est difficile de penser autant d’Etats-nations qu’il y a ou qu’il y aura de nations, si l’on ne veut pas les penser de l’ordre d’un arrondissement de Paris, avec dkportations, migrations et massacres. Aprks la dkbacle du socialisme et par conskquent la dkfaite de VEtat, le conflit vu sous l’angle de la nation, consiste en ce qu’il y a beaucoup plus de nationalitts que d’Etats, numitriquement. La cristallisation des nouvelles formes de convivialitk, qui prendra des annCes sinon des dkcennies, nous obligera probablement, si un choix dkmocratique est fait, B renoncer SI la clitoyennett g base de nationalitt, en faveur d’une citoyennett B base d’individu. Le guerre des nationalismes est le chaos de la violence aveugle. L’Etat, qui eslt tgalement (entre autre) violence, codifie celle-ci, la contrble, la contient, il fait usage de l’exclusion lui aussi, soit sur le bord exttrieur, soit sur le bord inttrieur. 11 maintient tant bien que ma1 un parfois pritcaire kquilibre entre la communauti: et la socittt.

Je passe maintenant B mon exemple pratique: aprks la seconde guerre mondiale, il y eut en Yougoslavie un flux spectaculaire et pritcipitt, ma1 calculk et non retenu, des campagnes vers les villes, des provinces vers la mttropole. Belgrade fut particulikrement touch&e par ces vagues successives d’immigrants ma1 adapt& et malheureux en ville, Venus surtout des provinces limitrophes, et aliment&s souvent par des Serbes de Croatie, de Bosnie-Herzkgovine et du

418 Rada IvekoviC

Montenegro, des regions pauvres. I1 en fut de meme dans les autres centres urbains et les autres republiques, en moindre mesure. Une hostilite a toujours exist6 et s’est accrue entre le peu de citadins (et bourgeois) de souche et les nouveaux Venus qui reussirent a prendre d’assaut les institutions et l’admini- stration, ainsi que des postes dirigeants. Belgrade en tres grande mesure, mais les autres centres egalement, continua a fomenter ce conflit latent pendant des annees. Ce conflit etait visiblement Cconomique et culture1 au depart et a la base.

(De meme, les arrivistes a Zagreb venaient des regions pauvres de la Dalmatie et d’Herztgovine, egalement limitrophes). Partout, I’tlitment qui serait devenu le plus belligerant, en ma1 d’identitt, et qui bientot ne trouva rien d’autre a quoi s’identifier que la nation, furent des nouveaux-Venus des regions limitrophes, de la periphtrie, et de pays mixte. Chacun prit les siens (Serbes ou Croates), les ‘siens exterieurs’ en quelque sorte, ces proviciaux don&rent ensuite les nationalistes les plus acharnes des deux cot&. 11s furent encourages en cela tout naturellement par leur inadaptabilite a la ville, qui ne fit aucun effort pour les socialiser. 11s furent souvent port& a choisir l’armee comme occupation, pour des raisons economiques mais aussi psychologiques. Ainsi Belgrade (y compris les structures de I’Etat federal) fut dominee en grande partie par ces Serbes d’ailleurs, ressentis comme corps ttranger, et ils represent&rent une grande partie (eux, et non pas les Serbes de Serbie) des cadres suptrieurs a l’armte fidtrale au temps de la Yougoslavie socialiste. En Croatie meme, la guerre defensive recruta de plus en plus de Croates des regions limitrophes, et la guerre non dtclaree menee en Bosnie- Herzegovine, recruta surtout des creates (largement volontaire) herze- goviniens.

C’est done surtout cerze arm&e federale, mais nourrie de cet element particulier que sont les immigres rtcents en ville des regions frontalitres (inttrieures), qui declencha la guerre, ou qui s’y acharna apres la volonti: de secession de la Slovtnie et de la Croatie. Ce conflit villes-campagnes, c’est-a-dire des campagnes et des banlieues contre la culture seculaire des villes (Dubrovnik, Sarajevo, Mostar, Vukovar, et bien d’autres) est en grande partie un conflit Cconomique e culturel. La premiere generation des inadaptes Venus en ville, en ma1 de niveau de vie urbain, avec desir de richesses et confort rapides, n’avait souvent d’autre issue sure que l’armee. Nous arrivons ainsi a l’autisme des nations, qui est meurtrier mais aussi suicidaire. La nation est un concept auquel on s’identifie une fois que le centre a eclate, une fois la volontt de violence dtclenchte.

