saadi et son oeuvre dans la littérature française du xviie

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HAL Id: tel-01356474 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01356474 Submitted on 25 Aug 2016 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Saadi et son oeuvre dans la littérature française du XVIIe siècle à nos jours Adel Khanyabnejad To cite this version: Adel Khanyabnejad. Saadi et son oeuvre dans la littérature française du XVIIe siècle à nos jours. Littératures. Université de la Sorbonne nouvelle - Paris III, 2009. Français. NNT: 2009PA030013. tel-01356474

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Page 1: Saadi et son oeuvre dans la littérature française du XVIIe

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Submitted on 25 Aug 2016

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Lrsquoarchive ouverte pluridisciplinaire HAL estdestineacutee au deacutepocirct et agrave la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche publieacutes ou noneacutemanant des eacutetablissements drsquoenseignement et derecherche franccedilais ou eacutetrangers des laboratoirespublics ou priveacutes

Saadi et son oeuvre dans la litteacuterature franccedilaise duXVIIe siegravecle agrave nos jours

Adel Khanyabnejad

To cite this versionAdel Khanyabnejad Saadi et son oeuvre dans la litteacuterature franccedilaise du XVIIe siegravecle agrave nos joursLitteacuteratures Universiteacute de la Sorbonne nouvelle - Paris III 2009 Franccedilais NNT 2009PA030013tel-01356474

1

UNIVERSITEacute SORBONNE NOUVELLE ndash PARIS 3

EacuteCOLE DOCTORALE DE LITTEacuteRATURE

FRANCcedilAISE ET COMPAREacuteE

Thegravese de doctorat

Discipline Litteacuterature Geacuteneacuterale et Compareacutee

Preacutesenteacutee et soutenue publiquement par

Adel KHANYABNEJAD

SAADI ET SON ŒUVRE DANS LA LITTEacuteRATURE

FRANCcedilAISE DU XVIIe SIEgraveCLE Agrave NOS JOURS

Thegravese dirigeacutee par

Monsieur le Professeur Jean BESSIEgraveRE

Soutenue le 20 feacutevrier 2009

Jury

M Christophe BALAŸ

M Hossein BEIKBAGHBAN

Mme Fiona MCINTOSH-VARJABEDIAN

M Steacutephane MICHAUD

2

A mes parents

Qui mrsquoont appris les premiegraveres leccedilons de vie

et sans qui je ne serais pas devenu celui que je suis

3

A ma chegravere eacutepouse Leyla

laquo Charme de mes prunelles Lumiegravere de mon esprit raquo

compagnon tregraves fidegravele et tregraves patiente de mes moments drsquoespoir et de deacutecouragement

durant mes longues anneacutees drsquoeacutetudes

A mon prince charmant Amir

et

Au printemps de ma vie Bahar

4

REMERCIEMENTS

Je tiens agrave remercier en tout premier lieu Monsieur le Professeur Jean Bessiegravere qui a

dirigeacute cette thegravese Tout au long de ces anneacutees de thegravese il a su orienter mes recherches

dans le bon sens et me motiver dans mes moments de doutes Je lui suis redevable de ces

preacutecieux conseils theacuteoriques et pratiques de la confiance et la liberteacute qursquoil mrsquoa

accordeacutees pour la reacutealisation de mon travail de recherche

Je souhaite exprimer toute ma gratitude agrave Monsieur Hassan Foroughi professeur

de litteacuterature franccedilaise agrave lrsquouniversiteacute drsquoAhvaz en Iran qui mrsquoa appris les premiegraveres

leccedilons de franccedilais mrsquoa encourageacute durant toutes les eacutetapes de mon parcours

universitaire ainsi que dans le choix du sujet de ma thegravese Je le remercie eacutegalement pour

ses conseils sur la documentation de mes recherches

Mes remerciements vont eacutegalement agrave Monsieur le Professeur Christophe Balayuml

Monsieur le Professeur Hossein Beikbaghban Madame le Professeur Fiona McIntosh-

Varjabeacutedian et Monsieur le Professeur Steacutephane Michaud qui ont gracieusement

accepteacute drsquoecirctre les rapporteurs de cette thegravese et de participer au Jury de soutenance

Enfin ses remerciements ne seraient pas complets sans mentionner Mme Louise

Leacutevy qui a chaleureusement accepteacute de relire et de corriger plus drsquoune fois ma thegravese et

drsquoy apporter de preacutecieuses remarques

5

INTRODUCTION

Saadi est vraiment un des nocirctres Son inalteacuterable

bon sens le charme et lrsquoesprit qui animent ses narrations le ton de raillerie indulgente avec lequel

il censure les vices et les travers de lrsquohumaniteacute tous ces meacuterites si rares en Orient nous le rendent

cher On croit lire un moraliste latin ou un railleur

du XVIe siegravecle

Ernest Renan Journal Asiatique

On a assez parleacute des liens entre la litteacuterature franccedilaise et persane et des impacts que

chacune drsquoelles a eu ou aurait pu avoir sur lrsquoautre Les ouvrages abordant le sujet ont tous

eacutevoqueacute le cas de Cheikh Mosleh ed-Din Saadi Chirazi non seulement parce qursquoil est lrsquoun

des trois plus grands poegravetes de lrsquoIran ndash et lrsquoun des plus grands de lrsquoOrient drsquoailleurs ndash mais

aussi parce qursquoil est le premier poegravete persan dont lrsquoœuvre a eacuteteacute traduite en France (et par lagrave

dans toute lrsquoEurope) Depuis la premiegravere traduction de cette œuvre au XVIIe siegravecle de

nombreux lettreacutes franccedilais lrsquoont lu adapteacutee imiteacutee ou srsquoen sont inspireacutes dans leurs eacutecrits

Durant ces quatre derniers siegravecles on nrsquoa cesseacute de parler de lui comme un des poegravetes

orientaux les plus ceacutelegravebres on a traceacute sa biographie dans diffeacuterents ouvrages orientalistes

reacutecits de voyages anthologies recueils litteacuteraires etc De nombreux rapprochements entre

les ideacutees de Saadi et celles des auteurs franccedilais ont eacuteteacute souligneacutes ccedila et lagrave dans diverses

eacutetudes geacuteneacuterales sur la litteacuterature persane un livre critique preacutecieux sur lui a eacuteteacute publieacute en

1919 et une thegravese a eacuteteacute consacreacutee agrave la premiegravere traduction de son Gulistan en franccedilais

Cependant il manque toujours une eacutetude compareacutee eacutetudiant tous les aspects de la

preacutesence de lrsquoœuvre de Saadi en France comment et dans quel objectif cette œuvre est-

elle arriveacutee en France Quelle reacuteception a accordeacutee le public franccedilais agrave cette œuvre et

comment celle-ci a eacutevolueacute au sein de la socieacuteteacute litteacuteraire franccedilaise Quels sont les liens

drsquointertextualiteacute qui unissent les eacutecrits de Saadi agrave ceux des auteurs franccedilais Cette

intertextualiteacute suivrait-elle un cheminement particulier durant les quatre derniers siegravecles

Pourrait-on parler drsquoimpact de lrsquoœuvre de Saadi moindre soit-il sur les auteurs et les

textes franccedilais Si oui quel a eacuteteacute le rocircle du ceacutelegravebre poegravete persan dans cette litteacuterature

Lrsquoobjectif de notre eacutetude est donc de reacutepondre agrave ces questions et agrave tant drsquoautres qui

pourraient se poser sur le sujet Pour parvenir agrave ce but nous avons drsquoabord essayeacute de

repeacuterer autant que possible toutes sortes de traces de Saadi dans les textes litteacuteraires

6

franccedilais depuis lrsquoentreacutee de son œuvre en France jusqursquoagrave nos jours Lrsquointerpreacutetation et

lrsquoanalyse de ces textes imiteacutes adapteacutes ou inspireacutes de Saadi constituent lrsquoeacutetape suivante de

notre deacutemarche En deacuteterminant les conditions et les contextes favorisant lrsquoapparition de

telles sortes de textes en France nous avons enfin proceacutedeacute agrave eacutetablir des liens

drsquointertextualiteacutes et agrave deacuteterminer lrsquoapport de Saadi ndash si nous osons le dire ndash dans la

litteacuterature franccedilaise

Certes nous ne preacutetendons pas avoir parcouru lrsquoœuvre de tous les auteurs franccedilais

depuis le XVIIe siegravecle pour voir srsquoils ont connu ou lu Saadi ce travail eacutetant impossible au

moins pour nous et dans le cadre drsquoune thegravese de doctorat En fait les livres eacutecrits avant

nous sur la litteacuterature et la penseacutee persanes en France nous ont beaucoup aideacutes dans notre

deacutemarche surtout en ce qui concerne la deacutetermination du corpus de notre travail Ils

constituaient en quelque maniegravere un fil conducteur nous facilitant la tacircche de trouver les

textes qui avaient eacutevoqueacute Saadi ou bien les auteurs qui auraient eacuteventuellement eu un

contact avec ce poegravete persan Les preacutecieux travaux drsquoHenri Masseacute (Essai sur le poegravete

Saadi) de Nayereh Samsami (LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise) de Jeanne Chaybany

(Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle) drsquoOlivier Bonnerot (La

Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle) de Javad Hadidi (De

Sarsquodi agrave Aragon) sont agrave citer ici1 Drsquoailleurs crsquoest en lisant leurs travaux que lrsquoideacutee nous est

venue agrave lrsquoesprit pour la premiegravere fois drsquoentreprendre une eacutetude compareacutee consacreacutee agrave

Saadi en France

Cette eacutetude comprend trois parties Dans la premiegravere qui traite des premiers contacts

des Franccedilais avec lrsquoœuvre de Saadi nous avons drsquoabord preacutesenteacute ce poegravete dont lrsquoœuvre est

reconnue comme lrsquoune des plus belles productions de la litteacuterature iranienne Cela eacutetait

indispensable pour la suite de notre travail Car on ne peut pas parler de rapprochements ou

drsquoaffiniteacutes entre deux auteurs sans avoir une connaissance preacutealable de leurs ideacutees de leurs

œuvres de leurs styles ou mecircme de leur vie Donc apregraves avoir traceacute la biographie de

Saadi nous nous sommes concentreacutes sur ses deux chefs-drsquoœuvre le Boustan et le Gulistan

seuls recueils traduits en entier en franccedilais La premiegravere traduction du deuxiegraveme recueil

eacutetant drsquoune importance primordiale dans les eacutechanges intellectuels entre la France et lrsquoIran

un chapitre a eacuteteacute consacreacute agrave son eacutetude Le dernier chapitre de cette partie est une lecture

compareacutee de certains passages des Essais de Montaigne et ceux de Saadi Bien que le

penseur franccedilais vivait agrave lrsquoeacutepoque ougrave le poegravete persan nrsquoeacutetait pas encore connu en France

1 Nous reviendrons sur chacun de ces auteurs et leurs ouvrages au fil de notre travail

7

autant que nous sachions des ressemblances eacutetonnantes entre leurs penseacutees et eacutecrits nous

ont conduits agrave les comparer

La deuxiegraveme partie de notre travail est consacreacutee agrave lrsquoeacutetude de lrsquoœuvre de Saadi dans la

litteacuterature franccedilaise du XVIIe et du XVIII

e siegravecles Les auteurs de cette peacuteriode ont des

points communs quant aux usages qursquoils ont fait de lrsquoœuvre du poegravete moraliste persan

Cette partie est composeacutee de deux chapitres Le premier aborde les traces et emprunts de

lrsquoœuvre de Saadi au siegravecle classique les premiers reacutecits de voyages en Perse les ouvrages

orientalistes et quelques rares fabulistes inspireacutes par les historiettes du Gulistan en

constituent les matiegraveres Le deuxiegraveme chapitre essaye de deacutecouvrir et drsquoanalyser les textes

influenceacutes par le poegravete persan sous les laquo Lumiegraveres raquo et de montrer le profit que ces derniers

ont pu tirer de son œuvre

La troisiegraveme et derniegravere partie de la thegravese traite de la litteacuterature franccedilaise des deux

derniers siegravecles et de ce que lrsquoon y trouve de Saadi Un chapitre est consacreacute agrave chaque

siegravecle Nous verrons que le XIXe

siegravecle est un point de repegravere important dans cette eacutetude

car on y voit apparaicirctre la premiegravere traduction complegravete du Gulistan et la premiegravere

traduction du Boustan De mecircme nous montrerons comment change le regard des auteurs

de ce siegravecle sur Saadi et comment les aspects lyriques et estheacutetiques de sa poeacutesie prennent

de lrsquoavant sur son aspect moral et utilitaire Enfin le dernier chapitre de notre travail

montrera que les poegravetes et prosateurs du XXe siegravecle marcheront dans le sillage de leurs

preacutedeacutecesseurs romantiques en cherchant chez Saadi les cocircteacutes amoureux les histoires de la

rose et du rossignol et parfois les eacutelans mystiques comme une maniegravere de deacutelassement

Pour chaque siegravecle avant drsquoaborder les textes litteacuteraires agrave proprement parler nous

nous sommes occupeacutes des traductions reacutealiseacutees de lrsquoœuvre de Saadi des ouvrages

orientalistes et des reacutecits de voyages publieacutes durant ce siegravecle et apportant un teacutemoignage

sur le poegravete Ensuite nous avons eacutetudieacute les eacutecrivains et poegravetes dont les textes portent des

empreintes de ceux de Saadi Et pour la reacutepartition des matiegraveres agrave lrsquointeacuterieur de chaque

division nous avons choisi plutocirct lrsquoordre chronologique autant qursquoil nous a eacuteteacute possible

En effet cette meacutethode srsquoest aveacutereacutee plus propice pour le deacuteroulement de notre travail vu le

grand nombre drsquoauteurs eacutetudieacutes et leur varieacuteteacute Nos lecteurs pourront ainsi mieux suivre les

eacutetapes de lrsquoeacutevolution des relations entre lrsquoœuvre de Saadi et celles des auteurs franccedilais

Les traductions que nous avons utiliseacutees comme bases de nos reacutefeacuterences agrave lrsquoœuvre de

Saadi sont celle de Defreacutemery pour le Gulistan et celle de Barbier de Meynard pour le

Boustan crsquoest-agrave-dire les traductions qui restent jusqursquoagrave preacutesent les plus creacutedibles Nous

nous sommes eacutegalement reacutefeacutereacutes le cas eacutecheacuteant aux autres traductions de ces ouvrages

8

En ce qui concerne les citations les numeacuteros entre parenthegraveses se trouvant apregraves la

reacutefeacuterence de la page renvoient le premier (chiffre romain) au chapitre et le deuxiegraveme

(chiffre arabe) agrave la place de lrsquohistoriette dans ce chapitre Ainsi la reacutefeacuterence (II 7) renvoie

agrave la septiegraveme historiette du deuxiegraveme chapitre du Boustan ou du Gulistan Cela aidera nos

lecteurs agrave trouver facilement la citation en question dans nrsquoimporte quelle autre traduction

de ces ouvrages pour une eacuteventuelle comparaison ou pour toute autre recherche

posteacuterieure

Quant aux autres ouvrages de Saadi qui nrsquoont pas eacuteteacute traduits nous nous sommes

servis drsquoune eacutedition persane du Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi dont nous avons

traduit des passages suivant la neacutecessiteacute

Enfin pour les citations tireacutees de la premiegravere traduction du Gulistan ainsi que celles

des premiers imitateurs ou adaptateurs de Saadi en particulier du XVIIe siegravecle nous avons

preacutefeacutereacute garder leur orthographe drsquoorigine en ancien franccedilais pour donner une meilleure

ideacutee des conditions des premiegraveres apparitions de lrsquoœuvre de Saadi en France

9

PREMIEgraveRE PARTIE

LES PREMIEgraveRES LECTURES DE SAADI EN

FRANCE

10

CHAPITRE PREMIER

SAADI LrsquoHOMME ET LrsquoŒUVRE

Les fils drsquoAdam sont les membres drsquoun mecircme corps car dans la creacuteation ils sont drsquoune seule et mecircme nature lorsque la fortune jette un membre

dans la douleur il ne reste point de repos aux

autres O toi qui es sans souci de la peine drsquoautrui il ne convient pas que lrsquoon te donne le nom

drsquohomme

Saadi Gulistan

Avant de parler de toute sorte de lien entre lrsquoœuvre de Saadi et la litteacuterature franccedilaise

il est indispensable drsquoapporter quelques lumiegraveres sur la situation et les conditions qui ont

preacutepareacute et favoriseacute la preacutesence de cette œuvre en France Pour ce faire il sera drsquoabord

neacutecessaire de connaicirctre Saadi lrsquohomme et le poegravete Autrement nous ne saurions pas

comment et pourquoi son œuvre a pu attirer lrsquoattention des premiers traducteurs et lettreacutes

en dehors des frontiegraveres iraniennes Nous nrsquoavons cependant pas lrsquointention drsquoentrer dans

les deacutetails agrave ce sujet surtout en ce qui concerne les premiegraveres relations litteacuteraires entre la

France et lrsquoIran appeleacute alors la Perse Ce dernier travail ayant deacutejagrave eacuteteacute reacutealiseacute agrave plusieurs

reprises avant nous et drsquoune maniegravere assez exhaustive nous essaierons drsquoecirctre concis et de

ne deacutevelopper les deacutetails qursquoen seul cas de neacutecessiteacute dans le cadre de notre eacutetude

drsquoensemble

1

LA VIE DE SAADI

On ne sait malheureusement pas beaucoup de choses sur la vie de cet illustre poegravete

qursquoest Saadi1 Les biographes et les historiens de son eacutepoque ne nous ont pas fourni

drsquoinformations preacutecises agrave ce sujet Il reste donc beaucoup de points obscurs touchant aux

diffeacuterents aspects de son existence Des incertitudes existent mecircme sur ses vrais nom et

preacutenom Alors faute de documents authentiques et de biographies creacutedibles sur Saadi la

plupart des historiens ou critiques litteacuteraires ont preacutefeacutereacute srsquoappuyer sur les deacutetails donneacutes

1 Pour plus de deacutetails sur la vie de Saadi nous invitons nos lecteurs agrave consulter les preacutecieuses informations et

analyses qursquoont donneacutees Charles Defreacutemery dans sa traduction du Gulistan (Paris Firmin Didot 1858)

Barbier de Meynard dans sa traduction du Boustan (Paris E Leroux 1880) et en particulier Henri Masseacute

dans son Essai sur le poegravete Saadi (Paris Paul Geuthner 1919)

11

par Saadi lui-mecircme dans son œuvre Certains de ces eacutecrits fournissent de preacutecieuses

informations qui aident agrave reconstruire sa biographie Sur lrsquoauthenticiteacute drsquoune partie de ces

renseignements fournis par lrsquoauteur il nrsquoy a presque pas de doute par exemple sur la date

de la composition de ses deux chefs-drsquoœuvre le Boustan et le Gulistan sur les raisons qui

lrsquoont pousseacute agrave eacutecrire ces deux livres sur ses eacutetudes agrave Bagdad et ses maicirctres sur ses

pegravelerinages agrave la Mecque Aucun autre cas nrsquoest imaginable dans la deacutelivrance de ces

deacutetails si ce nrsquoest pas dans lrsquoobjectif de nous donner des informations Pourquoi aurait-il

voulu nous donner de fausses indications sur ces sujets Quel profit en aurait-il ainsi tireacute

Par contre une autre partie des donneacutees de Saadi sur lui-mecircme ne nous inspire pas la

confiance Lagrave les interpreacutetations des critiques iraniens ou eacutetrangers divergent sur une

mecircme parole de Saadi par exemple sur certaines villes que ce dernier dit avoir visiteacutees

ou sur le meurtre drsquoun Brahmane qursquoil preacutetend avoir commis dans un des reacutecits du

Boustan De plus Saadi lui-mecircme a parfois contribueacute agrave compliquer davantage la situation

Crsquoest-agrave-dire qursquoil a parfois raconteacute des histoires dont il est le heacuteros et a donneacute ainsi

lrsquoillusion aux lecteurs que ces eacuteveacutenements ont reacuteellement eu lieu Alors qursquoen fait il

raconte ces histoires dans le but drsquoapporter un exemple vivant de la leccedilon qursquoil a voulu

donner et rien ne prouve qursquoelles nrsquoaient eacuteteacute inventeacutees pour les seuls besoins de la cause

poeacutetique Donc il faut ecirctre tregraves prudent dans le traitement des eacuteleacutements que Saadi nous

fournit dans certains de ses reacutecits

Quand agrave nous tout en nous appuyant sur les preacuteceacutedents travaux des grands

connaisseurs et critiques de Saadi et en nous concentrant sur le Gulistan et le Boustan

nous avons essayeacute de donner ici ce qui nous a paru le plus logique et le plus creacutedible qui

est dans la majoriteacute des cas le plus reacutepandu

11 La naissance et le nom de Saadi

Cheikh Mosleh ed-Din Saadi Chirazi est neacute agrave Chiraz capitale de la province de Fars au sud

de lrsquoIran Sur sa date de naissance il existe une grande varieacuteteacute drsquoopinions allant de 571 de

lrsquoheacutegire (1175 ap J-C) agrave 606 de lrsquoheacutegire (1210 ap J-C) donc un intervalle de trente cinq

ans entre la premiegravere et la derniegravere date Les dates que lrsquoon trouve souvent citeacutees comme

celles de la naissance de Saadi dans les diffeacuterents ouvrages et biographies sont 57111751

1 La premiegravere date renvoie agrave lrsquoanneacutee heacutegire et la deuxiegraveme agrave lrsquoanneacutee greacutegorienne

12

5801184 5851189 5891193 60612101 Dans la plupart de ces cas ce sont les poegravemes

de Saadi lui-mecircme qui ont servi de points de repegravere ndash pas tout agrave fait sucircrs il semble ndash pour

situer sa date de naissance A ce propos nous citons deux exemples pour montrer comment

les chercheurs ont deacutegageacute deux dates de naissance diffeacuterentes en proceacutedant agrave deux

interpreacutetations diffeacuterentes des vers de Saadi

Le premier exemple est tireacute de la preacuteface du Gulistan Lagrave Saadi raconte comment une

nuit il pensait laquo aux jours eacutecouleacutes raquo et que pleurant sa vie laquo dissipeacutee raquo il murmurait ces

vers laquo O toi dont la cinquantaine est passeacutee et qui es encore dans le sommeil Peut-ecirctre

mettras-tu agrave profit ces cinq jours qui te restent2 raquo A la fin de la preacuteface apregraves avoir

eacutenumeacutereacute les huit chapitres qui composent lrsquoouvrage le poegravete donne explicitement ndash et

heureusement ndash la date de la composition de son livre laquo Ce fut dans le temps ougrave nous

jouissions drsquoun agreacuteable loisir ce fut dans lrsquoanneacutee 656 de lrsquoheacutegire3 raquo En se reacutefeacuterant agrave ces

deux passages certains chercheurs deacuteduisent qursquoau moment de la composition du livre le

poegravete avait cinquante ans et par conseacutequent il aurait ducirc naicirctre vers lrsquoan 6061210

Un deuxiegraveme groupe en srsquoappuyant sur la dix-septiegraveme historiette du cinquiegraveme

chapitre du Gulistan ougrave Saadi eacutevoque la paix conclue entre le sultan Mohammed Khacircrezm

Chah et le roi du Khitha4 lrsquoeacuteveacutenement que lrsquoon a situeacute vers 610 de lrsquoheacutegire et vu la suite

du reacutecit conclut que Saadi eacutetait deacutejagrave connu agrave cette date donc sa date de naissance devrait

ecirctre bien anteacuterieure agrave lrsquoan 606 Eux ils citent ce distique du Boustan laquo Lorsque agrave (sic)

lrsquoanneacutee six cent srsquoajoutaient cinquante-cinq anneacutees [hellip] que ce livre preacutecieux eacutecrin a eacuteteacute

acheveacute raquo5 et en le rapprochant du premier distique du neuviegraveme chapitre du mecircme livre

laquo Homme qui arrives agrave lrsquoacircge de soixante-dix ans dans quel sommeil profond eacutetais-tu

plongeacute pour avoir ainsi gaspilleacute ta vie raquo6 ils avancent lrsquoideacutee que Saadi est neacute soixante-dix

ans avant la date de la composition de son Boustan (655) crsquoest-agrave-dire en 5851189 Il faut

ajouter que beaucoup drsquohommes de lettres iraniens ne pensent pas que Saadi srsquoadresse agrave

1 Dans son article intituleacute laquo Etude critique de lrsquoEssai sur le poegravete Saadi de Henri Masseacute raquo Djafar Aghayani

Tchavoshi avance mecircme lrsquoan 6131216 comme la date de naissance de Saadi date que nous nrsquoavons pas vue citer ailleurs Voir cet article dans Luqmacircn 4

egraveme anneacutee ndeg 2 printemps-eacuteteacute 1988 pp 65-78

2 Gulistan ou Le Parterre de roses traduit par Charles Defreacutemery Paris Firmin Didot Fregraveres 1858 p 10

3 Ibid p 22

4 Ibid pp 240-244 (V 17) Dans cette historiette Saadi raconte lrsquohistoire de son rencontre avec un jeune

homme tregraves beau dans la mosqueacutee de Kachgar Le beau garccedilon lui demande drsquoougrave il est Saadi reacutepond qursquoil est de Chiraz sans cependant se preacutesenter Le jeune homme lui demande ensuite srsquoil connaicirct quelques vers de Saadi Celui-ci lui en cite quelques uns Le lendemain au moment du deacutepart le jeune homme apprend que

celui qursquoil avait rencontreacute dans la mosqueacutee crsquoeacutetait Saadi lui-mecircme Il se preacutecipite alors vers Saadi en lui

disant qursquoil regrettait de ne lrsquoavoir pas reconnu que srsquoil lrsquoavait su plus tocirct il lrsquoaurait servi dignement lui qui

eacutetait un illustre personnagehellip 5 Le Boustan ou le Verger poegraveme persan de Saadi traduit par A C Barbier De Meynard Paris Ernest

Leroux 1880 p 8 6 Ibid p 341

13

lui-mecircme dans ce dernier distique que nous venons de citer et rejettent lrsquohypothegravese qui lui

donne soixante-dix ans au moment de la composition du Boustan Drsquoautres encore ne

voient dans la dix-septiegraveme historiette du chapitre cinq du Gulistan que de la pure fiction

nrsquoayant aucune authenticiteacute1

A lrsquoexemple de sa date de naissance sur la famille du poegravete aussi on dispose de tregraves

peu de renseignements On sait qursquoil est neacute dans une famille savante et religieuse laquo Tous

les membres de ma tribu eacutetaient des savants religieux raquo2 dit le poegravete dans une de ses odes

Il apprend donc degraves lrsquoacircge de lrsquoenfance les premiegraveres leccedilons de religion et de deacutevotion

laquo Je me souviens que dans mon enfance jrsquoeacutetais fort pieux Je me levais la nuit et jrsquoeacutetais

tregraves adonneacute agrave la deacutevotion et agrave lrsquoabstinence3 raquo En fait de telles allusions agrave cette tendance

religieuse preacutecoce ne sont pas rares dans lrsquoœuvre de Saadi et nous lisons eacutegalement dans le

Boustan laquo Jrsquoeacutetais encore un tout petit enfant incapable de distinguer ma main droite de ma

main gauche lorsque jrsquoeus un jour la fantaisie de jeucircner4 raquo A en croire lrsquointeacuteressante

anecdote du Gulistan crsquoest surtout son pegravere qui lrsquoinitiait dans cette voie en profitant de

chaque occasion pour rappeler au jeune enfant les leccedilons drsquohumiliteacute Dans cette anecdote

Saadi raconte qursquoune nuit il veillait avec son pegravere tout en priant et en lisant le Coran

Leurs compagnons eacutetaient tous endormis Voilagrave la suite de lrsquohistoire

laquo Je dis agrave mon pegravere laquo Pas un de ceux-ci nrsquoeacutelegraveve la tecircte pour srsquoacquitter de deux geacutenuflexions

Ils sont tellement endormis que tu dirais qursquoils sont morts raquo Il reacutepondit laquo Ame de ton pegravere si

toi aussi tu eacutetais endormi cela vaudrait mieux que de tomber sur la peau des autres

Le preacutesomptueux ne voit pas que lui-mecircme car il a devant les yeux le voile de lrsquoorgueil Si on

lui donnait lrsquoœil qui voit la Diviniteacute il ne verrait personne plus faible que lui5 raquo

Ces apprentissages auront un impact indeacuteniable sur la personnaliteacute et lrsquoœuvre du

poegravete De sorte qursquoils prennent racine dans le fond de lrsquoesprit du jeune Saadi et forment la

matiegravere des ideacutees qursquoil transposera plus tard dans ses poegravemes Par exemple agrave cette leccedilon

1 Si nous insistons dans ce passage sur les deacutetails de la date de naissance de Saadi crsquoest qursquoil nous a sembleacute

indispensable de le faire pour la suite de notre travail Par exemple quand nous aborderons Freacuteron nous

verrons qursquoil situe la naissance de Saadi au milieu du treiziegraveme siegravecle Bien que cela puisse paraicirctre peu

important dans son pamphlet (nous y reviendrons plus loin) nous pensons que Freacuteron (parmi tant drsquoautres drsquoailleurs) profitant du chaos existant sur la biographie de ce poegravete persan a choisi agrave sa guise une date par

hasard sans se soucier de lrsquoexactitude des informations qursquoil reacutepandait dans son eacutecrit La date qursquoil cite ne se

trouve nulle part citeacutee comme lrsquoeacutepoque de la naissance de Saadi 2 Saadi Kolliyacirct (Œuvres Complegravetes) eacutedition eacutetablie par Baha ed-Din Khorramshahi drsquoapregraves la version de

Mohammad Ali Foroughi Teacuteheacuteran Editions Doustan 2002 p 371 3 Gulistan p 107 (II 7)

4 Boustan p 290 (VII 11)

5 Gulistan pp 107-108 (II 7)

14

drsquohumiliteacute que nous venons de citer Saadi consacrera tout le chapitre IV de son Boustan

sous le titre laquo de lrsquohumiliteacute raquo

Quant au pegravere du poegravete il eacutetait un esprit distingueacute fonctionnaire de lrsquoadministration de

lrsquoAtabek Abou Chouja Saad Ibn Zangui1 Saadi eacutetait tregraves jeune quand son pegravere est mort

Plus tard il se souviendra amegraverement de la mort de son pegravere laquo Je comprends la douleur

des pauvres enfants deacutelaisseacutes moi qui eacutetais encore enfant quand jrsquoai perdu mon pegravere2 raquo

Cette douloureuse expeacuterience marquera agrave jamais lrsquoesprit du jeune Saadi et inspirera au

futur poegravete quelques conseils paternels agrave ne pas oublier lorsque lrsquoon se trouve devant un

orphelin laquo Etends ton ombre tuteacutelaire sur la tecircte de lrsquoorphelin secoue la poussiegravere qui le

couvre arrache lrsquoeacutepine qui le blesse [hellip] Quand tu vois un orphelin baisser tristement la

tecircte ne mets pas un baiser sur le front de ton enfant3 raquo On a dit eacutegalement qursquoil avait un

fils mort preacutematureacutement A propos de cet autre malheur qui lui est arriveacute il a composeacute des

poegravemes deacutechirants dans son Boustan

laquo Je perdis agrave Sanaa un fils tout jeune encore Comment deacutecrire ma douleur Le ciel ne forme

une creacuteature belle comme Joseph que pour la livrer comme Jonas au monstre du tombeau []

Emu et troubleacute par le souvenir de cet ecirctre charmant je soulevai une dalle de son tombeau agrave

lrsquoaspect de ce lieu eacutetroit et sombre je frissonnai et la pacircleur se reacutepandit sur mon visagehellip4 raquo

Mais le nom de laquo Saadi raquo sous lequel ce grand poegravete iranien est connu nrsquoest en fait

qursquoun surnom poeacutetique Comme nous lrsquoavons souligneacute au deacutebut de ce chapitre il y a mecircme

des incertitudes sur le preacutenom et le nom exacts de Saadi car ils nrsquoont eacuteteacute enregistreacutes nulle

part correctement ni drsquoune maniegravere certaine Et ce cas nrsquoest aucunement singulier car il

existe malheureusement peu de grands poegravetes et eacutecrivains classiques persans dont on

connaicirct les deacutetails de la vie5 Dans ces conditions les avis divergent sur le vrai nom du

poegravete On lui a donneacute tour agrave tour le preacutenom de Mosleh ed-Din Mocharraf ed-Din ou

Mochref ed-Din Certains considegraverent Mosleh ed-Din ou Mocharraf ed-Din comme un

surnom que Saadi ne recevra qursquoagrave la fin de ses eacutetudes agrave Bagdad Certains autres disent que

son preacutenom est Abou Abdallah (ou encore Abdallah) et que Mosleh ed-Din est le nom de

son pegravere

1 Gouverneur du Fars agrave lrsquoeacutepoque

2 Boustan p 101 (chapitre II poegraveme preacuteliminaire)

3 Ibid p 100

4 Ibid p 364 (IX 18)

5 Voir Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi par Mohammad-Ali FOROUGHI Teacuteheacuteran Editions Negah

1994 p 9

15

De mecircme en ce qui concerne son nom de plume laquo Saadi raquo il existe des versions

diffeacuterentes Nous en citons ici quelques unes La premiegravere est celle que lrsquoon trouve dans

lrsquoouvrage biographique de Dolatshacirch1 et reprise ensuite par les autres Selon ce biographe

le pegravere de Saadi eacutetait au service de Saad Ibn Zangui dont il aurait pris le surnom de

laquo Saadi raquo et lrsquoaurait ensuite transmis agrave son fils Selon une autre version crsquoest le poegravete lui-

mecircme (et non son pegravere) qui a adopteacute le surnom de laquo Saadi raquo en signe de reconnaissance

envers le prince son protecteur Cette supposition est plus vraisemblable car le pegravere de

Saadi est mort avant que lrsquoAtabek Saad fucirct monteacute sur le trocircne2 Enfin drsquoautres niant tout

lien entre ce surnom et le nom du prince Saad estiment que laquo Saadi raquo est un simple deacuteriveacute

du mot Saad qui signifie laquo propice heureux raquo en langues persane et arabe

Quant au mot Chirazi que lrsquoon cite souvent apregraves Saadi (Saadi Chirazi) il signifie en

persan laquode Chiraz raquo laquo natif de Chiraz raquo car le poegravete est neacute dans cette ville En Iran les

gens lrsquoappellent aussi Cheik Saadi ou tout simplement ndash sans mecircme qursquoil y ait besoin de

citer son nom ndash le Cheikh de Chiraz le mot cheik ayant pour sens laquo le sage raquo et cela

parce que Chiraz nrsquoa connu depuis lrsquoeacutepoque de Saadi paraicirct-il qursquoun seul grand

laquo cheikh raquo3 Tellement est veacuteneacutereacute son nom et immortaliseacute dans le cœur et lrsquoesprit du peuple

iranien Ce grand laquo sage raquo avait raison de dire laquo Celui qui a veacutecu jouissant drsquoune bonne

reacuteputation a trouveacute le bonheur eacuteternel parce que apregraves lui le souvenir du bien qursquoil a

exerceacute fait vivre son nom4 raquo ou bien quand il disait laquo Cacircroucircn (Coreacute)

5 qui avait quarante

maisons pleines de treacutesors est mort Noucircchireacutevacircn nrsquoest point mort parce qursquoil a laisseacute une

bonne renommeacutee6 raquo

Nous insistons sur ces deacutetails car nous les croyons importants dans un travail de

recherche qui se voudrait autant que possible exhaustif De plus ces diffeacuterends concernant

la nomination de Saadi sont rapporteacutes de la mecircme maniegravere et mecircme avec une plus grande

variation encore chez les orientalistes les traducteurs et les eacutecrivains franccedilais qui ont parleacute

de lui Nous avons penseacute utile surtout pour les chercheurs qui voudraient travailler sur ce

1 Dolatshacirch Samarghandi est lrsquoun des fameux chroniqueurs persans du XVe

siegravecle 2 Voir le commentaire de B de Meynard agrave ce sujet dans le Boustan p IX

3 Certes Hafez un autre grand poegravete persan est aussi populaire que Saadi mais quand on emploie ce

surnom de laquo Cheikh de Chiraz raquo en Iran il ne srsquoagit que de Saadi 4 Gulistan preacuteface p 18

5 Karoun ou Coreacute cousin germain de Moiumlse On raconte qursquoil avait amasseacute par le moyen de lrsquoalchimie des

treacutesors immenses qui furent engloutis avec lui dans les entrailles de la terre laquelle srsquoouvrit sous ses pieds sur la demande qursquoen fit Moiumlse agrave Dieu pour le punir de son extrecircme avarice 6 Gulistan p 65 (I 18) voir eacutegalement p 26 (I 2) p 155 (II 50) Et dans le Boustan les poegravemes sur la

bonne renommeacutee sont nombreux laquo lrsquohomme qui laisse en mourant des œuvres meacuteritoires assure les beacuteneacutedictions agrave sa meacutemoire et ces beacuteneacutedictions les sages en conviennent sont un gage drsquoimmortaliteacute raquo (p

40) laquo Conduis-toi de faccedilon agrave laisser un souvenir beacuteni eacuteloigne de ta tombe les maleacutedictions raquo (p 67)

16

poegravete de repeacuterer et de donner ici quelques diffeacuterentes transcriptions du nom de Saadi dans

les ouvrages franccedilais depuis son apparition en France jusqursquoagrave nos jours Voici comment les

Franccedilais ont enregistreacute le nom de ce grand poegravete dans leurs diffeacuterentes œuvres reacutecits de

voyages encyclopeacutedies bibliographies essais poegravemes romans lettres revues litteacuteraires

etc Sadi Saadi Sady Saady Cheic Sahdy Sahdi Sahadi Seacuteedi Mousharaf ed-Din Sadi

de Chiraz

12 Saadi agrave leacutecole du voyage

En parlant de la biographie de Saadi on a souvent diviseacute sa vie en trois peacuteriodes

distinctes laquo Il passa trente ans agrave eacutetudier trente ans agrave voyager et ses trente derniegraveres

anneacutees furent consacreacutees agrave la retraite et aux exercices de pieacuteteacute1 raquo Autrement dit Saadi a

passeacute un tiers de sa vie agrave voyager et cela montre bien la place importante du voyage dans la

carriegravere du poegravete Evidemment ces deacuteplacements ont eu un grand impact sur sa

personnaliteacute et son œuvre de sorte que celle-ci preacutesente de freacutequentes allusions aux

avantages et aux agreacutements du voyage En lisant le Gulistan ou le Boustan le lecteur

retrouve Saadi dans maintes historiettes dont il est le heacuteros et en train de raconter les

aventures qursquoil a courues durant ses voyages Dans ces deux livres le poegravete cite plusieurs

villes et pays qursquoil deacuteclare avoir visiteacutes Il a sans doute visiteacute Bassora Koufa et Bagdad en

Irak Baalbek au Liban Damas et Alep en Syrie la Mecque et la reacutegion du nord-ouest de

lrsquoArabie Saoudite actuelle appeleacutee alors Hedjaz On a mecircme dit qursquoil avait fait quatorze

fois le pegravelerinage de la Mecque Toutefois en ce qui concerne le Maghreb ou la Mauritanie

(lrsquoAfrique du Nord) Kachgar dans le Turkestan lrsquoAbyssinie la partie la plus lointaine de

lrsquoAsie Mineure Alexandrie en Egypte il nrsquoy a pas de certitude2 Parmi ces nombreuses

villes agrave en croire ses reacutecits il y avait celles qursquoil freacutequentait souvent et ougrave il effectuait

parfois de longs seacutejours De sorte qursquoil lui arrivait mecircme de se lier drsquoamitieacute avec les gens

de ces villes-lagrave laquo un des principaux drsquoAlep avec lequel jrsquoavais eu drsquoanciennes relationsraquo3

dit-il dans un des reacutecits du Gulistan on encore dans le Boustan laquo Je mrsquoadressai agrave un

mage avec qui jrsquoeacutetais lieacute crsquoeacutetait un homme bienveillant et doux avec qui je partageais ma

cellule4 raquo Il y freacutequentait librement les gens de toute religion et de toute classe sociale

1

Freacutedeacuteric Duhomme Un bouquet du Jardin des roses de Sadi Paris H Jouve (Tours et Mayenne

Imprimerie E Soudeacutee) 1897 p 5 2 Pour plus de deacutetails sur les voyages de Saadi et lrsquoitineacuteraire qursquoil aurait pu suivre pendant ces voyages voir

H Masseacute op cit pp 40-78 3 Gulistan p 134 (II 32)

4 Boustan p 330 (VIII 8)

17

musulman chreacutetien brahman bouddhiste prince derviche esclave homme drsquoaffaire

marchand ouvrier artisan brigand etc

Bagdad fait partie des premiegraveres villes qursquoil a visiteacutees En fait le jeune Saadi part agrave

Bagdad pour achever ses eacutetudes religieuses et litteacuteraires agrave la fameuse universiteacute

Nezacircmiyeh1 de cette ville Comme nous lrsquoavons dit plus haut le pegravere de Saadi eacutetait un

fonctionnaire distingueacute dans lrsquoadministration de lrsquoAtabek Abou Chouja Saad Ibn Zengui

(le prince reacutegnant alors agrave Fars) et gracircce agrave la protection de ce dernier le jeune Saadi pourra

avoir une pension pour poursuivre ses eacutetudes agrave la prestigieuse universiteacute de Bagdad

laquo Jrsquoavais une bourse agrave la Nezacircmiyeh les leccedilons et les reacutecitations me prenaient tout mon

temps raquo2 Pendant ses eacutetudes agrave Bagdad il suit les cours du grand mystique Suhrawardi

3

lrsquoun des soufis les plus veacuteneacutereacutes de lrsquoeacutepoque qui paraicirct avoir exerceacute sur lui quelque

influence laquo Ecoute en homme les discours de ces hommes de la voie sainte eacutecoute-les

ce nrsquoest plus Saadi qui parle crsquoest Sohraverdi Ce scheiumlkh veacuteneacutereacute mon guide spirituel

Schihab ed-diumln tandis que notre navire glissait sur lrsquoonde mrsquoa donneacute ces deux

conseilshellip4 raquo Cette influence apparaicirct agrave travers un mysticisme dans un nombre assez

important de ses poegravemes surtout ceux du troisiegraveme livre du Boustan et dans ses odes

recueillies sous le titre Ghazaliat (les ghazels) Tayibacirct (les parfumeacutees) etc Il a mecircme

composeacute des poegravemes sous le titre laquo Odes mystiques raquo Son autre maicirctre est le ceacutelegravere

theacuteologien et moraliste Ibn el-Djouzi qui lui montre comme il dit lui-mecircme la voie de la

solitude et du silence laquo Quoique le cheikh Chems-Eddin-Abou-Faradj-ben-Djaouzy

mrsquoordonnacirct de renoncer agrave entendre de la musique et me conseillacirct la solitude et la

retraitehellip5 raquo

Il est cependant important de savoir que ce mysticisme dont on retrouvera des traces

dans lrsquoœuvre du futur poegravete est modeacutereacute Henri Masseacute trouve ce sentiment mystique laquo tiegravede

et conventionnel raquo6 De sorte que la laquo voie sainte raquo nrsquoest pas la seule voie que Saadi suivra

et lrsquoamour spirituel ne sera pas le seul amour qursquoil connaicirctra il apprend aussi laquo le chemin

et les coutumes de lrsquoamour aussi bien qursquoon connaicirct lrsquoarabe agrave Bagdad raquo7 Drsquoailleurs si le

1 Grande et ceacutelegravebre eacutecole musulmane dont la fondation est due au sage vizir de la dynastie seldjoukide

Khacircdjeh Nezacircm-ol-Molk Toussi (1018-1092) Nezacircmiyeh eacutetait agrave lrsquoeacutepoque lrsquoune des universiteacutes les plus importantes du monde et les inscriptions y eacutetaient soumises agrave un concours drsquoentreacutee La fondation de cette eacutecole remonte agrave lrsquoanneacutee 1040 2 Boustan p288 (VII 8)

3 Grand mystique et philosophe musulman du 13

egraveme siegravecle

4 Boustan p 107 (II 3)

5 Gulistan p 120 (II 20)

6 Henri Masseacute Essai sur le poegravete Saadi Paris Paul Geuthner 1919 p 20

7 Ibid p 258

18

poegravete invite le lecteur agrave ne pas attacher son cœur agrave ce monde infidegravele et eacutepheacutemegravere (car il

faudra le quitter bientocirct) cela ne signifie pas un abandon complet de la vie il invite

lrsquohomme agrave vivre celle-ci joyeusement et agrave en profiter pleinement aussi courte et aussi

deacutecevante qursquoelle soit En reacutealiteacute notre poegravete sait appreacutecier les plaisirs de la vie Il

deviendra plus tard le poegravete de lrsquoamour et de la nature il tiendra lrsquoamour pour la plus

grande douceur et chantera les garccedilons et les filles les fleurs les fruits et les saisons

Nombreux sont les poegravemes ougrave il chante lrsquoamour physique

Mais la formation de Saadi ne se limite pas agrave ses seuls apprentissages agrave lrsquouniversiteacute

Nizamiyah de Bagdad il apprend eacutegalement beaucoup agrave laquo lrsquoeacutecole du voyage raquo Comme

nous venons de le dire Saadi consacre de nombreuses anneacutees de sa vie agrave parcourir tout

lrsquoOrient et les pays les plus lointains ce qui laquonrsquoeacutetait pas une mince entreprise agrave une eacutepoque

ougrave les voyages eacutetaient coucircteux dangereux et tregraves peacutenibles raquo1 Etant curieux de savoir et de

connaicirctre il vivra longtemps loin de sa patrie pour lire dans le grand livre du monde Ou

bien pour reprendre lrsquoexpression de Garcin de Tassy le poegravete laquo a fait dans un but

drsquoobservation philosophique une partie de ses voyages raquo2 Au deacutebut du Boustan le poegraveme

qui eacutevoque la raison de la composition du livre commence par ces vers laquo Jrsquoai passeacute ma

vie en voyages lointains jrsquoai veacutecu parmi les peuples les plus divers Partout jrsquoai recueilli

quelque profit chaque moisson mrsquoa livreacute quelques gerbes3 raquo Toujours dans le mecircme

poegraveme citant le pays de Roum et la Syrie comme deux pays qursquoil a visiteacutes il dit qursquoil nrsquoa

pas voulu rentrer les mains vides chez ses compatriotes apregraves ses longues anneacutees de seacutejour

au pays eacutetrangers

laquo Les voyageurs me disais-je rapportent du sucre drsquoEgypte pour lrsquooffrir agrave leurs amis ce serait

pitieacute si sortant de ce vaste jardin je revenais vers les miens les mains vides Ce nrsquoest pas du

sucre que je veux leur offrir mais des paroles dont la saveur est plus douce non pas ce sucre

grossier qui flatte le goucirct mais celui que les livres transmettent aux penseurs4 raquo

Drsquoailleurs un autre motif megravene Saadi agrave entreprendre ses voyages il y fut pousseacute par

certains deacutesirs mystiques ou bien ses tendances soufies Crsquoest-agrave-dire que le voyage pour

lui ne constituait pas seulement une source de connaissance mais aussi un exercice

spirituel Selon une tradition soufie le voyage est pour le mystique une sorte de devoir

1 Omar Ali Shah dans sa traduction du Jardin de roses Paris Albain Michel 1966 p 10

2 Joseph Heacuteliodore Garcin de Tassy laquo Saadi auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal

Asiatique Paris 1843 p 6 3 Boustan p 7

4 Ibid p 8

19

une eacutetape dans la voie de lrsquoinitiation En fait Saadi reacutepegravete lrsquoenseignement de ses guides

spirituels agrave Bagdad (comme Shahacircb ed-Din Suhrawardi) lorsqursquoil dit

laquo O mon pegravere les avantages des voyages sont nombreux ils reacutejouissent lrsquoesprit procurent des

profits font voir des merveilles entendre des choses singuliegraveres examiner du pays converser

avec des amis acqueacuterir des digniteacutes et de bonnes maniegraveres [hellip] Crsquoest ainsi que les soufis ont

dit laquo Tant que tu resteras dans ta boutique et ta maison jamais ocirc homme vain tu ne seras

vraiment un homme Pars promegravene-toi dans le monde avant ce jour ougrave tu quitteras le

monde1 raquo

Le soufi doit parcourir le chemin de la contemplation dans le monde reacuteel et dans lrsquoau-

delagrave dans le monde exteacuterieur aussi bien que dans le monde inteacuterieur On y gagne ainsi de

nombreux avantages mateacuteriels et surtout drsquoinappreacuteciables avantages moraux laquo Suivez

lrsquoexemple de Saadi parcourez le monde en renonccedilant agrave toute chose et vous reviendrez le

cœur plein de science2 raquo Dans le cas de notre poegravete le reacutesultat est une floraison de reacutecits

de sentences et de contemplations qui ont leur source dans la vie reacuteelle De sorte que

chacune des historiettes du Gulistan ouvre une fenecirctre agrave la vie comme si chaque

expression y est prononceacutee apregraves mille essais et expeacuteriences comme si chaque histoire

reacutesultait drsquoun monde drsquoexpeacuteriences pratiques avant mecircme qursquoelle soit le produit de

lrsquoimagination Ce trait drsquoobjectiviteacute est un des eacuteleacutements les plus importants qui font la

bonne reacuteception des sentences et des conseils de Saadi et par lagrave sa populariteacute sans

cependant oublier la part de son art dans lrsquoimmortaliteacute de ces œuvres

Parfois ce sont les eacuteveacutenements et la situation politique qui exigent que notre poegravete

quitte son pays A la fin de ses eacutetudes agrave Bagdad il deacutecide de quitter cette ville Mais la

province de Fars eacutetait la scegravene des invasions des Turcs et plongeacutee dans lrsquoinseacutecuriteacute Il

commence alors une seacuterie de longs voyages au lieu de retourner agrave Chiraz sa ville natale

Le poegravete y a fait allusion dans certains passages de ses deux recueils Nous lisons par

exemple dans la preacuteface du Gulistan

laquo Ne sais-tu pas pourquoi jrsquoai seacutejourneacute longtemps dans les reacutegions eacutetrangegraveres Je suis sorti de

mon pays agrave cause de lrsquooppression des Turcs et parce que jrsquoai vu le monde tombeacute en deacutesordre

comme les cheveux drsquoun Ethiopien3 Tous eacutetaient en apparence des enfants drsquoAdam mais par

leurs inclinations sanguinaires et leurs ongles aceacutereacutes ils eacutetaient semblables agrave des loups [hellip] Tel

1 Gulistan pp 186-187 (III 28)

2 Boustan p 207 (IV 13)

3 Ici Saadi a employeacute le mot laquo zangui raquo qui signifie negravegre et pas Ethiopien comme lrsquoa traduit Defreacutemery

20

eacutetait le monde dans le premier temps que je le vis rempli de trouble de confusion et

drsquoinquieacutetude1 raquo

Ou encore

laquo Lorsque la discorde surviendra le sage srsquoenfuira et quand il verra la paix conclue il jettera

lrsquoancre Car dans le premier cas le salut se trouve sur la frontiegravere et dans le seconde

lrsquoagreacutement de la vie au milieu (des autres hommes)2 raquo

Au cours de cette vie de voyageur il a couru des aventures qursquoil nous rapporte dans le

Boustan et le Gulistan Parmi ces aventures deux sont tregraves connues et figurent dans

presque toutes les biographies donneacutees de lui La premiegravere crsquoest lrsquohistoire de son seacutejour en

Syrie ougrave il a eacuteteacute captureacute par des Francs3 et obligeacute aux travaux forceacutes aux fortifications de

Tripoli avec une bande de juifs En effet on a dit que pendant un certain temps Saadi

exerccedilait par esprit de chariteacute la profession de distributeur drsquoeau dans les marcheacutes de

Jeacuterusalem et des villes de Syrie Le poegravete raconte qursquoun jour ennuyeacute des propos de ses

amis de Damas il prend le chemin du deacutesert de Jeacuterusalem

laquo Jrsquoavais pris en deacutegoucirct la socieacuteteacute de mes amis de Damas je mrsquoavanccedilai dans le deacutesert de

Jeacuterusalem et je me familiarisai ave les animaux jusqursquoagrave ce que je devinsse le prisonnier des

Francs On me fit travailler agrave la terre avec des juifs dans les fosseacutes de Tripoli Enfin un des

principaux drsquoAlep avec lequel jrsquoavais eu drsquoanciennes relations vint agrave passer me reconnut [hellip]

Il eut compassion de mon eacutetat me deacutelivra des liens des Francs au moyen de dix piegraveces drsquoor et

mrsquoemmena avec lui agrave Alep4 raquo

Mais cette deacutelivrance nrsquoest pour lui que le commencement drsquoune autre meacutesaventure ce

marchand drsquoAlep avait une fille qursquoil donne en mariage agrave Saadi avec une dot de cent piegraveces

drsquoor apregraves leur retour agrave Alep Cette eacutepouse eacutetait drsquoun si laquo mauvais caractegravere querelleuse et

deacutesobeacuteissante raquo que le pauvre Saadi regrette le temps de sa captiviteacute laquo Une fois

continue Saadi ayant allongeacute la langue de lrsquoinjure elle dit laquo Nrsquoes-tu pas celui que mon

1 Gulistan preacuteface pp 8-9

2 Ibid p 345 (VIII)

3 Concernant les voyages de Saadi certains avancent mecircme lrsquoideacutee que Saadi a quitteacute sa patrie pour aller

combattre les Croiseacutes et comme preuve ils renvoient agrave cette histoire de captiviteacute par les Francs Par exemple

Defreacutemery en citant le biographe persan dit laquo Si comme le dit Daulet Chah Saadi se dirigea vers lrsquoAsie mineure et lrsquoInde pour y faire la guerre aux infidegraveleshellip raquo (Gulistan p XIV) 4 Gulistan pp 134-135 (II 32)

21

pegravere a racheteacute des fers des Francs pour dix ducats raquo Je reacutepondis laquo Oui il mrsquoa racheteacute

pour dix piegraveces drsquoor et il mrsquoa fait ton captif moyennant cent autres dinars1 raquo

Ce mariage nrsquoeacutetant donc pas heureux Saadi semble srsquoecirctre marieacute une deuxiegraveme fois et

toujours pendant son seacutejour en dehors de sa patrie Dans le Bustan il a parleacute drsquoun enfant

qursquoil a eu (sans doute de ce second mariage) et qursquoil a perdu tregraves tocirct La mort de cet enfant

touche profondeacutement le poegravete et il srsquoen souvient amegraverement dans certains de ses poegravemes

(voir supra p14)

La deuxiegraveme histoire celle de lrsquoidole de Somenath qursquoil raconte dans le Boustan

concerne son voyage en Inde et le fameux meurtre drsquoun Brahmane qursquoil preacutetend commettre

lagrave-bas en voyant sa propre vie en danger ce qui ne paraicirct pas authentique aux yeux de la

majoriteacute des chercheurs et historiens Selon lrsquoauteur des Penseurs de lrsquoIslam par exemple

laquo cet amusant reacutecit qui rappelle les plaisanteries de Boccace sur les faux miracles

renferme des erreurs manifestes et ne peut avoir de valeur documentaire raquo2

Il raconte qursquoagrave Somenath soupccedilonnant une supercherie de la part des precirctres hindous

il prend une reacutesolution heacuteroiumlque il srsquoaffilie agrave leur secte et se fait initier agrave leurs mystegraveres

Apregraves un long noviciat ougrave ses deacutemonstrations de pieacuteteacute lui gagnent la confiance de ses

nouveaux coreligionnaires il peacutenegravetre un soir dans les souterrains de la Pagode et surprend

le precirctre qui agrave lrsquoaide drsquoun meacutecanisme grossier faisait mouvoir les bras de lrsquoidole

Enflammeacute du zegravele de lrsquoislamisme il srsquoeacutelance sur le malheureux Brahmane le jette au fond

drsquoun puits srsquoesquive sans ecirctre remarqueacute et fuit pour jamais ce pays maudit3

Enfin quelles qursquoen soit les causes crsquoest de ces voyages de ces aventures que

reacutesultent une grande partie du charme des eacutecrits de Saadi car les anecdotes curieuses que

lrsquoon y trouve soulignent la graviteacute des reacuteflexions morales et en donnent lrsquoapplication en

leur servant drsquoexemples

13 Les derniegraveres anneacutees dun sage

Saadi ne peut pas supporter de passer tout le reste de sa vie en voyage et drsquoecirctre agrave jamais

seacutepareacute de son pays surtout de sa terre natale Chiraz qursquoil adore et dont il fait lrsquoeacuteloge agrave

toute occasion dans son œuvre laquo Jrsquoai passeacute ma vie en voyages lointains jrsquoai veacutecu parmi

les peuples les plus divers [hellip] mais nulle part je nrsquoai rencontreacute des cœurs purs et sincegraveres

1 Ibid p 135 Cette histoire a eacuteteacute eacutegalement rapporteacute par M Michaud dans son Histoire des Croisades 4

egraveme

eacutedition t III Paris chez Aimeacute Andreacute Libraire 1826 p 359 2 Bernard Carra de Vaux Les Penseurs de lrsquoIslam tomes III et IV Paris Librairie Paul Geuthner 1923 p

295 3 Boustan pp 330-335 (VIII 8)

22

comme agrave Schiracircz (que Dieu la protegravege )1 raquo Crsquoest surtout lrsquoair parfumeacute de cette ville

fleurie qui attire de nouveau lrsquooiseau eacutemigreacute qursquoest Saadi laquo La terre de Chiraz sent

toujours la fleur parfumeacutee crsquoest pourquoi lrsquoeacuteloquent rossignol est de retour2 raquo

Saadi retourne alors agrave sa ville natale de Chiraz au milieu des anneacutees 1250 (selon

certains en 1256) agrave lrsquoeacutepoque ougrave le contexte politique eacutetait un peu plus calme laquo Lorsque je

fus de retour je trouvai le pays tranquille les panthegraveres avaient deacutepouilleacute leur caractegravere de

panthegravere agrave lrsquointeacuterieur (crsquoest-agrave-dire par le cœur) crsquoeacutetaient des hommes pareils agrave des anges

drsquoun bon caractegravere exteacuterieurement des guerriers semblables agrave des lions ardents3 raquo

Lrsquoatabek Abou Bakr bienveillant ami des lettreacutes eacutetait monteacute sur le trocircne de Fars Il avait

consenti agrave payer tribut aux sultans Mongols et tranquille sous leur protection il srsquooccupait

agrave construire des eacutedifices et agrave encourager les lettres et les arts Jouissant de la faveur du

prince et de la sympathie admirative de ses concitoyens Saadi poursuit une carriegravere

drsquoauteur au cours de laquelle il tire le meilleur parti de sa prodigieuse expeacuterience et de son

imagination Bien qursquoil jouissait de la veacuteneacuteration des plus grands personnages de cette

ville il preacutefeacutera la retraite et se consacra aux meacuteditations pieuses et agrave la poeacutesie Cette

retraite volontaire est pourtant laquo pleine drsquohonneurs et drsquoactiviteacute raquo pour reprendre

lrsquoexpression de H Masseacute4 Nrsquoayant jusqursquoalors composeacute que des poegravemes isoleacutes il achegraveve

en deux ans ses deux grands chefs-drsquoœuvre le Boustan en 1257 et le Gulistan lrsquoanneacutee

suivante Il deacutedie lrsquoun et lrsquoautre agrave Saad Ibn Abou Bekr Deacutesormais le poegravete eacutetait devenu

immortel

Le poegravete passa les derniegraveres anneacutees de sa vie dans un humble ermitage situeacute sur les

rives du Roknabad5 aux environs de sa ville bien aimeacutee de Chiraz Lagrave attireacutes par son

renom les gens venaient le visiter agrave titre de poegravete et de contemplatif Il y megravene une vie

paisible et solitaire jusqursquoagrave sa mort que lrsquoon situe entre les anneacutees 6901291 agrave 6921293 Le

mecircme diffeacuterend qui existe sur lrsquoeacutepoque de sa naissance se voit agrave propos de celle de sa mort

mais cette fois le deacutesaccord est moins grand On a mecircme donneacute le jour de sa mort qui

serait un vendredi du mois de chawwal 691 (septembre-octobre 1292) ou selon une autre

opinion le 17 dhoul-hijja 690 (11 deacutecembre1291)6 Saadi serait donc mort centenaire

Selon certains il a mecircme veacutecut pregraves de 120 ans ce qui paraicirct un peu exageacutereacute De toute

1 Boustan pp 7-8 Cet eacuteloge de Chiraz et de ses habitants se rencontre agrave plusieurs reprises dans Boustan

dans le Gulistan ainsi que dans drsquoautres passages de ses Kolliyacirct (œuvres complegravetes) 2 Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 658 le poegraveme est intituleacute laquo Retour agrave Chiraz raquo

3 Gulistan preacuteface pp 8-9

4 Henri masseacute op cit p 79

5 Une riviegravere en banlieue de Chiraz

6 Cf Gulistan pp XXXVIII-XXXIX

23

faccedilon une chose est sucircre et presque tous les biographes sont drsquoaccord lagrave-dessus crsquoest que

Saadi a eu une longue vie ndash surtout laquo si bien remplie raquo1 ndash une longeacuteviteacute presque

seacuteculaire A cet eacutegard ce nrsquoest peut-ecirctre pas sans inteacuterecirct de rapporter ici une leacutegende que

lrsquoon a inventeacutee au sujet de la personne de Saadi et qui pourrait en quelque sorte renforcer

cette ideacutee

Monsieur Defremeacutery rapporte que laquo les Orientaux ont fait de Sadi une sorte de

personnage leacutegendaire Djami et drsquoapregraves lui Khondeacutemir racontent fort seacuterieusement que le

poegravete ayant eacuteteacute honoreacute de la socieacuteteacute de Khidhr (le prophegravete Elie) celui-ci lui fit part de

lrsquoeau de la source de vie2 raquo La leacutegende est ainsi reprise dans Les Penseurs de

lrsquoIslam laquo Une leacutegende se formait autour de lui On racontait que le prophegravete Khidr venait

le visiter et versait sur ses legravevres lrsquoeau de la source drsquoimmortaliteacute Il mourut combleacute

drsquoanneacutees agrave lrsquoacircge de 120 ans en lrsquoautomne de 12923 raquo

Evidemment ce nrsquoest lagrave qursquoune simple fiction Neacuteanmoins elle pourrait ecirctre un

argument de plus pour nous faire croire agrave la tregraves longue vie de Saadi Crsquoest-agrave-dire que les

gens teacutemoins de cette longeacuteviteacute surprenante ont chercheacute agrave lrsquoexpliquer ou bien agrave

lrsquointerpreacuteter drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Alors ils ont inventeacute cette histoire du Prophegravete

Khidhrhellip

Le tombeau de Saadi se trouvait agrave lrsquoeacutepoque agrave lrsquoexteacuterieur de Chiraz agrave une distance de

quelques kilomegravetres Cet endroit devient aussitocirct apregraves sa mort un oratoire et un lieu de

pegravelerinage Aujourdrsquohui ce tombeau est en plein centre de la ville et plus de sept siegravecles

apregraves sa mort encore il a gardeacute son statut de lieu de visite non seulement pour les

Chiraziens mais aussi pour tout autre Iranien qui se rend agrave cette ville aussi bien que pour

tout touriste eacutetranger

Franz Toussaint a eacutevoqueacute la mort de Saadi drsquoun ton tregraves patheacutetique au deacutebut de la

traduction qursquoil a donneacutee du Boustan en 1913 Ce ne serait pas sans inteacuterecirct de citer ici

quelques passages de ce texte

laquo En 1292 le troisiegraveme jour du mois de Djemazi-el-Ewel qui correspond agrave notre mois de

novembre le bruit se reacutepandit dans Chiracircz que Saacircdi allait mourir Crsquoeacutetait le matin On

attendait lrsquoarriveacutee drsquoune caravane de Bouchir4 Les rues le bazar immense regorgeaient de

monde Aussitocirct les rues se videgraverent La vie du bazar srsquoarrecircta Dans le quartier des ciseleurs de

cuivre le bruit assourdissant des marteaux srsquoeacuteteignit dans le quartier des marchands de tapis

1 Jolie et digne expression employeacutee par Defreacutemery Gulistan p IV

2 Gulistan p XXIX

3 Les Penseurs de lrsquoIslam op cit p 296

4 Bouchehr ville portuaire au sud de lrsquoIran agrave 300 kilomegravetres de Chiraz

24

les eacutechoppes se fermegraverent et le quartier des selliers si animeacute devint lugubrehellip Deacutesoleacutee mais

silencieuse la foule srsquoendiguait deacutejagrave dans lrsquoavenue qui menait agrave lrsquoermitage de Saacircdi [hellip]

Soudain au moment que la multitude deacutefilait devant la mosqueacutee de Vendredi un long cri

passionneacute fusa du minaret laquo Allah ou Akbar raquo Dieu est grand Deux fois le derviche reacutepeacuteta

lrsquoinvocation sacreacuteehellip Lorsque sa derniegravere syllabe srsquoeffilocha dans lrsquoazur dix-mille Chiracircziens

le front dans la poussiegravere priaient [hellip ] agrave cet instant Saacircdi murmura

ndash Je viens drsquoentendre le muezzinehellip serait-ce lrsquoheure de la priegravere troisiegraveme Pourtant lrsquoombre

de mon cypregraves nrsquoa pas atteint le milieu du jardin [hellip] Il [Saadi] se tut Il savourait un souvenir

qursquoil avait immortaliseacute dans le Gulistacircn un souvenir vieux de quatre-vingts ans et qursquoil croyait

drsquohier Ses amis le cœur deacutechireacute sanglotaient au pied du grabathellip1 raquo

Le texte qui a pour titre laquo la mort de Saadi raquo se termine sur ces phrases laquoSa tecircte retomba

Il nrsquoeacutetait plus Ainsi mourut Saadi le troisiegraveme jour de Djmazi-el-Ewel qui est le mois

funeste au fleurs2 raquo

Mais ajoutons-le il a laisseacute pour sa posteacuteriteacute deux laquo jardins raquo dont les fleurs restent

toujours impeacuterissables le Jardin des roses et le Jardin des fruits Dans la preacuteface de son

Jardin des roses lrsquoauteur a ainsi eacutevoqueacute lrsquoimmortaliteacute de son livre

laquo Je puis composer pour lrsquoagreacutement des observateurs et pour lrsquoamusement des esprits le livre

du parterre de roses sur les feuilles duquel le vent de lrsquoautomne nrsquoeacutetendra pas sa violence et

pour lequel les reacutevolutions du temps ne changeront pas les plaisirs du printemps en deacutesordre de

lrsquoautomne

A quoi te servira un plateau de roses

Emporte plutocirct une feuille de mon parterre de roses

La fleur dure seulement cinq ou six jours

Et ce parterre sera toujours beau 3 raquo

1 Le Jardin des Fruits traduit par Franz Toussaint Deuxiegraveme eacutedition Paris Mercure de France 1913 pp 7-

15 2 Ibid p 19

3 Gulistan preacuteface p 15

25

2

LrsquoŒUVRE DE SAADI

21 Deux chefs-drsquoœuvre Boustan et Gulistan

Lrsquoœuvre litteacuteraire de Saadi se compose de deux ouvrages fondamentaux le Boustan et le

Gulistan drsquoun divan eacutetendu et varieacute comprenant les qasidas (en persan et en arabe) les

ghazals les quatrains des essais en prose Nasihat al-Molouk (Conseils aux rois) Essai

sur la raison et lrsquoamour Sur lrsquoeacuteducation drsquoun prince des Majalis (Seacuteances) des eacuteleacutegies et

des poegravemes satiriques

En Iran Saadi est consideacutereacute comme un maicirctre du ghazal Il a porteacute au plus point de

gracircce et de deacutelicatesse le ghazel drsquoamour donnant aux ideacutees subtiles la forme la plus

simple et la plus eacuteloquente Ses ghazals sont aujourdrsquohui consideacutereacutes comme les plus

eacuteleacutegants et les plus parfaits techniquement de toute la poeacutesie persane on ne leur preacutefegravere

que ceux de son successeur et compatriote Hafez (~1320- ~1390) Lrsquoun des plus ceacutelegravebres

est une lamentation sur le thegraveme traditionnel du deacutepart de la bien-aimeacutee dont voici

quelques vers

laquo O chamelier va doucement car la paix de ma vie srsquoen va

Et ce cœur que jrsquoavais avec celle qui lrsquoa voleacute srsquoen va [hellip]

Arrecircte la litiegravere ocirc chamelier ne hacircte pas la caravane

Car par amour pour ce cypregraves qui marche crsquoest mon acircme dirait-on qui srsquoen va [hellip]

De la nuit jusqursquoagrave lrsquoaube je ne dors pas je nrsquoeacutecoute avis de personne

Je suis ce chemin sans le vouloir car les recircnes de ma main srsquoen vont [hellip]

Du deacutepart de lrsquoacircme du corps on tient toute sorte de discours

Moi jrsquoai vu de mes propres yeux mon acircme [mon aimeacutee] srsquoen aller1 raquo

Bien que peu original dans le ton les images ou le thegraveme ce ghazal illustre lrsquoart

caracteacuteristique de Saadi de traiter un mateacuteriel conventionnel de la maniegravere la plus coulante

et la plus lyrique dans une forme que la traduction qui preacutecegravede ne peut naturellement

rendre

Lrsquoart lyrique de Saadi consiste agrave savoir avec une extrecircme habileteacute et sans effort

apparent user de toutes les ressources de la langue persane pour produire de brillants effets

acoustiques Crsquoest pour cet art du ghazal et pour la maicirctrise de la prose et du vers qursquoil

montre dans le Gulistan que Saadi est le plus admireacute en Iran Nader Naderpour (1929-

1 Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 456

26

2000) poegravete neacuteo-classique appreacutecieacute affirme que Saadi a fait plus pour la langue persane et

influenceacute le style de plus drsquoeacutecrivains qursquoaucun autre eacutecrivain ou poegravete Djalal Ale Ahmad

(1923-1969) le principal prosateur iranien des anneacutees 1960 styliste distingueacute deacuteclare qursquoil

a formeacute son propre et original style agrave force drsquoenseigner le Gulistan de Saadi

Mais Saadi est surtout le deacutelicieux auteur du Gulistan et du Boustan deux fleurs

jumelles de la litteacuterature iranienne Ces deux œuvres didactiques sont adresseacutees

principalement au prince et au soufi mais finalement agrave tout homme de bonne volonteacute

deux ouvrages qui sont agrave lrsquoorigine de la populariteacute de leur auteur et dont nous allons

donner ici un bref aperccedilu

211 Boustan

Le Boustan ou Saadi Nacircmeh (le Livre de Saadi) est le premier ouvrage de Saadi eacutecrit en

655 de lrsquoheacutegire (1257) agrave Chiraz Il semble que le poegravete avait deacutejagrave travailleacute agrave lrsquoeacutebauche de

ce beau livre lorsqursquoil eacutetait encore loin de sa patrie et qursquoapregraves son retour agrave Chiraz il y a

mis la derniegravere main En fait au deacutebut de cet ouvrage dans le poegraveme intituleacute laquole motif de

la composition du livre raquo1 Saadi le grand voyageur parle drsquoune offrande qursquoil a voulu

apporter agrave ses compatriotes

laquo Les voyageurs me disais-je rapportent du sucre drsquoEgypte

Pour lrsquooffrir agrave leurs amis

Ce serait pitieacute si sortant de ce vaste jardin

Je revenais vers les miens les mains vides

Ce nrsquoest pas du sucre que je veux leur offrir

Mais des paroles dont la saveur est plus douce2 raquo

Et crsquoest une offrande tregraves preacutecieuse car lrsquoauteur y a mis le meilleur de son geacutenie le fruit de

ses vieilles expeacuteriences et le souvenir de ses longues anneacutees de voyages agrave travers le monde

Bref crsquoest lrsquoœuvre de toute sa vie

Le mot Boustan signifie laquo verger jardin de fruits raquo en persan Les traducteurs franccedilais

ont traduit ce titre par les mots et les expressions suivants Le Boustan ou Verger Le

1 Boustan p 7 En fait le titre du poegraveme est bien celui dont nous avons donneacute la traduction litteacuterale par

contre Barbier de Meynard y a donneacute librement ce long titre laquo Pourquoi ce poegraveme a eacuteteacute eacutecrit sa division

en dix chapitres date de sa composition raquo Drsquoailleurs dans lrsquointroduction de sa traduction et au sujet des titres des poegravemes le traducteur a preacuteciseacute qursquoil a laquo cru pouvoir user drsquoune certaine indeacutependance agrave cet eacutegard

afin drsquoindiquer exactement le sujet de chacune drsquoelles raquo (p XXXIII) 2 Ibid p 8

27

Jardin des Fruits Le parterre parfumeacute Le jardin parfumeacute Le Jardin des Arbres1 La

premiegravere traduction franccedilaise complegravete de cet ouvrage Le Boustan ou Verger est de

Barbier de Meynard publieacutee en 1880 et que nous avons choisi comme texte de base pour

nos reacutefeacuterences agrave ce livre

Le Boustan est un recueil de poegravemes didactiques composeacute de pregraves de quatre mille

distiques qui sont tous entiegraverement en vers masnavi2 Les poegravemes preacuteliminaires au nombre

de six servent drsquointroduction au livre sans que le poegravete y ait attribueacute un tel titre3 Le

premier poegraveme comme drsquohabitude est un long hymne agrave Dieu Nous rappelons que Saadi

commence toujours ses recueils au nom de Dieu en placcedilant agrave la premiegravere page tout un

poegraveme consacreacute agrave la gloire et agrave la grandeur du Creacuteateur Le deuxiegraveme est un eacuteloge au

prophegravete Mahomet Dans le troisiegraveme poegraveme comme nous venons de le signaler lrsquoauteur

nous reacutevegravele laquo le motif de la composition du livre raquo mais il y fournit eacutegalement drsquoautres

informations par exemple sur les dix chapitres qui composent le livre (nous allons en

parler ci-apregraves) sur la date de la composition de ce dernier et il demande modestement au

lecteur de lui eacutepargner son blacircme si ses vers preacutesentent des lacunes Les deux poegravemes

suivants sont des paneacutegyriques lrsquoun drsquoAbou Bakr Ibn Saad Ibn Zangui agrave qui le Boustan

est deacutedieacute (laquo Jrsquoai placeacute un tel nom dans mes vers raquo4) et lrsquoautre du fils de ce dernier Saad

Ibn Abou Bakr Ibn Saad qui nrsquoeacutetait alors qursquoun enfant de trois ans Enfin le dernier poegraveme

de cette preacuteface5 est une petite anecdote de dix distiques agrave la fin de laquelle Saadi expose

lrsquoobjectif de son recueil moral crsquoest-agrave-dire donner des conseils pour le salut de ses

lecteurs laquo Voilagrave le droit chemin garde-toi drsquoenfreindre la regravegle marche reacutesolument et tu

arriveras au but Tout est profit dans les conseils de Saadi pour qui les eacutecoute drsquoune oreille

attentive6 raquo Car enfin pour les Persans lrsquoauteur du Boustan est le preacutecepteur de la vie un

guide plein drsquoexpeacuterience et de sagesse

Le texte du Boustan est reacuteparti en dix chapitres chacun comprenant un certain nombre

de courtes histoires morales Ces petites histoires ne portent pour titre que la simple

mention du mot persan hekacircyat que les traducteurs franccedilais ont tour agrave tour traduit par les

1 Cette derniegravere appellation nous lrsquoavons lue dans La comeacutedie humaine Honoreacute de Balzac tome IX Paris

Gallimard 1978 p 1711 2 Le masnavi se compose drsquoun nombre indeacutefini de couplets avec lrsquoarrangement de rime aabbcc etc

3 Cependant les traducteurs ont placeacute ces poegravemes sous le titre de laquo preacuteface raquo comme le cas de Barbier de

Meynard laquo Preacuteface du poegraveme raquo ou celui de Franz Toussaint laquo Preacuteface de Saadi raquo 4 Boustan p 10 laquo Paneacutegyrique drsquoAbou-Bekr fils de Saad fils de Zengui souverain de Schiracircz raquo

5 Dans certaines versions ce poegraveme est placeacute au commencement du premier chapitre du Boustan et non pas

parmi les poegravemes liminaires peut-ecirctre parce qursquoil porte le titre de laquo lrsquohistoriette raquo crsquoest le cas par exemple de la traduction de Barbier de Meynard Boustan p 15 6 Boustan p 17

28

mots histoire historiette ou anecdote Certains de ces traducteurs ont parfois titreacute les

historiettes agrave leur greacute et selon le contenu de chacune drsquoelles Nous donnons ici les titres de

ces dix chapitres respectifs avec entre les parenthegraveses le nombre drsquohistoriettes que

contient chacun

1 De la Justice de lrsquoeacutequiteacute et de lrsquoadministration du gouvernement (18 historiettes)

2 De la bienfaisance (23 historiettes)

3 Lrsquoamour mystique et la voie spirituelle (18 historiettes)

4 De la modestie (25 historiettes)

5 Reacutesignation (12 historiettes)

6 Modeacuteration dans les deacutesirs et renoncement (13 historiettes)

7 Influence de lrsquoeacuteducation (20 historiettes)

8 De la reconnaissance envers Dieu (8 historiettes)

9 Repentir (18 historiettes)

10 Priegraveres et conclusion du poegraveme (3 historiettes)1

Ici il faut ajouter que le sujet du chapitre peut ne pas ecirctre exactement celui que le titre

suggegravere Car lrsquoartiste a utiliseacute selon son bon plaisir les expeacuteriences qursquoil a veacutecues et lorsque

les faits preacutecis lui faisaient deacutefaut il a recouru agrave lrsquoinvention En tous cas les sujets sont tregraves

divers dans le Boustan Les historiettes sont encore plus varieacutees Elles reacutesument en effet

lrsquoexpeacuterience de la vie de Saadi Le poegravete y parle de la justice de la morale de la conduite

des rois de lrsquoart de gouverner de lrsquoamour physique ou spirituel de la voie mystique des

devoirs sociaux et de mille autres choses encore laquo Heureux qui conforme sa conduite aux

conseils de Saadi prospeacuteriteacute du royaume prudence sagesse politique tout est dans ses

discours2 raquo Ou encore laquo Il nrsquoest pas de penseacutee eacuteloquente et sublime que Saadi nrsquoait

revecirctu du voile de lrsquoapologue3raquo Le moraliste y precircche non seulement les vertus

fondamentales drsquohumaniteacute de chariteacute et de toleacuterance mais eacutevoque en mecircme temps les

conditions sociales de son eacutepoque en associant des ideacuteaux eacuteleveacutes agrave une philosophie

pratique et humaine fondeacutee sur le bon sens Crsquoest une valeur de plus agrave ce chef-drsquoœuvre de

la litteacuterature persane

1 Concernant le nombre des historiettes il srsquoagit seulement de celles qui portent le titre laquo historiette raquo ainsi

le ou les poegravemes qui se trouvent au deacutebut de chaque chapitre (comme une sorte drsquointroduction pour chacun de ces derniers) et qui ne sont pas titreacutees par le mot laquo historiette raquo nrsquoont pas eacuteteacute retenus ici De mecircme parfois agrave lrsquointeacuterieur drsquoune seule historiette Saadi a inteacutegreacute une ou plusieurs anecdotes (ou bien de simples moraliteacutes)

seacutepareacutees par des espaces blancs sans aucune autre indication et que nous nrsquoavons pas pris en compte dans les chiffres que nous venons de donner 2 Boustan p 134 (II 23)

3 Ibid p 163 (III 12)

29

Pourtant lrsquooriginaliteacute du Boustan ne reacutesulte pas seulement de la richesse de ses

thegravemes de la morale modeacutereacutee raisonnable et humaine ou encore de la sagesse douce et

souriante de son auteur la forme charmante de lrsquoouvrage est un autre eacuteleacutement essentiel qui

fait de celui-ci une œuvre originale dans son genre Le poegravete revecirct ses conseils de

deacutelicieuses images pour qursquoils soient tregraves agreacuteables agrave lire Il y ajoute eacutegalement des reacutecits

fictifs ou fondeacutes sur ses propres aventures et expeacuteriences Le plus fameux reacutecit du livre

preacutesenteacute comme une anecdote autobiographique rapporte comment Saadi deacutecouvrit de

quelle faccedilon un precirctre indien actionnait une idole pour faire croire agrave ses adorateurs qursquoelle

se mouvait drsquoelle-mecircme Le poegravete raconte qursquoil a ducirc tuer le precirctre pour pouvoir srsquoeacutechapper

Cette histoire est typique de la maniegravere du Boustan au lieu qursquoun reacutecit vienne illustrer une

ideacutee la morale surgit du reacutecit Ici elle est presque tangentielle agrave la viseacutee principale du

reacutecit Dieu dirige et meut les humains comme le precirctre actionnait lrsquoidole1

Saadi est aussi le chantre de la nature il traduit dans ses vers lrsquoinexprimable beauteacute de

la nature afin de reacuteveiller dans lrsquohomme le plaisir estheacutetique Il eacutevoque le merveilleux des

paysages dans leur pittoresque et leur diversiteacute les plaines infinies aux inaccessibles

horizons les bois aux leacutegers clairs-obscurs et aux ombres changeantes les mers les

riviegraveres traccedilant leurs courbes harmonieuses entre des berges vertes les papillons les

abeilles et les fleurs srsquoeacutepanouissant au printemps et beaucoup drsquoautres scegravenes de la nature

encore Voici lrsquoexemple drsquoun poegraveme ougrave le poegravete ceacutelegravebre les bienfaits de Dieu dans la

nature

laquo La lune splendeur des nuits et le soleil flambeau du jour

Brillent au ciel pour ton repos et ta seacutecuriteacute

Le zeacutephyr serviteur empresseacute

Etale sous tes pas le doux tapis du printemps

Le vent et la neige la pluie et le nuage

La foudre qui eacuteclate avec le bruit sec du mail lrsquoeacuteclair qui scintille comme un glaive

Ne sont que des esclaves obeacuteissants

Qui font mucircrir la semence par toi confieacutee agrave la terre [hellip]

La terre deacuteroule sous tes yeux ses riantes couleurs

Elle offre agrave ton odorat ses parfums agrave ton palais ses fruits savoureux

Lrsquoabeille te prodigue son miel lrsquoair sa manne bienfaisante

Pour toi la datte naicirct du palmier et le palmier du noyau

La merveilleuse structure du palmier

Excite lrsquoadmiration des jardiniershellip2 raquo

1 Voir aussi supra p 21

2 Boustan pp 322-323

30

Selon Carra de Vaux la poeacutesie du Boustan laquo est large avec quelques chose de tendre de

pur et de laquo racinien raquo1

Saadi eacutetait bien conscient des grandes qualiteacutes de son ouvrage et preacutevenait deacutejagrave son

lecteur au deacutebut du livre laquo Et son livre est comme la datte enveloppeacutee drsquoune chair

savoureuse on ne trouve en lrsquoouvrant qursquoun noyau2 raquo Cette jolie image de laquo la datte raquo

fruit nourrissant reacutesume en quelque sorte toutes les qualiteacutes de lrsquoœuvre le Boustan est un

recueil de poeacutesie morale dont la lecture laquo nourrit raquo lrsquoesprit sa forme est tregraves doux

agreacuteable (laquo enveloppeacutee drsquoune chair savoureuse raquo) mais le fond en est tregraves solide comme un

laquo os raquo3 Avec une forme si esquisse et un fond si riche de sens et si fructueux que faudrait-

il de plus pour la perfection du Boustan

Le Boustan en geacuteneacuterale manifeste lrsquoesprit caracteacuteristique de Saadi et lrsquoeacutequilibre qursquoil

sait garder entre une haute aspiration morale et une conscience lucide des reacutealiteacutes du

monde comme il va Ces caracteacuteristiques se manifestent eacutegalement dans le Gulistan autre

chef-drsquoœuvre de la litteacuterature iranienne

212 Gulistan

Un autre ouvrage de Saadi qui tient le premier rang dans son œuvre agrave la fois par son

importance et par la reacuteputation dont il jouit agrave juste titre est le Gulistan eacutecrit agrave Chiraz en

656 de lrsquoheacutegire (1258) crsquoest-agrave-dire un an apregraves le Boustan Gulistan est la prononciation

turque du mot laquo Golestacircn raquo en persan qui est composeacute du substantif gol (gul) qui signifie

fleur et le suffixe estan (istan) qui signifie endroit lieu emplacement ougrave se trouve une

chose Cet ouvrage a eacuteteacute traduit en franccedilais pour la premiegravere fois en 1634 par Andreacute Du

Ryer (voir plus bas) dont il avait acquis le manuscrit en Turquie drsquoougrave cette prononciation

turque que les Franccedilais et apregraves eux les autres Occidentaux vont conserver Les diffeacuterents

traducteurs et eacutecrivains franccedilais ont rendu le mot Gulistan chacun selon son propre goucirct

(ressenti) par les expressions suivantes Jardin des roses Jardin des fleurs Empire des

Roses Parterre de fleurs Pays des Roses Parterre de Roses Paradis des roses Jardin

fleuri Roseraie Rosier La version latine (celle de Gentius) est intituleacutee Rosarium

politicum

Gulistan ou Le jardin des roses est un meacutelange de prose rythmeacutee et de vers une

collection drsquoanecdotes morales et de sentences Lrsquoouvrage est composeacute drsquoune preacuteface

1 Carra de Vaux Les Penseurs de lrsquoIslam op cit p 298

2 Boustan p 9 3 En fait Saadi a dit dans ce vers laquo Quand on lrsquoouvre on y trouve un os raquo et B de Meynard a employeacute le

mot laquo noyau raquo au lieu de laquo os raquo

31

suivie de huit chapitres que lrsquoauteur considegravere comme laquo huit portes raquo1 qui megravenent au

paradis et une bregraveve conclusion qui est inteacutegreacutee agrave la fin du huitiegraveme chapitre Chaque

chapitre est composeacute drsquoun certain nombre de courtes histoires qui sont geacuteneacuteralement en

prose et les sentences qui les suivent sont en vers Ces sentences forment geacuteneacuteralement la

morale de lrsquohistoire Les histoires ne sont pas preacuteciseacutement des fables mais plutocirct des

anecdotes imaginaires ou presque historiques ayant un sens moral et drsquoougrave les sentences

se deacutetachent comme naturellement Ces anecdotes sont agreacutementeacutees de plaisanteries de

bons mots et sont tour agrave tour graves touchantes ou humoristiques Enfin ces anecdotes se

deacutetachent les unes des autres par la simple mention de Hekacircyat (conte) et ne portent

aucune autre indication agrave savoir ni numeacuterotation ni titre2 Voici les huit chapitres qui

composent le livre dans leur ordre drsquoapparition et le nombre drsquohistoriettes que contient

chacun

1 Touchant la conduite des rois (41 historiettes)

2 Touchant les mœurs des derviches (47 agrave 49 historiettes selon diffeacuterentes eacuteditions)

3 Sur le meacuterite de la modeacuteration des deacutesirs (28 historiettes)

4 Sur les avantages du silence (14 historiettes)

5 Touchant lrsquoamour et la jeunesse (21 historiettes)

6 De lrsquoaffaiblissement et de la vieillesse (9 historiettes)

7 Sur lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation (18 historiettes)

8 Touchant les bienseacuteances de la socieacuteteacute (109 conseils maximes sentences et reacuteflexions)

Comme on peut constater ici les thegravemes et le plan du Gulistan diffegraverent peu de

celui du Boustan De sorte que les sept premiers chapitres abordent presque les mecircmes

sujets que ceux du Boustan preacutesenteacutes dans un ordre diffeacuterent et compleacuteteacutes par trois

chapitres suppleacutementaires On rencontre mecircme des vers du Boustan qui sont repris dans le

Gulistan Nous en citons ici quelques exemples et pour le reste nous renvoyons nos

lecteurs aux notes du Boustan et du Gulistan traduits respectivement par Barbier de

Meynard et Defreacutemery ougrave ces reacutepeacutetitions ont eacuteteacute releveacutees En voici quelques unes le

distique laquo Si chaque grecirclon devenait une perle le bazar en serait rempli comme de grains

de verroterie raquo (Gulistan p306) est emprunteacute au Boustan (p151)

1 En srsquoinspirant de ces huit portes dont parle Saadi Mme Bibesco nommera son livre laquo Les Huit paradis raquo

2 Selon leur propre goucirct les traducteurs ont utiliseacute tour agrave tour les mots laquo conte historiette histoire

anecdote raquo pour le mot persan Hekacircyat Certains ont numeacuteroteacute les historiettes et certains ont mecircme donneacute des

titres agrave chacune de ces historiettes drsquoapregraves le contenu qursquoelles preacutesentaient

32

Ainsi ces deux livres semblent ecirctre les produits drsquoune mecircme inspiration et suivre un

but commun laquo Propager les preacuteceptes de la morale non pas telle que la comprennent le

Koracircn et une orthodoxie eacutetroite mais la morale de lrsquohumaniteacute au vrai sens du mot celle

que Dieu a graveacutee au fond des cœurs1 raquo Lrsquoauteur y precircche le renoncement aux passions et

lrsquohumiliteacute exalte la bonteacute et la bienfaisance condamne la meacutedisance fleacutetrit les

orgueilleux Tous deux seacuteduisent autant par la sagesse souriante drsquoune philosophie pleine

de douceur et de modeacuteration que par la perfection de la forme et le charme des images dont

le poegravete revecirct ses conseils

Mais la forme du Gulistan est tregraves diffeacuterente de celle du Boustan et crsquoest en cela que

deacutepend le principal charme du premier Cette diffeacuterence reacuteside dans lrsquoagreacuteable varieacuteteacute qui

regravegne dans le Gulistan et qui se fait jour sous divers aspects On y trouve de tout

anecdotes historiques bons mots preacuteceptes de morale sentences philosophiques maximes

pour la conduite de la vie des conseils pour la direction des affaires de lrsquoEtat etc A cocircteacute

drsquoun trait drsquohistoire nous rencontrons une plaisanterie agrave la suite drsquoune parabole quelque

sentence piquante et ingeacutenieusement exprimeacutee Les reacutecits sont eux aussi tregraves varieacutes Enfin

et surtout gracircce agrave un meacutelange habile de la prose et des vers renforceacute par la verve et le

naturel de la narration le Gulistan offre une lecture plus agreacuteable que celle de la

versification uniforme du Boustan Crsquoest lagrave un des secrets de la populariteacute du Gulistan ce

meacutelange de ton que lrsquoauteur a savamment pratiqueacute laquohellip le remegravede amer de la morale

meacutelangeacute avec le miel de la plaisanterie afin que lrsquoesprit de celui agrave qui je parlais ne fucirct pas

ennuyeacute et que mon livre ne restacirct pas priveacute du bonheur de plaire2 raquo

A cette varieacuteteacute de ton il faut surtout ajouter la clarteacute et la simpliciteacute eacuteleacutegante de la

composition du Gulistan qui sont par ailleurs deux principaux meacuterites du style de Saadi

en geacuteneacuteral En effet la prose du Gulistan orneacutee fluide et captivante est le meilleur type

de prose litteacuteraire Contrairement aux œuvres des eacutecrivains anteacuterieurs aussi bien qursquoagrave celles

des autres eacutecrivains orientaux de lrsquoeacutepoque le Gulistan ndash soit en vers soit en prose ndash offre

un style tregraves sobre et deacutepourvu de toutes figures outreacutees Ces quelques lignes de Sylvestre

de Sacy suffisent agrave confirmer lrsquoideacutee

laquo Un caractegravere qui se fait remarquer dans les eacutecrits de Sadi surtout dans le Gulistan crsquoest qursquoil

use de lrsquohyperbole et en geacuteneacuteral du style figureacute avec bien plus de sobrieacuteteacute que la plupart des

eacutecrivains de lrsquoOrient et qursquoil tombe rarement dans lrsquoamphigouri et lrsquoobscuriteacute3 raquo

1 Boustan p VI

2 Gulistan conclusion du livre p 349

3 Sylvestre de Sacy in Biographie universelle de Michaud

33

Ce style deacutegageacute en plus des autres grandes qualiteacutes eacutevoqueacutees assurent agrave lrsquoouvrage une

intelligibiliteacute et par lagrave une admiration unanime Or ce preacutecieux manuel a toujours eacuteteacute

utiliseacute agrave des fins peacutedagogiques non seulement en Iran mais aussi dans une grande partie du

monde islamique et mecircme en Inde ougrave les eacutemirs et les princes mongols suivaient ses

conseils scrupuleusement De plus en raison de cette simpliciteacute et de cette clarteacute ce livre

de morale convient agrave un enseignement pour tout acircge y compris pour les enfants Ainsi en

Iran degraves les premiegraveres anneacutees de lrsquoeacutecole primaire les eacutelegraveves commencent agrave lire des vers du

Gulistan qursquoils trouvent inteacutegreacutes dans leurs manuels du persan et cela a existeacute depuis des

siegravecles On remarquera agrave propos que Defreacutemery nrsquoheacutesite pas agrave donner les mecircmes conseils

aux enfants europeacuteens dont les franccedilais dans la preacuteface de sa traduction Gulistan ou le

Parterre de roses il rappelle le manque de laquo travaux seacuterieux raquo effectueacutes en France sur ce

laquo principal ouvrage du plus grand poegravete moraliste de la Perseraquo et il ajoute ensuite

laquo Car lrsquoeacutetude de la langue persane nrsquoeacutetant pas abordeacutee chez les Europeacuteens par des enfants il

ne saurait y avoir aucun inconveacutenient agrave laisser entre les mains des eacutelegraveves des textes qui agrave tout

bien consideacuterer ne sont pas plus dangereux pour la morale que les Bucoliques Anacreacuteon

