saadi et son oeuvre dans la littérature française du xviie
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Saadi et son oeuvre dans la litteacuterature franccedilaise duXVIIe siegravecle agrave nos jours
Adel Khanyabnejad
To cite this versionAdel Khanyabnejad Saadi et son oeuvre dans la litteacuterature franccedilaise du XVIIe siegravecle agrave nos joursLitteacuteratures Universiteacute de la Sorbonne nouvelle - Paris III 2009 Franccedilais NNT 2009PA030013tel-01356474
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UNIVERSITEacute SORBONNE NOUVELLE ndash PARIS 3
EacuteCOLE DOCTORALE DE LITTEacuteRATURE
FRANCcedilAISE ET COMPAREacuteE
Thegravese de doctorat
Discipline Litteacuterature Geacuteneacuterale et Compareacutee
Preacutesenteacutee et soutenue publiquement par
Adel KHANYABNEJAD
SAADI ET SON ŒUVRE DANS LA LITTEacuteRATURE
FRANCcedilAISE DU XVIIe SIEgraveCLE Agrave NOS JOURS
Thegravese dirigeacutee par
Monsieur le Professeur Jean BESSIEgraveRE
Soutenue le 20 feacutevrier 2009
Jury
M Christophe BALAŸ
M Hossein BEIKBAGHBAN
Mme Fiona MCINTOSH-VARJABEDIAN
M Steacutephane MICHAUD
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A mes parents
Qui mrsquoont appris les premiegraveres leccedilons de vie
et sans qui je ne serais pas devenu celui que je suis
3
A ma chegravere eacutepouse Leyla
laquo Charme de mes prunelles Lumiegravere de mon esprit raquo
compagnon tregraves fidegravele et tregraves patiente de mes moments drsquoespoir et de deacutecouragement
durant mes longues anneacutees drsquoeacutetudes
A mon prince charmant Amir
et
Au printemps de ma vie Bahar
4
REMERCIEMENTS
Je tiens agrave remercier en tout premier lieu Monsieur le Professeur Jean Bessiegravere qui a
dirigeacute cette thegravese Tout au long de ces anneacutees de thegravese il a su orienter mes recherches
dans le bon sens et me motiver dans mes moments de doutes Je lui suis redevable de ces
preacutecieux conseils theacuteoriques et pratiques de la confiance et la liberteacute qursquoil mrsquoa
accordeacutees pour la reacutealisation de mon travail de recherche
Je souhaite exprimer toute ma gratitude agrave Monsieur Hassan Foroughi professeur
de litteacuterature franccedilaise agrave lrsquouniversiteacute drsquoAhvaz en Iran qui mrsquoa appris les premiegraveres
leccedilons de franccedilais mrsquoa encourageacute durant toutes les eacutetapes de mon parcours
universitaire ainsi que dans le choix du sujet de ma thegravese Je le remercie eacutegalement pour
ses conseils sur la documentation de mes recherches
Mes remerciements vont eacutegalement agrave Monsieur le Professeur Christophe Balayuml
Monsieur le Professeur Hossein Beikbaghban Madame le Professeur Fiona McIntosh-
Varjabeacutedian et Monsieur le Professeur Steacutephane Michaud qui ont gracieusement
accepteacute drsquoecirctre les rapporteurs de cette thegravese et de participer au Jury de soutenance
Enfin ses remerciements ne seraient pas complets sans mentionner Mme Louise
Leacutevy qui a chaleureusement accepteacute de relire et de corriger plus drsquoune fois ma thegravese et
drsquoy apporter de preacutecieuses remarques
5
INTRODUCTION
Saadi est vraiment un des nocirctres Son inalteacuterable
bon sens le charme et lrsquoesprit qui animent ses narrations le ton de raillerie indulgente avec lequel
il censure les vices et les travers de lrsquohumaniteacute tous ces meacuterites si rares en Orient nous le rendent
cher On croit lire un moraliste latin ou un railleur
du XVIe siegravecle
Ernest Renan Journal Asiatique
On a assez parleacute des liens entre la litteacuterature franccedilaise et persane et des impacts que
chacune drsquoelles a eu ou aurait pu avoir sur lrsquoautre Les ouvrages abordant le sujet ont tous
eacutevoqueacute le cas de Cheikh Mosleh ed-Din Saadi Chirazi non seulement parce qursquoil est lrsquoun
des trois plus grands poegravetes de lrsquoIran ndash et lrsquoun des plus grands de lrsquoOrient drsquoailleurs ndash mais
aussi parce qursquoil est le premier poegravete persan dont lrsquoœuvre a eacuteteacute traduite en France (et par lagrave
dans toute lrsquoEurope) Depuis la premiegravere traduction de cette œuvre au XVIIe siegravecle de
nombreux lettreacutes franccedilais lrsquoont lu adapteacutee imiteacutee ou srsquoen sont inspireacutes dans leurs eacutecrits
Durant ces quatre derniers siegravecles on nrsquoa cesseacute de parler de lui comme un des poegravetes
orientaux les plus ceacutelegravebres on a traceacute sa biographie dans diffeacuterents ouvrages orientalistes
reacutecits de voyages anthologies recueils litteacuteraires etc De nombreux rapprochements entre
les ideacutees de Saadi et celles des auteurs franccedilais ont eacuteteacute souligneacutes ccedila et lagrave dans diverses
eacutetudes geacuteneacuterales sur la litteacuterature persane un livre critique preacutecieux sur lui a eacuteteacute publieacute en
1919 et une thegravese a eacuteteacute consacreacutee agrave la premiegravere traduction de son Gulistan en franccedilais
Cependant il manque toujours une eacutetude compareacutee eacutetudiant tous les aspects de la
preacutesence de lrsquoœuvre de Saadi en France comment et dans quel objectif cette œuvre est-
elle arriveacutee en France Quelle reacuteception a accordeacutee le public franccedilais agrave cette œuvre et
comment celle-ci a eacutevolueacute au sein de la socieacuteteacute litteacuteraire franccedilaise Quels sont les liens
drsquointertextualiteacute qui unissent les eacutecrits de Saadi agrave ceux des auteurs franccedilais Cette
intertextualiteacute suivrait-elle un cheminement particulier durant les quatre derniers siegravecles
Pourrait-on parler drsquoimpact de lrsquoœuvre de Saadi moindre soit-il sur les auteurs et les
textes franccedilais Si oui quel a eacuteteacute le rocircle du ceacutelegravebre poegravete persan dans cette litteacuterature
Lrsquoobjectif de notre eacutetude est donc de reacutepondre agrave ces questions et agrave tant drsquoautres qui
pourraient se poser sur le sujet Pour parvenir agrave ce but nous avons drsquoabord essayeacute de
repeacuterer autant que possible toutes sortes de traces de Saadi dans les textes litteacuteraires
6
franccedilais depuis lrsquoentreacutee de son œuvre en France jusqursquoagrave nos jours Lrsquointerpreacutetation et
lrsquoanalyse de ces textes imiteacutes adapteacutes ou inspireacutes de Saadi constituent lrsquoeacutetape suivante de
notre deacutemarche En deacuteterminant les conditions et les contextes favorisant lrsquoapparition de
telles sortes de textes en France nous avons enfin proceacutedeacute agrave eacutetablir des liens
drsquointertextualiteacutes et agrave deacuteterminer lrsquoapport de Saadi ndash si nous osons le dire ndash dans la
litteacuterature franccedilaise
Certes nous ne preacutetendons pas avoir parcouru lrsquoœuvre de tous les auteurs franccedilais
depuis le XVIIe siegravecle pour voir srsquoils ont connu ou lu Saadi ce travail eacutetant impossible au
moins pour nous et dans le cadre drsquoune thegravese de doctorat En fait les livres eacutecrits avant
nous sur la litteacuterature et la penseacutee persanes en France nous ont beaucoup aideacutes dans notre
deacutemarche surtout en ce qui concerne la deacutetermination du corpus de notre travail Ils
constituaient en quelque maniegravere un fil conducteur nous facilitant la tacircche de trouver les
textes qui avaient eacutevoqueacute Saadi ou bien les auteurs qui auraient eacuteventuellement eu un
contact avec ce poegravete persan Les preacutecieux travaux drsquoHenri Masseacute (Essai sur le poegravete
Saadi) de Nayereh Samsami (LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise) de Jeanne Chaybany
(Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle) drsquoOlivier Bonnerot (La
Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle) de Javad Hadidi (De
Sarsquodi agrave Aragon) sont agrave citer ici1 Drsquoailleurs crsquoest en lisant leurs travaux que lrsquoideacutee nous est
venue agrave lrsquoesprit pour la premiegravere fois drsquoentreprendre une eacutetude compareacutee consacreacutee agrave
Saadi en France
Cette eacutetude comprend trois parties Dans la premiegravere qui traite des premiers contacts
des Franccedilais avec lrsquoœuvre de Saadi nous avons drsquoabord preacutesenteacute ce poegravete dont lrsquoœuvre est
reconnue comme lrsquoune des plus belles productions de la litteacuterature iranienne Cela eacutetait
indispensable pour la suite de notre travail Car on ne peut pas parler de rapprochements ou
drsquoaffiniteacutes entre deux auteurs sans avoir une connaissance preacutealable de leurs ideacutees de leurs
œuvres de leurs styles ou mecircme de leur vie Donc apregraves avoir traceacute la biographie de
Saadi nous nous sommes concentreacutes sur ses deux chefs-drsquoœuvre le Boustan et le Gulistan
seuls recueils traduits en entier en franccedilais La premiegravere traduction du deuxiegraveme recueil
eacutetant drsquoune importance primordiale dans les eacutechanges intellectuels entre la France et lrsquoIran
un chapitre a eacuteteacute consacreacute agrave son eacutetude Le dernier chapitre de cette partie est une lecture
compareacutee de certains passages des Essais de Montaigne et ceux de Saadi Bien que le
penseur franccedilais vivait agrave lrsquoeacutepoque ougrave le poegravete persan nrsquoeacutetait pas encore connu en France
1 Nous reviendrons sur chacun de ces auteurs et leurs ouvrages au fil de notre travail
7
autant que nous sachions des ressemblances eacutetonnantes entre leurs penseacutees et eacutecrits nous
ont conduits agrave les comparer
La deuxiegraveme partie de notre travail est consacreacutee agrave lrsquoeacutetude de lrsquoœuvre de Saadi dans la
litteacuterature franccedilaise du XVIIe et du XVIII
e siegravecles Les auteurs de cette peacuteriode ont des
points communs quant aux usages qursquoils ont fait de lrsquoœuvre du poegravete moraliste persan
Cette partie est composeacutee de deux chapitres Le premier aborde les traces et emprunts de
lrsquoœuvre de Saadi au siegravecle classique les premiers reacutecits de voyages en Perse les ouvrages
orientalistes et quelques rares fabulistes inspireacutes par les historiettes du Gulistan en
constituent les matiegraveres Le deuxiegraveme chapitre essaye de deacutecouvrir et drsquoanalyser les textes
influenceacutes par le poegravete persan sous les laquo Lumiegraveres raquo et de montrer le profit que ces derniers
ont pu tirer de son œuvre
La troisiegraveme et derniegravere partie de la thegravese traite de la litteacuterature franccedilaise des deux
derniers siegravecles et de ce que lrsquoon y trouve de Saadi Un chapitre est consacreacute agrave chaque
siegravecle Nous verrons que le XIXe
siegravecle est un point de repegravere important dans cette eacutetude
car on y voit apparaicirctre la premiegravere traduction complegravete du Gulistan et la premiegravere
traduction du Boustan De mecircme nous montrerons comment change le regard des auteurs
de ce siegravecle sur Saadi et comment les aspects lyriques et estheacutetiques de sa poeacutesie prennent
de lrsquoavant sur son aspect moral et utilitaire Enfin le dernier chapitre de notre travail
montrera que les poegravetes et prosateurs du XXe siegravecle marcheront dans le sillage de leurs
preacutedeacutecesseurs romantiques en cherchant chez Saadi les cocircteacutes amoureux les histoires de la
rose et du rossignol et parfois les eacutelans mystiques comme une maniegravere de deacutelassement
Pour chaque siegravecle avant drsquoaborder les textes litteacuteraires agrave proprement parler nous
nous sommes occupeacutes des traductions reacutealiseacutees de lrsquoœuvre de Saadi des ouvrages
orientalistes et des reacutecits de voyages publieacutes durant ce siegravecle et apportant un teacutemoignage
sur le poegravete Ensuite nous avons eacutetudieacute les eacutecrivains et poegravetes dont les textes portent des
empreintes de ceux de Saadi Et pour la reacutepartition des matiegraveres agrave lrsquointeacuterieur de chaque
division nous avons choisi plutocirct lrsquoordre chronologique autant qursquoil nous a eacuteteacute possible
En effet cette meacutethode srsquoest aveacutereacutee plus propice pour le deacuteroulement de notre travail vu le
grand nombre drsquoauteurs eacutetudieacutes et leur varieacuteteacute Nos lecteurs pourront ainsi mieux suivre les
eacutetapes de lrsquoeacutevolution des relations entre lrsquoœuvre de Saadi et celles des auteurs franccedilais
Les traductions que nous avons utiliseacutees comme bases de nos reacutefeacuterences agrave lrsquoœuvre de
Saadi sont celle de Defreacutemery pour le Gulistan et celle de Barbier de Meynard pour le
Boustan crsquoest-agrave-dire les traductions qui restent jusqursquoagrave preacutesent les plus creacutedibles Nous
nous sommes eacutegalement reacutefeacutereacutes le cas eacutecheacuteant aux autres traductions de ces ouvrages
8
En ce qui concerne les citations les numeacuteros entre parenthegraveses se trouvant apregraves la
reacutefeacuterence de la page renvoient le premier (chiffre romain) au chapitre et le deuxiegraveme
(chiffre arabe) agrave la place de lrsquohistoriette dans ce chapitre Ainsi la reacutefeacuterence (II 7) renvoie
agrave la septiegraveme historiette du deuxiegraveme chapitre du Boustan ou du Gulistan Cela aidera nos
lecteurs agrave trouver facilement la citation en question dans nrsquoimporte quelle autre traduction
de ces ouvrages pour une eacuteventuelle comparaison ou pour toute autre recherche
posteacuterieure
Quant aux autres ouvrages de Saadi qui nrsquoont pas eacuteteacute traduits nous nous sommes
servis drsquoune eacutedition persane du Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi dont nous avons
traduit des passages suivant la neacutecessiteacute
Enfin pour les citations tireacutees de la premiegravere traduction du Gulistan ainsi que celles
des premiers imitateurs ou adaptateurs de Saadi en particulier du XVIIe siegravecle nous avons
preacutefeacutereacute garder leur orthographe drsquoorigine en ancien franccedilais pour donner une meilleure
ideacutee des conditions des premiegraveres apparitions de lrsquoœuvre de Saadi en France
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PREMIEgraveRE PARTIE
LES PREMIEgraveRES LECTURES DE SAADI EN
FRANCE
10
CHAPITRE PREMIER
SAADI LrsquoHOMME ET LrsquoŒUVRE
Les fils drsquoAdam sont les membres drsquoun mecircme corps car dans la creacuteation ils sont drsquoune seule et mecircme nature lorsque la fortune jette un membre
dans la douleur il ne reste point de repos aux
autres O toi qui es sans souci de la peine drsquoautrui il ne convient pas que lrsquoon te donne le nom
drsquohomme
Saadi Gulistan
Avant de parler de toute sorte de lien entre lrsquoœuvre de Saadi et la litteacuterature franccedilaise
il est indispensable drsquoapporter quelques lumiegraveres sur la situation et les conditions qui ont
preacutepareacute et favoriseacute la preacutesence de cette œuvre en France Pour ce faire il sera drsquoabord
neacutecessaire de connaicirctre Saadi lrsquohomme et le poegravete Autrement nous ne saurions pas
comment et pourquoi son œuvre a pu attirer lrsquoattention des premiers traducteurs et lettreacutes
en dehors des frontiegraveres iraniennes Nous nrsquoavons cependant pas lrsquointention drsquoentrer dans
les deacutetails agrave ce sujet surtout en ce qui concerne les premiegraveres relations litteacuteraires entre la
France et lrsquoIran appeleacute alors la Perse Ce dernier travail ayant deacutejagrave eacuteteacute reacutealiseacute agrave plusieurs
reprises avant nous et drsquoune maniegravere assez exhaustive nous essaierons drsquoecirctre concis et de
ne deacutevelopper les deacutetails qursquoen seul cas de neacutecessiteacute dans le cadre de notre eacutetude
drsquoensemble
1
LA VIE DE SAADI
On ne sait malheureusement pas beaucoup de choses sur la vie de cet illustre poegravete
qursquoest Saadi1 Les biographes et les historiens de son eacutepoque ne nous ont pas fourni
drsquoinformations preacutecises agrave ce sujet Il reste donc beaucoup de points obscurs touchant aux
diffeacuterents aspects de son existence Des incertitudes existent mecircme sur ses vrais nom et
preacutenom Alors faute de documents authentiques et de biographies creacutedibles sur Saadi la
plupart des historiens ou critiques litteacuteraires ont preacutefeacutereacute srsquoappuyer sur les deacutetails donneacutes
1 Pour plus de deacutetails sur la vie de Saadi nous invitons nos lecteurs agrave consulter les preacutecieuses informations et
analyses qursquoont donneacutees Charles Defreacutemery dans sa traduction du Gulistan (Paris Firmin Didot 1858)
Barbier de Meynard dans sa traduction du Boustan (Paris E Leroux 1880) et en particulier Henri Masseacute
dans son Essai sur le poegravete Saadi (Paris Paul Geuthner 1919)
11
par Saadi lui-mecircme dans son œuvre Certains de ces eacutecrits fournissent de preacutecieuses
informations qui aident agrave reconstruire sa biographie Sur lrsquoauthenticiteacute drsquoune partie de ces
renseignements fournis par lrsquoauteur il nrsquoy a presque pas de doute par exemple sur la date
de la composition de ses deux chefs-drsquoœuvre le Boustan et le Gulistan sur les raisons qui
lrsquoont pousseacute agrave eacutecrire ces deux livres sur ses eacutetudes agrave Bagdad et ses maicirctres sur ses
pegravelerinages agrave la Mecque Aucun autre cas nrsquoest imaginable dans la deacutelivrance de ces
deacutetails si ce nrsquoest pas dans lrsquoobjectif de nous donner des informations Pourquoi aurait-il
voulu nous donner de fausses indications sur ces sujets Quel profit en aurait-il ainsi tireacute
Par contre une autre partie des donneacutees de Saadi sur lui-mecircme ne nous inspire pas la
confiance Lagrave les interpreacutetations des critiques iraniens ou eacutetrangers divergent sur une
mecircme parole de Saadi par exemple sur certaines villes que ce dernier dit avoir visiteacutees
ou sur le meurtre drsquoun Brahmane qursquoil preacutetend avoir commis dans un des reacutecits du
Boustan De plus Saadi lui-mecircme a parfois contribueacute agrave compliquer davantage la situation
Crsquoest-agrave-dire qursquoil a parfois raconteacute des histoires dont il est le heacuteros et a donneacute ainsi
lrsquoillusion aux lecteurs que ces eacuteveacutenements ont reacuteellement eu lieu Alors qursquoen fait il
raconte ces histoires dans le but drsquoapporter un exemple vivant de la leccedilon qursquoil a voulu
donner et rien ne prouve qursquoelles nrsquoaient eacuteteacute inventeacutees pour les seuls besoins de la cause
poeacutetique Donc il faut ecirctre tregraves prudent dans le traitement des eacuteleacutements que Saadi nous
fournit dans certains de ses reacutecits
Quand agrave nous tout en nous appuyant sur les preacuteceacutedents travaux des grands
connaisseurs et critiques de Saadi et en nous concentrant sur le Gulistan et le Boustan
nous avons essayeacute de donner ici ce qui nous a paru le plus logique et le plus creacutedible qui
est dans la majoriteacute des cas le plus reacutepandu
11 La naissance et le nom de Saadi
Cheikh Mosleh ed-Din Saadi Chirazi est neacute agrave Chiraz capitale de la province de Fars au sud
de lrsquoIran Sur sa date de naissance il existe une grande varieacuteteacute drsquoopinions allant de 571 de
lrsquoheacutegire (1175 ap J-C) agrave 606 de lrsquoheacutegire (1210 ap J-C) donc un intervalle de trente cinq
ans entre la premiegravere et la derniegravere date Les dates que lrsquoon trouve souvent citeacutees comme
celles de la naissance de Saadi dans les diffeacuterents ouvrages et biographies sont 57111751
1 La premiegravere date renvoie agrave lrsquoanneacutee heacutegire et la deuxiegraveme agrave lrsquoanneacutee greacutegorienne
12
5801184 5851189 5891193 60612101 Dans la plupart de ces cas ce sont les poegravemes
de Saadi lui-mecircme qui ont servi de points de repegravere ndash pas tout agrave fait sucircrs il semble ndash pour
situer sa date de naissance A ce propos nous citons deux exemples pour montrer comment
les chercheurs ont deacutegageacute deux dates de naissance diffeacuterentes en proceacutedant agrave deux
interpreacutetations diffeacuterentes des vers de Saadi
Le premier exemple est tireacute de la preacuteface du Gulistan Lagrave Saadi raconte comment une
nuit il pensait laquo aux jours eacutecouleacutes raquo et que pleurant sa vie laquo dissipeacutee raquo il murmurait ces
vers laquo O toi dont la cinquantaine est passeacutee et qui es encore dans le sommeil Peut-ecirctre
mettras-tu agrave profit ces cinq jours qui te restent2 raquo A la fin de la preacuteface apregraves avoir
eacutenumeacutereacute les huit chapitres qui composent lrsquoouvrage le poegravete donne explicitement ndash et
heureusement ndash la date de la composition de son livre laquo Ce fut dans le temps ougrave nous
jouissions drsquoun agreacuteable loisir ce fut dans lrsquoanneacutee 656 de lrsquoheacutegire3 raquo En se reacutefeacuterant agrave ces
deux passages certains chercheurs deacuteduisent qursquoau moment de la composition du livre le
poegravete avait cinquante ans et par conseacutequent il aurait ducirc naicirctre vers lrsquoan 6061210
Un deuxiegraveme groupe en srsquoappuyant sur la dix-septiegraveme historiette du cinquiegraveme
chapitre du Gulistan ougrave Saadi eacutevoque la paix conclue entre le sultan Mohammed Khacircrezm
Chah et le roi du Khitha4 lrsquoeacuteveacutenement que lrsquoon a situeacute vers 610 de lrsquoheacutegire et vu la suite
du reacutecit conclut que Saadi eacutetait deacutejagrave connu agrave cette date donc sa date de naissance devrait
ecirctre bien anteacuterieure agrave lrsquoan 606 Eux ils citent ce distique du Boustan laquo Lorsque agrave (sic)
lrsquoanneacutee six cent srsquoajoutaient cinquante-cinq anneacutees [hellip] que ce livre preacutecieux eacutecrin a eacuteteacute
acheveacute raquo5 et en le rapprochant du premier distique du neuviegraveme chapitre du mecircme livre
laquo Homme qui arrives agrave lrsquoacircge de soixante-dix ans dans quel sommeil profond eacutetais-tu
plongeacute pour avoir ainsi gaspilleacute ta vie raquo6 ils avancent lrsquoideacutee que Saadi est neacute soixante-dix
ans avant la date de la composition de son Boustan (655) crsquoest-agrave-dire en 5851189 Il faut
ajouter que beaucoup drsquohommes de lettres iraniens ne pensent pas que Saadi srsquoadresse agrave
1 Dans son article intituleacute laquo Etude critique de lrsquoEssai sur le poegravete Saadi de Henri Masseacute raquo Djafar Aghayani
Tchavoshi avance mecircme lrsquoan 6131216 comme la date de naissance de Saadi date que nous nrsquoavons pas vue citer ailleurs Voir cet article dans Luqmacircn 4
egraveme anneacutee ndeg 2 printemps-eacuteteacute 1988 pp 65-78
2 Gulistan ou Le Parterre de roses traduit par Charles Defreacutemery Paris Firmin Didot Fregraveres 1858 p 10
3 Ibid p 22
4 Ibid pp 240-244 (V 17) Dans cette historiette Saadi raconte lrsquohistoire de son rencontre avec un jeune
homme tregraves beau dans la mosqueacutee de Kachgar Le beau garccedilon lui demande drsquoougrave il est Saadi reacutepond qursquoil est de Chiraz sans cependant se preacutesenter Le jeune homme lui demande ensuite srsquoil connaicirct quelques vers de Saadi Celui-ci lui en cite quelques uns Le lendemain au moment du deacutepart le jeune homme apprend que
celui qursquoil avait rencontreacute dans la mosqueacutee crsquoeacutetait Saadi lui-mecircme Il se preacutecipite alors vers Saadi en lui
disant qursquoil regrettait de ne lrsquoavoir pas reconnu que srsquoil lrsquoavait su plus tocirct il lrsquoaurait servi dignement lui qui
eacutetait un illustre personnagehellip 5 Le Boustan ou le Verger poegraveme persan de Saadi traduit par A C Barbier De Meynard Paris Ernest
Leroux 1880 p 8 6 Ibid p 341
13
lui-mecircme dans ce dernier distique que nous venons de citer et rejettent lrsquohypothegravese qui lui
donne soixante-dix ans au moment de la composition du Boustan Drsquoautres encore ne
voient dans la dix-septiegraveme historiette du chapitre cinq du Gulistan que de la pure fiction
nrsquoayant aucune authenticiteacute1
A lrsquoexemple de sa date de naissance sur la famille du poegravete aussi on dispose de tregraves
peu de renseignements On sait qursquoil est neacute dans une famille savante et religieuse laquo Tous
les membres de ma tribu eacutetaient des savants religieux raquo2 dit le poegravete dans une de ses odes
Il apprend donc degraves lrsquoacircge de lrsquoenfance les premiegraveres leccedilons de religion et de deacutevotion
laquo Je me souviens que dans mon enfance jrsquoeacutetais fort pieux Je me levais la nuit et jrsquoeacutetais
tregraves adonneacute agrave la deacutevotion et agrave lrsquoabstinence3 raquo En fait de telles allusions agrave cette tendance
religieuse preacutecoce ne sont pas rares dans lrsquoœuvre de Saadi et nous lisons eacutegalement dans le
Boustan laquo Jrsquoeacutetais encore un tout petit enfant incapable de distinguer ma main droite de ma
main gauche lorsque jrsquoeus un jour la fantaisie de jeucircner4 raquo A en croire lrsquointeacuteressante
anecdote du Gulistan crsquoest surtout son pegravere qui lrsquoinitiait dans cette voie en profitant de
chaque occasion pour rappeler au jeune enfant les leccedilons drsquohumiliteacute Dans cette anecdote
Saadi raconte qursquoune nuit il veillait avec son pegravere tout en priant et en lisant le Coran
Leurs compagnons eacutetaient tous endormis Voilagrave la suite de lrsquohistoire
laquo Je dis agrave mon pegravere laquo Pas un de ceux-ci nrsquoeacutelegraveve la tecircte pour srsquoacquitter de deux geacutenuflexions
Ils sont tellement endormis que tu dirais qursquoils sont morts raquo Il reacutepondit laquo Ame de ton pegravere si
toi aussi tu eacutetais endormi cela vaudrait mieux que de tomber sur la peau des autres
Le preacutesomptueux ne voit pas que lui-mecircme car il a devant les yeux le voile de lrsquoorgueil Si on
lui donnait lrsquoœil qui voit la Diviniteacute il ne verrait personne plus faible que lui5 raquo
Ces apprentissages auront un impact indeacuteniable sur la personnaliteacute et lrsquoœuvre du
poegravete De sorte qursquoils prennent racine dans le fond de lrsquoesprit du jeune Saadi et forment la
matiegravere des ideacutees qursquoil transposera plus tard dans ses poegravemes Par exemple agrave cette leccedilon
1 Si nous insistons dans ce passage sur les deacutetails de la date de naissance de Saadi crsquoest qursquoil nous a sembleacute
indispensable de le faire pour la suite de notre travail Par exemple quand nous aborderons Freacuteron nous
verrons qursquoil situe la naissance de Saadi au milieu du treiziegraveme siegravecle Bien que cela puisse paraicirctre peu
important dans son pamphlet (nous y reviendrons plus loin) nous pensons que Freacuteron (parmi tant drsquoautres drsquoailleurs) profitant du chaos existant sur la biographie de ce poegravete persan a choisi agrave sa guise une date par
hasard sans se soucier de lrsquoexactitude des informations qursquoil reacutepandait dans son eacutecrit La date qursquoil cite ne se
trouve nulle part citeacutee comme lrsquoeacutepoque de la naissance de Saadi 2 Saadi Kolliyacirct (Œuvres Complegravetes) eacutedition eacutetablie par Baha ed-Din Khorramshahi drsquoapregraves la version de
Mohammad Ali Foroughi Teacuteheacuteran Editions Doustan 2002 p 371 3 Gulistan p 107 (II 7)
4 Boustan p 290 (VII 11)
5 Gulistan pp 107-108 (II 7)
14
drsquohumiliteacute que nous venons de citer Saadi consacrera tout le chapitre IV de son Boustan
sous le titre laquo de lrsquohumiliteacute raquo
Quant au pegravere du poegravete il eacutetait un esprit distingueacute fonctionnaire de lrsquoadministration de
lrsquoAtabek Abou Chouja Saad Ibn Zangui1 Saadi eacutetait tregraves jeune quand son pegravere est mort
Plus tard il se souviendra amegraverement de la mort de son pegravere laquo Je comprends la douleur
des pauvres enfants deacutelaisseacutes moi qui eacutetais encore enfant quand jrsquoai perdu mon pegravere2 raquo
Cette douloureuse expeacuterience marquera agrave jamais lrsquoesprit du jeune Saadi et inspirera au
futur poegravete quelques conseils paternels agrave ne pas oublier lorsque lrsquoon se trouve devant un
orphelin laquo Etends ton ombre tuteacutelaire sur la tecircte de lrsquoorphelin secoue la poussiegravere qui le
couvre arrache lrsquoeacutepine qui le blesse [hellip] Quand tu vois un orphelin baisser tristement la
tecircte ne mets pas un baiser sur le front de ton enfant3 raquo On a dit eacutegalement qursquoil avait un
fils mort preacutematureacutement A propos de cet autre malheur qui lui est arriveacute il a composeacute des
poegravemes deacutechirants dans son Boustan
laquo Je perdis agrave Sanaa un fils tout jeune encore Comment deacutecrire ma douleur Le ciel ne forme
une creacuteature belle comme Joseph que pour la livrer comme Jonas au monstre du tombeau []
Emu et troubleacute par le souvenir de cet ecirctre charmant je soulevai une dalle de son tombeau agrave
lrsquoaspect de ce lieu eacutetroit et sombre je frissonnai et la pacircleur se reacutepandit sur mon visagehellip4 raquo
Mais le nom de laquo Saadi raquo sous lequel ce grand poegravete iranien est connu nrsquoest en fait
qursquoun surnom poeacutetique Comme nous lrsquoavons souligneacute au deacutebut de ce chapitre il y a mecircme
des incertitudes sur le preacutenom et le nom exacts de Saadi car ils nrsquoont eacuteteacute enregistreacutes nulle
part correctement ni drsquoune maniegravere certaine Et ce cas nrsquoest aucunement singulier car il
existe malheureusement peu de grands poegravetes et eacutecrivains classiques persans dont on
connaicirct les deacutetails de la vie5 Dans ces conditions les avis divergent sur le vrai nom du
poegravete On lui a donneacute tour agrave tour le preacutenom de Mosleh ed-Din Mocharraf ed-Din ou
Mochref ed-Din Certains considegraverent Mosleh ed-Din ou Mocharraf ed-Din comme un
surnom que Saadi ne recevra qursquoagrave la fin de ses eacutetudes agrave Bagdad Certains autres disent que
son preacutenom est Abou Abdallah (ou encore Abdallah) et que Mosleh ed-Din est le nom de
son pegravere
1 Gouverneur du Fars agrave lrsquoeacutepoque
2 Boustan p 101 (chapitre II poegraveme preacuteliminaire)
3 Ibid p 100
4 Ibid p 364 (IX 18)
5 Voir Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi par Mohammad-Ali FOROUGHI Teacuteheacuteran Editions Negah
1994 p 9
15
De mecircme en ce qui concerne son nom de plume laquo Saadi raquo il existe des versions
diffeacuterentes Nous en citons ici quelques unes La premiegravere est celle que lrsquoon trouve dans
lrsquoouvrage biographique de Dolatshacirch1 et reprise ensuite par les autres Selon ce biographe
le pegravere de Saadi eacutetait au service de Saad Ibn Zangui dont il aurait pris le surnom de
laquo Saadi raquo et lrsquoaurait ensuite transmis agrave son fils Selon une autre version crsquoest le poegravete lui-
mecircme (et non son pegravere) qui a adopteacute le surnom de laquo Saadi raquo en signe de reconnaissance
envers le prince son protecteur Cette supposition est plus vraisemblable car le pegravere de
Saadi est mort avant que lrsquoAtabek Saad fucirct monteacute sur le trocircne2 Enfin drsquoautres niant tout
lien entre ce surnom et le nom du prince Saad estiment que laquo Saadi raquo est un simple deacuteriveacute
du mot Saad qui signifie laquo propice heureux raquo en langues persane et arabe
Quant au mot Chirazi que lrsquoon cite souvent apregraves Saadi (Saadi Chirazi) il signifie en
persan laquode Chiraz raquo laquo natif de Chiraz raquo car le poegravete est neacute dans cette ville En Iran les
gens lrsquoappellent aussi Cheik Saadi ou tout simplement ndash sans mecircme qursquoil y ait besoin de
citer son nom ndash le Cheikh de Chiraz le mot cheik ayant pour sens laquo le sage raquo et cela
parce que Chiraz nrsquoa connu depuis lrsquoeacutepoque de Saadi paraicirct-il qursquoun seul grand
laquo cheikh raquo3 Tellement est veacuteneacutereacute son nom et immortaliseacute dans le cœur et lrsquoesprit du peuple
iranien Ce grand laquo sage raquo avait raison de dire laquo Celui qui a veacutecu jouissant drsquoune bonne
reacuteputation a trouveacute le bonheur eacuteternel parce que apregraves lui le souvenir du bien qursquoil a
exerceacute fait vivre son nom4 raquo ou bien quand il disait laquo Cacircroucircn (Coreacute)
5 qui avait quarante
maisons pleines de treacutesors est mort Noucircchireacutevacircn nrsquoest point mort parce qursquoil a laisseacute une
bonne renommeacutee6 raquo
Nous insistons sur ces deacutetails car nous les croyons importants dans un travail de
recherche qui se voudrait autant que possible exhaustif De plus ces diffeacuterends concernant
la nomination de Saadi sont rapporteacutes de la mecircme maniegravere et mecircme avec une plus grande
variation encore chez les orientalistes les traducteurs et les eacutecrivains franccedilais qui ont parleacute
de lui Nous avons penseacute utile surtout pour les chercheurs qui voudraient travailler sur ce
1 Dolatshacirch Samarghandi est lrsquoun des fameux chroniqueurs persans du XVe
siegravecle 2 Voir le commentaire de B de Meynard agrave ce sujet dans le Boustan p IX
3 Certes Hafez un autre grand poegravete persan est aussi populaire que Saadi mais quand on emploie ce
surnom de laquo Cheikh de Chiraz raquo en Iran il ne srsquoagit que de Saadi 4 Gulistan preacuteface p 18
5 Karoun ou Coreacute cousin germain de Moiumlse On raconte qursquoil avait amasseacute par le moyen de lrsquoalchimie des
treacutesors immenses qui furent engloutis avec lui dans les entrailles de la terre laquelle srsquoouvrit sous ses pieds sur la demande qursquoen fit Moiumlse agrave Dieu pour le punir de son extrecircme avarice 6 Gulistan p 65 (I 18) voir eacutegalement p 26 (I 2) p 155 (II 50) Et dans le Boustan les poegravemes sur la
bonne renommeacutee sont nombreux laquo lrsquohomme qui laisse en mourant des œuvres meacuteritoires assure les beacuteneacutedictions agrave sa meacutemoire et ces beacuteneacutedictions les sages en conviennent sont un gage drsquoimmortaliteacute raquo (p
40) laquo Conduis-toi de faccedilon agrave laisser un souvenir beacuteni eacuteloigne de ta tombe les maleacutedictions raquo (p 67)
16
poegravete de repeacuterer et de donner ici quelques diffeacuterentes transcriptions du nom de Saadi dans
les ouvrages franccedilais depuis son apparition en France jusqursquoagrave nos jours Voici comment les
Franccedilais ont enregistreacute le nom de ce grand poegravete dans leurs diffeacuterentes œuvres reacutecits de
voyages encyclopeacutedies bibliographies essais poegravemes romans lettres revues litteacuteraires
etc Sadi Saadi Sady Saady Cheic Sahdy Sahdi Sahadi Seacuteedi Mousharaf ed-Din Sadi
de Chiraz
12 Saadi agrave leacutecole du voyage
En parlant de la biographie de Saadi on a souvent diviseacute sa vie en trois peacuteriodes
distinctes laquo Il passa trente ans agrave eacutetudier trente ans agrave voyager et ses trente derniegraveres
anneacutees furent consacreacutees agrave la retraite et aux exercices de pieacuteteacute1 raquo Autrement dit Saadi a
passeacute un tiers de sa vie agrave voyager et cela montre bien la place importante du voyage dans la
carriegravere du poegravete Evidemment ces deacuteplacements ont eu un grand impact sur sa
personnaliteacute et son œuvre de sorte que celle-ci preacutesente de freacutequentes allusions aux
avantages et aux agreacutements du voyage En lisant le Gulistan ou le Boustan le lecteur
retrouve Saadi dans maintes historiettes dont il est le heacuteros et en train de raconter les
aventures qursquoil a courues durant ses voyages Dans ces deux livres le poegravete cite plusieurs
villes et pays qursquoil deacuteclare avoir visiteacutes Il a sans doute visiteacute Bassora Koufa et Bagdad en
Irak Baalbek au Liban Damas et Alep en Syrie la Mecque et la reacutegion du nord-ouest de
lrsquoArabie Saoudite actuelle appeleacutee alors Hedjaz On a mecircme dit qursquoil avait fait quatorze
fois le pegravelerinage de la Mecque Toutefois en ce qui concerne le Maghreb ou la Mauritanie
(lrsquoAfrique du Nord) Kachgar dans le Turkestan lrsquoAbyssinie la partie la plus lointaine de
lrsquoAsie Mineure Alexandrie en Egypte il nrsquoy a pas de certitude2 Parmi ces nombreuses
villes agrave en croire ses reacutecits il y avait celles qursquoil freacutequentait souvent et ougrave il effectuait
parfois de longs seacutejours De sorte qursquoil lui arrivait mecircme de se lier drsquoamitieacute avec les gens
de ces villes-lagrave laquo un des principaux drsquoAlep avec lequel jrsquoavais eu drsquoanciennes relationsraquo3
dit-il dans un des reacutecits du Gulistan on encore dans le Boustan laquo Je mrsquoadressai agrave un
mage avec qui jrsquoeacutetais lieacute crsquoeacutetait un homme bienveillant et doux avec qui je partageais ma
cellule4 raquo Il y freacutequentait librement les gens de toute religion et de toute classe sociale
1
Freacutedeacuteric Duhomme Un bouquet du Jardin des roses de Sadi Paris H Jouve (Tours et Mayenne
Imprimerie E Soudeacutee) 1897 p 5 2 Pour plus de deacutetails sur les voyages de Saadi et lrsquoitineacuteraire qursquoil aurait pu suivre pendant ces voyages voir
H Masseacute op cit pp 40-78 3 Gulistan p 134 (II 32)
4 Boustan p 330 (VIII 8)
17
musulman chreacutetien brahman bouddhiste prince derviche esclave homme drsquoaffaire
marchand ouvrier artisan brigand etc
Bagdad fait partie des premiegraveres villes qursquoil a visiteacutees En fait le jeune Saadi part agrave
Bagdad pour achever ses eacutetudes religieuses et litteacuteraires agrave la fameuse universiteacute
Nezacircmiyeh1 de cette ville Comme nous lrsquoavons dit plus haut le pegravere de Saadi eacutetait un
fonctionnaire distingueacute dans lrsquoadministration de lrsquoAtabek Abou Chouja Saad Ibn Zengui
(le prince reacutegnant alors agrave Fars) et gracircce agrave la protection de ce dernier le jeune Saadi pourra
avoir une pension pour poursuivre ses eacutetudes agrave la prestigieuse universiteacute de Bagdad
laquo Jrsquoavais une bourse agrave la Nezacircmiyeh les leccedilons et les reacutecitations me prenaient tout mon
temps raquo2 Pendant ses eacutetudes agrave Bagdad il suit les cours du grand mystique Suhrawardi
3
lrsquoun des soufis les plus veacuteneacutereacutes de lrsquoeacutepoque qui paraicirct avoir exerceacute sur lui quelque
influence laquo Ecoute en homme les discours de ces hommes de la voie sainte eacutecoute-les
ce nrsquoest plus Saadi qui parle crsquoest Sohraverdi Ce scheiumlkh veacuteneacutereacute mon guide spirituel
Schihab ed-diumln tandis que notre navire glissait sur lrsquoonde mrsquoa donneacute ces deux
conseilshellip4 raquo Cette influence apparaicirct agrave travers un mysticisme dans un nombre assez
important de ses poegravemes surtout ceux du troisiegraveme livre du Boustan et dans ses odes
recueillies sous le titre Ghazaliat (les ghazels) Tayibacirct (les parfumeacutees) etc Il a mecircme
composeacute des poegravemes sous le titre laquo Odes mystiques raquo Son autre maicirctre est le ceacutelegravere
theacuteologien et moraliste Ibn el-Djouzi qui lui montre comme il dit lui-mecircme la voie de la
solitude et du silence laquo Quoique le cheikh Chems-Eddin-Abou-Faradj-ben-Djaouzy
mrsquoordonnacirct de renoncer agrave entendre de la musique et me conseillacirct la solitude et la
retraitehellip5 raquo
Il est cependant important de savoir que ce mysticisme dont on retrouvera des traces
dans lrsquoœuvre du futur poegravete est modeacutereacute Henri Masseacute trouve ce sentiment mystique laquo tiegravede
et conventionnel raquo6 De sorte que la laquo voie sainte raquo nrsquoest pas la seule voie que Saadi suivra
et lrsquoamour spirituel ne sera pas le seul amour qursquoil connaicirctra il apprend aussi laquo le chemin
et les coutumes de lrsquoamour aussi bien qursquoon connaicirct lrsquoarabe agrave Bagdad raquo7 Drsquoailleurs si le
1 Grande et ceacutelegravebre eacutecole musulmane dont la fondation est due au sage vizir de la dynastie seldjoukide
Khacircdjeh Nezacircm-ol-Molk Toussi (1018-1092) Nezacircmiyeh eacutetait agrave lrsquoeacutepoque lrsquoune des universiteacutes les plus importantes du monde et les inscriptions y eacutetaient soumises agrave un concours drsquoentreacutee La fondation de cette eacutecole remonte agrave lrsquoanneacutee 1040 2 Boustan p288 (VII 8)
3 Grand mystique et philosophe musulman du 13
egraveme siegravecle
4 Boustan p 107 (II 3)
5 Gulistan p 120 (II 20)
6 Henri Masseacute Essai sur le poegravete Saadi Paris Paul Geuthner 1919 p 20
7 Ibid p 258
18
poegravete invite le lecteur agrave ne pas attacher son cœur agrave ce monde infidegravele et eacutepheacutemegravere (car il
faudra le quitter bientocirct) cela ne signifie pas un abandon complet de la vie il invite
lrsquohomme agrave vivre celle-ci joyeusement et agrave en profiter pleinement aussi courte et aussi
deacutecevante qursquoelle soit En reacutealiteacute notre poegravete sait appreacutecier les plaisirs de la vie Il
deviendra plus tard le poegravete de lrsquoamour et de la nature il tiendra lrsquoamour pour la plus
grande douceur et chantera les garccedilons et les filles les fleurs les fruits et les saisons
Nombreux sont les poegravemes ougrave il chante lrsquoamour physique
Mais la formation de Saadi ne se limite pas agrave ses seuls apprentissages agrave lrsquouniversiteacute
Nizamiyah de Bagdad il apprend eacutegalement beaucoup agrave laquo lrsquoeacutecole du voyage raquo Comme
nous venons de le dire Saadi consacre de nombreuses anneacutees de sa vie agrave parcourir tout
lrsquoOrient et les pays les plus lointains ce qui laquonrsquoeacutetait pas une mince entreprise agrave une eacutepoque
ougrave les voyages eacutetaient coucircteux dangereux et tregraves peacutenibles raquo1 Etant curieux de savoir et de
connaicirctre il vivra longtemps loin de sa patrie pour lire dans le grand livre du monde Ou
bien pour reprendre lrsquoexpression de Garcin de Tassy le poegravete laquo a fait dans un but
drsquoobservation philosophique une partie de ses voyages raquo2 Au deacutebut du Boustan le poegraveme
qui eacutevoque la raison de la composition du livre commence par ces vers laquo Jrsquoai passeacute ma
vie en voyages lointains jrsquoai veacutecu parmi les peuples les plus divers Partout jrsquoai recueilli
quelque profit chaque moisson mrsquoa livreacute quelques gerbes3 raquo Toujours dans le mecircme
poegraveme citant le pays de Roum et la Syrie comme deux pays qursquoil a visiteacutes il dit qursquoil nrsquoa
pas voulu rentrer les mains vides chez ses compatriotes apregraves ses longues anneacutees de seacutejour
au pays eacutetrangers
laquo Les voyageurs me disais-je rapportent du sucre drsquoEgypte pour lrsquooffrir agrave leurs amis ce serait
pitieacute si sortant de ce vaste jardin je revenais vers les miens les mains vides Ce nrsquoest pas du
sucre que je veux leur offrir mais des paroles dont la saveur est plus douce non pas ce sucre
grossier qui flatte le goucirct mais celui que les livres transmettent aux penseurs4 raquo
Drsquoailleurs un autre motif megravene Saadi agrave entreprendre ses voyages il y fut pousseacute par
certains deacutesirs mystiques ou bien ses tendances soufies Crsquoest-agrave-dire que le voyage pour
lui ne constituait pas seulement une source de connaissance mais aussi un exercice
spirituel Selon une tradition soufie le voyage est pour le mystique une sorte de devoir
1 Omar Ali Shah dans sa traduction du Jardin de roses Paris Albain Michel 1966 p 10
2 Joseph Heacuteliodore Garcin de Tassy laquo Saadi auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal
Asiatique Paris 1843 p 6 3 Boustan p 7
4 Ibid p 8
19
une eacutetape dans la voie de lrsquoinitiation En fait Saadi reacutepegravete lrsquoenseignement de ses guides
spirituels agrave Bagdad (comme Shahacircb ed-Din Suhrawardi) lorsqursquoil dit
laquo O mon pegravere les avantages des voyages sont nombreux ils reacutejouissent lrsquoesprit procurent des
profits font voir des merveilles entendre des choses singuliegraveres examiner du pays converser
avec des amis acqueacuterir des digniteacutes et de bonnes maniegraveres [hellip] Crsquoest ainsi que les soufis ont
dit laquo Tant que tu resteras dans ta boutique et ta maison jamais ocirc homme vain tu ne seras
vraiment un homme Pars promegravene-toi dans le monde avant ce jour ougrave tu quitteras le
monde1 raquo
Le soufi doit parcourir le chemin de la contemplation dans le monde reacuteel et dans lrsquoau-
delagrave dans le monde exteacuterieur aussi bien que dans le monde inteacuterieur On y gagne ainsi de
nombreux avantages mateacuteriels et surtout drsquoinappreacuteciables avantages moraux laquo Suivez
lrsquoexemple de Saadi parcourez le monde en renonccedilant agrave toute chose et vous reviendrez le
cœur plein de science2 raquo Dans le cas de notre poegravete le reacutesultat est une floraison de reacutecits
de sentences et de contemplations qui ont leur source dans la vie reacuteelle De sorte que
chacune des historiettes du Gulistan ouvre une fenecirctre agrave la vie comme si chaque
expression y est prononceacutee apregraves mille essais et expeacuteriences comme si chaque histoire
reacutesultait drsquoun monde drsquoexpeacuteriences pratiques avant mecircme qursquoelle soit le produit de
lrsquoimagination Ce trait drsquoobjectiviteacute est un des eacuteleacutements les plus importants qui font la
bonne reacuteception des sentences et des conseils de Saadi et par lagrave sa populariteacute sans
cependant oublier la part de son art dans lrsquoimmortaliteacute de ces œuvres
Parfois ce sont les eacuteveacutenements et la situation politique qui exigent que notre poegravete
quitte son pays A la fin de ses eacutetudes agrave Bagdad il deacutecide de quitter cette ville Mais la
province de Fars eacutetait la scegravene des invasions des Turcs et plongeacutee dans lrsquoinseacutecuriteacute Il
commence alors une seacuterie de longs voyages au lieu de retourner agrave Chiraz sa ville natale
Le poegravete y a fait allusion dans certains passages de ses deux recueils Nous lisons par
exemple dans la preacuteface du Gulistan
laquo Ne sais-tu pas pourquoi jrsquoai seacutejourneacute longtemps dans les reacutegions eacutetrangegraveres Je suis sorti de
mon pays agrave cause de lrsquooppression des Turcs et parce que jrsquoai vu le monde tombeacute en deacutesordre
comme les cheveux drsquoun Ethiopien3 Tous eacutetaient en apparence des enfants drsquoAdam mais par
leurs inclinations sanguinaires et leurs ongles aceacutereacutes ils eacutetaient semblables agrave des loups [hellip] Tel
1 Gulistan pp 186-187 (III 28)
2 Boustan p 207 (IV 13)
3 Ici Saadi a employeacute le mot laquo zangui raquo qui signifie negravegre et pas Ethiopien comme lrsquoa traduit Defreacutemery
20
eacutetait le monde dans le premier temps que je le vis rempli de trouble de confusion et
drsquoinquieacutetude1 raquo
Ou encore
laquo Lorsque la discorde surviendra le sage srsquoenfuira et quand il verra la paix conclue il jettera
lrsquoancre Car dans le premier cas le salut se trouve sur la frontiegravere et dans le seconde
lrsquoagreacutement de la vie au milieu (des autres hommes)2 raquo
Au cours de cette vie de voyageur il a couru des aventures qursquoil nous rapporte dans le
Boustan et le Gulistan Parmi ces aventures deux sont tregraves connues et figurent dans
presque toutes les biographies donneacutees de lui La premiegravere crsquoest lrsquohistoire de son seacutejour en
Syrie ougrave il a eacuteteacute captureacute par des Francs3 et obligeacute aux travaux forceacutes aux fortifications de
Tripoli avec une bande de juifs En effet on a dit que pendant un certain temps Saadi
exerccedilait par esprit de chariteacute la profession de distributeur drsquoeau dans les marcheacutes de
Jeacuterusalem et des villes de Syrie Le poegravete raconte qursquoun jour ennuyeacute des propos de ses
amis de Damas il prend le chemin du deacutesert de Jeacuterusalem
laquo Jrsquoavais pris en deacutegoucirct la socieacuteteacute de mes amis de Damas je mrsquoavanccedilai dans le deacutesert de
Jeacuterusalem et je me familiarisai ave les animaux jusqursquoagrave ce que je devinsse le prisonnier des
Francs On me fit travailler agrave la terre avec des juifs dans les fosseacutes de Tripoli Enfin un des
principaux drsquoAlep avec lequel jrsquoavais eu drsquoanciennes relations vint agrave passer me reconnut [hellip]
Il eut compassion de mon eacutetat me deacutelivra des liens des Francs au moyen de dix piegraveces drsquoor et
mrsquoemmena avec lui agrave Alep4 raquo
Mais cette deacutelivrance nrsquoest pour lui que le commencement drsquoune autre meacutesaventure ce
marchand drsquoAlep avait une fille qursquoil donne en mariage agrave Saadi avec une dot de cent piegraveces
drsquoor apregraves leur retour agrave Alep Cette eacutepouse eacutetait drsquoun si laquo mauvais caractegravere querelleuse et
deacutesobeacuteissante raquo que le pauvre Saadi regrette le temps de sa captiviteacute laquo Une fois
continue Saadi ayant allongeacute la langue de lrsquoinjure elle dit laquo Nrsquoes-tu pas celui que mon
1 Gulistan preacuteface pp 8-9
2 Ibid p 345 (VIII)
3 Concernant les voyages de Saadi certains avancent mecircme lrsquoideacutee que Saadi a quitteacute sa patrie pour aller
combattre les Croiseacutes et comme preuve ils renvoient agrave cette histoire de captiviteacute par les Francs Par exemple
Defreacutemery en citant le biographe persan dit laquo Si comme le dit Daulet Chah Saadi se dirigea vers lrsquoAsie mineure et lrsquoInde pour y faire la guerre aux infidegraveleshellip raquo (Gulistan p XIV) 4 Gulistan pp 134-135 (II 32)
21
pegravere a racheteacute des fers des Francs pour dix ducats raquo Je reacutepondis laquo Oui il mrsquoa racheteacute
pour dix piegraveces drsquoor et il mrsquoa fait ton captif moyennant cent autres dinars1 raquo
Ce mariage nrsquoeacutetant donc pas heureux Saadi semble srsquoecirctre marieacute une deuxiegraveme fois et
toujours pendant son seacutejour en dehors de sa patrie Dans le Bustan il a parleacute drsquoun enfant
qursquoil a eu (sans doute de ce second mariage) et qursquoil a perdu tregraves tocirct La mort de cet enfant
touche profondeacutement le poegravete et il srsquoen souvient amegraverement dans certains de ses poegravemes
(voir supra p14)
La deuxiegraveme histoire celle de lrsquoidole de Somenath qursquoil raconte dans le Boustan
concerne son voyage en Inde et le fameux meurtre drsquoun Brahmane qursquoil preacutetend commettre
lagrave-bas en voyant sa propre vie en danger ce qui ne paraicirct pas authentique aux yeux de la
majoriteacute des chercheurs et historiens Selon lrsquoauteur des Penseurs de lrsquoIslam par exemple
laquo cet amusant reacutecit qui rappelle les plaisanteries de Boccace sur les faux miracles
renferme des erreurs manifestes et ne peut avoir de valeur documentaire raquo2
Il raconte qursquoagrave Somenath soupccedilonnant une supercherie de la part des precirctres hindous
il prend une reacutesolution heacuteroiumlque il srsquoaffilie agrave leur secte et se fait initier agrave leurs mystegraveres
Apregraves un long noviciat ougrave ses deacutemonstrations de pieacuteteacute lui gagnent la confiance de ses
nouveaux coreligionnaires il peacutenegravetre un soir dans les souterrains de la Pagode et surprend
le precirctre qui agrave lrsquoaide drsquoun meacutecanisme grossier faisait mouvoir les bras de lrsquoidole
Enflammeacute du zegravele de lrsquoislamisme il srsquoeacutelance sur le malheureux Brahmane le jette au fond
drsquoun puits srsquoesquive sans ecirctre remarqueacute et fuit pour jamais ce pays maudit3
Enfin quelles qursquoen soit les causes crsquoest de ces voyages de ces aventures que
reacutesultent une grande partie du charme des eacutecrits de Saadi car les anecdotes curieuses que
lrsquoon y trouve soulignent la graviteacute des reacuteflexions morales et en donnent lrsquoapplication en
leur servant drsquoexemples
13 Les derniegraveres anneacutees dun sage
Saadi ne peut pas supporter de passer tout le reste de sa vie en voyage et drsquoecirctre agrave jamais
seacutepareacute de son pays surtout de sa terre natale Chiraz qursquoil adore et dont il fait lrsquoeacuteloge agrave
toute occasion dans son œuvre laquo Jrsquoai passeacute ma vie en voyages lointains jrsquoai veacutecu parmi
les peuples les plus divers [hellip] mais nulle part je nrsquoai rencontreacute des cœurs purs et sincegraveres
1 Ibid p 135 Cette histoire a eacuteteacute eacutegalement rapporteacute par M Michaud dans son Histoire des Croisades 4
egraveme
eacutedition t III Paris chez Aimeacute Andreacute Libraire 1826 p 359 2 Bernard Carra de Vaux Les Penseurs de lrsquoIslam tomes III et IV Paris Librairie Paul Geuthner 1923 p
295 3 Boustan pp 330-335 (VIII 8)
22
comme agrave Schiracircz (que Dieu la protegravege )1 raquo Crsquoest surtout lrsquoair parfumeacute de cette ville
fleurie qui attire de nouveau lrsquooiseau eacutemigreacute qursquoest Saadi laquo La terre de Chiraz sent
toujours la fleur parfumeacutee crsquoest pourquoi lrsquoeacuteloquent rossignol est de retour2 raquo
Saadi retourne alors agrave sa ville natale de Chiraz au milieu des anneacutees 1250 (selon
certains en 1256) agrave lrsquoeacutepoque ougrave le contexte politique eacutetait un peu plus calme laquo Lorsque je
fus de retour je trouvai le pays tranquille les panthegraveres avaient deacutepouilleacute leur caractegravere de
panthegravere agrave lrsquointeacuterieur (crsquoest-agrave-dire par le cœur) crsquoeacutetaient des hommes pareils agrave des anges
drsquoun bon caractegravere exteacuterieurement des guerriers semblables agrave des lions ardents3 raquo
Lrsquoatabek Abou Bakr bienveillant ami des lettreacutes eacutetait monteacute sur le trocircne de Fars Il avait
consenti agrave payer tribut aux sultans Mongols et tranquille sous leur protection il srsquooccupait
agrave construire des eacutedifices et agrave encourager les lettres et les arts Jouissant de la faveur du
prince et de la sympathie admirative de ses concitoyens Saadi poursuit une carriegravere
drsquoauteur au cours de laquelle il tire le meilleur parti de sa prodigieuse expeacuterience et de son
imagination Bien qursquoil jouissait de la veacuteneacuteration des plus grands personnages de cette
ville il preacutefeacutera la retraite et se consacra aux meacuteditations pieuses et agrave la poeacutesie Cette
retraite volontaire est pourtant laquo pleine drsquohonneurs et drsquoactiviteacute raquo pour reprendre
lrsquoexpression de H Masseacute4 Nrsquoayant jusqursquoalors composeacute que des poegravemes isoleacutes il achegraveve
en deux ans ses deux grands chefs-drsquoœuvre le Boustan en 1257 et le Gulistan lrsquoanneacutee
suivante Il deacutedie lrsquoun et lrsquoautre agrave Saad Ibn Abou Bekr Deacutesormais le poegravete eacutetait devenu
immortel
Le poegravete passa les derniegraveres anneacutees de sa vie dans un humble ermitage situeacute sur les
rives du Roknabad5 aux environs de sa ville bien aimeacutee de Chiraz Lagrave attireacutes par son
renom les gens venaient le visiter agrave titre de poegravete et de contemplatif Il y megravene une vie
paisible et solitaire jusqursquoagrave sa mort que lrsquoon situe entre les anneacutees 6901291 agrave 6921293 Le
mecircme diffeacuterend qui existe sur lrsquoeacutepoque de sa naissance se voit agrave propos de celle de sa mort
mais cette fois le deacutesaccord est moins grand On a mecircme donneacute le jour de sa mort qui
serait un vendredi du mois de chawwal 691 (septembre-octobre 1292) ou selon une autre
opinion le 17 dhoul-hijja 690 (11 deacutecembre1291)6 Saadi serait donc mort centenaire
Selon certains il a mecircme veacutecut pregraves de 120 ans ce qui paraicirct un peu exageacutereacute De toute
1 Boustan pp 7-8 Cet eacuteloge de Chiraz et de ses habitants se rencontre agrave plusieurs reprises dans Boustan
dans le Gulistan ainsi que dans drsquoautres passages de ses Kolliyacirct (œuvres complegravetes) 2 Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 658 le poegraveme est intituleacute laquo Retour agrave Chiraz raquo
3 Gulistan preacuteface pp 8-9
4 Henri masseacute op cit p 79
5 Une riviegravere en banlieue de Chiraz
6 Cf Gulistan pp XXXVIII-XXXIX
23
faccedilon une chose est sucircre et presque tous les biographes sont drsquoaccord lagrave-dessus crsquoest que
Saadi a eu une longue vie ndash surtout laquo si bien remplie raquo1 ndash une longeacuteviteacute presque
seacuteculaire A cet eacutegard ce nrsquoest peut-ecirctre pas sans inteacuterecirct de rapporter ici une leacutegende que
lrsquoon a inventeacutee au sujet de la personne de Saadi et qui pourrait en quelque sorte renforcer
cette ideacutee
Monsieur Defremeacutery rapporte que laquo les Orientaux ont fait de Sadi une sorte de
personnage leacutegendaire Djami et drsquoapregraves lui Khondeacutemir racontent fort seacuterieusement que le
poegravete ayant eacuteteacute honoreacute de la socieacuteteacute de Khidhr (le prophegravete Elie) celui-ci lui fit part de
lrsquoeau de la source de vie2 raquo La leacutegende est ainsi reprise dans Les Penseurs de
lrsquoIslam laquo Une leacutegende se formait autour de lui On racontait que le prophegravete Khidr venait
le visiter et versait sur ses legravevres lrsquoeau de la source drsquoimmortaliteacute Il mourut combleacute
drsquoanneacutees agrave lrsquoacircge de 120 ans en lrsquoautomne de 12923 raquo
Evidemment ce nrsquoest lagrave qursquoune simple fiction Neacuteanmoins elle pourrait ecirctre un
argument de plus pour nous faire croire agrave la tregraves longue vie de Saadi Crsquoest-agrave-dire que les
gens teacutemoins de cette longeacuteviteacute surprenante ont chercheacute agrave lrsquoexpliquer ou bien agrave
lrsquointerpreacuteter drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Alors ils ont inventeacute cette histoire du Prophegravete
Khidhrhellip
Le tombeau de Saadi se trouvait agrave lrsquoeacutepoque agrave lrsquoexteacuterieur de Chiraz agrave une distance de
quelques kilomegravetres Cet endroit devient aussitocirct apregraves sa mort un oratoire et un lieu de
pegravelerinage Aujourdrsquohui ce tombeau est en plein centre de la ville et plus de sept siegravecles
apregraves sa mort encore il a gardeacute son statut de lieu de visite non seulement pour les
Chiraziens mais aussi pour tout autre Iranien qui se rend agrave cette ville aussi bien que pour
tout touriste eacutetranger
Franz Toussaint a eacutevoqueacute la mort de Saadi drsquoun ton tregraves patheacutetique au deacutebut de la
traduction qursquoil a donneacutee du Boustan en 1913 Ce ne serait pas sans inteacuterecirct de citer ici
quelques passages de ce texte
laquo En 1292 le troisiegraveme jour du mois de Djemazi-el-Ewel qui correspond agrave notre mois de
novembre le bruit se reacutepandit dans Chiracircz que Saacircdi allait mourir Crsquoeacutetait le matin On
attendait lrsquoarriveacutee drsquoune caravane de Bouchir4 Les rues le bazar immense regorgeaient de
monde Aussitocirct les rues se videgraverent La vie du bazar srsquoarrecircta Dans le quartier des ciseleurs de
cuivre le bruit assourdissant des marteaux srsquoeacuteteignit dans le quartier des marchands de tapis
1 Jolie et digne expression employeacutee par Defreacutemery Gulistan p IV
2 Gulistan p XXIX
3 Les Penseurs de lrsquoIslam op cit p 296
4 Bouchehr ville portuaire au sud de lrsquoIran agrave 300 kilomegravetres de Chiraz
24
les eacutechoppes se fermegraverent et le quartier des selliers si animeacute devint lugubrehellip Deacutesoleacutee mais
silencieuse la foule srsquoendiguait deacutejagrave dans lrsquoavenue qui menait agrave lrsquoermitage de Saacircdi [hellip]
Soudain au moment que la multitude deacutefilait devant la mosqueacutee de Vendredi un long cri
passionneacute fusa du minaret laquo Allah ou Akbar raquo Dieu est grand Deux fois le derviche reacutepeacuteta
lrsquoinvocation sacreacuteehellip Lorsque sa derniegravere syllabe srsquoeffilocha dans lrsquoazur dix-mille Chiracircziens
le front dans la poussiegravere priaient [hellip ] agrave cet instant Saacircdi murmura
ndash Je viens drsquoentendre le muezzinehellip serait-ce lrsquoheure de la priegravere troisiegraveme Pourtant lrsquoombre
de mon cypregraves nrsquoa pas atteint le milieu du jardin [hellip] Il [Saadi] se tut Il savourait un souvenir
qursquoil avait immortaliseacute dans le Gulistacircn un souvenir vieux de quatre-vingts ans et qursquoil croyait
drsquohier Ses amis le cœur deacutechireacute sanglotaient au pied du grabathellip1 raquo
Le texte qui a pour titre laquo la mort de Saadi raquo se termine sur ces phrases laquoSa tecircte retomba
Il nrsquoeacutetait plus Ainsi mourut Saadi le troisiegraveme jour de Djmazi-el-Ewel qui est le mois
funeste au fleurs2 raquo
Mais ajoutons-le il a laisseacute pour sa posteacuteriteacute deux laquo jardins raquo dont les fleurs restent
toujours impeacuterissables le Jardin des roses et le Jardin des fruits Dans la preacuteface de son
Jardin des roses lrsquoauteur a ainsi eacutevoqueacute lrsquoimmortaliteacute de son livre
laquo Je puis composer pour lrsquoagreacutement des observateurs et pour lrsquoamusement des esprits le livre
du parterre de roses sur les feuilles duquel le vent de lrsquoautomne nrsquoeacutetendra pas sa violence et
pour lequel les reacutevolutions du temps ne changeront pas les plaisirs du printemps en deacutesordre de
lrsquoautomne
A quoi te servira un plateau de roses
Emporte plutocirct une feuille de mon parterre de roses
La fleur dure seulement cinq ou six jours
Et ce parterre sera toujours beau 3 raquo
1 Le Jardin des Fruits traduit par Franz Toussaint Deuxiegraveme eacutedition Paris Mercure de France 1913 pp 7-
15 2 Ibid p 19
3 Gulistan preacuteface p 15
25
2
LrsquoŒUVRE DE SAADI
21 Deux chefs-drsquoœuvre Boustan et Gulistan
Lrsquoœuvre litteacuteraire de Saadi se compose de deux ouvrages fondamentaux le Boustan et le
Gulistan drsquoun divan eacutetendu et varieacute comprenant les qasidas (en persan et en arabe) les
ghazals les quatrains des essais en prose Nasihat al-Molouk (Conseils aux rois) Essai
sur la raison et lrsquoamour Sur lrsquoeacuteducation drsquoun prince des Majalis (Seacuteances) des eacuteleacutegies et
des poegravemes satiriques
En Iran Saadi est consideacutereacute comme un maicirctre du ghazal Il a porteacute au plus point de
gracircce et de deacutelicatesse le ghazel drsquoamour donnant aux ideacutees subtiles la forme la plus
simple et la plus eacuteloquente Ses ghazals sont aujourdrsquohui consideacutereacutes comme les plus
eacuteleacutegants et les plus parfaits techniquement de toute la poeacutesie persane on ne leur preacutefegravere
que ceux de son successeur et compatriote Hafez (~1320- ~1390) Lrsquoun des plus ceacutelegravebres
est une lamentation sur le thegraveme traditionnel du deacutepart de la bien-aimeacutee dont voici
quelques vers
laquo O chamelier va doucement car la paix de ma vie srsquoen va
Et ce cœur que jrsquoavais avec celle qui lrsquoa voleacute srsquoen va [hellip]
Arrecircte la litiegravere ocirc chamelier ne hacircte pas la caravane
Car par amour pour ce cypregraves qui marche crsquoest mon acircme dirait-on qui srsquoen va [hellip]
De la nuit jusqursquoagrave lrsquoaube je ne dors pas je nrsquoeacutecoute avis de personne
Je suis ce chemin sans le vouloir car les recircnes de ma main srsquoen vont [hellip]
Du deacutepart de lrsquoacircme du corps on tient toute sorte de discours
Moi jrsquoai vu de mes propres yeux mon acircme [mon aimeacutee] srsquoen aller1 raquo
Bien que peu original dans le ton les images ou le thegraveme ce ghazal illustre lrsquoart
caracteacuteristique de Saadi de traiter un mateacuteriel conventionnel de la maniegravere la plus coulante
et la plus lyrique dans une forme que la traduction qui preacutecegravede ne peut naturellement
rendre
Lrsquoart lyrique de Saadi consiste agrave savoir avec une extrecircme habileteacute et sans effort
apparent user de toutes les ressources de la langue persane pour produire de brillants effets
acoustiques Crsquoest pour cet art du ghazal et pour la maicirctrise de la prose et du vers qursquoil
montre dans le Gulistan que Saadi est le plus admireacute en Iran Nader Naderpour (1929-
1 Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 456
26
2000) poegravete neacuteo-classique appreacutecieacute affirme que Saadi a fait plus pour la langue persane et
influenceacute le style de plus drsquoeacutecrivains qursquoaucun autre eacutecrivain ou poegravete Djalal Ale Ahmad
(1923-1969) le principal prosateur iranien des anneacutees 1960 styliste distingueacute deacuteclare qursquoil
a formeacute son propre et original style agrave force drsquoenseigner le Gulistan de Saadi
Mais Saadi est surtout le deacutelicieux auteur du Gulistan et du Boustan deux fleurs
jumelles de la litteacuterature iranienne Ces deux œuvres didactiques sont adresseacutees
principalement au prince et au soufi mais finalement agrave tout homme de bonne volonteacute
deux ouvrages qui sont agrave lrsquoorigine de la populariteacute de leur auteur et dont nous allons
donner ici un bref aperccedilu
211 Boustan
Le Boustan ou Saadi Nacircmeh (le Livre de Saadi) est le premier ouvrage de Saadi eacutecrit en
655 de lrsquoheacutegire (1257) agrave Chiraz Il semble que le poegravete avait deacutejagrave travailleacute agrave lrsquoeacutebauche de
ce beau livre lorsqursquoil eacutetait encore loin de sa patrie et qursquoapregraves son retour agrave Chiraz il y a
mis la derniegravere main En fait au deacutebut de cet ouvrage dans le poegraveme intituleacute laquole motif de
la composition du livre raquo1 Saadi le grand voyageur parle drsquoune offrande qursquoil a voulu
apporter agrave ses compatriotes
laquo Les voyageurs me disais-je rapportent du sucre drsquoEgypte
Pour lrsquooffrir agrave leurs amis
Ce serait pitieacute si sortant de ce vaste jardin
Je revenais vers les miens les mains vides
Ce nrsquoest pas du sucre que je veux leur offrir
Mais des paroles dont la saveur est plus douce2 raquo
Et crsquoest une offrande tregraves preacutecieuse car lrsquoauteur y a mis le meilleur de son geacutenie le fruit de
ses vieilles expeacuteriences et le souvenir de ses longues anneacutees de voyages agrave travers le monde
Bref crsquoest lrsquoœuvre de toute sa vie
Le mot Boustan signifie laquo verger jardin de fruits raquo en persan Les traducteurs franccedilais
ont traduit ce titre par les mots et les expressions suivants Le Boustan ou Verger Le
1 Boustan p 7 En fait le titre du poegraveme est bien celui dont nous avons donneacute la traduction litteacuterale par
contre Barbier de Meynard y a donneacute librement ce long titre laquo Pourquoi ce poegraveme a eacuteteacute eacutecrit sa division
en dix chapitres date de sa composition raquo Drsquoailleurs dans lrsquointroduction de sa traduction et au sujet des titres des poegravemes le traducteur a preacuteciseacute qursquoil a laquo cru pouvoir user drsquoune certaine indeacutependance agrave cet eacutegard
afin drsquoindiquer exactement le sujet de chacune drsquoelles raquo (p XXXIII) 2 Ibid p 8
27
Jardin des Fruits Le parterre parfumeacute Le jardin parfumeacute Le Jardin des Arbres1 La
premiegravere traduction franccedilaise complegravete de cet ouvrage Le Boustan ou Verger est de
Barbier de Meynard publieacutee en 1880 et que nous avons choisi comme texte de base pour
nos reacutefeacuterences agrave ce livre
Le Boustan est un recueil de poegravemes didactiques composeacute de pregraves de quatre mille
distiques qui sont tous entiegraverement en vers masnavi2 Les poegravemes preacuteliminaires au nombre
de six servent drsquointroduction au livre sans que le poegravete y ait attribueacute un tel titre3 Le
premier poegraveme comme drsquohabitude est un long hymne agrave Dieu Nous rappelons que Saadi
commence toujours ses recueils au nom de Dieu en placcedilant agrave la premiegravere page tout un
poegraveme consacreacute agrave la gloire et agrave la grandeur du Creacuteateur Le deuxiegraveme est un eacuteloge au
prophegravete Mahomet Dans le troisiegraveme poegraveme comme nous venons de le signaler lrsquoauteur
nous reacutevegravele laquo le motif de la composition du livre raquo mais il y fournit eacutegalement drsquoautres
informations par exemple sur les dix chapitres qui composent le livre (nous allons en
parler ci-apregraves) sur la date de la composition de ce dernier et il demande modestement au
lecteur de lui eacutepargner son blacircme si ses vers preacutesentent des lacunes Les deux poegravemes
suivants sont des paneacutegyriques lrsquoun drsquoAbou Bakr Ibn Saad Ibn Zangui agrave qui le Boustan
est deacutedieacute (laquo Jrsquoai placeacute un tel nom dans mes vers raquo4) et lrsquoautre du fils de ce dernier Saad
Ibn Abou Bakr Ibn Saad qui nrsquoeacutetait alors qursquoun enfant de trois ans Enfin le dernier poegraveme
de cette preacuteface5 est une petite anecdote de dix distiques agrave la fin de laquelle Saadi expose
lrsquoobjectif de son recueil moral crsquoest-agrave-dire donner des conseils pour le salut de ses
lecteurs laquo Voilagrave le droit chemin garde-toi drsquoenfreindre la regravegle marche reacutesolument et tu
arriveras au but Tout est profit dans les conseils de Saadi pour qui les eacutecoute drsquoune oreille
attentive6 raquo Car enfin pour les Persans lrsquoauteur du Boustan est le preacutecepteur de la vie un
guide plein drsquoexpeacuterience et de sagesse
Le texte du Boustan est reacuteparti en dix chapitres chacun comprenant un certain nombre
de courtes histoires morales Ces petites histoires ne portent pour titre que la simple
mention du mot persan hekacircyat que les traducteurs franccedilais ont tour agrave tour traduit par les
1 Cette derniegravere appellation nous lrsquoavons lue dans La comeacutedie humaine Honoreacute de Balzac tome IX Paris
Gallimard 1978 p 1711 2 Le masnavi se compose drsquoun nombre indeacutefini de couplets avec lrsquoarrangement de rime aabbcc etc
3 Cependant les traducteurs ont placeacute ces poegravemes sous le titre de laquo preacuteface raquo comme le cas de Barbier de
Meynard laquo Preacuteface du poegraveme raquo ou celui de Franz Toussaint laquo Preacuteface de Saadi raquo 4 Boustan p 10 laquo Paneacutegyrique drsquoAbou-Bekr fils de Saad fils de Zengui souverain de Schiracircz raquo
5 Dans certaines versions ce poegraveme est placeacute au commencement du premier chapitre du Boustan et non pas
parmi les poegravemes liminaires peut-ecirctre parce qursquoil porte le titre de laquo lrsquohistoriette raquo crsquoest le cas par exemple de la traduction de Barbier de Meynard Boustan p 15 6 Boustan p 17
28
mots histoire historiette ou anecdote Certains de ces traducteurs ont parfois titreacute les
historiettes agrave leur greacute et selon le contenu de chacune drsquoelles Nous donnons ici les titres de
ces dix chapitres respectifs avec entre les parenthegraveses le nombre drsquohistoriettes que
contient chacun
1 De la Justice de lrsquoeacutequiteacute et de lrsquoadministration du gouvernement (18 historiettes)
2 De la bienfaisance (23 historiettes)
3 Lrsquoamour mystique et la voie spirituelle (18 historiettes)
4 De la modestie (25 historiettes)
5 Reacutesignation (12 historiettes)
6 Modeacuteration dans les deacutesirs et renoncement (13 historiettes)
7 Influence de lrsquoeacuteducation (20 historiettes)
8 De la reconnaissance envers Dieu (8 historiettes)
9 Repentir (18 historiettes)
10 Priegraveres et conclusion du poegraveme (3 historiettes)1
Ici il faut ajouter que le sujet du chapitre peut ne pas ecirctre exactement celui que le titre
suggegravere Car lrsquoartiste a utiliseacute selon son bon plaisir les expeacuteriences qursquoil a veacutecues et lorsque
les faits preacutecis lui faisaient deacutefaut il a recouru agrave lrsquoinvention En tous cas les sujets sont tregraves
divers dans le Boustan Les historiettes sont encore plus varieacutees Elles reacutesument en effet
lrsquoexpeacuterience de la vie de Saadi Le poegravete y parle de la justice de la morale de la conduite
des rois de lrsquoart de gouverner de lrsquoamour physique ou spirituel de la voie mystique des
devoirs sociaux et de mille autres choses encore laquo Heureux qui conforme sa conduite aux
conseils de Saadi prospeacuteriteacute du royaume prudence sagesse politique tout est dans ses
discours2 raquo Ou encore laquo Il nrsquoest pas de penseacutee eacuteloquente et sublime que Saadi nrsquoait
revecirctu du voile de lrsquoapologue3raquo Le moraliste y precircche non seulement les vertus
fondamentales drsquohumaniteacute de chariteacute et de toleacuterance mais eacutevoque en mecircme temps les
conditions sociales de son eacutepoque en associant des ideacuteaux eacuteleveacutes agrave une philosophie
pratique et humaine fondeacutee sur le bon sens Crsquoest une valeur de plus agrave ce chef-drsquoœuvre de
la litteacuterature persane
1 Concernant le nombre des historiettes il srsquoagit seulement de celles qui portent le titre laquo historiette raquo ainsi
le ou les poegravemes qui se trouvent au deacutebut de chaque chapitre (comme une sorte drsquointroduction pour chacun de ces derniers) et qui ne sont pas titreacutees par le mot laquo historiette raquo nrsquoont pas eacuteteacute retenus ici De mecircme parfois agrave lrsquointeacuterieur drsquoune seule historiette Saadi a inteacutegreacute une ou plusieurs anecdotes (ou bien de simples moraliteacutes)
seacutepareacutees par des espaces blancs sans aucune autre indication et que nous nrsquoavons pas pris en compte dans les chiffres que nous venons de donner 2 Boustan p 134 (II 23)
3 Ibid p 163 (III 12)
29
Pourtant lrsquooriginaliteacute du Boustan ne reacutesulte pas seulement de la richesse de ses
thegravemes de la morale modeacutereacutee raisonnable et humaine ou encore de la sagesse douce et
souriante de son auteur la forme charmante de lrsquoouvrage est un autre eacuteleacutement essentiel qui
fait de celui-ci une œuvre originale dans son genre Le poegravete revecirct ses conseils de
deacutelicieuses images pour qursquoils soient tregraves agreacuteables agrave lire Il y ajoute eacutegalement des reacutecits
fictifs ou fondeacutes sur ses propres aventures et expeacuteriences Le plus fameux reacutecit du livre
preacutesenteacute comme une anecdote autobiographique rapporte comment Saadi deacutecouvrit de
quelle faccedilon un precirctre indien actionnait une idole pour faire croire agrave ses adorateurs qursquoelle
se mouvait drsquoelle-mecircme Le poegravete raconte qursquoil a ducirc tuer le precirctre pour pouvoir srsquoeacutechapper
Cette histoire est typique de la maniegravere du Boustan au lieu qursquoun reacutecit vienne illustrer une
ideacutee la morale surgit du reacutecit Ici elle est presque tangentielle agrave la viseacutee principale du
reacutecit Dieu dirige et meut les humains comme le precirctre actionnait lrsquoidole1
Saadi est aussi le chantre de la nature il traduit dans ses vers lrsquoinexprimable beauteacute de
la nature afin de reacuteveiller dans lrsquohomme le plaisir estheacutetique Il eacutevoque le merveilleux des
paysages dans leur pittoresque et leur diversiteacute les plaines infinies aux inaccessibles
horizons les bois aux leacutegers clairs-obscurs et aux ombres changeantes les mers les
riviegraveres traccedilant leurs courbes harmonieuses entre des berges vertes les papillons les
abeilles et les fleurs srsquoeacutepanouissant au printemps et beaucoup drsquoautres scegravenes de la nature
encore Voici lrsquoexemple drsquoun poegraveme ougrave le poegravete ceacutelegravebre les bienfaits de Dieu dans la
nature
laquo La lune splendeur des nuits et le soleil flambeau du jour
Brillent au ciel pour ton repos et ta seacutecuriteacute
Le zeacutephyr serviteur empresseacute
Etale sous tes pas le doux tapis du printemps
Le vent et la neige la pluie et le nuage
La foudre qui eacuteclate avec le bruit sec du mail lrsquoeacuteclair qui scintille comme un glaive
Ne sont que des esclaves obeacuteissants
Qui font mucircrir la semence par toi confieacutee agrave la terre [hellip]
La terre deacuteroule sous tes yeux ses riantes couleurs
Elle offre agrave ton odorat ses parfums agrave ton palais ses fruits savoureux
Lrsquoabeille te prodigue son miel lrsquoair sa manne bienfaisante
Pour toi la datte naicirct du palmier et le palmier du noyau
La merveilleuse structure du palmier
Excite lrsquoadmiration des jardiniershellip2 raquo
1 Voir aussi supra p 21
2 Boustan pp 322-323
30
Selon Carra de Vaux la poeacutesie du Boustan laquo est large avec quelques chose de tendre de
pur et de laquo racinien raquo1
Saadi eacutetait bien conscient des grandes qualiteacutes de son ouvrage et preacutevenait deacutejagrave son
lecteur au deacutebut du livre laquo Et son livre est comme la datte enveloppeacutee drsquoune chair
savoureuse on ne trouve en lrsquoouvrant qursquoun noyau2 raquo Cette jolie image de laquo la datte raquo
fruit nourrissant reacutesume en quelque sorte toutes les qualiteacutes de lrsquoœuvre le Boustan est un
recueil de poeacutesie morale dont la lecture laquo nourrit raquo lrsquoesprit sa forme est tregraves doux
agreacuteable (laquo enveloppeacutee drsquoune chair savoureuse raquo) mais le fond en est tregraves solide comme un
laquo os raquo3 Avec une forme si esquisse et un fond si riche de sens et si fructueux que faudrait-
il de plus pour la perfection du Boustan
Le Boustan en geacuteneacuterale manifeste lrsquoesprit caracteacuteristique de Saadi et lrsquoeacutequilibre qursquoil
sait garder entre une haute aspiration morale et une conscience lucide des reacutealiteacutes du
monde comme il va Ces caracteacuteristiques se manifestent eacutegalement dans le Gulistan autre
chef-drsquoœuvre de la litteacuterature iranienne
212 Gulistan
Un autre ouvrage de Saadi qui tient le premier rang dans son œuvre agrave la fois par son
importance et par la reacuteputation dont il jouit agrave juste titre est le Gulistan eacutecrit agrave Chiraz en
656 de lrsquoheacutegire (1258) crsquoest-agrave-dire un an apregraves le Boustan Gulistan est la prononciation
turque du mot laquo Golestacircn raquo en persan qui est composeacute du substantif gol (gul) qui signifie
fleur et le suffixe estan (istan) qui signifie endroit lieu emplacement ougrave se trouve une
chose Cet ouvrage a eacuteteacute traduit en franccedilais pour la premiegravere fois en 1634 par Andreacute Du
Ryer (voir plus bas) dont il avait acquis le manuscrit en Turquie drsquoougrave cette prononciation
turque que les Franccedilais et apregraves eux les autres Occidentaux vont conserver Les diffeacuterents
traducteurs et eacutecrivains franccedilais ont rendu le mot Gulistan chacun selon son propre goucirct
(ressenti) par les expressions suivantes Jardin des roses Jardin des fleurs Empire des
Roses Parterre de fleurs Pays des Roses Parterre de Roses Paradis des roses Jardin
fleuri Roseraie Rosier La version latine (celle de Gentius) est intituleacutee Rosarium
politicum
Gulistan ou Le jardin des roses est un meacutelange de prose rythmeacutee et de vers une
collection drsquoanecdotes morales et de sentences Lrsquoouvrage est composeacute drsquoune preacuteface
1 Carra de Vaux Les Penseurs de lrsquoIslam op cit p 298
2 Boustan p 9 3 En fait Saadi a dit dans ce vers laquo Quand on lrsquoouvre on y trouve un os raquo et B de Meynard a employeacute le
mot laquo noyau raquo au lieu de laquo os raquo
31
suivie de huit chapitres que lrsquoauteur considegravere comme laquo huit portes raquo1 qui megravenent au
paradis et une bregraveve conclusion qui est inteacutegreacutee agrave la fin du huitiegraveme chapitre Chaque
chapitre est composeacute drsquoun certain nombre de courtes histoires qui sont geacuteneacuteralement en
prose et les sentences qui les suivent sont en vers Ces sentences forment geacuteneacuteralement la
morale de lrsquohistoire Les histoires ne sont pas preacuteciseacutement des fables mais plutocirct des
anecdotes imaginaires ou presque historiques ayant un sens moral et drsquoougrave les sentences
se deacutetachent comme naturellement Ces anecdotes sont agreacutementeacutees de plaisanteries de
bons mots et sont tour agrave tour graves touchantes ou humoristiques Enfin ces anecdotes se
deacutetachent les unes des autres par la simple mention de Hekacircyat (conte) et ne portent
aucune autre indication agrave savoir ni numeacuterotation ni titre2 Voici les huit chapitres qui
composent le livre dans leur ordre drsquoapparition et le nombre drsquohistoriettes que contient
chacun
1 Touchant la conduite des rois (41 historiettes)
2 Touchant les mœurs des derviches (47 agrave 49 historiettes selon diffeacuterentes eacuteditions)
3 Sur le meacuterite de la modeacuteration des deacutesirs (28 historiettes)
4 Sur les avantages du silence (14 historiettes)
5 Touchant lrsquoamour et la jeunesse (21 historiettes)
6 De lrsquoaffaiblissement et de la vieillesse (9 historiettes)
7 Sur lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation (18 historiettes)
8 Touchant les bienseacuteances de la socieacuteteacute (109 conseils maximes sentences et reacuteflexions)
Comme on peut constater ici les thegravemes et le plan du Gulistan diffegraverent peu de
celui du Boustan De sorte que les sept premiers chapitres abordent presque les mecircmes
sujets que ceux du Boustan preacutesenteacutes dans un ordre diffeacuterent et compleacuteteacutes par trois
chapitres suppleacutementaires On rencontre mecircme des vers du Boustan qui sont repris dans le
Gulistan Nous en citons ici quelques exemples et pour le reste nous renvoyons nos
lecteurs aux notes du Boustan et du Gulistan traduits respectivement par Barbier de
Meynard et Defreacutemery ougrave ces reacutepeacutetitions ont eacuteteacute releveacutees En voici quelques unes le
distique laquo Si chaque grecirclon devenait une perle le bazar en serait rempli comme de grains
de verroterie raquo (Gulistan p306) est emprunteacute au Boustan (p151)
1 En srsquoinspirant de ces huit portes dont parle Saadi Mme Bibesco nommera son livre laquo Les Huit paradis raquo
2 Selon leur propre goucirct les traducteurs ont utiliseacute tour agrave tour les mots laquo conte historiette histoire
anecdote raquo pour le mot persan Hekacircyat Certains ont numeacuteroteacute les historiettes et certains ont mecircme donneacute des
titres agrave chacune de ces historiettes drsquoapregraves le contenu qursquoelles preacutesentaient
32
Ainsi ces deux livres semblent ecirctre les produits drsquoune mecircme inspiration et suivre un
but commun laquo Propager les preacuteceptes de la morale non pas telle que la comprennent le
Koracircn et une orthodoxie eacutetroite mais la morale de lrsquohumaniteacute au vrai sens du mot celle
que Dieu a graveacutee au fond des cœurs1 raquo Lrsquoauteur y precircche le renoncement aux passions et
lrsquohumiliteacute exalte la bonteacute et la bienfaisance condamne la meacutedisance fleacutetrit les
orgueilleux Tous deux seacuteduisent autant par la sagesse souriante drsquoune philosophie pleine
de douceur et de modeacuteration que par la perfection de la forme et le charme des images dont
le poegravete revecirct ses conseils
Mais la forme du Gulistan est tregraves diffeacuterente de celle du Boustan et crsquoest en cela que
deacutepend le principal charme du premier Cette diffeacuterence reacuteside dans lrsquoagreacuteable varieacuteteacute qui
regravegne dans le Gulistan et qui se fait jour sous divers aspects On y trouve de tout
anecdotes historiques bons mots preacuteceptes de morale sentences philosophiques maximes
pour la conduite de la vie des conseils pour la direction des affaires de lrsquoEtat etc A cocircteacute
drsquoun trait drsquohistoire nous rencontrons une plaisanterie agrave la suite drsquoune parabole quelque
sentence piquante et ingeacutenieusement exprimeacutee Les reacutecits sont eux aussi tregraves varieacutes Enfin
et surtout gracircce agrave un meacutelange habile de la prose et des vers renforceacute par la verve et le
naturel de la narration le Gulistan offre une lecture plus agreacuteable que celle de la
versification uniforme du Boustan Crsquoest lagrave un des secrets de la populariteacute du Gulistan ce
meacutelange de ton que lrsquoauteur a savamment pratiqueacute laquohellip le remegravede amer de la morale
meacutelangeacute avec le miel de la plaisanterie afin que lrsquoesprit de celui agrave qui je parlais ne fucirct pas
ennuyeacute et que mon livre ne restacirct pas priveacute du bonheur de plaire2 raquo
A cette varieacuteteacute de ton il faut surtout ajouter la clarteacute et la simpliciteacute eacuteleacutegante de la
composition du Gulistan qui sont par ailleurs deux principaux meacuterites du style de Saadi
en geacuteneacuteral En effet la prose du Gulistan orneacutee fluide et captivante est le meilleur type
de prose litteacuteraire Contrairement aux œuvres des eacutecrivains anteacuterieurs aussi bien qursquoagrave celles
des autres eacutecrivains orientaux de lrsquoeacutepoque le Gulistan ndash soit en vers soit en prose ndash offre
un style tregraves sobre et deacutepourvu de toutes figures outreacutees Ces quelques lignes de Sylvestre
de Sacy suffisent agrave confirmer lrsquoideacutee
laquo Un caractegravere qui se fait remarquer dans les eacutecrits de Sadi surtout dans le Gulistan crsquoest qursquoil
use de lrsquohyperbole et en geacuteneacuteral du style figureacute avec bien plus de sobrieacuteteacute que la plupart des
eacutecrivains de lrsquoOrient et qursquoil tombe rarement dans lrsquoamphigouri et lrsquoobscuriteacute3 raquo
1 Boustan p VI
2 Gulistan conclusion du livre p 349
3 Sylvestre de Sacy in Biographie universelle de Michaud
33
Ce style deacutegageacute en plus des autres grandes qualiteacutes eacutevoqueacutees assurent agrave lrsquoouvrage une
intelligibiliteacute et par lagrave une admiration unanime Or ce preacutecieux manuel a toujours eacuteteacute
utiliseacute agrave des fins peacutedagogiques non seulement en Iran mais aussi dans une grande partie du
monde islamique et mecircme en Inde ougrave les eacutemirs et les princes mongols suivaient ses
conseils scrupuleusement De plus en raison de cette simpliciteacute et de cette clarteacute ce livre
de morale convient agrave un enseignement pour tout acircge y compris pour les enfants Ainsi en
Iran degraves les premiegraveres anneacutees de lrsquoeacutecole primaire les eacutelegraveves commencent agrave lire des vers du
Gulistan qursquoils trouvent inteacutegreacutes dans leurs manuels du persan et cela a existeacute depuis des
siegravecles On remarquera agrave propos que Defreacutemery nrsquoheacutesite pas agrave donner les mecircmes conseils
aux enfants europeacuteens dont les franccedilais dans la preacuteface de sa traduction Gulistan ou le
Parterre de roses il rappelle le manque de laquo travaux seacuterieux raquo effectueacutes en France sur ce
laquo principal ouvrage du plus grand poegravete moraliste de la Perseraquo et il ajoute ensuite
laquo Car lrsquoeacutetude de la langue persane nrsquoeacutetant pas abordeacutee chez les Europeacuteens par des enfants il
ne saurait y avoir aucun inconveacutenient agrave laisser entre les mains des eacutelegraveves des textes qui agrave tout
bien consideacuterer ne sont pas plus dangereux pour la morale que les Bucoliques Anacreacuteon
Horace et Martial1 raquo
De mecircme Saadi a eacutecrit le Gulistan avec une faciliteacute surprenante Autrement dit il lrsquoa
reacutealiseacute en tregraves peu de temps Dans sa preacuteface lrsquoauteur dit qursquoil lrsquoavait commenceacute au
printemps au mois drsquoavril laquo Crsquoeacutetait dans la saison du printemps ougrave la violence du froid
eacutetait calmeacutee et ougrave le temps du regravegne de la rose eacutetait arriveacutehellip Crsquoeacutetait le premier jour du
mois djelacirclien drsquoArdy-bihicht (avril) le rossignol chantait sur les rameaux raquo2 et avant
mecircme que le printemps touche agrave sa fin le livre est deacutejagrave termineacute laquo En un mot il restait
encore des roses au jardin lorsque le livre du Gulistan parvint agrave sa fin3 raquo Plus rapide
encore crsquoest la reacutedaction de tout le chapitre huit qui agrave en croire son auteur srsquoeffectue en
une seule journeacutee
En fait cette faculteacute de creacuteation et de rapiditeacute est le fruit de longues anneacutees
drsquoexpeacuteriences et drsquoobservations de Saadi ce qui ne pourrait se reacutealiser du jour au
lendemain sans reacuteflexion preacutealable Crsquoest ce qui conduit certains critiques dont H Masseacute
agrave penser que les laquo deux recueils de morale en action le Boustan et le Gulistan se
trouvaient sans doute deacutejagrave eacutebaucheacutes lors de son retour agrave Chiraz ougrave il [Saadi] leur donnera
1 Gulistan pp II-III
2 Ibid preacuteface pp 13-14
3 Ibid p 16
34
leur admirable et deacutefinitive forme litteacuteraire raquo1 Crsquoest un avis fort creacutedible que nous
partageons avec ce critique surtout quand nous nous souvenons de ces vers du Boustan et
de lrsquooffrande que Saadi voyageur veut apporter agrave ses compatriotes laquo Les voyageurs me
disais-je rapportent du sucre drsquoEgypte pour lrsquooffrir agrave leurs amis ce serait pitieacute si sortant
de ce vaste jardin je revenais vers les miens les mains vides2 raquo Il est en effet impossible
sinon tregraves difficile que ces deux ouvrages aient eacuteteacute entiegraverement composeacutes dans un espace
de quelques mois seulement Cette ideacutee Barbier de Meynard lrsquoavait formuleacutee bien
auparavant en 1880 par ces termes laquo A 75 ans et Saadi avait atteint cet acircge
lrsquoimagination nrsquoest plus capable de creacuteer avec cette feacuteconditeacute3 raquo Comme un dernier
teacutemoignage agrave cet eacutegard il est inteacuteressant de citer ici ces quelques lignes tireacutees des
Leacutegendes de la Perse
laquo Saadi qursquoun instinct puissant lrsquoinstinct des hommes forts des vieillards preacutedestineacutes
avertissait de la longue marge qursquoil avait encore devant lui avait avec confiance consacreacute
soixante ans agrave ramasser les mateacuteriaux de son testament poeacutetique avant de lrsquoeacutecrire4 raquo
