roussel, raymond, locus solus (fr)

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8/17/2019 Roussel, Raymond, LOCUS SOLUS (Fr) http://slidepdf.com/reader/full/roussel-raymond-locus-solus-fr 1/16 Chapitre premier (suite)  Nous cheminions depuis peu dans une allée en pente ascendante fort raide.  A mi-côte nous vîmes au bord du chemin, debout dans une niche de pierre assez  profonde, une statue étrangement vieille qui, paraissant formée de terre noirâtre, sche et solidifiée, représentait, non sans charme, un souriant enfant nu. !es bras se tendaient en avant dans un geste d"offrande # les deu$ mains s"ouvrant vers le plafond de la niche. %ne petite plante morte, d"une e$tr&me vétusté, s"élevait au milieu de la de$tre, o'  (adis elle avait pris racine.  )anterel, qui poursuivait distraitement son chemin, dut répondre * nos questions unanimes.  + )"est le édéral * semen-contra vu au coeur de ombouctou par bn /atouta 0, dit-il en montrant la statue # dont il nous dévoila ensuite l"origine. CHAPITRE II  A mesure que nous montions, la végétation devenait plus rare. /ientôt le sol acheva de se dénuder de toutes parts, et, au terme du tra(et, nous e1mes connaissance d"une grande esplanade trs unie et entirement découverte.  Nous fîmes quelques pas vers un point o' se dressait une sorte d"instrument de  pavage, rappelant par sa structure les demoiselles # ou hies # qu"on emploie au nivellement des chaussées.  !égre d"apparence, bien qu"entirement métallique, la demoiselle était suspendue * un petit aérostat (aune clair, qui, par sa partie inférieure, évasée circulairement, faisait songer * la silhouette d"une montgolfire.  2n bas, le sol était garni de la plus étrange fa3on.  4ur une étendue assez vaste, des dents humaines s"espa3aient de tous côtés, offrant une grande variété de formes et de couleurs. )ertaines, d"une blancheur éclatante, contrastaient avec des incisives de fumeurs fournissant la gamme intégrale des bruns et des marrons. ous les (aunes figuraient dans le stoc5 bizarre, depuis les plus vaporeu$ tons paille (usqu"au$ pires nuances fauves. 6es dents bleues, soit tendres, soit foncées, apportaient leur contingent dans cette riche pol7chromie, complétée par une foule de dents noires et par les rouges pâles ou criards de maintes racines sanguinolentes. !es contours et les proportions différaient * l"infini # molaires immenses et canines monstrueuses voisinant avec des dents de lait presque imperceptibles. Nombre de reflets métalliques s"épanouissaient 3* et l*, provenant de plombages ou d"aurifications.  A la place occupée actuellement par la hie, les dents, étroitement groupées, engendraient, par la seule alternance de leurs teintes, un véritable tableau encore inachevé. !"ensemble évoquait un reître sommeillant dans une cr7pte sombre, vautré mollement au bord d"un étang souterrain. %ne fumée ténue, enfantée par le cerveau du dormeur, montrait, en manire de r&ve, onze (eunes gens se courbant * demi sous l"empire d"une fra7eur inspirée par certaine boule aérienne presque diaphane, qui, semblant servir de but * l"essor dominateur d"une blanche colombe, marquait sur le sol une ombre légre enveloppant un oiseau mort. %n vieu$ livre fermé gisait * côté du reître, qu"illuminait faiblement une torche plantée droite dans le sol de la cr7pte.  !e (aune et le brun régnaient dans cette singulire mosa8que dentaire. !es autres tons,  plus rares, (etaient des notes vives et attirantes. !a colombe, faite de superbes dents  blanches, avait une pose de rapide et gracieu$ élan 9 participant * l"équipement du reître, des racines habilement agencées composaient d"une part certaine plume rouge ornant un chapeau sombre affalé prs du livre, de l"autre un grand manteau pourpre agrafé par une

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8/17/2019 Roussel, Raymond, LOCUS SOLUS (Fr)

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Chapitre premier (suite)  Nous cheminions depuis peu dans une allée en pente ascendante fort raide.

  A mi-côte nous vîmes au bord du chemin, debout dans une niche de pierre assez

 profonde, une statue étrangement vieille qui, paraissant formée de terre noirâtre, sche

et solidifiée, représentait, non sans charme, un souriant enfant nu. !es bras se tendaient

en avant dans un geste d"offrande # les deu$ mains s"ouvrant vers le plafond de laniche. %ne petite plante morte, d"une e$tr&me vétusté, s"élevait au milieu de la de$tre, o'

 (adis elle avait pris racine.

  )anterel, qui poursuivait distraitement son chemin, dut répondre * nos questions

unanimes.

  + )"est le édéral * semen-contra vu au coeur de ombouctou par bn /atouta 0, dit-il

en montrant la statue # dont il nous dévoila ensuite l"origine.

CHAPITRE II

  A mesure que nous montions, la végétation devenait plus rare. /ientôt le sol acheva

de se dénuder de toutes parts, et, au terme du tra(et, nous e1mes connaissance d"une

grande esplanade trs unie et entirement découverte.

  Nous fîmes quelques pas vers un point o' se dressait une sorte d"instrument de

 pavage, rappelant par sa structure les demoiselles # ou hies # qu"on emploie au

nivellement des chaussées.

  !égre d"apparence, bien qu"entirement métallique, la demoiselle était suspendue *

un petit aérostat (aune clair, qui, par sa partie inférieure, évasée circulairement, faisait

songer * la silhouette d"une montgolfire.

  2n bas, le sol était garni de la plus étrange fa3on.

  4ur une étendue assez vaste, des dents humaines s"espa3aient de tous côtés, offrantune grande variété de formes et de couleurs. )ertaines, d"une blancheur éclatante,

contrastaient avec des incisives de fumeurs fournissant la gamme intégrale des bruns et

des marrons. ous les (aunes figuraient dans le stoc5 bizarre, depuis les plus vaporeu$

tons paille (usqu"au$ pires nuances fauves. 6es dents bleues, soit tendres, soit foncées,

apportaient leur contingent dans cette riche pol7chromie, complétée par une foule de

dents noires et par les rouges pâles ou criards de maintes racines sanguinolentes.

!es contours et les proportions différaient * l"infini # molaires immenses et canines

monstrueuses voisinant avec des dents de lait presque imperceptibles. Nombre de reflets

métalliques s"épanouissaient 3* et l*, provenant de plombages ou d"aurifications.