Horace et Martial1 raquo

De mecircme Saadi a eacutecrit le Gulistan avec une faciliteacute surprenante Autrement dit il lrsquoa

reacutealiseacute en tregraves peu de temps Dans sa preacuteface lrsquoauteur dit qursquoil lrsquoavait commenceacute au

printemps au mois drsquoavril laquo Crsquoeacutetait dans la saison du printemps ougrave la violence du froid

eacutetait calmeacutee et ougrave le temps du regravegne de la rose eacutetait arriveacutehellip Crsquoeacutetait le premier jour du

mois djelacirclien drsquoArdy-bihicht (avril) le rossignol chantait sur les rameaux raquo2 et avant

mecircme que le printemps touche agrave sa fin le livre est deacutejagrave termineacute laquo En un mot il restait

encore des roses au jardin lorsque le livre du Gulistan parvint agrave sa fin3 raquo Plus rapide

encore crsquoest la reacutedaction de tout le chapitre huit qui agrave en croire son auteur srsquoeffectue en

une seule journeacutee

En fait cette faculteacute de creacuteation et de rapiditeacute est le fruit de longues anneacutees

drsquoexpeacuteriences et drsquoobservations de Saadi ce qui ne pourrait se reacutealiser du jour au

lendemain sans reacuteflexion preacutealable Crsquoest ce qui conduit certains critiques dont H Masseacute

agrave penser que les laquo deux recueils de morale en action le Boustan et le Gulistan se

trouvaient sans doute deacutejagrave eacutebaucheacutes lors de son retour agrave Chiraz ougrave il [Saadi] leur donnera

1 Gulistan pp II-III

2 Ibid preacuteface pp 13-14

3 Ibid p 16

34

leur admirable et deacutefinitive forme litteacuteraire raquo1 Crsquoest un avis fort creacutedible que nous

partageons avec ce critique surtout quand nous nous souvenons de ces vers du Boustan et

de lrsquooffrande que Saadi voyageur veut apporter agrave ses compatriotes laquo Les voyageurs me

disais-je rapportent du sucre drsquoEgypte pour lrsquooffrir agrave leurs amis ce serait pitieacute si sortant

de ce vaste jardin je revenais vers les miens les mains vides2 raquo Il est en effet impossible

sinon tregraves difficile que ces deux ouvrages aient eacuteteacute entiegraverement composeacutes dans un espace

de quelques mois seulement Cette ideacutee Barbier de Meynard lrsquoavait formuleacutee bien

auparavant en 1880 par ces termes laquo A 75 ans et Saadi avait atteint cet acircge

lrsquoimagination nrsquoest plus capable de creacuteer avec cette feacuteconditeacute3 raquo Comme un dernier

teacutemoignage agrave cet eacutegard il est inteacuteressant de citer ici ces quelques lignes tireacutees des

Leacutegendes de la Perse

laquo Saadi qursquoun instinct puissant lrsquoinstinct des hommes forts des vieillards preacutedestineacutes

avertissait de la longue marge qursquoil avait encore devant lui avait avec confiance consacreacute

soixante ans agrave ramasser les mateacuteriaux de son testament poeacutetique avant de lrsquoeacutecrire4 raquo

Mais qursquoimporte le temps mis par Saadi pour eacutecrire son livre lorsque le reacutesultat est

une œuvre originale et inimitable Le poegravete a bien raison de se vanter dans la bregraveve

conclusion de son recueil de nrsquoavoir rien emprunteacute agrave ses devanciers comme crsquoeacutetait laquo la

coutume des auteurs raquo agrave lrsquoeacutepoque Car selon lui laquo reacuteparer son vieux froc vaut mieux que

de demander un vecirctement drsquoemprunt raquo5 Par contre lui-mecircme il a eu des imitateurs En

effet la populariteacute du Gulistan drsquoune part et la simpliciteacute du style de son auteur drsquoautre

part ont nourri lrsquoillusion chez certains poegravetes de pouvoir reacutealiser une œuvre semblable

Mais toutes ces tentatives ont eacutechoueacute bien que leurs auteurs aient scrupuleusement respecteacute

la matiegravere de lrsquoouvrage sa langue le nombre de ses chapitres leur disposition voire leur

titre Aucune de ces imitations nrsquoa pu eacutegaler la valeur litteacuteraire du Gulistan et nrsquoen

preacutesentent qursquoune pacircle copie Parmi ces imitations les plus connus sont le Bahacircrestacircn

(seacutejour du printemps) de Djami6 et le Parichacircn (disperseacute) de Qacircacircni

7 qui se rapprochent du

Gulistan non seulement par leur titre qui rime avec leur modegravele mais aussi par leurs

proceacutedeacutes de composition qui consistent agrave entremecircler des historiettes en vers et en prose

1 H Masseacute op cit p 75

2 Boustan preacuteface p 8

3 Boustan p XX

4 Edouard Montagne Les Leacutegendes de la Perse Paris E Bouillon 1890 p 332

5 Ibid

6 Poegravete persan (1414-1492)

7 Ou Ghacircacircni poegravete persan (1807-1853)

35

Lrsquoeacutechec de ces imitateurs reacutesulte du fait qursquoils nrsquoont vu de raison agrave la ceacuteleacutebriteacute du Gulistan

que sa forme et le fond la peinture fidegravele de lrsquoindividu et de sa socieacuteteacute lrsquoart dans lequel

Saadi excelle leur a eacutechappeacute Aucun drsquoeux nrsquoa compris autant qursquoil le fallait lrsquoacircme du

langage de ce poegravete lrsquoeacuteleacutement incontestable de son immortaliteacute et de ce fait cette œuvre

demeure ineacutegalable et ses leccedilons morales incontestables

Cette morale pleine de bon sens et drsquoune modeacuteration singuliegravere si lrsquoon songe agrave

lrsquoeacutepoque drsquoexactions et de guerres sauvages au cours de laquelle Saadi lrsquoeacutelabora forme le

meilleur de son œuvre il convient degraves lors de deacutegager les eacuteleacutements fondamentaux qui

composent cette morale

22 Saadi moraliste une morale pratique et modeacutereacutee

Saadi est lrsquoauteur eacuteminent de la morale traditionnelle iranienne et selon lrsquoexpression de

Barbier de Meynard laquo le moraliste le plus humain et le plus aimable de lrsquoOrient

musulman raquo1 Dans lrsquoexaltation morale la reacutedaction de sentences et de proverbes il reacuteussit

mieux que tout autre auteur de langue persane

Consideacutereacute comme un eacuteleacutegant fabricateur de sentences morales et un sage sublime de la

grande tradition classique Saadi appartient incontestablement agrave la famille des fabulistes

universels Bidpaiuml Lokman Esope dont le rocircle consiste agrave tirer de la besace doreacutee des

banaliteacutes les veacuteriteacutes premiegraveres De sa bouche tombent sereinement de preacutecieux conseils de

morale pratique la modeacuteration la modestie la prudence sont des vertus qursquoil essaye de

rechercher sans cesse en soi et drsquoenseigner agrave autrui Mais chaque leccedilon seacutevegravere chaque

eacutenergique avertissement ne sauraient passer qursquoagrave la faveur drsquoune anecdote amusante

rapidement conteacutee En outre la modeacuteration et le bons sens sont deux autres qualiteacutes de

cette morale pratique

Saadi est un moraliste au sens strict du mot crsquoest-agrave-dire un eacutecrivain qui observe les

mœurs les actions et les caractegraveres de ses contemporains de toutes ces observations

ineacutevitablement se deacutegagent drsquoelles-mecircmes quelques ideacutees geacuteneacuterales Il srsquoagit avant tout

drsquoune morale pratique enseignant comment se conduire dans le monde et loin drsquoecirctre

pessimiste agrave cet eacutegard il consacre un grand nombre des historiettes du Boustan et surtout

du Gulistan agrave observer des traits de caractegravere sans louange ni censure laquo On songe agrave

certaines fables de La Fontaine qui sans prendre parti se borne agrave montrer le faible

opprimeacute par le fort le pauvre par le riche lrsquohonnecircte par le fripon2 raquo Selon lrsquoenseignement

1 Boustan p XXVII

2 H Masseacute op cit p 164

36

de Saadi le monde ougrave nous vivons nrsquoest certes pas parfait mais il faut lrsquoaccepter

joyeusement tel qursquoil est sans se raidir ni se plaindre Or le moraliste nous conseille de

nous comporter le plus honnecirctement possible tout en sauvegardant du mecircme coup notre

indeacutependance et notre protection

Ainsi gracircce aux faculteacutes drsquoobservation particuliegraveres agrave son geacutenie Saadi regarde

lrsquohomme se comporter envers ses semblables il perccediloit les fautes les deacutefauts et loin de

les critiquer acircprement il srsquoefforce dans sa poeacutesie de proposer des faccedilons et des regravegles

meilleures A ce propos il srsquoest clairement expliqueacute agrave plusieurs reprises laquo Heureux le

lecteur beacuteni du ciel agrave qui deux mots suffisent parmi les conseils de Saadi raquo1 srsquoeacutecrie-t-il

dans le Boustan et plus loin laquo Crsquoest la vertu la sagesse la beauteacute morale que je

ceacutelegravebre raquo2 Saadi a eacuteparpilleacute ses conseils dans toute son œuvre et il faut les y deacutecouvrir

laquo Mes conseils sont pleins de profit efforce-toi de les recueillir et avance sur la route qui

est la bonne pour te joindre aux eacutelus3 raquo Or laquo les discours de Saadi ne sont qursquoapologues et

conseils raquo et le lecteur doit apprendre agrave chercher les seconds agrave travers les premiers

Une autre caracteacuteristique de la morale de Saadi est sa modeacuteration singuliegravere Sa morale

est mesureacutee et en geacuteneacuteral pure elle ne peut ecirctre accuseacutee ni de relacircchement ni de

rigorisme Notre moraliste sait tenir le milieu entre le fatalisme qui reacuteduit lrsquohomme agrave lrsquoeacutetat

drsquoun ecirctre entiegraverement passif et lrsquoindeacutependance qui le livre entiegraverement agrave lui-mecircme et

semble le soustraire au pouvoir de la Diviniteacute Cette morale accorde agrave lrsquohomme un degreacute

drsquoindeacutependance relative en harmonie avec sa digniteacute En effet Saadi nrsquoest pas le seul

moraliste iranien agrave accorder ce pouvoir agrave lrsquohomme Charles-Henri de Foucheacutecour affirme

ainsi notre ideacutee laquo On assistera tout au long de lrsquohistoire de la morale persane agrave ce deacutebat agrave

propos de lrsquoeffort et du sort Les recueils de conseils ont simplement cru au pouvoir de

lrsquohomme [hellip] Devant ce sort fixeacute agrave lrsquohomme la morale par nature a affirmeacute la neacutecessiteacute

de lrsquoeffort humain4 raquo

En fait la seacuteveacuteriteacute des eacutetudes theacuteologiques la rigueur des pratiques soufies de sa

jeunesse ont rehausseacute la conception morale de la vie de Saadi Elles nrsquoont pas alteacutereacute la

spontaneacuteiteacute de son caractegravere ni la fraicirccheur naturelle de ses sentiments Par la tournure de

lrsquoesprit par le penchant inneacute de son cœur par son geacutenie fait de modeacuteration il nrsquoa rien de

lrsquoausteacuteriteacute drsquoun anachoregravete Lrsquoascegravese lui reacutepugne comme tout excegraves Son acircme nrsquoest pas

1 Boustan p 45 (I 8)

2 Ibid p 277 (VII)

3 Ibid p 336(VIII 8)

4 Charles-Henri de Foucheacutecour Moralia les notions morales dans la litteacuterature persane du 3e9e au 7e13e

siegravecle Paris Editions Recherche sur les Civilisations 1986 p 11

37

deacutechireacutee par des visions extatiques son mysticisme est plutocirct modeacutereacute et apaiseacute Sa pieacuteteacute

est sincegravere mais il ne va point aux extrecircmes agrave lrsquoexageacuteration laquo Il ne faut pas ecirctre plus

pieux que Mahomet raquo laquo A en juger par ses eacutecrits dit Sylvestre de Sacy Saadi nrsquoeacutetait point

de ces soufis hypocrites qui embrassent la vie spirituelle pour vivre dans la volupteacute et la

faineacuteantise aux deacutepens de la creacuteduliteacute des pieux musulmans car il traite sans meacutenagement

ceux qui deacuteshonorent par une semblable conduite la profession religieuse1 raquo

On peut dire que la morale de Saadi se rapproche plus de celle des fabulistes que de

celle des ascegravetes Pour lui la vraie pieacuteteacute reacuteside dans la bonteacute du cœur la pauvreteacute et les

maceacuterations ne sont pas des garants de salut Saadi est un esprit mesureacute qui sait appreacutecier

les agreacutements et les plaisirs de la vie Il faut rappeler qursquoagrave cocircteacute de ses deux œuvres

classiques le Boustan et le Gulistan Saadi a composeacute drsquoautres poeacutesies telles que les

Tayibacirct (les parfumeacutees) les Beacutedacircyi (les merveilleuses) des poeacutesies politiques et mecircme un

recueil de plaisanteries eacuterotiques et fort libres intituleacute Hazaliacirct

Il est vrai qursquoen vrai sage Saadi ne srsquoattache pas aux apparences exteacuterieures de la vie

mais il ne se deacutetourne pas des joies terrestres et ne proclame pas leur vaniteacute Certes devant

lrsquoEternel tout est vaniteacute et fumeacutee dans ce monde Pourtant dans notre existence eacutepheacutemegravere

il est licite de jouir de tout ce qursquoil y a de beau et drsquoagreacuteable sur la terre Un bon musulman

doit trouver dans les agreacutements du seacutejour terrestre un motif de consolation et une raison de

reconnaissance envers le Creacuteateur laquo Ainsi les ideacutees soufies de Saadi se fondent

harmonieusement avec sa morale humaine et bienveillante Il eacutetait reacuteserveacute au sage de

Chiraz drsquounir dans la poeacutesie persane les tendances mystiques et les tendances didactiques

qui furent primitivement seacutepareacutees2 raquo

Pour faire appreacutecier le caractegravere mesureacute et pratique de la morale de Saadi nous

citerons ce passage ougrave il deacutefend la richesse contre la pauvreteacute Tous les mystiques louent et

exaltent la pauvreteacute et Saadi ayant lui-mecircme lrsquoexpeacuterience de vie de derviche en connaicirct

les meacuterites mais il ne veut pas qursquoelle srsquoeacutelegraveve contre la richesse ni qursquoelle en

meacuteconnaisse les avantages moraux Dans la derniegravere historiette du chapitre VII du

Gulistan drsquoailleurs tregraves longue par rapport aux autres historiettes de ce livre il srsquoagit de la

dispute de Saadi avec un homme preacutesomptueux sur la deacutefinition de la richesse et de la

pauvreteacute Saadi raconte qursquoun soi-disant derviche avait devant lui profeacutereacute des plaintes et

blacircmeacute les riches

1 Citeacute par Barbier de Meynard in La Poeacutesie en Perse Paris Ernest Leroux 1877 p 49

2 Haiumldar Bammate Visage de lrsquoIslam Lausanne Librairie Payot 1946 p 373

38

laquoChez les pauvres la main du pouvoir est lieacutee chez les riches le pied de la volonteacute est briseacute Il

nrsquoy a pas drsquoargent dans la main des hommes geacuteneacutereux il nrsquoy a pas de geacuteneacuterositeacute chez ceux qui

possegravedent des richesses raquo - Cette parole me deacuteplut dit Saadi agrave moi qui suis nourri des

bienfaits des grands1 raquo

De son cocircteacute Saadi se met agrave faire lrsquoeacuteloge des riches

laquo O mon ami les riches sont le revenu des malheureux le treacutesor de ceux qui vivent dans la

retraite le but vers lequel se dirigent les visiteurs le refuge des voyageurs [hellip] La tranquilliteacute

ne se reacuteunit pas agrave la pauvreteacute et le recueillement drsquoesprit nrsquoexiste pas dans la deacutetresse Lrsquoun (le

riche) a reacuteciteacute le commencement de la priegravere du soir un autre (le pauvre) srsquoest assis attendant

son souper Comment celui-ci ressemblerait-il jamais agrave celui-lagrave [hellip] Lrsquoarabe dit laquo Je me suis

reacutefugieacute pregraves de Dieu contre la pauvreteacute qui tient ses regards dirigeacutes vers la terre (par humiliteacute)

et contre le voisinage de lrsquoindividu que je nrsquoaime pashellip2 raquo

Ailleurs Saadi raconte lrsquohistoire drsquoun pauvre devenu riche Un passant qui lrsquoavait vu

nu et mendiant dans la poussiegravere revient au mecircme lieu et voit cet homme prisonnier entre

les mains des gardes et entoureacute drsquoune grande foule Il demande ce qui lui est arriveacute laquo Il a

bu du vin lui reacutepond-on fait du tapage et tueacute quelqursquoun Maintenant on le conduit au lieu

du suppliceraquo Saadi conclut son histoire par ces vers laquo Si le pauvre chat avait des ailes il

ferait disparaicirctre du monde la race des passereaux Arrive-t-il que le faible obtienne la

main de la puissance il se legraveve et il tord la main des faibles3 raquo Ces histoires ne sont peut-

ecirctre pas sublimes mais elles sont tregraves humaines et adoucissantes Et il serait injuste de ne

pas rappeler que ce genre drsquohistoires ne constitue qursquoune partie infime drsquoun ensemble

noble et eacuteleveacute

La Fontaine disait laquo Il avait du bon sens le reste vient ensuite4 raquo A lrsquoexemple de cet

adage de La Fontaine la morale de Saadi est pleine de bon sens Au sujet de ses conseils

moraux le moraliste a dit lui-mecircme laquo Ce sont les preacuteceptes de la sagesse qui dictent ses

versraquo5 Le bon sens eacuteclate agrave toutes les pages de ses recueils moraux laquo Ne te tourmente pas

inutilement de la haine de tes ennemis car malheureusement ton corps en subit les

conseacutequences raquo ou encore laquo Ne gacircche pas ta vie par des regrets et des laquo crsquoest

dommage raquo

1 Gulistan p 293 (VII 19)

2 Ibid pp 293-295

3 Ibid p 171 (III 16)

4 La Fontaine Les Fables laquo Le berger et le roi raquo (livre X fable IX)

5 Boustan p 104 (II 2)

39

Pour faire eacutecouter ses conseils agrave ses lecteurs sans pourtant les ennuyer notre moraliste

avait sa propre recette laquo La perle des conseils salutaires a eacuteteacute passeacutee dans le fil de

lrsquoeacuteloquence et le remegravede amer de la morale meacutelangeacute avec le miel de la plaisanterie afin

que lrsquoesprit de celui agrave qui je parlais ne fucirct pas ennuyeacute et que mon livre ne restacirct pas priveacute

du bonheur de plaire1 raquo Saadi connaissait donc tregraves bien cette grande regravegle classique agrave

savoir lrsquoart de plaire au public Cet art plus que les ideacutees qursquoil exprime est agrave lrsquoorigine de

la populariteacute de Saadi et neacutecessite donc drsquoecirctre examineacute dans ses diffeacuterents aspects

23 Art de Saadi

La poeacutesie de Saadi est remarquable par lrsquoharmonie et la simpliciteacute du style la concision et

la justesse de la langue la vivaciteacute Ce sont ces caracteacuteristiques qui distinguent notre poegravete

entre tous ses confregraveres de lrsquoIran H Masseacute reconnaicirct que laquo le style da Saadi si lrsquoon en

efface quelques taches nrsquoest pas eacuteloigneacute de la perfection raquo2 Plus loin il ajoute que laquo par

comparaison avec les eacutecrivains qui lrsquoont suivi [hellip] Saadi preacutesente presque toutes les

qualiteacutes qursquoon exige drsquoun styliste classique raquo3

231 La simpliciteacute et la vivaciteacute

La simpliciteacute constitue la premiegravere qualiteacute de ce style au point que lrsquoon a appeleacute la poeacutesie

de Saadi laquo un chef-drsquoœuvre de simpliciteacute eacuteleacutegante raquo4 Son persan est une langue parvenue agrave

sa pleine maturiteacute simple et inimitable Saadi est maicirctre dans lrsquoart drsquoexprimer maintes

subtiliteacutes dans un style simple et en mecircme temps savoureux Pour ce faire il deacuteveloppe

toujours ses thegravemes poeacutetiques agrave lrsquoaide des images Celles-ci constituent la base de ses

moyens drsquoexpression et un eacuteleacutement indispensable agrave son style Ainsi lrsquoideacutee et son image

sont eacutetroitement lieacutees dans ses eacutecrits Par exemple laquo Il ne faut jamais dire une parole sans

y avoir reacutefleacutechi ni couper une eacutetoffe avant de lrsquoavoir mesureacutee5 raquo Parfois mecircme la penseacutee

est si intimement confondue avec son image qursquoil est difficile de les distinguer lrsquoune de

lrsquoautre Cet agencement des ideacutees et des images a eacuteteacute tregraves habilement reacutealiseacute par le poegravete de

sorte que le lecteur avant mecircme qursquoil ne srsquoaperccediloive de la figure employeacutee est

spontaneacutement attireacute par lrsquoharmonie et la douceur des vers De lagrave reacutesulte toute la saveur de

1 Gulistan p 349 (VIII)

2 H Masseacute op cit p 237

3 Ibid p 238

4 Reneacute Basset citeacute par H Masseacute dans Essai sur le poegravete Saadi op cit p 237

5 Boustan p 279 (VII)

40

ce style un style tout uni gracircce auquel Saadi peut exposer sa morale pratique de maniegravere agrave

ecirctre tregraves agreacuteable agrave lire

Quant aux regravegles grammaticales elles sont respecteacutees minutieusement et le mieux

possible Les vers gardent leur rythme et leur musicaliteacute sans que cela nuise agrave la tournure

logique des phrases Autrement dit Saadi ne sacrifie pas la grammaire aux deacutepens de la

musique de sa poeacutesie en mecircme temps que celle-ci reste bellement harmonieuse Ce fait

Saadi est capable de le reacutealiser gracircce agrave son geacutenie dans une langue tregraves fine et naturelle et

malgreacute les contraintes de la rime

Un autre trait du geacutenie de Saadi est la vivaciteacute de son esprit se refleacutetant eacutegalement

dans son style qualiteacute incontournable que le fardeau des ans nrsquoavait nullement amortie

chez lui Ce trait se manifeste dans son œuvre sous une ironie qui rend ses reacutecits plus

touchants son discours plus vif et ses ideacutees plus convaincantes Cette ironie est souriante et

a son origine dans la maniegravere de penser et la vision du monde du poegravete elle est pleine

drsquoacircme et de vie

232 La concision et la justesse de langue

Dans sa poeacutesie aussi bien que dans sa prose qui est drsquoailleurs une prose poeacutetique Saadi

utilise une langue pure et juste Aucun mot nrsquoa eacuteteacute ajouteacute ou supprimeacute au hasard Ce choix

preacutecis des mots cette justesse de la langue aboutissent agrave une concision qui constitue la

qualiteacute supeacuterieure de lrsquoart de Saadi Persuadeacute que le public est lasseacute des phrases

rechercheacutees et trop orneacutees des liaisons trop compliqueacutees qui engendrent des phrases

paraissant ne jamais devoir finir tant elles sont longues Saadi creacutee son propre style dont

lrsquoun des traits les plus caracteacuteristiques est la concision Celle-ci comme nous avons montreacute

plus haut est surtout mise en pratique dans le Gulistan Le style de Saadi avec son tour

moins long mais non moins eacuteprouveacute ne semble appreacutecier ni les conjonctions ni les

transitions bien qursquoil attache beaucoup drsquoimportance agrave lrsquoenchaicircnement des ideacutees Cette

briegraveveteacute du style ne se reacutevegravele pas seulement dans le nombre drsquoeacuteleacutements que contiennent les

phrases lrsquoimpression qursquoelle provoque srsquoexplique parfois par lrsquoutilisation de moyens qui

ne sont pas toujours arithmeacutetiquement eacuteconomiques

En fait Saadi a eacuteviteacute toute hyperbole inutile qui non seulement aurait alourdi son

texte mais aussi aurait nui agrave la beauteacute de sa poeacutesie Cette concision savamment pratiqueacutee

creacutee des images subtiles enrichit son langage poeacutetique et donne de la force agrave son

expression Ses contes se distinguent par la briegraveveteacute quelques lignes (parfois mecircme

quelques mots) lui suffisent ordinairement pour en faire le reacutecit

41

laquo Un certain roi dit agrave un religieux laquo Te souviens-tu jamais de nous raquo Il reacutepondit

laquo Oui certes toutes les fois que jrsquooublie Dieu1 raquo

Lagrave ougrave Saadi srsquoexprime en deux mots un autre nrsquoaurait pu dire la mecircme chose qursquoen deux

lignes Il est agrave noter que la concision chez Saadi nrsquoest pas leacutegegravere et deacutepourvue de sens

mais bien significative et pleine de penseacutee Par exemple lorsqursquoil veut mettre en cause

lrsquoinjustice de certains rois

laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est le

meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment -lagrave tu

ne vexes personne2 raquo

Bien que concises ces anecdotes gardent leur caractegravere persuasif par rapport agrave la

penseacutee qursquoelles veulent exposer surtout gracircce aux images que lrsquoauteur sait habilement

creacuteer ou choisir Par exemple pour persuader le lecteur laquo sur le meacuterite de la modeacuteration

des deacutesirs raquo (troisiegraveme chapitre du Gulistan) Saadi raconte des reacutecits amusants et pleins

drsquohumour dont le premier reacutesume en deux mots (laquo lrsquoeacutequiteacute raquo et laquo la tempeacuterance raquo) les

moyens de faire disparaicirctre la mendiciteacute dans le monde

laquoUn mendiant africain disait dans la galerie des fripiers agrave Alep laquo O riches si vous aviez de

lrsquoeacutequiteacute et que nous eussions la tempeacuterance la coutume de demander lrsquoaumocircne disparaicirctrait du

monde3 raquo

laquo Jamais je ne mrsquoeacutetais affligeacute des vicissitudes de la fortune et jamais je nrsquoavais contracteacute mon

visage agrave cause des reacutevolutions du ciel excepteacute une fois que mon pied eacutetait nu et que je nrsquoavais

pas le moyen drsquoacheter des babouches Jrsquoentrai tout affligeacute dans la mosqueacutee de Coufah

[Koufa] et je vis un homme qui nrsquoavait point de pieds Je louai Dieu je lui rendis gracircce de ses

bienfaits et je patientai de mon manque de souliers4 raquo

laquo Un homme qui avait les pieds et les mains coupeacutes tua un mille-pieds (scolopendre) Un sage

passa pregraves de lui et dit laquo Dieu soit loueacute Avec mille pieds qursquoil avait lorsque son heure est

arriveacutee il nrsquoa pu fuir un homme sans pieds et sans mains5 raquo

Un autre exemple toujours dans le mecircme contexte et pour blacircmer la convoitise est le

distique suivant laquo Lrsquoœil du convoiteux ne sera pas plus rempli par les richesses de ce

1 Gulistan p 115 (II 15)

2 Ibid p 47 (I 12)

3 Ibid p 157 (III 1)

4 Ibid p 174 (III 19)

5 Ibid p 183 (III 25)

42

monde que le puits par la roseacutee raquo1 Parfois toute une histoire toute une doctrine est

reacutesumeacutee dans deux phrases et cela tregraves deacutelicieusement crsquoest le cas de ce cheikh de la

Syrie par la bouche de qui Saadi deacutefinit laquo la reacutealiteacute de la doctrine des soufis

laquo Avant elle il y avait dans le monde une troupe drsquohommes troubleacutes en apparence et recueillis

en reacutealiteacute Aujourdrsquohui il y a une troupe drsquohommes recueillis exteacuterieurement et troubleacutes

inteacuterieurement2 raquo

Certes la traduction nrsquoest pas capable de repreacutesenter toute lrsquoeacuteloquence et la deacutelicatesse de

la poeacutesie de Saadi ni cet art de concision dans lequel il a excelleacute

Outre la briegraveveteacute que lrsquoon remarque tout de suite en lisant les reacutecits la concision se

manifeste surtout dans la moraliteacute qursquoils renferment Ainsi les sentences se trouvant

souvent agrave la fin des anecdotes dont elles se deacutetachent comme naturellement deacutepassent

rarement une phrase mais toute une penseacutee y est exprimeacutee Un bon exemple agrave cet eacutegard

tireacute du Gulistan crsquoest la reacuteponse de ce serviteur agrave son roi qui apregraves avoir reacuteussi dans une

affaire importante veut accomplir son vœu (distribuer de lrsquoargent aux ascegravetes)

laquo Il [le roi] donna donc une bourse de drachmes agrave un de ses serviteurs afin qursquoil les employacirct

pour les religieux On dit que crsquoeacutetait un esclave intelligent et prudent il tourna de cocircteacute et

drsquoautres pendant tout le jour et revint agrave la nuit Il baisa les drachmes les placcedila devant le roi et

lui dit laquo Quoique jrsquoaie chercheacute des religieux je nrsquoen ai pas trouveacute raquo Le roi reacutepondit laquo Quel

est ce rapport Je sais qursquoil y a dans cette ville quatre cents religieux raquo Lrsquoesclave reprit laquo O

seigneur du monde celui qui est vraiment religieux ne recevra pas cet argent et celui qui le

recevra nrsquoest pas un religieux3 raquo

Nous remarquons ici la force expressive de la sentence finale piquante et ingeacutenieusement

exprimeacutee La briegraveveteacute de la reacuteponse de lrsquoesclave et lrsquoironie employeacutee renforcent lrsquoideacutee qursquoa

voulu exposer lrsquoauteur sur les faux ascegravetes Drsquoautant plus qursquoici la traduction ne rend pas

exactement la briegraveveteacute de lrsquoexpression dans lrsquooriginal qui pourrait ecirctre ainsi traduite laquo

Celui qui est ascegravete ne reccediloit pas et celui qui reccediloit nrsquoest pas ascegravete raquo

Nous avons dit ndash et nous le reacutepeacutetons encore ndash que malheureusement la deacutelicatesse du

style nous eacutechappe dans une traduction crsquoest-agrave-dire que le rythme la cadence le tour de

phrase ne peuvent ecirctre rendus dans une langue eacutetrangegravere sans deacuteformer ou affaiblir

1 Ibid p 302 (VII 18)

2 Ibid p 126 (II 25)

3 Ibid p 141 (II 35)

43

seacuterieusement la force du texte original H Masseacute a eu beau dire que la saveur du style de

Saadi laquo ne disparaicirct point mecircme dans une traduction raquo1 nous pensons comme Defreacutemery

que le meacuterite de son style laquo ne peut ecirctre appreacutecieacute que des personnes verseacutees dans la

connaissance de la langue persane raquo2 et que lrsquoon ne peut guegravere retrouver ces subtiliteacutes

poeacutetiques dans les traductions ndash mecircme dans les meilleures

Saadi excelle dans tous les genres poeacutetiques qasida (eacuteleacutegie) ghazal (ode) marsieh

(eacuteleacutegie funegravebre) poeacutesie pieuse et mystique distique ou quatrain Mais il a surtout excelleacute

dans lrsquoode et a renouveleacute le genre en exprimant maintes subtiliteacutes dans un style simple il

est consideacutereacute par ses compatriotes comme un maicirctre du ghazal digne preacutecurseur de Hafez

qui occupe le sommet dans ce genre Jacircmi disait laquo Dans la poeacutesie trois personnes sont des

prophegravetes quoique Mahomet ait dit laquoIl nrsquoy aura pas de prophegravete apregraves moiraquo Ce sont

pour les descriptions les eacuteleacutegies et lrsquoode Ferdouci Anvari et Sadi3 raquo Saadi eacutecrivait en

arabe aussi Il a composeacute pregraves de sept cent distiques en langue arabe Il eacutecrivait dans cette

langue comme dans sa propre langue avec la mecircme simpliciteacute merveilleuse le mecircme

naturel inimitable que ses poegravemes persans en mecircme temps ses vers restent remplis de

sentiments patheacutetiques et touchants

Pour finir ce passage sur lrsquoart de Saadi nous citons ce jugement de Jean Chardin un

des premiers Franccedilais apregraves Andreacute Du Ryer agrave faire connaicirctre Saadi en France gracircce agrave sa

fameuse relation de voyage laquo Elle [la poeacutesie persane] est partout noble haute et releveacutee

dans les penseacutees douce dans les expressions et juste dans les termes qui sont toujours les

plus propres et qui peignent la chose agrave lrsquoimagination aussi vivement qursquoun ouvrage

mateacuteriel4 raquo Chardin eacutenumegravere ici les grandes qualiteacutes de la poeacutesie persane et quelques

pages plus loin il donne la traduction des vers de Saadi comme un meilleur exemple de

cette poeacutesie Donc la deacutefinition qursquoil donne correspond aussi bien agrave la poeacutesie de Saadi

Gracircce agrave toutes ces qualiteacutes Saadi connut une renommeacutee exceptionnelle qui reste

toujours drsquoactualiteacute De son vivant mecircme Saadi jouissait drsquoune ceacuteleacutebriteacute exemplaire dans

son pays aussi bien que dans tout lrsquoOrient musulman Il nrsquoheacutesite pas lui-mecircme agrave eacutevoquer sa

propre reacuteputation et agrave faire lrsquoeacuteloge de son art dans la preacuteface du Gulistan

1 H Masseacute op cit p 238

2 Gulistan p XLI

3 Abd-ol Rahman Jacircmi Bahacircrestan citeacute par Defreacutemery in Gulistan p XLIII

4 Jean Chardin Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de lOrient nouvelle eacutedition par L

Langlegraves tome V Paris le Normant 1811 p 134

44

laquo La brillante renommeacutee de Sadi qui a passeacute dans toutes les bouches le bruit de ses paroles qui

srsquoest reacutepandu sur la surface de la terre le calem agreacuteable de ses narrations qui est mangeacute

comme du sucre et la feuille de ses productions que lrsquoon porte comme du papier drsquoorhellip1 raquo

La populariteacute et la gloire dont jouit le poegravete de Chiraz sont presque uniques au monde

En Iran on ne trouve personne qui ne sache son nom et presque tout le monde sait par

cœur au moins quelques-uns de ses distiques Certains de ses vers on en compte pregraves de

cinq cent sont mecircme devenus des proverbes auxquels les Iraniens ont pris lrsquohabitude de

recourir depuis des siegravecles Son Boustan et son Gulistan sont tous les ans reacuteeacutediteacutes et on en

trouve chez presque toutes les familles iraniennes

On peut en dire autant de la plupart des peuples de lrsquoAsie Les Hindous les Afghans

les habitants de lrsquoAsie centrale les Turcs les habitants de la Meacutesopotamie et autres pays

de langue arabe cheacuterissent aussi plus ou moins le ceacutelegravebre poegravete persan De son temps agrave

nos jours il est resteacute avec Hafez le poegravete le plus populaire de lrsquoIran Et nous allons voir

comment trois siegravecles et demi apregraves sa mort cette renommeacute deacutepassera les frontiegraveres

iraniennes pour arriver en France et par lagrave dans toute lrsquoEurope

1 Gulistan preacuteface p 6

45

CHAPITRE II

SAADI EN FRANCE

Aucun eacutecrivain oriental ne se precircte mieux que Saadi aux rapprochements avec notre propre litteacuterature

Barbier de Meynard Boustan (1880)

La ceacuteleacutebriteacute de Saadi fut immense de son vivant mecircme et grandit encore apregraves sa mort

Deacutejagrave populaire dans son pays il fut imiteacute degraves le XVe siegravecle et jusqursquoau milieu du XIXe

siegravecle1 Sa populariteacute franchit largement les frontiegraveres de la Perse et deacutepassant la Turquie et

tout lrsquoOrient atteint lrsquoOccident plus de trois siegravecles et demi apregraves sa mort agrave la suite de la

premiegravere traduction du Gulistan en franccedilais par Andreacute du Ryer en 1634

Gracircce agrave cette traduction de du Ryer le nom de Saadi commence agrave ecirctre connu des

Franccedilais Cet eacuteveacutenement est consideacutereacute agrave juste titre comme un tournant dans lrsquohistoire des

eacutechanges culturels entre la France et lrsquoIran car crsquoeacutetait la premiegravere fois que lrsquoon traduisait

un chef-drsquoœuvre de la litteacuterature persane en franccedilais De mecircme comme nous allons le

montrer ce sont les Franccedilais qui font connaicirctre Saadi aux autres pays europeacuteens Ainsi

Saadi devient le premier poegravete persan agrave acqueacuterir la populariteacute qursquoil meacuteritait en Europe En

France un nombre drsquoeacutecrivains de poegravetes de savants et de penseurs lui fit un accueil

favorable durant les siegravecles qui suivent cette premiegravere traduction chacun a interpreacuteteacute son

œuvre et en a tireacute profit selon son goucirct et agrave sa propre maniegravere Avant drsquoentrer dans les

deacutetails agrave ce propos ce qui sera lrsquoobjet des deux derniegraveres parties de notre travail il est

neacutecessaire de deacuteterminer les conditions qui ont favoriseacute lrsquoentreacutee de lrsquoœuvre de Saadi en

France et surtout dans les milieux litteacuteraires franccedilais

1 Plusieurs poegravetes persans ont essayeacute en vain de creacuteer des ouvrages semblables agrave son Gulistan son chef-drsquoœuvre reste inimitable Voir supra p 34

46

1

AUX ORIGINES DE LA CONNAISSANCE DE SAADI EN FRANCE

11 Les voyageurs les consuls et les religieux

Nous nrsquoavons pas lrsquointention ici de disserter sur les premiegraveres relations entre la France et

la Perse sujet assez banaliseacute dans de nombreux ouvrages et articles1 Au contraire nous

nous contenterons de quelques geacuteneacuteraliteacutes indispensables pour aborder le sujet et esquisser

un scheacutema bref des diffeacuterentes eacutetapes du parcours de lrsquoœuvre de Saadi vers les milieux

litteacuteraires franccedilais sans tomber dans le piegravege des reacutepeacutetitions fastidieuses

Les premiers signes de lrsquointeacuterecirct des Franccedilais pour la langue et la litteacuterature persanes

remontent au XVIe siegravecle vers la fin de la Renaissance laquo Dans le sillage de lrsquohumanisme

du XVIe siegravecle la recherche des textes scientifiques philosophiques ou historiques de

lrsquoantiquiteacute transmis aux musulmans et lrsquointeacuterecirct croissant pour la philologie amegraveneront

plusieurs savants agrave srsquointeacuteresser agrave lrsquoIran2 raquo Ce recours aux textes et le souci de les lire de

les commenter et de les eacutediter ont attireacute de plus en plus lrsquoattention vers la langue et la

litteacuterature persanes sur lesquelles on disposait de quelques renseignements en France On

savait par exemple que cette litteacuterature eacutetait tregraves riche et que les lettreacutes ottomans aussi la

cultivaient A commenceacute alors une sorte de quecircte des livres et des manuscrits persans

Les missionnaires diplomatiques et religieux sont les premiers agrave pouvoir se procurer

des manuscrits persans et par la suite les rapporter en France Lrsquoun drsquoentre eux crsquoest

Franccedilois Savary de Bregraveves (1560-1628) ambassadeur drsquoHenri IV agrave Constantinople de

1591 agrave 1605 et un des plus ceacutelegravebres orientalistes de son temps Il eacutetait tregraves favorable au

rapprochement franco ottoman et fit conclure en 1604 entre la France et la Turquie un

traiteacute drsquoalliance et de commerce Il avait eacutetudieacute les langues orientales et apregraves son retour en

France il essaya de concreacutetiser son plus cher projet creacuteer agrave Paris un collegravege polyglotte de

langues orientales3 auquel serait rattacheacutee une imprimerie dans le but de publier des textes

en arabe en turc et en persan Mais ce projet eacutechoua en raison de la disparition de ses

protecteurs Cependant il avait reacuteussi agrave transfeacuterer drsquoIstanbul une centaine de manuscrits

1 Voir parmi tant drsquoautres Olivier H Bonnerot La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle Paris - Genegraveve Champion -Slatkine 1988 Jeanne Chaybany Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle Paris 1967 Francis Richard laquo Aux origines de la connaissance de la langue persane en France raquo in Luqmacircn 3egraveme anneacutee ndeg 1 Automne - Hiver 1986-87 pp 23-42 2 Francis Richard laquo Aux origines de la connaissance de la langue persane en France raquo op cit p 24 3 Une chaire de langue arabe eacutetait deacutejagrave creacuteeacutee au Collegravege Royal (lrsquoactuel Collegravege de France) en 1587 sur lrsquoordre de Henri III

47

orientaux laquo dont une dizaine de volumes en persan raquo1 creacuteant ainsi une bibliothegraveque

orientale tregraves importante en France

Deux autres noms sont agrave retenir ici Pacifique de Provins et Gabriel de Paris deux

missionnaires religieux franccedilais qui arrivent agrave Ispahan en 1628 Ils avaient eacuteteacute envoyeacutes par

Louis XIII agrave la cour de Chah Abbas 1er (1571-1629) roi de Perse pour neacutegocier une

alliance commerciale et militaire entre les deux pays En fait degraves les premiegraveres anneacutees de

son regravegne Chah Abbas srsquoeacutetait montreacute geacuteneacutereux dans la reacuteception des missionnaires

franccedilais qui arrivaient en Perse voulant ainsi srsquoapprocher de plus en plus des grandes

puissances europeacuteennes y compris la France Il pourrait ainsi se deacutebarrasser deacutefinitivement

de ses ennemis crsquoest-agrave-dire les Turcs ottomans Lrsquooccasion eacutetait alors favorable pour les

rois chreacutetiens drsquoenvoyer degraves les premiegraveres anneacutees du XVIIe siegravecle des missions de

religieux catholiques en Perse avec un rocircle politique aussi bien que religieux Crsquoest dans

ces conditions que Pacifique de Provins et Gabriel de Paris se rendent en Iran Le premier

repart tregraves vite pour Paris avec une lettre de Chah Abbas pour Louis XIII tandis que le

deuxiegraveme srsquoinstalle agrave Ispahan et ne rentre agrave Paris qursquoen 1637 Gabriel de Paris fonde agrave

Ispahan le couvent des capucins franccedilais qursquoil dirigea jusqursquoen 1636 et qui ne fut fermeacute

qursquoen 1750 Lui et ses successeurs cultiveacutes et connaissant bien le persan ont joueacute un rocircle

important dans la deacutecouverte de la culture et de la langue persanes en France au XVIIe

siegravecle

Les premiers religieux franccedilais envoyeacutes en Iran apprennent le persan avec beaucoup

de zegravele Etant eux-mecircmes pour la plupart savants et cultiveacutes ils restent en rapport avec les

Persans eacuterudits et composent mecircme de petits essais en langue persane En fait degraves 1630 la

congreacutegation De Propaganda Fide2 de Rome chargeacutee drsquoorganiser des missions leur avait

demandeacute de reacutediger un dictionnaire persan complet agrave lrsquousage des nouveaux missionnaires

qui se rendraient en Iran Le reacutesultat est un dictionnaire nommeacute Farhang-e Jahacircngiri qui

est aujourdrsquohui perdu et dont il ne reste que des eacuteleacutements Le ceacutelegravebre traducteur des Mille

et un jours Petis de la Croix se servira de ce dictionnaire pour apprendre le persan lors de

son seacutejour chez les capucins drsquoIspahan en 1674-75 Il fera une copie de ce dictionnaire de

sa propre main ougrave il donnera la traduction des mots en franccedilais Ce manuscrit est

aujourdrsquohui conserveacute agrave la Bibliothegraveque Nationale de France mais il ne fut

malheureusement jamais imprimeacute3

1 Francis Richard op cit p 25 2 La sacreacutee Congreacutegation pour la Propagation de la Foi 3 Voir F Richard op cit p 28

48

Notons au passage que la premiegravere grammaire persane dont on dispose fut eacutegalement

reacutedigeacutee par un theacuteologien et orientaliste hollandais nommeacute Louis de Dieu (1570-1642)

Lrsquoouvrage porte le titre de Rudimenta linguae persicae et fut publieacute en 1638 agrave Leyde Il fut

ensuite traduit en anglais et publieacute agrave Londres en 1649 Cette grammaire aura eacuteteacute utiliseacutee

tregraves longtemps par les religieux les orientalistes et tous ceux qui deacutesiraient apprendre le

persan1

Ainsi la langue persane fait peu agrave peu son entreacutee dans les milieux religieux et

litteacuteraires de Paris Apregraves son retour en France Pacifique de Provins publie sa Relation du

voyage de Perse en 1631 Trois ans apregraves en 1634 le premier ouvrage litteacuteraire persan le

Gulistan de Saadi est traduit en franccedilais par Andreacute du Ryer lui aussi orientaliste et envoyeacute

en mission diplomatique en Iran

12 Andreacute Du Ryer le premier traducteur de Saadi en franccedilais

Parmi les missionnaires qui reacuteussirent agrave se procurer des manuscrits persans et agrave les

rapporter en France Andreacute Du Ryer de Malezair (1580-1660) neacute agrave Marcigny en

Bourgogne meacuterite une mention speacuteciale Il est Consul de France agrave Alexandrie jusqursquoen

1630 Apregraves son retour en France agrave cette date il devient secreacutetaire interpregravete du roi pour les

langues orientales En 1631 Louis XIII le charge drsquoune mission diplomatique en Iran pour

reprendre les neacutegociations de ses preacutedeacutecesseurs Pacifique de Provins et Gabriel de Paris

qui nrsquoavaient pas abouti agrave la suite de la mort de Chah Abbas 1er2 Mais Du Ryer ne peut

aller plus loin que la Turquie et nrsquoatteindra jamais lrsquoIran Murat IV qui eacutetait attentif aux

relations politiques et commerciales entre lrsquoIran et la France le retint agrave sa cour3 et le

chargea agrave son tour en 1632 drsquoune mission aupregraves de Louis XIII laquo Il lui remit eacutegalement

un firman ougrave il ordonnait agrave tous les agents du gouvernement ottoman sur son chemin de

Constantinople agrave Paris de le recevoir de leur mieux4 raquo

Donc cette mission persane de Du Ryer pareille agrave celle de ses preacutedeacutecesseurs nrsquoa pas

eu de suites non plus En revanche durant son seacutejour agrave Istanbul et agrave Constantinople il a eu

cette opportuniteacute drsquoobtenir de nombreux manuscrits turcs et persans et de les ramener en

France Il pouvait compleacuteter ainsi sa collection de livres orientaux qursquoil avait rassembleacutes

1 Ibid p 31 2 Lrsquoaccord conclu entre Chah Abbas 1er et Pacifique de Provins consistait agrave lrsquoenvoi de France drsquoune presse destineacutee agrave imprimer le persan Mais cet accord nrsquoa pas eu de suites car le chah est mort en 1629 et son successeur Chah Seacutefi nrsquoa pas manifesteacute autant de zegravele pour la chose 3 En raison des hostiliteacutes entre la Turquie et la Perse les envoyeacutes des cours occidentales mecircme les officiels nrsquoobtenaient pas toujours lrsquoautorisation des Turcs pour le passage drsquoEurope en Perse 4 Javad Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon Teacuteheacuteran Eacuted Alhoda 1999 p 36

49

pendant ses anneacutees de mission agrave lrsquoeacutetranger Parmi ces textes se trouvaient surtout les

manuscrits du Gulistan de Saadi qursquoil utilisa apregraves son retour agrave Paris pour sa traduction en

franccedilais de ce livre paru pour la premiegravere fois en 1634 sous le titre Gulistan ou lrsquoEmpire

des Roses Au deacutebut de ce livre Du Ryer dit comment il avait chercheacute des manuscrits

partout ougrave il eacutetait en mission laquo Le long-temps que jrsquoay servy le Roy amp ma patrie dans les

pays estrangers ma (sic) donneacute Moyen drsquoapprendre leurs mœurs amp coustumes avec le

langage des Turcs Persans amp Arabes Fueilletant (sic) les Bibliotheques des plus curieux

drsquoentrrsquoeux en Egypte au grand Caire amp agrave Constantinoplehellip1 raquo Il serait ensuite tombeacute sous

le charme de cette poeacutesie de Saadi et aurait tenteacute de la traduire

laquo Jrsquoay rencontreacute que le livre intituleacute Gulistan crsquoest-agrave-dire lrsquoEmpire des Roses est fort priseacute

entrrsquoeux pour la subtiliteacute de ses responses pour la soliditeacute de son discours douceur de sa

poeumlsie amp graviteacute de ses sentences Crsquoest ce qui mrsquoa convieacute depuis mon retour drsquoemployer

quelques heures de mon loisir agrave la version lrsquohabillant agrave la Franccediloise Et quoy que je nrsquoaye pas

la politesse du langage ny la mignardise des paroles exquises pour representer sa naiumlfveteacute et

qursquoil soit assez difficile de donner agrave la prose la grace et lrsquoornement de ses vers hellip2 raquo

Les manuscrits qursquoutilisa Andreacute Du Ryer pour cette traduction sont conserveacutes aujourdrsquohui

agrave la Bibliothegraveque Nationale de France sous les cotes persans 288 et 355

Drsquoapregraves ce qursquoil dit lui-mecircme dans le passage ci-dessus Du Ryer connaissait les

langues turque persane et arabe Ainsi en tant qursquoorientaliste et interpregravete des langues

orientales agrave la cour de Louis XIII il a traduit plusieurs textes de ces langues en franccedilais Il

est par exemple lrsquoauteur drsquoune grammaire turque imprimeacutee en 1630 et de nombreux

dictionnaires resteacutes manuscrits Il a eacutegalement traduit le Coran dont la premiegravere eacutedition a

eacuteteacute publieacutee en 1647 sous le titre LrsquoAlcoran de Mahomet Comme nous avons dit au deacutebut

de ce passage il eacutetait consul en Egypte et avait aussi seacutejourneacute en Turquie il aurait alors pu

apprendre lrsquoarabe et le turc durant ces seacutejours Pourtant en ce qui concerne la langue

persane on ignore comment et dans quelle mesure lrsquoavait-il apprise Or agrave la lecture de sa

traduction du Gulistan on remarque tout de suite qursquoelle nrsquoest pas exhaustive et qursquoelle

porte en plus de freacutequentes erreurs de traduction parfois tregraves graves

1 Andreacute du Ryer Gulistan ou lrsquoEmpire des roses composeacute par Sadi prince des poegravetes Turcs et Persans Paris Antoine de Sommaville 1634 cette citation se trouve agrave la 2egraveme page de lrsquoeacutepicirctre qui est placeacutee au deacutebut du livre et qui ne porte pas drsquoindication de page 2 Ibid

50

Lrsquoimportance de cette premiegravere traduction du chef-drsquoœuvre de Saadi en France nous

conduit donc agrave lrsquoeacutetudier ici de plus pregraves ce qui nous paraicirct drsquoailleurs indispensable pour la

suite de notre travail de recherche

2

LA TRADUCTION DU GULISTAN PAR ANDREacute DU RYER

Comme nous lrsquoavons deacutejagrave indiqueacute le nom de Saadi nrsquoeacutetait encore jamais connu du

public franccedilais lorsqursquoen 1634 parut agrave Paris chez lrsquoeacutediteur de Sommaville la premiegravere

traduction du Gulistan Le titre de lrsquoouvrage est tregraves long et fournit agrave lui seul assez de

renseignements sur le traducteur

laquo GULISTAN OU LrsquoEMPIRE DES ROSES Composeacute par SADI Prince des Poeumltes Turcs et

Persans Traduit en franccedilais par Andreacute Du Ryer sieur de Malezair Gentil-homme ordinaire de

la Chambre du Roy Chevalier de lrsquoOrdre du S Spulchre de Jerusalem cy-devant Consul pour

sa Majesteacute amp ses nations en Alexandrie au grand Caire amp Royaume drsquoEgypte raquo

Cette traduction est deacutedieacutee agrave laquo Monsieur Hotman Seigneur de Morfontaine Abbeacute de S

Mard Conseiller du Roy en sa Cour de Parlement raquo

Lrsquoouvrage deacutebute par une eacutepicirctre dans laquelle Du Ryer expose comment le long-temps

qursquoil a servi le roi et sa patrie dans les pays eacutetrangers lui laquo a donneacute moyen drsquoapprendre

leurs mœurs et coustumes avec le langage des Turcs Persans et Arabes raquo Apregraves avoir

preacuteciseacute qursquoil a deacutecouvert laquo le Gulistan crsquoest-agrave-dire lrsquoEmpire des roses en fueilletant (sic)

les Bibliothegraveques des plus curieux drsquoentrrsquoeux en Egypte au Grand Caire et agrave

Constantinople raquo il fait remarquer avec finesse que ce livre est appreacutecieacute chez les Orientaux

laquo pour la subtiliteacute de ses reacuteponses pour la soliditeacute de son discours douceur de sa poeacutesie et

graviteacute de ses sentences raquo et il ajoute qursquoil meacuterite en raison de ces rares qualiteacutes drsquoecirctre

reacutepandu parmi les Franccedilais Des qualiteacutes qui malheureusement ne reacuteapparaissent pas en

grande partie dans cette traduction et que par conseacutequent le public franccedilais ne pourra pas

appreacutecier comme il faudrait La raison il faut la chercher dans les inconveacutenients de la

traduction de Du Ryer dont nous allons donner quelques exemples parmi les plus

importants

51

21 La preacutesentation mateacuterielle non respecteacutee une traduction monotone

Nous commenccedilons drsquoabord par la forme et la preacutesentation mateacuterielle de lrsquoouvrage En fait

lrsquoEmpire des Roses que lrsquoon appelle la premiegravere traduction du Gulistan nrsquoest qursquoun extrait

imparfait de ce livre de Saadi De quelques 180 historiettes des sept premiers chapitres du

livre Du Ryer nrsquoa traduit que la moitieacute pregraves de 90 historiettes Quant aux sentences et

moraliteacutes du dernier chapitre qui sont au nombre de 109 seulement une quarantaine a eacuteteacute

traduite Ainsi le Gulistan est reacuteduit agrave un tiers de son volume dans la traduction De plus

la plupart des historiettes ne sont pas traduites dans leur inteacutegraliteacute et le traducteur nrsquoen a

donneacute que de simples adaptations Du Ryer ne fait aucune remarque au sujet de cette

importante mutilation de lrsquoouvrage et se contente dans son eacutepicirctre drsquoune simple excuse des

erreurs qursquoil aurait commises Nous ajoutons que cette mutilation du texte nrsquoest pas due agrave

lrsquoeacutetat du manuscrit que le traducteur a utiliseacute pour sa traduction comme lrsquoa montreacute

Farangis Djabarnejad Karimi dans son eacutetude sur lrsquoouvrage de Du Ryer

laquo On peut donc affirmer et cela sans heacutesitation que des lacunes existant dans la traduction ne

sont pas dues agrave lrsquoeacutetat deacutefectueux du manuscrit mais [hellip] elles proviennent de la neacutegligence du

traducteur de sa fantaisie drsquoune intention preacutecise venant de sa part ou tout simplement du fait

que le sens de certaines phrases lui a eacutechappeacute1 raquo

Drsquoailleurs dans cette traduction nous ne voyons aucune trace de la varieacuteteacute par laquelle

Saadi a eacutelaboreacute le Gulistan et qui constitue un eacuteleacutement cleacute du charme de son livre La

lecture la plus superficielle reacutevegravele la monotonie du texte qui est tout en prose et composeacute

des paragraphes enchaicircneacutes uniformeacutement Les historiettes qui dans lrsquooriginal se deacutetachent

les unes des autres en eacutetant annonceacutees par le mot laquo Hekacircyat raquo (historiette) se suivent dans

la traduction comme des paragraphes et la seule indication qui marque la fin drsquoune

historiette est le fait que celle-ci se deacutetache de la suivante par un simple retour agrave lrsquoalineacutea A

lrsquointeacuterieur mecircme des historiettes ce meacutelange agreacuteable et savant de prose et de vers utiliseacute

par Saadi dans la composition du Gulistan pour eacuteliminer tout risque de monotonie et pour

susciter un inteacuterecirct soutenu de la part du lecteur ne reacuteapparaicirct pas du tout Lrsquoabsence dans

la traduction de cet aspect original qui donne plus de force agrave ses arguments et plus de

couleur agrave son reacutecit laisse une impression de fatigue agrave qui lit le texte dans la traduction de

Du Ryer ce qui nrsquoest nullement le cas lorsqursquoon le lit dans la langue drsquoorigine Bien que

cela soit difficile de rendre aussi parfaitement ces diffeacuterentes formes (prose vers citations

1 Farangis Djabarnejad Karimi Etude du Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses (1egravere traduction du Gulistan de Saadi faite par Andreacute Du Ryer en 1634) thegravese de doctorat soutenue agrave lrsquouniversiteacute Paris III 1983 p 47

52

coraniques vers en arabe proverbes mots drsquoesprit etc) en franccedilais ou en toute autre

langue drsquoailleurs Du Ryer aurait au moins pu les signaler pour donner une ideacutee plus juste

de la diversiteacute du style du Gulistan et srsquoacquitter mieux de sa responsabiliteacute du traducteur

ce que feront plus tard Semelet ou Defreacutemery1 par exemple Cette maniegravere de traduire et

cette preacutesentation enveloppent lrsquoensemble de la traduction drsquoune certaine monotonie et font

douter le lecteur occidental de la saveur de lrsquooriginal

22 Les ajouts les suppressions et les modifications non justifieacutes

Outre lrsquoaspect mateacuteriel de lrsquoouvrage qui nrsquoest pas conforme agrave lrsquooriginal la traduction de

Du Ryer comporte drsquoautres deacutefauts qui sont plus graves encore et qui nuisent agrave la porteacutee du

chef-drsquoœuvre de Saadi Il srsquoagit des suppressions des ajouts des modifications qui ont eacuteteacute

apporteacutes agrave lrsquooriginal Une grande partie de ces erreurs ont eacuteteacute eacutetudieacutees dans les deacutetails dans

la thegravese de Mme Djabarnejad Karimi2 Certaines drsquoautres par contre sont passeacutees

inaperccedilues aux yeux de lrsquoauteur de cette eacutetude celles pourtant tregraves importantes et qui

deacutenaturent complegravetement le sens des ideacutees de Saadi allant parfois jusqursquoagrave les contredire

Le premier cas concerne les noms propres ou communs que lrsquoon rencontre dans la

traduction de Du Ryer On peut toleacuterer les changements que celui-ci fait subir aux noms

propres des personnaliteacutes leacutegendaires ou historiques citeacutes par Saadi dans le Gulistan car en

fin de compte cela ne nuirait pas tellement au sens des phrases ou de lrsquoideacutee exprimeacutee dans

son ensemble Les exemples abondent tout au long du texte laquo Amr fils de Leacuteiumls raquo devient

laquo Omalis raquo dans la traduction de Du Ryer (p 66) laquo Dhoursquonnoun raquo devient laquo Zalvon raquo (p

73) laquo Khassib raquo se transforme en laquo Krousib raquo (p 77) laquo Abou-Horaiumlrah raquo se change en

laquo Aborirhe raquo (p 93) laquo Nouchireacutevacircn raquo se transforme tour agrave tour en laquo Nacherovan raquo (p 24)

laquo Nrsquoacherouumlan raquo (p 62) ou encore quelques lignes plus bas laquo Nacherouumlatilde raquo et le fameux

personnage historique Hacirctim Thaiy est preacutesenteacute par le mot laquo Katentai raquo (p 110)3 On a

lrsquoimpression que Du Ryer a transcrit ces noms agrave partir de leur prononciation orale par une

tierce personne Car il existe un grand eacutecart entre lrsquoeacutecriture de ces mots en persan et la

faccedilon dont le traducteur les a repreacutesenteacutes dans son texte

Le cas du nom propre des pays est moins toleacuterable Ici Du Ryer srsquoest parfois montreacute

eacutetonnamment insouciant dans la recherche des eacutequivalents des mots en franccedilais Sans

aucun effort il a proceacutedeacute au moyen le plus facile en transcrivant les mots du texte

1 Dans sa traduction Defreacutemery a bien distingueacute les diffeacuterentes parties qui constituent chaque historiette en les signalant par des termes tels que Vers Vers arabe Distique Teacutetrastique Parabole etc 2 Cf note 1 de la page preacuteceacutedente 3 Voir aussi F Diabarnejad Karimi op cit pp 82-83

53

drsquoorigine dans le texte traduit Ainsi quand le traducteur reprend exactement le mot persan

laquo Ionan raquo dans la phrase laquo Une caravane fut voleacutee au pays de Ionan raquo (p 88) au lieu de

son eacutequivalent en franccedilais la Gregravece1 le lecteur franccedilais se demanderait sans doute ougrave se

trouve ce pays dont il nrsquoa jamais entendu le nom

Mais tout change lorsqursquoil srsquoagit drsquoun nom commun comme par exemple dans cette

quinziegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan dont la mauvaise traduction entraicircne

des malentendus Il srsquoagit drsquoune parabole que nous reproduisons ici

laquo Siacos interrogeacute pourquoy il se rendoit si complaisant agrave un grand Seigneur il reacutepondit qursquoil

vivait de ses bien-faits amp que sous sa protection il estoit agrave couvert contre la malice amp les

efforts de ses ennemis Puisque tu es sous sa protection repliquerent-ils pourquoy ne trsquoen

approche (sic) tu pas de plus pregraves pour paroistre avec splendeur dans le monde amp estre au

nombre de ses favoris Je ne suis dit-il assureacute que sa bone (sic) volonteacute soit de dureacutee amp crains

le changement2 raquo

Le mot laquo Siacos raquo est la transcription ndash drsquoailleurs inexacte ndash du mot persan laquo siacirch-goucircch raquo

(le lynx) Du Ryer a repris ce mot persan dans le texte de sa traduction sans moindre

commentaire ni note3 qui aurait pu en eacuteclairer le sens pour le lecteur franccedilais Celui-ci ne

sachant pas le persan ndash mecircme srsquoil le savait et mecircme un Persan voyant cette transcription

erroneacutee ndash nrsquoimaginerait pas un seul instant qursquoil srsquoagisse drsquoun animal et prenant ce mot

pour un nom propre le verrait un personnage historique ou leacutegendaire Surtout que le

laquo lion raquo4 du texte original est traduit par lrsquoexpression laquo un grand Seigneur raquo et que

lrsquohistoriette preacuteceacutedente parle drsquoun vizir En fait dans lrsquooriginal Saadi a inseacutereacute cette

parabole apregraves lrsquoaventure drsquoun vizir destitueacute pour donner plus de force et de vitaliteacute agrave sa

leccedilon Mais quand nous lisons le texte traduit nous ne rencontrons aucun animal comme

personnage ni aucun caractegravere alleacutegorique

Parfois Du Ryer transforme la penseacutee exprimeacutee par Saadi en faisant subir au texte

drsquoorigine des changements injustifieacutes au niveau des mots des expressions ou des phrases

Un bon exemple ce sont ces quelques lignes de la preacuteface de lrsquoEmpire des Roses qursquoil

convient de rapprocher du passage correspondant tregraves bien rendu par Defreacutemery

1 laquo Des voleurs battirent une caravane sur le territoire des Grecshellip raquo Gulistan p 119 (II 19) 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 49-50 3 Nous signalons que la traduction de Du Ryer ne porte aucune note explicative ni en bas de page ni agrave la fin du livre 4 Voici la traduction de Defreacutemery laquo On dit au siacirch-goucircch (caracal ou lynx africain drsquoAldrovande) laquo Pour quelle raison as-tu choisi la socieacuteteacute assidue du lion hellip raquo Gulistan pp 53-54 (I 15)

54

Traduction de du Ryer (p 17) Traduction de Defreacutemery (p 21)

laquo Connois amp esprouve tes forces puis espouse

une jeune fille ou une femme veuve le cocq

quoy que genereux est inutile en la guerre des

leopards le courageux leopard ne peut rien en

la guerre des faulcons amp Autours hellip raquo

laquo Eprouve ta viriliteacute et ensuite prends femme Vers

Quoique le coq soit habile au combat comment

attaquera-t-il le faucon aux serres drsquoairain Le chat

est un lion pour prendre une souris mais il est une

souris lorsqursquoil combat la panthegravere raquo

Comme on voit dans ce passage Saadi donne un conseil (laquo Eprouve ra viriliteacute et

ensuite prends femme raquo) qui consiste agrave examiner ses compeacutetences avant de srsquoengager dans

une voie en quelque sorte ecirctre preacutevoyant Pour illustrer sa maxime il a choisi tout

simplement lrsquoacte de laquo prendre femme raquo Mais il ne srsquoagit pas forceacutement comme le

suggegravere Du Ryer drsquoeacutepouser laquo une jeune fille raquo ni surtout laquo une femme veuve raquo Cela peut

deacutetourner le sens de la phrase chez le lecteur qui se demanderait sans doute laquo Pourquoi

eacutepouser ces deux personnes seulement Qursquoest-ce que lrsquoauteur a voulu dire par ce

choix raquo et ainsi de suite De plus il ne srsquoagit pas ici drsquoeacuteprouver ses laquo forces raquo mais sa

laquo viriliteacute raquo Il faut rappeler que chacun des mots dont Saadi compose ses phrases a son

importance particuliegravere et nrsquoest pas donneacute par hasard Et le sens qui se deacutegage de ces mots

est eacutegalement tregraves soigneusement choisi en fonction de la situation eacutevoqueacutee Il en va de

mecircme dans lrsquoexemple ci-dessus pour les deux belles images qui suivent la maxime pour

en renforcer lrsquoideacutee dans lrsquoeacutelaboration de ces deux comparaisons coq-faucon (tous deux

des oiseaux) et chat- panthegravere (tous deux de la famille des feacutelins) Saadi suit ndash agrave part

drsquoautres eacuteleacutements inteacuteressants encore ndash du moins une logique dans le choix de ses

personnages animaux Aucune trace par contre de cette deacutelicatesse de lrsquoart de Saadi dans

les combinaisons pecircle-mecircle laquo cocq-leopards raquo et laquo leopard-faulcons-autours raquo quand nous

lisons le texte de Du Ryer Ici lrsquoambiguiumlteacute est grave puisque le sens des phrases peut srsquoen

trouver radicalement changeacute Sous quel aspect peut-on comparer le coq avec le leacuteopard

Quelle signification trouve-t-on dans les phrases confuses de ce passage ainsi traduit

Drsquoailleurs le lecteur a beau chercher un sens pour lrsquoadjectif laquo geacuteneacutereux raquo attribueacute au coq

dans cette image il ne trouvera rien de logique dans ce contexte

23 Le contresens

La pire des fautes dans le travail de Du Ryer est le contresens dont les exemples ne sont

pas rares Nous citons ici deux exemples bien significatifs agrave ce propos Le premier est tireacute

55

de la trente neuviegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan Il nrsquoest pas sans inteacuterecirct

de reproduire dans son inteacutegraliteacute ce petit reacutecit dont le deacutenouement est assez amusant

laquo Lorsque le royaume drsquoEgypte fut soumis agrave Hacircroucircn-Arrachicircd ce prince dit laquo Au contraire de

ce rebelle qui agrave cause de lrsquoorgueil que lui inspirait la royauteacute de lrsquoEacutegypte preacutetendait agrave la

diviniteacute je ne donnerai cette province qursquoau moindre de mes serviteurs raquo Or il avait un negravegre

stupide dont le nom eacutetait Khassib I lui accorda le gouvernement de lrsquoEacutegypte On dit que

lrsquointelligence et la capaciteacute de ce noir eacutetaient telles qursquoune troupe de cultivateurs de lrsquoEacutegypte

eacutetant venus se plaindre agrave lui en ces termes laquo Nous avions semeacute du coton sur le bord du Nil

une pluie intempestive est survenue et le coton a eacuteteacute perdu raquo il se mit agrave rire et dit laquo Il fallait

semer de la laine peut-ecirctre qursquoelle nrsquoaurait point eacuteteacute perdue1 raquo

Le moraliste donne ensuite quelques vers ougrave il blacircme lrsquoignorance Regardons maintenant la

traduction de ce passage dans LrsquoEmpire des Roses

laquo Haron Racheit [hellip] dit qursquoil ne vouloit laisser cet Estat agrave un superbe Pharaon qui se fit

nommer Dieu mais au moindre amp au plus humble de ses serviteurs jugeant digne de la

Royauteacute un sien esclave More nommeacute Krousib lequel estoit si experimenteacute aux affaires du

monde que rencontrant un jour des pauvres Laboureurs hellip2 raquo

Ainsi le laquo negravegre stupide raquo du reacutecit de Saadi devient ndash et nous ignorons pour quelle raison ndash

lrsquoesclave laquo si experimenteacute aux affaires du monde raquo dans le texte traduit par Du Ryer

crsquoest-agrave-dire une traduction tout agrave fait contraire agrave lrsquoeacutenonceacute du poegravete Par conseacutequent la fin

du reacutecit sera agrave son tour paradoxale dans lrsquoouvrage de Du Ryer un homme tregraves

expeacuterimenteacute ndash censeacute de donner de bons conseils ndash dit stupidement aux laboureurs laquo qursquoils

devoient avoir semeacute de la laine raquo3

Le deuxiegraveme exemple de la traduction en contresens concerne la quatriegraveme historiette

du troisiegraveme chapitre qui est laquo sur le meacuterite de la modeacuteration des deacutesirs raquo Voici les

derniegraveres lignes de lrsquohistoriette dans la traduction de Defreacutemery et dans celle de Du Ryer

Traduction de Du Ryer (p 108) Traduction de Defreacutemery (p 160)

laquoCrsquoest la coustume de cette nation dit

Mahomet de manger sans avoir faim amp se

lever de table avec appetit mais ce Medecin

laquo Cette nation-ci a lrsquohabitude de ne rien manger

quand le besoin nrsquoest pas impeacuterieux et de retirer sa

main des mets alors qursquoil lui reste encore de

1 Gulistan pp 92-93 (I 39) 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 76-77 3 Ibid

56

luy baisa les mains amp prit congeacute de luy disant

qursquoagrave gens sobres il ne falloit point de Medcin raquo

lrsquoappeacutetit raquo Le meacutedecin dit alors laquo Cela est une

cause de santeacute raquo Puis il baisa la terre en signe

drsquohommage et partit raquo

Saadi precircche dans tout le troisiegraveme chapitre la modeacuteration dans les deacutesirs dont le

deacutesir de manger qui est le sujet de cette historiette Le poegravete conseille alors de manger

modeacutereacutement ce qui est selon lui le secret de la santeacute tel lrsquoexemple de cette nation de

Mahomet qursquoil rapporte comme preuve agrave son jugement ce peuple ne se met agrave manger que

quand le besoin est laquo impeacuterieux raquo et non pas comme lrsquoa traduit Du Ryer laquo sans avoir

faim raquo On peut srsquoimaginer la conseacutequence de cette leccedilon ndash ainsi exprimeacutee par Du Ryer ndash

pour un quiconque lecteur qui aimerait suivre le conseil de Saadi Le traducteur apporte

ainsi un sens tout agrave fait opposeacute agrave lrsquoideacutee formuleacutee par lrsquoauteur De lrsquoautre cocircteacute et toujours agrave

propos de ce passage mal traduit la compreacutehension devient encore plus compliqueacutee pour le

lecteur qui se voit devant une situation bien paradoxale imaginer une personne qui se

met agrave table laquo sans avoir faim raquo et qui se legraveve ensuite de table ndash soulignons-le ndash laquo avec

appeacutetit raquo (On a sucircrement entendu le proverbe laquo lrsquoappeacutetit vient en mangeant raquo mais crsquoest

un tout autre contexte ) Saadi veut tout simplement dire que lrsquoon ne doit pas manger trop

quand il eacutecrit laquohellip retirer sa main des mets alors qursquoil lui reste encore de lrsquoappeacutetit raquo

Lrsquoemploi du verbe laquo rester raquo et lrsquoadverbe laquo encore raquo (un peu) est bien significatif ici Cette

ideacutee de Saadi on lrsquoentend toujours et assez freacutequemment des Iraniens sous forme des

expressions telles que laquo Mange peu tu mangeras toujours raquo1 laquo Legraveve-toi de table avant

mecircme que tu sois rassasieacute agrave comble raquo etc Drsquoailleurs un peu plus loin dans une autre

historiette que Du Ryer nrsquoa pas traduite Saadi a reformuleacute la mecircme ideacutee laquo Ne mange pas

tellement que les mets sortent de ta bouche ni si peu que la vie trsquoabandonne par suite de ta

faiblesse2 raquo

Enfin tout en rappelant que la liste des erreurs graves de la traduction de Du Reyr est

tregraves longue et qursquoen faire un inventaire complet est hors les limites de notre eacutetude nous

nous contentons de citer ici un dernier exemple Il srsquoagit du titre du septiegraveme chapitre du

Gulistan que le traducteur a rendu par ces termes laquo De la nourriture des enfans raquo3 Tandis

qursquoen fait le titre de ce chapitre comme nous lrsquoavons montreacute quelques pages plus haut est

1 Au sens de Si tu manges peu (modeacutereacute) tu seras toujours en bonne santeacute et tu auras toujours quelque chose pour pouvoir continuer agrave mangerhellip 2 Gulistan p 163 (III 7) Cette ideacutee sera une nouvelle fois reprise dans les Conseils aux rois ougrave elle sera inseacutereacutee dans le cent quarantiegraveme conseil adresseacute au roi laquo Qursquoil ne mange que lorsque lrsquoappeacutetit sera grand qursquoil ne parle que lorsqursquoil y a vraiment besoinhellip raquo Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 815 3 LrsquoEmpire des Roses p 145

57

le suivant laquo Sur lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation raquo Jugeant inutile de vouloir expliquer ici le

grand eacutecart de sens entre laquo la nourriture raquo des enfants et leur laquo eacuteducation raquo nous laissons agrave

nos lecteurs le soin de comparer ces deux notions

Ainsi lrsquoœuvre de Du Ryer preacutesente drsquoinnombrables lacunes et de freacutequents contresens

ndash nous nrsquoen avons donneacute que des eacutechantillons ndash qui privent le chef-drsquoœuvre de Saadi de

toute sa saveur de tout son pittoresque et de ses chaudes couleurs mais aussi et surtout

elle risque parfois drsquoaller jusqursquoagrave mettre en cause le bon sens du poegravete persan en donnant

une interpreacutetation totalement contraire agrave la penseacutee qursquoil a voulu exprimer (lrsquoexemple de la

quatriegraveme historiette du troisiegraveme chapitre) Cette deacuteplorable traduction est en quelque

sorte le type parfait de la laquo traductionndashtrahison raquo Le lecteur franccedilais de lrsquoouvrage de Du

Ryer qui ne connaicirct pas Saadi et son œuvre mettrait tous ces deacutefauts au compte de lrsquoauteur

du Gulistan Un bon teacutemoin agrave cet eacutegard crsquoest le cas de lrsquoabbeacute Blanchet (1707-1784) quand

il reconnaicirct avoir tireacute plusieurs de ses Apologues et Contes Orientaux1 drsquoun laquo petit livre

assez mal fait qui a pour titre laquo Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses raquo2 Parler du Gulistan en

tant qursquoun laquo livre assez mal fait raquo est un jugement fort injuste agrave lrsquoeacutegard de ce grand chef-

drsquoœuvre oriental Et nous nous demandons si on disposait agrave cette eacutepoque drsquoune traduction

pareille agrave celle par exemple de Defreacutemery lrsquoabbeacute Blanchet aurait toujours avanceacute le

mecircme jugement

Or lrsquoeacutetude de ces multiples et graves erreurs de Du Ryer dans la compreacutehension de

lrsquoœuvre da Saadi nous assure drsquoune chose crsquoest que sa connaissance de la langue persane

nrsquoeacutetait pas assez approfondie du moins pour pouvoir donner une traduction digne drsquoun

chef-drsquoœuvre tel que le Gulistan Drsquoautant plus que la langue de Saadi dans ce livre est tregraves

simple comme nous lrsquoavons montreacute et par lagrave tregraves facile agrave comprendre Et pourtant le

traducteur srsquoest parfois montreacute incapable de franchir mecircme la premiegravere eacutetape de la

traduction qui consiste comme on le sait agrave rendre le sens de la penseacutee de lrsquoauteur

Cependant et malgreacute tous ses deacutefauts cette œuvre de Du Ryer est drsquoune importance

primordiale et marque un tournant dans lrsquohistoire des eacutechanges culturels entre lrsquoIran et la

France Car pour la premiegravere fois dans lrsquohistoire litteacuteraire de la France un chef-drsquoœuvre de

la litteacuterature persane eacutetait traduit en franccedilais Drsquoautre part laquo elle est agrave notre connaissance

lrsquounique traduction franccedilaise agrave cette eacutepoque drsquoune œuvre orientale raquo3 les traductions eacutetant

en geacuteneacuteral reacuteserveacutees aux ouvrages latins et grecs Une nouvelle perspective allait donc se

1 Franccedilois Blanchet Apologues et Contes Orientaux Paris 1784 2 Ibid p 3 F Djabarnejad Karimi op cit p 63

58

dessiner dans ce domaine De sorte que dix ans apregraves la parution du Gulistan ou lrsquoempire

des roses crsquoest-agrave-dire en 1644 une autre traduction du persan en franccedilais fut eacutegalement

imprimeacutee agrave Paris Le Livre des Lumiegraveres ou la Conduite des Rois Ce livre eacutetait une

lrsquoadaptation drsquoune version persane du Panjatantra ou Kelila et Dimna attribueacute agrave Bidpay

auteur indien Il est vrai que cet ouvrage eacutetait depuis longtemps connu des Franccedilais gracircce agrave

sa traduction en latin (drsquoapregraves le texte pehlevi) au XIIIe siegravecle1 mais crsquoeacutetait la premiegravere

fois que lrsquoouvrage se lisait en franccedilais pareil au Gulistan de Saadi Drsquoautre part cette

traduction de Du Ryer bien qursquoincomplegravete a eu le meacuterite drsquoinspirer une version allemande

agrave Jean-Frederich Ochsenbach degraves lrsquoanneacutee suivante (1635) Du Ryer a donc non seulement

fait connaicirctre Saadi et son Gulistan en France mais il a contribueacute par le biais de sa

traduction agrave les reacutepandre aussi en Allemagne et ensuite dans tout le monde occidental

Bref ce fut lrsquoœuvre qui initia lrsquoOccident agrave la poeacutesie persane

En France bien que nous ne connaissions pas reacuteellement la populariteacute dont a joui agrave

lrsquoeacutepoque lrsquoEmpire des Roses nous savons neacuteanmoins que quelques-unes de ses fables

circulaient dans les salons mondains ougrave marquises cultiveacutees et poegravetes courtisans leur

faisaient fecircte La Fontaine fut lrsquoun des premiers eacutecrivains franccedilais agrave srsquoinspirer de quelques

historiettes de ce livre Et durant les siegravecles suivants les orientalistes les eacutecrivains et les

poegravetes qui se sont inspireacutes de lrsquoœuvre de Saadi dans leurs eacutecrits ne sont pas rares Lrsquoeacutetude

de ces œuvres et lrsquoaccueil fait agrave lrsquoœuvre de Saadi dans la litteacuterature franccedilaise est lrsquoobjet de

la deuxiegraveme partie de notre travail

Mais avant de nous occuper de cette partie qui comprend une peacuteriode commenccedilant au

XVIIe siegravecle (plus preacuteciseacutement apregraves la traduction de Du Ryer) nous voudrions nous

arrecircter un instant sur un eacutecrivain du seiziegraveme siegravecle chez qui nous avons trouveacute des traits

qui frappent par leur ressemblance avec ce que lrsquoon lit dans le Gulistan et le Boustan Il

srsquoagit de Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592) lrsquoun des plus grands eacutecrivains du

seiziegraveme siegravecle En lisant ses Essais il y a six ans nous y avons rencontreacute certaines images

et ideacutees qui preacutesentaient une ressemblance singuliegravere avec celles que lrsquoon lit dans lrsquoœuvre

de Saadi et qui nous faisaient spontaneacutement penser agrave ce poegravete Alors nous avons deacutecideacute

drsquoentreprendre une lecture compareacutee des Essais de Montaigne du Boustan et du Gulistan

1 Le Panjatantra (laquoles cinq livres raquo) un ancien recueil de contes et fables en sanskrit est degraves 570 traduit en pehlevi puis en arabe sous le nom de Kalicircla wa Dimna Plus tard entre 1263 et 1278 il est traduit en latin par Jean de Capoue sous le titre de Directorium Humanae Vitae Agrave partir de cette date il se reacutepand dans tout le monde occidental Mais il faut attendre 1644 pour que lrsquoouvrage soit traduit en franccedilais par David Sahib drsquoIspahan (1612-1684) sous le titre Le Livre des lumiegraveres ou la Conduite des Rois Il devient enfin lrsquoune des sources des fables de La Fontaine qui reconnaicirct sa dette dans la preacuteface de sa seconde collection des Fables

59

de Saadi Le reacutesultat constituait un modeste meacutemoire de DEA que nous avons reacutedigeacute avant

drsquoentreprendre notre thegravese Nous avons cru utile drsquoinseacuterer ici un reacutesumeacute de ce travail avant

de suivre lrsquoeacutevolution des traces de Saadi dans la litteacuterature du siegravecle classique

60

CHAPITRE III

UNE LECTURE COMPAREacuteE SAADI ET MONTAIGNE

Le poegravete Saadi a eu un rocircle indeacuteniable dans la reconstruction de la langue persane

actuelle Aujourdrsquohui il existe en persan plus de cinq cents proverbes locutions et

aphorismes qursquoutilisent les Iraniens sous forme de vers drsquoheacutemistiche ou drsquoexpression tous

tireacutes de lrsquoœuvre de Saadi1 Pendant des siegravecles son Gulistan a eacuteteacute le livre le plus lu et le

plus enseigneacute dans les eacutecoles persanes aussi bien que dans les eacutecoles islamiques En

somme le Gulistan est un preacutecieux livre de morale dont lrsquoauteur a voulu donner des

remegravedes aux problegravemes innombrables que rencontre lrsquohomme dans sa vie de tous les jours

Drsquoautre part Montaigne dit-on est le premier penseur franccedilais eacuteminent qui ait eacutecrit en

franccedilais Son œuvre les Essais est le chef-drsquoœuvre du XVIe siegravecle un livre qui peint

naiumlvement son auteur mais aussi la nature humaine Cet ouvrage preacutesente une conception

universelle de lrsquohomme un art de vivre drsquoune porteacutee toujours actuelle Son ideacuteal est

simple le bonheur des hommes en ce monde Montaigne des Essais est un moraliste qui

nous donne des conseils des regravegles de conduite ou de bien vivre

Trois siegravecles de distances seacuteparent Saadi de Montaigne Lrsquoun vivait en Orient et

lrsquoautre en Occident Ils ont eacutecrit dans deux eacutepoques et deux cultures bien eacuteloigneacutees les

unes des autres Pourtant en lisant Montaigne quelques analogies surprenantes avec le

poegravete iranien se preacutesentent involontairement agrave lrsquoesprit On remarque chez lui plus drsquoun trait

qui rappelle la finesse la verve et la bonhomie de Saadi Ce rapprochement se fait jour au

niveau de leur personnaliteacute du portrait qursquoils ont donneacute drsquoeux-mecircmes des ideacutees et des

thegravemes qursquoils ont abordeacutes dans leurs œuvres Le plus inteacuteressant encore ce sont les

proceacutedeacutes et les images identiques que les deux moralistes ont employeacutes pour exprimer une

mecircme ideacutee Nous essayerons drsquoexaminer ici quelques unes des analogies parmi tant

drsquoautres que nous avons repeacutereacutees chez eux

1 Voir Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi Teacuteheacuteran Editions Doustan 2002 p 7

61

1

UNE CONCEPTION IDENTIQUE

11 Se creacuteer soi-mecircme agrave laquo la grande eacutecole du voyage raquo

laquo Crsquoest moi que je peins raquo deacuteclare Montaigne au deacutebut de son livre Il eacutecrit pour

srsquoobserver et pour deacutecrire son moi cet individu eacutetrange et unique laquo Ainsi lecteur je suis

moi-mecircme la matiegravere de mon livre raquo A une eacutepoque sans photographie et sans film il se

repreacutesente avec sa petite taille dont il souffre et ses gestes vifs Nous deacutecouvrons sa vie de

famille ses rapports avec les siens dont il veut se laquo faire aimer raquo Dans les diffeacuterents

portraits que Montaigne a donneacutes de lui-mecircme il note sa singulariteacute mais aussi ses

faiblesses absence de meacutemoire goucirct pour lrsquooisiveteacute refus de toute contrainte tendance agrave

une compassion excessive laquo Ce sont ici mes humeurs et opinions je les donne pour ce qui

est en ma croyance non pour ce qui est agrave croire Je ne vise ici qursquoagrave deacutecouvrir moi-mecircme

qui serai par aventure autre demain si nouveau apprentissage me change1 raquo

Cette individu laquo affameacute de [se] faire connaicirctrehellip qui [se] cherche jusques aux

entrailles raquo (III V) part ensuite agrave la deacutecouverte des autres Son amitieacute avec La Boeacutetie lui

avait reacuteveacuteleacute la possibiliteacute de tout partager goucircts curiositeacutes valeurs Quant agrave lrsquoamour

Montaigne est un des rares eacutecrivains du XVIe siegravecle agrave tenter de comprendre la condition

des femmes Il deacutenonce lrsquohypocrisie des mœurs de son eacutepoque ougrave lrsquoon impose aux femmes

une chasteteacute qui srsquoaccorde mal avec le comportement des hommes A partir de 1580 une

autre expeacuterience va eacutelargir lrsquoespace mental des Essais le voyage qui aide Montaigne agrave

accepter la diffeacuterence

Ce contact avec les autres est beacuteneacutefique parce que Montaigne est ainsi inciteacute agrave

srsquointerroger sur les structures sociales politiques et religieuses de son temps Cependant il

nrsquoest pas reacutevolutionnaire et se deacutefie de la nouveauteacute qui est selon lui la source de trouble agrave

son eacutepoque laquo Rien ne presse [nrsquoaccable] un eacutetat que lrsquoinnovation le changement donne

seul forme agrave lrsquoinjustice et agrave la tyranniehellip Toutes grandes mutations eacutebranlent lrsquoEtat et le

deacutesordonnent raquo (E III IX 687) Crsquoest pour cette mecircme raison que certains le considegraverent

comme conservateur Neacuteanmoins il commence agrave remettre en question quelques fausses

1 Michel de Montaigne Les Essais Paris Arleacutea 2002 livre premier chapitre XXVI p 115 Pour la faciliteacute de la lecture agrave partir drsquoici nous donnerons les reacutefeacuterences des citations tout de suite apregraves celles-ci Ainsi la lettre E renvoie aux Essais B au Boustan et G au Gulistan pour les Essais le premier chiffre romain renvoie au livre le second au chapitre et le chiffre arabe agrave la page ougrave se trouve la citation Pour le Boustan et le Gulistan le chiffre romain renvoie au chapitre et le chiffre arabe agrave la page ougrave se trouve la citation

62

attitudes de ses contemporains Il condamne par exemple le savoir de lrsquoeacutepoque le seul

bien que lrsquoon gagne agrave ecirctre plus savant crsquoest de se savoir ignorant

Quant agrave Saadi il est tout entier dans ses deux livres il y a mis le meilleur de son

geacutenie le fruit de sa vieille expeacuterience le souvenir de ses longues courses agrave travers le

monde et jusqursquoaux regrets de ses jeunes anneacutees Suivant le preacutecepte majeur du soufisme

qui exige que le deacutevot soit laquo dans le monde mais non pas du monde raquo Saadi srsquoastreint

continuellement agrave un examen de lui-mecircme et de ses actes Crsquoest un moraliste au sens strict

du mot crsquoest-agrave-dire un eacutecrivain qui observe les mœurs les actions et les caractegraveres de ses

contemporains de toutes ses observations ineacutevitablement se deacutegagent drsquoelles-mecircmes

quelques ideacutees geacuteneacuterales Avant drsquoexaminer lrsquohomme en soi Saadi le regarde se comporter

envers ses semblables il perccediloit les fautes les deacutefauts et srsquoefforce de proposer des

maniegraveres et des regravegles meilleures Il srsquoen est du reste expliqueacute clairement agrave plusieurs

reprises laquo Heureux le lecteur beacuteni du ciel agrave qui deux mots suffisent parmi les conseils de

Saadi raquo dit-il dans le Boustan (B I 45) et dans un autre passage laquo Crsquoest la vertu la

sagesse la beauteacute morale que je ceacutelegravebre dans ces vers et non les prouesses du coursier

dans lrsquoaregravene ou les victoires du jeu de paumeraquo (B VII 277)

Or Saadi et Montaigne eacutetaient tous deux de grands voyageurs dans leurs temps et

avaient parcouru les territoires tregraves eacuteloigneacutes Montaigne dit laquo Jrsquoai vu pourtant assez de

lieux eacuteloigneacutes raquo (E III IX 700) Pour eux le voyage constituait un moyen plus pratique

et tregraves important dans lrsquoacquisition du savoir Ce trait de leur caractegravere se voit agrave la fois dans

les voyages qursquoils ont faits et dans les pages qursquoils ont consacreacutees agrave ce grand thegraveme

Au premier chapitre nous avons vu que Saadi voyageait beaucoup se conformant aux

preacuteceptes du soufisme laquo Crsquoest ainsi que les soufis ont dit Tant que tu resteras dans ta

boutique et ta maison jamais tu ne seras vraiment un homme Pars promegravene-toi dans le

monde avant ce jour ougrave tu quitteras le monde1raquo (G III 186) A la lecture de ses ouvrages

on peut se rendre compte de lrsquoimportance de ces voyages dans sa carriegravere drsquohomme de

lettres Il visita les pays tregraves lointains comme la Chine lrsquoInde lrsquoAbyssinie et le Maroc Ce

nrsquoeacutetait pas une mince entreprise agrave une eacutepoque ougrave les voyages eacutetaient coucircteux dangereux et

tregraves peacutenibles Il a aussi voyageacute en pays plus proches tels que la Turquie la Syrie Hedjaz et

lrsquoIrak Ces voyages font de lui un homme mucircr sage et bien expeacuterimenteacute dont les maximes

reacuteunies dans son œuvre serviront drsquoexemple aux geacuteneacuterations agrave venir Selon un proverbe

persan laquo il faut beaucoup de voyages agrave une personne inexpeacuterimenteacutee pour qursquoelle devienne

63

mucircre raquo (et en franccedilais on dit que laquo les voyages forment la jeunesse raquo) En fait crsquoest un des

avantages de voyager que de donner agrave lrsquohomme une nouvelle vision du monde de

lrsquoexpeacuterience et drsquoaccroicirctre sa connaissance Dans le Boustan et le Gulistan nombreux sont

les contes ougrave lrsquoauteur parle des bienfaits de voyager et presque partout dans ces contes

lrsquoun des aspects attribueacutes aux sages est leur goucirct pour le voyage laquo Un voyageur qui avait

longtemps parcouru les mers et les deacuteserts [] Son esprit eacutetait orneacute des connaissances les

plus varieacutees le spectacle du monde avait accru son savoir les voyages lui avaient donneacute

lrsquoexpeacuterience de la vie raquo (B I 23)

Mais le mystique nrsquoest pas seul agrave tirer profit du voyage au moins cinq classes de

personnes y trouvent leur utiliteacute et il faut lire dans le Gulistan la discussion entre un pegravere et

son fils sur les avantages mateacuteriels des voyages (G II 131-141) Les avantages moraux

nrsquoen sont pas moins importants parmi tant drsquoautres on peut parler de la modeacuteration et de

la toleacuterance lrsquoideacutee sur laquelle srsquoappuie le fond mecircme de Saadi laquo Cette personne

emploiera la violence envers les eacutetrangers qui nrsquoaura pas eacuteteacute beaucoup agrave lrsquoeacutetranger raquo (G

III 139)

De son cocircteacute Montaigne a lui aussi le sens de voyage et affirme qursquoil peut voyager

des heures sans se fatiguer laquo Je me tiens agrave cheval sans deacutemonter tout coliqueux que je

suis et sans mrsquoy ennuyer huit et dix heures raquo (E III IX 697) Nous savons bien qursquoen

septembre 1580 il se met en route avec quelques amis et son jeune fregravere Bertrand de

Mattecoulon (qui est de vingt-sept ans son cadet) pour un grand voyage qui agrave partir de

Meaux lui fera traverser la Lorraine lrsquoAllemagne la Suisse et lrsquoItalie puis le ramegravenera

chez lui (novembre 1581) par la Mont-Cenis Lyon Limoges et Peacuterigueux les jurats de

Bordeaux lrsquoavaient eacutelu maire et la nouvelle lui en eacutetait parvenue agrave Lucques ougrave il prenait

les bains 1 Lui aussi comme Saadi ndash qui trouvait laquo lrsquoagreacutement de la vie dans la

freacutequentation des autres hommes raquo ndash il preacutefegravere enrichir la connaissance par laquo la

communication drsquoautrui raquo qui est selon lui laquo une des plus belles eacutecoles qui puisse ecirctre raquo et

cela ne peut se reacutealiser que par le voyage laquo Jrsquoobserve en mes voyages cette pratique pour

apprendre toujours quelque chose par la communication drsquoautrui (qui est une des plus

belles eacutecoles qui puisse ecirctre) raquo (E I XVII 60) On lit dans un autre endroit laquo Cette

humeur avide des choses nouvelles et inconnues aide bien agrave nourrir en moi le deacutesir de

voyager mais assez drsquoautres circonstances y confegraverent raquo (E III IX 679) Tout en