Mais qursquoimporte le temps mis par Saadi pour eacutecrire son livre lorsque le reacutesultat est
une œuvre originale et inimitable Le poegravete a bien raison de se vanter dans la bregraveve
conclusion de son recueil de nrsquoavoir rien emprunteacute agrave ses devanciers comme crsquoeacutetait laquo la
coutume des auteurs raquo agrave lrsquoeacutepoque Car selon lui laquo reacuteparer son vieux froc vaut mieux que
de demander un vecirctement drsquoemprunt raquo5 Par contre lui-mecircme il a eu des imitateurs En
effet la populariteacute du Gulistan drsquoune part et la simpliciteacute du style de son auteur drsquoautre
part ont nourri lrsquoillusion chez certains poegravetes de pouvoir reacutealiser une œuvre semblable
Mais toutes ces tentatives ont eacutechoueacute bien que leurs auteurs aient scrupuleusement respecteacute
la matiegravere de lrsquoouvrage sa langue le nombre de ses chapitres leur disposition voire leur
titre Aucune de ces imitations nrsquoa pu eacutegaler la valeur litteacuteraire du Gulistan et nrsquoen
preacutesentent qursquoune pacircle copie Parmi ces imitations les plus connus sont le Bahacircrestacircn
(seacutejour du printemps) de Djami6 et le Parichacircn (disperseacute) de Qacircacircni
7 qui se rapprochent du
Gulistan non seulement par leur titre qui rime avec leur modegravele mais aussi par leurs
proceacutedeacutes de composition qui consistent agrave entremecircler des historiettes en vers et en prose
1 H Masseacute op cit p 75
2 Boustan preacuteface p 8
3 Boustan p XX
4 Edouard Montagne Les Leacutegendes de la Perse Paris E Bouillon 1890 p 332
5 Ibid
6 Poegravete persan (1414-1492)
7 Ou Ghacircacircni poegravete persan (1807-1853)
35
Lrsquoeacutechec de ces imitateurs reacutesulte du fait qursquoils nrsquoont vu de raison agrave la ceacuteleacutebriteacute du Gulistan
que sa forme et le fond la peinture fidegravele de lrsquoindividu et de sa socieacuteteacute lrsquoart dans lequel
Saadi excelle leur a eacutechappeacute Aucun drsquoeux nrsquoa compris autant qursquoil le fallait lrsquoacircme du
langage de ce poegravete lrsquoeacuteleacutement incontestable de son immortaliteacute et de ce fait cette œuvre
demeure ineacutegalable et ses leccedilons morales incontestables
Cette morale pleine de bon sens et drsquoune modeacuteration singuliegravere si lrsquoon songe agrave
lrsquoeacutepoque drsquoexactions et de guerres sauvages au cours de laquelle Saadi lrsquoeacutelabora forme le
meilleur de son œuvre il convient degraves lors de deacutegager les eacuteleacutements fondamentaux qui
composent cette morale
22 Saadi moraliste une morale pratique et modeacutereacutee
Saadi est lrsquoauteur eacuteminent de la morale traditionnelle iranienne et selon lrsquoexpression de
Barbier de Meynard laquo le moraliste le plus humain et le plus aimable de lrsquoOrient
musulman raquo1 Dans lrsquoexaltation morale la reacutedaction de sentences et de proverbes il reacuteussit
mieux que tout autre auteur de langue persane
Consideacutereacute comme un eacuteleacutegant fabricateur de sentences morales et un sage sublime de la
grande tradition classique Saadi appartient incontestablement agrave la famille des fabulistes
universels Bidpaiuml Lokman Esope dont le rocircle consiste agrave tirer de la besace doreacutee des
banaliteacutes les veacuteriteacutes premiegraveres De sa bouche tombent sereinement de preacutecieux conseils de
morale pratique la modeacuteration la modestie la prudence sont des vertus qursquoil essaye de
rechercher sans cesse en soi et drsquoenseigner agrave autrui Mais chaque leccedilon seacutevegravere chaque
eacutenergique avertissement ne sauraient passer qursquoagrave la faveur drsquoune anecdote amusante
rapidement conteacutee En outre la modeacuteration et le bons sens sont deux autres qualiteacutes de
cette morale pratique
Saadi est un moraliste au sens strict du mot crsquoest-agrave-dire un eacutecrivain qui observe les
mœurs les actions et les caractegraveres de ses contemporains de toutes ces observations
ineacutevitablement se deacutegagent drsquoelles-mecircmes quelques ideacutees geacuteneacuterales Il srsquoagit avant tout
drsquoune morale pratique enseignant comment se conduire dans le monde et loin drsquoecirctre
pessimiste agrave cet eacutegard il consacre un grand nombre des historiettes du Boustan et surtout
du Gulistan agrave observer des traits de caractegravere sans louange ni censure laquo On songe agrave
certaines fables de La Fontaine qui sans prendre parti se borne agrave montrer le faible
opprimeacute par le fort le pauvre par le riche lrsquohonnecircte par le fripon2 raquo Selon lrsquoenseignement
1 Boustan p XXVII
2 H Masseacute op cit p 164
36
de Saadi le monde ougrave nous vivons nrsquoest certes pas parfait mais il faut lrsquoaccepter
joyeusement tel qursquoil est sans se raidir ni se plaindre Or le moraliste nous conseille de
nous comporter le plus honnecirctement possible tout en sauvegardant du mecircme coup notre
indeacutependance et notre protection
Ainsi gracircce aux faculteacutes drsquoobservation particuliegraveres agrave son geacutenie Saadi regarde
lrsquohomme se comporter envers ses semblables il perccediloit les fautes les deacutefauts et loin de
les critiquer acircprement il srsquoefforce dans sa poeacutesie de proposer des faccedilons et des regravegles
meilleures A ce propos il srsquoest clairement expliqueacute agrave plusieurs reprises laquo Heureux le
lecteur beacuteni du ciel agrave qui deux mots suffisent parmi les conseils de Saadi raquo1 srsquoeacutecrie-t-il
dans le Boustan et plus loin laquo Crsquoest la vertu la sagesse la beauteacute morale que je
ceacutelegravebre raquo2 Saadi a eacuteparpilleacute ses conseils dans toute son œuvre et il faut les y deacutecouvrir
laquo Mes conseils sont pleins de profit efforce-toi de les recueillir et avance sur la route qui
est la bonne pour te joindre aux eacutelus3 raquo Or laquo les discours de Saadi ne sont qursquoapologues et
conseils raquo et le lecteur doit apprendre agrave chercher les seconds agrave travers les premiers
Une autre caracteacuteristique de la morale de Saadi est sa modeacuteration singuliegravere Sa morale
est mesureacutee et en geacuteneacuteral pure elle ne peut ecirctre accuseacutee ni de relacircchement ni de
rigorisme Notre moraliste sait tenir le milieu entre le fatalisme qui reacuteduit lrsquohomme agrave lrsquoeacutetat
drsquoun ecirctre entiegraverement passif et lrsquoindeacutependance qui le livre entiegraverement agrave lui-mecircme et
semble le soustraire au pouvoir de la Diviniteacute Cette morale accorde agrave lrsquohomme un degreacute
drsquoindeacutependance relative en harmonie avec sa digniteacute En effet Saadi nrsquoest pas le seul
moraliste iranien agrave accorder ce pouvoir agrave lrsquohomme Charles-Henri de Foucheacutecour affirme
ainsi notre ideacutee laquo On assistera tout au long de lrsquohistoire de la morale persane agrave ce deacutebat agrave
propos de lrsquoeffort et du sort Les recueils de conseils ont simplement cru au pouvoir de
lrsquohomme [hellip] Devant ce sort fixeacute agrave lrsquohomme la morale par nature a affirmeacute la neacutecessiteacute
de lrsquoeffort humain4 raquo
En fait la seacuteveacuteriteacute des eacutetudes theacuteologiques la rigueur des pratiques soufies de sa
jeunesse ont rehausseacute la conception morale de la vie de Saadi Elles nrsquoont pas alteacutereacute la
spontaneacuteiteacute de son caractegravere ni la fraicirccheur naturelle de ses sentiments Par la tournure de
lrsquoesprit par le penchant inneacute de son cœur par son geacutenie fait de modeacuteration il nrsquoa rien de
lrsquoausteacuteriteacute drsquoun anachoregravete Lrsquoascegravese lui reacutepugne comme tout excegraves Son acircme nrsquoest pas
1 Boustan p 45 (I 8)
2 Ibid p 277 (VII)
3 Ibid p 336(VIII 8)
4 Charles-Henri de Foucheacutecour Moralia les notions morales dans la litteacuterature persane du 3e9e au 7e13e
siegravecle Paris Editions Recherche sur les Civilisations 1986 p 11
37
deacutechireacutee par des visions extatiques son mysticisme est plutocirct modeacutereacute et apaiseacute Sa pieacuteteacute
est sincegravere mais il ne va point aux extrecircmes agrave lrsquoexageacuteration laquo Il ne faut pas ecirctre plus
pieux que Mahomet raquo laquo A en juger par ses eacutecrits dit Sylvestre de Sacy Saadi nrsquoeacutetait point
de ces soufis hypocrites qui embrassent la vie spirituelle pour vivre dans la volupteacute et la
faineacuteantise aux deacutepens de la creacuteduliteacute des pieux musulmans car il traite sans meacutenagement
ceux qui deacuteshonorent par une semblable conduite la profession religieuse1 raquo
On peut dire que la morale de Saadi se rapproche plus de celle des fabulistes que de
celle des ascegravetes Pour lui la vraie pieacuteteacute reacuteside dans la bonteacute du cœur la pauvreteacute et les
maceacuterations ne sont pas des garants de salut Saadi est un esprit mesureacute qui sait appreacutecier
les agreacutements et les plaisirs de la vie Il faut rappeler qursquoagrave cocircteacute de ses deux œuvres
classiques le Boustan et le Gulistan Saadi a composeacute drsquoautres poeacutesies telles que les
Tayibacirct (les parfumeacutees) les Beacutedacircyi (les merveilleuses) des poeacutesies politiques et mecircme un
recueil de plaisanteries eacuterotiques et fort libres intituleacute Hazaliacirct
Il est vrai qursquoen vrai sage Saadi ne srsquoattache pas aux apparences exteacuterieures de la vie
mais il ne se deacutetourne pas des joies terrestres et ne proclame pas leur vaniteacute Certes devant
lrsquoEternel tout est vaniteacute et fumeacutee dans ce monde Pourtant dans notre existence eacutepheacutemegravere
il est licite de jouir de tout ce qursquoil y a de beau et drsquoagreacuteable sur la terre Un bon musulman
doit trouver dans les agreacutements du seacutejour terrestre un motif de consolation et une raison de
reconnaissance envers le Creacuteateur laquo Ainsi les ideacutees soufies de Saadi se fondent
harmonieusement avec sa morale humaine et bienveillante Il eacutetait reacuteserveacute au sage de
Chiraz drsquounir dans la poeacutesie persane les tendances mystiques et les tendances didactiques
qui furent primitivement seacutepareacutees2 raquo
Pour faire appreacutecier le caractegravere mesureacute et pratique de la morale de Saadi nous
citerons ce passage ougrave il deacutefend la richesse contre la pauvreteacute Tous les mystiques louent et
exaltent la pauvreteacute et Saadi ayant lui-mecircme lrsquoexpeacuterience de vie de derviche en connaicirct
les meacuterites mais il ne veut pas qursquoelle srsquoeacutelegraveve contre la richesse ni qursquoelle en
meacuteconnaisse les avantages moraux Dans la derniegravere historiette du chapitre VII du
Gulistan drsquoailleurs tregraves longue par rapport aux autres historiettes de ce livre il srsquoagit de la
dispute de Saadi avec un homme preacutesomptueux sur la deacutefinition de la richesse et de la
pauvreteacute Saadi raconte qursquoun soi-disant derviche avait devant lui profeacutereacute des plaintes et
blacircmeacute les riches
1 Citeacute par Barbier de Meynard in La Poeacutesie en Perse Paris Ernest Leroux 1877 p 49
2 Haiumldar Bammate Visage de lrsquoIslam Lausanne Librairie Payot 1946 p 373
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laquoChez les pauvres la main du pouvoir est lieacutee chez les riches le pied de la volonteacute est briseacute Il
nrsquoy a pas drsquoargent dans la main des hommes geacuteneacutereux il nrsquoy a pas de geacuteneacuterositeacute chez ceux qui
possegravedent des richesses raquo - Cette parole me deacuteplut dit Saadi agrave moi qui suis nourri des
bienfaits des grands1 raquo
De son cocircteacute Saadi se met agrave faire lrsquoeacuteloge des riches
laquo O mon ami les riches sont le revenu des malheureux le treacutesor de ceux qui vivent dans la
retraite le but vers lequel se dirigent les visiteurs le refuge des voyageurs [hellip] La tranquilliteacute
ne se reacuteunit pas agrave la pauvreteacute et le recueillement drsquoesprit nrsquoexiste pas dans la deacutetresse Lrsquoun (le
riche) a reacuteciteacute le commencement de la priegravere du soir un autre (le pauvre) srsquoest assis attendant
son souper Comment celui-ci ressemblerait-il jamais agrave celui-lagrave [hellip] Lrsquoarabe dit laquo Je me suis
reacutefugieacute pregraves de Dieu contre la pauvreteacute qui tient ses regards dirigeacutes vers la terre (par humiliteacute)
et contre le voisinage de lrsquoindividu que je nrsquoaime pashellip2 raquo
Ailleurs Saadi raconte lrsquohistoire drsquoun pauvre devenu riche Un passant qui lrsquoavait vu
nu et mendiant dans la poussiegravere revient au mecircme lieu et voit cet homme prisonnier entre
les mains des gardes et entoureacute drsquoune grande foule Il demande ce qui lui est arriveacute laquo Il a
bu du vin lui reacutepond-on fait du tapage et tueacute quelqursquoun Maintenant on le conduit au lieu
du suppliceraquo Saadi conclut son histoire par ces vers laquo Si le pauvre chat avait des ailes il
ferait disparaicirctre du monde la race des passereaux Arrive-t-il que le faible obtienne la
main de la puissance il se legraveve et il tord la main des faibles3 raquo Ces histoires ne sont peut-
ecirctre pas sublimes mais elles sont tregraves humaines et adoucissantes Et il serait injuste de ne
pas rappeler que ce genre drsquohistoires ne constitue qursquoune partie infime drsquoun ensemble
noble et eacuteleveacute
La Fontaine disait laquo Il avait du bon sens le reste vient ensuite4 raquo A lrsquoexemple de cet
adage de La Fontaine la morale de Saadi est pleine de bon sens Au sujet de ses conseils
moraux le moraliste a dit lui-mecircme laquo Ce sont les preacuteceptes de la sagesse qui dictent ses
versraquo5 Le bon sens eacuteclate agrave toutes les pages de ses recueils moraux laquo Ne te tourmente pas
inutilement de la haine de tes ennemis car malheureusement ton corps en subit les
conseacutequences raquo ou encore laquo Ne gacircche pas ta vie par des regrets et des laquo crsquoest
dommage raquo
1 Gulistan p 293 (VII 19)
2 Ibid pp 293-295
3 Ibid p 171 (III 16)
4 La Fontaine Les Fables laquo Le berger et le roi raquo (livre X fable IX)
5 Boustan p 104 (II 2)
39
Pour faire eacutecouter ses conseils agrave ses lecteurs sans pourtant les ennuyer notre moraliste
avait sa propre recette laquo La perle des conseils salutaires a eacuteteacute passeacutee dans le fil de
lrsquoeacuteloquence et le remegravede amer de la morale meacutelangeacute avec le miel de la plaisanterie afin
que lrsquoesprit de celui agrave qui je parlais ne fucirct pas ennuyeacute et que mon livre ne restacirct pas priveacute
du bonheur de plaire1 raquo Saadi connaissait donc tregraves bien cette grande regravegle classique agrave
savoir lrsquoart de plaire au public Cet art plus que les ideacutees qursquoil exprime est agrave lrsquoorigine de
la populariteacute de Saadi et neacutecessite donc drsquoecirctre examineacute dans ses diffeacuterents aspects
23 Art de Saadi
La poeacutesie de Saadi est remarquable par lrsquoharmonie et la simpliciteacute du style la concision et
la justesse de la langue la vivaciteacute Ce sont ces caracteacuteristiques qui distinguent notre poegravete
entre tous ses confregraveres de lrsquoIran H Masseacute reconnaicirct que laquo le style da Saadi si lrsquoon en
efface quelques taches nrsquoest pas eacuteloigneacute de la perfection raquo2 Plus loin il ajoute que laquo par
comparaison avec les eacutecrivains qui lrsquoont suivi [hellip] Saadi preacutesente presque toutes les
qualiteacutes qursquoon exige drsquoun styliste classique raquo3
231 La simpliciteacute et la vivaciteacute
La simpliciteacute constitue la premiegravere qualiteacute de ce style au point que lrsquoon a appeleacute la poeacutesie
de Saadi laquo un chef-drsquoœuvre de simpliciteacute eacuteleacutegante raquo4 Son persan est une langue parvenue agrave
sa pleine maturiteacute simple et inimitable Saadi est maicirctre dans lrsquoart drsquoexprimer maintes
subtiliteacutes dans un style simple et en mecircme temps savoureux Pour ce faire il deacuteveloppe
toujours ses thegravemes poeacutetiques agrave lrsquoaide des images Celles-ci constituent la base de ses
moyens drsquoexpression et un eacuteleacutement indispensable agrave son style Ainsi lrsquoideacutee et son image
sont eacutetroitement lieacutees dans ses eacutecrits Par exemple laquo Il ne faut jamais dire une parole sans
y avoir reacutefleacutechi ni couper une eacutetoffe avant de lrsquoavoir mesureacutee5 raquo Parfois mecircme la penseacutee
est si intimement confondue avec son image qursquoil est difficile de les distinguer lrsquoune de
lrsquoautre Cet agencement des ideacutees et des images a eacuteteacute tregraves habilement reacutealiseacute par le poegravete de
sorte que le lecteur avant mecircme qursquoil ne srsquoaperccediloive de la figure employeacutee est
spontaneacutement attireacute par lrsquoharmonie et la douceur des vers De lagrave reacutesulte toute la saveur de
1 Gulistan p 349 (VIII)
2 H Masseacute op cit p 237
3 Ibid p 238
4 Reneacute Basset citeacute par H Masseacute dans Essai sur le poegravete Saadi op cit p 237
5 Boustan p 279 (VII)
40
ce style un style tout uni gracircce auquel Saadi peut exposer sa morale pratique de maniegravere agrave
ecirctre tregraves agreacuteable agrave lire
Quant aux regravegles grammaticales elles sont respecteacutees minutieusement et le mieux
possible Les vers gardent leur rythme et leur musicaliteacute sans que cela nuise agrave la tournure
logique des phrases Autrement dit Saadi ne sacrifie pas la grammaire aux deacutepens de la
musique de sa poeacutesie en mecircme temps que celle-ci reste bellement harmonieuse Ce fait
Saadi est capable de le reacutealiser gracircce agrave son geacutenie dans une langue tregraves fine et naturelle et
malgreacute les contraintes de la rime
Un autre trait du geacutenie de Saadi est la vivaciteacute de son esprit se refleacutetant eacutegalement
dans son style qualiteacute incontournable que le fardeau des ans nrsquoavait nullement amortie
chez lui Ce trait se manifeste dans son œuvre sous une ironie qui rend ses reacutecits plus
touchants son discours plus vif et ses ideacutees plus convaincantes Cette ironie est souriante et
a son origine dans la maniegravere de penser et la vision du monde du poegravete elle est pleine
drsquoacircme et de vie
232 La concision et la justesse de langue
Dans sa poeacutesie aussi bien que dans sa prose qui est drsquoailleurs une prose poeacutetique Saadi
utilise une langue pure et juste Aucun mot nrsquoa eacuteteacute ajouteacute ou supprimeacute au hasard Ce choix
preacutecis des mots cette justesse de la langue aboutissent agrave une concision qui constitue la
qualiteacute supeacuterieure de lrsquoart de Saadi Persuadeacute que le public est lasseacute des phrases
rechercheacutees et trop orneacutees des liaisons trop compliqueacutees qui engendrent des phrases
paraissant ne jamais devoir finir tant elles sont longues Saadi creacutee son propre style dont
lrsquoun des traits les plus caracteacuteristiques est la concision Celle-ci comme nous avons montreacute
plus haut est surtout mise en pratique dans le Gulistan Le style de Saadi avec son tour
moins long mais non moins eacuteprouveacute ne semble appreacutecier ni les conjonctions ni les
transitions bien qursquoil attache beaucoup drsquoimportance agrave lrsquoenchaicircnement des ideacutees Cette
briegraveveteacute du style ne se reacutevegravele pas seulement dans le nombre drsquoeacuteleacutements que contiennent les
phrases lrsquoimpression qursquoelle provoque srsquoexplique parfois par lrsquoutilisation de moyens qui
ne sont pas toujours arithmeacutetiquement eacuteconomiques
En fait Saadi a eacuteviteacute toute hyperbole inutile qui non seulement aurait alourdi son
texte mais aussi aurait nui agrave la beauteacute de sa poeacutesie Cette concision savamment pratiqueacutee
creacutee des images subtiles enrichit son langage poeacutetique et donne de la force agrave son
expression Ses contes se distinguent par la briegraveveteacute quelques lignes (parfois mecircme
quelques mots) lui suffisent ordinairement pour en faire le reacutecit
41
laquo Un certain roi dit agrave un religieux laquo Te souviens-tu jamais de nous raquo Il reacutepondit
laquo Oui certes toutes les fois que jrsquooublie Dieu1 raquo
Lagrave ougrave Saadi srsquoexprime en deux mots un autre nrsquoaurait pu dire la mecircme chose qursquoen deux
lignes Il est agrave noter que la concision chez Saadi nrsquoest pas leacutegegravere et deacutepourvue de sens
mais bien significative et pleine de penseacutee Par exemple lorsqursquoil veut mettre en cause
lrsquoinjustice de certains rois
laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est le
meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment -lagrave tu
ne vexes personne2 raquo
Bien que concises ces anecdotes gardent leur caractegravere persuasif par rapport agrave la
penseacutee qursquoelles veulent exposer surtout gracircce aux images que lrsquoauteur sait habilement
creacuteer ou choisir Par exemple pour persuader le lecteur laquo sur le meacuterite de la modeacuteration
des deacutesirs raquo (troisiegraveme chapitre du Gulistan) Saadi raconte des reacutecits amusants et pleins
drsquohumour dont le premier reacutesume en deux mots (laquo lrsquoeacutequiteacute raquo et laquo la tempeacuterance raquo) les
moyens de faire disparaicirctre la mendiciteacute dans le monde
laquoUn mendiant africain disait dans la galerie des fripiers agrave Alep laquo O riches si vous aviez de
lrsquoeacutequiteacute et que nous eussions la tempeacuterance la coutume de demander lrsquoaumocircne disparaicirctrait du
monde3 raquo
laquo Jamais je ne mrsquoeacutetais affligeacute des vicissitudes de la fortune et jamais je nrsquoavais contracteacute mon
visage agrave cause des reacutevolutions du ciel excepteacute une fois que mon pied eacutetait nu et que je nrsquoavais
pas le moyen drsquoacheter des babouches Jrsquoentrai tout affligeacute dans la mosqueacutee de Coufah
[Koufa] et je vis un homme qui nrsquoavait point de pieds Je louai Dieu je lui rendis gracircce de ses
bienfaits et je patientai de mon manque de souliers4 raquo
laquo Un homme qui avait les pieds et les mains coupeacutes tua un mille-pieds (scolopendre) Un sage
passa pregraves de lui et dit laquo Dieu soit loueacute Avec mille pieds qursquoil avait lorsque son heure est
arriveacutee il nrsquoa pu fuir un homme sans pieds et sans mains5 raquo
Un autre exemple toujours dans le mecircme contexte et pour blacircmer la convoitise est le
distique suivant laquo Lrsquoœil du convoiteux ne sera pas plus rempli par les richesses de ce
1 Gulistan p 115 (II 15)
2 Ibid p 47 (I 12)
3 Ibid p 157 (III 1)
4 Ibid p 174 (III 19)
5 Ibid p 183 (III 25)
42
monde que le puits par la roseacutee raquo1 Parfois toute une histoire toute une doctrine est
reacutesumeacutee dans deux phrases et cela tregraves deacutelicieusement crsquoest le cas de ce cheikh de la
Syrie par la bouche de qui Saadi deacutefinit laquo la reacutealiteacute de la doctrine des soufis
laquo Avant elle il y avait dans le monde une troupe drsquohommes troubleacutes en apparence et recueillis
en reacutealiteacute Aujourdrsquohui il y a une troupe drsquohommes recueillis exteacuterieurement et troubleacutes
inteacuterieurement2 raquo
Certes la traduction nrsquoest pas capable de repreacutesenter toute lrsquoeacuteloquence et la deacutelicatesse de
la poeacutesie de Saadi ni cet art de concision dans lequel il a excelleacute
Outre la briegraveveteacute que lrsquoon remarque tout de suite en lisant les reacutecits la concision se
manifeste surtout dans la moraliteacute qursquoils renferment Ainsi les sentences se trouvant
souvent agrave la fin des anecdotes dont elles se deacutetachent comme naturellement deacutepassent
rarement une phrase mais toute une penseacutee y est exprimeacutee Un bon exemple agrave cet eacutegard
tireacute du Gulistan crsquoest la reacuteponse de ce serviteur agrave son roi qui apregraves avoir reacuteussi dans une
affaire importante veut accomplir son vœu (distribuer de lrsquoargent aux ascegravetes)
laquo Il [le roi] donna donc une bourse de drachmes agrave un de ses serviteurs afin qursquoil les employacirct
pour les religieux On dit que crsquoeacutetait un esclave intelligent et prudent il tourna de cocircteacute et
drsquoautres pendant tout le jour et revint agrave la nuit Il baisa les drachmes les placcedila devant le roi et
lui dit laquo Quoique jrsquoaie chercheacute des religieux je nrsquoen ai pas trouveacute raquo Le roi reacutepondit laquo Quel
est ce rapport Je sais qursquoil y a dans cette ville quatre cents religieux raquo Lrsquoesclave reprit laquo O
seigneur du monde celui qui est vraiment religieux ne recevra pas cet argent et celui qui le
recevra nrsquoest pas un religieux3 raquo
Nous remarquons ici la force expressive de la sentence finale piquante et ingeacutenieusement
exprimeacutee La briegraveveteacute de la reacuteponse de lrsquoesclave et lrsquoironie employeacutee renforcent lrsquoideacutee qursquoa
voulu exposer lrsquoauteur sur les faux ascegravetes Drsquoautant plus qursquoici la traduction ne rend pas
exactement la briegraveveteacute de lrsquoexpression dans lrsquooriginal qui pourrait ecirctre ainsi traduite laquo
Celui qui est ascegravete ne reccediloit pas et celui qui reccediloit nrsquoest pas ascegravete raquo
Nous avons dit ndash et nous le reacutepeacutetons encore ndash que malheureusement la deacutelicatesse du
style nous eacutechappe dans une traduction crsquoest-agrave-dire que le rythme la cadence le tour de
phrase ne peuvent ecirctre rendus dans une langue eacutetrangegravere sans deacuteformer ou affaiblir
1 Ibid p 302 (VII 18)
2 Ibid p 126 (II 25)
3 Ibid p 141 (II 35)
43
seacuterieusement la force du texte original H Masseacute a eu beau dire que la saveur du style de
Saadi laquo ne disparaicirct point mecircme dans une traduction raquo1 nous pensons comme Defreacutemery
que le meacuterite de son style laquo ne peut ecirctre appreacutecieacute que des personnes verseacutees dans la
connaissance de la langue persane raquo2 et que lrsquoon ne peut guegravere retrouver ces subtiliteacutes
poeacutetiques dans les traductions ndash mecircme dans les meilleures
Saadi excelle dans tous les genres poeacutetiques qasida (eacuteleacutegie) ghazal (ode) marsieh
(eacuteleacutegie funegravebre) poeacutesie pieuse et mystique distique ou quatrain Mais il a surtout excelleacute
dans lrsquoode et a renouveleacute le genre en exprimant maintes subtiliteacutes dans un style simple il
est consideacutereacute par ses compatriotes comme un maicirctre du ghazal digne preacutecurseur de Hafez
qui occupe le sommet dans ce genre Jacircmi disait laquo Dans la poeacutesie trois personnes sont des
prophegravetes quoique Mahomet ait dit laquoIl nrsquoy aura pas de prophegravete apregraves moiraquo Ce sont
pour les descriptions les eacuteleacutegies et lrsquoode Ferdouci Anvari et Sadi3 raquo Saadi eacutecrivait en
arabe aussi Il a composeacute pregraves de sept cent distiques en langue arabe Il eacutecrivait dans cette
langue comme dans sa propre langue avec la mecircme simpliciteacute merveilleuse le mecircme
naturel inimitable que ses poegravemes persans en mecircme temps ses vers restent remplis de
sentiments patheacutetiques et touchants
Pour finir ce passage sur lrsquoart de Saadi nous citons ce jugement de Jean Chardin un
des premiers Franccedilais apregraves Andreacute Du Ryer agrave faire connaicirctre Saadi en France gracircce agrave sa
fameuse relation de voyage laquo Elle [la poeacutesie persane] est partout noble haute et releveacutee
dans les penseacutees douce dans les expressions et juste dans les termes qui sont toujours les
plus propres et qui peignent la chose agrave lrsquoimagination aussi vivement qursquoun ouvrage
mateacuteriel4 raquo Chardin eacutenumegravere ici les grandes qualiteacutes de la poeacutesie persane et quelques
pages plus loin il donne la traduction des vers de Saadi comme un meilleur exemple de
cette poeacutesie Donc la deacutefinition qursquoil donne correspond aussi bien agrave la poeacutesie de Saadi
Gracircce agrave toutes ces qualiteacutes Saadi connut une renommeacutee exceptionnelle qui reste
toujours drsquoactualiteacute De son vivant mecircme Saadi jouissait drsquoune ceacuteleacutebriteacute exemplaire dans
son pays aussi bien que dans tout lrsquoOrient musulman Il nrsquoheacutesite pas lui-mecircme agrave eacutevoquer sa
propre reacuteputation et agrave faire lrsquoeacuteloge de son art dans la preacuteface du Gulistan
1 H Masseacute op cit p 238
2 Gulistan p XLI
3 Abd-ol Rahman Jacircmi Bahacircrestan citeacute par Defreacutemery in Gulistan p XLIII
4 Jean Chardin Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de lOrient nouvelle eacutedition par L
Langlegraves tome V Paris le Normant 1811 p 134
44
laquo La brillante renommeacutee de Sadi qui a passeacute dans toutes les bouches le bruit de ses paroles qui
srsquoest reacutepandu sur la surface de la terre le calem agreacuteable de ses narrations qui est mangeacute
comme du sucre et la feuille de ses productions que lrsquoon porte comme du papier drsquoorhellip1 raquo
La populariteacute et la gloire dont jouit le poegravete de Chiraz sont presque uniques au monde
En Iran on ne trouve personne qui ne sache son nom et presque tout le monde sait par
cœur au moins quelques-uns de ses distiques Certains de ses vers on en compte pregraves de
cinq cent sont mecircme devenus des proverbes auxquels les Iraniens ont pris lrsquohabitude de
recourir depuis des siegravecles Son Boustan et son Gulistan sont tous les ans reacuteeacutediteacutes et on en
trouve chez presque toutes les familles iraniennes
On peut en dire autant de la plupart des peuples de lrsquoAsie Les Hindous les Afghans
les habitants de lrsquoAsie centrale les Turcs les habitants de la Meacutesopotamie et autres pays
de langue arabe cheacuterissent aussi plus ou moins le ceacutelegravebre poegravete persan De son temps agrave
nos jours il est resteacute avec Hafez le poegravete le plus populaire de lrsquoIran Et nous allons voir
comment trois siegravecles et demi apregraves sa mort cette renommeacute deacutepassera les frontiegraveres
iraniennes pour arriver en France et par lagrave dans toute lrsquoEurope
1 Gulistan preacuteface p 6
45
CHAPITRE II
SAADI EN FRANCE
Aucun eacutecrivain oriental ne se precircte mieux que Saadi aux rapprochements avec notre propre litteacuterature
Barbier de Meynard Boustan (1880)
La ceacuteleacutebriteacute de Saadi fut immense de son vivant mecircme et grandit encore apregraves sa mort
Deacutejagrave populaire dans son pays il fut imiteacute degraves le XVe siegravecle et jusqursquoau milieu du XIXe
siegravecle1 Sa populariteacute franchit largement les frontiegraveres de la Perse et deacutepassant la Turquie et
tout lrsquoOrient atteint lrsquoOccident plus de trois siegravecles et demi apregraves sa mort agrave la suite de la
premiegravere traduction du Gulistan en franccedilais par Andreacute du Ryer en 1634
Gracircce agrave cette traduction de du Ryer le nom de Saadi commence agrave ecirctre connu des
Franccedilais Cet eacuteveacutenement est consideacutereacute agrave juste titre comme un tournant dans lrsquohistoire des
eacutechanges culturels entre la France et lrsquoIran car crsquoeacutetait la premiegravere fois que lrsquoon traduisait
un chef-drsquoœuvre de la litteacuterature persane en franccedilais De mecircme comme nous allons le
montrer ce sont les Franccedilais qui font connaicirctre Saadi aux autres pays europeacuteens Ainsi
Saadi devient le premier poegravete persan agrave acqueacuterir la populariteacute qursquoil meacuteritait en Europe En
France un nombre drsquoeacutecrivains de poegravetes de savants et de penseurs lui fit un accueil
favorable durant les siegravecles qui suivent cette premiegravere traduction chacun a interpreacuteteacute son
œuvre et en a tireacute profit selon son goucirct et agrave sa propre maniegravere Avant drsquoentrer dans les
deacutetails agrave ce propos ce qui sera lrsquoobjet des deux derniegraveres parties de notre travail il est
neacutecessaire de deacuteterminer les conditions qui ont favoriseacute lrsquoentreacutee de lrsquoœuvre de Saadi en
France et surtout dans les milieux litteacuteraires franccedilais
1 Plusieurs poegravetes persans ont essayeacute en vain de creacuteer des ouvrages semblables agrave son Gulistan son chef-drsquoœuvre reste inimitable Voir supra p 34
46
1
AUX ORIGINES DE LA CONNAISSANCE DE SAADI EN FRANCE
11 Les voyageurs les consuls et les religieux
Nous nrsquoavons pas lrsquointention ici de disserter sur les premiegraveres relations entre la France et
la Perse sujet assez banaliseacute dans de nombreux ouvrages et articles1 Au contraire nous
nous contenterons de quelques geacuteneacuteraliteacutes indispensables pour aborder le sujet et esquisser
un scheacutema bref des diffeacuterentes eacutetapes du parcours de lrsquoœuvre de Saadi vers les milieux
litteacuteraires franccedilais sans tomber dans le piegravege des reacutepeacutetitions fastidieuses
Les premiers signes de lrsquointeacuterecirct des Franccedilais pour la langue et la litteacuterature persanes
remontent au XVIe siegravecle vers la fin de la Renaissance laquo Dans le sillage de lrsquohumanisme
du XVIe siegravecle la recherche des textes scientifiques philosophiques ou historiques de
lrsquoantiquiteacute transmis aux musulmans et lrsquointeacuterecirct croissant pour la philologie amegraveneront
plusieurs savants agrave srsquointeacuteresser agrave lrsquoIran2 raquo Ce recours aux textes et le souci de les lire de
les commenter et de les eacutediter ont attireacute de plus en plus lrsquoattention vers la langue et la
litteacuterature persanes sur lesquelles on disposait de quelques renseignements en France On
savait par exemple que cette litteacuterature eacutetait tregraves riche et que les lettreacutes ottomans aussi la
cultivaient A commenceacute alors une sorte de quecircte des livres et des manuscrits persans
Les missionnaires diplomatiques et religieux sont les premiers agrave pouvoir se procurer
des manuscrits persans et par la suite les rapporter en France Lrsquoun drsquoentre eux crsquoest
Franccedilois Savary de Bregraveves (1560-1628) ambassadeur drsquoHenri IV agrave Constantinople de
1591 agrave 1605 et un des plus ceacutelegravebres orientalistes de son temps Il eacutetait tregraves favorable au
rapprochement franco ottoman et fit conclure en 1604 entre la France et la Turquie un
traiteacute drsquoalliance et de commerce Il avait eacutetudieacute les langues orientales et apregraves son retour en
France il essaya de concreacutetiser son plus cher projet creacuteer agrave Paris un collegravege polyglotte de
langues orientales3 auquel serait rattacheacutee une imprimerie dans le but de publier des textes
en arabe en turc et en persan Mais ce projet eacutechoua en raison de la disparition de ses
protecteurs Cependant il avait reacuteussi agrave transfeacuterer drsquoIstanbul une centaine de manuscrits
1 Voir parmi tant drsquoautres Olivier H Bonnerot La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle Paris - Genegraveve Champion -Slatkine 1988 Jeanne Chaybany Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle Paris 1967 Francis Richard laquo Aux origines de la connaissance de la langue persane en France raquo in Luqmacircn 3egraveme anneacutee ndeg 1 Automne - Hiver 1986-87 pp 23-42 2 Francis Richard laquo Aux origines de la connaissance de la langue persane en France raquo op cit p 24 3 Une chaire de langue arabe eacutetait deacutejagrave creacuteeacutee au Collegravege Royal (lrsquoactuel Collegravege de France) en 1587 sur lrsquoordre de Henri III
47
orientaux laquo dont une dizaine de volumes en persan raquo1 creacuteant ainsi une bibliothegraveque
orientale tregraves importante en France
Deux autres noms sont agrave retenir ici Pacifique de Provins et Gabriel de Paris deux
missionnaires religieux franccedilais qui arrivent agrave Ispahan en 1628 Ils avaient eacuteteacute envoyeacutes par
Louis XIII agrave la cour de Chah Abbas 1er (1571-1629) roi de Perse pour neacutegocier une
alliance commerciale et militaire entre les deux pays En fait degraves les premiegraveres anneacutees de
son regravegne Chah Abbas srsquoeacutetait montreacute geacuteneacutereux dans la reacuteception des missionnaires
franccedilais qui arrivaient en Perse voulant ainsi srsquoapprocher de plus en plus des grandes
puissances europeacuteennes y compris la France Il pourrait ainsi se deacutebarrasser deacutefinitivement
de ses ennemis crsquoest-agrave-dire les Turcs ottomans Lrsquooccasion eacutetait alors favorable pour les
rois chreacutetiens drsquoenvoyer degraves les premiegraveres anneacutees du XVIIe siegravecle des missions de
religieux catholiques en Perse avec un rocircle politique aussi bien que religieux Crsquoest dans
ces conditions que Pacifique de Provins et Gabriel de Paris se rendent en Iran Le premier
repart tregraves vite pour Paris avec une lettre de Chah Abbas pour Louis XIII tandis que le
deuxiegraveme srsquoinstalle agrave Ispahan et ne rentre agrave Paris qursquoen 1637 Gabriel de Paris fonde agrave
Ispahan le couvent des capucins franccedilais qursquoil dirigea jusqursquoen 1636 et qui ne fut fermeacute
qursquoen 1750 Lui et ses successeurs cultiveacutes et connaissant bien le persan ont joueacute un rocircle
important dans la deacutecouverte de la culture et de la langue persanes en France au XVIIe
siegravecle
Les premiers religieux franccedilais envoyeacutes en Iran apprennent le persan avec beaucoup
de zegravele Etant eux-mecircmes pour la plupart savants et cultiveacutes ils restent en rapport avec les
Persans eacuterudits et composent mecircme de petits essais en langue persane En fait degraves 1630 la
congreacutegation De Propaganda Fide2 de Rome chargeacutee drsquoorganiser des missions leur avait
demandeacute de reacutediger un dictionnaire persan complet agrave lrsquousage des nouveaux missionnaires
qui se rendraient en Iran Le reacutesultat est un dictionnaire nommeacute Farhang-e Jahacircngiri qui
est aujourdrsquohui perdu et dont il ne reste que des eacuteleacutements Le ceacutelegravebre traducteur des Mille
et un jours Petis de la Croix se servira de ce dictionnaire pour apprendre le persan lors de
son seacutejour chez les capucins drsquoIspahan en 1674-75 Il fera une copie de ce dictionnaire de
sa propre main ougrave il donnera la traduction des mots en franccedilais Ce manuscrit est
aujourdrsquohui conserveacute agrave la Bibliothegraveque Nationale de France mais il ne fut
malheureusement jamais imprimeacute3
1 Francis Richard op cit p 25 2 La sacreacutee Congreacutegation pour la Propagation de la Foi 3 Voir F Richard op cit p 28
48
Notons au passage que la premiegravere grammaire persane dont on dispose fut eacutegalement
reacutedigeacutee par un theacuteologien et orientaliste hollandais nommeacute Louis de Dieu (1570-1642)
Lrsquoouvrage porte le titre de Rudimenta linguae persicae et fut publieacute en 1638 agrave Leyde Il fut
ensuite traduit en anglais et publieacute agrave Londres en 1649 Cette grammaire aura eacuteteacute utiliseacutee
tregraves longtemps par les religieux les orientalistes et tous ceux qui deacutesiraient apprendre le
persan1
Ainsi la langue persane fait peu agrave peu son entreacutee dans les milieux religieux et
litteacuteraires de Paris Apregraves son retour en France Pacifique de Provins publie sa Relation du
voyage de Perse en 1631 Trois ans apregraves en 1634 le premier ouvrage litteacuteraire persan le
Gulistan de Saadi est traduit en franccedilais par Andreacute du Ryer lui aussi orientaliste et envoyeacute
en mission diplomatique en Iran
12 Andreacute Du Ryer le premier traducteur de Saadi en franccedilais
Parmi les missionnaires qui reacuteussirent agrave se procurer des manuscrits persans et agrave les
rapporter en France Andreacute Du Ryer de Malezair (1580-1660) neacute agrave Marcigny en
Bourgogne meacuterite une mention speacuteciale Il est Consul de France agrave Alexandrie jusqursquoen
1630 Apregraves son retour en France agrave cette date il devient secreacutetaire interpregravete du roi pour les
langues orientales En 1631 Louis XIII le charge drsquoune mission diplomatique en Iran pour
reprendre les neacutegociations de ses preacutedeacutecesseurs Pacifique de Provins et Gabriel de Paris
qui nrsquoavaient pas abouti agrave la suite de la mort de Chah Abbas 1er2 Mais Du Ryer ne peut
aller plus loin que la Turquie et nrsquoatteindra jamais lrsquoIran Murat IV qui eacutetait attentif aux
relations politiques et commerciales entre lrsquoIran et la France le retint agrave sa cour3 et le
chargea agrave son tour en 1632 drsquoune mission aupregraves de Louis XIII laquo Il lui remit eacutegalement
un firman ougrave il ordonnait agrave tous les agents du gouvernement ottoman sur son chemin de
Constantinople agrave Paris de le recevoir de leur mieux4 raquo
Donc cette mission persane de Du Ryer pareille agrave celle de ses preacutedeacutecesseurs nrsquoa pas
eu de suites non plus En revanche durant son seacutejour agrave Istanbul et agrave Constantinople il a eu
cette opportuniteacute drsquoobtenir de nombreux manuscrits turcs et persans et de les ramener en
France Il pouvait compleacuteter ainsi sa collection de livres orientaux qursquoil avait rassembleacutes
1 Ibid p 31 2 Lrsquoaccord conclu entre Chah Abbas 1er et Pacifique de Provins consistait agrave lrsquoenvoi de France drsquoune presse destineacutee agrave imprimer le persan Mais cet accord nrsquoa pas eu de suites car le chah est mort en 1629 et son successeur Chah Seacutefi nrsquoa pas manifesteacute autant de zegravele pour la chose 3 En raison des hostiliteacutes entre la Turquie et la Perse les envoyeacutes des cours occidentales mecircme les officiels nrsquoobtenaient pas toujours lrsquoautorisation des Turcs pour le passage drsquoEurope en Perse 4 Javad Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon Teacuteheacuteran Eacuted Alhoda 1999 p 36
49
pendant ses anneacutees de mission agrave lrsquoeacutetranger Parmi ces textes se trouvaient surtout les
manuscrits du Gulistan de Saadi qursquoil utilisa apregraves son retour agrave Paris pour sa traduction en
franccedilais de ce livre paru pour la premiegravere fois en 1634 sous le titre Gulistan ou lrsquoEmpire
des Roses Au deacutebut de ce livre Du Ryer dit comment il avait chercheacute des manuscrits
partout ougrave il eacutetait en mission laquo Le long-temps que jrsquoay servy le Roy amp ma patrie dans les
pays estrangers ma (sic) donneacute Moyen drsquoapprendre leurs mœurs amp coustumes avec le
langage des Turcs Persans amp Arabes Fueilletant (sic) les Bibliotheques des plus curieux
drsquoentrrsquoeux en Egypte au grand Caire amp agrave Constantinoplehellip1 raquo Il serait ensuite tombeacute sous
le charme de cette poeacutesie de Saadi et aurait tenteacute de la traduire
laquo Jrsquoay rencontreacute que le livre intituleacute Gulistan crsquoest-agrave-dire lrsquoEmpire des Roses est fort priseacute
entrrsquoeux pour la subtiliteacute de ses responses pour la soliditeacute de son discours douceur de sa
poeumlsie amp graviteacute de ses sentences Crsquoest ce qui mrsquoa convieacute depuis mon retour drsquoemployer
quelques heures de mon loisir agrave la version lrsquohabillant agrave la Franccediloise Et quoy que je nrsquoaye pas
la politesse du langage ny la mignardise des paroles exquises pour representer sa naiumlfveteacute et
qursquoil soit assez difficile de donner agrave la prose la grace et lrsquoornement de ses vers hellip2 raquo
Les manuscrits qursquoutilisa Andreacute Du Ryer pour cette traduction sont conserveacutes aujourdrsquohui
agrave la Bibliothegraveque Nationale de France sous les cotes persans 288 et 355
Drsquoapregraves ce qursquoil dit lui-mecircme dans le passage ci-dessus Du Ryer connaissait les
langues turque persane et arabe Ainsi en tant qursquoorientaliste et interpregravete des langues
orientales agrave la cour de Louis XIII il a traduit plusieurs textes de ces langues en franccedilais Il
est par exemple lrsquoauteur drsquoune grammaire turque imprimeacutee en 1630 et de nombreux
dictionnaires resteacutes manuscrits Il a eacutegalement traduit le Coran dont la premiegravere eacutedition a
eacuteteacute publieacutee en 1647 sous le titre LrsquoAlcoran de Mahomet Comme nous avons dit au deacutebut
de ce passage il eacutetait consul en Egypte et avait aussi seacutejourneacute en Turquie il aurait alors pu
apprendre lrsquoarabe et le turc durant ces seacutejours Pourtant en ce qui concerne la langue
persane on ignore comment et dans quelle mesure lrsquoavait-il apprise Or agrave la lecture de sa
traduction du Gulistan on remarque tout de suite qursquoelle nrsquoest pas exhaustive et qursquoelle
porte en plus de freacutequentes erreurs de traduction parfois tregraves graves
1 Andreacute du Ryer Gulistan ou lrsquoEmpire des roses composeacute par Sadi prince des poegravetes Turcs et Persans Paris Antoine de Sommaville 1634 cette citation se trouve agrave la 2egraveme page de lrsquoeacutepicirctre qui est placeacutee au deacutebut du livre et qui ne porte pas drsquoindication de page 2 Ibid
50
Lrsquoimportance de cette premiegravere traduction du chef-drsquoœuvre de Saadi en France nous
conduit donc agrave lrsquoeacutetudier ici de plus pregraves ce qui nous paraicirct drsquoailleurs indispensable pour la
suite de notre travail de recherche
2
LA TRADUCTION DU GULISTAN PAR ANDREacute DU RYER
Comme nous lrsquoavons deacutejagrave indiqueacute le nom de Saadi nrsquoeacutetait encore jamais connu du
public franccedilais lorsqursquoen 1634 parut agrave Paris chez lrsquoeacutediteur de Sommaville la premiegravere
traduction du Gulistan Le titre de lrsquoouvrage est tregraves long et fournit agrave lui seul assez de
renseignements sur le traducteur
laquo GULISTAN OU LrsquoEMPIRE DES ROSES Composeacute par SADI Prince des Poeumltes Turcs et
Persans Traduit en franccedilais par Andreacute Du Ryer sieur de Malezair Gentil-homme ordinaire de
la Chambre du Roy Chevalier de lrsquoOrdre du S Spulchre de Jerusalem cy-devant Consul pour
sa Majesteacute amp ses nations en Alexandrie au grand Caire amp Royaume drsquoEgypte raquo
Cette traduction est deacutedieacutee agrave laquo Monsieur Hotman Seigneur de Morfontaine Abbeacute de S
Mard Conseiller du Roy en sa Cour de Parlement raquo
Lrsquoouvrage deacutebute par une eacutepicirctre dans laquelle Du Ryer expose comment le long-temps
qursquoil a servi le roi et sa patrie dans les pays eacutetrangers lui laquo a donneacute moyen drsquoapprendre
leurs mœurs et coustumes avec le langage des Turcs Persans et Arabes raquo Apregraves avoir
preacuteciseacute qursquoil a deacutecouvert laquo le Gulistan crsquoest-agrave-dire lrsquoEmpire des roses en fueilletant (sic)
les Bibliothegraveques des plus curieux drsquoentrrsquoeux en Egypte au Grand Caire et agrave
Constantinople raquo il fait remarquer avec finesse que ce livre est appreacutecieacute chez les Orientaux
laquo pour la subtiliteacute de ses reacuteponses pour la soliditeacute de son discours douceur de sa poeacutesie et
graviteacute de ses sentences raquo et il ajoute qursquoil meacuterite en raison de ces rares qualiteacutes drsquoecirctre
reacutepandu parmi les Franccedilais Des qualiteacutes qui malheureusement ne reacuteapparaissent pas en
grande partie dans cette traduction et que par conseacutequent le public franccedilais ne pourra pas
appreacutecier comme il faudrait La raison il faut la chercher dans les inconveacutenients de la
traduction de Du Ryer dont nous allons donner quelques exemples parmi les plus
importants
51
21 La preacutesentation mateacuterielle non respecteacutee une traduction monotone
Nous commenccedilons drsquoabord par la forme et la preacutesentation mateacuterielle de lrsquoouvrage En fait
lrsquoEmpire des Roses que lrsquoon appelle la premiegravere traduction du Gulistan nrsquoest qursquoun extrait
imparfait de ce livre de Saadi De quelques 180 historiettes des sept premiers chapitres du
livre Du Ryer nrsquoa traduit que la moitieacute pregraves de 90 historiettes Quant aux sentences et
moraliteacutes du dernier chapitre qui sont au nombre de 109 seulement une quarantaine a eacuteteacute
traduite Ainsi le Gulistan est reacuteduit agrave un tiers de son volume dans la traduction De plus
la plupart des historiettes ne sont pas traduites dans leur inteacutegraliteacute et le traducteur nrsquoen a
donneacute que de simples adaptations Du Ryer ne fait aucune remarque au sujet de cette
importante mutilation de lrsquoouvrage et se contente dans son eacutepicirctre drsquoune simple excuse des
erreurs qursquoil aurait commises Nous ajoutons que cette mutilation du texte nrsquoest pas due agrave
lrsquoeacutetat du manuscrit que le traducteur a utiliseacute pour sa traduction comme lrsquoa montreacute
Farangis Djabarnejad Karimi dans son eacutetude sur lrsquoouvrage de Du Ryer
laquo On peut donc affirmer et cela sans heacutesitation que des lacunes existant dans la traduction ne
sont pas dues agrave lrsquoeacutetat deacutefectueux du manuscrit mais [hellip] elles proviennent de la neacutegligence du
traducteur de sa fantaisie drsquoune intention preacutecise venant de sa part ou tout simplement du fait
que le sens de certaines phrases lui a eacutechappeacute1 raquo
Drsquoailleurs dans cette traduction nous ne voyons aucune trace de la varieacuteteacute par laquelle
Saadi a eacutelaboreacute le Gulistan et qui constitue un eacuteleacutement cleacute du charme de son livre La
lecture la plus superficielle reacutevegravele la monotonie du texte qui est tout en prose et composeacute
des paragraphes enchaicircneacutes uniformeacutement Les historiettes qui dans lrsquooriginal se deacutetachent
les unes des autres en eacutetant annonceacutees par le mot laquo Hekacircyat raquo (historiette) se suivent dans
la traduction comme des paragraphes et la seule indication qui marque la fin drsquoune
historiette est le fait que celle-ci se deacutetache de la suivante par un simple retour agrave lrsquoalineacutea A
lrsquointeacuterieur mecircme des historiettes ce meacutelange agreacuteable et savant de prose et de vers utiliseacute
par Saadi dans la composition du Gulistan pour eacuteliminer tout risque de monotonie et pour
susciter un inteacuterecirct soutenu de la part du lecteur ne reacuteapparaicirct pas du tout Lrsquoabsence dans
la traduction de cet aspect original qui donne plus de force agrave ses arguments et plus de
couleur agrave son reacutecit laisse une impression de fatigue agrave qui lit le texte dans la traduction de
Du Ryer ce qui nrsquoest nullement le cas lorsqursquoon le lit dans la langue drsquoorigine Bien que
cela soit difficile de rendre aussi parfaitement ces diffeacuterentes formes (prose vers citations
1 Farangis Djabarnejad Karimi Etude du Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses (1egravere traduction du Gulistan de Saadi faite par Andreacute Du Ryer en 1634) thegravese de doctorat soutenue agrave lrsquouniversiteacute Paris III 1983 p 47
52
coraniques vers en arabe proverbes mots drsquoesprit etc) en franccedilais ou en toute autre
langue drsquoailleurs Du Ryer aurait au moins pu les signaler pour donner une ideacutee plus juste
de la diversiteacute du style du Gulistan et srsquoacquitter mieux de sa responsabiliteacute du traducteur
ce que feront plus tard Semelet ou Defreacutemery1 par exemple Cette maniegravere de traduire et
cette preacutesentation enveloppent lrsquoensemble de la traduction drsquoune certaine monotonie et font
douter le lecteur occidental de la saveur de lrsquooriginal
22 Les ajouts les suppressions et les modifications non justifieacutes
Outre lrsquoaspect mateacuteriel de lrsquoouvrage qui nrsquoest pas conforme agrave lrsquooriginal la traduction de
Du Ryer comporte drsquoautres deacutefauts qui sont plus graves encore et qui nuisent agrave la porteacutee du
chef-drsquoœuvre de Saadi Il srsquoagit des suppressions des ajouts des modifications qui ont eacuteteacute
apporteacutes agrave lrsquooriginal Une grande partie de ces erreurs ont eacuteteacute eacutetudieacutees dans les deacutetails dans
la thegravese de Mme Djabarnejad Karimi2 Certaines drsquoautres par contre sont passeacutees
inaperccedilues aux yeux de lrsquoauteur de cette eacutetude celles pourtant tregraves importantes et qui
deacutenaturent complegravetement le sens des ideacutees de Saadi allant parfois jusqursquoagrave les contredire
Le premier cas concerne les noms propres ou communs que lrsquoon rencontre dans la
traduction de Du Ryer On peut toleacuterer les changements que celui-ci fait subir aux noms
propres des personnaliteacutes leacutegendaires ou historiques citeacutes par Saadi dans le Gulistan car en
fin de compte cela ne nuirait pas tellement au sens des phrases ou de lrsquoideacutee exprimeacutee dans
son ensemble Les exemples abondent tout au long du texte laquo Amr fils de Leacuteiumls raquo devient
laquo Omalis raquo dans la traduction de Du Ryer (p 66) laquo Dhoursquonnoun raquo devient laquo Zalvon raquo (p
73) laquo Khassib raquo se transforme en laquo Krousib raquo (p 77) laquo Abou-Horaiumlrah raquo se change en
laquo Aborirhe raquo (p 93) laquo Nouchireacutevacircn raquo se transforme tour agrave tour en laquo Nacherovan raquo (p 24)
laquo Nrsquoacherouumlan raquo (p 62) ou encore quelques lignes plus bas laquo Nacherouumlatilde raquo et le fameux
personnage historique Hacirctim Thaiy est preacutesenteacute par le mot laquo Katentai raquo (p 110)3 On a
lrsquoimpression que Du Ryer a transcrit ces noms agrave partir de leur prononciation orale par une
tierce personne Car il existe un grand eacutecart entre lrsquoeacutecriture de ces mots en persan et la
faccedilon dont le traducteur les a repreacutesenteacutes dans son texte
Le cas du nom propre des pays est moins toleacuterable Ici Du Ryer srsquoest parfois montreacute
eacutetonnamment insouciant dans la recherche des eacutequivalents des mots en franccedilais Sans
aucun effort il a proceacutedeacute au moyen le plus facile en transcrivant les mots du texte
1 Dans sa traduction Defreacutemery a bien distingueacute les diffeacuterentes parties qui constituent chaque historiette en les signalant par des termes tels que Vers Vers arabe Distique Teacutetrastique Parabole etc 2 Cf note 1 de la page preacuteceacutedente 3 Voir aussi F Diabarnejad Karimi op cit pp 82-83
53
drsquoorigine dans le texte traduit Ainsi quand le traducteur reprend exactement le mot persan
laquo Ionan raquo dans la phrase laquo Une caravane fut voleacutee au pays de Ionan raquo (p 88) au lieu de
son eacutequivalent en franccedilais la Gregravece1 le lecteur franccedilais se demanderait sans doute ougrave se
trouve ce pays dont il nrsquoa jamais entendu le nom
Mais tout change lorsqursquoil srsquoagit drsquoun nom commun comme par exemple dans cette
quinziegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan dont la mauvaise traduction entraicircne
des malentendus Il srsquoagit drsquoune parabole que nous reproduisons ici
laquo Siacos interrogeacute pourquoy il se rendoit si complaisant agrave un grand Seigneur il reacutepondit qursquoil
vivait de ses bien-faits amp que sous sa protection il estoit agrave couvert contre la malice amp les
efforts de ses ennemis Puisque tu es sous sa protection repliquerent-ils pourquoy ne trsquoen
approche (sic) tu pas de plus pregraves pour paroistre avec splendeur dans le monde amp estre au
nombre de ses favoris Je ne suis dit-il assureacute que sa bone (sic) volonteacute soit de dureacutee amp crains
le changement2 raquo
Le mot laquo Siacos raquo est la transcription ndash drsquoailleurs inexacte ndash du mot persan laquo siacirch-goucircch raquo
(le lynx) Du Ryer a repris ce mot persan dans le texte de sa traduction sans moindre
commentaire ni note3 qui aurait pu en eacuteclairer le sens pour le lecteur franccedilais Celui-ci ne
sachant pas le persan ndash mecircme srsquoil le savait et mecircme un Persan voyant cette transcription
erroneacutee ndash nrsquoimaginerait pas un seul instant qursquoil srsquoagisse drsquoun animal et prenant ce mot
pour un nom propre le verrait un personnage historique ou leacutegendaire Surtout que le
laquo lion raquo4 du texte original est traduit par lrsquoexpression laquo un grand Seigneur raquo et que
lrsquohistoriette preacuteceacutedente parle drsquoun vizir En fait dans lrsquooriginal Saadi a inseacutereacute cette
parabole apregraves lrsquoaventure drsquoun vizir destitueacute pour donner plus de force et de vitaliteacute agrave sa
leccedilon Mais quand nous lisons le texte traduit nous ne rencontrons aucun animal comme
personnage ni aucun caractegravere alleacutegorique
Parfois Du Ryer transforme la penseacutee exprimeacutee par Saadi en faisant subir au texte
drsquoorigine des changements injustifieacutes au niveau des mots des expressions ou des phrases
Un bon exemple ce sont ces quelques lignes de la preacuteface de lrsquoEmpire des Roses qursquoil
convient de rapprocher du passage correspondant tregraves bien rendu par Defreacutemery
1 laquo Des voleurs battirent une caravane sur le territoire des Grecshellip raquo Gulistan p 119 (II 19) 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 49-50 3 Nous signalons que la traduction de Du Ryer ne porte aucune note explicative ni en bas de page ni agrave la fin du livre 4 Voici la traduction de Defreacutemery laquo On dit au siacirch-goucircch (caracal ou lynx africain drsquoAldrovande) laquo Pour quelle raison as-tu choisi la socieacuteteacute assidue du lion hellip raquo Gulistan pp 53-54 (I 15)
54
Traduction de du Ryer (p 17) Traduction de Defreacutemery (p 21)
laquo Connois amp esprouve tes forces puis espouse
une jeune fille ou une femme veuve le cocq
quoy que genereux est inutile en la guerre des
leopards le courageux leopard ne peut rien en
la guerre des faulcons amp Autours hellip raquo
laquo Eprouve ta viriliteacute et ensuite prends femme Vers
Quoique le coq soit habile au combat comment
attaquera-t-il le faucon aux serres drsquoairain Le chat
est un lion pour prendre une souris mais il est une
souris lorsqursquoil combat la panthegravere raquo
Comme on voit dans ce passage Saadi donne un conseil (laquo Eprouve ra viriliteacute et
ensuite prends femme raquo) qui consiste agrave examiner ses compeacutetences avant de srsquoengager dans
une voie en quelque sorte ecirctre preacutevoyant Pour illustrer sa maxime il a choisi tout
simplement lrsquoacte de laquo prendre femme raquo Mais il ne srsquoagit pas forceacutement comme le
suggegravere Du Ryer drsquoeacutepouser laquo une jeune fille raquo ni surtout laquo une femme veuve raquo Cela peut
deacutetourner le sens de la phrase chez le lecteur qui se demanderait sans doute laquo Pourquoi
eacutepouser ces deux personnes seulement Qursquoest-ce que lrsquoauteur a voulu dire par ce
choix raquo et ainsi de suite De plus il ne srsquoagit pas ici drsquoeacuteprouver ses laquo forces raquo mais sa
laquo viriliteacute raquo Il faut rappeler que chacun des mots dont Saadi compose ses phrases a son
importance particuliegravere et nrsquoest pas donneacute par hasard Et le sens qui se deacutegage de ces mots
est eacutegalement tregraves soigneusement choisi en fonction de la situation eacutevoqueacutee Il en va de
mecircme dans lrsquoexemple ci-dessus pour les deux belles images qui suivent la maxime pour
en renforcer lrsquoideacutee dans lrsquoeacutelaboration de ces deux comparaisons coq-faucon (tous deux
des oiseaux) et chat- panthegravere (tous deux de la famille des feacutelins) Saadi suit ndash agrave part
drsquoautres eacuteleacutements inteacuteressants encore ndash du moins une logique dans le choix de ses
personnages animaux Aucune trace par contre de cette deacutelicatesse de lrsquoart de Saadi dans
les combinaisons pecircle-mecircle laquo cocq-leopards raquo et laquo leopard-faulcons-autours raquo quand nous
lisons le texte de Du Ryer Ici lrsquoambiguiumlteacute est grave puisque le sens des phrases peut srsquoen
trouver radicalement changeacute Sous quel aspect peut-on comparer le coq avec le leacuteopard
Quelle signification trouve-t-on dans les phrases confuses de ce passage ainsi traduit
Drsquoailleurs le lecteur a beau chercher un sens pour lrsquoadjectif laquo geacuteneacutereux raquo attribueacute au coq
dans cette image il ne trouvera rien de logique dans ce contexte
23 Le contresens
La pire des fautes dans le travail de Du Ryer est le contresens dont les exemples ne sont
pas rares Nous citons ici deux exemples bien significatifs agrave ce propos Le premier est tireacute
55
de la trente neuviegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan Il nrsquoest pas sans inteacuterecirct
de reproduire dans son inteacutegraliteacute ce petit reacutecit dont le deacutenouement est assez amusant
laquo Lorsque le royaume drsquoEgypte fut soumis agrave Hacircroucircn-Arrachicircd ce prince dit laquo Au contraire de
ce rebelle qui agrave cause de lrsquoorgueil que lui inspirait la royauteacute de lrsquoEacutegypte preacutetendait agrave la
diviniteacute je ne donnerai cette province qursquoau moindre de mes serviteurs raquo Or il avait un negravegre
stupide dont le nom eacutetait Khassib I lui accorda le gouvernement de lrsquoEacutegypte On dit que
lrsquointelligence et la capaciteacute de ce noir eacutetaient telles qursquoune troupe de cultivateurs de lrsquoEacutegypte
eacutetant venus se plaindre agrave lui en ces termes laquo Nous avions semeacute du coton sur le bord du Nil
une pluie intempestive est survenue et le coton a eacuteteacute perdu raquo il se mit agrave rire et dit laquo Il fallait
semer de la laine peut-ecirctre qursquoelle nrsquoaurait point eacuteteacute perdue1 raquo
Le moraliste donne ensuite quelques vers ougrave il blacircme lrsquoignorance Regardons maintenant la
traduction de ce passage dans LrsquoEmpire des Roses
laquo Haron Racheit [hellip] dit qursquoil ne vouloit laisser cet Estat agrave un superbe Pharaon qui se fit
nommer Dieu mais au moindre amp au plus humble de ses serviteurs jugeant digne de la
Royauteacute un sien esclave More nommeacute Krousib lequel estoit si experimenteacute aux affaires du
monde que rencontrant un jour des pauvres Laboureurs hellip2 raquo
Ainsi le laquo negravegre stupide raquo du reacutecit de Saadi devient ndash et nous ignorons pour quelle raison ndash
lrsquoesclave laquo si experimenteacute aux affaires du monde raquo dans le texte traduit par Du Ryer
crsquoest-agrave-dire une traduction tout agrave fait contraire agrave lrsquoeacutenonceacute du poegravete Par conseacutequent la fin
du reacutecit sera agrave son tour paradoxale dans lrsquoouvrage de Du Ryer un homme tregraves
expeacuterimenteacute ndash censeacute de donner de bons conseils ndash dit stupidement aux laboureurs laquo qursquoils
devoient avoir semeacute de la laine raquo3
Le deuxiegraveme exemple de la traduction en contresens concerne la quatriegraveme historiette
du troisiegraveme chapitre qui est laquo sur le meacuterite de la modeacuteration des deacutesirs raquo Voici les
derniegraveres lignes de lrsquohistoriette dans la traduction de Defreacutemery et dans celle de Du Ryer
Traduction de Du Ryer (p 108) Traduction de Defreacutemery (p 160)
laquoCrsquoest la coustume de cette nation dit
Mahomet de manger sans avoir faim amp se
lever de table avec appetit mais ce Medecin
laquo Cette nation-ci a lrsquohabitude de ne rien manger
quand le besoin nrsquoest pas impeacuterieux et de retirer sa
main des mets alors qursquoil lui reste encore de
1 Gulistan pp 92-93 (I 39) 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 76-77 3 Ibid
56
luy baisa les mains amp prit congeacute de luy disant
qursquoagrave gens sobres il ne falloit point de Medcin raquo
lrsquoappeacutetit raquo Le meacutedecin dit alors laquo Cela est une
cause de santeacute raquo Puis il baisa la terre en signe
drsquohommage et partit raquo
Saadi precircche dans tout le troisiegraveme chapitre la modeacuteration dans les deacutesirs dont le
deacutesir de manger qui est le sujet de cette historiette Le poegravete conseille alors de manger
modeacutereacutement ce qui est selon lui le secret de la santeacute tel lrsquoexemple de cette nation de
Mahomet qursquoil rapporte comme preuve agrave son jugement ce peuple ne se met agrave manger que
quand le besoin est laquo impeacuterieux raquo et non pas comme lrsquoa traduit Du Ryer laquo sans avoir
faim raquo On peut srsquoimaginer la conseacutequence de cette leccedilon ndash ainsi exprimeacutee par Du Ryer ndash
pour un quiconque lecteur qui aimerait suivre le conseil de Saadi Le traducteur apporte
ainsi un sens tout agrave fait opposeacute agrave lrsquoideacutee formuleacutee par lrsquoauteur De lrsquoautre cocircteacute et toujours agrave
propos de ce passage mal traduit la compreacutehension devient encore plus compliqueacutee pour le
lecteur qui se voit devant une situation bien paradoxale imaginer une personne qui se
met agrave table laquo sans avoir faim raquo et qui se legraveve ensuite de table ndash soulignons-le ndash laquo avec
appeacutetit raquo (On a sucircrement entendu le proverbe laquo lrsquoappeacutetit vient en mangeant raquo mais crsquoest
un tout autre contexte ) Saadi veut tout simplement dire que lrsquoon ne doit pas manger trop
quand il eacutecrit laquohellip retirer sa main des mets alors qursquoil lui reste encore de lrsquoappeacutetit raquo
Lrsquoemploi du verbe laquo rester raquo et lrsquoadverbe laquo encore raquo (un peu) est bien significatif ici Cette
ideacutee de Saadi on lrsquoentend toujours et assez freacutequemment des Iraniens sous forme des
expressions telles que laquo Mange peu tu mangeras toujours raquo1 laquo Legraveve-toi de table avant
mecircme que tu sois rassasieacute agrave comble raquo etc Drsquoailleurs un peu plus loin dans une autre
historiette que Du Ryer nrsquoa pas traduite Saadi a reformuleacute la mecircme ideacutee laquo Ne mange pas
tellement que les mets sortent de ta bouche ni si peu que la vie trsquoabandonne par suite de ta
faiblesse2 raquo
Enfin tout en rappelant que la liste des erreurs graves de la traduction de Du Reyr est
tregraves longue et qursquoen faire un inventaire complet est hors les limites de notre eacutetude nous
nous contentons de citer ici un dernier exemple Il srsquoagit du titre du septiegraveme chapitre du
Gulistan que le traducteur a rendu par ces termes laquo De la nourriture des enfans raquo3 Tandis
qursquoen fait le titre de ce chapitre comme nous lrsquoavons montreacute quelques pages plus haut est
1 Au sens de Si tu manges peu (modeacutereacute) tu seras toujours en bonne santeacute et tu auras toujours quelque chose pour pouvoir continuer agrave mangerhellip 2 Gulistan p 163 (III 7) Cette ideacutee sera une nouvelle fois reprise dans les Conseils aux rois ougrave elle sera inseacutereacutee dans le cent quarantiegraveme conseil adresseacute au roi laquo Qursquoil ne mange que lorsque lrsquoappeacutetit sera grand qursquoil ne parle que lorsqursquoil y a vraiment besoinhellip raquo Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 815 3 LrsquoEmpire des Roses p 145
57
le suivant laquo Sur lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation raquo Jugeant inutile de vouloir expliquer ici le
grand eacutecart de sens entre laquo la nourriture raquo des enfants et leur laquo eacuteducation raquo nous laissons agrave
nos lecteurs le soin de comparer ces deux notions
Ainsi lrsquoœuvre de Du Ryer preacutesente drsquoinnombrables lacunes et de freacutequents contresens
ndash nous nrsquoen avons donneacute que des eacutechantillons ndash qui privent le chef-drsquoœuvre de Saadi de
toute sa saveur de tout son pittoresque et de ses chaudes couleurs mais aussi et surtout
elle risque parfois drsquoaller jusqursquoagrave mettre en cause le bon sens du poegravete persan en donnant
une interpreacutetation totalement contraire agrave la penseacutee qursquoil a voulu exprimer (lrsquoexemple de la
quatriegraveme historiette du troisiegraveme chapitre) Cette deacuteplorable traduction est en quelque
sorte le type parfait de la laquo traductionndashtrahison raquo Le lecteur franccedilais de lrsquoouvrage de Du
Ryer qui ne connaicirct pas Saadi et son œuvre mettrait tous ces deacutefauts au compte de lrsquoauteur
du Gulistan Un bon teacutemoin agrave cet eacutegard crsquoest le cas de lrsquoabbeacute Blanchet (1707-1784) quand
il reconnaicirct avoir tireacute plusieurs de ses Apologues et Contes Orientaux1 drsquoun laquo petit livre
assez mal fait qui a pour titre laquo Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses raquo2 Parler du Gulistan en
tant qursquoun laquo livre assez mal fait raquo est un jugement fort injuste agrave lrsquoeacutegard de ce grand chef-
drsquoœuvre oriental Et nous nous demandons si on disposait agrave cette eacutepoque drsquoune traduction
pareille agrave celle par exemple de Defreacutemery lrsquoabbeacute Blanchet aurait toujours avanceacute le
mecircme jugement
Or lrsquoeacutetude de ces multiples et graves erreurs de Du Ryer dans la compreacutehension de
lrsquoœuvre da Saadi nous assure drsquoune chose crsquoest que sa connaissance de la langue persane
nrsquoeacutetait pas assez approfondie du moins pour pouvoir donner une traduction digne drsquoun
chef-drsquoœuvre tel que le Gulistan Drsquoautant plus que la langue de Saadi dans ce livre est tregraves
simple comme nous lrsquoavons montreacute et par lagrave tregraves facile agrave comprendre Et pourtant le
traducteur srsquoest parfois montreacute incapable de franchir mecircme la premiegravere eacutetape de la
traduction qui consiste comme on le sait agrave rendre le sens de la penseacutee de lrsquoauteur
Cependant et malgreacute tous ses deacutefauts cette œuvre de Du Ryer est drsquoune importance
primordiale et marque un tournant dans lrsquohistoire des eacutechanges culturels entre lrsquoIran et la
France Car pour la premiegravere fois dans lrsquohistoire litteacuteraire de la France un chef-drsquoœuvre de
la litteacuterature persane eacutetait traduit en franccedilais Drsquoautre part laquo elle est agrave notre connaissance
lrsquounique traduction franccedilaise agrave cette eacutepoque drsquoune œuvre orientale raquo3 les traductions eacutetant
en geacuteneacuteral reacuteserveacutees aux ouvrages latins et grecs Une nouvelle perspective allait donc se
1 Franccedilois Blanchet Apologues et Contes Orientaux Paris 1784 2 Ibid p 3 F Djabarnejad Karimi op cit p 63
58
dessiner dans ce domaine De sorte que dix ans apregraves la parution du Gulistan ou lrsquoempire
des roses crsquoest-agrave-dire en 1644 une autre traduction du persan en franccedilais fut eacutegalement
imprimeacutee agrave Paris Le Livre des Lumiegraveres ou la Conduite des Rois Ce livre eacutetait une
lrsquoadaptation drsquoune version persane du Panjatantra ou Kelila et Dimna attribueacute agrave Bidpay
auteur indien Il est vrai que cet ouvrage eacutetait depuis longtemps connu des Franccedilais gracircce agrave
sa traduction en latin (drsquoapregraves le texte pehlevi) au XIIIe siegravecle1 mais crsquoeacutetait la premiegravere
fois que lrsquoouvrage se lisait en franccedilais pareil au Gulistan de Saadi Drsquoautre part cette
traduction de Du Ryer bien qursquoincomplegravete a eu le meacuterite drsquoinspirer une version allemande
agrave Jean-Frederich Ochsenbach degraves lrsquoanneacutee suivante (1635) Du Ryer a donc non seulement
fait connaicirctre Saadi et son Gulistan en France mais il a contribueacute par le biais de sa
traduction agrave les reacutepandre aussi en Allemagne et ensuite dans tout le monde occidental
Bref ce fut lrsquoœuvre qui initia lrsquoOccident agrave la poeacutesie persane
En France bien que nous ne connaissions pas reacuteellement la populariteacute dont a joui agrave
lrsquoeacutepoque lrsquoEmpire des Roses nous savons neacuteanmoins que quelques-unes de ses fables
circulaient dans les salons mondains ougrave marquises cultiveacutees et poegravetes courtisans leur
faisaient fecircte La Fontaine fut lrsquoun des premiers eacutecrivains franccedilais agrave srsquoinspirer de quelques
historiettes de ce livre Et durant les siegravecles suivants les orientalistes les eacutecrivains et les
poegravetes qui se sont inspireacutes de lrsquoœuvre de Saadi dans leurs eacutecrits ne sont pas rares Lrsquoeacutetude
de ces œuvres et lrsquoaccueil fait agrave lrsquoœuvre de Saadi dans la litteacuterature franccedilaise est lrsquoobjet de
la deuxiegraveme partie de notre travail
Mais avant de nous occuper de cette partie qui comprend une peacuteriode commenccedilant au
XVIIe siegravecle (plus preacuteciseacutement apregraves la traduction de Du Ryer) nous voudrions nous
arrecircter un instant sur un eacutecrivain du seiziegraveme siegravecle chez qui nous avons trouveacute des traits
qui frappent par leur ressemblance avec ce que lrsquoon lit dans le Gulistan et le Boustan Il
srsquoagit de Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592) lrsquoun des plus grands eacutecrivains du
seiziegraveme siegravecle En lisant ses Essais il y a six ans nous y avons rencontreacute certaines images
et ideacutees qui preacutesentaient une ressemblance singuliegravere avec celles que lrsquoon lit dans lrsquoœuvre
de Saadi et qui nous faisaient spontaneacutement penser agrave ce poegravete Alors nous avons deacutecideacute
drsquoentreprendre une lecture compareacutee des Essais de Montaigne du Boustan et du Gulistan
1 Le Panjatantra (laquoles cinq livres raquo) un ancien recueil de contes et fables en sanskrit est degraves 570 traduit en pehlevi puis en arabe sous le nom de Kalicircla wa Dimna Plus tard entre 1263 et 1278 il est traduit en latin par Jean de Capoue sous le titre de Directorium Humanae Vitae Agrave partir de cette date il se reacutepand dans tout le monde occidental Mais il faut attendre 1644 pour que lrsquoouvrage soit traduit en franccedilais par David Sahib drsquoIspahan (1612-1684) sous le titre Le Livre des lumiegraveres ou la Conduite des Rois Il devient enfin lrsquoune des sources des fables de La Fontaine qui reconnaicirct sa dette dans la preacuteface de sa seconde collection des Fables
59
de Saadi Le reacutesultat constituait un modeste meacutemoire de DEA que nous avons reacutedigeacute avant
drsquoentreprendre notre thegravese Nous avons cru utile drsquoinseacuterer ici un reacutesumeacute de ce travail avant
de suivre lrsquoeacutevolution des traces de Saadi dans la litteacuterature du siegravecle classique
60
CHAPITRE III
UNE LECTURE COMPAREacuteE SAADI ET MONTAIGNE
Le poegravete Saadi a eu un rocircle indeacuteniable dans la reconstruction de la langue persane
actuelle Aujourdrsquohui il existe en persan plus de cinq cents proverbes locutions et
aphorismes qursquoutilisent les Iraniens sous forme de vers drsquoheacutemistiche ou drsquoexpression tous
tireacutes de lrsquoœuvre de Saadi1 Pendant des siegravecles son Gulistan a eacuteteacute le livre le plus lu et le
plus enseigneacute dans les eacutecoles persanes aussi bien que dans les eacutecoles islamiques En
somme le Gulistan est un preacutecieux livre de morale dont lrsquoauteur a voulu donner des
remegravedes aux problegravemes innombrables que rencontre lrsquohomme dans sa vie de tous les jours
Drsquoautre part Montaigne dit-on est le premier penseur franccedilais eacuteminent qui ait eacutecrit en
franccedilais Son œuvre les Essais est le chef-drsquoœuvre du XVIe siegravecle un livre qui peint
naiumlvement son auteur mais aussi la nature humaine Cet ouvrage preacutesente une conception
universelle de lrsquohomme un art de vivre drsquoune porteacutee toujours actuelle Son ideacuteal est
simple le bonheur des hommes en ce monde Montaigne des Essais est un moraliste qui
nous donne des conseils des regravegles de conduite ou de bien vivre
Trois siegravecles de distances seacuteparent Saadi de Montaigne Lrsquoun vivait en Orient et
lrsquoautre en Occident Ils ont eacutecrit dans deux eacutepoques et deux cultures bien eacuteloigneacutees les
unes des autres Pourtant en lisant Montaigne quelques analogies surprenantes avec le
poegravete iranien se preacutesentent involontairement agrave lrsquoesprit On remarque chez lui plus drsquoun trait
qui rappelle la finesse la verve et la bonhomie de Saadi Ce rapprochement se fait jour au
niveau de leur personnaliteacute du portrait qursquoils ont donneacute drsquoeux-mecircmes des ideacutees et des
thegravemes qursquoils ont abordeacutes dans leurs œuvres Le plus inteacuteressant encore ce sont les
proceacutedeacutes et les images identiques que les deux moralistes ont employeacutes pour exprimer une
mecircme ideacutee Nous essayerons drsquoexaminer ici quelques unes des analogies parmi tant
drsquoautres que nous avons repeacutereacutees chez eux
1 Voir Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi Teacuteheacuteran Editions Doustan 2002 p 7
61
1
UNE CONCEPTION IDENTIQUE
11 Se creacuteer soi-mecircme agrave laquo la grande eacutecole du voyage raquo
laquo Crsquoest moi que je peins raquo deacuteclare Montaigne au deacutebut de son livre Il eacutecrit pour
srsquoobserver et pour deacutecrire son moi cet individu eacutetrange et unique laquo Ainsi lecteur je suis
moi-mecircme la matiegravere de mon livre raquo A une eacutepoque sans photographie et sans film il se
repreacutesente avec sa petite taille dont il souffre et ses gestes vifs Nous deacutecouvrons sa vie de
famille ses rapports avec les siens dont il veut se laquo faire aimer raquo Dans les diffeacuterents
portraits que Montaigne a donneacutes de lui-mecircme il note sa singulariteacute mais aussi ses
faiblesses absence de meacutemoire goucirct pour lrsquooisiveteacute refus de toute contrainte tendance agrave
une compassion excessive laquo Ce sont ici mes humeurs et opinions je les donne pour ce qui
est en ma croyance non pour ce qui est agrave croire Je ne vise ici qursquoagrave deacutecouvrir moi-mecircme
qui serai par aventure autre demain si nouveau apprentissage me change1 raquo
Cette individu laquo affameacute de [se] faire connaicirctrehellip qui [se] cherche jusques aux
entrailles raquo (III V) part ensuite agrave la deacutecouverte des autres Son amitieacute avec La Boeacutetie lui
avait reacuteveacuteleacute la possibiliteacute de tout partager goucircts curiositeacutes valeurs Quant agrave lrsquoamour
Montaigne est un des rares eacutecrivains du XVIe siegravecle agrave tenter de comprendre la condition
des femmes Il deacutenonce lrsquohypocrisie des mœurs de son eacutepoque ougrave lrsquoon impose aux femmes
une chasteteacute qui srsquoaccorde mal avec le comportement des hommes A partir de 1580 une
autre expeacuterience va eacutelargir lrsquoespace mental des Essais le voyage qui aide Montaigne agrave
accepter la diffeacuterence
Ce contact avec les autres est beacuteneacutefique parce que Montaigne est ainsi inciteacute agrave
srsquointerroger sur les structures sociales politiques et religieuses de son temps Cependant il
nrsquoest pas reacutevolutionnaire et se deacutefie de la nouveauteacute qui est selon lui la source de trouble agrave
son eacutepoque laquo Rien ne presse [nrsquoaccable] un eacutetat que lrsquoinnovation le changement donne
seul forme agrave lrsquoinjustice et agrave la tyranniehellip Toutes grandes mutations eacutebranlent lrsquoEtat et le
deacutesordonnent raquo (E III IX 687) Crsquoest pour cette mecircme raison que certains le considegraverent
comme conservateur Neacuteanmoins il commence agrave remettre en question quelques fausses
1 Michel de Montaigne Les Essais Paris Arleacutea 2002 livre premier chapitre XXVI p 115 Pour la faciliteacute de la lecture agrave partir drsquoici nous donnerons les reacutefeacuterences des citations tout de suite apregraves celles-ci Ainsi la lettre E renvoie aux Essais B au Boustan et G au Gulistan pour les Essais le premier chiffre romain renvoie au livre le second au chapitre et le chiffre arabe agrave la page ougrave se trouve la citation Pour le Boustan et le Gulistan le chiffre romain renvoie au chapitre et le chiffre arabe agrave la page ougrave se trouve la citation
62
attitudes de ses contemporains Il condamne par exemple le savoir de lrsquoeacutepoque le seul
bien que lrsquoon gagne agrave ecirctre plus savant crsquoest de se savoir ignorant
Quant agrave Saadi il est tout entier dans ses deux livres il y a mis le meilleur de son
geacutenie le fruit de sa vieille expeacuterience le souvenir de ses longues courses agrave travers le
monde et jusqursquoaux regrets de ses jeunes anneacutees Suivant le preacutecepte majeur du soufisme
qui exige que le deacutevot soit laquo dans le monde mais non pas du monde raquo Saadi srsquoastreint
continuellement agrave un examen de lui-mecircme et de ses actes Crsquoest un moraliste au sens strict
du mot crsquoest-agrave-dire un eacutecrivain qui observe les mœurs les actions et les caractegraveres de ses
contemporains de toutes ses observations ineacutevitablement se deacutegagent drsquoelles-mecircmes
quelques ideacutees geacuteneacuterales Avant drsquoexaminer lrsquohomme en soi Saadi le regarde se comporter
envers ses semblables il perccediloit les fautes les deacutefauts et srsquoefforce de proposer des
maniegraveres et des regravegles meilleures Il srsquoen est du reste expliqueacute clairement agrave plusieurs
reprises laquo Heureux le lecteur beacuteni du ciel agrave qui deux mots suffisent parmi les conseils de
Saadi raquo dit-il dans le Boustan (B I 45) et dans un autre passage laquo Crsquoest la vertu la
sagesse la beauteacute morale que je ceacutelegravebre dans ces vers et non les prouesses du coursier
dans lrsquoaregravene ou les victoires du jeu de paumeraquo (B VII 277)
Or Saadi et Montaigne eacutetaient tous deux de grands voyageurs dans leurs temps et
avaient parcouru les territoires tregraves eacuteloigneacutes Montaigne dit laquo Jrsquoai vu pourtant assez de
lieux eacuteloigneacutes raquo (E III IX 700) Pour eux le voyage constituait un moyen plus pratique
et tregraves important dans lrsquoacquisition du savoir Ce trait de leur caractegravere se voit agrave la fois dans
les voyages qursquoils ont faits et dans les pages qursquoils ont consacreacutees agrave ce grand thegraveme
Au premier chapitre nous avons vu que Saadi voyageait beaucoup se conformant aux
preacuteceptes du soufisme laquo Crsquoest ainsi que les soufis ont dit Tant que tu resteras dans ta
boutique et ta maison jamais tu ne seras vraiment un homme Pars promegravene-toi dans le
monde avant ce jour ougrave tu quitteras le monde1raquo (G III 186) A la lecture de ses ouvrages
on peut se rendre compte de lrsquoimportance de ces voyages dans sa carriegravere drsquohomme de
lettres Il visita les pays tregraves lointains comme la Chine lrsquoInde lrsquoAbyssinie et le Maroc Ce
nrsquoeacutetait pas une mince entreprise agrave une eacutepoque ougrave les voyages eacutetaient coucircteux dangereux et
tregraves peacutenibles Il a aussi voyageacute en pays plus proches tels que la Turquie la Syrie Hedjaz et
lrsquoIrak Ces voyages font de lui un homme mucircr sage et bien expeacuterimenteacute dont les maximes
reacuteunies dans son œuvre serviront drsquoexemple aux geacuteneacuterations agrave venir Selon un proverbe
persan laquo il faut beaucoup de voyages agrave une personne inexpeacuterimenteacutee pour qursquoelle devienne
63
mucircre raquo (et en franccedilais on dit que laquo les voyages forment la jeunesse raquo) En fait crsquoest un des
avantages de voyager que de donner agrave lrsquohomme une nouvelle vision du monde de
lrsquoexpeacuterience et drsquoaccroicirctre sa connaissance Dans le Boustan et le Gulistan nombreux sont
les contes ougrave lrsquoauteur parle des bienfaits de voyager et presque partout dans ces contes
lrsquoun des aspects attribueacutes aux sages est leur goucirct pour le voyage laquo Un voyageur qui avait
longtemps parcouru les mers et les deacuteserts [] Son esprit eacutetait orneacute des connaissances les
plus varieacutees le spectacle du monde avait accru son savoir les voyages lui avaient donneacute
lrsquoexpeacuterience de la vie raquo (B I 23)
Mais le mystique nrsquoest pas seul agrave tirer profit du voyage au moins cinq classes de
personnes y trouvent leur utiliteacute et il faut lire dans le Gulistan la discussion entre un pegravere et
son fils sur les avantages mateacuteriels des voyages (G II 131-141) Les avantages moraux
nrsquoen sont pas moins importants parmi tant drsquoautres on peut parler de la modeacuteration et de
la toleacuterance lrsquoideacutee sur laquelle srsquoappuie le fond mecircme de Saadi laquo Cette personne
emploiera la violence envers les eacutetrangers qui nrsquoaura pas eacuteteacute beaucoup agrave lrsquoeacutetranger raquo (G
III 139)
De son cocircteacute Montaigne a lui aussi le sens de voyage et affirme qursquoil peut voyager
des heures sans se fatiguer laquo Je me tiens agrave cheval sans deacutemonter tout coliqueux que je
suis et sans mrsquoy ennuyer huit et dix heures raquo (E III IX 697) Nous savons bien qursquoen
septembre 1580 il se met en route avec quelques amis et son jeune fregravere Bertrand de
Mattecoulon (qui est de vingt-sept ans son cadet) pour un grand voyage qui agrave partir de
Meaux lui fera traverser la Lorraine lrsquoAllemagne la Suisse et lrsquoItalie puis le ramegravenera
chez lui (novembre 1581) par la Mont-Cenis Lyon Limoges et Peacuterigueux les jurats de
Bordeaux lrsquoavaient eacutelu maire et la nouvelle lui en eacutetait parvenue agrave Lucques ougrave il prenait
les bains 1 Lui aussi comme Saadi ndash qui trouvait laquo lrsquoagreacutement de la vie dans la
freacutequentation des autres hommes raquo ndash il preacutefegravere enrichir la connaissance par laquo la
communication drsquoautrui raquo qui est selon lui laquo une des plus belles eacutecoles qui puisse ecirctre raquo et
cela ne peut se reacutealiser que par le voyage laquo Jrsquoobserve en mes voyages cette pratique pour
apprendre toujours quelque chose par la communication drsquoautrui (qui est une des plus
belles eacutecoles qui puisse ecirctre) raquo (E I XVII 60) On lit dans un autre endroit laquo Cette
humeur avide des choses nouvelles et inconnues aide bien agrave nourrir en moi le deacutesir de
voyager mais assez drsquoautres circonstances y confegraverent raquo (E III IX 679) Tout en
1 Voir Francis Jeanson Montaigne par lui-mecircme Paris Seuil 1966 p 11
64
critiquant hardiment les fausses mœurs de la noblesse de son temps qui ne voyageait que
laquo pour en rapporter seulement raquo Montaigne dit
laquo A cette cause le commerce des hommes y est merveilleusement propre et la visite des pays
eacutetrangers non pour en rapporter seulement agrave la mode de notre noblesse franccedilaise combien de
pas a Santa Rotonda ou la richesse des caleccedilons de la signora Livia ou comme drsquoautres
combien le visage de Neacuteron de quelque vielle ruine de lagrave est plus long ou plus large que celui
de quelque pareille meacutedaille mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations
et leurs faccedilons et pour frotter et limer notre cervelle contre celle drsquoautrui raquo (E I XXVI 118)
Ce nrsquoest pas ici le seul cas de Saadi et de Montaigne beaucoup drsquoautres sages ont
quitteacute leur propre pays pour aller visiter des lieux eacutetrangers laquo Pourquoi non si Chrysippe
Cleacuteanthe Diogegravene Zeacutenon Antipater tant drsquohommes sages de la secte plus renfrogneacutee
[stoiumlcienne] abandonnegraverent bien leur pays sans aucune occasion de srsquoen plaindre et
seulement pour la jouissance drsquoun autre air raquo (E III IX 700) De mecircme Montaigne ne
part pas en pays eacutetrangers dans le seul espoir de srsquoenrichir en savoir mais aussi pour le
plaisir laquo Moi qui le plus souvent voyage pour mon plaisirhellip raquo (E III IX 705) Enfin
outre le savoir et le plaisir il existe une autre raison de voyager
laquo Outre ces raisons le voyager me semble un exercice profitable Lrsquoacircme y a une continuelle
exercitation agrave remarquer les choses inconnues et nouvelles et je ne sache point meilleure
eacutecole comme jrsquoai dit souvent agrave former la vie que de lui proposer incessamment la diversiteacute de
tant drsquoautres vies fantaisies et usances et lui faire goucircter une si perpeacutetuelle varieacuteteacute de formes
de notre nature (E III IX 697)
De plus il faut eacutegalement ecirctre honnecircte et contrairement agrave ceux qui laquo ne prennent
lrsquoaller que pour le venir [et qui] voyagent couverts et resserreacutes drsquoune prudence taciturne et
incommunicable se deacutefendant de la contagion drsquoun air inconnu raquo Montaigne aime se
mecircler des autres Car selon lui laquo un honnecircte homme crsquoest un homme mecircleacute raquo (E III IX
706) laquo Jrsquoestime tous les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonais comme un
Franccedilais postposant cette liaison nationale agrave lrsquouniverselle et commune (E III IX 697)
Et pour goucircter pleinement des plaisirs qursquooffre le voyage il faut avoir de la laquo compagnie raquo
mais surtout de bons compagnons de voyage
laquo Nul plaisir nrsquoa goucirct pour moi sans communication Il ne me vient pas seulement une gaillarde
penseacutee en lrsquoacircme qursquoil ne me facircche de lrsquoavoir produite seul et nrsquoayant agrave qui lrsquooffrir Si lrsquoon me
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donnait la sagesse de condition que je la tienne enfermeacutee et ne la communique agrave personne je
la refuserais (Seacutenegraveque Lettres agrave Lucilius VI)hellip Mais il vaut mieux encore ecirctre seul qursquoen
compagnie ennuyeuse et inepte Aristippe srsquoaimait agrave vivre eacutetranger partout raquo (E III IX 706)
A la fin il est tregraves inteacuteressant de voir que notre moraliste franccedilais a preacutefeacutereacute dans ses
voyages la compagnie des Persans laquo Je cherche des Grecs plutocirct et des Persans
jrsquoaccointe ceux-lagrave je les considegravere crsquoest lagrave ougrave je me precircte et ougrave je mrsquoemploie raquo (Ibid)