  A la place occupée actuellement par la hie, les dents, étroitement groupées,

engendraient, par la seule alternance de leurs teintes, un véritable tableau encoreinachevé. !"ensemble évoquait un reître sommeillant dans une cr7pte sombre, vautré

mollement au bord d"un étang souterrain. %ne fumée ténue, enfantée par le cerveau du

dormeur, montrait, en manire de r&ve, onze (eunes gens se courbant * demi sous

l"empire d"une fra7eur inspirée par certaine boule aérienne presque diaphane, qui,

semblant servir de but * l"essor dominateur d"une blanche colombe, marquait sur le sol

une ombre légre enveloppant un oiseau mort. %n vieu$ livre fermé gisait * côté du

reître, qu"illuminait faiblement une torche plantée droite dans le sol de la cr7pte.

  !e (aune et le brun régnaient dans cette singulire mosa8que dentaire. !es autres tons,

 plus rares, (etaient des notes vives et attirantes. !a colombe, faite de superbes dents

 blanches, avait une pose de rapide et gracieu$ élan 9 participant * l"équipement du reître,

des racines habilement agencées composaient d"une part certaine plume rouge ornant unchapeau sombre affalé prs du livre, de l"autre un grand manteau pourpre agrafé par une

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 boucle de cuivre due * d"ingénieu$ attroupements d"aurifications 9 un comple$e

amalgame de dents bleues créait une culotte azurée, qui s"enfon3ait dans de larges bottes

en dents noires 9 les semelles, trs visibles, comprenaient un agrégat de dents noisette,

 parmi les quelles de nombreu$ plombages figuraient des clous régulirement espacés.

  )"était sur la botte gauche que la demoiselle se trouvait présentement arr&tée.

  2n dehors du tableau, les dents gisaient de tous côtés avec la plus complteincohérence, plus ou moins clairsemées sans aucun résultat pictural. Autour de la limite

fictive marquée * la ronde par les dents les plus distantes de la région centrale, s"étendait

une zone vide, bordée elle-m&me par une corde gr&lé fi$ée de loin en loin au sommet de

minces piquets hauts de quelques centimtres. Nous étions tous rangés devant cette

 barrire pol7gonale.

marcador 

  4oudain la hie s"enleva d"elle-m&me dans les airs et, poussée par un souffle modeste,

se posa non loin de nous, aprs une directe et lente e$cursion de quinze * vingt pieds,

sur une dent de fumeur brunie par le tabac.

  )anterel, nous entraînant d"un signe, en(amba la corde, franchit la limite déserte et

s"approcha de l"instrument aérien. Nous le suivîmes tous, trs attentifs * ne pas déplacerles dents éparses, dont l"apparent désordre était sans nul doute le résultat laborieu$

d"études approfondies.

  6e prs, l"oreille percevait plusieurs tic-tac, émis par la demoiselle, qui brillait au

soleil.

  4ans nous marchander les plus séduisants commentaires, )anterel attira notre

attention sur les divers organes de l"appareil.

  :uste au sommet de l"aérostat, laissée * nu par le filet formant l* une sorte de col sans

relief, une soupape automatique d"aluminium comprenait une ouverture circulaire *

obturateur voisine d"un petit chronomtre au cadran visible.

  4ous le ballon, les cordages verticau$ et ténus composant la partie inférieure du filet,

entirement fait de soie rouge fine et légre, agrippaient en guise de nacelle, par des

trous forés dans son bord droit et trs bas, un plateau rond d"aluminium, qui,

ressemblant * un couvercle renversé, contenait une substance (aune d"ocre étalée en

couche mince sur son fond horizontal.

  !e dessous du plateau était centralement rivé au sommet d"un étroit poteau

d"aluminium c7lindrique et vertical constituant le corps m&me de l"ob(et.

%ne longue tige, pareillement en aluminium, plantée de côté dans la région supérieure

du poteau, s"élevait obliquement vers le ciel, plus haut que le plateau circulaire, et

finissait en se rami fiant triplement. )hacune de ses trois branches soutenait debout *

son e$trémité un chronomtre assez grand, auquel s"adossait un miroir rond de m&me

circonférence 9 les trois cadrans, s"ignorant l"un l"autre, se trouvaient orientése$térieurement dans trois sens divergents, alors que les trois disques de verre étamé

faisaient face * un commun espace médian et, respectivement, regardaient * peu prs

l"ouest, le sud et l"est. Actuellement le premier miroir recevait directement l"image du

soleil et la dardait en plein sur le second, qui la renvo7ait vers le plateau-nacelle, tandis

que le troisime ne semblait (ouer aucun rôle. )haque miroir tenait * son chronomtre

 par quatre tiges horizontales délicatement dentées, fichées individuellement en haut, en

 bas, * droite et * gauche dans le revers de son pourtour 9 ces tiges, dans les trois cas,

traversaient le chronomtre de part en part et pointaient de l"autre coté, en marge

 périphérique du cadran, un peu inférieur comme diamtre * l"ensemble du mouvement

d"horlogerie.

  Actionnées par d"invisibles roues dentées en rapport avec le mécanisme deschronomtres, les tiges, par une grande variété de progressions et de reculs, pouvaient

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donner au$ miroirs toutes sortes d"inclinaisons 9 l"avant de chacune se composait d"une

 petite boule métallique emprisonnée au$ deu$ tiers par une sphre creuse incomplte

adaptée au dos du miroir en (eu 9 ce mode d"attache se pr&tait facilement au$

déplacements du disque réfléchissant dans les sens les plus divers.

  )haque (our le triple s7stme suivait le soleil dans sa course, du lever au coucher.

;endant la matinée le miroir tourné * l"est recueillait en premier l"ensemble des feu$étincelants 9 aprs le passage de l"astre au méridien il devenait inactif et son vis-*-vis

 prenait son rôle. <ilitant depuis l"aurore (usqu"au soir, le miroir contemplant le sud

reflétait tou(ours en deu$ime, pour les braquerdans une direction invariable, les

effluves radieu$ que lui décochaient sans interruptions l"un ou l"autre des brillants

disques voisins.

  4ur le milieu de la tige oblique triplement ramifiée * sa fin s"élevait un court support

droit, presque aussitôt divisé en deu$ branches courbes formant une moitié de

circonférence au$ cornes pointées vers le zénith. )e demi-cercle, perpendiculaire *

l"idéal plan vertical dans lequel se trouvait la tige oblique, pouvait servir de cadre partiel

* une puissante lentille ronde qui, assimilant son diamtre horizontal au sien, était fi$ée

intérieurement par deu$ pivots * la portion culminante des branches courbes.  ;lacée avec précision sur le chemin du faisceau lumineu$ répercuté en second par le

 plus lointain miroir, la lentille était couchée paralllement au$ ra7ons qui l"inondaient.