1 Voir Francis Jeanson Montaigne par lui-mecircme Paris Seuil 1966 p 11

64

critiquant hardiment les fausses mœurs de la noblesse de son temps qui ne voyageait que

laquo pour en rapporter seulement raquo Montaigne dit

laquo A cette cause le commerce des hommes y est merveilleusement propre et la visite des pays

eacutetrangers non pour en rapporter seulement agrave la mode de notre noblesse franccedilaise combien de

pas a Santa Rotonda ou la richesse des caleccedilons de la signora Livia ou comme drsquoautres

combien le visage de Neacuteron de quelque vielle ruine de lagrave est plus long ou plus large que celui

de quelque pareille meacutedaille mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations

et leurs faccedilons et pour frotter et limer notre cervelle contre celle drsquoautrui raquo (E I XXVI 118)

Ce nrsquoest pas ici le seul cas de Saadi et de Montaigne beaucoup drsquoautres sages ont

quitteacute leur propre pays pour aller visiter des lieux eacutetrangers laquo Pourquoi non si Chrysippe

Cleacuteanthe Diogegravene Zeacutenon Antipater tant drsquohommes sages de la secte plus renfrogneacutee

[stoiumlcienne] abandonnegraverent bien leur pays sans aucune occasion de srsquoen plaindre et

seulement pour la jouissance drsquoun autre air raquo (E III IX 700) De mecircme Montaigne ne

part pas en pays eacutetrangers dans le seul espoir de srsquoenrichir en savoir mais aussi pour le

plaisir laquo Moi qui le plus souvent voyage pour mon plaisirhellip raquo (E III IX 705) Enfin

outre le savoir et le plaisir il existe une autre raison de voyager

laquo Outre ces raisons le voyager me semble un exercice profitable Lrsquoacircme y a une continuelle

exercitation agrave remarquer les choses inconnues et nouvelles et je ne sache point meilleure

eacutecole comme jrsquoai dit souvent agrave former la vie que de lui proposer incessamment la diversiteacute de

tant drsquoautres vies fantaisies et usances et lui faire goucircter une si perpeacutetuelle varieacuteteacute de formes

de notre nature (E III IX 697)

De plus il faut eacutegalement ecirctre honnecircte et contrairement agrave ceux qui laquo ne prennent

lrsquoaller que pour le venir [et qui] voyagent couverts et resserreacutes drsquoune prudence taciturne et

incommunicable se deacutefendant de la contagion drsquoun air inconnu raquo Montaigne aime se

mecircler des autres Car selon lui laquo un honnecircte homme crsquoest un homme mecircleacute raquo (E III IX

706) laquo Jrsquoestime tous les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonais comme un

Franccedilais postposant cette liaison nationale agrave lrsquouniverselle et commune (E III IX 697)

Et pour goucircter pleinement des plaisirs qursquooffre le voyage il faut avoir de la laquo compagnie raquo

mais surtout de bons compagnons de voyage

laquo Nul plaisir nrsquoa goucirct pour moi sans communication Il ne me vient pas seulement une gaillarde

penseacutee en lrsquoacircme qursquoil ne me facircche de lrsquoavoir produite seul et nrsquoayant agrave qui lrsquooffrir Si lrsquoon me

65

donnait la sagesse de condition que je la tienne enfermeacutee et ne la communique agrave personne je

la refuserais (Seacutenegraveque Lettres agrave Lucilius VI)hellip Mais il vaut mieux encore ecirctre seul qursquoen

compagnie ennuyeuse et inepte Aristippe srsquoaimait agrave vivre eacutetranger partout raquo (E III IX 706)

A la fin il est tregraves inteacuteressant de voir que notre moraliste franccedilais a preacutefeacutereacute dans ses

voyages la compagnie des Persans laquo Je cherche des Grecs plutocirct et des Persans

jrsquoaccointe ceux-lagrave je les considegravere crsquoest lagrave ougrave je me precircte et ougrave je mrsquoemploie raquo (Ibid)

12 Le conte moral un langage simple et vivant

Saadi et Montaigne sont tous deux des moralistes ayant en commun le besoin de donner

des conseils surtout pratiques conseils non reacuteserveacutes agrave lrsquoeacutelite mais srsquoadressant eacutegalement agrave

tous Pour mettre en relief lrsquoaspect pratique de leurs leccedilons de morale ils recourent agrave des

anecdotes ou agrave des traits drsquoesprit Souvent pour chaque ideacutee exprimeacutee ils racontent

(comme teacutemoin) tantocirct une anecdote tantocirct lrsquoaventure des grands hommes connus de leur

eacutepoque ou bien de lrsquoantiquiteacute tantocirct leurs propres aventures et expeacuteriences De ces

eacuteveacutenements ils deacutegagent des leccedilons qursquoils adressent agrave leurs lecteurs A part la

ressemblance que lrsquoon rencontre dans ces leccedilons morales on est parfois frappeacute par le

rapprochement que lrsquoon pourrait eacutetablir entre ces contes ou aventures raconteacutes Ce

rapprochement se manifeste soit au niveau des situations eacutevoqueacutees dialogue drsquoun pegravere

avec son fils celui drsquoun prince avec son sujet un eacuteveacutenement survenu pendant un voyage

la guerre entre deux pays la maladie la misegravere la famine etc soit au niveau des

personnages les sages les sots les rois les princes les vizirs les preacutecepteurs les enfants

les femmes les maris etc

Prenons comme premier exemple le cas de ce roi dont Saadi raconte lrsquoaventure dans

le Gulistan Ce roi pour gueacuterir de sa maladie ordonnait de couler le sang drsquoun de ses

sujets

laquo Un certain roi avait une maladie eacutepouvantable dont il ne convenait pas de reacutepeacuteter le nom

Une troupe de meacutedecins grecs srsquoaccordegraverent agrave dire laquo Il nrsquoy a point de remegravede pour cette

maladie si ce nrsquoest le fiel drsquoun homme distingueacute par tels signes raquo Le roi ayant ordonneacute que

lrsquoon recherchacirct cet homme on trouva un fils de villageois avec les qualiteacutes que les sages

avaient diteshellip raquo (G I 69)

Et dans les Essais Montaigne dit

66

laquo Nous avons loi de nous appuyer non pas de nous coucher si lourdement sur autrui et nous

eacutetayer en leur ruine comme celui qui faisait eacutegorger des petits enfants pour se servir de leur

sang agrave gueacuterir une sienne maladie ou cet autre agrave qui on fournissait des jeunes tendrons agrave couver

la nuit ses vieux membres et mecircler la douceur de leur haleine agrave la sienne aigre et pesante raquo (E

III IX 703)

La leccedilon de morale de ces deux contes ndash ne pas vouloir notre bonheur au deacutetriment des

autres ndash Saadi lrsquoa exprimeacutee dans un autre conte toujours dans le mecircme cadre (le Sultan et

les paysans)

laquo Jrsquoai entendu raconter qursquoun percepteur deacutevastait la demeure des sujets afin de remplir le

treacutesor du sultan ignorant la parole des sages qui ont dit laquo Si quelqursquoun tourmente des

creacuteatures du Dieu tregraves haut afin de se concilier le cœur drsquoune creacuteature Dieu donnera pleine

autoriteacute sur lui agrave cette mecircme personne afin qursquoelle aneacuteantisse sa fortune raquo (G I 66)

Aussi comme nous voyons ici Saadi cite souvent des dictons des proverbes agrave lrsquoappui de

lrsquoideacutee qursquoil deacuteveloppe ce que fait de son cocircteacute Montaigne lagrave ougrave il en voit la neacutecessiteacute

Un autre exemple de ce genre drsquoanalogie se trouve dans les passages que les deux

auteurs ont consacreacutes aux avantages du silence Pour mieux concreacutetiser sa penseacutee Saadi

raconte lrsquoaffaire de ce pieux soufi dont la reacuteputation eacutetait due agrave son mutisme

laquo Un pieux soufi vecirctu du froc vivait au Caire et observait un silence absolu Les hommes les

plus consideacuterables accouraient de toute part aupregraves de lui comme des papillons attireacutes par la

flamme Une nuit notre deacutevot se rappela (le dicton) la langue reacutevegravele lrsquohomme continuer agrave

garder le silence nrsquoeacutetait-ce pas laisser son meacuterite dans lrsquoombre Il parla heacutelas et aussitocirct

amis et ennemis tous le proclamegraverent le maicirctre-sot de la ville raquo (B VII 281)

Dans les Essais crsquoest lrsquoaffaire de Meacutegabysus

laquo Car Meacutegabysus eacutetant alleacute voir Apelle en son ouvroir fut longtemps sans mot dire et puis

commenccedila agrave discourir de se ouvrages dont il reccedilut cette rude reacuteprimande laquo Tandis que tu as

gardeacute silence tu semblais quelque chose agrave cause de tes chaicircnes et de ta pompe mais

maintenant qursquoon trsquoa ouiuml parler il nrsquoest pas jusqursquoaux garccedilons de ma boutique qui ne te

meacuteprisent raquo (E III VIII 669)

Par ailleurs pour donner des conseils agrave leurs lecteurs Saadi et Montaigne ne se

contentent pas de lrsquoeacutevocation des aventures des autres leurs propres expeacuteriences leurs

67

propres aventures agrave eux-mecircmes (par exemple un eacuteveacutenement survenu pendant un de leurs

voyages) peuvent aussi servir de leccedilon agrave celui qui les lit Et lagrave encore nous remarquons des

traits communs qui rapprochent plus ces deux reacuteflexions lrsquoun du XIIIe siegravecle et lrsquoautre du

XVIe A cet eacutegard leurs nombreux voyages et les souvenirs qursquoils en rapportent sont une

grande source drsquoinspiration pour eux Ainsi de nombreux reacutecits que lrsquoon rencontre dans les

Essais le Gulistacircn et le Boustacircn ont pour personnage principal Saadi ou Montaigne et

commencent par la route vers un pays ou une ville laquo Une certaine nuit dans le deacutesert de

la Mecque il ne me resta plus la force de marcherhellip raquo (G II 112) laquo Une troupe de

jeunes gens sages eacutetaient un jour mes compagnons dans le voyage du Hidjacircz raquo (G II

128) laquo Je me souviens que nous avions marcheacute toute la nuit au milieu drsquoune

caravanehellip raquo (G II 127) De mecircme chez lrsquoeacutecrivain franccedilais on lit laquo Allant un jour agrave

Orleacuteans je trouvai dans cette plaine au-deccedilagrave de Cleacutery deux reacutegents qui venaient agrave

Bordeauxhellip raquo (E I XXVI 129) laquo Jrsquoai vu en Allemagne que Luther a laisseacute autant de

divisions et drsquoaltercations sur le doutehellip raquo (E III XIII 762) laquo Il nrsquoy a pas longtemps que

je rencontrai lrsquoun des plus savants hommes de Francehellip raquo (E III XIII 771)

Lrsquoune des caracteacuteristiques de ces contes chez le poegravete iranien aussi bien que chez

lrsquoessayiste franccedilais concerne la simpliciteacute drsquoexpression avec laquelle ils sont narreacutes A cela

srsquoajoute la vivaciteacute de leur langage Crsquoest une des qualiteacutes ndash parmi tant drsquoautres ndash de leur

œuvre qui leur permet de nous atteindre et de nous provoquer par delagrave des siegravecles bien

plus directement que ne sauraient le faire nombre drsquoeacutecrivains actuels

Montaigne aimait eacutecrire aussi simplement qursquoil parlait Il a affirmeacute dans les

Essais laquo Le parler que jrsquoaime crsquoest un parler simple et naiumlf [naturel] tel sur le papier qursquoagrave

la bouche un parler succulent et nerveux court et serreacute non tant deacutelicat et peigneacute comme

veacuteheacutement et brusquehellip eacuteloigneacute drsquoaffectation raquo (E I XXVI 131) Il parle souvent du

laquo naturel raquo de son style Mais cela ne veut pas dire qursquoil eacutecrit laquo naturellement raquo crsquoest-agrave-

dire sans effort Au contraire les Essais est un livre soigneusement travailleacute laquo Le mot

laquo naturel raquo chez lui possegravede toute sa force eacutetymologique et son style est naturel ou laquo naiumlf raquo

en tant qursquoil transfigure sa vraie et profonde nature raquo1 Contrairement aux eacutecrivains de son

temps Montaigne srsquooppose agrave lrsquointempeacuterance drsquoinvention laquo Je me deacutefends de la

tempeacuterance comme jrsquoai fait autrefois de la volupteacute raquo (E III V 606) Faute drsquoun style

formeacute (laquo Il peut ecirctre aussi que je me laisse aller apregraves ma nature agrave faute drsquoart raquo E II XVII

471) faute drsquoune certaine technique artificielle que connaicirctront avec Balzac et La Bruyegravere

1 Floyd Gray Le Style de Montaigne Paris Librairie Nizet 1967 p 18

68

les artistes du style Montaigne srsquoexprime tel qursquoil est eacutecrit comme il parle laquo Comme agrave

faire agrave dire aussi je suis tout simplement ma forme naturelle drsquoougrave crsquoest agrave lrsquoaventure que je

puis plus agrave parler qursquoagrave eacutecrire raquo (E II XVII 463) Le contraire du beau et classique

langage laquo le style nrsquoexiste pas pour lui mais il est action et effet raquo1

Montaigne a une certaine faciliteacute et indiscreacutetion de paroles qui a ducirc lui nuire parfois

mais agrave laquelle il tient comme une partie essentielle de lui-mecircme et qui lui paraicirct

franchise laquo Jrsquoaime mieux ecirctre importun et indiscret que flatteur et dissimuleacute raquo (E II

XVII 471) Il y a donc chez lui quelque chose drsquoanalogue agrave son style Il se vante drsquoailleurs

drsquoeacutecrire comme il parle Selon Albert Thibaudet laquo crsquoest un genre de la litteacuterature de la

noblesse drsquoeacutecrire non comme on eacutecrit crsquoest-agrave-dire en homme de lettres professionnel mais

ou bien comme on parle ou bien comme on agit raquo2 Le goucirct de Montaigne pour Ceacutesair

pour Xeacutenophon et son antipathie contre Ciceacuteron lrsquohomme de lettres vont dans ce mecircme

sens laquo Je mrsquoabandonne agrave la naiumlveteacute et agrave toujours dire ce que je pense et par complexion et

par discours laissant agrave la fortune drsquoen conduire lrsquoeacuteveacutenement raquo (E II XVII 471)

Enfin il faut ajouter que la langue de Montaigne nrsquoest eacutetrange qursquoagrave premiegravere vue elle

propose plus de difficulteacutes agrave lrsquoœil qursquoagrave lrsquoesprit et pour peu qursquoon veuille srsquoabandonner au

mouvement des phrases on ne tardera pas agrave se familiariser avec ses mots ses expressions

et ses tournures propres A part quelques exceptions le vocabulaire des Essais peut

aiseacutement revivre pour nous dans la mesure ougrave Montaigne lrsquoa laquo pris sur le vif raquo preacutefeacuterant

toujours les termes les plus concrets les plus ordinaires les plus proches de lrsquoexpeacuterience

quotidienne de chacun

Quant agrave la prose de Saadi elle aussi est deacutebarrasseacutee des complexiteacutes et artifices

freacutequents dans son temps sans pourtant ecirctre deacutepourvue drsquoornement dans lrsquoexpression3 Le

style du Gulistan se range entre la simpliciteacute fade de la prose de ses ancecirctres qui

nrsquoeacutecrivaient que pour srsquoexprimer et le style peacutedant de sa posteacuteriteacute qui voyait la bonne

eacutecriture dans lrsquoabondance des artifices Crsquoest une des principales raisons qui expliquent la

reacuteception heureuse de son œuvre chez les lecteurs aux goucircts les plus divers

Saadi est par nature de ceux dont la penseacutee et lrsquoacircme sont sans labyrinthe tortueux ceux

qui vont droit au bout prenant le chemin le plus direct dans leurs affaires et qui voient

toujours le bon cocircteacute des choses contrairement agrave ceux qui dans lrsquointerpreacutetation et la

transmission de leurs ideacutees choisissent le chemin obscur et indirect comme srsquoils avaient

1 Albert Thibaudet Montaigne Paris Gallimard 1963 p 491 2 Ibid 3 Voir eacutegalement notre commentaire sur lrsquoart de Saadi (supra pp 39-44)

69

une sorte de complexiteacute une ombre vague et mysteacuterieuse dans la penseacutee qui compliquent

mecircme les questions les plus simples Ce qursquoexprime Platon drsquoun langage simple

compreacutehensif agrave tous et drsquoun style eacuteloquent Aristote lrsquoexplique en expressions

scientifiques drsquoun langage sec et conventionnel Parmi les eacutecrivains contemporains

Anatole France et Thomas Mann Dostoiumlevski et Proust sont des exemples de ces deux

modes de reacuteflexion et drsquoexpression

Saadi nrsquoest pas un poegravete philosophe agrave la maniegravere de Lucregravece ou de Vigny ni en proie

aux reacuteflexions sceptiques agrave la maniegravere des poegravetes tels Khayyacircm Nasser Khosrocirc et Hafez

Or son esprit est loin drsquoecirctre ombreacute par la complexiteacute des questions philosophiques crsquoest-agrave-

dire qursquoil a lrsquoaisance de lrsquoesprit populaire Son expression est donc deacutepourvue de toute

sorte drsquoobscuriteacute et de complication Peut-ecirctre srsquoil nrsquoappartenait pas agrave une eacutepoque ougrave il

importait drsquoorner lrsquoexpression de teacutemoins et de dictons il aurait eacutecrit le Gulistan encore

plus simplement que cela Il deacuteveloppe toujours ses thegravemes poeacutetiques agrave coups drsquoimages et

celles-ci forment la base de ses moyens drsquoexpression Chez lui pas de grandes peacuteriodes

mais une ideacutee srsquoenchaicircne agrave une autre ideacutee et lrsquoideacutee jamais abstraite est eacutetroitement allieacutee agrave

lrsquoimage Par exemple laquo Il ne faut jamais dire une parole sans y avoir reacutefleacutechi ni couper

une eacutetoffe avant de lrsquoavoir mesureacutee raquo (B VII 279)

De lagrave toute la saveur de ce style saveur si releveacutee qursquoelle ne disparaicirct point mecircme

dans une traduction Pas de seacutecheresse pas drsquoabstraction mais une penseacutee concreacutetiseacutee dans

une image lrsquoune et lrsquoautre confondue eacutetroitement au point que lrsquoon se demande si dans

lrsquoesprit de Saadi lrsquoideacutee pouvait exister sans son correspondant concret Combien de

passages ougrave lrsquoimage se relie mecircme si intimement agrave la penseacutee qursquoelle nrsquoest autre que lrsquoideacutee

mecircme

2

QUELQUES THEgraveMES ET IMAGES IDENTIQUES

Quant aux thegravemes traiteacutes agrave la fois par Saadi et par Montaigne nous signalons tout

drsquoabord qursquoils peuvent bien se trouver dans nrsquoimporte quelle œuvre moralisatrice ou en

geacuteneacuteral chez nrsquoimporte quel eacutecrivain Mais ce qui attire lrsquoattention chez nos deux

moralistes agrave part la similitude des thegravemes crsquoest la ressemblance ndash parfois surprenante ndash

entre les images les contes les exemples qursquoils ont donneacutes pour deacutevelopper ces thegravemes

70

Tous les deux ont rapporteacute les souvenirs de leurs voyages ont soutenu leurs ideacutees en

ajoutant des vers aux aventures qursquoils racontent Saadi en donnant ses propres vers agrave lui

et Montaigne ceux de Virgile de Lucregravece drsquoHorace de Ciceacuteron et de beaucoup drsquoautres

poegravetes avant lui Il y a aussi dans leurs œuvres des allusions aux textes sacreacutes pour le

poegravete persan le Coran et pour lrsquoessayiste franccedilais le texte des Eacutevangiles

Degraves la premiegravere vue en lisant tout simplement les titres des diffeacuterents chapitres et leur

subdivision dans le Boustan et le Gulistan drsquoune part et les Essais de lrsquoautre nous

pouvons facilement distinguer des sujets identiques chez ces deux hommes de lettres si

eacuteloigneacutes lrsquoun de lrsquoautre dans le temps aussi bien que dans lrsquoespace Nous preacutesentons ci-

dessous ces correspondances

- Du caractegravere et de la conduite des rois (G I) Des devoirs des rois de la justice et du bon

gouvernement (B I) Ceacutereacutemonie et lrsquoentrevue des rois (E I XIII)

- Des vertus du contentement (G III) Modeacuteration dans les deacutesirs et renoncement (B VI)

De la modeacuteration (E I XXX)

- Des avantages du silence (G IV) De lrsquoart de confeacuterer (E III VIII) De la vaniteacute des

paroles (E I LI) Du parler prompt et tardif (E I X)

- De la faiblesse et de la vieillesse (G VI) De lrsquoacircge (E I LVII)

- Des effets de lrsquoeacuteducation (G VII) Lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation (B VII) Du peacutedantisme

(E I XXV) De lrsquoinstitution des enfants (E I XXVI)

- De la bienfaisance (B II) De la vertu (E II XXIX)

- De la modestie (B IV) De la preacutesomption (E II XVII)

- Repentir (B IX) Du repentir (E III II)

- Priegraveres et conclusion du poegraveme (B X) Des priegraveres (E II LVI)

De plus agrave lrsquointeacuterieur de chacun de ces chapitres on trouve parfois plusieurs questions

eacutetudieacutees qui ne sont pas toujours en rapport avec le titre eacutevoqueacute De sorte que si on voulait

les eacutenumeacuterer elles aussi la liste des sujets communs deacutepasserait largement celle que nous

venons de donner ci-dessus Essayons maintenant drsquoanalyser quelques uns drsquoentre eux pour

voir dans quelle mesure ils se rapprochent

21 De lrsquoeacuteducation le savoir pratique la bonteacute et la vertu laquo autrement on ne fait

que des acircnes chargeacutes de livres raquo

Dans les Essais Montaigne nous preacutesente sa reacuteflexion peacutedagogique Il condamne le savoir

livresque et les meacutethodes autoritaires exige une peacutedagogie vivante et un savoir assimileacute Il

71

a consacreacute deux chapitres du premier livre de ses Essais agrave ce sujet laquo du peacutedantisme raquo et

laquo de lrsquoinstitution des enfants raquo Il y a eacutevoqueacute son enfance heureuse reacutegleacutee par lrsquointelligence

et la douce initiative peacutedagogique de son pegravere De mecircme dans le Boustan Saadi se

feacutelicitant drsquoavoir reccedilu de seacutevegraveres leccedilons durant son jeune acircge en profite pour donner en un

chapitre (laquo lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation raquo) ses ideacutees sur lrsquoeacuteducation des enfants Il a aussi

eacutevoqueacute cette mecircme question dans le septiegraveme chapitre du Gulistan intituleacute laquo des effets de

lrsquoeacuteducation raquo Les deux auteurs ont affirmeacute que cette eacuteducation est un devoir pour le pegravere

de famille Par exemple Saadi dit laquo Veux-tu laisser apregraves toi un nom sans tache eacutelegraveve ton

fils selon les preacuteceptes de la sagesse et de la raison car srsquoil est deacutepourvu de qualiteacute crsquoest

comme si tu mourrais sans posteacuteriteacute raquo

Ainsi Montaigne commenccedilant par une critique blessante des laquo peacutedantes raquo et arrivant

agrave la deacutefinition drsquoun enseignement profitable fondeacute sur lrsquoeacuteveil la curiositeacute et la douceur

couvre tout le champ de ce qursquoil nomme lrsquoinstitution et que lrsquoon appelle aujourdrsquohui

lrsquoeacuteducation Nombre des ideacutees chegraveres agrave cet eacutecrivain sont ici affirmeacutees avec eacuteclat

lrsquoimportance du corps que le maicirctre doit prendre en charge autant que lrsquoesprit La modestie

et la mesure du gouverneur (preacutecepteur) qui lorsqursquoil srsquoadresse agrave son eacutelegraveve doit

laquo condescendre agrave ses allures pueacuteriles et les guider raquo Lrsquoassimilation en profondeur du

savoir qui doit influer sur le comportement et lrsquoamender ndash par lrsquoopposition agrave la teinture

superficielle ou au remplissage des cervelles qui laquo ne fait que des acircnes chargeacutes de livresraquo

Crsquoest sur cette image tregraves significative que se termine le chapitre XXVI du premier livre

des Essais lrsquoimage qui reacutesume en quelque sorte toute la penseacutee de lrsquoauteur sur le problegraveme

de lrsquoeacuteducation

laquo Pour revenir agrave mon propos il nrsquoy a tel que drsquoalleacutecher lrsquoappeacutetit et lrsquoaffection autrement on ne

fait que des acircnes chargeacutes de livres On leur donne agrave coup de fouet en garde leur pochette pleine

de science laquelle pour bien faire il ne faut pas seulement loger chez soi il la faut eacutepouser raquo

(E I XXVI 135)

Nous retrouvons exactement la mecircme image pour exprimer la mecircme ideacutee dans le Gulistan

laquo Il nrsquoest ni un contemplatif ni un savant ce quadrupegravede qui porte plusieurs livres Cet ecirctre agrave la

cervelle vide quelle science et quelle notion a-t-il si ce qursquoil porte est du bois ou des livres raquo

(G VIII 311)

72

A maintes reprises Montaigne a critiqueacute les mauvaises pratiques de son temps qui ne

font que remplir la meacutemoire sans deacutevelopper le sens de jugement chez lrsquoapprenant laquo Il

fallait srsquoenqueacuterir qui est mieux savant non qui est plus savant Nous ne travaillons qursquoagrave

remplir la meacutemoire et laissons lrsquoentendement et la conscience vides raquo (E I XXV 107)

laquo A quoi sert la science si lrsquoentendement nrsquoy est raquo (Ibid p110) laquo plutocirct la tegravete bien faite

que bien pleine [] plus les mœurs et lrsquoentendement que la science raquo (Ibid 116) laquo Savoir

par cœur nrsquoest pas savoir crsquoest tenir ce qursquoon a donneacute en garde agrave sa meacutemoireraquo (Ibid

117) laquo Il [eacutecolier] en devait rapporter lrsquoacircme pleine il ne lrsquoen rapporte que bouffie et lrsquoa

seulement enfleacutee au lieu de la grossir raquo (E I XXV 108) Ici il faut se rappeler que

lrsquoeacuteducation de lrsquoeacutepoque faisait une grande place au par cœur

De mecircme il veut que lrsquoon apprenne la science de sorte que lrsquoon puisse la mettre en

pratique laquo Ils savent la theacuteorique de toutes choses cherchez qui la mettre en pratique raquo

(Ibid 109) laquo hellipvoit le bien et ne le suit pas et voit la science et ne srsquoen sert pas raquo (Ibid

111) Comme preuve agrave son ideacutee il rapporte des paroles de Ciceacuteron laquo Il ne faut pas se

contenter drsquoacqueacuterir la sagesse il faut en jouir raquo (Ibid 108) Cette mecircme ideacutee est bien

preacutesente et reacutepeacuteteacutee plusieurs fois dans le Gulistan de Saadi laquo Quiconque a eacutetudieacute et nrsquoa

pas mis sa science en pratique ressemble agrave celui qui a conduit le bœuf (atteleacute agrave une

charrue) et nrsquoa pas reacutepandu de semence raquo (G VIII 323) laquo un savant qui ne pratique pas

les bonnes œuvres [est] un arbre sans fruithellipUn savant qui ne pratique pas les bonnes

œuvres est une abeille qui ne produit pas de miel raquo (Ibid 336) Ou encore laquo Il y a deux

sortes de personnes qui subissent inutilement de la peine et des malheurs celles qui

amassent des biens et de la richesse et ne srsquoen servent pas et celles qui acquiegraverent de

lrsquoexpeacuterience [du savoir] mais ne lrsquoutilisent pasraquo (Ibid 311) En fait le savoir on

lrsquoapprend afin de srsquoen servir un jour pour ameacuteliorer sa condition de vie sinon il vaudrait

mieux rester ignorant laquo Quelque connaissance que tu puisses acqueacuterir si tu ne trsquoen sers

pas autant ecirctre ignorant raquo (Ibid) Saadi a lrsquoart de litote qui aurait pu dire une telle ideacutee

dans une expression si bien arrangeacutee et touchante

Cependant une bonne eacuteducation ne doit pas aboutir seulement agrave la mise en pratique du

savoir deacutejagrave acquis mais il faut eacutegalement le controcircle permanent de lrsquoacircme qui doit ecirctre

conduite agrave la sagesse et surtout agrave la bonteacute science premiegravere pour Montaigne et pour Saadi

Selon le premier sans la bonteacute la science est non seulement inutile mais pourrait nuire

aussi laquo Tout autre science est dommageable agrave celui qui nrsquoa la science de la bonteacute raquo (E I

XXV 110) Ou encore dans le chapitre laquo de lrsquoinstitution des enfants raquo qui est adresseacute agrave

Madame Diane de Foix comtesse de Gurson nous lisons laquo Madame crsquoest un grand

73

ornement que la science et un outil de merveilleux service notamment aux personnes

eacuteleveacutees en tel degreacute de fortune comme vous ecirctes A la veacuteriteacute elle nrsquoa point son vrai visage

en mains viles et basses raquo Pour Saadi laquo le savant sans [vertu] est un aveugle qui porte une

lanterne Il dirige les autres et nrsquoest pas dirigeacute raquo (G VIII 312)

Montaigne aime une eacuteducation qui non seulement ne nous laquo gacircte raquo pas

mais qui soit capable drsquoameacuteliorer notre condition de vie laquo Or ce nrsquoest pas assez que notre

institution ne nous gacircte pas il faut qursquoelle nous change en mieux raquo (E I XXV 109)

Crsquoest pour cette raison qursquoil admire chez les Persans ce trait de leur eacuteducation qui enseigne

la laquo vertu raquo au lieu des laquo lettres raquo laquo En cette belle institution que Xeacutenophon precircte aux

Perses nous trouvons qursquoils apprenaient la vertu agrave leurs enfants comme les autres nations

font les lettres raquo (Ibid 111)

Or la vertu aussi est un des thegravemes que les deux moralistes ont deacuteveloppeacutes Montaigne

veut ecirctre parmi les gens laquo les plus utiles aux hommes raquo (Ibid 111) Il rapporte dans un

autre passage une reacuteflexion de Ciceacuteron laquo Je suis de cet avis que la plus honorable

vacation est de servir au public et ecirctre utile agrave beaucoup Nous ne jouissons jamais autant

des fruits de lrsquoesprit de la vertu de toute supeacuterioriteacute qursquoen les partageant avec nos plus

proches amis raquo (E III IX 683) Lrsquoideacutee qursquoa exprimeacutee Saadi bien avant lui dans son

Boustan

laquo La voie qui megravene agrave Dieu consiste dans le deacutevouement envers ses creacuteateurs et nullement dans

le chapelet le sidjadeh (tapis de priegravere) et le froc Ceins tes reins de pieacuteteacute sincegravere et de foi et ne

prononce plus de vaines et coupables paroles Dans la route du spiritualisme il faut des actes et

non des mots raquo (B I 39)

Cette ideacutee est reacutepeacuteteacutee maintes fois dans le livre tel dans le passage suivant

laquo Dieu a des treacutesors de bonteacute pour celui qui est bon envers ses creacuteatures lrsquohomme intelligent

et sage est bienfaisant la geacuteneacuterositeacute ne loge pas dans un cerveau eacutetroit Le bonheur dans ce

monde et dans lrsquoautre est le partage de celui qui assure le bonheur des serviteurs de Dieu raquo (B

II 117)

Enfin Saadi est tellement geacuteneacutereux qursquoil precircche la bonteacute mecircme envers les ennemis

laquo Retiens ton ennemis dans les liens de la reconnaissance ces liens que lrsquoeacutepeacutee ne peut

trancher vaincu par ta geacuteneacutereuse bonteacute il renoncera agrave ses projets de vengeance Mauvaise

graine ne peut donner de bons fruits Lrsquoami qui a agrave se plaindre de toi srsquoenfuit avec horreur

74

(litteacuteralement ne peut plus te voir en peinture) mais au contraire un ennemis agrave qui tu rends

service finit par devenir ton ami deacutevoueacute raquo (B II 114)

laquo De qui as-tu appris la politesse ndash Des impolis raquo Crsquoest un des vers de Saadi dans le

Gulistan qui est passeacute ndash comme beaucoup drsquoautres de ses vers ndash en proverbe chez les

Iraniens En effet crsquoest un des avantages de lrsquohomme sage qui peut deacutegager de nrsquoimporte

quel eacuteveacutenement de nrsquoimporte quel comportement (mecircme les pires) des regravegles de conduite

Ainsi dans le vingtiegraveme conte du chapitre laquo de lrsquoeacutethique des derviches raquo nous lisons

laquo On a dit agrave Locmacircn laquo De qui as-tu appris la politesse raquo Il reacutepondit laquo Des gens impolis

Tout ce que jrsquoai jugeacute deacutesapprouvable de leur part je me suis abstenu de faire et de dire cela raquo

Distique ndash On ne dit pas un mot mecircme par maniegravere de plaisanterie dont lrsquohomme intelligent

ne tire un conseil Mais si lrsquoon reacutecite cent chapitres de sagesse devant un ignorant ils entrent

dans son oreille comme autant de plaisanteries raquo (G II XXI 123)

Ecouter le conseil drsquoun ennemi est bien entendu un tort Neacuteanmoins notre fameux

moraliste autorise de lrsquoeacutecouter agrave la seule condition de faire le contraire de ce qursquoil dit ce

qui sera le bon chemin laquo Crsquoest une erreur drsquoaccepter les conseils de la part drsquoun ennemi

mais il est permis de les eacutecouter afin que tu agisses contrairement agrave ses conseils car crsquoest

lrsquoessence mecircme de ce qui est convenable raquo (G VIII 315)

Donc lrsquoideacutee qui paraicirct paradoxale au premier regard contient une part de logique

lrsquohomme pourrait ainsi acqueacuterir la politesse la bonne conduite en suivant les mauvais

exemples mecircmes Une pareille conception nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave lrsquoessayiste franccedilais qui

confirme lrsquoideacutee de son preacutedeacutecesseur iranien dans un long discours Ils ont tous deux besoin

de donner des exemples agrave lrsquoappui de leurs ideacutees Saadi donnait lrsquoexemple de Luqman

Montaigne a choisi celui du laquo vieux Caton raquo

laquo [Je] mrsquoinstruis mieux par contrarieacuteteacute que par exemple et par fuite que par suite A cette sorte

de discipline regardait le vieux Caton quand il dit que les sages ont plus agrave apprendre des fous

que les fous des sages [] Lrsquohorreur de la cruauteacute me rejette plus avant en la cleacutemence

qursquoaucun patron [modegravele] de cleacutemence ne me saurait attirer [hellip] et une mauvaise faccedilon de

langage reacuteforme mieux la mienne que ne fait la bonne Tous les jours la sotte contenance drsquoun

autre mrsquoavertit et mrsquoavise Ce qui point touche et eacuteveille mieux que ce qui plaicirct [] Etant peu

appris par les bons exemples je me sers des mauvais desquels la leccedilon est ordinaire Je me

suis efforceacute de me rendre autant agreacuteable comme jrsquoen voyais de facirccheux aussi ferme que jrsquoen

voyais de mous aussi doux que jrsquoen voyais drsquoacircpres Mais je me proposais des mesures

invincibles raquo (E III VIII 662)

75

Il est donc plus difficile de faire du bien que de ne pas faire du mal Alors Saadi et

Montaigne preacutefegraverent tirer des leccedilons des laquo mauvais exemples raquo plutocirct que des bons

exemples il semble que cela est devenu un principe pour eux eacuteviter un mauvais exemple

au lieu de suivre un bon exemple laquo Il faut tout mettre en besogne et emprunter [agrave] chacun

selon sa marchandise car tout sert en meacutenage la sottise mecircme et faiblesse drsquoautrui lui

[lrsquoenfant] sera instruction A controcircler les gracircces et faccedilons drsquoun chacun il srsquoengendrera

envie des bonnes et meacutepris des mauvaises raquo (E I XXVI 120)

22 Lrsquoinstant du plaisir laquo Hier nrsquoest plus demain nrsquoest pas encore ne compte donc

que sur lrsquoheure preacutesente raquo

Dans le second livre (II XII) Montaigne deacutecouvre que lrsquoinstant preacutesent nrsquoa pas de

coheacuterence puisqursquoil est fait de passeacute et de futur Mais les eacutepicuriens lui apprennent que

lrsquoinstant peut avoir une autre reacutealiteacute Il doit sa reacutealiteacute au plaisir qui est une creacuteation

Montaigne deacuteteste les gens qui renoncent aux plaisirs de la vie laquo Je hais un esprit

hargneux et triste qui glisse par-dessus les plaisirs de sa vie et srsquoempoigne et paicirct aux

malheurs raquo (E III V 609) A ses yeux ces gens-lagrave sont laquo comme les mouches qui ne

peuvent tenir contre un corps bien poli et bien lisseacute et srsquoattachent et reposent aux lieux

scabreux [rugueux] et raboteux raquo (Ibid) En effet le plaisir nrsquoest pas donneacute mais eacutelaboreacute

par lrsquoindividu Montaigne sait que laquo toutes les jouissances ne sont pas unes [identiques] il

y a des jouissanceshellip languissantes raquo (III V) Il nrsquoy a pas de plaisir sans une participation

active de la conscience Crsquoest le rocircle du deacutesir lorsqursquoil est attiseacute par lrsquoattente ou par la

difficulteacute Ceux qui ont tout trop facilement nrsquoont plus de plaisir laquo Qui ne participe aux

hasard [risques] et difficulteacute ne peut preacutetendre inteacuterecirct agrave lrsquohonneur et au plaisir qui suivent

les actions hasardeuseshellip Cette aisance et lacircche faciliteacute de faire tout baisser sous soi sont

ennemies de toute sorte de plaisir crsquoest glisser cela ce nrsquoest pas aller crsquoest dormir ce

nrsquoest pas vivre raquo (E III VII 660)

De son cocircteacute Saadi est de cet avis qursquoil faut profiter de cet laquo instant preacutesent raquo puisque

lrsquohomme ne peut rien pour le passeacute et est ignorant de ce qui va lui arriver demain

laquo Nrsquoattache pas ton cœur agrave ces deacutecombres (le monde) une noix ne peut se tenir drsquoaplomb

sur une coupole Hier nrsquoest plus demain nrsquoest pas encore ne compte donc que sur lrsquoheure

preacutesente raquo (B IX 348) Ou bien dans le Gulistan il dit laquo Maintenant que les richesses

sont dans ta main comprends que cette puissance et ce royaume passent de main en main

(G I 82) A maintes reprises dans son œuvre le sage de Chiraz a insisteacute sur cette

reacuteflexion Mais il semble que lrsquohomme nrsquoappreacutecie pas comme il faut ses jours de bonheur

76

laquo Lrsquohomme ne connaicirct le prix des jours de bonheur

Que lorsqursquoil geacutemit sous le poids de lrsquoinfortune [hellip]

Pour connaicirctre le prix de la santeacute

Il faut avoir longtemps souffert des ardeurs de la fiegravevre

La nuit ne paraicirct pas longue au riche qui repose sur une couche moelleuse

Elle est bien longue cependant pour le malade

Qui se deacutebat dans les convulsions de la douleur

Le monarque fortuneacute qui se reacuteveille aux sons de la fanfare matinale

Sait-il qursquoa eacuteteacute la nuit pour le pauvre veilleur raquo (B VIII 323-324) raquo

Nous donnons ici quelques autres passages extraits des Essais du Boustan et du

Gulistan ougrave se reflegravete lrsquoideacutee de leur auteur sur le plaisir sur lrsquoappreacuteciation de nos moments

de bonheur et de santeacute et nous laissons au lecteur le jugement sur le rapprochement de ces

deux penseacutees

laquo O un tel fais une bonne action et regarde la vie comme un butin avant qursquoune voix srsquoeacutelegraveve

en disant Un tel nrsquoest plus raquo (G I II 26)

laquoLrsquohomme ne connaicirct le prix des jours de bonheur que lorsqursquoil geacutemit sous le poids de

lrsquoinfortunehellip Pour connaicirctre le prix de la santeacute il faut avoir longtemps souffert des ardeurs de

la fiegravevre raquo (B VIII 323-324) laquo Porteacute sur le dot drsquoun dromadaire solide comme un roc tu ne

saurais compatir aux souffrances de ceux qui font la route agrave pied Les heureux de ce monde qui

dorment en paix sous un toit hospitalier srsquoinquiegravetent-ils des miseacuterables en proie aux tortures

de la faim raquo (Ibid 325-326)

laquo Et au rebours des autres je me trouve plus deacutevot en la bonne qursquoen la mauvaise fortunehellip et

fais plus volontiers les doux yeux au ciel pour le remercier que pour le requeacuterir raquo (E III IX

679) laquo Je veux eacutetudier la maladie quand je suis sain quand elle y est elle fait son impression

assez reacuteelle sans que mon imagination lrsquoaide raquo (Ibid 701)

Il faut ajouter que pour Montaigne le plaisir nrsquoest pas purement physique laquo Jrsquoassocie

mon acircme raquo dit-il (III XIII) A cet eacutegard laquo le plaisir est un eacuteleacutement de la sagesse [comme

pour Saadi] qui est une recherche drsquoune conscience plus vive raquo1 Drsquoougrave le sens particulier

que Montaigne donne agrave lrsquoexpression perdre son temps dans le dernier chapitre de son

livre laquo Perdre son temps nrsquoest pas gaspiller une dureacutee qui nous aurait attribueacutee lrsquoinstant

nrsquoest pas fourni comme un contenant qursquoil importe de remplir Perdre son temps crsquoest

1 Franccediloise Joukovsky Montaigne sans commencement et sans fin Paris GF Flammarion 1998 p 245

77

neacutegliger de creacuteer le preacutesent en le tirant agrave la conscience raquo1 Il faut donc ecirctre tregraves attentif pour

que cet instant qui a une existence virtuelle puisse eacuteclore Ainsi on pourrait dire que la

vie est une suite de rendez-vous possibles parce qursquoelle ne nous est pas donneacutee une fois

pour toutes Alors la dureacutee temporelle constitue une sorte de succession la vie devient

plurielle et la joie multiplieacutee

23 laquo De lrsquoart de confeacuterer raquo laquo lrsquohomme se reacutevegravele par son intelligence et son langage raquo

Lrsquoun des thegravemes traiteacutes par nos deux eacutecrivains crsquoest celui du parler ou bien de la maniegravere

de parler Montaigne a consacreacute tout le chapitre XIII du troisiegraveme livre agrave laquo lrsquoart de

confeacuterer raquo et des passages du chapitre VIII du premier livre aussi le chapitre IX du

troisiegraveme livre laquo de la vaniteacute raquo Saadi en parle dans le quatriegraveme livre du Gulistan sous le

titre laquo des avantages du silence raquo et dans le chapitre du Boustan qui est sur lrsquoeacuteducation

Tous les deux auteurs font lrsquoeacuteloge du silence de la sobrieacuteteacute dans la parole et proscrivent le

peacutedantisme et le bavardage

Dans les Essais Montaigne deacutefinit les regravegles du dialogue constructif En fait lrsquoessai

est un dialogue de Montaigne avec le lecteur et avec lui-mecircme laquo Laisse lecteurhellip raquo laquo Ne

te prends point agrave moi lecteur raquo (E III IX 691) De son cocircteacute le poegravete persan aussi adresse

ses maximes agrave son lecteur laquo O toi qui lis cet ouvrage prie Dieu drsquoavoir pitieacute de lrsquoauteur et

implore le pardon pour le copiste demande pour toi-mecircme le bien que tu deacutesireshellipraquo (G

350) laquo Toi aussi lecteur ne deacutetourne pas la tecirctehellip raquo (B VIII 322) Pour Montaigne laquo la

confeacuterence raquo (conversation) est laquo le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit raquo (E

III VIII 662) et il laquo consentirait[t] plutocirct de perdre la vue que lrsquoouiumlr ou le parler raquo (Ibid

663) Mais il croit en un certain nombre de regravegles en matiegravere de communication qursquoil faut

respecter pour rester laquo sage raquo et que nos deux moralistes nous proposent chacun agrave sa

maniegravere mais drsquoune ressemblance indeacuteniable

La premiegravere regravegle est de parler peu et parfois mecircme de garder silence Commenccedilons

par le conseil que nous donne Saadi de la bouche drsquoun de ses personnages laquo Parle avec

reacuteserve ou abstiens-toi de parler Nrsquouse pas drsquoun langage que tu ne saurais supporter chez

un autre qui segraveme lrsquoorge ne reacutecolte pas le froment raquo (B VII 280) Plus loin on lit

laquo La brute est muette lrsquohomme seul a le don de la parole mais quand il parle sans

discernement il est infeacuterieur agrave la brute ndash Tu dois ou mesurer tes paroles comme les sages ou

1 Ibid

78

garder le silence comme les ecirctres priveacutes de raison Lrsquohomme se reacutevegravele par son intelligence et

son langage prends garde de nrsquoecirctre qursquoun perroquet ignorant et babillard raquo (Ibid 281-282)

A son tour Montaigne quand il srsquoagit laquo de lrsquoinstitution des enfants raquo precircche le silence

et affirme que laquo le silence et la modestie sont qualiteacutes tregraves commodes agrave la conversation raquo

(E I XXVI 199) Lrsquoune des qualiteacutes du sage est donc de ne parler que dans le moment

opportun sinon il vaudrait mieux se taire Selon Saadi laquo pour lrsquoignorant il nrsquoy a rien de

meilleur que le silence et srsquoil connaissait cet avantage il ne serait pas ignorant raquo Et juste

apregraves on lit ces vers

laquo Lorsque tu ne possegravedes ni meacuterite ni science le mieux crsquoest que tu gardes ta langue

(silencieuse) dans ta bouche La langue deacuteshonore lrsquohomme (en reacuteveacutelant son ignorance) de

mecircme que la noix qui ne renferme pas de pulpe est deacutenonceacutee par sa leacutegegravereteacute Un sot donnait

des leccedilons agrave un acircne deacutepensant toujours pour lui son temps Un sage lui dit O ignorant

pourquoi te fatigues-tu Crains dans ton vain deacutesir les reproches du critique Les brutes

nrsquoapprendront pas de toi lrsquoart de la parole mais toi apprends drsquoelles agrave te taire raquo (G VIII

322-323)

Ici drsquoune maniegravere tregraves fine Saadi dit que le silence pourrait empecirccher de deviner

lrsquoignorance des gens et crsquoest le moindre inteacuterecirct que lrsquoon trouve dans la sobrieacuteteacute de la

parole (laquo srsquoil le connaissait cet avantage il ne serait pas ignorant raquo) laquo Tant que lrsquohomme

nrsquoaura point parleacute son meacuterite et ses deacutefauts resteront cacheacutes raquo (G I 28) Nous retrouvons

le mecircme laquo profit raquo que pourrait avoir le silence dans le chapitre laquo de lrsquoart de confeacuterer raquo

chez Montaigne laquo Et pourtant leur est le silence non seulement contenance de respect et

graviteacute mais encore souvent de profit et meacutenage raquo (E III 8 669) Et tout de suite apregraves

comme exemple et preuve lrsquoessayiste nous raconte lrsquoaffaire de Meacutegabysus

laquo Car Meacutegabysus eacutetant alleacute voir Apelle en son ouvroir fut longtemps sans mot dire et puis

commenccedila agrave discourir de ses ouvrages dont il reccedilut cette rude reacuteprimande laquo Tandis que tu as

gardeacute silence tu semblais quelque chose agrave cause de tes chaicircnes et de ta pompe mais

maintenant qursquoon trsquoa ouiuml parler il nrsquoest pas jusqursquoaux garccedilons de ma boutique qui ne te

meacuteprisent raquo Ces magnifiques atours ce grand eacutetat ne lui permettaient point drsquoecirctre ignorant

drsquoune ignorance populaire et de parler impeacuterativement de la peinture il devait maintenir

muet cette externe et preacutesomptive suffisance A combien de sottes acircmes en mon temps a servi

une mine froide et taciturne de titre de prudence et de capaciteacute raquo (Ibid)

79

Outre la ressemblance des conseils donneacutes sur le sujet (ecirctre sobre dans la parole) ce

qui frappe ici crsquoest la similitude entre le vocabulaire employeacute de la part des deux

moralistes pour srsquoexprimer Les mots sages sagesse sot ignorant apparaissent tour agrave tour

chez lrsquoun et lrsquoautre De plus lrsquoaventure de Meacutegabysus que raconte Montaigne pour

soutenir son ideacutee est tout agrave fait semblable agrave celle de ce pieux soufi raconteacutee par Saadi dans

le septiegraveme livre du Boustan nous y trouvons la mecircme situation et le mecircme reacutesultat pour

le personnage qui a perdu toute sa reacuteputation juste en raison drsquoavoir parleacute au moment ougrave il

devait garder le silence

laquo Un pieux soufi vecirctu du froc vivait au Caire et observait un silence absolu Les hommes les

plus consideacuterables accouraient de toute part aupregraves de lui comme des papillons attireacutes par la

flamme Une nuit notre deacutevot se rappela (le dicton) la langue reacutevegravele lrsquohomme continuer agrave

garder le silence nrsquoeacutetait-ce pas laisser son meacuterite dans lrsquoombre Il parla heacutelas et aussitocirct

amis et ennemis tous le proclamegraverent le maicirctre-sot de la ville Le vide se fit autour de lui et sa

reacuteputation srsquoeacuteclipsa Il partit alors apregraves avoir inscrit ces mots sur le fronton drsquoune mosqueacutee

laquo si jrsquoavais lu dans mon cœur comme dans un miroir je nrsquoaurais pas follement livreacute ma

reacuteputation agrave la riseacutee publique (litt deacutechireacute les voiles) Laid comme je le suis jrsquoai attireacute sur moi

le ridicule parce que je me croyais beau Ta reacuteputation eacutetait due agrave ton mutisme tu as parleacute le

prestige a disparu disparais toi aussi raquo (B VII 281)

La leccedilon que le poegravete tire de lrsquoaventure de ce soufi est ainsi adresseacutee au sage laquo Le

silence ocirc sage augmente ta majesteacute de mecircme qursquoil est une sauvegarde pour le sot raquo

(Ibid)

Drsquoailleurs pour Saadi homme de Dieu les avantages du silence ne concernent pas

que notre vie terrestre Selon lui controcircler ses paroles peut ecirctre utile mecircme pour la vie de

lrsquoau-delagrave laquo Homme sage et expeacuterimenteacute veille sur ta langue demain au tribunal de

Dieu il nrsquoy aura point de condamnation contre celui qui aura su se taire raquo (B VII 278)

La deuxiegraveme regravegle est de bien reacutefleacutechir agrave ce que lrsquoon va dire avant de parler mieux

vaut dire tard que de dire des propos irreacutefleacutechis qui entraicircneraient le remords laquo Quiconque

ne reacutefleacutechit pas agrave la reacuteponse qursquoil doit faire son discours se trouve ecirctre drsquoautant plus hors

de propos Ou bien orne tes paroles au moyen de la sagesse agrave lrsquoinstar des hommes ou bien

assieds-toi silencieux comme les brutes raquo (G VIII 323) Cette question des paroles bien

reacutefleacutechies et mesureacutees eacutetait deacutejagrave poseacutee dans le Boustan au chapitre sur laquo lrsquoinfluence de

lrsquoeacuteducation raquo

80

laquo Il ne faut jamais dire une parole sans y avoir reacutefleacutechi ni couper une eacutetoffe avant de lrsquoavoir

mesureacutee Lrsquohomme qui pegravese le fort et le faible drsquoun discours lrsquoemporte sur le bavard toujours

prompt agrave la riposte La parole est la parure de lrsquoacircme fais en sorte qursquoelle ne soit pas pour toi

une laideur Lrsquohomme prudent en son langage nrsquoest pas exposeacute agrave en rougirhellip Imite les sages

ne prononce qursquoune parole mais qursquoelle soit senseacutee Tu as tireacute cent flegraveches et toutes ont

manqueacute le but un archer habile nrsquoen lance qursquoune et frappe juste raquo (B VII 279)

Montaigne reacutepegravete lrsquoideacutee tregraves briegravevement mais drsquoune expression tregraves significative laquo Qursquoils

pensent bien avant que de se produire Qui les hacircte raquo (E III IX 691)

Enfin la troisiegraveme regravegle dans laquo lrsquoart de confeacuterer raquo consiste agrave eacuteviter la redite Celle-ci

est systeacutematiquement reprocheacutee chez le sage En fait la reacutepeacutetition paraicirct toujours

deacuteconseilleacutee mecircme laquo aux choses utiles raquo

laquo La redite est partout ennuyeuse fucirct-ce dans Homegravere mais elle est ruineuse aux choses qui

nrsquoont qursquoune montre superficielle et passagegravere je me deacuteplais de lrsquoinculcation [redite] voire

aux choses utiles comme en Seacutenegraveque et lrsquousage de son eacutecole stoiumlque me deacuteplaicirct de redire sur

chaque matiegravere tout au long et au large les principes et preacutesuppositions qui servent en geacuteneacuteral

et reacutealleacuteguer toujours de nouveau les arguments et raisons communes et universelles raquo (Ibid

689-690)

Le sujet avait eacuteteacute abordeacute par Saadi bien avant Montaigne Lui aussi srsquoeacutetait servi drsquoun

exemple historique pour donner de lrsquoeacuteclat agrave son jugement Sauf que contrairement agrave

lrsquoauteur franccedilais eacutevoquant le cocircteacute deacuteplaisant du raisonnement commun de Seacutenegraveque le

poegravete persan a choisi le personnage de Sahban Wail qui est lui un orateur excellent

laquoOn a attribueacute agrave Sahbacircn fils de Wail une eacuteloquence incomparable parce qursquoil parlait une

anneacutee entiegravere devant une reacuteunion et qursquoil ne reacutepeacutetait pas le mecircme mot Si la mecircme penseacutee se

repreacutesentait par hasard il lrsquoexprimait dans des termes diffeacuterents Parmi toutes les qualiteacutes des

convives des rois ce trouve celle-lagrave raquo

Vers ndash Quoiqursquoun discours soit ravissant et agreacuteable qursquoil soit digne drsquoecirctre cru et approuveacute

lorsque tu lrsquoauras prononceacute une fois ne le reacutepegravete pas car quand on a mangeacute de la confiture

une fois crsquoest assez raquo (G IV VI 209)

24 De la conduite des rois laquo Si la libeacuteraliteacute drsquoun prince est sans discreacutetion et sans

mesure je lrsquoaime mieux lrsquoavare raquo

Saadi et Montaigne vivaient chacun agrave une eacutepoque ougrave reacutegnait la monarchie et dans leur

œuvre nombreux sont les passages consacreacutes agrave la vie des rois et des princes agrave leur faccedilon

81

de gouverner agrave leur justice ou lrsquoinjustice En eacutevoquant leurs deacutefauts et leurs qualiteacutes en

racontant leurs aventures comme exemple ils tirent des leccedilons de morale pour les rois de

leur temps et en geacuteneacuteral pour tous les lecteurs

Nous savons que Saadi a deacutedieacute ses deux chefs-drsquoœuvre au prince Abou Bakr Ibn Saad

Il a composeacute des poegravemes en eacuteloge de ce prince et de son pegravere Pourtant ses eacuteloges ne

ressemblent pas du tout agrave celles des autres eacutecrivains ou poegravetes de son temps il nrsquoy a chez

lui ni flatterie ni exageacuteration A lrsquoeacutepoque un grand nombre de poegravetes vivaient plus ou

moins de leurs paneacutegyriques et il est juste drsquoajouter que Saadi a du moins le meacuterite

drsquoinseacuterer souvent un brin de morale au milieu des couronnes qursquoil tresse laquo Lrsquohumiliteacute

naturelle chez les petits est admirables chez les grands le sujet qui se prosterne ne fait

que son devoir mais en se prosternant un roi prouve qursquoil est lrsquohomme de Dieu raquo

Nrsquooublions pas que la franchise est un eacuteleacutement inseacuteparable de lrsquoexpression de Saadi Dans

lrsquoune des odes qursquoil deacutedie agrave Abou Bakr il dit laquo Je ne te dis pas que tu te distingues entre

tous les nobles par la libeacuteraliteacute je ne te dirai pas que tu es supeacuterieur agrave tous les rois par la

justice Bien que tu sois tout cela il est meilleur encore de trsquoavertir car conseiller de suivre

le chemin du bien est lrsquoaffaire drsquoun veacuteritable ami raquo Du reste il faut noter qursquoAbou Bakr

sixiegraveme prince de sa dynastie meacuteritait bien les louanges de Saadi

Quant agrave Montaigne il estime que laquo le plus acircpre et difficile meacutetier du monde agrave [son]

greacute crsquoest faire dignement le roi raquo (E III 659) La lourde tacircche des rois lrsquoeacutetonne et il a de

la sympathie pour eux laquo Jrsquoexcuse plus de leurs fautes qursquoon ne fait communeacutement en

consideacuteration de lrsquohorrible poids de leur charge qui mrsquoeacutetonne Il est difficile de garder

mesure agrave une puissance si deacutemesureacutee raquo (Ibid) Neacuteanmoins dans drsquoautres passages de ses

Essais ce mecircme Montaigne critique et non sans une certaine ironie la deacutemesure de

certains rois ou princes laquo Si la libeacuteraliteacute [geacuteneacuterositeacute] drsquoun prince est sans discreacutetion et

sans mesure je lrsquoaime mieux lrsquoavarehellip Lrsquoimmodeacutereacutee largesse est un moyen faible agrave leur

acqueacuterir bienveillance raquo (Ibid 649) Crsquoest ce que conseillait Saadi aux rois de son temps

laquo La geacuteneacuterositeacute est louable non agrave ce point que lrsquoeacutetat srsquoen affaiblisse et que le peuple en

souffre raquo1 Comme lrsquoexemple drsquoune laquo immodeacutereacutee largesse raquo Montaigne raconte lrsquoaffaire

du roi Philippe

laquo Philippe de ce que son fils essayait par preacutesents de gagner la volonteacute des Maceacutedoniens lrsquoen

tanccedila par une lettre en cette matiegravere laquo Quoi As-tu envie que tes sujets te tiennent pour leur

1 Nous avons pris et traduit cette citation dans les Œuvres complegravetes de Saadi (conseil 17 des Essais en prose) Teacuteheacuteran Doustan 2002 p 805

82

boursier non pour leur roi Veux-tu les pratiquer [gagner] Pratique-les des bienfaits de ta

vertu non des bienfaits de ton coffre raquo (Ibid 650)

Or le thegraveme de la geacuteneacuterositeacute chez les rois et les princes a eacuteteacute abordeacute dans les Essais

aussi bien que dans le Gulistan et le Boustan Cette geacuteneacuterositeacute comme nous lrsquoavons vu ci-

dessus les deux auteurs lrsquoaiment laquo mesureacutee raquo De plus laquo enlever de lrsquoargent agrave ses

proprieacutetaires leacutegitimes pour le donner agrave des eacutetrangers ne doit pas ecirctre regardeacute comme une

libeacuteraliteacute raquo (Ibid) Ou encore laquo La libeacuteraliteacute mecircme nrsquoest pas bien en son lustre en mains

souveraines raquo (Ibid 649) Car enfin laquo il est trop aiseacute drsquoimprimer la libeacuteraliteacute en celui qui a

de quoi y fournir autant qursquoil veut aux deacutepens drsquoautruihellip elle vient agrave ecirctre vaine en mains si

puissantes raquo (Ibid) Et justement il y a chez les Persans un des vers de Saadi passeacute en

proverbe qui contient exactement la mecircme ideacutee laquo Si crsquoest lrsquoinviteacute qui paye il est facile de

devenir Hatam Tayi1 raquo

Cependant tous les rois ou princes ne sont pas geacuteneacutereux Au contraire il y en a

beaucoup qui traitent tregraves mal leurs sujets de sorte que ceux-ci preacutefegraverent un moment de

calme agrave tant de richesse que pourraient leur proposer un prince A cet eacutegard en lisant des

passages eacutecrits sur laquo la conduite des rois raquo dans lrsquoœuvre de Montaigne et de Saadi nous

trouvons des situations drsquoune analogie parfois eacutetonnante Par exemple Montaigne dit

laquo Les princes me donnent prou [assez] srsquoils ne mrsquoocirctent rien et me font assez de bien quand

ils ne me font point de mal crsquoest tout ce que jrsquoen demande raquo (E III IX 694) Tout

comme le derviche de ce conte de Saadi qui ne demande au roi que de ne plus le deacuteranger

laquo Un derviche voueacute au ceacutelibat eacutetait assis dans un deacutesert Un monarque passa aupregraves de lui Le

derviche [hellip] nrsquoeacuteleva point la tecircte et ne fit point attention [hellip] Le vizir dit laquo O derviche le

monarque de la surface de la terre a passeacute aupregraves de toi Pourquoi ne lui as-tu pas rendu tes

hommages et nrsquoas-tu pas accompli le devoir de la politesse raquo Le derviche repartit laquo Dis au

roi Espegravere lrsquohommage drsquoune personne qui espegravere des bienfaits de toi Et deacutesormais sache que

les rois sont faits pour la garde des sujets non les sujets pour obeacuteir aux roishellip Le discours du

derviche parut solide au roi qui lui dit laquo Demande-moi quelque chose raquo Il reacutepondit laquo Je

demande que deacutesormais tu ne me donnes point de deacutesagreacutementhellipraquo (G I 81-82)

Dans une autre anecdote crsquoest un deacutevot qui reacutepond au roi drsquoune ironie fine

1 Hatam Tayi de la tribu des Benou ndashTay agrave lrsquoeacutepoque preacuteislamique est passeacute pour les Arabes et les Persans pour le type et le modegravele le plus parfait de la geacuteneacuterositeacute (pousseacutee quelquefois jusqursquoagrave lrsquoextravagance) La biographie et le divan apocryphe de ce personnage bienfaisant ont eacuteteacute publieacutes

83

laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est l

meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment -lagrave tu

ne vexes personne raquo (G I XII 47)

Cette anecdote nous allons voir dans la deuxiegraveme partie de notre travail sera maintes fois

adapteacutee imiteacutee ou tout simplement reproduite par les eacutecrivains et poegravetes du XVIIe et du

XVIIIe siegravecles surtout lorsque ces derniers voudront mettre en cause la tyrannie des rois et

leur despotisme

Tels apparaissent Saadi et Montaigne consideacutereacutes dans leur œuvre de moraliste Ils ont

en commun le besoin de donner des conseils pratiques conseils non reacuteserveacutes agrave lrsquoeacutelite mais

srsquoadressant eacutegalement agrave tous agrave lrsquoun et lrsquoautre le dogmatisme est absolument eacutetranger Ils

recourent pour persuader non agrave la froide logique mais agrave des anecdotes ou agrave des traits

drsquoesprit Leur ideacuteal est simple le bonheur en ce monde Que faut-il donc pour y parvenir

Ne srsquooccuper que du moment preacutesent sans songer au passeacute ni agrave lrsquoavenir

Nous avons montreacute quelques analogies entre lrsquoœuvre de Saadi et celle de Montaigne

ces deux classiques les plus lus chacun dans son pays Cette populariteacute ne srsquoexplique que

par une sorte drsquoaffiniteacute creacuteeacutee principalement par leur style eacuteleacutegant et sobre par leur bon

sens et par leur penseacutee qui connaicirct jusqursquoau plus profond de lrsquoesprit et du cœur humain Ils

ont mis dans leurs textes leurs expeacuteriences les plus intimes ont raconteacute des contes et

aventures ont eacutevoqueacute des images qui puissent le mieux attirer et toucher le public un

public dont ils ne veulent que le salut A cette fin ils lui ont montreacute la voie qui y megravene la

vertu la toleacuterance la modeacuteration ou bien le juste milieu (qui est pour eux deux la fin de la

sagesse) lrsquoeacuteducation pratique et en un mot tout ce qui lui apprendra agrave bien penser agrave bien

parler et agrave bien agir

84

DEUXEgraveEME PARTIE

SAADI REacuteCEPTION CLASSIQUE ET

NEacuteOCLASSIQUE

85

CHAPITRE PREMIER

SAADI AU SIEgraveCLE CLASSIQUE

Les fils drsquoAdam sont les membres drsquoun mecircme corps car dans la creacuteation ils sont drsquoune seule et mecircme nature lorsque la fortune jette un membre dans la douleur il ne reste point de repos aux autres O toi qui es sans souci de la peine drsquoautrui il ne convient pas que lrsquoon te donne le nom drsquohomme Saadi Gulistan

1

LES REacuteCITS DE VOYAGES

Le XVIIe siegravecle demeure personne ne lrsquoignore lrsquoeacutepoque propice aux voyages vers le

Levant Un traiteacute assez favorable agrave la France conclu avec lrsquoEmpire Ottoman et connu sous

le nom de Capitulations permettait aux neacutegociants aux diplomates et aux missionnaires

franccedilais de se rendre agrave titre priveacute ou officiel dans les Etats turcs Drsquoun autre cocircteacute la

plupart des voyageurs qui se rendaient aux Indes en Chine ou au Japon visitaient

eacutegalement la Perse Le reacutesultat est la parution de plusieurs relations de voyage en franccedilais ndash

on en recense environ deux cents ndash dont une grande partie concernait directement ou

indirectement la Perse De sorte que pendant la seconde moitieacute du XVIIe siegravecle une

cinquantaine de reacutecits de voyage ont eacuteteacute eacutecrits sur ce pays1 Ces ouvrages sont lus dans la

bonne socieacuteteacute parisienne ou provinciale tout au long de ce siegravecle exerccedilant une influence

consideacuterable sur les esprits et formant durablement lrsquoimage de la Perse telle qursquoelle

srsquoimposera ensuite agrave plusieurs geacuteneacuterations Parus agrave quelques anneacutees drsquointervalle les plus

ceacutelegravebres seront celui de Bernier (1671) de Tavernier (1676) et de Chardin (1686)

11 Franccedilois Bernier et Andreacute Daulier Deslandes

Le premier des reacutecits de voyage que nous aborderons ici pour suivre lrsquoordre chronologique

de leur apparition est celui du fameux voyageur et philosophe Franccedilois Bernier (1620-

1 Cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit pp 57-58

86

1688) Ses relations de voyages sont publieacutees pour la premiegravere fois en 16711 Bernier partit

en 1654 pour voyager en Orient visita la Syrie lrsquoEacutegypte la Perse lrsquoInde et seacutejourna une

douzaine drsquoanneacutees dans les Eacutetats du Grand Moghol Aurangzeb dont il devint le meacutedecin (il

eacutetait meacutedecin de profession) A cette eacutepoque le persan eacutetait la langue officielle de la cour

des Babeacuterides dont le meacuteceacutenat srsquoeacutetendait plus mecircme qursquoagrave la cour safavide sur les poegravetes

persans Ce fut lagrave que Bernier se familiarisa avec la langue et la litteacuterature persanes Il

connaissait bien le persan et le parlait couramment2 A son retour en France il deacutecide de

publier ses eacutecrits qui sont regardeacutes comme un modegravele drsquoexactitude Ils contiennent sur les

eacuteveacutenements auxquels Bernier assista en curieux observateur des informations qui meacuteritent

agrave son ouvrage drsquoecirctre consulteacute encore aujourdrsquohui

En mecircme temps que la publication de sa relation de voyage Bernier freacutequentait le

salon de Madame de La Sabliegravere ougrave son Meacutemoire sur lrsquoEmpire du Grand Mongol eacutetait

devenu la principale attraction de ses rencontres Il racontait ce qursquoil avait vu et entendu

dans les Eacutetats du Grand Moghol et naturellement il parlait de la litteacuterature de ces pays-lagrave

Parmi les ouvrages qursquoil fit connaicirctre aux habitueacutes du Salon il faut citer surtout Le Jardin

des roses de Saadi et Le Livre des lumiegraveres de Bidpaiuml Crsquoest dans ce salon-lagrave que La

Fontaine proteacutegeacute de Madame de La Sabliegravere3 a fait connaissance avec Bernier et par lagrave

avec lrsquoœuvre de Saadi Nous allons plus loin voir comment cet eacutevegravenement conduira ce

fabuliste franccedilais agrave srsquoinspirer de quelques unes des historiettes du Gulistan dans certains

passages de ses Fables De mecircme lrsquoeacutepisode du laquo Bucirccher raquo chapitre XI du Zadig de

Voltaire doit beaucoup aux Voyages de Bernier4

Mais drsquoautres voyageurs moins connus de leurs contemporains et de la posteacuteriteacute ont

eacutegalement parcouru les pays drsquoOrient et ont rendu compte en des ouvrages estimables de

ce qursquoils y avaient admireacute Crsquoest ainsi qursquoen 1673 paraicirct agrave Paris sans nom drsquoauteur un

livre dans lequel sont deacutecrites les Beauteacutes de la Perse5 Lrsquoauteur Andreacute Daulier Deslandes

consacre quelques pages (pp66-73) agrave la description de Chiraz Il y parle de ses monuments

historiques de ses bazars de sa bonne nourriture et son excellent vin de ses hommes

1 Franccedilois Bernier Suite des meacutemoires du Sr Bernier sur lrsquoempire du grand Mogol deacutediez au roy Paris chez Claude Barbin 1671 Lrsquoouvrage porte un autre titre Relation du voyage fait en 1664 agrave la suite du grand Mogol Aureng-Zebe allant avec son armeacuteehellip 2 F Richard op cit p 35 3 En 1673 La Fontaine srsquoinstalle chez elle rue Neuve des Petits Champs Il restera ainsi 20 ans aupregraves drsquoelle habitant plusieurs maisons successivement Elle pourvoit agrave tous ses besoins lui offre le gicircte le couvert et lrsquoouverture de son salon ougrave il rencontre Racine Boileau Bernier Charles Perrault et toutes les ceacuteleacutebriteacutes de lrsquoeacutepoque 4 Cf Zadig ou la Destineacutee tome I Paris Marcel Didier 1962 p XXXVI 5 Andreacute Daulier Deslandes Les Beautez de la Perse ou la description de ce qursquoil y a de plus curieux dans ce royaumehellip par le sieur A D D V Paris chez Gervais Clouzier 1673

87

illustres et naturellement il mentionne le tombeau de Saadi dont nous trouvons le premier

croquis chez les voyageurs occidentaux

laquo En entrant agrave Schiras agrave main gauche on voit sur la montagne quelques petits docircmes eslevez

sur quatre piliers ce sont des Sepulchres Mais le plus magnifique est agrave un quart de lieueuml de la

ville dans un vallon Il y a une belle Mosqueacutee avec de grands bastimens faits pour un college

tout cela va en ruiumlne Proche de lagrave on descend par un escalier dans un puy fort large au bas

duquel il y a un bassin ougrave le poisson fourmille tant il y en a On nrsquooseroit y toucher agrave cause

qursquoils lrsquoont consacreacute agrave Cheik Saadi qui est enterreacute dans la Mosqueacutee voisine amp qui a esteacute le

plus fameux de leurs Poeumltes1 raquo

Cette eacutevocation du tombeau de Saadi qui est toujours suivie drsquoune explication sur Saadi

lui-mecircme deviendra deacutesormais une habitude dans presque tous les reacutecits de voyages des

Occidentaux qui se sont rendus agrave Chiraz

12 Jean-Baptiste Tavernier

Or trois ans plus tard en 1676 le grand voyageur Jean-Baptiste Tavernier (1605 ndash 1689)

publie ses Voyages en Turquie en Perse et aux Indes2 Il avait effectueacute six voyages en

Perse de 1638 agrave 1663 et voulait faire de son œuvre une sorte de guide touristique agrave

lrsquousage de ses successeurs il y a donc deacutecrit toutes les curiositeacutes persanes danses

tauromachie scegravenes de rue ou de la vie familiale les routes les villes etc Chiraz est une

des villes que lrsquoauteur a visiteacutees Alors tout un chapitre (drsquoune dizaine de pages) est

consacreacute agrave la description de cette ville ougrave nous pouvons surtout lire ces lignes sur Saadi et

son tombeau

laquo On voit dans Schiras une ancienne Mosqueacutee ougrave est le sepulchre de Sadi que les Persans

estiment le meilleur de leurs poeumltes Elle a esteacute tres-belle amp accompagneacutee drsquoun grand bacirctiment

qui servoit de College [hellip] Tout contre cette Mosqueacutee on descend par un escalier dans un

puits fort large au bas duquel il y a un bassin rempli de poisson agrave quoy on nrsquoose toucher parce

qursquoils tiendroient cela pour un sacrilege disant qursquoil appartient agrave Sadi3 raquo

Il est agrave noter que dans son livre Tavernier srsquoest montreacute tregraves peu inteacuteresseacute pour les

chose de lrsquoart Drsquoailleurs en lisant son œuvre on srsquoaperccediloit qursquoil ignorait non seulement

1 Ibid p 70 2 J-B Tavernier Les Six Voyages de Jean Baptiste Tavernier eacutecuyer baron drsquoAubonne qursquoil a fait en Turquie en Perse et aux Indes pendant lrsquoespace de quarante ans amp par toutes les routes que lrsquoon peut tenirhellip Paris Gervais Clouzier 1676 3 Ibid pp 662 Il srsquoagit du chapitre XXI intituleacute laquo De la ville de Schiras raquo (pp 658-667)

88

lrsquoart mais aussi la litteacuterature persane Lorsqursquoil dit laquo Leurs livres sont pour la plupart des

traductions de grec et drsquoarabe drsquoun certain nommeacute Kodjia Neacutesir de la ville de Thoust dans

la province de Khorassan raquo ce nrsquoest eacutevidemment qursquoun malentendu Un autre exemple

crsquoest quand il parle de Hafez comme lrsquoauteur drsquoun laquo gros livre de Morale raquo1 on sait bien

que Hafez nrsquoa jamais composeacute de livre de morale et Tavernier a sans doute confondu ce

grand poegravete de Chiraz avec son concitoyen Saadi De ce point de vue il est tregraves diffeacuterent

de son successeur Chevalier Chardin qui a un regard beaucoup plus curieux et beaucoup

plus profond sur lrsquoart et la litteacuterature iraniens surtout une attention particuliegravere agrave lrsquoœuvre

de Saadi

13 Jean Chardin

Dans ses Voyages en Perse et autres lieux de lrsquoAsie2 parus en 1686 Jean Chardin (1643 ndash

1713) tout en puisant une partie de sa documentation dans lrsquohistoire la geacuteographie la

science et mecircme la sociologie laisse une large place agrave la litteacuterature et aux autres arts On le

considegravere agrave juste titre comme le premier agrave exalter les ineacutepuisables treacutesors de lrsquoart et de la

litteacuterature iraniens Parmi les grands voyageurs du XVIIe siegravecle crsquoest surtout lui qui a

contribueacute le plus agrave faire connaicirctre Saadi agrave ses compatriotes Autrement dit il ne srsquoest pas

contenteacute drsquoune simple eacutevocation du poegravete persan et de son mausoleacutee agrave la maniegravere de ses

preacutedeacutecesseurs il les a compleacuteteacutes en quelque maniegravere En effet son livre est bien plus

qursquoune simple relation de voyage et preacutesente la traduction de divers opuscules persans Il

accompagne par exemple la discregravete eacutevocation de Saadi de larges extraits de son œuvre

qursquoil a librement traduits lui-mecircme Vu le nombre important des poegravemes qursquoil a traduits de

Saadi on peut consideacuterer Chardin apregraves Andreacute Du Ryer comme lrsquoun des premiers

traducteurs de ce poegravete persan en France A en croire ses eacutecrits il parlait le persan presque

aussi facilement que le franccedilais

laquo La forte envie que jrsquoavois de bien connoicirctre la Perse amp drsquoen donner des Relations exactes et

fideles me fit emploier tout ce temps agrave eacutetudier le plus assiducircment qursquoil me fut possible la

langue du Paiumls agrave connoicirctre avec exactitude les Mœurs amp les Coutumes de ses peuples agrave

frequenter amp suivre reacutegulierement la Cour agrave y converser avec les Grands amp avec les Sccedilavans

amp enfin agrave y examiner soigneusement tout ce qui pouvoit meriter la curiositeacute de nocirctre Europe

par rapport agrave un grand amp vaste Paiumls que nous pouvons appeller un autre Monde soit par la

1 Ibid p 667 2 Jean Chardin Journal du voyage du Chevalier Chardin en Perse amp aux Indes Orientales par la Mer Noire amp par la Colchide Chez Moyse Pitt 1686

89

distance des Lieux soit par la diversiteacute des Mœurs amp des Manieres En un mot je pris tant de

soin amp tant de peine agrave mrsquoinstruire de ce qui regarde la Perse que je puis dire sans exageration

que je connois par exemple Ispahan mieux que Londres quoique jrsquoy sois eacutetabli depuis plus de

vingt-six ans que je parle le Persan avec autant de faciliteacute que lrsquoAnglois amp presque aussi

aiseacutement que le Franccedilois1 raquo

Chardin avait appris le persan agrave Ispahan agrave partir de 1666 lrsquoanneacutee ougrave il srsquoest rendu en

Perse pour la premiegravere fois Il avait accegraves aux textes persans eux-mecircmes et en posseacutedait un

assez grand nombre parmi lesquels se trouvaient surtout le Boustan et le Gulistan A ce

sujet il affirme lui-mecircme avoir laquo apporteacute des meacutemoires et toute sorte de mateacuteriaux pour

[sa] relation autant et plus que nul autre voyageur avant [lui] raquo2 La traduction libre de ces

textes constitue la matiegravere drsquoau moins deux chapitres de sa volumineuse relation de

voyage il srsquoagit des chapitres XII et XIV de la laquo Description des Sciences et des Arts

Libeacuteraux des Persans raquo intituleacutes respectivement laquo De la morale raquo et laquo De la poeacutesie raquo ougrave

naturellement Saadi et son œuvre sont eacutevoqueacutes

Pour deacutecrire la morale des Persans Chardin eacutevoque tour agrave tour laquo une partie de leurs

sentences raquo laquo leurs principales fables raquo et laquo quelques extraits de leurs discours de

morale raquo Drsquoabord dans une trentaine de pages (pp 4-35 du cinquiegraveme tome) notre grand

voyageur expose une seacuterie de sentences persanes sans preacuteciser aucun nom drsquoauteur ni de

poegravete Nous savons cependant que la plupart drsquoentre elles sont tireacutees du Gulistan de Saadi

nous en citons ici quelques unes agrave titre drsquoexemple et pour donner une ideacutee de la maniegravere de

traduire de Chardin

laquo Un sage interrogeacute de qui il avait appris la sagesse reacutepondit Je lrsquoai appris des aveugles qui

ne remuent pas le pied qursquoils nrsquoaient tacircteacute le terrain raquo (Voyages t 5 p 5 Gulistan preacuteface p

21)

laquo Un homme docte interrogeacute comment il eacutetoit devenu si savant il reacutepondit En demandant

sans peine ce que je ne savois pas raquo (Voyages t 5 p 7 Gulistan p 338)

laquo Dans la mer il y a des biens sans nombre mais si vous cherchez la sucircreteacute elle est sur le

rivage raquo (Voyages t 5 p 20 Gulistan p 58)

laquo Quoiqursquoun Guegravebre (ignicole) serve cent ans le feu srsquoil tombe une fois dedans il ne laissera

pas drsquoecirctre brucircleacute raquo (Voyages t 5 p 30 Gulistan p 54)3

1 Jean Chardin Voyages de Monsieur le Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de lrsquoOrient eacuted 1711 t I preacuteface 2 Chardin Voyages t 1 preacuteface p XXVII Voir aussi F Richard op cit p 34 note 24 3 Ce dernier vers sera plus tard repris par Voltaire (voir chapitre suivant 31)

90

Ces vers de Saadi Chardin les a extraits ccedilagrave et lagrave dans tout le Gulistan depuis la preacuteface

jusqursquoau huitiegraveme chapitre et il nrsquoa suivi aucun ordre particulier dans son choix On

rencontre mecircme des vers qursquoil a reacutepeacuteteacutes agrave quelques pages drsquointervalle1

Mais crsquoest en parlant des fables persanes que Chardin mentionne pour la premiegravere fois

le nom de Saadi Lagrave pour preacutesenter le ceacutelegravebre personnage Luqman qursquoil appelle laquo lrsquoEsope

des Orientaux raquo et qui aurait eu une longeacuteviteacute leacutegendaire (trois mille ans) Chardin

rapporte ce conte du laquo ceacutelegravebre poegravete persan raquo

laquo Sahdi (Sarsquody) ceacutelegravebre poegravete persan fait lagrave-dessus ce conte que Locman (Loqmacircn) agrave la fin

de sa vie demeuroit sur le bord drsquoun marais de roseaux ougrave il srsquoeacutetoit dresseacute une cabane dans

laquelle il srsquooccupoit agrave faire des paniers drsquoosier Lrsquoange de la mort srsquoapparut lagrave agrave lui et lui dit

Comment est-ce Locman que depuis trois mille ans que tu es au monde tu nrsquoaies su bacirctir une

maison Locman lui reacutepondit O Esrail (crsquoest le nom de lrsquoange de la mort) on seroit bien fou

sachant qursquoon trsquoa toujours agrave ses talons de se mettre agrave bacirctir une maison2 raquo

Quelques pages plus loin toujours dans le mecircme chapitre Chardin eacutevoque laquo un des

livres de morale des Persanshellip le recueil des Œuvres du fameux poeumlte Cheic Sahdy (sic) raquo

pour preacutesenter des exemples du discours moral des Persans Il ne mentionne pas le titre de

ce recueil mais preacutecise qursquoil a essayeacute drsquoen faire laquo la traduction drsquoune maniegravere que ce fut

tout agrave fait du persan en franccedilais afin de faire connaicirctre en mecircme temps le tour de la langue

persane et en quoi consistent ses gracircces raquo3 En fait ce passage drsquoune soixantaine de pages

(pp 56-116) comprend la traduction des extraits de Nasihat al-Molouk (Conseils aux rois)

dans laquelle sont eacutegalement intercaleacutes plusieurs anecdotes et un grand nombre de

sentences drsquoautres ouvrages du poegravete persan tel que le Gulistan Le chapitre sur la morale

des Persans se termine ainsi par des extraits de Saadi

Au chapitre XIV intituleacute laquo De la poeacutesie raquo Chardin srsquooccupe de la poeacutesie persane qui

est selon lui ndash il lrsquoa bien remarqueacute4 ndash laquo le talent propre et particulier des Persans et la

partie de leur litteacuterature ougrave ils excellent ils y ont un grand naturel car leur geacutenie est gai et

1 Telle cette sentence de la page 14 laquo Un homme pauvre sans patience est comme une lampe sans huile raquo qui est exactement reprise agrave la page 34 2 Chardin Voyages t 5 p 37 Ce conte est tireacute du quatriegraveme Majles Kolliyacirct p 833 Suivent ensuite jusquagrave la page 56 quelques fables que lauteur attribue agrave Luqman 3 Ibid p 56 Ici lemploi de lexpression tout agrave fait du persan en franccedilais laisse agrave reacutefleacutechir agrave notre avis le traducteur a fort probablement voulu suggeacuterer quil na pas utiliseacute les manuscrits en un autre langue de lœuvre de Saadi par exemple les manuscrits turcs dont lusage eacutetait freacutequent agrave leacutepoque surtout pour ceux qui navaient pas accegraves aux textes persans mecircmes 4 La poeacutesie est le genre par excellence de la litteacuterature persane

91

ouvert leur imagination vive et feacuteconde raquo1 Eacutevidemment ce serait superficiel de parler de

la poeacutesie ou mecircme de la litteacuterature persane sans mentionner les grands noms tels que Hafez

et Saadi Chardin est bien conscient de cela et ajoute plus loin

laquo Aujourdrsquohui les plus fameux poeumltes persans sont Afez et Sahdy (sic) le premier pour la

beauteacute des vers le second pour la pointe et pour le sens Afez est si estimeacute pour la poeacutesie

qursquoon appelle par excellence les gens qui font bien les vers du nom drsquoAfez et Sahdy lrsquoest tant

pour la sagesse qursquoon le fait lire agrave tous les jeunes gens et que crsquoest leur principal livre de

morale Ces auteurs ne sont pas fort anciens comme je lrsquoai observeacute ailleurs Les Œuvres du

dernier furent compileacutees lrsquoan 626 de lrsquoheacutegire qui revient agrave lrsquoan 1222 de notre compte2 raquo

Pour apporter des exemples de cette riche poeacutesie Chardin donne dans une trentaine de

pages (pp 139-168) la laquo Traduction des vers qui sont au commencement des œuvres de

Cheic Sahdy (sic) raquo Il srsquoagit en fait des cinq premiers poegravemes du Boustan3 lrsquoœuvre dont le

titre nrsquoest pas mentionneacute par Chardin Crsquoest la premiegravere fois agrave notre connaissance que des

vers du Boustan sont traduits en franccedilais et agrave cet eacutegard le travail de Chardin est tregraves

important Drsquoailleurs lrsquoensemble des extraits traduits de lrsquoœuvre de Saadi dans les Voyages

constitue une centaine de pages qui est en quelque sorte comparable agrave la traduction de Du

Ryer Si agrave cet eacutegard le travail de ce dernier paraicirct plus important crsquoest qursquoil est le premier

dans son genre et qursquoil porte le titre de traduction De ce point de vue et pour notre propos

lrsquoouvrage de Chardin a une importance particuliegravere Un Voltaire par exemple utilisera

surtout et plutocirct lrsquoouvrage de Chardin que celui de Du Ryer lorsqursquoil veut se documenter

sur la poeacutesie des Persans et en particulier sur celle de Saadi Il est cependant agrave rappeler

que la traduction de Chardin nrsquoest pas sans fautes

De tous les reacutecits de voyage que les Franccedilais ont eacutecrits sur lrsquoOrient celui de Chardin

est encore selon Paul Hazard laquo des plus passionnant agrave lire raquo et le plus savant aussi Degraves sa

publication en 1686 son livre connut un grand succegraves de sorte que dans les deux

premiegraveres anneacutees de sa parution il eut quatre eacuteditions successives et fut traduit en anglais

en flamand et en allemand De mecircme Bayle (1647-1706) en fait un eacuteloge dans ses

Nouvelles de la Reacutepublique des Lettres Jusqursquoagrave cette date aucune relation de voyage

nrsquoavait eacuteteacute si bien accueillie par le public En fait lrsquoeacutedition de 1686 ne contenait que le

1 Chardin Voyages hellip pp 127-128 2 Ibid pp 137-138 3 Les poegravemes sont les suivants le poegraveme inaugural du Boustan laquo De lrsquoexcellence du prophegravete sur qui soit la gracircce de Dieu et sur sa race raquo laquo Preacuteface contenant le sujet du livre raquo laquo Eloge drsquoAboubekre fils de Sahdy raquo et laquo A la gloire du prince Atabek Mahomed fils drsquoAboubekre raquo

92

journal du deuxiegraveme voyage de lrsquoauteur en Perse et lrsquoeacutedition deacutefinitive parut en 1711 agrave

Amsterdam drsquoabord en trois volumes in-quarto puis en dix volumes in 12deg avec des

planches Cette œuvre monumentale devient tout au long du XVIIIe siegravecle une des sources

principales ougrave puisegraverent les eacutecrivains et les philosophes pour eacutecrire des reacutecits imaginaires

ou des traiteacutes sur la Perse Lrsquoimage que les Franccedilais du siegravecle des Lumiegraveres se formegraverent

des Persans et qui allait bientocirct nourrir les Lettres Persanes de Montesquieu puis les

contes philosophiques de Voltaire relevait en quelque sorte de celle que le chevalier

Chardin avait brosseacutee agrave travers son livre crsquoest-agrave-dire celle de laquo lrsquoIranien toleacuterant et

rationaliste raquo1 Les eacutecrits de Chardin avec ceux de Tavernier laquo suscitegraverent la vogue de

lrsquoIran qui deacuteferla au XVIIIe siegravecle non seulement sur tous les genres litteacuteraires (contes

romans theacuteacirctre) mais mecircme sur lrsquohabillement et la confection des objets drsquoart raquo2

Nous allons montrer au chapitre suivant comment Voltaire utilisera avec un grand

inteacuterecirct les traductions des vers de Saadi qursquoil aura lues dans les Voyages de Chardin et qursquoil

citera agrave maintes reprises dans ses propres ouvrages

2

LES FABULISTES

21 La Fontaine

Parmi les rares imitations litteacuteraires que Saadi a susciteacutees au XVIIe siegravecle le cas le plus

remarquable est celui de La Fontaine (1621-1695) Tous les commentateurs de lrsquoillustre

fabuliste srsquoaccordent sans heacutesitation agrave reconnaicirctre que le sujet de la fable laquo Le songe drsquoun

habitant du Mogol raquo provient de la seiziegraveme historiette du chapitre II du Gulistan3 La

Fontaine en a eu connaissance par le moyen de la traduction drsquoAndreacute Du Ryer Gulistan

ou lrsquoEmpire des roses Pour mieux comparer ces deux textes nous reproduisons ici le

conte de Saadi en inteacutegraliteacute et le court apologue de La Fontaine

1 LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 190 2 Ibid 3 Cf Defreacutemery Gulistan p 116 note 1 H Masseacute op cit Bibliographie p LIII

93

Le Songe drsquoun habitant du Mogol Historiette de Saadi

laquo Jadis certain Mogol vit en songe un vizir

Aux Champs Elysiens possesseur drsquoun plaisir

Aussi pur qursquoinfini tant en prix qursquoen dureacutee

Le mecircme songeur vit en une autre contreacutee

Un ermite entoureacute de feux

Qui touchait de pitieacute mecircme les malheureux [hellip]

Il se fit expliquer lrsquoaffaire [hellip]

Votre songe a du sens et si jrsquoai sur ce point

Acquis tant soit peu drsquohabitude

Crsquoest un avis des dieuxPendant lrsquohumain seacutejour

Ce vizir quelquefois cherchait la solitude

Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour raquo

Si jrsquoosais ajouter au mot de lrsquointerpregravete

Jrsquoinspirerais ici lrsquoamour de la retraite hellip1 raquo

laquo Un Dervis vit un jour en songe un Roy qui

estoit en Paradis amp un Religieux qui estoit en

Enfer dont il fut tout estonneacute croyant que le

Religieux devoit estre en Paradis amp le Roy en

Enfer et fit son pouvoir pour sccedilavoir le sujet du

mal-heur de lrsquoun amp du bon-heur de lrsquoautre Ce

Roy luy dit-on est alleacute en Paradis parce qursquoil

avoit creance aux Religieux amp ce Religieux est

alleacute en Enfer parce qursquoil avoit creance aux

Rois Le Roy est heureux qui frequente les

Couvents des Religieux amp le Religieux devient

meschant qui frequente la Cour2 raquo

Lorsque lrsquoon lit attentivement les deux textes en les confrontant on remarque tout de

suite leurs ressemblances la situation inverseacutee du roi en paradis et du religieux en enfer

deux eacutepisodes parallegravelement identiques la surprise du personnage devant cette situation

lrsquointerpreacutetation identique du songe La seule diffeacuterence crsquoest que La Fontaine en prenant

des liberteacutes avec son modegravele remplace le roi de Saadi par un vizir reacutecompenseacute non pour

avoir laquo freacutequenteacute les couvents raquo mais pour avoir laquo chercheacute la solitude raquo

Drsquoautre part La Fontaine deacuteveloppe lrsquohistoriette de Saadi en une quarantaine de vers

en ajoutant agrave cette source orientale un commentaire inspireacute cette fois de la mythologie

grecque Cette deuxiegraveme partie de la fable comprend des reacuteflexions la plupart emprunteacutees agrave

Virgile (Geacuteorgiques II vers 485-502) Pour la composition de cette fable comme pour

bien drsquoautres drsquoailleurs notre fabuliste a donc appliqueacute le proceacutedeacute si familier de la

laquo contamination raquo en compilant les deux textes persan et grec Ainsi il a pris au modegravele

persan le canevas de sa fable mais lui a fourni une morale personnelle tregraves distincte de

celle que lui offrait son devancier tandis que Saadi fait suivre son reacutecit drsquoune moraliteacute

selon laquelle seules les vertus morales comptent ici-bas et surtout dans lrsquoau-delagrave

laquo A quoi te servent le froc le chapelet et lrsquohabit rapieacuteceacute

Conserve-toi pur de toute action blacircmable

1 La Fontaine Œuvres complegravetes Paris Gallimard 1991 t 1 Fables contes et nouvelles livre XI fable 4 p 431 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses op cit p 88

94

Il nrsquoest pas besoin que tu aies un bonnet de peau drsquoagneau

Aie les qualiteacutes drsquoun derviche et porte un bonnet de Tartare1 raquo

La Fontaine lui fait lrsquoeacuteloge de la laquo solitude raquo et nous repreacutesente les bienfaits de la

laquo retraite raquo qui rendent notre vie exempte de soucis et nous preacuteparent agrave mourir presque

gaiement sans laquo remords raquo ni deacutesir

laquo Si jrsquoosais ajouter au mot de lrsquointerpregravete

Jrsquoinspirerais ici lrsquoamour de la retraite

Elle offre agrave ses amants des biens sans embarras

Biens purs preacutesents du ciel qui naissent sous les pas

Solitude ougrave je trouve une douceur secregravete

Lieux que jrsquoaimai toujours ne pourrai-je jamais

Loin du monde et du bruit goucircter lrsquoombre et le frais [hellip]