12 Le conte moral un langage simple et vivant
Saadi et Montaigne sont tous deux des moralistes ayant en commun le besoin de donner
des conseils surtout pratiques conseils non reacuteserveacutes agrave lrsquoeacutelite mais srsquoadressant eacutegalement agrave
tous Pour mettre en relief lrsquoaspect pratique de leurs leccedilons de morale ils recourent agrave des
anecdotes ou agrave des traits drsquoesprit Souvent pour chaque ideacutee exprimeacutee ils racontent
(comme teacutemoin) tantocirct une anecdote tantocirct lrsquoaventure des grands hommes connus de leur
eacutepoque ou bien de lrsquoantiquiteacute tantocirct leurs propres aventures et expeacuteriences De ces
eacuteveacutenements ils deacutegagent des leccedilons qursquoils adressent agrave leurs lecteurs A part la
ressemblance que lrsquoon rencontre dans ces leccedilons morales on est parfois frappeacute par le
rapprochement que lrsquoon pourrait eacutetablir entre ces contes ou aventures raconteacutes Ce
rapprochement se manifeste soit au niveau des situations eacutevoqueacutees dialogue drsquoun pegravere
avec son fils celui drsquoun prince avec son sujet un eacuteveacutenement survenu pendant un voyage
la guerre entre deux pays la maladie la misegravere la famine etc soit au niveau des
personnages les sages les sots les rois les princes les vizirs les preacutecepteurs les enfants
les femmes les maris etc
Prenons comme premier exemple le cas de ce roi dont Saadi raconte lrsquoaventure dans
le Gulistan Ce roi pour gueacuterir de sa maladie ordonnait de couler le sang drsquoun de ses
sujets
laquo Un certain roi avait une maladie eacutepouvantable dont il ne convenait pas de reacutepeacuteter le nom
Une troupe de meacutedecins grecs srsquoaccordegraverent agrave dire laquo Il nrsquoy a point de remegravede pour cette
maladie si ce nrsquoest le fiel drsquoun homme distingueacute par tels signes raquo Le roi ayant ordonneacute que
lrsquoon recherchacirct cet homme on trouva un fils de villageois avec les qualiteacutes que les sages
avaient diteshellip raquo (G I 69)
Et dans les Essais Montaigne dit
66
laquo Nous avons loi de nous appuyer non pas de nous coucher si lourdement sur autrui et nous
eacutetayer en leur ruine comme celui qui faisait eacutegorger des petits enfants pour se servir de leur
sang agrave gueacuterir une sienne maladie ou cet autre agrave qui on fournissait des jeunes tendrons agrave couver
la nuit ses vieux membres et mecircler la douceur de leur haleine agrave la sienne aigre et pesante raquo (E
III IX 703)
La leccedilon de morale de ces deux contes ndash ne pas vouloir notre bonheur au deacutetriment des
autres ndash Saadi lrsquoa exprimeacutee dans un autre conte toujours dans le mecircme cadre (le Sultan et
les paysans)
laquo Jrsquoai entendu raconter qursquoun percepteur deacutevastait la demeure des sujets afin de remplir le
treacutesor du sultan ignorant la parole des sages qui ont dit laquo Si quelqursquoun tourmente des
creacuteatures du Dieu tregraves haut afin de se concilier le cœur drsquoune creacuteature Dieu donnera pleine
autoriteacute sur lui agrave cette mecircme personne afin qursquoelle aneacuteantisse sa fortune raquo (G I 66)
Aussi comme nous voyons ici Saadi cite souvent des dictons des proverbes agrave lrsquoappui de
lrsquoideacutee qursquoil deacuteveloppe ce que fait de son cocircteacute Montaigne lagrave ougrave il en voit la neacutecessiteacute
Un autre exemple de ce genre drsquoanalogie se trouve dans les passages que les deux
auteurs ont consacreacutes aux avantages du silence Pour mieux concreacutetiser sa penseacutee Saadi
raconte lrsquoaffaire de ce pieux soufi dont la reacuteputation eacutetait due agrave son mutisme
laquo Un pieux soufi vecirctu du froc vivait au Caire et observait un silence absolu Les hommes les
plus consideacuterables accouraient de toute part aupregraves de lui comme des papillons attireacutes par la
flamme Une nuit notre deacutevot se rappela (le dicton) la langue reacutevegravele lrsquohomme continuer agrave
garder le silence nrsquoeacutetait-ce pas laisser son meacuterite dans lrsquoombre Il parla heacutelas et aussitocirct
amis et ennemis tous le proclamegraverent le maicirctre-sot de la ville raquo (B VII 281)
Dans les Essais crsquoest lrsquoaffaire de Meacutegabysus
laquo Car Meacutegabysus eacutetant alleacute voir Apelle en son ouvroir fut longtemps sans mot dire et puis
commenccedila agrave discourir de se ouvrages dont il reccedilut cette rude reacuteprimande laquo Tandis que tu as
gardeacute silence tu semblais quelque chose agrave cause de tes chaicircnes et de ta pompe mais
maintenant qursquoon trsquoa ouiuml parler il nrsquoest pas jusqursquoaux garccedilons de ma boutique qui ne te
meacuteprisent raquo (E III VIII 669)
Par ailleurs pour donner des conseils agrave leurs lecteurs Saadi et Montaigne ne se
contentent pas de lrsquoeacutevocation des aventures des autres leurs propres expeacuteriences leurs
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propres aventures agrave eux-mecircmes (par exemple un eacuteveacutenement survenu pendant un de leurs
voyages) peuvent aussi servir de leccedilon agrave celui qui les lit Et lagrave encore nous remarquons des
traits communs qui rapprochent plus ces deux reacuteflexions lrsquoun du XIIIe siegravecle et lrsquoautre du
XVIe A cet eacutegard leurs nombreux voyages et les souvenirs qursquoils en rapportent sont une
grande source drsquoinspiration pour eux Ainsi de nombreux reacutecits que lrsquoon rencontre dans les
Essais le Gulistacircn et le Boustacircn ont pour personnage principal Saadi ou Montaigne et
commencent par la route vers un pays ou une ville laquo Une certaine nuit dans le deacutesert de
la Mecque il ne me resta plus la force de marcherhellip raquo (G II 112) laquo Une troupe de
jeunes gens sages eacutetaient un jour mes compagnons dans le voyage du Hidjacircz raquo (G II
128) laquo Je me souviens que nous avions marcheacute toute la nuit au milieu drsquoune
caravanehellip raquo (G II 127) De mecircme chez lrsquoeacutecrivain franccedilais on lit laquo Allant un jour agrave
Orleacuteans je trouvai dans cette plaine au-deccedilagrave de Cleacutery deux reacutegents qui venaient agrave
Bordeauxhellip raquo (E I XXVI 129) laquo Jrsquoai vu en Allemagne que Luther a laisseacute autant de
divisions et drsquoaltercations sur le doutehellip raquo (E III XIII 762) laquo Il nrsquoy a pas longtemps que
je rencontrai lrsquoun des plus savants hommes de Francehellip raquo (E III XIII 771)
Lrsquoune des caracteacuteristiques de ces contes chez le poegravete iranien aussi bien que chez
lrsquoessayiste franccedilais concerne la simpliciteacute drsquoexpression avec laquelle ils sont narreacutes A cela
srsquoajoute la vivaciteacute de leur langage Crsquoest une des qualiteacutes ndash parmi tant drsquoautres ndash de leur
œuvre qui leur permet de nous atteindre et de nous provoquer par delagrave des siegravecles bien
plus directement que ne sauraient le faire nombre drsquoeacutecrivains actuels
Montaigne aimait eacutecrire aussi simplement qursquoil parlait Il a affirmeacute dans les
Essais laquo Le parler que jrsquoaime crsquoest un parler simple et naiumlf [naturel] tel sur le papier qursquoagrave
la bouche un parler succulent et nerveux court et serreacute non tant deacutelicat et peigneacute comme
veacuteheacutement et brusquehellip eacuteloigneacute drsquoaffectation raquo (E I XXVI 131) Il parle souvent du
laquo naturel raquo de son style Mais cela ne veut pas dire qursquoil eacutecrit laquo naturellement raquo crsquoest-agrave-
dire sans effort Au contraire les Essais est un livre soigneusement travailleacute laquo Le mot
laquo naturel raquo chez lui possegravede toute sa force eacutetymologique et son style est naturel ou laquo naiumlf raquo
en tant qursquoil transfigure sa vraie et profonde nature raquo1 Contrairement aux eacutecrivains de son
temps Montaigne srsquooppose agrave lrsquointempeacuterance drsquoinvention laquo Je me deacutefends de la
tempeacuterance comme jrsquoai fait autrefois de la volupteacute raquo (E III V 606) Faute drsquoun style
formeacute (laquo Il peut ecirctre aussi que je me laisse aller apregraves ma nature agrave faute drsquoart raquo E II XVII
471) faute drsquoune certaine technique artificielle que connaicirctront avec Balzac et La Bruyegravere
1 Floyd Gray Le Style de Montaigne Paris Librairie Nizet 1967 p 18
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les artistes du style Montaigne srsquoexprime tel qursquoil est eacutecrit comme il parle laquo Comme agrave
faire agrave dire aussi je suis tout simplement ma forme naturelle drsquoougrave crsquoest agrave lrsquoaventure que je
puis plus agrave parler qursquoagrave eacutecrire raquo (E II XVII 463) Le contraire du beau et classique
langage laquo le style nrsquoexiste pas pour lui mais il est action et effet raquo1
Montaigne a une certaine faciliteacute et indiscreacutetion de paroles qui a ducirc lui nuire parfois
mais agrave laquelle il tient comme une partie essentielle de lui-mecircme et qui lui paraicirct
franchise laquo Jrsquoaime mieux ecirctre importun et indiscret que flatteur et dissimuleacute raquo (E II
XVII 471) Il y a donc chez lui quelque chose drsquoanalogue agrave son style Il se vante drsquoailleurs
drsquoeacutecrire comme il parle Selon Albert Thibaudet laquo crsquoest un genre de la litteacuterature de la
noblesse drsquoeacutecrire non comme on eacutecrit crsquoest-agrave-dire en homme de lettres professionnel mais
ou bien comme on parle ou bien comme on agit raquo2 Le goucirct de Montaigne pour Ceacutesair
pour Xeacutenophon et son antipathie contre Ciceacuteron lrsquohomme de lettres vont dans ce mecircme
sens laquo Je mrsquoabandonne agrave la naiumlveteacute et agrave toujours dire ce que je pense et par complexion et
par discours laissant agrave la fortune drsquoen conduire lrsquoeacuteveacutenement raquo (E II XVII 471)
Enfin il faut ajouter que la langue de Montaigne nrsquoest eacutetrange qursquoagrave premiegravere vue elle
propose plus de difficulteacutes agrave lrsquoœil qursquoagrave lrsquoesprit et pour peu qursquoon veuille srsquoabandonner au
mouvement des phrases on ne tardera pas agrave se familiariser avec ses mots ses expressions
et ses tournures propres A part quelques exceptions le vocabulaire des Essais peut
aiseacutement revivre pour nous dans la mesure ougrave Montaigne lrsquoa laquo pris sur le vif raquo preacutefeacuterant
toujours les termes les plus concrets les plus ordinaires les plus proches de lrsquoexpeacuterience
quotidienne de chacun
Quant agrave la prose de Saadi elle aussi est deacutebarrasseacutee des complexiteacutes et artifices
freacutequents dans son temps sans pourtant ecirctre deacutepourvue drsquoornement dans lrsquoexpression3 Le
style du Gulistan se range entre la simpliciteacute fade de la prose de ses ancecirctres qui
nrsquoeacutecrivaient que pour srsquoexprimer et le style peacutedant de sa posteacuteriteacute qui voyait la bonne
eacutecriture dans lrsquoabondance des artifices Crsquoest une des principales raisons qui expliquent la
reacuteception heureuse de son œuvre chez les lecteurs aux goucircts les plus divers
Saadi est par nature de ceux dont la penseacutee et lrsquoacircme sont sans labyrinthe tortueux ceux
qui vont droit au bout prenant le chemin le plus direct dans leurs affaires et qui voient
toujours le bon cocircteacute des choses contrairement agrave ceux qui dans lrsquointerpreacutetation et la
transmission de leurs ideacutees choisissent le chemin obscur et indirect comme srsquoils avaient
1 Albert Thibaudet Montaigne Paris Gallimard 1963 p 491 2 Ibid 3 Voir eacutegalement notre commentaire sur lrsquoart de Saadi (supra pp 39-44)
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une sorte de complexiteacute une ombre vague et mysteacuterieuse dans la penseacutee qui compliquent
mecircme les questions les plus simples Ce qursquoexprime Platon drsquoun langage simple
compreacutehensif agrave tous et drsquoun style eacuteloquent Aristote lrsquoexplique en expressions
scientifiques drsquoun langage sec et conventionnel Parmi les eacutecrivains contemporains
Anatole France et Thomas Mann Dostoiumlevski et Proust sont des exemples de ces deux
modes de reacuteflexion et drsquoexpression
Saadi nrsquoest pas un poegravete philosophe agrave la maniegravere de Lucregravece ou de Vigny ni en proie
aux reacuteflexions sceptiques agrave la maniegravere des poegravetes tels Khayyacircm Nasser Khosrocirc et Hafez
Or son esprit est loin drsquoecirctre ombreacute par la complexiteacute des questions philosophiques crsquoest-agrave-
dire qursquoil a lrsquoaisance de lrsquoesprit populaire Son expression est donc deacutepourvue de toute
sorte drsquoobscuriteacute et de complication Peut-ecirctre srsquoil nrsquoappartenait pas agrave une eacutepoque ougrave il
importait drsquoorner lrsquoexpression de teacutemoins et de dictons il aurait eacutecrit le Gulistan encore
plus simplement que cela Il deacuteveloppe toujours ses thegravemes poeacutetiques agrave coups drsquoimages et
celles-ci forment la base de ses moyens drsquoexpression Chez lui pas de grandes peacuteriodes
mais une ideacutee srsquoenchaicircne agrave une autre ideacutee et lrsquoideacutee jamais abstraite est eacutetroitement allieacutee agrave
lrsquoimage Par exemple laquo Il ne faut jamais dire une parole sans y avoir reacutefleacutechi ni couper
une eacutetoffe avant de lrsquoavoir mesureacutee raquo (B VII 279)
De lagrave toute la saveur de ce style saveur si releveacutee qursquoelle ne disparaicirct point mecircme
dans une traduction Pas de seacutecheresse pas drsquoabstraction mais une penseacutee concreacutetiseacutee dans
une image lrsquoune et lrsquoautre confondue eacutetroitement au point que lrsquoon se demande si dans
lrsquoesprit de Saadi lrsquoideacutee pouvait exister sans son correspondant concret Combien de
passages ougrave lrsquoimage se relie mecircme si intimement agrave la penseacutee qursquoelle nrsquoest autre que lrsquoideacutee
mecircme
2
QUELQUES THEgraveMES ET IMAGES IDENTIQUES
Quant aux thegravemes traiteacutes agrave la fois par Saadi et par Montaigne nous signalons tout
drsquoabord qursquoils peuvent bien se trouver dans nrsquoimporte quelle œuvre moralisatrice ou en
geacuteneacuteral chez nrsquoimporte quel eacutecrivain Mais ce qui attire lrsquoattention chez nos deux
moralistes agrave part la similitude des thegravemes crsquoest la ressemblance ndash parfois surprenante ndash
entre les images les contes les exemples qursquoils ont donneacutes pour deacutevelopper ces thegravemes
70
Tous les deux ont rapporteacute les souvenirs de leurs voyages ont soutenu leurs ideacutees en
ajoutant des vers aux aventures qursquoils racontent Saadi en donnant ses propres vers agrave lui
et Montaigne ceux de Virgile de Lucregravece drsquoHorace de Ciceacuteron et de beaucoup drsquoautres
poegravetes avant lui Il y a aussi dans leurs œuvres des allusions aux textes sacreacutes pour le
poegravete persan le Coran et pour lrsquoessayiste franccedilais le texte des Eacutevangiles
Degraves la premiegravere vue en lisant tout simplement les titres des diffeacuterents chapitres et leur
subdivision dans le Boustan et le Gulistan drsquoune part et les Essais de lrsquoautre nous
pouvons facilement distinguer des sujets identiques chez ces deux hommes de lettres si
eacuteloigneacutes lrsquoun de lrsquoautre dans le temps aussi bien que dans lrsquoespace Nous preacutesentons ci-
dessous ces correspondances
- Du caractegravere et de la conduite des rois (G I) Des devoirs des rois de la justice et du bon
gouvernement (B I) Ceacutereacutemonie et lrsquoentrevue des rois (E I XIII)
- Des vertus du contentement (G III) Modeacuteration dans les deacutesirs et renoncement (B VI)
De la modeacuteration (E I XXX)
- Des avantages du silence (G IV) De lrsquoart de confeacuterer (E III VIII) De la vaniteacute des
paroles (E I LI) Du parler prompt et tardif (E I X)
- De la faiblesse et de la vieillesse (G VI) De lrsquoacircge (E I LVII)
- Des effets de lrsquoeacuteducation (G VII) Lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation (B VII) Du peacutedantisme
(E I XXV) De lrsquoinstitution des enfants (E I XXVI)
- De la bienfaisance (B II) De la vertu (E II XXIX)
- De la modestie (B IV) De la preacutesomption (E II XVII)
- Repentir (B IX) Du repentir (E III II)
- Priegraveres et conclusion du poegraveme (B X) Des priegraveres (E II LVI)
De plus agrave lrsquointeacuterieur de chacun de ces chapitres on trouve parfois plusieurs questions
eacutetudieacutees qui ne sont pas toujours en rapport avec le titre eacutevoqueacute De sorte que si on voulait
les eacutenumeacuterer elles aussi la liste des sujets communs deacutepasserait largement celle que nous
venons de donner ci-dessus Essayons maintenant drsquoanalyser quelques uns drsquoentre eux pour
voir dans quelle mesure ils se rapprochent
21 De lrsquoeacuteducation le savoir pratique la bonteacute et la vertu laquo autrement on ne fait
que des acircnes chargeacutes de livres raquo
Dans les Essais Montaigne nous preacutesente sa reacuteflexion peacutedagogique Il condamne le savoir
livresque et les meacutethodes autoritaires exige une peacutedagogie vivante et un savoir assimileacute Il
71
a consacreacute deux chapitres du premier livre de ses Essais agrave ce sujet laquo du peacutedantisme raquo et
laquo de lrsquoinstitution des enfants raquo Il y a eacutevoqueacute son enfance heureuse reacutegleacutee par lrsquointelligence
et la douce initiative peacutedagogique de son pegravere De mecircme dans le Boustan Saadi se
feacutelicitant drsquoavoir reccedilu de seacutevegraveres leccedilons durant son jeune acircge en profite pour donner en un
chapitre (laquo lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation raquo) ses ideacutees sur lrsquoeacuteducation des enfants Il a aussi
eacutevoqueacute cette mecircme question dans le septiegraveme chapitre du Gulistan intituleacute laquo des effets de
lrsquoeacuteducation raquo Les deux auteurs ont affirmeacute que cette eacuteducation est un devoir pour le pegravere
de famille Par exemple Saadi dit laquo Veux-tu laisser apregraves toi un nom sans tache eacutelegraveve ton
fils selon les preacuteceptes de la sagesse et de la raison car srsquoil est deacutepourvu de qualiteacute crsquoest
comme si tu mourrais sans posteacuteriteacute raquo
Ainsi Montaigne commenccedilant par une critique blessante des laquo peacutedantes raquo et arrivant
agrave la deacutefinition drsquoun enseignement profitable fondeacute sur lrsquoeacuteveil la curiositeacute et la douceur
couvre tout le champ de ce qursquoil nomme lrsquoinstitution et que lrsquoon appelle aujourdrsquohui
lrsquoeacuteducation Nombre des ideacutees chegraveres agrave cet eacutecrivain sont ici affirmeacutees avec eacuteclat
lrsquoimportance du corps que le maicirctre doit prendre en charge autant que lrsquoesprit La modestie
et la mesure du gouverneur (preacutecepteur) qui lorsqursquoil srsquoadresse agrave son eacutelegraveve doit
laquo condescendre agrave ses allures pueacuteriles et les guider raquo Lrsquoassimilation en profondeur du
savoir qui doit influer sur le comportement et lrsquoamender ndash par lrsquoopposition agrave la teinture
superficielle ou au remplissage des cervelles qui laquo ne fait que des acircnes chargeacutes de livresraquo
Crsquoest sur cette image tregraves significative que se termine le chapitre XXVI du premier livre
des Essais lrsquoimage qui reacutesume en quelque sorte toute la penseacutee de lrsquoauteur sur le problegraveme
de lrsquoeacuteducation
laquo Pour revenir agrave mon propos il nrsquoy a tel que drsquoalleacutecher lrsquoappeacutetit et lrsquoaffection autrement on ne
fait que des acircnes chargeacutes de livres On leur donne agrave coup de fouet en garde leur pochette pleine
de science laquelle pour bien faire il ne faut pas seulement loger chez soi il la faut eacutepouser raquo
(E I XXVI 135)
Nous retrouvons exactement la mecircme image pour exprimer la mecircme ideacutee dans le Gulistan
laquo Il nrsquoest ni un contemplatif ni un savant ce quadrupegravede qui porte plusieurs livres Cet ecirctre agrave la
cervelle vide quelle science et quelle notion a-t-il si ce qursquoil porte est du bois ou des livres raquo
(G VIII 311)
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A maintes reprises Montaigne a critiqueacute les mauvaises pratiques de son temps qui ne
font que remplir la meacutemoire sans deacutevelopper le sens de jugement chez lrsquoapprenant laquo Il
fallait srsquoenqueacuterir qui est mieux savant non qui est plus savant Nous ne travaillons qursquoagrave
remplir la meacutemoire et laissons lrsquoentendement et la conscience vides raquo (E I XXV 107)
laquo A quoi sert la science si lrsquoentendement nrsquoy est raquo (Ibid p110) laquo plutocirct la tegravete bien faite
que bien pleine [] plus les mœurs et lrsquoentendement que la science raquo (Ibid 116) laquo Savoir
par cœur nrsquoest pas savoir crsquoest tenir ce qursquoon a donneacute en garde agrave sa meacutemoireraquo (Ibid
117) laquo Il [eacutecolier] en devait rapporter lrsquoacircme pleine il ne lrsquoen rapporte que bouffie et lrsquoa
seulement enfleacutee au lieu de la grossir raquo (E I XXV 108) Ici il faut se rappeler que
lrsquoeacuteducation de lrsquoeacutepoque faisait une grande place au par cœur
De mecircme il veut que lrsquoon apprenne la science de sorte que lrsquoon puisse la mettre en
pratique laquo Ils savent la theacuteorique de toutes choses cherchez qui la mettre en pratique raquo
(Ibid 109) laquo hellipvoit le bien et ne le suit pas et voit la science et ne srsquoen sert pas raquo (Ibid
111) Comme preuve agrave son ideacutee il rapporte des paroles de Ciceacuteron laquo Il ne faut pas se
contenter drsquoacqueacuterir la sagesse il faut en jouir raquo (Ibid 108) Cette mecircme ideacutee est bien
preacutesente et reacutepeacuteteacutee plusieurs fois dans le Gulistan de Saadi laquo Quiconque a eacutetudieacute et nrsquoa
pas mis sa science en pratique ressemble agrave celui qui a conduit le bœuf (atteleacute agrave une
charrue) et nrsquoa pas reacutepandu de semence raquo (G VIII 323) laquo un savant qui ne pratique pas
les bonnes œuvres [est] un arbre sans fruithellipUn savant qui ne pratique pas les bonnes
œuvres est une abeille qui ne produit pas de miel raquo (Ibid 336) Ou encore laquo Il y a deux
sortes de personnes qui subissent inutilement de la peine et des malheurs celles qui
amassent des biens et de la richesse et ne srsquoen servent pas et celles qui acquiegraverent de
lrsquoexpeacuterience [du savoir] mais ne lrsquoutilisent pasraquo (Ibid 311) En fait le savoir on
lrsquoapprend afin de srsquoen servir un jour pour ameacuteliorer sa condition de vie sinon il vaudrait
mieux rester ignorant laquo Quelque connaissance que tu puisses acqueacuterir si tu ne trsquoen sers
pas autant ecirctre ignorant raquo (Ibid) Saadi a lrsquoart de litote qui aurait pu dire une telle ideacutee
dans une expression si bien arrangeacutee et touchante
Cependant une bonne eacuteducation ne doit pas aboutir seulement agrave la mise en pratique du
savoir deacutejagrave acquis mais il faut eacutegalement le controcircle permanent de lrsquoacircme qui doit ecirctre
conduite agrave la sagesse et surtout agrave la bonteacute science premiegravere pour Montaigne et pour Saadi
Selon le premier sans la bonteacute la science est non seulement inutile mais pourrait nuire
aussi laquo Tout autre science est dommageable agrave celui qui nrsquoa la science de la bonteacute raquo (E I
XXV 110) Ou encore dans le chapitre laquo de lrsquoinstitution des enfants raquo qui est adresseacute agrave
Madame Diane de Foix comtesse de Gurson nous lisons laquo Madame crsquoest un grand
73
ornement que la science et un outil de merveilleux service notamment aux personnes
eacuteleveacutees en tel degreacute de fortune comme vous ecirctes A la veacuteriteacute elle nrsquoa point son vrai visage
en mains viles et basses raquo Pour Saadi laquo le savant sans [vertu] est un aveugle qui porte une
lanterne Il dirige les autres et nrsquoest pas dirigeacute raquo (G VIII 312)
Montaigne aime une eacuteducation qui non seulement ne nous laquo gacircte raquo pas
mais qui soit capable drsquoameacuteliorer notre condition de vie laquo Or ce nrsquoest pas assez que notre
institution ne nous gacircte pas il faut qursquoelle nous change en mieux raquo (E I XXV 109)
Crsquoest pour cette raison qursquoil admire chez les Persans ce trait de leur eacuteducation qui enseigne
la laquo vertu raquo au lieu des laquo lettres raquo laquo En cette belle institution que Xeacutenophon precircte aux
Perses nous trouvons qursquoils apprenaient la vertu agrave leurs enfants comme les autres nations
font les lettres raquo (Ibid 111)
Or la vertu aussi est un des thegravemes que les deux moralistes ont deacuteveloppeacutes Montaigne
veut ecirctre parmi les gens laquo les plus utiles aux hommes raquo (Ibid 111) Il rapporte dans un
autre passage une reacuteflexion de Ciceacuteron laquo Je suis de cet avis que la plus honorable
vacation est de servir au public et ecirctre utile agrave beaucoup Nous ne jouissons jamais autant
des fruits de lrsquoesprit de la vertu de toute supeacuterioriteacute qursquoen les partageant avec nos plus
proches amis raquo (E III IX 683) Lrsquoideacutee qursquoa exprimeacutee Saadi bien avant lui dans son
Boustan
laquo La voie qui megravene agrave Dieu consiste dans le deacutevouement envers ses creacuteateurs et nullement dans
le chapelet le sidjadeh (tapis de priegravere) et le froc Ceins tes reins de pieacuteteacute sincegravere et de foi et ne
prononce plus de vaines et coupables paroles Dans la route du spiritualisme il faut des actes et
non des mots raquo (B I 39)
Cette ideacutee est reacutepeacuteteacutee maintes fois dans le livre tel dans le passage suivant
laquo Dieu a des treacutesors de bonteacute pour celui qui est bon envers ses creacuteatures lrsquohomme intelligent
et sage est bienfaisant la geacuteneacuterositeacute ne loge pas dans un cerveau eacutetroit Le bonheur dans ce
monde et dans lrsquoautre est le partage de celui qui assure le bonheur des serviteurs de Dieu raquo (B
II 117)
Enfin Saadi est tellement geacuteneacutereux qursquoil precircche la bonteacute mecircme envers les ennemis
laquo Retiens ton ennemis dans les liens de la reconnaissance ces liens que lrsquoeacutepeacutee ne peut
trancher vaincu par ta geacuteneacutereuse bonteacute il renoncera agrave ses projets de vengeance Mauvaise
graine ne peut donner de bons fruits Lrsquoami qui a agrave se plaindre de toi srsquoenfuit avec horreur
74
(litteacuteralement ne peut plus te voir en peinture) mais au contraire un ennemis agrave qui tu rends
service finit par devenir ton ami deacutevoueacute raquo (B II 114)
laquo De qui as-tu appris la politesse ndash Des impolis raquo Crsquoest un des vers de Saadi dans le
Gulistan qui est passeacute ndash comme beaucoup drsquoautres de ses vers ndash en proverbe chez les
Iraniens En effet crsquoest un des avantages de lrsquohomme sage qui peut deacutegager de nrsquoimporte
quel eacuteveacutenement de nrsquoimporte quel comportement (mecircme les pires) des regravegles de conduite
Ainsi dans le vingtiegraveme conte du chapitre laquo de lrsquoeacutethique des derviches raquo nous lisons
laquo On a dit agrave Locmacircn laquo De qui as-tu appris la politesse raquo Il reacutepondit laquo Des gens impolis
Tout ce que jrsquoai jugeacute deacutesapprouvable de leur part je me suis abstenu de faire et de dire cela raquo
Distique ndash On ne dit pas un mot mecircme par maniegravere de plaisanterie dont lrsquohomme intelligent
ne tire un conseil Mais si lrsquoon reacutecite cent chapitres de sagesse devant un ignorant ils entrent
dans son oreille comme autant de plaisanteries raquo (G II XXI 123)
Ecouter le conseil drsquoun ennemi est bien entendu un tort Neacuteanmoins notre fameux
moraliste autorise de lrsquoeacutecouter agrave la seule condition de faire le contraire de ce qursquoil dit ce
qui sera le bon chemin laquo Crsquoest une erreur drsquoaccepter les conseils de la part drsquoun ennemi
mais il est permis de les eacutecouter afin que tu agisses contrairement agrave ses conseils car crsquoest
lrsquoessence mecircme de ce qui est convenable raquo (G VIII 315)
Donc lrsquoideacutee qui paraicirct paradoxale au premier regard contient une part de logique
lrsquohomme pourrait ainsi acqueacuterir la politesse la bonne conduite en suivant les mauvais
exemples mecircmes Une pareille conception nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave lrsquoessayiste franccedilais qui
confirme lrsquoideacutee de son preacutedeacutecesseur iranien dans un long discours Ils ont tous deux besoin
de donner des exemples agrave lrsquoappui de leurs ideacutees Saadi donnait lrsquoexemple de Luqman
Montaigne a choisi celui du laquo vieux Caton raquo
laquo [Je] mrsquoinstruis mieux par contrarieacuteteacute que par exemple et par fuite que par suite A cette sorte
de discipline regardait le vieux Caton quand il dit que les sages ont plus agrave apprendre des fous
que les fous des sages [] Lrsquohorreur de la cruauteacute me rejette plus avant en la cleacutemence
qursquoaucun patron [modegravele] de cleacutemence ne me saurait attirer [hellip] et une mauvaise faccedilon de
langage reacuteforme mieux la mienne que ne fait la bonne Tous les jours la sotte contenance drsquoun
autre mrsquoavertit et mrsquoavise Ce qui point touche et eacuteveille mieux que ce qui plaicirct [] Etant peu
appris par les bons exemples je me sers des mauvais desquels la leccedilon est ordinaire Je me
suis efforceacute de me rendre autant agreacuteable comme jrsquoen voyais de facirccheux aussi ferme que jrsquoen
voyais de mous aussi doux que jrsquoen voyais drsquoacircpres Mais je me proposais des mesures
invincibles raquo (E III VIII 662)
75
Il est donc plus difficile de faire du bien que de ne pas faire du mal Alors Saadi et
Montaigne preacutefegraverent tirer des leccedilons des laquo mauvais exemples raquo plutocirct que des bons
exemples il semble que cela est devenu un principe pour eux eacuteviter un mauvais exemple
au lieu de suivre un bon exemple laquo Il faut tout mettre en besogne et emprunter [agrave] chacun
selon sa marchandise car tout sert en meacutenage la sottise mecircme et faiblesse drsquoautrui lui
[lrsquoenfant] sera instruction A controcircler les gracircces et faccedilons drsquoun chacun il srsquoengendrera
envie des bonnes et meacutepris des mauvaises raquo (E I XXVI 120)
22 Lrsquoinstant du plaisir laquo Hier nrsquoest plus demain nrsquoest pas encore ne compte donc
que sur lrsquoheure preacutesente raquo
Dans le second livre (II XII) Montaigne deacutecouvre que lrsquoinstant preacutesent nrsquoa pas de
coheacuterence puisqursquoil est fait de passeacute et de futur Mais les eacutepicuriens lui apprennent que
lrsquoinstant peut avoir une autre reacutealiteacute Il doit sa reacutealiteacute au plaisir qui est une creacuteation
Montaigne deacuteteste les gens qui renoncent aux plaisirs de la vie laquo Je hais un esprit
hargneux et triste qui glisse par-dessus les plaisirs de sa vie et srsquoempoigne et paicirct aux
malheurs raquo (E III V 609) A ses yeux ces gens-lagrave sont laquo comme les mouches qui ne
peuvent tenir contre un corps bien poli et bien lisseacute et srsquoattachent et reposent aux lieux
scabreux [rugueux] et raboteux raquo (Ibid) En effet le plaisir nrsquoest pas donneacute mais eacutelaboreacute
par lrsquoindividu Montaigne sait que laquo toutes les jouissances ne sont pas unes [identiques] il
y a des jouissanceshellip languissantes raquo (III V) Il nrsquoy a pas de plaisir sans une participation
active de la conscience Crsquoest le rocircle du deacutesir lorsqursquoil est attiseacute par lrsquoattente ou par la
difficulteacute Ceux qui ont tout trop facilement nrsquoont plus de plaisir laquo Qui ne participe aux
hasard [risques] et difficulteacute ne peut preacutetendre inteacuterecirct agrave lrsquohonneur et au plaisir qui suivent
les actions hasardeuseshellip Cette aisance et lacircche faciliteacute de faire tout baisser sous soi sont
ennemies de toute sorte de plaisir crsquoest glisser cela ce nrsquoest pas aller crsquoest dormir ce
nrsquoest pas vivre raquo (E III VII 660)
De son cocircteacute Saadi est de cet avis qursquoil faut profiter de cet laquo instant preacutesent raquo puisque
lrsquohomme ne peut rien pour le passeacute et est ignorant de ce qui va lui arriver demain
laquo Nrsquoattache pas ton cœur agrave ces deacutecombres (le monde) une noix ne peut se tenir drsquoaplomb
sur une coupole Hier nrsquoest plus demain nrsquoest pas encore ne compte donc que sur lrsquoheure
preacutesente raquo (B IX 348) Ou bien dans le Gulistan il dit laquo Maintenant que les richesses
sont dans ta main comprends que cette puissance et ce royaume passent de main en main
(G I 82) A maintes reprises dans son œuvre le sage de Chiraz a insisteacute sur cette
reacuteflexion Mais il semble que lrsquohomme nrsquoappreacutecie pas comme il faut ses jours de bonheur
76
laquo Lrsquohomme ne connaicirct le prix des jours de bonheur
Que lorsqursquoil geacutemit sous le poids de lrsquoinfortune [hellip]
Pour connaicirctre le prix de la santeacute
Il faut avoir longtemps souffert des ardeurs de la fiegravevre
La nuit ne paraicirct pas longue au riche qui repose sur une couche moelleuse
Elle est bien longue cependant pour le malade
Qui se deacutebat dans les convulsions de la douleur
Le monarque fortuneacute qui se reacuteveille aux sons de la fanfare matinale
Sait-il qursquoa eacuteteacute la nuit pour le pauvre veilleur raquo (B VIII 323-324) raquo
Nous donnons ici quelques autres passages extraits des Essais du Boustan et du
Gulistan ougrave se reflegravete lrsquoideacutee de leur auteur sur le plaisir sur lrsquoappreacuteciation de nos moments
de bonheur et de santeacute et nous laissons au lecteur le jugement sur le rapprochement de ces
deux penseacutees
laquo O un tel fais une bonne action et regarde la vie comme un butin avant qursquoune voix srsquoeacutelegraveve
en disant Un tel nrsquoest plus raquo (G I II 26)
laquoLrsquohomme ne connaicirct le prix des jours de bonheur que lorsqursquoil geacutemit sous le poids de
lrsquoinfortunehellip Pour connaicirctre le prix de la santeacute il faut avoir longtemps souffert des ardeurs de
la fiegravevre raquo (B VIII 323-324) laquo Porteacute sur le dot drsquoun dromadaire solide comme un roc tu ne
saurais compatir aux souffrances de ceux qui font la route agrave pied Les heureux de ce monde qui
dorment en paix sous un toit hospitalier srsquoinquiegravetent-ils des miseacuterables en proie aux tortures
de la faim raquo (Ibid 325-326)
laquo Et au rebours des autres je me trouve plus deacutevot en la bonne qursquoen la mauvaise fortunehellip et
fais plus volontiers les doux yeux au ciel pour le remercier que pour le requeacuterir raquo (E III IX
679) laquo Je veux eacutetudier la maladie quand je suis sain quand elle y est elle fait son impression
assez reacuteelle sans que mon imagination lrsquoaide raquo (Ibid 701)
Il faut ajouter que pour Montaigne le plaisir nrsquoest pas purement physique laquo Jrsquoassocie
mon acircme raquo dit-il (III XIII) A cet eacutegard laquo le plaisir est un eacuteleacutement de la sagesse [comme
pour Saadi] qui est une recherche drsquoune conscience plus vive raquo1 Drsquoougrave le sens particulier
que Montaigne donne agrave lrsquoexpression perdre son temps dans le dernier chapitre de son
livre laquo Perdre son temps nrsquoest pas gaspiller une dureacutee qui nous aurait attribueacutee lrsquoinstant
nrsquoest pas fourni comme un contenant qursquoil importe de remplir Perdre son temps crsquoest
1 Franccediloise Joukovsky Montaigne sans commencement et sans fin Paris GF Flammarion 1998 p 245
77
neacutegliger de creacuteer le preacutesent en le tirant agrave la conscience raquo1 Il faut donc ecirctre tregraves attentif pour
que cet instant qui a une existence virtuelle puisse eacuteclore Ainsi on pourrait dire que la
vie est une suite de rendez-vous possibles parce qursquoelle ne nous est pas donneacutee une fois
pour toutes Alors la dureacutee temporelle constitue une sorte de succession la vie devient
plurielle et la joie multiplieacutee
23 laquo De lrsquoart de confeacuterer raquo laquo lrsquohomme se reacutevegravele par son intelligence et son langage raquo
Lrsquoun des thegravemes traiteacutes par nos deux eacutecrivains crsquoest celui du parler ou bien de la maniegravere
de parler Montaigne a consacreacute tout le chapitre XIII du troisiegraveme livre agrave laquo lrsquoart de
confeacuterer raquo et des passages du chapitre VIII du premier livre aussi le chapitre IX du
troisiegraveme livre laquo de la vaniteacute raquo Saadi en parle dans le quatriegraveme livre du Gulistan sous le
titre laquo des avantages du silence raquo et dans le chapitre du Boustan qui est sur lrsquoeacuteducation
Tous les deux auteurs font lrsquoeacuteloge du silence de la sobrieacuteteacute dans la parole et proscrivent le
peacutedantisme et le bavardage
Dans les Essais Montaigne deacutefinit les regravegles du dialogue constructif En fait lrsquoessai
est un dialogue de Montaigne avec le lecteur et avec lui-mecircme laquo Laisse lecteurhellip raquo laquo Ne
te prends point agrave moi lecteur raquo (E III IX 691) De son cocircteacute le poegravete persan aussi adresse
ses maximes agrave son lecteur laquo O toi qui lis cet ouvrage prie Dieu drsquoavoir pitieacute de lrsquoauteur et
implore le pardon pour le copiste demande pour toi-mecircme le bien que tu deacutesireshellipraquo (G
350) laquo Toi aussi lecteur ne deacutetourne pas la tecirctehellip raquo (B VIII 322) Pour Montaigne laquo la
confeacuterence raquo (conversation) est laquo le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit raquo (E
III VIII 662) et il laquo consentirait[t] plutocirct de perdre la vue que lrsquoouiumlr ou le parler raquo (Ibid
663) Mais il croit en un certain nombre de regravegles en matiegravere de communication qursquoil faut
respecter pour rester laquo sage raquo et que nos deux moralistes nous proposent chacun agrave sa
maniegravere mais drsquoune ressemblance indeacuteniable
La premiegravere regravegle est de parler peu et parfois mecircme de garder silence Commenccedilons
par le conseil que nous donne Saadi de la bouche drsquoun de ses personnages laquo Parle avec
reacuteserve ou abstiens-toi de parler Nrsquouse pas drsquoun langage que tu ne saurais supporter chez
un autre qui segraveme lrsquoorge ne reacutecolte pas le froment raquo (B VII 280) Plus loin on lit
laquo La brute est muette lrsquohomme seul a le don de la parole mais quand il parle sans
discernement il est infeacuterieur agrave la brute ndash Tu dois ou mesurer tes paroles comme les sages ou
1 Ibid
78
garder le silence comme les ecirctres priveacutes de raison Lrsquohomme se reacutevegravele par son intelligence et
son langage prends garde de nrsquoecirctre qursquoun perroquet ignorant et babillard raquo (Ibid 281-282)
A son tour Montaigne quand il srsquoagit laquo de lrsquoinstitution des enfants raquo precircche le silence
et affirme que laquo le silence et la modestie sont qualiteacutes tregraves commodes agrave la conversation raquo
(E I XXVI 199) Lrsquoune des qualiteacutes du sage est donc de ne parler que dans le moment
opportun sinon il vaudrait mieux se taire Selon Saadi laquo pour lrsquoignorant il nrsquoy a rien de
meilleur que le silence et srsquoil connaissait cet avantage il ne serait pas ignorant raquo Et juste
apregraves on lit ces vers
laquo Lorsque tu ne possegravedes ni meacuterite ni science le mieux crsquoest que tu gardes ta langue
(silencieuse) dans ta bouche La langue deacuteshonore lrsquohomme (en reacuteveacutelant son ignorance) de
mecircme que la noix qui ne renferme pas de pulpe est deacutenonceacutee par sa leacutegegravereteacute Un sot donnait
des leccedilons agrave un acircne deacutepensant toujours pour lui son temps Un sage lui dit O ignorant
pourquoi te fatigues-tu Crains dans ton vain deacutesir les reproches du critique Les brutes
nrsquoapprendront pas de toi lrsquoart de la parole mais toi apprends drsquoelles agrave te taire raquo (G VIII
322-323)
Ici drsquoune maniegravere tregraves fine Saadi dit que le silence pourrait empecirccher de deviner
lrsquoignorance des gens et crsquoest le moindre inteacuterecirct que lrsquoon trouve dans la sobrieacuteteacute de la
parole (laquo srsquoil le connaissait cet avantage il ne serait pas ignorant raquo) laquo Tant que lrsquohomme
nrsquoaura point parleacute son meacuterite et ses deacutefauts resteront cacheacutes raquo (G I 28) Nous retrouvons
le mecircme laquo profit raquo que pourrait avoir le silence dans le chapitre laquo de lrsquoart de confeacuterer raquo
chez Montaigne laquo Et pourtant leur est le silence non seulement contenance de respect et
graviteacute mais encore souvent de profit et meacutenage raquo (E III 8 669) Et tout de suite apregraves
comme exemple et preuve lrsquoessayiste nous raconte lrsquoaffaire de Meacutegabysus
laquo Car Meacutegabysus eacutetant alleacute voir Apelle en son ouvroir fut longtemps sans mot dire et puis
commenccedila agrave discourir de ses ouvrages dont il reccedilut cette rude reacuteprimande laquo Tandis que tu as
gardeacute silence tu semblais quelque chose agrave cause de tes chaicircnes et de ta pompe mais
maintenant qursquoon trsquoa ouiuml parler il nrsquoest pas jusqursquoaux garccedilons de ma boutique qui ne te
meacuteprisent raquo Ces magnifiques atours ce grand eacutetat ne lui permettaient point drsquoecirctre ignorant
drsquoune ignorance populaire et de parler impeacuterativement de la peinture il devait maintenir
muet cette externe et preacutesomptive suffisance A combien de sottes acircmes en mon temps a servi
une mine froide et taciturne de titre de prudence et de capaciteacute raquo (Ibid)
79
Outre la ressemblance des conseils donneacutes sur le sujet (ecirctre sobre dans la parole) ce
qui frappe ici crsquoest la similitude entre le vocabulaire employeacute de la part des deux
moralistes pour srsquoexprimer Les mots sages sagesse sot ignorant apparaissent tour agrave tour
chez lrsquoun et lrsquoautre De plus lrsquoaventure de Meacutegabysus que raconte Montaigne pour
soutenir son ideacutee est tout agrave fait semblable agrave celle de ce pieux soufi raconteacutee par Saadi dans
le septiegraveme livre du Boustan nous y trouvons la mecircme situation et le mecircme reacutesultat pour
le personnage qui a perdu toute sa reacuteputation juste en raison drsquoavoir parleacute au moment ougrave il
devait garder le silence
laquo Un pieux soufi vecirctu du froc vivait au Caire et observait un silence absolu Les hommes les
plus consideacuterables accouraient de toute part aupregraves de lui comme des papillons attireacutes par la
flamme Une nuit notre deacutevot se rappela (le dicton) la langue reacutevegravele lrsquohomme continuer agrave
garder le silence nrsquoeacutetait-ce pas laisser son meacuterite dans lrsquoombre Il parla heacutelas et aussitocirct
amis et ennemis tous le proclamegraverent le maicirctre-sot de la ville Le vide se fit autour de lui et sa
reacuteputation srsquoeacuteclipsa Il partit alors apregraves avoir inscrit ces mots sur le fronton drsquoune mosqueacutee
laquo si jrsquoavais lu dans mon cœur comme dans un miroir je nrsquoaurais pas follement livreacute ma
reacuteputation agrave la riseacutee publique (litt deacutechireacute les voiles) Laid comme je le suis jrsquoai attireacute sur moi
le ridicule parce que je me croyais beau Ta reacuteputation eacutetait due agrave ton mutisme tu as parleacute le
prestige a disparu disparais toi aussi raquo (B VII 281)
La leccedilon que le poegravete tire de lrsquoaventure de ce soufi est ainsi adresseacutee au sage laquo Le
silence ocirc sage augmente ta majesteacute de mecircme qursquoil est une sauvegarde pour le sot raquo
(Ibid)
Drsquoailleurs pour Saadi homme de Dieu les avantages du silence ne concernent pas
que notre vie terrestre Selon lui controcircler ses paroles peut ecirctre utile mecircme pour la vie de
lrsquoau-delagrave laquo Homme sage et expeacuterimenteacute veille sur ta langue demain au tribunal de
Dieu il nrsquoy aura point de condamnation contre celui qui aura su se taire raquo (B VII 278)
La deuxiegraveme regravegle est de bien reacutefleacutechir agrave ce que lrsquoon va dire avant de parler mieux
vaut dire tard que de dire des propos irreacutefleacutechis qui entraicircneraient le remords laquo Quiconque
ne reacutefleacutechit pas agrave la reacuteponse qursquoil doit faire son discours se trouve ecirctre drsquoautant plus hors
de propos Ou bien orne tes paroles au moyen de la sagesse agrave lrsquoinstar des hommes ou bien
assieds-toi silencieux comme les brutes raquo (G VIII 323) Cette question des paroles bien
reacutefleacutechies et mesureacutees eacutetait deacutejagrave poseacutee dans le Boustan au chapitre sur laquo lrsquoinfluence de
lrsquoeacuteducation raquo
80
laquo Il ne faut jamais dire une parole sans y avoir reacutefleacutechi ni couper une eacutetoffe avant de lrsquoavoir
mesureacutee Lrsquohomme qui pegravese le fort et le faible drsquoun discours lrsquoemporte sur le bavard toujours
prompt agrave la riposte La parole est la parure de lrsquoacircme fais en sorte qursquoelle ne soit pas pour toi
une laideur Lrsquohomme prudent en son langage nrsquoest pas exposeacute agrave en rougirhellip Imite les sages
ne prononce qursquoune parole mais qursquoelle soit senseacutee Tu as tireacute cent flegraveches et toutes ont
manqueacute le but un archer habile nrsquoen lance qursquoune et frappe juste raquo (B VII 279)
Montaigne reacutepegravete lrsquoideacutee tregraves briegravevement mais drsquoune expression tregraves significative laquo Qursquoils
pensent bien avant que de se produire Qui les hacircte raquo (E III IX 691)
Enfin la troisiegraveme regravegle dans laquo lrsquoart de confeacuterer raquo consiste agrave eacuteviter la redite Celle-ci
est systeacutematiquement reprocheacutee chez le sage En fait la reacutepeacutetition paraicirct toujours
deacuteconseilleacutee mecircme laquo aux choses utiles raquo
laquo La redite est partout ennuyeuse fucirct-ce dans Homegravere mais elle est ruineuse aux choses qui
nrsquoont qursquoune montre superficielle et passagegravere je me deacuteplais de lrsquoinculcation [redite] voire
aux choses utiles comme en Seacutenegraveque et lrsquousage de son eacutecole stoiumlque me deacuteplaicirct de redire sur
chaque matiegravere tout au long et au large les principes et preacutesuppositions qui servent en geacuteneacuteral
et reacutealleacuteguer toujours de nouveau les arguments et raisons communes et universelles raquo (Ibid
689-690)
Le sujet avait eacuteteacute abordeacute par Saadi bien avant Montaigne Lui aussi srsquoeacutetait servi drsquoun
exemple historique pour donner de lrsquoeacuteclat agrave son jugement Sauf que contrairement agrave
lrsquoauteur franccedilais eacutevoquant le cocircteacute deacuteplaisant du raisonnement commun de Seacutenegraveque le
poegravete persan a choisi le personnage de Sahban Wail qui est lui un orateur excellent
laquoOn a attribueacute agrave Sahbacircn fils de Wail une eacuteloquence incomparable parce qursquoil parlait une
anneacutee entiegravere devant une reacuteunion et qursquoil ne reacutepeacutetait pas le mecircme mot Si la mecircme penseacutee se
repreacutesentait par hasard il lrsquoexprimait dans des termes diffeacuterents Parmi toutes les qualiteacutes des
convives des rois ce trouve celle-lagrave raquo
Vers ndash Quoiqursquoun discours soit ravissant et agreacuteable qursquoil soit digne drsquoecirctre cru et approuveacute
lorsque tu lrsquoauras prononceacute une fois ne le reacutepegravete pas car quand on a mangeacute de la confiture
une fois crsquoest assez raquo (G IV VI 209)
24 De la conduite des rois laquo Si la libeacuteraliteacute drsquoun prince est sans discreacutetion et sans
mesure je lrsquoaime mieux lrsquoavare raquo
Saadi et Montaigne vivaient chacun agrave une eacutepoque ougrave reacutegnait la monarchie et dans leur
œuvre nombreux sont les passages consacreacutes agrave la vie des rois et des princes agrave leur faccedilon
81
de gouverner agrave leur justice ou lrsquoinjustice En eacutevoquant leurs deacutefauts et leurs qualiteacutes en
racontant leurs aventures comme exemple ils tirent des leccedilons de morale pour les rois de
leur temps et en geacuteneacuteral pour tous les lecteurs
Nous savons que Saadi a deacutedieacute ses deux chefs-drsquoœuvre au prince Abou Bakr Ibn Saad
Il a composeacute des poegravemes en eacuteloge de ce prince et de son pegravere Pourtant ses eacuteloges ne
ressemblent pas du tout agrave celles des autres eacutecrivains ou poegravetes de son temps il nrsquoy a chez
lui ni flatterie ni exageacuteration A lrsquoeacutepoque un grand nombre de poegravetes vivaient plus ou
moins de leurs paneacutegyriques et il est juste drsquoajouter que Saadi a du moins le meacuterite
drsquoinseacuterer souvent un brin de morale au milieu des couronnes qursquoil tresse laquo Lrsquohumiliteacute
naturelle chez les petits est admirables chez les grands le sujet qui se prosterne ne fait
que son devoir mais en se prosternant un roi prouve qursquoil est lrsquohomme de Dieu raquo
Nrsquooublions pas que la franchise est un eacuteleacutement inseacuteparable de lrsquoexpression de Saadi Dans
lrsquoune des odes qursquoil deacutedie agrave Abou Bakr il dit laquo Je ne te dis pas que tu te distingues entre
tous les nobles par la libeacuteraliteacute je ne te dirai pas que tu es supeacuterieur agrave tous les rois par la
justice Bien que tu sois tout cela il est meilleur encore de trsquoavertir car conseiller de suivre
le chemin du bien est lrsquoaffaire drsquoun veacuteritable ami raquo Du reste il faut noter qursquoAbou Bakr
sixiegraveme prince de sa dynastie meacuteritait bien les louanges de Saadi
Quant agrave Montaigne il estime que laquo le plus acircpre et difficile meacutetier du monde agrave [son]
greacute crsquoest faire dignement le roi raquo (E III 659) La lourde tacircche des rois lrsquoeacutetonne et il a de
la sympathie pour eux laquo Jrsquoexcuse plus de leurs fautes qursquoon ne fait communeacutement en
consideacuteration de lrsquohorrible poids de leur charge qui mrsquoeacutetonne Il est difficile de garder
mesure agrave une puissance si deacutemesureacutee raquo (Ibid) Neacuteanmoins dans drsquoautres passages de ses
Essais ce mecircme Montaigne critique et non sans une certaine ironie la deacutemesure de
certains rois ou princes laquo Si la libeacuteraliteacute [geacuteneacuterositeacute] drsquoun prince est sans discreacutetion et
sans mesure je lrsquoaime mieux lrsquoavarehellip Lrsquoimmodeacutereacutee largesse est un moyen faible agrave leur
acqueacuterir bienveillance raquo (Ibid 649) Crsquoest ce que conseillait Saadi aux rois de son temps
laquo La geacuteneacuterositeacute est louable non agrave ce point que lrsquoeacutetat srsquoen affaiblisse et que le peuple en
souffre raquo1 Comme lrsquoexemple drsquoune laquo immodeacutereacutee largesse raquo Montaigne raconte lrsquoaffaire
du roi Philippe
laquo Philippe de ce que son fils essayait par preacutesents de gagner la volonteacute des Maceacutedoniens lrsquoen
tanccedila par une lettre en cette matiegravere laquo Quoi As-tu envie que tes sujets te tiennent pour leur
1 Nous avons pris et traduit cette citation dans les Œuvres complegravetes de Saadi (conseil 17 des Essais en prose) Teacuteheacuteran Doustan 2002 p 805
82
boursier non pour leur roi Veux-tu les pratiquer [gagner] Pratique-les des bienfaits de ta
vertu non des bienfaits de ton coffre raquo (Ibid 650)
Or le thegraveme de la geacuteneacuterositeacute chez les rois et les princes a eacuteteacute abordeacute dans les Essais
aussi bien que dans le Gulistan et le Boustan Cette geacuteneacuterositeacute comme nous lrsquoavons vu ci-
dessus les deux auteurs lrsquoaiment laquo mesureacutee raquo De plus laquo enlever de lrsquoargent agrave ses
proprieacutetaires leacutegitimes pour le donner agrave des eacutetrangers ne doit pas ecirctre regardeacute comme une
libeacuteraliteacute raquo (Ibid) Ou encore laquo La libeacuteraliteacute mecircme nrsquoest pas bien en son lustre en mains
souveraines raquo (Ibid 649) Car enfin laquo il est trop aiseacute drsquoimprimer la libeacuteraliteacute en celui qui a
de quoi y fournir autant qursquoil veut aux deacutepens drsquoautruihellip elle vient agrave ecirctre vaine en mains si
puissantes raquo (Ibid) Et justement il y a chez les Persans un des vers de Saadi passeacute en
proverbe qui contient exactement la mecircme ideacutee laquo Si crsquoest lrsquoinviteacute qui paye il est facile de
devenir Hatam Tayi1 raquo
Cependant tous les rois ou princes ne sont pas geacuteneacutereux Au contraire il y en a
beaucoup qui traitent tregraves mal leurs sujets de sorte que ceux-ci preacutefegraverent un moment de
calme agrave tant de richesse que pourraient leur proposer un prince A cet eacutegard en lisant des
passages eacutecrits sur laquo la conduite des rois raquo dans lrsquoœuvre de Montaigne et de Saadi nous
trouvons des situations drsquoune analogie parfois eacutetonnante Par exemple Montaigne dit
laquo Les princes me donnent prou [assez] srsquoils ne mrsquoocirctent rien et me font assez de bien quand
ils ne me font point de mal crsquoest tout ce que jrsquoen demande raquo (E III IX 694) Tout
comme le derviche de ce conte de Saadi qui ne demande au roi que de ne plus le deacuteranger
laquo Un derviche voueacute au ceacutelibat eacutetait assis dans un deacutesert Un monarque passa aupregraves de lui Le
derviche [hellip] nrsquoeacuteleva point la tecircte et ne fit point attention [hellip] Le vizir dit laquo O derviche le
monarque de la surface de la terre a passeacute aupregraves de toi Pourquoi ne lui as-tu pas rendu tes
hommages et nrsquoas-tu pas accompli le devoir de la politesse raquo Le derviche repartit laquo Dis au
roi Espegravere lrsquohommage drsquoune personne qui espegravere des bienfaits de toi Et deacutesormais sache que
les rois sont faits pour la garde des sujets non les sujets pour obeacuteir aux roishellip Le discours du
derviche parut solide au roi qui lui dit laquo Demande-moi quelque chose raquo Il reacutepondit laquo Je
demande que deacutesormais tu ne me donnes point de deacutesagreacutementhellipraquo (G I 81-82)
Dans une autre anecdote crsquoest un deacutevot qui reacutepond au roi drsquoune ironie fine
1 Hatam Tayi de la tribu des Benou ndashTay agrave lrsquoeacutepoque preacuteislamique est passeacute pour les Arabes et les Persans pour le type et le modegravele le plus parfait de la geacuteneacuterositeacute (pousseacutee quelquefois jusqursquoagrave lrsquoextravagance) La biographie et le divan apocryphe de ce personnage bienfaisant ont eacuteteacute publieacutes
83
laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est l
meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment -lagrave tu
ne vexes personne raquo (G I XII 47)
Cette anecdote nous allons voir dans la deuxiegraveme partie de notre travail sera maintes fois
adapteacutee imiteacutee ou tout simplement reproduite par les eacutecrivains et poegravetes du XVIIe et du
XVIIIe siegravecles surtout lorsque ces derniers voudront mettre en cause la tyrannie des rois et
leur despotisme
Tels apparaissent Saadi et Montaigne consideacutereacutes dans leur œuvre de moraliste Ils ont
en commun le besoin de donner des conseils pratiques conseils non reacuteserveacutes agrave lrsquoeacutelite mais
srsquoadressant eacutegalement agrave tous agrave lrsquoun et lrsquoautre le dogmatisme est absolument eacutetranger Ils
recourent pour persuader non agrave la froide logique mais agrave des anecdotes ou agrave des traits
drsquoesprit Leur ideacuteal est simple le bonheur en ce monde Que faut-il donc pour y parvenir
Ne srsquooccuper que du moment preacutesent sans songer au passeacute ni agrave lrsquoavenir
Nous avons montreacute quelques analogies entre lrsquoœuvre de Saadi et celle de Montaigne
ces deux classiques les plus lus chacun dans son pays Cette populariteacute ne srsquoexplique que
par une sorte drsquoaffiniteacute creacuteeacutee principalement par leur style eacuteleacutegant et sobre par leur bon
sens et par leur penseacutee qui connaicirct jusqursquoau plus profond de lrsquoesprit et du cœur humain Ils
ont mis dans leurs textes leurs expeacuteriences les plus intimes ont raconteacute des contes et
aventures ont eacutevoqueacute des images qui puissent le mieux attirer et toucher le public un
public dont ils ne veulent que le salut A cette fin ils lui ont montreacute la voie qui y megravene la
vertu la toleacuterance la modeacuteration ou bien le juste milieu (qui est pour eux deux la fin de la
sagesse) lrsquoeacuteducation pratique et en un mot tout ce qui lui apprendra agrave bien penser agrave bien
parler et agrave bien agir
84
DEUXEgraveEME PARTIE
SAADI REacuteCEPTION CLASSIQUE ET
NEacuteOCLASSIQUE
85
CHAPITRE PREMIER
SAADI AU SIEgraveCLE CLASSIQUE
Les fils drsquoAdam sont les membres drsquoun mecircme corps car dans la creacuteation ils sont drsquoune seule et mecircme nature lorsque la fortune jette un membre dans la douleur il ne reste point de repos aux autres O toi qui es sans souci de la peine drsquoautrui il ne convient pas que lrsquoon te donne le nom drsquohomme Saadi Gulistan
1
LES REacuteCITS DE VOYAGES
Le XVIIe siegravecle demeure personne ne lrsquoignore lrsquoeacutepoque propice aux voyages vers le
Levant Un traiteacute assez favorable agrave la France conclu avec lrsquoEmpire Ottoman et connu sous
le nom de Capitulations permettait aux neacutegociants aux diplomates et aux missionnaires
franccedilais de se rendre agrave titre priveacute ou officiel dans les Etats turcs Drsquoun autre cocircteacute la
plupart des voyageurs qui se rendaient aux Indes en Chine ou au Japon visitaient
eacutegalement la Perse Le reacutesultat est la parution de plusieurs relations de voyage en franccedilais ndash
on en recense environ deux cents ndash dont une grande partie concernait directement ou
indirectement la Perse De sorte que pendant la seconde moitieacute du XVIIe siegravecle une
cinquantaine de reacutecits de voyage ont eacuteteacute eacutecrits sur ce pays1 Ces ouvrages sont lus dans la
bonne socieacuteteacute parisienne ou provinciale tout au long de ce siegravecle exerccedilant une influence
consideacuterable sur les esprits et formant durablement lrsquoimage de la Perse telle qursquoelle
srsquoimposera ensuite agrave plusieurs geacuteneacuterations Parus agrave quelques anneacutees drsquointervalle les plus
ceacutelegravebres seront celui de Bernier (1671) de Tavernier (1676) et de Chardin (1686)
11 Franccedilois Bernier et Andreacute Daulier Deslandes
Le premier des reacutecits de voyage que nous aborderons ici pour suivre lrsquoordre chronologique
de leur apparition est celui du fameux voyageur et philosophe Franccedilois Bernier (1620-
1 Cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit pp 57-58
86
1688) Ses relations de voyages sont publieacutees pour la premiegravere fois en 16711 Bernier partit
en 1654 pour voyager en Orient visita la Syrie lrsquoEacutegypte la Perse lrsquoInde et seacutejourna une
douzaine drsquoanneacutees dans les Eacutetats du Grand Moghol Aurangzeb dont il devint le meacutedecin (il
eacutetait meacutedecin de profession) A cette eacutepoque le persan eacutetait la langue officielle de la cour
des Babeacuterides dont le meacuteceacutenat srsquoeacutetendait plus mecircme qursquoagrave la cour safavide sur les poegravetes
persans Ce fut lagrave que Bernier se familiarisa avec la langue et la litteacuterature persanes Il
connaissait bien le persan et le parlait couramment2 A son retour en France il deacutecide de
publier ses eacutecrits qui sont regardeacutes comme un modegravele drsquoexactitude Ils contiennent sur les
eacuteveacutenements auxquels Bernier assista en curieux observateur des informations qui meacuteritent
agrave son ouvrage drsquoecirctre consulteacute encore aujourdrsquohui
En mecircme temps que la publication de sa relation de voyage Bernier freacutequentait le
salon de Madame de La Sabliegravere ougrave son Meacutemoire sur lrsquoEmpire du Grand Mongol eacutetait
devenu la principale attraction de ses rencontres Il racontait ce qursquoil avait vu et entendu
dans les Eacutetats du Grand Moghol et naturellement il parlait de la litteacuterature de ces pays-lagrave
Parmi les ouvrages qursquoil fit connaicirctre aux habitueacutes du Salon il faut citer surtout Le Jardin
des roses de Saadi et Le Livre des lumiegraveres de Bidpaiuml Crsquoest dans ce salon-lagrave que La
Fontaine proteacutegeacute de Madame de La Sabliegravere3 a fait connaissance avec Bernier et par lagrave
avec lrsquoœuvre de Saadi Nous allons plus loin voir comment cet eacutevegravenement conduira ce
fabuliste franccedilais agrave srsquoinspirer de quelques unes des historiettes du Gulistan dans certains
passages de ses Fables De mecircme lrsquoeacutepisode du laquo Bucirccher raquo chapitre XI du Zadig de
Voltaire doit beaucoup aux Voyages de Bernier4
Mais drsquoautres voyageurs moins connus de leurs contemporains et de la posteacuteriteacute ont
eacutegalement parcouru les pays drsquoOrient et ont rendu compte en des ouvrages estimables de
ce qursquoils y avaient admireacute Crsquoest ainsi qursquoen 1673 paraicirct agrave Paris sans nom drsquoauteur un
livre dans lequel sont deacutecrites les Beauteacutes de la Perse5 Lrsquoauteur Andreacute Daulier Deslandes
consacre quelques pages (pp66-73) agrave la description de Chiraz Il y parle de ses monuments
historiques de ses bazars de sa bonne nourriture et son excellent vin de ses hommes
1 Franccedilois Bernier Suite des meacutemoires du Sr Bernier sur lrsquoempire du grand Mogol deacutediez au roy Paris chez Claude Barbin 1671 Lrsquoouvrage porte un autre titre Relation du voyage fait en 1664 agrave la suite du grand Mogol Aureng-Zebe allant avec son armeacuteehellip 2 F Richard op cit p 35 3 En 1673 La Fontaine srsquoinstalle chez elle rue Neuve des Petits Champs Il restera ainsi 20 ans aupregraves drsquoelle habitant plusieurs maisons successivement Elle pourvoit agrave tous ses besoins lui offre le gicircte le couvert et lrsquoouverture de son salon ougrave il rencontre Racine Boileau Bernier Charles Perrault et toutes les ceacuteleacutebriteacutes de lrsquoeacutepoque 4 Cf Zadig ou la Destineacutee tome I Paris Marcel Didier 1962 p XXXVI 5 Andreacute Daulier Deslandes Les Beautez de la Perse ou la description de ce qursquoil y a de plus curieux dans ce royaumehellip par le sieur A D D V Paris chez Gervais Clouzier 1673
87
illustres et naturellement il mentionne le tombeau de Saadi dont nous trouvons le premier
croquis chez les voyageurs occidentaux
laquo En entrant agrave Schiras agrave main gauche on voit sur la montagne quelques petits docircmes eslevez
sur quatre piliers ce sont des Sepulchres Mais le plus magnifique est agrave un quart de lieueuml de la
ville dans un vallon Il y a une belle Mosqueacutee avec de grands bastimens faits pour un college
tout cela va en ruiumlne Proche de lagrave on descend par un escalier dans un puy fort large au bas
duquel il y a un bassin ougrave le poisson fourmille tant il y en a On nrsquooseroit y toucher agrave cause
qursquoils lrsquoont consacreacute agrave Cheik Saadi qui est enterreacute dans la Mosqueacutee voisine amp qui a esteacute le
plus fameux de leurs Poeumltes1 raquo
Cette eacutevocation du tombeau de Saadi qui est toujours suivie drsquoune explication sur Saadi
lui-mecircme deviendra deacutesormais une habitude dans presque tous les reacutecits de voyages des
Occidentaux qui se sont rendus agrave Chiraz
12 Jean-Baptiste Tavernier
Or trois ans plus tard en 1676 le grand voyageur Jean-Baptiste Tavernier (1605 ndash 1689)
publie ses Voyages en Turquie en Perse et aux Indes2 Il avait effectueacute six voyages en
Perse de 1638 agrave 1663 et voulait faire de son œuvre une sorte de guide touristique agrave
lrsquousage de ses successeurs il y a donc deacutecrit toutes les curiositeacutes persanes danses
tauromachie scegravenes de rue ou de la vie familiale les routes les villes etc Chiraz est une
des villes que lrsquoauteur a visiteacutees Alors tout un chapitre (drsquoune dizaine de pages) est
consacreacute agrave la description de cette ville ougrave nous pouvons surtout lire ces lignes sur Saadi et
son tombeau
laquo On voit dans Schiras une ancienne Mosqueacutee ougrave est le sepulchre de Sadi que les Persans
estiment le meilleur de leurs poeumltes Elle a esteacute tres-belle amp accompagneacutee drsquoun grand bacirctiment
qui servoit de College [hellip] Tout contre cette Mosqueacutee on descend par un escalier dans un
puits fort large au bas duquel il y a un bassin rempli de poisson agrave quoy on nrsquoose toucher parce
qursquoils tiendroient cela pour un sacrilege disant qursquoil appartient agrave Sadi3 raquo
Il est agrave noter que dans son livre Tavernier srsquoest montreacute tregraves peu inteacuteresseacute pour les
chose de lrsquoart Drsquoailleurs en lisant son œuvre on srsquoaperccediloit qursquoil ignorait non seulement
1 Ibid p 70 2 J-B Tavernier Les Six Voyages de Jean Baptiste Tavernier eacutecuyer baron drsquoAubonne qursquoil a fait en Turquie en Perse et aux Indes pendant lrsquoespace de quarante ans amp par toutes les routes que lrsquoon peut tenirhellip Paris Gervais Clouzier 1676 3 Ibid pp 662 Il srsquoagit du chapitre XXI intituleacute laquo De la ville de Schiras raquo (pp 658-667)
88
lrsquoart mais aussi la litteacuterature persane Lorsqursquoil dit laquo Leurs livres sont pour la plupart des
traductions de grec et drsquoarabe drsquoun certain nommeacute Kodjia Neacutesir de la ville de Thoust dans
la province de Khorassan raquo ce nrsquoest eacutevidemment qursquoun malentendu Un autre exemple
crsquoest quand il parle de Hafez comme lrsquoauteur drsquoun laquo gros livre de Morale raquo1 on sait bien
que Hafez nrsquoa jamais composeacute de livre de morale et Tavernier a sans doute confondu ce
grand poegravete de Chiraz avec son concitoyen Saadi De ce point de vue il est tregraves diffeacuterent
de son successeur Chevalier Chardin qui a un regard beaucoup plus curieux et beaucoup
plus profond sur lrsquoart et la litteacuterature iraniens surtout une attention particuliegravere agrave lrsquoœuvre
de Saadi
13 Jean Chardin
Dans ses Voyages en Perse et autres lieux de lrsquoAsie2 parus en 1686 Jean Chardin (1643 ndash
1713) tout en puisant une partie de sa documentation dans lrsquohistoire la geacuteographie la
science et mecircme la sociologie laisse une large place agrave la litteacuterature et aux autres arts On le
considegravere agrave juste titre comme le premier agrave exalter les ineacutepuisables treacutesors de lrsquoart et de la
litteacuterature iraniens Parmi les grands voyageurs du XVIIe siegravecle crsquoest surtout lui qui a
contribueacute le plus agrave faire connaicirctre Saadi agrave ses compatriotes Autrement dit il ne srsquoest pas
contenteacute drsquoune simple eacutevocation du poegravete persan et de son mausoleacutee agrave la maniegravere de ses
preacutedeacutecesseurs il les a compleacuteteacutes en quelque maniegravere En effet son livre est bien plus
qursquoune simple relation de voyage et preacutesente la traduction de divers opuscules persans Il
accompagne par exemple la discregravete eacutevocation de Saadi de larges extraits de son œuvre
qursquoil a librement traduits lui-mecircme Vu le nombre important des poegravemes qursquoil a traduits de
Saadi on peut consideacuterer Chardin apregraves Andreacute Du Ryer comme lrsquoun des premiers
traducteurs de ce poegravete persan en France A en croire ses eacutecrits il parlait le persan presque
aussi facilement que le franccedilais
laquo La forte envie que jrsquoavois de bien connoicirctre la Perse amp drsquoen donner des Relations exactes et
fideles me fit emploier tout ce temps agrave eacutetudier le plus assiducircment qursquoil me fut possible la
langue du Paiumls agrave connoicirctre avec exactitude les Mœurs amp les Coutumes de ses peuples agrave
frequenter amp suivre reacutegulierement la Cour agrave y converser avec les Grands amp avec les Sccedilavans
amp enfin agrave y examiner soigneusement tout ce qui pouvoit meriter la curiositeacute de nocirctre Europe
par rapport agrave un grand amp vaste Paiumls que nous pouvons appeller un autre Monde soit par la
1 Ibid p 667 2 Jean Chardin Journal du voyage du Chevalier Chardin en Perse amp aux Indes Orientales par la Mer Noire amp par la Colchide Chez Moyse Pitt 1686
89
distance des Lieux soit par la diversiteacute des Mœurs amp des Manieres En un mot je pris tant de
soin amp tant de peine agrave mrsquoinstruire de ce qui regarde la Perse que je puis dire sans exageration
que je connois par exemple Ispahan mieux que Londres quoique jrsquoy sois eacutetabli depuis plus de
vingt-six ans que je parle le Persan avec autant de faciliteacute que lrsquoAnglois amp presque aussi
aiseacutement que le Franccedilois1 raquo
Chardin avait appris le persan agrave Ispahan agrave partir de 1666 lrsquoanneacutee ougrave il srsquoest rendu en
Perse pour la premiegravere fois Il avait accegraves aux textes persans eux-mecircmes et en posseacutedait un
assez grand nombre parmi lesquels se trouvaient surtout le Boustan et le Gulistan A ce
sujet il affirme lui-mecircme avoir laquo apporteacute des meacutemoires et toute sorte de mateacuteriaux pour
[sa] relation autant et plus que nul autre voyageur avant [lui] raquo2 La traduction libre de ces
textes constitue la matiegravere drsquoau moins deux chapitres de sa volumineuse relation de
voyage il srsquoagit des chapitres XII et XIV de la laquo Description des Sciences et des Arts
Libeacuteraux des Persans raquo intituleacutes respectivement laquo De la morale raquo et laquo De la poeacutesie raquo ougrave
naturellement Saadi et son œuvre sont eacutevoqueacutes
Pour deacutecrire la morale des Persans Chardin eacutevoque tour agrave tour laquo une partie de leurs
sentences raquo laquo leurs principales fables raquo et laquo quelques extraits de leurs discours de
morale raquo Drsquoabord dans une trentaine de pages (pp 4-35 du cinquiegraveme tome) notre grand
voyageur expose une seacuterie de sentences persanes sans preacuteciser aucun nom drsquoauteur ni de
poegravete Nous savons cependant que la plupart drsquoentre elles sont tireacutees du Gulistan de Saadi
nous en citons ici quelques unes agrave titre drsquoexemple et pour donner une ideacutee de la maniegravere de
traduire de Chardin
laquo Un sage interrogeacute de qui il avait appris la sagesse reacutepondit Je lrsquoai appris des aveugles qui
ne remuent pas le pied qursquoils nrsquoaient tacircteacute le terrain raquo (Voyages t 5 p 5 Gulistan preacuteface p
21)
laquo Un homme docte interrogeacute comment il eacutetoit devenu si savant il reacutepondit En demandant
sans peine ce que je ne savois pas raquo (Voyages t 5 p 7 Gulistan p 338)
laquo Dans la mer il y a des biens sans nombre mais si vous cherchez la sucircreteacute elle est sur le
rivage raquo (Voyages t 5 p 20 Gulistan p 58)
laquo Quoiqursquoun Guegravebre (ignicole) serve cent ans le feu srsquoil tombe une fois dedans il ne laissera
pas drsquoecirctre brucircleacute raquo (Voyages t 5 p 30 Gulistan p 54)3
1 Jean Chardin Voyages de Monsieur le Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de lrsquoOrient eacuted 1711 t I preacuteface 2 Chardin Voyages t 1 preacuteface p XXVII Voir aussi F Richard op cit p 34 note 24 3 Ce dernier vers sera plus tard repris par Voltaire (voir chapitre suivant 31)
90
Ces vers de Saadi Chardin les a extraits ccedilagrave et lagrave dans tout le Gulistan depuis la preacuteface
jusqursquoau huitiegraveme chapitre et il nrsquoa suivi aucun ordre particulier dans son choix On
rencontre mecircme des vers qursquoil a reacutepeacuteteacutes agrave quelques pages drsquointervalle1
Mais crsquoest en parlant des fables persanes que Chardin mentionne pour la premiegravere fois
le nom de Saadi Lagrave pour preacutesenter le ceacutelegravebre personnage Luqman qursquoil appelle laquo lrsquoEsope
des Orientaux raquo et qui aurait eu une longeacuteviteacute leacutegendaire (trois mille ans) Chardin
rapporte ce conte du laquo ceacutelegravebre poegravete persan raquo
laquo Sahdi (Sarsquody) ceacutelegravebre poegravete persan fait lagrave-dessus ce conte que Locman (Loqmacircn) agrave la fin
de sa vie demeuroit sur le bord drsquoun marais de roseaux ougrave il srsquoeacutetoit dresseacute une cabane dans
laquelle il srsquooccupoit agrave faire des paniers drsquoosier Lrsquoange de la mort srsquoapparut lagrave agrave lui et lui dit
Comment est-ce Locman que depuis trois mille ans que tu es au monde tu nrsquoaies su bacirctir une
maison Locman lui reacutepondit O Esrail (crsquoest le nom de lrsquoange de la mort) on seroit bien fou
sachant qursquoon trsquoa toujours agrave ses talons de se mettre agrave bacirctir une maison2 raquo
Quelques pages plus loin toujours dans le mecircme chapitre Chardin eacutevoque laquo un des
livres de morale des Persanshellip le recueil des Œuvres du fameux poeumlte Cheic Sahdy (sic) raquo
pour preacutesenter des exemples du discours moral des Persans Il ne mentionne pas le titre de
ce recueil mais preacutecise qursquoil a essayeacute drsquoen faire laquo la traduction drsquoune maniegravere que ce fut
tout agrave fait du persan en franccedilais afin de faire connaicirctre en mecircme temps le tour de la langue
persane et en quoi consistent ses gracircces raquo3 En fait ce passage drsquoune soixantaine de pages
(pp 56-116) comprend la traduction des extraits de Nasihat al-Molouk (Conseils aux rois)
dans laquelle sont eacutegalement intercaleacutes plusieurs anecdotes et un grand nombre de
sentences drsquoautres ouvrages du poegravete persan tel que le Gulistan Le chapitre sur la morale
des Persans se termine ainsi par des extraits de Saadi
Au chapitre XIV intituleacute laquo De la poeacutesie raquo Chardin srsquooccupe de la poeacutesie persane qui
est selon lui ndash il lrsquoa bien remarqueacute4 ndash laquo le talent propre et particulier des Persans et la
partie de leur litteacuterature ougrave ils excellent ils y ont un grand naturel car leur geacutenie est gai et
1 Telle cette sentence de la page 14 laquo Un homme pauvre sans patience est comme une lampe sans huile raquo qui est exactement reprise agrave la page 34 2 Chardin Voyages t 5 p 37 Ce conte est tireacute du quatriegraveme Majles Kolliyacirct p 833 Suivent ensuite jusquagrave la page 56 quelques fables que lauteur attribue agrave Luqman 3 Ibid p 56 Ici lemploi de lexpression tout agrave fait du persan en franccedilais laisse agrave reacutefleacutechir agrave notre avis le traducteur a fort probablement voulu suggeacuterer quil na pas utiliseacute les manuscrits en un autre langue de lœuvre de Saadi par exemple les manuscrits turcs dont lusage eacutetait freacutequent agrave leacutepoque surtout pour ceux qui navaient pas accegraves aux textes persans mecircmes 4 La poeacutesie est le genre par excellence de la litteacuterature persane
91
ouvert leur imagination vive et feacuteconde raquo1 Eacutevidemment ce serait superficiel de parler de
la poeacutesie ou mecircme de la litteacuterature persane sans mentionner les grands noms tels que Hafez
et Saadi Chardin est bien conscient de cela et ajoute plus loin
laquo Aujourdrsquohui les plus fameux poeumltes persans sont Afez et Sahdy (sic) le premier pour la
beauteacute des vers le second pour la pointe et pour le sens Afez est si estimeacute pour la poeacutesie
qursquoon appelle par excellence les gens qui font bien les vers du nom drsquoAfez et Sahdy lrsquoest tant
pour la sagesse qursquoon le fait lire agrave tous les jeunes gens et que crsquoest leur principal livre de
morale Ces auteurs ne sont pas fort anciens comme je lrsquoai observeacute ailleurs Les Œuvres du
dernier furent compileacutees lrsquoan 626 de lrsquoheacutegire qui revient agrave lrsquoan 1222 de notre compte2 raquo
Pour apporter des exemples de cette riche poeacutesie Chardin donne dans une trentaine de
pages (pp 139-168) la laquo Traduction des vers qui sont au commencement des œuvres de
Cheic Sahdy (sic) raquo Il srsquoagit en fait des cinq premiers poegravemes du Boustan3 lrsquoœuvre dont le
titre nrsquoest pas mentionneacute par Chardin Crsquoest la premiegravere fois agrave notre connaissance que des
vers du Boustan sont traduits en franccedilais et agrave cet eacutegard le travail de Chardin est tregraves
important Drsquoailleurs lrsquoensemble des extraits traduits de lrsquoœuvre de Saadi dans les Voyages
constitue une centaine de pages qui est en quelque sorte comparable agrave la traduction de Du
Ryer Si agrave cet eacutegard le travail de ce dernier paraicirct plus important crsquoest qursquoil est le premier
dans son genre et qursquoil porte le titre de traduction De ce point de vue et pour notre propos
lrsquoouvrage de Chardin a une importance particuliegravere Un Voltaire par exemple utilisera
surtout et plutocirct lrsquoouvrage de Chardin que celui de Du Ryer lorsqursquoil veut se documenter
sur la poeacutesie des Persans et en particulier sur celle de Saadi Il est cependant agrave rappeler
que la traduction de Chardin nrsquoest pas sans fautes
De tous les reacutecits de voyage que les Franccedilais ont eacutecrits sur lrsquoOrient celui de Chardin
est encore selon Paul Hazard laquo des plus passionnant agrave lire raquo et le plus savant aussi Degraves sa
publication en 1686 son livre connut un grand succegraves de sorte que dans les deux
premiegraveres anneacutees de sa parution il eut quatre eacuteditions successives et fut traduit en anglais
en flamand et en allemand De mecircme Bayle (1647-1706) en fait un eacuteloge dans ses
Nouvelles de la Reacutepublique des Lettres Jusqursquoagrave cette date aucune relation de voyage
nrsquoavait eacuteteacute si bien accueillie par le public En fait lrsquoeacutedition de 1686 ne contenait que le
1 Chardin Voyages hellip pp 127-128 2 Ibid pp 137-138 3 Les poegravemes sont les suivants le poegraveme inaugural du Boustan laquo De lrsquoexcellence du prophegravete sur qui soit la gracircce de Dieu et sur sa race raquo laquo Preacuteface contenant le sujet du livre raquo laquo Eloge drsquoAboubekre fils de Sahdy raquo et laquo A la gloire du prince Atabek Mahomed fils drsquoAboubekre raquo
92
journal du deuxiegraveme voyage de lrsquoauteur en Perse et lrsquoeacutedition deacutefinitive parut en 1711 agrave
Amsterdam drsquoabord en trois volumes in-quarto puis en dix volumes in 12deg avec des
planches Cette œuvre monumentale devient tout au long du XVIIIe siegravecle une des sources
principales ougrave puisegraverent les eacutecrivains et les philosophes pour eacutecrire des reacutecits imaginaires
ou des traiteacutes sur la Perse Lrsquoimage que les Franccedilais du siegravecle des Lumiegraveres se formegraverent
des Persans et qui allait bientocirct nourrir les Lettres Persanes de Montesquieu puis les
contes philosophiques de Voltaire relevait en quelque sorte de celle que le chevalier
Chardin avait brosseacutee agrave travers son livre crsquoest-agrave-dire celle de laquo lrsquoIranien toleacuterant et
rationaliste raquo1 Les eacutecrits de Chardin avec ceux de Tavernier laquo suscitegraverent la vogue de
lrsquoIran qui deacuteferla au XVIIIe siegravecle non seulement sur tous les genres litteacuteraires (contes
romans theacuteacirctre) mais mecircme sur lrsquohabillement et la confection des objets drsquoart raquo2
Nous allons montrer au chapitre suivant comment Voltaire utilisera avec un grand
inteacuterecirct les traductions des vers de Saadi qursquoil aura lues dans les Voyages de Chardin et qursquoil
citera agrave maintes reprises dans ses propres ouvrages
2
LES FABULISTES
21 La Fontaine
Parmi les rares imitations litteacuteraires que Saadi a susciteacutees au XVIIe siegravecle le cas le plus
remarquable est celui de La Fontaine (1621-1695) Tous les commentateurs de lrsquoillustre
fabuliste srsquoaccordent sans heacutesitation agrave reconnaicirctre que le sujet de la fable laquo Le songe drsquoun
habitant du Mogol raquo provient de la seiziegraveme historiette du chapitre II du Gulistan3 La
Fontaine en a eu connaissance par le moyen de la traduction drsquoAndreacute Du Ryer Gulistan
ou lrsquoEmpire des roses Pour mieux comparer ces deux textes nous reproduisons ici le
conte de Saadi en inteacutegraliteacute et le court apologue de La Fontaine
1 LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 190 2 Ibid 3 Cf Defreacutemery Gulistan p 116 note 1 H Masseacute op cit Bibliographie p LIII
93
Le Songe drsquoun habitant du Mogol Historiette de Saadi
laquo Jadis certain Mogol vit en songe un vizir
Aux Champs Elysiens possesseur drsquoun plaisir
Aussi pur qursquoinfini tant en prix qursquoen dureacutee
Le mecircme songeur vit en une autre contreacutee
Un ermite entoureacute de feux
Qui touchait de pitieacute mecircme les malheureux [hellip]
Il se fit expliquer lrsquoaffaire [hellip]
Votre songe a du sens et si jrsquoai sur ce point
Acquis tant soit peu drsquohabitude
Crsquoest un avis des dieuxPendant lrsquohumain seacutejour
Ce vizir quelquefois cherchait la solitude
Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour raquo
Si jrsquoosais ajouter au mot de lrsquointerpregravete
Jrsquoinspirerais ici lrsquoamour de la retraite hellip1 raquo
laquo Un Dervis vit un jour en songe un Roy qui
estoit en Paradis amp un Religieux qui estoit en
Enfer dont il fut tout estonneacute croyant que le
Religieux devoit estre en Paradis amp le Roy en
Enfer et fit son pouvoir pour sccedilavoir le sujet du
mal-heur de lrsquoun amp du bon-heur de lrsquoautre Ce
Roy luy dit-on est alleacute en Paradis parce qursquoil
avoit creance aux Religieux amp ce Religieux est
alleacute en Enfer parce qursquoil avoit creance aux
Rois Le Roy est heureux qui frequente les
Couvents des Religieux amp le Religieux devient
meschant qui frequente la Cour2 raquo
Lorsque lrsquoon lit attentivement les deux textes en les confrontant on remarque tout de
suite leurs ressemblances la situation inverseacutee du roi en paradis et du religieux en enfer
deux eacutepisodes parallegravelement identiques la surprise du personnage devant cette situation
lrsquointerpreacutetation identique du songe La seule diffeacuterence crsquoest que La Fontaine en prenant
des liberteacutes avec son modegravele remplace le roi de Saadi par un vizir reacutecompenseacute non pour
avoir laquo freacutequenteacute les couvents raquo mais pour avoir laquo chercheacute la solitude raquo
Drsquoautre part La Fontaine deacuteveloppe lrsquohistoriette de Saadi en une quarantaine de vers
en ajoutant agrave cette source orientale un commentaire inspireacute cette fois de la mythologie
grecque Cette deuxiegraveme partie de la fable comprend des reacuteflexions la plupart emprunteacutees agrave
Virgile (Geacuteorgiques II vers 485-502) Pour la composition de cette fable comme pour
bien drsquoautres drsquoailleurs notre fabuliste a donc appliqueacute le proceacutedeacute si familier de la
laquo contamination raquo en compilant les deux textes persan et grec Ainsi il a pris au modegravele
persan le canevas de sa fable mais lui a fourni une morale personnelle tregraves distincte de
celle que lui offrait son devancier tandis que Saadi fait suivre son reacutecit drsquoune moraliteacute
selon laquelle seules les vertus morales comptent ici-bas et surtout dans lrsquoau-delagrave
laquo A quoi te servent le froc le chapelet et lrsquohabit rapieacuteceacute
Conserve-toi pur de toute action blacircmable
1 La Fontaine Œuvres complegravetes Paris Gallimard 1991 t 1 Fables contes et nouvelles livre XI fable 4 p 431 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses op cit p 88
94
Il nrsquoest pas besoin que tu aies un bonnet de peau drsquoagneau
Aie les qualiteacutes drsquoun derviche et porte un bonnet de Tartare1 raquo
La Fontaine lui fait lrsquoeacuteloge de la laquo solitude raquo et nous repreacutesente les bienfaits de la
laquo retraite raquo qui rendent notre vie exempte de soucis et nous preacuteparent agrave mourir presque
gaiement sans laquo remords raquo ni deacutesir
laquo Si jrsquoosais ajouter au mot de lrsquointerpregravete
Jrsquoinspirerais ici lrsquoamour de la retraite
Elle offre agrave ses amants des biens sans embarras
Biens purs preacutesents du ciel qui naissent sous les pas
Solitude ougrave je trouve une douceur secregravete
Lieux que jrsquoaimai toujours ne pourrai-je jamais
Loin du monde et du bruit goucircter lrsquoombre et le frais [hellip]
Quand le moment viendra drsquoaller trouver les morts
Jrsquoaurai veacutecu sans soins et mourrai sans remords2 raquo
Ajoutons au passage que laquo Le songe drsquoun habitant du Mogol raquo est un des poegravemes
parmi les plus personnels de La Fontaine Surtout un de ceux qui nous livrent le mieux
lrsquoacircme du poegravete et son deacutesir drsquointeacuterioriteacute Le poegravete y parle de lui avec tant de sinceacuteriteacute et
drsquoabandon qursquoon croit degraves lors tout savoir de sa vie inteacuterieure On a voulu reconnaicirctre La
Fontaine dans lrsquoermite qursquoil nous preacutesente3 celui-ci aime la solitude mais srsquoen eacutevade
quelquefois laquo Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour raquo De mecircme on se demande si ces
vizirs ne srsquoappellent pas Fouquet Bouillon Vendocircme Conti ou Condeacute que le fabuliste
freacutequentait En fin de compte il parait que la socieacuteteacute des grands nrsquoa pu affaiblir lrsquoamour si
profond de la solitude que notre fabuliste a si bien chanteacute dans son poegraveme Cela nous fait
penser au poegravete Saadi qui comme nous lrsquoavons montreacute malgreacute le tregraves grand estime dont il
jouissait aupregraves des grands de Chiraz a preacutefeacutereacute le recueillement et a passeacute ses derniegraveres
anneacutees dans la retraite
Bref La Fontaine srsquoest bien inspireacute de lrsquoapologue de Saadi qursquoil a deacuteveloppeacute en
lrsquoenrichissant de deacutetailles secondaires et drsquoune longue moraliteacute qui est autre que celle du
modegravele premier Crsquoest lagrave une des meacutethodes drsquoimitation de La Fontaine qui consiste agrave
conserver le scheacutema initial en nrsquoy appliquant que de petites modifications (dans notre cas
1 Gulistan p 116 ce distique qui suit le reacutecit de Saadi nrsquoa pas eacuteteacute traduit par Du Ryer 2 Fables op cit p 433 3 Voir par exemple Jean Orieux in La Fontaine Flammarion 2000 p 433
95
par exemple remplacer laquo un roi raquo par laquo un vizir raquo laquo en Paradis raquo par laquo aux Champs
Elysiens raquo) en y ajoutant de nombreuses notations originales de faccedilon que lrsquoon y
reconnaicirct facilement la source1
Mais le contact de La Fontaine avec son ceacutelegravebre devancier ne semble pas srsquoarrecircter lagrave
Or outre cette inspiration eacutevidente il existe un certain nombre drsquoanalogies qursquoil serait
pueacuteril de mettre au compte drsquoun hasard fortuit Ainsi la seiziegraveme historiette du premier
chapitre du Gulistan est la source drsquoau moins trois de ces analogies que nous essayons
drsquoanalyser ici Le premier cas concerne la fable laquo Le berger et le roi raquo (Fables X 9) Nous
devons tout drsquoabord preacuteciser que cette fable preacutesente eacutegalement des passages identiques
avec deux autres sources agrave savoir Le Livre des lumiegraveres et Les Voyages de Tavernier
dont lrsquoeacutetude serait hors les limites de notre travail Lrsquointeacuteressant pour nous est de savoir
que le cadre drsquoensemble aussi bien que certains passages de cette fable ressemblent agrave bien
des eacutegards au reacutecit de Saadi Ici le poegravete persan raconte qursquoun jour un de ses amis fatigueacute
de la charge lourde de sa grande famille lui sollicite son appui pour pouvoir entrer au
service des grands et vivre aiseacutement Le poegravete deacutesapprouve lrsquoideacutee de son ami et lui reacutepond
en sage
laquo Le service des Rois a deux buts lrsquoesperance du profit amp la crainte de la mort Ce nrsquoest lrsquoavis
des Sages de toacuteber dans la crainte de la mort pour conserver lrsquoesperance du profit2 raquo
Cette reacuteflexion de Saadi est agrave rapprocher de celle de lrsquoermite dans la fable de La Fontaine
laquo hellip Deacutefiez-vous des rois
Leur faveur est glissante on srsquoy trompe et le pire
Crsquoest qursquoil en coucircte cher de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que drsquoillustres malheurs raquo
Dans laquo Le berger et le Roi raquo lrsquoermite remplace Saadi qui mena effectivement une vie
drsquoermite pendant les trente derniegraveres anneacutees de sa vie3 On voit bien ici combien se
rapprochent les conseils de ces deux personnages agrave leur ami
1 Javad Hadidi a preacutesenteacute un classement des diffeacuterents proceacutedeacutes drsquoimitation ou drsquoadaptation chez La Fontaine cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 87 et suiv 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses op cit p 52 3 Justement sur ce dernier trait nous venons de montrer presque la mecircme chose dans laquo Le Songe drsquoun habitant du Mogol raquo lagrave ougrave il srsquoagissait de la freacutequentation des Grands par La Fontaine et le deacutesir de la solitude chez celui-ci
96
Ces conseils ne sont cependant pas efficaces ni pour lrsquoami de Saadi qui arrive enfin
par son intermeacutediaire agrave trouver un poste dans la cour du roi ni pour le berger qui ne veut
guegravere renoncer au faste des cours Alors Saadi raconte agrave son ami lrsquohistoire eacutedifiante drsquoun
renard pour qursquoil srsquoen inspire De lrsquoautre cocircteacute lrsquoermite recourt agrave lrsquoaventure de lrsquoaveugle et
du serpent1 comme un dernier espoir pour convaincre le berger agrave renoncer agrave son dessein de