Detruire les villes, sans aucune logique m2me militaire, veut dire pour ces gens- la prendre definitivement le pouvoir (en rasant ce qui prectdait), detruire cette menace que reprtsente 1’Autre (l’urbain, le mixte, le cultive, l’impur). 11s n’ont rien a y perdre et iront jusqu’au bout. Comme le dit Zivojin KarapeSic: ‘La destruction est ce qu’il y a de plus simple (elle ne demande aucune connaissance prtalable) et ce qu’il y a de plus frappant (elle transforme l’image). 11 ne faut pas oublier que le nouveau-venu des campagnes avait deja et6 victime du partage des terres et du fantome de la pauvrete, des moissons rat&es et des anntes de pCnurie’.4 C’est le rtsultat d’une industrialisation prtcipitee et peu reflechie, d’une negligence des campagnes, encore que celle-ci fut moindre en Yougoslavie que dans d’autres pays socialistes.

Une fois la violence d&clench&e (et elle a pu etre dtclenchee verbalement), un choix des pires des scenarios avait etait fait a chaque reprise, une sorte

Rkjlexions en marge de la guerre europtenne 419

d”‘esthttique” negative du terrible et de l’insoutenable s’etait install&e. L’image, transmise par la television en directe, y joua le role central d’appel a la vengeance. On a vu du jour au lendemain des gens apparemment pacifiques crier vengeance.

11 est trop simple de renvoyer, comme on le fait souvent aujourd’hui, le nationalisme et ses conflits aux seules erreurs idtologiques du regime socialiste. Le nationalisme est au moins en tgale mesure le resultat la confrontation de cet ttat de chases au modele occidental, incarnation du desir socialiste ainsi que de la brutale atteinte au niveau de vie que represente l’introduction de l’tconomie du marche. Au contraire, l’on pourrait affirmer que la Yougoslavie avait en grande mesure respect6 les differences nationales et les avait m&me traduites en organisation territoriale, politique et portant sur l’tconomique. ‘Ainsi les communistes ont-ils a la fois condamne’, tcrit Michel Roux, ‘rtprimt et nourri les nationalismes. Par cette attitude ambivalente, ils ont prepare eux-memes, en partie, la crise prtsente’.5 11 n’y a pas de doute que les questions nationales n’ttaient pas resolues de maniere satisfaisante, mais ceci vaut pour toutes les nationalitts. Pourtant, le sentiment national n’ttait ni reprimt, ni tabou; avait ete rtprimte l’expression du nationalisme portant au separatisme (dts 1981 au Kosovo) ou au chauvinisme, a la discrimination, aux soulkvements de masse (en

Croatie, en 1971). Mais le nationalisme mene aux guerres de fondation, a la violence fondatrice et

hors la loi. Si je ne me trompe, l’antagonisme national est aujourd’hui ce autour de quoi se cristallisent des identites afin de justifi:er, a posteriori, la violence. La nation n’est ni la cause ni la raison de la guerre, et l’histoire Porte en elle aussi bien des exemples d’hostilite entre les ethnies, que des exemples de siecles de coexistence. Quoique l’on fasse appel a elle, en une nouvelle mythologie nationale, elle ne peut, en elle m&me, rien prouver. La nation est la man&e d’articuler un conflit plus profond.

Dans la disintegration politique et surtout economique du pays, les interets particuliers de chaque groupe gag&rent du terrain sur les interets communs. Par exemple, l’interet commun de tous en ex-Yougoslavie, le plus evident et le moins reconnu, serait d’arreter la guerre. Serait la paix. Ce qui se passe est une guerre a la Pol Pot, ou bien a la Revolution culturelle chinoise (les campagnes contre les villes). Le mythe national de fondation ou de refondation est accompagne par le d&sir de detruire autrui. La fondation est un devenir-sujets dans le sens occidental du terme, et tend a (se) donner une identite par l’aneantissement de 1’Autre. Les violences auxquelles nous assistons sont peut-2tre le signe d’un grand tournant d’epoque. 11 est fort possible que le mouvement rejoigne de quelque man&e l’occident. On en voit les signes non seulement dans les nationalismes et separatismes occidentaux, mais tgalement dans la remontte de l’extreme droite et dans l’heritage du colonialisme et de l’imperialisme occidentaux, en passant par l’ordre tconomique occidental-nordique. La Yougoslavie n’est pas une exception: nous faisons tous ensemble partie d’une civilisation meurtriere et autodestructrice, d’une civilisation thanatique.