Quand le moment viendra drsquoaller trouver les morts

Jrsquoaurai veacutecu sans soins et mourrai sans remords2 raquo

Ajoutons au passage que laquo Le songe drsquoun habitant du Mogol raquo est un des poegravemes

parmi les plus personnels de La Fontaine Surtout un de ceux qui nous livrent le mieux

lrsquoacircme du poegravete et son deacutesir drsquointeacuterioriteacute Le poegravete y parle de lui avec tant de sinceacuteriteacute et

drsquoabandon qursquoon croit degraves lors tout savoir de sa vie inteacuterieure On a voulu reconnaicirctre La

Fontaine dans lrsquoermite qursquoil nous preacutesente3 celui-ci aime la solitude mais srsquoen eacutevade

quelquefois laquo Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour raquo De mecircme on se demande si ces

vizirs ne srsquoappellent pas Fouquet Bouillon Vendocircme Conti ou Condeacute que le fabuliste

freacutequentait En fin de compte il parait que la socieacuteteacute des grands nrsquoa pu affaiblir lrsquoamour si

profond de la solitude que notre fabuliste a si bien chanteacute dans son poegraveme Cela nous fait

penser au poegravete Saadi qui comme nous lrsquoavons montreacute malgreacute le tregraves grand estime dont il

jouissait aupregraves des grands de Chiraz a preacutefeacutereacute le recueillement et a passeacute ses derniegraveres

anneacutees dans la retraite

Bref La Fontaine srsquoest bien inspireacute de lrsquoapologue de Saadi qursquoil a deacuteveloppeacute en

lrsquoenrichissant de deacutetailles secondaires et drsquoune longue moraliteacute qui est autre que celle du

modegravele premier Crsquoest lagrave une des meacutethodes drsquoimitation de La Fontaine qui consiste agrave

conserver le scheacutema initial en nrsquoy appliquant que de petites modifications (dans notre cas

1 Gulistan p 116 ce distique qui suit le reacutecit de Saadi nrsquoa pas eacuteteacute traduit par Du Ryer 2 Fables op cit p 433 3 Voir par exemple Jean Orieux in La Fontaine Flammarion 2000 p 433

95

par exemple remplacer laquo un roi raquo par laquo un vizir raquo laquo en Paradis raquo par laquo aux Champs

Elysiens raquo) en y ajoutant de nombreuses notations originales de faccedilon que lrsquoon y

reconnaicirct facilement la source1

Mais le contact de La Fontaine avec son ceacutelegravebre devancier ne semble pas srsquoarrecircter lagrave

Or outre cette inspiration eacutevidente il existe un certain nombre drsquoanalogies qursquoil serait

pueacuteril de mettre au compte drsquoun hasard fortuit Ainsi la seiziegraveme historiette du premier

chapitre du Gulistan est la source drsquoau moins trois de ces analogies que nous essayons

drsquoanalyser ici Le premier cas concerne la fable laquo Le berger et le roi raquo (Fables X 9) Nous

devons tout drsquoabord preacuteciser que cette fable preacutesente eacutegalement des passages identiques

avec deux autres sources agrave savoir Le Livre des lumiegraveres et Les Voyages de Tavernier

dont lrsquoeacutetude serait hors les limites de notre travail Lrsquointeacuteressant pour nous est de savoir

que le cadre drsquoensemble aussi bien que certains passages de cette fable ressemblent agrave bien

des eacutegards au reacutecit de Saadi Ici le poegravete persan raconte qursquoun jour un de ses amis fatigueacute

de la charge lourde de sa grande famille lui sollicite son appui pour pouvoir entrer au

service des grands et vivre aiseacutement Le poegravete deacutesapprouve lrsquoideacutee de son ami et lui reacutepond

en sage

laquo Le service des Rois a deux buts lrsquoesperance du profit amp la crainte de la mort Ce nrsquoest lrsquoavis

des Sages de toacuteber dans la crainte de la mort pour conserver lrsquoesperance du profit2 raquo

Cette reacuteflexion de Saadi est agrave rapprocher de celle de lrsquoermite dans la fable de La Fontaine

laquo hellip Deacutefiez-vous des rois

Leur faveur est glissante on srsquoy trompe et le pire

Crsquoest qursquoil en coucircte cher de pareilles erreurs

Ne produisent jamais que drsquoillustres malheurs raquo

Dans laquo Le berger et le Roi raquo lrsquoermite remplace Saadi qui mena effectivement une vie

drsquoermite pendant les trente derniegraveres anneacutees de sa vie3 On voit bien ici combien se

rapprochent les conseils de ces deux personnages agrave leur ami

1 Javad Hadidi a preacutesenteacute un classement des diffeacuterents proceacutedeacutes drsquoimitation ou drsquoadaptation chez La Fontaine cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 87 et suiv 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses op cit p 52 3 Justement sur ce dernier trait nous venons de montrer presque la mecircme chose dans laquo Le Songe drsquoun habitant du Mogol raquo lagrave ougrave il srsquoagissait de la freacutequentation des Grands par La Fontaine et le deacutesir de la solitude chez celui-ci

96

Ces conseils ne sont cependant pas efficaces ni pour lrsquoami de Saadi qui arrive enfin

par son intermeacutediaire agrave trouver un poste dans la cour du roi ni pour le berger qui ne veut

guegravere renoncer au faste des cours Alors Saadi raconte agrave son ami lrsquohistoire eacutedifiante drsquoun

renard pour qursquoil srsquoen inspire De lrsquoautre cocircteacute lrsquoermite recourt agrave lrsquoaventure de lrsquoaveugle et

du serpent1 comme un dernier espoir pour convaincre le berger agrave renoncer agrave son dessein de

faire carriegravere dans le monde de la cour En vain le reacutesultat est le mecircme dans lrsquoun et lrsquoautre

cas De plus la leccedilon que veulent donner le poegravete persan et le fabuliste franccedilais en inseacuterant

une histoire secondaire agrave lrsquointeacuterieur de leur reacutecit principal est la mecircme eacuteviter lrsquoambition

Apregraves avoir raconteacute agrave son ami lrsquohistoire du renard (nous y reviendrons un peu plus loin)

Saadi ajoute laquo Je trouve bon que tu demeure (sic) en ta maison amp que tu quittes

lrsquoatildebitiotilde raquo Et dans le court reacutecit de lrsquoermite on voit lrsquoaveugle perdre la vie car son fouet

eacutetant laquo useacute raquo il nrsquoa pas voulu jeter le serpent qursquoil avait pris pour laquo un fort bon fouet raquo

Drsquoailleurs notre fabuliste preacutecise bien au deacutebut de sa fable qursquoil veut parler de lrsquoun des

laquo deux deacutemons [qui] partagent notre vie raquo et qui srsquoappelle laquo ambition raquo

Drsquoailleurs lrsquoermite de la fable de La Fontaine et Saadi se ressemblent eacutegalement en ce

qui concerne leur sens de preacutediction Tous deux preacuteviennent leur ami des malheurs qui

pourraient leur arriver en servant les Grands Ils nrsquoont pas eu tort et les meacutesaventures ne

tardent pas agrave se produire Or apregraves un certain temps Saadi passe voir son ami il le trouve

laquo meacutelancolique amp affligeacute raquo A la reacuteponse de Saadi qui lui demande laquo lrsquoeacutetat de sa santeacute et de

sa fortune raquo son ami reacutepond laquo Elle est telle que tu me lrsquoavois predit Mes envieux mrsquoont

accuseacute de trahison [hellip] jrsquoai souffert mille desplaisirs essuyeacute mille malheurs le Roy a

confisqueacute mon patrimoinehellip2 raquo Pareille preacutediction de la part de lrsquoermite pour son ami

berger devenu le juge souverain du roi et sujet lui aussi (comme lrsquoami du poegravete persan) agrave

laquo mille raquo malheurs

laquo Quant agrave vous jrsquoose vous preacutedire

Qursquoil vous arrivera quelque chose de pire

Eh que me saurait-il arriver que la mort

Mille deacutegoucircts viendront dit le Prophegravete Hermite

Il en vint en effet lrsquoHermite nrsquoeut pas tort

Mainte peste de Cour fit tant par maint ressort

Que la candeur du Juge ainsi que son meacuterite

Furent suspects au Prince On cabale on suscite

1 La Fontaine a emprunteacute cette histoire agrave Kalila wa Dimna 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 56-57

97

Accusateurs et gens greveacutes par ses arrecircts1 raquo

Analogie enfin entre le portrait de lrsquoami de Saadi et celui du berger de La Fontaine

ils ont tous deux de grands meacuterites et parcourent presque de la mecircme maniegravere le chemin de

la prospeacuteriteacute (grimpent les marches de la prospeacuteriteacute du progregraves) Drsquoun cocircteacute nous avons le

berger qui laquo meacuterite drsquoecirctre Pasteur de gens raquo il a laquo du bon sens raquo devient laquo Juge

Souverainhellip la balance agrave la main raquo et en vient laquo fort bien agrave bout raquo De lrsquoautre cocircteacute nous

voyons lrsquoami du poegravete persan qui laquo fit paraicirctre lrsquoadresse de son esprit ses conseils furent

approuveacutes et sa bonne fortune srsquoaccrut de jour en jour de telle faccedilon qursquoil fut un de ceux

qui approchaient de plus pregraves la personne du Roy qui avait toute creacuteance en lui raquo2

Nous revenons maintenant au petit reacutecit du renard que nous venons drsquoeacutevoquer et qui

est intercaleacute dans la mecircme historiette 16 du premier chapitre du Gulistan Ce reacutecit offre

quelque ressemblance avec une autre fable de La Fontaine intituleacutee laquo Les oreilles du

Liegravevre raquo (Fables V 4) une ressemblance que bien drsquoautres personnes avant nous ont

souligneacutee telle Poisson de La Chabeaussiegravere qui dans une note sur lrsquoun de ses Apologues

moraux imiteacutes de Saadi dit laquo Il se pourrait que le fond de ce petit Apologue qursquoon trouve

dans Saadi fucirct la source ougrave La Fontaine aurait puiseacute sa fable des Oreilles du Liegravevre3 raquo

Dans ce court reacutecit Saadi raconte lrsquohistoire drsquoun renard qui fuit laquo tout effaroucheacute raquo On

lrsquointerroge sur la cause de sa fuite laquo Il reacutepotildedit qursquoil avoit ouiuml dire qursquoon prenoit tous les

mulets amp chameaux pour porter lrsquoeacutequippage du Roy qui alloit agrave la guerre4 raquo Quel

laquo ignorant raquo ce renard Quel rapport et quelle ressemblance y a-t-il entre lui et un

chameau Cependant le renard a son propre raisonnement

laquo Tay toy reacutepondit-il si quelque envieux vient amp dit voilagrave un chameau prenons-le qui me

viendra deacutelivrer amp qui aura soin de moy Je seray chargeacute avant que mes raisons soient

entendueumls les ennemis sont tousjours en embucircche amp si tu cotildetreviens agrave la volonteacute du Roy qui

aura la hardiesse de parler pour toy5 raquo

1 Fables op cit p 409 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 57 3 Poisson da La Chabeaussiegravere Apologues moraux imiteacutes pour la plupart de Saadi le Persan Paris 1814 p 7 il srsquoagit de lrsquoapologue qursquoil nomme laquo Le Pouvoir arbitraire raquo Ce rapprochement est eacutegalement noteacute par Victor Chauvin dans Bibliographie des ouvrages arabes ou relatifs aux Arabes Liegravege H Vaillant-Carmanne 1892 t II p 139 par Defreacutemery dans Gulistan p 57 note 2 et par H Masseacute op cit bibliographie p LIII 4 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 53 En effet dans le texte de Saadi il nrsquoest question que du chameau et laquo les mulets raquo sont ajouteacutes librement par Du Ryer 5 Ibid p 54 Du Ryer nrsquoa pas traduit la suite de lrsquoargument du renard laquo Avant que la theacuteriaque soit apporteacutee de lrsquoIrak lrsquohomme piqueacute par un serpent sera mort raquo (Gulistan pp 57-58)

98

Dans laquo Les oreilles du Liegravevre raquo au lieu du renard crsquoest un liegravevre qui se met en fuite

car le lion est blesseacute par laquo un animal cornu raquo et laquo bannit des lieux de son domaine toute

becircte portant des cornes agrave son front raquo1 Une situation aussi paradoxale que celle ougrave se

trouvait le renard de Saadi car enfin le liegravevre nrsquoa pas de corne donc pas de raison pour

fuir Mais ici eacutegalement lrsquoanimal en fuite a sa propre argumentation

laquo Un liegravevre apercevant lrsquoombre de ses oreilles

Craignit que quelque inquisiteur

Nrsquoallacirct interpreacuteter agrave cornes leur longueur

Ne les souticircnt en tout agrave des cornes pareilles [hellip]

On les fera passer pour cornes

Dit lrsquoanimal craintif et cornes de licornes

Jrsquoaurai beau protester mon dire et mes raisons

Iront aux Petites-Maisons2 raquo

De mecircme agrave la fin du reacutecit du renard Saadi donne ce distique laquo Il y a de gratildeds profits

agrave la mer mais celui qui aime son salut se doit tenir au rivage raquo3 qui srsquoapproche bien de

deux derniers vers drsquoune autre fable de La Fontaine intituleacutee laquo Le Berger et la Mer raquo laquo La

mer promet monts et merveilles Fiez-vous y les vents et les voleurs viendront raquo4 Ces

vers de La Fontaine seraient inspireacutes de Saadi surtout quand on voit que tous les deux

contextes ont le mecircme thegraveme pour sujet mise en garde contre laquo lrsquoambition raquo De sorte que

le moraliste persan juste avant le distique en question donne ce conseil laquo Je trouve bon

que tu demeure (sic) en ta maison amp que tu quittes lrsquoatildebitiotilde raquo De son cocircteacute le moraliste

franccedilais avant drsquoeacutevoquer les profits et les dangers de la mer dans les deux derniers vers de

sa fable met ainsi son lecteur en garde contre lrsquoambition

laquo Qursquoil se faut contenter de sa condition

Qursquoaux conseils de la mer et de lrsquoambition

Nous devons fermer les oreilles

Pour un qui srsquoen louera dix mille srsquoen plaindront5 raquo

Or drsquoapregraves ce que nous venons de montrer nous pensons que La Fontaine a fort

probablement lu la seiziegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan et srsquoen est inspireacute

1 Fables op cit p 183 2 Ibid 3 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 54 4 Fables (IV 2) op cit p 140 5 Ibid

99

pour composer certains passages de ses trois fables mentionneacutees ci haut Bien que lrsquoon a

deacutesigneacute drsquoautres sources drsquoinspiration pour les fables en question cela nrsquoexclut pas lrsquoideacutee

que le fabuliste se serait inspireacute de deux ou de plusieurs textes agrave la fois pour une seule

fable Javad Hadidi a appeleacute ce groupe de fables de La Fontaine laquo fables composites raquo1

Enfin une eacutetroite parenteacute existerait entre la fable laquo Lrsquoastrologue qui se laisse tomber

dans un puits raquo (Fables II 13) et la onziegraveme historiette du chapitre IV du Gulistan Voici

lrsquohistoriette du poegravete persan

laquo Un Astrologue retournant en sa maison trouva un homme coucheacute avec sa femme dont il fit

un tres-gratilded bruit un dervis y accourut auquel cet Astrologue fit ces plaintes de ce que sa

femme faisoit agrave son insceu Comment luy dit le Dervis peux tu sccedilavoir ce qui se fait par

dessus les Cieux puisque tu ne sccedilay pas ce qui se fait en ta maison2 raquo

Dans la fable de La Fontaine le personnage principal reste toujours lrsquoastrologue mais au

lieu drsquoecirctre sujet aux malencontreuses aventures drsquoun mari trompeacute ndash ce qui ne conviendrait

pas aux regravegles de la bienseacuteance classique ndash il tombe dans un puits La critique que lrsquoon lui

adresse et le ton ironique sont par contre les mecircmes

laquo Un astrologue un jour se laissa choir

Au fond drsquoun puits On lui dit laquo Pauvre becircte

Tandis qursquoagrave peine agrave tes pieds tu peux voir

Penses-tu lire au dessus de ta tecircte raquo

En somme lrsquoimitation de Saadi chez la Fontaine quoique moins eacutetendue reste du

mecircme ordre que celle drsquoEsope crsquoest-agrave-dire rapide et passagegravere Toutes ces fables

renferment un grand nombre drsquoeacuteleacutements saadiens mais le fabuliste les a disposeacutes et

orchestreacutes agrave sa guise afin drsquoen tirer une œuvre nouvelle et originale qui laisse loin derriegravere

elle lrsquoapologue deacutepouilleacute et concis du sage de Chiraz

22 Geacutedeacuteon Tallemant des Reacuteaux

Deux autres fabulistes moins connus que La Fontaine sont agrave citer ici Le premier srsquoappelle

Geacutedeacuteon Tallemant des Reacuteaux (1619-1692) lrsquoauteur des Historiettes qui sont publieacutees semi

clandestinement dans les derniegraveres anneacutees du XVIIe siegravecle Dans une de ses anecdotes

lrsquoauteur raconte

1 J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 89 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 136

100

laquo Un Espagnol du royaume de Murcie pays fort chaud venu en France lrsquohiver comme il

passoit par un village les chiens aboyegraverent apregraves lui il voulut prendre une pierre il trouva

qursquoelle tenoit agrave cause de la geleacutee laquo Peste du pays dit-il on y attache les pierres et on y lacircche

les chiens1 raquo

Cette anecdote meacuterite drsquoecirctre rapprocheacutee de la dixiegraveme historiette du quatriegraveme livre du

Gulistan traduite ainsi par Du Ryer

laquo Un Poeumlte ayant un jour rencontreacute des voleurs fut despouumlilleacute tout nud au temps de la plus

grande rigueur de lrsquohyver Les chiens le voyatildet passer en ceacutet estat lui courureacutet apres il voulut

prendre des pierres pour se defendre mais elles estoient gelees en terre Ces voleurs voyant la

peine de ce pauvre Poeumlte luy demanderent srsquoil avoit besoin de leur secours pour se defendre

des chiens Je nrsquoay besoin de vous respondit-il ce-luy gagne assez qui se delivre de vos mains

avec la vie2 raquo

Nous devons rappeler que Du Ryer nrsquoa pas traduit la reacuteflexion du poegravete de ce reacutecit

qui apregraves ecirctre deacuteccedilu de ne pas pouvoir prendre des pierres pour chasser les chiens se dit

laquo Quels sont dit-il ces hommes fils de prostitueacutees qui ont lacirccheacute le chien et enchaicircneacute la

pierre 3 raquo Cependant on voit bien que Tallemant des Reacuteaux a reproduit cette derniegravere

reacuteflexion dans son conte il avait donc connu ce reacutecit de Saadi dans son inteacutegraliteacute

autrement que par la traduction de Du Ryer Notre conteur lrsquoavait peut-ecirctre entendu dans

les salons qursquoil freacutequentait ou bien il lrsquoavait lu lui-mecircme dans un manuscrit persan car il

connaissait bien le persan Drsquoautres cas restent imaginables encore Lrsquoimportant pour nous

crsquoest de montrer lrsquoanalogie eacutevidente entre cette historiette de Tallemant des Reacuteaux et celle

du poegravete persan On peut facilement distinguer les eacuteleacutements communs dans les deux textes

la mecircme situation (laquo lrsquohiver raquo laquo les chiens raquo laquo des pierres geleacutees en terre raquo) le mecircme

reacuteflexe du personnage pour se deacutefendre (vouloir chasser les chiens par le moyen des

pierres) et la mecircme reacuteflexion ironique de ce dernier (des injures contre les gens qui laquo

attachent les pierres raquo mais qui laquo lacircchent les chiens raquo)

Il nrsquoest pas sans inteacuterecirct drsquoajouter ici un mot sur les Historiettes de Tallemant des

Reacuteaux ces Historiettes ne connaissent du vivant de leur auteur qursquoune diffusion

clandestine dans les milieux choisis et reacuteceptifs drsquoailleurs agrave une eacutechelle tregraves reacuteduite et

1 Les Historiettes de Tallemant des Reacuteaux par M Monmerqueacute tome X troisiegraveme eacutedition Paris Garnier Fregraveres 1875 p 165 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 135-136 3 Gulistan p 212 (IV 10)

101

demeurent en manuscrits jusqursquoagrave leur publication en 1834-1835 par lrsquoentremise de

Monmerqueacute Elles ne preacutesentent certes pas lrsquoimage que le XIXe siegravecle voulait avoir du

Grand Siegravecle neacuteanmoins des teacutemoignages indeacutependants ont deacutesormais eacutetabli lrsquoexactitude

de la substance des rapports qursquoelles renferment et par lagrave elles sont drsquoune valeur

inestimable pour lrsquohistoire litteacuteraire du XVIIe siegravecle A cet eacutegard le sous-titre mecircme du

livre est bien significatif et meacuterite drsquoecirctre citeacute Les Historiettes de Tallemant des Reacuteaux

Meacutemoires pour servir agrave lhistoire du XVIIe siegravecle

23 Antoine Bauderon de Seacuteneceacute

Un autre conteur qui a adapteacute une historiette de Saadi mais en preacutecisant cette fois la source

de son conte crsquoest Antoine Bauderon de Seacuteneceacute (1633-1737) Il srsquoagit de la mecircme

historiette que nous venons drsquoeacutevoquer chez des Reacuteaux et que Seacuteneceacute a deacuteveloppeacutee en dix

pages dans ses Nouvelles en vers (1695) sous le titre laquo Le Poegravete donneacute aux chiens

nouvelle persane tireacutee du Gulistan de Saadi1 raquo Dans laquo ce conte de Perse raquo2 adresseacute agrave une

certaine laquo Madame L C raquo en guise drsquoun laquo don de petit prix raquo lrsquoauteur dresse une critique

dure et assez hardie de la socieacuteteacute de son eacutepoque (laquo turbulent Paris raquo) Bien que le conte soit

inspireacute drsquoune historiette de Saadi crsquoest Hafis3 ndash un autre grand poegravete persan ndash qui est

choisi comme le heacuteros et dont lrsquoaventure imaginaire est raconteacutee ici

Hafis qui est un poegravete pauvre laquo chose peu surprenante [car] mecircme agrave la cour rimes ne

sont pas rentes raquo4 laquo se reacutesolut drsquoaller chercher remegravede agrave toute risque agrave ses besoins

urgents raquo5 Alors deacuteccedilu de la bassesse des grands il va laquo chez [les] brigands chercher

compassion raquo6 Il compose un long poegraveme agrave la louange du chef des bandits et va le chanter

devant celui-ci pour lrsquoencourager dans son laquo noble exercice de voler raquo Son poegraveme

(paneacutegyrique) commence par ces vers qui se reacutepeacuteteront ensuite comme refrain agrave la fin de

chaque strophe

laquo Volez voleurs sur la mer sur la terre

Changez le riche en indigent

Et sans rien distinguer dans votre illustre guerre

Tenez pour ennemi quiconque a de lrsquoargent7 raquo

1 Antoine Bauderon de Seacuteneceacute Œuvres posthumes de Seacuteneceacute Paris P Jannet 1855 p 175 2 Ibid p 176 3 Hafez ou Hafiz (asymp13101337asymp1390) 4 Œuvres posthumes de Seacuteneceacute op cit p 176 5 Ibid 6 Ibid p 177 7 Ibid

102

Hafis le porte-parole de Seacuteneceacute dans ce reacutecit honore le laquo grand art raquo de voler car

laquo crsquoest par lui que le sort reacutepare lrsquoinjustice raquo1 Selon ce poegravete les vrais voleurs ce ne sont

pas les bandits mais les grands seigneurs les riches et plus encore les conqueacuterants les

rois dans cette socieacuteteacute ougrave regravegne le laquo droit du plus fort raquo celui laquo qui vole agrave petit bruit est

appeleacute corsaire et qui vole agrave grand bruit est nommeacute conqueacuterant raquo2 Dans une pareille

socieacuteteacute le meacutetier de voler reste donc bien justifieacutee par conseacutequent pour ne pas ecirctre

deacutevoreacutes par les forts les gens ont envie de devenir eux-mecircmes feacuteroces

laquo Pourquoi sont-ils moutons

Srsquoil faut ecirctre ici-bas le loup ou la peacutecore

Quel homme de bon sens tout bien consideacutereacute

Nrsquoaimera mieux encore ecirctre loup qui deacutevore

Que drsquoecirctre mouton deacutevoreacute 3 raquo

Pour montrer que ses critiques visent bien la socieacuteteacute franccedilaise bien que lrsquoeacuteveacutenement se

deacuteroule aux pays des Persans ndash on pense deacutejagrave aux Lettres Persanes de Montesquieu ndash

Seacuteneceacute fait citer explicitement les noms de laquo France raquo et de laquo Paris raquo dans la derniegravere

strophe du poegraveme de son heacuteros Or ce dernier se souvient drsquoun laquo Armeacutenien raquo qui au retour

laquo de France raquo lui a raconteacute des choses qursquoil avait remarqueacutees laquo dans Paris raquo

laquo Un vieil Armeacutenien qui revenoit de France

Mrsquoen faisoit des reacutecits charmants

Dans Paris disoit-il avec plaine licence

Les belles tour agrave tour srsquoenlegravevent leurs amants [hellip]

Enfin de ce pays si noble est lrsquoascendant

Qursquoagrave qui mieux mieux tout le monde y deacuterobe

Le bas peuple est pilleacute par lrsquohomme agrave longue robe

Le grand seigneur lrsquoest par son intendanthellip

Puisque lrsquohonneur est chimeacuterique

Ougrave le profit est eacutevident4 raquo

Une fois son beau poegraveme en eacuteloge des voleurs rimeacute et bien convaincu que ce poegraveme lui

sera un laquo puissant secours raquo Hafis va le reacuteciter devant les bandits Ici commence lrsquoeacutepisode

principal du conte de Seacuteneceacute qui nrsquoest en fait que le deacuteveloppement de lrsquohistoriette de

1 Ibid 2 Ibid p 179 3 Ibid p 180 4 Ibid p 181

103

Saadi Ainsi Hafis arrive chez les brigands quand ces derniers sont en train de boire du

laquo vin de Schirashellipagrave toute outrance raquo1 Mais le malheureux poegravete au lieu de chanter ses

vers devant la laquo grave prestance raquo de ses hocirctes laquo il srsquoembarrasse et ne sait ce qursquoil dit raquo2

Il ne peut alors que balbutier quelques mots incompreacutehensibles Se voyant ensuite exposeacute agrave

la laquo riseacutee raquo de la bande des voleurs laquo Hafis veut fuir qursquoauroit-il pu mieux faire raquo3

Lisons plutocirct la fin de lrsquohistoire comme lrsquoa chanteacutee Seacuteneceacute

laquo Mais les goujats lrsquoarrecirctent en chemin

Et lrsquoempoignant soit dit sans vous deacuteplaire

Le mettent nu quasi comme la main []

Autre disgrace un portier agrave moustache

Fort plantureuse exempte du collier

Comme il passoit trois leacutevriers deacutetache

Tous trois pourvus drsquoun vilain racirctelier

Pille dragon et vite agrave lui Satrape [hellip]

Hafis tout nu suoit en plein hiver

LrsquoOrpheacutee arabe agrave voir gueules beacuteantes [hellip]

Drsquoun gros caillou cimenteacute par la glace

Pour se deacutefendre il srsquoeacutetoit empareacute

Mais nrsquoayant pu lrsquoarracher de sa place

Il srsquoeacutecria drsquoun ton deacutesespeacutereacute

laquo Le ciel sur vous lance tous ses tonnerres

O Musulmans plus maudits que paiumlens

Les sceacuteleacuterats ils attachent les pierres

Au mecircme temps qursquoils deacutetachent les chiens raquo

Le capitaine attentif au spectacle

De ce bon mot fut juste estimateur

Il srsquoattendrit il rit ce fut miracle

Rompit ses chiens et deacutelivra lrsquoauteur

Pour satisfaire agrave sa peine endureacutee

Avec excuse il lrsquoadmit au festin

Il lui donna belle robe foureacutee

Et lui rendit tout son pauvre butin4 raquo

1 Ibid p 182 2 Ibid 3 Ibid 4 Ibid pp 182-183

104

Il suffit de rapporter ici la fin de lrsquohistoriette de Saadi (la premiegravere partie eacutetant citeacutee plus

haut) pour voir agrave quel point le fabuliste franccedilais a suivi son modegravele persan

laquo Quels sont dit-il ces hommes fils de prostitueacutees qui ont lacirccheacute le chien et enchaicircneacute la

pierre raquo Le chef lrsquoentendit drsquoune chambre haute se mit agrave rire et lui dit laquo O sage demande-

moi quelques chose raquo Il reacutepondit laquo Je te demande ma robe si tu daignes par geacuteneacuterositeacute

mrsquoaccorder une faveur raquo

Vers ndash laquo Lrsquohomme espegravere obtenir un bon traitement de la part des gens de bien je nrsquoespegravere

pas de bien de ta part ne me fais pas de mal raquohellip

Le chef des voleurs eut compassion de lui il lui rendit sa robe y ajouta une pelisse et lui

donna quelques piegraveces drsquoargent1 raquo

Cependant Seacuteneacuteceacute ne srsquoarrecircte pas lagrave et comme crsquoest lrsquousage chez les fabulistes il livre agrave

son lecteur la propre moraliteacute qursquoil veut deacutegager de son reacutecit Cette moraliteacute comprend

laquo deux reacuteflexions raquo

laquo Lrsquoune qursquoun trait drsquoesprit en tous lieux trouve agrave plaire

Et qursquoun mot agrave propos placeacute

Peut servir et tirer drsquoaffaire

Lrsquohomme le plus embarrasseacute2 raquo

Cette premiegravere reacuteflexion ne semble pas ecirctre diffeacuterente de celle que le moraliste persan

a voulu suggeacuterer par (exprimer dans) son anecdote surtout que celle-ci se trouve dans le

quatriegraveme chapitre du Gulistan traitant des laquo avantages du silence raquo A maintes reprises

dans ce chapitre aussi bien que dans drsquoautres (dans le huitiegraveme par exemple) le poegravete

persan a conseilleacute de ne parler que lorsqursquoil le faut vraiment ou de ne dire que des mots laquo agrave

propos placeacutes raquo pour reprendre lrsquoexpression de Seacuteneceacute

Mais la deuxiegraveme reacuteflexion celle que Seacuteneceacute a gardeacutee pour la fin de son conte sans

doute pour la mettre plus en relief est plus importante que la premiegravere et reacutesume en

quelque sorte toute la critique que son auteur a voulu adresser contre la socieacuteteacute franccedilaise

de son eacutepoque laquo Lrsquoautre que de voleurs la terre est toute pleine De quel cocircteacute qursquoon

tourne il en pleut par douzaine raquo3 De plus par cette reacuteflexion finale lrsquoauteur nous deacutesigne

carreacutement (nous montre du doigt) le vrai voleur dans cette socieacuteteacute

1 Gulistan p 212 (IV 10) 2 Œuvres posthumes de Seacuteneceacute op cit pp 183-184 3 Ibid p 184

105

laquo On vole dans le cloicirctre on vole en pleine eacuteglise

Crsquoest lagrave que finement le voleur se deacuteguise

Sous un exteacuterieur sage et dissimuleacute1 raquo

On voit bien que la morale sociale et lrsquoironie douce de Saadi se transforment en une

morale politique mordante et sarcastique dans le texte de Seneceacute

Bref le fabuliste franccedilais a pris le sujet du moraliste persan lrsquoa ensuite deacuteveloppeacute dans

son ensemble tout en conservant son caractegravere geacuteneacuteral et enfin en y ajoutant une morale

personnelle lrsquoa utiliseacute dans une fin autre que celle de son preacutedeacutecesseur Autrement dit la

morale de Seacuteneceacute dans ce conte nrsquoest pas forceacutement sociale mais plutocirct une morale

politique

Ainsi au XVIIe siegravecle les fabulistes qui ont adapteacute ou imiteacute lrsquoœuvre de Saadi sont

rares Dans leurs adaptations drsquoailleurs elles aussi tregraves peu nombreuses des fabulistes tels

que La Fontaine ou Seacuteneceacute se sont servis des reacutecits du moraliste persan comme point de

deacutepart pour exprimer une moraliteacute qui leur est propre donc diffeacuterente de celle de leur

source La morale de Saadi est une morale sociale pratique alors qursquoelle se change en une

morale drsquoordre plutocirct politique chez les fabulistes franccedilais que nous venons drsquoexaminer

Mais lrsquousage que feront les orientalistes de cette eacutepoque de lrsquoœuvre de Saadi est

diffeacuterent de celui des poegravetes ou fabulistes Tandis que ces derniers cherchaient dans leur

œuvres agrave sensibiliser leurs lecteurs aux problegravemes sociaux et politiques qui les

concernaient les orientalistes comme Galland et drsquoHerbelot contribuent agrave reacutepandre le nom

de Saadi en France par leurs traductions par leurs ouvrages bibliographiques ou

encyclopeacutediques par leurs recueils ou bien leurs compilations

1 Ibid

106

3

LES ORIENTALISTES

Le XVIIe siegravecle nrsquoest pas seulement lrsquoeacutepoque ougrave apparaissent des reacutecits de voyages et

des fables Drsquoautres œuvres dont certains ouvrages de reacutefeacuterence sur la litteacuterature orientale

y compris celle de lrsquoIran se font eacutegalement jour agrave cette eacutepoque Gracircce agrave ces ouvrages

drsquoailleurs assez nombreux la litteacuterature persane et ses chefs-drsquoœuvre se font de plus en

plus connaicirctre dans les milieux savants et lettreacutes franccedilais

Ce qui a favoriseacute cette grande pleacuteiade des orientalistes au XVIIe siegravecle crsquoest surtout

lrsquointeacuterecirct drsquoeacutetablir des relations directes entre la France et les pays du Levant sans passer par

des intermeacutediaires locaux Dans ce mecircme objectif Colbert creacutee en 1669 lrsquoEcole des

Jeunes des Langues une institution qui doit former de jeunes Franccedilais au meacutetier

drsquointerpregravete en langues du levant le turc lrsquoarabe le persan lrsquoarmeacutenien etc Les jeunes

interpregravetes qui sortent de cette Ecole sont envoyeacutes dans les pays orientaux et rapportent de

nombreux manuscrits y compris des textes persans enrichissant ainsi de plus en plus la

bibliothegraveque du roi Par lagrave ils contribueront agrave lrsquoeacutetude de la langue et de la litteacuterature

persanes Nous pouvons donc confirmer avec Raymond Lull que laquo ce furent plutocirct les

inteacuterecircts commerciaux et politiques qui ont le plus contribueacute au deacuteveloppement des eacutetudes

persanes raquo1 Deacutesormais lrsquoeacutetude des langues orientales devient si concregravete qursquoAntoine

Galland (1646-1715) professeur au Collegravege royal de Paris deacuteclare dans sa preacuteface agrave la

Bibliothegraveque Orientale drsquoHerbelot laquo Ainsi par le travail de tant de Personnages ceacutelegravebres

lrsquoeacutetude des trois Langues Orientales Arabique Persienne et Turque est devenue

preacutesentement si aiseacutee que pour les peacuteneacutetrer agrave fond amp mecircme en peu de temps il nrsquoy a

presque qursquoagrave le vouloir2 raquo

Les reacutesultats de ces efforts drsquoailleurs si fructueux ne tardent pas agrave apparaicirctre On

raconte par exemple laquo qursquoen 1681 agrave Paris il y a plusieurs personnes qui connaissent bien le

persan raquo3 En 1684 un dictionnaire persan apparaicirct laquo Ce dictionnaire tregraves important dit

Francis Richard destineacute agrave la fois aux marchands aux missionnaires et aux eacuterudits aux

Orientaux (crsquoest la premiegravere fois) et aux Europeacuteens comporte quelques erreurs mais

1 Raymond Lull citeacute par Samsami in Iran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 2 2 Bartheacutelemy drsquoHerbelot de Molainville Bibliothegraveque Orientale ou Dictionnaire universel contenant geacuteneacuteralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de lrsquoOrient Paris Compagnie des libraires 1697 derniegravere page de la preacuteface (sans pagination) 3 F Richard op cit p 35

107

marque une eacutetape importante dans lrsquohistoire des eacutetudes persanes en Europe1 raquo De mecircme

toujours selon F Richard laquo degraves les alentours de 1680 il est possible de trouver dans les

bibliothegraveques parisiennes la plupart des textes de la litteacuterature persane et leur catalogue

progressif donne un premier eacutelan agrave une histoire litteacuteraire dont la Bibliothegraveque Orientale

sera le premier grand monument raquo2

31 Bartheacutelemy DrsquoHerbelot de Molainville

Publieacutee pour la premiegravere fois en 1697 la Bibliothegraveque Orientale ou Dictionnaire universel

contenant geacuteneacuteralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de lrsquoOrient est un

vrai dictionnaire encyclopeacutedique sur le monde oriental et reste pendant deux siegravecles un

ouvrage de reacutefeacuterence Son auteur est Bartheacutelemy DrsquoHerbelot de Molainville (1625-1695)

professeur et interpregravete des langues orientales au Collegravege du Roi et un des orientalistes les

plus savants du siegravecle Drsquoun esprit peu critique et un peu trop exigeant lrsquoauteur rassemble

sans les seacuteparer les leacutegendes et les donneacutees historiques sur les peuples de lrsquoOrient en

insistant surtout sur les religions les sciences les arts et les litteacuteratures Lrsquoouvrage nrsquoa

certes pas lrsquoeffet foudroyant drsquoune deacutecouverte sensationnelle mais il est important car il

fait le point des connaissances vagues et deacutesordonneacutees que lrsquoon avait des civilisations

orientales et de la civilisation iranienne en particulier La Bibliothegraveque Orientale pourra en

quelque sorte mettre fin aux preacutejugeacutes aux malentendus aux fausses connaissances qui

donnaient depuis des siegravecles une image erroneacutee de lrsquoOrient aux yeux des Occidentaux

laquo Le lecteur pourra juger si les Orientaux sont si barbares et si ignorants qursquoon les publie

dans le Monde3 raquo

En ce qui concerne notre travail cet ouvrage nous inteacuteresse car il offrait de preacutecieux

renseignements agrave tous ceux qui srsquointeacuteressaient tout au long du XVIIIe et du XIXe siegravecles agrave

la culture iranienne Dans cette œuvre encyclopeacutedique le nombre drsquoarticles consacreacutes agrave la

Perse est consideacuterable sur un total de 8600 entreacutees que contient lrsquoouvrage 1259 portent

sur ce pays Plus de la moitieacute de ce chiffre concerne les titres drsquoouvrages les noms

drsquoauteurs poegravetes philosophes et autres4 Quant agrave Saadi trois articles sont consacreacutes agrave lui et

agrave ses deux chefs-drsquoœuvre le Boustan et le Gulistan

1 Ibid p 34 Selon F Richard cet ouvrage parait agrave Amsterdam par les soins drsquoun Franccedilais nommeacute Carme Ange de Saint Joseph alias Joseph Labrosse ce dernier voulant faire imprimer lrsquoouvrage en 1981 ne trouve pas les caractegraveres persans neacutecessaires agrave son dessein et se voit contraint agrave y renoncer Il devra ainsi attendre lrsquoanneacutee 1684 pour reacutealiser son projet 2 Ibid p 33 3 Bibliothegraveque Orientale op cit p 9 de la preacuteface de Galland 4 Voir Dominique Torabi laquo La Perse de Bartheacutelemy drsquoHerbelot raquo in Luqmacircn 2 anneacutee 1992 p 47

108

Dans lrsquoarticle laquo Saadi et Sacircdi raquo en eacutevoquant la biographie du poegravete persan qursquoil

nomme laquo Scheiumlkh Mosledin Sacircadi Al-Schirzi raquo (il eacutecrit Sacircadi Schirazi Mosleheddin dans

lrsquoarticle laquo Gulistan raquo) drsquoHerbelot raconte deux des aventures que lrsquoon trouve citeacutees lrsquoune

dans le Gulistan livre II historiette 31 lrsquohistoire de la capture de Saadi en Syrie par les

Francs et son mariage avec la fille de son sauveur avec laquelle il divorcera peu de temps

apregraves1 lrsquoautre est lrsquohistoire de la rencontre et de lrsquoentretien de Saadi avec un autre poegravete

persan Homam Tabrizi dans un Hammam agrave Tabriz Ces deux aventures on les lira

deacutesormais dans la plupart des ouvrages des traducteurs des orientalistes des eacutecrivains qui

ont voulu inseacuterer une biographie de ce poegravete persan dans leur preacuteface ou dans leurs notes

explicatives Car comme nous venons de le dire les renseignements contenus dans la

Bibliothegraveque Orientale de drsquoHerbelot servaient de reacutefeacuterence pendant de longues anneacutees

apregraves sa publication pour tous les amateurs de la litteacuterature persane

Neacuteanmoins cela ne veut pas dire que toutes les informations transmises par

drsquoHerbelot eacutetaient correctes Lorsque par exemple ce dernier parle du Boustan de Saadi il

commet une erreur en disant que ce livre est publieacute apregraves le Gulistan laquo Sacircdi composa

partie en Prose amp partie en Vers son livre intituleacute Gulistan dont il faut voir le titre

particulier lrsquoan 656e de lrsquoHeacuteg anneacutee fatale au Khalifat amp quelque temps apregraves il publia

son Bostan qui est tout en vershellip2 raquo Nous savons tous bien que le Boustan est publieacute un an

avant le Gulistan et non apregraves celui-ci comme le preacutetend drsquoHerbelot

32 Antoine Galland

Malheureusement lrsquoauteur de cette importante Bibliothegraveque Orientale nrsquoest plus en vie

quand celle-ci est publieacutee il est deacuteceacutedeacute agrave Paris en 1695 crsquoest-agrave-dire deux ans avant la

publication de lrsquoouvrage gracircce aux soins drsquoun ami Antoine Galland (1646-1715) lui aussi

un grand orientaliste Galland eacutetait eacutegalement un speacutecialiste drsquohistoire de manuscrits

anciens de langues orientales et de monnaies un habitueacute de la Bibliothegraveque royale

antiquaire du roi acadeacutemicien et pour finir lecteur au Collegravege royal Lors de son seacutejour agrave

Constantinople (1670-1675) en qualiteacute drsquointerpregravete de lrsquoambassadeur de France il a appris

les langues turque persane et arabe afin de pouvoir eacutetudier les mœurs et coutumes

anciennes des populations de lrsquoempire ottoman En mecircme temps il a traduit une bonne

partie du Kashf al-Zanoun dictionnaire bibliographique du Turc Hadj Khalifa lrsquoœuvre

qursquoil avait envisageacute de traduire en entier A son retour agrave Paris il a remis sa traduction

1 Voir la premiegravere partie de notre thegravese I1 2Bibliothegraveque Orientale op cit p 717

109

aussi bien que tous les nombreux tomes du Kashf al-Zanoun qursquoil avait apporteacutes avec lui agrave

son ami drsquoHerbelot qui travaillait depuis longtemps deacutejagrave sur sa Bibliothegraveque Orientale Ces

dons fournissaient de bonnes matiegraveres agrave la preacuteparation de cette œuvre et ont grandement

servi son auteur Galland a donc joueacute un double rocircle dans la reacutealisation du projet de

drsquoHerbelot premiegraverement en offrant agrave ce dernier de bonnes sources drsquoinformations durant

son travail de recherche sur lrsquoOrient deuxiegravemement en mettant en œuvre tous ses efforts

pour publier lrsquoouvrage de son ami mort preacutematureacutement

En ce qui concerne notre travail agrave nous Galland est surtout lrsquoauteur des Paroles

remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux publieacutes en 1694 car lrsquoouvrage

porte une grande trace de lrsquoœuvre de Saadi Ce livre nrsquoest en fait qursquoune simple

compilation et son auteur avoue qursquoil a laquo extrait tout cet ouvrage en partie de livres

imprimeacutes et en partie de manuscrits raquo1 Comme son nom lrsquoindique cette œuvre est

empreinte de lrsquoesprit orientaliste en vogue agrave lrsquoeacutepoque et srsquoinscrit dans la mecircme ligneacutee des

ouvrages ougrave apparaicirct cette envie de faire connaicirctre ndash ou bien faire mieux connaicirctre ndash

lrsquoOrient aux Occidentaux Dans lrsquoavertissement en comparant ses Paroles remarquables

aux Apophtegmes de Plutarque Galland deacutefinit ainsi son intention de publier son

livre

laquo Mon dessein est aussi de faire connaicirctre quel est lrsquoesprit et le geacutenie des Orientaux Et comme

les paroles remarquables repreacutesentent la droiture et lrsquoeacutequiteacute de lrsquoacircme et que les bons mots

marquent la vivaciteacute la subtiliteacute ou mecircme la naiumlveteacute de lrsquoesprit on aura lieu sous ce double

titre de connaicirctre que les Orientaux nrsquoont pas lrsquoesprit ni moins droit ni moins vif que les

peuples du Couchant2 raquo

Drsquoailleurs dans la preacuteface qursquoil eacutecrira trois ans plus tard agrave la Bibliothegraveque Orientale de

drsquoHerbelot il souhaitera un mecircme effet chez le lecteur occidental dans lrsquoesprit de qui les

peuples de lrsquoOrient passent pour des barbares3 Pour conduire ce dessein Galland a

proceacutedeacute agrave une meacutethode que nous retrouvons eacutegalement employeacutee dans ses autres travaux

recueillir des textes de diffeacuterents peuples du Levant en tant que le meilleur teacutemoignage de

ces peuples sur eux-mecircmes et y joindre son teacutemoignage personnel exposeacute dans les notes et

commentaires nourris par son eacuterudition et son veacutecu oriental laquo Jrsquoai puiseacute des mecircmes

originaux ou des connaissances que jrsquoai acquises dans les voyages au Levant les

1 Antoine Galland Les Paroles remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux Paris Maisonneuve et Larose 1999 p 18 2 Ibid p 17 3 Voir supra p 108 et note 1

110

remarques que jrsquoai ajouteacutees et que jrsquoai cru neacutecessaires [hellip] Ainsi elles ne contiennent rien

que je nrsquoaie lu dans les livres arabes persans et turcs ou que je nrsquoaie vu et connu par moi-

mecircme1 raquo Le principe est donc de faire des textes orientaux la source de connaissance de

lrsquoOrient car crsquoest un moyen irremplaccedilable de connaicirctre lrsquoAutre par lui-mecircme surtout que

les auteurs orientaux laquo ont suivi chacun le geacutenie de leur nation raquo2 Quant aux Persans crsquoest

le poegravete Saadi qui peut mieux que toute autre personne teacutemoigner de leur geacutenie

Or notre orientaliste nrsquoheacutesite pas un instant agrave inseacuterer dans son recueil les reacutecits et les

sentences de Saadi un des geacutenies qursquoa connu lrsquoOrient et dont lrsquoœuvre contient drsquoabondants

laquoparoles remarquables bons mots et maximes raquo Dans lrsquoavertissement lrsquoauteur preacutecise

bien les sources de son livre ougrave nous retrouvons surtout le Gulistan

laquo Jrsquoai extrait tout cet ouvrage en partie de livres imprimeacutes et en partie de manuscrits Les livres

imprimeacutes sont lrsquoHistoire des califes par lrsquoElmacin lrsquoHistoire des dynasties par Abou-lfarage

lrsquoune et lrsquoautre en arabe et le Gulistacircn ouvrage de Sadi en persan3 raquo

Quant agrave ses sources manuscrites il en eacutenumegravere onze dont sept sont des manuscrits

persans entre autres le Baharistan de Jami laquo composeacute sur le modegravele du Gulistacircn raquo Ces

manuscrits sont pour la plupart des livres drsquohistoire ou drsquohistoire litteacuteraire Histoire

choisie Histoire de Ginghizkhan Histoire universelle Histoire ottomane Histoire des

poegravetes turcs

Lrsquoouvrage est diviseacute en deux parties lrsquoune celle des paroles remarquables et des bons

mots des Orientaux et lrsquoautre celle de leurs maximes La premiegravere partie comprend plus

de deux cents extraits (pour la plupart de petites histoires) eacutecrits par des historiens des

chroniqueurs des moralistes des poegravetes orientaux La majoriteacute de ces fragments sont

suivis de larges laquo remarques raquo ougrave leur auteur fournit drsquointeacuteressantes informations au

lecteur Nous retrouvons dans ces commentaires tantocirct un Galland anthropologue

(lorsqursquoil parle par exemple des mahomeacutetans et de lrsquousage de laquo lrsquoAlcoran raquo chez ce

peuple p31) tantocirct un Galland encyclopeacutediste qui donne des preacutecisions sur certains

sujets (comme sa note sur la ville de Bassora et le personnage de Behloul p36 une autre

sur le ghazel laquo piegravece de poeacutesie extrecircmement en usage parmi les Persans et parmi les

Turcs raquo p 42 ou bien lrsquoautre sur laquo cette piegravece de poeacutesiehellip que les Orientaux

appellent Caccedilideh raquo p33) De mecircme lrsquoexpeacuterience orientale de lrsquoauteur apparaicirct parfois

1 Les Proles remarquableshellip op cit p 18 2 Ibid 3 Ibid p 18

111

sous forme des reacuteflexions comparatives surtout quand il repegravere lrsquoanalogie (ou bien la

diffeacuterence) des institutions entre les deux mondes occidental et oriental (telle la

comparaison entre les professeurs des laquo collegraveges fondeacutes par des sultans raquo et les docteurs

laquo dans les universiteacutes de lrsquoEurope raquo p62 ou bien entre les laquo derviches mahomeacutetans raquo et

les laquo religieux raquo franccedilais pp 60-62) A plusieurs reprises Galland nomme le Gulistan dont

il cite quelques fables des plus caracteacuteristiques

Plus drsquoune soixantaine drsquoextraits de la premiegravere partie donc plus drsquoun quart sont tireacutes

des historiettes du Gulistan Galland a traduit librement et selon son propre goucirct ces textes

de Saadi Le traducteur a parfois indiqueacute lrsquoorigine des extraits dans le corps du texte par

des expressions telles que laquo Lrsquoauteur du Gulistacircn en parlant de lui-mecircme eacutecrithellip raquo (p

61) laquo crsquoest lrsquoauteur du Gulistacircn qui parle raquo (p 62) laquo Lrsquoauteur du Gulistacircn de qui sont

quelques-uns des articles preacuteceacutedents parle de lui-mecircme en ces termeshellip raquo

etc Quelquefois crsquoest dans les remarques suivant les extraits que lrsquoauteur cite sa source

laquo Remarque Lrsquoauteur du Gulistacircn ajoute que ce bon mot fit rirehellip raquo (p 70) laquo Remarque

Au lieu de lrsquoempereur de la Gregravece le texte de lrsquoauteur du Gulistacircn porte lrsquoempereur de

Roumhellip raquo (p 76) Pour le reste il nrsquoy a aucune mention de lrsquoœuvre ni de lrsquoauteur agrave qui

les textes ont eacuteteacute emprunteacutes comme dans ces deux anecdotes que nous donnons agrave titre

drsquoexemple pour avoir eacutegalement une ideacutee de la traduction de Galland

laquo Un fils qui avait fait de grands progregraves dans les eacutetudes mais naturellement timide et reacuteserveacute

se trouvait avec drsquoautres personnes drsquoeacutetude et ne disait mot Son pegravere lui dit laquo Mon fils

pourquoi ne faites-vous pas aussi paraicirctre ce que vous savez raquo Le fils reacutepondit laquo Crsquoest que je

crains qursquoon ne me demande aussi ce que je ne sais pas raquo (p 69)1

laquo Un vieillard de Bagdad avait donneacute sa fille en mariage agrave un cordonnier et le cordonnier en la

baisant la mordit agrave la legravevre jusqursquoau sang Le vieillard lui dit laquo Les legravevres de ma fille ne sont

pas du cuir raquo (p 63)2

La deuxiegraveme partie du livre comprend laquo les maximes des Orientaux raquo que Galland a

traduits et juxtaposeacutes lrsquoun apregraves lrsquoautre sans aucune mention de leur origine ni aucun

commentaire explicatif agrave leur sujet Cependant nous savons bien que plusieurs de ces

maximes appartiennent au poegravete persan Saadi Comme preuve nous en citons ici quelques

uns avec en note leur reacutefeacuterence dans lrsquoœuvre du poegravete persan

laquo Rien ne cache mieux ce que lrsquoon est que le silence raquo (p 118)

1 Gulistan p 207 (IV 3) 2 Ibid p 150 (II 43)

112

laquo Ce nrsquoest pas mal fait de rendre visite mais il ne faut pas que cela arrive si souvent que celui

que lrsquoon visite soit contraint de dire crsquoest assez raquo (p 119)

laquo Lorsque lrsquoacircme est precircte agrave partir qursquoimporte de mourir sur le trocircne ou de mourir sur la

poussiegravere raquo (p 120)

laquo Il vaut mieux battre le fer sur une enclume que drsquoecirctre debout devant un prince les mains

croiseacutees sur le sein raquo (p 123)1

En lisant ce que Galland a traduit et rapporteacute du Gulistan nous remarquons qursquoil

connaissait et qursquoil avait bien lu le fameux recueil du poegravete persan Crsquoest que ses eacutetudes au

Collegravege Royal et ses contacts directs avec lrsquoOrient pendant son seacutejour agrave Constantinople lui

avaient permis une large connaissance des litteacuteratures orientales y compris et surtout celle

des Persans Par conseacutequent il eacutetait aussi drsquoune nature tregraves permeacuteable agrave lrsquoesprit oriental

dont il expose les qualiteacutes dans Les Paroles remarquables les bons mots et les maximes

des Orientaux Lrsquooccasion est ainsi offerte au lecteur occidental drsquoobserver ces laquo qualiteacutes

de lrsquoesprit raquo et ensuite de juger laquo par le teacutemoignage mecircme des Orientauxhellip srsquoils ont raison

de croire qursquoils ne sont pas moins partageacutes drsquoesprit et de bon sens que les autres nations qui

nous sont plus connues agrave cause de leur voisinage raquo2

Cependant cette quecircte de laquo lrsquoautre raquo chez Antoine Galland a une porteacutee plus large que

lrsquoon ne le croit Dans sa deacutemarche qui consiste agrave faire connaicirctre lrsquoOriental ou bien lrsquoAutre

lrsquoorientaliste cherche en quelque maniegravere agrave mieux se connaicirctre soi-mecircme Une telle

laquo strateacutegie de lrsquoalteacuteriteacute raquo selon lrsquoappellation drsquoAbdelwahab Meddeb preacutefacier de lrsquoeacutedition

1999 des Paroles remarquables (celle dont nous nous sommes servis ici) donne agrave certains

textes de Galland laquo lrsquoeacutelan de lrsquoactualisation qui fait de leur auteur lrsquoun de nos vifs

contemporains raquo3 Cette strateacutegie de lrsquoalteacuteriteacute a trois composantes laquo connaicirctre lrsquoautre

drsquoabord par lrsquoautre ensuite par lrsquoeacuterudition et le voyage enfin par la comparaison avec soi

laquelle deacutechiffre autant lrsquoautre que soi raquo4 elle se retrouve mise agrave part Les Paroles

remarquables dans au moins quatre autres textes de Galland La Mort du Sultan Osman

ou le Reacutetablissement de Mustafa sur le trocircne traduction du turc qui connut trois eacuteditions en

1678 De lrsquoorigine et du progregraves du cafeacute bref traiteacute publieacute en 1699 Mille et une nuits

(1704-1717) Fables de Bidpay (1724)

Dans ces textes animeacutes par le deacutesir de faire connaicirctre les Orientaux les digressions

comparatives aboutissent agrave repeacuterer les analogies entre les mœurs et habitudes orientales et

1 Ces maximes se trouvent respectivement dans le Gulistan pp 28 (I 3) 134 (II 29) 26 (I 1) 91 (I 36) 2 Les Paroles remarquableshellip op cit p 19 3 Ibid p 6 4 Ibid p 7

113

franccedilaises Cela explique en partie la raison de lrsquoaccueil favorable de ces œuvres non

seulement dans les milieux cultiveacutes franccedilais mais aussi aupregraves drsquoun public de lecteurs qui

deacutepasse le cercle des savants Une fois ces analogies repeacutereacutees le terrain est preacutepareacute pour

chasser la notion de barbarie laquelle empecircchait lrsquoOccidental de se reconnaicirctre dans

lrsquoAutre Lagrave Abdelwahab Meddeb parle drsquoune porteacutee morale qui conditionne la

connaissance des socieacuteteacutes orientales laquo A travers le souci moral Galland traque la

communauteacute humaine que partagent lrsquoecirctre occidental et lrsquoecirctre oriental et que voile

lrsquoapparente dissemblance de leur vie courante raquo1 Ces deux laquo ecirctres raquo en apparence

diffeacuterents ont donc en commun cette humaniteacute qui les rapprochent lrsquoun de lrsquoautre En

drsquoautres termes dans leur essence au fond ils se ressemblent mais la diffeacuterence

commence ougrave (et quand) ils manifestent leur fond par des maniegraveres ou bien par des formes

diverses Cette ideacutee sera confirmeacutee par un Cardonne qui des dizaines drsquoanneacutees plus tard

et toujours agrave propos des traductions de diffeacuterents livres orientaux (entre autres Mille et une

nuits) deacuteclarera

laquo Jrsquoai penseacute qursquoune autre raison avait pu contribuer a succegraves des eacutecrits dont je viens de parler

ils peignent des humains aussi eacuteloigneacutes de nos mœurs que de notre climat toutes les Nations

tous les Peuples meacuteritent lrsquoattention du Philosophe et moins les Orientaux nous ressemblent

plus il faut les examiner pour se convaincre que les mœurs infiniment varieacutees ne changent

jamais le fond de lrsquohomme amp que toutes les passions qui srsquoexpriment de tant de maniegraveres ont

toujours la mecircme source le mecircme but raquo

Le fond est identique la forme diffegravere Il suffit de repeacuterer lrsquoidentiteacute du fond dans la

diffeacuterence de la forme pour que se reacutealise la reconnaissance de soi dans lrsquoautre

La quecircte morale dont il est question ici est bien illustreacutee dans Les Paroles

remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux Certes le lecteur europeacuteen et

en ce qui nous concerne le lecteur franccedilais est deacutejagrave initieacute au genre par les Apophtegmes de

Plutarque ou les Dica memoratu digna (crsquoest-agrave-dire les laquo paroles dignes de meacutemoire raquo) de

Valegravere Maxime laquo Le lecteur qui aura quelque connaissance des ouvrages des

Ancienshellip raquo dit Galland au deacutebut de son avertissement2 Mais cette fois crsquoest lrsquoOrient qui

peut proposer aux franccedilais des modegraveles agrave imiter et des exemples agrave suivre En lisant cette

œuvre on a lrsquoimpression que Galland srsquoadresse agrave ses compatriotes en leur recommandant

drsquoaller jusqursquoen Orient pour parfaire leur sagesse et peut-ecirctre affiner leurs mœurs et

1 Ibid p 8 2 Ibid p 17

114

ameacuteliorer leurs habitudes A cet eacutegard les conseils du cheikh (sage) du Chiraz lui servent

grandement puisqursquoils sont de tregraves bons exemples Telle cette leccedilon qursquoil donne au lecteur

drsquoecirctre aussi puissant physiquement que moralement

laquo Un mahomeacutetan qui avait donneacute plusieurs preuves drsquoune force extraordinaire eacutetait dans une si

grande colegravere qursquoil ne se posseacutedait plus et qursquoil eacutecumait de rage Un homme sage qui le

connaissait le voyant en cet eacutetat demanda ce qursquoil avait et il apprit qursquoon lui avait dit une

injure Cela lui fit dire laquo Comment ce miseacuterable porte un poids de mille livres et il ne peut

pas supporter une parole 1 raquo

Et Galland approuve la reacuteflexion du sage de ce conte de Saadi dans la remarque qursquoil

ajoute juste apregraves laquo Ce mot est plus juste dans le persan que dans le franccedilais en ce que le

mecircme mot qui signifie porter signifie aussi supporter raquo

Il paraicirct que Galland lui-mecircme est le premier agrave suivre ce modegravele oriental dans son

eacutepicirctre deacutedicatoire agrave Monseigneur Bignon premier preacutesident au Grand Conseil de sorte

qursquoil inscrit son geste dans la tradition sociale du don telle qursquoil lrsquoa veacutecue en pays

drsquoOrient laquo Je suis en cela lrsquoexemple des Orientaux qui de toute ancienneteacute jusques agrave nos

jours chacun suivant leur pouvoir ont fait et font encore des preacutesents agrave ceux de qui ils ont

reccedilu des faveurs2 raquo

Cela dit nous ne devons pas oublier la part de divertissement dans ce recueil comme

drsquoailleurs dans drsquoautres ouvrages de Galland Le deacutesir de divertir et drsquoapaiser la curiositeacute

en recourant agrave lrsquoexotisme oriental est autant preacutesent dans Les Paroles remarquables que le

souci drsquoavertir De sorte qursquoen plus de son laquo dessein de faire connaicirctre raquo lrsquoauteur parle de

son laquo intention de contribuer quelque chose agrave la curiositeacute du public raquo3 Ces deux aspects de

divertissement et drsquoavertissement vont eacutegalement de pair dans les Mille et une nuits (1704-

1717) et dans Les Contes et fables indiennes de Bidpaiuml et de Lokman (1724) et Galland

nrsquooublie pas de les signaler dans les deux preacutefaces il rappelle que laquo les contes de cette

espeacutece sont agreacuteables amp divertissans par le merveilleux qui y reacutegne drsquoordinairehellip raquo4 et

convie ensuite ses lecteurs agrave laquo profiter des exemples de vertus et de vices qursquoils y

trouveront raquo5 Notre auteur connaissait donc bien lrsquoart de mecircler lrsquoagreacuteable et lrsquoutile

1 Ibid p 63 2 Ibid p 15 3 Ibid p 18 4 Les Mille et une nuit (sic) Contes arabes traduits en franccedilois par Mr

Galland Paris 1704 Tome I Avertissement 5 Ibid

115

Pour terminer ce passage sur Antoine Galland il nrsquoest pas sans inteacuterecirct de dire un

dernier mot sur ses Mille et une nuits une traduction qui glorifie son auteur et qui marque

une eacutetape tregraves importante dans lrsquohistoire litteacuteraire franccedilaise Voltaire dira plus tard au sujet

de ce livre laquo Crsquoest un des livres les plus connus en Europe il est amusant pour toutes les

nations1 raquo La premiegravere eacutedition de ces contes parait en 1704 et les autres suivront jusqursquoen

1717 Elles connaissent immeacutediatement un grand succegraves Galland doit ce succegraves en grande

partie agrave son statut drsquoeacuterudit et agrave ses contacts avec des librairies dans toute lrsquoEurope De plus

il avait beaucoup travailleacute agrave adapter les contes au goucirct des Europeacuteens en supprimant par

exemple ce qui lui paraissait trop fort exageacutereacute ou reacutepeacutetitif Les Mille et une nuits traduites

par Galland ont eacuteteacute reacuteeacutediteacutees agrave drsquoinnombrables reprises et ont eacutegalement eacuteteacute la base des

traductions dans drsquoautres langues occidentales telles que lrsquoanglais ou lrsquoallemand Pendant

des dizaines drsquoanneacutees apregraves leur publication et jusqursquoau milieu du siegravecle suivant ces contes

ont fourni aux eacutecrivains franccedilais de quoi nourrir leur imagination bercer leur recircve et les

promener dans les contreacutees lointaines pleines de palais fabuleux et peupleacutees drsquoecirctres

fantastiques qui volaient dans lrsquoair ou traversaient les mers gracircce agrave des talismans et agrave des

formules magiques Dans sa liste succincte des ouvrages principaux portant lrsquoempreinte

des Mille et une nuits Madame Samsami eacutenumegravere pregraves de quatre-vingt piegraveces de theacuteacirctres

contes et romans parus dans la peacuteriode de 1670 agrave 18342 Ainsi les contes des Mille et une

nuits avec ceux du Jardin des roses et du Livre des lumiegraveres devinrent les sources les plus

importantes dans lesquelles un tregraves grand nombre drsquoauteurs drsquoartistes ou de poegravetes

puisegraverent thegravemes images et ideacutees

Lorsque nous examinons minutieusement ces teacutemoignages de reacuteputation en somme

tregraves peu nombreux nous remarquons que Saadi est accueilli degraves son apparition comme un

sage sublime de la grande tradition classique et un eacuteleacutegant fabricateur de sentences

morales Pour la richesse et la concision de son œuvre on le met agrave cocircteacute de Bidpaiuml de

Lokman drsquoEacutesope Il est pourtant eacutetonnant de voir que les moralistes du XVIIe siegravecle ne

soufflent mot de Saadi ni La Rochefoucauld (1613-1680) qui a ciseleacute tant de maximes agrave la

fois acircpres et spirituelles ni La Bruyegravere (1645-1696) dont la riche galerie drsquoinstantaneacutes

encadreacutes de reacuteflexions rappelle parfois les vivants tableaux du poegravete persan Peut-ecirctre que

ces derniers eacuteleveacutes dans le catholicisme et le culte excessif des Anciens se sont totalement

1 Citeacute par N Samsami op cit p 24 2 Ibid pp 36-37 De toutes ces adaptations les plus importantes et les plus originales sont les Mille et un jours de Peacutetis de la Croix parus entre 1710 et 1712 Le succegraves de ces contes fut parfois plus grand encore que celui de leur modegravele

116

deacutesinteacuteresseacutes de cet eacutetranger et drsquoune maniegravere geacuteneacuterale de tous ceux qui avaient ignoreacute la

saine doctrine litteacuteraire de classicisme Car en deacutepit de certaines phrases agressives ils

nrsquoont pu confortablement installeacutes dans leur foi religieuse et monarchique se rendre

compte que le Persan avait agiteacute bien avant eux de graves questions politiques et sociales

qui preacuteoccupent lrsquohumaniteacute tout entiegravere

Quoi qursquoil en soit nous pouvons constater avec Lanson qursquoagrave la fin du XVIIe siegravecle

gracircce aux remarquables travaux de Du Ryer de Chardin de Tavernier de Bernier de cette

brillante pleacuteiade de savants et de voyageurs qui eacutetaient partis quelques cinquante ans

auparavant agrave la conquecircte pacifique des pittoresques contreacutees drsquoAsie lrsquoOrient eacutetait devenu

agrave la mode Toutes les traductions les adaptations les reacutecits de voyage avaient fini par

deacuteposer laquo dans les esprits toute sorte drsquoimages des mœurs et des coutumes orientales raquo1

Apregraves cette indispensable imitation il restait donc aux eacutecrivains franccedilais un riche

domaine agrave exploiter dans lrsquoœuvre de Saadi Sera-ce la tacircche des philosophes du XVIIIe

siegravecle dont les plus illustres parleront de la Perse avec une si reacuteelle sympathie et pourront

en tout cas faire appel agrave cet auteur eacutetranger en le chargeant drsquoexposer agrave leur place des

ideacutees hardies en matiegravere politique sociale et religieuse

1 Histoire de la litteacuterature franccedilaise Paris Hachette 13egraveme eacuted 1916 p 710

117

CHAPITRE II

SAADI SOUS LES laquo LUMIEgraveRES raquo DU XVIIIe SIEgraveCLE

hellipcrsquoest lrsquohumanisme persan que deacutecouvriront les Encyclopeacutedistes Ils chercheront dans lrsquoœuvre de Firdusi et de Sarsquodi une inspiration que les eacutecrivains du siegravecle de Louis XIV puisaient eux chez les Grecs et les Romains ils leur emprunteront lrsquoimage du philosophe ami du prince qui eacutecoute les conseils et sait se montrer libeacuteral et toleacuterant Montesquieu pille allegravegrement Chardin pour donner agrave ses Lettres persanes quelque couleur locale Voltaire eacutecrit Zadig et fait lrsquoapologie de Zoroastre Diderot engage Sarsquodi dans le combat des Encyclopeacutedistes

Olivier Bonnerot La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee

franccedilaises au XVIIIe siegravecle

La vogue de lrsquoexotisme oriental amorceacutee au siegravecle classique atteint au XVIIIe siegravecle les

proportions drsquoun engouement Quant agrave la Perse elle jouit drsquoune attraction plus

consideacuterable encore On precircte une attention particuliegravere non seulement agrave sa litteacuterature mais

aussi agrave ses habitants agrave leurs mœurs agrave leurs croyances Apregraves les volumineux ouvrages de

Tavernier et de Chardin dans lesquels du reste de nombreux eacuteleacutements emprunteacutes aux

lettres aux arts agrave la geacuteographie physique et humaine de ce pays se trouvent utiliseacutes vient

une multitude de brochures et de petits livres courts portatifs qui ne visant qursquoagrave la simple

vulgarisation preacutetendant du cercle restreint des savants srsquoeacutetendre au grand public Ce qui

acceacuteleacutera cette vulgarisation ce fut une initiation heureuse du ministre des affaires

eacutetrangegraveres voulant que les laquo Jeunes de langues raquo traduisent pour la Bibliothegraveque du Roi au

terme de leurs eacutetudes agrave Istanbul des textes orientaux Ainsi conserve-t-on deacutedieacute par

Cardonne agrave Rouilleacute le ministre drsquoalors une traduction drsquoextraits du Bahacircrestacircn et du

Gulistan effectueacutees vers 1750

Parallegravelement agrave cette abondante production de source scientifique et de caractegravere

souvent anecdotique on trouve des œuvres drsquoimagination encore que leur inspiration soit

parfois il est vrai due en partie aux livres laquo La mode pour la Perse eacutecrit Pierre Martino

fut moins tapageuse [que pour la Turquie et le Siam] mais plus reacuteelle sans trop drsquoeacuteclat

elle eut quelques anneacutees drsquoune vraie vie [hellip] Dans les premiegraveres anneacutees du XVIIIe siegravecle

jusqursquoagrave lrsquoapparition des Lettres persanes une dizaine de romans furent composeacutes et

118

quelques piegraveces de theacuteacirctre se firent jouer dont les heacuteros eacutetaient persans1 raquo Puis srsquoavancent

tantocirct souriants tantocirct seacutevegraveres toujours curieux Rica et Usbek et avec eux leurs bruyants

harems leurs eunuques blancs et noirs leurs derviches figeacutes dans la contemplation de

lrsquoEternel En mecircme temps les sanglantes histoires de seacuterail les leacutegendes troublantes de la

Perse primitive circulent qui ne manquent pas drsquoexercer un attrait magique sur les esprits

captiveacutes Comment deacutesormais pouvait-on ne pas ecirctre Persan

La Perse reste donc agrave peu pregraves identique pour lrsquoobservateur mais les diverses reacutealiteacutes

qui la composent tendent agrave se preacuteciser selon un nouvel eacuteclairage A tout le moins certaines

drsquoentre elles eacutemergent du mystegravere agrave la lumiegravere Un Orient nouveau point En 1704 sombre

un Orient dont les preacuteceacutedents visages eacutetaient comme autant de caricatures pour les

honnecirctes gens les orientalistes et les curieux

Dans ces conditions Saadi ne fut certes pas oublieacute ni son œuvre neacutegligeacutee Au

contraire il fut au siegravecles des Lumiegraveres lrsquoauteur oriental le plus priseacute2 ce fait reacutesulte en

grande partie de son inteacuterecirct drsquohumaniste pour lrsquohomme et de la perspective somme toute

rationaliste de ses eacutecrits perspective commandeacutee ou orienteacutee par les circonstances de son

eacutepoque3 Alors de nouvelles traductions ou drsquoadaptations de son œuvre apparaissent

durant ce siegravecle De mecircme ses anecdotes et sentences sont rapporteacutees dans divers recueils

de contes moraux et de fables dans un but drsquoinstruction ou de divertissement Enfin les

philosophes tantocirct en eacutevoquant tour agrave tour sa sagesse sa morale sociale et politique son

esprit humanitaire et toleacuterant font de ce sage persan une porte parole pour exprimer leurs

propres ideacutees tantocirct ils se deacuteguisent sous son nom pour critiquer les fausses mœurs de leur

socieacuteteacute ou attaquer leur adversaire Toutes ces tentatives font connaicirctre sous une nouvelle

lumiegravere les cocircteacutes jusqursquoalors inexploiteacutes de la personnaliteacute et de lrsquoœuvre de Saadi de telle

sorte que vers la fin du siegravecle son nom deacutepasse le cercle restreint des savants ou des

eacuterudits

1 Pierre Martino LrsquoOrient dans la litteacuterature franccedilaise au XVIIe et au XVIIIe siegravecle Paris Hachette 1906 pp 176-177 2 Cf Dictionnairehellip 3 Saadi veacutecut en des temps troubleacutes dans la situation preacutecaire drsquoun eacutecrivain ou drsquoun poegravete deacutependant drsquoun patron royal

119

1

LES TRADUCTIONS

Degraves 1704 une nouvelle version anonyme du Gulistan paraicirct agrave Paris Guilistan ou

lrsquoEmpire des Roses traiteacute des mœurs des rois composeacute par Musladini Saadi prince des

poegravetes persans traduit du persan par M Nous savons aujourdrsquohui que le traducteur

srsquoappelle drsquoAllegravegre Le livre a reccedilu laquo lrsquoapprobation raquo de M Fontenelle que nous

reproduisons ici in-extenso laquo Jrsquoai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier le Gulistan

et jrsquoai cru que le Public verrait avec plaisir et peut-ecirctre avec quelque utiliteacute cet eacutechantillon

de la Morale et de la Poeacutesie des Arabes Fait agrave Paris ce 17 juillet 1704 raquo1 Ce qui est

eacutetonnant dans cette approbation de Fontenelle crsquoest qursquoil preacutesente le Gulistan comme de

laquo la poeacutesie des Arabes raquo donc Saadi un poegravete arabe Nous ignorons la raison de cette

affirmation fautive de la part de Fontenelle

Dans cet ouvrage on trouve drsquoabord un bref avertissement ougrave lrsquoauteur nous preacutevient

qursquoeacutetant donneacute laquo la diversiteacute des esprits et des langues raquo il srsquoest fixeacute pour tacircche de rendre

laquo les penseacutees [des Persans] telles qursquoelles sont raquo Cette eacutetude comprend deux parties la

premiegravere qui srsquoeacutetend sur une centaine de pages (pp 1-97) contient la traduction partielle

du Gulistan La seconde la plus consideacuterable (elle occupe environ les deux tiers du

volume pp 98-306) est intituleacutee laquo Augmentations aux rois et aux kaliphes de Saadi

tireacutees des auteurs arabes persans et turcs raquo Nous savons aujourdrsquohui que toute la matiegravere

de ce commentaire mi-historique mi-litteacuteraire a eacuteteacute puiseacutee dans la Bibliothegraveque Orientale

drsquoHerbelot A cocircteacute drsquoextraits assez abondants du Gulistan qui ne sont cependant

accompagneacutes drsquoaucune reacutefeacuterence au texte on y rencontre des eacuteclaircissements non moins

longs et en deacutefinitive peu utiles sur les noms propres citeacutes

En veacuteriteacute il suffit de comparer cette traduction agrave drsquoautres plus modernes pour se

rendre compte qursquoelle ne repreacutesente pas mecircme ce qursquoon est convenu drsquoappeler

ordinairement une laquo belle infidegravele raquo DrsquoAlegravegre qui sacrifie volontiers le sens litteacuteral agrave ses

preacutetentions litteacuteraires nous offre un bien meacutediocre arrangement reacutealiseacute drsquoapregraves le travail de

du Ryer dont on trouve chez lui parfois presque textuellement de nombreux passages

Pour srsquoen convaincre il suffit de placer cocircte agrave cocircte les quelques lignes suivantes

emprunteacutees agrave la preacuteface du Gulistan

1 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses traiteacute des mœurs des rois composeacute par Musladini Saadi prince des poegravetes persans traduit du persan par M (drsquoAlegravegre) Paris 1704 p XIII

120

Du Ryer p 3 DrsquoAlegravegre pp XVII-XVIII

laquo Les vents de lrsquoAurore ont eacuteteacute commandeacutes

drsquoeacutetendre son lit eacutemailleacute de diverses couleurs

les nueacutes du Printemps de nourrir les plantes

dans le sein de la terre les arbres de se revecirctir

de leurs feuilles vertes et les branches de se

couvrir de leurs chapeaux de fleurs agrave lrsquoarriveacutee

du Printemps par gracircce speacuteciale de Dieu Le

verjus srsquoadoucit et le noyau de la datte produit

un grand palmier les nuages le vent la Lune

le Soleil et le Ciel travaillent agrave te faire avoir du

pain ne le mange pas ingratement Ces choses

insensibles obeacuteissent agrave ce qui leur est

commandeacute pour lrsquoamour de toihellip raquo

laquoLes vents de lrsquoAurore ont eacuteteacute commandeacutes pour

eacutetendre son lit eacutemailleacute de diverses couleurs Les

nueacutees du Printemps ont ordre de nourrir les plantes

dans le sein de la terre les arbres de se revecirctir de

leurs feuilles vertes et leurs branches de se

couronner de fleurs Dieu commande tout obeacuteit

tout se tait les Nuages le Vent la Lune le Soleil

le Ciel tout est en mouvement pour toi Ces causes

insensibles obeacuteissent agrave ce que Dieu leur commande

pour toi raquo

Il serait fastidieux de poursuivre la comparaison On voit sans peine que la premiegravere

partie de la phrase est chez drsquoAlegravegre la reproduction pure et simple de la traduction de Du

Ryer mais que la plagiat tourne bien vite agrave lrsquointerpreacutetation ici drsquoAlegravegre supprime

quelques deacutetails preacutecis qursquoil croit utiles laquo agrave lrsquoarriveacutee du printemps raquo laquo le verjus srsquoadoucit

et le noyau de la datte produit un grand palmier raquo laquo ne le mange pas ingratement raquohellip ont

disparu sans laisser de trace lagrave il explique et sa paraphrase nrsquoest ni exacte ni heureuse la

formule laquo par gracircce speacuteciale de Dieu raquo devient gracircce agrave un plaisant contresens un principe

de deacutependance universelle laquo Dieu commande tout obeacuteit tout se fait raquo auquel Saadi nrsquoa

probablement pas songeacute Et ceci prouve le travail hacirctif et somme toute peu intelligent de

drsquoAlegravegre On pourrait multiplier les exemples et montrer aiseacutement qursquoen maints endroits

drsquoAlegravegre a deacutetourneacute en toute connaissance de cause les expressions et les images de Du

Ryer agrave son profit il lrsquoa copieacute systeacutematiquement1

Au reste lrsquoouvrage comme il a eacuteteacute indiqueacute ne renferme que le premier chapitre du

Gulistan Dans lrsquoensemble comme lrsquoa souligneacute Semelet laquo ce sont quelques paraphrases

que lrsquoon ne peut pas appeler du nom de traduction raquo2

1 DrsquoAlegravegre a reacutepeacuteteacute les erreurs mecircmes de son modegravele tel le mot laquo Sciachos raquo (p 36) qursquoil a reproduit dans son texte sans lrsquoavoir traduit tout comme lrsquoavait fait Du Ryer (voir supra p 53) 2 Gulistan ou le Parterre de Fleurs traduit litteacuteralement par N Semelet Paris Imprimerie Royale 1834

preacuteface p 3 Au mecircme endroit Semelet commet une erreur en confondant la traduction de M (DrsquoAlegravegre) avec celle de Du Ryer Son autre erreur est drsquoordre chronologique il donne lrsquoanneacutee 1714 comme date de publication de la premiegravere eacutedition de drsquoAlegravegre alors que celle-ci a lieu en 1704

121

Quoi qursquoil en soit il est bon drsquoenregistrer le succegraves de cette libre adaptation plusieurs

fois reacuteimprimeacutee notamment en 1714 et en 1737 et souligner le sous-titre si significatif qui

agrave lui seul est un veacuteritable programme Car crsquoest justement cette expression de laquo traiteacute des

mœurs raquo que les lettreacutes du temps ont releveacutee au premier coup drsquoœil et de laquelle ils ont

eacutegalement tireacute toutes sortes de conclusion morales et politiques

Apregraves cette malheureuse entreprise crsquoest lrsquoabbeacute Jacques Gaudin qui tente de preacutesenter

au public franccedilais une nouvelle version du Jardin des roses Sa traduction quoique plus

originale que celle de drsquoAlegravegre nrsquoest pas moins tregraves fautive En la lisant on y remarque de

fort nombreuses inexactitudes Voici un exemple typique tireacute encore de la preacuteface du

Gulistan il constitue la conclusion du passionnant examen de conscience qui jette Saadi

deacutesespeacutereacute dans la solitude morale la plus dramatique Lrsquoabbeacute Gaudin eacutecrit

laquo Ta vie ocirc Saadi est comme la neige le soleil de lrsquoeacuteteacute en a fondu la plus grande partie Est-ce

agrave toi agrave te bercer de vaines espeacuterances et agrave trsquoendormir encore dans le sein de la mollesse Si tu

vas au marcheacute les mains vides quelles provisions pourras-tu apporter Quiconque mange son

bleacute en herbe ne trouve plus rien au temps de la moisson Mets donc agrave profit pour toi ces

reacuteflexions salutaires1 raquo

Lrsquoeacutetude la plus superficielle reacutevegravele de nombreuses et graves erreurs dans une telle

interpreacutetation outre que lrsquoinvocation du deacutebut (que ne fournit pas lrsquooriginal) est

parfaitement inutile la seconde phrase trop libre reste bien loin du texte Drsquoautre part le

conseil final laquo Mets donc agrave profit pour toi raquo est vague mecircme inexact pour rendre

lrsquoeacutenergique et saine recommandation du moraliste persan laquo Ecoute avec lrsquooreille de lrsquoacircme

le conseil de Saadi tel est le chemin sois homme et va2 raquo

Aux personnes qui auraient eu lrsquointention de srsquoinitier agrave la poeacutesie persane lrsquoouvrage de

lrsquoAbbeacute Gaudin eucirct rendu de tregraves faibles services Si dans lrsquoensemble il constitue un bon

exercice de franccedilais il nrsquoen repreacutesente pas moins une deacuteplorable adaptation qui a enleveacute au

texte toute sa saveur tout son pittoresque et ses chaudes couleurs Crsquoest en somme le type

parfait de la laquo traduction-trahison raquo qui loin de rapprocher deux civilisations qui se

meacuteconnaissent les eacuteloigne encore lrsquoune de lrsquoautre assez eacutetourdiment

Outre ces deux meacutediocres versions en 1762 est publieacute anonymement une traduction

fragmentaire du Gulistan sous le titre Traditions orientales ou la morale de Sadi ceacutelegravebre

poegravete persan extraite et recueillie de diffeacuterentes histoires et bons mots du mecircme auteur Le

1 Citeacute drsquoapregraves lrsquoeacutedition laquo A lrsquoenseigne de pot casseacute raquo Paris 1930 p 22 2 Gulistan preacuteface p 11

122

traducteur nrsquoen est pas encore connu Il srsquoagit des extraits librement traduits du Gulistan

ou plutocirct une sorte drsquoadaptation laquo Je nrsquoai point traduit dit lrsquoauteur jrsquoai pris avec choix ce

que jrsquoai trouveacute de plus heureux [hellip] toujours en abreacutegeant beaucoup raquo1

Ce petit livre de 83 pages (in-12) comprend un avertissement assez long (23 pages) sur

la vie et lrsquoœuvre de Saadi ougrave lrsquoauteur eacutevoque entre autres la fameuse histoire de la

captiviteacute du poegravete persan par les laquo Franccedilais de Tripoli raquo Cette fois par contre cette

histoire est utiliseacutee par lrsquoauteur pour prouver le caractegravere modeacutereacute du moraliste persan laquo Il

est assez remarquable qursquoen nous rendant compte lui-mecircme [Saadi] de sa captiviteacute il ne lui

eacutechappe pas la moindre injure contre les Chreacutetiens Crsquoest une assez grande preuve de la

modeacuteration qui faisait son caractegravere raquo2 Le traducteur y parle aussi de la traduction en latin

de ce mecircme livre par lrsquoallemand Gentius une traduction qursquoil estime infeacuterieure agrave la

sienne comme preuve agrave sa preacutetention il compare un passage qursquoil a traduit lui-mecircme avec

le passage correspondant dans la traduction de Gentius De mecircme dans la note qursquoil ajoute

en PS agrave la fin de son avertissement il parle drsquoune laquo traduction franccedilaise du premier

chapitre du Gulistan par M Galland raquo3 Quant aux motifs qui lrsquoont ameneacute agrave traduire le

Gulistan lrsquoauteur eacutevoque pareil agrave ses preacutedeacutecesseurs le caractegravere laquo instructif raquo et

laquo agreacuteable raquo des histoires de ce recueil laquo Il est parsemeacute de si beaux morceaux il respire

une morale si pure et si touchante il srsquoy trouve des Histoires si instructives et si agreacuteables

dans leur briegraveveteacute que jrsquoai cru qursquoon en pourrait composer un extrait inteacuteressant et qui

suffirait pour nous faire goucircter la morale de Saadi et nous faire entrevoir sa maniegravere

drsquoeacutecrire4 raquo

Lrsquoouvrage contient au total cinquante et une historiettes tireacutees du Gulistan traduites

tregraves sommairement sous le titre laquo Traditions orientales ou la morale de Sadi raquo et douze

sentences du huitiegraveme chapitre du mecircme livre recueillies sous le titre laquo Penseacutees deacutetacheacutees

de Sadi raquo Bien que ce livre dans son ensemble repreacutesente agrave peine lrsquoeacutequivalent drsquoun

chapitre du Gulistan on doit cependant le compter parmi les traductions franccedilaises qui ont

eacuteteacute effectueacutees de lrsquoœuvre de Saadi au XVIIIe Il est agrave propos de remarquer qursquoHenri Masseacute

a commis une erreur dans sa vaste bibliographie concernant Saadi en preacutesentant Les

Traditions Orientales ou la morale de Sadi comme une traduction du Boustan et non pas

1 Anonyme Traditions orientales ou la morale de Sadi ceacutelegravebre poegravete persan Paris chez Cailleau 1762 Avertissement p XIV 2 Ibid p IV 3 Il srsquoagit des Paroles remarquables les bons mots hellip que nous avons eacutetudieacutes dans le premier chapitre (32) Drsquoailleurs nous avons vu que dans ce livre Galland a traduit plus que le laquo premier chapitre raquo du Gulistan contrairement agrave ce que dit notre traducteur anonyme 4 Ibid p XIV

123

du Gulistan comme nous venons de le montrer1 Drsquoautres chercheurs ont reacutepeacuteteacute la mecircme

erreur en suivant H Masseacute tel le feu monsieur Hadidi qui a mecircme parleacute des vers de la

preacuteface du Boustan figurant dans ce livre ce qui nrsquoest pas le cas De plus il pense que le

traducteur du livre en question pourrait probablement ecirctre Voltaire2 Ce qursquoil dit sur ce

livre est donc doublement fautif

Drsquoapregraves ce que nous venons de dire deux choses se constatent drsquoabord crsquoest que

toutes les traductions du Gulistan effectueacutees au XVIIIe sont incomplegravetes et preacutesentent des

lacunes eacutevidentes Ensuite de quatre traductions ou adaptations de cette œuvre en ce

siegravecle trois sont publieacutees anonymement Il faudra alors attendre le siegravecle suivant pour

qursquoapparaissent enfin des traductions dignes de ce chef-drsquoœuvre universel de Saadi

Cependant il existe drsquoautres ouvrages qui peuvent en quelque maniegravere combler ces

lacunes agrave savoir ceux des conteurs et fabulistes ougrave sont recueillis drsquoabondantes histoires de

Saadi sous diffeacuterentes formes en prose ou en vers

2

LES CONTEURS ET LES FABULISTES

Dans les premiegraveres anneacutees du XVIIIe Siegravecle la faveur des histoires orientales srsquoeacutetablit

en France Le succegraves immeacutediat du premier volume des Mille et Une Nuits procureacute par

Antoine Galland en 1704 (lrsquoanneacutee ougrave apparaicirct eacutegalement la traduction du Gulistan par

drsquoAlegravegre) qui ne se deacutementira pas jusqursquoau dernier volume posthume publieacute en 1717 est

agrave lrsquoorigine drsquoune veacuteritable mode semblable agrave celle qui saisit la France dans les dix

derniegraveres anneacutees du XVIIe siegravecle agrave lrsquoeacutepoque ougrave triomphait le conte de feacutees issu du folklore

national Franccedilois Peacutetis de la Croix apregraves avoir publieacute en 1707 sous le titre drsquoHistoire de

la sultane de Perse et des vizirs (un roman turc drsquoAhmed Misri) preacutesente le recueil des

Mille et Un Jours entre 1710 et 1712 Puis crsquoest lrsquoabbeacute Bignon lui aussi orientaliste qui

fait paraicirctre Les Aventures drsquoAbdalla fils drsquoHanif entre 1712 et 1714 Les Mille et Un

Quarts drsquoHeure (1715) Les Sultanes de Guzarate (1732) et les Mille et Une Heures (1733-

1759) de Gueulette les Mille et Une Fadaises de Cazotte (1742) teacutemoignent tous de cet

engouement collectif pour les fictions exotiques Toutes ces œuvres obeacuteissent agrave la mecircme

1 En fait il range ce livre parmi les traductions du Boustan voir H Masseacute op cit Bibliographie p XXXIII 2 Voir J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit pp 101-102

124

structure histoires enchacircsseacutees dans un reacutecit-cadre recyclent les mecircmes symboles souvent

puiseacutes dans le grand ouvrage de vulgarisation que constitue la Bibliothegraveque orientale de

drsquoHerbelot (1697) et jouent avec les mecircmes motifs deacutejagrave contenus dans le modegravele qursquoest

devenue lrsquoœuvre de Galland1

Cette vogue orientale donnant lieu agrave des contes au style et aux intentions variables

nrsquoest pas indeacutependante de lrsquoapport important des efforts des laquo jeunes de langues raquo Au

chapitre preacuteceacutedent nous avons fait allusion agrave la creacuteation en 1669 de lrsquoEcole des Jeunes de

Langues agrave lrsquoinitiative de Colbert destineacutee agrave former des interpregravetes de carriegravere devant servir

de drogmans aux ambassadeurs et consuls de France Installeacutee agrave Constantinople cette

Ecole accueillait des enfants qui avaient reccedilu avant leur deacutepart en Turquie quelques

anneacutees drsquoeacuteducation aux frais du roi une fois agrave lrsquoeacutetranger ils apprenaient le turc lrsquoarabe et

le persan laquo Plusieurs drsquoentre eux connaicirctront bien le persan2 raquo

Au deacutebut du XVIIIe siegravecle sous lrsquoimpulsion du ministre des Affaires eacutetrangegraveres lrsquoeffort

de traduction est systeacutematiseacute et obeacuteit agrave un double objectif enrichir la Bibliothegraveque du roi

eacuteprouver les compeacutetences des eacutetudiants agrave partir drsquoexercices de longue haleine Cette

politique donne des reacutesultats remarquables ce sont plus de 120 traductions drsquoouvrages

turcs3 en franccedilais qui sont reacutealiseacutees par 38 eacutelegraveves entre 1730 et 1750 alors que pendant la

mecircme peacuteriode on en compte sensiblement moins pour les langues eacutetrangegraveres europeacuteennes

Une fois envoyeacutees agrave Paris ces traductions entraient dans le catalogue de la Bibliothegraveque du

roi ougrave elles eacutetaient ouvertes agrave la libre consultation du public

21 Comte de Caylus

Crsquoest dans la Bibliothegraveque du roi que le comte de Caylus4 (1692-1765) membre de

lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions eut lrsquoideacutee drsquoaller chercher la matiegravere de ses Contes orientaux

parus en 1743 Le titre complet Contes orientaux tireacutes des Manuscrits de la Bibliothegraveque

du Roy de France indique clairement qursquoil ne srsquoagit pas drsquoune matiegravere originale ce que

confirme la note de laquo lrsquoimprimeur au lecteur raquo au deacutebut du livre laquo Ce recueil de Contes

Orientaux est tireacute de la Bibliothegraveque du Roi M Peacutetis et M Galland nrsquoont eu aucune

connaissance des Manuscrits dont cet ouvrage est tireacute ils nrsquoy eacutetaient pas encore remis

1 A tout cela il faut eacutegalement ajouter les dix volumes de lrsquoeacutedition deacutefinitive de lrsquoœuvre de Chardin en 1711 qui fournirent aux auteurs du XVIIIe siegravecle la matiegravere neacutecessaire agrave la composition de leurs ouvrages sur la Perse 2 F Richard op cit p 38 3 Il est agrave savoir qursquoun nombre assez important de ces ouvrages turcs avaient pour sujet la litteacuterature persane entre autres se trouvaient surtout et souvent des manuscrits de la poeacutesie de Saadi 4 Son nom complet est Anne Claude Philippe de Pestels de Leacutevis de Tubiegraveres-Grimoard comte de Caylus

125

quand ils ont donneacute au Public Les Mille et Une Nuits et Les Mille et Un Jours ils nrsquoy sont

que depuis quelques anneacutees et par une voie qui fait honneur au Ministre sous les ordres

duquel ce superbe et preacutecieux deacutepocirct est aujourdrsquohui raquo1 De mecircme Caylus affirme dans sa

preacuteface qursquoil adresse agrave Madame laquo nrsquoayant point drsquoautre part agrave ce Recueil que celle de

lrsquoavoir rassembleacute raquo En effet tous les contes qui le composent proviennent drsquoouvrages

traduits du turc et du persan (et conserveacutes aujourdrsquohui au deacutepartement des manuscrits

orientaux de la Bibliothegraveque Nationale de France) A ce propos lrsquoavertissement de

lrsquoimprimeur adresseacute au lecteur des Contes orientaux est bien explicite cette note de

lrsquoimprimeur contient en plus de riches informations sur ce que nous venons de dire au

sujet du cheminement des textes orientaux vers la France et meacuterite donc que nous en

citions plus de lignes ici

laquo Les jeunes Franccedilois que lrsquoon envoie en Turquie et que lrsquoon connaicirct sous le nom drsquoEnfants de