faire carriegravere dans le monde de la cour En vain le reacutesultat est le mecircme dans lrsquoun et lrsquoautre
cas De plus la leccedilon que veulent donner le poegravete persan et le fabuliste franccedilais en inseacuterant
une histoire secondaire agrave lrsquointeacuterieur de leur reacutecit principal est la mecircme eacuteviter lrsquoambition
Apregraves avoir raconteacute agrave son ami lrsquohistoire du renard (nous y reviendrons un peu plus loin)
Saadi ajoute laquo Je trouve bon que tu demeure (sic) en ta maison amp que tu quittes
lrsquoatildebitiotilde raquo Et dans le court reacutecit de lrsquoermite on voit lrsquoaveugle perdre la vie car son fouet
eacutetant laquo useacute raquo il nrsquoa pas voulu jeter le serpent qursquoil avait pris pour laquo un fort bon fouet raquo
Drsquoailleurs notre fabuliste preacutecise bien au deacutebut de sa fable qursquoil veut parler de lrsquoun des
laquo deux deacutemons [qui] partagent notre vie raquo et qui srsquoappelle laquo ambition raquo
Drsquoailleurs lrsquoermite de la fable de La Fontaine et Saadi se ressemblent eacutegalement en ce
qui concerne leur sens de preacutediction Tous deux preacuteviennent leur ami des malheurs qui
pourraient leur arriver en servant les Grands Ils nrsquoont pas eu tort et les meacutesaventures ne
tardent pas agrave se produire Or apregraves un certain temps Saadi passe voir son ami il le trouve
laquo meacutelancolique amp affligeacute raquo A la reacuteponse de Saadi qui lui demande laquo lrsquoeacutetat de sa santeacute et de
sa fortune raquo son ami reacutepond laquo Elle est telle que tu me lrsquoavois predit Mes envieux mrsquoont
accuseacute de trahison [hellip] jrsquoai souffert mille desplaisirs essuyeacute mille malheurs le Roy a
confisqueacute mon patrimoinehellip2 raquo Pareille preacutediction de la part de lrsquoermite pour son ami
berger devenu le juge souverain du roi et sujet lui aussi (comme lrsquoami du poegravete persan) agrave
laquo mille raquo malheurs
laquo Quant agrave vous jrsquoose vous preacutedire
Qursquoil vous arrivera quelque chose de pire
Eh que me saurait-il arriver que la mort
Mille deacutegoucircts viendront dit le Prophegravete Hermite
Il en vint en effet lrsquoHermite nrsquoeut pas tort
Mainte peste de Cour fit tant par maint ressort
Que la candeur du Juge ainsi que son meacuterite
Furent suspects au Prince On cabale on suscite
1 La Fontaine a emprunteacute cette histoire agrave Kalila wa Dimna 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 56-57
97
Accusateurs et gens greveacutes par ses arrecircts1 raquo
Analogie enfin entre le portrait de lrsquoami de Saadi et celui du berger de La Fontaine
ils ont tous deux de grands meacuterites et parcourent presque de la mecircme maniegravere le chemin de
la prospeacuteriteacute (grimpent les marches de la prospeacuteriteacute du progregraves) Drsquoun cocircteacute nous avons le
berger qui laquo meacuterite drsquoecirctre Pasteur de gens raquo il a laquo du bon sens raquo devient laquo Juge
Souverainhellip la balance agrave la main raquo et en vient laquo fort bien agrave bout raquo De lrsquoautre cocircteacute nous
voyons lrsquoami du poegravete persan qui laquo fit paraicirctre lrsquoadresse de son esprit ses conseils furent
approuveacutes et sa bonne fortune srsquoaccrut de jour en jour de telle faccedilon qursquoil fut un de ceux
qui approchaient de plus pregraves la personne du Roy qui avait toute creacuteance en lui raquo2
Nous revenons maintenant au petit reacutecit du renard que nous venons drsquoeacutevoquer et qui
est intercaleacute dans la mecircme historiette 16 du premier chapitre du Gulistan Ce reacutecit offre
quelque ressemblance avec une autre fable de La Fontaine intituleacutee laquo Les oreilles du
Liegravevre raquo (Fables V 4) une ressemblance que bien drsquoautres personnes avant nous ont
souligneacutee telle Poisson de La Chabeaussiegravere qui dans une note sur lrsquoun de ses Apologues
moraux imiteacutes de Saadi dit laquo Il se pourrait que le fond de ce petit Apologue qursquoon trouve
dans Saadi fucirct la source ougrave La Fontaine aurait puiseacute sa fable des Oreilles du Liegravevre3 raquo
Dans ce court reacutecit Saadi raconte lrsquohistoire drsquoun renard qui fuit laquo tout effaroucheacute raquo On
lrsquointerroge sur la cause de sa fuite laquo Il reacutepotildedit qursquoil avoit ouiuml dire qursquoon prenoit tous les
mulets amp chameaux pour porter lrsquoeacutequippage du Roy qui alloit agrave la guerre4 raquo Quel
laquo ignorant raquo ce renard Quel rapport et quelle ressemblance y a-t-il entre lui et un
chameau Cependant le renard a son propre raisonnement
laquo Tay toy reacutepondit-il si quelque envieux vient amp dit voilagrave un chameau prenons-le qui me
viendra deacutelivrer amp qui aura soin de moy Je seray chargeacute avant que mes raisons soient
entendueumls les ennemis sont tousjours en embucircche amp si tu cotildetreviens agrave la volonteacute du Roy qui
aura la hardiesse de parler pour toy5 raquo
1 Fables op cit p 409 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 57 3 Poisson da La Chabeaussiegravere Apologues moraux imiteacutes pour la plupart de Saadi le Persan Paris 1814 p 7 il srsquoagit de lrsquoapologue qursquoil nomme laquo Le Pouvoir arbitraire raquo Ce rapprochement est eacutegalement noteacute par Victor Chauvin dans Bibliographie des ouvrages arabes ou relatifs aux Arabes Liegravege H Vaillant-Carmanne 1892 t II p 139 par Defreacutemery dans Gulistan p 57 note 2 et par H Masseacute op cit bibliographie p LIII 4 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 53 En effet dans le texte de Saadi il nrsquoest question que du chameau et laquo les mulets raquo sont ajouteacutes librement par Du Ryer 5 Ibid p 54 Du Ryer nrsquoa pas traduit la suite de lrsquoargument du renard laquo Avant que la theacuteriaque soit apporteacutee de lrsquoIrak lrsquohomme piqueacute par un serpent sera mort raquo (Gulistan pp 57-58)
98
Dans laquo Les oreilles du Liegravevre raquo au lieu du renard crsquoest un liegravevre qui se met en fuite
car le lion est blesseacute par laquo un animal cornu raquo et laquo bannit des lieux de son domaine toute
becircte portant des cornes agrave son front raquo1 Une situation aussi paradoxale que celle ougrave se
trouvait le renard de Saadi car enfin le liegravevre nrsquoa pas de corne donc pas de raison pour
fuir Mais ici eacutegalement lrsquoanimal en fuite a sa propre argumentation
laquo Un liegravevre apercevant lrsquoombre de ses oreilles
Craignit que quelque inquisiteur
Nrsquoallacirct interpreacuteter agrave cornes leur longueur
Ne les souticircnt en tout agrave des cornes pareilles [hellip]
On les fera passer pour cornes
Dit lrsquoanimal craintif et cornes de licornes
Jrsquoaurai beau protester mon dire et mes raisons
Iront aux Petites-Maisons2 raquo
De mecircme agrave la fin du reacutecit du renard Saadi donne ce distique laquo Il y a de gratildeds profits
agrave la mer mais celui qui aime son salut se doit tenir au rivage raquo3 qui srsquoapproche bien de
deux derniers vers drsquoune autre fable de La Fontaine intituleacutee laquo Le Berger et la Mer raquo laquo La
mer promet monts et merveilles Fiez-vous y les vents et les voleurs viendront raquo4 Ces
vers de La Fontaine seraient inspireacutes de Saadi surtout quand on voit que tous les deux
contextes ont le mecircme thegraveme pour sujet mise en garde contre laquo lrsquoambition raquo De sorte que
le moraliste persan juste avant le distique en question donne ce conseil laquo Je trouve bon
que tu demeure (sic) en ta maison amp que tu quittes lrsquoatildebitiotilde raquo De son cocircteacute le moraliste
franccedilais avant drsquoeacutevoquer les profits et les dangers de la mer dans les deux derniers vers de
sa fable met ainsi son lecteur en garde contre lrsquoambition
laquo Qursquoil se faut contenter de sa condition
Qursquoaux conseils de la mer et de lrsquoambition
Nous devons fermer les oreilles
Pour un qui srsquoen louera dix mille srsquoen plaindront5 raquo
Or drsquoapregraves ce que nous venons de montrer nous pensons que La Fontaine a fort
probablement lu la seiziegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan et srsquoen est inspireacute
1 Fables op cit p 183 2 Ibid 3 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 54 4 Fables (IV 2) op cit p 140 5 Ibid
99
pour composer certains passages de ses trois fables mentionneacutees ci haut Bien que lrsquoon a
deacutesigneacute drsquoautres sources drsquoinspiration pour les fables en question cela nrsquoexclut pas lrsquoideacutee
que le fabuliste se serait inspireacute de deux ou de plusieurs textes agrave la fois pour une seule
fable Javad Hadidi a appeleacute ce groupe de fables de La Fontaine laquo fables composites raquo1
Enfin une eacutetroite parenteacute existerait entre la fable laquo Lrsquoastrologue qui se laisse tomber
dans un puits raquo (Fables II 13) et la onziegraveme historiette du chapitre IV du Gulistan Voici
lrsquohistoriette du poegravete persan
laquo Un Astrologue retournant en sa maison trouva un homme coucheacute avec sa femme dont il fit
un tres-gratilded bruit un dervis y accourut auquel cet Astrologue fit ces plaintes de ce que sa
femme faisoit agrave son insceu Comment luy dit le Dervis peux tu sccedilavoir ce qui se fait par
dessus les Cieux puisque tu ne sccedilay pas ce qui se fait en ta maison2 raquo
Dans la fable de La Fontaine le personnage principal reste toujours lrsquoastrologue mais au
lieu drsquoecirctre sujet aux malencontreuses aventures drsquoun mari trompeacute ndash ce qui ne conviendrait
pas aux regravegles de la bienseacuteance classique ndash il tombe dans un puits La critique que lrsquoon lui
adresse et le ton ironique sont par contre les mecircmes
laquo Un astrologue un jour se laissa choir
Au fond drsquoun puits On lui dit laquo Pauvre becircte
Tandis qursquoagrave peine agrave tes pieds tu peux voir
Penses-tu lire au dessus de ta tecircte raquo
En somme lrsquoimitation de Saadi chez la Fontaine quoique moins eacutetendue reste du
mecircme ordre que celle drsquoEsope crsquoest-agrave-dire rapide et passagegravere Toutes ces fables
renferment un grand nombre drsquoeacuteleacutements saadiens mais le fabuliste les a disposeacutes et
orchestreacutes agrave sa guise afin drsquoen tirer une œuvre nouvelle et originale qui laisse loin derriegravere
elle lrsquoapologue deacutepouilleacute et concis du sage de Chiraz
22 Geacutedeacuteon Tallemant des Reacuteaux
Deux autres fabulistes moins connus que La Fontaine sont agrave citer ici Le premier srsquoappelle
Geacutedeacuteon Tallemant des Reacuteaux (1619-1692) lrsquoauteur des Historiettes qui sont publieacutees semi
clandestinement dans les derniegraveres anneacutees du XVIIe siegravecle Dans une de ses anecdotes
lrsquoauteur raconte
1 J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 89 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 136
100
laquo Un Espagnol du royaume de Murcie pays fort chaud venu en France lrsquohiver comme il
passoit par un village les chiens aboyegraverent apregraves lui il voulut prendre une pierre il trouva
qursquoelle tenoit agrave cause de la geleacutee laquo Peste du pays dit-il on y attache les pierres et on y lacircche
les chiens1 raquo
Cette anecdote meacuterite drsquoecirctre rapprocheacutee de la dixiegraveme historiette du quatriegraveme livre du
Gulistan traduite ainsi par Du Ryer
laquo Un Poeumlte ayant un jour rencontreacute des voleurs fut despouumlilleacute tout nud au temps de la plus
grande rigueur de lrsquohyver Les chiens le voyatildet passer en ceacutet estat lui courureacutet apres il voulut
prendre des pierres pour se defendre mais elles estoient gelees en terre Ces voleurs voyant la
peine de ce pauvre Poeumlte luy demanderent srsquoil avoit besoin de leur secours pour se defendre
des chiens Je nrsquoay besoin de vous respondit-il ce-luy gagne assez qui se delivre de vos mains
avec la vie2 raquo
Nous devons rappeler que Du Ryer nrsquoa pas traduit la reacuteflexion du poegravete de ce reacutecit
qui apregraves ecirctre deacuteccedilu de ne pas pouvoir prendre des pierres pour chasser les chiens se dit
laquo Quels sont dit-il ces hommes fils de prostitueacutees qui ont lacirccheacute le chien et enchaicircneacute la
pierre 3 raquo Cependant on voit bien que Tallemant des Reacuteaux a reproduit cette derniegravere
reacuteflexion dans son conte il avait donc connu ce reacutecit de Saadi dans son inteacutegraliteacute
autrement que par la traduction de Du Ryer Notre conteur lrsquoavait peut-ecirctre entendu dans
les salons qursquoil freacutequentait ou bien il lrsquoavait lu lui-mecircme dans un manuscrit persan car il
connaissait bien le persan Drsquoautres cas restent imaginables encore Lrsquoimportant pour nous
crsquoest de montrer lrsquoanalogie eacutevidente entre cette historiette de Tallemant des Reacuteaux et celle
du poegravete persan On peut facilement distinguer les eacuteleacutements communs dans les deux textes
la mecircme situation (laquo lrsquohiver raquo laquo les chiens raquo laquo des pierres geleacutees en terre raquo) le mecircme
reacuteflexe du personnage pour se deacutefendre (vouloir chasser les chiens par le moyen des
pierres) et la mecircme reacuteflexion ironique de ce dernier (des injures contre les gens qui laquo
attachent les pierres raquo mais qui laquo lacircchent les chiens raquo)
Il nrsquoest pas sans inteacuterecirct drsquoajouter ici un mot sur les Historiettes de Tallemant des
Reacuteaux ces Historiettes ne connaissent du vivant de leur auteur qursquoune diffusion
clandestine dans les milieux choisis et reacuteceptifs drsquoailleurs agrave une eacutechelle tregraves reacuteduite et
1 Les Historiettes de Tallemant des Reacuteaux par M Monmerqueacute tome X troisiegraveme eacutedition Paris Garnier Fregraveres 1875 p 165 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 135-136 3 Gulistan p 212 (IV 10)
101
demeurent en manuscrits jusqursquoagrave leur publication en 1834-1835 par lrsquoentremise de
Monmerqueacute Elles ne preacutesentent certes pas lrsquoimage que le XIXe siegravecle voulait avoir du
Grand Siegravecle neacuteanmoins des teacutemoignages indeacutependants ont deacutesormais eacutetabli lrsquoexactitude
de la substance des rapports qursquoelles renferment et par lagrave elles sont drsquoune valeur
inestimable pour lrsquohistoire litteacuteraire du XVIIe siegravecle A cet eacutegard le sous-titre mecircme du
livre est bien significatif et meacuterite drsquoecirctre citeacute Les Historiettes de Tallemant des Reacuteaux
Meacutemoires pour servir agrave lhistoire du XVIIe siegravecle
23 Antoine Bauderon de Seacuteneceacute
Un autre conteur qui a adapteacute une historiette de Saadi mais en preacutecisant cette fois la source
de son conte crsquoest Antoine Bauderon de Seacuteneceacute (1633-1737) Il srsquoagit de la mecircme
historiette que nous venons drsquoeacutevoquer chez des Reacuteaux et que Seacuteneceacute a deacuteveloppeacutee en dix
pages dans ses Nouvelles en vers (1695) sous le titre laquo Le Poegravete donneacute aux chiens
nouvelle persane tireacutee du Gulistan de Saadi1 raquo Dans laquo ce conte de Perse raquo2 adresseacute agrave une
certaine laquo Madame L C raquo en guise drsquoun laquo don de petit prix raquo lrsquoauteur dresse une critique
dure et assez hardie de la socieacuteteacute de son eacutepoque (laquo turbulent Paris raquo) Bien que le conte soit
inspireacute drsquoune historiette de Saadi crsquoest Hafis3 ndash un autre grand poegravete persan ndash qui est
choisi comme le heacuteros et dont lrsquoaventure imaginaire est raconteacutee ici
Hafis qui est un poegravete pauvre laquo chose peu surprenante [car] mecircme agrave la cour rimes ne
sont pas rentes raquo4 laquo se reacutesolut drsquoaller chercher remegravede agrave toute risque agrave ses besoins
urgents raquo5 Alors deacuteccedilu de la bassesse des grands il va laquo chez [les] brigands chercher
compassion raquo6 Il compose un long poegraveme agrave la louange du chef des bandits et va le chanter
devant celui-ci pour lrsquoencourager dans son laquo noble exercice de voler raquo Son poegraveme
(paneacutegyrique) commence par ces vers qui se reacutepeacuteteront ensuite comme refrain agrave la fin de
chaque strophe
laquo Volez voleurs sur la mer sur la terre
Changez le riche en indigent
Et sans rien distinguer dans votre illustre guerre
Tenez pour ennemi quiconque a de lrsquoargent7 raquo
1 Antoine Bauderon de Seacuteneceacute Œuvres posthumes de Seacuteneceacute Paris P Jannet 1855 p 175 2 Ibid p 176 3 Hafez ou Hafiz (asymp13101337asymp1390) 4 Œuvres posthumes de Seacuteneceacute op cit p 176 5 Ibid 6 Ibid p 177 7 Ibid
102
Hafis le porte-parole de Seacuteneceacute dans ce reacutecit honore le laquo grand art raquo de voler car
laquo crsquoest par lui que le sort reacutepare lrsquoinjustice raquo1 Selon ce poegravete les vrais voleurs ce ne sont
pas les bandits mais les grands seigneurs les riches et plus encore les conqueacuterants les
rois dans cette socieacuteteacute ougrave regravegne le laquo droit du plus fort raquo celui laquo qui vole agrave petit bruit est
appeleacute corsaire et qui vole agrave grand bruit est nommeacute conqueacuterant raquo2 Dans une pareille
socieacuteteacute le meacutetier de voler reste donc bien justifieacutee par conseacutequent pour ne pas ecirctre
deacutevoreacutes par les forts les gens ont envie de devenir eux-mecircmes feacuteroces
laquo Pourquoi sont-ils moutons
Srsquoil faut ecirctre ici-bas le loup ou la peacutecore
Quel homme de bon sens tout bien consideacutereacute
Nrsquoaimera mieux encore ecirctre loup qui deacutevore
Que drsquoecirctre mouton deacutevoreacute 3 raquo
Pour montrer que ses critiques visent bien la socieacuteteacute franccedilaise bien que lrsquoeacuteveacutenement se
deacuteroule aux pays des Persans ndash on pense deacutejagrave aux Lettres Persanes de Montesquieu ndash
Seacuteneceacute fait citer explicitement les noms de laquo France raquo et de laquo Paris raquo dans la derniegravere
strophe du poegraveme de son heacuteros Or ce dernier se souvient drsquoun laquo Armeacutenien raquo qui au retour
laquo de France raquo lui a raconteacute des choses qursquoil avait remarqueacutees laquo dans Paris raquo
laquo Un vieil Armeacutenien qui revenoit de France
Mrsquoen faisoit des reacutecits charmants
Dans Paris disoit-il avec plaine licence
Les belles tour agrave tour srsquoenlegravevent leurs amants [hellip]
Enfin de ce pays si noble est lrsquoascendant
Qursquoagrave qui mieux mieux tout le monde y deacuterobe
Le bas peuple est pilleacute par lrsquohomme agrave longue robe
Le grand seigneur lrsquoest par son intendanthellip
Puisque lrsquohonneur est chimeacuterique
Ougrave le profit est eacutevident4 raquo
Une fois son beau poegraveme en eacuteloge des voleurs rimeacute et bien convaincu que ce poegraveme lui
sera un laquo puissant secours raquo Hafis va le reacuteciter devant les bandits Ici commence lrsquoeacutepisode
principal du conte de Seacuteneceacute qui nrsquoest en fait que le deacuteveloppement de lrsquohistoriette de
1 Ibid 2 Ibid p 179 3 Ibid p 180 4 Ibid p 181
103
Saadi Ainsi Hafis arrive chez les brigands quand ces derniers sont en train de boire du
laquo vin de Schirashellipagrave toute outrance raquo1 Mais le malheureux poegravete au lieu de chanter ses
vers devant la laquo grave prestance raquo de ses hocirctes laquo il srsquoembarrasse et ne sait ce qursquoil dit raquo2
Il ne peut alors que balbutier quelques mots incompreacutehensibles Se voyant ensuite exposeacute agrave
la laquo riseacutee raquo de la bande des voleurs laquo Hafis veut fuir qursquoauroit-il pu mieux faire raquo3
Lisons plutocirct la fin de lrsquohistoire comme lrsquoa chanteacutee Seacuteneceacute
laquo Mais les goujats lrsquoarrecirctent en chemin
Et lrsquoempoignant soit dit sans vous deacuteplaire
Le mettent nu quasi comme la main []
Autre disgrace un portier agrave moustache
Fort plantureuse exempte du collier
Comme il passoit trois leacutevriers deacutetache
Tous trois pourvus drsquoun vilain racirctelier
Pille dragon et vite agrave lui Satrape [hellip]
Hafis tout nu suoit en plein hiver
LrsquoOrpheacutee arabe agrave voir gueules beacuteantes [hellip]
Drsquoun gros caillou cimenteacute par la glace
Pour se deacutefendre il srsquoeacutetoit empareacute
Mais nrsquoayant pu lrsquoarracher de sa place
Il srsquoeacutecria drsquoun ton deacutesespeacutereacute
laquo Le ciel sur vous lance tous ses tonnerres
O Musulmans plus maudits que paiumlens
Les sceacuteleacuterats ils attachent les pierres
Au mecircme temps qursquoils deacutetachent les chiens raquo
Le capitaine attentif au spectacle
De ce bon mot fut juste estimateur
Il srsquoattendrit il rit ce fut miracle
Rompit ses chiens et deacutelivra lrsquoauteur
Pour satisfaire agrave sa peine endureacutee
Avec excuse il lrsquoadmit au festin
Il lui donna belle robe foureacutee
Et lui rendit tout son pauvre butin4 raquo
1 Ibid p 182 2 Ibid 3 Ibid 4 Ibid pp 182-183
104
Il suffit de rapporter ici la fin de lrsquohistoriette de Saadi (la premiegravere partie eacutetant citeacutee plus
haut) pour voir agrave quel point le fabuliste franccedilais a suivi son modegravele persan
laquo Quels sont dit-il ces hommes fils de prostitueacutees qui ont lacirccheacute le chien et enchaicircneacute la
pierre raquo Le chef lrsquoentendit drsquoune chambre haute se mit agrave rire et lui dit laquo O sage demande-
moi quelques chose raquo Il reacutepondit laquo Je te demande ma robe si tu daignes par geacuteneacuterositeacute
mrsquoaccorder une faveur raquo
Vers ndash laquo Lrsquohomme espegravere obtenir un bon traitement de la part des gens de bien je nrsquoespegravere
pas de bien de ta part ne me fais pas de mal raquohellip
Le chef des voleurs eut compassion de lui il lui rendit sa robe y ajouta une pelisse et lui
donna quelques piegraveces drsquoargent1 raquo
Cependant Seacuteneacuteceacute ne srsquoarrecircte pas lagrave et comme crsquoest lrsquousage chez les fabulistes il livre agrave
son lecteur la propre moraliteacute qursquoil veut deacutegager de son reacutecit Cette moraliteacute comprend
laquo deux reacuteflexions raquo
laquo Lrsquoune qursquoun trait drsquoesprit en tous lieux trouve agrave plaire
Et qursquoun mot agrave propos placeacute
Peut servir et tirer drsquoaffaire
Lrsquohomme le plus embarrasseacute2 raquo
Cette premiegravere reacuteflexion ne semble pas ecirctre diffeacuterente de celle que le moraliste persan
a voulu suggeacuterer par (exprimer dans) son anecdote surtout que celle-ci se trouve dans le
quatriegraveme chapitre du Gulistan traitant des laquo avantages du silence raquo A maintes reprises
dans ce chapitre aussi bien que dans drsquoautres (dans le huitiegraveme par exemple) le poegravete
persan a conseilleacute de ne parler que lorsqursquoil le faut vraiment ou de ne dire que des mots laquo agrave
propos placeacutes raquo pour reprendre lrsquoexpression de Seacuteneceacute
Mais la deuxiegraveme reacuteflexion celle que Seacuteneceacute a gardeacutee pour la fin de son conte sans
doute pour la mettre plus en relief est plus importante que la premiegravere et reacutesume en
quelque sorte toute la critique que son auteur a voulu adresser contre la socieacuteteacute franccedilaise
de son eacutepoque laquo Lrsquoautre que de voleurs la terre est toute pleine De quel cocircteacute qursquoon
tourne il en pleut par douzaine raquo3 De plus par cette reacuteflexion finale lrsquoauteur nous deacutesigne
carreacutement (nous montre du doigt) le vrai voleur dans cette socieacuteteacute
1 Gulistan p 212 (IV 10) 2 Œuvres posthumes de Seacuteneceacute op cit pp 183-184 3 Ibid p 184
105
laquo On vole dans le cloicirctre on vole en pleine eacuteglise
Crsquoest lagrave que finement le voleur se deacuteguise
Sous un exteacuterieur sage et dissimuleacute1 raquo
On voit bien que la morale sociale et lrsquoironie douce de Saadi se transforment en une
morale politique mordante et sarcastique dans le texte de Seneceacute
Bref le fabuliste franccedilais a pris le sujet du moraliste persan lrsquoa ensuite deacuteveloppeacute dans
son ensemble tout en conservant son caractegravere geacuteneacuteral et enfin en y ajoutant une morale
personnelle lrsquoa utiliseacute dans une fin autre que celle de son preacutedeacutecesseur Autrement dit la
morale de Seacuteneceacute dans ce conte nrsquoest pas forceacutement sociale mais plutocirct une morale
politique
Ainsi au XVIIe siegravecle les fabulistes qui ont adapteacute ou imiteacute lrsquoœuvre de Saadi sont
rares Dans leurs adaptations drsquoailleurs elles aussi tregraves peu nombreuses des fabulistes tels
que La Fontaine ou Seacuteneceacute se sont servis des reacutecits du moraliste persan comme point de
deacutepart pour exprimer une moraliteacute qui leur est propre donc diffeacuterente de celle de leur
source La morale de Saadi est une morale sociale pratique alors qursquoelle se change en une
morale drsquoordre plutocirct politique chez les fabulistes franccedilais que nous venons drsquoexaminer
Mais lrsquousage que feront les orientalistes de cette eacutepoque de lrsquoœuvre de Saadi est
diffeacuterent de celui des poegravetes ou fabulistes Tandis que ces derniers cherchaient dans leur
œuvres agrave sensibiliser leurs lecteurs aux problegravemes sociaux et politiques qui les
concernaient les orientalistes comme Galland et drsquoHerbelot contribuent agrave reacutepandre le nom
de Saadi en France par leurs traductions par leurs ouvrages bibliographiques ou
encyclopeacutediques par leurs recueils ou bien leurs compilations
1 Ibid
106
3
LES ORIENTALISTES
Le XVIIe siegravecle nrsquoest pas seulement lrsquoeacutepoque ougrave apparaissent des reacutecits de voyages et
des fables Drsquoautres œuvres dont certains ouvrages de reacutefeacuterence sur la litteacuterature orientale
y compris celle de lrsquoIran se font eacutegalement jour agrave cette eacutepoque Gracircce agrave ces ouvrages
drsquoailleurs assez nombreux la litteacuterature persane et ses chefs-drsquoœuvre se font de plus en
plus connaicirctre dans les milieux savants et lettreacutes franccedilais
Ce qui a favoriseacute cette grande pleacuteiade des orientalistes au XVIIe siegravecle crsquoest surtout
lrsquointeacuterecirct drsquoeacutetablir des relations directes entre la France et les pays du Levant sans passer par
des intermeacutediaires locaux Dans ce mecircme objectif Colbert creacutee en 1669 lrsquoEcole des
Jeunes des Langues une institution qui doit former de jeunes Franccedilais au meacutetier
drsquointerpregravete en langues du levant le turc lrsquoarabe le persan lrsquoarmeacutenien etc Les jeunes
interpregravetes qui sortent de cette Ecole sont envoyeacutes dans les pays orientaux et rapportent de
nombreux manuscrits y compris des textes persans enrichissant ainsi de plus en plus la
bibliothegraveque du roi Par lagrave ils contribueront agrave lrsquoeacutetude de la langue et de la litteacuterature
persanes Nous pouvons donc confirmer avec Raymond Lull que laquo ce furent plutocirct les
inteacuterecircts commerciaux et politiques qui ont le plus contribueacute au deacuteveloppement des eacutetudes
persanes raquo1 Deacutesormais lrsquoeacutetude des langues orientales devient si concregravete qursquoAntoine
Galland (1646-1715) professeur au Collegravege royal de Paris deacuteclare dans sa preacuteface agrave la
Bibliothegraveque Orientale drsquoHerbelot laquo Ainsi par le travail de tant de Personnages ceacutelegravebres
lrsquoeacutetude des trois Langues Orientales Arabique Persienne et Turque est devenue
preacutesentement si aiseacutee que pour les peacuteneacutetrer agrave fond amp mecircme en peu de temps il nrsquoy a
presque qursquoagrave le vouloir2 raquo
Les reacutesultats de ces efforts drsquoailleurs si fructueux ne tardent pas agrave apparaicirctre On
raconte par exemple laquo qursquoen 1681 agrave Paris il y a plusieurs personnes qui connaissent bien le
persan raquo3 En 1684 un dictionnaire persan apparaicirct laquo Ce dictionnaire tregraves important dit
Francis Richard destineacute agrave la fois aux marchands aux missionnaires et aux eacuterudits aux
Orientaux (crsquoest la premiegravere fois) et aux Europeacuteens comporte quelques erreurs mais
1 Raymond Lull citeacute par Samsami in Iran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 2 2 Bartheacutelemy drsquoHerbelot de Molainville Bibliothegraveque Orientale ou Dictionnaire universel contenant geacuteneacuteralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de lrsquoOrient Paris Compagnie des libraires 1697 derniegravere page de la preacuteface (sans pagination) 3 F Richard op cit p 35
107
marque une eacutetape importante dans lrsquohistoire des eacutetudes persanes en Europe1 raquo De mecircme
toujours selon F Richard laquo degraves les alentours de 1680 il est possible de trouver dans les
bibliothegraveques parisiennes la plupart des textes de la litteacuterature persane et leur catalogue
progressif donne un premier eacutelan agrave une histoire litteacuteraire dont la Bibliothegraveque Orientale
sera le premier grand monument raquo2
31 Bartheacutelemy DrsquoHerbelot de Molainville
Publieacutee pour la premiegravere fois en 1697 la Bibliothegraveque Orientale ou Dictionnaire universel
contenant geacuteneacuteralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de lrsquoOrient est un
vrai dictionnaire encyclopeacutedique sur le monde oriental et reste pendant deux siegravecles un
ouvrage de reacutefeacuterence Son auteur est Bartheacutelemy DrsquoHerbelot de Molainville (1625-1695)
professeur et interpregravete des langues orientales au Collegravege du Roi et un des orientalistes les
plus savants du siegravecle Drsquoun esprit peu critique et un peu trop exigeant lrsquoauteur rassemble
sans les seacuteparer les leacutegendes et les donneacutees historiques sur les peuples de lrsquoOrient en
insistant surtout sur les religions les sciences les arts et les litteacuteratures Lrsquoouvrage nrsquoa
certes pas lrsquoeffet foudroyant drsquoune deacutecouverte sensationnelle mais il est important car il
fait le point des connaissances vagues et deacutesordonneacutees que lrsquoon avait des civilisations
orientales et de la civilisation iranienne en particulier La Bibliothegraveque Orientale pourra en
quelque sorte mettre fin aux preacutejugeacutes aux malentendus aux fausses connaissances qui
donnaient depuis des siegravecles une image erroneacutee de lrsquoOrient aux yeux des Occidentaux
laquo Le lecteur pourra juger si les Orientaux sont si barbares et si ignorants qursquoon les publie
dans le Monde3 raquo
En ce qui concerne notre travail cet ouvrage nous inteacuteresse car il offrait de preacutecieux
renseignements agrave tous ceux qui srsquointeacuteressaient tout au long du XVIIIe et du XIXe siegravecles agrave
la culture iranienne Dans cette œuvre encyclopeacutedique le nombre drsquoarticles consacreacutes agrave la
Perse est consideacuterable sur un total de 8600 entreacutees que contient lrsquoouvrage 1259 portent
sur ce pays Plus de la moitieacute de ce chiffre concerne les titres drsquoouvrages les noms
drsquoauteurs poegravetes philosophes et autres4 Quant agrave Saadi trois articles sont consacreacutes agrave lui et
agrave ses deux chefs-drsquoœuvre le Boustan et le Gulistan
1 Ibid p 34 Selon F Richard cet ouvrage parait agrave Amsterdam par les soins drsquoun Franccedilais nommeacute Carme Ange de Saint Joseph alias Joseph Labrosse ce dernier voulant faire imprimer lrsquoouvrage en 1981 ne trouve pas les caractegraveres persans neacutecessaires agrave son dessein et se voit contraint agrave y renoncer Il devra ainsi attendre lrsquoanneacutee 1684 pour reacutealiser son projet 2 Ibid p 33 3 Bibliothegraveque Orientale op cit p 9 de la preacuteface de Galland 4 Voir Dominique Torabi laquo La Perse de Bartheacutelemy drsquoHerbelot raquo in Luqmacircn 2 anneacutee 1992 p 47
108
Dans lrsquoarticle laquo Saadi et Sacircdi raquo en eacutevoquant la biographie du poegravete persan qursquoil
nomme laquo Scheiumlkh Mosledin Sacircadi Al-Schirzi raquo (il eacutecrit Sacircadi Schirazi Mosleheddin dans
lrsquoarticle laquo Gulistan raquo) drsquoHerbelot raconte deux des aventures que lrsquoon trouve citeacutees lrsquoune
dans le Gulistan livre II historiette 31 lrsquohistoire de la capture de Saadi en Syrie par les
Francs et son mariage avec la fille de son sauveur avec laquelle il divorcera peu de temps
apregraves1 lrsquoautre est lrsquohistoire de la rencontre et de lrsquoentretien de Saadi avec un autre poegravete
persan Homam Tabrizi dans un Hammam agrave Tabriz Ces deux aventures on les lira
deacutesormais dans la plupart des ouvrages des traducteurs des orientalistes des eacutecrivains qui
ont voulu inseacuterer une biographie de ce poegravete persan dans leur preacuteface ou dans leurs notes
explicatives Car comme nous venons de le dire les renseignements contenus dans la
Bibliothegraveque Orientale de drsquoHerbelot servaient de reacutefeacuterence pendant de longues anneacutees
apregraves sa publication pour tous les amateurs de la litteacuterature persane
Neacuteanmoins cela ne veut pas dire que toutes les informations transmises par
drsquoHerbelot eacutetaient correctes Lorsque par exemple ce dernier parle du Boustan de Saadi il
commet une erreur en disant que ce livre est publieacute apregraves le Gulistan laquo Sacircdi composa
partie en Prose amp partie en Vers son livre intituleacute Gulistan dont il faut voir le titre
particulier lrsquoan 656e de lrsquoHeacuteg anneacutee fatale au Khalifat amp quelque temps apregraves il publia
son Bostan qui est tout en vershellip2 raquo Nous savons tous bien que le Boustan est publieacute un an
avant le Gulistan et non apregraves celui-ci comme le preacutetend drsquoHerbelot
32 Antoine Galland
Malheureusement lrsquoauteur de cette importante Bibliothegraveque Orientale nrsquoest plus en vie
quand celle-ci est publieacutee il est deacuteceacutedeacute agrave Paris en 1695 crsquoest-agrave-dire deux ans avant la
publication de lrsquoouvrage gracircce aux soins drsquoun ami Antoine Galland (1646-1715) lui aussi
un grand orientaliste Galland eacutetait eacutegalement un speacutecialiste drsquohistoire de manuscrits
anciens de langues orientales et de monnaies un habitueacute de la Bibliothegraveque royale
antiquaire du roi acadeacutemicien et pour finir lecteur au Collegravege royal Lors de son seacutejour agrave
Constantinople (1670-1675) en qualiteacute drsquointerpregravete de lrsquoambassadeur de France il a appris
les langues turque persane et arabe afin de pouvoir eacutetudier les mœurs et coutumes
anciennes des populations de lrsquoempire ottoman En mecircme temps il a traduit une bonne
partie du Kashf al-Zanoun dictionnaire bibliographique du Turc Hadj Khalifa lrsquoœuvre
qursquoil avait envisageacute de traduire en entier A son retour agrave Paris il a remis sa traduction
1 Voir la premiegravere partie de notre thegravese I1 2Bibliothegraveque Orientale op cit p 717
109
aussi bien que tous les nombreux tomes du Kashf al-Zanoun qursquoil avait apporteacutes avec lui agrave
son ami drsquoHerbelot qui travaillait depuis longtemps deacutejagrave sur sa Bibliothegraveque Orientale Ces
dons fournissaient de bonnes matiegraveres agrave la preacuteparation de cette œuvre et ont grandement
servi son auteur Galland a donc joueacute un double rocircle dans la reacutealisation du projet de
drsquoHerbelot premiegraverement en offrant agrave ce dernier de bonnes sources drsquoinformations durant
son travail de recherche sur lrsquoOrient deuxiegravemement en mettant en œuvre tous ses efforts
pour publier lrsquoouvrage de son ami mort preacutematureacutement
En ce qui concerne notre travail agrave nous Galland est surtout lrsquoauteur des Paroles
remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux publieacutes en 1694 car lrsquoouvrage
porte une grande trace de lrsquoœuvre de Saadi Ce livre nrsquoest en fait qursquoune simple
compilation et son auteur avoue qursquoil a laquo extrait tout cet ouvrage en partie de livres
imprimeacutes et en partie de manuscrits raquo1 Comme son nom lrsquoindique cette œuvre est
empreinte de lrsquoesprit orientaliste en vogue agrave lrsquoeacutepoque et srsquoinscrit dans la mecircme ligneacutee des
ouvrages ougrave apparaicirct cette envie de faire connaicirctre ndash ou bien faire mieux connaicirctre ndash
lrsquoOrient aux Occidentaux Dans lrsquoavertissement en comparant ses Paroles remarquables
aux Apophtegmes de Plutarque Galland deacutefinit ainsi son intention de publier son
livre
laquo Mon dessein est aussi de faire connaicirctre quel est lrsquoesprit et le geacutenie des Orientaux Et comme
les paroles remarquables repreacutesentent la droiture et lrsquoeacutequiteacute de lrsquoacircme et que les bons mots
marquent la vivaciteacute la subtiliteacute ou mecircme la naiumlveteacute de lrsquoesprit on aura lieu sous ce double
titre de connaicirctre que les Orientaux nrsquoont pas lrsquoesprit ni moins droit ni moins vif que les
peuples du Couchant2 raquo
Drsquoailleurs dans la preacuteface qursquoil eacutecrira trois ans plus tard agrave la Bibliothegraveque Orientale de
drsquoHerbelot il souhaitera un mecircme effet chez le lecteur occidental dans lrsquoesprit de qui les
peuples de lrsquoOrient passent pour des barbares3 Pour conduire ce dessein Galland a
proceacutedeacute agrave une meacutethode que nous retrouvons eacutegalement employeacutee dans ses autres travaux
recueillir des textes de diffeacuterents peuples du Levant en tant que le meilleur teacutemoignage de
ces peuples sur eux-mecircmes et y joindre son teacutemoignage personnel exposeacute dans les notes et
commentaires nourris par son eacuterudition et son veacutecu oriental laquo Jrsquoai puiseacute des mecircmes
originaux ou des connaissances que jrsquoai acquises dans les voyages au Levant les
1 Antoine Galland Les Paroles remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux Paris Maisonneuve et Larose 1999 p 18 2 Ibid p 17 3 Voir supra p 108 et note 1
110
remarques que jrsquoai ajouteacutees et que jrsquoai cru neacutecessaires [hellip] Ainsi elles ne contiennent rien
que je nrsquoaie lu dans les livres arabes persans et turcs ou que je nrsquoaie vu et connu par moi-
mecircme1 raquo Le principe est donc de faire des textes orientaux la source de connaissance de
lrsquoOrient car crsquoest un moyen irremplaccedilable de connaicirctre lrsquoAutre par lui-mecircme surtout que
les auteurs orientaux laquo ont suivi chacun le geacutenie de leur nation raquo2 Quant aux Persans crsquoest
le poegravete Saadi qui peut mieux que toute autre personne teacutemoigner de leur geacutenie
Or notre orientaliste nrsquoheacutesite pas un instant agrave inseacuterer dans son recueil les reacutecits et les
sentences de Saadi un des geacutenies qursquoa connu lrsquoOrient et dont lrsquoœuvre contient drsquoabondants
laquoparoles remarquables bons mots et maximes raquo Dans lrsquoavertissement lrsquoauteur preacutecise
bien les sources de son livre ougrave nous retrouvons surtout le Gulistan
laquo Jrsquoai extrait tout cet ouvrage en partie de livres imprimeacutes et en partie de manuscrits Les livres
imprimeacutes sont lrsquoHistoire des califes par lrsquoElmacin lrsquoHistoire des dynasties par Abou-lfarage
lrsquoune et lrsquoautre en arabe et le Gulistacircn ouvrage de Sadi en persan3 raquo
Quant agrave ses sources manuscrites il en eacutenumegravere onze dont sept sont des manuscrits
persans entre autres le Baharistan de Jami laquo composeacute sur le modegravele du Gulistacircn raquo Ces
manuscrits sont pour la plupart des livres drsquohistoire ou drsquohistoire litteacuteraire Histoire
choisie Histoire de Ginghizkhan Histoire universelle Histoire ottomane Histoire des
poegravetes turcs
Lrsquoouvrage est diviseacute en deux parties lrsquoune celle des paroles remarquables et des bons
mots des Orientaux et lrsquoautre celle de leurs maximes La premiegravere partie comprend plus
de deux cents extraits (pour la plupart de petites histoires) eacutecrits par des historiens des
chroniqueurs des moralistes des poegravetes orientaux La majoriteacute de ces fragments sont
suivis de larges laquo remarques raquo ougrave leur auteur fournit drsquointeacuteressantes informations au
lecteur Nous retrouvons dans ces commentaires tantocirct un Galland anthropologue
(lorsqursquoil parle par exemple des mahomeacutetans et de lrsquousage de laquo lrsquoAlcoran raquo chez ce
peuple p31) tantocirct un Galland encyclopeacutediste qui donne des preacutecisions sur certains
sujets (comme sa note sur la ville de Bassora et le personnage de Behloul p36 une autre
sur le ghazel laquo piegravece de poeacutesie extrecircmement en usage parmi les Persans et parmi les
Turcs raquo p 42 ou bien lrsquoautre sur laquo cette piegravece de poeacutesiehellip que les Orientaux
appellent Caccedilideh raquo p33) De mecircme lrsquoexpeacuterience orientale de lrsquoauteur apparaicirct parfois
1 Les Proles remarquableshellip op cit p 18 2 Ibid 3 Ibid p 18
111
sous forme des reacuteflexions comparatives surtout quand il repegravere lrsquoanalogie (ou bien la
diffeacuterence) des institutions entre les deux mondes occidental et oriental (telle la
comparaison entre les professeurs des laquo collegraveges fondeacutes par des sultans raquo et les docteurs
laquo dans les universiteacutes de lrsquoEurope raquo p62 ou bien entre les laquo derviches mahomeacutetans raquo et
les laquo religieux raquo franccedilais pp 60-62) A plusieurs reprises Galland nomme le Gulistan dont
il cite quelques fables des plus caracteacuteristiques
Plus drsquoune soixantaine drsquoextraits de la premiegravere partie donc plus drsquoun quart sont tireacutes
des historiettes du Gulistan Galland a traduit librement et selon son propre goucirct ces textes
de Saadi Le traducteur a parfois indiqueacute lrsquoorigine des extraits dans le corps du texte par
des expressions telles que laquo Lrsquoauteur du Gulistacircn en parlant de lui-mecircme eacutecrithellip raquo (p
61) laquo crsquoest lrsquoauteur du Gulistacircn qui parle raquo (p 62) laquo Lrsquoauteur du Gulistacircn de qui sont
quelques-uns des articles preacuteceacutedents parle de lui-mecircme en ces termeshellip raquo
etc Quelquefois crsquoest dans les remarques suivant les extraits que lrsquoauteur cite sa source
laquo Remarque Lrsquoauteur du Gulistacircn ajoute que ce bon mot fit rirehellip raquo (p 70) laquo Remarque
Au lieu de lrsquoempereur de la Gregravece le texte de lrsquoauteur du Gulistacircn porte lrsquoempereur de
Roumhellip raquo (p 76) Pour le reste il nrsquoy a aucune mention de lrsquoœuvre ni de lrsquoauteur agrave qui
les textes ont eacuteteacute emprunteacutes comme dans ces deux anecdotes que nous donnons agrave titre
drsquoexemple pour avoir eacutegalement une ideacutee de la traduction de Galland
laquo Un fils qui avait fait de grands progregraves dans les eacutetudes mais naturellement timide et reacuteserveacute
se trouvait avec drsquoautres personnes drsquoeacutetude et ne disait mot Son pegravere lui dit laquo Mon fils
pourquoi ne faites-vous pas aussi paraicirctre ce que vous savez raquo Le fils reacutepondit laquo Crsquoest que je
crains qursquoon ne me demande aussi ce que je ne sais pas raquo (p 69)1
laquo Un vieillard de Bagdad avait donneacute sa fille en mariage agrave un cordonnier et le cordonnier en la
baisant la mordit agrave la legravevre jusqursquoau sang Le vieillard lui dit laquo Les legravevres de ma fille ne sont
pas du cuir raquo (p 63)2
La deuxiegraveme partie du livre comprend laquo les maximes des Orientaux raquo que Galland a
traduits et juxtaposeacutes lrsquoun apregraves lrsquoautre sans aucune mention de leur origine ni aucun
commentaire explicatif agrave leur sujet Cependant nous savons bien que plusieurs de ces
maximes appartiennent au poegravete persan Saadi Comme preuve nous en citons ici quelques
uns avec en note leur reacutefeacuterence dans lrsquoœuvre du poegravete persan
laquo Rien ne cache mieux ce que lrsquoon est que le silence raquo (p 118)
1 Gulistan p 207 (IV 3) 2 Ibid p 150 (II 43)
112
laquo Ce nrsquoest pas mal fait de rendre visite mais il ne faut pas que cela arrive si souvent que celui
que lrsquoon visite soit contraint de dire crsquoest assez raquo (p 119)
laquo Lorsque lrsquoacircme est precircte agrave partir qursquoimporte de mourir sur le trocircne ou de mourir sur la
poussiegravere raquo (p 120)
laquo Il vaut mieux battre le fer sur une enclume que drsquoecirctre debout devant un prince les mains
croiseacutees sur le sein raquo (p 123)1
En lisant ce que Galland a traduit et rapporteacute du Gulistan nous remarquons qursquoil
connaissait et qursquoil avait bien lu le fameux recueil du poegravete persan Crsquoest que ses eacutetudes au
Collegravege Royal et ses contacts directs avec lrsquoOrient pendant son seacutejour agrave Constantinople lui
avaient permis une large connaissance des litteacuteratures orientales y compris et surtout celle
des Persans Par conseacutequent il eacutetait aussi drsquoune nature tregraves permeacuteable agrave lrsquoesprit oriental
dont il expose les qualiteacutes dans Les Paroles remarquables les bons mots et les maximes
des Orientaux Lrsquooccasion est ainsi offerte au lecteur occidental drsquoobserver ces laquo qualiteacutes
de lrsquoesprit raquo et ensuite de juger laquo par le teacutemoignage mecircme des Orientauxhellip srsquoils ont raison
de croire qursquoils ne sont pas moins partageacutes drsquoesprit et de bon sens que les autres nations qui
nous sont plus connues agrave cause de leur voisinage raquo2
Cependant cette quecircte de laquo lrsquoautre raquo chez Antoine Galland a une porteacutee plus large que
lrsquoon ne le croit Dans sa deacutemarche qui consiste agrave faire connaicirctre lrsquoOriental ou bien lrsquoAutre
lrsquoorientaliste cherche en quelque maniegravere agrave mieux se connaicirctre soi-mecircme Une telle
laquo strateacutegie de lrsquoalteacuteriteacute raquo selon lrsquoappellation drsquoAbdelwahab Meddeb preacutefacier de lrsquoeacutedition
1999 des Paroles remarquables (celle dont nous nous sommes servis ici) donne agrave certains
textes de Galland laquo lrsquoeacutelan de lrsquoactualisation qui fait de leur auteur lrsquoun de nos vifs
contemporains raquo3 Cette strateacutegie de lrsquoalteacuteriteacute a trois composantes laquo connaicirctre lrsquoautre
drsquoabord par lrsquoautre ensuite par lrsquoeacuterudition et le voyage enfin par la comparaison avec soi
laquelle deacutechiffre autant lrsquoautre que soi raquo4 elle se retrouve mise agrave part Les Paroles
remarquables dans au moins quatre autres textes de Galland La Mort du Sultan Osman
ou le Reacutetablissement de Mustafa sur le trocircne traduction du turc qui connut trois eacuteditions en
1678 De lrsquoorigine et du progregraves du cafeacute bref traiteacute publieacute en 1699 Mille et une nuits
(1704-1717) Fables de Bidpay (1724)
Dans ces textes animeacutes par le deacutesir de faire connaicirctre les Orientaux les digressions
comparatives aboutissent agrave repeacuterer les analogies entre les mœurs et habitudes orientales et
1 Ces maximes se trouvent respectivement dans le Gulistan pp 28 (I 3) 134 (II 29) 26 (I 1) 91 (I 36) 2 Les Paroles remarquableshellip op cit p 19 3 Ibid p 6 4 Ibid p 7
113
franccedilaises Cela explique en partie la raison de lrsquoaccueil favorable de ces œuvres non
seulement dans les milieux cultiveacutes franccedilais mais aussi aupregraves drsquoun public de lecteurs qui
deacutepasse le cercle des savants Une fois ces analogies repeacutereacutees le terrain est preacutepareacute pour
chasser la notion de barbarie laquelle empecircchait lrsquoOccidental de se reconnaicirctre dans
lrsquoAutre Lagrave Abdelwahab Meddeb parle drsquoune porteacutee morale qui conditionne la
connaissance des socieacuteteacutes orientales laquo A travers le souci moral Galland traque la
communauteacute humaine que partagent lrsquoecirctre occidental et lrsquoecirctre oriental et que voile
lrsquoapparente dissemblance de leur vie courante raquo1 Ces deux laquo ecirctres raquo en apparence
diffeacuterents ont donc en commun cette humaniteacute qui les rapprochent lrsquoun de lrsquoautre En
drsquoautres termes dans leur essence au fond ils se ressemblent mais la diffeacuterence
commence ougrave (et quand) ils manifestent leur fond par des maniegraveres ou bien par des formes
diverses Cette ideacutee sera confirmeacutee par un Cardonne qui des dizaines drsquoanneacutees plus tard
et toujours agrave propos des traductions de diffeacuterents livres orientaux (entre autres Mille et une
nuits) deacuteclarera
laquo Jrsquoai penseacute qursquoune autre raison avait pu contribuer a succegraves des eacutecrits dont je viens de parler
ils peignent des humains aussi eacuteloigneacutes de nos mœurs que de notre climat toutes les Nations
tous les Peuples meacuteritent lrsquoattention du Philosophe et moins les Orientaux nous ressemblent
plus il faut les examiner pour se convaincre que les mœurs infiniment varieacutees ne changent
jamais le fond de lrsquohomme amp que toutes les passions qui srsquoexpriment de tant de maniegraveres ont
toujours la mecircme source le mecircme but raquo
Le fond est identique la forme diffegravere Il suffit de repeacuterer lrsquoidentiteacute du fond dans la
diffeacuterence de la forme pour que se reacutealise la reconnaissance de soi dans lrsquoautre
La quecircte morale dont il est question ici est bien illustreacutee dans Les Paroles
remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux Certes le lecteur europeacuteen et
en ce qui nous concerne le lecteur franccedilais est deacutejagrave initieacute au genre par les Apophtegmes de
Plutarque ou les Dica memoratu digna (crsquoest-agrave-dire les laquo paroles dignes de meacutemoire raquo) de
Valegravere Maxime laquo Le lecteur qui aura quelque connaissance des ouvrages des
Ancienshellip raquo dit Galland au deacutebut de son avertissement2 Mais cette fois crsquoest lrsquoOrient qui
peut proposer aux franccedilais des modegraveles agrave imiter et des exemples agrave suivre En lisant cette
œuvre on a lrsquoimpression que Galland srsquoadresse agrave ses compatriotes en leur recommandant
drsquoaller jusqursquoen Orient pour parfaire leur sagesse et peut-ecirctre affiner leurs mœurs et
1 Ibid p 8 2 Ibid p 17
114
ameacuteliorer leurs habitudes A cet eacutegard les conseils du cheikh (sage) du Chiraz lui servent
grandement puisqursquoils sont de tregraves bons exemples Telle cette leccedilon qursquoil donne au lecteur
drsquoecirctre aussi puissant physiquement que moralement
laquo Un mahomeacutetan qui avait donneacute plusieurs preuves drsquoune force extraordinaire eacutetait dans une si
grande colegravere qursquoil ne se posseacutedait plus et qursquoil eacutecumait de rage Un homme sage qui le
connaissait le voyant en cet eacutetat demanda ce qursquoil avait et il apprit qursquoon lui avait dit une
injure Cela lui fit dire laquo Comment ce miseacuterable porte un poids de mille livres et il ne peut
pas supporter une parole 1 raquo
Et Galland approuve la reacuteflexion du sage de ce conte de Saadi dans la remarque qursquoil
ajoute juste apregraves laquo Ce mot est plus juste dans le persan que dans le franccedilais en ce que le
mecircme mot qui signifie porter signifie aussi supporter raquo
Il paraicirct que Galland lui-mecircme est le premier agrave suivre ce modegravele oriental dans son
eacutepicirctre deacutedicatoire agrave Monseigneur Bignon premier preacutesident au Grand Conseil de sorte
qursquoil inscrit son geste dans la tradition sociale du don telle qursquoil lrsquoa veacutecue en pays
drsquoOrient laquo Je suis en cela lrsquoexemple des Orientaux qui de toute ancienneteacute jusques agrave nos
jours chacun suivant leur pouvoir ont fait et font encore des preacutesents agrave ceux de qui ils ont
reccedilu des faveurs2 raquo
Cela dit nous ne devons pas oublier la part de divertissement dans ce recueil comme
drsquoailleurs dans drsquoautres ouvrages de Galland Le deacutesir de divertir et drsquoapaiser la curiositeacute
en recourant agrave lrsquoexotisme oriental est autant preacutesent dans Les Paroles remarquables que le
souci drsquoavertir De sorte qursquoen plus de son laquo dessein de faire connaicirctre raquo lrsquoauteur parle de
son laquo intention de contribuer quelque chose agrave la curiositeacute du public raquo3 Ces deux aspects de
divertissement et drsquoavertissement vont eacutegalement de pair dans les Mille et une nuits (1704-
1717) et dans Les Contes et fables indiennes de Bidpaiuml et de Lokman (1724) et Galland
nrsquooublie pas de les signaler dans les deux preacutefaces il rappelle que laquo les contes de cette
espeacutece sont agreacuteables amp divertissans par le merveilleux qui y reacutegne drsquoordinairehellip raquo4 et
convie ensuite ses lecteurs agrave laquo profiter des exemples de vertus et de vices qursquoils y
trouveront raquo5 Notre auteur connaissait donc bien lrsquoart de mecircler lrsquoagreacuteable et lrsquoutile
1 Ibid p 63 2 Ibid p 15 3 Ibid p 18 4 Les Mille et une nuit (sic) Contes arabes traduits en franccedilois par Mr
Galland Paris 1704 Tome I Avertissement 5 Ibid
115
Pour terminer ce passage sur Antoine Galland il nrsquoest pas sans inteacuterecirct de dire un
dernier mot sur ses Mille et une nuits une traduction qui glorifie son auteur et qui marque
une eacutetape tregraves importante dans lrsquohistoire litteacuteraire franccedilaise Voltaire dira plus tard au sujet
de ce livre laquo Crsquoest un des livres les plus connus en Europe il est amusant pour toutes les
nations1 raquo La premiegravere eacutedition de ces contes parait en 1704 et les autres suivront jusqursquoen
1717 Elles connaissent immeacutediatement un grand succegraves Galland doit ce succegraves en grande
partie agrave son statut drsquoeacuterudit et agrave ses contacts avec des librairies dans toute lrsquoEurope De plus
il avait beaucoup travailleacute agrave adapter les contes au goucirct des Europeacuteens en supprimant par
exemple ce qui lui paraissait trop fort exageacutereacute ou reacutepeacutetitif Les Mille et une nuits traduites
par Galland ont eacuteteacute reacuteeacutediteacutees agrave drsquoinnombrables reprises et ont eacutegalement eacuteteacute la base des
traductions dans drsquoautres langues occidentales telles que lrsquoanglais ou lrsquoallemand Pendant
des dizaines drsquoanneacutees apregraves leur publication et jusqursquoau milieu du siegravecle suivant ces contes
ont fourni aux eacutecrivains franccedilais de quoi nourrir leur imagination bercer leur recircve et les
promener dans les contreacutees lointaines pleines de palais fabuleux et peupleacutees drsquoecirctres
fantastiques qui volaient dans lrsquoair ou traversaient les mers gracircce agrave des talismans et agrave des
formules magiques Dans sa liste succincte des ouvrages principaux portant lrsquoempreinte
des Mille et une nuits Madame Samsami eacutenumegravere pregraves de quatre-vingt piegraveces de theacuteacirctres
contes et romans parus dans la peacuteriode de 1670 agrave 18342 Ainsi les contes des Mille et une
nuits avec ceux du Jardin des roses et du Livre des lumiegraveres devinrent les sources les plus
importantes dans lesquelles un tregraves grand nombre drsquoauteurs drsquoartistes ou de poegravetes
puisegraverent thegravemes images et ideacutees
Lorsque nous examinons minutieusement ces teacutemoignages de reacuteputation en somme
tregraves peu nombreux nous remarquons que Saadi est accueilli degraves son apparition comme un
sage sublime de la grande tradition classique et un eacuteleacutegant fabricateur de sentences
morales Pour la richesse et la concision de son œuvre on le met agrave cocircteacute de Bidpaiuml de
Lokman drsquoEacutesope Il est pourtant eacutetonnant de voir que les moralistes du XVIIe siegravecle ne
soufflent mot de Saadi ni La Rochefoucauld (1613-1680) qui a ciseleacute tant de maximes agrave la
fois acircpres et spirituelles ni La Bruyegravere (1645-1696) dont la riche galerie drsquoinstantaneacutes
encadreacutes de reacuteflexions rappelle parfois les vivants tableaux du poegravete persan Peut-ecirctre que
ces derniers eacuteleveacutes dans le catholicisme et le culte excessif des Anciens se sont totalement
1 Citeacute par N Samsami op cit p 24 2 Ibid pp 36-37 De toutes ces adaptations les plus importantes et les plus originales sont les Mille et un jours de Peacutetis de la Croix parus entre 1710 et 1712 Le succegraves de ces contes fut parfois plus grand encore que celui de leur modegravele
116
deacutesinteacuteresseacutes de cet eacutetranger et drsquoune maniegravere geacuteneacuterale de tous ceux qui avaient ignoreacute la
saine doctrine litteacuteraire de classicisme Car en deacutepit de certaines phrases agressives ils
nrsquoont pu confortablement installeacutes dans leur foi religieuse et monarchique se rendre
compte que le Persan avait agiteacute bien avant eux de graves questions politiques et sociales
qui preacuteoccupent lrsquohumaniteacute tout entiegravere
Quoi qursquoil en soit nous pouvons constater avec Lanson qursquoagrave la fin du XVIIe siegravecle
gracircce aux remarquables travaux de Du Ryer de Chardin de Tavernier de Bernier de cette
brillante pleacuteiade de savants et de voyageurs qui eacutetaient partis quelques cinquante ans
auparavant agrave la conquecircte pacifique des pittoresques contreacutees drsquoAsie lrsquoOrient eacutetait devenu
agrave la mode Toutes les traductions les adaptations les reacutecits de voyage avaient fini par
deacuteposer laquo dans les esprits toute sorte drsquoimages des mœurs et des coutumes orientales raquo1
Apregraves cette indispensable imitation il restait donc aux eacutecrivains franccedilais un riche
domaine agrave exploiter dans lrsquoœuvre de Saadi Sera-ce la tacircche des philosophes du XVIIIe
siegravecle dont les plus illustres parleront de la Perse avec une si reacuteelle sympathie et pourront
en tout cas faire appel agrave cet auteur eacutetranger en le chargeant drsquoexposer agrave leur place des
ideacutees hardies en matiegravere politique sociale et religieuse
1 Histoire de la litteacuterature franccedilaise Paris Hachette 13egraveme eacuted 1916 p 710
117
CHAPITRE II
SAADI SOUS LES laquo LUMIEgraveRES raquo DU XVIIIe SIEgraveCLE
hellipcrsquoest lrsquohumanisme persan que deacutecouvriront les Encyclopeacutedistes Ils chercheront dans lrsquoœuvre de Firdusi et de Sarsquodi une inspiration que les eacutecrivains du siegravecle de Louis XIV puisaient eux chez les Grecs et les Romains ils leur emprunteront lrsquoimage du philosophe ami du prince qui eacutecoute les conseils et sait se montrer libeacuteral et toleacuterant Montesquieu pille allegravegrement Chardin pour donner agrave ses Lettres persanes quelque couleur locale Voltaire eacutecrit Zadig et fait lrsquoapologie de Zoroastre Diderot engage Sarsquodi dans le combat des Encyclopeacutedistes
Olivier Bonnerot La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee
franccedilaises au XVIIIe siegravecle
La vogue de lrsquoexotisme oriental amorceacutee au siegravecle classique atteint au XVIIIe siegravecle les
proportions drsquoun engouement Quant agrave la Perse elle jouit drsquoune attraction plus
consideacuterable encore On precircte une attention particuliegravere non seulement agrave sa litteacuterature mais
aussi agrave ses habitants agrave leurs mœurs agrave leurs croyances Apregraves les volumineux ouvrages de
Tavernier et de Chardin dans lesquels du reste de nombreux eacuteleacutements emprunteacutes aux
lettres aux arts agrave la geacuteographie physique et humaine de ce pays se trouvent utiliseacutes vient
une multitude de brochures et de petits livres courts portatifs qui ne visant qursquoagrave la simple
vulgarisation preacutetendant du cercle restreint des savants srsquoeacutetendre au grand public Ce qui
acceacuteleacutera cette vulgarisation ce fut une initiation heureuse du ministre des affaires
eacutetrangegraveres voulant que les laquo Jeunes de langues raquo traduisent pour la Bibliothegraveque du Roi au
terme de leurs eacutetudes agrave Istanbul des textes orientaux Ainsi conserve-t-on deacutedieacute par
Cardonne agrave Rouilleacute le ministre drsquoalors une traduction drsquoextraits du Bahacircrestacircn et du
Gulistan effectueacutees vers 1750
Parallegravelement agrave cette abondante production de source scientifique et de caractegravere
souvent anecdotique on trouve des œuvres drsquoimagination encore que leur inspiration soit
parfois il est vrai due en partie aux livres laquo La mode pour la Perse eacutecrit Pierre Martino
fut moins tapageuse [que pour la Turquie et le Siam] mais plus reacuteelle sans trop drsquoeacuteclat
elle eut quelques anneacutees drsquoune vraie vie [hellip] Dans les premiegraveres anneacutees du XVIIIe siegravecle
jusqursquoagrave lrsquoapparition des Lettres persanes une dizaine de romans furent composeacutes et
118
quelques piegraveces de theacuteacirctre se firent jouer dont les heacuteros eacutetaient persans1 raquo Puis srsquoavancent
tantocirct souriants tantocirct seacutevegraveres toujours curieux Rica et Usbek et avec eux leurs bruyants
harems leurs eunuques blancs et noirs leurs derviches figeacutes dans la contemplation de
lrsquoEternel En mecircme temps les sanglantes histoires de seacuterail les leacutegendes troublantes de la
Perse primitive circulent qui ne manquent pas drsquoexercer un attrait magique sur les esprits
captiveacutes Comment deacutesormais pouvait-on ne pas ecirctre Persan
La Perse reste donc agrave peu pregraves identique pour lrsquoobservateur mais les diverses reacutealiteacutes
qui la composent tendent agrave se preacuteciser selon un nouvel eacuteclairage A tout le moins certaines
drsquoentre elles eacutemergent du mystegravere agrave la lumiegravere Un Orient nouveau point En 1704 sombre
un Orient dont les preacuteceacutedents visages eacutetaient comme autant de caricatures pour les
honnecirctes gens les orientalistes et les curieux
Dans ces conditions Saadi ne fut certes pas oublieacute ni son œuvre neacutegligeacutee Au
contraire il fut au siegravecles des Lumiegraveres lrsquoauteur oriental le plus priseacute2 ce fait reacutesulte en
grande partie de son inteacuterecirct drsquohumaniste pour lrsquohomme et de la perspective somme toute
rationaliste de ses eacutecrits perspective commandeacutee ou orienteacutee par les circonstances de son
eacutepoque3 Alors de nouvelles traductions ou drsquoadaptations de son œuvre apparaissent
durant ce siegravecle De mecircme ses anecdotes et sentences sont rapporteacutees dans divers recueils
de contes moraux et de fables dans un but drsquoinstruction ou de divertissement Enfin les
philosophes tantocirct en eacutevoquant tour agrave tour sa sagesse sa morale sociale et politique son
esprit humanitaire et toleacuterant font de ce sage persan une porte parole pour exprimer leurs
propres ideacutees tantocirct ils se deacuteguisent sous son nom pour critiquer les fausses mœurs de leur
socieacuteteacute ou attaquer leur adversaire Toutes ces tentatives font connaicirctre sous une nouvelle
lumiegravere les cocircteacutes jusqursquoalors inexploiteacutes de la personnaliteacute et de lrsquoœuvre de Saadi de telle
sorte que vers la fin du siegravecle son nom deacutepasse le cercle restreint des savants ou des
eacuterudits
1 Pierre Martino LrsquoOrient dans la litteacuterature franccedilaise au XVIIe et au XVIIIe siegravecle Paris Hachette 1906 pp 176-177 2 Cf Dictionnairehellip 3 Saadi veacutecut en des temps troubleacutes dans la situation preacutecaire drsquoun eacutecrivain ou drsquoun poegravete deacutependant drsquoun patron royal
119
1
LES TRADUCTIONS
Degraves 1704 une nouvelle version anonyme du Gulistan paraicirct agrave Paris Guilistan ou
lrsquoEmpire des Roses traiteacute des mœurs des rois composeacute par Musladini Saadi prince des
poegravetes persans traduit du persan par M Nous savons aujourdrsquohui que le traducteur
srsquoappelle drsquoAllegravegre Le livre a reccedilu laquo lrsquoapprobation raquo de M Fontenelle que nous
reproduisons ici in-extenso laquo Jrsquoai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier le Gulistan
et jrsquoai cru que le Public verrait avec plaisir et peut-ecirctre avec quelque utiliteacute cet eacutechantillon
de la Morale et de la Poeacutesie des Arabes Fait agrave Paris ce 17 juillet 1704 raquo1 Ce qui est
eacutetonnant dans cette approbation de Fontenelle crsquoest qursquoil preacutesente le Gulistan comme de
laquo la poeacutesie des Arabes raquo donc Saadi un poegravete arabe Nous ignorons la raison de cette
affirmation fautive de la part de Fontenelle
Dans cet ouvrage on trouve drsquoabord un bref avertissement ougrave lrsquoauteur nous preacutevient
qursquoeacutetant donneacute laquo la diversiteacute des esprits et des langues raquo il srsquoest fixeacute pour tacircche de rendre
laquo les penseacutees [des Persans] telles qursquoelles sont raquo Cette eacutetude comprend deux parties la
premiegravere qui srsquoeacutetend sur une centaine de pages (pp 1-97) contient la traduction partielle
du Gulistan La seconde la plus consideacuterable (elle occupe environ les deux tiers du
volume pp 98-306) est intituleacutee laquo Augmentations aux rois et aux kaliphes de Saadi
tireacutees des auteurs arabes persans et turcs raquo Nous savons aujourdrsquohui que toute la matiegravere
de ce commentaire mi-historique mi-litteacuteraire a eacuteteacute puiseacutee dans la Bibliothegraveque Orientale
drsquoHerbelot A cocircteacute drsquoextraits assez abondants du Gulistan qui ne sont cependant
accompagneacutes drsquoaucune reacutefeacuterence au texte on y rencontre des eacuteclaircissements non moins
longs et en deacutefinitive peu utiles sur les noms propres citeacutes
En veacuteriteacute il suffit de comparer cette traduction agrave drsquoautres plus modernes pour se
rendre compte qursquoelle ne repreacutesente pas mecircme ce qursquoon est convenu drsquoappeler
ordinairement une laquo belle infidegravele raquo DrsquoAlegravegre qui sacrifie volontiers le sens litteacuteral agrave ses
preacutetentions litteacuteraires nous offre un bien meacutediocre arrangement reacutealiseacute drsquoapregraves le travail de
du Ryer dont on trouve chez lui parfois presque textuellement de nombreux passages
Pour srsquoen convaincre il suffit de placer cocircte agrave cocircte les quelques lignes suivantes
emprunteacutees agrave la preacuteface du Gulistan
1 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses traiteacute des mœurs des rois composeacute par Musladini Saadi prince des poegravetes persans traduit du persan par M (drsquoAlegravegre) Paris 1704 p XIII
120
Du Ryer p 3 DrsquoAlegravegre pp XVII-XVIII
laquo Les vents de lrsquoAurore ont eacuteteacute commandeacutes
drsquoeacutetendre son lit eacutemailleacute de diverses couleurs
les nueacutes du Printemps de nourrir les plantes
dans le sein de la terre les arbres de se revecirctir
de leurs feuilles vertes et les branches de se
couvrir de leurs chapeaux de fleurs agrave lrsquoarriveacutee
du Printemps par gracircce speacuteciale de Dieu Le
verjus srsquoadoucit et le noyau de la datte produit
un grand palmier les nuages le vent la Lune
le Soleil et le Ciel travaillent agrave te faire avoir du
pain ne le mange pas ingratement Ces choses
insensibles obeacuteissent agrave ce qui leur est
commandeacute pour lrsquoamour de toihellip raquo
laquoLes vents de lrsquoAurore ont eacuteteacute commandeacutes pour
eacutetendre son lit eacutemailleacute de diverses couleurs Les
nueacutees du Printemps ont ordre de nourrir les plantes
dans le sein de la terre les arbres de se revecirctir de
leurs feuilles vertes et leurs branches de se
couronner de fleurs Dieu commande tout obeacuteit
tout se tait les Nuages le Vent la Lune le Soleil
le Ciel tout est en mouvement pour toi Ces causes
insensibles obeacuteissent agrave ce que Dieu leur commande
pour toi raquo
Il serait fastidieux de poursuivre la comparaison On voit sans peine que la premiegravere
partie de la phrase est chez drsquoAlegravegre la reproduction pure et simple de la traduction de Du
Ryer mais que la plagiat tourne bien vite agrave lrsquointerpreacutetation ici drsquoAlegravegre supprime
quelques deacutetails preacutecis qursquoil croit utiles laquo agrave lrsquoarriveacutee du printemps raquo laquo le verjus srsquoadoucit
et le noyau de la datte produit un grand palmier raquo laquo ne le mange pas ingratement raquohellip ont
disparu sans laisser de trace lagrave il explique et sa paraphrase nrsquoest ni exacte ni heureuse la
formule laquo par gracircce speacuteciale de Dieu raquo devient gracircce agrave un plaisant contresens un principe
de deacutependance universelle laquo Dieu commande tout obeacuteit tout se fait raquo auquel Saadi nrsquoa
probablement pas songeacute Et ceci prouve le travail hacirctif et somme toute peu intelligent de
drsquoAlegravegre On pourrait multiplier les exemples et montrer aiseacutement qursquoen maints endroits
drsquoAlegravegre a deacutetourneacute en toute connaissance de cause les expressions et les images de Du
Ryer agrave son profit il lrsquoa copieacute systeacutematiquement1
Au reste lrsquoouvrage comme il a eacuteteacute indiqueacute ne renferme que le premier chapitre du
Gulistan Dans lrsquoensemble comme lrsquoa souligneacute Semelet laquo ce sont quelques paraphrases
que lrsquoon ne peut pas appeler du nom de traduction raquo2
1 DrsquoAlegravegre a reacutepeacuteteacute les erreurs mecircmes de son modegravele tel le mot laquo Sciachos raquo (p 36) qursquoil a reproduit dans son texte sans lrsquoavoir traduit tout comme lrsquoavait fait Du Ryer (voir supra p 53) 2 Gulistan ou le Parterre de Fleurs traduit litteacuteralement par N Semelet Paris Imprimerie Royale 1834
preacuteface p 3 Au mecircme endroit Semelet commet une erreur en confondant la traduction de M (DrsquoAlegravegre) avec celle de Du Ryer Son autre erreur est drsquoordre chronologique il donne lrsquoanneacutee 1714 comme date de publication de la premiegravere eacutedition de drsquoAlegravegre alors que celle-ci a lieu en 1704
121
Quoi qursquoil en soit il est bon drsquoenregistrer le succegraves de cette libre adaptation plusieurs
fois reacuteimprimeacutee notamment en 1714 et en 1737 et souligner le sous-titre si significatif qui
agrave lui seul est un veacuteritable programme Car crsquoest justement cette expression de laquo traiteacute des
mœurs raquo que les lettreacutes du temps ont releveacutee au premier coup drsquoœil et de laquelle ils ont
eacutegalement tireacute toutes sortes de conclusion morales et politiques
Apregraves cette malheureuse entreprise crsquoest lrsquoabbeacute Jacques Gaudin qui tente de preacutesenter
au public franccedilais une nouvelle version du Jardin des roses Sa traduction quoique plus
originale que celle de drsquoAlegravegre nrsquoest pas moins tregraves fautive En la lisant on y remarque de
fort nombreuses inexactitudes Voici un exemple typique tireacute encore de la preacuteface du
Gulistan il constitue la conclusion du passionnant examen de conscience qui jette Saadi
deacutesespeacutereacute dans la solitude morale la plus dramatique Lrsquoabbeacute Gaudin eacutecrit
laquo Ta vie ocirc Saadi est comme la neige le soleil de lrsquoeacuteteacute en a fondu la plus grande partie Est-ce
agrave toi agrave te bercer de vaines espeacuterances et agrave trsquoendormir encore dans le sein de la mollesse Si tu
vas au marcheacute les mains vides quelles provisions pourras-tu apporter Quiconque mange son
bleacute en herbe ne trouve plus rien au temps de la moisson Mets donc agrave profit pour toi ces
reacuteflexions salutaires1 raquo
Lrsquoeacutetude la plus superficielle reacutevegravele de nombreuses et graves erreurs dans une telle
interpreacutetation outre que lrsquoinvocation du deacutebut (que ne fournit pas lrsquooriginal) est
parfaitement inutile la seconde phrase trop libre reste bien loin du texte Drsquoautre part le
conseil final laquo Mets donc agrave profit pour toi raquo est vague mecircme inexact pour rendre
lrsquoeacutenergique et saine recommandation du moraliste persan laquo Ecoute avec lrsquooreille de lrsquoacircme
le conseil de Saadi tel est le chemin sois homme et va2 raquo
Aux personnes qui auraient eu lrsquointention de srsquoinitier agrave la poeacutesie persane lrsquoouvrage de
lrsquoAbbeacute Gaudin eucirct rendu de tregraves faibles services Si dans lrsquoensemble il constitue un bon
exercice de franccedilais il nrsquoen repreacutesente pas moins une deacuteplorable adaptation qui a enleveacute au
texte toute sa saveur tout son pittoresque et ses chaudes couleurs Crsquoest en somme le type
parfait de la laquo traduction-trahison raquo qui loin de rapprocher deux civilisations qui se
meacuteconnaissent les eacuteloigne encore lrsquoune de lrsquoautre assez eacutetourdiment
Outre ces deux meacutediocres versions en 1762 est publieacute anonymement une traduction
fragmentaire du Gulistan sous le titre Traditions orientales ou la morale de Sadi ceacutelegravebre
poegravete persan extraite et recueillie de diffeacuterentes histoires et bons mots du mecircme auteur Le
1 Citeacute drsquoapregraves lrsquoeacutedition laquo A lrsquoenseigne de pot casseacute raquo Paris 1930 p 22 2 Gulistan preacuteface p 11
122
traducteur nrsquoen est pas encore connu Il srsquoagit des extraits librement traduits du Gulistan
ou plutocirct une sorte drsquoadaptation laquo Je nrsquoai point traduit dit lrsquoauteur jrsquoai pris avec choix ce
que jrsquoai trouveacute de plus heureux [hellip] toujours en abreacutegeant beaucoup raquo1
Ce petit livre de 83 pages (in-12) comprend un avertissement assez long (23 pages) sur
la vie et lrsquoœuvre de Saadi ougrave lrsquoauteur eacutevoque entre autres la fameuse histoire de la
captiviteacute du poegravete persan par les laquo Franccedilais de Tripoli raquo Cette fois par contre cette
histoire est utiliseacutee par lrsquoauteur pour prouver le caractegravere modeacutereacute du moraliste persan laquo Il
est assez remarquable qursquoen nous rendant compte lui-mecircme [Saadi] de sa captiviteacute il ne lui
eacutechappe pas la moindre injure contre les Chreacutetiens Crsquoest une assez grande preuve de la
modeacuteration qui faisait son caractegravere raquo2 Le traducteur y parle aussi de la traduction en latin
de ce mecircme livre par lrsquoallemand Gentius une traduction qursquoil estime infeacuterieure agrave la
sienne comme preuve agrave sa preacutetention il compare un passage qursquoil a traduit lui-mecircme avec
le passage correspondant dans la traduction de Gentius De mecircme dans la note qursquoil ajoute
en PS agrave la fin de son avertissement il parle drsquoune laquo traduction franccedilaise du premier
chapitre du Gulistan par M Galland raquo3 Quant aux motifs qui lrsquoont ameneacute agrave traduire le
Gulistan lrsquoauteur eacutevoque pareil agrave ses preacutedeacutecesseurs le caractegravere laquo instructif raquo et
laquo agreacuteable raquo des histoires de ce recueil laquo Il est parsemeacute de si beaux morceaux il respire
une morale si pure et si touchante il srsquoy trouve des Histoires si instructives et si agreacuteables
dans leur briegraveveteacute que jrsquoai cru qursquoon en pourrait composer un extrait inteacuteressant et qui
suffirait pour nous faire goucircter la morale de Saadi et nous faire entrevoir sa maniegravere
drsquoeacutecrire4 raquo
Lrsquoouvrage contient au total cinquante et une historiettes tireacutees du Gulistan traduites
tregraves sommairement sous le titre laquo Traditions orientales ou la morale de Sadi raquo et douze
sentences du huitiegraveme chapitre du mecircme livre recueillies sous le titre laquo Penseacutees deacutetacheacutees
de Sadi raquo Bien que ce livre dans son ensemble repreacutesente agrave peine lrsquoeacutequivalent drsquoun
chapitre du Gulistan on doit cependant le compter parmi les traductions franccedilaises qui ont
eacuteteacute effectueacutees de lrsquoœuvre de Saadi au XVIIIe Il est agrave propos de remarquer qursquoHenri Masseacute
a commis une erreur dans sa vaste bibliographie concernant Saadi en preacutesentant Les
Traditions Orientales ou la morale de Sadi comme une traduction du Boustan et non pas
1 Anonyme Traditions orientales ou la morale de Sadi ceacutelegravebre poegravete persan Paris chez Cailleau 1762 Avertissement p XIV 2 Ibid p IV 3 Il srsquoagit des Paroles remarquables les bons mots hellip que nous avons eacutetudieacutes dans le premier chapitre (32) Drsquoailleurs nous avons vu que dans ce livre Galland a traduit plus que le laquo premier chapitre raquo du Gulistan contrairement agrave ce que dit notre traducteur anonyme 4 Ibid p XIV
123
du Gulistan comme nous venons de le montrer1 Drsquoautres chercheurs ont reacutepeacuteteacute la mecircme
erreur en suivant H Masseacute tel le feu monsieur Hadidi qui a mecircme parleacute des vers de la
preacuteface du Boustan figurant dans ce livre ce qui nrsquoest pas le cas De plus il pense que le
traducteur du livre en question pourrait probablement ecirctre Voltaire2 Ce qursquoil dit sur ce
livre est donc doublement fautif
Drsquoapregraves ce que nous venons de dire deux choses se constatent drsquoabord crsquoest que
toutes les traductions du Gulistan effectueacutees au XVIIIe sont incomplegravetes et preacutesentent des
lacunes eacutevidentes Ensuite de quatre traductions ou adaptations de cette œuvre en ce
siegravecle trois sont publieacutees anonymement Il faudra alors attendre le siegravecle suivant pour
qursquoapparaissent enfin des traductions dignes de ce chef-drsquoœuvre universel de Saadi
Cependant il existe drsquoautres ouvrages qui peuvent en quelque maniegravere combler ces
lacunes agrave savoir ceux des conteurs et fabulistes ougrave sont recueillis drsquoabondantes histoires de
Saadi sous diffeacuterentes formes en prose ou en vers
2
LES CONTEURS ET LES FABULISTES
Dans les premiegraveres anneacutees du XVIIIe Siegravecle la faveur des histoires orientales srsquoeacutetablit
en France Le succegraves immeacutediat du premier volume des Mille et Une Nuits procureacute par
Antoine Galland en 1704 (lrsquoanneacutee ougrave apparaicirct eacutegalement la traduction du Gulistan par
drsquoAlegravegre) qui ne se deacutementira pas jusqursquoau dernier volume posthume publieacute en 1717 est
agrave lrsquoorigine drsquoune veacuteritable mode semblable agrave celle qui saisit la France dans les dix
derniegraveres anneacutees du XVIIe siegravecle agrave lrsquoeacutepoque ougrave triomphait le conte de feacutees issu du folklore
national Franccedilois Peacutetis de la Croix apregraves avoir publieacute en 1707 sous le titre drsquoHistoire de
la sultane de Perse et des vizirs (un roman turc drsquoAhmed Misri) preacutesente le recueil des
Mille et Un Jours entre 1710 et 1712 Puis crsquoest lrsquoabbeacute Bignon lui aussi orientaliste qui
fait paraicirctre Les Aventures drsquoAbdalla fils drsquoHanif entre 1712 et 1714 Les Mille et Un
Quarts drsquoHeure (1715) Les Sultanes de Guzarate (1732) et les Mille et Une Heures (1733-
1759) de Gueulette les Mille et Une Fadaises de Cazotte (1742) teacutemoignent tous de cet
engouement collectif pour les fictions exotiques Toutes ces œuvres obeacuteissent agrave la mecircme
1 En fait il range ce livre parmi les traductions du Boustan voir H Masseacute op cit Bibliographie p XXXIII 2 Voir J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit pp 101-102
124
structure histoires enchacircsseacutees dans un reacutecit-cadre recyclent les mecircmes symboles souvent
puiseacutes dans le grand ouvrage de vulgarisation que constitue la Bibliothegraveque orientale de
drsquoHerbelot (1697) et jouent avec les mecircmes motifs deacutejagrave contenus dans le modegravele qursquoest
devenue lrsquoœuvre de Galland1
Cette vogue orientale donnant lieu agrave des contes au style et aux intentions variables
nrsquoest pas indeacutependante de lrsquoapport important des efforts des laquo jeunes de langues raquo Au
chapitre preacuteceacutedent nous avons fait allusion agrave la creacuteation en 1669 de lrsquoEcole des Jeunes de
Langues agrave lrsquoinitiative de Colbert destineacutee agrave former des interpregravetes de carriegravere devant servir
de drogmans aux ambassadeurs et consuls de France Installeacutee agrave Constantinople cette
Ecole accueillait des enfants qui avaient reccedilu avant leur deacutepart en Turquie quelques
anneacutees drsquoeacuteducation aux frais du roi une fois agrave lrsquoeacutetranger ils apprenaient le turc lrsquoarabe et
le persan laquo Plusieurs drsquoentre eux connaicirctront bien le persan2 raquo
Au deacutebut du XVIIIe siegravecle sous lrsquoimpulsion du ministre des Affaires eacutetrangegraveres lrsquoeffort
de traduction est systeacutematiseacute et obeacuteit agrave un double objectif enrichir la Bibliothegraveque du roi
eacuteprouver les compeacutetences des eacutetudiants agrave partir drsquoexercices de longue haleine Cette
politique donne des reacutesultats remarquables ce sont plus de 120 traductions drsquoouvrages
turcs3 en franccedilais qui sont reacutealiseacutees par 38 eacutelegraveves entre 1730 et 1750 alors que pendant la
mecircme peacuteriode on en compte sensiblement moins pour les langues eacutetrangegraveres europeacuteennes
Une fois envoyeacutees agrave Paris ces traductions entraient dans le catalogue de la Bibliothegraveque du
roi ougrave elles eacutetaient ouvertes agrave la libre consultation du public
21 Comte de Caylus
Crsquoest dans la Bibliothegraveque du roi que le comte de Caylus4 (1692-1765) membre de
lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions eut lrsquoideacutee drsquoaller chercher la matiegravere de ses Contes orientaux
parus en 1743 Le titre complet Contes orientaux tireacutes des Manuscrits de la Bibliothegraveque
du Roy de France indique clairement qursquoil ne srsquoagit pas drsquoune matiegravere originale ce que
confirme la note de laquo lrsquoimprimeur au lecteur raquo au deacutebut du livre laquo Ce recueil de Contes
Orientaux est tireacute de la Bibliothegraveque du Roi M Peacutetis et M Galland nrsquoont eu aucune
connaissance des Manuscrits dont cet ouvrage est tireacute ils nrsquoy eacutetaient pas encore remis
1 A tout cela il faut eacutegalement ajouter les dix volumes de lrsquoeacutedition deacutefinitive de lrsquoœuvre de Chardin en 1711 qui fournirent aux auteurs du XVIIIe siegravecle la matiegravere neacutecessaire agrave la composition de leurs ouvrages sur la Perse 2 F Richard op cit p 38 3 Il est agrave savoir qursquoun nombre assez important de ces ouvrages turcs avaient pour sujet la litteacuterature persane entre autres se trouvaient surtout et souvent des manuscrits de la poeacutesie de Saadi 4 Son nom complet est Anne Claude Philippe de Pestels de Leacutevis de Tubiegraveres-Grimoard comte de Caylus
125
quand ils ont donneacute au Public Les Mille et Une Nuits et Les Mille et Un Jours ils nrsquoy sont
que depuis quelques anneacutees et par une voie qui fait honneur au Ministre sous les ordres
duquel ce superbe et preacutecieux deacutepocirct est aujourdrsquohui raquo1 De mecircme Caylus affirme dans sa
preacuteface qursquoil adresse agrave Madame laquo nrsquoayant point drsquoautre part agrave ce Recueil que celle de
lrsquoavoir rassembleacute raquo En effet tous les contes qui le composent proviennent drsquoouvrages
traduits du turc et du persan (et conserveacutes aujourdrsquohui au deacutepartement des manuscrits
orientaux de la Bibliothegraveque Nationale de France) A ce propos lrsquoavertissement de
lrsquoimprimeur adresseacute au lecteur des Contes orientaux est bien explicite cette note de
lrsquoimprimeur contient en plus de riches informations sur ce que nous venons de dire au
sujet du cheminement des textes orientaux vers la France et meacuterite donc que nous en
citions plus de lignes ici
laquo Les jeunes Franccedilois que lrsquoon envoie en Turquie et que lrsquoon connaicirct sous le nom drsquoEnfants de
Langue reccediloivent avant leur deacutepart quelques anneacutees drsquoeacuteducation aux deacutepens du Roi on leur
apprend ensuite agrave Constantinople agrave lire agrave eacutecrire et agrave parler le Turc lrsquoArabe souvent mecircme le
Persan pour les mettre en eacutetat de devenir les Drogmans ou les Interpregravetes de lrsquoAmbassade des
Consuls et de toute la Nation Ce Ministrehellip a donneacute ordre agrave tous les jeunes genshellip pour juger
par lui-mecircme de leurs progregraves dans lrsquointelligence des Langues de traduire en Franccedilais les
ouvrages Arabes Turcs ou Persans indiffeacuteremment et agrave leur choix et de lui envoyer leur
traduction avec une copie du Texte cet ordre a deacutejagrave produit environ cent Volumes sur
diffeacuterentes matiegraveres parmi lesquels il se trouve plusieurs Annales qui pourront avoir leur
utiliteacute Ces Contes sont tireacutes de ces espegraveces de Manuscritshellip2 raquo
Dans ses Contes Caylus a respecteacute agrave la lettre la structure du conte oriental
traditionnel un reacutecit-cadre lrsquoHistoire de Moradbak qui voit un roi demander que lrsquoon lui
raconte des fables A lrsquointeacuterieur de cette situation initiale un ensemble de contes qui
comportent eux-mecircmes pour la plupart un nombre variable de tiroirs tantocirct reacutetrospection
des aventures du narrateur ou de lrsquoun des acteurs de la narration tantocirct apologues moraux
tantocirct messages agrave lrsquointention drsquoun ou de plusieurs personnages et qui interfegraverent avec le
reacutecit-cadre
Lrsquohistoire-cadre dans laquelle srsquoinscrivent les Contes orientaux raconte qursquoHudjiadge
un des Rois ceacutelegravebres de Perse eacuteprouvant une grande insomnie par suite de ses remords
ordonne sous peine de mort au gardien de sa prison Fiteacutead de trouver quelqursquoun dont les
1 Comte de Caylus Contes Orientaux tireacutes des Manuscrits de la Bibliothegraveque du Roy de France La Haye 1743 tome I laquo lrsquoimprimeur au lecteur raquo sans paginations 2 Ibid
126
contes soient capables de lrsquoendormir Moradbak la fille tregraves belle et intelligente du portier
conseille agrave son pegravere de faire sortir de prison un vieux sage Seacutelim qui va raconter sa propre
histoire Mais le souci drsquoorganiser son recueil autour drsquoun fil conducteur et de le clore par
une veacuteritable conclusion qui termine lrsquohistoire-cadre comme dans Les Mille et Une Nuits
pousse Caylus agrave deacuteleacuteguer la parole de Seacutelim agrave la fille mecircme du gardien Moradbak Celle-
ci va donc raconter au sultan des histoires qursquoelle a apprises drsquoun vieil homme (Seacutelim)
oublieacute dans une prison ainsi agrave la fin du recueil le souverain charmeacute par lrsquoesprit et la
beauteacute de la jeune fille libegravere le prisonnier et eacutepouse la conteuse La boucle ouverte au
deacutebut des Contes orientaux est ainsi close
Les Contes orientaux de Caylus sont accompagneacutes de notes explicatives sur lrsquohistoire
les mœurs les traditions iraniennes qui teacutemoignent drsquoune eacuterudition assez vaste de lrsquoauteur
agrave ce sujet Sans doute Caylus avait eacutegalement une bonne connaissance de la litteacuterature
iranienne lorsqursquoil disait par exemple agrave la fin de son premier tome laquo Les Persans sont
plus dans lrsquohabitude de se parler par les diffeacuterentes espegraveces de Fleurs leurs couleurs et leur
arrangement elles leur servent pour le mecircme objet et nous en avons plusieurs exemples
dans quelques traductions ou Livres tireacutes de cette Nation1 raquo Au mecircme endroit il preacutesente
mecircme une assez longue laquo liste de quelques Maneacute ou Preacutesents muets donneacutes par les
hommes raquo Sous cette liste il rassemble et explique un certain nombre drsquoexpressions
litteacuteraires figeacutees meacutetaphoriques etc utiliseacutees dans les textes persans En voici quelques
unes laquo Quelque chose de bleu Je suis charmeacute de toiraquo Plus lrsquoeacutetoffe ou la chose envoyeacutee
est claire plus lrsquoexpression est forte Une perle Tu me trompes tu nrsquoes qursquoune infidegravele
[hellip] Une grappe de raisin Mes deux yeux2 raquo Ces expressions le conteur les a utiliseacutees agrave
maintes reprises dans la narration de ces propres contes sans doute pour ne pas effacer la
couleur locale Beaucoup de ces locutions sont celles que lrsquoon trouve freacutequemment dans la
poeacutesie de Saadi
Or bien que Caylus nrsquoait pas preacuteciseacute ni la date ni lrsquoauteur des manuscrits drsquoougrave il a tireacute
ses contes une lecture attentive de ces derniers permet drsquoy repeacuterer des emprunts agrave (de)
lrsquoœuvre de Saadi Comme lrsquoa deacutejagrave confirmeacute N Samsami dans au moins deux de ces
contes lrsquoHistoire de Damanos et lHistoire de la Corbeille cette influence paraicirct eacutevidente
1 Ibid p 313 (en fait ces notes se trouvent sans aucun titre agrave la page qui suit la page 312 et qui ne porte pas de pagination) 2 Ibid p 313 et suivantes
127
laquo La premiegravere rappelle lrsquohistoire de sept dormeurs la seconde contient beaucoup de
meacutetaphores de figures de phrases entiegraveres apparenteacutees agrave celles de Saadi1 raquo
Dans lrsquoHistoire de la Corbeille le conte le plus long du second tome (pregraves de cent
pages) qui retrace le reacutecit drsquolaquoun jeune Roi nommeacute Kemsarai raquo plongeacute dans une tristesse
infinie outre tant de bonnes qualiteacutes attribueacutees agrave ce prince communes drsquoailleurs avec
celles de certains rois eacutevoqueacutes par Saadi dans son Gulistan (Noushirvan le juste par
exemple) nous retrouvons une grande quantiteacute drsquoimages de thegravemes et de sujets emprunteacutes
agrave ce recueil moral persan
laquo hellipun jeune Roi nommeacute Kemsarai recommandable par toutes sortes de bonnes qualiteacutes il
nrsquoeacutetait occupeacute que du bonheur de ses Sujets La Justice eacutetant lrsquounique regravegle de ses actions les
pauvres avoient encore plus drsquoaccegraves aupregraves de lui que les riches [hellip] bientocirct il parut bientocirct il