Cela peur sembler un paradoxe de dire qu’un echec economique fut a la base des conflits nationaux en Yougoslavie, car celle-ci etait, de tous les pays socialistes, le plus ouvert, et tconomiquement de par sa structure et les ichanges, le plus p&s, ou du moins le semblait-il, d’une integration europtenne. Mais, comme Gerard Raulet a pu le dire ici meme ‘l’exclusion est devenue exigeance

420 Rada IvekoviF

d’integration’. Plus facilement quedans d’autres cas, la Yougoslavie await pu, de parses institutions et son economic, s’imbriquer rapidement dans la construction de l’Europe, si le geste de celle-ci n’avait et6 principalement celui de l’exclusion. Vingt ans et plus, depuis 1948 si l’on veut, la Yougoslavie avait entamme le processus de rapprochement: indipendance du bloc de I’Est, non-alignement, tentatives d’autogestion et surtout dkentralisation precoce politique et Cconomique. C’est d’ailleurs ce sur quoi reposait le prestige de la Yougoslavie, et je ne renierai pas l’espoir d’alternative d’une voie mediane qu’elle reprhenta.

Mais cette grande arm&e fed&ale, dont je soulignais tout a l’heure l’origine tconomique et culturelie fut, au temps de Tito, transform&e en un support personnel de I’autocrate. ‘Une fois le chef disparu, ce qui n’avait ett que son support acquit la force d’un agent indirpendant’, ecrit Latinka Perovii-.6 Ce n’est qu’aprks coup, et une fois le conflit declenche, que l’armee identifiera ses inttreets avec ceux de la politique officielle serbe. Ils ne correspondront jamais aux interets du peuple serbe lui-mlme, d’oh le danger de guerre civile imminente en Serbie msme. De retour de l’armee (qui a perdu la guerre en Slovenie, et peut-2tre en Croatie et en Bosnie-Herzegovine) vers la Serbie, son poids ainsi que celui des rtfugies, des sanctions et de la catastrophe Cconomique, font penser naturellement a cette guerre. De mgme qu’il y a un danger analogue en Croatie, des qu’une demobolisation aura eu lieu, et surtout apres la guerre en Herzegovine. Ces destructeurs de villes se retourneront contre ‘leurs’ propre capitales une fois qu’ils n’auront plus a faire de conquetes. 11s ne savent d’ailleurs rien faire d’autre que la guerre.7 Tout ceci fait penser que les 45 ans de paix que nous venons de vivre (c’etait mon age au moment de l’tclattement) ttaient plutot exceptionnels dans nos conditions.

La destruction des villes devient en effet rituelte dans le sens qu’elle est fondatrice de cette nouvelle identite. C’est ainsi qu’un chef de guerre de ceux aui attaquerent Dubrovnik, un certain VuZurevic, a pu s’exclamer que les Serbes construraient ‘une Dubrovnik plus belle et plus ancienne encore’. C’est que le rituel fondateur dont il est question (la destruction de Dubrovnik) a le pouvoir de renverser le tours du temps, de recommencer le temps a zero, ou de le faire avancer dans le sens oppose, comme c’est absurdelent le cas dans cette guerre devastatrice. La violence fondatrice contre les villes, aussi peu civiliste qu’elle puisse para’itre, est en vtrite un acte de refondation, de restructuration culturelIe. Elle est visiblement transgression, mais se confirme en tant que culture (culture guerriere, certes) par le rapport qu’elle entretient premierement a la culture elle- m2me. Elle annulle en son autoconfirmation, la transgression qu’elle commet. Elle confirme le geste traditionnel occidental: la creation humaine, la culture, apparait au prix d’un sacrifice B payer. Le sacrifice est a chaque fois -r&u comme le sacrifice du MCme (de nous m2mes), y compris lorsque c’est evidemment l’autre qui en est la victime. L’antantissement de 1’Autre se transforme necessairement, en un second temps, en une autodestruction. 11 y a la quelque chose qui se donne en spectacle thtatral et passe par l’image et la representation; quelque chose qui releve de l’esth~tique du sacrifice. La conviction traditionnelle occidentale qu’il faut payer le plus haut prix pour de l’art, repose sur une logique de prostitution, ou sur la logique perverse du capitalisme (j’emploie ce terme ici plutot dans le sens lyotardien que dans le sens marxien). D’apres cette logique, l’acte de creation ou m2me l’experience esthetique est quelque chose de quasi