Langue reccediloivent avant leur deacutepart quelques anneacutees drsquoeacuteducation aux deacutepens du Roi on leur

apprend ensuite agrave Constantinople agrave lire agrave eacutecrire et agrave parler le Turc lrsquoArabe souvent mecircme le

Persan pour les mettre en eacutetat de devenir les Drogmans ou les Interpregravetes de lrsquoAmbassade des

Consuls et de toute la Nation Ce Ministrehellip a donneacute ordre agrave tous les jeunes genshellip pour juger

par lui-mecircme de leurs progregraves dans lrsquointelligence des Langues de traduire en Franccedilais les

ouvrages Arabes Turcs ou Persans indiffeacuteremment et agrave leur choix et de lui envoyer leur

traduction avec une copie du Texte cet ordre a deacutejagrave produit environ cent Volumes sur

diffeacuterentes matiegraveres parmi lesquels il se trouve plusieurs Annales qui pourront avoir leur

utiliteacute Ces Contes sont tireacutes de ces espegraveces de Manuscritshellip2 raquo

Dans ses Contes Caylus a respecteacute agrave la lettre la structure du conte oriental

traditionnel un reacutecit-cadre lrsquoHistoire de Moradbak qui voit un roi demander que lrsquoon lui

raconte des fables A lrsquointeacuterieur de cette situation initiale un ensemble de contes qui

comportent eux-mecircmes pour la plupart un nombre variable de tiroirs tantocirct reacutetrospection

des aventures du narrateur ou de lrsquoun des acteurs de la narration tantocirct apologues moraux

tantocirct messages agrave lrsquointention drsquoun ou de plusieurs personnages et qui interfegraverent avec le

reacutecit-cadre

Lrsquohistoire-cadre dans laquelle srsquoinscrivent les Contes orientaux raconte qursquoHudjiadge

un des Rois ceacutelegravebres de Perse eacuteprouvant une grande insomnie par suite de ses remords

ordonne sous peine de mort au gardien de sa prison Fiteacutead de trouver quelqursquoun dont les

1 Comte de Caylus Contes Orientaux tireacutes des Manuscrits de la Bibliothegraveque du Roy de France La Haye 1743 tome I laquo lrsquoimprimeur au lecteur raquo sans paginations 2 Ibid

126

contes soient capables de lrsquoendormir Moradbak la fille tregraves belle et intelligente du portier

conseille agrave son pegravere de faire sortir de prison un vieux sage Seacutelim qui va raconter sa propre

histoire Mais le souci drsquoorganiser son recueil autour drsquoun fil conducteur et de le clore par

une veacuteritable conclusion qui termine lrsquohistoire-cadre comme dans Les Mille et Une Nuits

pousse Caylus agrave deacuteleacuteguer la parole de Seacutelim agrave la fille mecircme du gardien Moradbak Celle-

ci va donc raconter au sultan des histoires qursquoelle a apprises drsquoun vieil homme (Seacutelim)

oublieacute dans une prison ainsi agrave la fin du recueil le souverain charmeacute par lrsquoesprit et la

beauteacute de la jeune fille libegravere le prisonnier et eacutepouse la conteuse La boucle ouverte au

deacutebut des Contes orientaux est ainsi close

Les Contes orientaux de Caylus sont accompagneacutes de notes explicatives sur lrsquohistoire

les mœurs les traditions iraniennes qui teacutemoignent drsquoune eacuterudition assez vaste de lrsquoauteur

agrave ce sujet Sans doute Caylus avait eacutegalement une bonne connaissance de la litteacuterature

iranienne lorsqursquoil disait par exemple agrave la fin de son premier tome laquo Les Persans sont

plus dans lrsquohabitude de se parler par les diffeacuterentes espegraveces de Fleurs leurs couleurs et leur

arrangement elles leur servent pour le mecircme objet et nous en avons plusieurs exemples

dans quelques traductions ou Livres tireacutes de cette Nation1 raquo Au mecircme endroit il preacutesente

mecircme une assez longue laquo liste de quelques Maneacute ou Preacutesents muets donneacutes par les

hommes raquo Sous cette liste il rassemble et explique un certain nombre drsquoexpressions

litteacuteraires figeacutees meacutetaphoriques etc utiliseacutees dans les textes persans En voici quelques

unes laquo Quelque chose de bleu Je suis charmeacute de toiraquo Plus lrsquoeacutetoffe ou la chose envoyeacutee

est claire plus lrsquoexpression est forte Une perle Tu me trompes tu nrsquoes qursquoune infidegravele

[hellip] Une grappe de raisin Mes deux yeux2 raquo Ces expressions le conteur les a utiliseacutees agrave

maintes reprises dans la narration de ces propres contes sans doute pour ne pas effacer la

couleur locale Beaucoup de ces locutions sont celles que lrsquoon trouve freacutequemment dans la

poeacutesie de Saadi

Or bien que Caylus nrsquoait pas preacuteciseacute ni la date ni lrsquoauteur des manuscrits drsquoougrave il a tireacute

ses contes une lecture attentive de ces derniers permet drsquoy repeacuterer des emprunts agrave (de)

lrsquoœuvre de Saadi Comme lrsquoa deacutejagrave confirmeacute N Samsami dans au moins deux de ces

contes lrsquoHistoire de Damanos et lHistoire de la Corbeille cette influence paraicirct eacutevidente

1 Ibid p 313 (en fait ces notes se trouvent sans aucun titre agrave la page qui suit la page 312 et qui ne porte pas de pagination) 2 Ibid p 313 et suivantes

127

laquo La premiegravere rappelle lrsquohistoire de sept dormeurs la seconde contient beaucoup de

meacutetaphores de figures de phrases entiegraveres apparenteacutees agrave celles de Saadi1 raquo

Dans lrsquoHistoire de la Corbeille le conte le plus long du second tome (pregraves de cent

pages) qui retrace le reacutecit drsquolaquoun jeune Roi nommeacute Kemsarai raquo plongeacute dans une tristesse

infinie outre tant de bonnes qualiteacutes attribueacutees agrave ce prince communes drsquoailleurs avec

celles de certains rois eacutevoqueacutes par Saadi dans son Gulistan (Noushirvan le juste par

exemple) nous retrouvons une grande quantiteacute drsquoimages de thegravemes et de sujets emprunteacutes

agrave ce recueil moral persan

laquo hellipun jeune Roi nommeacute Kemsarai recommandable par toutes sortes de bonnes qualiteacutes il

nrsquoeacutetait occupeacute que du bonheur de ses Sujets La Justice eacutetant lrsquounique regravegle de ses actions les

pauvres avoient encore plus drsquoaccegraves aupregraves de lui que les riches [hellip] bientocirct il parut bientocirct il

parut comme une belle Rose qui fait le matin lrsquoornement drsquoun Jardin et fait mourir presque au

moment qursquoelle a veacutecu2 raquo

De mecircme lorsque nous lisons cette laquo faccedilon de parler drsquoun de nos Poegravetes raquo (dont il eacutetait

question ci haut) cet laquo art de bien parler raquo et plus particuliegraverement ce laquo Jardin de Roses raquo

tout cela ne nous fait-il pas spontaneacutement penser agrave Saadi

laquo Elle me paraissait mecircme selon la faccedilon de parler drsquoun de nos Poegravetes comme une mer de

charmes dans laquelle je me plongeais avec plaisir Crsquoeacutetait un Jardin de Roses qui reacutepandait

une odeur drsquoamitieacute dont mon cœur eacutetait eacutepris Enfin jrsquoeacutetais enchanteacute des Histoires qursquoil me

racontait tant lrsquoart de bien parler lui eacutetait naturel3 raquo

Les meacutetaphores et les expressions pareilles agrave celles que lrsquoon trouve freacutequemment chez

Saadi et qui lui sont caracteacuteristiques telles que la laquo belle raquo compareacutee agrave un laquo cypregraves eacuteleveacute raquo

la laquo bouche vermeille raquo et laquo les legravevres du corail raquo de la bien-aimeacutee laquo lrsquoabeille et la rose raquo

laquo le vent et la moisson drsquoamour raquo et tant drsquoautres encore abondent tout le long de ce

conte Des exemples bien significatifs agrave cet eacutegard se trouvent dans ce dialogue (et les pages

qui le suivent) ougrave la princesse Zulouch laquo un cypregraves eacuteleveacute portant la tecircte superbe jusqursquoaux

nues raquo deacutecrit le portrait des vierges qui sont agrave ses services et qursquoelle veut livrer au prince

Kemsarai

1 N Samsami op cit p 32 2 Comte de Caylus op cit pp 158-160 3 Ibid pp 166-167

128

laquo Je vous livre mes Vierges pour apaiser le feu deacutevorant qui brucircle votre cœur et qui tourmente

votre esprit elles ont toutes un teint plus blanc que la neige leur bouche est vermeille leurs

legravevres ressemblent agrave du corail lrsquoeacuteclat de leurs dents comme un beau fil de perles est encore

releveacute par celui de leurs yeux plus brillants que les astres [hellip] Mais les Etoiles peuvent-elles se

comparer au Soleil [hellip] Ce beau Cypregraves ne voudra plus revenir dans ce Jardin [hellip] Comme

un Cypregraves eacuteleveacute [hellip] O Mer de beauteacute quel mal peut faire une Fourmi dans une grande

quantiteacute de sucre Quel dommage peut causer une Abeille dans un parterre de fleurs [hellip] Le

temps est comme un vent impeacutetueux qui peut deacutetruire en un moment le moisson de mon

amour1 raquo

Le plus inteacuteressant crsquoest de voir Caylus employer mecircme des mots persans (dont il

donne la signification en note) dans ses descriptions laquo Vous ecirctes lrsquoeau de Zulalhellip (Zulal

signifie de lrsquoeau douce claire et deacutelicate telle qursquoon la boit dans le Paradis) raquo laquo lrsquoeau du

doux Keuserhellip raquo2 Nous pouvons donc affirmer avec N Samsami que de pareils passages

laquo comportent un raffinement des deacutetails dans la description du luxe et de la volupteacute tregraves

proche du Gulistan de Saadi raquo3

Nous devons rappeler que lrsquoinspiration de Caylus de la litteacuterature iranienne ne se

limite pas agrave lrsquoœuvre de Saadi et que drsquoautres poegravetes lui ont fourni de sujets dans la

reacutedaction de ses contes par exemple lrsquoHistoire du Derviche Abounadar (Abemanadar) est

tireacutee du Bahar Danech de Jami et lrsquoHistoire du Griffon du Manteghotair de Attar De

mecircme cet auteur a eacutecrit agrave la maniegravere de Montesquieu ses propres Lettres persanes en

1743 lrsquoanneacutee mecircme ougrave ses Contes ont eacuteteacute publieacutes des Lettres auxquelles un auteur

anonyme a reacutepondu par La Reacuteponse aux lettres persanes du comte de Caylus (1743)

22 Saint Lambert

Mais lrsquoinfluence des histoires morales de Saadi sera plus directe et plus importante chez

drsquoautres auteurs du XVIIIe siegravecle Tel le poegravete et philosophe Jean-Franccedilois de Saint-

Lambert (1716-1803) qui a tireacute plusieurs de ses Fables orientales du poegravete persan en plus

des thegravemes et ideacutees qursquoil lui a emprunteacutes

Ces Fables orientales sont parues pour la premiegravere fois en 1769 dans la premiegravere

eacutedition des Saisons4 poegraveme didactique qui fut agrave lrsquoorigine de la reacuteputation de Saint-Lambert

dans les cercles litteacuteraires et philosophiques de Paris Crsquoest aussi le mecircme poegraveme qui le fait

1 Ibid pp 201-212 2 Ibid p 196 et p 201 3 N Samsami op cit p 33 4 Jean-Franccedilois de Saint-Lambert Les Saisons poegravemes par Saint-Lambert Piegraveces fugitives - Fables orientales Amsterdam Pissot 1769

129

entrer agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise lrsquoanneacutee suivante En fait le nom de Saint-Lambert est resteacute

attacheacute uniquement agrave son poegraveme des Saisons que lrsquoon a parfois consideacutereacute comme chef-

drsquoœuvre de la poeacutesie descriptive du XVIIIe siegravecle Voltaire son ami nrsquoheacutesite pas agrave le

ranger parmi les laquo ouvrages de geacutenie raquo et affirme que laquo crsquoest le seul ouvrage de notre

siegravecle qui passera agrave la posteacuteriteacute raquo De mecircme dans sa correspondance de lrsquoanneacutee 1769 il

ne parle que du poegraveme des Saisons qursquoil appelle laquo une reacuteparation drsquohonneur que le siegravecle

preacutesent fait au grand siegravecle passeacute raquo1 Drsquoautres comme Grimm ou Diderot soulignent le

manque de verve et drsquoinvention la froideur du style lrsquoabondance des chevilles et des

eacutepithegravetes creuses

Les Fables orientales se trouvant agrave la fin des Saisons seront ensuite publieacutees

seacutepareacutement en 1773 dans une nouvelle eacutedition augmenteacutee de penseacutees tireacutees de livres

chinois arabes persans turcs latins et franccedilais2 Ce sont quarante-quatre fables tireacutees

presque toutes du Gulistan de Saadi et preacuteceacutedeacutees de la preacuteface de ce mecircme livre Crsquoest une

imitation originale des historiettes drsquointeacuterecirct moral et social pour la plupart tireacutees du premier

et du deuxiegraveme livre du Gulistan Mais lrsquoauteur nrsquoa fait aucune mention de la source ougrave il a

puiseacute ses fables Selon le thegraveme des historiettes ou bien selon lrsquoideacutee qursquoil a voulu suggeacuterer

dans ses adaptations lrsquoauteur y a donneacute des titres agrave sa guise laquo LrsquoHomme vrai raquo laquo Le

Sommeil du meacutechant raquo laquo La Retraite raquo laquo LrsquoErreur raquo Le Songe raquo laquo LrsquoAvarice raquo etc Par

exemple dans la fable qursquoil nomme laquo LrsquoInnocence raquo (tireacutee du Gulistan II 13) il raconte

pourquoi ce religieux malgreacute sa grave blessure et agrave quelques pas de la mort remerciait

Dieu

laquo Je rencontrai un jour au bord de la mer un vertueux Laboureur qursquoun Tigre avait agrave demi-

deacutevoreacute il eacutetait precirct drsquoexpirer et souffrait beaucoup Grand Dieu disait-il je te rends gracircces jrsquoai

des douleurs et non des remords3 raquo

Dans cette imitation tregraves libre il arrive mecircme agrave Saint-Lambert de changer totalement

le reacutecit de Saadi afin drsquoen tirer une leccedilon tregraves personnelle et bien diffeacuterente de celle du

moraliste persan Ce trait Poisson de La Chabeaussiegravere lrsquoa tregraves bien remarqueacute lorsqursquoil dit

en parlant des Fables de Saint-Lambert que ce dernier laquo precircte quelquefois agrave Saadi une

1 Voltaire Lettre agrave M Dupont du 7 juin 1769 2 Fables orientales de M De S Lambert Auteur des Saisons ampc Novelle Edition augmenteacutee de Penseacutees tireacutees de Livres Chinois Arabes Persans Turcs Espagnoles Latins amp Franccedilais pour former agrave la pratique de la Sagesse amp agrave la connaissance du cœur humain Avignon Chez Franccedilois Seguin 1773 3 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 355

130

philosophie qui nrsquoeacutetait ni la sienne ni celle de son siegravecle raquo1 Dans laquo La Vision raquo par

exemple contrairement agrave lrsquohistoire qui inspira agrave La Fontaine sa fameuse fable du laquo Songe

drsquoun habitant du Mogol raquo le conteur place tous les deux personnages de Saadi en Enfer et

le roi et le religieux

laquo Aaron Raschild dans un de ses songes fut transporteacute aux Enfers Il y vit drsquoabord un

Derviche et un Roi Pourquoi es-tu ici dit-il au Derviche Pour avoir eu lrsquoambition drsquoun Roi

Et toi dit-il au Roi Pour avoir eu la religion drsquoun Derviche2 raquo

Dans lrsquooriginal comme nous avons vu au premier chapitre le religieux est en enfer mais

le roi au paradis drsquoailleurs il nrsquoest pas du tout question de la laquo religion raquo Le conteur veut

donc critiquer la laquo religion raquo en mecircme temps que laquo lrsquoambition raquo des rois Nous pouvons

alors dire que Saint-Lambert est lrsquoun des premiers eacutecrivains franccedilais du XVIIIe siegravecle agrave

utiliser lrsquoœuvre de Saadi dans un but de critique sociale ce que drsquoautres eacutecrivains feront agrave

leur tour et qui se reacutepandra dans drsquoautres domaines encore

Le mecircme esprit de convoitise des rois est mis en cause par une autre fable intituleacutee

laquo Mahmoud raquo (le grand roi Ghaznavide) ougrave ce dernier apparaicirct en songe agrave un roi alors que

tout son corps est changeacute en poussiegravere sauf ses yeux qui tournent toujours dans leurs

orbites voici la fable dans son inteacutegraliteacute

laquo Un des Rois du Chorazan [Khorasan] vit en songe Mahmoud qui reacutegnait cent ans avant lui

Il vit le corps de ce Prince se consumer entiegraverement et se dissiper en poussiegravere Il nrsquoen resta que

les yeux qui jetaient continuellement des regards sur le Palais et sur le Trocircne Le Roi demanda

aux Devins ce que pouvait signifier ce songe lrsquoun drsquoeux lui dit Mahmoud voit agrave preacutesent que

tu occupes le Palais et le Trocircne qursquoil a occupeacutes qursquoil ne lui reste rien de sa grandeur et qursquoon

nrsquoemporte avec soi que le bien qursquoon a fait O Roi fais le bien avant que dans ton Palais en

deuil on entende une voix lugubre prononcer ces mots Il nrsquoest plus3 raquo

Crsquoest la deuxiegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan que Saint-Lambert a adapteacute

ainsi Chez Saadi le reacutecit se termine par cette phrase laquo Il considegravere maintenant que son

royaume appartient agrave drsquoautres4 raquo

1 A E X Poisson de La Chabeaussiegravere Apologues moraux imiteacutes pour la plupart de Saadi le Persan Paris 1814 p 3 2 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 356 3 Ibid pp 310-311 4 Gulistan p 26 (I 2)

131

Un autre aspect de lrsquoimitation de Saint-Lambert concerne le style qursquoil a employeacute dans

la composition de certaines de ses fables Comme Caylus que nous avons eacutevoqueacute ci haut

pour deacutecrire certains portraits agrave lrsquoorientale il srsquoest souvent servi des expressions qui se

rapprochent bien de celles de Saadi La ressemblance est bien claire dans la maniegravere par

laquelle ces deux conteurs franccedilais deacutecrivent quelques uns de leurs personnages ainsi on

lit chez Saint-Lambert laquo Crsquoeacutetait un jeune homme dont le corps avait la couleur de la neige

[hellip] ses cheveux eacutetaient noirs comme lrsquoeacutebegravene raquo1 et chez Caylus laquo Une princessehellip avec

des cheveux aussi noirs qursquoune Indienne et le teint aussi blanc qursquoune Grecque [hellip] Elles

ont toutes un teint plus blanc que la neige2 raquo

Les Fables orientales de Saint-Lambert se voient un tregraves grand accueil de la part du

public et connaicirctront plusieurs reacuteimpressions deacutejagrave en 1775 leur septiegraveme eacutedition est

publieacutee3 Cette œuvre est tregraves importante du point de vue de lrsquoinfluence qursquoelle laissera sur

les autres auteurs de la deuxiegraveme moitieacute du 18e siegravecle aussi bien que sur ceux du siegravecle

suivant De sorte que trois ans apregraves la parution de lrsquoouvrage crsquoest-agrave-dire en 1772 un autre

fabuliste nommeacute Antoine Bret publie ses propres Fables orientales4 Quelques uns iront

mecircme jusqursquoagrave reproduire exactement les fables de Sanit-Lambert agrave cette diffeacuterence precirct

qursquoils donnent un titre diffeacuterent ou bien ne donnent pas de titre agrave leurs fables un exemple

est le cas de M Baude de la Croix dont les Etrennes du Parnasse parues en 1790

reproduisent textuellement quelques unes des fables de Saint-Lambert Mais avant de nous

occuper de ces deux ouvrages nous examinerons drsquoautres recueils de fables apparus bien

avant eux pour respecter lrsquoordre chronologique de leur parution

23 Denis-Dominique Cardonne

Au deacutebut de ce passage nous avons parleacute des laquo jeunes de langues raquo et de leurs efforts agrave

enrichir la Bibliothegraveque du Roi en traduisant des textes orientaux Or lrsquoun des plus

ceacutelegravebres de ces laquo jeunes de langues raquo Denis-Dominique Cardonne (1720-1783) fait

paraicirctre en 1770 des Meacutelanges de litteacuterature orientale un recueil traduit de diffeacuterents

manuscrits turcs arabes et persans de la Bibliothegraveque du Roi5 Par son deacutesir de joindre

laquo lrsquoagreacuteable et lrsquoutile raquo lrsquoauteur a choisi les laquo morceaux qui [lui] ont paru les plus

1 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 315 2 Comte de Caylus op cit pp 182 et 201 3 Entre autres nous pouvons citer les eacuteditions de 1775 1796 1822 1823 1829 et 1835 ougrave ces fables paraissent apregraves le poegraveme des Saisons 4 Antoine Bret Fables Orientales et poeacutesies diverses par Monsieur B Aux Deux-Ponts agrave lrsquoImprimerie Ducale 1772 5 Denis-Dominique Cardonne Meacutelanges de litteacuterature orientale traduits de diffeacuterents manuscrits turcs arabes et persans de la Bibliothegraveque du Roi Paris chez Heacuterissant le Fils 1770

132

inteacuteressants raquo et a preacutefeacutereacute laquo tout ce qui se rapportait aux vertus morales et politiques raquo1 Et

les textes de Saadi lui ont beaucoup servi dans cette tacircche car on en trouve un grand

nombre dans tous les deux tomes de ce volumineux ouvrage

Le premier tome des Meacutelanges de litteacuterature orientale contient en tout soixante-quatre

morceaux (reacutecit alleacutegorie trait bon mot lettre etc) Dans sa preacuteface lrsquoauteur dit avoir

citeacute laquo agrave la marge les noms des auteurs et le numeacutero sous lequel ils sont agrave a Bibliothegraveque du

Roi en faveur de ceux qui voudront remonter agrave la source raquo2 Ainsi sept morceaux sont

preacutesenteacutes aux lecteurs comme eacutetant tireacutes de lrsquoœuvre de Saadi (pages 192 207 208 209

210) Ces passages sont tous des extraits du Gulistan3 Mais en reacutealiteacute ce nrsquoest pas toute la

part de Saadi dans lrsquoouvrage de Cardonne Car nous y rencontrons des textes dont la

source ni lrsquoauteur ne sont mentionneacutes mais qui sont tireacutes de Saadi tel le texte intituleacute laquo Le

Derviche Roi raquo qui commence ainsi

laquo Un Roi des Indes voyait terminer ses jours avec la douleur de ne point laisser drsquoheacuteritiers de

son trocircne Il aimait son peuple et connaissait lrsquoambition des Grands pour preacutevenir les troubles

qursquoils auraient pu exciter il deacutesigna pour son successeur celui qui le lendemain de sa mort se

preacutesenterait le premier aux portes de la Ville Ce prince mourut quelques instants apregraves avoir

ainsi disposeacute de sa couronne4 raquo

La suite du reacutecit raconte que le lendemain un derviche fut le premier agrave paraicirctre aux yeux

des habitants de la capitale et donc proclameacute Roi Il atteignit tregraves vite une digniteacute eacuteminente

et laquo les commencements de son regravegne furent mecircme assez heureux raquo Mais peu agrave peu laquo les

chagrins et adversiteacutes raquo commencegraverent laquo Les grands conspiregraverent contre lui un ennemi

puissant lui deacuteclara la guegravere raquo5 et drsquoautres malheurs se suivirent de sorte qursquoagrave la fin du

reacutecit on le voit ainsi regretter laquo son premier eacutetat raquo devant lrsquoun de ses vieux amis

laquo Vous vous trompez lui dit le Sultan si vos yeux eacuteblouis de la pompe qui mrsquoenvironne ne

percent pas jusqursquoaux chagrins qui me deacutevorent je suis aujourdrsquohui moins heureux que quand

je parcourais le monde avec vous Le bonheur nrsquoest pas dans les grandeurs il ne se trouve que

dans la meacutediocriteacute6 raquo

1 Ibid tome 1 pqge 4 de la preacuteface 2 Ibid page 7 de la preacuteface 3 Voici leur nom respectif et la reacutefeacuterence des historiettes correspondantes dans le Gulistan Le Santon amolli par les deacutelices de la Cour (Gul II 33) Reacuteponse hardie drsquoun Derviche agrave un Sultan (Gul I 12) Vaniteacute des mausoleacutees (Gul VII 17) Reacuteponse de Nouchirvan agrave un Courtisan (Gul I 37) Autre reacuteponse drsquoun Roi drsquoArabie (Gul I 9) Hardiesse drsquoun Derviche (Gul I 11) 4 Denis-Dominique Cardonne op cit p 204 5 Ibid p 205 6 Ibid p 206

133

La source de ce reacutecit est bien une historiette du Gulistan ougrave Saadi a raconteacute la mecircme

aventure

laquo La dureacutee de vie drsquoun certain roi parvint agrave sa fin et il nrsquoavait point de successeur Il ordonna

ce qui suit laquo La premiegravere personne qui le matin se preacutesentera aux portes de la ville apregraves ma

mort que lrsquoon place la couronne royale sur sa tecircte et qursquoon lui confie le royaume raquo Lorsque le

roi fut mort la premiegravere personne qui entra dans la ville ce mecircme jour eacutetait par hasard un

mendiant qui durant toute sa vie avait amasseacute des boucheacutees et cousu ensemble des

haillonshellip1 raquo

Alors la derniegravere volonteacute du feu roi est exeacutecuteacutee et le mendiant prend en main lrsquoautoriteacute

royale Il gouverne un certain temps jusqursquoagrave ce que laquo quelques uns des chefs de lrsquoempire

rejetegraverent le joug de son obeacuteissance et les rois des contreacutees voisines se levegraverent de tous les

cocircteacutes pour lui chercher querelle et eacutequipegraverent des troupes afin de lui tenir tecirctehellip raquo Le

nouveau roi est laquo affligeacute raquo de cette situation Un ancien ami ayant jadis laquo partageacute sa

pauvreteacute raquo vient lui adresser des compliments car il imaginait le roi vivre dans une

laquo fortune eacuteleveacutee raquo et dans la laquo feacuteliciteacute raquo A cet ami ignorant la reacutealiteacute laquo le derviche-roi raquo

reacutepond par une belle comparaison (entre le souci de pain et le souci de gouverner tout un

royaume)

laquo O mon fregravere adresse-moi des compliments de condoleacuteance car il nrsquoy a pas lieu de me

feacuteliciter Lorsque tu mrsquoas vu jrsquoeacutetais en peine de me procurer du pain et aujourdrsquohui jrsquoai

lrsquoembarras drsquoun monde entier agrave gouverner2 raquo

Toute la morale du reacutecit est ainsi reacutesumeacutee dans la derniegravere phrase du roi mais aussi

dans de beaux vers qui la suivent et que la traduction ne peut pas rendre tels quels

laquo Si les biens du monde nous manquent nous sommes malheureux et si nous les posseacutedons

nous sommes enchaicircneacutes par lrsquoamour qursquoils nous inspirent Il nrsquoy a point de malheur plus

facirccheux que les richesses de ce monde parce qursquoelles font le tourment du cœur soit qursquoon les

possegravede ou qursquoon en soit priveacute3 raquo

1 Gulistan pp 129-130 (II 29) Ici Defreacutemery a commis une erreur dans la numeacuterotation des historiettes il passe du 27 au 29 en fait cette historiette constitue la vingt-huitiegraveme du chapitre II et non la vingt-neuviegraveme 2 Ibid p 131 3 Ibid

134

Dans un autre passage de son premier tome Cardonne a traduit sous le titre

laquo Diffeacuterents traits de geacuteneacuterositeacute drsquoHatem-Taiuml Prince Arabe raquo quelques aventures sur ce

personnage historique connu dans tout lrsquoOrient (au moins dans lrsquoOrient musulman) pour

sa libeacuteraliteacute exemplaire Ce chef drsquoArabes eacutetait si geacuteneacutereux lit-on dans un des reacutecits

constituant ce passage que sa reacuteputation laquo franchit les limites de lrsquoAsie et parvint jusqursquoen

Europe lrsquoEmpereur de Constantinople indigneacute de ce qursquoon osait comparer un simple chef

drsquoArabes aux plus grands Monarques par sa libeacuteraliteacute vouluthellip en faire lrsquoeacutepreuve raquo1 Pour

mettre la geacuteneacuterositeacute de Hatem laquo agrave la plus rude eacutepreuve raquo ce monarque deacutecide de demander

agrave Hatem son cheval extraordinaire qursquoil laquo prisait plus que toutes ses richesses raquo Crsquoeacutetait un

cheval si parfait et si laquo ceacutelegravebre dans tout lrsquoOrient par sa beauteacute que son maicirctre par sa

geacuteneacuterositeacute raquo2

Quand lrsquoofficier du monarque arrive chez Hatem il fait nuit obscure et orage Crsquoest

laquo la saison ougrave tous les chevaux des Arabes paissent dans les prairies raquo Lrsquoenvoyeacute de

lrsquoempereur est reccedilu dignement par Hatem on lui sert un souper magnifique et on le conduit

laquo dans une tente tregraves riche raquo pour dormir Le lendemain lrsquoenvoyeacute remet la lettre de

lrsquoempereur agrave Hatem qui paraicirct laquo affligeacute raquo apregraves lrsquoavoir lue

laquo Si vous mrsquoeussiez preacutevenu hier dit-il agrave lrsquoOfficier de lrsquoobjet de votre mission je n serais pas

aujourdrsquohui dans le plus cruel embarras et jrsquoaurais donneacute agrave lrsquoEmpereur ce faible teacutemoignage de

mon obeacuteissance mais le cheval qursquoil deacutesire nrsquoexiste plus tous les animaux paissent

maintenant dans les prairies nous sommes dans lrsquousage de ne reacuteserver alors qursquoune seule

monture aupregraves de nous Jrsquoavais choisi celle-lagrave surpris par votre arriveacutee et nrsquoayant rien pour

vous traiter je lrsquoai fait eacutegorger et elle a eacuteteacute servie agrave votre souper lrsquoobscuriteacute et le mauvais

temps mrsquoont empecirccheacute drsquoenvoyer chercher mes moutons qui sont dans des pacircturages fort

eacuteloigneacutes3 raquo

Apregraves ces paroles Hatem fait venir ses plus beaux chevaux et les fait envoyer au prince

Ce dernier finit par admirer la geacuteneacuterositeacute extraordinaire drsquoHatem convaincu qursquoil meacuterite

laquo veacuteritablement le titre du plus libeacuteral de tous les hommes raquo

Cette histoire a pour source lrsquoune des poegravemes que Saadi a consacreacutes au personnage de

Hatam Tayi dans le deuxiegraveme chapitre de son Boustan Le quatorziegraveme poegraveme de ce

chapitre (aussi bien que le seiziegraveme et le dix-septiegraveme) aborde la geacuteneacuterositeacute de ce prince

1 Cardonne op cit p 165 2 Ibid p 166 3 Ibid pp 167-168

135

arabe sujet que Cardonne a deacuteveloppeacute dans quelques unes de ses histoires (voir la page

preacuteceacutedente) crsquoest-agrave-dire les laquo Traits de geacuteneacuterositeacute de Hatam Tayi raquo

laquo On raconte que Hatam avait parmi ses troupeaux un cheval au pelage noir de fumeacutee un noir

coursier rapide comme le vent sa voix avait le retentissement de tonnerre et son agiliteacute deacutefiait

lrsquoeacuteclair [hellip] Le renom de Hatam se reacutepandant par le monde eacutetait arriveacute chez le roi de Roum Ce

prince dit un jour agrave son conseiller laquo Belle chose en veacuteriteacute qursquoune renommeacutee que rien ne

justifie Je veux demander agrave Hatam qursquoil me donne son fameux cheval de race srsquoil est assez

geacuteneacutereux pour y consentir je croirai agrave cette reacuteputation de geacuteneacuterositeacutehellip1 raquo

Le reste de lrsquohistoire on le connaicirct un messager est envoyeacute dans la tribu de Tay Hatam

eacutegorge son cheval pour lrsquooffrir agrave la table du messager son hocircte Car ce nrsquoest pas dans ses

coutumes de laquo laisser un hocircte passer la nuit en proie aux souffrances de la faim raquo

laquo Dans cette saison de pluie et de torrents il ne mrsquoeacutetait pas possible drsquoaller jusqursquoaux

pacircturages je nrsquoavais que ce cheval dans ma demeure crsquoeacutetait lagrave ma seule ressource La

geacuteneacuterositeacute et mes traditions de famille me deacutefendaient de laisser un hocircte passer la nuit en proie

aux souffrances de la faim Pourvu que mon nom se reacutepande dans le monde que mrsquoimporte de

perdre un cheval renommeacute raquo [] Le roi de Roum fut informeacute de la geacuteneacuterositeacute de lrsquoarabe tayite

et il combla ce grand cœur de louanges et de beacuteneacutedictions2 raquo

Un autre exemple de ce genre crsquoest-agrave-dire des textes se trouvant groupeacutes sous un titre

geacuteneacuteral concerne les laquo Diffeacuterents traits de la vie de quelques Califes raquo un ensemble drsquoune

douzaine de reacutecits courts sur ce sujet (pp 223-238) Le deuxiegraveme reacutecit de ce passage porte

sur le Calife Mansour qui laquo irriteacute contre un de ses Courtisans raquo veut le faire exeacutecuter Le

condamneacute agrave mort supplie le calife de lui pardonner en lui adressant quelques mots

ingeacutenieux sur lrsquoavantage de la cleacutemence sur la vengeance Les paroles du courtisan plaisent

au calife qui ne peut lui refuser la gracircce (pp 225-227)3

Par ailleurs les traces de Saadi dans les Meacutelanges de litteacuterature orientale se

manifestent sous une autre forme Lagrave il srsquoagit de creacuteer une fiction en y introduisant un

personnage nommeacute Saadi et en lui attribuant des qualiteacutes et des paroles qui sont censeacutees

ecirctre les siennes Le proceacutedeacute nrsquoest pas rare dans les diverses imitations ou adaptations de ce

siegravecle Dans le cas qui nous occupe ici Saadi est le personnage principal drsquoun reacutecit par

1 Boustan pp 118-119 2 Ibid pp 119-120 3 A comparer avec le Gulistan Chapitre I historiettes 30 et 33

136

lequel Cardonne veut avertir laquo Sur le danger que courent les Princes en accordant leur

confiance agrave ceux qui en sont indigents raquo

En fait crsquoest un reacutecit dans un reacutecit cadre ndash comme nous lrsquoavons eacutevoqueacute au deacutebut de

cette partie sur les contes du 18egraveme siegravecle et leurs inspirations des ouvrages tels que Les

Mille et une nuits Le thegraveme principal du reacutecit cadre long de 29 pages est lrsquoingratitude un

prince oriental parvenu tregraves jeune au trocircne pose la question suivante agrave son vizir doueacute

drsquoune profonde expeacuterience laquo Quels hommes sont dignes drsquoapprocher les Rois 1 raquo Pour

lui reacutepondre le vieillard raconte lrsquohistoire drsquoun Sultan drsquoAlep et un de ses gouverneurs

laquo Sadi raquo Crsquoest autour de ce personnage axe que le reste du reacutecit va se deacuterouler laquo Sadi raquo de

Cardonne contrairement au poegravete persan Saadi est un homme malfaiteur et ingrat tout de

mecircme parmi tant de traits que le creacuteateur lui attribue on peut facilement reconnaicirctre ceux

qui appartiennent agrave Saadi le poegravete Le premier en est eacutevidemment son nom Pour le reste

ce sont tantocirct les thegravemes dont Saadi a parleacute dans ses deux recueils et que lrsquoon retrouve dans

le texte de Cardonne tels laquo lrsquoinjustice et lrsquoingratitude des Grands raquo lrsquoinconveacutenient de

laquo lrsquoattachement aux princes raquo laquo la morale raquo laquo la vertu raquo

laquo Sadi ne parla que de lrsquoingratitude des Grands de lrsquoinjustice dont ils se rendent sans cesse

coupables il reacutepeacuteta au voyageur qursquoil eacutetait un de ces exemples fait pour apprendre aux

hommes qursquoil ne faut pas srsquoattacher aux Princes et il mit dans ses discours un appareil de

moral et de vertu qui fit que le bon voyageur crut avoir sauveacute un sage2 raquo

Un peu plus loin encore il est question laquo des conseils dicteacutes par la sagesse et par

lrsquoamitieacuteraquo3 pareils agrave ceux du moraliste persan

Tantocirct ce sont des eacuteleacutements de la biographie de Saadi disperseacutes en divers endroits du

texte en question laquo Je demeure dans le faubourg de la ville lui dit Sadi je vous offre un

asile dans ma pauvre retraite4 raquo Les termes laquo faubourg raquo et laquo pauvre retraite raquo nous font

penser agrave la demeure du Cheikh de Chiraz aussi bien qursquoagrave ses derniegraveres anneacutees de vie

passeacutees en retraite

Enfin Cardonne fait reacutepeacuteter des conseils et des petits extraits des reacutecits de Saadi par

lrsquointermeacutediaire de ses personnages A cet eacutegard deux exemples meacuteritent drsquoecirctre citeacutes le

premier est cette riposte drsquoAhmed (trahi par le gouverneur Sadi) au serpent (un des trois

personnages animaux de lrsquohistoire) qui est en train de lui reprocher sa creacuteduliteacute laquo Cruel

1 Cardonne op cit p 260 2 Ibid pp 269-270 3 Ibid p 283 4 Ibid p 270

137

ami srsquoeacutecria lrsquoinfortuneacute Ahmed qui reconnut la voix du serpent mon malheur nrsquoest-il pas

assez grand sans chercher encore agrave lrsquoaugmenter par tes reproches amers1 raquo Cette reacuteflexion

drsquoAhmed est bien inspireacutee de la deuxiegraveme historiette du chapitre quatre du Gulistan un

marchand conseillait agrave son fils de ne parler agrave personne des mille dinars qursquoil venait de

perdre dans une affaire Son fils tout en obeacuteissant agrave son pegravere a quand mecircme voulu savoir

quel inteacuterecirct il y avait agrave cacher le dommage Voilagrave la reacuteponse du marchand laquo Crsquoest afin

qursquoil nrsquoy ait pas deux malheurs savoir 1deg la diminution de notre capital et 2deg la joie

maligne de notre voisin2 raquo

Un deuxiegraveme exemple concerne toujours Ahmed dont la vie est en danger car il est

soupccedilonneacute drsquoavoir tueacute le fils du Sultan Apregraves avoir gueacuteri la princesse agrave lrsquoaide des herbes

que le serpent lui avait remises Ahmed supplie par ces termes le Sultan pour qursquoil lui

laisse la vie

laquo Seigneur dit alors Ahmed au Sultan la Princesse ne se ressentira plus des maux cruels

qursquoelle a soufferts et sa vie est deacutesormais en sucircreteacute mais je suis agrave la veille de terminer la

mienne dans les supplices affreux que je nrsquoai point meacuteriteacutes vous ecirctes trop eacutequitable pour faire

peacuterir un innocent Je ne suis point le meurtrier de votre fils3 raquo

Le second tome des Meacutelanges de litteacuterature orientale nrsquoest pas moins influenceacute par

lrsquoœuvre de Saadi que le premier tome Il contient en tout cent morceaux de textes

orientaux complegravetement ineacutegaux du point de vue de leur volume On peut diviser ce

deuxiegraveme tome en deux parties presque eacutegales La premiegravere qui srsquoeacutetend jusqursquoagrave la page

161 est composeacutee des reacutecits et la deuxiegraveme contient des textes tregraves divers agrave savoir

conseils 4 comparaisons maximes etc Parmi les reacutecits sept ont leur source dans le

Gulistan Cardonne a mentionneacute le nom de lrsquoauteur original en marge de ces textes (se

trouvant aux pages 96 125 127 128 132 134 135)5 sauf pour lrsquoun intituleacute laquo LrsquoAveugle

marieacute raquo et extrait lui aussi du mecircme ouvrage de Saadi Voici le texte de Cardonne en

parallegravele avec son origine

1 Ibid p 283 2 Gulistan p 206 (IV 2) 3 Cardonne op cit pp 284-285 4 Cette deuxiegraveme partie selon la division que nous avons eacutetablie commence par laquo Les Conseils Nabi-Efendi agrave son fils raquo agrave la page 162 et va jusqursquoagrave la fin du livre 5 Voici les titres des reacutecits suivis de leur reacutefeacuterence dans le Gulistan LrsquoAveugle marieacute (Gul II 44) Belle reacuteponse drsquoun Vieillard sur le mariage (Gul VI 8) Le Fils ingrat (Gul VI 3) Le Pegravere avare (Gul VI 7) Sur lrsquoeacuteducation des Princes (Gul VII 3) Consolation des Malheureux (Gul III 18) Sur le Silence (Gul IV 1)

138

LrsquoAveugle marieacute Gulistan (II 44)

laquo Un Bourgeois de Tauris assez riche avait une

fille qursquoil aimait mais elle eacutetait si contrefaite

qursquoil fallait ecirctre son pegravere pour la supporter Cet

homme voulant la pourvoir imagina de la

marier agrave un aveugle dans lrsquoespeacuterance qursquoil ne

meacutepriserait pas son eacutepouse En effet Umer

crsquoeacutetait le nom du mari veacutecut en assez bonne

intelligence avec sa femme Peu de temps apregraves

survint agrave Tauris un fameux Oculiste qui avait

disait-on rendu la vue agrave une infiniteacute de

personnes comme on pressait le beau-pegravere de

mener son gendre agrave cet Oculiste laquo Je mrsquoen

garderai bien reacutepondit-il srsquoil rendait la vue agrave

mon gendre mon gendre me rendrait bientocirct

ma fille raquo1

laquo Un jurisconsulte avait une fille tregraves laide et

arriveacutee agrave lrsquoacircge nubile Malgreacute son trousseau et son

argent personne nrsquoavait le deacutesir de lrsquoeacutepouser [hellip]

En somme par raison de neacutecessiteacute on la maria

avec un aveugle On rapporte que dans ce temps-lagrave

un meacutedecin qui rendait la vue aux aveugles arriva

de Seacuterendib (Ceylan) On dit au jurisprudence

laquo Pourquoi ne fais-tu pas traiter ton gendre raquo Il

reacutepondit laquo Je crains qursquoil ne voie clair et qursquoil ne

reacutepudie ma fille raquo

Quand aux petits morceaux de textes rassembleacutes sous des titres comme laquo Divers

Conseils raquo laquo Divers Comparaisons raquo laquo Divers Maximes raquo et traitant des sujets aussi divers

que leur nombre (sur la science lrsquoignorance le silence la vertu la justice et lrsquoinjustice

lrsquoavarice lrsquoamour le veacuteritable bonheur les richesses le savant vicieux les faux amis les

flatteurs etc) la plupart drsquoentre eux sont tireacutes des sentences et des maximes du huitiegraveme

chapitre du Gulistan qui comme nous le savons est une tregraves riche source pour ce genre

drsquoeacutecrits En voici quelques exemples avec entre parenthegraveses le numeacutero de la page ougrave ils se

trouvent dans lrsquoouvrage de Cardonne suivi de leur reacutefeacuterence dans lrsquoœuvre de Saadi

laquo Une pierre par sa pesanteur peut eacutecraser un vase de lrsquoor le plus fin mais ni la pierre

nrsquoacquiert un nouveau prix ni lrsquoor ne perd rien de sa valeur Ainsi lrsquoignorant dans lrsquoopulence

se moque du savant dans lrsquoindigence raquo (Meacutelanges 251 ndash Gulistan 328)

laquo Lrsquoignorant se seacutepare de la conversation et crie agrave pleine tecircte il ressemble agrave un tambour qui

frappe lrsquoair de sons aigus mais dont le dedans est vide (Meacutelanges 252 ndash Gulistan 329)

laquo Un savant placeacute dans un cercle drsquoIgnorants ressemble agrave une belle Femme au milieu drsquoune

troupe drsquoaveugles raquo (Meacutelanges 253 ndash Gulistan 330)

laquo Ne soyez point le premier agrave annoncer une mauvaise nouvelle il vaut mieux qursquoelle

srsquoapprenne par une autre raquo (Meacutelanges 271 ndash Gulistan 318)

laquo Lrsquoon demandait agrave Lokman de qui il avait appris la vertu Crsquoest reacutepondit-il des meacutechants

Leurs mauvaises actions mrsquoinspirent du deacutegoucirct pour le vice raquo (Meacutelanges 279 ndash Gulistan 123)

1 Denis-Dominique op cit tome II pp 96-97

139

laquo Lrsquohomme est la plus parfaite de toutes les creacuteatures amp le chien une des plus viles cependant

le chien reconnaissant lrsquoemporte sur lrsquohomme ingrat raquo (Meacutelanges 284 ndash Gulistan 342)

laquo Chacun est content de son esprit personne ne veut avouer qursquoil en manque de mecircme un

pegravere est enchanteacute de la figure de son enfant quoiqursquoil soit difforme raquo (Meacutelanges 286 ndash

Gulistan 319)

En fin de compte nous constatons facilement que la part de Saadi est eacutenorme dans ces

Meacutelanges de litteacuterature orientale que lrsquoeacutecrivain franccedilais a preacutepareacutes cette part deacutepasse

largement les quelques pages que H Masseacute a mentionneacutees (dans lrsquoimportante bibliographie

qursquoil a eacutetablie agrave la fin de son livre) comme eacutetant tireacutees de lrsquoœuvre de Saadi En outre le

critique dit que ces pages sont des laquo extraits du Boustan raquo alors qursquoagrave lrsquoexception de

lrsquohistoire de Hatem Tayi et son fameux cheval tous les autres extraits sont du Gulistan Et

si on compte toutes les pages ougrave ils y apparaissent les textes du moraliste persan occupent

pregraves drsquoun cinquiegraveme du volume de lrsquoouvrage Crsquoest un signe pour mesurer lrsquoinfluence des

contes de Saadi sur les textes litteacuteraires de cette eacutepoque bien que ceux-ci soient consideacutereacutes

comme secondaires

Enfin un dernier point concernant le livre de Cardonne qui pourrait servir de preuve

suppleacutementaire pour confirmer la ceacuteleacutebriteacute de Saadi agrave lrsquoeacutepoque crsquoest que notre eacutecrivain

franccedilais nrsquoa donneacute aucune note explicative ndash ce qursquoil a fait pour drsquoautres noms drsquoauteurs

qursquoil a mentionneacutes ndash en citant le nom de Saadi nrsquoest-ce pas parce que ce nom eacutetait deacutejagrave

bien connu du public et que lrsquoauteur ne voyait vraiment pas la neacutecessiteacute drsquoen informer plus

dans ses notes Nous nrsquoaurons pas tort si nous reacutepondons positivement agrave cette question

24 Antoine Bret

Or les recueils de fables ou de contes orientaux ne cesseront de paraicirctre durant toute la

seconde moitieacute du 18egraveme siegravecle Deux ans apregraves les Meacutelanges de litteacuterature orientale crsquoest-

agrave-dire en 1772 Antoine Bret publie ses Fables orientales un recueil portant le mecircme titre

que celui de son preacutedeacutecesseur Saint-Lambert Outre leur titre identique ces deux ouvrages

ont un objectif commun chez Saint-Lambert comme dit le sous-titre de lrsquoeacutedition de 1773

le but est de laquo former agrave la pratique de la sagesse et agrave la connaissance du cœur humain raquo1

De son cocircteacute Bret veut inspirer la mecircme laquo sagesse raquo pour le bonheur des humains laquo Les

veacuteriteacutes qursquoelles [les fables de Saadi] contiennent devraient toujours ecirctre sous les yeux des

enfants des Rois Crsquoest en leur inspirant la sagesse que Saadi travaillait au bonheur de la

1 Voir plus haut p 129 note 2

140

terre1 raquo Cependant Bret apporte une nouveauteacute dans ses Fables orientales en les

composant tout en vers dans son avertissement le fabuliste se vante drsquoavoir adapteacute les

Fables orientales en vers et ajoute qursquoautrement il ne se serait pas engageacute agrave laquo concourir raquo

avec son preacutedeacutecesseur laquo Srsquoil [Saint-Lambert] les eucirct eacutecrites en vers je me serais bien

gardeacute de concourir avec lui je ne suis deacutejagrave que trop intimideacute par la preacutecision et lrsquoeacuteleacutegance

de sa prose2 raquo

Degraves lrsquoavertissement du livre Bret donne au lecteur une indication preacutecise sur la source

de ses fables laquo Cet auteur sublime [Saadi] a fourni de plus grand nombre des fables qursquoon

va lire3 raquo Lrsquoouvrage contient en tout cinquante-deux fables toutes de sujet oriental dont

une trentaine sont des adaptations en vers des historiettes du Gulistan Mecircme dans les

autres fables ougrave lrsquoauteur a chercheacute son inspiration ailleurs lrsquoinfluence de Saadi est

manifeste Telle la cinquantiegraveme fable laquo Le Sage dans la Socieacuteteacute raquo dont lrsquoun des

personnages porte le nom de Bostan crsquoest-agrave-dire le titre de lrsquoautre chef-drsquoœuvre du

moraliste persan Drsquoautant plus que ce personnage a le rocircle du laquo sage raquo dans la fable ce qui

pourrait suggeacuterer agrave lrsquoesprit le laquo sage de Chiraz raquo Saadi Pour avoir une ideacutee de lrsquoadaptation

en vers des reacutecits de Saadi par Bret nous reproduisons ici la fable du laquo sommeil du tyran raquo

lrsquohistoire que Saint-Lambert avait adapteacutee sous le titre laquo le sommeil du meacutechant raquo4 et que

lrsquoon retrouvera maintes fois reprise dans les recueils de fables de diffeacuterents auteurs de ce

siegravecle

laquo Sous ses lambris un Tyran deacutetesteacute

Dormait en apparence avec tranquilliteacute

Le sommeil dit quelqursquoun est-il fait pour le crime

Eh quoi la providence eacutepargne sa victime

Imprudent au bruit que tu fais

Dit un Faquir tremble qursquoil ne srsquoeacuteveille

Le Ciel permet que le meacutechant sommeille

Pour que le Sage ait des moments de paix5 raquo

1 Bret Fables orientales et poeacutesies diverses Paris Aux deux Ponts 1772 p VI 2 Ibid p IX 3 Ibid p VI 4 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 312 il srsquoagit ici de lrsquohistoriette 12 du premier chapitre du Gulistan Il est agrave noter que la plupart des fables de Bret adapteacutees agrave partir de lrsquoœuvre de Saadi sont communes avec celles de Saint-Lambert 5 Bret op cit p 22

141

De pareilles fables peintes de la couleur orientale nrsquoabordaient en fait que des

questions sociopolitiques de la socieacuteteacute franccedilaise de lrsquoeacutepoque Le laquo Tyran raquo de cette histoire

orientale est interchangeable avec le roi franccedilais sous le regravegne de qui les sages ndash les

intellectuels ndash ne sont pas en laquo paix raquo En composant ces fictions moralisantes qui nrsquoeacutetaient

pas tregraves loin des reacutealiteacutes quotidiennes Bret gardait lrsquoespoir drsquoavertir les princes afin qursquoils

gouvernent eacutequitablement une fois arriveacutes agrave lrsquoacircge de pouvoir reacutegner Crsquoest dans ce sens

qursquoil formulait ce souhait dans lrsquoavertissement de son livre laquo Puissent ces veacuteriteacutes augustes

ecirctre entendues de tous ceux qui doivent gouverner un jour 1 raquo

25 Abbeacute Blanchet

Ce souhait nrsquoest pas propre agrave Bret seul Bien drsquoautres auteurs espeacuteraient eacutegalement faire

entendre laquo ces veacuteriteacutes augustes raquo agrave leurs souverains mais aussi agrave tous les humains La

preuve en est ces quelques lignes tireacutees de lrsquoavant-propos de lrsquoune des eacuteditions drsquoun autre

recueil oriental Contes orientaux et des Anecdotes orientales2 paru pour la premiegravere fois

en 1784

laquo Franccedilois Blanchet homme tregraves instruit drsquoun caractegravere doux drsquoun esprit peu commun et doueacute

drsquoune acircme sensible et noblehellip entreprit de montrer aux Europeacuteens les peuples drsquoAsie tels qursquoils

sont en effet et de prouver que leurs fictions ingeacutenieuses renferment les plus fortes leccedilons de

morale de vertu de sagesse qui puissent ecirctre donneacutees agrave toute lrsquoespegravece humaine enfin il

voulut fournir aux esprits capables de reacutefleacutechir une nouvelle occasion de remarquer que par

toute la terre chez toutes les nations et dans tous les siegravecles les lois immuables de la vertu de

la morale sont les mecircmes et que si les hommes diffegraverent entre eux par leurs coutumes plus ou

moins bizarres par les traits du visage et par leurs croyances ils nrsquoont pour ainsi dire qursquoune

seule acircme qursquoune seule maniegravere de sentir et de voir dans tout ce qui a rapport agrave la veacuteriteacute agrave la

justice3 raquo

Franccedilois (lrsquoabbeacute) Blanchet (1707-1784) eacutetait un preacutedicateur et un eacutecrivain et lrsquoauteur

des Apologues et Contes orientaux dont lrsquoeacutedition originale fut publieacutee de maniegravere

posthume peu de temps apregraves sa mort en 17844 Lrsquoouvrage fut lrsquoun des deux5 qui valurent

agrave cet abbeacute orleacuteanais une certaine notorieacuteteacute litteacuteraire il srsquoagit drsquoadaptations de fables

1 Ibid p VII 2 Abbeacute Blanchet Apologues et contes orientaux Paris chez Debure fils Aicircneacute 1784 3 Contes orientaux par lrsquoabbeacute Blanchet nouvelle eacutedition revue et deacutedieacutee agrave la jeunesse par Mademoiselle S U Treacutemadeure Paris chez Lefuel sd (probablement vers 1830) pp VII-VIII 4 Et non en 1774 comme lrsquoa dit J Hadidi dans De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 105 5 Son autre ouvrage est intituleacute Varieacuteteacutes morales et amusantes tireacutees des journaux anglais publieacute en mecircme anneacutee que ses Apologues

142

orientales ou espagnoles dont lrsquoagreacuteable preacutesentation forme le principal meacuterite Il se divise

en quatre parties Apologues orientaux Contes orientaux Anecdotes orientales Maximes

et proverbes Dans la preacuteface qui contient une notice sur la vie de lrsquoabbeacute Blanchet Dusaulx

estime que laquo les opuscules contenus dans ce volume sont le fruit des loisirs drsquoun homme

essentiellement vertueux et qui srsquoest constamment obstineacute dans le cours de sa longue vie agrave

cacher ses talents avec autant de soin que lrsquoon cherche communeacutement agrave les montrerraquo Dans

sa correspondance Grimm eacutevoque le livre de lrsquoabbeacute Blanchet laquo Ces Contes et ces

Apologues offrent en geacuteneacuteral une morale excellente ils sont eacutecrits avec cette simpliciteacute

qui nrsquoexclut point la gracircce et qui convient agrave ce genre drsquoouvrage comme elle appartenait

essentiellement agrave lrsquoacircme et au talent de lrsquoauteur on y retrouve srsquoil est encore permis de

srsquoexprimer ainsi lrsquoœil antique lrsquoœil oriental raquo

Avant drsquoexaminer les Apologues et contes orientaux de lrsquoabbeacute Blanchet et ce que ce

dernier a tireacute de lrsquoœuvre de Saadi il est agrave noter qursquoau XVIIIe siegravecle crsquoeacutetaient surtout les

premiegraveres historiettes du Gulistan sur laquo la conduite des rois raquo qui attiraient lrsquoattention des

eacutecrivains et poegravetes franccedilais cela srsquoexplique en grande partie par les eacuteveacutenements qui se

passaient en France agrave lrsquoeacutepoque par lrsquoesprit de critique se formant vis-agrave-vis du pouvoir

monarchique et faisant partie des signes avant-coureurs drsquoune nouvelle egravere que les Franccedilais

allaient bientocirct vivre Des contes fables apologues maximes et bien drsquoautres eacutecrits de ce

genre voileacutes tous agrave laquo lrsquoorientale raquo apparaissaient et sous preacutetexte de traiter des mœurs des

rois tregraves lointains et drsquoune maniegravere indirecte ne critiquaient en reacutealiteacute que la cour franccedilaise

[pouvoir monarchique] Or crsquoest plutocirct dans ce sens qursquoil faut interpreacuteter les quelques

apologues contes et maximes de lrsquoabbeacute Blanchet tireacutees des premiegraveres historiettes du

Gulistan

Ainsi le sixiegraveme apologue de lrsquoabbeacute Blanchet nous emmegravene dans laquo La cour de Perse raquo

ougrave laquo un vieux Courtisan raquo dialogue avec son fils1 Le pegravere commence par une laquo belle

maxime drsquoun poegravete arabe raquo laquo Le Prince est une mer dont il faut se garder quand elle est

orageuse mais quand cette mer est tranquille on y pecircche des perles2 raquo Contrairement agrave

ce que dit le courtisan ce poegravete nrsquoest pas arabe mais persan ce sont en fait les paroles de

Saadi dans la seiziegraveme historiette du premier chapitre de son Jardin des roses ougrave il a eacutetabli

une comparaison entre le roi et la mer laquo Le service des rois est comme un voyage

1 Toutes nos citations sur cet apologue renvoient aux pages 15 et 16 Lrsquoauteur dit dans la note que laquo les penseacutees et les expressions de ce dialogue sont presque toutes emprunteacutees du Gulistan raquo 2 Abbeacute Blanchet Apologues et contes orientaux op cit p 15

143

maritime plein de profit mais dangereux1 raquo Cette reacuteflexion de Saadi nrsquoest en effet qursquoune

suite agrave une seacuterie de critiques directes du laquo changement du caractegravere des rois raquo exprimeacutee

presque au mecircme endroit dans la mecircme historiette et quelques lignes auparavant il a

eacutecrit

laquo O mon ami le service des rois a deux faces lrsquoespeacuterance du pain qursquoils nous donnent et la

crainte de perdre la vie Il est contraire de lrsquoavis des sages de tomber dans cette crainte-ci agrave

cause de cette espeacuterance-lagrave2 raquo

Toujours sur ce sujet et juste dans lrsquohistoriette qui preacutecegravede le Cheikh de Chiraz donne ce

conseil agrave ses lecteurs

laquo Les sages ont dit Il faut se tenir sur ses gardes contre les changements du caractegravere des rois

parce que tantocirct ils se mettent en colegravere pour un salut et tantocirct ils donnent un habit drsquohonneur

en retour drsquoune injure3 raquo

Drsquoailleurs ce reacutecit moral de lrsquoabbeacute Blanchet ressemble bien agrave la fable laquo Le berger et le

roi raquo (Fables X 9) de La Fontaine que nous avons eacutetudieacutee au chapitre preacuteceacutedent Lagrave nous

avons montreacute un certain nombre drsquoanalogies entre ce reacutecit de Saadi (Gulistan I 16) et trois

fables de La Fontaine4 Ici crsquoest lrsquoinverse qui se produit crsquoest-agrave-dire que lrsquoabbeacute Blanchet

srsquoest inspireacute de trois reacutecits du Gulistan pour en faire un seul agrave sa maniegravere et dans son

propre inteacuterecirct De sorte que dans la suite de lrsquohistoire de laquo La cour de Perse raquo deux autres

reacutecits de Saadi sont eacutevoqueacutes

Reprenons maintenant le dialogue du vieux courtisan avec son fils Daoud Apregraves

avoir souligneacute les deux aspects du service des rois (lrsquoun avantageux et lrsquoautre dangereux)

le courtisan veut apprendre agrave Daoud comment arriver agrave plaire au laquo Sultan raquo en drsquoautres

termes de quelle maniegravere le flatter5 Drsquoabord par un conseil immoral et qui peut au

premier abord choquer le vieillard recommande laquo le vice raquo laquo Tacircche drsquoacqueacuterir les vices

qui peuvent lui plaire Un vice qui plaicirct au Prince est une vertu raquo Ici on remarque bien la

penseacutee de lrsquoauteur deacutevoileacutee de la sorte par lrsquoironie maligne qursquoil place dans la bouche de

1 Gulistan p 61 (I 16) 2 Ibid p 56 3 Ibid p 54 (I 15) 4 Voir le chapitre dernier 21 5 Donc contrairement agrave ce qursquoa dit J Hadidi dans son commentaire sur ce conte de lrsquoabbeacute Blanchet le courtisan nrsquoa pas lrsquointention de faire renoncer son fils agrave se mecircler des affaires de la cour laquo Le vieillard dit Hadidi reacuteussit agrave persuader son fils qursquoil ferait mieux de risquer sa vie dans une guerre que de servir les roishellip raquo (Voir J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 106)

144

son personnage Plus ironique encore crsquoest cette demande drsquoapprouver aveuglement tous

les actes du roi laquo Surtout applaudis sans reacuteserve agrave toutes ses actions agrave toutes ses paroles

et srsquoil dit en plein jour Il est nuit hacircte-toi de crier Voilagrave la Lune Voilagrave les Etoiles raquo Il

srsquoagit drsquoune adaptation de lrsquoideacutee de Saadi dans la trente et uniegraveme historiette du premier

chapitre du Gulistan laquo Chercher un avis opposeacute agrave celui du sultan crsquoest se laver les mains

dans son propre sang Si mecircme il dit du jour laquo Ceci est la nuit raquo il faut dire laquo voici la

lune et les pleacuteiades1 raquo Ces vers viennent compleacuteter le reacutecit de Bozorgmehr le sage vizir de

Chosroes Anouchirvan que nous avons penseacute inteacuteressant de reproduire ici

laquo Les vizirs de Noucircchireacutevacircn (Khosroegraves Ier) deacutelibeacuterait touchant une des affaires importantes du

royaume et chacun eacutemettait un avis conforme agrave sa science Le roi deacutelibeacuterait aussi et

Buzurdjmihir preacutefeacutera le conseil du roi Les vizirs lui dirent en secret laquo Quelle supeacuterioriteacute as-tu

vue dans lrsquoavis du roi sur la penseacutee de tant de sages raquo Il reacutepondit laquo Crsquoest parce que lrsquoissue

de lrsquoaffaire nrsquoest point connue et qursquoil est au pouvoir de Dieu que lrsquoavis de tous devienne juste

ou erroneacute En conseacutequence le mieux est de se conformer au conseil du roi afin que srsquoil se

trouve opposeacute agrave ce qui eacutetait juste nous soyons agrave lrsquoabri des reproches de ce prince agrave cause de

notre conformiteacute drsquoopinion avec lui2 raquo

Mais le fils du courtisan ne veut en aucun cas suivre les conseils de son pegravere il

preacutefegravere laquo mourir raquo que de laquo flatter raquo le roi ce dernier acte eacutetant pour lui comme laquo une

lacirccheteacute criminelle raquo Une autre fois encore (cette fois sous le personnage du fils du

courtisan) le preacutedicateur franccedilais met en cause les laquo mœurs de la cour raquo qui selon lui sont

plus dangereuses que la guerre laquo Jrsquoirai servir agrave lrsquoarmeacutee moins effrayeacute des dangers de la

guerre que des mœurs de la cour et des peacuterils honteux auxquels je vous vois exposeacute raquo

Drsquoautant plus que le risque de peacuterir persiste toujours comme le cas de ce laquo Guegravebre qui

depuis quarante ans adorait le feu avec la plus religieuse exactitude Un jour qursquoil attisait

le brasier sacreacute quelqursquoun lrsquoy poussa ou il srsquoy laissa tomber et le feu deacutevora son

adorateur raquo Lrsquoapologue de laquo La cour de Perse raquo est ainsi clos par le malheureux destin du

Guegravebre qui reacutesume toute la penseacutee de lrsquoauteur dans ce passage au service de la cour

mecircme les plus deacutevoueacutes vivent toujours dans une sorte de menace constante de la part du roi

et donc on ne doit pas se donner agrave ce service au profit drsquoune aisance mateacuterielle quel qursquoen

soit le confort mateacuteriel que lrsquoon y gagne Une troisiegraveme historiette de Saadi est la source de

cet eacutepisode sur le Guegravebre Il srsquoagit de la quinziegraveme historiette du fameux chapitre du

1 Gulistan p 85 (I 31) 2 Ibid

145

Gulistan touchant laquo la conduite des rois raquo et de ce distique de Saadi devenu si familier si

on ose le dire chez les auteurs franccedilais que lrsquoon le trouve mainte fois citeacute dans divers

eacutecrits de lrsquoeacutepoque laquo Quand bien mecircme le guegravebre attiserait le feu sacreacute pendant cent ans

srsquoil vient agrave y tomber un seul instant il sera consumeacute1 raquo

Voilagrave donc comment lrsquoabbeacute Blanchet le preacutedicateur a puiseacute dans trois reacutecits du

moraliste persan pour creacuteer son propre apologue Dans la note se trouvant agrave la fin du reacutecit

lrsquoauteur franccedilais preacutecise bien que laquo les penseacutees et les expressions de ce Dialogue sont

presque toutes emprunteacutees du Gulistan raquo Il en va de mecircme pour trois autres apologues et

un conte tous inspireacutes de ce dernier ouvrage Les apologues sont laquo Le Derviche insulteacute raquo

(p 25) laquo LrsquoArabe affameacute raquo (p 28) et laquo Les Amis et lrsquoArgent raquo (p 31) le conte est intituleacute

laquo Moyen de ressusciter les Morts Conte Persan raquo (p 44)2 Crsquoest dans la seconde partie de

la traduction du Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses (1737) par drsquoAlegravegre que lrsquoabbeacute Blanchet a

lu les historiettes de Saadi une traduction qursquoil juge laquo assez mal fait[e] raquo laquo Jrsquoai pris

lrsquoideacutee de cet Apologue [Le Derviche insulteacute] et celle du Conte intituleacute Moyen de

ressusciter les mortshellip dans un petit Livre assez mal fait qui a pour titre Gulistan ou

lrsquoEmpire des Roses chez Prault pegravere 1737 raquo Par contre pour ses citations il a preacutefeacutereacute la

traduction en latin de Gentius agrave la laquo preacutetendue traduction raquo drsquoAlegravegre laquo Jrsquoavertis au reste

que quand je cite le Gulistan ce nrsquoest point drsquoapregraves cette preacutetendue traduction ougrave lrsquoon a

mecircleacute mal agrave-propos beaucoup de choses qui ne sont point du Poegravete Sadi Je me sers toujours

de la version latine et tregraves exacte que Gentius a donneacuteehellip raquo

Quant aux changements que lrsquoauteur des Apologues fait subir aux reacutecits de Saadi ils

sont parfois radicaux Un exemple signifiant crsquoest laquo Le Derviche insulteacute raquo dont la fin est

totalement diffeacuterente de celle du texte drsquoorigine (Gulistan I 21) Lagrave Saadi raconte qursquoun

meacutechant homme jette une pierre sur la tecircte drsquoun homme de bien Ce dernier nrsquoayant pas le

pouvoir de se venger ramasse la pierre et la garde jusqursquoau jour ougrave le malfaiteur sujet agrave la

colegravere du roi est jeteacute dans un puits Le derviche preacutevenu de lrsquoeacuteveacutenement vient au pied du

puits et jette la pierre sur la tecircte de lrsquohomme meacutechant Mais le derviche de lrsquoabbeacute

Blanchet est tregraves toleacuterant et agit autrement que par la vengeance De sorte que quand

lrsquooccasion de se venger se preacutesente laquo apregraves un moment de reacuteflexion raquo il y renonce et

pardonne agrave lrsquohomme qui lrsquoavait blesseacute laquo Je sens agrave preacutesent dit-il qursquoil ne faut jamais se

venger Quand notre ennemi est puissant crsquoest imprudence et folie quand il est

1 Ibid p 54 (I 15) Parmi tant drsquoautres auteurs qui ont imiteacute adapteacute ou bien simplement rapporteacute ce distique de Saadi nous pouvons mentionner en particulier Voltaire 2 A comparer avec le Gulistan (I 21) (III 15)

146

malheureux crsquoest bassesse et cruauteacute raquo En quelque sorte Saadi srsquoest montreacute ici plus

reacutealiste que son imitateur et celui-ci plus geacuteneacutereux Cela ne veut pas dire que le moraliste

persan precircche la vengeance dans son reacutecit au contraire ndash on le sait bien ndash dans ses

œuvres il srsquoest montreacute si toleacuterant envers ses semblables que son nom a eacuteteacute agrave plusieurs

reprises citeacute comme exemple drsquoun esprit de toleacuterance surtout au XVIIIe siegravecle et par de

grandes personnaliteacutes telle un Voltaire ou un Diderot Seulement le preacutecepteur franccedilais a

voulu employer le conte de Saadi pour donner une moraliteacute diffeacuterente celle que lrsquoon vient

de voir Tandis que Saadi lui a drsquoabord voulu conseiller la prudence et la patience face

aux mauvaises attitudes des hommes au pouvoir laquo Puisque tu nrsquoas pas des ongles

deacutechirants et aceacutereacutes il vaut mieux que tu te querelles rarement avec les becirctes feacuteroces

[hommes cruels] Quiconque a engageacute la lutte avec un homme au bras drsquoacier a rendu

malade son avant-bras drsquoargent1 raquo Ensuite il a voulu suggeacuterer lrsquoideacutee que le pouvoir ne

reste pas eacuteternel et qursquoun jour ou lrsquoautre dans ce monde mecircme le destin punira le

malfaiteur de son crime laquo Sois tranquille jusqursquoagrave ce que la fortune lui lie la main et alors

enlegraveve sa cervelle selon le deacutesir de tes amis2 raquo

En lisant les Apologues et contes orientaux on deacutecouvre un eacutecrivain conscient des

problegravemes sociaux et politiques de sa socieacuteteacute et cherchant agrave les faire apparaicirctre drsquoune

maniegravere amusante et constructive Cet auteur a un regard attentif et critique sur les

eacuteveacutenements qui se passent autour de lui Les leccedilons de morale que renferment les Contes

orientaux les alleacutegories ingeacutenieuses qui servent drsquoenveloppe agrave la veacuteriteacute dans les

Apologues les ideacutees fortes et profondes de justice et de philosophie qui ressortent des

Anecdotes orientales tous ces eacuteleacutements produisent une impression drsquoautant plus vive que

ces eacuteveacutenements fictifs ou reacuteels offrent une foule drsquoallusions aux eacuteveacutenements qui se passent

sous les yeux des lecteurs de lrsquoeacutepoque

Outre ces cinq apologues et contes lrsquoouvrage de lrsquoabbeacute Blanchet contient des

laquo maximes orientales raquo elles aussi tireacutees du Gulistan Ce sont une vingtaine de maximes

choisies parmi celles qui constituent le dernier chapitre de ce chef-drsquoœuvre persan

Ajoutons en passant que ses emprunts ne se limitent pas agrave ce qursquoil avait lu dans le

Jardin des roses de Saadi Il srsquoest inspireacute de tout ce qursquoil avait agrave sa disposition Le Livre

des lumiegraveres La Bibliothegraveque orientale les reacutecits de voyages etc Les Contes orientaux

connaicirctront des reacuteeacuteditions et des usages divers Par exemple une eacutedition sans indication de

date (vers 1830 selon certaines sources) est laquo deacutedieacutee agrave la jeunesse raquo comme lrsquoindique son

1 Gulistan p 69 (I 21) 2 Ibid

147

titre1 Ayant choisi les contes pas trop seacuterieux et donc convenables pour laquo des enfants et

pour de jeunes personnes raquo lrsquoeacutediteur affirme avoir voulu laquo mettre dans leurs mains tous

ces ouvrages ougrave ils trouveront lrsquoagreacutement drsquoune lecture amusante varieacutee instructive et ougrave

ils puiseront agrave la fois drsquoutiles leccedilons et le deacutesir drsquoajouter drsquoautres connaissances agrave celles

qursquoils peuvent posseacuteder deacutejagrave raquo2 Dans son choix lrsquoeacutediteur a gardeacute le conte laquo Moyen de

ressusciter les morts raquo (lrsquoouvrage contient au total huit contes) et surtout en supprimant les

maximes et proverbes italiens espagnols et anglais se trouvant agrave la fin de lrsquoeacutedition

originale il nrsquoa repris que les maximes orientales tireacutees presque toutes du Gulistan Car

comme nous lrsquoavons expliqueacute dans la premiegravere partie de notre travail la morale de Saadi

peut servir aussi bien aux adultes qursquoaux jeunes et aux enfants

26 Antoine-Franccedilois Le Bailly

En cette mecircme anneacutee 1784 ougrave apparaissaient les Apologues et contes orientaux de lrsquoabbeacute

Blanchet un autre fabuliste nommeacute Le Bailly (1756-1831) publiait ses Fables nouvelles3

Se souvenant de lrsquoentreprise de Feacutenelon laquo drsquoinstruire les Enfants des Rois raquo et pousseacute par

le deacutesir drsquoadresser aux ducs De Valois et De Montpensier laquo quelques preacuteceptes de Morale

cacheacutes sous des fictions qui conviennent agrave [leur] acircge raquo4 Le Bailly publie une seacuterie de

fables dont certains sujets sont inspireacutes de Saadi En fait les premiegraveres historiettes du

Gulistan et celles du Boustan sur la conduite des rois convenaient bien agrave lrsquointention du

fabuliste franccedilais Celui-ci teacutemoigne cependant drsquoune certaine originaliteacute dans son

imitation il a emprunteacute des thegravemes aux autres auteurs (dont il indique le nom dans sa

laquo table des fables raquo) mais laquo le reste est purement de [son] invention raquo5 Autrement dit

comme disait La Fontaine son laquo imitation nrsquoest pas un esclavage raquo et il ajoute des

eacuteleacutements personnels agrave ses emprunts Dans la preacuteface de lrsquoeacutedition de 1813 lrsquoauteur dit agrave ce

sujet

laquo Je dirai encore avec une eacutegale franchise qursquoen mrsquoemparant de ces sujets jrsquoai soigneusement

eacuteviteacute drsquoecirctre le copiste servile des auteurs originaux je pourrais mecircme ajouter que telle fable

inventeacutee par eux est devenue entre mes mains une creacuteation nouvelle car il mrsquoest souvent

arriveacute drsquoen changer tout agrave la fois et le fond et la forme substituant sans scrupule mes ideacutees agrave

1 Voir supra p 142 note 3 2 Ibid p XXVII-XXVIII 3 Le Bailly Antoine-Franccedilois Fables nouvelles suivies de poeacutesies fugitives Paris chez Cailleau 1784 4 Ibid p VII 5 Ibid p 139

148

celles des inventeurs introduisant quelquefois drsquoautres personnages que les leurs pour donner

plus de vraisemblance aux reacutecitshellip1 raquo

De plus contrairement aux autres adaptateurs ou imitateurs de Saadi que nous avons

eacutevoqueacutes jusqursquoici Le Bailly a eacutecrit ses Fables en vers [Ce qui le distingue en quelque

sorte de ses devanciers] On a dit de ses fables qursquoelles prenaient rang apregraves celles de La

Fontaine et Florian

Dans la premiegravere eacutedition des Fables nouvelles en 1784 Le Bailly ne publie qursquoune

partie de ses fables laquo hellip la discreacutetion que jrsquoai eue de nrsquoexposer qursquoune moitieacute de mes

Fables au grand jour de lrsquoimpression2 raquo Il envisageait ainsi de sonder lrsquoaccueil du public

avant de publier drsquoautres fables Les soixante-huit fables de cette premiegravere eacutedition sont

reacuteparties dans trois livres dont le premier contient la fable laquoLe Sage de la Perse raquo Cette

fable qui semble ecirctre inspireacutee agrave la fois de certains passages du Gulistan commence ainsi

laquo Un Philosophe de la Perse

Victime trop longtemps de lrsquoenvie et des sots

Avec le genre humain voulut rompre commerce

Il alla chercher le repos

Au fond drsquoun bois obscur seacutejour des animaux3 raquo

Cette situation initiale nous rappelle le deacutebut de la fameuse aventure de Saadi lui aussi un

laquo sage de la Perse raquo qui fuit un jour la socieacuteteacute de ses amis

laquo Jrsquoavais pris en deacutegoucirct la socieacuteteacute de mes amis de Damas je mrsquoavanccedilai dans le deacutesert de

Jeacuterusalem et je me familiarisai avec les animaux hellip4 raquo

On pense eacutegalement agrave ce deacutevot vivant laquo dans une forecirct et se nourrissant de feuilles

drsquoarbres raquo5 ou encore agrave cet homme eacutegareacute autrefois laquo par les plaisirs deacutefendus raquo qui entre

dans le cercle des derviches mais qui reste toujours sujet agrave la meacutedisance des gens Ce

dernier personnage ne pouvant supporter lrsquoinjustice du discours des meacutechants porte

1 Fables nouvelles de M A F Le Bailly diviseacutees en quatre livres et faisant suite au volume publieacute en 1811 Paris Normant 1813 pp XII-XIII Au mecircme endroit le fabuliste ajoute qursquoil ne srsquoest laquo pas mis en peine drsquoindiquer les sources eacutetrangegraveres raquo ougrave il a puiseacute la matiegravere drsquoun certain nombre de ses apologues 2 Fables nouvelles eacutedition de 1784 opcit p VIII 3 Ibid p 9 (livre I fable VI) 4 Gulistan p 134 (II 31) En fait dans la traduction de Defreacutemery cette historiette est preacutesenteacutee comme la laquo trente-deuxiegraveme raquo crsquoest qursquoil y a une erreur de numeacuterotation des historiettes et juste apregraves la vingt-septiegraveme historiette on a la vingt-neuviegraveme on a sauteacute le chiffre 28 5 Ibid p 136 (II 33)

149

plainte devant un sage mais comme le dit Saadi on ne peut rien contre laquo la langue des

hommes raquo

laquo Par lrsquoexcuse de la peacutenitence on peut se deacutelivrer des chacirctiments de Dieu

Mais on ne peut se deacutelivrer de la langue des hommes1 raquo

Cette ideacutee de Saadi est pareille agrave celle du philosophe de la fable de Le Bailly qui par ces

termes plains drsquohumour reacutepond agrave son ami voulant lui faire remarquer les dangers drsquohabiter

le laquo seacutejour des animaux raquo

laquo Pour me nuire dit-il ceux-ci nrsquoont que des dents

Et les hommes ont une langue2 raquo

Les deux moralistes persan et franccedilais veulent ainsi mettre en garde leurs lecteurs contre

la meacutedisance qui peut ecirctre selon eux aussi dangereuse que les dents des animaux

Cette influence de Saadi est encore plus grande et plus directe dans les autres eacuteditions

des Fables nouvelles de Le Bailly En fait lrsquoouvrage est reacuteeacutediteacute plusieurs fois tantocirct avec

des augmentations tantocirct avec des suppressions notamment en 1811 1813 et 1823 Sans

doute ses Fables ont connu un accueil favorable aupregraves du public comme lrsquoavait souhaiteacute

Le Bailly en 1784 laquo Crsquoest drsquoapregraves lrsquoaccueil que cette moitieacute aura reccedilu du Public que je

me deacuteterminerai agrave faire paraicirctre lrsquoautre ou agrave la garder sagement dans mon Portefeuillehellip3 raquo

Les fables se trouvant dans ces nouvelles eacuteditions ne sont pas exactement les mecircmes que

dans la premiegravere eacutedition Du point de vue du nombre des fables eacutegalement les reacuteeacuteditions

diffegraverent Par exemple les deux fables laquo le sage de la Perse raquo et laquo le papillon et le lys raquo que

nous venons drsquoexaminer preacuteceacutedemment ne se retrouvent pas dans les Fables nouvelles

publieacutees en 1813 Par contre on y remarque deux nouvelles fables (parmi drsquoautres fables

qui apparaissent pour la premiegravere fois) inspireacutees de Saadi laquo Le Diamant et la Poussiegravere raquo

et laquo Le Ver luisant et le Crapaud raquo La premiegravere fable est laquo un diamant raquo que Le Bailly a

trouveacute chez les Orientaux

laquo Du peuple levantin que jrsquoaime les annales

Quel preacutecieux treacutesor de veacuteriteacutes morales

Jrsquoy trouve un Diamant prompt agrave le ramasser

1 Ibid p 125 (II 23) 2 Fables nouvelles 1784 op cit p 9 3 Ibid p VIII

150

Jrsquoinvente un apologue ougrave je vais lrsquoenchacircsser1 raquo

Ce peuple oriental en question crsquoest le peuple persan et lrsquoauteur chez qui le fabuliste a tireacute

sa fable est Saadi dont le poegraveme srsquoappelle le Jardin des Roses

laquo Ce prince un jour veut agrave Sadi

Donner de son estime une eacuteclatante marque

Sadi vient crsquoest Irzan qui drsquoabord le reccediloit

- On mrsquoa vanteacute dit-il les vers que tu composes

- Je mrsquoy connais Eh bien de ton Jardin des Roses

Il faut me citer quelque endroit

Mais un trait vif et court ndash Volontiers dit le sage

Qui lui cite alors ce passage2 raquo

Encore une fois il srsquoagit ici drsquoun reacutecit sur la cour et les courtisans Irzan laquo le favori

drsquoun roi du Khorasan raquo est un homme ambitieux vaniteux et jaloux Il ne supporte pas de

voir le succegraves de laquo son rival le vertueux Missour raquo et employant toutes sortes de ruses

contre ce dernier reacuteussit agrave lrsquoeacuteloigner de la cour Un jour le prince fait appeler le poegravete

Saadi afin de lui teacutemoigner de sa faveur Crsquoest Irzan qui va recevoir le poegravete le premier et

lui demande de reacuteciter quelques uns de ses poegravemes Alors Saadi lui cite ces vers

laquo Un jour on ne sait trop comment

Du front drsquoune sultane altiegravere

Tombe dans le fumier un riche Diamant

A peine est-il tombeacute qursquoune vaine Poussiegravere

Jouet drsquoun vent capricieux

Tourbillonne et srsquoeacutelegraveve aux cieux

Or maintenant reacuteponds toi qui fais lrsquohomme habile

Et qui pour tes eacutegaux affectes du meacutepris

Le Diamant en a-t-il moins de prix

Et la poussiegravere en est-elle moins vile 3 raquo

Irzan est laquo piqueacute de la leccedilon raquo cependant au lieu de se corriger il devient encore laquo pire raquo

jusqursquoagrave ce que laquo le prince enfin le bannit de sa cour raquo et remet laquo les recircnes de lrsquoEmpire raquo

dans ses mains

1 Fables nouvelles 1813 op cit p 30 (livre I fable XIII) 2 Ibid p 31 3 Ibid

151

Comme nous lrsquoavons vu Le Bailly a puiseacute cette fable dans le Jardin des Roses et plus

preacuteciseacutement dans cette sentence du huitiegraveme chapitre

laquo Si une perle tombe dans une eau sale elle nrsquoen est pas moins preacutecieuse mais si la poussiegravere

monte jusqursquoau ciel elle est tout aussi vile qursquoauparavant1 raquo

La fable du laquo Diamant et la Poussiegravere raquo est reprise dans lrsquoeacutedition de 1823 agrave cette

diffeacuterence pregraves que la derniegravere strophe crsquoest-agrave-dire le deacutenouement qui porte aussi la leccedilon

morale y manque Cette mecircme eacutedition contient une autre fable intituleacutee laquo Le Derviche et

le Sultan raquo dont le sujet est bien imiteacute de Saadi Dans la composition de sa fable Le Bailly

srsquoest servi ici drsquoun court reacutecit du Gulistan lrsquoun des plus connus chez les litteacuterateurs

franccedilais de lrsquoeacutepoque qui ont lu lrsquoœuvre du moraliste persan Voici le reacutecit de Saadi

laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est le

meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment-lagrave tu

ne vexes personne raquo

Distique ndash Jrsquoai vu un homme injuste endormi au milieu du jour et jrsquoai dit

laquo Cet homme est une calamiteacute il vaut donc mieux que le sommeil se soit empareacute de lui

Lrsquohomme dont le sommeil vaut mieux que la veille

Il est preacutefeacuterable qursquoun pareil meacutechant meure2 raquo

Plusieurs auteurs se sont plus agrave reprendre lrsquoideacutee de ce reacutecit de Saadi dans leurs propres

eacutecrits en lrsquoexprimant chacun agrave sa propre maniegravere Un simple regard sur les titres des fables

ou contes de ces auteurs suffirait agrave prouver notre ideacutee on y trouvera facilement des titres

tels que laquo le sommeil du tyran raquo laquo le sommeil du meacutechant raquo ou des titres eacutevoquant le

mecircme thegraveme Ce thegraveme Le Bailly lrsquoexprime au commencement de sa fable

laquo Fleacuteau de ses eacutetats un farouche Sultan

Ne dormait plus tans pis le sommeil drsquoun tyran

Dit un sage par excellence

Est le repos de lrsquoinnocence3 raquo

Puis il le deacuteveloppe dans une vingtaine de vers en racontant le rencontre du roi avec un

derviche qui laquo exempt de souci raquo dormait tranquillement Le roi est tregraves eacutetonneacute mais

1 Gulistan p 329 ici Defreacutemery a noteacute lrsquoanalogie entre la sentence de Saadi et la fable de Le Bailly 2 Ibid pp 47-48 (I 12) 3 Fables de M Le Bailly quatriegraveme eacutedition Paris chez J L J Briegravere 1823 p 94 (livre III fable VIII)

152

aussi envieux de voir le derviche laquo dormir aussi bien raquo sur son lit de laquo pierre raquo A cet

eacutetonnement du roi le derviche reacutepond ainsi

laquo Eh qursquoimporte

Dit le Dervis (sic) de sommeiller

Sur le duvet ou sur la dure

Jrsquoai fait un peu de bien ma conscience est pure

Est-il un plus doux oreiller 1 raquo

Donc selon la morale que nous apprend ce derviche lorsqursquoon a laquo la conscience

pure raquo on pourra dormir en pleine quieacutetude nrsquoimporte ougrave De mecircme selon la morale de

Saadi lorsque lrsquoon a laquo une acircme pure raquo on est toujours precirct au sommeil eacuteternel sans aucun

regret et nrsquoimporte dans quel endroit

laquo Lorsque lrsquohomme doueacute drsquoune acircme pure se dispose agrave partir

Que lui importe de mourir sur le trocircne ou bien sur la terre nue 2 raquo

Ainsi partant drsquoun reacutecit du Gulistan sur la tyrannie des rois notre fabuliste franccedilais

clocirct sa fable sur le thegraveme de la bienfaisance inspireacute drsquoun autre passage de ce chef-drsquoœuvre

moral persan

Il est vrai Le Bailly est resteacute tregraves original dans ses imitations de lrsquoœuvre de Saadi

Cependant ses emprunts sont transparents de sorte qursquoon y retrouve facilement les traces

du poegravete persan Une raison en est peut-ecirctre la preacutesence de ces deux personnages le

derviche (le sage) et le roi (le prince) typiques des reacutecits de Saadi ils sont preacutesents dans

presque tous les chapitres du Boustan et du Gulistan aussi bien que dans les Conseils aux

rois et lrsquoaventure de leur rencontre constitue le noyau drsquoun grand nombre drsquohistoriettes

De son cocircteacute comme nous lrsquoavons montreacute Le Bailly a pris une historiette de Saadi a

supprimeacute quelques eacuteleacutements en a ajouteacute drsquoautres a deacuteveloppeacute le sujet agrave sa maniegravere mais il

a preacutefeacutereacute garder le monarque et le sage comme deux personnages cleacutes de ses fables dans

laquo Le Diamant et la Poussiegravere raquo ces personnages sont laquo le prince raquo et laquo le sage (Saadi) raquo

dans laquo Le Sage de la Perse raquo et laquo Le Derviche et le Sultan raquo les titres sont eux-mecircmes bien

significatifs Et dans tout cela comme nous avons dit au deacutebut de ce passage le moraliste

franccedilais suivait un but preacutecis instruire les enfants du roi

1 Ibid 2 Gulistan p 26 (I 1)

153

Enfin on a dit de ses fables qursquoelles prenaient rang apregraves celles de La Fontaine et de

Florian Elles ont eu beaucoup de succegraves et des admirateurs qui eacutecriront agrave leur tour des

fables Lrsquoun drsquoeux est le Chevalier Coupeacute de Saint-Donat qui voit en Le Bailly son maicirctre

et imitera agrave la maniegravere de celui-ci quelques une des anecdotes de Saadi Nous parlerons

davantage de cet auteur dans le chapitre suivant

27 Louis Langlegraves et Baude de La Croix

Louis Langlegraves (1763-1824) publie en 1788 ses Contes fables et sentences tireacutes de

diffeacuterents auteurs arabes et persans1 Ce livre constitue le septiegraveme tome de la collection

Bibliothegraveque choisie de contes de faceacuteties et de bons mots publieacutee entre 1786 et 1790

Langlegraves lui il a tireacute deux reacutecits de Saadi lrsquoun du Boustan la fameuse histoire de laquo la

goutte drsquoeau raquo lrsquoautre du Gulistan laquo le naufrage raquo (V 21) en plus de beaucoup de

sentences tireacutees de ce dernier livre et du Conseil aux rois

Langlegraves eacutetait lrsquoun des plus grands orientalistes du XIXe siegravecle Il proposa agrave

lrsquoAssembleacutee constituante en 1790 de fonder agrave Paris une nouvelle eacutecole des langues

orientales dont le niveau serait plus eacuteleveacute que celui de lrsquoEcole des jeunes de Langues

fermeacutee depuis 1789 Le projet fut approuveacute et Langlegraves se chargea de sa mise en œuvre ce

qui dura jusqursquoen 1795 Le 10 Germinal an III lrsquoEcole des Langues Orientales fut

officiellement inaugureacutee Peu de temps apregraves lrsquoEcole des Jeunes de Langues aussi reprit

ses activiteacutes mais elle fut plus tard incorporeacutee agrave la premiegravere En 1796 Langlegraves fut nommeacute

directeur de lrsquoEcole dont il eacutetait le fondateur responsabiliteacute qursquoil remplira jusqursquoagrave la fin de

sa vie en 1823

Langlegraves eacutetait eacutegalement le premier orientaliste franccedilais qui avait fait des recherches

eacuterudites sur le Shahnameh (Livre des rois) de Ferdowsi son recueil de Contes que nous

venons de citer contient une notice sur la vie et lrsquoœuvre de ce grand poegravete Lrsquoanneacutee ougrave il

fut nommeacute directeur de lrsquoEcole des Langues Orientales il reacutedigea eacutegalement une Notice

sur Saadi2 Un autre grand service qursquoil rendit agrave ses contemporains fut de publier en 1811

une eacutedition critique en dix volumes du Reacutecit de voyage de Cahrdin avec de preacutecieux

commentaires et notes

1 Louis Langlegraves Contes fables et sentences tireacutes de diffeacuterents auteurs arabes et persans avec une analyse du poegraveme de Ferdoussy sur les rois de Perse Paris Chez Royez 1788 2 Notice sur la vie et les ouvrages de Sarsquoady drsquoapregraves les manuscrits persans de la Bibliothegraveque nationale Paris Magasin Encyclopeacutedique (sd)

154

Apregraves Louis Langlegraves crsquoest agrave Baude de La Croix de publier en 1790 des extraits du

Gulistan dans un recueil intituleacute Etrennes du Parnasse1 Il nrsquoa pas du tout lrsquooriginaliteacute de

son preacutedeacutecesseur il a choisi une quinzaine drsquohistoriettes de Saadi dans lrsquoadaptation de

Saint-Lambert et les a reproduites telles quelles dans son livre Le seul changement que

lrsquoauteur y a apporteacute crsquoest drsquoavoir remplaceacute dans chaque extrait quelques mots de Saint-

Lambert par leur synonyme Les historiettes qursquoil a choisies sont toutes extraites des deux

premiers chapitres du Gulistan car elles refleacutetaient mieux les laquo circonstances raquo de

lrsquoeacutepoque laquo Nous avons pris dans lrsquoouvrage de Saadi intituleacute Mœurs des Rois les

morceaux de morale les plus frappants et les plus applicables aux circonstances

actuelles2 raquo Ce dernier trait ndash nous lrsquoavons deacutejagrave eacutevoqueacute ndash est applicable dans le cas de la

plupart des ouvrages de ce genre qui apparaissaient alors sauf que les auteurs ne

lrsquoavouaient pas explicitement comme le fait ici Baude de La Croix Ces derniers ne

lrsquoosaient pas sans doute en raison des ideacutees parfois trop hardies que Saadi exprimait sur le

comportement des rois sur leur injustice ou sur leur colegravere par exemple

laquo On demandait agrave ce petit animal qui marche toujours devant le Lion pour faire partir le

gibier Pourquoi trsquoes-tu consacreacute au service du Lion Crsquoest reacutepondit lrsquoanimal que je me

nourris du reste de sa table Mais pourquoi ne lrsquoapproche-tu jamais Tu jouirais de son amitieacute

et de sa reconnaissance Oui mais srsquoil allait se mettre en colegravere 3 raquo