parut comme une belle Rose qui fait le matin lrsquoornement drsquoun Jardin et fait mourir presque au
moment qursquoelle a veacutecu2 raquo
De mecircme lorsque nous lisons cette laquo faccedilon de parler drsquoun de nos Poegravetes raquo (dont il eacutetait
question ci haut) cet laquo art de bien parler raquo et plus particuliegraverement ce laquo Jardin de Roses raquo
tout cela ne nous fait-il pas spontaneacutement penser agrave Saadi
laquo Elle me paraissait mecircme selon la faccedilon de parler drsquoun de nos Poegravetes comme une mer de
charmes dans laquelle je me plongeais avec plaisir Crsquoeacutetait un Jardin de Roses qui reacutepandait
une odeur drsquoamitieacute dont mon cœur eacutetait eacutepris Enfin jrsquoeacutetais enchanteacute des Histoires qursquoil me
racontait tant lrsquoart de bien parler lui eacutetait naturel3 raquo
Les meacutetaphores et les expressions pareilles agrave celles que lrsquoon trouve freacutequemment chez
Saadi et qui lui sont caracteacuteristiques telles que la laquo belle raquo compareacutee agrave un laquo cypregraves eacuteleveacute raquo
la laquo bouche vermeille raquo et laquo les legravevres du corail raquo de la bien-aimeacutee laquo lrsquoabeille et la rose raquo
laquo le vent et la moisson drsquoamour raquo et tant drsquoautres encore abondent tout le long de ce
conte Des exemples bien significatifs agrave cet eacutegard se trouvent dans ce dialogue (et les pages
qui le suivent) ougrave la princesse Zulouch laquo un cypregraves eacuteleveacute portant la tecircte superbe jusqursquoaux
nues raquo deacutecrit le portrait des vierges qui sont agrave ses services et qursquoelle veut livrer au prince
Kemsarai
1 N Samsami op cit p 32 2 Comte de Caylus op cit pp 158-160 3 Ibid pp 166-167
128
laquo Je vous livre mes Vierges pour apaiser le feu deacutevorant qui brucircle votre cœur et qui tourmente
votre esprit elles ont toutes un teint plus blanc que la neige leur bouche est vermeille leurs
legravevres ressemblent agrave du corail lrsquoeacuteclat de leurs dents comme un beau fil de perles est encore
releveacute par celui de leurs yeux plus brillants que les astres [hellip] Mais les Etoiles peuvent-elles se
comparer au Soleil [hellip] Ce beau Cypregraves ne voudra plus revenir dans ce Jardin [hellip] Comme
un Cypregraves eacuteleveacute [hellip] O Mer de beauteacute quel mal peut faire une Fourmi dans une grande
quantiteacute de sucre Quel dommage peut causer une Abeille dans un parterre de fleurs [hellip] Le
temps est comme un vent impeacutetueux qui peut deacutetruire en un moment le moisson de mon
amour1 raquo
Le plus inteacuteressant crsquoest de voir Caylus employer mecircme des mots persans (dont il
donne la signification en note) dans ses descriptions laquo Vous ecirctes lrsquoeau de Zulalhellip (Zulal
signifie de lrsquoeau douce claire et deacutelicate telle qursquoon la boit dans le Paradis) raquo laquo lrsquoeau du
doux Keuserhellip raquo2 Nous pouvons donc affirmer avec N Samsami que de pareils passages
laquo comportent un raffinement des deacutetails dans la description du luxe et de la volupteacute tregraves
proche du Gulistan de Saadi raquo3
Nous devons rappeler que lrsquoinspiration de Caylus de la litteacuterature iranienne ne se
limite pas agrave lrsquoœuvre de Saadi et que drsquoautres poegravetes lui ont fourni de sujets dans la
reacutedaction de ses contes par exemple lrsquoHistoire du Derviche Abounadar (Abemanadar) est
tireacutee du Bahar Danech de Jami et lrsquoHistoire du Griffon du Manteghotair de Attar De
mecircme cet auteur a eacutecrit agrave la maniegravere de Montesquieu ses propres Lettres persanes en
1743 lrsquoanneacutee mecircme ougrave ses Contes ont eacuteteacute publieacutes des Lettres auxquelles un auteur
anonyme a reacutepondu par La Reacuteponse aux lettres persanes du comte de Caylus (1743)
22 Saint Lambert
Mais lrsquoinfluence des histoires morales de Saadi sera plus directe et plus importante chez
drsquoautres auteurs du XVIIIe siegravecle Tel le poegravete et philosophe Jean-Franccedilois de Saint-
Lambert (1716-1803) qui a tireacute plusieurs de ses Fables orientales du poegravete persan en plus
des thegravemes et ideacutees qursquoil lui a emprunteacutes
Ces Fables orientales sont parues pour la premiegravere fois en 1769 dans la premiegravere
eacutedition des Saisons4 poegraveme didactique qui fut agrave lrsquoorigine de la reacuteputation de Saint-Lambert
dans les cercles litteacuteraires et philosophiques de Paris Crsquoest aussi le mecircme poegraveme qui le fait
1 Ibid pp 201-212 2 Ibid p 196 et p 201 3 N Samsami op cit p 33 4 Jean-Franccedilois de Saint-Lambert Les Saisons poegravemes par Saint-Lambert Piegraveces fugitives - Fables orientales Amsterdam Pissot 1769
129
entrer agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise lrsquoanneacutee suivante En fait le nom de Saint-Lambert est resteacute
attacheacute uniquement agrave son poegraveme des Saisons que lrsquoon a parfois consideacutereacute comme chef-
drsquoœuvre de la poeacutesie descriptive du XVIIIe siegravecle Voltaire son ami nrsquoheacutesite pas agrave le
ranger parmi les laquo ouvrages de geacutenie raquo et affirme que laquo crsquoest le seul ouvrage de notre
siegravecle qui passera agrave la posteacuteriteacute raquo De mecircme dans sa correspondance de lrsquoanneacutee 1769 il
ne parle que du poegraveme des Saisons qursquoil appelle laquo une reacuteparation drsquohonneur que le siegravecle
preacutesent fait au grand siegravecle passeacute raquo1 Drsquoautres comme Grimm ou Diderot soulignent le
manque de verve et drsquoinvention la froideur du style lrsquoabondance des chevilles et des
eacutepithegravetes creuses
Les Fables orientales se trouvant agrave la fin des Saisons seront ensuite publieacutees
seacutepareacutement en 1773 dans une nouvelle eacutedition augmenteacutee de penseacutees tireacutees de livres
chinois arabes persans turcs latins et franccedilais2 Ce sont quarante-quatre fables tireacutees
presque toutes du Gulistan de Saadi et preacuteceacutedeacutees de la preacuteface de ce mecircme livre Crsquoest une
imitation originale des historiettes drsquointeacuterecirct moral et social pour la plupart tireacutees du premier
et du deuxiegraveme livre du Gulistan Mais lrsquoauteur nrsquoa fait aucune mention de la source ougrave il a
puiseacute ses fables Selon le thegraveme des historiettes ou bien selon lrsquoideacutee qursquoil a voulu suggeacuterer
dans ses adaptations lrsquoauteur y a donneacute des titres agrave sa guise laquo LrsquoHomme vrai raquo laquo Le
Sommeil du meacutechant raquo laquo La Retraite raquo laquo LrsquoErreur raquo Le Songe raquo laquo LrsquoAvarice raquo etc Par
exemple dans la fable qursquoil nomme laquo LrsquoInnocence raquo (tireacutee du Gulistan II 13) il raconte
pourquoi ce religieux malgreacute sa grave blessure et agrave quelques pas de la mort remerciait
Dieu
laquo Je rencontrai un jour au bord de la mer un vertueux Laboureur qursquoun Tigre avait agrave demi-
deacutevoreacute il eacutetait precirct drsquoexpirer et souffrait beaucoup Grand Dieu disait-il je te rends gracircces jrsquoai
des douleurs et non des remords3 raquo
Dans cette imitation tregraves libre il arrive mecircme agrave Saint-Lambert de changer totalement
le reacutecit de Saadi afin drsquoen tirer une leccedilon tregraves personnelle et bien diffeacuterente de celle du
moraliste persan Ce trait Poisson de La Chabeaussiegravere lrsquoa tregraves bien remarqueacute lorsqursquoil dit
en parlant des Fables de Saint-Lambert que ce dernier laquo precircte quelquefois agrave Saadi une
1 Voltaire Lettre agrave M Dupont du 7 juin 1769 2 Fables orientales de M De S Lambert Auteur des Saisons ampc Novelle Edition augmenteacutee de Penseacutees tireacutees de Livres Chinois Arabes Persans Turcs Espagnoles Latins amp Franccedilais pour former agrave la pratique de la Sagesse amp agrave la connaissance du cœur humain Avignon Chez Franccedilois Seguin 1773 3 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 355
130
philosophie qui nrsquoeacutetait ni la sienne ni celle de son siegravecle raquo1 Dans laquo La Vision raquo par
exemple contrairement agrave lrsquohistoire qui inspira agrave La Fontaine sa fameuse fable du laquo Songe
drsquoun habitant du Mogol raquo le conteur place tous les deux personnages de Saadi en Enfer et
le roi et le religieux
laquo Aaron Raschild dans un de ses songes fut transporteacute aux Enfers Il y vit drsquoabord un
Derviche et un Roi Pourquoi es-tu ici dit-il au Derviche Pour avoir eu lrsquoambition drsquoun Roi
Et toi dit-il au Roi Pour avoir eu la religion drsquoun Derviche2 raquo
Dans lrsquooriginal comme nous avons vu au premier chapitre le religieux est en enfer mais
le roi au paradis drsquoailleurs il nrsquoest pas du tout question de la laquo religion raquo Le conteur veut
donc critiquer la laquo religion raquo en mecircme temps que laquo lrsquoambition raquo des rois Nous pouvons
alors dire que Saint-Lambert est lrsquoun des premiers eacutecrivains franccedilais du XVIIIe siegravecle agrave
utiliser lrsquoœuvre de Saadi dans un but de critique sociale ce que drsquoautres eacutecrivains feront agrave
leur tour et qui se reacutepandra dans drsquoautres domaines encore
Le mecircme esprit de convoitise des rois est mis en cause par une autre fable intituleacutee
laquo Mahmoud raquo (le grand roi Ghaznavide) ougrave ce dernier apparaicirct en songe agrave un roi alors que
tout son corps est changeacute en poussiegravere sauf ses yeux qui tournent toujours dans leurs
orbites voici la fable dans son inteacutegraliteacute
laquo Un des Rois du Chorazan [Khorasan] vit en songe Mahmoud qui reacutegnait cent ans avant lui
Il vit le corps de ce Prince se consumer entiegraverement et se dissiper en poussiegravere Il nrsquoen resta que
les yeux qui jetaient continuellement des regards sur le Palais et sur le Trocircne Le Roi demanda
aux Devins ce que pouvait signifier ce songe lrsquoun drsquoeux lui dit Mahmoud voit agrave preacutesent que
tu occupes le Palais et le Trocircne qursquoil a occupeacutes qursquoil ne lui reste rien de sa grandeur et qursquoon
nrsquoemporte avec soi que le bien qursquoon a fait O Roi fais le bien avant que dans ton Palais en
deuil on entende une voix lugubre prononcer ces mots Il nrsquoest plus3 raquo
Crsquoest la deuxiegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan que Saint-Lambert a adapteacute
ainsi Chez Saadi le reacutecit se termine par cette phrase laquo Il considegravere maintenant que son
royaume appartient agrave drsquoautres4 raquo
1 A E X Poisson de La Chabeaussiegravere Apologues moraux imiteacutes pour la plupart de Saadi le Persan Paris 1814 p 3 2 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 356 3 Ibid pp 310-311 4 Gulistan p 26 (I 2)
131
Un autre aspect de lrsquoimitation de Saint-Lambert concerne le style qursquoil a employeacute dans
la composition de certaines de ses fables Comme Caylus que nous avons eacutevoqueacute ci haut
pour deacutecrire certains portraits agrave lrsquoorientale il srsquoest souvent servi des expressions qui se
rapprochent bien de celles de Saadi La ressemblance est bien claire dans la maniegravere par
laquelle ces deux conteurs franccedilais deacutecrivent quelques uns de leurs personnages ainsi on
lit chez Saint-Lambert laquo Crsquoeacutetait un jeune homme dont le corps avait la couleur de la neige
[hellip] ses cheveux eacutetaient noirs comme lrsquoeacutebegravene raquo1 et chez Caylus laquo Une princessehellip avec
des cheveux aussi noirs qursquoune Indienne et le teint aussi blanc qursquoune Grecque [hellip] Elles
ont toutes un teint plus blanc que la neige2 raquo
Les Fables orientales de Saint-Lambert se voient un tregraves grand accueil de la part du
public et connaicirctront plusieurs reacuteimpressions deacutejagrave en 1775 leur septiegraveme eacutedition est
publieacutee3 Cette œuvre est tregraves importante du point de vue de lrsquoinfluence qursquoelle laissera sur
les autres auteurs de la deuxiegraveme moitieacute du 18e siegravecle aussi bien que sur ceux du siegravecle
suivant De sorte que trois ans apregraves la parution de lrsquoouvrage crsquoest-agrave-dire en 1772 un autre
fabuliste nommeacute Antoine Bret publie ses propres Fables orientales4 Quelques uns iront
mecircme jusqursquoagrave reproduire exactement les fables de Sanit-Lambert agrave cette diffeacuterence precirct
qursquoils donnent un titre diffeacuterent ou bien ne donnent pas de titre agrave leurs fables un exemple
est le cas de M Baude de la Croix dont les Etrennes du Parnasse parues en 1790
reproduisent textuellement quelques unes des fables de Saint-Lambert Mais avant de nous
occuper de ces deux ouvrages nous examinerons drsquoautres recueils de fables apparus bien
avant eux pour respecter lrsquoordre chronologique de leur parution
23 Denis-Dominique Cardonne
Au deacutebut de ce passage nous avons parleacute des laquo jeunes de langues raquo et de leurs efforts agrave
enrichir la Bibliothegraveque du Roi en traduisant des textes orientaux Or lrsquoun des plus
ceacutelegravebres de ces laquo jeunes de langues raquo Denis-Dominique Cardonne (1720-1783) fait
paraicirctre en 1770 des Meacutelanges de litteacuterature orientale un recueil traduit de diffeacuterents
manuscrits turcs arabes et persans de la Bibliothegraveque du Roi5 Par son deacutesir de joindre
laquo lrsquoagreacuteable et lrsquoutile raquo lrsquoauteur a choisi les laquo morceaux qui [lui] ont paru les plus
1 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 315 2 Comte de Caylus op cit pp 182 et 201 3 Entre autres nous pouvons citer les eacuteditions de 1775 1796 1822 1823 1829 et 1835 ougrave ces fables paraissent apregraves le poegraveme des Saisons 4 Antoine Bret Fables Orientales et poeacutesies diverses par Monsieur B Aux Deux-Ponts agrave lrsquoImprimerie Ducale 1772 5 Denis-Dominique Cardonne Meacutelanges de litteacuterature orientale traduits de diffeacuterents manuscrits turcs arabes et persans de la Bibliothegraveque du Roi Paris chez Heacuterissant le Fils 1770
132
inteacuteressants raquo et a preacutefeacutereacute laquo tout ce qui se rapportait aux vertus morales et politiques raquo1 Et
les textes de Saadi lui ont beaucoup servi dans cette tacircche car on en trouve un grand
nombre dans tous les deux tomes de ce volumineux ouvrage
Le premier tome des Meacutelanges de litteacuterature orientale contient en tout soixante-quatre
morceaux (reacutecit alleacutegorie trait bon mot lettre etc) Dans sa preacuteface lrsquoauteur dit avoir
citeacute laquo agrave la marge les noms des auteurs et le numeacutero sous lequel ils sont agrave a Bibliothegraveque du
Roi en faveur de ceux qui voudront remonter agrave la source raquo2 Ainsi sept morceaux sont
preacutesenteacutes aux lecteurs comme eacutetant tireacutes de lrsquoœuvre de Saadi (pages 192 207 208 209
210) Ces passages sont tous des extraits du Gulistan3 Mais en reacutealiteacute ce nrsquoest pas toute la
part de Saadi dans lrsquoouvrage de Cardonne Car nous y rencontrons des textes dont la
source ni lrsquoauteur ne sont mentionneacutes mais qui sont tireacutes de Saadi tel le texte intituleacute laquo Le
Derviche Roi raquo qui commence ainsi
laquo Un Roi des Indes voyait terminer ses jours avec la douleur de ne point laisser drsquoheacuteritiers de
son trocircne Il aimait son peuple et connaissait lrsquoambition des Grands pour preacutevenir les troubles
qursquoils auraient pu exciter il deacutesigna pour son successeur celui qui le lendemain de sa mort se
preacutesenterait le premier aux portes de la Ville Ce prince mourut quelques instants apregraves avoir
ainsi disposeacute de sa couronne4 raquo
La suite du reacutecit raconte que le lendemain un derviche fut le premier agrave paraicirctre aux yeux
des habitants de la capitale et donc proclameacute Roi Il atteignit tregraves vite une digniteacute eacuteminente
et laquo les commencements de son regravegne furent mecircme assez heureux raquo Mais peu agrave peu laquo les
chagrins et adversiteacutes raquo commencegraverent laquo Les grands conspiregraverent contre lui un ennemi
puissant lui deacuteclara la guegravere raquo5 et drsquoautres malheurs se suivirent de sorte qursquoagrave la fin du
reacutecit on le voit ainsi regretter laquo son premier eacutetat raquo devant lrsquoun de ses vieux amis
laquo Vous vous trompez lui dit le Sultan si vos yeux eacuteblouis de la pompe qui mrsquoenvironne ne
percent pas jusqursquoaux chagrins qui me deacutevorent je suis aujourdrsquohui moins heureux que quand
je parcourais le monde avec vous Le bonheur nrsquoest pas dans les grandeurs il ne se trouve que
dans la meacutediocriteacute6 raquo
1 Ibid tome 1 pqge 4 de la preacuteface 2 Ibid page 7 de la preacuteface 3 Voici leur nom respectif et la reacutefeacuterence des historiettes correspondantes dans le Gulistan Le Santon amolli par les deacutelices de la Cour (Gul II 33) Reacuteponse hardie drsquoun Derviche agrave un Sultan (Gul I 12) Vaniteacute des mausoleacutees (Gul VII 17) Reacuteponse de Nouchirvan agrave un Courtisan (Gul I 37) Autre reacuteponse drsquoun Roi drsquoArabie (Gul I 9) Hardiesse drsquoun Derviche (Gul I 11) 4 Denis-Dominique Cardonne op cit p 204 5 Ibid p 205 6 Ibid p 206
133
La source de ce reacutecit est bien une historiette du Gulistan ougrave Saadi a raconteacute la mecircme
aventure
laquo La dureacutee de vie drsquoun certain roi parvint agrave sa fin et il nrsquoavait point de successeur Il ordonna
ce qui suit laquo La premiegravere personne qui le matin se preacutesentera aux portes de la ville apregraves ma
mort que lrsquoon place la couronne royale sur sa tecircte et qursquoon lui confie le royaume raquo Lorsque le
roi fut mort la premiegravere personne qui entra dans la ville ce mecircme jour eacutetait par hasard un
mendiant qui durant toute sa vie avait amasseacute des boucheacutees et cousu ensemble des
haillonshellip1 raquo
Alors la derniegravere volonteacute du feu roi est exeacutecuteacutee et le mendiant prend en main lrsquoautoriteacute
royale Il gouverne un certain temps jusqursquoagrave ce que laquo quelques uns des chefs de lrsquoempire
rejetegraverent le joug de son obeacuteissance et les rois des contreacutees voisines se levegraverent de tous les
cocircteacutes pour lui chercher querelle et eacutequipegraverent des troupes afin de lui tenir tecirctehellip raquo Le
nouveau roi est laquo affligeacute raquo de cette situation Un ancien ami ayant jadis laquo partageacute sa
pauvreteacute raquo vient lui adresser des compliments car il imaginait le roi vivre dans une
laquo fortune eacuteleveacutee raquo et dans la laquo feacuteliciteacute raquo A cet ami ignorant la reacutealiteacute laquo le derviche-roi raquo
reacutepond par une belle comparaison (entre le souci de pain et le souci de gouverner tout un
royaume)
laquo O mon fregravere adresse-moi des compliments de condoleacuteance car il nrsquoy a pas lieu de me
feacuteliciter Lorsque tu mrsquoas vu jrsquoeacutetais en peine de me procurer du pain et aujourdrsquohui jrsquoai
lrsquoembarras drsquoun monde entier agrave gouverner2 raquo
Toute la morale du reacutecit est ainsi reacutesumeacutee dans la derniegravere phrase du roi mais aussi
dans de beaux vers qui la suivent et que la traduction ne peut pas rendre tels quels
laquo Si les biens du monde nous manquent nous sommes malheureux et si nous les posseacutedons
nous sommes enchaicircneacutes par lrsquoamour qursquoils nous inspirent Il nrsquoy a point de malheur plus
facirccheux que les richesses de ce monde parce qursquoelles font le tourment du cœur soit qursquoon les
possegravede ou qursquoon en soit priveacute3 raquo
1 Gulistan pp 129-130 (II 29) Ici Defreacutemery a commis une erreur dans la numeacuterotation des historiettes il passe du 27 au 29 en fait cette historiette constitue la vingt-huitiegraveme du chapitre II et non la vingt-neuviegraveme 2 Ibid p 131 3 Ibid
134
Dans un autre passage de son premier tome Cardonne a traduit sous le titre
laquo Diffeacuterents traits de geacuteneacuterositeacute drsquoHatem-Taiuml Prince Arabe raquo quelques aventures sur ce
personnage historique connu dans tout lrsquoOrient (au moins dans lrsquoOrient musulman) pour
sa libeacuteraliteacute exemplaire Ce chef drsquoArabes eacutetait si geacuteneacutereux lit-on dans un des reacutecits
constituant ce passage que sa reacuteputation laquo franchit les limites de lrsquoAsie et parvint jusqursquoen
Europe lrsquoEmpereur de Constantinople indigneacute de ce qursquoon osait comparer un simple chef
drsquoArabes aux plus grands Monarques par sa libeacuteraliteacute vouluthellip en faire lrsquoeacutepreuve raquo1 Pour
mettre la geacuteneacuterositeacute de Hatem laquo agrave la plus rude eacutepreuve raquo ce monarque deacutecide de demander
agrave Hatem son cheval extraordinaire qursquoil laquo prisait plus que toutes ses richesses raquo Crsquoeacutetait un
cheval si parfait et si laquo ceacutelegravebre dans tout lrsquoOrient par sa beauteacute que son maicirctre par sa
geacuteneacuterositeacute raquo2
Quand lrsquoofficier du monarque arrive chez Hatem il fait nuit obscure et orage Crsquoest
laquo la saison ougrave tous les chevaux des Arabes paissent dans les prairies raquo Lrsquoenvoyeacute de
lrsquoempereur est reccedilu dignement par Hatem on lui sert un souper magnifique et on le conduit
laquo dans une tente tregraves riche raquo pour dormir Le lendemain lrsquoenvoyeacute remet la lettre de
lrsquoempereur agrave Hatem qui paraicirct laquo affligeacute raquo apregraves lrsquoavoir lue
laquo Si vous mrsquoeussiez preacutevenu hier dit-il agrave lrsquoOfficier de lrsquoobjet de votre mission je n serais pas
aujourdrsquohui dans le plus cruel embarras et jrsquoaurais donneacute agrave lrsquoEmpereur ce faible teacutemoignage de
mon obeacuteissance mais le cheval qursquoil deacutesire nrsquoexiste plus tous les animaux paissent
maintenant dans les prairies nous sommes dans lrsquousage de ne reacuteserver alors qursquoune seule
monture aupregraves de nous Jrsquoavais choisi celle-lagrave surpris par votre arriveacutee et nrsquoayant rien pour
vous traiter je lrsquoai fait eacutegorger et elle a eacuteteacute servie agrave votre souper lrsquoobscuriteacute et le mauvais
temps mrsquoont empecirccheacute drsquoenvoyer chercher mes moutons qui sont dans des pacircturages fort
eacuteloigneacutes3 raquo
Apregraves ces paroles Hatem fait venir ses plus beaux chevaux et les fait envoyer au prince
Ce dernier finit par admirer la geacuteneacuterositeacute extraordinaire drsquoHatem convaincu qursquoil meacuterite
laquo veacuteritablement le titre du plus libeacuteral de tous les hommes raquo
Cette histoire a pour source lrsquoune des poegravemes que Saadi a consacreacutes au personnage de
Hatam Tayi dans le deuxiegraveme chapitre de son Boustan Le quatorziegraveme poegraveme de ce
chapitre (aussi bien que le seiziegraveme et le dix-septiegraveme) aborde la geacuteneacuterositeacute de ce prince
1 Cardonne op cit p 165 2 Ibid p 166 3 Ibid pp 167-168
135
arabe sujet que Cardonne a deacuteveloppeacute dans quelques unes de ses histoires (voir la page
preacuteceacutedente) crsquoest-agrave-dire les laquo Traits de geacuteneacuterositeacute de Hatam Tayi raquo
laquo On raconte que Hatam avait parmi ses troupeaux un cheval au pelage noir de fumeacutee un noir
coursier rapide comme le vent sa voix avait le retentissement de tonnerre et son agiliteacute deacutefiait
lrsquoeacuteclair [hellip] Le renom de Hatam se reacutepandant par le monde eacutetait arriveacute chez le roi de Roum Ce
prince dit un jour agrave son conseiller laquo Belle chose en veacuteriteacute qursquoune renommeacutee que rien ne
justifie Je veux demander agrave Hatam qursquoil me donne son fameux cheval de race srsquoil est assez
geacuteneacutereux pour y consentir je croirai agrave cette reacuteputation de geacuteneacuterositeacutehellip1 raquo
Le reste de lrsquohistoire on le connaicirct un messager est envoyeacute dans la tribu de Tay Hatam
eacutegorge son cheval pour lrsquooffrir agrave la table du messager son hocircte Car ce nrsquoest pas dans ses
coutumes de laquo laisser un hocircte passer la nuit en proie aux souffrances de la faim raquo
laquo Dans cette saison de pluie et de torrents il ne mrsquoeacutetait pas possible drsquoaller jusqursquoaux
pacircturages je nrsquoavais que ce cheval dans ma demeure crsquoeacutetait lagrave ma seule ressource La
geacuteneacuterositeacute et mes traditions de famille me deacutefendaient de laisser un hocircte passer la nuit en proie
aux souffrances de la faim Pourvu que mon nom se reacutepande dans le monde que mrsquoimporte de
perdre un cheval renommeacute raquo [] Le roi de Roum fut informeacute de la geacuteneacuterositeacute de lrsquoarabe tayite
et il combla ce grand cœur de louanges et de beacuteneacutedictions2 raquo
Un autre exemple de ce genre crsquoest-agrave-dire des textes se trouvant groupeacutes sous un titre
geacuteneacuteral concerne les laquo Diffeacuterents traits de la vie de quelques Califes raquo un ensemble drsquoune
douzaine de reacutecits courts sur ce sujet (pp 223-238) Le deuxiegraveme reacutecit de ce passage porte
sur le Calife Mansour qui laquo irriteacute contre un de ses Courtisans raquo veut le faire exeacutecuter Le
condamneacute agrave mort supplie le calife de lui pardonner en lui adressant quelques mots
ingeacutenieux sur lrsquoavantage de la cleacutemence sur la vengeance Les paroles du courtisan plaisent
au calife qui ne peut lui refuser la gracircce (pp 225-227)3
Par ailleurs les traces de Saadi dans les Meacutelanges de litteacuterature orientale se
manifestent sous une autre forme Lagrave il srsquoagit de creacuteer une fiction en y introduisant un
personnage nommeacute Saadi et en lui attribuant des qualiteacutes et des paroles qui sont censeacutees
ecirctre les siennes Le proceacutedeacute nrsquoest pas rare dans les diverses imitations ou adaptations de ce
siegravecle Dans le cas qui nous occupe ici Saadi est le personnage principal drsquoun reacutecit par
1 Boustan pp 118-119 2 Ibid pp 119-120 3 A comparer avec le Gulistan Chapitre I historiettes 30 et 33
136
lequel Cardonne veut avertir laquo Sur le danger que courent les Princes en accordant leur
confiance agrave ceux qui en sont indigents raquo
En fait crsquoest un reacutecit dans un reacutecit cadre ndash comme nous lrsquoavons eacutevoqueacute au deacutebut de
cette partie sur les contes du 18egraveme siegravecle et leurs inspirations des ouvrages tels que Les
Mille et une nuits Le thegraveme principal du reacutecit cadre long de 29 pages est lrsquoingratitude un
prince oriental parvenu tregraves jeune au trocircne pose la question suivante agrave son vizir doueacute
drsquoune profonde expeacuterience laquo Quels hommes sont dignes drsquoapprocher les Rois 1 raquo Pour
lui reacutepondre le vieillard raconte lrsquohistoire drsquoun Sultan drsquoAlep et un de ses gouverneurs
laquo Sadi raquo Crsquoest autour de ce personnage axe que le reste du reacutecit va se deacuterouler laquo Sadi raquo de
Cardonne contrairement au poegravete persan Saadi est un homme malfaiteur et ingrat tout de
mecircme parmi tant de traits que le creacuteateur lui attribue on peut facilement reconnaicirctre ceux
qui appartiennent agrave Saadi le poegravete Le premier en est eacutevidemment son nom Pour le reste
ce sont tantocirct les thegravemes dont Saadi a parleacute dans ses deux recueils et que lrsquoon retrouve dans
le texte de Cardonne tels laquo lrsquoinjustice et lrsquoingratitude des Grands raquo lrsquoinconveacutenient de
laquo lrsquoattachement aux princes raquo laquo la morale raquo laquo la vertu raquo
laquo Sadi ne parla que de lrsquoingratitude des Grands de lrsquoinjustice dont ils se rendent sans cesse
coupables il reacutepeacuteta au voyageur qursquoil eacutetait un de ces exemples fait pour apprendre aux
hommes qursquoil ne faut pas srsquoattacher aux Princes et il mit dans ses discours un appareil de
moral et de vertu qui fit que le bon voyageur crut avoir sauveacute un sage2 raquo
Un peu plus loin encore il est question laquo des conseils dicteacutes par la sagesse et par
lrsquoamitieacuteraquo3 pareils agrave ceux du moraliste persan
Tantocirct ce sont des eacuteleacutements de la biographie de Saadi disperseacutes en divers endroits du
texte en question laquo Je demeure dans le faubourg de la ville lui dit Sadi je vous offre un
asile dans ma pauvre retraite4 raquo Les termes laquo faubourg raquo et laquo pauvre retraite raquo nous font
penser agrave la demeure du Cheikh de Chiraz aussi bien qursquoagrave ses derniegraveres anneacutees de vie
passeacutees en retraite
Enfin Cardonne fait reacutepeacuteter des conseils et des petits extraits des reacutecits de Saadi par
lrsquointermeacutediaire de ses personnages A cet eacutegard deux exemples meacuteritent drsquoecirctre citeacutes le
premier est cette riposte drsquoAhmed (trahi par le gouverneur Sadi) au serpent (un des trois
personnages animaux de lrsquohistoire) qui est en train de lui reprocher sa creacuteduliteacute laquo Cruel
1 Cardonne op cit p 260 2 Ibid pp 269-270 3 Ibid p 283 4 Ibid p 270
137
ami srsquoeacutecria lrsquoinfortuneacute Ahmed qui reconnut la voix du serpent mon malheur nrsquoest-il pas
assez grand sans chercher encore agrave lrsquoaugmenter par tes reproches amers1 raquo Cette reacuteflexion
drsquoAhmed est bien inspireacutee de la deuxiegraveme historiette du chapitre quatre du Gulistan un
marchand conseillait agrave son fils de ne parler agrave personne des mille dinars qursquoil venait de
perdre dans une affaire Son fils tout en obeacuteissant agrave son pegravere a quand mecircme voulu savoir
quel inteacuterecirct il y avait agrave cacher le dommage Voilagrave la reacuteponse du marchand laquo Crsquoest afin
qursquoil nrsquoy ait pas deux malheurs savoir 1deg la diminution de notre capital et 2deg la joie
maligne de notre voisin2 raquo
Un deuxiegraveme exemple concerne toujours Ahmed dont la vie est en danger car il est
soupccedilonneacute drsquoavoir tueacute le fils du Sultan Apregraves avoir gueacuteri la princesse agrave lrsquoaide des herbes
que le serpent lui avait remises Ahmed supplie par ces termes le Sultan pour qursquoil lui
laisse la vie
laquo Seigneur dit alors Ahmed au Sultan la Princesse ne se ressentira plus des maux cruels
qursquoelle a soufferts et sa vie est deacutesormais en sucircreteacute mais je suis agrave la veille de terminer la
mienne dans les supplices affreux que je nrsquoai point meacuteriteacutes vous ecirctes trop eacutequitable pour faire
peacuterir un innocent Je ne suis point le meurtrier de votre fils3 raquo
Le second tome des Meacutelanges de litteacuterature orientale nrsquoest pas moins influenceacute par
lrsquoœuvre de Saadi que le premier tome Il contient en tout cent morceaux de textes
orientaux complegravetement ineacutegaux du point de vue de leur volume On peut diviser ce
deuxiegraveme tome en deux parties presque eacutegales La premiegravere qui srsquoeacutetend jusqursquoagrave la page
161 est composeacutee des reacutecits et la deuxiegraveme contient des textes tregraves divers agrave savoir
conseils 4 comparaisons maximes etc Parmi les reacutecits sept ont leur source dans le
Gulistan Cardonne a mentionneacute le nom de lrsquoauteur original en marge de ces textes (se
trouvant aux pages 96 125 127 128 132 134 135)5 sauf pour lrsquoun intituleacute laquo LrsquoAveugle
marieacute raquo et extrait lui aussi du mecircme ouvrage de Saadi Voici le texte de Cardonne en
parallegravele avec son origine
1 Ibid p 283 2 Gulistan p 206 (IV 2) 3 Cardonne op cit pp 284-285 4 Cette deuxiegraveme partie selon la division que nous avons eacutetablie commence par laquo Les Conseils Nabi-Efendi agrave son fils raquo agrave la page 162 et va jusqursquoagrave la fin du livre 5 Voici les titres des reacutecits suivis de leur reacutefeacuterence dans le Gulistan LrsquoAveugle marieacute (Gul II 44) Belle reacuteponse drsquoun Vieillard sur le mariage (Gul VI 8) Le Fils ingrat (Gul VI 3) Le Pegravere avare (Gul VI 7) Sur lrsquoeacuteducation des Princes (Gul VII 3) Consolation des Malheureux (Gul III 18) Sur le Silence (Gul IV 1)
138
LrsquoAveugle marieacute Gulistan (II 44)
laquo Un Bourgeois de Tauris assez riche avait une
fille qursquoil aimait mais elle eacutetait si contrefaite
qursquoil fallait ecirctre son pegravere pour la supporter Cet
homme voulant la pourvoir imagina de la
marier agrave un aveugle dans lrsquoespeacuterance qursquoil ne
meacutepriserait pas son eacutepouse En effet Umer
crsquoeacutetait le nom du mari veacutecut en assez bonne
intelligence avec sa femme Peu de temps apregraves
survint agrave Tauris un fameux Oculiste qui avait
disait-on rendu la vue agrave une infiniteacute de
personnes comme on pressait le beau-pegravere de
mener son gendre agrave cet Oculiste laquo Je mrsquoen
garderai bien reacutepondit-il srsquoil rendait la vue agrave
mon gendre mon gendre me rendrait bientocirct
ma fille raquo1
laquo Un jurisconsulte avait une fille tregraves laide et
arriveacutee agrave lrsquoacircge nubile Malgreacute son trousseau et son
argent personne nrsquoavait le deacutesir de lrsquoeacutepouser [hellip]
En somme par raison de neacutecessiteacute on la maria
avec un aveugle On rapporte que dans ce temps-lagrave
un meacutedecin qui rendait la vue aux aveugles arriva
de Seacuterendib (Ceylan) On dit au jurisprudence
laquo Pourquoi ne fais-tu pas traiter ton gendre raquo Il
reacutepondit laquo Je crains qursquoil ne voie clair et qursquoil ne
reacutepudie ma fille raquo
Quand aux petits morceaux de textes rassembleacutes sous des titres comme laquo Divers
Conseils raquo laquo Divers Comparaisons raquo laquo Divers Maximes raquo et traitant des sujets aussi divers
que leur nombre (sur la science lrsquoignorance le silence la vertu la justice et lrsquoinjustice
lrsquoavarice lrsquoamour le veacuteritable bonheur les richesses le savant vicieux les faux amis les
flatteurs etc) la plupart drsquoentre eux sont tireacutes des sentences et des maximes du huitiegraveme
chapitre du Gulistan qui comme nous le savons est une tregraves riche source pour ce genre
drsquoeacutecrits En voici quelques exemples avec entre parenthegraveses le numeacutero de la page ougrave ils se
trouvent dans lrsquoouvrage de Cardonne suivi de leur reacutefeacuterence dans lrsquoœuvre de Saadi
laquo Une pierre par sa pesanteur peut eacutecraser un vase de lrsquoor le plus fin mais ni la pierre
nrsquoacquiert un nouveau prix ni lrsquoor ne perd rien de sa valeur Ainsi lrsquoignorant dans lrsquoopulence
se moque du savant dans lrsquoindigence raquo (Meacutelanges 251 ndash Gulistan 328)
laquo Lrsquoignorant se seacutepare de la conversation et crie agrave pleine tecircte il ressemble agrave un tambour qui
frappe lrsquoair de sons aigus mais dont le dedans est vide (Meacutelanges 252 ndash Gulistan 329)
laquo Un savant placeacute dans un cercle drsquoIgnorants ressemble agrave une belle Femme au milieu drsquoune
troupe drsquoaveugles raquo (Meacutelanges 253 ndash Gulistan 330)
laquo Ne soyez point le premier agrave annoncer une mauvaise nouvelle il vaut mieux qursquoelle
srsquoapprenne par une autre raquo (Meacutelanges 271 ndash Gulistan 318)
laquo Lrsquoon demandait agrave Lokman de qui il avait appris la vertu Crsquoest reacutepondit-il des meacutechants
Leurs mauvaises actions mrsquoinspirent du deacutegoucirct pour le vice raquo (Meacutelanges 279 ndash Gulistan 123)
1 Denis-Dominique op cit tome II pp 96-97
139
laquo Lrsquohomme est la plus parfaite de toutes les creacuteatures amp le chien une des plus viles cependant
le chien reconnaissant lrsquoemporte sur lrsquohomme ingrat raquo (Meacutelanges 284 ndash Gulistan 342)
laquo Chacun est content de son esprit personne ne veut avouer qursquoil en manque de mecircme un
pegravere est enchanteacute de la figure de son enfant quoiqursquoil soit difforme raquo (Meacutelanges 286 ndash
Gulistan 319)
En fin de compte nous constatons facilement que la part de Saadi est eacutenorme dans ces
Meacutelanges de litteacuterature orientale que lrsquoeacutecrivain franccedilais a preacutepareacutes cette part deacutepasse
largement les quelques pages que H Masseacute a mentionneacutees (dans lrsquoimportante bibliographie
qursquoil a eacutetablie agrave la fin de son livre) comme eacutetant tireacutees de lrsquoœuvre de Saadi En outre le
critique dit que ces pages sont des laquo extraits du Boustan raquo alors qursquoagrave lrsquoexception de
lrsquohistoire de Hatem Tayi et son fameux cheval tous les autres extraits sont du Gulistan Et
si on compte toutes les pages ougrave ils y apparaissent les textes du moraliste persan occupent
pregraves drsquoun cinquiegraveme du volume de lrsquoouvrage Crsquoest un signe pour mesurer lrsquoinfluence des
contes de Saadi sur les textes litteacuteraires de cette eacutepoque bien que ceux-ci soient consideacutereacutes
comme secondaires
Enfin un dernier point concernant le livre de Cardonne qui pourrait servir de preuve
suppleacutementaire pour confirmer la ceacuteleacutebriteacute de Saadi agrave lrsquoeacutepoque crsquoest que notre eacutecrivain
franccedilais nrsquoa donneacute aucune note explicative ndash ce qursquoil a fait pour drsquoautres noms drsquoauteurs
qursquoil a mentionneacutes ndash en citant le nom de Saadi nrsquoest-ce pas parce que ce nom eacutetait deacutejagrave
bien connu du public et que lrsquoauteur ne voyait vraiment pas la neacutecessiteacute drsquoen informer plus
dans ses notes Nous nrsquoaurons pas tort si nous reacutepondons positivement agrave cette question
24 Antoine Bret
Or les recueils de fables ou de contes orientaux ne cesseront de paraicirctre durant toute la
seconde moitieacute du 18egraveme siegravecle Deux ans apregraves les Meacutelanges de litteacuterature orientale crsquoest-
agrave-dire en 1772 Antoine Bret publie ses Fables orientales un recueil portant le mecircme titre
que celui de son preacutedeacutecesseur Saint-Lambert Outre leur titre identique ces deux ouvrages
ont un objectif commun chez Saint-Lambert comme dit le sous-titre de lrsquoeacutedition de 1773
le but est de laquo former agrave la pratique de la sagesse et agrave la connaissance du cœur humain raquo1
De son cocircteacute Bret veut inspirer la mecircme laquo sagesse raquo pour le bonheur des humains laquo Les
veacuteriteacutes qursquoelles [les fables de Saadi] contiennent devraient toujours ecirctre sous les yeux des
enfants des Rois Crsquoest en leur inspirant la sagesse que Saadi travaillait au bonheur de la
1 Voir plus haut p 129 note 2
140
terre1 raquo Cependant Bret apporte une nouveauteacute dans ses Fables orientales en les
composant tout en vers dans son avertissement le fabuliste se vante drsquoavoir adapteacute les
Fables orientales en vers et ajoute qursquoautrement il ne se serait pas engageacute agrave laquo concourir raquo
avec son preacutedeacutecesseur laquo Srsquoil [Saint-Lambert] les eucirct eacutecrites en vers je me serais bien
gardeacute de concourir avec lui je ne suis deacutejagrave que trop intimideacute par la preacutecision et lrsquoeacuteleacutegance
de sa prose2 raquo
Degraves lrsquoavertissement du livre Bret donne au lecteur une indication preacutecise sur la source
de ses fables laquo Cet auteur sublime [Saadi] a fourni de plus grand nombre des fables qursquoon
va lire3 raquo Lrsquoouvrage contient en tout cinquante-deux fables toutes de sujet oriental dont
une trentaine sont des adaptations en vers des historiettes du Gulistan Mecircme dans les
autres fables ougrave lrsquoauteur a chercheacute son inspiration ailleurs lrsquoinfluence de Saadi est
manifeste Telle la cinquantiegraveme fable laquo Le Sage dans la Socieacuteteacute raquo dont lrsquoun des
personnages porte le nom de Bostan crsquoest-agrave-dire le titre de lrsquoautre chef-drsquoœuvre du
moraliste persan Drsquoautant plus que ce personnage a le rocircle du laquo sage raquo dans la fable ce qui
pourrait suggeacuterer agrave lrsquoesprit le laquo sage de Chiraz raquo Saadi Pour avoir une ideacutee de lrsquoadaptation
en vers des reacutecits de Saadi par Bret nous reproduisons ici la fable du laquo sommeil du tyran raquo
lrsquohistoire que Saint-Lambert avait adapteacutee sous le titre laquo le sommeil du meacutechant raquo4 et que
lrsquoon retrouvera maintes fois reprise dans les recueils de fables de diffeacuterents auteurs de ce
siegravecle
laquo Sous ses lambris un Tyran deacutetesteacute
Dormait en apparence avec tranquilliteacute
Le sommeil dit quelqursquoun est-il fait pour le crime
Eh quoi la providence eacutepargne sa victime
Imprudent au bruit que tu fais
Dit un Faquir tremble qursquoil ne srsquoeacuteveille
Le Ciel permet que le meacutechant sommeille
Pour que le Sage ait des moments de paix5 raquo
1 Bret Fables orientales et poeacutesies diverses Paris Aux deux Ponts 1772 p VI 2 Ibid p IX 3 Ibid p VI 4 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 312 il srsquoagit ici de lrsquohistoriette 12 du premier chapitre du Gulistan Il est agrave noter que la plupart des fables de Bret adapteacutees agrave partir de lrsquoœuvre de Saadi sont communes avec celles de Saint-Lambert 5 Bret op cit p 22
141
De pareilles fables peintes de la couleur orientale nrsquoabordaient en fait que des
questions sociopolitiques de la socieacuteteacute franccedilaise de lrsquoeacutepoque Le laquo Tyran raquo de cette histoire
orientale est interchangeable avec le roi franccedilais sous le regravegne de qui les sages ndash les
intellectuels ndash ne sont pas en laquo paix raquo En composant ces fictions moralisantes qui nrsquoeacutetaient
pas tregraves loin des reacutealiteacutes quotidiennes Bret gardait lrsquoespoir drsquoavertir les princes afin qursquoils
gouvernent eacutequitablement une fois arriveacutes agrave lrsquoacircge de pouvoir reacutegner Crsquoest dans ce sens
qursquoil formulait ce souhait dans lrsquoavertissement de son livre laquo Puissent ces veacuteriteacutes augustes
ecirctre entendues de tous ceux qui doivent gouverner un jour 1 raquo
25 Abbeacute Blanchet
Ce souhait nrsquoest pas propre agrave Bret seul Bien drsquoautres auteurs espeacuteraient eacutegalement faire
entendre laquo ces veacuteriteacutes augustes raquo agrave leurs souverains mais aussi agrave tous les humains La
preuve en est ces quelques lignes tireacutees de lrsquoavant-propos de lrsquoune des eacuteditions drsquoun autre
recueil oriental Contes orientaux et des Anecdotes orientales2 paru pour la premiegravere fois
en 1784
laquo Franccedilois Blanchet homme tregraves instruit drsquoun caractegravere doux drsquoun esprit peu commun et doueacute
drsquoune acircme sensible et noblehellip entreprit de montrer aux Europeacuteens les peuples drsquoAsie tels qursquoils
sont en effet et de prouver que leurs fictions ingeacutenieuses renferment les plus fortes leccedilons de
morale de vertu de sagesse qui puissent ecirctre donneacutees agrave toute lrsquoespegravece humaine enfin il
voulut fournir aux esprits capables de reacutefleacutechir une nouvelle occasion de remarquer que par
toute la terre chez toutes les nations et dans tous les siegravecles les lois immuables de la vertu de
la morale sont les mecircmes et que si les hommes diffegraverent entre eux par leurs coutumes plus ou
moins bizarres par les traits du visage et par leurs croyances ils nrsquoont pour ainsi dire qursquoune
seule acircme qursquoune seule maniegravere de sentir et de voir dans tout ce qui a rapport agrave la veacuteriteacute agrave la
justice3 raquo
Franccedilois (lrsquoabbeacute) Blanchet (1707-1784) eacutetait un preacutedicateur et un eacutecrivain et lrsquoauteur
des Apologues et Contes orientaux dont lrsquoeacutedition originale fut publieacutee de maniegravere
posthume peu de temps apregraves sa mort en 17844 Lrsquoouvrage fut lrsquoun des deux5 qui valurent
agrave cet abbeacute orleacuteanais une certaine notorieacuteteacute litteacuteraire il srsquoagit drsquoadaptations de fables
1 Ibid p VII 2 Abbeacute Blanchet Apologues et contes orientaux Paris chez Debure fils Aicircneacute 1784 3 Contes orientaux par lrsquoabbeacute Blanchet nouvelle eacutedition revue et deacutedieacutee agrave la jeunesse par Mademoiselle S U Treacutemadeure Paris chez Lefuel sd (probablement vers 1830) pp VII-VIII 4 Et non en 1774 comme lrsquoa dit J Hadidi dans De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 105 5 Son autre ouvrage est intituleacute Varieacuteteacutes morales et amusantes tireacutees des journaux anglais publieacute en mecircme anneacutee que ses Apologues
142
orientales ou espagnoles dont lrsquoagreacuteable preacutesentation forme le principal meacuterite Il se divise
en quatre parties Apologues orientaux Contes orientaux Anecdotes orientales Maximes
et proverbes Dans la preacuteface qui contient une notice sur la vie de lrsquoabbeacute Blanchet Dusaulx
estime que laquo les opuscules contenus dans ce volume sont le fruit des loisirs drsquoun homme
essentiellement vertueux et qui srsquoest constamment obstineacute dans le cours de sa longue vie agrave
cacher ses talents avec autant de soin que lrsquoon cherche communeacutement agrave les montrerraquo Dans
sa correspondance Grimm eacutevoque le livre de lrsquoabbeacute Blanchet laquo Ces Contes et ces
Apologues offrent en geacuteneacuteral une morale excellente ils sont eacutecrits avec cette simpliciteacute
qui nrsquoexclut point la gracircce et qui convient agrave ce genre drsquoouvrage comme elle appartenait
essentiellement agrave lrsquoacircme et au talent de lrsquoauteur on y retrouve srsquoil est encore permis de
srsquoexprimer ainsi lrsquoœil antique lrsquoœil oriental raquo
Avant drsquoexaminer les Apologues et contes orientaux de lrsquoabbeacute Blanchet et ce que ce
dernier a tireacute de lrsquoœuvre de Saadi il est agrave noter qursquoau XVIIIe siegravecle crsquoeacutetaient surtout les
premiegraveres historiettes du Gulistan sur laquo la conduite des rois raquo qui attiraient lrsquoattention des
eacutecrivains et poegravetes franccedilais cela srsquoexplique en grande partie par les eacuteveacutenements qui se
passaient en France agrave lrsquoeacutepoque par lrsquoesprit de critique se formant vis-agrave-vis du pouvoir
monarchique et faisant partie des signes avant-coureurs drsquoune nouvelle egravere que les Franccedilais
allaient bientocirct vivre Des contes fables apologues maximes et bien drsquoautres eacutecrits de ce
genre voileacutes tous agrave laquo lrsquoorientale raquo apparaissaient et sous preacutetexte de traiter des mœurs des
rois tregraves lointains et drsquoune maniegravere indirecte ne critiquaient en reacutealiteacute que la cour franccedilaise
[pouvoir monarchique] Or crsquoest plutocirct dans ce sens qursquoil faut interpreacuteter les quelques
apologues contes et maximes de lrsquoabbeacute Blanchet tireacutees des premiegraveres historiettes du
Gulistan
Ainsi le sixiegraveme apologue de lrsquoabbeacute Blanchet nous emmegravene dans laquo La cour de Perse raquo
ougrave laquo un vieux Courtisan raquo dialogue avec son fils1 Le pegravere commence par une laquo belle
maxime drsquoun poegravete arabe raquo laquo Le Prince est une mer dont il faut se garder quand elle est
orageuse mais quand cette mer est tranquille on y pecircche des perles2 raquo Contrairement agrave
ce que dit le courtisan ce poegravete nrsquoest pas arabe mais persan ce sont en fait les paroles de
Saadi dans la seiziegraveme historiette du premier chapitre de son Jardin des roses ougrave il a eacutetabli
une comparaison entre le roi et la mer laquo Le service des rois est comme un voyage
1 Toutes nos citations sur cet apologue renvoient aux pages 15 et 16 Lrsquoauteur dit dans la note que laquo les penseacutees et les expressions de ce dialogue sont presque toutes emprunteacutees du Gulistan raquo 2 Abbeacute Blanchet Apologues et contes orientaux op cit p 15
143
maritime plein de profit mais dangereux1 raquo Cette reacuteflexion de Saadi nrsquoest en effet qursquoune
suite agrave une seacuterie de critiques directes du laquo changement du caractegravere des rois raquo exprimeacutee
presque au mecircme endroit dans la mecircme historiette et quelques lignes auparavant il a
eacutecrit
laquo O mon ami le service des rois a deux faces lrsquoespeacuterance du pain qursquoils nous donnent et la
crainte de perdre la vie Il est contraire de lrsquoavis des sages de tomber dans cette crainte-ci agrave
cause de cette espeacuterance-lagrave2 raquo
Toujours sur ce sujet et juste dans lrsquohistoriette qui preacutecegravede le Cheikh de Chiraz donne ce
conseil agrave ses lecteurs
laquo Les sages ont dit Il faut se tenir sur ses gardes contre les changements du caractegravere des rois
parce que tantocirct ils se mettent en colegravere pour un salut et tantocirct ils donnent un habit drsquohonneur
en retour drsquoune injure3 raquo
Drsquoailleurs ce reacutecit moral de lrsquoabbeacute Blanchet ressemble bien agrave la fable laquo Le berger et le
roi raquo (Fables X 9) de La Fontaine que nous avons eacutetudieacutee au chapitre preacuteceacutedent Lagrave nous
avons montreacute un certain nombre drsquoanalogies entre ce reacutecit de Saadi (Gulistan I 16) et trois
fables de La Fontaine4 Ici crsquoest lrsquoinverse qui se produit crsquoest-agrave-dire que lrsquoabbeacute Blanchet
srsquoest inspireacute de trois reacutecits du Gulistan pour en faire un seul agrave sa maniegravere et dans son
propre inteacuterecirct De sorte que dans la suite de lrsquohistoire de laquo La cour de Perse raquo deux autres
reacutecits de Saadi sont eacutevoqueacutes
Reprenons maintenant le dialogue du vieux courtisan avec son fils Daoud Apregraves
avoir souligneacute les deux aspects du service des rois (lrsquoun avantageux et lrsquoautre dangereux)
le courtisan veut apprendre agrave Daoud comment arriver agrave plaire au laquo Sultan raquo en drsquoautres
termes de quelle maniegravere le flatter5 Drsquoabord par un conseil immoral et qui peut au
premier abord choquer le vieillard recommande laquo le vice raquo laquo Tacircche drsquoacqueacuterir les vices
qui peuvent lui plaire Un vice qui plaicirct au Prince est une vertu raquo Ici on remarque bien la
penseacutee de lrsquoauteur deacutevoileacutee de la sorte par lrsquoironie maligne qursquoil place dans la bouche de
1 Gulistan p 61 (I 16) 2 Ibid p 56 3 Ibid p 54 (I 15) 4 Voir le chapitre dernier 21 5 Donc contrairement agrave ce qursquoa dit J Hadidi dans son commentaire sur ce conte de lrsquoabbeacute Blanchet le courtisan nrsquoa pas lrsquointention de faire renoncer son fils agrave se mecircler des affaires de la cour laquo Le vieillard dit Hadidi reacuteussit agrave persuader son fils qursquoil ferait mieux de risquer sa vie dans une guerre que de servir les roishellip raquo (Voir J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 106)
144
son personnage Plus ironique encore crsquoest cette demande drsquoapprouver aveuglement tous
les actes du roi laquo Surtout applaudis sans reacuteserve agrave toutes ses actions agrave toutes ses paroles
et srsquoil dit en plein jour Il est nuit hacircte-toi de crier Voilagrave la Lune Voilagrave les Etoiles raquo Il
srsquoagit drsquoune adaptation de lrsquoideacutee de Saadi dans la trente et uniegraveme historiette du premier
chapitre du Gulistan laquo Chercher un avis opposeacute agrave celui du sultan crsquoest se laver les mains
dans son propre sang Si mecircme il dit du jour laquo Ceci est la nuit raquo il faut dire laquo voici la
lune et les pleacuteiades1 raquo Ces vers viennent compleacuteter le reacutecit de Bozorgmehr le sage vizir de
Chosroes Anouchirvan que nous avons penseacute inteacuteressant de reproduire ici
laquo Les vizirs de Noucircchireacutevacircn (Khosroegraves Ier) deacutelibeacuterait touchant une des affaires importantes du
royaume et chacun eacutemettait un avis conforme agrave sa science Le roi deacutelibeacuterait aussi et
Buzurdjmihir preacutefeacutera le conseil du roi Les vizirs lui dirent en secret laquo Quelle supeacuterioriteacute as-tu
vue dans lrsquoavis du roi sur la penseacutee de tant de sages raquo Il reacutepondit laquo Crsquoest parce que lrsquoissue
de lrsquoaffaire nrsquoest point connue et qursquoil est au pouvoir de Dieu que lrsquoavis de tous devienne juste
ou erroneacute En conseacutequence le mieux est de se conformer au conseil du roi afin que srsquoil se
trouve opposeacute agrave ce qui eacutetait juste nous soyons agrave lrsquoabri des reproches de ce prince agrave cause de
notre conformiteacute drsquoopinion avec lui2 raquo
Mais le fils du courtisan ne veut en aucun cas suivre les conseils de son pegravere il
preacutefegravere laquo mourir raquo que de laquo flatter raquo le roi ce dernier acte eacutetant pour lui comme laquo une
lacirccheteacute criminelle raquo Une autre fois encore (cette fois sous le personnage du fils du
courtisan) le preacutedicateur franccedilais met en cause les laquo mœurs de la cour raquo qui selon lui sont
plus dangereuses que la guerre laquo Jrsquoirai servir agrave lrsquoarmeacutee moins effrayeacute des dangers de la
guerre que des mœurs de la cour et des peacuterils honteux auxquels je vous vois exposeacute raquo
Drsquoautant plus que le risque de peacuterir persiste toujours comme le cas de ce laquo Guegravebre qui
depuis quarante ans adorait le feu avec la plus religieuse exactitude Un jour qursquoil attisait
le brasier sacreacute quelqursquoun lrsquoy poussa ou il srsquoy laissa tomber et le feu deacutevora son
adorateur raquo Lrsquoapologue de laquo La cour de Perse raquo est ainsi clos par le malheureux destin du
Guegravebre qui reacutesume toute la penseacutee de lrsquoauteur dans ce passage au service de la cour
mecircme les plus deacutevoueacutes vivent toujours dans une sorte de menace constante de la part du roi
et donc on ne doit pas se donner agrave ce service au profit drsquoune aisance mateacuterielle quel qursquoen
soit le confort mateacuteriel que lrsquoon y gagne Une troisiegraveme historiette de Saadi est la source de
cet eacutepisode sur le Guegravebre Il srsquoagit de la quinziegraveme historiette du fameux chapitre du
1 Gulistan p 85 (I 31) 2 Ibid
145
Gulistan touchant laquo la conduite des rois raquo et de ce distique de Saadi devenu si familier si
on ose le dire chez les auteurs franccedilais que lrsquoon le trouve mainte fois citeacute dans divers
eacutecrits de lrsquoeacutepoque laquo Quand bien mecircme le guegravebre attiserait le feu sacreacute pendant cent ans
srsquoil vient agrave y tomber un seul instant il sera consumeacute1 raquo
Voilagrave donc comment lrsquoabbeacute Blanchet le preacutedicateur a puiseacute dans trois reacutecits du
moraliste persan pour creacuteer son propre apologue Dans la note se trouvant agrave la fin du reacutecit
lrsquoauteur franccedilais preacutecise bien que laquo les penseacutees et les expressions de ce Dialogue sont
presque toutes emprunteacutees du Gulistan raquo Il en va de mecircme pour trois autres apologues et
un conte tous inspireacutes de ce dernier ouvrage Les apologues sont laquo Le Derviche insulteacute raquo
(p 25) laquo LrsquoArabe affameacute raquo (p 28) et laquo Les Amis et lrsquoArgent raquo (p 31) le conte est intituleacute
laquo Moyen de ressusciter les Morts Conte Persan raquo (p 44)2 Crsquoest dans la seconde partie de
la traduction du Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses (1737) par drsquoAlegravegre que lrsquoabbeacute Blanchet a
lu les historiettes de Saadi une traduction qursquoil juge laquo assez mal fait[e] raquo laquo Jrsquoai pris
lrsquoideacutee de cet Apologue [Le Derviche insulteacute] et celle du Conte intituleacute Moyen de
ressusciter les mortshellip dans un petit Livre assez mal fait qui a pour titre Gulistan ou
lrsquoEmpire des Roses chez Prault pegravere 1737 raquo Par contre pour ses citations il a preacutefeacutereacute la
traduction en latin de Gentius agrave la laquo preacutetendue traduction raquo drsquoAlegravegre laquo Jrsquoavertis au reste
que quand je cite le Gulistan ce nrsquoest point drsquoapregraves cette preacutetendue traduction ougrave lrsquoon a
mecircleacute mal agrave-propos beaucoup de choses qui ne sont point du Poegravete Sadi Je me sers toujours
de la version latine et tregraves exacte que Gentius a donneacuteehellip raquo
Quant aux changements que lrsquoauteur des Apologues fait subir aux reacutecits de Saadi ils
sont parfois radicaux Un exemple signifiant crsquoest laquo Le Derviche insulteacute raquo dont la fin est
totalement diffeacuterente de celle du texte drsquoorigine (Gulistan I 21) Lagrave Saadi raconte qursquoun
meacutechant homme jette une pierre sur la tecircte drsquoun homme de bien Ce dernier nrsquoayant pas le
pouvoir de se venger ramasse la pierre et la garde jusqursquoau jour ougrave le malfaiteur sujet agrave la
colegravere du roi est jeteacute dans un puits Le derviche preacutevenu de lrsquoeacuteveacutenement vient au pied du
puits et jette la pierre sur la tecircte de lrsquohomme meacutechant Mais le derviche de lrsquoabbeacute
Blanchet est tregraves toleacuterant et agit autrement que par la vengeance De sorte que quand
lrsquooccasion de se venger se preacutesente laquo apregraves un moment de reacuteflexion raquo il y renonce et
pardonne agrave lrsquohomme qui lrsquoavait blesseacute laquo Je sens agrave preacutesent dit-il qursquoil ne faut jamais se
venger Quand notre ennemi est puissant crsquoest imprudence et folie quand il est
1 Ibid p 54 (I 15) Parmi tant drsquoautres auteurs qui ont imiteacute adapteacute ou bien simplement rapporteacute ce distique de Saadi nous pouvons mentionner en particulier Voltaire 2 A comparer avec le Gulistan (I 21) (III 15)
146
malheureux crsquoest bassesse et cruauteacute raquo En quelque sorte Saadi srsquoest montreacute ici plus
reacutealiste que son imitateur et celui-ci plus geacuteneacutereux Cela ne veut pas dire que le moraliste
persan precircche la vengeance dans son reacutecit au contraire ndash on le sait bien ndash dans ses
œuvres il srsquoest montreacute si toleacuterant envers ses semblables que son nom a eacuteteacute agrave plusieurs
reprises citeacute comme exemple drsquoun esprit de toleacuterance surtout au XVIIIe siegravecle et par de
grandes personnaliteacutes telle un Voltaire ou un Diderot Seulement le preacutecepteur franccedilais a
voulu employer le conte de Saadi pour donner une moraliteacute diffeacuterente celle que lrsquoon vient
de voir Tandis que Saadi lui a drsquoabord voulu conseiller la prudence et la patience face
aux mauvaises attitudes des hommes au pouvoir laquo Puisque tu nrsquoas pas des ongles
deacutechirants et aceacutereacutes il vaut mieux que tu te querelles rarement avec les becirctes feacuteroces
[hommes cruels] Quiconque a engageacute la lutte avec un homme au bras drsquoacier a rendu
malade son avant-bras drsquoargent1 raquo Ensuite il a voulu suggeacuterer lrsquoideacutee que le pouvoir ne
reste pas eacuteternel et qursquoun jour ou lrsquoautre dans ce monde mecircme le destin punira le
malfaiteur de son crime laquo Sois tranquille jusqursquoagrave ce que la fortune lui lie la main et alors
enlegraveve sa cervelle selon le deacutesir de tes amis2 raquo
En lisant les Apologues et contes orientaux on deacutecouvre un eacutecrivain conscient des
problegravemes sociaux et politiques de sa socieacuteteacute et cherchant agrave les faire apparaicirctre drsquoune
maniegravere amusante et constructive Cet auteur a un regard attentif et critique sur les
eacuteveacutenements qui se passent autour de lui Les leccedilons de morale que renferment les Contes
orientaux les alleacutegories ingeacutenieuses qui servent drsquoenveloppe agrave la veacuteriteacute dans les
Apologues les ideacutees fortes et profondes de justice et de philosophie qui ressortent des
Anecdotes orientales tous ces eacuteleacutements produisent une impression drsquoautant plus vive que
ces eacuteveacutenements fictifs ou reacuteels offrent une foule drsquoallusions aux eacuteveacutenements qui se passent
sous les yeux des lecteurs de lrsquoeacutepoque
Outre ces cinq apologues et contes lrsquoouvrage de lrsquoabbeacute Blanchet contient des
laquo maximes orientales raquo elles aussi tireacutees du Gulistan Ce sont une vingtaine de maximes
choisies parmi celles qui constituent le dernier chapitre de ce chef-drsquoœuvre persan
Ajoutons en passant que ses emprunts ne se limitent pas agrave ce qursquoil avait lu dans le
Jardin des roses de Saadi Il srsquoest inspireacute de tout ce qursquoil avait agrave sa disposition Le Livre
des lumiegraveres La Bibliothegraveque orientale les reacutecits de voyages etc Les Contes orientaux
connaicirctront des reacuteeacuteditions et des usages divers Par exemple une eacutedition sans indication de
date (vers 1830 selon certaines sources) est laquo deacutedieacutee agrave la jeunesse raquo comme lrsquoindique son
1 Gulistan p 69 (I 21) 2 Ibid
147
titre1 Ayant choisi les contes pas trop seacuterieux et donc convenables pour laquo des enfants et
pour de jeunes personnes raquo lrsquoeacutediteur affirme avoir voulu laquo mettre dans leurs mains tous
ces ouvrages ougrave ils trouveront lrsquoagreacutement drsquoune lecture amusante varieacutee instructive et ougrave
ils puiseront agrave la fois drsquoutiles leccedilons et le deacutesir drsquoajouter drsquoautres connaissances agrave celles
qursquoils peuvent posseacuteder deacutejagrave raquo2 Dans son choix lrsquoeacutediteur a gardeacute le conte laquo Moyen de
ressusciter les morts raquo (lrsquoouvrage contient au total huit contes) et surtout en supprimant les
maximes et proverbes italiens espagnols et anglais se trouvant agrave la fin de lrsquoeacutedition
originale il nrsquoa repris que les maximes orientales tireacutees presque toutes du Gulistan Car
comme nous lrsquoavons expliqueacute dans la premiegravere partie de notre travail la morale de Saadi
peut servir aussi bien aux adultes qursquoaux jeunes et aux enfants
26 Antoine-Franccedilois Le Bailly
En cette mecircme anneacutee 1784 ougrave apparaissaient les Apologues et contes orientaux de lrsquoabbeacute
Blanchet un autre fabuliste nommeacute Le Bailly (1756-1831) publiait ses Fables nouvelles3
Se souvenant de lrsquoentreprise de Feacutenelon laquo drsquoinstruire les Enfants des Rois raquo et pousseacute par
le deacutesir drsquoadresser aux ducs De Valois et De Montpensier laquo quelques preacuteceptes de Morale
cacheacutes sous des fictions qui conviennent agrave [leur] acircge raquo4 Le Bailly publie une seacuterie de
fables dont certains sujets sont inspireacutes de Saadi En fait les premiegraveres historiettes du
Gulistan et celles du Boustan sur la conduite des rois convenaient bien agrave lrsquointention du
fabuliste franccedilais Celui-ci teacutemoigne cependant drsquoune certaine originaliteacute dans son
imitation il a emprunteacute des thegravemes aux autres auteurs (dont il indique le nom dans sa
laquo table des fables raquo) mais laquo le reste est purement de [son] invention raquo5 Autrement dit
comme disait La Fontaine son laquo imitation nrsquoest pas un esclavage raquo et il ajoute des
eacuteleacutements personnels agrave ses emprunts Dans la preacuteface de lrsquoeacutedition de 1813 lrsquoauteur dit agrave ce
sujet
laquo Je dirai encore avec une eacutegale franchise qursquoen mrsquoemparant de ces sujets jrsquoai soigneusement
eacuteviteacute drsquoecirctre le copiste servile des auteurs originaux je pourrais mecircme ajouter que telle fable
inventeacutee par eux est devenue entre mes mains une creacuteation nouvelle car il mrsquoest souvent
arriveacute drsquoen changer tout agrave la fois et le fond et la forme substituant sans scrupule mes ideacutees agrave
1 Voir supra p 142 note 3 2 Ibid p XXVII-XXVIII 3 Le Bailly Antoine-Franccedilois Fables nouvelles suivies de poeacutesies fugitives Paris chez Cailleau 1784 4 Ibid p VII 5 Ibid p 139
148
celles des inventeurs introduisant quelquefois drsquoautres personnages que les leurs pour donner
plus de vraisemblance aux reacutecitshellip1 raquo
De plus contrairement aux autres adaptateurs ou imitateurs de Saadi que nous avons
eacutevoqueacutes jusqursquoici Le Bailly a eacutecrit ses Fables en vers [Ce qui le distingue en quelque
sorte de ses devanciers] On a dit de ses fables qursquoelles prenaient rang apregraves celles de La
Fontaine et Florian
Dans la premiegravere eacutedition des Fables nouvelles en 1784 Le Bailly ne publie qursquoune
partie de ses fables laquo hellip la discreacutetion que jrsquoai eue de nrsquoexposer qursquoune moitieacute de mes
Fables au grand jour de lrsquoimpression2 raquo Il envisageait ainsi de sonder lrsquoaccueil du public
avant de publier drsquoautres fables Les soixante-huit fables de cette premiegravere eacutedition sont
reacuteparties dans trois livres dont le premier contient la fable laquoLe Sage de la Perse raquo Cette
fable qui semble ecirctre inspireacutee agrave la fois de certains passages du Gulistan commence ainsi
laquo Un Philosophe de la Perse
Victime trop longtemps de lrsquoenvie et des sots
Avec le genre humain voulut rompre commerce
Il alla chercher le repos
Au fond drsquoun bois obscur seacutejour des animaux3 raquo
Cette situation initiale nous rappelle le deacutebut de la fameuse aventure de Saadi lui aussi un
laquo sage de la Perse raquo qui fuit un jour la socieacuteteacute de ses amis
laquo Jrsquoavais pris en deacutegoucirct la socieacuteteacute de mes amis de Damas je mrsquoavanccedilai dans le deacutesert de
Jeacuterusalem et je me familiarisai avec les animaux hellip4 raquo
On pense eacutegalement agrave ce deacutevot vivant laquo dans une forecirct et se nourrissant de feuilles
drsquoarbres raquo5 ou encore agrave cet homme eacutegareacute autrefois laquo par les plaisirs deacutefendus raquo qui entre
dans le cercle des derviches mais qui reste toujours sujet agrave la meacutedisance des gens Ce
dernier personnage ne pouvant supporter lrsquoinjustice du discours des meacutechants porte
1 Fables nouvelles de M A F Le Bailly diviseacutees en quatre livres et faisant suite au volume publieacute en 1811 Paris Normant 1813 pp XII-XIII Au mecircme endroit le fabuliste ajoute qursquoil ne srsquoest laquo pas mis en peine drsquoindiquer les sources eacutetrangegraveres raquo ougrave il a puiseacute la matiegravere drsquoun certain nombre de ses apologues 2 Fables nouvelles eacutedition de 1784 opcit p VIII 3 Ibid p 9 (livre I fable VI) 4 Gulistan p 134 (II 31) En fait dans la traduction de Defreacutemery cette historiette est preacutesenteacutee comme la laquo trente-deuxiegraveme raquo crsquoest qursquoil y a une erreur de numeacuterotation des historiettes et juste apregraves la vingt-septiegraveme historiette on a la vingt-neuviegraveme on a sauteacute le chiffre 28 5 Ibid p 136 (II 33)
149
plainte devant un sage mais comme le dit Saadi on ne peut rien contre laquo la langue des
hommes raquo
laquo Par lrsquoexcuse de la peacutenitence on peut se deacutelivrer des chacirctiments de Dieu
Mais on ne peut se deacutelivrer de la langue des hommes1 raquo
Cette ideacutee de Saadi est pareille agrave celle du philosophe de la fable de Le Bailly qui par ces
termes plains drsquohumour reacutepond agrave son ami voulant lui faire remarquer les dangers drsquohabiter
le laquo seacutejour des animaux raquo
laquo Pour me nuire dit-il ceux-ci nrsquoont que des dents
Et les hommes ont une langue2 raquo
Les deux moralistes persan et franccedilais veulent ainsi mettre en garde leurs lecteurs contre
la meacutedisance qui peut ecirctre selon eux aussi dangereuse que les dents des animaux
Cette influence de Saadi est encore plus grande et plus directe dans les autres eacuteditions
des Fables nouvelles de Le Bailly En fait lrsquoouvrage est reacuteeacutediteacute plusieurs fois tantocirct avec
des augmentations tantocirct avec des suppressions notamment en 1811 1813 et 1823 Sans
doute ses Fables ont connu un accueil favorable aupregraves du public comme lrsquoavait souhaiteacute
Le Bailly en 1784 laquo Crsquoest drsquoapregraves lrsquoaccueil que cette moitieacute aura reccedilu du Public que je
me deacuteterminerai agrave faire paraicirctre lrsquoautre ou agrave la garder sagement dans mon Portefeuillehellip3 raquo
Les fables se trouvant dans ces nouvelles eacuteditions ne sont pas exactement les mecircmes que
dans la premiegravere eacutedition Du point de vue du nombre des fables eacutegalement les reacuteeacuteditions
diffegraverent Par exemple les deux fables laquo le sage de la Perse raquo et laquo le papillon et le lys raquo que
nous venons drsquoexaminer preacuteceacutedemment ne se retrouvent pas dans les Fables nouvelles
publieacutees en 1813 Par contre on y remarque deux nouvelles fables (parmi drsquoautres fables
qui apparaissent pour la premiegravere fois) inspireacutees de Saadi laquo Le Diamant et la Poussiegravere raquo
et laquo Le Ver luisant et le Crapaud raquo La premiegravere fable est laquo un diamant raquo que Le Bailly a
trouveacute chez les Orientaux
laquo Du peuple levantin que jrsquoaime les annales
Quel preacutecieux treacutesor de veacuteriteacutes morales
Jrsquoy trouve un Diamant prompt agrave le ramasser
1 Ibid p 125 (II 23) 2 Fables nouvelles 1784 op cit p 9 3 Ibid p VIII
150
Jrsquoinvente un apologue ougrave je vais lrsquoenchacircsser1 raquo
Ce peuple oriental en question crsquoest le peuple persan et lrsquoauteur chez qui le fabuliste a tireacute
sa fable est Saadi dont le poegraveme srsquoappelle le Jardin des Roses
laquo Ce prince un jour veut agrave Sadi
Donner de son estime une eacuteclatante marque
Sadi vient crsquoest Irzan qui drsquoabord le reccediloit
- On mrsquoa vanteacute dit-il les vers que tu composes
- Je mrsquoy connais Eh bien de ton Jardin des Roses
Il faut me citer quelque endroit
Mais un trait vif et court ndash Volontiers dit le sage
Qui lui cite alors ce passage2 raquo
Encore une fois il srsquoagit ici drsquoun reacutecit sur la cour et les courtisans Irzan laquo le favori
drsquoun roi du Khorasan raquo est un homme ambitieux vaniteux et jaloux Il ne supporte pas de
voir le succegraves de laquo son rival le vertueux Missour raquo et employant toutes sortes de ruses
contre ce dernier reacuteussit agrave lrsquoeacuteloigner de la cour Un jour le prince fait appeler le poegravete
Saadi afin de lui teacutemoigner de sa faveur Crsquoest Irzan qui va recevoir le poegravete le premier et
lui demande de reacuteciter quelques uns de ses poegravemes Alors Saadi lui cite ces vers
laquo Un jour on ne sait trop comment
Du front drsquoune sultane altiegravere
Tombe dans le fumier un riche Diamant
A peine est-il tombeacute qursquoune vaine Poussiegravere
Jouet drsquoun vent capricieux
Tourbillonne et srsquoeacutelegraveve aux cieux
Or maintenant reacuteponds toi qui fais lrsquohomme habile
Et qui pour tes eacutegaux affectes du meacutepris
Le Diamant en a-t-il moins de prix
Et la poussiegravere en est-elle moins vile 3 raquo
Irzan est laquo piqueacute de la leccedilon raquo cependant au lieu de se corriger il devient encore laquo pire raquo
jusqursquoagrave ce que laquo le prince enfin le bannit de sa cour raquo et remet laquo les recircnes de lrsquoEmpire raquo
dans ses mains
1 Fables nouvelles 1813 op cit p 30 (livre I fable XIII) 2 Ibid p 31 3 Ibid
151
Comme nous lrsquoavons vu Le Bailly a puiseacute cette fable dans le Jardin des Roses et plus
preacuteciseacutement dans cette sentence du huitiegraveme chapitre
laquo Si une perle tombe dans une eau sale elle nrsquoen est pas moins preacutecieuse mais si la poussiegravere
monte jusqursquoau ciel elle est tout aussi vile qursquoauparavant1 raquo
La fable du laquo Diamant et la Poussiegravere raquo est reprise dans lrsquoeacutedition de 1823 agrave cette
diffeacuterence pregraves que la derniegravere strophe crsquoest-agrave-dire le deacutenouement qui porte aussi la leccedilon
morale y manque Cette mecircme eacutedition contient une autre fable intituleacutee laquo Le Derviche et
le Sultan raquo dont le sujet est bien imiteacute de Saadi Dans la composition de sa fable Le Bailly
srsquoest servi ici drsquoun court reacutecit du Gulistan lrsquoun des plus connus chez les litteacuterateurs
franccedilais de lrsquoeacutepoque qui ont lu lrsquoœuvre du moraliste persan Voici le reacutecit de Saadi
laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est le
meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment-lagrave tu
ne vexes personne raquo
Distique ndash Jrsquoai vu un homme injuste endormi au milieu du jour et jrsquoai dit
laquo Cet homme est une calamiteacute il vaut donc mieux que le sommeil se soit empareacute de lui
Lrsquohomme dont le sommeil vaut mieux que la veille
Il est preacutefeacuterable qursquoun pareil meacutechant meure2 raquo
Plusieurs auteurs se sont plus agrave reprendre lrsquoideacutee de ce reacutecit de Saadi dans leurs propres
eacutecrits en lrsquoexprimant chacun agrave sa propre maniegravere Un simple regard sur les titres des fables
ou contes de ces auteurs suffirait agrave prouver notre ideacutee on y trouvera facilement des titres
tels que laquo le sommeil du tyran raquo laquo le sommeil du meacutechant raquo ou des titres eacutevoquant le
mecircme thegraveme Ce thegraveme Le Bailly lrsquoexprime au commencement de sa fable
laquo Fleacuteau de ses eacutetats un farouche Sultan
Ne dormait plus tans pis le sommeil drsquoun tyran
Dit un sage par excellence
Est le repos de lrsquoinnocence3 raquo
Puis il le deacuteveloppe dans une vingtaine de vers en racontant le rencontre du roi avec un
derviche qui laquo exempt de souci raquo dormait tranquillement Le roi est tregraves eacutetonneacute mais
1 Gulistan p 329 ici Defreacutemery a noteacute lrsquoanalogie entre la sentence de Saadi et la fable de Le Bailly 2 Ibid pp 47-48 (I 12) 3 Fables de M Le Bailly quatriegraveme eacutedition Paris chez J L J Briegravere 1823 p 94 (livre III fable VIII)
152
aussi envieux de voir le derviche laquo dormir aussi bien raquo sur son lit de laquo pierre raquo A cet
eacutetonnement du roi le derviche reacutepond ainsi
laquo Eh qursquoimporte
Dit le Dervis (sic) de sommeiller
Sur le duvet ou sur la dure
Jrsquoai fait un peu de bien ma conscience est pure
Est-il un plus doux oreiller 1 raquo
Donc selon la morale que nous apprend ce derviche lorsqursquoon a laquo la conscience
pure raquo on pourra dormir en pleine quieacutetude nrsquoimporte ougrave De mecircme selon la morale de
Saadi lorsque lrsquoon a laquo une acircme pure raquo on est toujours precirct au sommeil eacuteternel sans aucun
regret et nrsquoimporte dans quel endroit
laquo Lorsque lrsquohomme doueacute drsquoune acircme pure se dispose agrave partir
Que lui importe de mourir sur le trocircne ou bien sur la terre nue 2 raquo
Ainsi partant drsquoun reacutecit du Gulistan sur la tyrannie des rois notre fabuliste franccedilais
clocirct sa fable sur le thegraveme de la bienfaisance inspireacute drsquoun autre passage de ce chef-drsquoœuvre
moral persan
Il est vrai Le Bailly est resteacute tregraves original dans ses imitations de lrsquoœuvre de Saadi
Cependant ses emprunts sont transparents de sorte qursquoon y retrouve facilement les traces
du poegravete persan Une raison en est peut-ecirctre la preacutesence de ces deux personnages le
derviche (le sage) et le roi (le prince) typiques des reacutecits de Saadi ils sont preacutesents dans
presque tous les chapitres du Boustan et du Gulistan aussi bien que dans les Conseils aux
rois et lrsquoaventure de leur rencontre constitue le noyau drsquoun grand nombre drsquohistoriettes
De son cocircteacute comme nous lrsquoavons montreacute Le Bailly a pris une historiette de Saadi a
supprimeacute quelques eacuteleacutements en a ajouteacute drsquoautres a deacuteveloppeacute le sujet agrave sa maniegravere mais il
a preacutefeacutereacute garder le monarque et le sage comme deux personnages cleacutes de ses fables dans
laquo Le Diamant et la Poussiegravere raquo ces personnages sont laquo le prince raquo et laquo le sage (Saadi) raquo
dans laquo Le Sage de la Perse raquo et laquo Le Derviche et le Sultan raquo les titres sont eux-mecircmes bien
significatifs Et dans tout cela comme nous avons dit au deacutebut de ce passage le moraliste
franccedilais suivait un but preacutecis instruire les enfants du roi
1 Ibid 2 Gulistan p 26 (I 1)
153
Enfin on a dit de ses fables qursquoelles prenaient rang apregraves celles de La Fontaine et de
Florian Elles ont eu beaucoup de succegraves et des admirateurs qui eacutecriront agrave leur tour des
fables Lrsquoun drsquoeux est le Chevalier Coupeacute de Saint-Donat qui voit en Le Bailly son maicirctre
et imitera agrave la maniegravere de celui-ci quelques une des anecdotes de Saadi Nous parlerons
davantage de cet auteur dans le chapitre suivant
27 Louis Langlegraves et Baude de La Croix
Louis Langlegraves (1763-1824) publie en 1788 ses Contes fables et sentences tireacutes de
diffeacuterents auteurs arabes et persans1 Ce livre constitue le septiegraveme tome de la collection
Bibliothegraveque choisie de contes de faceacuteties et de bons mots publieacutee entre 1786 et 1790
Langlegraves lui il a tireacute deux reacutecits de Saadi lrsquoun du Boustan la fameuse histoire de laquo la
goutte drsquoeau raquo lrsquoautre du Gulistan laquo le naufrage raquo (V 21) en plus de beaucoup de
sentences tireacutees de ce dernier livre et du Conseil aux rois
Langlegraves eacutetait lrsquoun des plus grands orientalistes du XIXe siegravecle Il proposa agrave
lrsquoAssembleacutee constituante en 1790 de fonder agrave Paris une nouvelle eacutecole des langues
orientales dont le niveau serait plus eacuteleveacute que celui de lrsquoEcole des jeunes de Langues
fermeacutee depuis 1789 Le projet fut approuveacute et Langlegraves se chargea de sa mise en œuvre ce
qui dura jusqursquoen 1795 Le 10 Germinal an III lrsquoEcole des Langues Orientales fut
officiellement inaugureacutee Peu de temps apregraves lrsquoEcole des Jeunes de Langues aussi reprit
ses activiteacutes mais elle fut plus tard incorporeacutee agrave la premiegravere En 1796 Langlegraves fut nommeacute
directeur de lrsquoEcole dont il eacutetait le fondateur responsabiliteacute qursquoil remplira jusqursquoagrave la fin de
sa vie en 1823
Langlegraves eacutetait eacutegalement le premier orientaliste franccedilais qui avait fait des recherches
eacuterudites sur le Shahnameh (Livre des rois) de Ferdowsi son recueil de Contes que nous
venons de citer contient une notice sur la vie et lrsquoœuvre de ce grand poegravete Lrsquoanneacutee ougrave il
fut nommeacute directeur de lrsquoEcole des Langues Orientales il reacutedigea eacutegalement une Notice
sur Saadi2 Un autre grand service qursquoil rendit agrave ses contemporains fut de publier en 1811
une eacutedition critique en dix volumes du Reacutecit de voyage de Cahrdin avec de preacutecieux
commentaires et notes
1 Louis Langlegraves Contes fables et sentences tireacutes de diffeacuterents auteurs arabes et persans avec une analyse du poegraveme de Ferdoussy sur les rois de Perse Paris Chez Royez 1788 2 Notice sur la vie et les ouvrages de Sarsquoady drsquoapregraves les manuscrits persans de la Bibliothegraveque nationale Paris Magasin Encyclopeacutedique (sd)
154
Apregraves Louis Langlegraves crsquoest agrave Baude de La Croix de publier en 1790 des extraits du
Gulistan dans un recueil intituleacute Etrennes du Parnasse1 Il nrsquoa pas du tout lrsquooriginaliteacute de
son preacutedeacutecesseur il a choisi une quinzaine drsquohistoriettes de Saadi dans lrsquoadaptation de
Saint-Lambert et les a reproduites telles quelles dans son livre Le seul changement que
lrsquoauteur y a apporteacute crsquoest drsquoavoir remplaceacute dans chaque extrait quelques mots de Saint-
Lambert par leur synonyme Les historiettes qursquoil a choisies sont toutes extraites des deux
premiers chapitres du Gulistan car elles refleacutetaient mieux les laquo circonstances raquo de
lrsquoeacutepoque laquo Nous avons pris dans lrsquoouvrage de Saadi intituleacute Mœurs des Rois les
morceaux de morale les plus frappants et les plus applicables aux circonstances
actuelles2 raquo Ce dernier trait ndash nous lrsquoavons deacutejagrave eacutevoqueacute ndash est applicable dans le cas de la
plupart des ouvrages de ce genre qui apparaissaient alors sauf que les auteurs ne
lrsquoavouaient pas explicitement comme le fait ici Baude de La Croix Ces derniers ne
lrsquoosaient pas sans doute en raison des ideacutees parfois trop hardies que Saadi exprimait sur le
comportement des rois sur leur injustice ou sur leur colegravere par exemple
laquo On demandait agrave ce petit animal qui marche toujours devant le Lion pour faire partir le
gibier Pourquoi trsquoes-tu consacreacute au service du Lion Crsquoest reacutepondit lrsquoanimal que je me
nourris du reste de sa table Mais pourquoi ne lrsquoapproche-tu jamais Tu jouirais de son amitieacute
et de sa reconnaissance Oui mais srsquoil allait se mettre en colegravere 3 raquo
Si Baude de La Croix en parlant ouvertement des laquo circonstances raquo de son eacutepoque se
montre plus hardi que ses preacutedeacutecesseurs crsquoest peut-ecirctre parce qursquoil a publieacute son livre au
lendemain de la Reacutevolution en 1790 agrave cette date il aurait moins de contrainte que sous le
reacutegime royal pour pouvoir exprimer librement des ideacutees risquant drsquoaller agrave lrsquoencontre des
autoriteacutes royales Crsquoest eacutegalement et peut-ecirctre dans le mecircme sens qursquoil parle de la
laquo censure raquo dans les eacutecrits de ce laquo genre raquo laquo La varieacuteteacute que nous avons reacutepandue dans
notre recueil nous donne lieu drsquoespeacuterer qursquoil pourra devenir aux yeux du public le plus
inteacuteressant de tous ceux du mecircme genre qui sont soumis agrave sa censure raquo4 Et pour attirer
lrsquoattention des franccedilais dont il connaissait le laquo caractegravere raquo et le laquo goucirct raquo il est alleacute chercher
chez les peuples lointains quelques eacutecrits capables de laquo piquer la curiositeacute raquo laquo Le franccedilais
est naturellement doux humain sensible mais leacuteger par caractegravere inconstant dans ses
1 Baude de La Croix Etrennes du Parnasse avec meacutelange de litteacuterature franccedilaise et eacutetrangegravere Paris chez Belin 1790 2 Ibid p 5 Les morceaux en question se trouvent dans les pages 49 97 106 120 132 135 136 138 140 143 155 169 171 174 3 Ibid p 171 4 Ibid p 5
155
goucircts on ne peut reacuteussir agrave le fixer quelque temps qursquoen piquant sa curiositeacute par des traits
ingeacutenieux tireacutes des productions de lrsquoesprit de tous les peuples1 raquo
28 Florian
Enfin Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) le petit neveu de Voltaire et celui qui
occupe le deuxiegraveme rang parmi les fabulistes apregraves La Fontaine publie ses Fables en
17922 Son recueil paru en pleine peacuteriode reacutevolutionnaire eut un succegraves eacuteditorial
consideacuterable qui se prolongea jusqursquoagrave la fin de la troisiegraveme reacutepublique La fable du laquo Roi
de Perse raquo (livre II fable XXI) est lrsquoadaptation drsquoune historiette du Gulistan (I 19)
laquo Un roi de Perse certain jour
Chassait avec toute sa cour
Il eut soif et dans cette plaine
On ne trouvait point de fontaine
Pregraves de lagrave seulement eacutetait un grand jardin
Rempli de beaux ceacutedrats drsquooranges de raisin
A Dieu ne plaise que jrsquoen mange
Dit le roi ce jardin courrait trop de danger
Si je me permettais drsquoy cueillir une orange
Mes vizirs aussitocirct mangeraient le verger3 raquo
De mecircme une analogie existe entre la fable du laquo Petit chien raquo (livre V fable VIII) et
la fameuse aventure du renard dans le Gulistan (I 16) celui qui se sauvait de peur que lrsquoon
ne le prenne pour un chameau Au chapitre preacuteceacutedent nous avons donneacute un reacutesumeacute de
cette historiette4 Dans la fable de Florian crsquoest laquo un bon vieux petit chien raquo qui veut
quitter ses laquo peacutenates cheacuteris raquo car lrsquoeacuteleacutephant laquo le vainqueur politique habile raquo a donneacute
lrsquoordre drsquoexiler laquo pour jamais la race des lions raquo Nous donnons ici la suite de la fable et
laissons agrave nos lecteurs le soin de la comparer avec le reacutecit de Saadi
laquo Ocirc tyran tu le veux Allons il faut partir
Un barbet lrsquoentendit toucheacute de sa misegravere
Quel motif lui dit-il peut trsquoobliger agrave fuir
1 Ibid 2 Jean-Pierre Claris de Florian Fables Paris P Didot lrsquoaicircneacute 1792 3 Florian Fables de Florian suivies de son theacuteacirctre Paris Garnier fregraveres 1867 pp 74-75 Defreacutemery a eacutevoqueacute le rapprochement entre cette fable et celle de Saadi (voir Gulistan p 66) 4 Voir supra pp 97-98
156
ndash Ce qui mrsquoy force ocirc ciel Et cet eacutedit seacutevegravere
Qui nous chasse agrave jamais de cet heureux canton
ndash Nous ndash Non pas vous mais moi ndash Comment toi
Mon cher fregravere
Qursquoas-tu donc de commun hellip ndash Plaisante question
Eh ne suis-je pas un lion 1 raquo
Nous avons jusqursquoici preacutesenteacute les fabulistes les conteurs et autres laquo beaux esprits raquo du
XVIIIe siegravecle qui ont citeacute ou interpreacuteteacute quelque partie de lrsquoœuvre de Saadi chacun selon
ses aptitudes et ses tendances litteacuteraires morales philosophiques et religieuses Lorsque
nous regardons lrsquoensemble de ces contes et fables tireacutes de son œuvre nous nous
apercevons qursquoils procegravedent presque tous pour obeacuteir aux tendances geacuteneacuterales de lrsquoeacutepoque
drsquoun choix minutieux et exclusif de sujets didactiques de sujets concernant la conduite et
lrsquoeacuteducation des rois et de questions de morale2 Crsquoest lagrave en effet lrsquoun des aspects de
lrsquoœuvre de Saadi que le XVIIIe siegravecle retient particuliegraverement les fabulistes et les
peacutedagogues tous adaptateurs de talent mettent lrsquoaccent sur cette orientation morale et
sociale qui rejoint les preacuteoccupations constantes des grands eacutecrivains du temps Ceux-ci
trouveront dans lrsquoœuvre vaste du moraliste persan ample matiegravere agrave diverses dissertations
des arguments pour eacutetayer leurs thegraveses philosophiques surtout une sorte de paravent
derriegravere lequel ils pourront sans danger exposer leurs ideacutees les plus hardies Cela prouve
qursquoagrave cette eacutepoque laquo on recherchait beaucoup moins le cocircteacute estheacutetique que le cocircteacute
didactique et philosophique de Saadi raquo 3 En drsquoautres termes plutocirct que son aspect
agreacuteable crsquoest son aspect utile qui est exploiteacute par les lettreacutes du siegravecle des Lumiegraveres
Il est vrai que ces derniers sont presque tous des eacutecrivains secondaires Mais comme
nous lrsquoavons souligneacute quelle que soit la valeur propre de leurs travaux ils ont au moins eu
le privilegravege de mettre agrave la disposition de leurs illustres contemporains un ensemble
important drsquoeacuteleacutements divers puiseacutes dans le Boustan et dans le Gulistan et susceptibles
drsquoecirctre utiliseacutes ainsi que nous allons le deacuteterminer maintenant par des savants beaucoup
plus importants
1 Florian Fables de Florian suivies de son theacuteacirctre op cit p 166 2 Voir N Samsami op cit p 55 3 Ibid
157
3
SAADI ET LES PHILOSOPHES
Il y a une grande analogie entre les conceptions des poegravetes et des moralistes iraniens et celles des philosophes franccedilais du XVIIIe
siegravecle Firdousi Saadi et drsquoautres litteacuterateurs de lrsquoIran peuvent srsquoapparenter agrave Voltaire agrave Montesquieu et agrave Diderot en ce que jamais les envoleacutees de leur fantaisie ni lrsquoardeur de la creacuteation purement artistique ne leur ont fait oublier le cocircteacute utilitaire de leur œuvre ce qui en elle devrait servir agrave lrsquoameacutelioration et au bien-ecirctre de lrsquohumaniteacute Nayereh Samsami
LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise
Les grands philosophes eurent eux aussi la curiositeacute et aussi la preacutetention de
connaicirctre Saadi Qursquoallaient-ils en veacuteriteacute demander agrave ce sage drsquoun autre siegravecle et drsquoun
autre univers sinon quelques maximes vigoureuses et deacutecisives pour renforcer leurs
principes de la liberteacute de penseacutee du gouvernement parlementaire de la fraterniteacute humaine
Si Montesquieu Rousseau Buffon ne semblent pas avoir jamais lu le Gulistan ni le
Boustan par contre Voltaire Diderot Mme Roland durant leur vie et agrave travers une grande
partie de leur œuvre y font souvent allusion Dans le deacutetail les reacuteminiscences abondent
Comme Saadi lrsquoune ceacutelegravebre la solitude lrsquoautre vante la bonteacute de la nature lrsquoautre srsquoexerce
au portrait excessivement imageacute de la bien-aimeacutee
31 Voltaire et Saadi
Le thegraveme essentiel des Contes philosophiques de Voltaire est le meacutecontentement de lrsquoordre
preacutesent des choses et lrsquoattirance vers des pays ou des siegravecles ougrave les mœurs les coutumes
lrsquoordre social sont autres ou peuvent sembler autres et meilleurs gracircce agrave lrsquoeacuteloignement ou
agrave lrsquoignorance Ainsi que les autres philosophes ses contemporains Voltaire en proposant
un nouveau systegraveme de vie ou de creacuteation a besoin drsquoeacutetayer ses theacuteories sur des exemples
reacuteels Les philosophes du XVIIIe siegravecle aiment preacutesenter aux yeux de leurs lecteurs des
pays gouverneacutes selon leurs theacuteories et ougrave ce qui chez eux nrsquoest qursquoune aspiration est
devenu un fait accompli Ils ont besoin de croire agrave de lointains Edens de justice et de
sagesse et puisent dans cette croyance la force de reacutepandre parmi leurs contemporains la
foi dans une socieacuteteacute meilleure Crsquoest pourquoi lrsquoOrient en geacuteneacuteral et lrsquoIran en particulier
jouent dans les œuvres des philosophes sinon le rocircle original de source inspiratrice du
moins celui drsquoun champ libre ougrave leur fantaisie peut srsquoeacutetendre sans obstacle et trouver une
158