  %n chronomtre de dimension minime, dont le cadran ornait e$térieurement la partie

haute d"une des branches courbes, avait pour mission de faire virer la lentille * tels

moments strictement déterminés, grâce * une subtile accointance entre son mouvement

et le pivot contigu.

  Assurant la stabilité de l"ensemble, une tige métallique horizontale, terminée comme

un demi-haltre par un contrepoids en boule, était vissée dans le poteau d"aluminium du

côté (uste opposé * la lentille et au$ miroirs.

  %ne immense aiguille aimantée, semblant provenir de quelque géante boussole,

traversait perpendiculairement le poteau * mi-hauteur et, présentant la m&me longueur

de part et d"autre, servait, par son magnétisme, * tou(ours maintenir, durant les vols,

l"ustensile aérien dans une orientation immuable. 4a pointe nord était placée droit au-

dessous du miroir inspectant le sud, alors que son piquant méridional co8ncidait de

fa3on similaire, mais * moindre distance, avec le contrepoids sphérique.

  )omme base, trois petites griffes d"aluminium, courbes et tout unies, rappelant en

miniature les pieds d"un meuble, supportaient le bord inférieur du poteau 9 chacune

appu7ait son e$trémité sur le sol, en donnant * la hie une assiette suffisante, et montrait

e$térieurement, tout au bas de sa courbe régulire et sortante, le cadran d"un

chronomtre e$igu * peine plus large qu"elle-m&me.

  A mi-hauteur des trois griffes étaient respectivement ancrés, de fa3on interne etconvergente, trois minces clous horizontau$, dont la pointe s"enfon3ait trs légrement

dans le pourtour d"une minuscule rondelle en métal bleu, ainsi campée isolément et *

 plat dans l"espace, (uste sous l"a$e du poteau. %ne deu$ime rondelle, de m&me format,

mais dont le métal offrait une teinte gris clair, stationnait directement au-dessus de

l"autre, * un millimtre d"intervalle, et se trouvait suspendue * une fine tige verticale,

qui, tenant par un bout au centre de sa surface supérieure, disparaissait dans le poteau.

  %n peu plus haut que le niveau d"attache des griffes, l"e$tr&me portion inférieure du

 poteau enchâssait, en un point de sa périphérie, le cadran d"un dernier chronomtre.

 Nous a7ant laissé le temps nécessaire * un e$amen approfondi de la demoiselle,

)anterel revint sur ses pas suivi de notre groupe, et quelques secondes plus tard nousétions tous postés comme précédemment au bord de la corde, que nous avions franchie

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  )anterel prit alors la parole pour nous e$pliquer  la raison d"&tre de l"étrange véhicule

aérien.

Chapitre III

  )omme point de direction le maître avait choisi une sorte de diamant géant qui, se

dressant * l"e$trémité de l"esplanade, avait dé(* maintes fois attiré de loin nos regards par 

son éclat prodigieu$.

  =aut de deu$ mtres et large de trois, le monstrueu$ (o7au, arrondi en forme d"ellipse,

 (etait sous les ra7ons du plein soleil des feu$ presque insoutenables qui le paraient

d"éclairs dirigés en tous sens. i$ement soutenu par un rocher artificiel trs peu élevé

dans lequel s"encastrait sa base relativement minime, il était taillé * facettes comme une

véritable pierre précieuse et semblait renfermer différents ob(ets en mouvement. ;eu *

 peu, en s"approchant de lui, on percevait une vague musique, merveilleuse comme effet,

consistant en une série étrange de traits, d"arpges ou de gammes montants et

descendants.  2n réalité, ainsi qu"on s"en rendait compte de tout prs, le diamant n"était autre qu"un

immense récipient rempli d"eau. >uel que élément e$ceptionnel entrait sans nul doute

dans la composition de l"onde captive, car c"était d"elle et non des parois de verre que

venait toute l"irradiation, qu"on sentait présente en chaque point de son épaisseur.

  !es 7eu$ appliqués contre l"une quelconque des facettes, on embrassait d"un seul

regard circulaire tout l"intérieur du récipient.

Au milieu, une (eune femme gracieuse et fine, rev&tue d"un maillot couleur chair, se

tenait debout sur le fond et, compltement immergée, prenait maintes poses pleines de

charme esthétique en balan3ant doucement la t&te.

  %n gai sourire au$ lvres, elle semblait respirer librement dans l"élément liquide

l"enveloppant de toutes parts.

  2ntirement éplo7ée, sa chevelure, blonde et superbe, tendait * s"élever au-dessus

d"elle, sans toutefois atteindre la surface. Au moindre mouvement, chaque cheveu,

entouré d"une sorte de mince fourreau aqueu$, vibrait sous le frottement des nappes

fluides, et la corde ainsi formée engendrait, selon sa longueur, un son plus ou moins

haut. )e phénomne e$pliquait la séduisante musique entendue au$ approches du

diamant. !"habile (eune femme la produisait * dessein, réglant savamment ses crescendo

ou diminuendo par le degré variable de force et de rapidité choisi pour les oscillations

de son cou. !es gammes, traits ou arpges, dans leurs ascensions et dégringolades

mélodieuses, pouvaient s"égrener sur un champ d"au moins trois octaves. 4ouvent

l"e$écutante, se bornant * mollement accomplir de légers dandinements du crâne, restaitconfinée dans un registre fort restreint. ;uis, se déhanchant pour imprimer * son buste

un large et continuel mouvement de roulis, elle emplo7ait toutes les ressources de son

curieu$ instrument, qui donnait alors son ma$imum d"étendue et de sonorité.

  )et accompagnement m7stérieu$ convenait idéalement au$ poses plastiques de la

 (eune femme, semblable * quelque troublante ondine. !e timbre avait une saveur

singulire, due au milieu liquide o' les sons se propageaient.

Achevant, * la suite de )anterel, la traversée de l"esplanade, nous descendîmes, au

milieu de riches pelouses, une rectiligne allée de sable (aune en pente douce, qui,

devenant avant peu horizontale, s"élargissait tout * coup pour entourer, ainsi qu"un

fleuve une île, certaine haute cage de verre géante, pouvant recouvrir rectangulairementdi$ mtres sur quarante.

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  %niquement constituée d"immenses vitres que supportait une solide et fine carcasse

de fer, la transparente construction, o' la ligne droite régnait seule, ressemblait, avec la

simplicité géométrique de ses quatre parois et de son plafond, * quelque monstrueuse

 boîte sans couvercle posée * l"envers sur le sol, de manire * faire co8ncider son a$e

 principal avec celui de l"allée.