Si Baude de La Croix en parlant ouvertement des laquo circonstances raquo de son eacutepoque se

montre plus hardi que ses preacutedeacutecesseurs crsquoest peut-ecirctre parce qursquoil a publieacute son livre au

lendemain de la Reacutevolution en 1790 agrave cette date il aurait moins de contrainte que sous le

reacutegime royal pour pouvoir exprimer librement des ideacutees risquant drsquoaller agrave lrsquoencontre des

autoriteacutes royales Crsquoest eacutegalement et peut-ecirctre dans le mecircme sens qursquoil parle de la

laquo censure raquo dans les eacutecrits de ce laquo genre raquo laquo La varieacuteteacute que nous avons reacutepandue dans

notre recueil nous donne lieu drsquoespeacuterer qursquoil pourra devenir aux yeux du public le plus

inteacuteressant de tous ceux du mecircme genre qui sont soumis agrave sa censure raquo4 Et pour attirer

lrsquoattention des franccedilais dont il connaissait le laquo caractegravere raquo et le laquo goucirct raquo il est alleacute chercher

chez les peuples lointains quelques eacutecrits capables de laquo piquer la curiositeacute raquo laquo Le franccedilais

est naturellement doux humain sensible mais leacuteger par caractegravere inconstant dans ses

1 Baude de La Croix Etrennes du Parnasse avec meacutelange de litteacuterature franccedilaise et eacutetrangegravere Paris chez Belin 1790 2 Ibid p 5 Les morceaux en question se trouvent dans les pages 49 97 106 120 132 135 136 138 140 143 155 169 171 174 3 Ibid p 171 4 Ibid p 5

155

goucircts on ne peut reacuteussir agrave le fixer quelque temps qursquoen piquant sa curiositeacute par des traits

ingeacutenieux tireacutes des productions de lrsquoesprit de tous les peuples1 raquo

28 Florian

Enfin Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) le petit neveu de Voltaire et celui qui

occupe le deuxiegraveme rang parmi les fabulistes apregraves La Fontaine publie ses Fables en

17922 Son recueil paru en pleine peacuteriode reacutevolutionnaire eut un succegraves eacuteditorial

consideacuterable qui se prolongea jusqursquoagrave la fin de la troisiegraveme reacutepublique La fable du laquo Roi

de Perse raquo (livre II fable XXI) est lrsquoadaptation drsquoune historiette du Gulistan (I 19)

laquo Un roi de Perse certain jour

Chassait avec toute sa cour

Il eut soif et dans cette plaine

On ne trouvait point de fontaine

Pregraves de lagrave seulement eacutetait un grand jardin

Rempli de beaux ceacutedrats drsquooranges de raisin

A Dieu ne plaise que jrsquoen mange

Dit le roi ce jardin courrait trop de danger

Si je me permettais drsquoy cueillir une orange

Mes vizirs aussitocirct mangeraient le verger3 raquo

De mecircme une analogie existe entre la fable du laquo Petit chien raquo (livre V fable VIII) et

la fameuse aventure du renard dans le Gulistan (I 16) celui qui se sauvait de peur que lrsquoon

ne le prenne pour un chameau Au chapitre preacuteceacutedent nous avons donneacute un reacutesumeacute de

cette historiette4 Dans la fable de Florian crsquoest laquo un bon vieux petit chien raquo qui veut

quitter ses laquo peacutenates cheacuteris raquo car lrsquoeacuteleacutephant laquo le vainqueur politique habile raquo a donneacute

lrsquoordre drsquoexiler laquo pour jamais la race des lions raquo Nous donnons ici la suite de la fable et

laissons agrave nos lecteurs le soin de la comparer avec le reacutecit de Saadi

laquo Ocirc tyran tu le veux Allons il faut partir

Un barbet lrsquoentendit toucheacute de sa misegravere

Quel motif lui dit-il peut trsquoobliger agrave fuir

1 Ibid 2 Jean-Pierre Claris de Florian Fables Paris P Didot lrsquoaicircneacute 1792 3 Florian Fables de Florian suivies de son theacuteacirctre Paris Garnier fregraveres 1867 pp 74-75 Defreacutemery a eacutevoqueacute le rapprochement entre cette fable et celle de Saadi (voir Gulistan p 66) 4 Voir supra pp 97-98

156

ndash Ce qui mrsquoy force ocirc ciel Et cet eacutedit seacutevegravere

Qui nous chasse agrave jamais de cet heureux canton

ndash Nous ndash Non pas vous mais moi ndash Comment toi

Mon cher fregravere

Qursquoas-tu donc de commun hellip ndash Plaisante question

Eh ne suis-je pas un lion 1 raquo

Nous avons jusqursquoici preacutesenteacute les fabulistes les conteurs et autres laquo beaux esprits raquo du

XVIIIe siegravecle qui ont citeacute ou interpreacuteteacute quelque partie de lrsquoœuvre de Saadi chacun selon

ses aptitudes et ses tendances litteacuteraires morales philosophiques et religieuses Lorsque

nous regardons lrsquoensemble de ces contes et fables tireacutes de son œuvre nous nous

apercevons qursquoils procegravedent presque tous pour obeacuteir aux tendances geacuteneacuterales de lrsquoeacutepoque

drsquoun choix minutieux et exclusif de sujets didactiques de sujets concernant la conduite et

lrsquoeacuteducation des rois et de questions de morale2 Crsquoest lagrave en effet lrsquoun des aspects de

lrsquoœuvre de Saadi que le XVIIIe siegravecle retient particuliegraverement les fabulistes et les

peacutedagogues tous adaptateurs de talent mettent lrsquoaccent sur cette orientation morale et

sociale qui rejoint les preacuteoccupations constantes des grands eacutecrivains du temps Ceux-ci

trouveront dans lrsquoœuvre vaste du moraliste persan ample matiegravere agrave diverses dissertations

des arguments pour eacutetayer leurs thegraveses philosophiques surtout une sorte de paravent

derriegravere lequel ils pourront sans danger exposer leurs ideacutees les plus hardies Cela prouve

qursquoagrave cette eacutepoque laquo on recherchait beaucoup moins le cocircteacute estheacutetique que le cocircteacute

didactique et philosophique de Saadi raquo 3 En drsquoautres termes plutocirct que son aspect

agreacuteable crsquoest son aspect utile qui est exploiteacute par les lettreacutes du siegravecle des Lumiegraveres

Il est vrai que ces derniers sont presque tous des eacutecrivains secondaires Mais comme

nous lrsquoavons souligneacute quelle que soit la valeur propre de leurs travaux ils ont au moins eu

le privilegravege de mettre agrave la disposition de leurs illustres contemporains un ensemble

important drsquoeacuteleacutements divers puiseacutes dans le Boustan et dans le Gulistan et susceptibles

drsquoecirctre utiliseacutes ainsi que nous allons le deacuteterminer maintenant par des savants beaucoup

plus importants

1 Florian Fables de Florian suivies de son theacuteacirctre op cit p 166 2 Voir N Samsami op cit p 55 3 Ibid

157

3

SAADI ET LES PHILOSOPHES

Il y a une grande analogie entre les conceptions des poegravetes et des moralistes iraniens et celles des philosophes franccedilais du XVIIIe

siegravecle Firdousi Saadi et drsquoautres litteacuterateurs de lrsquoIran peuvent srsquoapparenter agrave Voltaire agrave Montesquieu et agrave Diderot en ce que jamais les envoleacutees de leur fantaisie ni lrsquoardeur de la creacuteation purement artistique ne leur ont fait oublier le cocircteacute utilitaire de leur œuvre ce qui en elle devrait servir agrave lrsquoameacutelioration et au bien-ecirctre de lrsquohumaniteacute Nayereh Samsami

LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise

Les grands philosophes eurent eux aussi la curiositeacute et aussi la preacutetention de

connaicirctre Saadi Qursquoallaient-ils en veacuteriteacute demander agrave ce sage drsquoun autre siegravecle et drsquoun

autre univers sinon quelques maximes vigoureuses et deacutecisives pour renforcer leurs

principes de la liberteacute de penseacutee du gouvernement parlementaire de la fraterniteacute humaine

Si Montesquieu Rousseau Buffon ne semblent pas avoir jamais lu le Gulistan ni le

Boustan par contre Voltaire Diderot Mme Roland durant leur vie et agrave travers une grande

partie de leur œuvre y font souvent allusion Dans le deacutetail les reacuteminiscences abondent

Comme Saadi lrsquoune ceacutelegravebre la solitude lrsquoautre vante la bonteacute de la nature lrsquoautre srsquoexerce

au portrait excessivement imageacute de la bien-aimeacutee

31 Voltaire et Saadi

Le thegraveme essentiel des Contes philosophiques de Voltaire est le meacutecontentement de lrsquoordre

preacutesent des choses et lrsquoattirance vers des pays ou des siegravecles ougrave les mœurs les coutumes

lrsquoordre social sont autres ou peuvent sembler autres et meilleurs gracircce agrave lrsquoeacuteloignement ou

agrave lrsquoignorance Ainsi que les autres philosophes ses contemporains Voltaire en proposant

un nouveau systegraveme de vie ou de creacuteation a besoin drsquoeacutetayer ses theacuteories sur des exemples

reacuteels Les philosophes du XVIIIe siegravecle aiment preacutesenter aux yeux de leurs lecteurs des

pays gouverneacutes selon leurs theacuteories et ougrave ce qui chez eux nrsquoest qursquoune aspiration est

devenu un fait accompli Ils ont besoin de croire agrave de lointains Edens de justice et de

sagesse et puisent dans cette croyance la force de reacutepandre parmi leurs contemporains la

foi dans une socieacuteteacute meilleure Crsquoest pourquoi lrsquoOrient en geacuteneacuteral et lrsquoIran en particulier

jouent dans les œuvres des philosophes sinon le rocircle original de source inspiratrice du

moins celui drsquoun champ libre ougrave leur fantaisie peut srsquoeacutetendre sans obstacle et trouver une

158

reacutesonance vraie ou fausse agrave ses aspirations agrave ses deacutesirs Voltaire a une grande preacutedilection

pour la litteacuterature orientale laquo Jrsquoadmire autant les romans orientaux que je deacuteteste les

romans russes raquo

Zadig ou la Destineacutee est un roman mais aussi un conte philosophique de Voltaire ndash

lrsquoun des plus appreacutecieacutes ndash publieacute pour la premiegravere fois en 1747 sous le titre Memnon

histoire orientale Augmenteacute ensuite de plusieurs chapitres il fut publieacute en 1748 sous son

titre actuel La premiegravere publication de Zadig correspond agrave lrsquoeacutepoque ougrave les malheurs et les

deacuteceptions de Voltaire sont nombreux Le comble de ses infortunes crsquoest la fameuse

histoire du jeu de la reine en octobre 1747 ougrave Voltaire courtisan fait preuve de

deacutesinvolture en disant en anglais agrave sa protectrice Madame du Chacirctelet de ne pas jouer

avec des laquo filous raquo Il est alors obligeacute de fuir agrave Sceaux chez la duchesse du Maine Crsquoest lagrave

que lrsquoideacutee drsquoeacutecrire des contes inspire agrave Voltaire ce conte philosophique qui connaicirct

drsquoinnombrables eacuteditions agrave partir de 1747 Ayant un acircge assez avanceacute et doueacute drsquoune

expeacuterience plus longue et plus directe de la vie il est ainsi meneacute agrave reacutefleacutechir sur lrsquoorigine du

mal sur son propre destin et sur la destineacutee des hommes en geacuteneacuteral laquo Il y a horriblement

de mal sur la terre raquo1 dira Candide lrsquohomme souffre et il nrsquoy peut rien faire Le mal

universel et lrsquoimpuissance de lrsquohomme agrave changer son destin tel est le leitmotiv de la

plupart des chapitres de Zadig Existe-t-il une providence eacutequitable bienfaisante et

directrice de lrsquounivers Pour reacutepondre agrave cette question Voltaire eacutecrit Zadig qui selon J

Hadidi est laquo le plus persan de ses romans philosophiques raquo2

Zadig retrace les meacutesaventures drsquoun jeune homme qui fait lrsquoexpeacuterience du monde dans

un Orient de fantaisie Tour agrave tour favorable et cruelle toujours changeante la fortune du

heacuteros passe par des hauts et des bas qui rythment le texte nommeacute ministre du roi de

Babylone il srsquoavegravere ecirctre un homme tregraves bon jugeant justement les gens et non sur leur

revenu comme le faisaient les autres ministres Crsquoest donc selon une justice eacutequitable que

Zadig travaille en tant que ministre du roi Mais par la suite il est jeteacute en prison puis

vendu comme esclave Croisant divers personnages hauts en couleur Zadig connaicirctra

lrsquoamour et ses revers devra faire face agrave lrsquoinjustice et agrave la superstition ainsi qursquoaux dangers

qui peuplent son errance agrave travers le monde Veacuteritable reacutecit drsquoaventures Zadig est aussi un

roman de formation ougrave Voltaire mecircle habilement les charmes du conte et la reacuteflexion

philosophique La question de la Destineacutee (sous-titre du conte) fait notamment lrsquoobjet drsquoun

1 Voltaire Candide Pocket Paris 1998 p 160 2 Javad Hadidi laquo Les origines persanes de Zadig roman philosophique de Voltaire raquo in Luqmacircn 4egraveme anneacutee ndeg 1 automne-hiver 1987-88 p 52

159

chapitre important un ermite qui se reacutevegravele ecirctre lrsquoange Jesrad (celui-ci parle de lui agrave la

troisiegraveme personne en utilisant la Providence) instruit Zadig sur la philosophie de Leibniz

(que Voltaire approuve agrave ce moment) et lui recommande de se fier agrave la Providence

Zadig fut eacutecrit agrave lrsquoeacutepoque ougrave lrsquointeacuterecirct de Voltaire (comme celui des autres

intellectuels) se portait de plus en plus vers lrsquoOrient et au moment ougrave la Perse eacutetait

drsquoactualiteacute Dans ces conditions un esprit curieux et avide de savoir comme Voltaire ne

pouvait guegravere rester indiffeacuterent agrave cette grande vogue que connaissait la Perse drsquoautant plus

que depuis quelques anneacutees il se documentait sur lrsquoOrient pour reacutediger son Essai sur les

mœurs dont plusieurs chapitres eacutetaient consacreacutes aux anciens Perses Voltaire nrsquoavait sans

doute pas lu les livres Zends mais avait une ideacutee plus ou moins exacte de leur religion de

leurs ideacutees et de leur esprit Il avait acquis ces connaissances gracircce aux relations de

voyages de Chardin de Tavernier agrave la Bibliothegraveque Orientale drsquoHerbelot et surtout agrave

lrsquolaquoHistoire religionis veterum Persarum eacuteorumque magorum raquo de Tomas Hyde Il puisait

surtout dans ses connaissances ce qui pourrait servir immeacutediatement agrave eacutetayer sa thegravese

philosophique ou morale Les reacuteminiscences de Zoroastre pullulent dans Zadig et la plupart

ont pour objet de mettre un peu de piquant en faisant srsquoexprimer un sage agrave la mode sur les

humbles questions drsquoici-bas

Degraves le premier chapitre et degraves la premiegravere page Voltaire fait reacutefeacuterence aux principes

de Zoroastre que Zadig observe laquo Il avait appris dans le premier livre de Zoroastre que

lrsquoamour propre est un ballon gonfleacute de vent dont il sort des tempecirctes quand on lui a fait

une piqucircre raquo et quelques lignes plus loin nous le voyons suivre laquo ce grand preacutecepte de

Zoroastre Quand tu manges donne agrave manger aux chiens dussent-ils te mordre raquo1 Dans

ces principes lrsquoaxe du mal est appeleacute Ahriman (comme le courtisan envieux appeleacute

Arimaze au chapitre IV) opposeacute au principe du bien Orzmud Lrsquoarchimage de Zoroastre

est appeleacute Yeacutebor anagramme de Boyer nom de lrsquoeacutevecircque de Mirepoix et ennemi de

Voltaire Au deacutebut du troisiegraveme chapitre lrsquoaventure du chien et du cheval nous lisons

laquo le premier mois du mariage comme il est eacutecrit dans le livre du Zend est la lune de miel

et le second est la lune de lrsquoabsinthe raquo2 De mecircme dans lrsquohistoire de lrsquoenvieux quatriegraveme

chapitre il est question drsquoune loi de Zoroastre laquo qui deacutefendait de manger du griffon raquo3 ou

1 Voltaire Zadig ou la Destineacutee histoire orientale eacutedition critiquehellip par Georges Ascoli tome I Paris Marcel Didier 1962 p 6 2 Ibid p 13 3 Ibid p 18

160

bien de cette autre sentence laquo Lrsquooccasion de faire du mal se trouve cent fois par jour et

celle de faire du bien une fois dans lrsquoanneacutee comme dit Zoroastre1 raquo

Des exemples de ce genre de citations attribueacutees (parfois agrave tort) au laquo grand Zoroastre raquo

abondent tout le long du roman et teacutemoignent drsquoune part de lrsquointeacuterecirct de Voltaire pour ce

personnage historique et de lrsquoautre part de lrsquoactualiteacute de celui-ci agrave cette eacutepoque Mais

Zoroastre nrsquoest pas le seul repreacutesentant de la sagesse persane dans les contes de Zadig

Voltaire connaicirct bien un autre grand sage de la Perse Saadi plus reacutecent que le premier

mais aussi en vogue que lui agrave lrsquoeacutepoque Des allusions agrave Saadi et des emprunts agrave son œuvre

ne manquent pas dans Zadig

laquo Dans Zadig il y a un curieux meacutelange de philosophie leibnizienne et de morale des vieux

sages de lrsquoIran Le roi de Serendib Zadig le bon ministre les deacutefinitions du roi eacutequitable faites

par ce dernier sont tregraves proches des deacutefinitions de Saadi que Voltaire connaissait surtout

drsquoapregraves les traductions de Chardin Lrsquoanticleacutericalisme du poegravete ses viseacutees contre

lrsquoeacutegocentrisme devaient lui ecirctre bien proches2 raquo

Le premier emprunt de Voltaire agrave Saadi crsquoest son nom Zadig srsquoouvre par une

imaginaire laquo eacutepicirctre deacutedicatoire agrave la sultane Sheraa par Sadi raquo dateacutee du laquo 18 du mois de

Schewal lrsquoan 837 de lrsquoHeacutegire raquo La chronologie est bien fausse car agrave cette date le

veacuteritable Saadi eacutetait mort depuis plus drsquoun siegravecle et demi Quand agrave la princesse Sheraa agrave

qui lrsquoimaginaire Saadi offre Zadig laquo la traduction drsquoun livre drsquoun ancien Sage raquo certains

ont voulu voir en elle Madame de Pompadour en fait le portrait lui ressemble3 Voici les

premiegraveres lignes de cette eacutepicirctre

laquo Charme des prunelles tourment des cœurs lumiegravere de lrsquoesprit je ne baisse point la poussiegravere

de vos pieds parce que vous ne marchez guegraveres ou que vous marchez sur des tapis drsquoIran ou

sur des roses Je vos offre la traduction drsquoun livre drsquoun ancien Sage qui ayant le bonheur drsquo

nrsquoavoir rien agrave faire eut celui de srsquoamuser agrave eacutecrire lrsquohistoire de ZADIG ouvrage qui dit plus

qursquoil ne semble dire Je vous prie de le lire et drsquoen juger car quoique vous soyez dans le

printemps de votre vie quoique tous les plaisirs vous cherchent quoique vous soyez belle amp

que vos talents ajoutent agrave votre beauteacute quoiqursquoon vous loue du soir au matin et que par toutes

ces raisons vous soyez en droit de nrsquoavoir pas le sens commun cependant vous avez lrsquoesprit

1 Ibid p 20 2 N Samsami op cit p 66 3 Voir agrave ce sujet et agrave propos de lrsquoeacutepicirctre le commentaire de G Ascoli dans Zadig op cit t II pp 3-8

161

tregraves sage et le goucirct tregraves fin et je vous ai entendu raisonner mieux que de vieux Derviches agrave

longue barbe et agrave bonnet pointuhellip1 raquo

Ici Voltaire mystificateur impeacutenitent semble avoir quelque peu parodieacute le style

imageacute agrave lrsquoorientale dont Saadi se servait dans les eacuteloges de ses preacutefaces Il avait puiseacute ses

connaissances sur Saadi et sa poeacutesie dans diffeacuterentes sources possibles Bibliothegraveque

orientale drsquoHerbelot (1697) la traduction du Gulistan par Du Ryer (1634) celle de

drsquoAlegravegre avec une Vie de Saadi (1704) des fragments en latin donneacutes par Hyde (1700) et

les relations de voyages de Chardin (1711) Ce dernier en deux endroits2 avait donneacute la

traduction de quelques passages de lrsquoillustre laquo cheic Sahdy raquo pour faire connaicirctre agrave la fois

lrsquoœuvre du poegravete et le ton oriental Un ton oriental que Voltaire parodiera en se servant

fort probablement drsquoun de ces passages tel que le suivant

laquo A la gloire du prince Atabek Mahomed fils drsquoAboubekre

Jeunesse heureuse brillante aurore cœur geacuteneacutereux

Qui sur un visage jeune portes une graviteacute ancienne

Qui joins un cœur brave agrave un esprit savant et agrave un jugement formeacute

Jeune homme drsquoun bras vaillant et drsquoun sens sagehellip

Conserve ocirc Dieu par ta bonteacute ce jeune prince

Contre le mal des mauvais regards

Rends-le ocirc Dieu le plus renommeacute prince du monde

En justice en pieacuteteacute en magnificence en gloire

Environne-le de sucircreteacute et de paix et que pour centre il ait la bonne conscience

Que ses deacutesirs soient remplis en cette vie et qursquoen lrsquoautre il soit au-dessus des deacutesirs3 raquo

Dans son eacutedition critique du Zadig Georges Ascoli dit qursquoil ne voit aucun lien entre ce

roman de Voltaire et le Gulistan qursquoil deacutefinit comme un laquo recueil de preacuteceptes entremecircleacutes

de fables et drsquohistoires de sentences rapides au ton grave religieux jamais plaisant raquo4 Il

ajoute ensuite que Voltaire a sans doute confondu Cheik Saadi (qursquoil avait lu laquo cheic Sahdy

chez Chardin) et Chec Zadeh lrsquoauteur de lrsquoHistoire de la Sultane de Perse et des visirs

1 Voltaire Zadig op cit p 3 2 Dans lrsquoeacutedition de 1811 ces passages se trouvent au tome V p 56 et suiv et p 139 et suiv 3 Ibid pp 162-163 Ces vers sont la traduction du poegraveme qui se trouve au commencement du Boustan p 13 la traduction de Barbier de Meynard commence ainsi laquo Paneacutegyrique de lrsquoAtabek Mohammed fils drsquoAbou-Bekr Atabek-Mohammed est un roi favoriseacute du ciel digne possesseur de la couronne et du trocircne un jeune prince aux destineacutees brillantes comme son cœur jeune par les anneacutees mais vieillard par lrsquoexpeacuterience grand par la science sublime dans ses aspirations Son bras a la vigueur et son esprit la clairvoyance sa geacuteneacuterositeacute deacutepasse celle de lrsquooceacutean et son rang le place au dessus des Pleacuteiadeshellip raquo 4 Ibid p 5

162

(traduite en 1707 par Petis de la Croix) et que cette meacuteprise lrsquoa conduit agrave attribuer son

Zadig agrave Saadi Enfin comme dernier argument agrave son ideacutee G Ascoli dit qursquoau moment ougrave

Voltaire eacutecrivait Zadig il ne savait pas grande chose sur Saadi et que la fausse date de

lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire (laquo lrsquoan 837 de lrsquoheacutegire raquo) relevait de ce fait

Sur ces sujets nous ne sommes pas tout agrave fait drsquoaccord avec G Ascoli Drsquoabord parce

que celui-ci deacutecrit le ton du Gulistan laquo grave et jamais plaisant raquo crsquoest un peu injuste

lorsque nous lisons les historiettes pleines drsquohumour et drsquoironie riante de ce recueil moral

Nous avons vu dans notre premiegravere partie que lrsquoironie douce et riante eacutetait un eacuteleacutement

inseacuteparable de la poeacutesie et de la prose de Saadi dans le Gulistan et nous en avons montreacute

des exemples Il suffit de jeter un coup drsquoœil sur les deacutefinitions que diverses personnes du

XVIIe et du XVIIIe siegravecle ont donneacutees du style de Saadi pour prouver notre ideacutee

Drsquoailleurs lrsquoouvrage de Saadi nrsquoest pas moins anticleacuterical que laquo religieux raquo comme le

deacutesigne ce critique franccedilais A cet eacutegard les exemples ne manquent pas dans le Gulistan

le plus fameux crsquoest lrsquohistoriette 16 du deuxiegraveme chapitre ougrave on voit dans un songe un

religieux en enferhellip Lrsquohistoire qui a inspireacute laquo Le songe drsquoun habitant du Mogol raquo agrave La

Fontaine et qui a eacutegalement eacuteteacute sujet de diverses adaptations surtout au XVIIIe siegravecle

Seul dans le mecircme chapitre du Gulistan les historiettes 6 18 22 33 34 ont des sujets

anticleacutericaux Ainsi agrave la fin de lrsquohistoriette 33 le vizir intelligent et philosophe drsquoun roi lui

dit laquo O roi lrsquoobligation de lrsquoamitieacute crsquoest que tu fasses du bien agrave chacune de ces troupes

Donne de lrsquoor aux savants afin qursquoils lisent davantage et ne donne rien aux religieux afin

qursquoils restent tels raquo1 Et dans la suivante laquo conforme au discours preacuteceacutedent raquo (crsquoest le sous-

titre qursquoy donne Defreacutemery) Saadi raconte cette aventure significative drsquoailleurs drsquoun ton

plaisant

laquo Une affaire importante survint agrave un monarque et il dit laquo Si la fin de cette affaire arrive selon

mon deacutesir je donnerai tant de drachmes aux religieux raquo Lorsque la chose qursquoil deacutesirait eut

reacuteussi [hellip] Il donna donc une bourse de drachmes agrave un de ses serviteurs afin qursquoil les employacirct

pour les religieux On dit que crsquoeacutetait un esclave intelligent et prudent il tourna de cocircteacute et

drsquoautre pendant tout le jour et revint agrave la nuit Il baisa les drachmes les placcedila devant le roi et

lui dit laquo Quoique jrsquoaie chercheacute des religieux je nrsquoen ai pas trouveacute raquo Le roi reacutepondit laquo Quel

est ce rapport Je sais qursquoil y a dans cette ville quatre cents religieux raquo Lrsquoesclave reprit laquo O

seigneur du monde celui qui est vraiment religieux ne recevra pas cet argent et celui qui le

recevra nrsquoest pas un religieuxhellip2 raquo

1 Gulistan pp 139-140 dans la traduction de Defreacutemery cette historiette constitue la trente-quatriegraveme du chapitre suite agrave une erreur de numeacuterotation par le traducteur (de lrsquohistoriette 27 on passe au 29) 2 Gulistan pp 140-141 (II 34)

163

Crsquoest justement cet aspect anticleacuterical de la penseacutee de Saadi ndash drsquoailleurs tregraves preacutesent

dans Zadig ndash qui suscitait lrsquointeacuterecirct de Voltaire pour ce poegravete persan laquo Lrsquoanticleacutericalisme

du poegravete ses viseacutees contre lrsquoeacutegocentrisme devaient lui ecirctre bien proches raquo a affirmeacute N

Samsami dans sa thegravese1

Quant agrave la chronologie brouilleacutee qui fait de Saadi un contemporain drsquoOuloug-beg

vivant en laquo lrsquoan 837 de lrsquoheacutegire raquo on sait bien que ce genre drsquoinexactitudes de deacutetails se

rencontre assez freacutequemment dans cette mise en scegravene orientale qursquoest Zadig aussi bien

que dans drsquoautres endroits de son œuvre eacutecrire laquo Desterham raquo au lieu de laquo defterdar raquo

(ministre turc) prendre un livre laquo Sadder raquo pour un homme de mecircme que Zenda-Vesta

pour un dieu confondre lrsquoAvesta (texte) avec le Zend (commentaire) faire de la laquo Sibeacuterie raquo

le bagne de la Chaldeacutee etc ce sont quelques exemples parmi tant drsquoautres agrave ce propos2

Qursquoune telle fantaisie une telle inexactitude soit mise au compte du manque drsquoinformation

de Voltaire sur le sujet cela ne nous paraicirct pas tregraves creacutedible Du moins dans le cas de la

biographie de Saadi contrairement agrave lrsquoideacutee de G Ascoli nous pensons que lrsquoauteur de

Zadig avait des connaissances assez eacutetendues pour ne pas se tromper sur la peacuteriode dans

laquelle vivait le ceacutelegravebre poegravete persan Dans la plupart des notices parues dans les

diffeacuterents ouvrages sur Saadi traductions adaptations articles de peacuteriodiques etc la date

de naissance et celle de la mort du poegravete du Gulistan et du Boustan sont mentionneacutees (bien

que ces dates soient peu sucircres) Sans chercher agrave deacutecouvrir ce qui a meneacute Voltaire agrave

brouiller la chronologie dans cet laquo eacutepicirctre deacutedicatoire raquo nous admettons lrsquoideacutee de V L

Saulnier selon laquelle certaines confusions laquo sont faites agrave dessein raquo3 Lrsquoideacutee autrement

affirmeacutee par J Chaybani

laquo hellip les erreurs commises par Voltaire dans son interpreacutetation de lrsquohistoire de la Perse En fait

ces erreurs sont dues assez rarement agrave une infideacuteliteacute de la meacutemoire et le plus souvent au choix

que Voltaire fait en vue drsquoeacutecrire une histoire de la civilisation au goucirct de son siegravecle mais son

eacuterudition est consideacuterable4 raquo

Ou encore selon Javad Hadidi laquo si les donneacutees geacuteographiques ou historiques du roman

[Zadig] ne sont pas toujours exactes crsquoest que Voltaire nrsquoa pas lrsquointention de faire œuvre

1 N Samsami op cit p 66 2 Cf Zadig chapitre III 3 Zadig ou la Destineacutee introduction et notes par V L Saulnier Genegraveve Droz 1965 p XXVII laquo Certaines confusions en revanche sont faites agrave dessein Celles notamment qui mecirclent agrave des superstitions drsquoOrientaux paiumlens des commandements de la Bible afin de mieux discreacutediter ceux-ci par celles-lagrave raquo 4 Jeanne Chaybany Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle Paris 1967 p 245

164

de savant Son objectif est de distraire le lecteur tout en lui donnant agrave reacutefleacutechir sur les

problegravemes de la vie raquo1

De plus selon J Ascoli lui-mecircme Voltaire reconnaicirctra en 1753 que Saadi eacutetait

contemporain de Dante2 laquo mais il ne songera pas agrave corriger lrsquoanachronisme de Zadig raquo3

Nous pouvons donc conclure que ce deacutetail chronologique nrsquoa pas paru si important aux

yeux de Voltaire pour qursquoil srsquoen preacuteoccupe davantage Il semble qursquoen geacuteneacuteral et quand il

srsquoagissait surtout drsquoexprimer une ideacutee ou de deacutevelopper un thegraveme4 Voltaire se souciait peu

de petits deacutetails tels que la date le lieu geacuteographique lrsquoorthographe exact drsquoun nom de

personne drsquoun titre drsquoouvrage etc Dans Zadig il a seulement voulu parler des questions

occidentales sous un autre nom deacuteguiseacute en un poegravete oriental et avec un style oriental

Drsquoautre part la deacutefinition mecircme que G Ascoli donne du Gulistan peut servir agrave eacutetablir

des rapprochements entre ce recueil et le roman de Voltaire ne pourrait-on pas penser ndash

surtout lorsque figure le nom de Saadi comme le traducteur du Zadig en tecircte de lrsquoouvrage ndash

aux ressemblances entre ce livre et le Gulistan tous deux diviseacutes en chapitres mais surtout

pleins drsquolaquo histoires raquo de laquo preacuteceptes raquo et de laquo sentences rapides raquo A cette diffeacuterence que

dans Zadig crsquoest Zoroastre le sage leacutegislateur de lrsquoancienne Perse qui remplit la fonction

du sage moraliste de Chiraz son compatriote plus moderne Justement nous venons de

montrer quelques exemples de bons mots et de preacuteceptes de Zoroastre dans les diffeacuterents

chapitres de Zadig pareils agrave ce que lrsquoon lit dans le Gulistan On se rappelle le succegraves de

lrsquoouvrage que Galland avait traduit sous le titre de Les Paroles remarquables les bons

mots et les maximes des Orientaux (1694) Lrsquoouvrage de Chardin reprenait ce thegraveme de la

sagesse (1711) en citant drsquoautres sentences ainsi que des poegravemes de Saadi

Notons enfin que ce genre de pastiches persans se trouvait dans les correspondances de

Voltaire depuis 1742 et cela laquo porte agrave croire qursquoil connaissait les poegravetes [iraniens] plus

largement que par les extraits de Chardin raquo5 Comme exemple nos pouvons citer les

formules agrave lrsquoiranienne qursquoil a souvent mises en haut de ses lettres envoyeacutees parmi tant

drsquoautres agrave Cideville (1er septembre 1742) et agrave lrsquoabbeacute Aumillon (octobre 1742)

Ce nrsquoest donc pas par hasard que Voltaire deacutedie son conte sous le nom de Saadi laquo Si

donc Voltaire se reacuteclame de lui dans la deacutedicace de son roman [hellip] crsquoest qursquoil trouve en lui

1 J Hadidi laquo Les origines persanes de Zadig roman philosophique de Voltaire raquo op cit p 68 2 Nous reviendrons plus bas sur ce sujet 3 Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t II p 5 4 Moins quand il srsquoagit drsquoeacutecrire un essai historique en tant qursquoun historien 5 N Samsami op cit p 66

165

une acircme sœur de la sienne1 raquo Sans vouloir trop nous attarder sur cette eacutepicirctre ougrave le style et

le ton correspondent bien agrave ceux de Saadi dans les eacuteloges qursquoil adresse agrave son bienfaiteur

Aboubekr ou bien dans les eacutevocations de la grandeur de Dieu (dont Voltaire avait bien lu la

traduction chez Chardin) et ougrave les termes et expressions comme laquo Sage raquo laquo Derviches raquo

laquo meacutedisance raquo laquo aimer ses amis raquo laquo ne faire point drsquoennemis raquo (autant de thegravemes

saadiens) nous rappellent spontaneacutement les eacutecrits de Saadi nous passons aux autres

emprunts de Voltaire agrave lrsquoœuvre du poegravete persan plus concrets et plus directs

Dans Zadig se deacuteroule une suite drsquoanecdotes prises un peu agrave toutes les sources Si le

nom mecircme du heacuteros semble venir drsquoun eacutepisode de lrsquoHistoire de la Sultane de Chec Zadeacute

(lrsquoHistoire du grand eacutecuyer Saddyq) bien des intrigues viennent drsquoailleurs Telle lrsquohistoire

du grain de sable qui est inseacutereacutee dans le chapitre XIV intituleacute laquo Le Brigand raquo et qui

provient du Boustan de Saadi Avant de parler davantage de ce lien il est preacutefeacuterable de

donner un petit reacutesumeacute du chapitre

Le brigand dont il est question dans ce chapitre srsquoappelle Arbogad et il est le chef

drsquoune troupe de bandits installeacutes dans une forteresse se trouvant laquo aux frontiegraveres qui

seacuteparent lrsquoArabie Peacutetreacutee de la Syrie raquo2 Zadig apregraves avoir eacutechappeacute plusieurs fois agrave la mort

arrive devant cette forteresse Les brigands lrsquoentourent et veulent le deacuteposseacuteder de tout ce

qursquoil a Il se deacutefend hardiment et ne se rend pas Arbogad laquo ayant vu drsquoune fenecirctre les

prodiges de valeur que faisait Zadig conccediloit de lrsquoestime pour lui raquo descend vite et ordonne

drsquoarrecircter le combat Il se montre tregraves geacuteneacutereux envers Zadig ordonne de le bien traiter et

lrsquoinvite agrave souper avec lui Arbogad invite Zadig agrave le rejoindre dans son meacutetier de voleur qui

laquo nrsquoest pas mauvais raquo Zadig veut savoir depuis quand son hocircte exerce laquo cette noble

profession raquo de voler Arbogad lui raconte donc son passeacute en se souvenant ainsi de son

malheureux destin laquo Jrsquoeacutetais valet drsquoun Arabe assez habile ma situation mrsquoeacutetait

insupportable Jrsquoeacutetais du deacutesespoir de voir que dans toute la terre qui appartient eacutegalement

aux hommes la destineacutee ne mrsquoeucirct pas reacuteserveacute ma portion raquo Alors il confie ses peines agrave un

vieil Arabe qui le console en lui racontant lrsquoaventure drsquoun grain de sable

laquo Mon fils ne deacutesespeacuterez pas il y avait autrefois un grain de sable qui se lamentait drsquoecirctre un

atome ignoreacute dans les deacuteserts au bout de quelques anneacutees il devint diamant et il est agrave preacutesent

le plus bel ornement de la Couronne du Roi des Indes3 raquo

1 J Hadidi laquo Les origines persanes de Zadighellip raquo op cit p 65 2 Nos citations sur ce XIVe chapitre renvoient aux pages 65-69 de Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t I 3 Ibid p 66

166

Impressionneacute par lrsquohistoire de ce grain de sable Arbogad deacutecide de laquo devenir diamant raquo Il

commence laquo par voler deux chameaux raquo il srsquoassocie ensuite des amis vole de laquo petites

caravanes raquo et devient enfin laquo seigneur brigand raquo Ainsi Arbogad agrave qui la destineacutee nrsquoavait

pas reacuteserveacute sa laquo portion raquo eut sa laquo part aux biens de ce monde raquohellip

Un peu plus tard Arbogad apprend agrave Zadig que le roi Moabdar est tueacute et que la reine

est probablement parmi les concubines drsquoun prince drsquoHyrcanie laquo si elle nrsquoa pas eacuteteacute tueacutee

dans le tumulte raquo de Babylone Une fois de plus Zadig srsquointerroge sur ses infortunes et

lrsquoordre mal eacutetabli dans le monde laquo Ocirc fortune ocirc destineacutee un voleur est heureux et ce que

la nature a fait de plus aimable a peacuteri peut-ecirctre drsquoune maniegravere affreuse on vit dans un eacutetat

pire que la mort raquo

Or ce chapitre expose une fois de plus lrsquoideacutee geacuteneacuterale du roman celle de la puissance

du destin sur la vie humaine Pour le composer Voltaire srsquoest souvenu des textes de Saadi

dont il avait lu la traduction dans divers endroits Ainsi lrsquohistoire du grain de sable est tireacutee

du premier poegraveme du chapitre IV du Boustan et non pas comme lrsquoont dit certains

critiques du poegraveme se trouvant au commencement de ce livre Ces derniers pensent que la

traduction suivante de Chardin est la source drsquoinspiration de Voltaire

laquo La masse des cailloux il lrsquoa semeacutee de rubis et de turquoises

A des fils drsquoeacutemeraudes il pend des escarboucles

Il prend deux gouttes drsquoeau lrsquoune dans la nue qursquoil lance en mer

Lrsquoautre dans le corps humain qursquoil porte en la matrice

De celle-lagrave il fait le globe brillant de la perle

De celle-ci une figure mouvante et raisonnante droite comme un pin1 raquo

Ces vers font partie des poegravemes que Chardin a librement traduits dans son journal de

voyage (paru en 1711) sous le titre laquo Traduction des vers qui sont au commencement des

Œuvres de Cheic Sahdy raquo Voltaire avait lu Chardin et connaissait bien ces vers qursquoil

reproduira ensuite et plus drsquoune fois dans ses eacutecrits par exemple dans sa Lettre agrave M

de professeur drsquohistoire (deacutecembre 1753) mise en tecircte des Annales de lrsquoEmpire il se

souvient laquo drsquoun passage du Persan Sadi sur la puissance de lrsquoEtre suprecircme raquo

laquo Il sait distinctement ce qui ne fut jamais

De ce qursquoon nrsquoentend point son oreille est remplie [hellip]

Il segraveme de rubis les masses des rochers

1 Chardin op cit t V p 143

167

Il prend deux gouttes drsquoeau de lrsquoune il fait un homme

De lrsquoautre il arrondit la perle au fond des mershellip1 raquo

Comme on le voit Voltaire a arrangeacute ici la traduction de Chardin Ce mecircme texte sera de

nouveau repris en 1756 dans lrsquoEssai sur les mœurs au passage ougrave Voltaire aborde les

beaux-arts chez les Persans

Crsquoest peut-ecirctre cette mecircme reacutepeacutetition agrave plusieurs endroits de ces vers par Voltaire qui a

conduit certains agrave se tromper sur la source de lrsquohistoire du grain de sable En fait cette

histoire est inspireacutee du poegraveme suivant ougrave Saadi precircchant la modestie contre lrsquoorgueil et

lrsquoarrogance deacutecrit la naissance drsquoune perle

laquo Une goutte de pluie tomba du sein des nuages

En voyant la mer immense elle demeura toute confuse

laquo Que suis-je dit-elle agrave cocircteacute de lrsquoOceacutean

En veacuteriteacute je me perds et disparais dans son immensiteacute raquo

En reacutecompense de cet aveu modeste

Elle fut recueillie et nourrie dans la nacre drsquoun coquillage

Par les soins de la Providence

Elle devint une perle de grand prix et orna le diadegraveme des rois

Elle fut grande parce qursquoelle avait eacuteteacute humble

Elle obtint lrsquoexistence parce qursquoelle srsquoeacutetait assimileacutee au neacuteant raquo2

Une comparaison mecircme superficielle entre ces deux passages du Boustan et le texte

correspondant dans le chapitre du laquo Brigand raquo suffit agrave confirmer notre ideacutee

Il faut signaler qursquoagrave lrsquoeacutepoque ougrave Voltaire eacutecrivait Zadig le Boustan nrsquoeacutetait pas encore

traduit Et ce dernier poegraveme ne se trouve pas non plus parmi les passages que Chardin a

traduits du Boustan Alors comment Voltaire a connu lrsquoaventure de cette laquo goutte de

pluie raquo pour pouvoir lrsquoutiliser dans son conte Sans doute par sa traduction en anglais

qursquoavait donneacutee Addison dans le Spectator en 1712 Lrsquoideacutee que confirme ce commentaire

de G Ascoli laquo Addison a ducirc servir drsquointermeacutediaire entre Sadi et Voltaire car le

Spectator (ndeg 293 du 5 feacutevrier 1712) empruntant lrsquohistoire agrave Chardin lrsquoavait deacuteveloppeacutee

fort aimablement3raquo Sauf que notre critique commet une erreur en disant que la traduction

drsquoAddison est une adaptation de lrsquohistoire de Chardin En un mot le texte drsquoAddison

1 Annales de lrsquoEmpire depuis Charlemagne par lrsquoauteur du Siegravecle de Louis XIV agrave Basle chez Jean Henri Decker 1753 non pagineacute (le texte se trouve aux premiegraveres pages de lrsquoouvrage) 2 Boustan pp 181-182 3 Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t II p 117

168

(traduction anglaise du premier poegraveme du chapitre IV du Boustan) est bien la source de

lrsquoinspiration de Voltaire sans cependant qursquoil soit une adaptation de la traduction de

Chardin Cela veut dire qursquoAddison connaissait le Boustan autrement que par les extraits

traduits dans le journal de voyage de Chardin

Pour eacuteviter toute confusion et faciliter un peu les choses nous donnons ici tous les

textes en question et laissons le jugement agrave nos lecteurs mecircmes

Boustan pp 181-182 Boustan p 3

laquo Une goutte de pluie tomba du sein des nuages

En voyant la mer immense elle demeura toute

confuse laquo Que suis-je dit-elle agrave cocircteacute de

lrsquoOceacutean

En veacuteriteacute je me perds et disparais dans son

immensiteacute raquo

En reacutecompense de cet aveu modeste

Elle fut recueillie et nourrie dans la nacre drsquoun

coquillage

Par les soins de la Providence

Elle devint une perle de grand prix et orna le

diadegraveme des rois

Elle fut grande parce qursquoelle avait eacuteteacute humble

Elle obtint lrsquoexistence parce qursquoelle srsquoeacutetait

assimileacutee au neacuteant1 raquo

laquo Crsquoest lui qui incruste le rubis et lrsquoeacutemeraude

aux flancs du rocher

Crsquoest lui qui mecircle le rubis des fleurs agrave

lrsquoeacutemeraude du feuillage

Il verse dans lrsquoOceacutean la goutte drsquoeau du nuage

Et dans le sein de la femme la semence creacuteatrice

De la premiegravere il forme une perle brillante

De la seconde une creacuteature droite et svelte raquo

Zadig p 66 Chardin Addison

laquo Mon fils ne deacutesespeacuterez

pas il y avait autrefois un

grain de sable qui se

lamentait drsquoecirctre un atome

ignoreacute dans les deacuteserts au

bout de quelques anneacutees il

devint diamant et il est agrave

preacutesent le plus bel

ornement de la Couronne

du Roi des Indes raquo

laquo La masse des cailloux il

lrsquoa semeacutee de rubis et de

turquoises

A des fils drsquoeacutemeraudes il

pend des escarboucles

Il prend deux gouttes drsquoeau

lrsquoune dans la nue qursquoil lance

en mer

Lrsquoautre dans le corps humain

qursquoil porte en la matrice

De celle-lagrave il fait le globe

brillant de la perle

De celle-ci une figure

laquo Une goutte drsquoeau tombeacutee drsquoun

nuage dans la mer et confondue

dans ces abicircmes se mit agrave

raisonner en elle-mecircme et agrave

srsquoeacutecrier laquo Heacutelas que je suis

peu de chose dans ce vaste

Oceacutean et que mon existence me

paraicirct inutile agrave lrsquoUnivers Je me

vois presque reacuteduite agrave rien et je

suis fort au-dessous des

moindres ouvrages de la

Diviniteacute raquo Cependant il arriva

qursquoune huicirctrehellip la reccedilut au

1 Boustan pp 181-182

169

mouvante et raisonnante

droite comme un pin raquo

milieu de tout ce beau

raisonnement La goutte srsquoy

durcit peu agrave peu jusqursquoagrave ce

qursquoelle forma une perlehellipcette

fameuse perle qui orne

aujourdrsquohui le diadegraveme du

grand Sophi de Perse raquo

Lrsquoanecdote de Saadi semble avoir beaucoup plu agrave Voltaire qui la reacutepegravete agrave plusieurs

endroits de son œuvre dans Micromeacutegas (1752) on lit laquo Je me trouve comme une goutte

drsquoeau dans un oceacutean immense Je suis honteux surtout devant vous de la figure ridicule

que je fais en ce monde1 raquo dans les Questions sur lrsquoEncyclopeacutedie (1770) article

Bibliothegraveque la fameuse goutte drsquoeau reacuteapparaicirct agrave cette diffeacuterence pregraves qursquoelle devient ici

laquo lrsquoornement du trocircne du grand Mogol raquo au lieu de devenir celui de laquo la couronne du Roi

des Indes raquo

laquo Une grande bibliothegraveque a cela de bon qursquoelle effraye celui qui la regarde Deux cent mille

volumes deacutecouragent un homme tenteacute drsquoimprimer mais malheureusement il se dit bientocirct agrave

lui-mecircme on ne lit point la plupart de ces livres-lagrave et on pourra me lire Il se compare agrave la

goutte drsquoeau qui se plaignait drsquoecirctre confondue et ignoreacutee dans lrsquoOceacutean un geacutenie eut pitieacute

drsquoelle il la fit avaler par une huicirctre Elle devint la plus belle perle de lrsquoOrient et fut le

principal ornement du trocircne du grand Mogol Ceux qui ne sont que compilateurs imitateurs

commentateurs eacuteplucheurs de phrases critiques agrave la petite semaine enfin ce dont un geacutenie

nrsquoa point eu pitieacute resteront toujours gouttes drsquoeau2 raquo

Mais pour la plupart de ses contes dans la mesure mecircme ougrave Voltaire nrsquoinvente pas et

se contente de reprendre un scheacutema drsquoanecdotes connus ajoutant agrave le traiter toutes les

ressources de son art ce nrsquoest pas agrave un seul texte qursquoil a recours mais agrave deux trois ou agrave

plusieurs textes agrave la fois

Dans le chapitre que nous analysons par exemple le cadre du deacutebut du conte preacutesente

beaucoup de traits communs avec la dixiegraveme historiette du chapitre IV du Gulistan ougrave un

poegravete se rend chez le chef des bandits pour lui offrir un poegraveme paneacutegyrique Mais on le

chasse en lui enlevant tout ce qursquoil a y compris ses vecirctements Les chiens se mettant agrave le

poursuivre le poegravete veut prendre un caillou pour les faire seacuteloigner Mais il nrsquoy reacuteussit pas

car les cailloux sont geleacutes et donc colleacutes par terre Furieux et deacuteccedilu il dit alors laquo Quels

1 M XXI 109 2 M XVII 570

170

sont ces hommes fils de prostitueacutees qui ont lacirccheacute le chien et enchaicircneacute la pierre 1 raquo Cette

boutade plaicirct au chef des bandits qui de la fenecirctre de son chacircteau regarde la scegravene Il

conccediloit de lrsquoamitieacute pour le poegravete lui rend tout ce que ses gens lui ont enleveacute lui donne

mecircme une petite bourse

En bref les eacuteleacutements communs dans ces deux contes sont les suivants le personnage

du chef des brigands lrsquoaffrontement entre le poegravete (ici Zadig) et les voleurs le chef des

brigands qui regarde la scegravene de lrsquoaffrontement laquo de sa fenecirctre raquo la boutade du poegravete qui

plaicirct au chef des bandits (ici Arbogade qui conccediloit de lrsquoestime pour la vaillance de Zadig)

la geacuteneacuterositeacute du chef des brigands pour celui qursquoils ont voulu voler le trait de bonhomie

attribueacute agrave ce chef de voleurs

Cette anecdote de Saadi eacutetait traduite par Du Ryer et drsquoAlegravegre mais aussi adapteacutee par

Tallemant des Reacuteaux et Seacuteneceacute au XVIIe siegravecle2 Il est donc fort probable que Voltaire lrsquoait

lue et utiliseacutee pour esquisser le cadre de son conte La seule personne qui a souligneacute cette

analogie avant nous crsquoest J Hadidi qui voit le chapitre du laquo Brigand raquo comme produit

drsquoune confusion entre les deux anecdotes de Saadi laquo Le geacutenie de Voltaire embellit ainsi

tout ce qursquoil emprunte agrave ses preacutedeacutecesseurs Il y porte quelque petite modification qui ne

gecircne point lrsquoensemble du reacutecit mais qui tout en gardant son inteacuterecirct exotique le rend plus

agreacuteable agrave entendre et plus proche de la vie quotidienne3 raquo

Mais drsquoautres ressemblances rapprochent encore Zadig de quelques textes de Saadi Le

premier cas concerne le chapitre V laquo Les Geacuteneacutereux raquo ougrave on ceacutelegravebre laquo une grande

fecircte raquo qui revient laquo tous les cinq ans raquo4 Selon une ancienne coutume agrave Babylone on doit

deacutesigner devant le roi le citoyen ayant fait laquo lrsquoaction la plus geacuteneacutereuse raquo durant les cinq

derniegraveres anneacutees Le laquo premier Satrape raquo (gouverneur de province chez les anciens Perses)

a le soin drsquoexposer laquo les plus belles actions qui se sont passeacutees sous son gouvernement raquo

On preacutesente tour agrave tour un juge un jeune homme un soldat dont les actions eacutetaient parmi

les meilleures A un moment le roi lui-mecircme prend la parole et deacutesigne Zadig comme

celui dont lrsquoacte geacuteneacutereux meacuterite la coupe Voici ce que le roi raconte de Zadig

laquo Jrsquoavais disgracieacute depuis quelques jours mon ministre et mon favori Coreb Je me plaignais de

lui avec violence et tous mes courtisans mrsquoassuraient que jrsquoeacutetais trop doux crsquoeacutetait agrave qui me

dirait le plus de mal de Coreb Je demandai agrave Zadig ce qursquoil en pensait et il osa en dire du

1 Gulistan p 212 (IV 10) 2 Cf notre commentaire agrave propos de cette anecdote pp 100-106 3 laquo Les origines persanes da Zadighellip raquo op cit p 67 4 Les citations de ce chapitre sont tireacutees des pages 24-26

171

bienhellip je nrsquoai jamais lu qursquoun courtisan ait parleacute avantageusement drsquoun ministre disgracieacute

contre qui son souverain eacutetait en colegraverehellip raquo

Mais Zadig pense que la seule personne qui meacuterite la coupe crsquoest sa Majesteacute car laquo eacutetant

roi vous ne vous ecirctes point facirccheacute contre votre esclave lorsqursquoil contredisait votre

passion raquo

En lisant ce que raconte ici le roi et puis Zadig nous pensons spontaneacutement agrave la

premiegravere historiette du Gulistan ougrave la situation et les eacuteveacutenements sauf quelques petits

deacutetails sont presque les mecircmes

- dans le Gulistan le roi ordonne de tuer un laquo esclave raquo dans Zadig le roi disgracie son

ministre mais aussi un laquo esclave raquo contredit la passion du roi

- lagrave le roi demande agrave son vizir ce que dit lrsquoesclave ici le roi demande laquo agrave Zadig ce qursquoil

en pensait raquo

- lagrave le bon ministre intervient en faveur du malheureux esclave en rendant ses injures

comme une bonne priegravere pour roi ici Zadig laquo osa en dire du bien raquo et parle

laquo avantageusement du ministre disgracieacute raquo

- lagrave le roi pardonne la vie agrave lrsquoesclave ici le roi nrsquoest laquo point facirccheacute contre son esclave raquo

En outre Saadi a ajouteacute ce vers agrave la fin de son historiette laquo Celui dont le roi exeacutecute

les conseils ce serait dommage qursquoil dit autre chose que le bien1 raquo Crsquoest pour cette raison

que le bon ministre chez Saadi malgreacute la colegravere du roi contre son esclave et pour sauver la

vie agrave ce dernier prend le risque de mentir agrave son souverain Et chez Voltaire bien que le roi

laquo eacutetait en colegravere raquo contre son laquo ministre disgracieacute raquo Zadig laquo ose en dire du bien raquo de sorte

que le roi lui-mecircme en est surpris

En fait cette historiette de Saadi eacutetait sans doute la plus lue de toutes les historiettes

du Gulistan drsquoabord parce qursquoelle en eacutetait la premiegravere mais aussi parce qursquoelle eacutetait

rapporteacutee ou adapteacutee dans de nombreux recueils de fables depuis que Du Ryer lrsquoavait

traduite en 1634 Surtout et donc agrave lrsquoeacutepoque de Zadig elle eacutetait trop connue pour que

Voltaire ne lrsquoait pas lue agrave son tour

Nous avons eacutegalement repeacutereacute une analogie entre le chapitre IX laquo La Femme battue raquo

et une anecdote du Boustan (VII 6) que B de Meynard a traduit sous le titre laquo Le negravegre et

la jeune fille raquo Beaucoup drsquoeacuteleacutements communs rapprochent ces deux histoires que nous

essayerons drsquoanalyser ici

1 Gulistan p 25 (I 1)

172

Dans la sixiegraveme historiette du chapitre VII du Boustan Saadi raconte lrsquoaventure drsquoun

vieillard en Inde

laquo Passant un jour en un lieu eacutecarteacute et solitaire de lrsquoIndoustan je rencontrai un negravegre un geacuteant

long comme une nuit drsquohiver on lrsquoaurait pris pour le deacutemon de la reine de Saba pour une

image drsquoIblis repoussante de laideur Le monstre tenait dans ses bras une fille belle comme la

lune et mordillait ses legravevres vermeilles si eacutetroite eacutetait leur eacutetreinte qursquoon eucirct dit la nuit

enveloppant le jour1 raquo

Voyant cette scegravene et laquo enflammeacute drsquoun zegravele imprudent raquo le vieillard cherche partout des

pierres et des bacirctons et agrave force drsquoinjures et de menaces parvient laquo agrave seacuteparer les teacutenegravebres de

la lumiegravere raquo (le negravegre de la jeune fille) laquo Il srsquoenfuit semblable au sombre nuage qui passe

au-dessus drsquoun riant jardin et la belle apparut comme un œuf eacuteclatant de blancheur sous

lrsquoaile drsquoun corbeau raquo Alors le vieillard contrairement agrave ce qursquoil attend se voie cible agrave des

injures de la part de laquo la seacuteduisante peacuteri raquo qui se jette laquo furieuse raquo sur lui

laquo Deacutevot hypocrite au froc bleuacirctre srsquoeacutecriait-elle vil peacutecheur qui achegravetes les biens de ce monde

avec les promesses du ciel cet homme avait depuis longtemps charmeacute mon cœur et enivreacute

mon acircme et crsquoest quand jrsquoallais savourer un mets impatiemment deacutesireacute que tu lrsquoarraches tout

brucirclant de mes legravevres raquo Puis redoublant ses plaintes et ses cris de deacutetresse laquo Il nrsquoy a donc

plus de geacuteneacuterositeacute ici-bas [hellip] Et furieuse vomissant lrsquoinjure elle me saisit par mes

vecirctements2 raquo

Le vieillard arrive de se sauver des mains de la belle fille en lui laissant sa tunique

laquo comme lrsquoail qui sort de sa gousse raquo Quelques temps apregraves la jeune fille rencontre le

vieillard et lui demande srsquoil la reconnaicirct laquo Dieu me protegravege lui reacutepondis-je en

mrsquoeacutechappant de tes griffes jrsquoai renonceacute agrave tout jamais au peacutecheacute drsquoindiscreacutetion raquo

Cette meacutesaventure en Inde du vieillard du Boustan ressemble agrave bien des eacutegards agrave celle

de Zadig qui arrive dans le chapitre IX aux laquo frontiegraveres de lrsquoEgypte raquo

laquo Il vit non loin du grand chemin une femme eacuteploreacutee qui appelait le ciel et la terre agrave son

secours et un homme furieux qui la suivait Elle eacutetait deacutejagrave atteinte par lui elle embrassait ses

genoux Cet homme lrsquoaccablait de coups et de reproches3 raquo

1 Boustan pp 284 toutes les autres citations que nous donnerons de cette historiette se trouvent dans les pages 284 agrave 286 2 Ibid p 285 3 Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t I pp 43 toutes nos citations sur ce chapitre renvoient aux pages 42-45

173

Cette femme eacutegyptienne est laquo drsquoune beauteacute touchantehellip un chef-drsquoœuvre de la

nature raquo pareille agrave la fille indienne chez Saadi qui est laquo belle comme la lunehellip la

seacuteduisante peacuteri raquo Lrsquohomme eacutegyptien est le laquo plus barbare des hommes raquo et

laquo robuste raquo comme lrsquoIndien du Boustan qui est laquo geacuteant raquo et laquo monstre raquo Tout comme le

personnage de Saadi le vieillard laquo enflammeacute drsquoun zegravele imprudent raquo Zadig se sent

laquo peacuteneacutetreacute de compassion raquo pour la belle Egyptienne et laquo drsquohorreur pour lrsquoEgyptien raquo Il

deacutecide de sauver la femme qui lui demande secours Dans un dur combat Zadig reacuteussit agrave la

sauver en tuant lrsquohomme barbare le personnage de Saadi fait la mecircme chose pour la

jeune Indienne sauf qursquoil ne tue pas son homme Ensuite la situation paradoxale de

lrsquoanecdote de Boustan se reacutepegravete dans Zadig au lieu de remercier Zadig de lrsquoavoir deacutelivreacutee

de laquo lrsquohomme le plus violent raquo qursquoon ait jamais vu la dame commence agrave lrsquoinjurier

laquo Que tu meures sceacuteleacuterat lui reacutepondit-elle que tu meures tu as tueacute mon amant je voudrais

pouvoir deacutechirer ton cœur [hellip] Je voudrais qursquoil me batticirct encore reprit la dame en poussant

des cris Je le meacuteritais bien je lui avais donneacute de la jalousie Plucirct au Ciel qursquoil me batticirct et que

tu fusses agrave sa place raquo

Les cris de colegravere et les injures de cette Egyptienne sont agrave comparer avec ceux de

lrsquoIndienne du Boustan A comparer aussi et surtout le revirement drsquoopinion de ces deux

femmes quelques temps apregraves tous ces eacuteveacutenements lorsqursquoelles reviennent vers leur

sauveur malheureux celui qursquoelles ont tant insulteacute laquo Elle ne cessait de crier agrave Zadig

Secourez-moi encore une fois eacutetranger geacuteneacutereuxhellip raquo (chez Saadi la jeune femme

demande au vieillard srsquoil la reconnaicirct) Mais Zadig de Voltaire et le vieillard de Saadi sont

assez sages pour prendre leccedilon agrave leur meacutesaventure lrsquoun a laquo renonceacute agrave tout jamais au peacutecheacute

drsquoindiscreacutetion raquo et lrsquoautre laquo ne srsquoy attrapera plus raquo

Ainsi les analogies sont trop nombreuses pour nier tous rapports entre les deux contes

Mais en deacutepit de ces rapports nous avouons qursquoil nous a eacuteteacute impossible de deacutecouvrir ougrave et

quand Voltaire aurait pu prendre connaissance du reacutecit du Boustan que nous venons

drsquoanalyser

Les reacutecits de Saadi mis agrave part ce sont parfois les qualiteacutes geacuteneacuterales de son œuvre les

ideacutees et les thegravemes qui y sont deacuteveloppeacutes les traits de sa personnaliteacute ou bien les eacuteleacutements

de sa biographie que lrsquoon retrouve dans certains des portraits que trace Voltaire Un

exemple bien significatif que nous pouvons donner agrave ce propos est le portrait de lrsquoermite

174

du chapitre XVIII Lagrave nous rencontrons un ermite dont la description correspond

parfaitement agrave celle de Saadi et les sujets dont il parle se rapprochent de ceux que ce

dernier a deacuteveloppeacutes dans ses deux recueils laquo LrsquoHermite parlait de la Destineacutee de la

Justice de la Morale du Souverain bien1 de la Faiblesse humaine des Vertus et des Vices

avec une eacuteloquence si vive et si touchante que Zadig se sentit entraicircneacute vers lui par un

charme invincible raquo2 Et nous savons tous que Saadi eacutetait un laquo moraliste raquo qursquoil a passeacute les

derniegraveres anneacutees de sa vie en laquo ermite raquo qursquoil a parleacute du fatalisme de la laquo justice raquo

(premier chapitre du Boustan porte ce titre) de laquo lrsquoaffaiblissement et de la vieillesse raquo

(sixiegraveme chapitre du Gulistan) de la laquo conduite des rois raquo (premier chapitre du Gulistan et

le livre des Conseils aux rois) de la vraie laquo vertu raquo surtout nous nous rappelons que le

premier caracteacuteristique de lrsquoart de Saadi est son laquo eacuteloquence raquo qui est aussi laquo vive et

touchante raquo que celle de lrsquoermite dans ce chapitre de Zadig (un des pseudonymes de Saadi

est Afsah ol-Motekalemin laquo le plus eacuteloquent raquo)

De mecircme un peu plus loin nous rencontrons un autre personnage qui vit laquo retireacute du

monde raquo laquo Le maicirctre eacutetait un Philosophe retireacute du monde qui cultivait en paix la sagesse

et la vertu et qui cependant ne srsquoennuyait pas Il srsquoeacutetait plu agrave bacirctir cette retraite dans

laquelle il recevait les eacutetrangers avec une noblesse qui nrsquoavait rien de lrsquoostentation3 raquo Lagrave

encore on trouve des traits communs entre la retraite de ce philosophe (on a aussi appeleacute

Saadi de ce nom) et celle de Saadi agrave la fin de sa vie lorsque ce dernier accueillait les

pauvres dans son ermitage en mecircme temps que les grands de la ville venaient le visiter4

Or bien que Voltaire ait puiseacute le reacutecit de ce chapitre dans un poegraveme (The Hermit) du

poegravete anglais Parnell dont les poeacutesies furent rassembleacutees et publieacutees en 17225 cela ne lrsquoa

pas empecirccheacute drsquoajouter agrave son adaptation des eacuteleacutements qursquoil aurait pris ailleurs Outre les

exemples que nous venons drsquoeacutenumeacuterer laquo le regraveglement de la justice dans le chapitre VI (le

Ministre) est tout agrave fait dans le genre des historiettes de Saadi ougrave des Vizirs tranchent les

questions les plus compliqueacutees de droit guideacutes par le bon sens de leur intuition raquo6

1 Les thegravemes de laquo la justice raquo et du laquo souverain bien raquo sont bien chers agrave Voltaire et se reacutepegravetent eacutegalement vers la fin du roman laquo On proposa des questions sur la justice sur le souverain bien sur lrsquoart de gouverner raquo Zadig t I p 101 Enfin le roman se termine sur une laquo Terre gouverneacutee par la justice et par lrsquoamour raquo (p 103) 2 Ibid t II p 91 3 Ibid p 94 4 Voir agrave ce sujet la premiegravere partie de notre eacutetude chapitre I 1 5 Voir le commentaire de G Ascoli sur ce chapitre Zadig op cit t II pp 136-164 A lrsquoeacutepoque Freacuteron a accuseacute formellement Voltaire de plagiat (Anneacutee litteacuteraire (I 30) et drsquoautres avant lui lrsquoavaient insinueacute 6 N Samsami op cit p 68

175

A lrsquoexemple de ces bons ministres dans Zadig il existe eacutegalement des rois eacutequitables

dont le portrait est traceacute par Voltaire Le portrait du monarque ideacuteal de Voltaire ressemble

bien agrave lrsquoimage que Saadi nous a donneacutee drsquoAnouchirvan le juste (Cosroegraves le Grand) un

monarque eacuteclaireacute et tempeacutereacute soucieux des besoins de ses sujets exerccedilant son autoriteacute au

profit de la justice et de la libeacuteraliteacute On peut dire que Voltaire et Saadi se ressemblent en

ce qursquoils restent fidegraveles au systegraveme monarchique repreacutesenteacute par un souverain eacuteclaireacute tout

en souhaitant la fin des abus Au deacutebut du roman on lit de Zadig qursquoil eacutetait laquo neacute avec un

beau naturel fortifieacute par lrsquoeacuteducation raquo qursquoil laquo savait modeacuterer ses passions raquo qursquoil laquo eacutetait

aussi sage qursquoon peut lrsquoecirctre raquo et surtout doueacute drsquoun laquo esprit juste et modeacutereacute raquo1 Crsquoest

justement pour ces raisons qursquoagrave la fin du roman il devient laquo le seul Monarque de la Terre

qui eucirct un ami raquo et sous le regravegne de qui la terre fut gouverneacutee laquo par la justice et par

lrsquoamour raquo2 De lrsquoautre cocircteacute les exemples du roi modeacutereacute et eacutequitable ne manquent pas dans

le Gulistan (entre autres les historiettes qui racontent des aventures du roi Anouchirvan le

juste dans le chapitre I)

Nous rappelons que le sujet nrsquoest pas nouveau chez Voltaire dans la trageacutedie des

Guegravebres toute la piegravece est monteacutee pour aboutir au but principal qui est de preacutesenter le type

drsquoun monarque ideacuteal incarneacute par lrsquoempereur Gratien Les derniegraveres paroles de lrsquoempereur

sont bien significatives agrave cet eacutegard

laquo Les Guegravebres deacutesormais pourront en liberteacute

Suivre un culte secret longtemps perseacutecuteacute

Si ce culte est le tien sans doute il ne peut nuire

Je dois le toleacuterer plutocirct que le deacutetruire

Qursquoils jouissent en paix de leurs droits de leurs biens

Qursquoils adorent leur Dieu mais sans blesser les miens

Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumiegravere

Mais la loi de lrsquoEtat est toujours la premiegravere

Je pense en Citoyen jrsquoagis en empereur

Je hais le fanatisme et le perseacutecuteur3 raquo

Il est clair que Voltaire a eu de freacutequentes prises de contact avec Saadi Ce qui tregraves

vraisemblablement rapprochait le patriarche de Ferney du sage de Chiraz crsquoeacutetait

lrsquoensemble de ses croyances religieuses politiques et sociales De mecircme que lrsquoauteur du

1 Zadig op cit t I pp 5-6 2 Ibid pp 102-103 3 Voltaire Les Guegravebres ou la toleacuterance troisiegraveme eacutedition Rotterdam chez Reinier Leers 1769 p 104

176

Gulistan admettait comme lrsquounique explication du monde physique et humain lrsquoexistence

drsquoun Dieu capable de nous retenir dans les limites du devoir au moyen de chacirctiments

implacables ainsi Voltaire reconnaissait la neacutecessiteacute drsquoune diviniteacute aussi seacutevegravere Ce que

deacutefendait Voltaire sans relacircche crsquoeacutetait la liberteacute eacutetendue agrave tous les domaines et plus

particuliegraverement agrave la religion ougrave plus de toleacuterance et plus de modeacuteration reacutegleraient agrave tout

jamais toutes nos miseacuterables petites querelles de confreacuteries Car ici-bas nous avons certes

mieux agrave faire qursquoagrave nous perseacutecuter les uns les autres

Enfin la philosophie de Voltaire dans Zadig ressemble en quelque sorte aux ideacutees des

poegravetes orientaux y compris Saadi Au temps de Zadig Voltaire eacutetait encore un grand

admirateur de Leibniz et de Pope Une influence marqueacutee de ces philosophes ressort dans

la reacuteflexion suivante laquo Le mal apparent concourt drsquoune faccedilon obscure au bien geacuteneacuteral

que lrsquohomme dans lrsquoignorance ougrave il se trouve patiente se soumette et adore raquo Cette ideacutee

qui fait lrsquoobjet principal du conte se rapproche de celles des poegravetes orientaux Nous

trouvons par exemple dans Saadi la mecircme acceptation confiante des eacuteveacutenements gracircce agrave

un sentiment presque divin de lrsquoharmonie des choses

Bref Voltaire srsquoil faut lrsquoen croire nrsquoa pas seulement lu Saadi il lrsquoa eacutetudieacute Il a

composeacute nous apprend-il lui-mecircme une version des laquo grands passages du poegravete persan

Sady raquo Et en badinant comme agrave lrsquoordinaire il explique agrave son correspondant comment il

est devenu traducteur laquo Vous me direz Est-ce que vous entendez le persan pour traduire

Sady ndash Je vous jure Monsieur que je mrsquoentends pas un mot de persan mais jrsquoai traduit

Sady comme La Motte avait traduit Homegravere1 raquo Mais lrsquousage qursquoa fait ce grand philosophe

du nom de Saadi inspirera plus tard un de ses ennemis jureacutes agrave lrsquoutiliser contre lui-mecircme

32 Saadi lrsquoarme favorite de Freacuteron contre Voltaire

Lorsque Voltaire deacutediait son Zadig agrave lrsquoimaginaire sultane Sheraa sous le nom de Saadi il

nrsquoimaginait sans doute pas un instant qursquoun jour ses ennemis utiliseraient la mecircme

initiative contre lui-mecircme Crsquoest qursquoen 1760 crsquoest-agrave-dire treize ans apregraves la publication de

Zadig Freacuteron (1718-1776) dans sa lutte contre Voltaire se servira du nom de Saadi pour

eacutecrire laquo Lettre agrave M Voltaire sur Saadi ceacutelegravebre poegravete persan raquo2 le portrait le plus satirique

qursquoil ait jamais fait de son illustre adversaire En fait Freacuteron eacutetait bien conscient du danger

1 Dans une lettre agrave Formey reacutedacteur de la laquo Bibliothegraveque impeacuteriale raquo dateacutee de Postdam le 5 juin 1752 2 Elie-Catherine Freacuteron Anneacutee litteacuteraire Amsterdam chez Michel Lambert tome VIII 1760 pp 335-349 Cf eacutegalement Les Confessions de Freacuteron sa vie souvenirs intimes et anecdotiqueshellip recueillis et annoteacutes par Charles Bartheacutelemy Paris Charpentier 1876 Appendice I laquo Lettre agrave M Voltaire sur Sadi ceacutelegravebre poegravete persan pp 355-364 Sur le laquo passage de Sadi raquo dont parle Freacuteron voir plus haut pp 158 et suiv

177

qursquoil pouvait y avoir agrave deacutesigner Voltaire par son propre nom en outre laquo il eacutetait plus

piquant drsquoemprunter un autre nom et de se faire eacutecrire par un correspondant fictif raquo1 Alors

il fit preacuteceacuteder le portrait en question de ces quelques lignes drsquoavis

laquo On vient de mrsquoenvoyer la copie drsquoune lettre eacutecrite agrave M de Voltaire cette lettre mrsquoa paru tregraves

inteacuteressante et je suis persuadeacute que vous en porterez le mecircme jugement Voici maintenant la

lettre en question

Vous avez Monsieur le talent heureux de rapprocher les choses les plus eacuteloigneacutees et les plus

disparates A la tecircte de vos admirables Annales de lrsquoEmpire germanique vous rapportez un

passage de Sadi poegravete persan sur la puissance de lrsquoEtre suprecircme vous avez mecircme eu la

complaisance de le traduire en vers blancs et il faut avouer que cette citation est bien placeacutee agrave

propos drsquoune Histoire drsquoAllemagne Tout le monde agrave ce sujet ne pensera peut-ecirctre pas comme

moi mais quelque soit lrsquoopinion drsquoautrui jrsquoai trouveacute ce passage sublime et il mrsquoa inspireacute la

curiositeacute drsquoen connaicirctre plus particuliegraverement lrsquoauteur Jrsquoai fait des recherches qui mrsquoont reacuteussi

agrave ce que je crois Permettez-moi de vous en faire part A qui puis-je mieux adresser la vie drsquoun

grand poegravete qursquoagrave M de Voltaire grand poegravete lui-mecircme 2 raquo

Ce nrsquoest en fait pas dans lrsquointention de mieux marquer les rapports entre les deux

eacutecrivains franccedilais et persan que Freacuteron eacutecrit son texte et le choix du nom de Saadi nrsquoest

pas occasionnel Ce nom est un masque sous lequel il pourra attaquer avec plus de vigueur

son ennemi jureacute La vie que lrsquoauteur de ces lignes preacutetend eacutevoquer ici nrsquoest pas celle du

grand poegravete de Chiraz mais la vie priveacutee de Voltaire agrave laquelle il fait drsquoindiscregravetes et

volontaires allusions en vue de ridiculiser celui-ci Outre la date approximative et le lieu ndash

drsquoailleurs fautif ndash de sa naissance et quelques geacuteneacuteraliteacutes

laquo Saadi ou Sadi reccedilut le jour agrave Ispahan vers le milieux du treiziegraveme siegravecle de notre egravere Il eacutetait

comme vous lrsquoavez dit Monsieur contemporain du Dante Il fut un des plus beaux esprits

qursquoait produits la Perse3 raquo

rien ne correspond agrave la biographie ni au portrait de ce poegravete persan On sait par exemple

que Saadi nrsquoa jamais eacuteteacute auteur dramatique

laquo Il conccedilut drsquoabord le noble dessein de surpasser tous les poegravetes tragiques qui lrsquoavaient

devanceacute la Perse en compte trois qui seront toujours les maicirctres du Theacuteacirctre Sadi composa

1 Elie-Catherine Freacuteron Les Confessions de Freacuteron op cit p 355 2 Ibid 3 Ibid Nous rappelons que Saadi est neacute agrave Chiraz

178

donc des drames ougrave lrsquoon rencontre des morceaux brillants quelquefois du patheacutetique du

touchant ce que nous appelons parmi nous des tirades mais point drsquoensemble [hellip] de belles

scegravenes qui ne sont point ameneacutees des plans vicieux de lrsquoesprit et nul jugement crsquoest ce qursquoon

peut penser du theacuteacirctre de Sadi1 raquo

Par contre une multitude de traits eacutevoqueacutes par Freacuteron sont des allusions indirectes ou

directes agrave Voltaire souvent tregraves mordantes parfois mecircme injustes

laquo Il eacutecrivit un poegraveme en lrsquohonneur drsquoun des premiers heacuteros de la nation persane2 [hellip] mais

lrsquoarrecirct des connaisseurs de son temps [hellip] est que ce poegraveme eacutepique nrsquoest ni poegraveme ni eacutepopeacutee

[hellip] en un mot il est prouveacute que Lucain mecircme le dernier des poegravetes eacutepiques est dans cette

partie bien supeacuterieur agrave Sadi [lisez Voltaire] Notre eacutecrivain audacieux agrave lrsquoacircge de pregraves de

quarante-trois ans comme par une inspiration divine se jeta agrave corps perdu dans la philosophie

[hellip] et finit par se faire siffler [hellip] et donna un Essai drsquoHistoire universelle [hellip] Sadi copiait

sans pudeur tous les auteurs qui tombaient sous sa main les Arabes Beacutedouins ne deacutepouillent

pas les caravanes avec autant drsquoaudace Apregraves srsquoecirctre enrichi de vols et de plagiats il finit

comme lrsquoAvare de Plaute qui surprend sa main gauche volant sa main droite il se pilla lui-

mecircme [hellip] chez lui la forme eacutetait tout et le fond nrsquoexistait point [hellip] puisque la veacuteriteacute la

premiegravere qualiteacute de lrsquoHistoire ne se trouve pas dans celle de Sadi [hellip] affichant dans ses livres

le meacutepris de la renommeacutee de la grandeur de la fortune et dans sa vie priveacutee bas courtisan

avide de la gloire la plus eacutepheacutemegravere et plus encore posseacutedeacute du deacutemon des richesses faisant agrave

chaque instant lrsquoeacuteloge de lrsquoamitieacute et ne pouvant ni meacuteriter ni conserver un ami [hellip] Il

meacuteprisait les Grands et il nrsquoy avait point de bassesses de maneacuteges qursquoil employacirct pour vivre

dans leur familiariteacute La mecircme journeacutee voyait dans Sadi vingt hommes diffeacuterents toujours en

contradiction avec son cœur et son esprit il haiumlssait le soir ce qursquoil avait aimeacute le matinhellip3 raquo

Ce laquo chef-drsquoœuvre de persiflage raquo selon lrsquoexpression de Bartheacutelemy atteint son comble

dans le souhait final adresseacute agrave M Voltaire

laquo et puissiez-vous Monsieur ne mourir qursquoavec vos ouvrages 4 raquo

ougrave lrsquoironie est pousseacutee au plus haut point sous forme de lrsquoeacuteloge le plus dithyrambique

Le nom de Saadi est donc devenu une arme drsquoattaque dans la plume satirique de

Freacuteron pour se venger des pamphlets de Voltaire sur lui Nous avons dit que ce choix

nrsquoeacutetait pas hasardeux et nous ajoutons ici que deux eacuteveacutenements produits en la mecircme anneacutee

1 Ibid 2 Allusion tregraves transparente agrave la Henriade 3 Elie-Catherine Freacuteron op cit p 355 et sqq 4 Ibid p 364

179

1760 semblent ecirctre agrave lrsquoorigine de cette entreprise de Freacuteron drsquoabord lrsquoapparition de

lrsquoextrait de Saadi sur la primauteacute de lrsquoecirctre suprecircme agrave la tecircte des Annales de lrsquoEmpire

germanique ce qui fait dire agrave Freacuteron sur un ton ironique laquo que cette citation est bien

placeacutee agrave propos drsquoune Histoire drsquoAllemagne raquo (crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoy a aucun rapport entre

les deux sujets ) cela aurait bien pu servir de point de deacutepart agrave la reacuteflexion de Freacuteron

Ensuite ce qui est plus important encore crsquoest la repreacutesentation le 26 juillet 1760 drsquoune

piegravece de Voltaire Le Cafeacute ou lrsquoEacutecossaise eacutecrite sous le pseudonyme drsquoun certain

Monsieur Hume pasteur de lrsquoEacuteglise drsquoEacutedimbourg Dans cette piegravece Freacuteron est repreacutesenteacute

par le personnage de Wasp (en anglais guecircpe frelon) espion et deacutelateur coquin envieux

et vil toujours precirct agrave calomnier Crsquoest lagrave eacutegalement que Voltaire ridiculise lrsquoAnneacutee

litteacuteraire1 de Freacuteron en lrsquoappelant laquo lrsquoAcircne litteacuteraire raquo Freacuteron assista aux deux premiegraveres

repreacutesentations On a dit que sa femme srsquoeacutepanouit devant la vigueur de lrsquoattaque alors que

lui-mecircme ne perdit pas son sang-froid et fit de la piegravece un compte-rendu ironique et correct

Mais il en gardera un amer souvenir de sorte que quelques mois plus tard crsquoest-agrave-dire le

30 deacutecembre de la mecircme anneacutee il ripostera par le fameux portrait satirique qursquoil tracera de

Voltaire en utilisant le nom de Saadi En fait les attaques les plus violentes de Freacuteron

contre Voltaire datent de cette mecircme anneacutee 1760

On peut alors constater en quel sens srsquoest eacutetendue lrsquoinfluence de Saadi il est devenu

lrsquoarme favorite des satiriques Autrement dit chaque fois qursquoune querelle srsquoest leveacutee entre

eacutecrivains opposeacutes on a tregraves habilement fait appel agrave ce poegravete complaisant qui devenait un

commode precircte-nom permettant drsquoattaquer avec plus de vigueur ndash et sans aucun risque ndash

les adversaires La querelle de Freacuteron et Voltaire mise agrave part lrsquoimaginaire Saadi a

eacutegalement participeacute agrave un autre combat au XVIIIe siegravecle celui de Diderot avec les anti-

encyclopeacutedistes

1 En 1754 Freacuteron fonda lAnneacutee litteacuteraire qui fut lrsquoœuvre de sa vie et qursquoil dirigea jusqursquoagrave sa mort en 1776 Il y critiquait vivement la litteacuterature de son temps en la rapportant aux modegraveles du XVIIe siegravecle et combattait les Philosophes au nom de la religion et de la monarchie Il srsquoattaqua principalement agrave Voltaire qursquoil avait deacutejagrave deacutecrit dans les Lettres sur quelques eacutecrits du temps laquo sublime dans quelques-uns de ses eacutecrits rampant dans toutes ses actions raquo La critique fut ensuite reprise agrave chaque numeacutero de lrsquoAnneacutee litteacuteraire souvent mordante mais toujours exprimeacutee avec sang-froid et sur un ton de courtoisie Voltaire de son cocircteacute lui deacutecochait de nombreuses eacutepigrammes en prose ou en vers dont celle-ci est resteacutee ceacutelegravebre laquo Lrsquoautre jour au fond drsquoun vallon Un serpent piqua Jean Freacuteron Que croyez-vous qursquoil arriva Ce fut le serpent qui creva raquo

180

33 Diderot lecteur enchanteacute de Saadi1 et le combat des Encyclopeacutedistes Lorsque Voltaire a connu Saadi crsquoeacutetait lrsquoeacutepoque ougrave il se documentait sur lrsquoOrient pour

reacutediger son Essai sur les mœurs dont plusieurs chapitres eacutetaient consacreacutes aux anciens

Perses De mecircme degraves le deacutebut de lrsquoanneacutee 1759 Diderot reacutedigeait un article sur la

philosophie des Sarrazins pour son Encyclopeacutedie (1751-1772) lorsqursquoil a fait

connaissance avec ce grand poegravete iranien Il eacutetait alors agrave Grandval et avait avec lui

lrsquoHistoria critica philosophiae de Brucker (1744) sa source principale pour les articles de

philosophie de lrsquoEncyclopeacutedie (Voltaire avait son Hyde) Crsquoest dans cet ouvrage que

Diderot a lu drsquoabord le Rosarium en latin

Or Diderot avait lu Saadi bien avant qursquoil eacutecrive sa lettre agrave Sophie Volland le 1er

novembre 1759 A cette date Diderot lrsquoeacutediteur geacuteneacuteral de lrsquoEncyclopeacutedie et chargeacute de la

reacutedaction des articles concernant les arts et lrsquohistoire de la philosophie avait deacutejagrave fini avec

les Arabes et les Sarrasins comme il lrsquoa affirmeacute lui-mecircme agrave mademoiselle Volland laquo Je

travaille beaucoup et avec agreacutement Je vois ma besogne tirer agrave sa fin Drsquoun assez grand

nombre de morceaux de philosophie il ne mrsquoen reste que trois agrave faire [hellip] Je sors des

Arabes et des Sarrasins ougrave jrsquoai trouveacute plus de choses inteacuteressantes que je nrsquoen espeacuterais2 raquo

Il venait de lire beaucoup de livres sur ce sujet sur la laquo theacuteologie naturelle des Sarrasins raquo

sur la laquo doctrine des Musulmans raquo sur leur laquo philosophie morale raquo surtout celle des

Persans et tout cela lrsquoavait conduit agrave Saadi Diderot exposera toutes ces lectures dans

lrsquoarticle Sarrasins de lrsquoEncyclopeacutedie ougrave elles apparaicirctront en 1762 Mais avant il deacutecide

drsquoen faire part agrave son amie Sophie Volland Alors il lui eacutecrit une lettre et lui raconte les

laquo choses inteacuteressantes raquo qursquoil avait trouveacutees entre autres le poegraveme laquo plein de sentiment de

patheacutetique et de deacutelicatesse raquo de Saadi

laquo Jugez si mes occupations sont ingrates par cette lettre et par ce morceau du poegravete Sadi que je

vais vous traduire parce qursquoil vous fera plaisir parce qursquoil mrsquoen a fait parce qursquoil est beau

parce qursquoil est plein de sentiment de patheacutetique et de deacutelicatesse Sadi eacutecrivait au milieu du

XIIe siegravecle3 Il avait cultiveacute le bon esprit que nature lui avait donneacute Il freacutequenta lrsquoeacutecole de

Bagdadhellip Son poegraveme est intituleacute Le Gulistan ou Le Rosier Il commence ainsihellip4 raquo

1 Nous avons emprunteacute cette expression agrave Olivier H Bonnerot La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle Paris - Genegraveve Champion - Slatkine 1988 p 255 2 Denis Diderot Œuvres complegravetes t 18 1876 pp 427-428 3 Erreur pour XIIIe siegravecle corrigeacute dans la Correspondance litteacuteraire de Grimm ougrave les pages sur Sadi parurent en novembre 1762 et dans lrsquoarticle laquo Sarrasins raquo laquo Sadi eacutecrivait au milieu du XIIIe siegraveclehellip raquo 4 Denis Diderot Correspondance Editions Robert Laffont Paris 1997 t V pp 187-188

181

Dans lrsquoarticle Sarrazins les trente premiers vers de lrsquoexorde du Gulistan qui suivent ce

petit portrait de Saadi sont reproduits en latin tels qursquoils se trouvent dans Brucker1 Mais

pour Sophie Volland Diderot a traduit ces vers en franccedilais agrave sa maniegravere drsquoapregraves le texte de

Brucker En voici le deacutebut

laquo Une nuit je me rappelai la meacutemoire des jours que jrsquoavais passeacutes Je vis combien jrsquoavais

perdu de moments et jrsquoen fus affligeacute et je versai des larmes Et agrave mesure que mes larmes

coulaient il me sembla que la dureteacute de mon cœur srsquoamollissait et jrsquoeacutecrivis ces vers qui

convenaient agrave ma condition

A chaque instant une partie de moi-mecircme srsquoeacutechappe Heacutelas qursquoil mrsquoen est peu resteacute

Malheureux tu as cinquante ans et tu dors encore Eacuteveille-toi La nature trsquoa imposeacute une tacircche

trsquoen iras-tu sans lrsquoavoir faite 2 raquo

Toute la preacuteface du Gulistan est rapporteacutee de la mecircme maniegravere Ce nrsquoest cependant pas

la seule poeacutesie de Saadi ndash repreacutesenteacutee par Diderot comme un meilleur exemple de la poeacutesie

des Sarrasins ndash qui fait plaisir au philosophe franccedilais lrsquoeacutenergie et la deacutelicatesse laquo peu

communes raquo de leurs maximes la laquo richesse raquo de leurs proverbes et la laquo simpliciteacute raquo de

leurs fables laquo charment raquo eacutegalement Diderot qui pour convaincre son amie donne ensuite

quatre exemples de leurs fables La premiegravere celle des Trois amis et du treacutesor nrsquoappartient

pas agrave Saadi Par contre les trois autres celle des Deux amants celle du Religieux qui prie

pour la mort du roi et le Songe drsquoun habitant du Mogol sont du Gulistan3

En novembre 1762 Diderot propose agrave Grimm pour la Correspondance litteacuteraire le

texte deacutefinitive du Rosier de Sadi On y retrouve lrsquoexode du Rosarium avec de menues

variantes de traduction la fable des Trois amis et du treacutesor celle des Deux amants Trois

nouvelles fables font leur apparition toutes tireacutees du Gulistan Le Jeune homme vain de sa

lecture du Coran Le Mensonge qui sauve et Le Religieux qui abandonne son ordre pour la

socieacuteteacute des savants4 La premiegravere contient une leccedilon de la modestie intellectuelle que

Diderot a rendue ainsi

1 Brucker Jacob Historia critica philosophiae a mundi incunabulis ad nostram usque oetatem deducta Leipzig Breitkopf 1742-1744 4 tomes en 5 volumes Lrsquoexorde du Rosarium de Saadi est dans le volume III pp 208-209 2 Diderot Correspondance op cit p 188 3 Ces fables sont respectivement dans le Gulistan (V 21) (I 11) et (II 16) 4 Voir ces fables dans Œuvres complegravetes de Diderot op cit t IV 1875 pp 483-491 J Asseacutezat les a rassembleacutees sous le titre laquo Le Gulistan ou Le Rosier du poegravete Sadi raquo Les historiettes correspondantes dans le Gulistan sont respectivement (II 7) (I 1) et (II 38)

182

laquoUn soir apregraves souper nous eacutetions assis autour du feu mon pegravere mes fregraveres mes sœurs et

moi Je meacuteditai quelque temps apregraves avoir meacutediteacute jrsquoouvris le saint Alcoran et je lus mais

mes fregraveres et mes sœurs srsquoendormirent et il nrsquoy eut que mon pegravere qui mrsquoeacutecoutacirct Surpris je lui

dis laquo Mon pegravere nrsquoest il pas honteux que mes fregraveres et mes sœurs se soient endormis et qursquoil

nrsquoy ait que vous qui mrsquoeacutecoutiez raquo Et il me reacutepondit laquo Mon fils chegravere partie de moi-mecircme

eh ne vaudrait-il pas mieux que tu dormisses comme eux que drsquoecirctre si vain de ce que tu

fais 1 raquo

Dans le Gulistan crsquoest Saadi qui raconte son souvenir drsquoenfance sans qursquoil y ait aucune

mention de lien de parenteacute entre lui et les gens endormis (contrairement agrave ce que lrsquoon voit

dans la fable de Diderot) Lrsquohistoriette de Saadi se termine ainsi laquo Ame de ton pegravere si toi

aussi tu eacutetais endormis cela vaudrait mieux que de tomber sur la peau des autres2 raquo

La fable du Mensonge qui sauve la fameuse premiegravere historiette du Gulistan est

eacutegalement reprise dans lrsquoEncyclopeacutedie ougrave elle constitue presque agrave elle seule lrsquoarticle

Mensonge Officieux Diderot termine lrsquoarticle en ajoutant cette phrase agrave lrsquohistoriette de

Saadi laquo Cependant aurait ducirc ajouter le prince qursquoon ne me mente jamais raquo3 Diderot srsquoest

encore servi de cette historiette dans la Reacutefutation de lrsquoHomme drsquoHelveacutetius avec un peu de

variantes

Lrsquohistoire du Religieux abandonnant son ordre pour la socieacuteteacute des savants se trouve agrave

la fin du texte du Rosier du poegravete Sadi et dans le passage que Diderot a eacutecrit comme

laquo extrait du second chapitre raquo du Gulistan (ayant trait aux mœurs des derviches) Le texte

est inteacuteressant et tregraves important du point de vue des ideacutees que le philosophe y a exprimeacutees

au nom de Saadi En reacutealiteacute Diderot suivait un but preacutecis la condamnation de son

Encyclopeacutedie par lrsquoEglise en 1759 lui donne lrsquooccasion de retourner les attaques de Saadi

contre les derviches imaginaires vers les Jeacutesuites les ennemis jureacutes de lrsquoEncyclopeacutedie et de

les critiquer par son ironie acerbe

Le point de deacutepart du texte de Diderot est la trente-huitiegraveme historiette du chapitre II

du Gulistan

laquo Un sage vint du monastegravere au collegravege et rompit son pacte de socieacuteteacute avec les gens de lrsquoordre

(les soufis) Je dis laquo Quelle diffeacuterence y a-t-il entre le savant et le religieux pour que tu

1 Ibid pp 486-487 2 Gulistan p 107 (II 7) 3 Diderot Œuvres complegravetes op cit t XVI 1876 p 116 La petite remarque ajouteacutee agrave la fin de lrsquohistoriette que Diderot aurait aimeacute voir annoncer il le fait lui-mecircme dans La correspondance crsquoest-agrave-dire qursquoil lrsquoinsegravere dans lrsquohistoire originale comme si elle y avait eacuteteacute degraves le deacutebut

183

choisisses cette socieacuteteacute-ci de preacutefeacuterence agrave celle-lagrave raquo Il reacutepondit laquo Celui-ci (le religieux)

sauve des flots son propre manteau e cet autre (le savant) fait des efforts pour saisir le noyeacute1raquo