reacutesonance vraie ou fausse agrave ses aspirations agrave ses deacutesirs Voltaire a une grande preacutedilection
pour la litteacuterature orientale laquo Jrsquoadmire autant les romans orientaux que je deacuteteste les
romans russes raquo
Zadig ou la Destineacutee est un roman mais aussi un conte philosophique de Voltaire ndash
lrsquoun des plus appreacutecieacutes ndash publieacute pour la premiegravere fois en 1747 sous le titre Memnon
histoire orientale Augmenteacute ensuite de plusieurs chapitres il fut publieacute en 1748 sous son
titre actuel La premiegravere publication de Zadig correspond agrave lrsquoeacutepoque ougrave les malheurs et les
deacuteceptions de Voltaire sont nombreux Le comble de ses infortunes crsquoest la fameuse
histoire du jeu de la reine en octobre 1747 ougrave Voltaire courtisan fait preuve de
deacutesinvolture en disant en anglais agrave sa protectrice Madame du Chacirctelet de ne pas jouer
avec des laquo filous raquo Il est alors obligeacute de fuir agrave Sceaux chez la duchesse du Maine Crsquoest lagrave
que lrsquoideacutee drsquoeacutecrire des contes inspire agrave Voltaire ce conte philosophique qui connaicirct
drsquoinnombrables eacuteditions agrave partir de 1747 Ayant un acircge assez avanceacute et doueacute drsquoune
expeacuterience plus longue et plus directe de la vie il est ainsi meneacute agrave reacutefleacutechir sur lrsquoorigine du
mal sur son propre destin et sur la destineacutee des hommes en geacuteneacuteral laquo Il y a horriblement
de mal sur la terre raquo1 dira Candide lrsquohomme souffre et il nrsquoy peut rien faire Le mal
universel et lrsquoimpuissance de lrsquohomme agrave changer son destin tel est le leitmotiv de la
plupart des chapitres de Zadig Existe-t-il une providence eacutequitable bienfaisante et
directrice de lrsquounivers Pour reacutepondre agrave cette question Voltaire eacutecrit Zadig qui selon J
Hadidi est laquo le plus persan de ses romans philosophiques raquo2
Zadig retrace les meacutesaventures drsquoun jeune homme qui fait lrsquoexpeacuterience du monde dans
un Orient de fantaisie Tour agrave tour favorable et cruelle toujours changeante la fortune du
heacuteros passe par des hauts et des bas qui rythment le texte nommeacute ministre du roi de
Babylone il srsquoavegravere ecirctre un homme tregraves bon jugeant justement les gens et non sur leur
revenu comme le faisaient les autres ministres Crsquoest donc selon une justice eacutequitable que
Zadig travaille en tant que ministre du roi Mais par la suite il est jeteacute en prison puis
vendu comme esclave Croisant divers personnages hauts en couleur Zadig connaicirctra
lrsquoamour et ses revers devra faire face agrave lrsquoinjustice et agrave la superstition ainsi qursquoaux dangers
qui peuplent son errance agrave travers le monde Veacuteritable reacutecit drsquoaventures Zadig est aussi un
roman de formation ougrave Voltaire mecircle habilement les charmes du conte et la reacuteflexion
philosophique La question de la Destineacutee (sous-titre du conte) fait notamment lrsquoobjet drsquoun
1 Voltaire Candide Pocket Paris 1998 p 160 2 Javad Hadidi laquo Les origines persanes de Zadig roman philosophique de Voltaire raquo in Luqmacircn 4egraveme anneacutee ndeg 1 automne-hiver 1987-88 p 52
159
chapitre important un ermite qui se reacutevegravele ecirctre lrsquoange Jesrad (celui-ci parle de lui agrave la
troisiegraveme personne en utilisant la Providence) instruit Zadig sur la philosophie de Leibniz
(que Voltaire approuve agrave ce moment) et lui recommande de se fier agrave la Providence
Zadig fut eacutecrit agrave lrsquoeacutepoque ougrave lrsquointeacuterecirct de Voltaire (comme celui des autres
intellectuels) se portait de plus en plus vers lrsquoOrient et au moment ougrave la Perse eacutetait
drsquoactualiteacute Dans ces conditions un esprit curieux et avide de savoir comme Voltaire ne
pouvait guegravere rester indiffeacuterent agrave cette grande vogue que connaissait la Perse drsquoautant plus
que depuis quelques anneacutees il se documentait sur lrsquoOrient pour reacutediger son Essai sur les
mœurs dont plusieurs chapitres eacutetaient consacreacutes aux anciens Perses Voltaire nrsquoavait sans
doute pas lu les livres Zends mais avait une ideacutee plus ou moins exacte de leur religion de
leurs ideacutees et de leur esprit Il avait acquis ces connaissances gracircce aux relations de
voyages de Chardin de Tavernier agrave la Bibliothegraveque Orientale drsquoHerbelot et surtout agrave
lrsquolaquoHistoire religionis veterum Persarum eacuteorumque magorum raquo de Tomas Hyde Il puisait
surtout dans ses connaissances ce qui pourrait servir immeacutediatement agrave eacutetayer sa thegravese
philosophique ou morale Les reacuteminiscences de Zoroastre pullulent dans Zadig et la plupart
ont pour objet de mettre un peu de piquant en faisant srsquoexprimer un sage agrave la mode sur les
humbles questions drsquoici-bas
Degraves le premier chapitre et degraves la premiegravere page Voltaire fait reacutefeacuterence aux principes
de Zoroastre que Zadig observe laquo Il avait appris dans le premier livre de Zoroastre que
lrsquoamour propre est un ballon gonfleacute de vent dont il sort des tempecirctes quand on lui a fait
une piqucircre raquo et quelques lignes plus loin nous le voyons suivre laquo ce grand preacutecepte de
Zoroastre Quand tu manges donne agrave manger aux chiens dussent-ils te mordre raquo1 Dans
ces principes lrsquoaxe du mal est appeleacute Ahriman (comme le courtisan envieux appeleacute
Arimaze au chapitre IV) opposeacute au principe du bien Orzmud Lrsquoarchimage de Zoroastre
est appeleacute Yeacutebor anagramme de Boyer nom de lrsquoeacutevecircque de Mirepoix et ennemi de
Voltaire Au deacutebut du troisiegraveme chapitre lrsquoaventure du chien et du cheval nous lisons
laquo le premier mois du mariage comme il est eacutecrit dans le livre du Zend est la lune de miel
et le second est la lune de lrsquoabsinthe raquo2 De mecircme dans lrsquohistoire de lrsquoenvieux quatriegraveme
chapitre il est question drsquoune loi de Zoroastre laquo qui deacutefendait de manger du griffon raquo3 ou
1 Voltaire Zadig ou la Destineacutee histoire orientale eacutedition critiquehellip par Georges Ascoli tome I Paris Marcel Didier 1962 p 6 2 Ibid p 13 3 Ibid p 18
160
bien de cette autre sentence laquo Lrsquooccasion de faire du mal se trouve cent fois par jour et
celle de faire du bien une fois dans lrsquoanneacutee comme dit Zoroastre1 raquo
Des exemples de ce genre de citations attribueacutees (parfois agrave tort) au laquo grand Zoroastre raquo
abondent tout le long du roman et teacutemoignent drsquoune part de lrsquointeacuterecirct de Voltaire pour ce
personnage historique et de lrsquoautre part de lrsquoactualiteacute de celui-ci agrave cette eacutepoque Mais
Zoroastre nrsquoest pas le seul repreacutesentant de la sagesse persane dans les contes de Zadig
Voltaire connaicirct bien un autre grand sage de la Perse Saadi plus reacutecent que le premier
mais aussi en vogue que lui agrave lrsquoeacutepoque Des allusions agrave Saadi et des emprunts agrave son œuvre
ne manquent pas dans Zadig
laquo Dans Zadig il y a un curieux meacutelange de philosophie leibnizienne et de morale des vieux
sages de lrsquoIran Le roi de Serendib Zadig le bon ministre les deacutefinitions du roi eacutequitable faites
par ce dernier sont tregraves proches des deacutefinitions de Saadi que Voltaire connaissait surtout
drsquoapregraves les traductions de Chardin Lrsquoanticleacutericalisme du poegravete ses viseacutees contre
lrsquoeacutegocentrisme devaient lui ecirctre bien proches2 raquo
Le premier emprunt de Voltaire agrave Saadi crsquoest son nom Zadig srsquoouvre par une
imaginaire laquo eacutepicirctre deacutedicatoire agrave la sultane Sheraa par Sadi raquo dateacutee du laquo 18 du mois de
Schewal lrsquoan 837 de lrsquoHeacutegire raquo La chronologie est bien fausse car agrave cette date le
veacuteritable Saadi eacutetait mort depuis plus drsquoun siegravecle et demi Quand agrave la princesse Sheraa agrave
qui lrsquoimaginaire Saadi offre Zadig laquo la traduction drsquoun livre drsquoun ancien Sage raquo certains
ont voulu voir en elle Madame de Pompadour en fait le portrait lui ressemble3 Voici les
premiegraveres lignes de cette eacutepicirctre
laquo Charme des prunelles tourment des cœurs lumiegravere de lrsquoesprit je ne baisse point la poussiegravere
de vos pieds parce que vous ne marchez guegraveres ou que vous marchez sur des tapis drsquoIran ou
sur des roses Je vos offre la traduction drsquoun livre drsquoun ancien Sage qui ayant le bonheur drsquo
nrsquoavoir rien agrave faire eut celui de srsquoamuser agrave eacutecrire lrsquohistoire de ZADIG ouvrage qui dit plus
qursquoil ne semble dire Je vous prie de le lire et drsquoen juger car quoique vous soyez dans le
printemps de votre vie quoique tous les plaisirs vous cherchent quoique vous soyez belle amp
que vos talents ajoutent agrave votre beauteacute quoiqursquoon vous loue du soir au matin et que par toutes
ces raisons vous soyez en droit de nrsquoavoir pas le sens commun cependant vous avez lrsquoesprit
1 Ibid p 20 2 N Samsami op cit p 66 3 Voir agrave ce sujet et agrave propos de lrsquoeacutepicirctre le commentaire de G Ascoli dans Zadig op cit t II pp 3-8
161
tregraves sage et le goucirct tregraves fin et je vous ai entendu raisonner mieux que de vieux Derviches agrave
longue barbe et agrave bonnet pointuhellip1 raquo
Ici Voltaire mystificateur impeacutenitent semble avoir quelque peu parodieacute le style
imageacute agrave lrsquoorientale dont Saadi se servait dans les eacuteloges de ses preacutefaces Il avait puiseacute ses
connaissances sur Saadi et sa poeacutesie dans diffeacuterentes sources possibles Bibliothegraveque
orientale drsquoHerbelot (1697) la traduction du Gulistan par Du Ryer (1634) celle de
drsquoAlegravegre avec une Vie de Saadi (1704) des fragments en latin donneacutes par Hyde (1700) et
les relations de voyages de Chardin (1711) Ce dernier en deux endroits2 avait donneacute la
traduction de quelques passages de lrsquoillustre laquo cheic Sahdy raquo pour faire connaicirctre agrave la fois
lrsquoœuvre du poegravete et le ton oriental Un ton oriental que Voltaire parodiera en se servant
fort probablement drsquoun de ces passages tel que le suivant
laquo A la gloire du prince Atabek Mahomed fils drsquoAboubekre
Jeunesse heureuse brillante aurore cœur geacuteneacutereux
Qui sur un visage jeune portes une graviteacute ancienne
Qui joins un cœur brave agrave un esprit savant et agrave un jugement formeacute
Jeune homme drsquoun bras vaillant et drsquoun sens sagehellip
Conserve ocirc Dieu par ta bonteacute ce jeune prince
Contre le mal des mauvais regards
Rends-le ocirc Dieu le plus renommeacute prince du monde
En justice en pieacuteteacute en magnificence en gloire
Environne-le de sucircreteacute et de paix et que pour centre il ait la bonne conscience
Que ses deacutesirs soient remplis en cette vie et qursquoen lrsquoautre il soit au-dessus des deacutesirs3 raquo
Dans son eacutedition critique du Zadig Georges Ascoli dit qursquoil ne voit aucun lien entre ce
roman de Voltaire et le Gulistan qursquoil deacutefinit comme un laquo recueil de preacuteceptes entremecircleacutes
de fables et drsquohistoires de sentences rapides au ton grave religieux jamais plaisant raquo4 Il
ajoute ensuite que Voltaire a sans doute confondu Cheik Saadi (qursquoil avait lu laquo cheic Sahdy
chez Chardin) et Chec Zadeh lrsquoauteur de lrsquoHistoire de la Sultane de Perse et des visirs
1 Voltaire Zadig op cit p 3 2 Dans lrsquoeacutedition de 1811 ces passages se trouvent au tome V p 56 et suiv et p 139 et suiv 3 Ibid pp 162-163 Ces vers sont la traduction du poegraveme qui se trouve au commencement du Boustan p 13 la traduction de Barbier de Meynard commence ainsi laquo Paneacutegyrique de lrsquoAtabek Mohammed fils drsquoAbou-Bekr Atabek-Mohammed est un roi favoriseacute du ciel digne possesseur de la couronne et du trocircne un jeune prince aux destineacutees brillantes comme son cœur jeune par les anneacutees mais vieillard par lrsquoexpeacuterience grand par la science sublime dans ses aspirations Son bras a la vigueur et son esprit la clairvoyance sa geacuteneacuterositeacute deacutepasse celle de lrsquooceacutean et son rang le place au dessus des Pleacuteiadeshellip raquo 4 Ibid p 5
162
(traduite en 1707 par Petis de la Croix) et que cette meacuteprise lrsquoa conduit agrave attribuer son
Zadig agrave Saadi Enfin comme dernier argument agrave son ideacutee G Ascoli dit qursquoau moment ougrave
Voltaire eacutecrivait Zadig il ne savait pas grande chose sur Saadi et que la fausse date de
lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire (laquo lrsquoan 837 de lrsquoheacutegire raquo) relevait de ce fait
Sur ces sujets nous ne sommes pas tout agrave fait drsquoaccord avec G Ascoli Drsquoabord parce
que celui-ci deacutecrit le ton du Gulistan laquo grave et jamais plaisant raquo crsquoest un peu injuste
lorsque nous lisons les historiettes pleines drsquohumour et drsquoironie riante de ce recueil moral
Nous avons vu dans notre premiegravere partie que lrsquoironie douce et riante eacutetait un eacuteleacutement
inseacuteparable de la poeacutesie et de la prose de Saadi dans le Gulistan et nous en avons montreacute
des exemples Il suffit de jeter un coup drsquoœil sur les deacutefinitions que diverses personnes du
XVIIe et du XVIIIe siegravecle ont donneacutees du style de Saadi pour prouver notre ideacutee
Drsquoailleurs lrsquoouvrage de Saadi nrsquoest pas moins anticleacuterical que laquo religieux raquo comme le
deacutesigne ce critique franccedilais A cet eacutegard les exemples ne manquent pas dans le Gulistan
le plus fameux crsquoest lrsquohistoriette 16 du deuxiegraveme chapitre ougrave on voit dans un songe un
religieux en enferhellip Lrsquohistoire qui a inspireacute laquo Le songe drsquoun habitant du Mogol raquo agrave La
Fontaine et qui a eacutegalement eacuteteacute sujet de diverses adaptations surtout au XVIIIe siegravecle
Seul dans le mecircme chapitre du Gulistan les historiettes 6 18 22 33 34 ont des sujets
anticleacutericaux Ainsi agrave la fin de lrsquohistoriette 33 le vizir intelligent et philosophe drsquoun roi lui
dit laquo O roi lrsquoobligation de lrsquoamitieacute crsquoest que tu fasses du bien agrave chacune de ces troupes
Donne de lrsquoor aux savants afin qursquoils lisent davantage et ne donne rien aux religieux afin
qursquoils restent tels raquo1 Et dans la suivante laquo conforme au discours preacuteceacutedent raquo (crsquoest le sous-
titre qursquoy donne Defreacutemery) Saadi raconte cette aventure significative drsquoailleurs drsquoun ton
plaisant
laquo Une affaire importante survint agrave un monarque et il dit laquo Si la fin de cette affaire arrive selon
mon deacutesir je donnerai tant de drachmes aux religieux raquo Lorsque la chose qursquoil deacutesirait eut
reacuteussi [hellip] Il donna donc une bourse de drachmes agrave un de ses serviteurs afin qursquoil les employacirct
pour les religieux On dit que crsquoeacutetait un esclave intelligent et prudent il tourna de cocircteacute et
drsquoautre pendant tout le jour et revint agrave la nuit Il baisa les drachmes les placcedila devant le roi et
lui dit laquo Quoique jrsquoaie chercheacute des religieux je nrsquoen ai pas trouveacute raquo Le roi reacutepondit laquo Quel
est ce rapport Je sais qursquoil y a dans cette ville quatre cents religieux raquo Lrsquoesclave reprit laquo O
seigneur du monde celui qui est vraiment religieux ne recevra pas cet argent et celui qui le
recevra nrsquoest pas un religieuxhellip2 raquo
1 Gulistan pp 139-140 dans la traduction de Defreacutemery cette historiette constitue la trente-quatriegraveme du chapitre suite agrave une erreur de numeacuterotation par le traducteur (de lrsquohistoriette 27 on passe au 29) 2 Gulistan pp 140-141 (II 34)
163
Crsquoest justement cet aspect anticleacuterical de la penseacutee de Saadi ndash drsquoailleurs tregraves preacutesent
dans Zadig ndash qui suscitait lrsquointeacuterecirct de Voltaire pour ce poegravete persan laquo Lrsquoanticleacutericalisme
du poegravete ses viseacutees contre lrsquoeacutegocentrisme devaient lui ecirctre bien proches raquo a affirmeacute N
Samsami dans sa thegravese1
Quant agrave la chronologie brouilleacutee qui fait de Saadi un contemporain drsquoOuloug-beg
vivant en laquo lrsquoan 837 de lrsquoheacutegire raquo on sait bien que ce genre drsquoinexactitudes de deacutetails se
rencontre assez freacutequemment dans cette mise en scegravene orientale qursquoest Zadig aussi bien
que dans drsquoautres endroits de son œuvre eacutecrire laquo Desterham raquo au lieu de laquo defterdar raquo
(ministre turc) prendre un livre laquo Sadder raquo pour un homme de mecircme que Zenda-Vesta
pour un dieu confondre lrsquoAvesta (texte) avec le Zend (commentaire) faire de la laquo Sibeacuterie raquo
le bagne de la Chaldeacutee etc ce sont quelques exemples parmi tant drsquoautres agrave ce propos2
Qursquoune telle fantaisie une telle inexactitude soit mise au compte du manque drsquoinformation
de Voltaire sur le sujet cela ne nous paraicirct pas tregraves creacutedible Du moins dans le cas de la
biographie de Saadi contrairement agrave lrsquoideacutee de G Ascoli nous pensons que lrsquoauteur de
Zadig avait des connaissances assez eacutetendues pour ne pas se tromper sur la peacuteriode dans
laquelle vivait le ceacutelegravebre poegravete persan Dans la plupart des notices parues dans les
diffeacuterents ouvrages sur Saadi traductions adaptations articles de peacuteriodiques etc la date
de naissance et celle de la mort du poegravete du Gulistan et du Boustan sont mentionneacutees (bien
que ces dates soient peu sucircres) Sans chercher agrave deacutecouvrir ce qui a meneacute Voltaire agrave
brouiller la chronologie dans cet laquo eacutepicirctre deacutedicatoire raquo nous admettons lrsquoideacutee de V L
Saulnier selon laquelle certaines confusions laquo sont faites agrave dessein raquo3 Lrsquoideacutee autrement
affirmeacutee par J Chaybani
laquo hellip les erreurs commises par Voltaire dans son interpreacutetation de lrsquohistoire de la Perse En fait
ces erreurs sont dues assez rarement agrave une infideacuteliteacute de la meacutemoire et le plus souvent au choix
que Voltaire fait en vue drsquoeacutecrire une histoire de la civilisation au goucirct de son siegravecle mais son
eacuterudition est consideacuterable4 raquo
Ou encore selon Javad Hadidi laquo si les donneacutees geacuteographiques ou historiques du roman
[Zadig] ne sont pas toujours exactes crsquoest que Voltaire nrsquoa pas lrsquointention de faire œuvre
1 N Samsami op cit p 66 2 Cf Zadig chapitre III 3 Zadig ou la Destineacutee introduction et notes par V L Saulnier Genegraveve Droz 1965 p XXVII laquo Certaines confusions en revanche sont faites agrave dessein Celles notamment qui mecirclent agrave des superstitions drsquoOrientaux paiumlens des commandements de la Bible afin de mieux discreacutediter ceux-ci par celles-lagrave raquo 4 Jeanne Chaybany Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle Paris 1967 p 245
164
de savant Son objectif est de distraire le lecteur tout en lui donnant agrave reacutefleacutechir sur les
problegravemes de la vie raquo1
De plus selon J Ascoli lui-mecircme Voltaire reconnaicirctra en 1753 que Saadi eacutetait
contemporain de Dante2 laquo mais il ne songera pas agrave corriger lrsquoanachronisme de Zadig raquo3
Nous pouvons donc conclure que ce deacutetail chronologique nrsquoa pas paru si important aux
yeux de Voltaire pour qursquoil srsquoen preacuteoccupe davantage Il semble qursquoen geacuteneacuteral et quand il
srsquoagissait surtout drsquoexprimer une ideacutee ou de deacutevelopper un thegraveme4 Voltaire se souciait peu
de petits deacutetails tels que la date le lieu geacuteographique lrsquoorthographe exact drsquoun nom de
personne drsquoun titre drsquoouvrage etc Dans Zadig il a seulement voulu parler des questions
occidentales sous un autre nom deacuteguiseacute en un poegravete oriental et avec un style oriental
Drsquoautre part la deacutefinition mecircme que G Ascoli donne du Gulistan peut servir agrave eacutetablir
des rapprochements entre ce recueil et le roman de Voltaire ne pourrait-on pas penser ndash
surtout lorsque figure le nom de Saadi comme le traducteur du Zadig en tecircte de lrsquoouvrage ndash
aux ressemblances entre ce livre et le Gulistan tous deux diviseacutes en chapitres mais surtout
pleins drsquolaquo histoires raquo de laquo preacuteceptes raquo et de laquo sentences rapides raquo A cette diffeacuterence que
dans Zadig crsquoest Zoroastre le sage leacutegislateur de lrsquoancienne Perse qui remplit la fonction
du sage moraliste de Chiraz son compatriote plus moderne Justement nous venons de
montrer quelques exemples de bons mots et de preacuteceptes de Zoroastre dans les diffeacuterents
chapitres de Zadig pareils agrave ce que lrsquoon lit dans le Gulistan On se rappelle le succegraves de
lrsquoouvrage que Galland avait traduit sous le titre de Les Paroles remarquables les bons
mots et les maximes des Orientaux (1694) Lrsquoouvrage de Chardin reprenait ce thegraveme de la
sagesse (1711) en citant drsquoautres sentences ainsi que des poegravemes de Saadi
Notons enfin que ce genre de pastiches persans se trouvait dans les correspondances de
Voltaire depuis 1742 et cela laquo porte agrave croire qursquoil connaissait les poegravetes [iraniens] plus
largement que par les extraits de Chardin raquo5 Comme exemple nos pouvons citer les
formules agrave lrsquoiranienne qursquoil a souvent mises en haut de ses lettres envoyeacutees parmi tant
drsquoautres agrave Cideville (1er septembre 1742) et agrave lrsquoabbeacute Aumillon (octobre 1742)
Ce nrsquoest donc pas par hasard que Voltaire deacutedie son conte sous le nom de Saadi laquo Si
donc Voltaire se reacuteclame de lui dans la deacutedicace de son roman [hellip] crsquoest qursquoil trouve en lui
1 J Hadidi laquo Les origines persanes de Zadig roman philosophique de Voltaire raquo op cit p 68 2 Nous reviendrons plus bas sur ce sujet 3 Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t II p 5 4 Moins quand il srsquoagit drsquoeacutecrire un essai historique en tant qursquoun historien 5 N Samsami op cit p 66
165
une acircme sœur de la sienne1 raquo Sans vouloir trop nous attarder sur cette eacutepicirctre ougrave le style et
le ton correspondent bien agrave ceux de Saadi dans les eacuteloges qursquoil adresse agrave son bienfaiteur
Aboubekr ou bien dans les eacutevocations de la grandeur de Dieu (dont Voltaire avait bien lu la
traduction chez Chardin) et ougrave les termes et expressions comme laquo Sage raquo laquo Derviches raquo
laquo meacutedisance raquo laquo aimer ses amis raquo laquo ne faire point drsquoennemis raquo (autant de thegravemes
saadiens) nous rappellent spontaneacutement les eacutecrits de Saadi nous passons aux autres
emprunts de Voltaire agrave lrsquoœuvre du poegravete persan plus concrets et plus directs
Dans Zadig se deacuteroule une suite drsquoanecdotes prises un peu agrave toutes les sources Si le
nom mecircme du heacuteros semble venir drsquoun eacutepisode de lrsquoHistoire de la Sultane de Chec Zadeacute
(lrsquoHistoire du grand eacutecuyer Saddyq) bien des intrigues viennent drsquoailleurs Telle lrsquohistoire
du grain de sable qui est inseacutereacutee dans le chapitre XIV intituleacute laquo Le Brigand raquo et qui
provient du Boustan de Saadi Avant de parler davantage de ce lien il est preacutefeacuterable de
donner un petit reacutesumeacute du chapitre
Le brigand dont il est question dans ce chapitre srsquoappelle Arbogad et il est le chef
drsquoune troupe de bandits installeacutes dans une forteresse se trouvant laquo aux frontiegraveres qui
seacuteparent lrsquoArabie Peacutetreacutee de la Syrie raquo2 Zadig apregraves avoir eacutechappeacute plusieurs fois agrave la mort
arrive devant cette forteresse Les brigands lrsquoentourent et veulent le deacuteposseacuteder de tout ce
qursquoil a Il se deacutefend hardiment et ne se rend pas Arbogad laquo ayant vu drsquoune fenecirctre les
prodiges de valeur que faisait Zadig conccediloit de lrsquoestime pour lui raquo descend vite et ordonne
drsquoarrecircter le combat Il se montre tregraves geacuteneacutereux envers Zadig ordonne de le bien traiter et
lrsquoinvite agrave souper avec lui Arbogad invite Zadig agrave le rejoindre dans son meacutetier de voleur qui
laquo nrsquoest pas mauvais raquo Zadig veut savoir depuis quand son hocircte exerce laquo cette noble
profession raquo de voler Arbogad lui raconte donc son passeacute en se souvenant ainsi de son
malheureux destin laquo Jrsquoeacutetais valet drsquoun Arabe assez habile ma situation mrsquoeacutetait
insupportable Jrsquoeacutetais du deacutesespoir de voir que dans toute la terre qui appartient eacutegalement
aux hommes la destineacutee ne mrsquoeucirct pas reacuteserveacute ma portion raquo Alors il confie ses peines agrave un
vieil Arabe qui le console en lui racontant lrsquoaventure drsquoun grain de sable
laquo Mon fils ne deacutesespeacuterez pas il y avait autrefois un grain de sable qui se lamentait drsquoecirctre un
atome ignoreacute dans les deacuteserts au bout de quelques anneacutees il devint diamant et il est agrave preacutesent
le plus bel ornement de la Couronne du Roi des Indes3 raquo
1 J Hadidi laquo Les origines persanes de Zadighellip raquo op cit p 65 2 Nos citations sur ce XIVe chapitre renvoient aux pages 65-69 de Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t I 3 Ibid p 66
166
Impressionneacute par lrsquohistoire de ce grain de sable Arbogad deacutecide de laquo devenir diamant raquo Il
commence laquo par voler deux chameaux raquo il srsquoassocie ensuite des amis vole de laquo petites
caravanes raquo et devient enfin laquo seigneur brigand raquo Ainsi Arbogad agrave qui la destineacutee nrsquoavait
pas reacuteserveacute sa laquo portion raquo eut sa laquo part aux biens de ce monde raquohellip
Un peu plus tard Arbogad apprend agrave Zadig que le roi Moabdar est tueacute et que la reine
est probablement parmi les concubines drsquoun prince drsquoHyrcanie laquo si elle nrsquoa pas eacuteteacute tueacutee
dans le tumulte raquo de Babylone Une fois de plus Zadig srsquointerroge sur ses infortunes et
lrsquoordre mal eacutetabli dans le monde laquo Ocirc fortune ocirc destineacutee un voleur est heureux et ce que
la nature a fait de plus aimable a peacuteri peut-ecirctre drsquoune maniegravere affreuse on vit dans un eacutetat
pire que la mort raquo
Or ce chapitre expose une fois de plus lrsquoideacutee geacuteneacuterale du roman celle de la puissance
du destin sur la vie humaine Pour le composer Voltaire srsquoest souvenu des textes de Saadi
dont il avait lu la traduction dans divers endroits Ainsi lrsquohistoire du grain de sable est tireacutee
du premier poegraveme du chapitre IV du Boustan et non pas comme lrsquoont dit certains
critiques du poegraveme se trouvant au commencement de ce livre Ces derniers pensent que la
traduction suivante de Chardin est la source drsquoinspiration de Voltaire
laquo La masse des cailloux il lrsquoa semeacutee de rubis et de turquoises
A des fils drsquoeacutemeraudes il pend des escarboucles
Il prend deux gouttes drsquoeau lrsquoune dans la nue qursquoil lance en mer
Lrsquoautre dans le corps humain qursquoil porte en la matrice
De celle-lagrave il fait le globe brillant de la perle
De celle-ci une figure mouvante et raisonnante droite comme un pin1 raquo
Ces vers font partie des poegravemes que Chardin a librement traduits dans son journal de
voyage (paru en 1711) sous le titre laquo Traduction des vers qui sont au commencement des
Œuvres de Cheic Sahdy raquo Voltaire avait lu Chardin et connaissait bien ces vers qursquoil
reproduira ensuite et plus drsquoune fois dans ses eacutecrits par exemple dans sa Lettre agrave M
de professeur drsquohistoire (deacutecembre 1753) mise en tecircte des Annales de lrsquoEmpire il se
souvient laquo drsquoun passage du Persan Sadi sur la puissance de lrsquoEtre suprecircme raquo
laquo Il sait distinctement ce qui ne fut jamais
De ce qursquoon nrsquoentend point son oreille est remplie [hellip]
Il segraveme de rubis les masses des rochers
1 Chardin op cit t V p 143
167
Il prend deux gouttes drsquoeau de lrsquoune il fait un homme
De lrsquoautre il arrondit la perle au fond des mershellip1 raquo
Comme on le voit Voltaire a arrangeacute ici la traduction de Chardin Ce mecircme texte sera de
nouveau repris en 1756 dans lrsquoEssai sur les mœurs au passage ougrave Voltaire aborde les
beaux-arts chez les Persans
Crsquoest peut-ecirctre cette mecircme reacutepeacutetition agrave plusieurs endroits de ces vers par Voltaire qui a
conduit certains agrave se tromper sur la source de lrsquohistoire du grain de sable En fait cette
histoire est inspireacutee du poegraveme suivant ougrave Saadi precircchant la modestie contre lrsquoorgueil et
lrsquoarrogance deacutecrit la naissance drsquoune perle
laquo Une goutte de pluie tomba du sein des nuages
En voyant la mer immense elle demeura toute confuse
laquo Que suis-je dit-elle agrave cocircteacute de lrsquoOceacutean
En veacuteriteacute je me perds et disparais dans son immensiteacute raquo
En reacutecompense de cet aveu modeste
Elle fut recueillie et nourrie dans la nacre drsquoun coquillage
Par les soins de la Providence
Elle devint une perle de grand prix et orna le diadegraveme des rois
Elle fut grande parce qursquoelle avait eacuteteacute humble
Elle obtint lrsquoexistence parce qursquoelle srsquoeacutetait assimileacutee au neacuteant raquo2
Une comparaison mecircme superficielle entre ces deux passages du Boustan et le texte
correspondant dans le chapitre du laquo Brigand raquo suffit agrave confirmer notre ideacutee
Il faut signaler qursquoagrave lrsquoeacutepoque ougrave Voltaire eacutecrivait Zadig le Boustan nrsquoeacutetait pas encore
traduit Et ce dernier poegraveme ne se trouve pas non plus parmi les passages que Chardin a
traduits du Boustan Alors comment Voltaire a connu lrsquoaventure de cette laquo goutte de
pluie raquo pour pouvoir lrsquoutiliser dans son conte Sans doute par sa traduction en anglais
qursquoavait donneacutee Addison dans le Spectator en 1712 Lrsquoideacutee que confirme ce commentaire
de G Ascoli laquo Addison a ducirc servir drsquointermeacutediaire entre Sadi et Voltaire car le
Spectator (ndeg 293 du 5 feacutevrier 1712) empruntant lrsquohistoire agrave Chardin lrsquoavait deacuteveloppeacutee
fort aimablement3raquo Sauf que notre critique commet une erreur en disant que la traduction
drsquoAddison est une adaptation de lrsquohistoire de Chardin En un mot le texte drsquoAddison
1 Annales de lrsquoEmpire depuis Charlemagne par lrsquoauteur du Siegravecle de Louis XIV agrave Basle chez Jean Henri Decker 1753 non pagineacute (le texte se trouve aux premiegraveres pages de lrsquoouvrage) 2 Boustan pp 181-182 3 Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t II p 117
168
(traduction anglaise du premier poegraveme du chapitre IV du Boustan) est bien la source de
lrsquoinspiration de Voltaire sans cependant qursquoil soit une adaptation de la traduction de
Chardin Cela veut dire qursquoAddison connaissait le Boustan autrement que par les extraits
traduits dans le journal de voyage de Chardin
Pour eacuteviter toute confusion et faciliter un peu les choses nous donnons ici tous les
textes en question et laissons le jugement agrave nos lecteurs mecircmes
Boustan pp 181-182 Boustan p 3
laquo Une goutte de pluie tomba du sein des nuages
En voyant la mer immense elle demeura toute
confuse laquo Que suis-je dit-elle agrave cocircteacute de
lrsquoOceacutean
En veacuteriteacute je me perds et disparais dans son
immensiteacute raquo
En reacutecompense de cet aveu modeste
Elle fut recueillie et nourrie dans la nacre drsquoun
coquillage
Par les soins de la Providence
Elle devint une perle de grand prix et orna le
diadegraveme des rois
Elle fut grande parce qursquoelle avait eacuteteacute humble
Elle obtint lrsquoexistence parce qursquoelle srsquoeacutetait
assimileacutee au neacuteant1 raquo
laquo Crsquoest lui qui incruste le rubis et lrsquoeacutemeraude
aux flancs du rocher
Crsquoest lui qui mecircle le rubis des fleurs agrave
lrsquoeacutemeraude du feuillage
Il verse dans lrsquoOceacutean la goutte drsquoeau du nuage
Et dans le sein de la femme la semence creacuteatrice
De la premiegravere il forme une perle brillante
De la seconde une creacuteature droite et svelte raquo
Zadig p 66 Chardin Addison
laquo Mon fils ne deacutesespeacuterez
pas il y avait autrefois un
grain de sable qui se
lamentait drsquoecirctre un atome
ignoreacute dans les deacuteserts au
bout de quelques anneacutees il
devint diamant et il est agrave
preacutesent le plus bel
ornement de la Couronne
du Roi des Indes raquo
laquo La masse des cailloux il
lrsquoa semeacutee de rubis et de
turquoises
A des fils drsquoeacutemeraudes il
pend des escarboucles
Il prend deux gouttes drsquoeau
lrsquoune dans la nue qursquoil lance
en mer
Lrsquoautre dans le corps humain
qursquoil porte en la matrice
De celle-lagrave il fait le globe
brillant de la perle
De celle-ci une figure
laquo Une goutte drsquoeau tombeacutee drsquoun
nuage dans la mer et confondue
dans ces abicircmes se mit agrave
raisonner en elle-mecircme et agrave
srsquoeacutecrier laquo Heacutelas que je suis
peu de chose dans ce vaste
Oceacutean et que mon existence me
paraicirct inutile agrave lrsquoUnivers Je me
vois presque reacuteduite agrave rien et je
suis fort au-dessous des
moindres ouvrages de la
Diviniteacute raquo Cependant il arriva
qursquoune huicirctrehellip la reccedilut au
1 Boustan pp 181-182
169
mouvante et raisonnante
droite comme un pin raquo
milieu de tout ce beau
raisonnement La goutte srsquoy
durcit peu agrave peu jusqursquoagrave ce
qursquoelle forma une perlehellipcette
fameuse perle qui orne
aujourdrsquohui le diadegraveme du
grand Sophi de Perse raquo
Lrsquoanecdote de Saadi semble avoir beaucoup plu agrave Voltaire qui la reacutepegravete agrave plusieurs
endroits de son œuvre dans Micromeacutegas (1752) on lit laquo Je me trouve comme une goutte
drsquoeau dans un oceacutean immense Je suis honteux surtout devant vous de la figure ridicule
que je fais en ce monde1 raquo dans les Questions sur lrsquoEncyclopeacutedie (1770) article
Bibliothegraveque la fameuse goutte drsquoeau reacuteapparaicirct agrave cette diffeacuterence pregraves qursquoelle devient ici
laquo lrsquoornement du trocircne du grand Mogol raquo au lieu de devenir celui de laquo la couronne du Roi
des Indes raquo
laquo Une grande bibliothegraveque a cela de bon qursquoelle effraye celui qui la regarde Deux cent mille
volumes deacutecouragent un homme tenteacute drsquoimprimer mais malheureusement il se dit bientocirct agrave
lui-mecircme on ne lit point la plupart de ces livres-lagrave et on pourra me lire Il se compare agrave la
goutte drsquoeau qui se plaignait drsquoecirctre confondue et ignoreacutee dans lrsquoOceacutean un geacutenie eut pitieacute
drsquoelle il la fit avaler par une huicirctre Elle devint la plus belle perle de lrsquoOrient et fut le
principal ornement du trocircne du grand Mogol Ceux qui ne sont que compilateurs imitateurs
commentateurs eacuteplucheurs de phrases critiques agrave la petite semaine enfin ce dont un geacutenie
nrsquoa point eu pitieacute resteront toujours gouttes drsquoeau2 raquo
Mais pour la plupart de ses contes dans la mesure mecircme ougrave Voltaire nrsquoinvente pas et
se contente de reprendre un scheacutema drsquoanecdotes connus ajoutant agrave le traiter toutes les
ressources de son art ce nrsquoest pas agrave un seul texte qursquoil a recours mais agrave deux trois ou agrave
plusieurs textes agrave la fois
Dans le chapitre que nous analysons par exemple le cadre du deacutebut du conte preacutesente
beaucoup de traits communs avec la dixiegraveme historiette du chapitre IV du Gulistan ougrave un
poegravete se rend chez le chef des bandits pour lui offrir un poegraveme paneacutegyrique Mais on le
chasse en lui enlevant tout ce qursquoil a y compris ses vecirctements Les chiens se mettant agrave le
poursuivre le poegravete veut prendre un caillou pour les faire seacuteloigner Mais il nrsquoy reacuteussit pas
car les cailloux sont geleacutes et donc colleacutes par terre Furieux et deacuteccedilu il dit alors laquo Quels
1 M XXI 109 2 M XVII 570
170
sont ces hommes fils de prostitueacutees qui ont lacirccheacute le chien et enchaicircneacute la pierre 1 raquo Cette
boutade plaicirct au chef des bandits qui de la fenecirctre de son chacircteau regarde la scegravene Il
conccediloit de lrsquoamitieacute pour le poegravete lui rend tout ce que ses gens lui ont enleveacute lui donne
mecircme une petite bourse
En bref les eacuteleacutements communs dans ces deux contes sont les suivants le personnage
du chef des brigands lrsquoaffrontement entre le poegravete (ici Zadig) et les voleurs le chef des
brigands qui regarde la scegravene de lrsquoaffrontement laquo de sa fenecirctre raquo la boutade du poegravete qui
plaicirct au chef des bandits (ici Arbogade qui conccediloit de lrsquoestime pour la vaillance de Zadig)
la geacuteneacuterositeacute du chef des brigands pour celui qursquoils ont voulu voler le trait de bonhomie
attribueacute agrave ce chef de voleurs
Cette anecdote de Saadi eacutetait traduite par Du Ryer et drsquoAlegravegre mais aussi adapteacutee par
Tallemant des Reacuteaux et Seacuteneceacute au XVIIe siegravecle2 Il est donc fort probable que Voltaire lrsquoait
lue et utiliseacutee pour esquisser le cadre de son conte La seule personne qui a souligneacute cette
analogie avant nous crsquoest J Hadidi qui voit le chapitre du laquo Brigand raquo comme produit
drsquoune confusion entre les deux anecdotes de Saadi laquo Le geacutenie de Voltaire embellit ainsi
tout ce qursquoil emprunte agrave ses preacutedeacutecesseurs Il y porte quelque petite modification qui ne
gecircne point lrsquoensemble du reacutecit mais qui tout en gardant son inteacuterecirct exotique le rend plus
agreacuteable agrave entendre et plus proche de la vie quotidienne3 raquo
Mais drsquoautres ressemblances rapprochent encore Zadig de quelques textes de Saadi Le
premier cas concerne le chapitre V laquo Les Geacuteneacutereux raquo ougrave on ceacutelegravebre laquo une grande
fecircte raquo qui revient laquo tous les cinq ans raquo4 Selon une ancienne coutume agrave Babylone on doit
deacutesigner devant le roi le citoyen ayant fait laquo lrsquoaction la plus geacuteneacutereuse raquo durant les cinq
derniegraveres anneacutees Le laquo premier Satrape raquo (gouverneur de province chez les anciens Perses)
a le soin drsquoexposer laquo les plus belles actions qui se sont passeacutees sous son gouvernement raquo
On preacutesente tour agrave tour un juge un jeune homme un soldat dont les actions eacutetaient parmi
les meilleures A un moment le roi lui-mecircme prend la parole et deacutesigne Zadig comme
celui dont lrsquoacte geacuteneacutereux meacuterite la coupe Voici ce que le roi raconte de Zadig
laquo Jrsquoavais disgracieacute depuis quelques jours mon ministre et mon favori Coreb Je me plaignais de
lui avec violence et tous mes courtisans mrsquoassuraient que jrsquoeacutetais trop doux crsquoeacutetait agrave qui me
dirait le plus de mal de Coreb Je demandai agrave Zadig ce qursquoil en pensait et il osa en dire du
1 Gulistan p 212 (IV 10) 2 Cf notre commentaire agrave propos de cette anecdote pp 100-106 3 laquo Les origines persanes da Zadighellip raquo op cit p 67 4 Les citations de ce chapitre sont tireacutees des pages 24-26
171
bienhellip je nrsquoai jamais lu qursquoun courtisan ait parleacute avantageusement drsquoun ministre disgracieacute
contre qui son souverain eacutetait en colegraverehellip raquo
Mais Zadig pense que la seule personne qui meacuterite la coupe crsquoest sa Majesteacute car laquo eacutetant
roi vous ne vous ecirctes point facirccheacute contre votre esclave lorsqursquoil contredisait votre
passion raquo
En lisant ce que raconte ici le roi et puis Zadig nous pensons spontaneacutement agrave la
premiegravere historiette du Gulistan ougrave la situation et les eacuteveacutenements sauf quelques petits
deacutetails sont presque les mecircmes
- dans le Gulistan le roi ordonne de tuer un laquo esclave raquo dans Zadig le roi disgracie son
ministre mais aussi un laquo esclave raquo contredit la passion du roi
- lagrave le roi demande agrave son vizir ce que dit lrsquoesclave ici le roi demande laquo agrave Zadig ce qursquoil
en pensait raquo
- lagrave le bon ministre intervient en faveur du malheureux esclave en rendant ses injures
comme une bonne priegravere pour roi ici Zadig laquo osa en dire du bien raquo et parle
laquo avantageusement du ministre disgracieacute raquo
- lagrave le roi pardonne la vie agrave lrsquoesclave ici le roi nrsquoest laquo point facirccheacute contre son esclave raquo
En outre Saadi a ajouteacute ce vers agrave la fin de son historiette laquo Celui dont le roi exeacutecute
les conseils ce serait dommage qursquoil dit autre chose que le bien1 raquo Crsquoest pour cette raison
que le bon ministre chez Saadi malgreacute la colegravere du roi contre son esclave et pour sauver la
vie agrave ce dernier prend le risque de mentir agrave son souverain Et chez Voltaire bien que le roi
laquo eacutetait en colegravere raquo contre son laquo ministre disgracieacute raquo Zadig laquo ose en dire du bien raquo de sorte
que le roi lui-mecircme en est surpris
En fait cette historiette de Saadi eacutetait sans doute la plus lue de toutes les historiettes
du Gulistan drsquoabord parce qursquoelle en eacutetait la premiegravere mais aussi parce qursquoelle eacutetait
rapporteacutee ou adapteacutee dans de nombreux recueils de fables depuis que Du Ryer lrsquoavait
traduite en 1634 Surtout et donc agrave lrsquoeacutepoque de Zadig elle eacutetait trop connue pour que
Voltaire ne lrsquoait pas lue agrave son tour
Nous avons eacutegalement repeacutereacute une analogie entre le chapitre IX laquo La Femme battue raquo
et une anecdote du Boustan (VII 6) que B de Meynard a traduit sous le titre laquo Le negravegre et
la jeune fille raquo Beaucoup drsquoeacuteleacutements communs rapprochent ces deux histoires que nous
essayerons drsquoanalyser ici
1 Gulistan p 25 (I 1)
172
Dans la sixiegraveme historiette du chapitre VII du Boustan Saadi raconte lrsquoaventure drsquoun
vieillard en Inde
laquo Passant un jour en un lieu eacutecarteacute et solitaire de lrsquoIndoustan je rencontrai un negravegre un geacuteant
long comme une nuit drsquohiver on lrsquoaurait pris pour le deacutemon de la reine de Saba pour une
image drsquoIblis repoussante de laideur Le monstre tenait dans ses bras une fille belle comme la
lune et mordillait ses legravevres vermeilles si eacutetroite eacutetait leur eacutetreinte qursquoon eucirct dit la nuit
enveloppant le jour1 raquo
Voyant cette scegravene et laquo enflammeacute drsquoun zegravele imprudent raquo le vieillard cherche partout des
pierres et des bacirctons et agrave force drsquoinjures et de menaces parvient laquo agrave seacuteparer les teacutenegravebres de
la lumiegravere raquo (le negravegre de la jeune fille) laquo Il srsquoenfuit semblable au sombre nuage qui passe
au-dessus drsquoun riant jardin et la belle apparut comme un œuf eacuteclatant de blancheur sous
lrsquoaile drsquoun corbeau raquo Alors le vieillard contrairement agrave ce qursquoil attend se voie cible agrave des
injures de la part de laquo la seacuteduisante peacuteri raquo qui se jette laquo furieuse raquo sur lui
laquo Deacutevot hypocrite au froc bleuacirctre srsquoeacutecriait-elle vil peacutecheur qui achegravetes les biens de ce monde
avec les promesses du ciel cet homme avait depuis longtemps charmeacute mon cœur et enivreacute
mon acircme et crsquoest quand jrsquoallais savourer un mets impatiemment deacutesireacute que tu lrsquoarraches tout
brucirclant de mes legravevres raquo Puis redoublant ses plaintes et ses cris de deacutetresse laquo Il nrsquoy a donc
plus de geacuteneacuterositeacute ici-bas [hellip] Et furieuse vomissant lrsquoinjure elle me saisit par mes
vecirctements2 raquo
Le vieillard arrive de se sauver des mains de la belle fille en lui laissant sa tunique
laquo comme lrsquoail qui sort de sa gousse raquo Quelques temps apregraves la jeune fille rencontre le
vieillard et lui demande srsquoil la reconnaicirct laquo Dieu me protegravege lui reacutepondis-je en
mrsquoeacutechappant de tes griffes jrsquoai renonceacute agrave tout jamais au peacutecheacute drsquoindiscreacutetion raquo
Cette meacutesaventure en Inde du vieillard du Boustan ressemble agrave bien des eacutegards agrave celle
de Zadig qui arrive dans le chapitre IX aux laquo frontiegraveres de lrsquoEgypte raquo
laquo Il vit non loin du grand chemin une femme eacuteploreacutee qui appelait le ciel et la terre agrave son
secours et un homme furieux qui la suivait Elle eacutetait deacutejagrave atteinte par lui elle embrassait ses
genoux Cet homme lrsquoaccablait de coups et de reproches3 raquo
1 Boustan pp 284 toutes les autres citations que nous donnerons de cette historiette se trouvent dans les pages 284 agrave 286 2 Ibid p 285 3 Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t I pp 43 toutes nos citations sur ce chapitre renvoient aux pages 42-45
173
Cette femme eacutegyptienne est laquo drsquoune beauteacute touchantehellip un chef-drsquoœuvre de la
nature raquo pareille agrave la fille indienne chez Saadi qui est laquo belle comme la lunehellip la
seacuteduisante peacuteri raquo Lrsquohomme eacutegyptien est le laquo plus barbare des hommes raquo et
laquo robuste raquo comme lrsquoIndien du Boustan qui est laquo geacuteant raquo et laquo monstre raquo Tout comme le
personnage de Saadi le vieillard laquo enflammeacute drsquoun zegravele imprudent raquo Zadig se sent
laquo peacuteneacutetreacute de compassion raquo pour la belle Egyptienne et laquo drsquohorreur pour lrsquoEgyptien raquo Il
deacutecide de sauver la femme qui lui demande secours Dans un dur combat Zadig reacuteussit agrave la
sauver en tuant lrsquohomme barbare le personnage de Saadi fait la mecircme chose pour la
jeune Indienne sauf qursquoil ne tue pas son homme Ensuite la situation paradoxale de
lrsquoanecdote de Boustan se reacutepegravete dans Zadig au lieu de remercier Zadig de lrsquoavoir deacutelivreacutee
de laquo lrsquohomme le plus violent raquo qursquoon ait jamais vu la dame commence agrave lrsquoinjurier
laquo Que tu meures sceacuteleacuterat lui reacutepondit-elle que tu meures tu as tueacute mon amant je voudrais
pouvoir deacutechirer ton cœur [hellip] Je voudrais qursquoil me batticirct encore reprit la dame en poussant
des cris Je le meacuteritais bien je lui avais donneacute de la jalousie Plucirct au Ciel qursquoil me batticirct et que
tu fusses agrave sa place raquo
Les cris de colegravere et les injures de cette Egyptienne sont agrave comparer avec ceux de
lrsquoIndienne du Boustan A comparer aussi et surtout le revirement drsquoopinion de ces deux
femmes quelques temps apregraves tous ces eacuteveacutenements lorsqursquoelles reviennent vers leur
sauveur malheureux celui qursquoelles ont tant insulteacute laquo Elle ne cessait de crier agrave Zadig
Secourez-moi encore une fois eacutetranger geacuteneacutereuxhellip raquo (chez Saadi la jeune femme
demande au vieillard srsquoil la reconnaicirct) Mais Zadig de Voltaire et le vieillard de Saadi sont
assez sages pour prendre leccedilon agrave leur meacutesaventure lrsquoun a laquo renonceacute agrave tout jamais au peacutecheacute
drsquoindiscreacutetion raquo et lrsquoautre laquo ne srsquoy attrapera plus raquo
Ainsi les analogies sont trop nombreuses pour nier tous rapports entre les deux contes
Mais en deacutepit de ces rapports nous avouons qursquoil nous a eacuteteacute impossible de deacutecouvrir ougrave et
quand Voltaire aurait pu prendre connaissance du reacutecit du Boustan que nous venons
drsquoanalyser
Les reacutecits de Saadi mis agrave part ce sont parfois les qualiteacutes geacuteneacuterales de son œuvre les
ideacutees et les thegravemes qui y sont deacuteveloppeacutes les traits de sa personnaliteacute ou bien les eacuteleacutements
de sa biographie que lrsquoon retrouve dans certains des portraits que trace Voltaire Un
exemple bien significatif que nous pouvons donner agrave ce propos est le portrait de lrsquoermite
174
du chapitre XVIII Lagrave nous rencontrons un ermite dont la description correspond
parfaitement agrave celle de Saadi et les sujets dont il parle se rapprochent de ceux que ce
dernier a deacuteveloppeacutes dans ses deux recueils laquo LrsquoHermite parlait de la Destineacutee de la
Justice de la Morale du Souverain bien1 de la Faiblesse humaine des Vertus et des Vices
avec une eacuteloquence si vive et si touchante que Zadig se sentit entraicircneacute vers lui par un
charme invincible raquo2 Et nous savons tous que Saadi eacutetait un laquo moraliste raquo qursquoil a passeacute les
derniegraveres anneacutees de sa vie en laquo ermite raquo qursquoil a parleacute du fatalisme de la laquo justice raquo
(premier chapitre du Boustan porte ce titre) de laquo lrsquoaffaiblissement et de la vieillesse raquo
(sixiegraveme chapitre du Gulistan) de la laquo conduite des rois raquo (premier chapitre du Gulistan et
le livre des Conseils aux rois) de la vraie laquo vertu raquo surtout nous nous rappelons que le
premier caracteacuteristique de lrsquoart de Saadi est son laquo eacuteloquence raquo qui est aussi laquo vive et
touchante raquo que celle de lrsquoermite dans ce chapitre de Zadig (un des pseudonymes de Saadi
est Afsah ol-Motekalemin laquo le plus eacuteloquent raquo)
De mecircme un peu plus loin nous rencontrons un autre personnage qui vit laquo retireacute du
monde raquo laquo Le maicirctre eacutetait un Philosophe retireacute du monde qui cultivait en paix la sagesse
et la vertu et qui cependant ne srsquoennuyait pas Il srsquoeacutetait plu agrave bacirctir cette retraite dans
laquelle il recevait les eacutetrangers avec une noblesse qui nrsquoavait rien de lrsquoostentation3 raquo Lagrave
encore on trouve des traits communs entre la retraite de ce philosophe (on a aussi appeleacute
Saadi de ce nom) et celle de Saadi agrave la fin de sa vie lorsque ce dernier accueillait les
pauvres dans son ermitage en mecircme temps que les grands de la ville venaient le visiter4
Or bien que Voltaire ait puiseacute le reacutecit de ce chapitre dans un poegraveme (The Hermit) du
poegravete anglais Parnell dont les poeacutesies furent rassembleacutees et publieacutees en 17225 cela ne lrsquoa
pas empecirccheacute drsquoajouter agrave son adaptation des eacuteleacutements qursquoil aurait pris ailleurs Outre les
exemples que nous venons drsquoeacutenumeacuterer laquo le regraveglement de la justice dans le chapitre VI (le
Ministre) est tout agrave fait dans le genre des historiettes de Saadi ougrave des Vizirs tranchent les
questions les plus compliqueacutees de droit guideacutes par le bon sens de leur intuition raquo6
1 Les thegravemes de laquo la justice raquo et du laquo souverain bien raquo sont bien chers agrave Voltaire et se reacutepegravetent eacutegalement vers la fin du roman laquo On proposa des questions sur la justice sur le souverain bien sur lrsquoart de gouverner raquo Zadig t I p 101 Enfin le roman se termine sur une laquo Terre gouverneacutee par la justice et par lrsquoamour raquo (p 103) 2 Ibid t II p 91 3 Ibid p 94 4 Voir agrave ce sujet la premiegravere partie de notre eacutetude chapitre I 1 5 Voir le commentaire de G Ascoli sur ce chapitre Zadig op cit t II pp 136-164 A lrsquoeacutepoque Freacuteron a accuseacute formellement Voltaire de plagiat (Anneacutee litteacuteraire (I 30) et drsquoautres avant lui lrsquoavaient insinueacute 6 N Samsami op cit p 68
175
A lrsquoexemple de ces bons ministres dans Zadig il existe eacutegalement des rois eacutequitables
dont le portrait est traceacute par Voltaire Le portrait du monarque ideacuteal de Voltaire ressemble
bien agrave lrsquoimage que Saadi nous a donneacutee drsquoAnouchirvan le juste (Cosroegraves le Grand) un
monarque eacuteclaireacute et tempeacutereacute soucieux des besoins de ses sujets exerccedilant son autoriteacute au
profit de la justice et de la libeacuteraliteacute On peut dire que Voltaire et Saadi se ressemblent en
ce qursquoils restent fidegraveles au systegraveme monarchique repreacutesenteacute par un souverain eacuteclaireacute tout
en souhaitant la fin des abus Au deacutebut du roman on lit de Zadig qursquoil eacutetait laquo neacute avec un
beau naturel fortifieacute par lrsquoeacuteducation raquo qursquoil laquo savait modeacuterer ses passions raquo qursquoil laquo eacutetait
aussi sage qursquoon peut lrsquoecirctre raquo et surtout doueacute drsquoun laquo esprit juste et modeacutereacute raquo1 Crsquoest
justement pour ces raisons qursquoagrave la fin du roman il devient laquo le seul Monarque de la Terre
qui eucirct un ami raquo et sous le regravegne de qui la terre fut gouverneacutee laquo par la justice et par
lrsquoamour raquo2 De lrsquoautre cocircteacute les exemples du roi modeacutereacute et eacutequitable ne manquent pas dans
le Gulistan (entre autres les historiettes qui racontent des aventures du roi Anouchirvan le
juste dans le chapitre I)
Nous rappelons que le sujet nrsquoest pas nouveau chez Voltaire dans la trageacutedie des
Guegravebres toute la piegravece est monteacutee pour aboutir au but principal qui est de preacutesenter le type
drsquoun monarque ideacuteal incarneacute par lrsquoempereur Gratien Les derniegraveres paroles de lrsquoempereur
sont bien significatives agrave cet eacutegard
laquo Les Guegravebres deacutesormais pourront en liberteacute
Suivre un culte secret longtemps perseacutecuteacute
Si ce culte est le tien sans doute il ne peut nuire
Je dois le toleacuterer plutocirct que le deacutetruire
Qursquoils jouissent en paix de leurs droits de leurs biens
Qursquoils adorent leur Dieu mais sans blesser les miens
Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumiegravere
Mais la loi de lrsquoEtat est toujours la premiegravere
Je pense en Citoyen jrsquoagis en empereur
Je hais le fanatisme et le perseacutecuteur3 raquo
Il est clair que Voltaire a eu de freacutequentes prises de contact avec Saadi Ce qui tregraves
vraisemblablement rapprochait le patriarche de Ferney du sage de Chiraz crsquoeacutetait
lrsquoensemble de ses croyances religieuses politiques et sociales De mecircme que lrsquoauteur du
1 Zadig op cit t I pp 5-6 2 Ibid pp 102-103 3 Voltaire Les Guegravebres ou la toleacuterance troisiegraveme eacutedition Rotterdam chez Reinier Leers 1769 p 104
176
Gulistan admettait comme lrsquounique explication du monde physique et humain lrsquoexistence
drsquoun Dieu capable de nous retenir dans les limites du devoir au moyen de chacirctiments
implacables ainsi Voltaire reconnaissait la neacutecessiteacute drsquoune diviniteacute aussi seacutevegravere Ce que
deacutefendait Voltaire sans relacircche crsquoeacutetait la liberteacute eacutetendue agrave tous les domaines et plus
particuliegraverement agrave la religion ougrave plus de toleacuterance et plus de modeacuteration reacutegleraient agrave tout
jamais toutes nos miseacuterables petites querelles de confreacuteries Car ici-bas nous avons certes
mieux agrave faire qursquoagrave nous perseacutecuter les uns les autres
Enfin la philosophie de Voltaire dans Zadig ressemble en quelque sorte aux ideacutees des
poegravetes orientaux y compris Saadi Au temps de Zadig Voltaire eacutetait encore un grand
admirateur de Leibniz et de Pope Une influence marqueacutee de ces philosophes ressort dans
la reacuteflexion suivante laquo Le mal apparent concourt drsquoune faccedilon obscure au bien geacuteneacuteral
que lrsquohomme dans lrsquoignorance ougrave il se trouve patiente se soumette et adore raquo Cette ideacutee
qui fait lrsquoobjet principal du conte se rapproche de celles des poegravetes orientaux Nous
trouvons par exemple dans Saadi la mecircme acceptation confiante des eacuteveacutenements gracircce agrave
un sentiment presque divin de lrsquoharmonie des choses
Bref Voltaire srsquoil faut lrsquoen croire nrsquoa pas seulement lu Saadi il lrsquoa eacutetudieacute Il a
composeacute nous apprend-il lui-mecircme une version des laquo grands passages du poegravete persan
Sady raquo Et en badinant comme agrave lrsquoordinaire il explique agrave son correspondant comment il
est devenu traducteur laquo Vous me direz Est-ce que vous entendez le persan pour traduire
Sady ndash Je vous jure Monsieur que je mrsquoentends pas un mot de persan mais jrsquoai traduit
Sady comme La Motte avait traduit Homegravere1 raquo Mais lrsquousage qursquoa fait ce grand philosophe
du nom de Saadi inspirera plus tard un de ses ennemis jureacutes agrave lrsquoutiliser contre lui-mecircme
32 Saadi lrsquoarme favorite de Freacuteron contre Voltaire
Lorsque Voltaire deacutediait son Zadig agrave lrsquoimaginaire sultane Sheraa sous le nom de Saadi il
nrsquoimaginait sans doute pas un instant qursquoun jour ses ennemis utiliseraient la mecircme
initiative contre lui-mecircme Crsquoest qursquoen 1760 crsquoest-agrave-dire treize ans apregraves la publication de
Zadig Freacuteron (1718-1776) dans sa lutte contre Voltaire se servira du nom de Saadi pour
eacutecrire laquo Lettre agrave M Voltaire sur Saadi ceacutelegravebre poegravete persan raquo2 le portrait le plus satirique
qursquoil ait jamais fait de son illustre adversaire En fait Freacuteron eacutetait bien conscient du danger
1 Dans une lettre agrave Formey reacutedacteur de la laquo Bibliothegraveque impeacuteriale raquo dateacutee de Postdam le 5 juin 1752 2 Elie-Catherine Freacuteron Anneacutee litteacuteraire Amsterdam chez Michel Lambert tome VIII 1760 pp 335-349 Cf eacutegalement Les Confessions de Freacuteron sa vie souvenirs intimes et anecdotiqueshellip recueillis et annoteacutes par Charles Bartheacutelemy Paris Charpentier 1876 Appendice I laquo Lettre agrave M Voltaire sur Sadi ceacutelegravebre poegravete persan pp 355-364 Sur le laquo passage de Sadi raquo dont parle Freacuteron voir plus haut pp 158 et suiv
177
qursquoil pouvait y avoir agrave deacutesigner Voltaire par son propre nom en outre laquo il eacutetait plus
piquant drsquoemprunter un autre nom et de se faire eacutecrire par un correspondant fictif raquo1 Alors
il fit preacuteceacuteder le portrait en question de ces quelques lignes drsquoavis
laquo On vient de mrsquoenvoyer la copie drsquoune lettre eacutecrite agrave M de Voltaire cette lettre mrsquoa paru tregraves
inteacuteressante et je suis persuadeacute que vous en porterez le mecircme jugement Voici maintenant la
lettre en question
Vous avez Monsieur le talent heureux de rapprocher les choses les plus eacuteloigneacutees et les plus
disparates A la tecircte de vos admirables Annales de lrsquoEmpire germanique vous rapportez un
passage de Sadi poegravete persan sur la puissance de lrsquoEtre suprecircme vous avez mecircme eu la
complaisance de le traduire en vers blancs et il faut avouer que cette citation est bien placeacutee agrave
propos drsquoune Histoire drsquoAllemagne Tout le monde agrave ce sujet ne pensera peut-ecirctre pas comme
moi mais quelque soit lrsquoopinion drsquoautrui jrsquoai trouveacute ce passage sublime et il mrsquoa inspireacute la
curiositeacute drsquoen connaicirctre plus particuliegraverement lrsquoauteur Jrsquoai fait des recherches qui mrsquoont reacuteussi
agrave ce que je crois Permettez-moi de vous en faire part A qui puis-je mieux adresser la vie drsquoun
grand poegravete qursquoagrave M de Voltaire grand poegravete lui-mecircme 2 raquo
Ce nrsquoest en fait pas dans lrsquointention de mieux marquer les rapports entre les deux
eacutecrivains franccedilais et persan que Freacuteron eacutecrit son texte et le choix du nom de Saadi nrsquoest
pas occasionnel Ce nom est un masque sous lequel il pourra attaquer avec plus de vigueur
son ennemi jureacute La vie que lrsquoauteur de ces lignes preacutetend eacutevoquer ici nrsquoest pas celle du
grand poegravete de Chiraz mais la vie priveacutee de Voltaire agrave laquelle il fait drsquoindiscregravetes et
volontaires allusions en vue de ridiculiser celui-ci Outre la date approximative et le lieu ndash
drsquoailleurs fautif ndash de sa naissance et quelques geacuteneacuteraliteacutes
laquo Saadi ou Sadi reccedilut le jour agrave Ispahan vers le milieux du treiziegraveme siegravecle de notre egravere Il eacutetait
comme vous lrsquoavez dit Monsieur contemporain du Dante Il fut un des plus beaux esprits
qursquoait produits la Perse3 raquo
rien ne correspond agrave la biographie ni au portrait de ce poegravete persan On sait par exemple
que Saadi nrsquoa jamais eacuteteacute auteur dramatique
laquo Il conccedilut drsquoabord le noble dessein de surpasser tous les poegravetes tragiques qui lrsquoavaient
devanceacute la Perse en compte trois qui seront toujours les maicirctres du Theacuteacirctre Sadi composa
1 Elie-Catherine Freacuteron Les Confessions de Freacuteron op cit p 355 2 Ibid 3 Ibid Nous rappelons que Saadi est neacute agrave Chiraz
178
donc des drames ougrave lrsquoon rencontre des morceaux brillants quelquefois du patheacutetique du
touchant ce que nous appelons parmi nous des tirades mais point drsquoensemble [hellip] de belles
scegravenes qui ne sont point ameneacutees des plans vicieux de lrsquoesprit et nul jugement crsquoest ce qursquoon
peut penser du theacuteacirctre de Sadi1 raquo
Par contre une multitude de traits eacutevoqueacutes par Freacuteron sont des allusions indirectes ou
directes agrave Voltaire souvent tregraves mordantes parfois mecircme injustes
laquo Il eacutecrivit un poegraveme en lrsquohonneur drsquoun des premiers heacuteros de la nation persane2 [hellip] mais
lrsquoarrecirct des connaisseurs de son temps [hellip] est que ce poegraveme eacutepique nrsquoest ni poegraveme ni eacutepopeacutee
[hellip] en un mot il est prouveacute que Lucain mecircme le dernier des poegravetes eacutepiques est dans cette
partie bien supeacuterieur agrave Sadi [lisez Voltaire] Notre eacutecrivain audacieux agrave lrsquoacircge de pregraves de
quarante-trois ans comme par une inspiration divine se jeta agrave corps perdu dans la philosophie
[hellip] et finit par se faire siffler [hellip] et donna un Essai drsquoHistoire universelle [hellip] Sadi copiait
sans pudeur tous les auteurs qui tombaient sous sa main les Arabes Beacutedouins ne deacutepouillent
pas les caravanes avec autant drsquoaudace Apregraves srsquoecirctre enrichi de vols et de plagiats il finit
comme lrsquoAvare de Plaute qui surprend sa main gauche volant sa main droite il se pilla lui-
mecircme [hellip] chez lui la forme eacutetait tout et le fond nrsquoexistait point [hellip] puisque la veacuteriteacute la
premiegravere qualiteacute de lrsquoHistoire ne se trouve pas dans celle de Sadi [hellip] affichant dans ses livres
le meacutepris de la renommeacutee de la grandeur de la fortune et dans sa vie priveacutee bas courtisan
avide de la gloire la plus eacutepheacutemegravere et plus encore posseacutedeacute du deacutemon des richesses faisant agrave
chaque instant lrsquoeacuteloge de lrsquoamitieacute et ne pouvant ni meacuteriter ni conserver un ami [hellip] Il
meacuteprisait les Grands et il nrsquoy avait point de bassesses de maneacuteges qursquoil employacirct pour vivre
dans leur familiariteacute La mecircme journeacutee voyait dans Sadi vingt hommes diffeacuterents toujours en
contradiction avec son cœur et son esprit il haiumlssait le soir ce qursquoil avait aimeacute le matinhellip3 raquo
Ce laquo chef-drsquoœuvre de persiflage raquo selon lrsquoexpression de Bartheacutelemy atteint son comble
dans le souhait final adresseacute agrave M Voltaire
laquo et puissiez-vous Monsieur ne mourir qursquoavec vos ouvrages 4 raquo
ougrave lrsquoironie est pousseacutee au plus haut point sous forme de lrsquoeacuteloge le plus dithyrambique
Le nom de Saadi est donc devenu une arme drsquoattaque dans la plume satirique de
Freacuteron pour se venger des pamphlets de Voltaire sur lui Nous avons dit que ce choix
nrsquoeacutetait pas hasardeux et nous ajoutons ici que deux eacuteveacutenements produits en la mecircme anneacutee
1 Ibid 2 Allusion tregraves transparente agrave la Henriade 3 Elie-Catherine Freacuteron op cit p 355 et sqq 4 Ibid p 364
179
1760 semblent ecirctre agrave lrsquoorigine de cette entreprise de Freacuteron drsquoabord lrsquoapparition de
lrsquoextrait de Saadi sur la primauteacute de lrsquoecirctre suprecircme agrave la tecircte des Annales de lrsquoEmpire
germanique ce qui fait dire agrave Freacuteron sur un ton ironique laquo que cette citation est bien
placeacutee agrave propos drsquoune Histoire drsquoAllemagne raquo (crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoy a aucun rapport entre
les deux sujets ) cela aurait bien pu servir de point de deacutepart agrave la reacuteflexion de Freacuteron
Ensuite ce qui est plus important encore crsquoest la repreacutesentation le 26 juillet 1760 drsquoune
piegravece de Voltaire Le Cafeacute ou lrsquoEacutecossaise eacutecrite sous le pseudonyme drsquoun certain
Monsieur Hume pasteur de lrsquoEacuteglise drsquoEacutedimbourg Dans cette piegravece Freacuteron est repreacutesenteacute
par le personnage de Wasp (en anglais guecircpe frelon) espion et deacutelateur coquin envieux
et vil toujours precirct agrave calomnier Crsquoest lagrave eacutegalement que Voltaire ridiculise lrsquoAnneacutee
litteacuteraire1 de Freacuteron en lrsquoappelant laquo lrsquoAcircne litteacuteraire raquo Freacuteron assista aux deux premiegraveres
repreacutesentations On a dit que sa femme srsquoeacutepanouit devant la vigueur de lrsquoattaque alors que
lui-mecircme ne perdit pas son sang-froid et fit de la piegravece un compte-rendu ironique et correct
Mais il en gardera un amer souvenir de sorte que quelques mois plus tard crsquoest-agrave-dire le
30 deacutecembre de la mecircme anneacutee il ripostera par le fameux portrait satirique qursquoil tracera de
Voltaire en utilisant le nom de Saadi En fait les attaques les plus violentes de Freacuteron
contre Voltaire datent de cette mecircme anneacutee 1760
On peut alors constater en quel sens srsquoest eacutetendue lrsquoinfluence de Saadi il est devenu
lrsquoarme favorite des satiriques Autrement dit chaque fois qursquoune querelle srsquoest leveacutee entre
eacutecrivains opposeacutes on a tregraves habilement fait appel agrave ce poegravete complaisant qui devenait un
commode precircte-nom permettant drsquoattaquer avec plus de vigueur ndash et sans aucun risque ndash
les adversaires La querelle de Freacuteron et Voltaire mise agrave part lrsquoimaginaire Saadi a
eacutegalement participeacute agrave un autre combat au XVIIIe siegravecle celui de Diderot avec les anti-
encyclopeacutedistes
1 En 1754 Freacuteron fonda lAnneacutee litteacuteraire qui fut lrsquoœuvre de sa vie et qursquoil dirigea jusqursquoagrave sa mort en 1776 Il y critiquait vivement la litteacuterature de son temps en la rapportant aux modegraveles du XVIIe siegravecle et combattait les Philosophes au nom de la religion et de la monarchie Il srsquoattaqua principalement agrave Voltaire qursquoil avait deacutejagrave deacutecrit dans les Lettres sur quelques eacutecrits du temps laquo sublime dans quelques-uns de ses eacutecrits rampant dans toutes ses actions raquo La critique fut ensuite reprise agrave chaque numeacutero de lrsquoAnneacutee litteacuteraire souvent mordante mais toujours exprimeacutee avec sang-froid et sur un ton de courtoisie Voltaire de son cocircteacute lui deacutecochait de nombreuses eacutepigrammes en prose ou en vers dont celle-ci est resteacutee ceacutelegravebre laquo Lrsquoautre jour au fond drsquoun vallon Un serpent piqua Jean Freacuteron Que croyez-vous qursquoil arriva Ce fut le serpent qui creva raquo
180
33 Diderot lecteur enchanteacute de Saadi1 et le combat des Encyclopeacutedistes Lorsque Voltaire a connu Saadi crsquoeacutetait lrsquoeacutepoque ougrave il se documentait sur lrsquoOrient pour
reacutediger son Essai sur les mœurs dont plusieurs chapitres eacutetaient consacreacutes aux anciens
Perses De mecircme degraves le deacutebut de lrsquoanneacutee 1759 Diderot reacutedigeait un article sur la
philosophie des Sarrazins pour son Encyclopeacutedie (1751-1772) lorsqursquoil a fait
connaissance avec ce grand poegravete iranien Il eacutetait alors agrave Grandval et avait avec lui
lrsquoHistoria critica philosophiae de Brucker (1744) sa source principale pour les articles de
philosophie de lrsquoEncyclopeacutedie (Voltaire avait son Hyde) Crsquoest dans cet ouvrage que
Diderot a lu drsquoabord le Rosarium en latin
Or Diderot avait lu Saadi bien avant qursquoil eacutecrive sa lettre agrave Sophie Volland le 1er
novembre 1759 A cette date Diderot lrsquoeacutediteur geacuteneacuteral de lrsquoEncyclopeacutedie et chargeacute de la
reacutedaction des articles concernant les arts et lrsquohistoire de la philosophie avait deacutejagrave fini avec
les Arabes et les Sarrasins comme il lrsquoa affirmeacute lui-mecircme agrave mademoiselle Volland laquo Je
travaille beaucoup et avec agreacutement Je vois ma besogne tirer agrave sa fin Drsquoun assez grand
nombre de morceaux de philosophie il ne mrsquoen reste que trois agrave faire [hellip] Je sors des
Arabes et des Sarrasins ougrave jrsquoai trouveacute plus de choses inteacuteressantes que je nrsquoen espeacuterais2 raquo
Il venait de lire beaucoup de livres sur ce sujet sur la laquo theacuteologie naturelle des Sarrasins raquo
sur la laquo doctrine des Musulmans raquo sur leur laquo philosophie morale raquo surtout celle des
Persans et tout cela lrsquoavait conduit agrave Saadi Diderot exposera toutes ces lectures dans
lrsquoarticle Sarrasins de lrsquoEncyclopeacutedie ougrave elles apparaicirctront en 1762 Mais avant il deacutecide
drsquoen faire part agrave son amie Sophie Volland Alors il lui eacutecrit une lettre et lui raconte les
laquo choses inteacuteressantes raquo qursquoil avait trouveacutees entre autres le poegraveme laquo plein de sentiment de
patheacutetique et de deacutelicatesse raquo de Saadi
laquo Jugez si mes occupations sont ingrates par cette lettre et par ce morceau du poegravete Sadi que je
vais vous traduire parce qursquoil vous fera plaisir parce qursquoil mrsquoen a fait parce qursquoil est beau
parce qursquoil est plein de sentiment de patheacutetique et de deacutelicatesse Sadi eacutecrivait au milieu du
XIIe siegravecle3 Il avait cultiveacute le bon esprit que nature lui avait donneacute Il freacutequenta lrsquoeacutecole de
Bagdadhellip Son poegraveme est intituleacute Le Gulistan ou Le Rosier Il commence ainsihellip4 raquo
1 Nous avons emprunteacute cette expression agrave Olivier H Bonnerot La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle Paris - Genegraveve Champion - Slatkine 1988 p 255 2 Denis Diderot Œuvres complegravetes t 18 1876 pp 427-428 3 Erreur pour XIIIe siegravecle corrigeacute dans la Correspondance litteacuteraire de Grimm ougrave les pages sur Sadi parurent en novembre 1762 et dans lrsquoarticle laquo Sarrasins raquo laquo Sadi eacutecrivait au milieu du XIIIe siegraveclehellip raquo 4 Denis Diderot Correspondance Editions Robert Laffont Paris 1997 t V pp 187-188
181
Dans lrsquoarticle Sarrazins les trente premiers vers de lrsquoexorde du Gulistan qui suivent ce
petit portrait de Saadi sont reproduits en latin tels qursquoils se trouvent dans Brucker1 Mais
pour Sophie Volland Diderot a traduit ces vers en franccedilais agrave sa maniegravere drsquoapregraves le texte de
Brucker En voici le deacutebut
laquo Une nuit je me rappelai la meacutemoire des jours que jrsquoavais passeacutes Je vis combien jrsquoavais
perdu de moments et jrsquoen fus affligeacute et je versai des larmes Et agrave mesure que mes larmes
coulaient il me sembla que la dureteacute de mon cœur srsquoamollissait et jrsquoeacutecrivis ces vers qui
convenaient agrave ma condition
A chaque instant une partie de moi-mecircme srsquoeacutechappe Heacutelas qursquoil mrsquoen est peu resteacute
Malheureux tu as cinquante ans et tu dors encore Eacuteveille-toi La nature trsquoa imposeacute une tacircche
trsquoen iras-tu sans lrsquoavoir faite 2 raquo
Toute la preacuteface du Gulistan est rapporteacutee de la mecircme maniegravere Ce nrsquoest cependant pas
la seule poeacutesie de Saadi ndash repreacutesenteacutee par Diderot comme un meilleur exemple de la poeacutesie
des Sarrasins ndash qui fait plaisir au philosophe franccedilais lrsquoeacutenergie et la deacutelicatesse laquo peu
communes raquo de leurs maximes la laquo richesse raquo de leurs proverbes et la laquo simpliciteacute raquo de
leurs fables laquo charment raquo eacutegalement Diderot qui pour convaincre son amie donne ensuite
quatre exemples de leurs fables La premiegravere celle des Trois amis et du treacutesor nrsquoappartient
pas agrave Saadi Par contre les trois autres celle des Deux amants celle du Religieux qui prie
pour la mort du roi et le Songe drsquoun habitant du Mogol sont du Gulistan3
En novembre 1762 Diderot propose agrave Grimm pour la Correspondance litteacuteraire le
texte deacutefinitive du Rosier de Sadi On y retrouve lrsquoexode du Rosarium avec de menues
variantes de traduction la fable des Trois amis et du treacutesor celle des Deux amants Trois
nouvelles fables font leur apparition toutes tireacutees du Gulistan Le Jeune homme vain de sa
lecture du Coran Le Mensonge qui sauve et Le Religieux qui abandonne son ordre pour la
socieacuteteacute des savants4 La premiegravere contient une leccedilon de la modestie intellectuelle que
Diderot a rendue ainsi
1 Brucker Jacob Historia critica philosophiae a mundi incunabulis ad nostram usque oetatem deducta Leipzig Breitkopf 1742-1744 4 tomes en 5 volumes Lrsquoexorde du Rosarium de Saadi est dans le volume III pp 208-209 2 Diderot Correspondance op cit p 188 3 Ces fables sont respectivement dans le Gulistan (V 21) (I 11) et (II 16) 4 Voir ces fables dans Œuvres complegravetes de Diderot op cit t IV 1875 pp 483-491 J Asseacutezat les a rassembleacutees sous le titre laquo Le Gulistan ou Le Rosier du poegravete Sadi raquo Les historiettes correspondantes dans le Gulistan sont respectivement (II 7) (I 1) et (II 38)
182
laquoUn soir apregraves souper nous eacutetions assis autour du feu mon pegravere mes fregraveres mes sœurs et
moi Je meacuteditai quelque temps apregraves avoir meacutediteacute jrsquoouvris le saint Alcoran et je lus mais
mes fregraveres et mes sœurs srsquoendormirent et il nrsquoy eut que mon pegravere qui mrsquoeacutecoutacirct Surpris je lui
dis laquo Mon pegravere nrsquoest il pas honteux que mes fregraveres et mes sœurs se soient endormis et qursquoil
nrsquoy ait que vous qui mrsquoeacutecoutiez raquo Et il me reacutepondit laquo Mon fils chegravere partie de moi-mecircme
eh ne vaudrait-il pas mieux que tu dormisses comme eux que drsquoecirctre si vain de ce que tu
fais 1 raquo
Dans le Gulistan crsquoest Saadi qui raconte son souvenir drsquoenfance sans qursquoil y ait aucune
mention de lien de parenteacute entre lui et les gens endormis (contrairement agrave ce que lrsquoon voit
dans la fable de Diderot) Lrsquohistoriette de Saadi se termine ainsi laquo Ame de ton pegravere si toi
aussi tu eacutetais endormis cela vaudrait mieux que de tomber sur la peau des autres2 raquo
La fable du Mensonge qui sauve la fameuse premiegravere historiette du Gulistan est
eacutegalement reprise dans lrsquoEncyclopeacutedie ougrave elle constitue presque agrave elle seule lrsquoarticle
Mensonge Officieux Diderot termine lrsquoarticle en ajoutant cette phrase agrave lrsquohistoriette de
Saadi laquo Cependant aurait ducirc ajouter le prince qursquoon ne me mente jamais raquo3 Diderot srsquoest
encore servi de cette historiette dans la Reacutefutation de lrsquoHomme drsquoHelveacutetius avec un peu de
variantes
Lrsquohistoire du Religieux abandonnant son ordre pour la socieacuteteacute des savants se trouve agrave
la fin du texte du Rosier du poegravete Sadi et dans le passage que Diderot a eacutecrit comme
laquo extrait du second chapitre raquo du Gulistan (ayant trait aux mœurs des derviches) Le texte
est inteacuteressant et tregraves important du point de vue des ideacutees que le philosophe y a exprimeacutees
au nom de Saadi En reacutealiteacute Diderot suivait un but preacutecis la condamnation de son
Encyclopeacutedie par lrsquoEglise en 1759 lui donne lrsquooccasion de retourner les attaques de Saadi
contre les derviches imaginaires vers les Jeacutesuites les ennemis jureacutes de lrsquoEncyclopeacutedie et de
les critiquer par son ironie acerbe
Le point de deacutepart du texte de Diderot est la trente-huitiegraveme historiette du chapitre II
du Gulistan
laquo Un sage vint du monastegravere au collegravege et rompit son pacte de socieacuteteacute avec les gens de lrsquoordre
(les soufis) Je dis laquo Quelle diffeacuterence y a-t-il entre le savant et le religieux pour que tu
1 Ibid pp 486-487 2 Gulistan p 107 (II 7) 3 Diderot Œuvres complegravetes op cit t XVI 1876 p 116 La petite remarque ajouteacutee agrave la fin de lrsquohistoriette que Diderot aurait aimeacute voir annoncer il le fait lui-mecircme dans La correspondance crsquoest-agrave-dire qursquoil lrsquoinsegravere dans lrsquohistoire originale comme si elle y avait eacuteteacute degraves le deacutebut
183
choisisses cette socieacuteteacute-ci de preacutefeacuterence agrave celle-lagrave raquo Il reacutepondit laquo Celui-ci (le religieux)
sauve des flots son propre manteau e cet autre (le savant) fait des efforts pour saisir le noyeacute1raquo
Diderot deacuteveloppe lrsquohistoriette de Saadi en y mecirclant des eacuteleacutements pris de ci de lagrave
dans drsquoautres historiettes de ce chapitre laquo Mais en les combinant comme il lrsquoa fait il en a
tireacute non du Sadi mais du Diderot et du Diderot philosophe franccedilais du XVIIIe siegravecle
crsquoest-agrave-dire quelque chose drsquoassez diffeacuterent drsquoun poegravete persan moraliste du [XIIIe] raquo2 Les
emprunts agrave Saadi et les propres ideacutees de Diderot sont eacutetroitement entremecircleacutes et
convergent en mecircme temps qursquoils restent facilement reconnaissables Saadi devient le
personnage principal de la fable ndash et un outil de critique du philosophe franccedilais ndash un
religieux deacutesireux laquo drsquoeacutepancher au dehors lrsquoestime de [lui]-mecircme et le meacutepris des
autres raquo3 Alors les critiques contre le clergeacute lrsquoennemi numeacutero un de lrsquoEncyclopeacutedie
srsquoentassent dans le texte et cela avec un ton ironique qui est propre agrave lrsquoauteur
Degraves les premiegraveres lignes lrsquoarrogance et le peacutedantisme du laquo religieux raquo sont mis agrave
jours laquo Pendant que jrsquoeacutetais religieux jrsquoavais fait une profonde eacutetude de la morale et de
moi-mecircme [hellip] jrsquoavais meacutediteacute sur les imperfections des hommes du monde et sur les
perfections des hommes de mon eacutetat je mrsquoenorgueillissais dans mes penseacuteeshellip4 raquo Il va de
mecircme pour le pouvoir despotique de lrsquoeacuteglise laquo Je jouissais du respect que mon habit me
semblait leur imposer et jrsquoeacutetais bien sucircr de leur en inspirer dans peu ma personne5raquo Le
discours des religieux devant un public laquo creacutedule raquo nrsquoest pas moins ironiseacute
laquo Je pouvais sans crainte que personne le trouvacirct mauvais allonger et eacutelargir agrave mon greacute le pont
qui megravene en enfer je pouvais entasser des miracles et des figures de lrsquoenthousiasme et du
merveilleux deacutelirer crier et me tenir bien sucircr de la creacuteduliteacute et de lrsquoadmiration publiques6 raquo
Comme on le voit ici le peuple mecircme nrsquoeacutechappe pas aux attaques de Diderot car
celui-lagrave est creacutedule au point qursquoil est precirct agrave eacutecouter mecircme les laquo deacutelires raquo des religieux sans
les trouver laquo mauvais raquo mais surtout parce qursquoune grande partie du public est anti-
encyclopeacutediste au moment des clameurs contre lrsquoEncyclopeacutedie(cet ouvrage monumental
du dix-huitiegraveme siegravecle ) Le philosophe avait donc ses propres raisons pour les appeler des
laquo sots raquo laquo hellip la foule du peuple qui nrsquoeacutetait que peuple eacutetait innombrable Je voyais les
1 Gulistan p 145 Suite agrave une erreur de numeacuterotation cette historiette est mentionneacutee comme la quarantiegraveme 2 Diderot Œuvres complegravetes op cit t IV p 491 note 2 3 Ibid p 488 4 Ibid pp 487-488 5 Ibid 6 Ibid p 489
184
tecirctes des sots elles eacutetaient en grand nombre1 raquo Devant ce public ignorant les precirctres ont
leur propre meacutethode pour se procurer de lrsquoestime
laquo Jrsquoavais choisi pour sujet les vengeances de Dieu Je les peignais redoutables et je les peignais
ineacutevitables Je me souvenais drsquoavoir entendu dire agrave mes maicirctres laquo Mon fils faites craindre
Dieu le precirctre nrsquoest pas honoreacute lorsque Dieu nrsquoest pas terrible raquo Je fis des tableaux effrayants
des supplices de lrsquoenferhellip2 raquo
Les preacutedicateurs connaissent une autre voie agrave se faire laquo glorifier raquo laquo Mon fils inspirez
lrsquohumiliteacute agrave vos fregraveres et ils vous glorifieront3 raquo Cependant il semble que cette fois le
reacutesultat (la gloire) nrsquoest pas au rendez-vous Car laquo agrave Balbeck ce [nrsquoest] pas la mecircme
chose raquo et dans la foule (pour la plupart des laquo sots raquo) on peut laquo distinguer quelques tecirctes
drsquohommes drsquoesprit raquo4 ce qui fait inquieacuteter un peu le religieux du reacutecit de Diderot celui
dont les traits sont emprunteacutes agrave deux historiettes du Gulistan
Le religieux dont il est question ici veut laquo precirccher le peuple raquo dans laquo le temple le plus
freacutequenteacute raquo de laquo Balbeck5 raquo Le peuple qui va ecirctre precirccheacute est laquo une foule heacutebeacuteteacuteehellip sans
mouvement et semblait attendre lrsquoacircme que [le religieux allait] lui donner raquo De lrsquoautre cocircteacute
dans la onziegraveme historiette du chapitre II du Gulistan Saadi raconte qursquoun jour laquo dans la
mosqueacutee principale de Baalbec [il disait] quelques paroles en guise de preacutedication agrave une
troupe drsquohommes glaceacutes dont le cœur eacutetait mort et qui nrsquoeacutetaient pas parvenus du monde
exteacuterieur agrave celui de la spiritualiteacute raquo6 Dans le texte de Diderot laquo le peuple baillait raquo laquo Je
mrsquoaperccedilus trop du peu drsquoempire que jrsquoavais sur mes auditeurs [hellip] ces saintes invectives
soutenues drsquoun ton de voix patheacutetique et drsquoun geste veacuteheacutement ne firent aucun effet7 raquo
Chez Saadi au mecircme endroit laquo Je vis que ma parole ne srsquoimprimait point dans leur esprit
et que le feu brucirclant de mes discours ne produisait point drsquoeffet sur le bois humide de leur
cœur raquo Drsquoailleurs une pareille situation est eacutevoqueacutee dans une autre historiette du Gulistan
laquo Aucun de ces discours ravissants des preacutedicateurs ne fait impression sur moi raquo dit un
docteur en religion agrave son pegravere La raison en est que ce jeune homme ne voit pas laquo en eux
une conduite conforme agrave leurs paroles 8 raquo la raison que Diderot a reproduite en ces
1 Ibid 2 Ibid 3 Ibid p 490 4 Ibid p 489 5 Ou Baalbek une ville au Liban 6 Gulistan p 111 (II 11) 7 Diderot Œuvres Complegravetes op cit t IV p 490 8 Gulistan p 144 (II 39)
185
termes laquo Ils [des religieux] jouaient assez bien la sainte frayeur et lrsquoadmiration mais ils
nrsquoinspiraient ni lrsquoune ni lrsquoautre1 raquo
Sur ce dernier point crsquoest-agrave-dire lrsquohypocrisie des preacutedicateurs Saadi a inseacutereacute trois
distiques dans la mecircme historiette
laquo Ils enseignent aux hommes le renoncement aux biens du monde eux-mecircmes amassent de
lrsquoargent et des grains Un sage qui possegravede la parole et rien de plus tout ce qursquoil peut dire ne
fait impression sur personne Celui-lagrave sera sage qui ne fera pas le mal il ne precircchera pas la
morale agrave lrsquohomme sans la pratiquer lui-mecircme2 raquo
Le premier distique de cette strophe est agrave son tour sujet agrave une autre imitation crsquoest-agrave-dire
qursquoagrave la maniegravere du moraliste persan precircchant le laquo renoncement aux biens du monde raquo le
religieux du texte franccedilais dit laquo Jrsquoattaquai aussi lrsquoattachement aux biens de la terre3 raquo
Comme nous le remarquons dans ces exemples les personnages de la fable de Diderot
sont identiques agrave ceux des historiettes du Gulistan leur discours est presque le mecircme et ils
se trouvent dans la mecircme ville Cependant bien que le reacutecit se deacuteroule agrave Balbeck certains
termes et expressions apparaissent et prouvent que ce lieu aussi bien que drsquoautres eacuteleacutements
du reacutecit par exemple les personnages peuvent ecirctre interchangeables Alors Balbeck
pourrait bien repreacutesenter Paris les religieux les gens de lrsquoeacuteglise (les anti-encyclopeacutedistes)
les sages les philosophes et ainsi de suite Le premier exemple est la phrase ougrave il est
question des gens de lrsquoacadeacutemie laquo hellipje vis un groupe de sages Les uns eacutetaient de la cour
les autres de lrsquoacadeacutemie4 raquo De mecircme agrave travers lrsquoopposition parallegravele des religieux et des
sages tout le long du reacutecit Diderot fait allusion au combat des philosophes contre les anti-
encyclopeacutedistes Autrement dit le texte de Diderot constitue un manifeste contre tous les
attaquant de lrsquoEncyclopeacutedie et en geacuteneacuteral contre tous les ennemis du rationalisme Il suffit
de lire ces quelques lignes du discours du religieux sur laquo la raison raquo pour approuver notre
ideacutee
laquo Jrsquoeacuteclatai contre ces hommes orgueilleux qui osent prendre confiance aux lumiegraveres de leur
raison jrsquoattaquai la raison mecircme jrsquoen voulais surtout agrave cette raison eacuteclaireacutee qursquoon appelle
sagesse Je peignis les sages comme ennemis de lrsquoEtathellip5 raquo
1 Œuvres complegravetes op cit t IV p 490 2 Gulistan p 144 3 Œuvres complegravetes Ibid 4 Œuvres complegravetes t IV p 488 5 Ibid p 490
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De plus ces laquo gens qui voulaient de lrsquoordre de la raison de lrsquoeacuteleacutegance raquo laquo ces sages
dont je craignais si fort la censure [et qui] nrsquoeacutetaient peut-ecirctre que cinq ou six hommes
drsquoesprit raquo ces laquo quelques tecirctes drsquohommes drsquoesprit [hellip] comme les fleurs des pavots
[paraissant] parmi les eacutepis drsquoun champ de froment raquo enfin ceux qui laquo ont eacuteclaireacute Balbeck raquo
ndash lire Paris ndash tous ceux-ci ne nous suggegraverent-ils pas les laquo cinq ou six raquo philosophes et
collaborateurs de lrsquoEncyclopeacutedie Ceux eacutegalement que lrsquoon accusait drsquoecirctre laquo ennemis de
lrsquoEtat et des citoyens et du prince et des femmes du prince et des enfants du prince raquo1
Le caractegravere anticleacutericaliste du texte de Diderot arrive agrave son comble dans lrsquoavant
dernier paragraphe du texte crsquoest-agrave-dire dans le discours de lrsquoami du heacuteros lui aussi un
laquo religieux raquo Ce discours constitue un autoportrait des clergeacutes et reacutesume en quelque sorte
toutes les critiques et haines de lrsquoauteur contre ces derniers Crsquoest lrsquooccasion pour notre
philosophe franccedilais de proclamer lrsquoeacutechec de toutes tentatives contre la laquo sagesse
humaine raquo et cela par la bouche mecircme de ceux qui ont initieacute dans cette voie laquo Nous
avons fait de vains efforts pour arrecircter les progregraves de la sagesse elle marche agrave grands pas
elle se mecircle parmi le peuple elle ose se placer pregraves du trocircne raquo Selon Diderot les
laquo religieux raquo ne peuvent vivre que dans laquo les teacutenegravebres raquo ne peuvent jouir que de
laquo lrsquoerreur raquo que des laquo tourments raquo des humains
laquo Les teacutenegravebres sont dissipeacutees et la proie eacutechappe aux oiseaux de la nuit [hellip] nous ne pourrons
plus jouir de lrsquoerreur ni dans nous ni dans les autres [hellip] Nous voyons srsquoeacuteloigner de nous ce
respect du peuple auquel nous avons sacrifieacute les sentiments aimables de lrsquoamour et de lrsquoamitieacute
et les charmes de lrsquohumaniteacute [hellip] La jalousie et les regrets nous deacutevorent le plaisir nrsquohabite
point en nous et nous ne sentons notre acircme que par les passions qui la tourmentent2 raquo
Ainsi lrsquoauteur preacutepare la fin de la fable ougrave le heacuteros deacuteccedilu abuseacute par lrsquohypocrisie des
precirctres de Balbeck leur meacutepris pour des hommes quitte son laquohabit de religieux raquo pour
devenir laquo sage raquo (comme le religieux de Saadi quittant le monastegravere pour devenir savant)
laquo Je fus consterneacute de ce discours Jrsquoy pensai longtemps et avec fruit je quittai mon habit de
religieux et je me rendis chez un sage laquo Je viens me deacuterober lui dis-je agrave des hommes seacutepareacutes
de leurs semblables qui en sont haiumls et qui les haiumlssent je viens mrsquoinstruire avec vous ndash O
Sadi me reacutepondit le sage ton cœur est sensible et bienfaisant tu sais tout Vis avec nous3 raquo
1 Ibid pp 489-490 2 Ibid pp 490-491 3 Ibid p 491
187
Ainsi finit ce qursquoeacutecrivait Diderot Du Poegravete Sadi en 1762 Le texte preacutesentait drsquoune
certaine maniegravere un raccourci de la sagesse du Gulistan En fait en lisant lrsquoœuvre da Saadi
Diderot avait reconnu dans le poegravete persan laquo un philosophe raquo dont les eacutecrits suscitaient en
lui lrsquoadmiration Mais laquo cette admiration explique O H Bonnerot nrsquoest pas innocente raquo