  ;arvenu * l"espce de large estuaire que formaient, en obliquant avec divergence, les bords de celle-ci, )anterel, nous entraînant du regard, appu7a vers la droite et fit halte

aprs avoir contourné l"angle du fragile édifice.

  6ebout, des gens s"échelonnaient au long de la paroi de verre que nous avions

maintenant prs de nous et vers laquelle se tourna tout notre groupe.

  A nos regards s"offrait, isolément établie sur le sol m&me, derrire le vitrage, dont la

séparait moins d"un mtre, une sorte de chambre carrée, o' manquaient, pour qu"on p1t

 bien et clairement la voir, le plafond et celui des quatre murs qui nous e1t fait face de

tout prs en nous montrant son côté e$térieur. 2lle avait l"aspect de quelque chapelle en

ruine, utilisée comme lieu de détention. <unie de deu$ traverses courbes horizontales

trs distantes, fi$ant une rangée de barreau$ terminés par de fins piquants, une fen&tre

s"ouvrait * mi-longueur de la paroi dressée * notre droite, et deu$ grabats, un grand et un petit, traînaient sur un dallage effrité, ainsi qu"une table basse et un escabeau. Au fond,

s"élevaient contre la muraille les restes d"un autel d"o' était tombée, en se cassant, une

grande vierge de pierre # des bras de laquelle l"accident avait, sans d"ailleurs l"abîmer,

arraché l"2nfant :ésus.

  %n homme portant paletot et bonnet fourrés, que de loin nous avions vu errer *

l"intérieur de l"énorme cage et qu"en deu$ mots )anterel nous donna pour l"un de ses

aides, s"était, * notre approche, introduit par le côte béant dans la chapelle, d"o' il venait

de ressortir, allant vers la droite.

  Allongé sur le plus important grabat, un inconnu, au$ cheveu$ grisonnants, semblait

réfléchir.

  /ientôt, comme prenant une décision, il se leva pour marcher vers l"autel, ne posant

qu"avec précaution sa (ambe gauche, manifestement douloureuse.

  A côte de nous des sanglots éclatrent alors, poussés par une femme en voile de cr&pe

qui, appu7ée au bras d"un (eune gar3on, cria ? + @érard... @érard... 0, la main

désespérément tendue vers la chapelle.

  Arrivé prs de l"autel, celui qu"elle nommait ainsi ramassa l"2nfant :ésus, qu"il coucha

sur ses genou$ aprs s"&tre assis sur l"escabeau.

  4ortie de sa poche du bout de ses doigts, une boîte ronde en métal, quand son

couvercle * charnire fut soulevé, laissa paraître une sorte d"onguent rose, dont il se mit

* étaler une fine couche sur l"enfantin visage de la statue.

Aussitôt, la spectatrice au voile noir, comme faisant allusion * l"étrange maquillage,dit au (eune gar3on, qui hochait affirmativement la t&te en pleurant ?

  + )"était pour toi... pour te sauver... 0

  4ans cesse au$ écoutes, @érard, semblant talonné par la crainte de quelque surprise,

allait vite en besogne, et, avant peu, toute la figure de pierre fut rose d"onguent, ainsi

que le cou et les oreilles.

  )ouchant la statue dans le petit grabat, qui s"allongeait contre le mur de gauche, il

l"e$amina un moment et, remettant dans sa poche la boîte d"onguent refermée, se dirigea

vers la fen&tre.

  A la faveur de la forme un peu ventrue adoptée, vers l"espace, par l"ensemble des

 barreau$, il se pencha pour regarder en bas au-dehors.

  Accomplissant avec curiosité quelques pas * droite, nous vîmes la face opposée dumur. %n peu en retrait, la fen&tre était située entre deu$ encoignures, dont la plus

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 bonne e$trémité de la tige et continua d"écrire avec l"épine.

  %ne seconde strophe fut bientôt couchée sur la feuille puis saupoudrée d"or.

  !e m&me travail alternatif de griffonnage et de poudrement se poursuivit ainsi, et

 (usqu"au bas de la page des strophes s"étagrent.

  6onnant * l"asschement le temps de se produire, @érard souleva momentanément la

feuille en la roulant * demi et conduisit de la sorte sur la marge de gauche tous les grainsde poudre non captés par l"eau, qui glissrent sur le tas d"or encore gros de sa main

 passive pr&te * les recevoir, quand il eut, en l"agrippant par le haut, dressé le dictionnaire

 presque verticalement.

  !ibéré de tous pré(udiciables entours déroutants pour l"oeil, le fragile te$te d"or,

 (usqu"alors flou, apparut dans son entire pureté.

  @érard laissa, en le retenant, doucement retomber le dictionnaire sur la table et, d"une

seule main, mit en pile les quatre in-octavo sous le premier plat de la reliure, pour qu"au

lieu d"&tre en pente il reposât horizontalement sur eu$.

  ournée, la fausse garde montra son verso blanc, que @érard, sans changer de

 procédés, couvrit de strophes en caractres d"or bientôt secs (usqu"au dernier.

  ci ce fut sur la marge de droite qu"un précautionneu$ ploiement de la feuille amenales grains d"or restés libres qui, en fine cascatelle, firent retour * la réserve, grâce * un

nouveau redressement momentané du pesant livre.

  Au terme d"une manoeuvre e$écutée par @érard * la fa3on d"un manchot, les in-

octavo empilés se trouvrent soutenir, * sa droite, l"autre plat de la reliure, sur lequel

s"étalaient parfaite ment une garde et une fausse garde, celle-ci montrant * côté de la

 page ultime du dictionnaire # ouvert maintenant, avec tous ses feuillets bien

horizontalement tassés, comme un volume qu"on est en train d"achever # son recto

vierge qui peu * peu se remplit de strophes nouvelles, une par une écrites * l"eau avec

l"épine puis dorées.

  Aprs constat de siccité et routinire récupération de grains d"or, @érard tourna la

fausse garde, sur le verso de laquelle, fidle (usqu"au bout * ses artifices de scribe

étrange, il termina et signa son ode, dont toutes les strophes offraient le m&me t7pe.

  4euls quelques grains de la poudre précieuse restaient alors dans sa main gauche,

qu"il secoua pour les faire tomber.

  >uand la signature d"or, située au bas de la page, eut elle m&me séché compltement,

@érard laissa cette fois choir au hasard sur la table toute la râpure métallique étrangre

au te$te, en mettant debout d"emblée l"opulent volume # pour le fermer ensuite et le

 poser.