Rkjlexions en marge de la guerre europkenne 421

dtmoniaque, de diabolique, et exige la redemption. L’esthetique Porte de quelque man&e sur l’tthique. L’artiste ou encore celui qui jouit, doit se ‘justifier’, ce qu’il ne peut faire de man&e satisfaisante dans l’tconomie du sacrifice esthttique. Celle-ci etablit la norme, la valeur de I’oeuvre, normalisant ainsi l’art et l’artiste. Desormais, il faudra se mettre hors-la-loi (esthttique) pour toucher, mais il y aura en parallele une ‘esthttique’ du relatif, ou bien, comme dira Lyotard, ‘il n’y a plus de culte, seulement une culture’.* L’a priori de l’esthetique (le gout, le beau, le sublime), ou bien l’hors-la-loi de l’esthttique du sacrifice reltve de maniere paradoxale du sujet. Pour l’ttablissement et I’existence d’une communautt, en esthetique tgalement, ainsi que pour la constitution du sujet qui fait partie du m2me processus, il faut investir ensemble, et s’investir, dans une instance superieure et unificatrice. L’apriori, epicentre des violences a venir, tient lieu d’un ‘centre vide’, (s’)tchappant a la loi en meme temps qu’il la fonde, ou qu’il en fonde une nouvelle. Le sujet en devenir est lui- meme soutenu par sa propre absence de et du pouvoir et son ‘manque’ de force constitutive. C’est pour cela que je dis qu’il ne s’identifiera a la nation qu’ulterieurement. La logique de l’esthttique (en tant que champ isolt), ou 1”esthttique de la guerre’ est la mlme que celle de l’economie platonicienne d’Eros en tant que manque: il y a (en amour) tendance vers ce qui est absent: immortalite, objet de dtsir, objet d’art. Dans le manque, ce qui est desire doit Ctre produit et cela se paye. Le manque ne fait que rejoindre I’exds. 11 faut donner quelque chose en tchange de la production de ce qui est desire, c’est (symboliquement ou reellement) le corps humain, dont le sacrifice, occult& reste invisible dans le resultat. C’est en quelque sorte ce qui ‘precede’ (le terme temporel n’ttant peut-2tre pas le meilleur ici) et permet le sacrifice c’est a dire le partage (la differentiation) tout en n’y apparaissant pas (le semiotique ou l’abject de Kristeva). 11 y a menace.

Le crtateur, le nouveau sujet en devenir a le moyen de se proclamer martyre de son entreprise alors qu’il fait des autres ses victimes. 11 deplace le sujet/objet du sacrifice puisqu’il en est I’auteur exterieur a la scene en ce sens qu’il ne se reproduit pas lui-meme comme son propre produit, apparemment. D’oh la possibilite de manipuler et de recycler les mythologies. Le sujet est l’auteur de cette scene d’exclusion au second degre (identification a la nation), mais il ne peut 1’2tre que parce qu’il en a tte decide en sa faveur prealablement, decision dont il se sent solidaire: il gere la disposition qui le privilegie. Ainsi le mythe de refondation serbe repose-t-i1 sur le culte de la defaite des Serbes memes au Kosovo en 1389.11 ne s’agit plus, dans cette esthetique du sacrifice, du tragique, de la trasgression (comme chez Bataille). L’enjeu n’en est pas, comme chez celui-ci, le plaisir, la jouissance provenant de la transgression d’une loi. Ici, tout se passe a l’interieur d’un ordre, m&me le franchissement du cadre de la loi. C’est l’autisme. Le cadre general, la limite de la loi, est repousse vers un point lointain sur le bord du

pensable. La violence envers les autres communautes est impensable, in- soutenable, et en cela m&me fondatrice. L’esthetique du sacrifice est bien plus perverse et compliquee, philosophiquement plus exigeante aussi, car elle am&e la pen&e a se mesurer a sa propre absence, a son neant (en presence du corps). La logique du sacrifice repose sur le geste de la forclusion, invoquant et interdisant 1’Autre en m&me temps qu’elle le nomme (en nommant 1”ennemi’). L’absence de fondation est remplacte par une refondation volontariste qui tient exactement le