laquo Le combat philosophique fait appel au rationalisme drsquoougrave qursquoil vienne en tant qursquooption
fondamentale de la penseacutee Ce qui explique le choix des piegraveces adapteacutees et preacutesenteacutees sous le
titre Du Poegravete Sadi1 raquo
Mais les emprunts de Diderot agrave Saadi ne se limitent pas aux six fables que nous
venons drsquoeacutenumeacuterer En novembre 1761 deux autres fables librement adapteacutees de Saadi ont
eacuteteacute publieacutees par Diderot lrsquoune dans le Journal eacutetranger laquo Le Fils qui venge sa megravere raquo
lrsquoautre dans la Correspondance litteacuteraire de Grimm laquo Chacun porte en soi son pire
ennemi raquo Enfin une neuviegraveme fable celle du laquo Page effrayeacute par la tempecircte raquo sans date
est donneacutee par M Verniegravere pour la premiegravere fois dans son article intituleacute laquo Deux anecdotes
ineacutedites de Diderot raquo2 Cette fable meacuterite drsquoecirctre analyseacutee en raison de la leccedilon politique que
Diderot en a voulu tirer Il srsquoagit de lrsquohistoriette 7 du 1er livre du Jardin des roses que le
grand philosophe du XVIIIe siegravecle a habilement remanieacutee comme suit
laquo La poegravete Sadi raconte qursquoun jour une barque portait trois personnages un philosophes un
Roi et un Enfant Il srsquoeacutelegraveve une tempecircte le philosophe tranquille meacutedite au milieu de la
Tempecircte le monarque legraveve au ciel des yeux courrouceacutes lrsquoenfant crie les cris de lrsquoenfant
impatientent le monarque le philosophe rompt le silence et dit au monarque impatienteacute est-ce
que vous ne savez pas faire taire cet enfant Non lui reacutepondit le monarque mais si vous le
savez vous vous mrsquoobligerez beaucoup drsquoexercer votre talent sur celui-lagrave Le philosophe se
legraveve prend lrsquoenfant par les cheveux le plonge dans les flots et le remet agrave sa place ougrave il se tut
Ce philosophe donnait agrave ce monarque une leccedilon dangereuse car il y a quelquefois des enfants
bien mutins Le secret de faire cesser la tempecircte eut mieux valu que celui de faire taire
lrsquoenfant3 raquo
Diderot remplace le meacutedecin de Saadi par un philosophe pour changer le sens de la
conclusion laquo Quel mystegravere y a-t-il dans cela raquo demandait le roi de Saadi et le meacutedecin
reacutepondait laquo Il nrsquoavait pas goucircteacute auparavant lrsquoincommoditeacute de lrsquoimmersion et ne
1 Olivier H Bonnerot op cit p 124 2 Paul Verniegravere laquo Deux anecdotes ineacutedites de Diderot raquo in Revue drsquoHistoire Litteacuteraire de la France 57e anneacutee ndeg 3 juillet-septembre 1957 pp 408-410 3 Ibid p 410
188
connaissait point le prix de la tranquilliteacute dont on jouit sur le vaisseau Crsquoest ainsi qursquoune
personne qui est eacuteprouveacutee par la peine connaicirct tout le prix du repos1 raquo Le changement du
meacutedecin en philosophe est agrave lui seul bien significatif pour donner un avertissement
politique le philosophe convient mieux que le meacutedecin Lrsquoanecdote de Saadi contient une
leccedilon de morale surtout pour lrsquoenfant Mais lrsquointerlocuteur de Diderot est bien le monarque
agrave qui il veut donner une leccedilon qui nrsquoest pas innocente M Verniegravere lrsquoa bien remarqueacute laquo Si
lrsquoenfant comme nous le croyons symbolise le peuple il vaudrait mieux secourir sa misegravere
que reacuteprimer ses cris Si Diderot preacutevoyait les tempecirctes reacutevolutionnaires savait-il en tant
que philosophe le moyen de les calmer laquo Il y a quelquefois des enfants bien
mutins2 raquo
Cette anecdote porte agrave neuf le chiffre des fables que Diderot a emprunteacutees agrave Saadi des
fables dont la laquo simpliciteacute raquo charmait le philosophe franccedilais laquo leurs fables sont drsquoune
simpliciteacute qui me charme raquo dit-il dans sa lettre agrave Sophie Volland 3 De ces fables
moralisatrices du poegravete persan nous avons vu que Diderot tirait parfois une laquo conclusion
philosophique raquo pour reprendre lrsquoexpression de J Proust A vrai dire crsquoest la philosophie
qui a attacheacute Diderot au poegravete Persan et nous avons montreacute comment il avait fait ses
premiegraveres connaissances avec lrsquoœuvre da Saadi en lisant lrsquoHistoria critica philosophiae de
Brucker Cependant ce nrsquoest pas dans Brucker qursquoil faut chercher les neuf fables adapteacutees
par le philosophe franccedilais ainsi que lrsquoa prouveacute J Proust dans son article laquo Diderot savait-il
aussi le persan raquo4 Ce ne sont pas non plus des paraphrases reacutealiseacutees agrave partir de la
traduction drsquoAlegravegre ni de celle de Du Ryer mais laquo des traductions originales ou des
paraphrases faites sur traduction originale raquo (telle la fable du Religieux qui abandonne son
ordre pour la socieacuteteacute des savants) Le texte de base de Diderot est donc laquo une eacutedition
bilingue (persan-latin) qui avait elle-mecircme servi agrave Brucker Musladini Sadi Rosarium
politicumhellip raquo5
Ainsi srsquoexplique la rencontre de Diderot et de Saadi rencontre qui eacutetait ineacutevitable
puisque sans le poegravete de Chiraz lrsquohistoire de la philosophie moderne de lrsquoIslam eucirct eacuteteacute
incomplegravete Mais si la lecture du Rosarium politicum correspond au deacutesir drsquoinformation de
Diderot lrsquousage qursquoil en fit dans le laquo Rosier du poegravete Sadi raquo prouve qursquoil y prit du plaisir et
qursquoil voulut le faire partager aux lecteurs eacuteclaireacutes de la Correspondance litteacuteraire de
1 Gulistan p 42 (I 7) 2 P Verniegravere op cit p 410 3 Œuvres complegravetes de Diderot op cit t XVIII p 429 4 Jacques Proust laquo Diderot savait-il aussi le persan raquo in Revue de Litteacuterature compareacutee ndeg 1 janvier-mars 1958 Paris Librairie Marcel Didier pp 94-96 5Ibid p 95
189
Grimm comme il lrsquoavait drsquoailleurs fait pour Sophie Volland En tant que philosophe
Diderot avait ainsi jugeacute lrsquoœuvre de Saadi laquo La morale de lrsquoislamisme srsquoeacutetendit et se
perfectionna avec Scheich Muslas Eddin Sadi auteur du Jardin des roses persiques raquo1 Ce
qui le charma crsquoest que
laquo Le Rosarium de Sadi nrsquoest pas un traiteacute complet de morale ce nrsquoest pas non plus un amas
informe et deacutecousu de preacuteceptes moraux il srsquoattache agrave certains points capitaux sous lesquels il
rassemble ses ideacutees ces points capitaux sont les mœurs des rois les mœurs des hommes
religieux les avantages de la continence les avantages du silence lrsquoamour et la jeunesse la
vieillesse et lrsquoimbeacutecilliteacute lrsquoeacutetude des sciences la douceur et lrsquoutiliteacute de la conversation2 raquo
Or les maximes et les sentences ne le seacuteduisent pas moins que les fables Il cite une
centaine de maximes geacuteneacuterales du Rosarium de Saadi qui selon Diderot est laquo le
monument le plus ceacutelegravebre de la sagesse de ses compatriotes raquo En voici quelques unes
laquo Lrsquoimpie est mort au milieu des vivants lrsquohomme pieux vit dans le seacutejour mecircme de la mort
Trois choses tourmentent surtout lrsquoavarice le faste et la concupiscence
Malheur au siegravecle de lrsquohomme qui sera sage dans la passion
Le monde est doux agrave lrsquoinsenseacute il est amer au sage
On srsquoenrichit en appauvrissant ses deacutesirs
La justice est la premiegravere vertu de celui qui commande
Celui-lagrave possegravede son acircme qui peut garder un secret avec son ami3 raquo
De telles sentences Diderot srsquoen est parfois servi drsquoexemple et drsquoappui dans ses
argumentations contre les ideacutees de ses adversaires Dans sa Reacutefutation drsquoHelveacutetius par
exemple il cite au moins trois fois Saadi La derniegravere sentence que nous venons de
rapporter ci haut est reprise avec quelques variantes laquo Quand je lis dans Saadi Celui-lagrave
est bien sage qui sait cacher son secret agrave son ami il est inutile de me dire dans quelle
contreacutee et sous quel gouvernement il eacutecrivait raquo4 Dans un autre endroit crsquoest Saadi lui-
mecircme qui est donneacute comme exemple pour prouver agrave son adversaire que mecircme laquo sous les
califes raquo une grande personnaliteacute eacuteclaireacutee peut se faire jour laquo Il dit Crsquoest la leacutegislation le
gouvernement qui rendent seuls un peuple stupide ou eacuteclaireacute Dites Je lrsquoaccorde de la
1 Œuvres complegravetes t XVII p 76 2 Ibid p 78 3 Ibid pp 79-81 4 Œuvres complegravetes t II p 381
190
masse mais il y eut un Saadi de grands meacutedecins sous les califes1 raquo Ou encore Diderot
raconte la fable du Mensonge qui sauve (Gulistan I 1) pour contrarier cette fois une
sentence de Saadi lui-mecircme citeacutee par Helveacutetius laquo Celui qui donne des commiseacuterations agrave
son maicirctre lave ses mains dans son propre sang Crsquoest Saadi qui le dit raquo Diderot ajoute agrave
ce propos drsquoHelveacutetius laquo Mais ce poegravete raconte qursquoun malheureux traicircneacute au supplice
chargeait le tyran drsquoimpreacutecationshellip2 raquo Et nous connaissons la suite de lrsquohistoire
Ainsi Diderot a trouveacute en Saadi de secregravetes connivences Il precircte agrave ce dernier laquo ses
ideacutees ses reacuteflexions ses conjectures ses doutes mecircmes raquo comme il les a precircteacutees aux
anciens et aux modernes3 Saadi exprime ses ideacutees envers les rois et les religieux avec une
liberteacute qui convenait agrave Diderot Alors ce dernier srsquoinspire de cette maniegravere drsquoexpression
tantocirct pour attaquer laquo les religieux raquo ennemis de son Encyclopeacutedie (la fable du religieux
qui abandonne son ordre une large paraphrase de lrsquohistoriette de Saadi) tantocirct pour donner
une leccedilon politique au roi (la fable du page effrayeacute par la tempecircte) Drsquoailleurs la morale
contenue dans le Jardin des Roses srsquoexprimait tour agrave tour avec gracircce et force sans jamais se
teinter de couleur religieuse et reacutepondait agrave lrsquoideacuteal de lrsquoEncyclopeacutedie laquo servir lrsquohumaniteacute raquo
toute entiegravere Enfin lrsquouniversaliteacute du poegravete persan srsquoaccordait avec lrsquoesprit que srsquoefforccedilait
de maintenir le Dictionnaire
Mais nrsquoest-ce pas le reacutedacteur de lrsquoarticle Beau de lrsquoEncyclopeacutedie le critique drsquoart
des salons lrsquoauteur de lrsquoessai sur la Poeacutesie dramatique qui sut saisir au-delagrave de la
traduction de Gentius la perfection estheacutetique du Gulistan ougrave lrsquoaccord entre la sagesse et la
beauteacute de lrsquoexpression poeacutetique est encore aujourdrsquohui lrsquoobjet de lrsquoadmiration des Persans
et des iranisants Il est surprenant de constater que lrsquoouvrage de Saadi ait permis agrave Diderot
de concilier les laquo lumiegraveres de la raison raquo et les laquo transports de la sensibiliteacute raquo les deux
tendances contradictoires de son tempeacuterament
Ce choix prouve qursquoau XVIIIe siegravecle par opposition agrave ce que feront plus tard les
poegravetes (le cas drsquoAndreacute Cheacutenier que nous analyserons ci-dessous) surtout ceux du XIXe
siegravecle on recherchait beaucoup moins le cocircteacute estheacutetique que le cocircteacute didactique et
philosophique de Saadi Saint-Lambert chez qui le culte de la raison est plus pousseacute que
chez les autres philosophes et qui mecircme fait jouer agrave cette derniegravere dans ses propres contes
un rocircle parfois exageacutereacute se basant sur un optimisme foncier mais un peu paradoxal
(exemple Conte de deux amis ougrave tout se reacutesout amicalement par un mariage agrave trois et ougrave
1 Ibid p 357 2 Ibid p 408 3 Voir Jacques Proust Diderot et lrsquoEncyclopeacutedie Paris Armand Colin 1962 p265
191
la jalousie est naiumlvement eacutecarteacutee comme contraire agrave la nature et agrave la raison) il se sert de
Saadi surtout pour eacutetayer le sentimentalisme raisonneur en vogue agrave lrsquoeacutepoque
4
ANDREacute CHEacuteNIER POEgraveTE GLANEUR DE QUELQUES BRINS DrsquoAMOUR DANS
LES laquo JARDINS raquo DE SAADI
Andreacute Cheacutenier (1762-1794) que G Lanson appelait le plus grand poegravete du XVIIIe
siegravecle1 et en qui Sainte-Beuve saluait le laquo plus grand classique depuis Racine raquo semble ecirctre
envoucircteacute par lrsquoexquise finesse de la poeacutesie persane Il est laquo le rossignol amant de cette
rose raquo2 laquo agrave laquelle les poegravetes persans font de si freacutequentes allusions raquo Ses Notes sur la
Perse publieacutees dans ses Œuvres Ineacutedites3 par Abel Lefranc constituent pour reprendre
lrsquoexpression de Mme N D Samsami laquo une vraie petite chrestomathie de poegravetes iraniens raquo
composeacutee drsquoextraits de la poeacutesie de Saadi de Hafez de Ferdowsi de Nakshebi et de
Jalaleddin Ruzbehan La plupart de ces extraits sont relatifs agrave lrsquoamour et puiseacutes soit dans
la Grammaire persane de Jones (publieacutee en 1781 agrave Londres) soit dans les Voyages de
Chardin Il avait pris ses notes sur les poegravetes persans pendant son seacutejour agrave Londres de
1787 agrave 1790 ougrave il travaillait en qualiteacute de consul de France
Pour donner un aperccedilu de la courte carriegravere poeacutetique de Cheacutenier et de son lien avec la
litteacuterature persane il faut dire que tout jeune il avait acquis une premiegravere notion des
contreacutees drsquoOrient simplement agrave en entendre parler son pegravere sa megravere et des amis de famille
qui y ayant fait de longs seacutejours en eacutevoquaient devant lui les souvenirs Plus tard la
lecture des reacutecits des voyageurs compleacuteta et eacutelargit lrsquoimage qursquoil srsquoeacutetait ainsi formeacutee du
monde musulman moderne Gracircce agrave lrsquoouvrage de Chardin il parcourut la Perse dans tous
les sens
Mais il ne se contentait pas de cela Pousseacute par le deacutesir curieux de srsquoinstruire des
choses drsquoOrient il voulait connaicirctre davantage les civilisations musulmanes Il avait donc
besoin drsquoouvrages plus systeacutematiques et plus techniques Pour se renseigner sur lrsquohistoire
la religion les arts les sciences les mœurs et les coutumes des contreacutees orientales il
consulta la Bibliothegraveque orientale de Bartheacuteleacutemy drsquoHerbelot ce dictionnaire si riche
1 Cf G Lanson et p Tuffreau Manuel drsquoHistoire de la Litteacuterature Franccedilaise Hachette Paris 1931 p 497 2 Andreacute Cheacutenier 3 Andreacute Cheacutenier Œuvres Ineacutedites publieacutees drsquoapregraves les manuscrits originaux par Abel Lefranc Paris Edouard Champion 1914
192
drsquoeacuterudition Cheacutenier rechercha partout les eacutechantillons de ces litteacuteratures que des
traductions lui rendaient accessibles En outre pour peacuteneacutetrer le geacutenie des Orientaux il
deacutecida drsquoapprendre leurs langues Il se mit par exemple agrave eacutetudier avec une sorte de
passion pendant qursquoil eacutetait en Angleterre la langue et la litteacuterature persanes1 Crsquoest
pourquoi il se procura la Grammaire persane de Jones qui en mecircme temps qursquoelle pouvait
lrsquoaider agrave srsquoinitier aux eacuteleacutements de la langue mettait agrave sa porteacutee plusieurs morceaux
inteacuteressants des principaux poegravetes et philosophes de la Perse Il ne se contenta pas de
recopier de longs extraits des chefs-drsquoœuvre de Saadi de Hafez de Ferdowsi et des autres
poegravetes iraniens que citait Jones en anglais agrave titre drsquoeacutechantillons de la litteacuterature persane Il
apprit lrsquoalphabet et un certain nombre de mots persans Quelques-unes des piegraveces citeacutees par
Jones en particulier la fable du jardinier et du rossignol lui auraient donneacute des images
originales pour les eacuteleacutegies orientales Quant agrave la connaissance qursquoAndreacute Cheacutenier avait
acquise de la langue persane il devait lrsquoutiliser un jour pour deacuteguiser dans un iambe eacutecrit agrave
Saint-Lazare un nom propre et des chiffres qursquoil eucirct eacuteteacute dangereux drsquoy laisser deviner
Comme nous venons de dire Cheacutenier avait extrait et noteacute de nombreux vers des
poegravemes persans Srsquoil les avait imiteacutes comme il en avait apparemment le dessein il lrsquoeucirct
fait encore dans les Eleacutegies ou dans lrsquoArt drsquoaimer Tel est le cas du plus grand nombre de
ceux qursquoil a copieacutes drsquoapregraves Jones odes ou fragments des poegravemes de Hafez de Saadi de
Nakshebi fable en vers et en prose du laquo Jardinier et du Rossignol raquo ils deacutepeignent au
moyen de meacutetaphores et drsquoimages originales et gracieuses les charmes de la bien-aimeacutee
ou expriment drsquoune maniegravere assez neuve les sentiments eacuteprouveacutes par les amants
passionneacutes
laquo Elle avance elle heacutesite elle traicircne ses pas
Grande blanche Sa tecircte aux attraits deacutelicats
Est pencheacutee Elle rit mais agrave demi troubleacutee
Drsquoun leacuteger vecirctement couverte et non voileacutee
Le Gange a fileacute lrsquoor qui de ses noirs cheveux
Dans un reacuteseau de soie emprisonne les nœuds [hellip]
Le diamant en feu lumineuse merveille
Presse son doigt de rose et pend agrave son oreille
Son beau sein eacuteclatant de jeunesse et drsquoamour
Et srsquoeacutelegraveve et repousse un preacutecieux contour [hellip]
Nageant dans les langueurs drsquoune amoureuse flamme
1 Cf Paul Dimoff La Vie et lrsquoœuvre drsquoAndreacute Cheacutenier jusqursquoagrave la Reacutevolution Franccedilaise 1762-1790 Paris E Droz 1936 tome 1 p 267
193
Et sa voix sur un luth voluptueux accents
Lui soupire en chanson la langue des Persans1 raquo
Mais certains des passages des poegravetes persans traitent des sujets bien diffeacuterents et sont
drsquoun ton tout autre ils auraient pu prendre place dans des ouvrages tregraves divers Parmi les
citations assez nombreuses et importantes faites par Chardin Andreacute Cheacutenier a ainsi
remarqueacute et noteacute des morceaux traduits laquo des vers qui sont au commencement des œuvres
de Cheic Sahdy raquo et forment comme laquo la preacuteface contenant le sujet du livre raquo2 Saadi en
une suite de comparaisons charmantes y deacutefinit ses intentions et y appreacutecie modestement
le reacutesultat de ses efforts de mecircme dit-il laquo que qui vient du Caire apport et du sucre et
qursquoon fait preacutesent agrave ses amis des choses rares des lieux ougrave on a eacuteteacute raquo il a deacutesireacute offrir agrave ses
lecteurs laquo des choses plus douces que le sucre nonhellip ce sucre que les hommes gourmands
mangent en substance mais [hellip] celui que les maicirctres de la science portent enfermeacute dans
le papier [hellip] il nrsquoy a point drsquoendroit ougrave je nrsquoaye fait quelque profit en chaque grange jrsquoai
pris un eacutepi pour lrsquoapporter3 raquo Et Cheacutenier agrave son tour a glaneacute en chaque endroit des jardins
de Saadi qursquoil visitait Modifieacutees ou transposeacutees ces notes ces comparaisons se precirctaient agrave
revecirctir drsquoune couleur inattendue les lieux communs qui pour un poegravete franccedilais aussi bien
que pour un poegravete persan sont agrave quelques variantes pregraves la matiegravere des preacutefaces et des
prologues
Cheacutenier a aussi repris deux fables de Saadi traduites par Chardin
laquo Un jour que jrsquoeacutetais dans le bain un de mes amis me preacutesenta une piegravece drsquoargile odorifeacuterante
(une sorte drsquoargile onctueuse que les Persans parfument avec de lrsquoessence de roses et dont ils
se servent dans les bains au lieu de savon remarque le grammairien - note Cheacutenier-) Je la
pris et lui dis Es-tu de musc ou drsquoambre gris Car je suis charmeacute de ton odeur deacutelicieuse
Elle me reacutepondit Je nrsquoeacutetais qursquoune miseacuterable piegravece drsquoargile mais ayant eacuteteacute pendant quelque
temps en compagnie de la rose la douce qualiteacute de ma compagne me fut communiqueacutee sans
cela je nrsquoaurai eacuteteacute qursquoun morceau de terre comme je la parais (Sadi)4 raquo
laquo Il y avait un aimable et tendre jeune homme qui eacutetait accordeacute en mariage agrave une tregraves belle
fille Jrsquoai lu qursquoun jour qursquoils cinglaient en pleine mer ils tombegraverent ensemble dans un gouffre
Le marinier ayant entrepris de sauver le jeune homme et tendant la main celui-ci srsquoeacutecria en
montrant du doit son amante que les vagues submergeaient Laisse-moi et prends la main de
ma bien-aimeacutee Ces paroles furent admireacutees de tous les spectateurs qui lrsquoentendirent en
1 Eleacutegies t III II 2 2 Chardin Voyages eacuted 1811 tome 5 chapitre XIV laquo de la Poeacutesie raquo pp 127-139 3 Ibid p 274 4 Cheacutenier Œuvres ineacutedites op cit p 272 Cette fable se trouve dans le Gulistan preacuteface pp 7-8
194
expirant prononcer ces mots Nrsquoapprenez point la leccedilon drsquoamour du miseacuterable qui oublie son
amante agrave lrsquoheure du danger1 raquo
Et drsquoune autre fable de Saadi il a retenu un vers expressif laquo lui au contraire se mordait
les doigts pour srsquoempecirccher de rire raquo dont il a ensuite tireacute ces deux vers laquo hellip les heacuteros de
lrsquoempire se mordaient les cinq doigts pour srsquoempecirccher de rire raquo
Enfin il a pris dans Chardin un fragment drsquoune Lettre drsquoavis aux rois pour le bon
gouvernement dans lequel est formuleacutee avec simpliciteacute et bonhomie une regravegle utile de
conduite agrave lrsquousage des puissants Sans preacutetendre deviner quelle destination Cheacutenier
reacuteservait agrave ces deux derniers emprunts agrave supposer qursquoil le sucirct deacutejagrave on peut tenir pour agrave peu
pregraves certain qursquoil les aurait employeacutes ailleurs que dans ses poeacutesies amoureuses En lisant
les textes persans contenus dans la grammaire de Jones il a de mecircme recueilli parfois des
sentences morales ou philosophiques des apologues des vers satiriques qursquoil ne songeait
vraisemblablement pas agrave faire entrer dans lrsquoArt drsquoaimer ni dans les Eleacutegies
Les textes de Saadi auraient donc joueacute dans lrsquoœuvre drsquoAndreacute Cheacutenier si cette œuvre
eucirct eacuteteacute acheveacutee un rocircle plus eacutetendu qursquoil ne paraicirct drsquoabord Ses notes sont loin drsquoecirctre
reacuteunies uniquement dans un souci drsquoeacuterudition pour servir agrave lrsquoHistoire geacuteneacuterale des
litteacuteratures dont il caressait le projet depuis longtemps Une chose reste cependant sucircre
crsquoest que Cheacutenier rassemblait toutes ses notes pour les transformer un jour laquo demain raquo dit-
il en de beaux poegravemes
laquo Moi je suis ce fondeur de mes eacutecrits en foule
Je preacutepare longtemps et la forme et le moule
Puis sur tous agrave la fois je fais couler lrsquoairain
Rien nrsquoest fait aujourdrsquohui tout sera fait demain2 raquo
Malheureusement il nrsquoy aura pas de laquo demain raquo pour ce jeune poegravete arrecircteacute puis
emprisonneacute en mars 1794 il est condamneacute agrave mort et guillotineacute le 25 juillet 1794
Nous terminons le passage sur Cheacutenier avec ce jugement drsquoAbel Lefranc qui a effectueacute
le preacutecieux travail de publier les textes ineacutedits de ce geacutenie que la litteacuterature franccedilaise a
perdu preacutematureacutement
1 Ibid p 273 2 A Cheacutenier Œuvres posthumes drsquoAndreacute Cheacutenier Paris Guillaume libraire 1826 p 61
195
laquo Le poegravete avait admirablement compris tout ce que les litteacuteratures orientales ndash chinoise et
persane notamment ndash pouvaient apporter agrave la nocirctre drsquoinspirations nouvelles et de thegravemes
impreacutevus Ici encore il devance son eacutepoque Celui qursquoon a pu appeler agrave juste raison le dernier
des grands classiques avait entrevu les horizons que le romantisme allait ouvrir un peu plus
tard1 raquo
Andreacute Cheacutenier a donc ouvert une nouvelle voie que la geacuteneacuteration suivante suivra
comme une tradition Deacutesormais ce sont plutocirct les aspects pittoresques et amoureux de la
poeacutesie de Saadi que les poegravetes romantiques aussi bien que les autres lettreacutes du XIXe siegravecle
deacutecouvriront passionneacutement
1 Ibid p XXXVI
196
TROISIEgraveME PARTIE
SAADI REacuteCEPTION DU XIXe SIEgraveCLE ET DE
LrsquoEacutePOQUE CONTEMPORAINE
197
CHAPITRE PREMIER
SAADI DANS LA LITTEacuteRATURE FRANCcedilAISE DU
XIXe SIEgraveCLE
De tous les poegravetes orientaux Saadi est peut-ecirctre le seul qui puisse ecirctre compris en Europe le seul qui puisse y conserver en partie la populariteacute dont il jouit chez les lecteurs musulmans Crsquoest qursquoil offre tout au moins dans le Gulistan un ensemble de qualiteacutes telles que les reacuteclame lrsquoestheacutetique moderne Barbier de Meynard La Poeacutesie en Perse
Au deacutebut du XIXe siegravecle Saadi eacutetait deacutejagrave bien connu en France au moins dans les
milieux savants et litteacuteraires De sorte qursquoagrave la parution de la traduction du Gulistan par
Semelet en18341 les critiques reprochaient agrave ce dernier de ne pas avoir consacreacute ses
travaux agrave laquo un auteur moins connu raquo Dans sa preacuteface le traducteur dit laquo Je dois reacutepondre
deux mots agrave la critique assez malaviseacutee que lrsquoon mrsquoa dit avoir eacuteteacute faite par quelques
personnes sur le choix de lrsquoouvrage auquel jrsquoai particuliegraverement consacreacute mes travaux
Jrsquoaurais ducirc a-t-on dit mrsquooccuper drsquoun auteur moins connu raquo2 A ce reproche Semelet
reacutepond drsquoabord qursquoil nrsquoy avait jusque lagrave aucune traduction litteacuterale du Gulistan en France
et qursquoun tel travail faisait deacutefaut Ensuite il ajoute qursquoil ne voyait aucun inconveacutenient agrave
traduire les bons ouvrages dans le but de les multiplier pour laquo [venir] agrave bout de leur faire
produire les fruits salutaires qursquoils renferment raquo3 Pour Semelet comme pour bien drsquoautres
hommes de lettres et critiques drsquoailleurs Saadi occupe le mecircme rang que les grands
eacutecrivains et poegravetes franccedilais dont la freacutequence des eacuteditions non seulement ne peut ecirctre chose
reprochable mais au contraire un fait fructueux
laquo Se plaint-on qursquoil y ait trop drsquoeacuteditions de Bossuet de la Fontaine de Racine de Moliegravere de
Montesquieu de Voltaire de Jean-Jacques etc La grande multipliciteacute de leurs ouvrages ne
peut ecirctre qursquoagrave lrsquoavantage des acqueacutereurs et de la science Notre auteur peut aller de pair avec
1 Gulistan ou le Parterre de Fleurs du cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz traduit litteacuteralementhellip par N Semelet Paris Imprimerie Royale 1834 2 Ibid pp 1-2 3 Ibid p 2
198
ceux que je viens de citer il vaut ceux dont Horace recommande la lecture nuit et jour par ce
vers de son Art poeacutetique Nocturnacirc versate manu versate diurnacirc1 raquo
Cette ideacutee de la renommeacute de Saadi au deacutebut du XIXe siegravecle un autre orientaliste lrsquoa
confirmeacutee quelques anneacutees plus tard dans le Journal Asiatique laquo helliple plus ceacutelegravebre des
poegravetes persans le grand moraliste dont lrsquoimmense reacuteputation a retenti jusqursquoen Europe ougrave
ses ouvrages sont connus non seulement des orientalistes mais des litteacuterateurs des gens
du monde2 raquo
Les raisons de cette renommeacutee il faut les chercher non seulement chez les diffeacuterents
auteurs du siegravecle passeacute dont les eacutecrits faisaient lrsquoœuvre de propagande de Saadi mais aussi
dans les eacuteveacutenements socioculturels et politiques du deacutebut du XIXe siegravecle qui contribuaient
agrave faire laquo retentir raquo pour reprendre le mot de Garcin de Tassy le nom de Saadi Le plus
important de ces eacuteveacutenements eacutetait la creacuteation de la chaire de persan au Collegravege de France
Depuis plusieurs geacuteneacuterations on travaillait agrave assembler les textes orientaux agrave forger les
outils neacutecessaires agrave leur compreacutehension puis agrave traduire les œuvres que lrsquoon jugeait les plus
importantes En 1795 en pleine Reacutevolution srsquoouvre agrave la Bibliothegraveque Nationale (puis dans
drsquoautres locaux) la nouvelle Ecole des Langues orientales Lrsquoun des premiers
enseignements donneacutes est celui du persan assureacute par Louis Langlegraves (1763-1824)
Lrsquoalliance conclue quelques anneacutees apregraves (1805) avec lrsquoIran par Napoleacuteon jouera un rocircle
stimulant pour les eacutetudes iraniennes
Plus tard en 1822 est creacuteeacutee la Socieacuteteacute Asiatique ougrave degraves le deacutebut les eacutetudes
concernant lrsquoIran forment une discipline reconnue et consideacutereacutee Antoine-Isaac Sylvestre
de Sacy (1758-1838) lrsquoorientaliste le plus admireacute et le grand reacuteorganisateur des eacutetudes
orientales en France est nommeacute le preacutesident de la premiegravere seacuteance fonction qursquoil gardera
jusqursquoen 1829 et de 1832 agrave 1835 Autoriteacute unanimement reconnue et incontesteacutee ce grand
orientaliste avait les meilleures relations aupregraves du gouvernement et dans la haute socieacuteteacute
de la Restauration ainsi que dans toute lrsquoEurope savante Professeur au Collegravege de France
depuis 1808 il eacutetait titulaire de la toute nouvelle chaire de persan et a pu former de
nombreux disciples en France et agrave lrsquoeacutetranger
Lrsquoenseignement de la langue persane exigeait eacutevidemment des textes persans et leurs
traductions en franccedilais outils fondamentaux de lrsquoapprentissage Dans cet objectif quels
textes meilleurs que ceux de Saadi le modegravele ideacuteal et le plus connu de la langue persane
1 Ibid 2 Garcin de Tassy laquo Saadi Auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal Asiatique janvier 1843 p 5
199
On y trouvait agrave la fois de la prose et de la poeacutesie mieux encore nous lrsquoavons deacutejagrave montreacute
son style eacutetait simple et en mecircme temps agreacuteable agrave lire la grammaire bien respecteacutee et les
sujets dont il parlait eacutetaient parfaitement utiles Il ne restait donc qursquoagrave procurer ce genre de
textes aux amateurs et connaisseurs de la langue persane qui agrave en croire les remarques des
traducteurs et des enseignants de cette langue devenaient de plus en plus nombreux Crsquoest
ainsi que Semelet lrsquoun des traducteurs du Gulistan au XIXe siegravecle disait dans la preacuteface de
sa traduction laquo Jrsquoai trouveacute la justification de mon entreprise dans le nombre des
exemplaires vendus qui deacutepasse le nombre des amateurs de la langue persane qui restent
en France1 raquo
Saadi devenait ainsi de plus en plus la cible de lrsquoattention des orientalistes des eacuterudits
des litteacuterateurs enfin de tous ceux qui srsquointeacuteressaient drsquoune faccedilon ou drsquoune autre agrave la
langue et la litteacuterature persanes Par conseacutequent il a fallu de nouveau traduire et eacutediter son
œuvre Ce besoin fut tel que lrsquoon voit apparaicirctre durant ce siegravecle non seulement plusieurs
traductions du Gulistan ndash parmi lesquelles la plus creacutedible ndash mais aussi la premiegravere
traduction complegravete du Boustan Plus inteacuteressant encore crsquoest lrsquoeacutedition de chacun de ces
deux ouvrages en persan leur langue drsquoorigine De ce point de vue le XIXe siegravecle reste un
siegravecle riche de traductions et drsquoeacuteditions des ouvrages de Saadi en France
1
LES TRADUCTIONS
Jusqursquoau XIXe siegravecle il nrsquoexistait pas encore en France une traduction de Saadi
reacutealiseacutee selon une meacutethode rigoureuse Au XVIIe siegravecle Du Ryer avait bien donneacute du
Gulistan une version fragmentaire et tregraves libre Apregraves lui au XVIIIe siegravecle DrsquoAlegravegre et
Gaudin en avaient publieacute des traductions qursquoils preacutetendaient nouvelles et complegravetes mais
qui plates et sans poeacutesie ne leur font pas beaucoup honneur On manquait de versions
inteacutegrales du Boustan du Gulistan du Conseil aux rois des poeacutesies lyriques et des autres
opuscules de Saadi Ce fut lrsquoœuvre drsquoexcellents orientalistes comme Sylvestre de Sacy
Defreacutemery Barbier de Meynard et de bien drsquoautres moins reacuteputeacutes tels que Tancoigne ou
Semelet dont les tentatives ont contribueacute sans doute agrave assurer la valeur de lrsquoorientalisme
franccedilais
1 Gulistan ou le Parterre de Fleurs traduit par N Semelet op cit p 2
200
Crsquoest ainsi qursquoen 1819 J M Tancoigne qui avait appartenu en qualiteacute drsquoAttacheacute agrave la
derniegravere ambassade de France en Perse tenta dans le second volume de ses Lettres sur la
Perse et la Turquie drsquoAsie une traduction nouvelle du Gulistan1 Dateacutee de Teacuteheacuteran le 15
mai 1808 la lettre 26 au commencement de laquelle on relegraveve une erreur grossiegravere de
chronologie (Saadi laquo vivait dans le quatorziegraveme siegravecle raquo eacutecrit lrsquoauteur et reacutepeacutetera V
Hugo ) contient des observations personnelles du traducteur sur sa meacutethode de travail
laquo Jrsquoai tacirccheacute drsquoaccommoder ma traduction au geacutenie de notre langue pour la rendre plus
intelligible et pour eacuteviter les reacutepeacutetitions freacutequentes qui se trouvent dans mon auteur
Toutes les fois qursquoil mrsquoa eacuteteacute possible de le faire sans tomber dans cet inconveacutenient je lrsquoai
rendu litteacuteralement2 raquo Ensuite apregraves avoir donneacute la traduction de la preacuteface et de quelques
anecdotes du premier livre Tancoigne remarque qursquoen fait de maximes et de sentences
laquo les Orientaux ont eacuteteacute nos premiers maicirctres et que sous ce rapport nos meilleurs
moralistes leur ont fait et leur font encore tous les jours plus drsquoun emprunt raquo
Pour appreacutecier son louable deacutesir de rendre exactement la penseacutee et la phrase de Saadi
il convient de rapprocher une page bien connue du Gulistan du passage correspondant tregraves
litteacuteralement rendu par Semelet
Tancoigne Lettres t II p 95 Semelet Gulistan pp 32-33
laquo Une nuit je reacutefleacutechissais sur les temps Passeacutes
et je regrettais amegraverement les jours que jrsquoavais
perdus dans ma vie les larmes que je reacutepandais
soulageaient mon cœur et je me mis agrave reacuteciter
ces vers qui faisaient allusion agrave mon eacutetat laquo O
toi qui es parvenu agrave lrsquoacircge de cinquante ans et
qui passes toujours ta vie dans lrsquooisiveteacute mets
du moins agrave profit les cinq jours qui te restent
Il srsquoest couvert de honte celui qui a quitteacute ce
monde sans srsquoy ecirctre rendu utile la mort a
frappeacute les timbales du deacutepart et il nrsquoeacutetait pas
precirct Le sommeil du matin qui soulage le
voyageur de ses fatigues lui fait oublier qursquoil
doit continuer sa route raquo
laquoUne nuit je reacutefleacutechissais aux jours passeacutes et je
mrsquoaffligeais sur la vie perdue et je perccedilais la
capsule de la pierre de mon cœur avec le diamant
de lrsquoeau de mon œil et je disais ces vers analogues
agrave ma situation A chaque instant un souffle
srsquoeacutechappe de la vie Lorsque jrsquoy fais attention il
nrsquoen reste pas beaucoup O toi ta cinquantaine est
passeacutee et tu es dans le sommeil Peut-ecirctre
comprendras-tu ces cinq jours (qui te restent)
Honteuse est cette personne qui est partie et nrsquoa
rien fait On a frappeacute la tambour du deacutepart et il nrsquoa
pas fait son paquet Au matin du voyage le doux
sommeil empecircche le pieacuteton de partir raquo
1 J M Tancoigne Lettres sur la Perse et la Turquie drsquoAsie Paris Nepveu 1819 2 Ibid t II pp 91-92
201
Le travail de Tancoigne agrave coup sucircr beaucoup plus heureux que celui de Semelet (que
lrsquoon compare laquo les larmes que je reacutepandais soulageaient mon cœur raquo et le pathos laquo je
perccedilais la capsule de la pierre de mon cœur avec le diamant de lrsquoeau de mon œil raquo)
teacutemoigne drsquoun sens tregraves vif et tout moderne de la traduction Celle-ci en geacuteneacuteral se tient
honorablement dans un juste milieu Partielle puisque seule la preacuteface et le premier
chapitre ont eacuteteacute traduits elle srsquoadresse beaucoup plus au grand public qursquoaux eacuterudits En
tout cas il est indeacuteniable qursquoelle a eacuteteacute eacutetablie sur le texte mecircme selon toute vraisemblance
avec la collaboration drsquoun Persan de sorte qursquoelle peut ecirctre consideacutereacutee comme supeacuterieure agrave
toutes celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee
Avant drsquooffrir au public sa traduction du Gulistan Semelet publia en 1828 pour la
premiegravere fois en France une eacutedition autographique de lrsquooriginal en beaux caractegraveres
naskhi Le Parterre de Fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sacircdi de Chiraz1 Cette eacutedition a eacuteteacute
utiliseacutee notamment par Defreacutemery pour sa traduction du Gulistan2 Elle a servi ndash crsquoest du
mecircme coup souligner sa valeur ndash de base agrave tous les travaux entrepris par la suite Six ans
plus tard parut le Gulistan ou le Parterre de Fleurs accompagneacute drsquoun abondant
commentaire historique et grammatical3 Cette traduction faite comme le deacuteclare son
auteur laquo exclusivement pour celles [les personnes] qui veulent eacutetudier le persan raquo4 se
distingue notamment par son excessive litteacuteraliteacute aujourdrsquohui inacceptable qui donne
vraiment un calque parfait du texte persan Si un pareil systegraveme comporte entre autres
avantages celui de pouvoir appreacutecier la valeur drsquoautres traductions anteacuterieures ou plus
reacutecentes en revanche il ne fait de nos jours que paraicirctre deacutemodeacute et vieilli
Sous preacutetexte de respecter laquo toute la couleur locale raquo de son modegravele le trop scrupuleux
Semelet nrsquoa point su deacutebarrasser son mot agrave mot drsquoexpressions suspectes ridicules
impossibles en franccedilais Il ne srsquoest pas non plus rendu compte que des images fort belles
en persan ne preacutesentent pas toujours un sens coheacuterent en franccedilais La Preacuteface nous en offre
maints exemples laquo Chaque respiration qui descend est extenseur de la vie et lorsqursquoelle
remonte elle est recreacuteant lrsquoacircme raquo5 Pas plus que le lourd participe preacutesent agrave la fin de la
phrase le mot laquo extenseur raquo nrsquoest possible mecircme de nos jours ougrave le vocabulaire sportif a
en quelque sorte incorporeacute ce terme dans le langage courant Un peu plus loin on trouve
1 Le Parterre de Fleurs du Cheikh Moslih-eddin Sacircdi de Chiraz eacutedition autographique publieacutee par M N Semelet Paris M J Cluis 1828 2 Un compte rendu de cette traduction a eacuteteacute publieacute dans le Journal Asiatique 1828 1 p 400 3 Gulistan ou le parterre de fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz traduit litteacuteralement sur lrsquoeacutedition autographique du texte publieacute en 1828 avec des notes historiques et grammaticales par N Semelet membre de la Socieacuteteacute asiatique de Paris Deacutedieacute au roi Paris Imprimerie royale 1834 4 Ibid preacuteface p 27 5 Ibid
202
ces lignes laquo Il [Dieu] a dit au tapissier du vent du matin qursquoil eacutetendicirct le tapis couleur
drsquoeacutemeraude et il a ordonneacute agrave la nourrice du nuage printanier qursquoelle nourricirct les filles des
plantes dans le berceau de la terre1 raquo laquo Le tapissier du vent du matin raquo laquo la nourrice du
nuage printanier raquo laquo les filles des plantes raquo ce sont lagrave agrave la fois de nombreuses
personnifications injustifieacutees et dont lrsquoassemblage monstrueux ne laisse pas drsquoecirctre
choquant Il exalte ensuite le bonheur de laquo celui qui a remporteacute la boule de mail des bonnes
œuvres raquo et oubliant lrsquoexpression deacutesormais classique de Rabelais parle de laquo quiconque
mangera sa semaille en verdure raquo2
Comme on le voit Semelet cherche par son deacutesir de tregraves bien faire agrave mettre agrave la place
de chaque mot persan son eacutequivalent franccedilais et son laquo franccedilais-persan raquo ainsi qursquoil le
deacutesigne se preacutesente sous lrsquoaspect drsquoun effrayant amas de phrases peu franccedilaises qui font
regretter la laquo belle infidegravele raquo de lrsquoabbeacute Gaudin ou lrsquoamusant pastiche de Diderot
En effectuant une traduction deacutefinitive du Gulistan3 Charles Defreacutemery (1822-1883) a
voulu eacuteviter le grave deacutefaut dans lequel son preacutedeacutecesseur eacutetait tombeacute calquer le franccedilais
sur le persan et accumuler un langage preacutetentieux et ennuyeux Volontiers litteacuteraire sa
traduction demeure toutefois tregraves fidegravele de sorte qursquoelle est consideacutereacutee agrave juste titre comme
un modegravele drsquoexactitude et drsquoeacuterudition solide et sobre Quand on la parcourt aujourdrsquohui
pregraves drsquoun siegravecle et demi apregraves et qursquoon songe aux preacuteceacutedentes on a lrsquoimpression que crsquoest
alors la premiegravere fois en France que Saadi a eacuteteacute tireacute de la poussiegravere des bibliothegraveques ougrave
son œuvre sommeillait et qursquoon a enfin chercheacute agrave le rendre accessible au public
Ainsi donc le Gulistan avait deacutesormais en France une bonne eacutedition et une traduction
remarquable Restait le Boustan lrsquoautre chef-drsquoœuvre de Saadi Le diplomate Nicolas
ayant senti cette lacune deacutecida de traduire le poegraveme en entier Ses missions officielles en
Perse ses relations avec le monde intellectuel musulman et sa connaissance de la langue
persane le rendaient capable de cette importante tacircche Degraves 1869 il publie agrave titre de
speacutecimen en utilisant une eacutedition des Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi une brochure
drsquoune cinquantaine de pages qui contient la preacuteface du Boustan et une partie du livre
premier Or rappeleacute peu de temps apregraves agrave Teacuteheacuteran par ses fonctions il mourut sans avoir
acheveacute son travail Cet essai qursquoil importe drsquoutiliser avec prudence en raison de la meacutethode
1 Ibid p 28 2 Ibid p 33 3Gulistan ou le Parterre de Roses traduit du persan sur les meilleurs textes imprimeacutes et manuscrits et
accompagneacute de notes historiques geacuteographiques et litteacuteraires par Charles Defreacutemery Paris Firmin Didot 1858 On trouvera un important compte rendu de ce livre par Barbier de Meynard dans le Journal Asiatique 1858 XII p 599-604 et J Mohl Ibid 1859 XIV p 62 laquo traduction aussi fidegravele mais moins calqueacutee sur la phrase persane que celle de Semelet raquo
203
peu sucircre de lrsquoauteur nrsquoest pas cependant agrave neacutegliger Mais lrsquoœuvre certes la plus
remarquable et tant attendue puisque jusqursquoalors on ne disposait que de fragments
disperseacutes dans les revues savantes fut celle de Barbier de Meynard (1827-1908) qui parut
agrave Paris en 18801 Etablie sur lrsquoeacutedition persane de Soudi ayant beacuteneacuteficieacute drsquoautre part des
gloses de nombreuses eacuteditions orientales cette version due agrave un orientaliste de grande
eacuterudition est la plus creacutedible quoiqursquoelle srsquoeacutecarte parfois du texte mais au demeurant
laquo tacircche de se tenir agrave eacutegale distance du strict mot agrave mot [hellip] et drsquoun excegraves drsquoeacuteleacutegance2 raquo
Dans ce bref rappel des diffeacuterentes traductions franccedilaises de Saadi au XIXe siegravecle il
nrsquoest sans doute pas inutile de rappeler que de nombreux fragments de ses poeacutesies parurent
dans les diffeacuterentes revues de lrsquoeacutepoque Mais ce qui est tregraves important crsquoest la traduction
en langue provenccedilale du Gulistan Il srsquoagit de Istori Causido Dou Gulistan Revira Dou
Persan par L Piat3 Cet eacuteveacutenement suffirait agrave lui seul pour montrer la place qursquooccupait cet
ouvrage de Saadi au XIXe siegravecle Lrsquoouvrage de M Piat comprend 104 pages et contient 82
historiettes traduites en provenccedilal
M E Hamelin a eacutecrit un compte rendu tregraves deacutetailleacute sur cette derniegravere traduction4 Dans
la premiegravere partie de son discours qui abonde en riches aperccedilus E Hamelin indique par
quels caractegraveres et par quels meacuterites srsquoexplique la seacuteduction exerceacutee par Saadi sur lrsquoesprit
des lettreacutes au XVIIe et au XVIIIe siegravecles laquo Le Gulistan dit-il semble avoir eacuteteacute au XVIIIe
siegravecle une œuvre de preacutedilection pour bon nombre drsquoesprits seacuterieux et distingueacutes raquo5 Puis
apregraves avoir souligneacute les qualiteacutes exteacuterieures du Gulistan il insiste sur sa valeur
documentaire et sur sa signification geacuteneacuterale Il srsquoapplique agrave expliquer lrsquoœuvre par
lrsquohomme sa riche expeacuterience personnelle ses longs voyages les preacutecieux teacutemoignages
vivants qursquoil en rapporta pour eacutelaborer sa laquo morale en action raquo Il consacre une page agrave son
attitude devant le problegraveme du monde et de la destineacutee humaine Enfin dans un important
paragraphe il preacutesente la traduction elle est en prose mecircleacutee de vers comme lrsquooriginal
1 Le Boustan ou Verger poegraveme persan de Saadi traduit pour la premiegravere fois en franccedilais avec une introduction et des notes par A C Barbier de Meynard Paris Leroux 1880 2 Barbier de Meynard Journal Asiatique 1880 VIIe seacuterie tome XV p 364 laquo Crsquoest cette eacutedition [de Soudi seconde moitieacute du XVIe siegravecle] qui a servi de base agrave la traduction franccedilaise [hellip] Elle tacircche de se tenir agrave eacutegale distance du strict mot agrave mot qui est souvent la pire des infideacuteliteacutes et drsquoun excegraves drsquoeacuteleacutegance obtenue aux deacutepens de la penseacutee du poegravete raquo Cf le compte rendu de Renan Ibid juillet 1880 VIIe seacuterie tome XVI p 30 laquo M Barbier de Meynard vient de combler une lacune dans notre litteacuterature savante en nous donnant une traduction du Boustan Cette lecture sera sucircrement une fecircte pour tous les hommes de goucirct Saadi est vraiment un des nocirctres raquo 3 Istori Causido Dou Gulistan Revira Dou Persan per L Piat Montpellier Imprimerie Centrale du Midi Hamelin Fregraveres 1888 4 Ernest Hamelin La Litteacuterature orientale en France au XVIIe et au XVIIIe siegravecle Le Gulistan de Saadi et sa traduction du persan en provenccedilal Montpellier Imprimerie Centrale du Midi Hamelin Fregraveres 1888 5 Ibid p 17
204
que L Piat srsquoest efforceacute de laquo rendre avec la mecircme tournure et la mecircme mesure que ceux de
lrsquooriginal raquo1 En outre nous apprenons que le traducteur a fait un choix drsquoanecdotes et que
son œuvre nrsquooffre que des extraits car il a ducirc laisser de cocircteacute laquo tout ce qui dans un auteur
oriental aurait pu choquer nos ideacutees morales raquo2
Ainsi drsquoimmenses progregraves ont eacuteteacute reacutealiseacutes dans la connaissance de lrsquoœuvre saadienne
Une expeacuterience concluante le prouve les eacuterudits drsquoaujourdrsquohui nrsquoont pas cru neacutecessaire
drsquoameacuteliorer les traductions de Defreacutemery et de Barbier de Meynard qui ont reacutesisteacute au
temps et qui sont destineacutees agrave rendre pendant longtemps encore des services consideacuterables
dans toute eacutetude du Boustan et du Gulistan
2
OUVRAGES ORIENTALISTES ET REVUES
Au XIXe siegravecle et avec la croissance de plus en plus rapide de lrsquoorientalisme en
France on est teacutemoin de lrsquoapparition de nombreux livres et articles sur la litteacuterature des
pays orientaux Naturellement le nom de Saadi lrsquoun des plus populaires en Orient
apparaicirct dans presque tous ces ouvrages Toutes les encyclopeacutedies les dictionnaires les
divers recueils fournissent sur lrsquohomme et son œuvre de longs articles par drsquoeacuteminents
orientalistes Ceux-ci fouillent tous les ouvrages de Saadi et les soumettent agrave une critique
seacutevegravere
Crsquoest ainsi qursquoen 1819 Silvestre de Sacy (1758-1838) lrsquoorientaliste reacuteputeacute publie sa
traduction du Pend-Nameh drsquoAttar3 Ce qui attire lrsquoattention dans cette publication crsquoest la
traduction drsquoun des poegravemes preacuteliminaires du Boustan laquo mise par lrsquoeacutediteur agrave la tecircte du texte
persan raquo Il srsquoagit du laquo paneacutegyrique drsquoAbou-Bakr fils de Saad fils de Zengui raquo que Saadi a
placeacute au commencement de son livre pour le deacutedier au roi Lrsquoeacutediteur de Sylvestre de Sacy
voulant faire la mecircme chose pour Louis XVIII a emprunteacute les vers de Saadi et y a fait laquo les
changements neacutecessaires pour les appliquer agrave [son] sujet raquo4 par exemple il a remplaceacute le
nom drsquoAbou-Bakr par Louis a introduit la France dans le poegraveme et ainsi de suite
1 Ibid p 20 2 Ibid p 21 3 Pend-Nameh ou Le Livre des conseils traduit et publieacute par Silvestre de Sacy Paris Debure Fregraveres 1819 4 Ibid p XXXVII
205
laquo France jouis sous lrsquoempire de ton auguste souverain de tout le bonheur qui fut accordeacute agrave la
Perse aux jours de Nouschireacutevan Fut-il jamais monarque plus zeacuteleacute pour les inteacuterecircts de la
religion et de la justice que LOUIS rejeton drsquoun sang illustre le chef des nobles la couronne
des grands la joie de la France lrsquohonneur de lrsquounivers Quel est le mortel qui deacutesire trouver un
abri contre lrsquoinjustice du sort en vain il en chercherait un hors des provinces soumises au
sceptre de LOUIS1 raquo
Le paneacutegyriste termine son discours par ces vers de Hafez
laquo Roi favoriseacute du ciel daigne je trsquoen conjure au nom de Dieu acceacuteder au vœu que je forme
qursquoil me soit permis dans ton auguste palais de baiser la poussiegravere de tes pieds rivale de la
sphegravere ceacuteleste2 raquo
Un autre ouvrage de Silvestre de Sacy la Chrestomathie arabe ou extraits de divers
eacutecrivains arabes (1826-1827) est un recueil laquo agrave lrsquousage des eacutelegraveves de lrsquoEcole royale et
speacuteciale des langues orientales vivantes raquo Bien que le titre parle des textes arabes on
trouve eacutegalement dans le livre des textes traduits des poegravetes persans par exemple ceux de
Qazvini et de Saadi Dans une note sur laquo les amours du rossignol et de la rose [qui] sont
ceacuteleacutebreacutes par tous les poegravetes orientaux raquo et comme un bon exemple agrave ce genre de poeacutesie
monsieur de Sacy donne le texte persan et la traduction drsquoune laquo fable eacuteleacutegante de Saadi raquo
tireacutee des Majales (Seacuteances) laquo Le Rossignol et la fourmi raquo 3 Au mecircme endroit le
traducteur parle eacutegalement de laquo grands rapports entre cette fable et celle de la Cigale et la
Fourmi de La Fontaine raquo
Un an apregraves la publication de la Chrestomathie arabe le 3 deacutecembre 1828 Le Globe
publie un article consacreacute agrave lrsquoeacutedition autographique du Parterre de fleurs par M N
Semelet4 Lrsquoarticle commence par lrsquoeacutevocation de la populariteacute du Gulistan en Europe et
cite Saint-Lambert et Voltaire comme quelques imitateurs de Saadi
laquo Parmi les ouvrages orientaux traduits ou imiteacutes dans nos langues drsquoEurope il en est peu si
lrsquoon excepte les Mille et une Nuits qui jouissent drsquoune reacuteputation aussi meacuteriteacutee que le Gulistan
de Sadi Plusieurs traductions allemandes franccedilaises et anglaises quelques imitations de Saint-
1 Ibid p XXXI Voir le poegraveme da Saadi dans le Boustan p 10-12 2 Ibid p XXXIV 3 Voir Silvestre de Sacy Chrestomathie arabe ou Extraits de divers eacutecrivains arabes Paris Imprimerie Royale 1826-1827 tome III pp 502-504 La fable de Saadi se trouve dans Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 825 4 laquo Le Parterre de fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz Edition autographique publieacutee par M N Semelet raquo in Le Globe recueil philosophique politique et litteacuteraire t VI ndeg 116 Paris 3 deacutecembre 1828 p 873
206
Lambert et de Voltaire prouvent que ce recueil a droit drsquointeacuteresser les personnes mecircme qui
nrsquoont point fait de lrsquoarabe et du persan lrsquoobjet drsquoune eacutetude speacuteciale1 raquo
La suite de lrsquoarticle donne un bref portrait de Saadi un aperccedilu de son mysticisme et de sa
laquo doctrine morale raquo le plan du Gulistan et sa preacuteface et quelques renseignements sur le
travail de Semelet
En 1833 un laquo Hymne de Saady poegravete persan raquo est publieacute dans Le Magasin
pittoresque2 Le texte dont lrsquoauteur nrsquoest pas mentionneacute est la traduction des premiers vers
de la preacuteface du Gulistan sur les bienfaits de Dieu En voici quelques lignes laquo Qui
pourrait compter les perfections de Dieu quel est celui qui lui a rendu des actions de
gracircces suffisantes pour un seul de ses innombrables bienfaits Il a deacuteployeacute la vaste tenture
de lrsquounivers et il y a semeacute les couleurs les plus varieacutees et les plus seacuteduisanteshellip3 raquo
A son tour Garcin de Tassy (1794-1878) un autre orientaliste ceacutelegravebre du siegravecle publie
dans le Journal Asiatique du janvier 1843 un article intituleacute laquo Saadi auteur des premiegraveres
poeacutesies hindoustani raquo Lrsquoauteur de lrsquoarticle apregraves avoir traceacute la biographie et les voyages
de Saadi surtout son voyage en Inde et la fameuse aventure de lrsquoidole de Somenath essaie
de preacutesenter le poegravete persan comme lrsquoauteur des laquo monuments les plus anciens de la poeacutesie
hindoustani raquo4 Pour preuve agrave son ideacutee il srsquoappuie sur les vers tireacutes du Gulistan et du
Boustan
Le mecircme auteur publie en 1876 un recueil de textes orientaux intituleacute Alleacutegories
reacutecits poeacutetiques et chants populaires5 Lrsquoouvrage est composeacute des textes traduits de
lrsquoarabe du persan de lrsquohindoustani et du turc Une quinzaine de pages sont consacreacutees au
Pend-Nameh ou Livres des conseils de Saadi librement traduits et reacutepartis en XXII
chapitres
Un an apregraves le ceacutelegravebre traducteur du Boustan6 Barbier de Meynard (1826-1908) eacutecrit
un livre critique sur La Poeacutesie en Perse7 Ce petit livre de 74 pages contient de preacutecieux
informations et commentaires sur la poeacutesie classique persane et naturellement sur la
1 Ibid 2 laquo Hymne de Saadi poegravete persan raquo in Le Magasin pittoresque publieacute sous la direction drsquoEdouard Charton premiegravere anneacutee Paris Aux Bureaux drsquoabonnement et de vente 1833 p 350 3 Ibid 4 Garcin de Tassy laquo Saadi auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal Asiatique Paris Imprimerie Royale 1843 pp 5-27 5 Garcin de Tassy Alleacutegories reacutecits poeacutetiques et chants populaires traduits de lrsquoarabe du persan de lrsquohindoustani et du turc Paris Leroux 1876 6 Il est eacutegalement le traducteur du Shacirch-Nacircmeh (Le Livre des Rois) de Ferdowsi on dit que crsquoest la premiegravere traduction europeacuteenne de cette œuvre majeure 7 Barbier de Meynard La Poeacutesie en Perse leccedilon drsquoouverture faite au Collegravege de France le 4 deacutecembre 1876 Paris E Leroux 1877
207
poeacutesie de Saadi En lisant lrsquoouvrage on remarque tregraves vite la grande eacuterudition de son
auteur et sa connaissance solide sur la litteacuterature persane dont il preacutesente tour agrave tour les
poegravetes les thegravemes le langage la morale le mysticisme le lyrisme la peacuteriode de sa
deacutecadence etc De mecircme nombreuses sont les pages consacreacutees agrave la poeacutesie de Saadi dont
les qualiteacutes sont ainsi deacutecrites
laquo On rencontre chez lui plus drsquoun trait qui rappelle la finesse drsquoHorace la faciliteacute eacuteleacutegante
drsquoOvide la verve railleuse de Rabelais la bonhomie de La Fontaine [hellip] ces mecircmes qualiteacutes
se retrouvent dans le Boustan cet autre chef-drsquoœuvre de la poeacutesie persane moins connu
pourtant parmi nous parce qursquoil exige une attention plus soutenuehellip1 raquo
Enfin en 1890 Edouard Montagne (1830-1899) publie Les Leacutegendes de la Perse2 un
recueil de dix articles3 dont trois sur les poegravetes Hafez Attar et Saadi Les quarante pages4
traitant de la poeacutesie de ce dernier constituent lrsquoun des articles critiques les plus deacutetailleacutes
eacutecrits sur Saadi au cours du XIXe siegravecle
3
laquo GULISTAN raquo SUR SCEgraveNE
En 1805 Poisson de la Chabeaussiegravere (1752- 1820) publie un opeacutera-comique en trois
actes intituleacute Gulistan ou le Hulla de Samarcande Le titre est lui-mecircme significatif et
montre deacutejagrave que lrsquoauteur connaissait Saadi Il avait lu les eacutetudes orientalistes effectueacutees sur
la litteacuterature persane et bien eacutevidemment le Gulistan
Degraves sa premiegravere repreacutesentation en 1805 la piegravece eut un grand succegraves Elle fut encore
joueacutee plus tard en 1807 1821 et 1823 Elle repreacutesente agrave la maniegravere des comeacutedies du siegravecle
classique et celles du siegravecle preacuteceacutedent le reacutecit de deux amoureux seacutepareacutes par un triste
destin et qui par lrsquointermeacutediaire drsquoun bienfaiteur se retrouvent dans un deacutenouement
heureux Le cadre de la piegravece rappelle surtout Arlequin ou la femme reacutepudieacutee de Le Sage
Mais on y retrouve eacutegalement des eacuteleacutements qui nous font absolument penser au Gulistan
1 Ibid p 48 2 Edouard Montagne Les Leacutegendes de la Perse Paris E Bouillon 1890 3 Voici les titres des articles La Planegravete de Veacutenus Les leacutegendes de la Perse Gage toucheacute Le Nigaristan de Keacutemal-Pasha La Nouvelle Aspasie Hafiz et Tamerlan Scheikh-Attar Saadi La Leacutegende de Pharaon Les Oiseaux de Psaphon 4 Ibid pp 303-343
208
de Saadi Le premier en est le nom du heacuteros Gulistan qui repreacutesente drsquoailleurs le titre de
cet opeacutera- comique Et nous allons voir que ce personnage non seulement porte le nom de
lrsquoouvrage de Saadi mais aussi qursquoil a beaucoup de traits communs avec ce poegravete persan
La scegravene se passe agrave Samarcande Le heacuteros Gulistan est un poegravete qui ne possegravede au
monde que son luth et ses chansons de belles chansons drsquoamour qursquoil chante lui-mecircme en
jouant du luth Il habite dans un petit reacuteduit pratiqueacute dans le mur drsquoun grand palais laquo une
espegravece de niche comme pour mettre un mendiant agrave lrsquoabri des injures de lrsquoair raquo1 Dans cette
meacutediocre demeure laquo long de quatre pieds sur deux de large raquo (Hulla 5)2 et malgreacute sa
pauvreteacute Gulistan se sent heureux il a laquo reposeacute sur ce banc de pierre mieux que dans le lit
drsquoun courtisan raquo (Hulla 3) et nrsquoa laquo jamais goucircteacute agrave la cour un repas aussi doux que dans ce
reacuteduit hospitalier raquo (Hulla 6) Lagrave il vit deacutetacheacute de tout sauf de son amour pour Dilara sa
bien-aimeacutee que le sort a seacutepareacutee de lui mais qursquoil aime toujours Il court le monde comme
laquo un oiseau de passage raquo et dans ses recircves il espegravere toujours retrouver sa maicirctresse
Pourtant dans son passeacute et jusqursquoagrave cette douloureuse seacuteparation Gulistan vivait en
grand seigneur et il eacutetait laquo le favori du dernier roi raquo (Hulla 6) Jusqursquoau jour ougrave il fait la
connaissance drsquoune belle et charmante jeune fille nommeacutee Dilara Il en tombe amoureux et
envisage de lrsquoeacutepouser Par malheur le roi qui avait entendu parler de la maicirctresse de
Gulistan laquo deacutesira la connaicirctre [et] elle ne lui parut que trop belle raquo (Hulla 6) Alors pour
eacuteviter une situation encore pire les deux jeunes amoureux embarquent pour fuir le pays
Mais une deuxiegraveme meacutesaventure les attendent sur mer leur vaisseau est pris par un
corsaire qui a la barbarie de les seacuteparer Dilara est vendue agrave un riche commerccedilant et
Gulistan lui est laquo conduit esclave agrave Tunis raquo (Hulla 6) Lagrave un Europeacuteen son laquo compagnon
drsquoinfortune raquo lui apprend agrave chanter et agrave jouer du luth Enfin un jour gracircce agrave son luth et agrave
ses chansons Gulistan arrive agrave srsquoeacutechapper et agrave regagner Samarcande On lui apprend que le
roi son ancien protecteur est mort et que son fils le prince eacutepris de justice et de chariteacute
lrsquoa remplaceacute3 Ce prince doit sa vie agrave Gulistan car ce dernier lrsquoa autrefois sauveacute de la
colegravere de son pegravere qui lrsquoavait condamneacute agrave mourir Il eacutecrit alors une lettre au nouveau roi
espeacuterant gagner sa faveur Mais cette lettre reste toujours sans reacuteponse
1 Poisson de la Chabeaussiegravere Gulistan ou le Hulla de Samarcande opeacutera-comique en trois actes Paris Mme Masson 1805 p 3 2 Pour plus de faciliteacute et eacuteviter toute confusion entre le Gulistan de Saadi et le Gulistan ou le Hulla de Samarcande de La Chabeaussiegravere nous donnons les reacutefeacuterences qui renvoient agrave ce dernier ouvrage apregraves les citations et entre parenthegraveses Ainsi Hulla renvoie agrave la piegravece de La Chabeaussiegravere et le chiffre qui le suit au numeacutero de la page ougrave se trouve la citation 3 A rapprocher avec la succession agrave son pegravere de Saad Ibn Atabek Zangui qui eacutetait protecteur des artistes Voir notre passage sur les derniegraveres anneacutees de Saadi premiegravere partie chapitre I (13)
209
Cependant lrsquoinconnu agrave qui Gulistan raconte toutes ses meacutesaventures nrsquoest personne
que le jeune roi lui-mecircme deacuteguiseacute en mendiant Ce prince est deacutejagrave au courant de la
disgracircce de son pegravere envers Gulistan et veut srsquoassurer de la sinceacuteriteacute de ce dernier Apregraves
avoir entendu tout ce qui eacutetait arriveacute au malheureux poegravete il lui promet de le soulager de
ses peines et de le proteacuteger
Pendant ce temps de lrsquoautre cocircteacute du mur qui sert de logement agrave Gulistan crsquoest-agrave-dire
dans le palais de Taher bien des eacuteveacutenements se preacuteparent Taher est un riche neacutegociant de
Samarcande et il srsquoest marieacute il y a deux jours avec Zulmeacute une de ses esclaves qui est fort
belle Mais Zulmeacute nrsquoeacuteprouve aucun sentiment [drsquoamour] envers Taher et a refuseacute de se
soumettre agrave lui Hier dans un accegraves de colegravere Taher lrsquoa reacutepudieacutee et aujourdrsquohui accableacute de
remords veut la reprendre Pourtant ce nrsquoest pas tregraves facile drsquoeacutepouser une femme que lrsquoon
vient de reacutepudier par un triple serment Car selon laquo la loi de Mahomet raquo deacutesormais Zulmeacute
ne peut ecirctre unie agrave Taher laquo qursquoauparavant elle nrsquoait eacuteteacute marieacutee agrave un autre homme et
reacutepudieacutee par luiraquo (Hulla 14) Ce second mari est appeleacute le hulla1 (drsquoougrave le sous-titre de la
piegravece) et laquo doit au moins passer une nuit tecircte-agrave-tecircte avec [sa] femme raquo (Hulla 15) Crsquoest lagrave
le grand souci de Taher la belle Zulmeacute laquo tout le monde lrsquoeacutepousera avec plaisir mais ougrave
trouver un mari qui veuille la reacutepudier tout de suite raquo (Hulla 14) Ce problegraveme et le
remegravede que lrsquoon essaiera drsquoy trouver crsquoest-agrave-dire le hulla constituent lrsquointrigue principale
de la piegravece
Pour remeacutedier agrave son problegraveme Taher recourt au cadi et lui demande conseil Ce
dernier nrsquoest en fait que le jeune prince qui apparaicirct cette fois en costume de cadi Il sait
tout avant mecircme que le malheureux mari lui ait expliqueacute son aventure car dans la place
qursquoil occupe laquo on sait tout ce qui se passe on entend tout ce qui se dit [hellip] Et mecircme ce qui
ne se dit pas raquo (Hulla 14) Le cadi propose comme hulla Gulistan le laquo pauvre diable qui
va chanter dans les caravanseacuterails raquo (Hulla 15) Il explique ensuite qursquoen choisissant le
pauvre Gulistan on ne risquera rien de sa part et qursquoil reacutepudiera Zulmeacute le lendemain matin
sans aucun doute A Taher qui a toujours peur que Gulistan veuille garder sa Zulmeacute une
fois marieacute avec elle le cadi avance cet argument rassurant laquo Le hulla qui veut garder une
femme doit suivant une loi formelle lui donner un asile lui assurer un domaine
convenable et prouver qursquoil est neacute de parents honnecirctes or Gulistan est sans parents et
drsquoailleurs il est si pauvre qursquoil ne pourrait remplir aucune de ces conditions raquo (Hulla 16)
On cherche alors Gulistan et on lrsquoamegravene aupregraves du cadi
1 On lrsquoappelle laquo mohallel raquo en arabe et en persan
210
Surpris par son arrestation Gulistan deacuteclare qursquoil nrsquoa laquo rien agrave deacutemecircler avec la justice raquo
(Hulla 19) et crie son innocence Mais quand il srsquoapproche du cadi il le reconnaicirct tout de
suite crsquoest le voyageur avec qui il parlait ce matin et qui avait promis de le proteacuteger Il
est encore plus eacutetonneacute en voyant son laquo protecteur raquo derriegravere tous ces eacuteveacutenements Pourtant
ce dernier le rassure et lui demande un peu de patience en lui disant que tout ce qui lui
arrive aujourdrsquohui laquo eacutetait traceacute dans le grand livre des destins raquo (Hulla 19) Car il sait que
Gulistan est laquo fataliste raquo
Alors la ceacutereacutemonie du mariage a lieu dans les plus grandes pompes dans un salon
eacuteleacutegant du palais mecircme de Taher laquo A nom de Mahomet raquo le cadi proclame Gulistan hulla
et on laisse les nouveaux marieacutes seuls et dans lrsquoobscuriteacute Tout est bien preacutepareacute drsquoavance
pour que cette nuit de tecircte agrave tecircte soit la plus courte possible et que rien ne se passe entre les
eacutepoux la ceacutereacutemonie ne se fait qursquoapregraves minuit et degraves le creacutepuscule Taher pourra reprendre
sa femme Pour plus de sucircreteacute on a dit agrave Gulistan qursquoil allait eacutepouser une vieille femme
pas du tout jolie laquo meacutechante avare colegravere hellip raquo (Hulla 29) De lrsquoautre cocircteacute on a assureacute
Zulmeacute que son nouveau mari eacutetait laquo un mendiant de profession un de ces miseacuterables qui se
precirctent agrave tout pour avoir de lrsquoor raquo (Hulla 25) ou encore laquo un homme mal eacuteleveacute raquo (Hulla
33) Ainsi aucun des deux nrsquoaura inteacuterecirct agrave garder son eacutepoux et ils consentiront donc
facilement agrave se seacuteparer Mais une surprise attend ces nouveaux marieacutes et surtout Taher
Assis dans lrsquoobscuriteacute se tournant le dos le couple attend lrsquoarriveacutee du jour sans
eacutechanger la moindre parole Pour passer le temps Gulistan prend son luth et se met agrave
chanter laquo le point du jour raquo Inutile La nuit est interminable De plus sa femme est laquo bien
silencieuse raquo et laquo crsquoest singulier pour une vieille femme raquo (Hulla 33) se dit Gulistan Il
deacutecide donc de rompre le silence et laquo drsquoentamer la conversation avec la vieille raquo (Hulla
34) Il srsquoapproche de Zulmeacute et aperccediloit qursquoelle a laquo une taille eacuteleacutegante raquo et laquo de la tournure raquo
Elle nrsquoest donc pas vieille il comprend alors que lrsquoon lui a menti sur lrsquoacircge de son eacutepouse
Le mecircme sentiment du cocircteacute de Zulmeacute Ils eacutechangent encore quelques mots en
srsquoapprochant de plus en plus Chacun de son cocircteacute eacuteprouve dans son cœur un sentiment
eacutetrange qui lrsquoattire vers lrsquoautre A ce moment-lagrave Taher qui assiste de loin agrave la ceacutereacutemonie
sort de la coulisse et se preacutecipite vers hulla en lui rappelant que le jour vient de
commencer Il veut empecirccher le couple de srsquounir Deacutejagrave crsquoest un peu trop tard Gulistan et
Zulmeacute (Nadir et Dilara) srsquoaperccediloivent se reconnaissent et se jettent lrsquoun dans les bras de
lrsquoautre Crsquoest en vain que Taher leur demande de se seacuteparer en offrant une bourse agrave
Gulistan Celui-ci ayant retrouveacute son amour apregraves tant drsquoanneacutees drsquoeacuteloignement reacutepond
laquo Plutocirct cent fois perdre la vie raquo (Hulla 37)
211
Mais est-ce que le hulla a le droit de garder sa femme La loi est formelle lagrave-dessus et
exige des conditions que le nouvel eacutepoux doit remplir laquo dot raquo laquo asile raquo laquo parents raquo Aux
questions que lui pose le cadi sur ces trois conditions Gulistan riposte par des reacuteponses qui
lui viennent les premiegraveres agrave lrsquoesprit celles qui sont drsquoailleurs les meilleures il logera sa
femme laquo dans le palais du roi raquo il lui donnera pour dot laquo trois cent mille sequins raquo et
laquo deux dromadaires chargeacutes drsquoor raquo enfin en ce qui concerne ses propres parents il
preacutetend ecirctre laquo le fils du grand vizir raquo (Hulla 39-40) Ces mensonges qursquoavance Gulistan
inquiegravetent Dilara surtout qursquoil a trompeacute le cadi Le pauvre Gulistan reacutepond laquo Jrsquoai fait les
premiegraveres reacuteponses qui me sont venues dans lrsquoesprit bien convaincu que dans un grand
danger lrsquoessentiel est de gagner du temps raquo (Hulla 45) Il essaie ensuite de calmer son
eacutepouse en lui redonnant la confiance En fait il est persuadeacute qursquolaquoun dieu puissant et
protecteur veille toujours sur lrsquoinnocence raquo (Hulla 45)
La fin de la piegravece affirme cette conviction de Gulistan De sorte que dans le comble de
leur malheur on voit de loin deux dromadaires chargeacutes de marchandises et drsquoeacutetoffes
preacutecieuses qui descendent vers Samarcande Ils ont eacuteteacute envoyeacutes par le grand vizir Massoud
pour son cher fils Gulistan Le problegraveme de dot et drsquoun bon parent est ainsi reacutesolu Pour le
logement le roi apparaicirct en personne et dit agrave Dilara qursquoil va la loger dans son palais
Finalement le roi reconnaicirct qursquoil doit sa couronne agrave Gulistan ndash son ancien protecteur
Nadir Et en guise de reacutecompense et en reacuteponse agrave la lettre de Gulistan qui lui demandait sa
faveur (jusqursquoici resteacutee sans reacuteponse) le roi a preacutemeacutediteacute tous ces plans pour le rendre
heureux Il a fait de sorte que son grand vizir adopte Gulistan pour fils et lui envoie la dot
dont il avait besoin Et dans ce beau jour de fecircte pour comble de joie le roi laquo ordonne raquo agrave
Gulistan drsquolaquo ecirctre heureux raquo
Ainsi se termine lrsquoopeacutera-comique de La Chabeaussiegravere dans lequel on repegravere de
nombreux emprunts au Gulistan de Saadi Ces emprunts sont divers [eacutevoque] allant de la
personnaliteacute mecircme de Saadi sa biographie ses ideacutees sa morale son ironie jusqursquoau nom
de son ouvrage ses personnages les lieux les reacutecits qui srsquoy trouvent et le ton geacuteneacuteral qui y
regravegne
Commenccedilons par le heacuteros de la piegravece Gulistan qui porte le nom du livre de Saadi Ils
sont tous deux poegravetes Le heacuteros de Chabaussiegravere a surtout eacuteteacute le laquo favori raquo du dernier roi
dans son passeacute et gagnera eacutegalement la faveur du jeune roi au deacutenouement de la piegravece
Rappelons-nous ici que Saadi eacutetait proteacutegeacute par le roi Atabek Saad Ibn Zangui celui qui
lrsquoenvoya faire ses eacutetudes agrave Bagdad mais aussi qursquoil jouissait drsquoun grand respect aupregraves du
212
prince Saad Ibn Atabek Zangui qui succeacuteda agrave son pegravere1 Aussi le poegravete Gulistan laquo si
renommeacute par la gaicircteacute de son caractegravere raquo a une laquo bonne humeur raquo et des laquo saillies raquo qui
divertissaient le roi (Hulla 6) Un trait qui est incontournable chez Saadi drsquoautant plus que
ses traits drsquoesprit sont destineacutes agrave divertir tout le monde et pas seulement les rois Le poegravete
persan a dit de lui-mecircme laquo La majeure partie des discours de Sadi excite la joie et est
mecircleacutee drsquoagreacutement 2 raquo Lisons ici quelques exemples de ces laquo saillies raquo chez ces deux
poegravetes ce qui nous rafraicircchira lrsquoesprit ce qui ne sera pas sans inteacuterecirct
Dans la page 29 du Gulistan ou le Hulla de Samarcande on assiste au dialogue entre
Gulistan et Taher avant que la ceacutereacutemonie du mariage commence Gulistan boit du bon vin
alors que Taher essaie de lui donner les derniegraveres instructions
laquo Taher Crsquoest du vin du Chypre il ne veut pas grand-chose
Gulistan apregraves avoir bu Parfait en veacuteriteacute
Taher bas au cady Voyez donc comme le coquin boit (Haut agrave Gulistan) Le vin de Chypre
porte agrave la tecircte
Gulistan Ma foi seigneur Taher si votre femme valait votre vinhellip raquo
Et quelques lignes plus loin toujours agrave propos de la femme de Taher
laquo Gulistan Elle a sans doute drsquoexcellentes qualiteacutes
Taher Point du tout elle est meacutechante avare colegraverehellip
Gulistan se levant Ce serait vraiment dommage de deacutesunir un couple si bien assortihellip raquo
Chez Saadi nous avons choisi ces deux passages du Gulistan
laquo Un certain roi dit agrave un religieux laquo Te souviens-tu jamais de nous raquo Il reacutepondit
laquo Oui certes toutes les fois que jrsquooublie Dieu raquo3
laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est le
meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment-lagrave tu
ne vexes personne4 raquo
1 Les poegravemes composeacutes pour faire lrsquoeacuteloge de ces deux rois sont tregraves nombreux dans le Gulistan et le Boustan 2 Gulistan p 349 conclusion du livre 3 Gulistan p 115 (II 15) 4 Ibid p 47 I 12
213
Un autre trait de ressemblance entre ces deux poegravetes ce sont leurs ideacutees que lrsquoon
trouve exprimeacutees agrave travers leurs propos Sur la question du fatalisme ils partagent presque
les mecircmes ideacutees Gulistan dit laquo Il eacutetait eacutecrit dans le livre des destins que je mrsquoendormirais
sur les deacutegreacutes drsquoun trocircne et que je mrsquoeacuteveillerais sur un grabat raquo Et agrave la grande surprise de
lrsquoinconnu qui lui demande srsquoil est laquo fataliste raquo il reacutepond laquo Oui par goucirct et par principe je
ne songe jamais au lendemain raquo (Hulla 7) Ou encore vers la fin de la piegravece quand il
essaie de rester optimiste sur son sort laquo Je me repose en ce moment Sur le destin et la
justice raquo (Hulla 45)1 Quant agrave Saadi les biographes et les orientalistes ont parfois insisteacute
sur ce trait de personnaliteacute du poegravete persan en le deacutefinissant comme un fataliste
Il va de mecircme pour leurs ideacutees sur laquo la conduite des rois raquo2 Selon Gulistan laquo la
faveur des princes se perd comme elle se gagne un caprice la fait naicirctre un caprice la
deacutetruit raquo (Hulla 6) Ici La Chabeaussiegravere a repris ce passage de la quinziegraveme historiette du
premier chapitre du Gulistan laquo Il faut se tenir sur ses gardes contre les changements du
caractegravere des rois parce que tantocirct ils se mettent en colegravere pour un salut et tantocirct ils
donnent un habit drsquohonneur en retour drsquoune injure3 raquo
Puisqursquoil est question des rois ajoutons ici que le choix des personnages de la part de
La Chabeaussiegravere eacutegalement est bien significatif pour lrsquoideacutee que nous sommes en train de
deacutevelopper dans ce passage Crsquoest-agrave-dire que les personnages du Gulistan ou Le Hulla de
Samarcande sont presque les mecircmes que lrsquoon rencontre freacutequemment dans le Gulistan de
Saadi roi derviche ndash auxquels Saadi a consacreacute deux chapitres entiers de son ouvrage ndash
vizir cadi riche commerccedilant mendiant esclave A ce choix il faudrait peut-ecirctre ajouter
celui des lieux ougrave se deacuteroule lrsquoaction de la piegravece mais aussi les lieux qursquoeacutevoquent les
personnages en racontant leur passeacute Samarcande Tunis Chypre caravanseacuterail palais
des lieux freacutequemment citeacutes dans lrsquoœuvre de Saadi et qui rappellent les voyages que celui-
ci a effectueacutes pendant sa vie
A lrsquoexemple de Saadi qui a passeacute un tiers de sa vie en voyage et dont la biographie est
marqueacutee par les vicissitudes de la fortune4 Gulistan a beaucoup voyageacute laquo Je cours le
monde je suis un oiseau de passage raquo (Hulla 5) De plus il est laquo un exemple bien frappant
des vicissitudes humaines raquo (Hulla 6) Dans lrsquoeacutevocation du passeacute de ce personnage La
1 On rencontre beaucoup drsquoautres passages encore ougrave Gulistan exprime ce genre de reacuteflexions par exemple laquo Et laissons lrsquoaveugle fortune Se diriger au greacute des vents raquo (p 4) laquo Tout ce qui vous arrive aujourdrsquohui eacutetait traceacute dans le grand livre des destins raquo (p 19) 2 Titre du premier chapitre du Gulistan de Saadi 3 Gulistan p 54 I 15 Cette ideacutee Saadi lrsquoa reformuleacutee ainsi dans le huitiegraveme chapitre p 312 laquo On ne peut se fier en lrsquoamitieacute des rois et il ne faut pas ecirctre seacuteduit par lrsquoagreacuteable voix des jeunes garccedilons car celle-lagrave est changeacutee sur une simple imagination et celle-ci est alteacutereacutee par un songe (crsquoest-agrave-dire par la puberteacute) raquo 4 Voir les pages 16-21 de notre travail concernant les voyages de Saadi
214
Chabeaussiegravere a sans doute eacuteteacute inspireacute de lrsquohistoriette 31 1 du deuxiegraveme chapitre du
Gulistan celle que lrsquoon trouve eacutegalement rapporteacutee dans la plupart des biographies eacutecrites
sur Saadi Dans cette historiette comme nous avons vu dans la premiegravere partie de ce
travail2 Saadi raconte qursquoagrave Tripoli il a eacuteteacute prisonnier des Francs et obligeacute ensuite aux
travaux forceacutes jusqursquoagrave ce que lrsquoun de ses amis drsquoAlep le rachegravete et le libegravere Dans la piegravece
de La Chabeaussiegravere le heacuteros apregraves avoir eacuteteacute tristement seacutepareacute de sa maicirctresse est
laquo conduit esclave agrave Tunis raquo et agrave lrsquoaide drsquolaquoun Europeacuteen raquo il arrive agrave srsquoeacutechapper 3 Le
dramaturge a donc remplaceacute laquo Tripoli raquo et laquo un ami drsquoAlep raquo respectivement par laquo Tunis raquo
et laquo un Europeacuteen raquo4 Apregraves sa fuite Gulistan retourne agrave Samarcande il apprend que le roi
est mort et que son fils lrsquoa succeacutedeacute Quant agrave Saadi il rentre agrave Chiraz au moment du regravegne
de Saad Ebn Zangui qui avait succeacutedeacute agrave son pegravere Enfin agrave son retour agrave Samarcande
Gulistan choisit laquo un petit logement eacuteconomique raquo (Hulla 7) pareil agrave Saadi qui prend
demeure dans un modeste ermitage aux alentours de Chiraz quand il regagne cette ville
apregraves de longues anneacutees de voyage
Mais La Chabeaussiegravere a eacutegalement puiseacute il nous semble dans une autre historiette du
Gulistan pour tracer le passeacute de son heacuteros Crsquoest la dix-neuviegraveme historiette du cinquiegraveme
chapitre qui commence ainsi laquo On conta agrave un certain roi arabe lrsquohistoire de Leiumlla et de
Medjnoun raquo et quelques lignes plus loin Saadi continue laquo Il vint agrave lrsquoesprit du roi
drsquoexaminer la beauteacute de Leiumllahellip raquo5 On ne peut srsquoempecirccher de penser agrave cette historiette
quand on lit dans Hulla laquo Ayant entendu parler de ma maicirctresse il [roi] deacutesira la
connaicirctre elle ne lui parut que trop belle raquo (p 6) Sauf que dans le reacutecit de Saadi
contrairement agrave celui de La Chabeaussiegravere la maicirctresse de Medjnoun ne plaicirct pas du tout
au roi (p 4 Conservons au sein de lrsquoorage Et mon amour et ma gaicircteacute Derniegravere
historiette du chapitre cinq ougrave le heacuteros conserve son amour mecircme dans la tempecircte sur
mer)
Enfin un troisiegraveme reacutecit du Gulistan pourrait bien ecirctre agrave lrsquoorigine drsquoun eacutepisode du
Hulla Il srsquoagit de lrsquohistoriette inaugurant le premier chapitre du Gulistan donc la plus
connue en raison de sa position au deacutebut du livre Lagrave un roi ordonne de tuer un esclave
Celui-ci dans son malheur se met agrave insulter le roi dans sa propre langue Le roi demande agrave
1 Cette historiette est la trente-deuxiegraveme dans la traduction de Defreacutemery p 134 En fait il srsquoagit drsquoune erreur dans la numeacuterotation des historiettes car on passe de la vingt-septiegraveme historiette (p 128) agrave la vingt-neuviegraveme (p 129) Crsquoest pourquoi dans la traduction de Defreacutemery le nombre des historiettes du deuxiegraveme chapitre est porteacute agrave 48 alors qursquoil nrsquoy en a que 47 2 Cf notre analyse sur cette historiette p 6 3 Gulistan ou Le Hulla de Samarcande p 6 4 Voir J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 304 5 Gulistan pp 247-248 V 19
215
son vizir ce que lui disait lrsquoesclave Le vizir un homme bienveillant reacutepond ainsi laquo O
Seigneur il dit laquo Et ceux qui retiennent leur colegravere et ceux qui pardonnent aux hommes
Dieu aime ceux qui font le bien1 raquo Par cette reacuteponse mensongegravere le vizir eacutevite le danger
qui menaccedilait le malheureux esclave et lui sauve la vie Et quelques lignes plus loin le
poegravete deacuteduit ce preacutecepte laquo Le mensonge mecircleacute drsquoutiliteacute est preacutefeacuterable agrave la veacuteriteacute qui excite
des troubles2 raquo Cette situation est agrave comparer avec lrsquoeacutepisode du Hulla ougrave Gulistan par
peur de perdre sa bien-aimeacutee pour toujours preacutefegravere mentir aux questions que lui pose le
cadi laquo Mais aussi pourquoi tromper le Cady raquo lui demande Dilara Parce que Gulistan
est laquo bien convaincu que dans un grand danger lrsquoessentiel est de gagner du temps raquo
(Hulla 45) On pense agrave la premiegravere histoire du Gulistan dont la morale est qursquoun mensonge
qui engendre la paix et la bonne volonteacute est preacutefeacuterable agrave une veacuteriteacute qui produit des
contestations
Jusqursquoici nous avons montreacute dans quelle mesure lrsquoouvrage de Saadi a pu ecirctre agrave la
source drsquoinspiration de La Chabeaussiegravere pour eacutecrire Gulistan ou Le Hulla de Samarcande
Il est eacutevident que lrsquoauteur en choisissant ainsi le titre les personnages et le sujet de sa
piegravece poursuivait un autre objectif que celui drsquoamuser simplement le public par une
histoire drsquoamour banale preacutesenteacutee sous forme drsquoopeacutera-comique Comme lrsquoa souligneacute Javad
Hadidi laquo lrsquointeacuterecirct de la piegravece pour les Franccedilais du deacutebut du XIXe siegravecle consistait surtout
dans son aspect anticleacuterical raquo3 Cet aspect se manifeste surtout dans lrsquoironie employeacutee par
le dramaturge pour mettre en cause certaines attitudes des faux deacutevots dans la pratique de
leur religion Certes il srsquoagit ici drsquoune critique seacutevegravere contre les lois de lrsquoislam (nous allons
le voir) mais cette critique pourrait eacutegalement et surtout viser les religieux franccedilais Au
deacutebut du XIXe siegravecle cette pratique ne constitue pas une nouveauteacute elle est deacutejagrave devenue
une laquo tradition [si on ose lrsquoappeler ainsi] suivant laquelle depuis Zadig de Voltaire Sarsquodi
precirctait son nom aux auteurs satiriques raquo4
La loi dont il est question dans Hulla est laquo la loi de Mahomet raquo Selon cette loi
islamique un mari qui a reacutepudieacute sa femme ne peut lrsquoeacutepouser de nouveau laquo qursquoauparavant
elle nrsquoait eacuteteacute marieacutee agrave un autre homme et reacutepudieacutee par lui [hellip] le second mari autrement
appeleacute le hulla doit au moins passer une nuit tecircte-agrave-tecircte avec [cette] femme raquo (Hulla 14)
Selon Taher cette loi est laquo bien singuliegravere raquo et le hulla une laquovilaine chose raquo (Hulla 16-17)
De mecircme Gulistan trouve laquo cette loi bizarre raquo (Hulla 45) De telles sortes de remarques
1 Gulistan p 24 (I 1) 2 Ibid p 25 3 De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 307 4 Ibid
216
ironiques sont nombreuses tout au long de la piegravece Par lagrave lrsquoauteur a drsquoabord voulu mettre
en cause cette loi islamique elle-mecircme et ensuite deacutenoncer laquo les faux deacutevots qui ne
srsquoattachent qursquoaux apparences des rites religieux neacutegligeant leur sens profond Taher
cherche un hulla mais agrave condition qursquoil ne puisse accomplir son devoir de mari 1 raquo
Supplier dans sa priegravere un leacutegislateur de ne pas laisser sa propre loi srsquoaccomplir crsquoest le
meilleur exemple que lrsquoon pourrait donner agrave cet eacutegard laquo Entends ma voix je trsquoen supplie
Ne souffre pas ocirc Mahomet Qursquoils jouissent dans cette vie Du bonheur que la loi
promet raquo (Hulla 32) Crsquoest de la satire pure Mais La Chabeaussiegravere ne srsquoarrecircte pas lagrave
dans le portrait qursquoil donne de ce laquo bon raquo musulman en reacuteveacutelant son autre grand deacutefaut il
boit du vin et du meilleur en plus En fait quand Gulistan demande que lrsquoon lui serve laquo les
vins les plus exquis raquo Taher lui rappelle que laquo la loi de Mahomet deacutefend de boire du vin raquo
Gulistan qui a de la reacutepartie reacuteplique sans attendre laquo Pourquoi donc y en a t-il chez
toi Du vin de Chypre entendez-vous raquo Face agrave cette riposte Taher ne trouve rien agrave
dire et laisse sa reacuteponse inacheveacutee laquo Permettez-moi de vous direhellip raquo (Hulla 27)
Cette critique anticleacutericale devient encore plus frappante lorsqursquoelle vise le cadi lui-
mecircme crsquoest-agrave-dire le juge musulman qui est chargeacute drsquoaccomplir la loi de Mahomet Il tient
agrave ce que seulement les apparences soient respecteacutees que les formaliteacutes soient faites Il ne
sait cependant pas plus que les autres ce que signifie vraiment la laquo charge raquo de hulla sur
laquelle Gulistan srsquointerroge laquo Gulistan Hullahellip Quelle charge est-ce lagrave ndash Lrsquoinconnu
[cadi] Sur ce mystegravere Je dois encore me taire raquo (Hulla 21) Comme on le voit ici pour
le cadi cette figure de haut niveau remplissant des fonctions civiles judiciaires et
religieuses la loi en question constitue toujours un laquo mystegravere raquo Par lrsquointermeacutediaire de ce
personnage La Chabeaussiegravere a tregraves bien su deacutecrire la maniegravere et le ton par lesquels les
religieux essaient de convaincre les disciples dans leurs actes Toute la page dix-huit ougrave
les termes laquo le saint prophegravete raquo sont reacutepeacuteteacutes agrave plusieurs reprises est un bon teacutemoin agrave cette
ideacutee
laquo LrsquoInconnu avec ironie et affectation
Vous serez libre en ce moment
De prier notre saint prophegravete
Taher Le saint prophegravete
LrsquoInconnu Assureacutement
Vous le prierez bien ardemment
Pour abreacuteger votre tourment
Taher avec colegravere
1 Ibid p 306
217
Eh mais que diable en cette affaire
Le saint prophegravete a-t-il agrave Faire
Vous vous moquez mon cher cadi
Quel passe-temps pour un mari
Quand tous les deux dans le mystegravere
Se trouveront au rendez-vous
Moi jrsquoirai faire une priegravere
Pour le bonheur des deux eacutepoux
LrsquoInconnu Nrsquoirritez pas le saint prophegravete
A ses deacutecrets soumettez-vous
Sa main invisible et secregravete
Protegravege les tendres eacutepoux
[hellip] que votre soumission aux lois de Mahomet vous rende digne de sa faveur toute
puissante raquo (Hulla 18)
Ajoutons au passage que les attaques de corruption et de favoritisme contre les cadis et
les faux deacutevots ont toujours existeacute (comparables aux attaques anti-cleacutericales du
XVIIe siegravecle en Europe) on en trouve bien dans lrsquoœuvre de Saadi A titre drsquoexemple nous
donnons cette plaisanterie tireacutee du Gulistan
laquo Tout le monde a les dents eacutemousseacutes par ce qui est acide excepteacute le cadi dont les dents
sont eacutemousseacutees par une chose douce1 Vers ndash Le cadi qui mangera cinq concombres qursquoil
aura reccedilus comme eacutepices te confirmera dans la possession de dix champs de pastegraveques2 raquo
Ou encore cette historiette du mecircme ouvrage
laquo On rappelle drsquoun certain religieux qursquoil mangeait en une nuit dix livres de nourriture et faisait
jusqursquoagrave lrsquoaurore une lecture complegravete du Coran Un sage apprit cela et dit laquo Srsquoil mangeait la
moitieacute drsquoun pain et qursquoil dormit il vaudrait beaucoup mieux [il serait plus deacutevot]3 raquo
Crsquoest peut-ecirctre pour la mecircme raison crsquoest-agrave-dire pour les critiques ardentes contenues
dans cette piegravece de La Chabeaussiegravere que le clergeacute catholique tente drsquoen interdire la
repreacutesentation En 1823 le clergeacute catholique interdit la repreacutesentation des piegraveces de theacuteacirctre
1 Ici la traduction de Defremeacutery ne donne pas exactement ce qursquoa voulu dire lrsquoauteur crsquoest une traduction mot agrave mot qui ne rend pas toute la penseacutee de Saadi on donne le gacircteau crsquoest une maniegravere drsquooffrir du pot de vin qui rend le cadi plus doux dans son verdict 2 Gulistan p 347 3 Ibid p 124 II 22