Aprs un long moment pendant lequel il avait paru se livrer * d"intenses réfle$ions,

@érard, avisant la pile d"in-octavo, prit le volume du dessus, qui, simplement broché, portait sur sa couverture ce titre ? + !"2ocne 0.

  !e pla3ant devant lui sur la table aprs avoir repoussé le dictionnaire, il le feuilleta

vers la fin et s"arr&ta bientôt * la premire page d"un inde$ * deu$ colonnes. !* se

succédaient sous forme de nomenclature, chacun suivi d"une série de chiffres, des mots

qu"il toucha rapidement du doigt l"un aprs l"autre pour les compter.

  ;uis, sur les pages suivantes, o' se continuait l"inde$, @érard, sans rien sauter, se livra

au$ m&mes prompts attouchements numératifs, qu"il cessa, tout en se levant, au dernier

mot de l"une d"elles.

  4"éloignant de nous en marchant vers la fen&tre, il sortit momentanément de sa poche

le bracelet d"or et, ra7ant de nouveau l"écu * la pointe de barreau dé(* utilisée, recueillit

dans sa main gauche une dose, minime cette fois, de poudre brillante, pour veniraussitôt se réinstaller devant l" Eocène.

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  4ur la page o' son comptage avait pris fin, il écrivit * son habituelle manire, mais

uniquement en ma(uscules d"imprimerie, au milieu tout en haut ? + :ours de cellule 0 #

au-dessus de la colonne gauche ? + Actif 0 # au-dessous de la droite ? + ;assif 0. )e

dernier nom fut directement tracé * l"envers, sans nulle peine grâce * la simplicité

géométrique des caractres adoptés.

  2nsuite @érard biffa le mot réellement imprimé par lequel débutait la premirecolonne.

  !a provision de poudre avait (uste suffi * dorer l"eau des lettres et de la rature. >uand

toute humidité eut disparu du papier, @érard rendit un moment le volume

 perpendiculaire * la table, o' dégringolrent avec légreté les grains a7ant échappé au

fragile engluement.

  Aprs avoir posé son doigt sous le chiffre qui suivait immédiatement le mot biffé, il

feuilleta l"ouvrage * son début, semblant chercher une page déterminée.

Chapitre V

  !e crépuscule était venu pendant que nous écoutions le maître, qui, a ce moment,

nous entraîna dans un sentier escarpé.

  6i$ minutes de montée nous amenrent (usqu"* une petite construction de pierres,

dont la fa3ade, tournée de haut vers un immense développement de for&ts, comprenait

e$clusivement les deu$ battants fermés d"une large grille trs rouillée * gonds d"or

massif. 2ntre les murs, sans issues ni (ours, s"étendait une vaste chambre unique,

sommairement meublée.

  4ur un chevalet, une toile inachevée présentait, nette allégorie de l"aurore, une femme

au corps de lumire qu"entraînait derrire un pale horizon une foule de liens * bout ailé.

  Avec de brefs commentaires, )anterel nous désigna, au milieu de la chambre, un

certain !ucius 2groizard, qui, devenu subitement fou en vo7ant sa fille âgée d"un an

odieusement piétinée (usqu"* la mort par un groupe d"assassins dansant la gigue, était

depuis plusieurs semaines en traitement * Locus Solus.

  Au fond, un gardien se tenait immobile.

  rs chauve, !ucius, montrant son côté gauche, était assis de profil devant le bout

d"une table de marbre, sur laquelle une sorte d"âtre orienté vers nous comptait deu$

chenets e$empts de saillies, paralllement vissés, sans en rien dépasser, sur les bords

d"une plaque de tôle carrée garnie de charbons ardents.

:etant comme un pont sur les chenets un morceau de reps gris long d"un mtre, large

de moitié, le fou, évitant bien tout br1lant contact, en glissa face * face les deu$

e$trémités sous la plaque, (usqu"* tension parfaite de l"aire supérieure, bordée devant etderrire, par rapport * nous, d"une étroite marge tombant en pente douce.

  <erveilleusement peints et modelés, douze personnages en baudruche, hauts de

quelques centimtres, évoquant sur un coin de la table une bande de sinistres rôdeurs,

furent déposés par !ucius sur le reps, dont la plate-forme carrée laissait passer l"air

chaud par une infinité de trous fins et serrés. 2nlevés sans peine, ils se tinrent debout

dans l"espace grâce * quelque lest mis dans leurs pieds et, bientôt, circulrent suivant le

caprice du fou, dont les doigts erraient sur le tissu-crible. ;rivée un instant de tous

courants verticau$ sauf de ceu$ qui, lui frôlant le dos ou l"abdomen, la chassaient ds

lors loin de leur a$e, telle figurine avan3ait ou reculait en plongeant puis, toute

obstruction cessant au-dessous d"elle, rebondissait (usqu"* son premier niveau,

empruntant * la répétition de ce mange un alerte sautillement de gigue. elle autre pivotait sous l"action de certains courants effleurant tangentiellement, aprs suppression

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de toutes contreparties, quelque portion saillante, main ou coude.

  %ne fois rangées vis-*-vis sur deu$ files parallles de si$, dont la plus proche nous

tournait le dos, les poupées aériennes dansrent classiquement l"entraînante gigue

célbre sous le nom de sir Roger de Coverly. 4eul !ucius actionnait tout, en promenant

ses doigts sur le reps, clavier subtil dont il usait en grand virtuose fa3onné par de

 patientes études.  ;artant des deu$ bouts d"une m&me diagonale, deu$ danseurs sautillaient l"un vers

l"autre puis, avant de se toucher, regagnaient leurs places * reculons, strictement imités

aussitôt par les détenteurs des deu$ autres postes e$tr&mes. ;lusieurs fois le mange

alternatif recommen3ait, différencié par un (eu de tournoiements effectués centralement

deu$ * deu$ au moment de la rencontre. !ucius glissait en biais ses mains sur le reps, en

courbant fortement un poignet pour ne pas rompre les courants soutenant les poupées

inactives.

  2nsuite le fou amenait peu * peu (usqu"* lui les deu$ plus loin tains vis-*-vis, en les

faisant alternativement tourner ensemble sur la ligne médiane du quadrille puis chacun

avec un danseur de la file opposée * la sienne, non sans les contraindre chaque fois *

gagner un cran de son côté. out reprenait ds lors comme avant.  !a danse continua ainsi. @râce * la seconde figure suivant tou(ours la premire, un

incessant roulement conférait tour * tour au$ douze compagnons le privilge des places

d"angles.

  ;ar la s1reté de son talent, e$empt de gaucherie, !ucius donnait une vie intense * la

gigue sans parquet, dont l"allure calme devint graduellement rapide puis impétueuse.