422 Rada IvekoviC

m2me role (il s’agit d’une ontologie barree), et sert de cache-sexe a cette mCme absence de fondation. Elle nivelle les differences (en rasant les villes, en epurant ethniquement des regions) apres les avoir exasperees.

Les mythes fondateurs qui justifient la violence et relevent de I’espace esthetique du terrible ne servent pas seulement de cache-sexe. 11s servent tgalement a dissimuler le veritable enjeu du conflit, tconomique et existentiel. La tragedie de circuit ferme oh se produit l’autodestruction se traduit en action visible et done exterior&e. Tout le monde peut voir l’image de la ville rasee, preuve que ‘nous’ existons, nous qui l’avons detruite. Pendant que la tragedie de Sarajevo est mediatisee, traduite en esthetique negative, passe sous silence le fait que l’aggresseur serbe a reussi a se construire un corridor vers les Krajinas en Croatie et en Bosnie, que les Croates ont conquis et proclamme, en Herzegovine, une republique create de Herzg-Bosna, avec pour capitale Mostar au nord de Dubrovnik. L’image de la destruction tient lieu de camoufflage. Le fait dissimule par la mtdiatisation internationale des tvenements de Sarajevo (ce qui y est souligne est Miterrand a Sarajevo, les difficult& de la (FORPRONU, I’aide humanitaire de I’Occident plut8t que les souffrances de la population)-est le partage de fait de la Bosnie-Herzegovine.

Une ontologie de la violence est-elle pensable, m&me si la violence tient lieu

d’ontologie? Bien qu’il ne s’agisse pas d’une ontologie proprement dite, tenter celle-ci c’est mettre en crise toute instrumentalisation de la relation de violence. De meme, tcrit Genevieve Tancelin-Clancy dans EsthPtique de la violence,’ ‘rigoureusement une esthetique de laviolence est sans doute inconstituable, en ce sens que la violence echappe d’origine a l’espage que son esthetique determine’. Mais la tenter permet de s’en rendre compte. C’est que le sens de l’histoire est une metaphore de l’existence. La violence est en quelque sorte primordiale, en ce qu’elle est une tentative desesperee de renouer, de recoudre, de reconstituer le Tout. En mkme temps, remarque G. Tancelin Clancy, ‘la violence rend a l’homme l’incertitude de ses fins, l’indiscernabilite de ses vtcus et de ses exiges. 11s devient “poete dans la violence qu’il deploie contre l’histoire moderee et non troublante”. La relation de violence, dit-elle plus loin, dans son tcart aux normes, permet de denuer en lui l’energie, retrouver sa finalite comme insaisissable. L’homme cesse par-la d’2tre interprete pour rejoindre l’intraitable.

La violence est le pivot entre deux dimensions, la plaque tournante entre l’ordre ancien et l’ordre nouveau, elle est elle meme le point zero, ou bien la presence en tant qu’absence (du corps). La violence s’autoproduit comme exception en matiere de violence: en effet, aucune autre violence que cette violence fondatrice n’est permise, d’oti le conflit avec ce qui y resiste. Elle propose une autre reprPsentation qui a lieu avant (structuralement et temporellement) le cogito et la subjectivation, en quelque sorte elle les fonde, d’oti le role incontournable de l’image televiste dans cette guerre. Bien stir, il s’agit la de la folie d’immortalite realisee dans la mort. Elle fait apparaitre I’impensable et le monstrueux.‘” Celui-ci est ainsi constituant de I’humanite et confronte l’&tre humain a ce que la production (et sa propre production) comporte d’emblee de destruction. La violence produite par le monstrueux ne peut pas i’tre desamorcee, dit Kamper, mais au mieux oublite. L’oubli peut ainsi devenir (en dehors de toute perspective ethique) une strategie. Ne peut nous sortir du monstrueux qu’une ethique de la singularite (Kamper) ou bien, comme je disais, la citoyennete future