218
le jour du Vendredi Saint Le journal Miroir publia lrsquoannonce suivante qui nrsquoeacutetait faite que
pour alarmer les deacutevots
laquo Les Persans donnent [agrave Paris et au theacuteacirctre des Nations] le Gulistanhellip La scegravene se passe dans
la deacutelicieuse valleacutee de Shiraz Les plus belles femmes de la Perse sous les diffeacuterents noms de
roses y preacutesenteront toutes les provinces de lrsquoempire reconquises par un nouvel Abbas1 raquo
Mais lrsquousage que feront les prosateurs et les poegravetes romantiques de la poeacutesie de Saadi
sera drsquoune autre nature
4
QUELQUES PROSATEURS ET ROMANCIERS
Mme de Staeumll (1766-1817) qui par de nombreux caractegraveres annonce la geacuteneacuteration
romantique cite Saadi une seule fois dans la seconde partie de son roman Delphine
(1802)2 Lrsquoeacutepisode est resteacute preacutesent dans toutes les meacutemoires Lrsquoheacuteroiumlne dont le nom a eacuteteacute
mecircleacute agrave un scandale mondain a vu srsquoeacuteloigner drsquoelle Leacuteonce de Mondeville qui lrsquoaime et
qursquoelle aime aussi Dans cette douloureuse situation elle se livre avec une singuliegravere
conscience agrave une reconstitution fine et preacutecise de son eacutetat drsquoacircme Elle eacutevoque son auteur
oriental au moment ougrave elle essaie de discerner les forces qui la poussent agrave la recherche du
bonheur laquo Je ne suis pas la rose dit un poegravete oriental mais jrsquoai habiteacute avec elle3 raquo
Parmi les romanciers du XIXe siegravecle qui ont eacuteprouveacute de la sympathie pour le monde
oriental ou se sont inteacuteresseacutes agrave sa litteacuterature et plus speacutecialement agrave lrsquoœuvre de Saadi il
convient de citer Ernest Fouinet le savant ami de V Hugo dont le nom est mentionneacute dans
les notes jointes aux Orientales Il avait une ample connaissance de lrsquoIran et avait publieacute
des traductions de poegravetes persans arabes et turcs4 apparemment lues et reacutepandues dans les
ceacutenacles romantiques ougrave en prirent connaissance Lamartine Musset Balzac et drsquoautres
lettreacutes de lrsquoeacutepoque De mecircme il a eacutecrit entre 1832 et 1844 quatre romans laquo exotiques raquo
dont La Caravane des morts publieacute en 1836 qui connut alors un certain succegraves
Lrsquoinfluence du romantisme ambiant se fait sentir non seulement dans le choix du sujet
meacutelodramatique agrave souhait dans maints eacutepisodes merveilleux mais encore dans les
1 Miroir ndeg28 mars 1823 2 Mme de Staeumll Delphine Genegraveve Paschoud 1802 3 Mme de Staeumll Delphine Genegraveve Droz 1987 tome 1 p 276 A Cheacutenier avait eacutegalement rapporteacute cette fable qui est dans la preacuteface du Gulistan pp 7-8 (voir supra p 194) 4 Voir N Samsami op cit p 124
219
caractegraveres des personnages surtout de lrsquoeacutenergique heacuteroiumlne du roman qui apregraves bien des
peacuteripeacuteties peacuterilleuses met agrave mort lrsquoennemi de sa famille Elle tue celui-ci en reacutecitant ce
vers de Saadi que N Samsami trouve laquo pas tregraves agrave propos raquo laquo Quand lrsquoivresse se sera
empareacutee de mes sens je te dirai tout ce que jrsquoeacuteprouve 1 raquo Dans son roman en plus de ses
souvenirs drsquoeacuterudit Fouinet cite freacutequemment les poegravetes persans Par exemple il met agrave
lrsquoexergue du chapitre XXV ces vers du Gulistan laquo Que la bouche drsquoun mortel prodigue
les actions de gracircces ou se plaigne et pousse mille geacutemissements le destin ne changera pas
pour cela Lrsquoange preacuteposeacute agrave la garde du treacutesor qui renferme les vents se met peu en peine
que la lampe drsquoune pauvre veuve srsquoeacuteteigne2 raquo De mecircme le chapitre XIV porte en
exergue cette historiette du Boustan
laquo Un voyageur perdit un jour son enfant sur la route et il alla le chercher partout dans la halte
de la caravane Partout il courait agrave chaque tente il le demandait Enfin malgreacute les teacutenegravebres il
retrouva cette lumiegravere de son cœur son enfant et je lrsquoentendis qursquoil disait Comment pensez-
vous que jrsquoaie retrouveacute mon ami en disant agrave chacun Crsquoest lui 3 raquo
Balzac (1799-1850) que ses multiples activiteacutes nrsquoempecircchaient pas de lire beaucoup et
souvent les auteurs eacutetrangers4 parle de Saadi dans un passage du Lys dans la Valleacutee (1836)
et dans un autre roman moins connu La Fille aux yeux drsquoor (1835) Voulant ici mettre agrave nu
lrsquoeacutetat drsquoacircme de son heacuteroiumlne au moment ougrave ses yeux ravis drsquoadolescente recircveuse srsquoouvrent agrave
la splendeur du monde lrsquoauteur de la Comeacutedie Humaine deacuteveloppe la laborieuse
comparaison suivante
laquo Ce fut un poegraveme oriental ougrave rayonnait le soleil que Saadi Hafiz ont mis dans leurs
bondissantes strophes Seulement ni le rythme de Saadi ni celui de Pindare nrsquoauraient exprimeacute
lrsquoextase pleine de confusion et la stupeur dont cette deacutelicieuse fille fut saisie quand cessa
lrsquoerreur dans laquelle une main de fer la faisait vivre5 raquo
Nous y remarquons un langage preacutetentieux des rapprochements trop rechercheacutes La
phrase en deacutepit de lrsquoapplication patiente du romancier loin de donner une analyse limpide
des sentiments de la jeune fille ne rend mecircme pas exactement compte de la technique
rythmique et verbale de Saadi
1 Ibid 2 E Fouinet La Caravane des morts Paris Librairie de Masson et Duprey 1836 p 349 3 Ibid p 79 4 Voir Fernand Baldensperger Orientations eacutetrangegraveres chez Honoreacute de Balzac paris H Champion 1927 5 H de Balzac La Fille aux yeux drsquoor Paris Calmann-Leacutevy 1876 p 328
220
Lrsquoautre allusion agrave Saadi presque fugitive est plus fine et plus significative qursquoelle
nrsquoapparaicirct au premier abord laquo Vous comprendrez eacutecrit Balzac dans Le Lys dans la
Valleacutee cette deacutelicieuse correspondance par le deacutetail drsquoun bouquet comme drsquoapregraves un
fragment de poeacutesie vous comprendriez Saadi1 raquo Tel est en effet le sentiment des lettreacutes
franccedilais lire dans le Divan oriental quelques vers de marbre suffira estiment-ils en
geacuteneacuteral pour appreacutecier la perfection presque absolue du Boustan et du Gulistan et en
reconstituer le cas eacutecheacuteant la savante architecture Ainsi sans le vouloir Balzac traduit et
son teacutemoignage devient preacutecieux lrsquoopinion courante de ses contemporains
Drsquoune autre signification et drsquoune qualiteacute diffeacuterente srsquoaffirme le contact que
Lamennais (1782-1854) semble avoir pris avec Saadi En effet dans une page des Paroles
drsquoun croyant2 apregraves avoir poursuivi lrsquoideacutee freacutequemment eacutenonceacutee qursquoautrefois la terre
appartenait agrave tous et que les hommes vivaient en eacutegaux et en fregraveres il en conclut sur le
plan moral qursquoen vertu de ce principe toute souffrance individuelle est partageacutee par la
collectiviteacute Pour illustrer cette veacuteriteacute il reprend agrave son compte lrsquoimage antique des
membres du corps symbole de lrsquoassistance mutuelle et srsquoexprime ainsi
laquo Ne dites point Celui-lagrave est drsquoun peuple et moi je suis drsquoun autre peuple Car tous les
peuples ont eu sur la terre le mecircme pegravere qui est Adam et ont dans le ciel le mecircme pegravere qui est
Dieu
Si lrsquoon frappe un membre tout le corps souffre Vous ecirctes tous un mecircme corps on ne peut
opprimer lrsquoun de vous que tous ne soient opprimeacutes3 raquo
Six siegravecles auparavant Saadi avait exprimeacute la mecircme ideacutee dans le Gulistan
laquo Les fils drsquoAdam sont les membres drsquoun mecircme corps car dans la creacuteation ils sont drsquoune seule
et mecircme nature lorsque la fortune jette un membre dans la douleur il ne reste point de repos
aux autres O toi qui es sans souci de la peine drsquoautrui il ne convient pas que lrsquoon te donne le
nom drsquohomme 4 raquo
1 Balzac Le Lys dans la valleacutee Paris eacuted Calmann- Leacutevy 1875 p 70 2 Feacuteliciteacute de Lamennais Paroles drsquoun croyant Liegravege chez les principaux libraires 1834 3 Ibid p 14 4 Gulistan p 46 (I 10) Dans son article laquo La poeacutesie classique de lrsquoIran raquo paru dans la revue Yggdrasill bulletin mensuel de la poeacutesie en France et agrave lrsquoeacutetranger 3egraveme anneacutee ndeg 3 juin 1938 p 39 H Masseacute apregraves avoir rapporteacute ces vers de Saadi a signaleacute la source du passage des Paroles drsquoun croyant que nous venons de citer Il ajoute ensuite laquo Peut-ecirctre Eugegravene Boreacute agrave La Chesnaye fit-il connaicirctre agrave Lamennais la traduction de Saadi publieacutee par Semelet lrsquoanneacutee mecircme de la publication des Paroles drsquoun croyant (1834) raquo
221
Ainsi agrave la chariteacute chreacutetienne interdisant toute crainte1 correspondent le libeacuteralisme et
la fraterniteacute islamique qui enseignent la parfaite communion des cœurs et des acircmes
Seulement le poegravete musulman parait ecirctre alleacute plus loin que le precirctre socialisant Moraliste
il pose le principe essentiel que chaque homme qui nrsquoobeacuteit pas agrave la regravegle eacuteleacutementaire de
lrsquoentraide sociale est indigne de ce nom Il est agrave propos de signaler que Lamennais nrsquoa
jamais cacheacute que la publication des Paroles drsquoun croyant reacutepondait agrave des raisons
politiques
Dans un sens diffeacuterent celui du pastiche et de la fine plaisanterie lrsquohumoriste
Alphonse Allais (1854-1905) a composeacute une spirituelle parodie de lrsquoexquise anecdote dont
Saadi avait accompagneacute lrsquoeacuteloge de son puissant protecteur lrsquoatabek du Fars Abou Bakr
Ibn Saad Ibn Zangui Le poegravete persan avait raconteacute la fameuse fable du laquo morceau drsquoargile
parfumeacutee raquo tombeacutee de la main de son amante laquo Es-tu musc ou ambre gris lui demande le
poegravete car je suis enivreacute par ton odeur ravissante raquo A cette question elle reacutepond laquo Je
nrsquoeacutetais qursquoune argile sans valeur mais jrsquoai demeureacute quelque temps avec la rose et le
meacuterite de ma compagne a laisseacute des traces en moi sans cela je serais toujours ce que
jrsquoeacutetais drsquoabord2 raquo Srsquoinspirant de cette fable le fameux humoriste franccedilais nous raconte
drsquoune maniegravere plaisante laquo Ce qursquoeacutetait Mathias raquo il srsquoagit drsquoun laquo negravegre fort ingeacutenieux raquo
laquo chimiste de premiegravere forceraquo qui fait une deacutecouverte Et voici le reste de lrsquoaventure
laquo Peu apregraves cette deacutecouverte il [Mathias] recevait les palmes acadeacutemiques en reacutecompense
de son beau travail sur lrsquoUtilisation des feuilles de choux dans les cigares de la reacutegie
franccedilaise Par un contact habile et raisonneacute entre la feuille de chou et la feuille de tabac il
arriva promptement agrave ce remarquable reacutesultat que la feuille de chou semblait une feuille de
tabac alors que cette derniegravere aurait pu facilement ecirctre employeacutee comme vieille feuille du
noyer Si bien qursquoon pouvait dire agrave la Feuille de chou comme en la fable deacutelicieuse du
poegravete Sacircdi laquo Pardon mademoiselle nrsquoecirctes-vous point la Feuille de tabac raquo Ce agrave quoi la
Feuille de chou aurait reacutepondu laquo Non madame je ne suis pas la Feuille de tabac mais
ayant beaucoup freacutequenteacute chez elle jrsquoai gardeacute de son parfum3 raquo
Enfin le cas drsquoErnest Renan (1823-1892) meacuterite une mention speacuteciale car il fait
partie des eacutecrivains franccedilais qui ont le mieux connu et le mieux compris lrsquoOrient Et
1 Au mecircme endroit (p 14) Lamennais disait laquo Aimez-vous les uns les autres et vous ne craindrez ni les grands ni les princes ni les rois raquo et pour avoir laquo la veacuteritable chariteacute raquo il conseillait eacutegalement agrave ses lecteurs de prendre la religion de Jeacutesus- Christ qui dit que tous les hommes sont fregraveres 2 Gulistan preacuteface pp 7-8 Cette historiette est eacutegalement rapporteacutee par Myriam Harry Femmes de Perse Jardin drsquoIran Paris Flammarion 1941 p 161 3 Alphonse Allais Black Christmas Coll Une heure drsquooubli ndeg 73 Paris s d p 60
222
naturellement il a aussi connu et lu Saadi dont il a conseilleacute la lecture au public franccedilais
En fait agrave lrsquooccasion de la traduction du Boustan par Barbier de Meynard Renan en fait un
compte rendu dans le Journal Asiatique1 dans cette page si freacutemissante de sens critique et
de sensibiliteacute Renan explique pourquoi le poegravete persan peut ecirctre consideacutereacute comme laquo un
des nocirctres raquo
laquo Le Gulistan de Saadi est connu et appreacutecieacute depuis longtemps le second chef-drsquoœuvre du
mecircme auteur le Boustan a eu moins de fortune [hellip] M Barbier de Meynard vient de combler
une lacune dans notre litteacuterature savante en nous donnant une traduction du Boustan Cette
lecture sera sucircrement une fecircte pour tous les hommes de goucirct Saadi est vraiment un des nocirctres
Son intoleacuterable bon sens le charme et lrsquoesprit qui animent ses narrations le ton de raillerie
indulgente avec lequel il censure les vices et les travers de lrsquohumaniteacute tous ces meacuterites si rares
en Orient nous le rendent cher On croit lire un moraliste latin ou un railleur du XVIe siegravecle2 raquo
Dans un autre endroit en parlant de cette habitude des moralistes orientaux drsquoinseacuterer
dans leurs proses des citations en vers il demande dans une lettre adresseacutee au traducteur
du Boustan si ce proceacutedeacute eacutetait drsquousage avant Saadi
laquo Y a-t-il des exemples de cet usage avant Sadi Ne croyez-vous pas qursquoil y a lagrave une imitation
de lrsquoInde ougrave cette faccedilon de reacutepeacuteter en vers ce qursquoon a deacutejagrave dit en prose me paraicirct fort
ancienne Vous savez qursquoon croit trouver quelque chose drsquoanalogue dans LrsquoEccleacutesiaste Mais
de ce livre (fucirct-il contemporain drsquoHeacuterode comme le croit M Graetz) agrave Sadi lrsquointervalle est
grand et voilagrave pourquoi je tiendrais tant agrave savoir si on peut diminuer cet intervalle Si cette
lettre vous atteint sans trop de retards reacutepondez-moi un mot ici3 raquo
1 Voir laquo Rapport sur les travaux du conseil de la Socieacuteteacute Asiatique pendant lrsquoanneacutee 1879-1880hellip par M Ernest Renan raquo in Journal Asiatique VIIe seacuterie tome XVI Paris juillet 1880 pp 12-74 2 Ibid p 30 3 Ernest Renan Œuvres complegravetes eacutedition deacutefinitive eacutetablie par Henriette Psichari tome X Paris Calmann-Leacutevy 1961 p 845 La lettre est agrave lrsquoattention de B de Meynard et date du 15 aoucirct 1881
223
5
LES POEgraveTES
51 Victor Hugo
Victor Hugo (1802-1885) agrave la diffeacuterence de Chateaubriand Lamartine Gautier nrsquoa guegravere
effectueacute de voyage en Orient et nrsquoa vu celui-ci qursquoagrave travers sa prodigieuse imagination
nourrie de ses lectures de la Bibliothegraveque orientale drsquoHerbelot de la traduction des Mille et
une nuits dans le texte pittoresque de Galland ou de tout ce que les orientalistes de
lrsquoeacutepoque lui avaient transmis De ceacutelegravebres orientalistes tels que Silvestre de Sacy
Defreacutemery Mohl Fouinet freacutequentaient les membres des ceacutenacles et leur faisaient part
drsquoinnombrables treacutesors que leur reacuteveacutelaient les traductions des poegravetes de lrsquoAsie La longue
amitieacute de Victor Hugo et de Fouinet est bien significative agrave cet eacutegard Ce dernier savant
iranisant eacutetait eacutegalement un habitueacute de la Place Royale et de lrsquoArsenal Il disait au futur
poegravete des Orientales laquo Il serait beau pour moi de pouvoir vous enrichir1raquo Et il lrsquoa
reacuteellement enrichi en lui envoyant des traductions en vers et en prose des poegravetes iraniens et
arabes Il conseillait des lectures au jeune Hugo et lrsquoencourageait eacutegalement agrave comprendre
les poegravetes de lrsquoOrient Car selon lui lire les Orientaux sans les connaicirctre agrave fond
nrsquoaboutirait qursquoau ridicule laquo malheur agrave celui qui les lit sans connaicirctre leurs mœurs leur
climat et leur ciel2 raquo
Lrsquoimage de lrsquoOrient est ainsi creacuteeacutee dans lrsquoesprit de V Hugo Il lui vient alors lrsquoideacutee de
composer Les Orientales (1829) une seacuterie de poegravemes ougrave agrave quelques exceptions pregraves il nrsquoa
comme but que la peinture de lrsquoOrient pittoresque tel qursquoil a conccedilu dans son imagination
Mais laquo agrave quoi bon ces Orientales qui a pu lui inspirer de srsquoaller promener en Orient
pendant tout un volume que signifie ce livre inutile de pure poeacutesie jeteacute au milieu des
preacuteoccupations graves du public [hellip] agrave quoi rime lrsquoOrient 3 raquo
A ces questions que se pose Hugo il reacutepondra lui-mecircme laquo qursquoil nrsquoen sait rien que
crsquoest une ideacutee qui lui a pris et qui lui a pris drsquoune faccedilon assez ridicule lrsquoeacuteteacute passeacute [1828]
en allant voir coucher le soleil raquo4 A vrai dire cet inteacuterecirct pour lrsquoOrient nrsquoest pas nouveau
Dans le chapitre preacuteceacutedent nous avons montreacute que le XVIIIe siegravecle avait vu en France le
commencement et le deacuteveloppement des eacutetudes orientales la traduction de la plupart des
1 Citeacute par Abdelaziz Kacem in Culture arabe - Culture franccedilaise La Parenteacute renieacutee Paris LrsquoHarmattan 2002 p 106 2 Ernest Fouinet La Caravane des morts Paris 1836 p 11 3 Victor Hugo Les Orientales Edition critique par Elisabeth Barineau Paris Marcel Didier t 1 1952 preacuteface de la premiegravere eacutedition p 8 4 Ibid la preacuteface date du janvier 1829
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ouvrages importants en prose lrsquoadoption par les auteurs franccedilais de sujets orientaux un
grand nombre de voyages en Orient et beaucoup drsquointeacuterecirct pour lrsquohistoire et le
gouvernement des pays orientaux Mais lrsquoorientalisme du XIXe siegravecle est plus eacutetendu et agrave
plusieurs eacutegards diffeacuterent et Hugo a raison de croire qursquoil est devenu une preacuteoccupation
plus geacuteneacuterale
laquo On srsquooccupe aujourdrsquohui [hellip] on srsquooccupe beaucoup plus de lrsquoOrient qursquoon ne lrsquoa jamais
fait Les eacutetudes orientales nrsquoont jamais eacuteteacute pousseacutees si avant Au siegravecle de Louis XIV on eacutetait
helleacuteniste maintenant on est orientaliste [hellip] Il reacutesulte de tout cela que lrsquoOrient soit comme
image soit comme penseacutee est devenu pour les intelligences autant que pour les imaginations
une sorte de preacuteoccupation geacuteneacuterale agrave laquelle lrsquoauteur de ce livre a obeacutei peut-ecirctre agrave son insu
Les couleurs orientales sont venues comme drsquoelles-mecircmes empreindre toutes ses penseacutees
toutes ses recircveries et ses recircveries et ses penseacutees se sont trouveacutees tour agrave tour et presque sans
lrsquoavoir voulu heacutebraiumlques turques persanes arabes [hellip] il avait toujours eu une vive sympathie
de poegravete [hellip] pour le monde oriental Il lui semblait y voir briller de loin une haute poeacutesie
Crsquoest une source agrave laquelle il deacutesirait depuis longtemps se deacutesalteacuterer1 raquo
Or une des sources orientales auxquelles notre poegravete romantique pouvait laquo se
deacutesalteacuterer raquo crsquoeacutetait le Jardin des Roses laquo Je regarde une rose et je suis apaiseacute raquo disait
Victor Hugo et justement il connaissait un laquo jardin raquo dont les laquo roses raquo eacutetaient toutes
fraicircches toutes belles agrave contempler bien qursquoagrave lrsquoeacutepoque elles aient eu pregraves de six cents ans
Lrsquoauteur de ces laquo roses raquo les avait creacuteeacutees de maniegravere agrave ce que la fuite du temps ndash un des
thegravemes preacuteoccupants chez les romantiques y compris chez Hugo ndash nrsquoeucirct pu rien contre
elles Pourquoi Hugo lui ne ferait-il pas la mecircme chose En composant par exemple un
poegraveme (laquo Les Tronccedilons du serpent raquo) agrave la meacutemoire de la bien-aimeacutee qursquoil a perdue toute
jeune (Albaydeacute) il immortalisera ainsi le souvenir de son amour tout en se rappelant
cependant ce maxime de Saadi qursquoil placera en eacutepigraphe agrave son poegraveme laquo Il ne faut point
attacher son cœur aux choses passagegraveres raquo
Alors le poegravete se lance dans lrsquoaventure il laquo [se] lacircche dans ce grand jardin de poeacutesie
ougrave il nrsquoy a pas de fruit deacutefendu Lrsquoespace et le temps sont au poegravete Que le poegravete donc aille
ougrave il veut en faisant ce qui lui plaicirct [hellip] qursquoil eacutecrive en prose ou en vershellip2 raquo (ce dernier
trait nous fait penser au Gulistan) Le recueil des Orientales va ecirctre ainsi creacuteeacute un recueil
de poegravemes qui repreacutesente une eacutetape tregraves significative dans le deacuteveloppement du style
poeacutetique de Hugo et qui a une influence consideacuterable sur lrsquointroduction des sujets
1 Ibid pp 10-11 2 Ibid p 6
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orientaux dans la poeacutesie franccedilaise Lrsquoanalyse des manuscrits a montreacute qursquoau deacutebut V
Hugo avait lrsquointention drsquoutiliser comme eacutepigraphe du recueil entier les trois passages de la
preacuteface du Gulistan 1 dans le manuscrit ces trois textes sont arrangeacutes de la faccedilon
suivante
laquo Que ferai-je donc ndash je puis composer un livre intituleacute Jardin de Roses sur les feuilles duquel le vent drsquoautomne nrsquoeacutetendra pas la main et dont le printemps gracieux ne deviendra jamais sous la marche du temps un hiver steacuterile
Sadi Gulistan
Le lendemainhellipje la vis qui ayant rempli la robe de basilic de jacynthes de roses et drsquoherbes agrave bonne odeur voulait srsquoen revenir agrave la ville Je lui dis laquo la rose du jardin comme tu sais dure peu et la saison des roses est bien vite eacutecouleacutee raquo
Sadi Gulistan Il advint que je passai une nuit avec un de mes amis dans un jardin Crsquoeacutetait lieu de deacutelices plein drsquoarbres charmants
Sadi Gulistan2 raquo Apparemment le poegravete des Orientales a changeacute drsquoavis pour des raisons que nous ignorons
toujours et a preacutefeacutereacute employer ces passages (avec quelques petites modifications) comme
trois eacutepigraphes distinctes pour trois poegravemes diffeacuterents Nous donnons ci-dessous un bref
aperccedilu de ces poegravemes avec ce que nous y avons trouveacute de Saadi en plus des eacutepigraphes
Le premier de ces trois poegravemes drsquoapregraves la date de sa composition et dans lrsquoordre de
son apparition dans le recueil est intituleacute laquo La Captive raquo dateacute du 7 juillet 1828 On a vu
dans ce poegraveme une des Orientales les plus belles et les plus harmonieuses3 lrsquoideacutee
conforme eacutegalement agrave cette phrase que V Hugo a emprunteacutee agrave Saadi et placeacutee en tecircte du
poegraveme comme eacutepigraphe laquo On entendait le chant des oiseaux aussi harmonieux que la
poeacutesie4 raquo Elisabeth Barineau souligne que lrsquoeacutepigraphe ne se trouve pas dans le manuscrit
Le poegraveme deacutecrit le portrait drsquoune Europeacuteenne captive en Turquie et ne preacutesente rien de
neuf Hugo a cependant renouveleacute le thegraveme en insistant non sur la captiviteacute mais sur la
beauteacute de lrsquoOrient qursquoil aime tant
laquo Jrsquoaime de ces contreacutees
Les doux parfums brucirclants
Sur les vitres doreacutees
Les feuillages tremblants
Lrsquoeau que la source eacutepanche
Sous le palmier qui penche
1 Voir entre autres le commentaire drsquoElisabeth Barineau dans Les Orientales op cit t 1 pp XXIV-XXV 2 Les Orientales op cit t 1 p XXV ces passages se trouvent dans le Gulistan preacuteface pp 14-15 3 Voir agrave ce sujet la notice drsquoElisabeth Barineau sur le poegraveme dans Les Orientales op cit t 1 p 123 4 Ibid p 125
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Et la cigogne blanche
Sur les minarets blancs1 raquo
A part lrsquoeacutepigraphe on ne trouve rien dans le poegraveme qui pourrait relever de la poeacutesie de
Saadi sauf que la sixiegraveme strophe parle des laquo harmonies des chansons raquo thegraveme eacutevoqueacute
dans lrsquoeacutepigraphe
laquo Mon cœur plein de concerts
Croit aux voix eacutetouffeacutees
Qui viennent des deacuteserts
Entendre les geacutenies
Mecircler les harmonies
Des chansons infinies
Qursquoils chantent dans les airs 2 raquo
laquo Les Tronccedilons du serpent raquo date du 10 novembre 1828 et porte en eacutepigraphe cette
autre phrase de la preacuteface du Gulistan laquo Drsquoailleurs les sages ont dit Il ne faut point
attacher son cœur aux choses passagegraveres3 raquo Le poegraveme deacuteveloppe la comparaison drsquoun
cœur briseacute par un amour malheureux aux tronccedilons drsquoun serpent tueacute agrave coups de hache Le
poegravete a composeacute ce poegraveme en souvenir de sa bien aimeacutee Albaydeacute morte agrave lrsquoacircge de quinze
ans celle qui avait de laquo beaux yeux de gazelle raquo une comparaison tregraves commune dans
lrsquoOrient et que le poegravete Saadi a eacutegalement et souvent utiliseacutee surtout dans ses ghazal
(poegravemes drsquoamour) Outre cette expression deux ou trois vers du deacutebut du poegraveme
preacutesentent des ressemblances avec quelques vers de la preacuteface du Gulistan drsquoougrave
lrsquoeacutepigraphe est tireacutee Saadi disait laquo Une nuit je pensais aux jours eacutecouleacutes je soupirais agrave
cause de ma vie dissipeacutee [hellip] je pleuraishellip4 raquo De mecircme Hugo pleure non ses propres
jours eacutecouleacutes mais les jours de son amie termineacutes
laquo Je veille et nuit et jour mon front recircve enflammeacute
Ma joue en pleurs ruisselle
Depuis qursquoAlbaydeacute dans la tombe a fermeacute
Ses beaux yeux de gazelle5 raquo
1 Ibid p 128 2 Ibid 127-128 3 Ibid t 2 p 75 Gulistan preacuteface p 15 4 Ibid p 9 5 Les Orientales op cit t 2 p 75
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Cet autre vers laquo Un jour pensif jrsquoerrais au bord drsquoun golf ouvert raquo se rapproche du
vers de Saadi sauf que celui-ci a eacutecrit laquo une nuit raquo et Hugo laquo un jour raquo Cette derniegravere
remarque deviendrait peut-ecirctre plus creacutedible si on remplaccedilait ce dernier vers de Hugo par
sa variante dans le manuscrit laquo Un jour que je recircvais au bord drsquoun golfe ouvert1raquo (Saadi
laquo Une nuit je pensaishellip raquo)
On remarque que Hugo a en commun avec Saadi le regret des choses reacutevolues le
saisissement du moment qui passe une sensation aigueuml de la fugaciteacute du temps Les vers
de Saadi font revivre en lui les souvenirs drsquoenfance et eacutevoquent la nostalgie des
laquo premiegraveres amours raquo avec toute leur fragiliteacute comme dans ses vers du laquo Novembre raquo
laquo Mais surtout tu te plais aux premiegraveres amours
Frais papillons dont lrsquoaile en fuyant rajeunie
Sous le doigt qui la fixe est si vite ternie
Essaim doreacute qui nrsquoa qursquoun jour dans tous nos jours2 raquo
Dans ce poegraveme le dernier des Orientales eacutecrit le 15 novembre 1828 Hugo deacuteveloppe
une fois de plus le thegraveme de la fuite du temps laquo Quand lrsquoautomne abreacutegeant les jours
qursquoelle deacutevore raquo3 et agrave la derniegravere strophe il retourne de nouveau ses penseacutees vers son
amie (sans la nommer cette fois) laquo quelque jeune fille morte agrave quinze ans agrave lrsquoacircge ougrave lrsquoœil
srsquoallume et brille raquo4 Pareil aux deux poegravemes preacuteceacutedents laquo Novembre raquo porte une
eacutepigraphe emprunteacutee agrave Saadi laquo Je lui dis La rose du jardin comme tu sais dure peu et
la saison des roses est bien eacutecouleacutee5 raquo Devant cette remarque de Saadi son ami demande
le chemin agrave suivre Crsquoest lagrave que Saadi promet agrave son ami de composer laquo le livre du parterre
de roses sur les feuilles duquel le vent de lrsquoautomne [chez Hugo laquo novembre raquo] nrsquoeacutetendra
pas sa violencehellip raquo6
De lrsquoautre cocircteacute dans laquo Novembre raquo qui sert de transition entre Les Orientales et les
Feuilles drsquoAutomne (1831) on trouve des situations presque identiques agrave celles eacutevoqueacutees
dans la preacuteface du Gulistan on y parle des roses de la courte dureacutee de leur vie agrave cause du
froid de lrsquoautomne laquo crsquoest lrsquohiverhellip les roses du Bengale Frissonnent dans ces champs ougrave
se tait la cigale raquo dans le recueil persan lrsquoami du poegravete lui dit laquo Maintenant que tu peux
1 Ibid p 76 voir la note sur ce vers 2 Ibid t 2 p 197 3 Ibid p 193 4 Ibid p 197 5 Ibid p 193 Gulistan preacuteface p 15 6 Gulistan p 15
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parler ocirc mon fregravere fais-le avec bienveillance et bonteacute raquo1 dans les Orientales lrsquoami de
Hugo est la laquo muse ingeacutenue raquo qui agrave lrsquoinstar de lrsquoami de Saadi vient lui demander laquo Nrsquoas-
tu pas me dis-tu dans ton cœur jeune encor Quelque chose agrave chanter ami car je
mrsquoennuie raquo
En fait la nostalgie des anneacutees de lrsquoenfance et de la jeunesse se reacutepegravete en divers
endroits de lrsquoœuvre de Hugo Comme lrsquoa souligneacute N Samsami laquo ces anneacutees vivront de
leur vie eacutepheacutemegravere agrave travers toute son œuvre raquo2 Elle a ensuite donneacute cette belle citation de
Saadi qui convient parfaitement agrave la situation du poegravete des Orientales laquo Conserve le
souvenir du parfum de la rose et il te sera facile drsquooublier qursquoelle est fleacutetrie raquo Ce conseil
pourrait bien ecirctre geacuteneacuteraliseacute et servir aux gens qui oubliant les maximes de Saadi ont
laquo [attacheacute leur] cœur aux choses passagegraveres raquo
De mecircme N D Samsami croit voir le souvenir des vers de Saadi dans le passage
suivant de la Leacutegende des Siegravecles laquo ougrave lrsquoon perccediloit le sentiment du neacuteant des grandeurs
terrestres si souvent chanteacute par le poegravete iranien raquo3
laquo Cambyse ne fait plus un mouvement il dort
Il dort sans mecircme voir qursquoil pourrit il est mort
Tant que vivent les rois la foule est agrave plat ventre
On les contemple on trouve admirable leur antre
Mais sitocirct qursquoils sont morts ils deviennent hideux
Et nrsquoont plus que les vers pour ramper autour drsquoeux4 raquo
Sans vouloir confirmer une telle influence de Saadi dans ces vers ni la nier complegravetement
nous ajoutons que dans un des poegravemes de La Leacutegende des Siegravecles laquo Le roi de Perse raquo
Hugo a ainsi eacutevoqueacute le nom de Saadi laquo Baise la main du pacirctre harmonieux qui chante
Comme agrave preacutesent Sadi comme autrefois Hafiz5 raquo
En fin de compte si nous essayons de deacuteterminer lrsquoinfluence de Saadi sur V Hugo
nous devons dire qursquoelle est resteacutee bien faible et assez rapide Nous ne trouvons dans sa
poeacutesie aucun eacuteleacutement saadien drsquoordre moral ou philosophique Hugo a emprunteacute agrave Saadi ce
qui eacutetait bien en harmonie avec son eacutetat drsquoacircme En lisant le Gulistan en particulier sa
preacuteface le poegravete romantique en a tireacute des citations qui traitaient des thegravemes tels que la fuite
1 Ibid p 11 2 LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 90 3 Ibid 4 Victor Hugo La Leacutegende des Siegravecles Paris Hachette 1921 vol II p 422 5 En fait pour respecter la chronologie il aurait fallu dire laquo Comme agrave preacutesent Hafiz comme autrefois Saadi raquo
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du temps la vaniteacute des choses passagegraveres le souvenirs des plaisirs et amours passeacutes Il a
ensuite mis les citations en exergue agrave quelques uns de ses poegravemes deacuteveloppant les mecircmes
thegravemes Ceux-ci ont depuis toujours eacuteteacute incarneacutes dans lrsquoimage de la rose la fleur par
excellence devant le froid hivernal (Le Jardin des roses Les Feuilles drsquoautomne) Crsquoest
qursquoil existe un lien particulier entre le sentiment poeacutetique et la rose
laquo Or aux yeux de lrsquohomme la rose est une des fleurs les plus somptueuses et eacuteveille
naturellement des ideacutees de gracircce et de volupteacute La tradition poeacutetique qui la ceacutelegravebre nrsquoest pas
lrsquoeffet drsquoune convention mais drsquoun sentiment presque unanime Ce sont les poegravetes de tous les
acircges Anacreacuteon Dante Saadi Ronsard Cheacutenier Le Roman de la rose et Hugo lui-mecircme (laquo La
magnifique fleur royale et purpurine raquo dans La Rose de lrsquoinfante)hellip1 raquo
En effet le thegraveme de la rose celui de lrsquoamour du rossignol et du papillon pour cette
fleur reviennent tour agrave tour dans le Gulistan le Boustan et les ghazles de Saadi Ces thegravemes
pouvaient inspirer de beaux poegravemes aux romantiques La courte vie de la rose reacuteveillait
chez Hugo la nostalgie de ses amours de jeunesse elle lui rappelait la courte vie de sa bien-
aimeacutee morte au comble de sa beauteacute un amour malheureux qui lui avait briseacute le cœur A
lrsquoexemple de Hugo Alfred de Musset srsquoest inspireacute de lrsquoamour du rossignol pour la rose
pour deacutepeindre ses amours malheureux avec George Sand (1804-1876)
52 Alfred de Musset
Alfred de Musset (1810-1857) se raconte agrave travers un reacutecit autobiographique un de ses
beaux reacutecits drsquoamour lrsquoHistoire drsquoun merle blanc Quand tous les autres merles sont noirs
lui apparaicirct blanc comme une injure aux yeux de ses parents En plus il siffle faux Alors
chasseacute du nid familial en raison de ses diffeacuterences il commence une quecircte drsquoidentiteacute et
drsquoamour qui va le conduire agrave faire de drocircles de rencontres Sous la plume de Musset
apparaicirct une caricature de la socieacuteteacute du pigeon baroudeur au rossignol enchanteur en
passant par une pie bourgeoise et un perroquet des plus peacutedants Il ne cesse durant ce
voyage drsquoecirctre agrave la recherche de lui-mecircme et lorsqursquoil croit avoir trouveacute le bonheur
inespeacutereacute en trouvant lrsquoamour drsquoune jeune merlette blanche il ignore que la tromperie nrsquoest
pas loin et que cette Georges Sand (1804-1876) emplumeacutee ne sera que deacutesillusion Triste et
deacutepiteacute par cette deacutecouverte le merle blanc quitte son amie et se reacutefugie dans une forecirct
touffue Lagrave seul et le cœur en deacutetresse il se retire dans un coin La nuit tombe et couvre de
ses teacutenegravebres la forecirct Il entend alors un rossignol chanter des chansons drsquoamour Sa voix est
1 Louis Aguettant Victor Hugo poegravete de la nature Paris LrsquoHarmattan 2000 p 300
230
si suave que malgreacute sa douleur le merle srsquoapproche de son nid et le complimente Il croit
le rossignol heureux et lui demande si son laquo secret peut-il srsquoapprendre raquo Voici la reacuteponse
du rossignol dont Saadi a raconteacute lrsquohistoire
laquo Oui me reacutepondis le rossignol mais ce nrsquoest pas ce que vous croyez Ma femme mrsquoennuie je
ne lrsquoaime point je suis amoureux de la rose Sadi le Persan en a parleacute Je mrsquoeacutegosille toute la
nuit pour elle mais elle dort et ne mrsquoentend pas Son calice est fermeacute agrave lrsquoheure qursquoil est elle y
berce un vieux scarabeacutee et demain matin quand je regagnerai mon lit eacutepuiseacute de souffrance et
de fatigue crsquoest alors qursquoelle srsquoeacutepanouira pour qursquoune abeille lui mange le cœur 1 raquo
Ce triste secret du rossignol termine le reacutecit de Musset et en reacutesume ainsi toute la
porteacutee symbolique Lrsquoamour est donc ingrat et les amants nrsquoont apparemment qursquoagrave souffrir
des caprices de la bien-aimeacutee comme Musset lui-mecircme qui a beaucoup souffert de
lrsquoinfideacuteliteacute de George Sand Fable autobiographique qui deacutepeint les amours malheureux de
Musset avec George Sand et ses deacuteboires drsquoauteur incompris lrsquoHistoire drsquoun merle blanc
est aussi une ode agrave la diffeacuterence et srsquoadresse agrave toutes les acircmes sensibles perdues dans la
foule anonyme des convictions et des reacutefeacuterences Tout le long de ce conte nous voyons
sous forme drsquoune piquante alleacutegorie quelque peinture de mœurs drsquoune veacuteriteacute frappante ou
quelque trait de critique litteacuteraire plein de raison et de verve gauloise Les souffrances les
deacuteceptions les chagrins des poegravetes en geacuteneacuteral et ceux de lrsquoauteur en particulier y sont
preacutesenteacutes gaiement sous des allusions bien transparentes Le malheureux heacuteros du conte dit
par exemple laquo Heacutelas musique heacutelas poeacutesie qursquoil y a peu de cœurs qui vous
comprennent raquo
A part ce thegraveme de lrsquoamour du rossignol pour la rose Musset connaissait bien lrsquointeacuterecirct
alleacutegorique de certains poegravemes de Saadi Dans un article de ses Meacutelanges de la litteacuterature
et de critique consacreacute agrave Jean-Paul Richter (chapitre XVII laquo Penseacutees de Jean-Paul raquo) il
note le rapprochement de deux penseacutees de ce poegravete allemand drsquoune reacuteflexion de Saadi
laquo Sous lrsquoempire drsquoune ideacutee puissante nous nous trouvons comme le plongeur sous la cloche agrave
lrsquoabri des flots de la mer immense qui nous environne raquo
Et plus loin
laquo Je veux mrsquoeacutelever au-dessus de lrsquooceacutean des ecirctres comme un nageur intreacutepide qui lutte contre
las vagues et non comme un cadavre par la pourriture raquo
Ces deux penseacutees sont sœurs il me semble qursquoelles en ont une encore crsquoest ce mot de Sadi
1 Alfred de Musset Œuvres complegravetes tome 7 Paris Charpentier pp 82-83
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laquo Ne vous attachez point agrave la surface des hommes et creusez quand vous voudrez trouver le
talent se cache toujours Ne voyez-vous pas que la perle demeure ensevelie au fond de lrsquooceacutean
tandis que les cadavres remontent la surface des flots 1 raquo
On voit que Musset comme Saadi promenant inlassablement son bon sens aviseacute agrave
travers la socieacuteteacute note avec des mots souvent pittoresques et spirituels toujours heureux
ce qui constitue lrsquoexpression de la reacutealiteacute les dons naturels ne sauraient geacuteneacuteralement se
manifester drsquoeux-mecircmes aussi faut-il savoir les deacutecouvrir et les deacutevelopper
53 Lamartine
Un autre poegravete romantique Lamartine (1790-1869) pareil agrave Hugo et agrave Musset a eu des
contacts rares et rapides avec lrsquoœuvre de Saadi Il avait probablement lu Saadi dans les
traductions du XVIIIe siegravecle ou dans celle de Semelet parue en 1834 et devait en avoir une
connaissance superficielle Dans une courte piegravece dateacutee de 1841 Lamartine eacutevoque le
poegravete persan exileacute laquo loin des fleurs eacutecloses raquo de sa terre natale et en train de dire laquo aux
vents raquo
laquo Sadi loin des fleurs eacutecloses
Dans ses beaux jardins persans
Parmi drsquoeacutemouvantes choses
Dans lrsquoexil disait aux vents
laquo Vents vous nrsquoecirctes pas mes roses
Mais vous ecirctes leur encens 2 raquo
Ces vers sont sucircrement inspireacutes par la preacuteface du Jardin des roses ougrave le mecircme thegraveme
est eacutevoqueacute mais avec un peu de diffeacuterence dans lrsquoeacuteleacutement porteur du souvenir (le parfum)
de la laquo rose raquo ici ce sont les vents qui ayant traverseacute les laquo jardins persans raquo et donc
ayant accompagneacute quelques instants les laquo fleurs eacutecloses raquo ont pris laquo leur encens raquo qursquoils
emportent jusqursquoau poegravete en exil et plongent celui-ci dans un plaisir meacutelancolique lagrave
dans la preacuteface du Jardin des roses ce qui enivre Saadi crsquoest un bout de terre qui a
quelque temps accompagneacute la laquo rose raquo et en a pris le parfum
1Alfred de Musset Meacutelanges de litteacuterature et de critique Paris Charpentier 1867 p 269 (lrsquoarticle est dateacute du 6 juin 1831) 2 Cette poeacutesie dateacutee de 1841 a eacuteteacute publieacutee pour la premiegravere fois par H Guillemin dans la revue Yggdrasill Bulletin mensuel de la poeacutesie en France et agrave lrsquoeacutetranger Paris 1egravere anneacutee 1935 Voir aussi Mme Samsami op cit pp 95-96
232
laquo Un jour au bain un morceau drsquoargile parfumeacutee tomba de la main de mon amante dans ma
main laquo Es-tu musc ou ambre gris lui dis-je Car je suis enivreacute par ton odeur ravissante raquo laquo Je
nrsquoeacutetais me reacutepondit-elle qursquoune argile sans valeur mais jrsquoai demeureacute quelque temps avec la
rose et le meacuterite de ma compagne a laisseacute des traces en moihellip1 raquo
Nous nrsquoavons pas trouveacute drsquoautres traces de Saadi chez Lamartine Cependant N D
Samsami croit en une sorte de parenteacute entre un passage du Nouveau Voyage en Orient de
Lamartine et le deacutebut de la preacuteface du Gulistan en ce qui concerne la perception de la
grandeur de Dieu par la beauteacute de la nature
laquo Ce sont ces aneacuteantissements des sens de lrsquohomme et de son esprit devant la masse ou
lrsquoeacutetendue de lrsquohorizon ces geacutenuflexions de lrsquoacircme ces voluptueuses prostrations de la penseacutee
devant la grandeur de Dieu et de ses œuvres qui lui donnent le plus le sentiment de la suprecircme
beauteacute crsquoest-agrave-dire de la main du creacuteateur2 raquo
5 4 Marceline Desbordes-Valmore et laquo les Roses de Saadi raquo
Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) est un autre poegravete de tendance romantique qui
avait une preacutedilection pour Saadi Son cœur drsquoamoureuse se penchait plutocirct vers le cocircteacute
sentimental et lyrique du poegravete persan car il y trouvait un eacutecho immeacutediat La vie
malheureuse3 qursquoelle a meneacutee et qui aurait nourri chez elle une sensibiliteacute feacuteminine nrsquoest
pas non plus sans influence sur son approche particuliegravere de la poeacutesie de Saadi Car on le
sait bien la poeacutetesse a connu de grandes amertumes et deacuteceptions durant toute sa vie ce
qui a fait drsquoelle un personnage autodidacte Crsquoest de lagrave peut-ecirctre que reacutesulte le succegraves de
son œuvre poeacutetique une œuvre dont le lyrisme et la hardiesse de versification sont
remarqueacutes De sorte que Paul Verlaine (1844-1896) la reconnaicirct comme une aicircneacutee laquo Cette
poeacutetesse qui se donna agrave peine entre tant drsquoeacutepreuves le temps drsquoinventer les plus
rythmiques cadences et drsquoeacutecrire les plus doux vers raquo4 Le mecircme Verlaine la considegravere
comme une poeacutetesse ayant joueacute un rocircle majeur dans lrsquoeacutevolution de lrsquoeacutecriture et deacuteclare laquo
Nous proclamons agrave haute et intelligible voix que Marceline Desbordes-Valmore est tout
1 Gulistan preacuteface p 9 2 Lamartine Nouveau Voyage en Orient citeacute sans reacutefeacuterence preacutecise par N D Samsami op cit pp 95-96 3 Elle a veacutecu constamment dans la gecircne a connu les deuils les plus cruels laquo Paris est un univers Le triste fil de ce labyrinthe crsquoest le malheur raquo eacutecrit-elle en 1843 dans une lettre agrave Louise Babeuf Sur la vie malheureuse de cette poeacutetesse voir le livre de Lucien Descaves La Vie douloureuse de Marceline Desbordes-Valmore Paris Nilsson 1910 4 Citeacute par Julien Cain in Marceline Desbordes-Valmore Paris Bibliothegraveque Nationale 1959 p IX
233
bonnement [hellip] la seule femme de geacutenie et de talent de ce siegravecle et de tous les siegravecleshellip1 raquo
On lui sait greacute drsquoavoir introduit des formes nouvelles laquo Marceline Desbordes-Valmore a
le premier drsquoentre les poegravetes de ce temps employeacute avec le plus grand bonheur des rythmes
inusiteacutes celui de onze pieds entre autreshellip2 raquo
Est-ce que Mme Valmore avait une connaissance approfondie de la poeacutesie de Saadi
Nous ne pouvons pas reacutepondre avec certitude agrave cette question sauf qursquoelle avait lu Saadi et
qursquoelle lrsquolaquo adorait raquo si lrsquoon croit ce jugement de Sainte-Beuve (celui-ci croyait toujours en
elle et ne lrsquoabandonna jamais) laquo En adressant ses essais agrave M de Latour avec une
demande de souscription Madame Valmore deacutebutait par cet apologue agrave la maniegravere du
poegravete persan Saadi dont elle avait lu quelque chose et que disait-elle elle adorait3 raquo
Mme Valmore laquo adorait raquo en Saadi le chantre de lrsquoamour meilleur que toute autre
personne et drsquoune sinceacuteriteacute particuliegravere
laquo Quand bien mecircme tu saurais par cœur les sept parties du Coran
Lorsque tu est troubleacute par lrsquoamour tu ne sais mecircme plus dire alif bacirc tacirc [hellip]
Il est eacutetonnant que je conserve lrsquoexistence en mecircme temps que toi
Que tu viennes pour me parler et qursquoil me reste encore la parole4 raquo
La simpliciteacute et la spontaneacuteiteacute drsquoexpression par lesquelles Saadi deacutecrivait lrsquoamour dans
sa sinceacuteriteacute devaient charmer lrsquoauteur du Livre des tendresses Chez les deux poegravetes nous
trouvons une pareille exaltation passionneacutee de lrsquoamour un mecircme oubli complet de soi
(laquo devant toi je ne pouvais crier jrsquoexiste raquo) aussi bien que des appels deacutesespeacutereacutes
laquo Srsquoil nrsquoest pas possible de parvenir pregraves de lrsquoami
Crsquoest le devoir de lrsquoamitieacute de mourir agrave sa recherche [hellip]
Si ma main peut parvenir agrave saisir le pan de sa robe (se sera tregraves bien)
Sinon je mrsquoen irai mourir sur son seuil1 raquo
1 Œuvres en prose complegravetes texte eacutetabli preacutesenteacute et annoteacute par Jacques Borel Paris Gallimard 1972 p 678 2 Ibid p 674 3 C ndashA Sainte-Beuve Madame Desbordes-Valmore sa vie et sa correspondance Paris Michel Leacutevy Fregraveres 1870 p 132 Sainte-Beuve reproduit ensuite lrsquoapologue en question laquo Monsieur Il est dit dans un livre qursquoun pauvre oiseau jeteacute agrave terre et rouleacute dans le vent de lrsquoorage fut releveacute par une creacuteature charitable et puissante qui lui remit son aile malade comme eut fait Dieu lui-mecircme apregraves quoi lrsquooiseau retourna ougrave vont les oiseaux au ciel et aux orages Le gueacuterisseur nrsquoouiumlt plus parler de lui et dit La reconnaissance ougrave est ndashelle Un jour il entendit frapper vivement agrave sa fenecirctre et lrsquoouvrit Dieu lui reacutepondit Lrsquooiseau lui en ramenait un autre blesseacute et mourant laquo Sur quel cœur lrsquoimage de la creacuteature qui relegraveve eacutetait-elle mieux graveacutee que sur ce cœur qui semblait absent raquo 4 Gulistan pp 224-225 (V 4)
234
Lrsquoeacutecho de pareils chants deacutesespeacutereacutes aurait raisonneacute dans le cœur de la poeacutetesse et lui aurait
rappeleacute les deacuteceptions amoureuses qursquoelle avait connues
laquo Jrsquoirais mrsquoabattre sur ton cœur
Ou mourir de joie agrave ta porte
Ah si vers toi Dieu me remporte
Vivre ou mourir pour toi qursquoimporte 2 raquo
Dans un autre poegraveme de Saadi on peut lire laquo O Saadi je suis la bougie de
lrsquoassembleacutee que puis-je faire si le papillon se deacutetruit lui-mecircme 3 raquo et la poeacutetesse
franccedilaise semble ecirctre inspireacutee de ce genre de vers (abondants dans la poeacutesie du poegravete
persan) dans son laquo Papillon malade raquo ougrave un jeune papillon nrsquoeacutecoute pas les conseils de la
sagesse et preacutefegravere se brucircler dans le feu de lrsquoamour
laquo Lagrave-bas ces coteaux verts ces brillantes couleurs
Font naicirctre tant drsquoespoir tant drsquoamour tant drsquoenvie
Oh tais-toi pauvre sage ou pauvre ingrat tais-toi
Tu nous deacutefends les fleurs encor pencheacute sur elles
Dors si tu mrsquoaimes plus mais les cieux sont agrave moi
Jrsquoeacuteclos pour mrsquoenvoler et je risque mes ailes 4 raquo
Encore drsquoautres vers du laquo Papillon malade raquo nous font penser au Gulistan et aux
thegravemes deacuteveloppeacutes dans sa preacuteface laquo Jrsquoai deacutefini la vie enfants crsquoest un eacuteclair [hellip] Les
roses subiront un affreux changement5 raquo La vie des roses le temps drsquoaimer est donc bien
courte Notre poeacutetesse srsquoeacutecrie alors laquo On a si peu de temps agrave srsquoaimer sur la terre Oh
qursquoil faut se hacircter de deacutepenser son cœur 6 raquo Par contre la vie laquo sans amour raquo nrsquoest que
lrsquoennui laquo Mes heures sans amour se changent en anneacutees7 raquo dit Mme Valmore dont toute
la vie srsquoeacutetait consumeacutee dans une passion douloureuse
1 Ibid p 223 (V 4) on peut encore lire chez Saadi laquo Reviens parce que tu seras plus cheacuteri que tu ne lrsquoas eacuteteacute raquo Ibid p 238 (V 14) laquo Reviens et tue moi car mourir sous tes yeux est plus agreacuteable que de te survivre raquo p 231 (V 10) 2 Les Œuvres poeacutetiques de Marceline Desbordes-Valmore eacutedition complegravete eacutetablie et commenteacutee par M Bertrand Grenoble Presses Universitaires de Grenoble 1973 tome 2 laquo Priegravere de femme raquo p 451 3 Gulistan p 228 (V 7) 4 M D Valmore Les Œuvres poeacutetiques op cit tome 1 p 179 Sur cet emprunt eacuteventuel de Mme Valmore voir eacutegalement Mme Samsami op cit p 94 et J Hadidi op cit p 311 5 Ibid Voir eacutegalement le Gulistan preacuteface p 15 laquo Il nrsquoy a point de dureacutee pour la rose du jardin raquo et p 11 laquo La vie est une neige exposeacutee au soleil de juillet il en reste bien peuhellip raquo 6 Ibid p 200 Le poegraveme srsquoappelle laquo Reacuteveacutelation raquo 7 Ibid
235
Mais la poeacutetesse franccedilaise a surtout puiseacute dans la preacuteface du Gulistan la matiegravere drsquoun
de ses plus beaux poegravemes ndash le plus connu drsquoailleurs ndash intituleacute laquo Les Roses de Saadi raquo1 Elle
y trace pour reprendre lrsquoexpression de Mme Samsami laquo un tableau idyllique plein de
deacutetails gracieux et drsquoune feacuteminiteacute charmante raquo2
laquo Jrsquoai voulu ce matin te rapporter des roses
Mais jrsquoen avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serreacutes nrsquoont pu les contenir
Les nœuds ont eacuteclateacute Les roses envoleacutees
Dans le vent agrave la mer srsquoen sont toutes alleacutees
Elles ont suivi lrsquoeau pour ne plus revenir
La vague en a paru rouge et comme enflammeacutee
Ce soir ma robe encore en toute embaumeacutee
Respires-en sur moi lrsquoodorant souvenir3 raquo
Le poegraveme est publieacute pour la premiegravere fois apregraves la mort de lrsquoauteur en1860 dans un
recueil intituleacute Poeacutesies ineacutedites4 Le mecircme morceau cette fois en prose se trouve dans une
lettre adresseacutee par Mme Valmore agrave Sainte-Beuve dateacutee du 22 feacutevrier 1848 La lettre
commence ainsi laquo Voici ce que je pourrais vous dire veacuteritable Saadi de nos climats
laquo Jrsquoavais dessein de vous rapporter des roses mais jrsquoai eacuteteacute tellement enivreacutee de leur odeur
deacutelicieuse qursquoelles ont toutes eacutechappeacute de mon sein5 raquo En se fondant sur cette lettre
certains critiques pensent que la poeacutetesse a composeacute le poegraveme en lrsquohonneur de lrsquohomme de
lettres pour le remercier drsquoun service rendu Certains drsquoautres toujours dans le mecircme sens
1 Le poegraveme sera plus tard mis en musique par Marcel Roumeacuteguegravere (Cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 310 note 18) mais aussi par un groupe de rock alternatif franccedilais laquo les Hurleurs raquo sur leur album Bazar en 2000 2 N Samsami op cit p 94 3 Les Œuvres poeacutetiqueshellip t 2 p 509 Le poegraveme est bien inspireacute de ces vers si connus de la preacuteface du Gulistan p 5 laquo Jrsquoavais dans lrsquoesprit que quand jrsquoarriverais au rosier je remplirais de roses le pan de ma robe pour en faire un preacutesent agrave mes camarades Lorsque je fus arriveacute lrsquoodeur des roses mrsquoenivra tellement que le pan de ma robe mrsquoeacutechappa de la main raquo Un autre poegravete Jean-Marc Bernard a composeacute ces vers plus proches litteacuteralement du texte de Saadi laquo De ces jardins deacutelicieux Mais lrsquoodeur de ses fleurs humides Surgis sous mes paupiegraveres closes Heacutelas mrsquoenivra lentement Jrsquoaurais voulu cueillir les roses Je deacutefaillis hellip et maintenant Pour en parfumer nos adieux Je ne trsquooffre que mes mais vides raquo 4 Poeacutesies ineacutedites de Mme Desbordes-Valmore publieacutees par M Gustave Reacutevilliod Genegraveve imprimerie de J Fick 1860 5 Puis suivent ces lignes laquo Si vous saviez quelle deacutetresse cacheacutee vous venez drsquoadoucir vous tressailleriez dans votre acircme drsquoune joie divine je tremblais quand vous mrsquoavez quitteacutee Je nrsquoai pu vous rien dire Vous eacutetiez aussi tregraves eacutemu je le crois et vous deviez lrsquoecirctre mecircme ignorant lrsquoeacutetendue de la peine que vous veniez secourir Un pauvre atheacutee nrsquoeucirct pu reacutesister agrave cette preuve de lrsquoexistence de Dieu raquo Voir la lettre complegravete dans Sainte-Beuve inconnu par Spoelberch de Lovenjoul Paris Librairie Plon 1901 p 227
236
lui donnent la valeur un peu plus large de poegraveme de lrsquoamitieacute Drsquoautres enfin disent qursquoil
serait implicitement deacutedieacute agrave Prosper Valmore son mari1
Quoi qursquoil en soit ce poegraveme est un des plus beaux et plus admireacutes de son auteur selon
le teacutemoignage drsquoun tregraves grand nombre de critiques Tout drsquoabord crsquoest Sainte-Beuve le
grand critique du siegravecle qui en donne le texte et le deacutefinit comme exemple de laquo bien jolis
motifs de chants de meacutelodies pures raquo2 Andreacute Gide eacutecrit agrave la maniegravere mecircme de la
poeacutetesse laquo Je me promettais de saisir un Desbordes-Valmore avec lrsquoespoir de lrsquooffrir
ensuite agrave Marie de Reacutegnier Je me souviens encore de ce jour ougrave seul avec elle dans le
bureau de son pegravere elle me reacutecita Les Roses de Saadi3 raquo Cette mecircme Marie de Reacutegnier
(fille de Heacutereacutedia eacutepouse drsquoHenri de Reacutegnier poegravete elle-mecircme sous le pseudonyme de
Geacuterard drsquoHouville) donnera ce jugement pertinent laquo Hardiesse si poeacutetique et si forte4 Du
mot laquo eacuteclateacute raquo qui deacutechire la strophe toutes les fleurs coulent jusqursquoagrave nous Ainsi de vos
larmes Marceline et de toutes vos douleurs passeacutees nous respirons sur votre acircme
lrsquoarocircme immortel5 raquo Il est vrai Les Roses de Saadi laquo coulent jusqursquoagrave nous raquo et nous
charment agrave chaque fois que nous les prenons sous les yeux
Drsquoailleurs laquo Les Roses de Saadi raquo nrsquoest pas le seul poegraveme ougrave on remarque cet attrait
Il y a justement dans une grande partie de son œuvre poeacutetique un charme particulier dans
cet abandon ou dans cette ardeur par lesquels la poeacutetesse compose ses vers Il y a lagrave toute
une vie de femme poeacutetiquement raconteacutee la vie drsquoune femme qui a beaucoup aimeacute
souffert et pleureacute
laquo Lrsquoorage de tes jours a passeacute sur ma vie
Jrsquoai plieacute sous ton sort jrsquoai pleureacute de tes pleurs
Ougrave ton acircme a monteacute mon acircme lrsquoa suivie
Pour aider tes chagrins jrsquoen ai fait mes douleurs6 raquo
Son œuvre constitue un roman vrai dont chaque page reacuteveille en nous une deacutelicieuse
eacutemotion A la maniegravere des Feuilles drsquoAutomne les poegravemes de Mme Valmore rendent agrave nos
souvenirs drsquoenfance leurs brillantes couleurs et renouvellent en nous cette douce
1 Cf Les Œuvres poeacutetiques t 2 p 735 et la note de M Bertrand agrave ce sujet 2 Cf Causeries du Lundi troisiegraveme eacutedition t XIV Paris Garnier Fregraveres p 406 il y donne eacutegalement le texte de laquo La jeune fille et le ramier raquo 3 Andreacute Gide Journal t 1 Paris Gallimard 1996 pp 516-517 la citation de Gide date du 3 avril 1906 4 Que lrsquoon se rappelle ici le jugement de Verlaine que nous avons rapporteacute sur la poeacutesie de Marceline Desbordes-Valmore au deacutebut de ce passage 5 Geacuterard DrsquoHouville (Marie de Reacutegnier) Les Nouvelles Litteacuteraires Artistiques et Scientifiques 6egraveme anneacutee ndeg 225 5 feacutevrier 1927 p 1 Lrsquoarticle est intituleacute laquo A propos de Marceline Desbordes-Valmore raquo 6 Les Œuvres poeacutetiques t 2 laquo Dors raquo p 459
237
meacutelancolie que nous laissent des douleurs affaiblies par le temps Avec son œuvre on
retrouve tour agrave tour les images des amis que lrsquoon a aimeacutes et perdus tous les sentiments
tendres ou tristes que lrsquoon a eacuteprouveacutes En lisant les vers de Mme Valmore nous aimons
nous souffrons et nous pleurons avec elle
Marceline Desbordes-Valmore eacutetait voueacutee agrave aimer sans tout de mecircme ecirctre aimeacutee Elle
est resteacutee amoureuse jusqursquoagrave la fin de ses jours laquo Moi je ne suis pas morte allons moi
jrsquoaime encore1 raquo Ainsi elle a passeacute presque son existence entiegravere agrave donner laquo son cœur raquo
Dans laquo Les Roses de Saadi raquo tandis que le poegravete persan deacuteveloppant une comparaison
heureuse et frappante qui aboutit au symbole exprime lrsquoangoisse de lrsquohomme incapable de
connaicirctre Dieu la poeacutetesse franccedilaise dans sa solitude morale et mateacuterielle se sent comme
toutes les femmes abandonneacutees de nouveau precircte agrave aimer2 Car lrsquoamour lui apparaicirct
comme la seule reacutealiteacute durable ici-bas Il est bon de noter enfin comment la poeacutetesse en
srsquoinspirant librement drsquoun souvenir livresque tire de ce cri de deacutesespoir une nouvelle une
ingeacutenieuse deacuteclaration drsquoamour
En outre les traces de Saadi sont lisibles dans quelques autres poegravemes de Mme
Valmore laquo LrsquoEau douce raquo par exemple deacutebute par lrsquoeacutepigraphe laquo Lrsquoeau douce qui a
rencontreacute la mer ne retrouve jamais sa premiegravere douceur raquo suivie de la mention drsquolaquoUn
poegravete persan raquo En fait dans un manuscrit autographe de ce poegraveme lrsquoeacutepigraphe ne porte
pas laquo un poegravete persan raquo mais laquo Saadi raquo3 De mecircme les poegravemes laquo Le Reacuteveil raquo et laquo Les
Roses raquo sentent les laquo roses raquo de Saadi et nous font rappeler le cadre et les thegravemes du
cinquiegraveme chapitre du Gulistan touchant lrsquoamour et la jeunesse un chapitre qui
influencera eacutegalement ndash et dans une plus large mesure encore ndash les poegravetes et les eacutecrivains
de toute une geacuteneacuteration suivante tels Anna de Noailles Henri de Reacutegnier Maurice Barregraves
Henri de Montherlant Lrsquoeacutetude de leurs œuvres et du lien qui les unit agrave Saadi sera lrsquoobjet du
chapitre suivant Mais avant de nous en occuper nous aimons finir avec Marceline
Desbordes-Valmore la poeacutetesse amoureuse agrave la vie4 sur ces quelques vers tireacutes de son
laquo LrsquoAmour raquo
laquo Degraves qursquoon lrsquoa vu son absence est affreuse
Degraves qursquoil revient on tremble nuit et jour [hellip]
Et cependanthellip oui lrsquoAmour rend heureuse 5 raquo
1 Ibid t 2 laquo Dors raquo p 459 2 laquo Vois-tu drsquoun cœur de femme il faut avoir pitieacute raquo lit-on dans laquo Reacuteveacutelation raquo Ibid t 1 p198 Le poegraveme commence et se termine par ce mecircme vers 3 Ibid t 2 p 511 et p 737 4 laquo poegravete de lrsquoamour blesseacute raquo lrsquoappellent certains 5 Ibid t 1 p 192
238
CHAPITRE II
LES EacuteCRIVAINS DU XXe SIEgraveCLE AUX laquo JARDINS
LITTEacuteRAIRES raquo DE SAADI
Au XXe siegravecle la litteacuterature srsquooriente vers une veacuteriteacute inteacutegrale On srsquoavise que sur le
plan culturel lrsquoOrient nrsquoest pas limiteacute seulement agrave la Meacutediterraneacutee agrave lrsquoEgypte et agrave la
Judeacutee mais qursquoil srsquoeacutetend au-delagrave de la mer drsquoOman et du Golf du Bengale De nombreux
Loti certes moins poegravetes en preacutesence des paysages et des civilisations exotiques publient
le reacutecit veacutecu de leurs pittoresques randonneacutees Chacun drsquoeux est du reste un artiste
original dont le talent ne srsquoembarrasse point le plus souvent des theacuteories de lrsquoeacutecole
Chacun aussi observe en peinture le monde exteacuterieur les meacutethodes et les techniques eacutetant
mises agrave part les tableaux de Claude Farregravere de Jean et Jeacuterocircme Tharaud de Pierre Benoicirct
de Louis Bertrand sont drsquoune eacutetonnante exactitude ougrave la preacutecision de la couleur nrsquoa
drsquoeacutegale que la netteteacute du dessin
Drsquoautre part on srsquoinitie directement aux langues et aux litteacuteratures orientales A lire les
eacutecrivains hindous japonais turcs persans ndash et pour ces derniers principalement Khayyacircm
Firdousi Saadi et Hafiz ndash on perccediloit la poeacutesie mystique du cœur le charme de la nature la
beauteacute du pittoresque la mesure la sagesse lrsquoharmonie dans lrsquoexpression des sentiments
personnels
Il restait donc agrave mieux connaicirctre Saadi pour le mieux honorer Ce fut sans doute la
tacircche du XXe siegravecle Erudits et lettreacutes poegravetes et prosateurs firent au cours des premiegraveres
deacutecennies renaicirctre sa noble et fine figure Ils expliquegraverent ses vers ils eacutetudiegraverent sa vie ils
interpreacutetegraverent son œuvre Au lendemain de la premiegravere guerre mondiale une thegravese
magistrale lui fut consacreacutee en France Rapidement il fut rameneacute agrave sa veacuteritable place ndash une
des premiegraveres ndash dans lrsquohistoire de la poeacutesie universelle De brillantes adaptations sans
parler des anthologies ou des articles de revue marquent la faveur du public franccedilais pour
le grand lyrique persan De tous cocircteacutes surgissent des imitateurs dont les plus prestigieux
demeureront assureacutement Barregraves et Montherlant Ainsi donc lrsquoauteur du Boustan et du
Gulistan a fini ndash et crsquoest lagrave son plus beau titre de gloire ndash par seacuteduire les eacutecrivains qursquoon
considegravere aujourdrsquohui comme les plus repreacutesentatifs de la litteacuterature franccedilaise de la
premiegravere moitieacute du XXe siegravecle
239
1
TRADUCTIONS OUVRAGES ORIENTALISTES ET ANTHOLOGIES
11 Traductions et eacuteditions des œuvres de Saadi
Au XXe siegravecle les orientalistes franccedilais notamment Defreacutemery et Barbier de Meynard
avaient reacutealiseacute des traductions du Boustan et du Gulistan qursquoon peut consideacuterer comme
deacutefinitives Crsquoest pourquoi compareacutes agrave elles les ouvrages de Franz Toussaint ne sont que
de bien meacutediocres arrangements de travaux anteacuterieurs et au point de vue scientifique
nrsquooffrent pas de vraies valeurs Il en va de mecircme pour les adaptations de Seghers Le seul
travail que lrsquoon peut appeler une traduction est celui drsquoOmar Ali Shah
- Franz Toussaint En 1913 lrsquoorientaliste Franz Toussaint (1879-1955) publie deux
traductions de Saadi Le Jardin des Fruits et Le Jardin des Roses1 La premiegravere nrsquoest en
reacutealiteacute qursquoune adaptation une traduction libre et tregraves bregraveve drsquoailleurs incomplegravete du
Boustan elle contient au total cinquante-sept histoires soixante-six sentences et deux
priegraveres Il nrsquoy a aucun ordre dans le choix des histoires traduites ni aucune mention du
chapitre drsquoougrave le traducteur les a extraites La plupart des historiettes ne sont mecircme pas
traduites pour leur moitieacute En plus de ces deacutefauts le travail de F Toussaint manque
drsquooriginaliteacute et nrsquooffre souvent qursquoune reprise avec quelques menus changements dans les
termes de la traduction de son modegravele qui est celle de Barbier de Meynard La
comparaison entre les deux morceaux suivants confirme notre ideacutee
Traduction de F Toussaint (p 32) Traduction de B de Meynard (p 9)
laquo Lecteur intelligent et sage je te rappelle que
lrsquohomme doit srsquoabstenir de critiquer agrave la leacutegegravere
Une robe de soie ou de brocart a toujours une
doublurehellip Si tu estimes que cette robe-ci nrsquoest
pas de soie ne te mets pas en colegravere et cache sa
doublure avec bienveillance Je ne
mrsquoenorgueillis point de mon meacuteritehellip Au
contraire je sollicite ton indulgence raquo
laquo Lecteur intelligent et sage souviens-toi que
lrsquohomme de meacuterite srsquoabstient de toute critique
malveillante Une tunique fucirct-elle de soie ou de
brocart a toujours une doublure si tu ne trouves
pas ici une eacutetoffe de soie ne trsquoen irrite point et
dissimule lrsquoenvers avec bonteacute Loin de me targuer
de mon meacuterite jrsquoimplore timidement ton
indulgence raquo
1 Le Jardin des Fruits traduit du persan par Franz Toussaint Paris Mercure de France 1913 Le Jardin des Roses traduit du persan preacuteface de la Comtesse de Noailles Paris Artheme Fayard amp Cie 1913
240
Nous devons quand mecircme ajouter que cette version de F Toussaint sera reacuteeacutediteacutee en
1925 (4egraveme eacutedition) et en 19831
Quant agrave la traduction du Jardin des Roses elle ne preacutesente pas une œuvre plus
travailleacutee que lrsquoautre une adaptation abreacutegeacutee en soixante et une historiettes et quarante-
deux sentences fondeacutee sur la traduction de Defreacutemery Son seul avantage par rapport au
Jardin des Fruits crsquoest qursquoelle est preacuteceacutedeacutee de la fameuse preacuteface drsquoAnna de Noailles
Cela fait attirer plus drsquoattention sur cette œuvre de Saadi et joue en quelque sorte le rocircle
drsquoœuvre de propagande pour ce dernier Car cette dame eacutetait en contact avec lrsquoeacutelite
litteacuteraire et artistique qui freacutequentait son salon agrave lrsquoeacutepoque alors ceux qui ne connaissaient
pas encore Saadi seront curieux de le connaicirctre et ceux qui lrsquoavaient deacutejagrave connu seront
inciteacutes de le relire Parmi ces personnaliteacutes on peut en particulier citer Maurice Barregraves
Andreacute Gide Paul Valeacutery Jean Cocteau Pierre Loti Barregraves par exemple partageait avec
A de Noailles le goucirct pour Saadi (nous y reviendrons plus loin) Par contre Henri de
Reacutegnier qui disait en 1889 qursquoil aimait Saadi 2 nrsquoappreacuteciera pas la preacuteface de Mme
Noailles et dira bien des anneacutees plus tard laquo Une preacuteface drsquoAnna de Noailles pour Le
Jardin des Roses de Saadi On est eacutecœureacute drsquoimages de parfums drsquoune danse de mots qui
devient vite insupportable de ce lyrisme agrave la persane comme costumeacute et qui sent la
deacutefroque verbale3 raquo
Malgreacute tous ces inconveacutenients cette adaptation sera plusieurs fois reacuteeacutediteacutee dans
diffeacuterentes maisons drsquoeacutedition au fil du XXe siegravecle4
Bien que les travaux de Franz Toussaint ne deacutepassent guegravere le cadre drsquoune adaptation
et qursquoils manquent de qualiteacute litteacuteraire ils sont importants du point de vue quantitatif
entre 1913 et 1983 ils ont eu au total une dizaine de reacuteeacuteditions ce qui peut nous donner
une ideacutee de la reacuteception de lrsquoœuvre de Saadi par le public franccedilais agrave cette eacutepoque de sorte
que lrsquoun de ses eacutediteurs Claude Aveline nrsquoheacutesite pas agrave dire que M Franz Toussaint par
ses traductions a rendu ceacutelegravebres en France les chefs-drsquoœuvre du grande poegravete de Chiraz
1Le Jardin des Fruits 4egraveme eacutedition Paris Mercure de France 1925 Id Plan-de-la-Tour Editions drsquoAujourdrsquohui 1983 2 Voir plus bas p 249 3 H de Reacutegnier Les Cahiers ineacutedits 1887-1936 Edition eacutetablie par David Niederauer et Franccedilois Broche Paris Pygmalion Geacuterard Watelet 2002 p 876 citation en question date du 25 juin 1935 4 En la mecircme anneacutee 1913 la quatriegraveme eacutedition est publieacutee chez H Piazza En 1923 lrsquoouvrage est deux fois reacuteeacutediteacute dont lrsquoune chez Stock En 1927 crsquoest sous le titre du Jardin des roses et des Fruits qursquoil est publieacute aux eacuteditions C Aveline laquo orneacute de compositions dessineacutees et graveacutees raquo par Andreacute Deslignegraveres Enfin trois autres reacuteeacuteditions preacutefaceacutees drsquoAlexandre Guinle paraicirctront respectivement en 1935 1951 et 1965 chez H Piazza
241
- Pierre Seghers En 1976 Pierre Seghers (1906-1987) lrsquoeacutediteur et le fondateur de la
fameuse collection laquo Poegravetes drsquoaujourdrsquohui raquo publie une laquo nouvelle version raquo du Gulistan
Le Jardin des Roses de Saadi1 Loin drsquoecirctre une traduction nouvelle lrsquoouvrage reproduit le
texte de la traduction de Defreacutemery en y inseacuterant parfois de leacutegers changements sans
importance Il suffit drsquoen choisir un passage et de le comparer avec son correspondant dans
lrsquoœuvre de Defreacutemery pour se rendre compte de leur ressemblance surprenante Voici
quelques exemples
Traduction de P Seghers Traduction de Defreacutemery
laquo On demanda agrave Alexandre le Grec
laquo Comment as-tu pu soumettre les pays de
lrsquoOrient et de lrsquoOccidenthellip raquo (p 48)
laquo Jrsquoai entendu conter lrsquohistoire drsquoun derviche
qui srsquoeacutetait eacutetabli dans une grotte et avait fermeacute
sa porte aux choses de ce mondehellip raquo (p 87)
laquo Un homme dont les cordes vocales eacutetaient
particuliegraverement deacutesaccordeacutees lisait agrave haute
voix le Coran raquo (p 91)
laquo Jrsquoai entendu raconter que malgreacute son grand
acircge un vieillard imagina prendre compagne Il
demanda une toute jeune fille ravissante et que
lrsquoon appelait laquo La Perle raquo (p 116)
laquo On demanda agrave Alexandre le Grec laquo Par quel
moyen as-tu conquis les pays les pays de lrsquoOrient
et de lrsquoOccident raquo (p 97)
laquo Jrsquoai entendu conter lrsquohistoire drsquoun derviche qui
srsquoeacutetait eacutetabli dans une caverne et avait fermeacute sa
porte aux choses du mondehellip raquo (p 202)
laquo Un homme qui avait un vilain organe lisait agrave
haute voix le Coran raquo (p 216)
laquo Jrsquoai entendu raconter que de ce temps-ci un
vieillard tregraves acircgeacute srsquoimagina de prendre une
compagne malgreacute son grand acircge Il demanda une
toute jeune fille drsquoune belle figure et que lrsquoon
appelait Gueuher (perle) raquo (p 269)
Drsquoautre part dans peu drsquoendroits ougrave P Seghers a essayeacute de donner une traduction
indeacutependante ndash si on peut lrsquoappeler ainsi ndash de celle de Defreacutemery il a commis des erreurs
parfois graves allant jusqursquoau contresens Par exemple la phrase laquo Il [Dieu] ne deacutechire pas
le voile de la reacuteputation de Ses serviteurs pour une faute sans importance2 raquo ne rend guegravere
le sens de la geacuteneacuterositeacute que Saadi a voulu attribuer agrave Dieu pardonner laquo une faute sans
importance raquo nrsquoeacutetant pas un acte extraordinaire tout le monde serait capable de le faire
Crsquoest que dans le texte de Saadi il srsquoagit drsquoune laquo faute irreacutecusable raquo (flagrante
scandaleuse) et non pas laquo sans importance raquo comme lrsquoa traduit monsieur Seghers Une telle
traduction rend mecircme la phrase de Saadi insenseacutee et sans rapport logique avec le reste du
texte
1 Gulistan Le Jardin des Roses de Saadi texte inteacutegral du Gulistan Nouvelle version franccedilaise avec introduction et nombreuses notes par Pierre Seghers Paris Editions Seghers 1976 2 Ibid p 16
242
De tout ce qui vient drsquoecirctre dit nous pouvons deacuteduire que P Seghers nrsquoa pas reacutealiseacute un
vrai travail de traduire mais qursquoen remaniant une traduction deacutejagrave existante ndash et non pas agrave
partir du texte persan ndash a tenteacute drsquooffrir une nouvelle version du Gulistan
Trois ans plus tard crsquoest-agrave-dire en 1979 P Seghers publie Boustan ou le Verger
poegraveme de Saadi1 Cette fois il indique dans le sous-titre de son ouvrage que celui-ci est
une laquo traduction de A C de Meynard raquo Il srsquoagit ici drsquoun extrait composeacute drsquoune
soixantaine de poegravemes choisis parmi ceux du Boustan (traduits par A C de Meynard) et
orneacute des miniatures persanes Seghers fait preacuteceacuteder son eacutedition drsquoune tregraves bregraveve biographie
de Saadi et drsquoun reacutesumeacute sur lrsquoeacutepoque de lrsquoart classique iranien eacutecrit par B W Robinson
laquo conservateur au Victoria and Albert Museum de Londres raquo2
- Omar Ali Shah Le Jardin de roses traduit par Omar Ali Shah (1922-2005) en 19663 est
bien diffeacuterent de ceux de Toussaint et de Seghers de sorte que lrsquoon peut le consideacuterer
comme la seule vraie traduction de Saadi au XXe siegravecle Drsquoorigine afghane et connaissant
donc la langue persane Omar Ali Shah a traduit le Gulistan drsquoapregraves une version
manuscrite de ce livre laquo dateacutee Tabriz 1380 raquo4 Etant neacute et eacuteleveacute dans une famille engageacutee
dans la transmission de la tradition soufie depuis des geacuteneacuterations il a toujours eacuteteacute attireacute par
les ideacutees soufies auxquelles il a consacreacute ses recherches Le reacutesultat de ces travaux est la
publication de cinq livres sur ce sujet5 Ainsi dans la preacuteface de sa traduction tout en
insistant sur le cocircteacute mystique de lrsquoœuvre de Saadi (laquo Lrsquoalleacutegorie contenue dans le Gulistan
srsquoapplique seulement aux Soufis raquo dit-il6) il donne une description du Soufisme en mecircme
temps qursquoil parle de la laquo litteacuterature persane meacutedieacutevale raquo et de son influence sur laquo la culture
et la theacuteologie du Moyen-Orient raquo aussi bien que sur la laquo litteacuterature europeacuteenne raquo
La traduction drsquoOmar Ali Shah est jusqursquoagrave preacutesent la derniegravere traduction en franccedilais
de lrsquoœuvre de Saadi Elle est somme toute fluide parfois libre et souvent assez proche du
texte original Le traducteur a eacuteviteacute le mot agrave mot surtout en ce qui concerne les meacutetaphores
utiliseacutees par le poegravete Cependant cette traduction nrsquoest pas aussi complegravete que celle de
Defreacutemery car certains morceaux de lrsquooriginal nrsquoont pas eacuteteacute traduits comme dans ce
passage de la preacuteface ougrave la meacutetaphore et les vers qui la suivent ont eacuteteacute omis
1 Boustan ou le Verger poegraveme de Saadi traduction de A C de Meynard Paris Seghers 1979 2 Ibid Dans ce reacutesumeacute lrsquoeacutepoque classique iranienne est diviseacutee en trois peacuteriodes mongole timuride et safavide dont lrsquoauteur a donneacute une courte description 3 Le Jardin de roses Traduction et preacuteface de Omar Ali Shah Paris Albin Michel 1966 4 Ibid p 16 5 Soufisme drsquoaujourdrsquohui (1998) Un apprentissage du Soufisme (2001) La voie du chercheur (2002) Soufisme et theacuterapie (2003) et La tradition soufie en Occident (2006) 6 Le Jardin de roses traduction drsquoOmar Ali Shah op cit p 12
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Traduction drsquoOmar Ali Shah (p 21) Traduction de Defreacutemery (pp 9-10)
laquo Une nuit je pleurais amegraverement ma vie
gacirccheacutee et je deacutecidai finalement de renoncer aux
plaisirs absurdes et au temps perdu Rester assis
dans un coin sourd et muet vaux mieux qursquoecirctre
esclave drsquoune langue indompteacutee Survint un
ami qui essaya de mrsquoentraicircner vers les plaisirs
de la ville mais je refusai raquo
laquo Une nuit je pensais aux jours eacutecouleacutes je soupirais
agrave cause de ma vie dissipeacutee je perccedilais la pierre de la
cellule de mon cœur avec le diamant de mes larmes
(crsquoest-agrave-dire je pleurais) et je prononccedilais ces vers
analogues agrave ma situation
laquo A chaque instant srsquoeacutecoule une parcelle de la vie
lorsque jrsquoy fais attention il nrsquoen reste plus
beaucouphellip raquo
Cette derniegravere traduction du Gulistan en France eut une nouvelle eacutedition en 1991
Mais surtout en cette mecircme anneacutee 2008 ougrave nous reacutedigeons cette thegravese la plus reacutecente
reacuteeacutedition de cette œuvre vient drsquoecirctre publieacutee1
Avant de finir ce passage nous devons citer une autre eacutedition du Jardin des roses
parue en 20042 Ce petit livre de 87 pages contient 54 historiettes 82 maximes et un
reacutesumeacute de la conclusion du Gulistan On nrsquoy trouve aucune indication de la traduction ni
de lrsquoeacutedition drsquoougrave les historiettes sont tireacutees Pourtant cet extrait du Jardin des roses a son
importance car il porte agrave deux le nombre des ouvrages de Saadi reacuteeacutediteacutes au cours de ces
huit premiegraveres anneacutees du XXIe siegravecle Il faut attendre lrsquoaccueil que reacuteserveront les
geacuteneacuterations futures agrave lrsquoœuvre de ce poegravete du XIIIe siegravecle et voir si elles sentiront la
neacutecessiteacute de la retraduire ou mecircme drsquoen traduire lrsquoautre moitieacute qui reste encore inconnue
du public franccedilais Crsquoest ce que nous avons pu voir par exemple pour son compatriote
Hafez dont Le Divan a eacuteteacute de nouveau traduit par M Charles-Henri de Foucheacutecour en
20063
Bref bien que lrsquoœuvre de Saadi ne profite pas de lrsquoengouement qursquoelle a connu aux
premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle ou bien aux siegravecles preacuteceacutedents elle a encore des
lecteurs en France quoi que ces derniers soient peu nombreux Car enfin cette œuvre
faisant partie des laquo spiritualiteacutes vivantes raquo4 offre toujours des plaisirs ndash mais aussi des
leccedilons ndash que le passage du temps ne peut pas user
1 Le Jardin de Roses Paris Albin Michel 2008 le livre est paru au mois de septembre 2 Le Jardin des Roses [Paris] Auzou 2004 3 Hafez de Chiraz Le Divacircn Œuvre lyrique drsquoun spirituel en Perse au XIVe siegravecle introduction traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Foucheacutecour Paris Verdier 2006 4 Crsquoest le nom de la collection chez Albin Michel dans laquelle paraicirct Le Jardin de Roses
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Enfin toutes ces traductions dont nous venons drsquoeacutevoquer bien qursquoelles nrsquoajoutent pas
grand-chose aux travaux preacuteceacutedents ont au moins cet avantage par leur grande quantiteacute
de contribuer agrave propager davantage le nom de Saadi dans les milieux litteacuteraires franccedilais
12 Anthologies et ouvrages orientalistes
Le premier quart du XXe siegravecle voit apparaicirctre un nombre somme toute consideacuterable
drsquoanthologies de la litteacuterature persane Dans un souci de vulgariser la poeacutesie persane ou
bien drsquoen faire connaicirctre les aspects resteacutes jusque-lagrave inabordeacutes un certain nombre
drsquoauteurs ont essayeacute de rassembler et de publier les textes deacutejagrave traduits des poegravetes iraniens
ou de traduire ceux qui ne lrsquoeacutetaient pas encore A cet eacutegard les efforts remarquables de
Hoccedileyumlne Azad meacuteritent drsquoecirctre citeacutes ici Ce Persan de haute origine et de vaste culture
deacutefinitivement eacutetabli agrave Paris pour des raisons politiques et volontairement replieacute dans une
solitude studieuse a composeacute et traduit au moins quatre anthologies Les Perles de la
couronne (1903) La Roseraie du savoir (1906) LrsquoAube de lrsquoespeacuterance (1909) et Guecircpes
et papillons (1916)1 Il a eacutegalement publieacute le texte persan du deuxiegraveme et du troisiegraveme
ouvrage (Golzare Marsquorefet Sobh-eacute Ommid) On est frappeacute par la qualiteacute indiscutable de
toutes les publications de cet eacuteminent auteur dont les introductions et les notes sont riches
de rapprochements non seulement avec des textes orientaux mais aussi bien avec des
œuvres occidentales et particuliegraverement franccedilaises de toutes eacutepoques
La Roseraie du savoir consacreacute aux quatrains mystiques contient dans ses pages
preacuteliminaires des remarques savantes sur le mysticisme et les soufis Aux reproches visant
depuis toujours ces derniers (agrave savoir leur conception de la vaniteacute du monde et leur
enseignement du laquo meacutepris de la socieacuteteacute et des lois raquo leur laquo tendance au pantheacuteisme raquo leur
interpreacutetation particuliegravere du laquo libre arbitre raquo laquo le meacutelange dans leurs eacutecrits du sacreacute et du
profane raquo) ndash des critiques qursquoil considegravere laquo jusqursquoagrave un certain point fondeacutees raquo ndash Hoccedileyumlne
Azad reacutepond ainsi laquo Si leurs efforts ont reacutealiseacute quelque bien ou empecirccheacute quelques
injustice faudra-il encore les blacircmer 2 raquo Puis comme exemple lrsquoauteur cite le cas de
1 Hoccedileyumlne Azad Les Perles de la couronne choix de poeacutesies de Bacircbacirc Feacuteghacircni traduites pour la premiegravere fois du persan Paris E Leroux 1903 La Roseraie du savoir Choix de quatrains mystiques tireacutes des meilleurs auteurs persans traduits pour la premiegravere fois en franccedilais avec une introduction et des notes critiques
litteacuteraires et philosophiques par Hoceacuteyumlne Azad Leyde E J Brill 1906 LrsquoAube de lrsquoespeacuterance choix
de poeacutesies tireacutees des meilleurs auteurs persans coordonneacutees et traduites pour la premiegravere fois en franccedilais publieacute avec une introduction et des notes par Hoceacuteyne-Azad Leyde E J Brill et Paris E
Guilmoto 1909 Guecircpes et Papillons Choix drsquoeacutepigrammes et de madrigaux tireacutes des auteurs persans traduites pour la premiegravere fois en franccedilais par Hoceacuteyumlne Azad Paris Ernest Leroux 1916 2 La Roseraie du savoir op cit p XXX
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Saadi et de son mysticisme qursquoil trouve modeacutereacute Le livre contient une dizaine de quatrains
de Saadi traduits par lrsquoauteur lui-mecircme et une historiette du Boustan (I 4) Voici un
exemple de la traduction de Hoccedileyumlne Azad et le rapprochement qursquoil eacutetablit agrave sa suite
laquo Lrsquohomme opulent dont les jours et les nuits se passent dans les plaisirs ignore la cause des
geacutemissements du pauvre
Lrsquoeau coule abondamment dans lrsquoOxus et dans LrsquoEuphrate tandis qursquoau deacutesert les gens alteacutereacutes
en cherchent (un peu) pour (sauver) leur vie raquo
Saadi
laquo Quand nos foyers sont doux et sucircrs nous oublions
Malgreacute nous pregraves du feu les grelottants haillons hellip
Sully Prudhomme Le Rire1 raquo
De mecircme Guecircpes et papillons contient onze sentences historiettes et quatrains de
Saadi et Aube de lrsquoespeacuterance trois historiettes du Boustan2
Lrsquoimpact de ces preacutecieux travaux de Hoccedileyumlne Azad dans le milieu orientaliste et
litteacuteraire parisien est important De sorte que plusieurs eacutecrivains et poegravetes inteacuteresseacutes par la
litteacuterature iranienne liront ces publications et certains drsquoentre eux srsquoen souviendront dans
leurs œuvres Le cas le plus connu est sans doute celui de Maurice Barregraves pour qui depuis
1906 La Roseraie du savoir fut laquo comme un livre de chevet raquo3 Nous verrons plus loin
comment La Roseraie transparaicirct bien des fois sous les phrases leacutegegraveres drsquoUn jardin sur
lrsquoOronte (1922) Cette anthologie de quatrains mystiques fut aussi pratiqueacutee dans
lrsquoentourage de Barregraves
Drsquoun autre cocircteacute Lafcadio Hearn (1850-1904)4 celui qui eacutetait precirct agrave sacrifier tout
laquo pour ecirctre le Christophe Colomb raquo de la litteacuterature celui qui avait toujours eu lrsquoamour de
lrsquoeacutetrange et du merveilleux dans le domaine de lrsquoart et de la litteacuterature est lrsquoauteur des
1 Ibid p 267 2 Dans Guecircpes et papillons les morceaux de Saadi se trouvent aux pages 1 5 65 69 92 107 147 157 194 197 204 Dans lrsquoAube de lrsquoespeacuterance les extraits du Boustan se trouvent p 29 laquo Grande humiliteacute de Bayumlezid de Bastacircm raquo (cf Boustan p 183) p 163 laquo La boutique peu achalandeacutee raquo (cf Boustan p 107) p 165 laquo LrsquoHomme geacuteneacutereux et le deacutebiteur insolvable raquo (cf Boustan p 109) 3 Cf Ida Marie Frandon LrsquoOrient de Maurice Barregraves Genegraveve Droz 1952 p 320 4 De pegravere irlandais et de megravere grecque Lafcadio Hearn est neacute en Gregravece en 1850 A lrsquoacircge de 21 ans il eacutemigre aux Etats-Unis ougrave il connaicirct une existence miseacuterable malgreacute quelques emplois dans le journalisme Cherchant deacutesespeacutereacutement agrave srsquoidentifier agrave une culture Lafcadio Hearn va errer longtemps agrave la Martinique puis agrave la nouvelle Orleacuteans Il eacutecrit plusieurs romans creacuteoles et traduit les auteurs franccedilais qursquoil admire Maupassant Theacuteophile Gautier et Pierre Loti Il srsquoembarque ensuite pour le Japon ougrave il eacutepouse une japonaise dont il adopte le nom Enfin reconnu comme un eacutecrivain agrave part entiegravere Lafcadio Hearn entreprend la traduction des contes et leacutegendes du Japon feacuteodal qui lui inspireront de nombreux ouvrages En 1885 il entre agrave lrsquouniversiteacute impeacuteriale de Tokyo ougrave il enseignera jusqursquoagrave sa mort en 1904
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Feuilles Eparses de Litteacuteratures Etranges (1910)1 contenant une collection de leacutegendes
tireacutees des sources les plus diverses de la litteacuterature Sanscrite Bouddhiste Persane
Polyneacutesienne Finlandaise etc Il srsquoinspirait des leacutegendes originales qursquoensuite il
reacuteeacutecrivait remaniait et reconstituait et cela dans une langue incomparable agrave la fois
vibrante coloreacutee et preacutecise Le seul but qursquoil poursuivait eacutetait de partager avec les lecteurs
qui le comprendraient laquo une penseacutee qui criait dans son cœur raquo Les Feuilles Eparses de
Litteacuteratures Etranges contiennent ainsi laquo La Justice du Roi raquo et laquo Le fils drsquoun voleur raquo qui
sont respectivement le premier et le quatriegraveme reacutecit du chapitre initial du Gulistan
Mais les anthologies litteacuteraires nrsquoeacutetaient pas les seuls ouvrages consultables sur Saadi
et son œuvre Drsquoautres livres aux sujets historiques sociaux ou mecircme politiques
paraissaient et contenaient des articles parmi tant drsquoautres sur cet ancien poegravete persan
Comme exemple nous pouvons citer deux ouvrages ayant pour sujet le monde musulman
Les Penseurs de lrsquoIslam publieacute en 1923 et Visages de lrsquoIslam en 19462
Les Penseurs de lrsquoIslam est eacutecrit par un grand eacuterudit et speacutecialiste des eacutetudes
orientales plus particuliegraverement des eacutetudes arabes Bernard (Baron) Carra de Vaux (1867-
1950) qui a produit en ce genre un nombre consideacuterable de travaux Le quatriegraveme tome de
ce volumineux ouvrage (cinq volumes) contient un chapitre sur laquo les poegravetes persans raquo
Saadi Attar Djelal ed-Din Roumi Djami et Wehchi Saadi est le premier drsquoentre eux que
lrsquoauteur a eacutetudieacute sous le titre laquo le moraliste aimeacute raquo Dans une douzaine de pages (de 293 agrave
304) lrsquoorientaliste a traceacute la biographie du poegravete persan en eacutevoquant tour agrave tour ses eacutetudes
ses voyages ses derniegraveres anneacutees son mysticisme Il a eacutegalement donneacute un aperccedilu du
Gulistan de sa forme et des conditions de sa composition de la morale pratique que
precircche ce livre ainsi que le reacutesumeacute de deux historiettes comme exemples de cette morale3
Enfin Carra de Vaux a deacutefini la poeacutesie de Saadi laquo large avec quelque chose de tendre de
pur et de racinien raquo
Dans les Visages de lrsquoIslam lrsquoœuvre drsquoun autre orientaliste Haiumldar Bammate4 tout un
chapitre est consacreacute agrave laquo la poeacutesie persane raquo agrave propos de laquelle lrsquoauteur a surtout eacutecrit
1 Feuilles eacuteparses de litteacuteratures eacutetranges Histoires reconstruites drsquoapregraves les livres des Anvari-Soheumlili Baital-Pachsi Mahabharata PantchatantraGulistanhellip Paris Mercure de France 1910 Dans la preacuteface lrsquoauteur dit laquo Je donnerais nrsquoimporte quoi pour ecirctre le Christophe Colomb de la litteacuteraturehellip Si seulement je pouvais devenir consul agrave Bagdad Ispahan Beacutenaregraves Samarkand Nippo hellipraquo p 7 2 Bernard Carra de Vaux Les Penseurs de lrsquoIslam tomes III et IV Paris Paul Geuthner 1923 Haiumldar Bammate Visages de lrsquoIslam Lausanne Librairie Payot 1946 3 Il srsquoagit de lrsquohistoriette 14 du chapitre trois et de la derniegravere historiette du chapitre sept (dispute de Saadi avec un homme preacutesomptueux sur la deacutefinition de la richesse et de la pauvreteacute) 4 Drsquoorigine caucasienne Haiumldar Bammate (pseudonyme de Georges Rivoire) avait eacutetudieacute le droit ainsi que diverses langues occidentales dont le franccedilais agrave Saint-Peacutetersbourg Installeacute agrave Paris au deacutebut des anneacutees 20 il publie de nombreux articles en France et en Suisse Ces eacutecrits reflegravetent assez bien lrsquoenseignement soufi mais