Diderot deacuteveloppe lrsquohistoriette de Saadi en y mecirclant des eacuteleacutements pris de ci de lagrave

dans drsquoautres historiettes de ce chapitre laquo Mais en les combinant comme il lrsquoa fait il en a

tireacute non du Sadi mais du Diderot et du Diderot philosophe franccedilais du XVIIIe siegravecle

crsquoest-agrave-dire quelque chose drsquoassez diffeacuterent drsquoun poegravete persan moraliste du [XIIIe] raquo2 Les

emprunts agrave Saadi et les propres ideacutees de Diderot sont eacutetroitement entremecircleacutes et

convergent en mecircme temps qursquoils restent facilement reconnaissables Saadi devient le

personnage principal de la fable ndash et un outil de critique du philosophe franccedilais ndash un

religieux deacutesireux laquo drsquoeacutepancher au dehors lrsquoestime de [lui]-mecircme et le meacutepris des

autres raquo3 Alors les critiques contre le clergeacute lrsquoennemi numeacutero un de lrsquoEncyclopeacutedie

srsquoentassent dans le texte et cela avec un ton ironique qui est propre agrave lrsquoauteur

Degraves les premiegraveres lignes lrsquoarrogance et le peacutedantisme du laquo religieux raquo sont mis agrave

jours laquo Pendant que jrsquoeacutetais religieux jrsquoavais fait une profonde eacutetude de la morale et de

moi-mecircme [hellip] jrsquoavais meacutediteacute sur les imperfections des hommes du monde et sur les

perfections des hommes de mon eacutetat je mrsquoenorgueillissais dans mes penseacuteeshellip4 raquo Il va de

mecircme pour le pouvoir despotique de lrsquoeacuteglise laquo Je jouissais du respect que mon habit me

semblait leur imposer et jrsquoeacutetais bien sucircr de leur en inspirer dans peu ma personne5raquo Le

discours des religieux devant un public laquo creacutedule raquo nrsquoest pas moins ironiseacute

laquo Je pouvais sans crainte que personne le trouvacirct mauvais allonger et eacutelargir agrave mon greacute le pont

qui megravene en enfer je pouvais entasser des miracles et des figures de lrsquoenthousiasme et du

merveilleux deacutelirer crier et me tenir bien sucircr de la creacuteduliteacute et de lrsquoadmiration publiques6 raquo

Comme on le voit ici le peuple mecircme nrsquoeacutechappe pas aux attaques de Diderot car

celui-lagrave est creacutedule au point qursquoil est precirct agrave eacutecouter mecircme les laquo deacutelires raquo des religieux sans

les trouver laquo mauvais raquo mais surtout parce qursquoune grande partie du public est anti-

encyclopeacutediste au moment des clameurs contre lrsquoEncyclopeacutedie(cet ouvrage monumental

du dix-huitiegraveme siegravecle ) Le philosophe avait donc ses propres raisons pour les appeler des

laquo sots raquo laquo hellip la foule du peuple qui nrsquoeacutetait que peuple eacutetait innombrable Je voyais les

1 Gulistan p 145 Suite agrave une erreur de numeacuterotation cette historiette est mentionneacutee comme la quarantiegraveme 2 Diderot Œuvres complegravetes op cit t IV p 491 note 2 3 Ibid p 488 4 Ibid pp 487-488 5 Ibid 6 Ibid p 489

184

tecirctes des sots elles eacutetaient en grand nombre1 raquo Devant ce public ignorant les precirctres ont

leur propre meacutethode pour se procurer de lrsquoestime

laquo Jrsquoavais choisi pour sujet les vengeances de Dieu Je les peignais redoutables et je les peignais

ineacutevitables Je me souvenais drsquoavoir entendu dire agrave mes maicirctres laquo Mon fils faites craindre

Dieu le precirctre nrsquoest pas honoreacute lorsque Dieu nrsquoest pas terrible raquo Je fis des tableaux effrayants

des supplices de lrsquoenferhellip2 raquo

Les preacutedicateurs connaissent une autre voie agrave se faire laquo glorifier raquo laquo Mon fils inspirez

lrsquohumiliteacute agrave vos fregraveres et ils vous glorifieront3 raquo Cependant il semble que cette fois le

reacutesultat (la gloire) nrsquoest pas au rendez-vous Car laquo agrave Balbeck ce [nrsquoest] pas la mecircme

chose raquo et dans la foule (pour la plupart des laquo sots raquo) on peut laquo distinguer quelques tecirctes

drsquohommes drsquoesprit raquo4 ce qui fait inquieacuteter un peu le religieux du reacutecit de Diderot celui

dont les traits sont emprunteacutes agrave deux historiettes du Gulistan

Le religieux dont il est question ici veut laquo precirccher le peuple raquo dans laquo le temple le plus

freacutequenteacute raquo de laquo Balbeck5 raquo Le peuple qui va ecirctre precirccheacute est laquo une foule heacutebeacuteteacuteehellip sans

mouvement et semblait attendre lrsquoacircme que [le religieux allait] lui donner raquo De lrsquoautre cocircteacute

dans la onziegraveme historiette du chapitre II du Gulistan Saadi raconte qursquoun jour laquo dans la

mosqueacutee principale de Baalbec [il disait] quelques paroles en guise de preacutedication agrave une

troupe drsquohommes glaceacutes dont le cœur eacutetait mort et qui nrsquoeacutetaient pas parvenus du monde

exteacuterieur agrave celui de la spiritualiteacute raquo6 Dans le texte de Diderot laquo le peuple baillait raquo laquo Je

mrsquoaperccedilus trop du peu drsquoempire que jrsquoavais sur mes auditeurs [hellip] ces saintes invectives

soutenues drsquoun ton de voix patheacutetique et drsquoun geste veacuteheacutement ne firent aucun effet7 raquo

Chez Saadi au mecircme endroit laquo Je vis que ma parole ne srsquoimprimait point dans leur esprit

et que le feu brucirclant de mes discours ne produisait point drsquoeffet sur le bois humide de leur

cœur raquo Drsquoailleurs une pareille situation est eacutevoqueacutee dans une autre historiette du Gulistan

laquo Aucun de ces discours ravissants des preacutedicateurs ne fait impression sur moi raquo dit un

docteur en religion agrave son pegravere La raison en est que ce jeune homme ne voit pas laquo en eux

une conduite conforme agrave leurs paroles 8 raquo la raison que Diderot a reproduite en ces

1 Ibid 2 Ibid 3 Ibid p 490 4 Ibid p 489 5 Ou Baalbek une ville au Liban 6 Gulistan p 111 (II 11) 7 Diderot Œuvres Complegravetes op cit t IV p 490 8 Gulistan p 144 (II 39)

185

termes laquo Ils [des religieux] jouaient assez bien la sainte frayeur et lrsquoadmiration mais ils

nrsquoinspiraient ni lrsquoune ni lrsquoautre1 raquo

Sur ce dernier point crsquoest-agrave-dire lrsquohypocrisie des preacutedicateurs Saadi a inseacutereacute trois

distiques dans la mecircme historiette

laquo Ils enseignent aux hommes le renoncement aux biens du monde eux-mecircmes amassent de

lrsquoargent et des grains Un sage qui possegravede la parole et rien de plus tout ce qursquoil peut dire ne

fait impression sur personne Celui-lagrave sera sage qui ne fera pas le mal il ne precircchera pas la

morale agrave lrsquohomme sans la pratiquer lui-mecircme2 raquo

Le premier distique de cette strophe est agrave son tour sujet agrave une autre imitation crsquoest-agrave-dire

qursquoagrave la maniegravere du moraliste persan precircchant le laquo renoncement aux biens du monde raquo le

religieux du texte franccedilais dit laquo Jrsquoattaquai aussi lrsquoattachement aux biens de la terre3 raquo

Comme nous le remarquons dans ces exemples les personnages de la fable de Diderot

sont identiques agrave ceux des historiettes du Gulistan leur discours est presque le mecircme et ils

se trouvent dans la mecircme ville Cependant bien que le reacutecit se deacuteroule agrave Balbeck certains

termes et expressions apparaissent et prouvent que ce lieu aussi bien que drsquoautres eacuteleacutements

du reacutecit par exemple les personnages peuvent ecirctre interchangeables Alors Balbeck

pourrait bien repreacutesenter Paris les religieux les gens de lrsquoeacuteglise (les anti-encyclopeacutedistes)

les sages les philosophes et ainsi de suite Le premier exemple est la phrase ougrave il est

question des gens de lrsquoacadeacutemie laquo hellipje vis un groupe de sages Les uns eacutetaient de la cour

les autres de lrsquoacadeacutemie4 raquo De mecircme agrave travers lrsquoopposition parallegravele des religieux et des

sages tout le long du reacutecit Diderot fait allusion au combat des philosophes contre les anti-

encyclopeacutedistes Autrement dit le texte de Diderot constitue un manifeste contre tous les

attaquant de lrsquoEncyclopeacutedie et en geacuteneacuteral contre tous les ennemis du rationalisme Il suffit

de lire ces quelques lignes du discours du religieux sur laquo la raison raquo pour approuver notre

ideacutee

laquo Jrsquoeacuteclatai contre ces hommes orgueilleux qui osent prendre confiance aux lumiegraveres de leur

raison jrsquoattaquai la raison mecircme jrsquoen voulais surtout agrave cette raison eacuteclaireacutee qursquoon appelle

sagesse Je peignis les sages comme ennemis de lrsquoEtathellip5 raquo

1 Œuvres complegravetes op cit t IV p 490 2 Gulistan p 144 3 Œuvres complegravetes Ibid 4 Œuvres complegravetes t IV p 488 5 Ibid p 490

186

De plus ces laquo gens qui voulaient de lrsquoordre de la raison de lrsquoeacuteleacutegance raquo laquo ces sages

dont je craignais si fort la censure [et qui] nrsquoeacutetaient peut-ecirctre que cinq ou six hommes

drsquoesprit raquo ces laquo quelques tecirctes drsquohommes drsquoesprit [hellip] comme les fleurs des pavots

[paraissant] parmi les eacutepis drsquoun champ de froment raquo enfin ceux qui laquo ont eacuteclaireacute Balbeck raquo

ndash lire Paris ndash tous ceux-ci ne nous suggegraverent-ils pas les laquo cinq ou six raquo philosophes et

collaborateurs de lrsquoEncyclopeacutedie Ceux eacutegalement que lrsquoon accusait drsquoecirctre laquo ennemis de

lrsquoEtat et des citoyens et du prince et des femmes du prince et des enfants du prince raquo1

Le caractegravere anticleacutericaliste du texte de Diderot arrive agrave son comble dans lrsquoavant

dernier paragraphe du texte crsquoest-agrave-dire dans le discours de lrsquoami du heacuteros lui aussi un

laquo religieux raquo Ce discours constitue un autoportrait des clergeacutes et reacutesume en quelque sorte

toutes les critiques et haines de lrsquoauteur contre ces derniers Crsquoest lrsquooccasion pour notre

philosophe franccedilais de proclamer lrsquoeacutechec de toutes tentatives contre la laquo sagesse

humaine raquo et cela par la bouche mecircme de ceux qui ont initieacute dans cette voie laquo Nous

avons fait de vains efforts pour arrecircter les progregraves de la sagesse elle marche agrave grands pas

elle se mecircle parmi le peuple elle ose se placer pregraves du trocircne raquo Selon Diderot les

laquo religieux raquo ne peuvent vivre que dans laquo les teacutenegravebres raquo ne peuvent jouir que de

laquo lrsquoerreur raquo que des laquo tourments raquo des humains

laquo Les teacutenegravebres sont dissipeacutees et la proie eacutechappe aux oiseaux de la nuit [hellip] nous ne pourrons

plus jouir de lrsquoerreur ni dans nous ni dans les autres [hellip] Nous voyons srsquoeacuteloigner de nous ce

respect du peuple auquel nous avons sacrifieacute les sentiments aimables de lrsquoamour et de lrsquoamitieacute

et les charmes de lrsquohumaniteacute [hellip] La jalousie et les regrets nous deacutevorent le plaisir nrsquohabite

point en nous et nous ne sentons notre acircme que par les passions qui la tourmentent2 raquo

Ainsi lrsquoauteur preacutepare la fin de la fable ougrave le heacuteros deacuteccedilu abuseacute par lrsquohypocrisie des

precirctres de Balbeck leur meacutepris pour des hommes quitte son laquohabit de religieux raquo pour

devenir laquo sage raquo (comme le religieux de Saadi quittant le monastegravere pour devenir savant)

laquo Je fus consterneacute de ce discours Jrsquoy pensai longtemps et avec fruit je quittai mon habit de

religieux et je me rendis chez un sage laquo Je viens me deacuterober lui dis-je agrave des hommes seacutepareacutes

de leurs semblables qui en sont haiumls et qui les haiumlssent je viens mrsquoinstruire avec vous ndash O

Sadi me reacutepondit le sage ton cœur est sensible et bienfaisant tu sais tout Vis avec nous3 raquo

1 Ibid pp 489-490 2 Ibid pp 490-491 3 Ibid p 491

187

Ainsi finit ce qursquoeacutecrivait Diderot Du Poegravete Sadi en 1762 Le texte preacutesentait drsquoune

certaine maniegravere un raccourci de la sagesse du Gulistan En fait en lisant lrsquoœuvre da Saadi

Diderot avait reconnu dans le poegravete persan laquo un philosophe raquo dont les eacutecrits suscitaient en

lui lrsquoadmiration Mais laquo cette admiration explique O H Bonnerot nrsquoest pas innocente raquo

laquo Le combat philosophique fait appel au rationalisme drsquoougrave qursquoil vienne en tant qursquooption

fondamentale de la penseacutee Ce qui explique le choix des piegraveces adapteacutees et preacutesenteacutees sous le

titre Du Poegravete Sadi1 raquo

Mais les emprunts de Diderot agrave Saadi ne se limitent pas aux six fables que nous

venons drsquoeacutenumeacuterer En novembre 1761 deux autres fables librement adapteacutees de Saadi ont

eacuteteacute publieacutees par Diderot lrsquoune dans le Journal eacutetranger laquo Le Fils qui venge sa megravere raquo

lrsquoautre dans la Correspondance litteacuteraire de Grimm laquo Chacun porte en soi son pire

ennemi raquo Enfin une neuviegraveme fable celle du laquo Page effrayeacute par la tempecircte raquo sans date

est donneacutee par M Verniegravere pour la premiegravere fois dans son article intituleacute laquo Deux anecdotes

ineacutedites de Diderot raquo2 Cette fable meacuterite drsquoecirctre analyseacutee en raison de la leccedilon politique que

Diderot en a voulu tirer Il srsquoagit de lrsquohistoriette 7 du 1er livre du Jardin des roses que le

grand philosophe du XVIIIe siegravecle a habilement remanieacutee comme suit

laquo La poegravete Sadi raconte qursquoun jour une barque portait trois personnages un philosophes un

Roi et un Enfant Il srsquoeacutelegraveve une tempecircte le philosophe tranquille meacutedite au milieu de la

Tempecircte le monarque legraveve au ciel des yeux courrouceacutes lrsquoenfant crie les cris de lrsquoenfant

impatientent le monarque le philosophe rompt le silence et dit au monarque impatienteacute est-ce

que vous ne savez pas faire taire cet enfant Non lui reacutepondit le monarque mais si vous le

savez vous vous mrsquoobligerez beaucoup drsquoexercer votre talent sur celui-lagrave Le philosophe se

legraveve prend lrsquoenfant par les cheveux le plonge dans les flots et le remet agrave sa place ougrave il se tut

Ce philosophe donnait agrave ce monarque une leccedilon dangereuse car il y a quelquefois des enfants

bien mutins Le secret de faire cesser la tempecircte eut mieux valu que celui de faire taire

lrsquoenfant3 raquo

Diderot remplace le meacutedecin de Saadi par un philosophe pour changer le sens de la

conclusion laquo Quel mystegravere y a-t-il dans cela raquo demandait le roi de Saadi et le meacutedecin

reacutepondait laquo Il nrsquoavait pas goucircteacute auparavant lrsquoincommoditeacute de lrsquoimmersion et ne

1 Olivier H Bonnerot op cit p 124 2 Paul Verniegravere laquo Deux anecdotes ineacutedites de Diderot raquo in Revue drsquoHistoire Litteacuteraire de la France 57e anneacutee ndeg 3 juillet-septembre 1957 pp 408-410 3 Ibid p 410

188

connaissait point le prix de la tranquilliteacute dont on jouit sur le vaisseau Crsquoest ainsi qursquoune

personne qui est eacuteprouveacutee par la peine connaicirct tout le prix du repos1 raquo Le changement du

meacutedecin en philosophe est agrave lui seul bien significatif pour donner un avertissement

politique le philosophe convient mieux que le meacutedecin Lrsquoanecdote de Saadi contient une

leccedilon de morale surtout pour lrsquoenfant Mais lrsquointerlocuteur de Diderot est bien le monarque

agrave qui il veut donner une leccedilon qui nrsquoest pas innocente M Verniegravere lrsquoa bien remarqueacute laquo Si

lrsquoenfant comme nous le croyons symbolise le peuple il vaudrait mieux secourir sa misegravere

que reacuteprimer ses cris Si Diderot preacutevoyait les tempecirctes reacutevolutionnaires savait-il en tant

que philosophe le moyen de les calmer laquo Il y a quelquefois des enfants bien

mutins2 raquo

Cette anecdote porte agrave neuf le chiffre des fables que Diderot a emprunteacutees agrave Saadi des

fables dont la laquo simpliciteacute raquo charmait le philosophe franccedilais laquo leurs fables sont drsquoune

simpliciteacute qui me charme raquo dit-il dans sa lettre agrave Sophie Volland 3 De ces fables

moralisatrices du poegravete persan nous avons vu que Diderot tirait parfois une laquo conclusion

philosophique raquo pour reprendre lrsquoexpression de J Proust A vrai dire crsquoest la philosophie

qui a attacheacute Diderot au poegravete Persan et nous avons montreacute comment il avait fait ses

premiegraveres connaissances avec lrsquoœuvre da Saadi en lisant lrsquoHistoria critica philosophiae de

Brucker Cependant ce nrsquoest pas dans Brucker qursquoil faut chercher les neuf fables adapteacutees

par le philosophe franccedilais ainsi que lrsquoa prouveacute J Proust dans son article laquo Diderot savait-il

aussi le persan raquo4 Ce ne sont pas non plus des paraphrases reacutealiseacutees agrave partir de la

traduction drsquoAlegravegre ni de celle de Du Ryer mais laquo des traductions originales ou des

paraphrases faites sur traduction originale raquo (telle la fable du Religieux qui abandonne son

ordre pour la socieacuteteacute des savants) Le texte de base de Diderot est donc laquo une eacutedition

bilingue (persan-latin) qui avait elle-mecircme servi agrave Brucker Musladini Sadi Rosarium

politicumhellip raquo5

Ainsi srsquoexplique la rencontre de Diderot et de Saadi rencontre qui eacutetait ineacutevitable

puisque sans le poegravete de Chiraz lrsquohistoire de la philosophie moderne de lrsquoIslam eucirct eacuteteacute

incomplegravete Mais si la lecture du Rosarium politicum correspond au deacutesir drsquoinformation de

Diderot lrsquousage qursquoil en fit dans le laquo Rosier du poegravete Sadi raquo prouve qursquoil y prit du plaisir et

qursquoil voulut le faire partager aux lecteurs eacuteclaireacutes de la Correspondance litteacuteraire de

1 Gulistan p 42 (I 7) 2 P Verniegravere op cit p 410 3 Œuvres complegravetes de Diderot op cit t XVIII p 429 4 Jacques Proust laquo Diderot savait-il aussi le persan raquo in Revue de Litteacuterature compareacutee ndeg 1 janvier-mars 1958 Paris Librairie Marcel Didier pp 94-96 5Ibid p 95

189

Grimm comme il lrsquoavait drsquoailleurs fait pour Sophie Volland En tant que philosophe

Diderot avait ainsi jugeacute lrsquoœuvre de Saadi laquo La morale de lrsquoislamisme srsquoeacutetendit et se

perfectionna avec Scheich Muslas Eddin Sadi auteur du Jardin des roses persiques raquo1 Ce

qui le charma crsquoest que

laquo Le Rosarium de Sadi nrsquoest pas un traiteacute complet de morale ce nrsquoest pas non plus un amas

informe et deacutecousu de preacuteceptes moraux il srsquoattache agrave certains points capitaux sous lesquels il

rassemble ses ideacutees ces points capitaux sont les mœurs des rois les mœurs des hommes

religieux les avantages de la continence les avantages du silence lrsquoamour et la jeunesse la

vieillesse et lrsquoimbeacutecilliteacute lrsquoeacutetude des sciences la douceur et lrsquoutiliteacute de la conversation2 raquo

Or les maximes et les sentences ne le seacuteduisent pas moins que les fables Il cite une

centaine de maximes geacuteneacuterales du Rosarium de Saadi qui selon Diderot est laquo le

monument le plus ceacutelegravebre de la sagesse de ses compatriotes raquo En voici quelques unes

laquo Lrsquoimpie est mort au milieu des vivants lrsquohomme pieux vit dans le seacutejour mecircme de la mort

Trois choses tourmentent surtout lrsquoavarice le faste et la concupiscence

Malheur au siegravecle de lrsquohomme qui sera sage dans la passion

Le monde est doux agrave lrsquoinsenseacute il est amer au sage

On srsquoenrichit en appauvrissant ses deacutesirs

La justice est la premiegravere vertu de celui qui commande

Celui-lagrave possegravede son acircme qui peut garder un secret avec son ami3 raquo

De telles sentences Diderot srsquoen est parfois servi drsquoexemple et drsquoappui dans ses

argumentations contre les ideacutees de ses adversaires Dans sa Reacutefutation drsquoHelveacutetius par

exemple il cite au moins trois fois Saadi La derniegravere sentence que nous venons de

rapporter ci haut est reprise avec quelques variantes laquo Quand je lis dans Saadi Celui-lagrave

est bien sage qui sait cacher son secret agrave son ami il est inutile de me dire dans quelle

contreacutee et sous quel gouvernement il eacutecrivait raquo4 Dans un autre endroit crsquoest Saadi lui-

mecircme qui est donneacute comme exemple pour prouver agrave son adversaire que mecircme laquo sous les

califes raquo une grande personnaliteacute eacuteclaireacutee peut se faire jour laquo Il dit Crsquoest la leacutegislation le

gouvernement qui rendent seuls un peuple stupide ou eacuteclaireacute Dites Je lrsquoaccorde de la

1 Œuvres complegravetes t XVII p 76 2 Ibid p 78 3 Ibid pp 79-81 4 Œuvres complegravetes t II p 381

190

masse mais il y eut un Saadi de grands meacutedecins sous les califes1 raquo Ou encore Diderot

raconte la fable du Mensonge qui sauve (Gulistan I 1) pour contrarier cette fois une

sentence de Saadi lui-mecircme citeacutee par Helveacutetius laquo Celui qui donne des commiseacuterations agrave

son maicirctre lave ses mains dans son propre sang Crsquoest Saadi qui le dit raquo Diderot ajoute agrave

ce propos drsquoHelveacutetius laquo Mais ce poegravete raconte qursquoun malheureux traicircneacute au supplice

chargeait le tyran drsquoimpreacutecationshellip2 raquo Et nous connaissons la suite de lrsquohistoire

Ainsi Diderot a trouveacute en Saadi de secregravetes connivences Il precircte agrave ce dernier laquo ses

ideacutees ses reacuteflexions ses conjectures ses doutes mecircmes raquo comme il les a precircteacutees aux

anciens et aux modernes3 Saadi exprime ses ideacutees envers les rois et les religieux avec une

liberteacute qui convenait agrave Diderot Alors ce dernier srsquoinspire de cette maniegravere drsquoexpression

tantocirct pour attaquer laquo les religieux raquo ennemis de son Encyclopeacutedie (la fable du religieux

qui abandonne son ordre une large paraphrase de lrsquohistoriette de Saadi) tantocirct pour donner

une leccedilon politique au roi (la fable du page effrayeacute par la tempecircte) Drsquoailleurs la morale

contenue dans le Jardin des Roses srsquoexprimait tour agrave tour avec gracircce et force sans jamais se

teinter de couleur religieuse et reacutepondait agrave lrsquoideacuteal de lrsquoEncyclopeacutedie laquo servir lrsquohumaniteacute raquo

toute entiegravere Enfin lrsquouniversaliteacute du poegravete persan srsquoaccordait avec lrsquoesprit que srsquoefforccedilait

de maintenir le Dictionnaire

Mais nrsquoest-ce pas le reacutedacteur de lrsquoarticle Beau de lrsquoEncyclopeacutedie le critique drsquoart

des salons lrsquoauteur de lrsquoessai sur la Poeacutesie dramatique qui sut saisir au-delagrave de la

traduction de Gentius la perfection estheacutetique du Gulistan ougrave lrsquoaccord entre la sagesse et la

beauteacute de lrsquoexpression poeacutetique est encore aujourdrsquohui lrsquoobjet de lrsquoadmiration des Persans

et des iranisants Il est surprenant de constater que lrsquoouvrage de Saadi ait permis agrave Diderot

de concilier les laquo lumiegraveres de la raison raquo et les laquo transports de la sensibiliteacute raquo les deux

tendances contradictoires de son tempeacuterament

Ce choix prouve qursquoau XVIIIe siegravecle par opposition agrave ce que feront plus tard les

poegravetes (le cas drsquoAndreacute Cheacutenier que nous analyserons ci-dessous) surtout ceux du XIXe

siegravecle on recherchait beaucoup moins le cocircteacute estheacutetique que le cocircteacute didactique et

philosophique de Saadi Saint-Lambert chez qui le culte de la raison est plus pousseacute que

chez les autres philosophes et qui mecircme fait jouer agrave cette derniegravere dans ses propres contes

un rocircle parfois exageacutereacute se basant sur un optimisme foncier mais un peu paradoxal

(exemple Conte de deux amis ougrave tout se reacutesout amicalement par un mariage agrave trois et ougrave

1 Ibid p 357 2 Ibid p 408 3 Voir Jacques Proust Diderot et lrsquoEncyclopeacutedie Paris Armand Colin 1962 p265

191

la jalousie est naiumlvement eacutecarteacutee comme contraire agrave la nature et agrave la raison) il se sert de

Saadi surtout pour eacutetayer le sentimentalisme raisonneur en vogue agrave lrsquoeacutepoque

4

ANDREacute CHEacuteNIER POEgraveTE GLANEUR DE QUELQUES BRINS DrsquoAMOUR DANS

LES laquo JARDINS raquo DE SAADI

Andreacute Cheacutenier (1762-1794) que G Lanson appelait le plus grand poegravete du XVIIIe

siegravecle1 et en qui Sainte-Beuve saluait le laquo plus grand classique depuis Racine raquo semble ecirctre

envoucircteacute par lrsquoexquise finesse de la poeacutesie persane Il est laquo le rossignol amant de cette

rose raquo2 laquo agrave laquelle les poegravetes persans font de si freacutequentes allusions raquo Ses Notes sur la

Perse publieacutees dans ses Œuvres Ineacutedites3 par Abel Lefranc constituent pour reprendre

lrsquoexpression de Mme N D Samsami laquo une vraie petite chrestomathie de poegravetes iraniens raquo

composeacutee drsquoextraits de la poeacutesie de Saadi de Hafez de Ferdowsi de Nakshebi et de

Jalaleddin Ruzbehan La plupart de ces extraits sont relatifs agrave lrsquoamour et puiseacutes soit dans

la Grammaire persane de Jones (publieacutee en 1781 agrave Londres) soit dans les Voyages de

Chardin Il avait pris ses notes sur les poegravetes persans pendant son seacutejour agrave Londres de

1787 agrave 1790 ougrave il travaillait en qualiteacute de consul de France

Pour donner un aperccedilu de la courte carriegravere poeacutetique de Cheacutenier et de son lien avec la

litteacuterature persane il faut dire que tout jeune il avait acquis une premiegravere notion des

contreacutees drsquoOrient simplement agrave en entendre parler son pegravere sa megravere et des amis de famille

qui y ayant fait de longs seacutejours en eacutevoquaient devant lui les souvenirs Plus tard la

lecture des reacutecits des voyageurs compleacuteta et eacutelargit lrsquoimage qursquoil srsquoeacutetait ainsi formeacutee du

monde musulman moderne Gracircce agrave lrsquoouvrage de Chardin il parcourut la Perse dans tous

les sens

Mais il ne se contentait pas de cela Pousseacute par le deacutesir curieux de srsquoinstruire des

choses drsquoOrient il voulait connaicirctre davantage les civilisations musulmanes Il avait donc

besoin drsquoouvrages plus systeacutematiques et plus techniques Pour se renseigner sur lrsquohistoire

la religion les arts les sciences les mœurs et les coutumes des contreacutees orientales il

consulta la Bibliothegraveque orientale de Bartheacuteleacutemy drsquoHerbelot ce dictionnaire si riche

1 Cf G Lanson et p Tuffreau Manuel drsquoHistoire de la Litteacuterature Franccedilaise Hachette Paris 1931 p 497 2 Andreacute Cheacutenier 3 Andreacute Cheacutenier Œuvres Ineacutedites publieacutees drsquoapregraves les manuscrits originaux par Abel Lefranc Paris Edouard Champion 1914

192

drsquoeacuterudition Cheacutenier rechercha partout les eacutechantillons de ces litteacuteratures que des

traductions lui rendaient accessibles En outre pour peacuteneacutetrer le geacutenie des Orientaux il

deacutecida drsquoapprendre leurs langues Il se mit par exemple agrave eacutetudier avec une sorte de

passion pendant qursquoil eacutetait en Angleterre la langue et la litteacuterature persanes1 Crsquoest

pourquoi il se procura la Grammaire persane de Jones qui en mecircme temps qursquoelle pouvait

lrsquoaider agrave srsquoinitier aux eacuteleacutements de la langue mettait agrave sa porteacutee plusieurs morceaux

inteacuteressants des principaux poegravetes et philosophes de la Perse Il ne se contenta pas de

recopier de longs extraits des chefs-drsquoœuvre de Saadi de Hafez de Ferdowsi et des autres

poegravetes iraniens que citait Jones en anglais agrave titre drsquoeacutechantillons de la litteacuterature persane Il

apprit lrsquoalphabet et un certain nombre de mots persans Quelques-unes des piegraveces citeacutees par

Jones en particulier la fable du jardinier et du rossignol lui auraient donneacute des images

originales pour les eacuteleacutegies orientales Quant agrave la connaissance qursquoAndreacute Cheacutenier avait

acquise de la langue persane il devait lrsquoutiliser un jour pour deacuteguiser dans un iambe eacutecrit agrave

Saint-Lazare un nom propre et des chiffres qursquoil eucirct eacuteteacute dangereux drsquoy laisser deviner

Comme nous venons de dire Cheacutenier avait extrait et noteacute de nombreux vers des

poegravemes persans Srsquoil les avait imiteacutes comme il en avait apparemment le dessein il lrsquoeucirct

fait encore dans les Eleacutegies ou dans lrsquoArt drsquoaimer Tel est le cas du plus grand nombre de

ceux qursquoil a copieacutes drsquoapregraves Jones odes ou fragments des poegravemes de Hafez de Saadi de

Nakshebi fable en vers et en prose du laquo Jardinier et du Rossignol raquo ils deacutepeignent au

moyen de meacutetaphores et drsquoimages originales et gracieuses les charmes de la bien-aimeacutee

ou expriment drsquoune maniegravere assez neuve les sentiments eacuteprouveacutes par les amants

passionneacutes

laquo Elle avance elle heacutesite elle traicircne ses pas

Grande blanche Sa tecircte aux attraits deacutelicats

Est pencheacutee Elle rit mais agrave demi troubleacutee

Drsquoun leacuteger vecirctement couverte et non voileacutee

Le Gange a fileacute lrsquoor qui de ses noirs cheveux

Dans un reacuteseau de soie emprisonne les nœuds [hellip]

Le diamant en feu lumineuse merveille

Presse son doigt de rose et pend agrave son oreille

Son beau sein eacuteclatant de jeunesse et drsquoamour

Et srsquoeacutelegraveve et repousse un preacutecieux contour [hellip]

Nageant dans les langueurs drsquoune amoureuse flamme

1 Cf Paul Dimoff La Vie et lrsquoœuvre drsquoAndreacute Cheacutenier jusqursquoagrave la Reacutevolution Franccedilaise 1762-1790 Paris E Droz 1936 tome 1 p 267

193

Et sa voix sur un luth voluptueux accents

Lui soupire en chanson la langue des Persans1 raquo

Mais certains des passages des poegravetes persans traitent des sujets bien diffeacuterents et sont

drsquoun ton tout autre ils auraient pu prendre place dans des ouvrages tregraves divers Parmi les

citations assez nombreuses et importantes faites par Chardin Andreacute Cheacutenier a ainsi

remarqueacute et noteacute des morceaux traduits laquo des vers qui sont au commencement des œuvres

de Cheic Sahdy raquo et forment comme laquo la preacuteface contenant le sujet du livre raquo2 Saadi en

une suite de comparaisons charmantes y deacutefinit ses intentions et y appreacutecie modestement

le reacutesultat de ses efforts de mecircme dit-il laquo que qui vient du Caire apport et du sucre et

qursquoon fait preacutesent agrave ses amis des choses rares des lieux ougrave on a eacuteteacute raquo il a deacutesireacute offrir agrave ses

lecteurs laquo des choses plus douces que le sucre nonhellip ce sucre que les hommes gourmands

mangent en substance mais [hellip] celui que les maicirctres de la science portent enfermeacute dans

le papier [hellip] il nrsquoy a point drsquoendroit ougrave je nrsquoaye fait quelque profit en chaque grange jrsquoai

pris un eacutepi pour lrsquoapporter3 raquo Et Cheacutenier agrave son tour a glaneacute en chaque endroit des jardins

de Saadi qursquoil visitait Modifieacutees ou transposeacutees ces notes ces comparaisons se precirctaient agrave

revecirctir drsquoune couleur inattendue les lieux communs qui pour un poegravete franccedilais aussi bien

que pour un poegravete persan sont agrave quelques variantes pregraves la matiegravere des preacutefaces et des

prologues

Cheacutenier a aussi repris deux fables de Saadi traduites par Chardin

laquo Un jour que jrsquoeacutetais dans le bain un de mes amis me preacutesenta une piegravece drsquoargile odorifeacuterante

(une sorte drsquoargile onctueuse que les Persans parfument avec de lrsquoessence de roses et dont ils

se servent dans les bains au lieu de savon remarque le grammairien - note Cheacutenier-) Je la

pris et lui dis Es-tu de musc ou drsquoambre gris Car je suis charmeacute de ton odeur deacutelicieuse

Elle me reacutepondit Je nrsquoeacutetais qursquoune miseacuterable piegravece drsquoargile mais ayant eacuteteacute pendant quelque

temps en compagnie de la rose la douce qualiteacute de ma compagne me fut communiqueacutee sans

cela je nrsquoaurai eacuteteacute qursquoun morceau de terre comme je la parais (Sadi)4 raquo

laquo Il y avait un aimable et tendre jeune homme qui eacutetait accordeacute en mariage agrave une tregraves belle

fille Jrsquoai lu qursquoun jour qursquoils cinglaient en pleine mer ils tombegraverent ensemble dans un gouffre

Le marinier ayant entrepris de sauver le jeune homme et tendant la main celui-ci srsquoeacutecria en

montrant du doit son amante que les vagues submergeaient Laisse-moi et prends la main de

ma bien-aimeacutee Ces paroles furent admireacutees de tous les spectateurs qui lrsquoentendirent en

1 Eleacutegies t III II 2 2 Chardin Voyages eacuted 1811 tome 5 chapitre XIV laquo de la Poeacutesie raquo pp 127-139 3 Ibid p 274 4 Cheacutenier Œuvres ineacutedites op cit p 272 Cette fable se trouve dans le Gulistan preacuteface pp 7-8

194

expirant prononcer ces mots Nrsquoapprenez point la leccedilon drsquoamour du miseacuterable qui oublie son

amante agrave lrsquoheure du danger1 raquo

Et drsquoune autre fable de Saadi il a retenu un vers expressif laquo lui au contraire se mordait

les doigts pour srsquoempecirccher de rire raquo dont il a ensuite tireacute ces deux vers laquo hellip les heacuteros de

lrsquoempire se mordaient les cinq doigts pour srsquoempecirccher de rire raquo

Enfin il a pris dans Chardin un fragment drsquoune Lettre drsquoavis aux rois pour le bon

gouvernement dans lequel est formuleacutee avec simpliciteacute et bonhomie une regravegle utile de

conduite agrave lrsquousage des puissants Sans preacutetendre deviner quelle destination Cheacutenier

reacuteservait agrave ces deux derniers emprunts agrave supposer qursquoil le sucirct deacutejagrave on peut tenir pour agrave peu

pregraves certain qursquoil les aurait employeacutes ailleurs que dans ses poeacutesies amoureuses En lisant

les textes persans contenus dans la grammaire de Jones il a de mecircme recueilli parfois des

sentences morales ou philosophiques des apologues des vers satiriques qursquoil ne songeait

vraisemblablement pas agrave faire entrer dans lrsquoArt drsquoaimer ni dans les Eleacutegies

Les textes de Saadi auraient donc joueacute dans lrsquoœuvre drsquoAndreacute Cheacutenier si cette œuvre

eucirct eacuteteacute acheveacutee un rocircle plus eacutetendu qursquoil ne paraicirct drsquoabord Ses notes sont loin drsquoecirctre

reacuteunies uniquement dans un souci drsquoeacuterudition pour servir agrave lrsquoHistoire geacuteneacuterale des

litteacuteratures dont il caressait le projet depuis longtemps Une chose reste cependant sucircre

crsquoest que Cheacutenier rassemblait toutes ses notes pour les transformer un jour laquo demain raquo dit-

il en de beaux poegravemes

laquo Moi je suis ce fondeur de mes eacutecrits en foule

Je preacutepare longtemps et la forme et le moule

Puis sur tous agrave la fois je fais couler lrsquoairain

Rien nrsquoest fait aujourdrsquohui tout sera fait demain2 raquo

Malheureusement il nrsquoy aura pas de laquo demain raquo pour ce jeune poegravete arrecircteacute puis

emprisonneacute en mars 1794 il est condamneacute agrave mort et guillotineacute le 25 juillet 1794

Nous terminons le passage sur Cheacutenier avec ce jugement drsquoAbel Lefranc qui a effectueacute

le preacutecieux travail de publier les textes ineacutedits de ce geacutenie que la litteacuterature franccedilaise a

perdu preacutematureacutement

1 Ibid p 273 2 A Cheacutenier Œuvres posthumes drsquoAndreacute Cheacutenier Paris Guillaume libraire 1826 p 61

195

laquo Le poegravete avait admirablement compris tout ce que les litteacuteratures orientales ndash chinoise et

persane notamment ndash pouvaient apporter agrave la nocirctre drsquoinspirations nouvelles et de thegravemes

impreacutevus Ici encore il devance son eacutepoque Celui qursquoon a pu appeler agrave juste raison le dernier

des grands classiques avait entrevu les horizons que le romantisme allait ouvrir un peu plus

tard1 raquo

Andreacute Cheacutenier a donc ouvert une nouvelle voie que la geacuteneacuteration suivante suivra

comme une tradition Deacutesormais ce sont plutocirct les aspects pittoresques et amoureux de la

poeacutesie de Saadi que les poegravetes romantiques aussi bien que les autres lettreacutes du XIXe siegravecle

deacutecouvriront passionneacutement

1 Ibid p XXXVI

196

TROISIEgraveME PARTIE

SAADI REacuteCEPTION DU XIXe SIEgraveCLE ET DE

LrsquoEacutePOQUE CONTEMPORAINE

197

CHAPITRE PREMIER

SAADI DANS LA LITTEacuteRATURE FRANCcedilAISE DU

XIXe SIEgraveCLE

De tous les poegravetes orientaux Saadi est peut-ecirctre le seul qui puisse ecirctre compris en Europe le seul qui puisse y conserver en partie la populariteacute dont il jouit chez les lecteurs musulmans Crsquoest qursquoil offre tout au moins dans le Gulistan un ensemble de qualiteacutes telles que les reacuteclame lrsquoestheacutetique moderne Barbier de Meynard La Poeacutesie en Perse

Au deacutebut du XIXe siegravecle Saadi eacutetait deacutejagrave bien connu en France au moins dans les

milieux savants et litteacuteraires De sorte qursquoagrave la parution de la traduction du Gulistan par

Semelet en18341 les critiques reprochaient agrave ce dernier de ne pas avoir consacreacute ses

travaux agrave laquo un auteur moins connu raquo Dans sa preacuteface le traducteur dit laquo Je dois reacutepondre

deux mots agrave la critique assez malaviseacutee que lrsquoon mrsquoa dit avoir eacuteteacute faite par quelques

personnes sur le choix de lrsquoouvrage auquel jrsquoai particuliegraverement consacreacute mes travaux

Jrsquoaurais ducirc a-t-on dit mrsquooccuper drsquoun auteur moins connu raquo2 A ce reproche Semelet

reacutepond drsquoabord qursquoil nrsquoy avait jusque lagrave aucune traduction litteacuterale du Gulistan en France

et qursquoun tel travail faisait deacutefaut Ensuite il ajoute qursquoil ne voyait aucun inconveacutenient agrave

traduire les bons ouvrages dans le but de les multiplier pour laquo [venir] agrave bout de leur faire

produire les fruits salutaires qursquoils renferment raquo3 Pour Semelet comme pour bien drsquoautres

hommes de lettres et critiques drsquoailleurs Saadi occupe le mecircme rang que les grands

eacutecrivains et poegravetes franccedilais dont la freacutequence des eacuteditions non seulement ne peut ecirctre chose

reprochable mais au contraire un fait fructueux

laquo Se plaint-on qursquoil y ait trop drsquoeacuteditions de Bossuet de la Fontaine de Racine de Moliegravere de

Montesquieu de Voltaire de Jean-Jacques etc La grande multipliciteacute de leurs ouvrages ne

peut ecirctre qursquoagrave lrsquoavantage des acqueacutereurs et de la science Notre auteur peut aller de pair avec

1 Gulistan ou le Parterre de Fleurs du cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz traduit litteacuteralementhellip par N Semelet Paris Imprimerie Royale 1834 2 Ibid pp 1-2 3 Ibid p 2

198

ceux que je viens de citer il vaut ceux dont Horace recommande la lecture nuit et jour par ce

vers de son Art poeacutetique Nocturnacirc versate manu versate diurnacirc1 raquo

Cette ideacutee de la renommeacute de Saadi au deacutebut du XIXe siegravecle un autre orientaliste lrsquoa

confirmeacutee quelques anneacutees plus tard dans le Journal Asiatique laquo helliple plus ceacutelegravebre des

poegravetes persans le grand moraliste dont lrsquoimmense reacuteputation a retenti jusqursquoen Europe ougrave

ses ouvrages sont connus non seulement des orientalistes mais des litteacuterateurs des gens

du monde2 raquo

Les raisons de cette renommeacutee il faut les chercher non seulement chez les diffeacuterents

auteurs du siegravecle passeacute dont les eacutecrits faisaient lrsquoœuvre de propagande de Saadi mais aussi

dans les eacuteveacutenements socioculturels et politiques du deacutebut du XIXe siegravecle qui contribuaient

agrave faire laquo retentir raquo pour reprendre le mot de Garcin de Tassy le nom de Saadi Le plus

important de ces eacuteveacutenements eacutetait la creacuteation de la chaire de persan au Collegravege de France

Depuis plusieurs geacuteneacuterations on travaillait agrave assembler les textes orientaux agrave forger les

outils neacutecessaires agrave leur compreacutehension puis agrave traduire les œuvres que lrsquoon jugeait les plus

importantes En 1795 en pleine Reacutevolution srsquoouvre agrave la Bibliothegraveque Nationale (puis dans

drsquoautres locaux) la nouvelle Ecole des Langues orientales Lrsquoun des premiers

enseignements donneacutes est celui du persan assureacute par Louis Langlegraves (1763-1824)

Lrsquoalliance conclue quelques anneacutees apregraves (1805) avec lrsquoIran par Napoleacuteon jouera un rocircle

stimulant pour les eacutetudes iraniennes

Plus tard en 1822 est creacuteeacutee la Socieacuteteacute Asiatique ougrave degraves le deacutebut les eacutetudes

concernant lrsquoIran forment une discipline reconnue et consideacutereacutee Antoine-Isaac Sylvestre

de Sacy (1758-1838) lrsquoorientaliste le plus admireacute et le grand reacuteorganisateur des eacutetudes

orientales en France est nommeacute le preacutesident de la premiegravere seacuteance fonction qursquoil gardera

jusqursquoen 1829 et de 1832 agrave 1835 Autoriteacute unanimement reconnue et incontesteacutee ce grand

orientaliste avait les meilleures relations aupregraves du gouvernement et dans la haute socieacuteteacute

de la Restauration ainsi que dans toute lrsquoEurope savante Professeur au Collegravege de France

depuis 1808 il eacutetait titulaire de la toute nouvelle chaire de persan et a pu former de

nombreux disciples en France et agrave lrsquoeacutetranger

Lrsquoenseignement de la langue persane exigeait eacutevidemment des textes persans et leurs

traductions en franccedilais outils fondamentaux de lrsquoapprentissage Dans cet objectif quels

textes meilleurs que ceux de Saadi le modegravele ideacuteal et le plus connu de la langue persane

1 Ibid 2 Garcin de Tassy laquo Saadi Auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal Asiatique janvier 1843 p 5

199

On y trouvait agrave la fois de la prose et de la poeacutesie mieux encore nous lrsquoavons deacutejagrave montreacute

son style eacutetait simple et en mecircme temps agreacuteable agrave lire la grammaire bien respecteacutee et les

sujets dont il parlait eacutetaient parfaitement utiles Il ne restait donc qursquoagrave procurer ce genre de

textes aux amateurs et connaisseurs de la langue persane qui agrave en croire les remarques des

traducteurs et des enseignants de cette langue devenaient de plus en plus nombreux Crsquoest

ainsi que Semelet lrsquoun des traducteurs du Gulistan au XIXe siegravecle disait dans la preacuteface de

sa traduction laquo Jrsquoai trouveacute la justification de mon entreprise dans le nombre des

exemplaires vendus qui deacutepasse le nombre des amateurs de la langue persane qui restent

en France1 raquo

Saadi devenait ainsi de plus en plus la cible de lrsquoattention des orientalistes des eacuterudits

des litteacuterateurs enfin de tous ceux qui srsquointeacuteressaient drsquoune faccedilon ou drsquoune autre agrave la

langue et la litteacuterature persanes Par conseacutequent il a fallu de nouveau traduire et eacutediter son

œuvre Ce besoin fut tel que lrsquoon voit apparaicirctre durant ce siegravecle non seulement plusieurs

traductions du Gulistan ndash parmi lesquelles la plus creacutedible ndash mais aussi la premiegravere

traduction complegravete du Boustan Plus inteacuteressant encore crsquoest lrsquoeacutedition de chacun de ces

deux ouvrages en persan leur langue drsquoorigine De ce point de vue le XIXe siegravecle reste un

siegravecle riche de traductions et drsquoeacuteditions des ouvrages de Saadi en France

1

LES TRADUCTIONS

Jusqursquoau XIXe siegravecle il nrsquoexistait pas encore en France une traduction de Saadi

reacutealiseacutee selon une meacutethode rigoureuse Au XVIIe siegravecle Du Ryer avait bien donneacute du

Gulistan une version fragmentaire et tregraves libre Apregraves lui au XVIIIe siegravecle DrsquoAlegravegre et

Gaudin en avaient publieacute des traductions qursquoils preacutetendaient nouvelles et complegravetes mais

qui plates et sans poeacutesie ne leur font pas beaucoup honneur On manquait de versions

inteacutegrales du Boustan du Gulistan du Conseil aux rois des poeacutesies lyriques et des autres

opuscules de Saadi Ce fut lrsquoœuvre drsquoexcellents orientalistes comme Sylvestre de Sacy

Defreacutemery Barbier de Meynard et de bien drsquoautres moins reacuteputeacutes tels que Tancoigne ou

Semelet dont les tentatives ont contribueacute sans doute agrave assurer la valeur de lrsquoorientalisme

franccedilais

1 Gulistan ou le Parterre de Fleurs traduit par N Semelet op cit p 2

200

Crsquoest ainsi qursquoen 1819 J M Tancoigne qui avait appartenu en qualiteacute drsquoAttacheacute agrave la

derniegravere ambassade de France en Perse tenta dans le second volume de ses Lettres sur la

Perse et la Turquie drsquoAsie une traduction nouvelle du Gulistan1 Dateacutee de Teacuteheacuteran le 15

mai 1808 la lettre 26 au commencement de laquelle on relegraveve une erreur grossiegravere de

chronologie (Saadi laquo vivait dans le quatorziegraveme siegravecle raquo eacutecrit lrsquoauteur et reacutepeacutetera V

Hugo ) contient des observations personnelles du traducteur sur sa meacutethode de travail

laquo Jrsquoai tacirccheacute drsquoaccommoder ma traduction au geacutenie de notre langue pour la rendre plus

intelligible et pour eacuteviter les reacutepeacutetitions freacutequentes qui se trouvent dans mon auteur

Toutes les fois qursquoil mrsquoa eacuteteacute possible de le faire sans tomber dans cet inconveacutenient je lrsquoai

rendu litteacuteralement2 raquo Ensuite apregraves avoir donneacute la traduction de la preacuteface et de quelques

anecdotes du premier livre Tancoigne remarque qursquoen fait de maximes et de sentences

laquo les Orientaux ont eacuteteacute nos premiers maicirctres et que sous ce rapport nos meilleurs

moralistes leur ont fait et leur font encore tous les jours plus drsquoun emprunt raquo

Pour appreacutecier son louable deacutesir de rendre exactement la penseacutee et la phrase de Saadi

il convient de rapprocher une page bien connue du Gulistan du passage correspondant tregraves

litteacuteralement rendu par Semelet

Tancoigne Lettres t II p 95 Semelet Gulistan pp 32-33

laquo Une nuit je reacutefleacutechissais sur les temps Passeacutes

et je regrettais amegraverement les jours que jrsquoavais

perdus dans ma vie les larmes que je reacutepandais

soulageaient mon cœur et je me mis agrave reacuteciter

ces vers qui faisaient allusion agrave mon eacutetat laquo O

toi qui es parvenu agrave lrsquoacircge de cinquante ans et

qui passes toujours ta vie dans lrsquooisiveteacute mets

du moins agrave profit les cinq jours qui te restent

Il srsquoest couvert de honte celui qui a quitteacute ce

monde sans srsquoy ecirctre rendu utile la mort a

frappeacute les timbales du deacutepart et il nrsquoeacutetait pas

precirct Le sommeil du matin qui soulage le

voyageur de ses fatigues lui fait oublier qursquoil

doit continuer sa route raquo

laquoUne nuit je reacutefleacutechissais aux jours passeacutes et je

mrsquoaffligeais sur la vie perdue et je perccedilais la

capsule de la pierre de mon cœur avec le diamant

de lrsquoeau de mon œil et je disais ces vers analogues

agrave ma situation A chaque instant un souffle

srsquoeacutechappe de la vie Lorsque jrsquoy fais attention il

nrsquoen reste pas beaucoup O toi ta cinquantaine est

passeacutee et tu es dans le sommeil Peut-ecirctre

comprendras-tu ces cinq jours (qui te restent)

Honteuse est cette personne qui est partie et nrsquoa

rien fait On a frappeacute la tambour du deacutepart et il nrsquoa

pas fait son paquet Au matin du voyage le doux

sommeil empecircche le pieacuteton de partir raquo

1 J M Tancoigne Lettres sur la Perse et la Turquie drsquoAsie Paris Nepveu 1819 2 Ibid t II pp 91-92

201

Le travail de Tancoigne agrave coup sucircr beaucoup plus heureux que celui de Semelet (que

lrsquoon compare laquo les larmes que je reacutepandais soulageaient mon cœur raquo et le pathos laquo je

perccedilais la capsule de la pierre de mon cœur avec le diamant de lrsquoeau de mon œil raquo)

teacutemoigne drsquoun sens tregraves vif et tout moderne de la traduction Celle-ci en geacuteneacuteral se tient

honorablement dans un juste milieu Partielle puisque seule la preacuteface et le premier

chapitre ont eacuteteacute traduits elle srsquoadresse beaucoup plus au grand public qursquoaux eacuterudits En

tout cas il est indeacuteniable qursquoelle a eacuteteacute eacutetablie sur le texte mecircme selon toute vraisemblance

avec la collaboration drsquoun Persan de sorte qursquoelle peut ecirctre consideacutereacutee comme supeacuterieure agrave

toutes celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee

Avant drsquooffrir au public sa traduction du Gulistan Semelet publia en 1828 pour la

premiegravere fois en France une eacutedition autographique de lrsquooriginal en beaux caractegraveres

naskhi Le Parterre de Fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sacircdi de Chiraz1 Cette eacutedition a eacuteteacute

utiliseacutee notamment par Defreacutemery pour sa traduction du Gulistan2 Elle a servi ndash crsquoest du

mecircme coup souligner sa valeur ndash de base agrave tous les travaux entrepris par la suite Six ans

plus tard parut le Gulistan ou le Parterre de Fleurs accompagneacute drsquoun abondant

commentaire historique et grammatical3 Cette traduction faite comme le deacuteclare son

auteur laquo exclusivement pour celles [les personnes] qui veulent eacutetudier le persan raquo4 se

distingue notamment par son excessive litteacuteraliteacute aujourdrsquohui inacceptable qui donne

vraiment un calque parfait du texte persan Si un pareil systegraveme comporte entre autres

avantages celui de pouvoir appreacutecier la valeur drsquoautres traductions anteacuterieures ou plus

reacutecentes en revanche il ne fait de nos jours que paraicirctre deacutemodeacute et vieilli

Sous preacutetexte de respecter laquo toute la couleur locale raquo de son modegravele le trop scrupuleux

Semelet nrsquoa point su deacutebarrasser son mot agrave mot drsquoexpressions suspectes ridicules

impossibles en franccedilais Il ne srsquoest pas non plus rendu compte que des images fort belles

en persan ne preacutesentent pas toujours un sens coheacuterent en franccedilais La Preacuteface nous en offre

maints exemples laquo Chaque respiration qui descend est extenseur de la vie et lorsqursquoelle

remonte elle est recreacuteant lrsquoacircme raquo5 Pas plus que le lourd participe preacutesent agrave la fin de la

phrase le mot laquo extenseur raquo nrsquoest possible mecircme de nos jours ougrave le vocabulaire sportif a

en quelque sorte incorporeacute ce terme dans le langage courant Un peu plus loin on trouve

1 Le Parterre de Fleurs du Cheikh Moslih-eddin Sacircdi de Chiraz eacutedition autographique publieacutee par M N Semelet Paris M J Cluis 1828 2 Un compte rendu de cette traduction a eacuteteacute publieacute dans le Journal Asiatique 1828 1 p 400 3 Gulistan ou le parterre de fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz traduit litteacuteralement sur lrsquoeacutedition autographique du texte publieacute en 1828 avec des notes historiques et grammaticales par N Semelet membre de la Socieacuteteacute asiatique de Paris Deacutedieacute au roi Paris Imprimerie royale 1834 4 Ibid preacuteface p 27 5 Ibid

202

ces lignes laquo Il [Dieu] a dit au tapissier du vent du matin qursquoil eacutetendicirct le tapis couleur

drsquoeacutemeraude et il a ordonneacute agrave la nourrice du nuage printanier qursquoelle nourricirct les filles des

plantes dans le berceau de la terre1 raquo laquo Le tapissier du vent du matin raquo laquo la nourrice du

nuage printanier raquo laquo les filles des plantes raquo ce sont lagrave agrave la fois de nombreuses

personnifications injustifieacutees et dont lrsquoassemblage monstrueux ne laisse pas drsquoecirctre

choquant Il exalte ensuite le bonheur de laquo celui qui a remporteacute la boule de mail des bonnes

œuvres raquo et oubliant lrsquoexpression deacutesormais classique de Rabelais parle de laquo quiconque

mangera sa semaille en verdure raquo2

Comme on le voit Semelet cherche par son deacutesir de tregraves bien faire agrave mettre agrave la place

de chaque mot persan son eacutequivalent franccedilais et son laquo franccedilais-persan raquo ainsi qursquoil le

deacutesigne se preacutesente sous lrsquoaspect drsquoun effrayant amas de phrases peu franccedilaises qui font

regretter la laquo belle infidegravele raquo de lrsquoabbeacute Gaudin ou lrsquoamusant pastiche de Diderot

En effectuant une traduction deacutefinitive du Gulistan3 Charles Defreacutemery (1822-1883) a

voulu eacuteviter le grave deacutefaut dans lequel son preacutedeacutecesseur eacutetait tombeacute calquer le franccedilais

sur le persan et accumuler un langage preacutetentieux et ennuyeux Volontiers litteacuteraire sa

traduction demeure toutefois tregraves fidegravele de sorte qursquoelle est consideacutereacutee agrave juste titre comme

un modegravele drsquoexactitude et drsquoeacuterudition solide et sobre Quand on la parcourt aujourdrsquohui

pregraves drsquoun siegravecle et demi apregraves et qursquoon songe aux preacuteceacutedentes on a lrsquoimpression que crsquoest

alors la premiegravere fois en France que Saadi a eacuteteacute tireacute de la poussiegravere des bibliothegraveques ougrave

son œuvre sommeillait et qursquoon a enfin chercheacute agrave le rendre accessible au public

Ainsi donc le Gulistan avait deacutesormais en France une bonne eacutedition et une traduction

remarquable Restait le Boustan lrsquoautre chef-drsquoœuvre de Saadi Le diplomate Nicolas

ayant senti cette lacune deacutecida de traduire le poegraveme en entier Ses missions officielles en

Perse ses relations avec le monde intellectuel musulman et sa connaissance de la langue

persane le rendaient capable de cette importante tacircche Degraves 1869 il publie agrave titre de

speacutecimen en utilisant une eacutedition des Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi une brochure

drsquoune cinquantaine de pages qui contient la preacuteface du Boustan et une partie du livre

premier Or rappeleacute peu de temps apregraves agrave Teacuteheacuteran par ses fonctions il mourut sans avoir

acheveacute son travail Cet essai qursquoil importe drsquoutiliser avec prudence en raison de la meacutethode

1 Ibid p 28 2 Ibid p 33 3Gulistan ou le Parterre de Roses traduit du persan sur les meilleurs textes imprimeacutes et manuscrits et

accompagneacute de notes historiques geacuteographiques et litteacuteraires par Charles Defreacutemery Paris Firmin Didot 1858 On trouvera un important compte rendu de ce livre par Barbier de Meynard dans le Journal Asiatique 1858 XII p 599-604 et J Mohl Ibid 1859 XIV p 62 laquo traduction aussi fidegravele mais moins calqueacutee sur la phrase persane que celle de Semelet raquo

203

peu sucircre de lrsquoauteur nrsquoest pas cependant agrave neacutegliger Mais lrsquoœuvre certes la plus

remarquable et tant attendue puisque jusqursquoalors on ne disposait que de fragments

disperseacutes dans les revues savantes fut celle de Barbier de Meynard (1827-1908) qui parut

agrave Paris en 18801 Etablie sur lrsquoeacutedition persane de Soudi ayant beacuteneacuteficieacute drsquoautre part des

gloses de nombreuses eacuteditions orientales cette version due agrave un orientaliste de grande

eacuterudition est la plus creacutedible quoiqursquoelle srsquoeacutecarte parfois du texte mais au demeurant

laquo tacircche de se tenir agrave eacutegale distance du strict mot agrave mot [hellip] et drsquoun excegraves drsquoeacuteleacutegance2 raquo

Dans ce bref rappel des diffeacuterentes traductions franccedilaises de Saadi au XIXe siegravecle il

nrsquoest sans doute pas inutile de rappeler que de nombreux fragments de ses poeacutesies parurent

dans les diffeacuterentes revues de lrsquoeacutepoque Mais ce qui est tregraves important crsquoest la traduction

en langue provenccedilale du Gulistan Il srsquoagit de Istori Causido Dou Gulistan Revira Dou

Persan par L Piat3 Cet eacuteveacutenement suffirait agrave lui seul pour montrer la place qursquooccupait cet

ouvrage de Saadi au XIXe siegravecle Lrsquoouvrage de M Piat comprend 104 pages et contient 82

historiettes traduites en provenccedilal

M E Hamelin a eacutecrit un compte rendu tregraves deacutetailleacute sur cette derniegravere traduction4 Dans

la premiegravere partie de son discours qui abonde en riches aperccedilus E Hamelin indique par

quels caractegraveres et par quels meacuterites srsquoexplique la seacuteduction exerceacutee par Saadi sur lrsquoesprit

des lettreacutes au XVIIe et au XVIIIe siegravecles laquo Le Gulistan dit-il semble avoir eacuteteacute au XVIIIe

siegravecle une œuvre de preacutedilection pour bon nombre drsquoesprits seacuterieux et distingueacutes raquo5 Puis

apregraves avoir souligneacute les qualiteacutes exteacuterieures du Gulistan il insiste sur sa valeur

documentaire et sur sa signification geacuteneacuterale Il srsquoapplique agrave expliquer lrsquoœuvre par

lrsquohomme sa riche expeacuterience personnelle ses longs voyages les preacutecieux teacutemoignages

vivants qursquoil en rapporta pour eacutelaborer sa laquo morale en action raquo Il consacre une page agrave son

attitude devant le problegraveme du monde et de la destineacutee humaine Enfin dans un important

paragraphe il preacutesente la traduction elle est en prose mecircleacutee de vers comme lrsquooriginal

1 Le Boustan ou Verger poegraveme persan de Saadi traduit pour la premiegravere fois en franccedilais avec une introduction et des notes par A C Barbier de Meynard Paris Leroux 1880 2 Barbier de Meynard Journal Asiatique 1880 VIIe seacuterie tome XV p 364 laquo Crsquoest cette eacutedition [de Soudi seconde moitieacute du XVIe siegravecle] qui a servi de base agrave la traduction franccedilaise [hellip] Elle tacircche de se tenir agrave eacutegale distance du strict mot agrave mot qui est souvent la pire des infideacuteliteacutes et drsquoun excegraves drsquoeacuteleacutegance obtenue aux deacutepens de la penseacutee du poegravete raquo Cf le compte rendu de Renan Ibid juillet 1880 VIIe seacuterie tome XVI p 30 laquo M Barbier de Meynard vient de combler une lacune dans notre litteacuterature savante en nous donnant une traduction du Boustan Cette lecture sera sucircrement une fecircte pour tous les hommes de goucirct Saadi est vraiment un des nocirctres raquo 3 Istori Causido Dou Gulistan Revira Dou Persan per L Piat Montpellier Imprimerie Centrale du Midi Hamelin Fregraveres 1888 4 Ernest Hamelin La Litteacuterature orientale en France au XVIIe et au XVIIIe siegravecle Le Gulistan de Saadi et sa traduction du persan en provenccedilal Montpellier Imprimerie Centrale du Midi Hamelin Fregraveres 1888 5 Ibid p 17

204

que L Piat srsquoest efforceacute de laquo rendre avec la mecircme tournure et la mecircme mesure que ceux de

lrsquooriginal raquo1 En outre nous apprenons que le traducteur a fait un choix drsquoanecdotes et que

son œuvre nrsquooffre que des extraits car il a ducirc laisser de cocircteacute laquo tout ce qui dans un auteur

oriental aurait pu choquer nos ideacutees morales raquo2

Ainsi drsquoimmenses progregraves ont eacuteteacute reacutealiseacutes dans la connaissance de lrsquoœuvre saadienne

Une expeacuterience concluante le prouve les eacuterudits drsquoaujourdrsquohui nrsquoont pas cru neacutecessaire

drsquoameacuteliorer les traductions de Defreacutemery et de Barbier de Meynard qui ont reacutesisteacute au

temps et qui sont destineacutees agrave rendre pendant longtemps encore des services consideacuterables

dans toute eacutetude du Boustan et du Gulistan

2

OUVRAGES ORIENTALISTES ET REVUES

Au XIXe siegravecle et avec la croissance de plus en plus rapide de lrsquoorientalisme en

France on est teacutemoin de lrsquoapparition de nombreux livres et articles sur la litteacuterature des

pays orientaux Naturellement le nom de Saadi lrsquoun des plus populaires en Orient

apparaicirct dans presque tous ces ouvrages Toutes les encyclopeacutedies les dictionnaires les

divers recueils fournissent sur lrsquohomme et son œuvre de longs articles par drsquoeacuteminents

orientalistes Ceux-ci fouillent tous les ouvrages de Saadi et les soumettent agrave une critique

seacutevegravere

Crsquoest ainsi qursquoen 1819 Silvestre de Sacy (1758-1838) lrsquoorientaliste reacuteputeacute publie sa

traduction du Pend-Nameh drsquoAttar3 Ce qui attire lrsquoattention dans cette publication crsquoest la

traduction drsquoun des poegravemes preacuteliminaires du Boustan laquo mise par lrsquoeacutediteur agrave la tecircte du texte

persan raquo Il srsquoagit du laquo paneacutegyrique drsquoAbou-Bakr fils de Saad fils de Zengui raquo que Saadi a

placeacute au commencement de son livre pour le deacutedier au roi Lrsquoeacutediteur de Sylvestre de Sacy

voulant faire la mecircme chose pour Louis XVIII a emprunteacute les vers de Saadi et y a fait laquo les

changements neacutecessaires pour les appliquer agrave [son] sujet raquo4 par exemple il a remplaceacute le

nom drsquoAbou-Bakr par Louis a introduit la France dans le poegraveme et ainsi de suite

1 Ibid p 20 2 Ibid p 21 3 Pend-Nameh ou Le Livre des conseils traduit et publieacute par Silvestre de Sacy Paris Debure Fregraveres 1819 4 Ibid p XXXVII

205

laquo France jouis sous lrsquoempire de ton auguste souverain de tout le bonheur qui fut accordeacute agrave la

Perse aux jours de Nouschireacutevan Fut-il jamais monarque plus zeacuteleacute pour les inteacuterecircts de la

religion et de la justice que LOUIS rejeton drsquoun sang illustre le chef des nobles la couronne

des grands la joie de la France lrsquohonneur de lrsquounivers Quel est le mortel qui deacutesire trouver un

abri contre lrsquoinjustice du sort en vain il en chercherait un hors des provinces soumises au

sceptre de LOUIS1 raquo

Le paneacutegyriste termine son discours par ces vers de Hafez

laquo Roi favoriseacute du ciel daigne je trsquoen conjure au nom de Dieu acceacuteder au vœu que je forme

qursquoil me soit permis dans ton auguste palais de baiser la poussiegravere de tes pieds rivale de la

sphegravere ceacuteleste2 raquo

Un autre ouvrage de Silvestre de Sacy la Chrestomathie arabe ou extraits de divers

eacutecrivains arabes (1826-1827) est un recueil laquo agrave lrsquousage des eacutelegraveves de lrsquoEcole royale et

speacuteciale des langues orientales vivantes raquo Bien que le titre parle des textes arabes on

trouve eacutegalement dans le livre des textes traduits des poegravetes persans par exemple ceux de

Qazvini et de Saadi Dans une note sur laquo les amours du rossignol et de la rose [qui] sont

ceacuteleacutebreacutes par tous les poegravetes orientaux raquo et comme un bon exemple agrave ce genre de poeacutesie

monsieur de Sacy donne le texte persan et la traduction drsquoune laquo fable eacuteleacutegante de Saadi raquo

tireacutee des Majales (Seacuteances) laquo Le Rossignol et la fourmi raquo 3 Au mecircme endroit le

traducteur parle eacutegalement de laquo grands rapports entre cette fable et celle de la Cigale et la

Fourmi de La Fontaine raquo

Un an apregraves la publication de la Chrestomathie arabe le 3 deacutecembre 1828 Le Globe

publie un article consacreacute agrave lrsquoeacutedition autographique du Parterre de fleurs par M N

Semelet4 Lrsquoarticle commence par lrsquoeacutevocation de la populariteacute du Gulistan en Europe et

cite Saint-Lambert et Voltaire comme quelques imitateurs de Saadi

laquo Parmi les ouvrages orientaux traduits ou imiteacutes dans nos langues drsquoEurope il en est peu si

lrsquoon excepte les Mille et une Nuits qui jouissent drsquoune reacuteputation aussi meacuteriteacutee que le Gulistan

de Sadi Plusieurs traductions allemandes franccedilaises et anglaises quelques imitations de Saint-

1 Ibid p XXXI Voir le poegraveme da Saadi dans le Boustan p 10-12 2 Ibid p XXXIV 3 Voir Silvestre de Sacy Chrestomathie arabe ou Extraits de divers eacutecrivains arabes Paris Imprimerie Royale 1826-1827 tome III pp 502-504 La fable de Saadi se trouve dans Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 825 4 laquo Le Parterre de fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz Edition autographique publieacutee par M N Semelet raquo in Le Globe recueil philosophique politique et litteacuteraire t VI ndeg 116 Paris 3 deacutecembre 1828 p 873

206

Lambert et de Voltaire prouvent que ce recueil a droit drsquointeacuteresser les personnes mecircme qui

nrsquoont point fait de lrsquoarabe et du persan lrsquoobjet drsquoune eacutetude speacuteciale1 raquo

La suite de lrsquoarticle donne un bref portrait de Saadi un aperccedilu de son mysticisme et de sa

laquo doctrine morale raquo le plan du Gulistan et sa preacuteface et quelques renseignements sur le

travail de Semelet

En 1833 un laquo Hymne de Saady poegravete persan raquo est publieacute dans Le Magasin

pittoresque2 Le texte dont lrsquoauteur nrsquoest pas mentionneacute est la traduction des premiers vers

de la preacuteface du Gulistan sur les bienfaits de Dieu En voici quelques lignes laquo Qui

pourrait compter les perfections de Dieu quel est celui qui lui a rendu des actions de

gracircces suffisantes pour un seul de ses innombrables bienfaits Il a deacuteployeacute la vaste tenture

de lrsquounivers et il y a semeacute les couleurs les plus varieacutees et les plus seacuteduisanteshellip3 raquo

A son tour Garcin de Tassy (1794-1878) un autre orientaliste ceacutelegravebre du siegravecle publie

dans le Journal Asiatique du janvier 1843 un article intituleacute laquo Saadi auteur des premiegraveres

poeacutesies hindoustani raquo Lrsquoauteur de lrsquoarticle apregraves avoir traceacute la biographie et les voyages

de Saadi surtout son voyage en Inde et la fameuse aventure de lrsquoidole de Somenath essaie

de preacutesenter le poegravete persan comme lrsquoauteur des laquo monuments les plus anciens de la poeacutesie

hindoustani raquo4 Pour preuve agrave son ideacutee il srsquoappuie sur les vers tireacutes du Gulistan et du

Boustan

Le mecircme auteur publie en 1876 un recueil de textes orientaux intituleacute Alleacutegories

reacutecits poeacutetiques et chants populaires5 Lrsquoouvrage est composeacute des textes traduits de

lrsquoarabe du persan de lrsquohindoustani et du turc Une quinzaine de pages sont consacreacutees au

Pend-Nameh ou Livres des conseils de Saadi librement traduits et reacutepartis en XXII

chapitres

Un an apregraves le ceacutelegravebre traducteur du Boustan6 Barbier de Meynard (1826-1908) eacutecrit

un livre critique sur La Poeacutesie en Perse7 Ce petit livre de 74 pages contient de preacutecieux

informations et commentaires sur la poeacutesie classique persane et naturellement sur la

1 Ibid 2 laquo Hymne de Saadi poegravete persan raquo in Le Magasin pittoresque publieacute sous la direction drsquoEdouard Charton premiegravere anneacutee Paris Aux Bureaux drsquoabonnement et de vente 1833 p 350 3 Ibid 4 Garcin de Tassy laquo Saadi auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal Asiatique Paris Imprimerie Royale 1843 pp 5-27 5 Garcin de Tassy Alleacutegories reacutecits poeacutetiques et chants populaires traduits de lrsquoarabe du persan de lrsquohindoustani et du turc Paris Leroux 1876 6 Il est eacutegalement le traducteur du Shacirch-Nacircmeh (Le Livre des Rois) de Ferdowsi on dit que crsquoest la premiegravere traduction europeacuteenne de cette œuvre majeure 7 Barbier de Meynard La Poeacutesie en Perse leccedilon drsquoouverture faite au Collegravege de France le 4 deacutecembre 1876 Paris E Leroux 1877

207

poeacutesie de Saadi En lisant lrsquoouvrage on remarque tregraves vite la grande eacuterudition de son

auteur et sa connaissance solide sur la litteacuterature persane dont il preacutesente tour agrave tour les

poegravetes les thegravemes le langage la morale le mysticisme le lyrisme la peacuteriode de sa

deacutecadence etc De mecircme nombreuses sont les pages consacreacutees agrave la poeacutesie de Saadi dont

les qualiteacutes sont ainsi deacutecrites

laquo On rencontre chez lui plus drsquoun trait qui rappelle la finesse drsquoHorace la faciliteacute eacuteleacutegante

drsquoOvide la verve railleuse de Rabelais la bonhomie de La Fontaine [hellip] ces mecircmes qualiteacutes

se retrouvent dans le Boustan cet autre chef-drsquoœuvre de la poeacutesie persane moins connu

pourtant parmi nous parce qursquoil exige une attention plus soutenuehellip1 raquo

Enfin en 1890 Edouard Montagne (1830-1899) publie Les Leacutegendes de la Perse2 un

recueil de dix articles3 dont trois sur les poegravetes Hafez Attar et Saadi Les quarante pages4

traitant de la poeacutesie de ce dernier constituent lrsquoun des articles critiques les plus deacutetailleacutes

eacutecrits sur Saadi au cours du XIXe siegravecle

3

laquo GULISTAN raquo SUR SCEgraveNE

En 1805 Poisson de la Chabeaussiegravere (1752- 1820) publie un opeacutera-comique en trois

actes intituleacute Gulistan ou le Hulla de Samarcande Le titre est lui-mecircme significatif et

montre deacutejagrave que lrsquoauteur connaissait Saadi Il avait lu les eacutetudes orientalistes effectueacutees sur

la litteacuterature persane et bien eacutevidemment le Gulistan

Degraves sa premiegravere repreacutesentation en 1805 la piegravece eut un grand succegraves Elle fut encore

joueacutee plus tard en 1807 1821 et 1823 Elle repreacutesente agrave la maniegravere des comeacutedies du siegravecle

classique et celles du siegravecle preacuteceacutedent le reacutecit de deux amoureux seacutepareacutes par un triste

destin et qui par lrsquointermeacutediaire drsquoun bienfaiteur se retrouvent dans un deacutenouement

heureux Le cadre de la piegravece rappelle surtout Arlequin ou la femme reacutepudieacutee de Le Sage

Mais on y retrouve eacutegalement des eacuteleacutements qui nous font absolument penser au Gulistan

1 Ibid p 48 2 Edouard Montagne Les Leacutegendes de la Perse Paris E Bouillon 1890 3 Voici les titres des articles La Planegravete de Veacutenus Les leacutegendes de la Perse Gage toucheacute Le Nigaristan de Keacutemal-Pasha La Nouvelle Aspasie Hafiz et Tamerlan Scheikh-Attar Saadi La Leacutegende de Pharaon Les Oiseaux de Psaphon 4 Ibid pp 303-343

208

de Saadi Le premier en est le nom du heacuteros Gulistan qui repreacutesente drsquoailleurs le titre de

cet opeacutera- comique Et nous allons voir que ce personnage non seulement porte le nom de

lrsquoouvrage de Saadi mais aussi qursquoil a beaucoup de traits communs avec ce poegravete persan

La scegravene se passe agrave Samarcande Le heacuteros Gulistan est un poegravete qui ne possegravede au

monde que son luth et ses chansons de belles chansons drsquoamour qursquoil chante lui-mecircme en

jouant du luth Il habite dans un petit reacuteduit pratiqueacute dans le mur drsquoun grand palais laquo une

espegravece de niche comme pour mettre un mendiant agrave lrsquoabri des injures de lrsquoair raquo1 Dans cette

meacutediocre demeure laquo long de quatre pieds sur deux de large raquo (Hulla 5)2 et malgreacute sa

pauvreteacute Gulistan se sent heureux il a laquo reposeacute sur ce banc de pierre mieux que dans le lit

drsquoun courtisan raquo (Hulla 3) et nrsquoa laquo jamais goucircteacute agrave la cour un repas aussi doux que dans ce

reacuteduit hospitalier raquo (Hulla 6) Lagrave il vit deacutetacheacute de tout sauf de son amour pour Dilara sa

bien-aimeacutee que le sort a seacutepareacutee de lui mais qursquoil aime toujours Il court le monde comme

laquo un oiseau de passage raquo et dans ses recircves il espegravere toujours retrouver sa maicirctresse

Pourtant dans son passeacute et jusqursquoagrave cette douloureuse seacuteparation Gulistan vivait en

grand seigneur et il eacutetait laquo le favori du dernier roi raquo (Hulla 6) Jusqursquoau jour ougrave il fait la

connaissance drsquoune belle et charmante jeune fille nommeacutee Dilara Il en tombe amoureux et

envisage de lrsquoeacutepouser Par malheur le roi qui avait entendu parler de la maicirctresse de

Gulistan laquo deacutesira la connaicirctre [et] elle ne lui parut que trop belle raquo (Hulla 6) Alors pour

eacuteviter une situation encore pire les deux jeunes amoureux embarquent pour fuir le pays

Mais une deuxiegraveme meacutesaventure les attendent sur mer leur vaisseau est pris par un

corsaire qui a la barbarie de les seacuteparer Dilara est vendue agrave un riche commerccedilant et

Gulistan lui est laquo conduit esclave agrave Tunis raquo (Hulla 6) Lagrave un Europeacuteen son laquo compagnon

drsquoinfortune raquo lui apprend agrave chanter et agrave jouer du luth Enfin un jour gracircce agrave son luth et agrave

ses chansons Gulistan arrive agrave srsquoeacutechapper et agrave regagner Samarcande On lui apprend que le

roi son ancien protecteur est mort et que son fils le prince eacutepris de justice et de chariteacute

lrsquoa remplaceacute3 Ce prince doit sa vie agrave Gulistan car ce dernier lrsquoa autrefois sauveacute de la

colegravere de son pegravere qui lrsquoavait condamneacute agrave mourir Il eacutecrit alors une lettre au nouveau roi

espeacuterant gagner sa faveur Mais cette lettre reste toujours sans reacuteponse

1 Poisson de la Chabeaussiegravere Gulistan ou le Hulla de Samarcande opeacutera-comique en trois actes Paris Mme Masson 1805 p 3 2 Pour plus de faciliteacute et eacuteviter toute confusion entre le Gulistan de Saadi et le Gulistan ou le Hulla de Samarcande de La Chabeaussiegravere nous donnons les reacutefeacuterences qui renvoient agrave ce dernier ouvrage apregraves les citations et entre parenthegraveses Ainsi Hulla renvoie agrave la piegravece de La Chabeaussiegravere et le chiffre qui le suit au numeacutero de la page ougrave se trouve la citation 3 A rapprocher avec la succession agrave son pegravere de Saad Ibn Atabek Zangui qui eacutetait protecteur des artistes Voir notre passage sur les derniegraveres anneacutees de Saadi premiegravere partie chapitre I (13)

209

Cependant lrsquoinconnu agrave qui Gulistan raconte toutes ses meacutesaventures nrsquoest personne

que le jeune roi lui-mecircme deacuteguiseacute en mendiant Ce prince est deacutejagrave au courant de la

disgracircce de son pegravere envers Gulistan et veut srsquoassurer de la sinceacuteriteacute de ce dernier Apregraves

avoir entendu tout ce qui eacutetait arriveacute au malheureux poegravete il lui promet de le soulager de

ses peines et de le proteacuteger

Pendant ce temps de lrsquoautre cocircteacute du mur qui sert de logement agrave Gulistan crsquoest-agrave-dire

dans le palais de Taher bien des eacuteveacutenements se preacuteparent Taher est un riche neacutegociant de

Samarcande et il srsquoest marieacute il y a deux jours avec Zulmeacute une de ses esclaves qui est fort

belle Mais Zulmeacute nrsquoeacuteprouve aucun sentiment [drsquoamour] envers Taher et a refuseacute de se

soumettre agrave lui Hier dans un accegraves de colegravere Taher lrsquoa reacutepudieacutee et aujourdrsquohui accableacute de

remords veut la reprendre Pourtant ce nrsquoest pas tregraves facile drsquoeacutepouser une femme que lrsquoon

vient de reacutepudier par un triple serment Car selon laquo la loi de Mahomet raquo deacutesormais Zulmeacute

ne peut ecirctre unie agrave Taher laquo qursquoauparavant elle nrsquoait eacuteteacute marieacutee agrave un autre homme et

reacutepudieacutee par luiraquo (Hulla 14) Ce second mari est appeleacute le hulla1 (drsquoougrave le sous-titre de la

piegravece) et laquo doit au moins passer une nuit tecircte-agrave-tecircte avec [sa] femme raquo (Hulla 15) Crsquoest lagrave

le grand souci de Taher la belle Zulmeacute laquo tout le monde lrsquoeacutepousera avec plaisir mais ougrave

trouver un mari qui veuille la reacutepudier tout de suite raquo (Hulla 14) Ce problegraveme et le

remegravede que lrsquoon essaiera drsquoy trouver crsquoest-agrave-dire le hulla constituent lrsquointrigue principale

de la piegravece

Pour remeacutedier agrave son problegraveme Taher recourt au cadi et lui demande conseil Ce

dernier nrsquoest en fait que le jeune prince qui apparaicirct cette fois en costume de cadi Il sait

tout avant mecircme que le malheureux mari lui ait expliqueacute son aventure car dans la place

qursquoil occupe laquo on sait tout ce qui se passe on entend tout ce qui se dit [hellip] Et mecircme ce qui

ne se dit pas raquo (Hulla 14) Le cadi propose comme hulla Gulistan le laquo pauvre diable qui

va chanter dans les caravanseacuterails raquo (Hulla 15) Il explique ensuite qursquoen choisissant le

pauvre Gulistan on ne risquera rien de sa part et qursquoil reacutepudiera Zulmeacute le lendemain matin

sans aucun doute A Taher qui a toujours peur que Gulistan veuille garder sa Zulmeacute une

fois marieacute avec elle le cadi avance cet argument rassurant laquo Le hulla qui veut garder une

femme doit suivant une loi formelle lui donner un asile lui assurer un domaine

convenable et prouver qursquoil est neacute de parents honnecirctes or Gulistan est sans parents et

drsquoailleurs il est si pauvre qursquoil ne pourrait remplir aucune de ces conditions raquo (Hulla 16)

On cherche alors Gulistan et on lrsquoamegravene aupregraves du cadi

1 On lrsquoappelle laquo mohallel raquo en arabe et en persan

210

Surpris par son arrestation Gulistan deacuteclare qursquoil nrsquoa laquo rien agrave deacutemecircler avec la justice raquo

(Hulla 19) et crie son innocence Mais quand il srsquoapproche du cadi il le reconnaicirct tout de

suite crsquoest le voyageur avec qui il parlait ce matin et qui avait promis de le proteacuteger Il

est encore plus eacutetonneacute en voyant son laquo protecteur raquo derriegravere tous ces eacuteveacutenements Pourtant

ce dernier le rassure et lui demande un peu de patience en lui disant que tout ce qui lui

arrive aujourdrsquohui laquo eacutetait traceacute dans le grand livre des destins raquo (Hulla 19) Car il sait que

Gulistan est laquo fataliste raquo

Alors la ceacutereacutemonie du mariage a lieu dans les plus grandes pompes dans un salon

eacuteleacutegant du palais mecircme de Taher laquo A nom de Mahomet raquo le cadi proclame Gulistan hulla

et on laisse les nouveaux marieacutes seuls et dans lrsquoobscuriteacute Tout est bien preacutepareacute drsquoavance

pour que cette nuit de tecircte agrave tecircte soit la plus courte possible et que rien ne se passe entre les

eacutepoux la ceacutereacutemonie ne se fait qursquoapregraves minuit et degraves le creacutepuscule Taher pourra reprendre

sa femme Pour plus de sucircreteacute on a dit agrave Gulistan qursquoil allait eacutepouser une vieille femme

pas du tout jolie laquo meacutechante avare colegravere hellip raquo (Hulla 29) De lrsquoautre cocircteacute on a assureacute

Zulmeacute que son nouveau mari eacutetait laquo un mendiant de profession un de ces miseacuterables qui se

precirctent agrave tout pour avoir de lrsquoor raquo (Hulla 25) ou encore laquo un homme mal eacuteleveacute raquo (Hulla

33) Ainsi aucun des deux nrsquoaura inteacuterecirct agrave garder son eacutepoux et ils consentiront donc

facilement agrave se seacuteparer Mais une surprise attend ces nouveaux marieacutes et surtout Taher

Assis dans lrsquoobscuriteacute se tournant le dos le couple attend lrsquoarriveacutee du jour sans

eacutechanger la moindre parole Pour passer le temps Gulistan prend son luth et se met agrave

chanter laquo le point du jour raquo Inutile La nuit est interminable De plus sa femme est laquo bien

silencieuse raquo et laquo crsquoest singulier pour une vieille femme raquo (Hulla 33) se dit Gulistan Il

deacutecide donc de rompre le silence et laquo drsquoentamer la conversation avec la vieille raquo (Hulla

34) Il srsquoapproche de Zulmeacute et aperccediloit qursquoelle a laquo une taille eacuteleacutegante raquo et laquo de la tournure raquo

Elle nrsquoest donc pas vieille il comprend alors que lrsquoon lui a menti sur lrsquoacircge de son eacutepouse

Le mecircme sentiment du cocircteacute de Zulmeacute Ils eacutechangent encore quelques mots en

srsquoapprochant de plus en plus Chacun de son cocircteacute eacuteprouve dans son cœur un sentiment

eacutetrange qui lrsquoattire vers lrsquoautre A ce moment-lagrave Taher qui assiste de loin agrave la ceacutereacutemonie

sort de la coulisse et se preacutecipite vers hulla en lui rappelant que le jour vient de

commencer Il veut empecirccher le couple de srsquounir Deacutejagrave crsquoest un peu trop tard Gulistan et

Zulmeacute (Nadir et Dilara) srsquoaperccediloivent se reconnaissent et se jettent lrsquoun dans les bras de

lrsquoautre Crsquoest en vain que Taher leur demande de se seacuteparer en offrant une bourse agrave

Gulistan Celui-ci ayant retrouveacute son amour apregraves tant drsquoanneacutees drsquoeacuteloignement reacutepond

laquo Plutocirct cent fois perdre la vie raquo (Hulla 37)

211

Mais est-ce que le hulla a le droit de garder sa femme La loi est formelle lagrave-dessus et

exige des conditions que le nouvel eacutepoux doit remplir laquo dot raquo laquo asile raquo laquo parents raquo Aux

questions que lui pose le cadi sur ces trois conditions Gulistan riposte par des reacuteponses qui

lui viennent les premiegraveres agrave lrsquoesprit celles qui sont drsquoailleurs les meilleures il logera sa

femme laquo dans le palais du roi raquo il lui donnera pour dot laquo trois cent mille sequins raquo et

laquo deux dromadaires chargeacutes drsquoor raquo enfin en ce qui concerne ses propres parents il

preacutetend ecirctre laquo le fils du grand vizir raquo (Hulla 39-40) Ces mensonges qursquoavance Gulistan

inquiegravetent Dilara surtout qursquoil a trompeacute le cadi Le pauvre Gulistan reacutepond laquo Jrsquoai fait les

premiegraveres reacuteponses qui me sont venues dans lrsquoesprit bien convaincu que dans un grand

danger lrsquoessentiel est de gagner du temps raquo (Hulla 45) Il essaie ensuite de calmer son

eacutepouse en lui redonnant la confiance En fait il est persuadeacute qursquolaquoun dieu puissant et

protecteur veille toujours sur lrsquoinnocence raquo (Hulla 45)

La fin de la piegravece affirme cette conviction de Gulistan De sorte que dans le comble de

leur malheur on voit de loin deux dromadaires chargeacutes de marchandises et drsquoeacutetoffes

preacutecieuses qui descendent vers Samarcande Ils ont eacuteteacute envoyeacutes par le grand vizir Massoud

pour son cher fils Gulistan Le problegraveme de dot et drsquoun bon parent est ainsi reacutesolu Pour le

logement le roi apparaicirct en personne et dit agrave Dilara qursquoil va la loger dans son palais

Finalement le roi reconnaicirct qursquoil doit sa couronne agrave Gulistan ndash son ancien protecteur

Nadir Et en guise de reacutecompense et en reacuteponse agrave la lettre de Gulistan qui lui demandait sa

faveur (jusqursquoici resteacutee sans reacuteponse) le roi a preacutemeacutediteacute tous ces plans pour le rendre

heureux Il a fait de sorte que son grand vizir adopte Gulistan pour fils et lui envoie la dot

dont il avait besoin Et dans ce beau jour de fecircte pour comble de joie le roi laquo ordonne raquo agrave

Gulistan drsquolaquo ecirctre heureux raquo

Ainsi se termine lrsquoopeacutera-comique de La Chabeaussiegravere dans lequel on repegravere de

nombreux emprunts au Gulistan de Saadi Ces emprunts sont divers [eacutevoque] allant de la

personnaliteacute mecircme de Saadi sa biographie ses ideacutees sa morale son ironie jusqursquoau nom

de son ouvrage ses personnages les lieux les reacutecits qui srsquoy trouvent et le ton geacuteneacuteral qui y

regravegne

Commenccedilons par le heacuteros de la piegravece Gulistan qui porte le nom du livre de Saadi Ils

sont tous deux poegravetes Le heacuteros de Chabaussiegravere a surtout eacuteteacute le laquo favori raquo du dernier roi

dans son passeacute et gagnera eacutegalement la faveur du jeune roi au deacutenouement de la piegravece

Rappelons-nous ici que Saadi eacutetait proteacutegeacute par le roi Atabek Saad Ibn Zangui celui qui

lrsquoenvoya faire ses eacutetudes agrave Bagdad mais aussi qursquoil jouissait drsquoun grand respect aupregraves du

212

prince Saad Ibn Atabek Zangui qui succeacuteda agrave son pegravere1 Aussi le poegravete Gulistan laquo si

renommeacute par la gaicircteacute de son caractegravere raquo a une laquo bonne humeur raquo et des laquo saillies raquo qui

divertissaient le roi (Hulla 6) Un trait qui est incontournable chez Saadi drsquoautant plus que

ses traits drsquoesprit sont destineacutes agrave divertir tout le monde et pas seulement les rois Le poegravete

persan a dit de lui-mecircme laquo La majeure partie des discours de Sadi excite la joie et est

mecircleacutee drsquoagreacutement 2 raquo Lisons ici quelques exemples de ces laquo saillies raquo chez ces deux

poegravetes ce qui nous rafraicircchira lrsquoesprit ce qui ne sera pas sans inteacuterecirct

Dans la page 29 du Gulistan ou le Hulla de Samarcande on assiste au dialogue entre

Gulistan et Taher avant que la ceacutereacutemonie du mariage commence Gulistan boit du bon vin

alors que Taher essaie de lui donner les derniegraveres instructions

laquo Taher Crsquoest du vin du Chypre il ne veut pas grand-chose

Gulistan apregraves avoir bu Parfait en veacuteriteacute

Taher bas au cady Voyez donc comme le coquin boit (Haut agrave Gulistan) Le vin de Chypre

porte agrave la tecircte

Gulistan Ma foi seigneur Taher si votre femme valait votre vinhellip raquo

Et quelques lignes plus loin toujours agrave propos de la femme de Taher

laquo Gulistan Elle a sans doute drsquoexcellentes qualiteacutes

Taher Point du tout elle est meacutechante avare colegraverehellip

Gulistan se levant Ce serait vraiment dommage de deacutesunir un couple si bien assortihellip raquo

Chez Saadi nous avons choisi ces deux passages du Gulistan

laquo Un certain roi dit agrave un religieux laquo Te souviens-tu jamais de nous raquo Il reacutepondit

laquo Oui certes toutes les fois que jrsquooublie Dieu raquo3

laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est le

meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment-lagrave tu

ne vexes personne4 raquo

1 Les poegravemes composeacutes pour faire lrsquoeacuteloge de ces deux rois sont tregraves nombreux dans le Gulistan et le Boustan 2 Gulistan p 349 conclusion du livre 3 Gulistan p 115 (II 15) 4 Ibid p 47 I 12

213

Un autre trait de ressemblance entre ces deux poegravetes ce sont leurs ideacutees que lrsquoon

trouve exprimeacutees agrave travers leurs propos Sur la question du fatalisme ils partagent presque

les mecircmes ideacutees Gulistan dit laquo Il eacutetait eacutecrit dans le livre des destins que je mrsquoendormirais

sur les deacutegreacutes drsquoun trocircne et que je mrsquoeacuteveillerais sur un grabat raquo Et agrave la grande surprise de

lrsquoinconnu qui lui demande srsquoil est laquo fataliste raquo il reacutepond laquo Oui par goucirct et par principe je

ne songe jamais au lendemain raquo (Hulla 7) Ou encore vers la fin de la piegravece quand il

essaie de rester optimiste sur son sort laquo Je me repose en ce moment Sur le destin et la

justice raquo (Hulla 45)1 Quant agrave Saadi les biographes et les orientalistes ont parfois insisteacute

sur ce trait de personnaliteacute du poegravete persan en le deacutefinissant comme un fataliste