  4oudain les évolutions cessrent. etirant ses mains du reps, au-dessus duquel les

danseurs flottrent sans but, !ucius, hagard, l"épouvante au$ 7eu$, s"était tourné de face

sans nous voir, tout pr&t, nous dit )anterel, * subir une étrange crise capillaire de

réfle$es hallucinatoires, dus au terrifiant spectacle évocateur qu"il venait de s"offrir en

obéissant malgré lui * une cruelle obsession.

  4ous l"empire de la fra7eur, si$ cheveu$ se hérissrent * la lisire de chacune des

deu$ régions touffues bordant de droite et de gauche la calvitie du fou # puis se

déplacrent d"eu$-m&mes en sautant d"un pore * l"autre. 6éraciné par quelque

relâchement profond des tissus, chaque cheveu, que le pore e$pulseur semblait lancer en

l"air par une compression de ses bords supérieurs, décrivait une minuscule tra(ectoire en

demeurant sans cesse vertical et retombait dans un pore voisin qui, s"ouvrant pour le

recevoir, le chassait aussitôt vers un nouvel asile béant prompt * le re(eter * son tour.

  /ientôt rangés face * face au brillant sommet du crâne, * force de bonds successifs,

sur deu$ files égales parallles * l"a$e d"une raie imaginaire, les douze cheveu$, fidles *

leur mode de locomotion, dansrent spontanément une gigue identique * celle des

figurines de baudruche. <&me alternance observée par les quatre occupants des placese$tr&mes dans de multiples demi-traversées diagonales d"abord simples puis

accompagnées de différents tournoiements au centre, m&me seconde figure d"ensemble,

durant laquelle deu$ vis-*-vis passaient, par d"ondulantes étapes, d"un bout du quadrille

* l"autre.

  )rispé par la souffrance et pareil * certains nerveu$ qu"e$aspre un tic irréfrénable,

!ucius, comme pour arr&ter l"odieu$ mange, portait les mains vers son crâne, qu"une

sorte de terreur l"emp&chait de toucher. 2t, malgré lui, la gigue, sautillante * souhait, se

 poursuivait, continuelle, implacable, les douze cheveu$ conquérant tour * tour les quatre

 postes importants. )anterel nous signala trs bas l"énorme intér&t anatomique présenté

 par cet effet réfle$e d"une obsession issue d"un choc mental.

  6ouloureusement conscient de la danse maudite, qui, tou(ours aussi précise etimpeccable, s"accélérait fougueusement comme celle des légres poupées, !ucius, pris

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 pour faire glisser avec pénétration, sur la solide carapace qu"elle prétendait couper,

l"ar&te courbe du couteau. )es incohérents brimbalements perturbaient la masse d"eau,

qui, furieusement ballottée en tous sens, enveloppait l"oeuf puis s"étalait sur la table #

ne désertant (amais la plaque d"or, qu"elle suivait en l"air, sans laisser aucune trace

humide, chaque fois que la queue reprenait de l"élan.

  Aprs une série d"efforts, d"ailleurs savamment mesurés, la coquille, enfin entamée,montra une légre fissure.

  aisant quelques pas, l"iriselle s"en prit de la m&me fa3on au second oeuf, dont la

coque se coupa d"emblée. !e troisime avant triomphé de tentatives similaires et

tou(ours prudentes, elle éprouva le dernier, bientôt doté d"une mince entaille due *

l"engin habituel. 6urant l"équipée entire, l"eau, malgré de fantastiques trémoussements,

était restée fidlement collée * la plaque d"or.

  ;lacé dans la cage par élicité, le seul oeuf demeuré intact fut re(oint par l"iriselle, qui

se mit * le couver, pendant que !uc allait (eter dans la rivire les trois autres, maintenant

sans valeur.

  )anterel nous parla du surprenant volatile, qui, derrire les barreau$, attirait encore

nos regards intrigués.

A <arseille, !uc, pour un minime salaire, aidait parfois au déchargement des navires,

sous l"inquite surveillance de élicité. , )ontribuant un (our, parmi le haltement des

grues, * vider les flancs d"un paquebot venu d"Bcéanie, l"enfant, * son di$ime tra(et,

reparut, au bout de la passerelle, portant sur l"épaule une caisse * claire-voie dont

l"intérieur le fascinait.

  )omme il courait vers sa grand-mre pour lui faire partager son étonnement

admiratif, une fente de la claire-voie livra passage * deu$ oeufs, qui, tombant sans se

 briser, furent ramassé, par élicité.

  !uc montra dans la caisse, garnie d"eau et de grains, deu$ oiseau$ d"éclatant plumage,

ornés d"une queue insolite formant dais au-dessus d"eu$. >uelques oeufs, entaillés

finement, gisaient sous leurs pas 9 d"autres intacts, composaient, moins les deu$ récoltés

 par la devineresse, un étroit groupe régulier, qu"un des captifs alla couver, semblant se

remettre avec hâte et satisfaction * une besogne interrompue depuis peu.

  4ongeant * l"appoint que donnerait * ses séances l"e$hibition simple ou comple$e

d"oiseau$ semblables au$ deu$ reclus, élicité fit couver par une poule les oeufs

recueillis, dont la coquille, dure et solide, avait si bien résisté * la chute. %n mâle et une

femelle naquirent, destinés par la vieille femme * une active reproduction.

  4itôt adultes, les deu$ volatiles, spacieusement encagés et identiques * leurs auteurs,

furent avec succs présentés au$ curieu$.

  %n matin, élicité vit la femelle, qui venait de se révéler bonne pondeuse, attaquerétrangement un groupe de sept oeufs avec certain couteau naturel dont le tranchant,

constituant la partie antérieure de sa queue, incisa quatre coquilles.

  rois oeufs a7ant tenu bon malgré une série d"agressions furent couvés par l"originale

 b&te et ne tardrent pas * éclore.

  !a sib7lle voulut tirer parti, pour son art, du mange bizarre qu"elle avait enregistré

sans en deviner le but.

  A toutes les pontes, elle réserva, pour le public chaque fois confondu, le bris partiel

des coquilles, pr&tant d"avance, * l"occasion de telle an$ieuse demande, une signification

 prophétique au nombre d"oeufs appelés * demeurer saufs.

  )anterel chercha la cause d"une pareille manoeuvre instinctive, accomplie sous ses

regards stupéfiés le soir de sa premire entrevue avec élicité.  ;atient observateur, il découvrit que les petits, au lieu d"utiliser leur bec, tou(ours

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fragile, brisaient la coque, au moment de l"éclosion, avec l"audacieuse lame antérieure de

leur queue. 6"ailleurs, chez les adultes m&me, le bec, trs court, contrastait par sa

faiblesse atrophique avec l"e$tr&me vigueur de l"engin caudal.