Rkfiexions en marge de la guerre europeenne 423

en pays mixte ne pourra pas reposer sur la nationalite, fut-elle comprise dans le sens premier de nation-tthnie de la ‘question nationale’ (narod, en serbocroate), ou bien dans le sens d’un ‘second nationalisme (. . .) lie a l’idee (neuve) de ‘democratic’.” Dans ce dernier cas, la citoyennete ne pourra pas reposer sur le ‘second nationalisme de I’Europe de 1’Est’ justement parce que la dtmocratie ne peut pas &tre definie en termes nationaux. 11 ne peut y avoir de demoratie nationale. Bien sdr, le concept de democratic est a repenser dans ce grand chambardement europeen. Non seulement ne peut elle (la democratic) Ctre definie en termes nationaux, ou sexuels, mais elle ne pourra probablement pas 2tre concue en terme de genre (humain). (11 n’y a aucune bonne raison, a part le fait que nous lui appartenions, ce qui n’est pas en soi une bonne raison, de preferer le genre humain aux autres esptces.) C’est de la raison elle m2me que surgit, dit encore Kamper, la non reconnaissance de la raison humaine. Et c’est done de la raison elle meme que vient la violence. La democratic doit ainsi se contenter (mais c’est deja plus qu’elle n’en fait) de prottger et de promouvoir les intertts et les libertes des diverses minorites, et done de tous ceux qui ne sont pas d’aprts le modele humain. En quelque sorte, l’humanite doit, dans le dtveloppement d’une ethique du singulier et d’une citoyennete de l’individu (et non de la nation), renoncer a I’imperialisme de son genre. 11 va de soi que la nouvelle democratic comprend, en ce sens, une ecologic, les deux etant en rapport etroit et en rupture avec le processus de subjectivation (communautaire)

et d’individuation.

Le malaise dans nos pays vient d’un conflit plus profond entre l’ancien concept de democratic (occidentale) et le besoin immtdiat d’un autre et nouveau type de democratic qui corresponde a la necessaire transition, transformation. L’intro- duction brutale et instantante d’une economic de marche (dont r&ve encore la classe dirigeante a 1’Est en train de se convertir en classe possedante, ainsi que la classe dirigeante en Occident) s’est montree impossible, et c’est sa tentative avortte qui a men6 a l’etat de chases que nous savons. Dans l’ordre des chases, le nationalisme vient aprts coup, au moment de la d&integration tconomique, pour remplir le vide d’instance suptrieure, remplissage qui permettrait de rtinttgrer la communaute qui perdait toute cohesion puisque ni l’Etat, ni la societt, ne fonctionnent plus. Le prix a payer est t&s tleve, et ne Porte pas a la democratic car, au sein de la communaute rtintegree, l’individu aura renonct, en plus forte mesure qu’avant (quant la representation etait differente), a ce dont precistment il aurait besoin pour contribuer a une democratic: son identite. L’identitt, la difference, qui pourraient Ztre (et ont ttt, en Yougoslavie, pendant pres de 45 ans) une source de richesse culturelle et autre, sont abandonntes au profit de la settle dimension commune (l’identite nationale). La nation (dans le sens ethnique) se lib&e par la violence, elle se construit en antagonisme avec les autres nations. Elle Porte a croire (et une partie de l’histoire europtenne, prise trop en exemple, Porte a y croire) a la possibilite et a la necessitt de la constitution d’Etats-nation tthniquement purs en territoires de metissages millenaires, alors qu’il est visible que ceci n’y est pas faisable.

Voila oh le socialisme a failli, entre autre: il a rate l’occasion de transformer le brassage ethnique et culture1 en avantage, richesse et moyen d’inttgration. Le metissage ttait un heritage nature1 de ces territoires, avant le socialisme, mais qui n’avait pas CtC reflechi ni developpe par celui-ci. L’applatissement culture1

424 Rada IvekoviC

sociahste, l’anti-intellectualisme, I’anti-culture meme, ainsi que la mise a l’ecart de la religion, refoulerent la richesse des differences. Dans cet egalitarisme

culture1 appauvrissant, les differences furent consider&es comme secondaires ou honteuses. Pourtant ce geste du socialisme est en lui-m2me profondtment europeen, il rtsulte en une hostilite a la difference. L’origine en est le ma1 identitaire de 1’Europe elle-m&me.