2n présence du maître, un des iriseau$, a7ant une fois * lutter contre un chien, s"était

servi de son couteau surplombant comme arme de défense et d"attaque, sans emplo7er

ses mandibules. )"est ainsi que devaient agir contre chaque ennemi, dans leurs for&tsocéaniennes, tous les représentants de l"e$centrique espce en cause.

  )anterel comprit que la femelle, pour emp&cher des naissances prématurées, éliminait

les coquilles relativement fr&les, qui se fussent laissé rompre avant l"heure par des petits

encore insuffisamment développés et voués ds lors * une vie de rachitisme et de

souffrance.

  aisant artificiellement couver, avant l"attra7ante défalcation maternelle, tous les

oeufs d"une ponte, il vit qu"en effet, parvenant * s"évader trop tôt de leur prison, des

 petits naissaient * (amais gr&les et maladifs, alors que d"autres, notablement

retardataires, apparaissaient pleins d"e$ubérante robustesse. !es coquilles de ceu$-ci,

douées d"une ferme épaisseur, fussent * coup s1r restées intactes sous les heurts

 (udicieusement calculés de la mre, qui, au contraire, e1t fatalement coupé celles des premiers, délicates et fines.

  ;lus que tout, les remuements e$travagants de la femelle provoquant ses oeufs

avaient impressionné )anterel dans son étude des iriseau$. ;ersuadé que la nature ne

 présentait nulle part ailleurs semblable mélange indécomposable de déhanchements et

de soubresauts, le maître voulut profiter de l"aubaine pour mettre en complte valeur

certaine propriété troublante possédée par l"ob(et d"une récente découverte # dont ce

 passage d"=érodote lui avait suggéré la poursuite ?

Chapitre VII

  ournant le dos * la rivire, le maître nous entraîna (usqu"* la lisire d"un admirable

 bois touffu, sous le couvert duquel nous pénétrâmes * sa suite.

  /ientôt nous atteignîmes une vaste clairire poétique, o' flânait un adolescent au teint

aduste, pauvrement v&tu de fa3on assez vo7ante, comme ceu$ qui veulent capter les

regards et grouper la foule autour d"eu$ afin de dérouler un spectacle en pleine rue.

  )anterel nous l"annon3a, sous le nom de NoCl, comme un diseur de bonne aventure

 parcourant le pa7s depuis peu.

  A7ant eu vent de la présence de élicité * Locus Solus, NoCl, par émulation, était

venu la veille donner une séance fort curieuse au maître qui l"avait prié d"e$ercer

au(ourd"hui son art devant nous dans cette clairire enchanteresse, saisissant avec (oiel"attra7ante occasion de nous faire comparer le talent de ces deu$ augures de grand

chemin, si différents par l"âge et par le se$e.

  4ac au$ épaules comme un soldat, NoCl surveillait, en l"appelant doucement +

<opsus 0, un coq alerte qui, marchant auprs de lui, portait sur le dos son bagage

 personnel dans une hotte e$iguC, fi$ée par deu$ lanires embrassant respectivement son

cou et ses plumes caudales. !es parois de l"ob(et, dont la carcasse, légre ment courbe,

épousait le corps de l"oiseau, étaient finement faites en un filet trs élastique, distendu

 par l"entassement de maints articles prisonniers, chargés 3* et l* de métalliques reflets de

lune.

  NoCl mit le coq debout sur une légre table pliante, qu"* notre approche il venait

d"installer sur le sol, puis, lui enlevant sa hotte, nous proposa des horoscopes.  austine s"avan3a et, questionnée par l"adolescent, dit l"année de sa naissance, en

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 précisant le (our et l"heure.

  4ortant le contenu de la hotte afin de le ranger sur la table, en nous prévenant que

 pour tous ses agissements il puiserait unique ment * cette réserve spéciale, NoCl,

consultant un petit livre d"éphémérides trouvé dans le tas, reconnut que la constellation

d"=ercule avait présidé avec 4aturne au$ premiers souffles de la (eune femme.

  l tendit alors * <opsus, qui la prit dans son bec une longue tige d"acier unie et pointue.

  !e coq, gagnant le milieu de la table, se coucha sur le dos, non sans froisser les

 plumes de son panache, puis saisit dans sa patte droite le fort bout de la tige, dont il

dressa verticalement la pointe vers le ciel. !evant * chaque instant les 7eu$, NoCl fit

légrement obliquer la petite lance, qu"il braqua (uste sur 4aturne, astre éclatant placé

 presque au zénith. 6s lors, mis par l"acier en communication magnétique avec la

 plante, l"oiseau devenait clairvo7ant pour déchiffrer la destinée de austine.

  4trictement immobile, <opsus, repliant sa patte gauche, appu7ait sur le milieu de son

corps la tige inondée de ra7ons de lune et tenue fi$ement sans frissons. Avec une

conviction manifeste, il s"imprégna longuement des effluves initiateurs émanant de

l"astre visé.  !e coq se releva enfin, aprs avoir pincé de nouveau avec son bec la tige qu"il rangea

dans la réserve d"ob(ets.

  !* il s"empara d"un chapelet et l"étendit devant austine, en lui désignant clairement

un ave.

  Apprenant de NoCl que <opsus l"incitait de la sorte * con(urer par une pieuse

récitation quelque prochain malheur, austine superstitieuse et visiblement troublée par

les manoeuvres de l"oiseau, prit l"ave dans ses doigts et murmura la prire prescrite.

6ans le butin de la hotte, prs d"une longue boîte en verre contenant une provision de

 pailles rendues spongieuses, nous dit-on, par une habile préparation, brillait une petite

sphre de cristal presque pleine d"un liquide rouge vif # et pourvue, en guise de goulot,

d"un mince tube droit de m&me matire. Buvrant la boîte, NoCl prit une paille et, sans

laisser de (eu, l"enfon3a légrement dans l"e$trémité du tube, * la place d"un étroit

 bouchon de lige qu"il venait d"enlever.

  <opsus, penchant la t&te pour saisir le tube dans ses mandibules, offrit le tout *

austine, qui, sur l"ordre du (ouvenceau, agrippa la sphre * pleine main.

  /ouillonnant sous l"action de la chaleur, le liquide monta dans le tube # puis dans la

 paille, qui, peu * peu, s"imprégna entirement de rouge * son contact (usqu"au$ deu$

tiers de sa hauteur. !"ascension terminée, le coq reprit l"ob(et et vint le rendre * NoCl,

qui, attendant un moment le retour du liquide, vite refroidi, enleva la paille pour

replacer le bouchon.

<ise en demeure par l"adolescent de penser, sous forme de question, * quelque

événement propice ou néfaste qui, intéressant ses (ours passés, présents ou futurs, lui

suggérât, m&me accompli, un doute angoissant, austine, s"avouant insuffisamment

éclairée, voulut et obtint des e$emples nettement e$plicatifs.

  6ans le temps révolu, elle pouvait choisir comme fait heureu$ ? i!je eu ainsi "ue je

le crois# venant de telle $art# un amour r%ci$ro"ue et sincère & # et comme incident

funeste ? i!je eu selon mes craintes# en certaine occurrence# le blme inavou% de tel

coeur attach% au mien & !"heure actuelle comportait des demandes analogues, et l"avenir 

offrait une aire sans limites au$ formules interrogatives.

A7ant réfléchi un moment, austine dit que sa question était mentalement posée.  !e (eune gar3on prit * deu$ doigts, pour le (eter en l"air presque aussitôt, un dé * (ouer 

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de vieil ivoire, qui monta haut en tourno7ant et retomba au milieu de la table. !a face

supérieure portait en rouge, outre le chiffre ( marqué dans un angle, cette phrase brve ?

 L'ai!je eu & tracée en fins caractres d"écriture semblant formés par des veines de

l"ivoire.

  NoCl dit * austine que d"aprs la révélation du dé elle avait évoqué interrogativement

dans le passé une circonstance avantageuse. nclinant le visage en signe d"affirmation, la (eune femme, an$ieuse et désappointée, demanda vainement la réponse * l"adolescent,

qui d"ailleurs n"avait (amais prétendu la donner. !"intime nature de la question émise par

l"esprit du su(et a7ant une profonde importance, que nous devions comprendre sous peu,

le but du dé, essentiellement magique suivant NoCl, était seulement de pénétrer la

 pensée en (eu avec une s1reté infaillible, sans laisser le champ libre, comme l"e1t fait

une information directe, * quelque mensonge taquin propre * dé(ouer e$prs les

combinaisons de l"opérateur.

  2n parlant, NoCl nous mettait le dé sous les 7eu$. ;araissant veiné par les lettres,

l"ensemble des si$ faces, numérotées en angle de ( * ) , montrait isolément ces trois

formules ? L'ai!je eu& l'ai!je& l'aurai!je & une fois en rouge, l"autre en noir, chacune

occupant la plate antipode de sa pareille. !e choi$ d"un incident fortuné ou contraireétait révélé au (ouvenceau par la présence sur la face gagnante d"une inscription rouge

ou noire # le côte chronologique du renseignement se trouvant subordonné au temps

du verbe. ;artout le chiffre suivait la teinte de la formule.

  NoCl ouvrit un long volume étroit * lu$ueuse reliure bleue, vieille et usagée, sorte de

code cabalistique dont il nous donna le secret. !e livre entier se divisait en groupes de

si$ pages qui, se rapportant chacun * telle constellation, n"offraient que des paragraphes

indépendants et courts, dont les quelques lignes renfermaient, sous forme de parabole

 plus ou moins obscure, une destinée humaine. )es chapitres égau$ avaient tous leur

 pagination individuelle.

  apidement l"adolescent parcourait le livre, fait de magnifique vélin maintenant sale

et usé comme la reliure. ous les trois feuillets, * droite, un nom de constellation inscrit

de biais, en haut, dans le coin e$térieur, tranchait par ses grosses capitales avec le te$te

m&me, prodigieu$ de finesse. NoCl, lisant ces titres, s"arr&ta sur *ERC+LE , dont les

étoiles avaient, d"aprs ses recherches, signalé, en compagnie de 4aturne, la naissance

de austine # et déclara que sur les si$ pages du chapitre en cause la premire seule

 pouvait contenir la sentence cherchée, selon le dé, qui, a7ant achevé sa mission par cette

désignation due au gain de la face (, fournissait un mode d"investigations fort (uste. %n

e$amen sérieu$ du livre e1t en effet montré si$ différents genres d"esprit régentant

respectivement les pages correspondantes de chaque chapitre 9 une frappante analogie

de pensée mariait donc entre elles toutes les pages ( 9 dans l"ouvrage entier les pages ,

également constituaient une sorte de famille homogne, et il en allait de m&me, sanslacune, (usqu"* l"ensemble des pages ) . 2n préférant le passé, le présent ou l"avenir pour

situer son interrogation secrte, le su(et pro(etait sur son caractre intime une précieuse

lumire, complétée par son choi$ d"un événement bon ou défavorable. Bptimisme,

timidité, h7pocondrie, défiance, témérité, scrupule, prévo7ance transparaissaient

finement dans la question intérieure que devinait le magique dé infaillible. mposant, vu

le mo7en d"enqu&te adopté, le se$tuple assortiment des pages, l"étude approfondie de ces

sentiments multiples avait servi de base * la composition du te$te cabalistique. !e

chapitre une fois désigné par les astres, le numéro de la face d"ivoire gagnante devenait

celui du folio * scruter.

  NoCl posa en ligne bissectrice sur la page ( du chapitre d" *ercule la paille récemment

rougie au$ deu$ tiers par le liquide sensitif de la sphre en cristal. 2$actement aussilong que la portion imprimée, le mince fétu aboutissait sans empiétement au$ deu$

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marges haute et basse 9 partant de la premire ligne, sa section rouge finissait vers le

milieu d"un paragraphe que le (eune gar3on toucha du doigt. !* résidait le destin de

austine.

  !e procédé indicateur, cette fois encore, était rationnel. 6e la vitalité du su(et et de

son tempérament dépendait en effet l"ascension plus ou moins hardie, au sein de la paille

neuve, du liquide rouge dont la trace culminante désignait l"alinéa fatidique. Br, dudébut * la fin de chaque page, la rédaction des paragraphes comportait un crescendo

régulier, concernant l"e$altation artistique, patriotique ou amoureuse enclose dans les

récits paraboliques. )"est pourquoi, dans son geste investigateur, NoCl pla3ait en haut le

côté rouge du fétu. Aprs chaque séance, le (ouvenceau, pour remplacer la dose bue par

la paille, reversait dans la sphre, en nombre voulu, des gouttes de liquide rouge, sans

lesquelles l"enqu&te subséquente se f1t trouvée faussée.

  A l"aide d"une loupe, NoCl nous lut ainsi le m7stérieu$ passage, que <opsus parut

écouter attentivement ?