I1 va de pair avec un autre geste europeen, qui est celui de se definir en retracant ses frontieress a 1’Est. (A l’Est, car 1’Europe n’a pas de front&e geographique avec 1’Asie. D’oti son permanent trouble identitaire). C’est un m&me geste qui inspire la Slovenie ou la Croatie a voulour se &parer, la Serbie a dtmoniser l’lslam ou les Albanais, et 1’Europe a vouloir se constituer en identite supranationale et a fermer ses frontieres pour nous autres. En meme temps que l’on fait appel a la nation en la confondant d’emblte avec la democratic et la libertt, on fait appel a la sagesse ‘transnationale’ d’unite europtenne, comme s’il ne s’agissait pas d’un seul et meme geste. Pourtant, c’est l’unitt ‘transnationale’ europtenne qui trace ces frontieres un peu trop a 1’Ouest a ‘notre’ gout, ‘nous’

voudrions tous 2tre inclus.. L’identite europeenne fonctionne deja et fonctionnera plus encore (par rapport au Tiers monde et aux pays ex-socialistes) comme un nationalisme a son tour, et se constitue(ra) de la m2me maniere. L’Europe a de la peine a voir, et nous avons tous de la peine a imaginer, quelle forme le retracement des front&es prendra encore, et quel sera l’effet des guerres multiples a 1’Est de 1’Europe qui continueront a se propager et menaceront bientot l’occident. Car 1’Europe occidentale, sinon l’occident, entrent peu a peu en guerre par le biais de la Yougoslavie.

11 est difficile de penser l’impensable. Finalement, cette epoque marque la fin d’un ordre socialiste. Mais celui-ci n’etant que, faut il le dire, un produit de l’ordre occidental et capitaliste, ils sont toujours rest&s complementaires. Cerait- ce la mort lente et globale des deux ordres pris ensemble? Ou la reconduite, douloureuse et plus lente encore, de l’un a l’autre? 11 faudrait maintenant pouvoir penser une restructuration globale et compltmentaire des deux systtmes-f&es. L’Occident ne pourra pas Criger un mur autour de lui et tenter de restructurer 1’Est seul. L’insucces de la restructuration du Tiers monde au sein d’un Nouvel ordre tconomique le garantit. C’est pourquoi la definition d’Adam Michnik, qui dit que le nationalisme surgit ‘comme le stade supreme du communisme’, semble trop courte. Une analyse plus approfondie montre que le nationalisme surgit comme un rtsultat de la rencontre entre le socialisme et le capitalisme, dans le ‘post-communisme’ et dans la difficult6 (ou l’impossibilitt? comment savoir?) d’occidentaliser 1’Est. C’est la volonte de transformer le socialisme en capitalisme, ainsi que son impossibilite dans I’immddiat, qui semblent generer le conflit.

L’affirmation d’aprbs laquelle la Yougoslavie n’a jamais existe ou serait un artifice, ne suffit pas a expliquer le nationalisme, et est une fausse v&rite. Comme dit Edgar Morin, ‘de fait, la Yougoslavie a exist& (. . .).I’ Egalement, la Yougoslavie socialiste s’est construite sur l’antifascisme et l’unite. D’apres Michel Roux, ‘celui des deux mouvements de resistance qui l’a emporte est celui des communistes parce qu’il ne s’appuyait directement sur aucun nationalisme et parce qu’il pouvait, de ce fait, rassembler tous les peuples de Yougoslavie dans un mouvement de lutte antzyasciste de liberation nationale.‘i3 11 faudra prendre en compte une causalite multiple et circulaire dans l’engrenage des violences

yougoslaves.

Rt?jlexions en marge de la guerre europeenne 425

L’absence du nom de ‘Yougoslavie’, de ‘Yougoslave’ (quand il n’est pas identifie a l’agresseur) dans ce cadre, montre bien que le probleme n’est pas en lui-m2me ethnique-national. L’absence, le silence du nom de ‘Yougoslavie’, l’absence du langage courant guerrier et politique d’une grande partie de la population ex-yougoslave qui ne peut pas se dtfinir en termes nationaux- montrent bien l’ttroitete du cadre d’analyse manicheen qui voit le monde en noir et blanc (serbe et create). Ceux qui par choix ou etant de familles mixtes (entre 2-4 millions sur 22 millions en ex-Yougoslavie) ne pouvaient plus se dire Serbes ou Croates ou . . . mais ne peuvent plus se dire Yougoslaves non plus car cela les identifierait a l’agresseur, ont simplement disparu de la scene, de la representation. N’ayant plus de nom, ils n’ont plus de voix, ils ‘n’existent’ plus dans cette refondation ‘ontologique’ par la violence. Et ce n’est pas un hasard s’ils sont les victimes silencieuses (la population) de cette guerre. N’ayant plus de nom ni d’identite reconnue (car ne sont desormais reconnues que les identites nationales), il ne reste plus que leur corps a detruire, et cela ne fera pas de bruit. Ainsi n’entend-on toujours pas, a travers toute la mediatisation de la destruction de Sarajevo, les voix de ses habitants.

Bien stir, la violence decoule de la subjectivation op&e grace a et dans la guerre,

en un excts, et non en un manque de sujet collectif ou de subjectivation. 11 est insense de dire, comme on l’entend souvent, ‘ces nationalitts (ou ces Etats) n’ont jamais tte sujets, alors cela apparait a la surface maintenant’. La Yougoslavie avait et&, et comment, sujet, au temps de Tito et du non-alignement tiers- mondiste, ainsi que l’ont ete ses nationalites en leur rapport decentralise permis

par la constitution. Mais, il s’agissait la d’un type de reprtsentation particulier de la subjectivite qui a V&X, et a Cte tout a fait ebranlt par les Cvenements dont nous parlons. Cela n’implique nullement qu’un autre type de representation porterait de lui meme a la democratic. En quelque sorte, la representation reste toujours une figure malheureuse de mediation et qui empeche l’immediatete de la singularitt personnelle. C’est pour cela qu’il ne faut pas s’attendre a ce que la transformation de 1’Est de 1’Europe d’apres le modtle Occidental soit une solution (on passerait simplement a un autre type de representation), et d’ailleurs il ne faut pas croire qu’il est possible. S’il l’etait, peut-2tre n’y aurait il pas eu la

guerre.

Universite europkenne d&b Paris Rada Ivekovic

NOTES

1. Voir g ce sujet Rene Girard, La vioIence et Ze sacr& (Paris: Grasset, 1992), et Michel Serres, Rome. Le livre des fondations (Paris: Grasset, 1991).

2. Voir Lute Irigaray, ‘Femmes divines’, dans Sexes et Parent& (Paris: Minuit, 1987). 3. Voir a ce sujet Arms and the Woman. War, Gender and Literary Representation,

H.M. Cooper, A. Auslander et S. Merrill Squier (eds) (Chapel Hill: UNCP, 1989). 4. Republika. List graa’janskog samoosloboa’jenja, Beograd, god. IV (1992), br. 45

(1-16 jun), p. 32. 5. Michel Roux, ‘Guerre civile et enjeux territoriaux en Yougoslavie’, dans H&odote

no. 63, octobre-decembre 1991, p. 23.

426 Rada IvekoviC

6. ‘Neslavni jubilej’, dans Republika.. (cir), p. 2. 7. Voir le magnifique texte de Bogdan Bogdanovic ‘Le massacre rituel des villes’, dans le

numero 34 de Lettre internationale, automne 1992. Paru en espagnol dans El Pais (Opinion) le 23 mai 1992, p. 11, et en italien dans I/ manifesfo le 19 juin

1992, p. 13. 8. Jean-Francois Lyotard, Des dispositifs pulsionnels (Paris: Bourgois, 1973, 2e edn.

1980), p. 112. 9. These de doctorat non pubhte.

10. Monstre: ce qui est montrt; Dietmar Kamper, ‘Der eingebildete Mensch. Auf dem Wege zu einer singularen Ethik’ conference a I’Universite d’ete, Paris, 1992.

11. Voir au sujet de cette distinction Jean-Francois Gossiaux, ‘Yougoslavie: ethnics ou nationalisme?’ dans Libhation, 2 juiilet 1992. p. 5.

12. Dans Le Monde, 6 fevrier 1992, p. 2. 13. Texte cite ci-dessus, dans Hhodote no. 63/1992, p. 18.