Il va de mecircme pour leurs ideacutees sur laquo la conduite des rois raquo2 Selon Gulistan laquo la

faveur des princes se perd comme elle se gagne un caprice la fait naicirctre un caprice la

deacutetruit raquo (Hulla 6) Ici La Chabeaussiegravere a repris ce passage de la quinziegraveme historiette du

premier chapitre du Gulistan laquo Il faut se tenir sur ses gardes contre les changements du

caractegravere des rois parce que tantocirct ils se mettent en colegravere pour un salut et tantocirct ils

donnent un habit drsquohonneur en retour drsquoune injure3 raquo

Puisqursquoil est question des rois ajoutons ici que le choix des personnages de la part de

La Chabeaussiegravere eacutegalement est bien significatif pour lrsquoideacutee que nous sommes en train de

deacutevelopper dans ce passage Crsquoest-agrave-dire que les personnages du Gulistan ou Le Hulla de

Samarcande sont presque les mecircmes que lrsquoon rencontre freacutequemment dans le Gulistan de

Saadi roi derviche ndash auxquels Saadi a consacreacute deux chapitres entiers de son ouvrage ndash

vizir cadi riche commerccedilant mendiant esclave A ce choix il faudrait peut-ecirctre ajouter

celui des lieux ougrave se deacuteroule lrsquoaction de la piegravece mais aussi les lieux qursquoeacutevoquent les

personnages en racontant leur passeacute Samarcande Tunis Chypre caravanseacuterail palais

des lieux freacutequemment citeacutes dans lrsquoœuvre de Saadi et qui rappellent les voyages que celui-

ci a effectueacutes pendant sa vie

A lrsquoexemple de Saadi qui a passeacute un tiers de sa vie en voyage et dont la biographie est

marqueacutee par les vicissitudes de la fortune4 Gulistan a beaucoup voyageacute laquo Je cours le

monde je suis un oiseau de passage raquo (Hulla 5) De plus il est laquo un exemple bien frappant

des vicissitudes humaines raquo (Hulla 6) Dans lrsquoeacutevocation du passeacute de ce personnage La

1 On rencontre beaucoup drsquoautres passages encore ougrave Gulistan exprime ce genre de reacuteflexions par exemple laquo Et laissons lrsquoaveugle fortune Se diriger au greacute des vents raquo (p 4) laquo Tout ce qui vous arrive aujourdrsquohui eacutetait traceacute dans le grand livre des destins raquo (p 19) 2 Titre du premier chapitre du Gulistan de Saadi 3 Gulistan p 54 I 15 Cette ideacutee Saadi lrsquoa reformuleacutee ainsi dans le huitiegraveme chapitre p 312 laquo On ne peut se fier en lrsquoamitieacute des rois et il ne faut pas ecirctre seacuteduit par lrsquoagreacuteable voix des jeunes garccedilons car celle-lagrave est changeacutee sur une simple imagination et celle-ci est alteacutereacutee par un songe (crsquoest-agrave-dire par la puberteacute) raquo 4 Voir les pages 16-21 de notre travail concernant les voyages de Saadi

214

Chabeaussiegravere a sans doute eacuteteacute inspireacute de lrsquohistoriette 31 1 du deuxiegraveme chapitre du

Gulistan celle que lrsquoon trouve eacutegalement rapporteacutee dans la plupart des biographies eacutecrites

sur Saadi Dans cette historiette comme nous avons vu dans la premiegravere partie de ce

travail2 Saadi raconte qursquoagrave Tripoli il a eacuteteacute prisonnier des Francs et obligeacute ensuite aux

travaux forceacutes jusqursquoagrave ce que lrsquoun de ses amis drsquoAlep le rachegravete et le libegravere Dans la piegravece

de La Chabeaussiegravere le heacuteros apregraves avoir eacuteteacute tristement seacutepareacute de sa maicirctresse est

laquo conduit esclave agrave Tunis raquo et agrave lrsquoaide drsquolaquoun Europeacuteen raquo il arrive agrave srsquoeacutechapper 3 Le

dramaturge a donc remplaceacute laquo Tripoli raquo et laquo un ami drsquoAlep raquo respectivement par laquo Tunis raquo

et laquo un Europeacuteen raquo4 Apregraves sa fuite Gulistan retourne agrave Samarcande il apprend que le roi

est mort et que son fils lrsquoa succeacutedeacute Quant agrave Saadi il rentre agrave Chiraz au moment du regravegne

de Saad Ebn Zangui qui avait succeacutedeacute agrave son pegravere Enfin agrave son retour agrave Samarcande

Gulistan choisit laquo un petit logement eacuteconomique raquo (Hulla 7) pareil agrave Saadi qui prend

demeure dans un modeste ermitage aux alentours de Chiraz quand il regagne cette ville

apregraves de longues anneacutees de voyage

Mais La Chabeaussiegravere a eacutegalement puiseacute il nous semble dans une autre historiette du

Gulistan pour tracer le passeacute de son heacuteros Crsquoest la dix-neuviegraveme historiette du cinquiegraveme

chapitre qui commence ainsi laquo On conta agrave un certain roi arabe lrsquohistoire de Leiumlla et de

Medjnoun raquo et quelques lignes plus loin Saadi continue laquo Il vint agrave lrsquoesprit du roi

drsquoexaminer la beauteacute de Leiumllahellip raquo5 On ne peut srsquoempecirccher de penser agrave cette historiette

quand on lit dans Hulla laquo Ayant entendu parler de ma maicirctresse il [roi] deacutesira la

connaicirctre elle ne lui parut que trop belle raquo (p 6) Sauf que dans le reacutecit de Saadi

contrairement agrave celui de La Chabeaussiegravere la maicirctresse de Medjnoun ne plaicirct pas du tout

au roi (p 4 Conservons au sein de lrsquoorage Et mon amour et ma gaicircteacute Derniegravere

historiette du chapitre cinq ougrave le heacuteros conserve son amour mecircme dans la tempecircte sur

mer)

Enfin un troisiegraveme reacutecit du Gulistan pourrait bien ecirctre agrave lrsquoorigine drsquoun eacutepisode du

Hulla Il srsquoagit de lrsquohistoriette inaugurant le premier chapitre du Gulistan donc la plus

connue en raison de sa position au deacutebut du livre Lagrave un roi ordonne de tuer un esclave

Celui-ci dans son malheur se met agrave insulter le roi dans sa propre langue Le roi demande agrave

1 Cette historiette est la trente-deuxiegraveme dans la traduction de Defreacutemery p 134 En fait il srsquoagit drsquoune erreur dans la numeacuterotation des historiettes car on passe de la vingt-septiegraveme historiette (p 128) agrave la vingt-neuviegraveme (p 129) Crsquoest pourquoi dans la traduction de Defreacutemery le nombre des historiettes du deuxiegraveme chapitre est porteacute agrave 48 alors qursquoil nrsquoy en a que 47 2 Cf notre analyse sur cette historiette p 6 3 Gulistan ou Le Hulla de Samarcande p 6 4 Voir J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 304 5 Gulistan pp 247-248 V 19

215

son vizir ce que lui disait lrsquoesclave Le vizir un homme bienveillant reacutepond ainsi laquo O

Seigneur il dit laquo Et ceux qui retiennent leur colegravere et ceux qui pardonnent aux hommes

Dieu aime ceux qui font le bien1 raquo Par cette reacuteponse mensongegravere le vizir eacutevite le danger

qui menaccedilait le malheureux esclave et lui sauve la vie Et quelques lignes plus loin le

poegravete deacuteduit ce preacutecepte laquo Le mensonge mecircleacute drsquoutiliteacute est preacutefeacuterable agrave la veacuteriteacute qui excite

des troubles2 raquo Cette situation est agrave comparer avec lrsquoeacutepisode du Hulla ougrave Gulistan par

peur de perdre sa bien-aimeacutee pour toujours preacutefegravere mentir aux questions que lui pose le

cadi laquo Mais aussi pourquoi tromper le Cady raquo lui demande Dilara Parce que Gulistan

est laquo bien convaincu que dans un grand danger lrsquoessentiel est de gagner du temps raquo

(Hulla 45) On pense agrave la premiegravere histoire du Gulistan dont la morale est qursquoun mensonge

qui engendre la paix et la bonne volonteacute est preacutefeacuterable agrave une veacuteriteacute qui produit des

contestations

Jusqursquoici nous avons montreacute dans quelle mesure lrsquoouvrage de Saadi a pu ecirctre agrave la

source drsquoinspiration de La Chabeaussiegravere pour eacutecrire Gulistan ou Le Hulla de Samarcande

Il est eacutevident que lrsquoauteur en choisissant ainsi le titre les personnages et le sujet de sa

piegravece poursuivait un autre objectif que celui drsquoamuser simplement le public par une

histoire drsquoamour banale preacutesenteacutee sous forme drsquoopeacutera-comique Comme lrsquoa souligneacute Javad

Hadidi laquo lrsquointeacuterecirct de la piegravece pour les Franccedilais du deacutebut du XIXe siegravecle consistait surtout

dans son aspect anticleacuterical raquo3 Cet aspect se manifeste surtout dans lrsquoironie employeacutee par

le dramaturge pour mettre en cause certaines attitudes des faux deacutevots dans la pratique de

leur religion Certes il srsquoagit ici drsquoune critique seacutevegravere contre les lois de lrsquoislam (nous allons

le voir) mais cette critique pourrait eacutegalement et surtout viser les religieux franccedilais Au

deacutebut du XIXe siegravecle cette pratique ne constitue pas une nouveauteacute elle est deacutejagrave devenue

une laquo tradition [si on ose lrsquoappeler ainsi] suivant laquelle depuis Zadig de Voltaire Sarsquodi

precirctait son nom aux auteurs satiriques raquo4

La loi dont il est question dans Hulla est laquo la loi de Mahomet raquo Selon cette loi

islamique un mari qui a reacutepudieacute sa femme ne peut lrsquoeacutepouser de nouveau laquo qursquoauparavant

elle nrsquoait eacuteteacute marieacutee agrave un autre homme et reacutepudieacutee par lui [hellip] le second mari autrement

appeleacute le hulla doit au moins passer une nuit tecircte-agrave-tecircte avec [cette] femme raquo (Hulla 14)

Selon Taher cette loi est laquo bien singuliegravere raquo et le hulla une laquovilaine chose raquo (Hulla 16-17)

De mecircme Gulistan trouve laquo cette loi bizarre raquo (Hulla 45) De telles sortes de remarques

1 Gulistan p 24 (I 1) 2 Ibid p 25 3 De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 307 4 Ibid

216

ironiques sont nombreuses tout au long de la piegravece Par lagrave lrsquoauteur a drsquoabord voulu mettre

en cause cette loi islamique elle-mecircme et ensuite deacutenoncer laquo les faux deacutevots qui ne

srsquoattachent qursquoaux apparences des rites religieux neacutegligeant leur sens profond Taher

cherche un hulla mais agrave condition qursquoil ne puisse accomplir son devoir de mari 1 raquo

Supplier dans sa priegravere un leacutegislateur de ne pas laisser sa propre loi srsquoaccomplir crsquoest le

meilleur exemple que lrsquoon pourrait donner agrave cet eacutegard laquo Entends ma voix je trsquoen supplie

Ne souffre pas ocirc Mahomet Qursquoils jouissent dans cette vie Du bonheur que la loi

promet raquo (Hulla 32) Crsquoest de la satire pure Mais La Chabeaussiegravere ne srsquoarrecircte pas lagrave

dans le portrait qursquoil donne de ce laquo bon raquo musulman en reacuteveacutelant son autre grand deacutefaut il

boit du vin et du meilleur en plus En fait quand Gulistan demande que lrsquoon lui serve laquo les

vins les plus exquis raquo Taher lui rappelle que laquo la loi de Mahomet deacutefend de boire du vin raquo

Gulistan qui a de la reacutepartie reacuteplique sans attendre laquo Pourquoi donc y en a t-il chez

toi Du vin de Chypre entendez-vous raquo Face agrave cette riposte Taher ne trouve rien agrave

dire et laisse sa reacuteponse inacheveacutee laquo Permettez-moi de vous direhellip raquo (Hulla 27)

Cette critique anticleacutericale devient encore plus frappante lorsqursquoelle vise le cadi lui-

mecircme crsquoest-agrave-dire le juge musulman qui est chargeacute drsquoaccomplir la loi de Mahomet Il tient

agrave ce que seulement les apparences soient respecteacutees que les formaliteacutes soient faites Il ne

sait cependant pas plus que les autres ce que signifie vraiment la laquo charge raquo de hulla sur

laquelle Gulistan srsquointerroge laquo Gulistan Hullahellip Quelle charge est-ce lagrave ndash Lrsquoinconnu

[cadi] Sur ce mystegravere Je dois encore me taire raquo (Hulla 21) Comme on le voit ici pour

le cadi cette figure de haut niveau remplissant des fonctions civiles judiciaires et

religieuses la loi en question constitue toujours un laquo mystegravere raquo Par lrsquointermeacutediaire de ce

personnage La Chabeaussiegravere a tregraves bien su deacutecrire la maniegravere et le ton par lesquels les

religieux essaient de convaincre les disciples dans leurs actes Toute la page dix-huit ougrave

les termes laquo le saint prophegravete raquo sont reacutepeacuteteacutes agrave plusieurs reprises est un bon teacutemoin agrave cette

ideacutee

laquo LrsquoInconnu avec ironie et affectation

Vous serez libre en ce moment

De prier notre saint prophegravete

Taher Le saint prophegravete

LrsquoInconnu Assureacutement

Vous le prierez bien ardemment

Pour abreacuteger votre tourment

Taher avec colegravere

1 Ibid p 306

217

Eh mais que diable en cette affaire

Le saint prophegravete a-t-il agrave Faire

Vous vous moquez mon cher cadi

Quel passe-temps pour un mari

Quand tous les deux dans le mystegravere

Se trouveront au rendez-vous

Moi jrsquoirai faire une priegravere

Pour le bonheur des deux eacutepoux

LrsquoInconnu Nrsquoirritez pas le saint prophegravete

A ses deacutecrets soumettez-vous

Sa main invisible et secregravete

Protegravege les tendres eacutepoux

[hellip] que votre soumission aux lois de Mahomet vous rende digne de sa faveur toute

puissante raquo (Hulla 18)

Ajoutons au passage que les attaques de corruption et de favoritisme contre les cadis et

les faux deacutevots ont toujours existeacute (comparables aux attaques anti-cleacutericales du

XVIIe siegravecle en Europe) on en trouve bien dans lrsquoœuvre de Saadi A titre drsquoexemple nous

donnons cette plaisanterie tireacutee du Gulistan

laquo Tout le monde a les dents eacutemousseacutes par ce qui est acide excepteacute le cadi dont les dents

sont eacutemousseacutees par une chose douce1 Vers ndash Le cadi qui mangera cinq concombres qursquoil

aura reccedilus comme eacutepices te confirmera dans la possession de dix champs de pastegraveques2 raquo

Ou encore cette historiette du mecircme ouvrage

laquo On rappelle drsquoun certain religieux qursquoil mangeait en une nuit dix livres de nourriture et faisait

jusqursquoagrave lrsquoaurore une lecture complegravete du Coran Un sage apprit cela et dit laquo Srsquoil mangeait la

moitieacute drsquoun pain et qursquoil dormit il vaudrait beaucoup mieux [il serait plus deacutevot]3 raquo

Crsquoest peut-ecirctre pour la mecircme raison crsquoest-agrave-dire pour les critiques ardentes contenues

dans cette piegravece de La Chabeaussiegravere que le clergeacute catholique tente drsquoen interdire la

repreacutesentation En 1823 le clergeacute catholique interdit la repreacutesentation des piegraveces de theacuteacirctre

1 Ici la traduction de Defremeacutery ne donne pas exactement ce qursquoa voulu dire lrsquoauteur crsquoest une traduction mot agrave mot qui ne rend pas toute la penseacutee de Saadi on donne le gacircteau crsquoest une maniegravere drsquooffrir du pot de vin qui rend le cadi plus doux dans son verdict 2 Gulistan p 347 3 Ibid p 124 II 22

218

le jour du Vendredi Saint Le journal Miroir publia lrsquoannonce suivante qui nrsquoeacutetait faite que

pour alarmer les deacutevots

laquo Les Persans donnent [agrave Paris et au theacuteacirctre des Nations] le Gulistanhellip La scegravene se passe dans

la deacutelicieuse valleacutee de Shiraz Les plus belles femmes de la Perse sous les diffeacuterents noms de

roses y preacutesenteront toutes les provinces de lrsquoempire reconquises par un nouvel Abbas1 raquo

Mais lrsquousage que feront les prosateurs et les poegravetes romantiques de la poeacutesie de Saadi

sera drsquoune autre nature

4

QUELQUES PROSATEURS ET ROMANCIERS

Mme de Staeumll (1766-1817) qui par de nombreux caractegraveres annonce la geacuteneacuteration

romantique cite Saadi une seule fois dans la seconde partie de son roman Delphine

(1802)2 Lrsquoeacutepisode est resteacute preacutesent dans toutes les meacutemoires Lrsquoheacuteroiumlne dont le nom a eacuteteacute

mecircleacute agrave un scandale mondain a vu srsquoeacuteloigner drsquoelle Leacuteonce de Mondeville qui lrsquoaime et

qursquoelle aime aussi Dans cette douloureuse situation elle se livre avec une singuliegravere

conscience agrave une reconstitution fine et preacutecise de son eacutetat drsquoacircme Elle eacutevoque son auteur

oriental au moment ougrave elle essaie de discerner les forces qui la poussent agrave la recherche du

bonheur laquo Je ne suis pas la rose dit un poegravete oriental mais jrsquoai habiteacute avec elle3 raquo

Parmi les romanciers du XIXe siegravecle qui ont eacuteprouveacute de la sympathie pour le monde

oriental ou se sont inteacuteresseacutes agrave sa litteacuterature et plus speacutecialement agrave lrsquoœuvre de Saadi il

convient de citer Ernest Fouinet le savant ami de V Hugo dont le nom est mentionneacute dans

les notes jointes aux Orientales Il avait une ample connaissance de lrsquoIran et avait publieacute

des traductions de poegravetes persans arabes et turcs4 apparemment lues et reacutepandues dans les

ceacutenacles romantiques ougrave en prirent connaissance Lamartine Musset Balzac et drsquoautres

lettreacutes de lrsquoeacutepoque De mecircme il a eacutecrit entre 1832 et 1844 quatre romans laquo exotiques raquo

dont La Caravane des morts publieacute en 1836 qui connut alors un certain succegraves

Lrsquoinfluence du romantisme ambiant se fait sentir non seulement dans le choix du sujet

meacutelodramatique agrave souhait dans maints eacutepisodes merveilleux mais encore dans les

1 Miroir ndeg28 mars 1823 2 Mme de Staeumll Delphine Genegraveve Paschoud 1802 3 Mme de Staeumll Delphine Genegraveve Droz 1987 tome 1 p 276 A Cheacutenier avait eacutegalement rapporteacute cette fable qui est dans la preacuteface du Gulistan pp 7-8 (voir supra p 194) 4 Voir N Samsami op cit p 124

219

caractegraveres des personnages surtout de lrsquoeacutenergique heacuteroiumlne du roman qui apregraves bien des

peacuteripeacuteties peacuterilleuses met agrave mort lrsquoennemi de sa famille Elle tue celui-ci en reacutecitant ce

vers de Saadi que N Samsami trouve laquo pas tregraves agrave propos raquo laquo Quand lrsquoivresse se sera

empareacutee de mes sens je te dirai tout ce que jrsquoeacuteprouve 1 raquo Dans son roman en plus de ses

souvenirs drsquoeacuterudit Fouinet cite freacutequemment les poegravetes persans Par exemple il met agrave

lrsquoexergue du chapitre XXV ces vers du Gulistan laquo Que la bouche drsquoun mortel prodigue

les actions de gracircces ou se plaigne et pousse mille geacutemissements le destin ne changera pas

pour cela Lrsquoange preacuteposeacute agrave la garde du treacutesor qui renferme les vents se met peu en peine

que la lampe drsquoune pauvre veuve srsquoeacuteteigne2 raquo De mecircme le chapitre XIV porte en

exergue cette historiette du Boustan

laquo Un voyageur perdit un jour son enfant sur la route et il alla le chercher partout dans la halte

de la caravane Partout il courait agrave chaque tente il le demandait Enfin malgreacute les teacutenegravebres il

retrouva cette lumiegravere de son cœur son enfant et je lrsquoentendis qursquoil disait Comment pensez-

vous que jrsquoaie retrouveacute mon ami en disant agrave chacun Crsquoest lui 3 raquo

Balzac (1799-1850) que ses multiples activiteacutes nrsquoempecircchaient pas de lire beaucoup et

souvent les auteurs eacutetrangers4 parle de Saadi dans un passage du Lys dans la Valleacutee (1836)

et dans un autre roman moins connu La Fille aux yeux drsquoor (1835) Voulant ici mettre agrave nu

lrsquoeacutetat drsquoacircme de son heacuteroiumlne au moment ougrave ses yeux ravis drsquoadolescente recircveuse srsquoouvrent agrave

la splendeur du monde lrsquoauteur de la Comeacutedie Humaine deacuteveloppe la laborieuse

comparaison suivante

laquo Ce fut un poegraveme oriental ougrave rayonnait le soleil que Saadi Hafiz ont mis dans leurs

bondissantes strophes Seulement ni le rythme de Saadi ni celui de Pindare nrsquoauraient exprimeacute

lrsquoextase pleine de confusion et la stupeur dont cette deacutelicieuse fille fut saisie quand cessa

lrsquoerreur dans laquelle une main de fer la faisait vivre5 raquo

Nous y remarquons un langage preacutetentieux des rapprochements trop rechercheacutes La

phrase en deacutepit de lrsquoapplication patiente du romancier loin de donner une analyse limpide

des sentiments de la jeune fille ne rend mecircme pas exactement compte de la technique

rythmique et verbale de Saadi

1 Ibid 2 E Fouinet La Caravane des morts Paris Librairie de Masson et Duprey 1836 p 349 3 Ibid p 79 4 Voir Fernand Baldensperger Orientations eacutetrangegraveres chez Honoreacute de Balzac paris H Champion 1927 5 H de Balzac La Fille aux yeux drsquoor Paris Calmann-Leacutevy 1876 p 328

220

Lrsquoautre allusion agrave Saadi presque fugitive est plus fine et plus significative qursquoelle

nrsquoapparaicirct au premier abord laquo Vous comprendrez eacutecrit Balzac dans Le Lys dans la

Valleacutee cette deacutelicieuse correspondance par le deacutetail drsquoun bouquet comme drsquoapregraves un

fragment de poeacutesie vous comprendriez Saadi1 raquo Tel est en effet le sentiment des lettreacutes

franccedilais lire dans le Divan oriental quelques vers de marbre suffira estiment-ils en

geacuteneacuteral pour appreacutecier la perfection presque absolue du Boustan et du Gulistan et en

reconstituer le cas eacutecheacuteant la savante architecture Ainsi sans le vouloir Balzac traduit et

son teacutemoignage devient preacutecieux lrsquoopinion courante de ses contemporains

Drsquoune autre signification et drsquoune qualiteacute diffeacuterente srsquoaffirme le contact que

Lamennais (1782-1854) semble avoir pris avec Saadi En effet dans une page des Paroles

drsquoun croyant2 apregraves avoir poursuivi lrsquoideacutee freacutequemment eacutenonceacutee qursquoautrefois la terre

appartenait agrave tous et que les hommes vivaient en eacutegaux et en fregraveres il en conclut sur le

plan moral qursquoen vertu de ce principe toute souffrance individuelle est partageacutee par la

collectiviteacute Pour illustrer cette veacuteriteacute il reprend agrave son compte lrsquoimage antique des

membres du corps symbole de lrsquoassistance mutuelle et srsquoexprime ainsi

laquo Ne dites point Celui-lagrave est drsquoun peuple et moi je suis drsquoun autre peuple Car tous les

peuples ont eu sur la terre le mecircme pegravere qui est Adam et ont dans le ciel le mecircme pegravere qui est

Dieu

Si lrsquoon frappe un membre tout le corps souffre Vous ecirctes tous un mecircme corps on ne peut

opprimer lrsquoun de vous que tous ne soient opprimeacutes3 raquo

Six siegravecles auparavant Saadi avait exprimeacute la mecircme ideacutee dans le Gulistan

laquo Les fils drsquoAdam sont les membres drsquoun mecircme corps car dans la creacuteation ils sont drsquoune seule

et mecircme nature lorsque la fortune jette un membre dans la douleur il ne reste point de repos

aux autres O toi qui es sans souci de la peine drsquoautrui il ne convient pas que lrsquoon te donne le

nom drsquohomme 4 raquo

1 Balzac Le Lys dans la valleacutee Paris eacuted Calmann- Leacutevy 1875 p 70 2 Feacuteliciteacute de Lamennais Paroles drsquoun croyant Liegravege chez les principaux libraires 1834 3 Ibid p 14 4 Gulistan p 46 (I 10) Dans son article laquo La poeacutesie classique de lrsquoIran raquo paru dans la revue Yggdrasill bulletin mensuel de la poeacutesie en France et agrave lrsquoeacutetranger 3egraveme anneacutee ndeg 3 juin 1938 p 39 H Masseacute apregraves avoir rapporteacute ces vers de Saadi a signaleacute la source du passage des Paroles drsquoun croyant que nous venons de citer Il ajoute ensuite laquo Peut-ecirctre Eugegravene Boreacute agrave La Chesnaye fit-il connaicirctre agrave Lamennais la traduction de Saadi publieacutee par Semelet lrsquoanneacutee mecircme de la publication des Paroles drsquoun croyant (1834) raquo

221

Ainsi agrave la chariteacute chreacutetienne interdisant toute crainte1 correspondent le libeacuteralisme et

la fraterniteacute islamique qui enseignent la parfaite communion des cœurs et des acircmes

Seulement le poegravete musulman parait ecirctre alleacute plus loin que le precirctre socialisant Moraliste

il pose le principe essentiel que chaque homme qui nrsquoobeacuteit pas agrave la regravegle eacuteleacutementaire de

lrsquoentraide sociale est indigne de ce nom Il est agrave propos de signaler que Lamennais nrsquoa

jamais cacheacute que la publication des Paroles drsquoun croyant reacutepondait agrave des raisons

politiques

Dans un sens diffeacuterent celui du pastiche et de la fine plaisanterie lrsquohumoriste

Alphonse Allais (1854-1905) a composeacute une spirituelle parodie de lrsquoexquise anecdote dont

Saadi avait accompagneacute lrsquoeacuteloge de son puissant protecteur lrsquoatabek du Fars Abou Bakr

Ibn Saad Ibn Zangui Le poegravete persan avait raconteacute la fameuse fable du laquo morceau drsquoargile

parfumeacutee raquo tombeacutee de la main de son amante laquo Es-tu musc ou ambre gris lui demande le

poegravete car je suis enivreacute par ton odeur ravissante raquo A cette question elle reacutepond laquo Je

nrsquoeacutetais qursquoune argile sans valeur mais jrsquoai demeureacute quelque temps avec la rose et le

meacuterite de ma compagne a laisseacute des traces en moi sans cela je serais toujours ce que

jrsquoeacutetais drsquoabord2 raquo Srsquoinspirant de cette fable le fameux humoriste franccedilais nous raconte

drsquoune maniegravere plaisante laquo Ce qursquoeacutetait Mathias raquo il srsquoagit drsquoun laquo negravegre fort ingeacutenieux raquo

laquo chimiste de premiegravere forceraquo qui fait une deacutecouverte Et voici le reste de lrsquoaventure

laquo Peu apregraves cette deacutecouverte il [Mathias] recevait les palmes acadeacutemiques en reacutecompense

de son beau travail sur lrsquoUtilisation des feuilles de choux dans les cigares de la reacutegie

franccedilaise Par un contact habile et raisonneacute entre la feuille de chou et la feuille de tabac il

arriva promptement agrave ce remarquable reacutesultat que la feuille de chou semblait une feuille de

tabac alors que cette derniegravere aurait pu facilement ecirctre employeacutee comme vieille feuille du

noyer Si bien qursquoon pouvait dire agrave la Feuille de chou comme en la fable deacutelicieuse du

poegravete Sacircdi laquo Pardon mademoiselle nrsquoecirctes-vous point la Feuille de tabac raquo Ce agrave quoi la

Feuille de chou aurait reacutepondu laquo Non madame je ne suis pas la Feuille de tabac mais

ayant beaucoup freacutequenteacute chez elle jrsquoai gardeacute de son parfum3 raquo

Enfin le cas drsquoErnest Renan (1823-1892) meacuterite une mention speacuteciale car il fait

partie des eacutecrivains franccedilais qui ont le mieux connu et le mieux compris lrsquoOrient Et

1 Au mecircme endroit (p 14) Lamennais disait laquo Aimez-vous les uns les autres et vous ne craindrez ni les grands ni les princes ni les rois raquo et pour avoir laquo la veacuteritable chariteacute raquo il conseillait eacutegalement agrave ses lecteurs de prendre la religion de Jeacutesus- Christ qui dit que tous les hommes sont fregraveres 2 Gulistan preacuteface pp 7-8 Cette historiette est eacutegalement rapporteacutee par Myriam Harry Femmes de Perse Jardin drsquoIran Paris Flammarion 1941 p 161 3 Alphonse Allais Black Christmas Coll Une heure drsquooubli ndeg 73 Paris s d p 60

222

naturellement il a aussi connu et lu Saadi dont il a conseilleacute la lecture au public franccedilais

En fait agrave lrsquooccasion de la traduction du Boustan par Barbier de Meynard Renan en fait un

compte rendu dans le Journal Asiatique1 dans cette page si freacutemissante de sens critique et

de sensibiliteacute Renan explique pourquoi le poegravete persan peut ecirctre consideacutereacute comme laquo un

des nocirctres raquo

laquo Le Gulistan de Saadi est connu et appreacutecieacute depuis longtemps le second chef-drsquoœuvre du

mecircme auteur le Boustan a eu moins de fortune [hellip] M Barbier de Meynard vient de combler

une lacune dans notre litteacuterature savante en nous donnant une traduction du Boustan Cette

lecture sera sucircrement une fecircte pour tous les hommes de goucirct Saadi est vraiment un des nocirctres

Son intoleacuterable bon sens le charme et lrsquoesprit qui animent ses narrations le ton de raillerie

indulgente avec lequel il censure les vices et les travers de lrsquohumaniteacute tous ces meacuterites si rares

en Orient nous le rendent cher On croit lire un moraliste latin ou un railleur du XVIe siegravecle2 raquo

Dans un autre endroit en parlant de cette habitude des moralistes orientaux drsquoinseacuterer

dans leurs proses des citations en vers il demande dans une lettre adresseacutee au traducteur

du Boustan si ce proceacutedeacute eacutetait drsquousage avant Saadi

laquo Y a-t-il des exemples de cet usage avant Sadi Ne croyez-vous pas qursquoil y a lagrave une imitation

de lrsquoInde ougrave cette faccedilon de reacutepeacuteter en vers ce qursquoon a deacutejagrave dit en prose me paraicirct fort

ancienne Vous savez qursquoon croit trouver quelque chose drsquoanalogue dans LrsquoEccleacutesiaste Mais

de ce livre (fucirct-il contemporain drsquoHeacuterode comme le croit M Graetz) agrave Sadi lrsquointervalle est

grand et voilagrave pourquoi je tiendrais tant agrave savoir si on peut diminuer cet intervalle Si cette

lettre vous atteint sans trop de retards reacutepondez-moi un mot ici3 raquo

1 Voir laquo Rapport sur les travaux du conseil de la Socieacuteteacute Asiatique pendant lrsquoanneacutee 1879-1880hellip par M Ernest Renan raquo in Journal Asiatique VIIe seacuterie tome XVI Paris juillet 1880 pp 12-74 2 Ibid p 30 3 Ernest Renan Œuvres complegravetes eacutedition deacutefinitive eacutetablie par Henriette Psichari tome X Paris Calmann-Leacutevy 1961 p 845 La lettre est agrave lrsquoattention de B de Meynard et date du 15 aoucirct 1881

223

5

LES POEgraveTES

51 Victor Hugo

Victor Hugo (1802-1885) agrave la diffeacuterence de Chateaubriand Lamartine Gautier nrsquoa guegravere

effectueacute de voyage en Orient et nrsquoa vu celui-ci qursquoagrave travers sa prodigieuse imagination

nourrie de ses lectures de la Bibliothegraveque orientale drsquoHerbelot de la traduction des Mille et

une nuits dans le texte pittoresque de Galland ou de tout ce que les orientalistes de

lrsquoeacutepoque lui avaient transmis De ceacutelegravebres orientalistes tels que Silvestre de Sacy

Defreacutemery Mohl Fouinet freacutequentaient les membres des ceacutenacles et leur faisaient part

drsquoinnombrables treacutesors que leur reacuteveacutelaient les traductions des poegravetes de lrsquoAsie La longue

amitieacute de Victor Hugo et de Fouinet est bien significative agrave cet eacutegard Ce dernier savant

iranisant eacutetait eacutegalement un habitueacute de la Place Royale et de lrsquoArsenal Il disait au futur

poegravete des Orientales laquo Il serait beau pour moi de pouvoir vous enrichir1raquo Et il lrsquoa

reacuteellement enrichi en lui envoyant des traductions en vers et en prose des poegravetes iraniens et

arabes Il conseillait des lectures au jeune Hugo et lrsquoencourageait eacutegalement agrave comprendre

les poegravetes de lrsquoOrient Car selon lui lire les Orientaux sans les connaicirctre agrave fond

nrsquoaboutirait qursquoau ridicule laquo malheur agrave celui qui les lit sans connaicirctre leurs mœurs leur

climat et leur ciel2 raquo

Lrsquoimage de lrsquoOrient est ainsi creacuteeacutee dans lrsquoesprit de V Hugo Il lui vient alors lrsquoideacutee de

composer Les Orientales (1829) une seacuterie de poegravemes ougrave agrave quelques exceptions pregraves il nrsquoa

comme but que la peinture de lrsquoOrient pittoresque tel qursquoil a conccedilu dans son imagination

Mais laquo agrave quoi bon ces Orientales qui a pu lui inspirer de srsquoaller promener en Orient

pendant tout un volume que signifie ce livre inutile de pure poeacutesie jeteacute au milieu des

preacuteoccupations graves du public [hellip] agrave quoi rime lrsquoOrient 3 raquo

A ces questions que se pose Hugo il reacutepondra lui-mecircme laquo qursquoil nrsquoen sait rien que

crsquoest une ideacutee qui lui a pris et qui lui a pris drsquoune faccedilon assez ridicule lrsquoeacuteteacute passeacute [1828]

en allant voir coucher le soleil raquo4 A vrai dire cet inteacuterecirct pour lrsquoOrient nrsquoest pas nouveau

Dans le chapitre preacuteceacutedent nous avons montreacute que le XVIIIe siegravecle avait vu en France le

commencement et le deacuteveloppement des eacutetudes orientales la traduction de la plupart des

1 Citeacute par Abdelaziz Kacem in Culture arabe - Culture franccedilaise La Parenteacute renieacutee Paris LrsquoHarmattan 2002 p 106 2 Ernest Fouinet La Caravane des morts Paris 1836 p 11 3 Victor Hugo Les Orientales Edition critique par Elisabeth Barineau Paris Marcel Didier t 1 1952 preacuteface de la premiegravere eacutedition p 8 4 Ibid la preacuteface date du janvier 1829

224

ouvrages importants en prose lrsquoadoption par les auteurs franccedilais de sujets orientaux un

grand nombre de voyages en Orient et beaucoup drsquointeacuterecirct pour lrsquohistoire et le

gouvernement des pays orientaux Mais lrsquoorientalisme du XIXe siegravecle est plus eacutetendu et agrave

plusieurs eacutegards diffeacuterent et Hugo a raison de croire qursquoil est devenu une preacuteoccupation

plus geacuteneacuterale

laquo On srsquooccupe aujourdrsquohui [hellip] on srsquooccupe beaucoup plus de lrsquoOrient qursquoon ne lrsquoa jamais

fait Les eacutetudes orientales nrsquoont jamais eacuteteacute pousseacutees si avant Au siegravecle de Louis XIV on eacutetait

helleacuteniste maintenant on est orientaliste [hellip] Il reacutesulte de tout cela que lrsquoOrient soit comme

image soit comme penseacutee est devenu pour les intelligences autant que pour les imaginations

une sorte de preacuteoccupation geacuteneacuterale agrave laquelle lrsquoauteur de ce livre a obeacutei peut-ecirctre agrave son insu

Les couleurs orientales sont venues comme drsquoelles-mecircmes empreindre toutes ses penseacutees

toutes ses recircveries et ses recircveries et ses penseacutees se sont trouveacutees tour agrave tour et presque sans

lrsquoavoir voulu heacutebraiumlques turques persanes arabes [hellip] il avait toujours eu une vive sympathie

de poegravete [hellip] pour le monde oriental Il lui semblait y voir briller de loin une haute poeacutesie

Crsquoest une source agrave laquelle il deacutesirait depuis longtemps se deacutesalteacuterer1 raquo

Or une des sources orientales auxquelles notre poegravete romantique pouvait laquo se

deacutesalteacuterer raquo crsquoeacutetait le Jardin des Roses laquo Je regarde une rose et je suis apaiseacute raquo disait

Victor Hugo et justement il connaissait un laquo jardin raquo dont les laquo roses raquo eacutetaient toutes

fraicircches toutes belles agrave contempler bien qursquoagrave lrsquoeacutepoque elles aient eu pregraves de six cents ans

Lrsquoauteur de ces laquo roses raquo les avait creacuteeacutees de maniegravere agrave ce que la fuite du temps ndash un des

thegravemes preacuteoccupants chez les romantiques y compris chez Hugo ndash nrsquoeucirct pu rien contre

elles Pourquoi Hugo lui ne ferait-il pas la mecircme chose En composant par exemple un

poegraveme (laquo Les Tronccedilons du serpent raquo) agrave la meacutemoire de la bien-aimeacutee qursquoil a perdue toute

jeune (Albaydeacute) il immortalisera ainsi le souvenir de son amour tout en se rappelant

cependant ce maxime de Saadi qursquoil placera en eacutepigraphe agrave son poegraveme laquo Il ne faut point

attacher son cœur aux choses passagegraveres raquo

Alors le poegravete se lance dans lrsquoaventure il laquo [se] lacircche dans ce grand jardin de poeacutesie

ougrave il nrsquoy a pas de fruit deacutefendu Lrsquoespace et le temps sont au poegravete Que le poegravete donc aille

ougrave il veut en faisant ce qui lui plaicirct [hellip] qursquoil eacutecrive en prose ou en vershellip2 raquo (ce dernier

trait nous fait penser au Gulistan) Le recueil des Orientales va ecirctre ainsi creacuteeacute un recueil

de poegravemes qui repreacutesente une eacutetape tregraves significative dans le deacuteveloppement du style

poeacutetique de Hugo et qui a une influence consideacuterable sur lrsquointroduction des sujets

1 Ibid pp 10-11 2 Ibid p 6

225

orientaux dans la poeacutesie franccedilaise Lrsquoanalyse des manuscrits a montreacute qursquoau deacutebut V

Hugo avait lrsquointention drsquoutiliser comme eacutepigraphe du recueil entier les trois passages de la

preacuteface du Gulistan 1 dans le manuscrit ces trois textes sont arrangeacutes de la faccedilon

suivante

laquo Que ferai-je donc ndash je puis composer un livre intituleacute Jardin de Roses sur les feuilles duquel le vent drsquoautomne nrsquoeacutetendra pas la main et dont le printemps gracieux ne deviendra jamais sous la marche du temps un hiver steacuterile

Sadi Gulistan

Le lendemainhellipje la vis qui ayant rempli la robe de basilic de jacynthes de roses et drsquoherbes agrave bonne odeur voulait srsquoen revenir agrave la ville Je lui dis laquo la rose du jardin comme tu sais dure peu et la saison des roses est bien vite eacutecouleacutee raquo

Sadi Gulistan Il advint que je passai une nuit avec un de mes amis dans un jardin Crsquoeacutetait lieu de deacutelices plein drsquoarbres charmants

Sadi Gulistan2 raquo Apparemment le poegravete des Orientales a changeacute drsquoavis pour des raisons que nous ignorons

toujours et a preacutefeacutereacute employer ces passages (avec quelques petites modifications) comme

trois eacutepigraphes distinctes pour trois poegravemes diffeacuterents Nous donnons ci-dessous un bref

aperccedilu de ces poegravemes avec ce que nous y avons trouveacute de Saadi en plus des eacutepigraphes

Le premier de ces trois poegravemes drsquoapregraves la date de sa composition et dans lrsquoordre de

son apparition dans le recueil est intituleacute laquo La Captive raquo dateacute du 7 juillet 1828 On a vu

dans ce poegraveme une des Orientales les plus belles et les plus harmonieuses3 lrsquoideacutee

conforme eacutegalement agrave cette phrase que V Hugo a emprunteacutee agrave Saadi et placeacutee en tecircte du

poegraveme comme eacutepigraphe laquo On entendait le chant des oiseaux aussi harmonieux que la

poeacutesie4 raquo Elisabeth Barineau souligne que lrsquoeacutepigraphe ne se trouve pas dans le manuscrit

Le poegraveme deacutecrit le portrait drsquoune Europeacuteenne captive en Turquie et ne preacutesente rien de

neuf Hugo a cependant renouveleacute le thegraveme en insistant non sur la captiviteacute mais sur la

beauteacute de lrsquoOrient qursquoil aime tant

laquo Jrsquoaime de ces contreacutees

Les doux parfums brucirclants

Sur les vitres doreacutees

Les feuillages tremblants

Lrsquoeau que la source eacutepanche

Sous le palmier qui penche

1 Voir entre autres le commentaire drsquoElisabeth Barineau dans Les Orientales op cit t 1 pp XXIV-XXV 2 Les Orientales op cit t 1 p XXV ces passages se trouvent dans le Gulistan preacuteface pp 14-15 3 Voir agrave ce sujet la notice drsquoElisabeth Barineau sur le poegraveme dans Les Orientales op cit t 1 p 123 4 Ibid p 125

226

Et la cigogne blanche

Sur les minarets blancs1 raquo

A part lrsquoeacutepigraphe on ne trouve rien dans le poegraveme qui pourrait relever de la poeacutesie de

Saadi sauf que la sixiegraveme strophe parle des laquo harmonies des chansons raquo thegraveme eacutevoqueacute

dans lrsquoeacutepigraphe

laquo Mon cœur plein de concerts

Croit aux voix eacutetouffeacutees

Qui viennent des deacuteserts

Entendre les geacutenies

Mecircler les harmonies

Des chansons infinies

Qursquoils chantent dans les airs 2 raquo

laquo Les Tronccedilons du serpent raquo date du 10 novembre 1828 et porte en eacutepigraphe cette

autre phrase de la preacuteface du Gulistan laquo Drsquoailleurs les sages ont dit Il ne faut point

attacher son cœur aux choses passagegraveres3 raquo Le poegraveme deacuteveloppe la comparaison drsquoun

cœur briseacute par un amour malheureux aux tronccedilons drsquoun serpent tueacute agrave coups de hache Le

poegravete a composeacute ce poegraveme en souvenir de sa bien aimeacutee Albaydeacute morte agrave lrsquoacircge de quinze

ans celle qui avait de laquo beaux yeux de gazelle raquo une comparaison tregraves commune dans

lrsquoOrient et que le poegravete Saadi a eacutegalement et souvent utiliseacutee surtout dans ses ghazal

(poegravemes drsquoamour) Outre cette expression deux ou trois vers du deacutebut du poegraveme

preacutesentent des ressemblances avec quelques vers de la preacuteface du Gulistan drsquoougrave

lrsquoeacutepigraphe est tireacutee Saadi disait laquo Une nuit je pensais aux jours eacutecouleacutes je soupirais agrave

cause de ma vie dissipeacutee [hellip] je pleuraishellip4 raquo De mecircme Hugo pleure non ses propres

jours eacutecouleacutes mais les jours de son amie termineacutes

laquo Je veille et nuit et jour mon front recircve enflammeacute

Ma joue en pleurs ruisselle

Depuis qursquoAlbaydeacute dans la tombe a fermeacute

Ses beaux yeux de gazelle5 raquo

1 Ibid p 128 2 Ibid 127-128 3 Ibid t 2 p 75 Gulistan preacuteface p 15 4 Ibid p 9 5 Les Orientales op cit t 2 p 75

227

Cet autre vers laquo Un jour pensif jrsquoerrais au bord drsquoun golf ouvert raquo se rapproche du

vers de Saadi sauf que celui-ci a eacutecrit laquo une nuit raquo et Hugo laquo un jour raquo Cette derniegravere

remarque deviendrait peut-ecirctre plus creacutedible si on remplaccedilait ce dernier vers de Hugo par

sa variante dans le manuscrit laquo Un jour que je recircvais au bord drsquoun golfe ouvert1raquo (Saadi

laquo Une nuit je pensaishellip raquo)

On remarque que Hugo a en commun avec Saadi le regret des choses reacutevolues le

saisissement du moment qui passe une sensation aigueuml de la fugaciteacute du temps Les vers

de Saadi font revivre en lui les souvenirs drsquoenfance et eacutevoquent la nostalgie des

laquo premiegraveres amours raquo avec toute leur fragiliteacute comme dans ses vers du laquo Novembre raquo

laquo Mais surtout tu te plais aux premiegraveres amours

Frais papillons dont lrsquoaile en fuyant rajeunie

Sous le doigt qui la fixe est si vite ternie

Essaim doreacute qui nrsquoa qursquoun jour dans tous nos jours2 raquo

Dans ce poegraveme le dernier des Orientales eacutecrit le 15 novembre 1828 Hugo deacuteveloppe

une fois de plus le thegraveme de la fuite du temps laquo Quand lrsquoautomne abreacutegeant les jours

qursquoelle deacutevore raquo3 et agrave la derniegravere strophe il retourne de nouveau ses penseacutees vers son

amie (sans la nommer cette fois) laquo quelque jeune fille morte agrave quinze ans agrave lrsquoacircge ougrave lrsquoœil

srsquoallume et brille raquo4 Pareil aux deux poegravemes preacuteceacutedents laquo Novembre raquo porte une

eacutepigraphe emprunteacutee agrave Saadi laquo Je lui dis La rose du jardin comme tu sais dure peu et

la saison des roses est bien eacutecouleacutee5 raquo Devant cette remarque de Saadi son ami demande

le chemin agrave suivre Crsquoest lagrave que Saadi promet agrave son ami de composer laquo le livre du parterre

de roses sur les feuilles duquel le vent de lrsquoautomne [chez Hugo laquo novembre raquo] nrsquoeacutetendra

pas sa violencehellip raquo6

De lrsquoautre cocircteacute dans laquo Novembre raquo qui sert de transition entre Les Orientales et les

Feuilles drsquoAutomne (1831) on trouve des situations presque identiques agrave celles eacutevoqueacutees

dans la preacuteface du Gulistan on y parle des roses de la courte dureacutee de leur vie agrave cause du

froid de lrsquoautomne laquo crsquoest lrsquohiverhellip les roses du Bengale Frissonnent dans ces champs ougrave

se tait la cigale raquo dans le recueil persan lrsquoami du poegravete lui dit laquo Maintenant que tu peux

1 Ibid p 76 voir la note sur ce vers 2 Ibid t 2 p 197 3 Ibid p 193 4 Ibid p 197 5 Ibid p 193 Gulistan preacuteface p 15 6 Gulistan p 15

228

parler ocirc mon fregravere fais-le avec bienveillance et bonteacute raquo1 dans les Orientales lrsquoami de

Hugo est la laquo muse ingeacutenue raquo qui agrave lrsquoinstar de lrsquoami de Saadi vient lui demander laquo Nrsquoas-

tu pas me dis-tu dans ton cœur jeune encor Quelque chose agrave chanter ami car je

mrsquoennuie raquo

En fait la nostalgie des anneacutees de lrsquoenfance et de la jeunesse se reacutepegravete en divers

endroits de lrsquoœuvre de Hugo Comme lrsquoa souligneacute N Samsami laquo ces anneacutees vivront de

leur vie eacutepheacutemegravere agrave travers toute son œuvre raquo2 Elle a ensuite donneacute cette belle citation de

Saadi qui convient parfaitement agrave la situation du poegravete des Orientales laquo Conserve le

souvenir du parfum de la rose et il te sera facile drsquooublier qursquoelle est fleacutetrie raquo Ce conseil

pourrait bien ecirctre geacuteneacuteraliseacute et servir aux gens qui oubliant les maximes de Saadi ont

laquo [attacheacute leur] cœur aux choses passagegraveres raquo

De mecircme N D Samsami croit voir le souvenir des vers de Saadi dans le passage

suivant de la Leacutegende des Siegravecles laquo ougrave lrsquoon perccediloit le sentiment du neacuteant des grandeurs

terrestres si souvent chanteacute par le poegravete iranien raquo3

laquo Cambyse ne fait plus un mouvement il dort

Il dort sans mecircme voir qursquoil pourrit il est mort

Tant que vivent les rois la foule est agrave plat ventre

On les contemple on trouve admirable leur antre

Mais sitocirct qursquoils sont morts ils deviennent hideux

Et nrsquoont plus que les vers pour ramper autour drsquoeux4 raquo

Sans vouloir confirmer une telle influence de Saadi dans ces vers ni la nier complegravetement

nous ajoutons que dans un des poegravemes de La Leacutegende des Siegravecles laquo Le roi de Perse raquo

Hugo a ainsi eacutevoqueacute le nom de Saadi laquo Baise la main du pacirctre harmonieux qui chante

Comme agrave preacutesent Sadi comme autrefois Hafiz5 raquo

En fin de compte si nous essayons de deacuteterminer lrsquoinfluence de Saadi sur V Hugo

nous devons dire qursquoelle est resteacutee bien faible et assez rapide Nous ne trouvons dans sa

poeacutesie aucun eacuteleacutement saadien drsquoordre moral ou philosophique Hugo a emprunteacute agrave Saadi ce

qui eacutetait bien en harmonie avec son eacutetat drsquoacircme En lisant le Gulistan en particulier sa

preacuteface le poegravete romantique en a tireacute des citations qui traitaient des thegravemes tels que la fuite

1 Ibid p 11 2 LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 90 3 Ibid 4 Victor Hugo La Leacutegende des Siegravecles Paris Hachette 1921 vol II p 422 5 En fait pour respecter la chronologie il aurait fallu dire laquo Comme agrave preacutesent Hafiz comme autrefois Saadi raquo

229

du temps la vaniteacute des choses passagegraveres le souvenirs des plaisirs et amours passeacutes Il a

ensuite mis les citations en exergue agrave quelques uns de ses poegravemes deacuteveloppant les mecircmes

thegravemes Ceux-ci ont depuis toujours eacuteteacute incarneacutes dans lrsquoimage de la rose la fleur par

excellence devant le froid hivernal (Le Jardin des roses Les Feuilles drsquoautomne) Crsquoest

qursquoil existe un lien particulier entre le sentiment poeacutetique et la rose

laquo Or aux yeux de lrsquohomme la rose est une des fleurs les plus somptueuses et eacuteveille

naturellement des ideacutees de gracircce et de volupteacute La tradition poeacutetique qui la ceacutelegravebre nrsquoest pas

lrsquoeffet drsquoune convention mais drsquoun sentiment presque unanime Ce sont les poegravetes de tous les

acircges Anacreacuteon Dante Saadi Ronsard Cheacutenier Le Roman de la rose et Hugo lui-mecircme (laquo La

magnifique fleur royale et purpurine raquo dans La Rose de lrsquoinfante)hellip1 raquo

En effet le thegraveme de la rose celui de lrsquoamour du rossignol et du papillon pour cette

fleur reviennent tour agrave tour dans le Gulistan le Boustan et les ghazles de Saadi Ces thegravemes

pouvaient inspirer de beaux poegravemes aux romantiques La courte vie de la rose reacuteveillait

chez Hugo la nostalgie de ses amours de jeunesse elle lui rappelait la courte vie de sa bien-

aimeacutee morte au comble de sa beauteacute un amour malheureux qui lui avait briseacute le cœur A

lrsquoexemple de Hugo Alfred de Musset srsquoest inspireacute de lrsquoamour du rossignol pour la rose

pour deacutepeindre ses amours malheureux avec George Sand (1804-1876)

52 Alfred de Musset

Alfred de Musset (1810-1857) se raconte agrave travers un reacutecit autobiographique un de ses

beaux reacutecits drsquoamour lrsquoHistoire drsquoun merle blanc Quand tous les autres merles sont noirs

lui apparaicirct blanc comme une injure aux yeux de ses parents En plus il siffle faux Alors

chasseacute du nid familial en raison de ses diffeacuterences il commence une quecircte drsquoidentiteacute et

drsquoamour qui va le conduire agrave faire de drocircles de rencontres Sous la plume de Musset

apparaicirct une caricature de la socieacuteteacute du pigeon baroudeur au rossignol enchanteur en

passant par une pie bourgeoise et un perroquet des plus peacutedants Il ne cesse durant ce

voyage drsquoecirctre agrave la recherche de lui-mecircme et lorsqursquoil croit avoir trouveacute le bonheur

inespeacutereacute en trouvant lrsquoamour drsquoune jeune merlette blanche il ignore que la tromperie nrsquoest

pas loin et que cette Georges Sand (1804-1876) emplumeacutee ne sera que deacutesillusion Triste et

deacutepiteacute par cette deacutecouverte le merle blanc quitte son amie et se reacutefugie dans une forecirct

touffue Lagrave seul et le cœur en deacutetresse il se retire dans un coin La nuit tombe et couvre de

ses teacutenegravebres la forecirct Il entend alors un rossignol chanter des chansons drsquoamour Sa voix est

1 Louis Aguettant Victor Hugo poegravete de la nature Paris LrsquoHarmattan 2000 p 300

230

si suave que malgreacute sa douleur le merle srsquoapproche de son nid et le complimente Il croit

le rossignol heureux et lui demande si son laquo secret peut-il srsquoapprendre raquo Voici la reacuteponse

du rossignol dont Saadi a raconteacute lrsquohistoire

laquo Oui me reacutepondis le rossignol mais ce nrsquoest pas ce que vous croyez Ma femme mrsquoennuie je

ne lrsquoaime point je suis amoureux de la rose Sadi le Persan en a parleacute Je mrsquoeacutegosille toute la

nuit pour elle mais elle dort et ne mrsquoentend pas Son calice est fermeacute agrave lrsquoheure qursquoil est elle y

berce un vieux scarabeacutee et demain matin quand je regagnerai mon lit eacutepuiseacute de souffrance et

de fatigue crsquoest alors qursquoelle srsquoeacutepanouira pour qursquoune abeille lui mange le cœur 1 raquo

Ce triste secret du rossignol termine le reacutecit de Musset et en reacutesume ainsi toute la

porteacutee symbolique Lrsquoamour est donc ingrat et les amants nrsquoont apparemment qursquoagrave souffrir

des caprices de la bien-aimeacutee comme Musset lui-mecircme qui a beaucoup souffert de

lrsquoinfideacuteliteacute de George Sand Fable autobiographique qui deacutepeint les amours malheureux de

Musset avec George Sand et ses deacuteboires drsquoauteur incompris lrsquoHistoire drsquoun merle blanc

est aussi une ode agrave la diffeacuterence et srsquoadresse agrave toutes les acircmes sensibles perdues dans la

foule anonyme des convictions et des reacutefeacuterences Tout le long de ce conte nous voyons

sous forme drsquoune piquante alleacutegorie quelque peinture de mœurs drsquoune veacuteriteacute frappante ou

quelque trait de critique litteacuteraire plein de raison et de verve gauloise Les souffrances les

deacuteceptions les chagrins des poegravetes en geacuteneacuteral et ceux de lrsquoauteur en particulier y sont

preacutesenteacutes gaiement sous des allusions bien transparentes Le malheureux heacuteros du conte dit

par exemple laquo Heacutelas musique heacutelas poeacutesie qursquoil y a peu de cœurs qui vous

comprennent raquo

A part ce thegraveme de lrsquoamour du rossignol pour la rose Musset connaissait bien lrsquointeacuterecirct

alleacutegorique de certains poegravemes de Saadi Dans un article de ses Meacutelanges de la litteacuterature

et de critique consacreacute agrave Jean-Paul Richter (chapitre XVII laquo Penseacutees de Jean-Paul raquo) il

note le rapprochement de deux penseacutees de ce poegravete allemand drsquoune reacuteflexion de Saadi

laquo Sous lrsquoempire drsquoune ideacutee puissante nous nous trouvons comme le plongeur sous la cloche agrave

lrsquoabri des flots de la mer immense qui nous environne raquo

Et plus loin

laquo Je veux mrsquoeacutelever au-dessus de lrsquooceacutean des ecirctres comme un nageur intreacutepide qui lutte contre

las vagues et non comme un cadavre par la pourriture raquo

Ces deux penseacutees sont sœurs il me semble qursquoelles en ont une encore crsquoest ce mot de Sadi

1 Alfred de Musset Œuvres complegravetes tome 7 Paris Charpentier pp 82-83

231

laquo Ne vous attachez point agrave la surface des hommes et creusez quand vous voudrez trouver le

talent se cache toujours Ne voyez-vous pas que la perle demeure ensevelie au fond de lrsquooceacutean

tandis que les cadavres remontent la surface des flots 1 raquo

On voit que Musset comme Saadi promenant inlassablement son bon sens aviseacute agrave

travers la socieacuteteacute note avec des mots souvent pittoresques et spirituels toujours heureux

ce qui constitue lrsquoexpression de la reacutealiteacute les dons naturels ne sauraient geacuteneacuteralement se

manifester drsquoeux-mecircmes aussi faut-il savoir les deacutecouvrir et les deacutevelopper

53 Lamartine

Un autre poegravete romantique Lamartine (1790-1869) pareil agrave Hugo et agrave Musset a eu des

contacts rares et rapides avec lrsquoœuvre de Saadi Il avait probablement lu Saadi dans les

traductions du XVIIIe siegravecle ou dans celle de Semelet parue en 1834 et devait en avoir une

connaissance superficielle Dans une courte piegravece dateacutee de 1841 Lamartine eacutevoque le

poegravete persan exileacute laquo loin des fleurs eacutecloses raquo de sa terre natale et en train de dire laquo aux

vents raquo

laquo Sadi loin des fleurs eacutecloses

Dans ses beaux jardins persans

Parmi drsquoeacutemouvantes choses

Dans lrsquoexil disait aux vents

laquo Vents vous nrsquoecirctes pas mes roses

Mais vous ecirctes leur encens 2 raquo

Ces vers sont sucircrement inspireacutes par la preacuteface du Jardin des roses ougrave le mecircme thegraveme

est eacutevoqueacute mais avec un peu de diffeacuterence dans lrsquoeacuteleacutement porteur du souvenir (le parfum)

de la laquo rose raquo ici ce sont les vents qui ayant traverseacute les laquo jardins persans raquo et donc

ayant accompagneacute quelques instants les laquo fleurs eacutecloses raquo ont pris laquo leur encens raquo qursquoils

emportent jusqursquoau poegravete en exil et plongent celui-ci dans un plaisir meacutelancolique lagrave

dans la preacuteface du Jardin des roses ce qui enivre Saadi crsquoest un bout de terre qui a

quelque temps accompagneacute la laquo rose raquo et en a pris le parfum

1Alfred de Musset Meacutelanges de litteacuterature et de critique Paris Charpentier 1867 p 269 (lrsquoarticle est dateacute du 6 juin 1831) 2 Cette poeacutesie dateacutee de 1841 a eacuteteacute publieacutee pour la premiegravere fois par H Guillemin dans la revue Yggdrasill Bulletin mensuel de la poeacutesie en France et agrave lrsquoeacutetranger Paris 1egravere anneacutee 1935 Voir aussi Mme Samsami op cit pp 95-96

232

laquo Un jour au bain un morceau drsquoargile parfumeacutee tomba de la main de mon amante dans ma

main laquo Es-tu musc ou ambre gris lui dis-je Car je suis enivreacute par ton odeur ravissante raquo laquo Je

nrsquoeacutetais me reacutepondit-elle qursquoune argile sans valeur mais jrsquoai demeureacute quelque temps avec la

rose et le meacuterite de ma compagne a laisseacute des traces en moihellip1 raquo

Nous nrsquoavons pas trouveacute drsquoautres traces de Saadi chez Lamartine Cependant N D

Samsami croit en une sorte de parenteacute entre un passage du Nouveau Voyage en Orient de

Lamartine et le deacutebut de la preacuteface du Gulistan en ce qui concerne la perception de la

grandeur de Dieu par la beauteacute de la nature

laquo Ce sont ces aneacuteantissements des sens de lrsquohomme et de son esprit devant la masse ou

lrsquoeacutetendue de lrsquohorizon ces geacutenuflexions de lrsquoacircme ces voluptueuses prostrations de la penseacutee

devant la grandeur de Dieu et de ses œuvres qui lui donnent le plus le sentiment de la suprecircme

beauteacute crsquoest-agrave-dire de la main du creacuteateur2 raquo

5 4 Marceline Desbordes-Valmore et laquo les Roses de Saadi raquo

Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) est un autre poegravete de tendance romantique qui

avait une preacutedilection pour Saadi Son cœur drsquoamoureuse se penchait plutocirct vers le cocircteacute

sentimental et lyrique du poegravete persan car il y trouvait un eacutecho immeacutediat La vie

malheureuse3 qursquoelle a meneacutee et qui aurait nourri chez elle une sensibiliteacute feacuteminine nrsquoest

pas non plus sans influence sur son approche particuliegravere de la poeacutesie de Saadi Car on le

sait bien la poeacutetesse a connu de grandes amertumes et deacuteceptions durant toute sa vie ce

qui a fait drsquoelle un personnage autodidacte Crsquoest de lagrave peut-ecirctre que reacutesulte le succegraves de

son œuvre poeacutetique une œuvre dont le lyrisme et la hardiesse de versification sont

remarqueacutes De sorte que Paul Verlaine (1844-1896) la reconnaicirct comme une aicircneacutee laquo Cette

poeacutetesse qui se donna agrave peine entre tant drsquoeacutepreuves le temps drsquoinventer les plus

rythmiques cadences et drsquoeacutecrire les plus doux vers raquo4 Le mecircme Verlaine la considegravere

comme une poeacutetesse ayant joueacute un rocircle majeur dans lrsquoeacutevolution de lrsquoeacutecriture et deacuteclare laquo

Nous proclamons agrave haute et intelligible voix que Marceline Desbordes-Valmore est tout

1 Gulistan preacuteface p 9 2 Lamartine Nouveau Voyage en Orient citeacute sans reacutefeacuterence preacutecise par N D Samsami op cit pp 95-96 3 Elle a veacutecu constamment dans la gecircne a connu les deuils les plus cruels laquo Paris est un univers Le triste fil de ce labyrinthe crsquoest le malheur raquo eacutecrit-elle en 1843 dans une lettre agrave Louise Babeuf Sur la vie malheureuse de cette poeacutetesse voir le livre de Lucien Descaves La Vie douloureuse de Marceline Desbordes-Valmore Paris Nilsson 1910 4 Citeacute par Julien Cain in Marceline Desbordes-Valmore Paris Bibliothegraveque Nationale 1959 p IX

233

bonnement [hellip] la seule femme de geacutenie et de talent de ce siegravecle et de tous les siegravecleshellip1 raquo

On lui sait greacute drsquoavoir introduit des formes nouvelles laquo Marceline Desbordes-Valmore a

le premier drsquoentre les poegravetes de ce temps employeacute avec le plus grand bonheur des rythmes

inusiteacutes celui de onze pieds entre autreshellip2 raquo

Est-ce que Mme Valmore avait une connaissance approfondie de la poeacutesie de Saadi

Nous ne pouvons pas reacutepondre avec certitude agrave cette question sauf qursquoelle avait lu Saadi et

qursquoelle lrsquolaquo adorait raquo si lrsquoon croit ce jugement de Sainte-Beuve (celui-ci croyait toujours en

elle et ne lrsquoabandonna jamais) laquo En adressant ses essais agrave M de Latour avec une

demande de souscription Madame Valmore deacutebutait par cet apologue agrave la maniegravere du

poegravete persan Saadi dont elle avait lu quelque chose et que disait-elle elle adorait3 raquo

Mme Valmore laquo adorait raquo en Saadi le chantre de lrsquoamour meilleur que toute autre

personne et drsquoune sinceacuteriteacute particuliegravere

laquo Quand bien mecircme tu saurais par cœur les sept parties du Coran

Lorsque tu est troubleacute par lrsquoamour tu ne sais mecircme plus dire alif bacirc tacirc [hellip]

Il est eacutetonnant que je conserve lrsquoexistence en mecircme temps que toi

Que tu viennes pour me parler et qursquoil me reste encore la parole4 raquo

La simpliciteacute et la spontaneacuteiteacute drsquoexpression par lesquelles Saadi deacutecrivait lrsquoamour dans

sa sinceacuteriteacute devaient charmer lrsquoauteur du Livre des tendresses Chez les deux poegravetes nous

trouvons une pareille exaltation passionneacutee de lrsquoamour un mecircme oubli complet de soi

(laquo devant toi je ne pouvais crier jrsquoexiste raquo) aussi bien que des appels deacutesespeacutereacutes

laquo Srsquoil nrsquoest pas possible de parvenir pregraves de lrsquoami

Crsquoest le devoir de lrsquoamitieacute de mourir agrave sa recherche [hellip]

Si ma main peut parvenir agrave saisir le pan de sa robe (se sera tregraves bien)

Sinon je mrsquoen irai mourir sur son seuil1 raquo

1 Œuvres en prose complegravetes texte eacutetabli preacutesenteacute et annoteacute par Jacques Borel Paris Gallimard 1972 p 678 2 Ibid p 674 3 C ndashA Sainte-Beuve Madame Desbordes-Valmore sa vie et sa correspondance Paris Michel Leacutevy Fregraveres 1870 p 132 Sainte-Beuve reproduit ensuite lrsquoapologue en question laquo Monsieur Il est dit dans un livre qursquoun pauvre oiseau jeteacute agrave terre et rouleacute dans le vent de lrsquoorage fut releveacute par une creacuteature charitable et puissante qui lui remit son aile malade comme eut fait Dieu lui-mecircme apregraves quoi lrsquooiseau retourna ougrave vont les oiseaux au ciel et aux orages Le gueacuterisseur nrsquoouiumlt plus parler de lui et dit La reconnaissance ougrave est ndashelle Un jour il entendit frapper vivement agrave sa fenecirctre et lrsquoouvrit Dieu lui reacutepondit Lrsquooiseau lui en ramenait un autre blesseacute et mourant laquo Sur quel cœur lrsquoimage de la creacuteature qui relegraveve eacutetait-elle mieux graveacutee que sur ce cœur qui semblait absent raquo 4 Gulistan pp 224-225 (V 4)

234

Lrsquoeacutecho de pareils chants deacutesespeacutereacutes aurait raisonneacute dans le cœur de la poeacutetesse et lui aurait

rappeleacute les deacuteceptions amoureuses qursquoelle avait connues

laquo Jrsquoirais mrsquoabattre sur ton cœur

Ou mourir de joie agrave ta porte

Ah si vers toi Dieu me remporte

Vivre ou mourir pour toi qursquoimporte 2 raquo

Dans un autre poegraveme de Saadi on peut lire laquo O Saadi je suis la bougie de

lrsquoassembleacutee que puis-je faire si le papillon se deacutetruit lui-mecircme 3 raquo et la poeacutetesse

franccedilaise semble ecirctre inspireacutee de ce genre de vers (abondants dans la poeacutesie du poegravete

persan) dans son laquo Papillon malade raquo ougrave un jeune papillon nrsquoeacutecoute pas les conseils de la

sagesse et preacutefegravere se brucircler dans le feu de lrsquoamour

laquo Lagrave-bas ces coteaux verts ces brillantes couleurs

Font naicirctre tant drsquoespoir tant drsquoamour tant drsquoenvie

Oh tais-toi pauvre sage ou pauvre ingrat tais-toi

Tu nous deacutefends les fleurs encor pencheacute sur elles

Dors si tu mrsquoaimes plus mais les cieux sont agrave moi

Jrsquoeacuteclos pour mrsquoenvoler et je risque mes ailes 4 raquo

Encore drsquoautres vers du laquo Papillon malade raquo nous font penser au Gulistan et aux

thegravemes deacuteveloppeacutes dans sa preacuteface laquo Jrsquoai deacutefini la vie enfants crsquoest un eacuteclair [hellip] Les

roses subiront un affreux changement5 raquo La vie des roses le temps drsquoaimer est donc bien

courte Notre poeacutetesse srsquoeacutecrie alors laquo On a si peu de temps agrave srsquoaimer sur la terre Oh

qursquoil faut se hacircter de deacutepenser son cœur 6 raquo Par contre la vie laquo sans amour raquo nrsquoest que

lrsquoennui laquo Mes heures sans amour se changent en anneacutees7 raquo dit Mme Valmore dont toute

la vie srsquoeacutetait consumeacutee dans une passion douloureuse

1 Ibid p 223 (V 4) on peut encore lire chez Saadi laquo Reviens parce que tu seras plus cheacuteri que tu ne lrsquoas eacuteteacute raquo Ibid p 238 (V 14) laquo Reviens et tue moi car mourir sous tes yeux est plus agreacuteable que de te survivre raquo p 231 (V 10) 2 Les Œuvres poeacutetiques de Marceline Desbordes-Valmore eacutedition complegravete eacutetablie et commenteacutee par M Bertrand Grenoble Presses Universitaires de Grenoble 1973 tome 2 laquo Priegravere de femme raquo p 451 3 Gulistan p 228 (V 7) 4 M D Valmore Les Œuvres poeacutetiques op cit tome 1 p 179 Sur cet emprunt eacuteventuel de Mme Valmore voir eacutegalement Mme Samsami op cit p 94 et J Hadidi op cit p 311 5 Ibid Voir eacutegalement le Gulistan preacuteface p 15 laquo Il nrsquoy a point de dureacutee pour la rose du jardin raquo et p 11 laquo La vie est une neige exposeacutee au soleil de juillet il en reste bien peuhellip raquo 6 Ibid p 200 Le poegraveme srsquoappelle laquo Reacuteveacutelation raquo 7 Ibid

235

Mais la poeacutetesse franccedilaise a surtout puiseacute dans la preacuteface du Gulistan la matiegravere drsquoun

de ses plus beaux poegravemes ndash le plus connu drsquoailleurs ndash intituleacute laquo Les Roses de Saadi raquo1 Elle

y trace pour reprendre lrsquoexpression de Mme Samsami laquo un tableau idyllique plein de

deacutetails gracieux et drsquoune feacuteminiteacute charmante raquo2

laquo Jrsquoai voulu ce matin te rapporter des roses

Mais jrsquoen avais tant pris dans mes ceintures closes

Que les nœuds trop serreacutes nrsquoont pu les contenir

Les nœuds ont eacuteclateacute Les roses envoleacutees

Dans le vent agrave la mer srsquoen sont toutes alleacutees

Elles ont suivi lrsquoeau pour ne plus revenir

La vague en a paru rouge et comme enflammeacutee

Ce soir ma robe encore en toute embaumeacutee

Respires-en sur moi lrsquoodorant souvenir3 raquo

Le poegraveme est publieacute pour la premiegravere fois apregraves la mort de lrsquoauteur en1860 dans un

recueil intituleacute Poeacutesies ineacutedites4 Le mecircme morceau cette fois en prose se trouve dans une

lettre adresseacutee par Mme Valmore agrave Sainte-Beuve dateacutee du 22 feacutevrier 1848 La lettre

commence ainsi laquo Voici ce que je pourrais vous dire veacuteritable Saadi de nos climats

laquo Jrsquoavais dessein de vous rapporter des roses mais jrsquoai eacuteteacute tellement enivreacutee de leur odeur

deacutelicieuse qursquoelles ont toutes eacutechappeacute de mon sein5 raquo En se fondant sur cette lettre

certains critiques pensent que la poeacutetesse a composeacute le poegraveme en lrsquohonneur de lrsquohomme de

lettres pour le remercier drsquoun service rendu Certains drsquoautres toujours dans le mecircme sens

1 Le poegraveme sera plus tard mis en musique par Marcel Roumeacuteguegravere (Cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 310 note 18) mais aussi par un groupe de rock alternatif franccedilais laquo les Hurleurs raquo sur leur album Bazar en 2000 2 N Samsami op cit p 94 3 Les Œuvres poeacutetiqueshellip t 2 p 509 Le poegraveme est bien inspireacute de ces vers si connus de la preacuteface du Gulistan p 5 laquo Jrsquoavais dans lrsquoesprit que quand jrsquoarriverais au rosier je remplirais de roses le pan de ma robe pour en faire un preacutesent agrave mes camarades Lorsque je fus arriveacute lrsquoodeur des roses mrsquoenivra tellement que le pan de ma robe mrsquoeacutechappa de la main raquo Un autre poegravete Jean-Marc Bernard a composeacute ces vers plus proches litteacuteralement du texte de Saadi laquo De ces jardins deacutelicieux Mais lrsquoodeur de ses fleurs humides Surgis sous mes paupiegraveres closes Heacutelas mrsquoenivra lentement Jrsquoaurais voulu cueillir les roses Je deacutefaillis hellip et maintenant Pour en parfumer nos adieux Je ne trsquooffre que mes mais vides raquo 4 Poeacutesies ineacutedites de Mme Desbordes-Valmore publieacutees par M Gustave Reacutevilliod Genegraveve imprimerie de J Fick 1860 5 Puis suivent ces lignes laquo Si vous saviez quelle deacutetresse cacheacutee vous venez drsquoadoucir vous tressailleriez dans votre acircme drsquoune joie divine je tremblais quand vous mrsquoavez quitteacutee Je nrsquoai pu vous rien dire Vous eacutetiez aussi tregraves eacutemu je le crois et vous deviez lrsquoecirctre mecircme ignorant lrsquoeacutetendue de la peine que vous veniez secourir Un pauvre atheacutee nrsquoeucirct pu reacutesister agrave cette preuve de lrsquoexistence de Dieu raquo Voir la lettre complegravete dans Sainte-Beuve inconnu par Spoelberch de Lovenjoul Paris Librairie Plon 1901 p 227

236

lui donnent la valeur un peu plus large de poegraveme de lrsquoamitieacute Drsquoautres enfin disent qursquoil

serait implicitement deacutedieacute agrave Prosper Valmore son mari1

Quoi qursquoil en soit ce poegraveme est un des plus beaux et plus admireacutes de son auteur selon

le teacutemoignage drsquoun tregraves grand nombre de critiques Tout drsquoabord crsquoest Sainte-Beuve le

grand critique du siegravecle qui en donne le texte et le deacutefinit comme exemple de laquo bien jolis

motifs de chants de meacutelodies pures raquo2 Andreacute Gide eacutecrit agrave la maniegravere mecircme de la

poeacutetesse laquo Je me promettais de saisir un Desbordes-Valmore avec lrsquoespoir de lrsquooffrir

ensuite agrave Marie de Reacutegnier Je me souviens encore de ce jour ougrave seul avec elle dans le

bureau de son pegravere elle me reacutecita Les Roses de Saadi3 raquo Cette mecircme Marie de Reacutegnier

(fille de Heacutereacutedia eacutepouse drsquoHenri de Reacutegnier poegravete elle-mecircme sous le pseudonyme de

Geacuterard drsquoHouville) donnera ce jugement pertinent laquo Hardiesse si poeacutetique et si forte4 Du

mot laquo eacuteclateacute raquo qui deacutechire la strophe toutes les fleurs coulent jusqursquoagrave nous Ainsi de vos

larmes Marceline et de toutes vos douleurs passeacutees nous respirons sur votre acircme

lrsquoarocircme immortel5 raquo Il est vrai Les Roses de Saadi laquo coulent jusqursquoagrave nous raquo et nous

charment agrave chaque fois que nous les prenons sous les yeux

Drsquoailleurs laquo Les Roses de Saadi raquo nrsquoest pas le seul poegraveme ougrave on remarque cet attrait

Il y a justement dans une grande partie de son œuvre poeacutetique un charme particulier dans

cet abandon ou dans cette ardeur par lesquels la poeacutetesse compose ses vers Il y a lagrave toute

une vie de femme poeacutetiquement raconteacutee la vie drsquoune femme qui a beaucoup aimeacute

souffert et pleureacute

laquo Lrsquoorage de tes jours a passeacute sur ma vie

Jrsquoai plieacute sous ton sort jrsquoai pleureacute de tes pleurs

Ougrave ton acircme a monteacute mon acircme lrsquoa suivie

Pour aider tes chagrins jrsquoen ai fait mes douleurs6 raquo

Son œuvre constitue un roman vrai dont chaque page reacuteveille en nous une deacutelicieuse

eacutemotion A la maniegravere des Feuilles drsquoAutomne les poegravemes de Mme Valmore rendent agrave nos

souvenirs drsquoenfance leurs brillantes couleurs et renouvellent en nous cette douce

1 Cf Les Œuvres poeacutetiques t 2 p 735 et la note de M Bertrand agrave ce sujet 2 Cf Causeries du Lundi troisiegraveme eacutedition t XIV Paris Garnier Fregraveres p 406 il y donne eacutegalement le texte de laquo La jeune fille et le ramier raquo 3 Andreacute Gide Journal t 1 Paris Gallimard 1996 pp 516-517 la citation de Gide date du 3 avril 1906 4 Que lrsquoon se rappelle ici le jugement de Verlaine que nous avons rapporteacute sur la poeacutesie de Marceline Desbordes-Valmore au deacutebut de ce passage 5 Geacuterard DrsquoHouville (Marie de Reacutegnier) Les Nouvelles Litteacuteraires Artistiques et Scientifiques 6egraveme anneacutee ndeg 225 5 feacutevrier 1927 p 1 Lrsquoarticle est intituleacute laquo A propos de Marceline Desbordes-Valmore raquo 6 Les Œuvres poeacutetiques t 2 laquo Dors raquo p 459

237

meacutelancolie que nous laissent des douleurs affaiblies par le temps Avec son œuvre on

retrouve tour agrave tour les images des amis que lrsquoon a aimeacutes et perdus tous les sentiments

tendres ou tristes que lrsquoon a eacuteprouveacutes En lisant les vers de Mme Valmore nous aimons

nous souffrons et nous pleurons avec elle

Marceline Desbordes-Valmore eacutetait voueacutee agrave aimer sans tout de mecircme ecirctre aimeacutee Elle

est resteacutee amoureuse jusqursquoagrave la fin de ses jours laquo Moi je ne suis pas morte allons moi

jrsquoaime encore1 raquo Ainsi elle a passeacute presque son existence entiegravere agrave donner laquo son cœur raquo

Dans laquo Les Roses de Saadi raquo tandis que le poegravete persan deacuteveloppant une comparaison

heureuse et frappante qui aboutit au symbole exprime lrsquoangoisse de lrsquohomme incapable de

connaicirctre Dieu la poeacutetesse franccedilaise dans sa solitude morale et mateacuterielle se sent comme

toutes les femmes abandonneacutees de nouveau precircte agrave aimer2 Car lrsquoamour lui apparaicirct

comme la seule reacutealiteacute durable ici-bas Il est bon de noter enfin comment la poeacutetesse en

srsquoinspirant librement drsquoun souvenir livresque tire de ce cri de deacutesespoir une nouvelle une

ingeacutenieuse deacuteclaration drsquoamour

En outre les traces de Saadi sont lisibles dans quelques autres poegravemes de Mme

Valmore laquo LrsquoEau douce raquo par exemple deacutebute par lrsquoeacutepigraphe laquo Lrsquoeau douce qui a

rencontreacute la mer ne retrouve jamais sa premiegravere douceur raquo suivie de la mention drsquolaquoUn

poegravete persan raquo En fait dans un manuscrit autographe de ce poegraveme lrsquoeacutepigraphe ne porte

pas laquo un poegravete persan raquo mais laquo Saadi raquo3 De mecircme les poegravemes laquo Le Reacuteveil raquo et laquo Les

Roses raquo sentent les laquo roses raquo de Saadi et nous font rappeler le cadre et les thegravemes du

cinquiegraveme chapitre du Gulistan touchant lrsquoamour et la jeunesse un chapitre qui

influencera eacutegalement ndash et dans une plus large mesure encore ndash les poegravetes et les eacutecrivains

de toute une geacuteneacuteration suivante tels Anna de Noailles Henri de Reacutegnier Maurice Barregraves

Henri de Montherlant Lrsquoeacutetude de leurs œuvres et du lien qui les unit agrave Saadi sera lrsquoobjet du

chapitre suivant Mais avant de nous en occuper nous aimons finir avec Marceline

Desbordes-Valmore la poeacutetesse amoureuse agrave la vie4 sur ces quelques vers tireacutes de son

laquo LrsquoAmour raquo

laquo Degraves qursquoon lrsquoa vu son absence est affreuse

Degraves qursquoil revient on tremble nuit et jour [hellip]

Et cependanthellip oui lrsquoAmour rend heureuse 5 raquo

1 Ibid t 2 laquo Dors raquo p 459 2 laquo Vois-tu drsquoun cœur de femme il faut avoir pitieacute raquo lit-on dans laquo Reacuteveacutelation raquo Ibid t 1 p198 Le poegraveme commence et se termine par ce mecircme vers 3 Ibid t 2 p 511 et p 737 4 laquo poegravete de lrsquoamour blesseacute raquo lrsquoappellent certains 5 Ibid t 1 p 192

238

CHAPITRE II

LES EacuteCRIVAINS DU XXe SIEgraveCLE AUX laquo JARDINS

LITTEacuteRAIRES raquo DE SAADI

Au XXe siegravecle la litteacuterature srsquooriente vers une veacuteriteacute inteacutegrale On srsquoavise que sur le

plan culturel lrsquoOrient nrsquoest pas limiteacute seulement agrave la Meacutediterraneacutee agrave lrsquoEgypte et agrave la

Judeacutee mais qursquoil srsquoeacutetend au-delagrave de la mer drsquoOman et du Golf du Bengale De nombreux

Loti certes moins poegravetes en preacutesence des paysages et des civilisations exotiques publient

le reacutecit veacutecu de leurs pittoresques randonneacutees Chacun drsquoeux est du reste un artiste

original dont le talent ne srsquoembarrasse point le plus souvent des theacuteories de lrsquoeacutecole

Chacun aussi observe en peinture le monde exteacuterieur les meacutethodes et les techniques eacutetant

mises agrave part les tableaux de Claude Farregravere de Jean et Jeacuterocircme Tharaud de Pierre Benoicirct

de Louis Bertrand sont drsquoune eacutetonnante exactitude ougrave la preacutecision de la couleur nrsquoa

drsquoeacutegale que la netteteacute du dessin

Drsquoautre part on srsquoinitie directement aux langues et aux litteacuteratures orientales A lire les

eacutecrivains hindous japonais turcs persans ndash et pour ces derniers principalement Khayyacircm

Firdousi Saadi et Hafiz ndash on perccediloit la poeacutesie mystique du cœur le charme de la nature la

beauteacute du pittoresque la mesure la sagesse lrsquoharmonie dans lrsquoexpression des sentiments

personnels

Il restait donc agrave mieux connaicirctre Saadi pour le mieux honorer Ce fut sans doute la

tacircche du XXe siegravecle Erudits et lettreacutes poegravetes et prosateurs firent au cours des premiegraveres

deacutecennies renaicirctre sa noble et fine figure Ils expliquegraverent ses vers ils eacutetudiegraverent sa vie ils

interpreacutetegraverent son œuvre Au lendemain de la premiegravere guerre mondiale une thegravese

magistrale lui fut consacreacutee en France Rapidement il fut rameneacute agrave sa veacuteritable place ndash une

des premiegraveres ndash dans lrsquohistoire de la poeacutesie universelle De brillantes adaptations sans

parler des anthologies ou des articles de revue marquent la faveur du public franccedilais pour

le grand lyrique persan De tous cocircteacutes surgissent des imitateurs dont les plus prestigieux

demeureront assureacutement Barregraves et Montherlant Ainsi donc lrsquoauteur du Boustan et du

Gulistan a fini ndash et crsquoest lagrave son plus beau titre de gloire ndash par seacuteduire les eacutecrivains qursquoon

considegravere aujourdrsquohui comme les plus repreacutesentatifs de la litteacuterature franccedilaise de la

premiegravere moitieacute du XXe siegravecle

239

1

TRADUCTIONS OUVRAGES ORIENTALISTES ET ANTHOLOGIES

11 Traductions et eacuteditions des œuvres de Saadi

Au XXe siegravecle les orientalistes franccedilais notamment Defreacutemery et Barbier de Meynard

avaient reacutealiseacute des traductions du Boustan et du Gulistan qursquoon peut consideacuterer comme

deacutefinitives Crsquoest pourquoi compareacutes agrave elles les ouvrages de Franz Toussaint ne sont que

de bien meacutediocres arrangements de travaux anteacuterieurs et au point de vue scientifique

nrsquooffrent pas de vraies valeurs Il en va de mecircme pour les adaptations de Seghers Le seul

travail que lrsquoon peut appeler une traduction est celui drsquoOmar Ali Shah

- Franz Toussaint En 1913 lrsquoorientaliste Franz Toussaint (1879-1955) publie deux

traductions de Saadi Le Jardin des Fruits et Le Jardin des Roses1 La premiegravere nrsquoest en

reacutealiteacute qursquoune adaptation une traduction libre et tregraves bregraveve drsquoailleurs incomplegravete du

Boustan elle contient au total cinquante-sept histoires soixante-six sentences et deux

priegraveres Il nrsquoy a aucun ordre dans le choix des histoires traduites ni aucune mention du

chapitre drsquoougrave le traducteur les a extraites La plupart des historiettes ne sont mecircme pas

traduites pour leur moitieacute En plus de ces deacutefauts le travail de F Toussaint manque

drsquooriginaliteacute et nrsquooffre souvent qursquoune reprise avec quelques menus changements dans les

termes de la traduction de son modegravele qui est celle de Barbier de Meynard La

comparaison entre les deux morceaux suivants confirme notre ideacutee

Traduction de F Toussaint (p 32) Traduction de B de Meynard (p 9)

laquo Lecteur intelligent et sage je te rappelle que

lrsquohomme doit srsquoabstenir de critiquer agrave la leacutegegravere

Une robe de soie ou de brocart a toujours une

doublurehellip Si tu estimes que cette robe-ci nrsquoest

pas de soie ne te mets pas en colegravere et cache sa

doublure avec bienveillance Je ne

mrsquoenorgueillis point de mon meacuteritehellip Au

contraire je sollicite ton indulgence raquo

laquo Lecteur intelligent et sage souviens-toi que

lrsquohomme de meacuterite srsquoabstient de toute critique

malveillante Une tunique fucirct-elle de soie ou de

brocart a toujours une doublure si tu ne trouves

pas ici une eacutetoffe de soie ne trsquoen irrite point et

dissimule lrsquoenvers avec bonteacute Loin de me targuer

de mon meacuterite jrsquoimplore timidement ton

indulgence raquo

1 Le Jardin des Fruits traduit du persan par Franz Toussaint Paris Mercure de France 1913 Le Jardin des Roses traduit du persan preacuteface de la Comtesse de Noailles Paris Artheme Fayard amp Cie 1913

240

Nous devons quand mecircme ajouter que cette version de F Toussaint sera reacuteeacutediteacutee en

1925 (4egraveme eacutedition) et en 19831

Quant agrave la traduction du Jardin des Roses elle ne preacutesente pas une œuvre plus

travailleacutee que lrsquoautre une adaptation abreacutegeacutee en soixante et une historiettes et quarante-

deux sentences fondeacutee sur la traduction de Defreacutemery Son seul avantage par rapport au

Jardin des Fruits crsquoest qursquoelle est preacuteceacutedeacutee de la fameuse preacuteface drsquoAnna de Noailles

Cela fait attirer plus drsquoattention sur cette œuvre de Saadi et joue en quelque sorte le rocircle

drsquoœuvre de propagande pour ce dernier Car cette dame eacutetait en contact avec lrsquoeacutelite

litteacuteraire et artistique qui freacutequentait son salon agrave lrsquoeacutepoque alors ceux qui ne connaissaient

pas encore Saadi seront curieux de le connaicirctre et ceux qui lrsquoavaient deacutejagrave connu seront

inciteacutes de le relire Parmi ces personnaliteacutes on peut en particulier citer Maurice Barregraves

Andreacute Gide Paul Valeacutery Jean Cocteau Pierre Loti Barregraves par exemple partageait avec

A de Noailles le goucirct pour Saadi (nous y reviendrons plus loin) Par contre Henri de

Reacutegnier qui disait en 1889 qursquoil aimait Saadi 2 nrsquoappreacuteciera pas la preacuteface de Mme

Noailles et dira bien des anneacutees plus tard laquo Une preacuteface drsquoAnna de Noailles pour Le

Jardin des Roses de Saadi On est eacutecœureacute drsquoimages de parfums drsquoune danse de mots qui

devient vite insupportable de ce lyrisme agrave la persane comme costumeacute et qui sent la

deacutefroque verbale3 raquo

Malgreacute tous ces inconveacutenients cette adaptation sera plusieurs fois reacuteeacutediteacutee dans

diffeacuterentes maisons drsquoeacutedition au fil du XXe siegravecle4

Bien que les travaux de Franz Toussaint ne deacutepassent guegravere le cadre drsquoune adaptation

et qursquoils manquent de qualiteacute litteacuteraire ils sont importants du point de vue quantitatif

entre 1913 et 1983 ils ont eu au total une dizaine de reacuteeacuteditions ce qui peut nous donner

une ideacutee de la reacuteception de lrsquoœuvre de Saadi par le public franccedilais agrave cette eacutepoque de sorte

que lrsquoun de ses eacutediteurs Claude Aveline nrsquoheacutesite pas agrave dire que M Franz Toussaint par

ses traductions a rendu ceacutelegravebres en France les chefs-drsquoœuvre du grande poegravete de Chiraz

1Le Jardin des Fruits 4egraveme eacutedition Paris Mercure de France 1925 Id Plan-de-la-Tour Editions drsquoAujourdrsquohui 1983 2 Voir plus bas p 249 3 H de Reacutegnier Les Cahiers ineacutedits 1887-1936 Edition eacutetablie par David Niederauer et Franccedilois Broche Paris Pygmalion Geacuterard Watelet 2002 p 876 citation en question date du 25 juin 1935 4 En la mecircme anneacutee 1913 la quatriegraveme eacutedition est publieacutee chez H Piazza En 1923 lrsquoouvrage est deux fois reacuteeacutediteacute dont lrsquoune chez Stock En 1927 crsquoest sous le titre du Jardin des roses et des Fruits qursquoil est publieacute aux eacuteditions C Aveline laquo orneacute de compositions dessineacutees et graveacutees raquo par Andreacute Deslignegraveres Enfin trois autres reacuteeacuteditions preacutefaceacutees drsquoAlexandre Guinle paraicirctront respectivement en 1935 1951 et 1965 chez H Piazza

241

- Pierre Seghers En 1976 Pierre Seghers (1906-1987) lrsquoeacutediteur et le fondateur de la

fameuse collection laquo Poegravetes drsquoaujourdrsquohui raquo publie une laquo nouvelle version raquo du Gulistan

Le Jardin des Roses de Saadi1 Loin drsquoecirctre une traduction nouvelle lrsquoouvrage reproduit le

texte de la traduction de Defreacutemery en y inseacuterant parfois de leacutegers changements sans

importance Il suffit drsquoen choisir un passage et de le comparer avec son correspondant dans

lrsquoœuvre de Defreacutemery pour se rendre compte de leur ressemblance surprenante Voici

quelques exemples

Traduction de P Seghers Traduction de Defreacutemery

laquo On demanda agrave Alexandre le Grec

laquo Comment as-tu pu soumettre les pays de

lrsquoOrient et de lrsquoOccidenthellip raquo (p 48)

laquo Jrsquoai entendu conter lrsquohistoire drsquoun derviche

qui srsquoeacutetait eacutetabli dans une grotte et avait fermeacute

sa porte aux choses de ce mondehellip raquo (p 87)

laquo Un homme dont les cordes vocales eacutetaient

particuliegraverement deacutesaccordeacutees lisait agrave haute

voix le Coran raquo (p 91)

laquo Jrsquoai entendu raconter que malgreacute son grand

acircge un vieillard imagina prendre compagne Il

demanda une toute jeune fille ravissante et que

lrsquoon appelait laquo La Perle raquo (p 116)

laquo On demanda agrave Alexandre le Grec laquo Par quel

moyen as-tu conquis les pays les pays de lrsquoOrient

et de lrsquoOccident raquo (p 97)

laquo Jrsquoai entendu conter lrsquohistoire drsquoun derviche qui

srsquoeacutetait eacutetabli dans une caverne et avait fermeacute sa

porte aux choses du mondehellip raquo (p 202)

laquo Un homme qui avait un vilain organe lisait agrave

haute voix le Coran raquo (p 216)

laquo Jrsquoai entendu raconter que de ce temps-ci un

vieillard tregraves acircgeacute srsquoimagina de prendre une

compagne malgreacute son grand acircge Il demanda une

toute jeune fille drsquoune belle figure et que lrsquoon

appelait Gueuher (perle) raquo (p 269)

Drsquoautre part dans peu drsquoendroits ougrave P Seghers a essayeacute de donner une traduction

indeacutependante ndash si on peut lrsquoappeler ainsi ndash de celle de Defreacutemery il a commis des erreurs

parfois graves allant jusqursquoau contresens Par exemple la phrase laquo Il [Dieu] ne deacutechire pas

le voile de la reacuteputation de Ses serviteurs pour une faute sans importance2 raquo ne rend guegravere

le sens de la geacuteneacuterositeacute que Saadi a voulu attribuer agrave Dieu pardonner laquo une faute sans

importance raquo nrsquoeacutetant pas un acte extraordinaire tout le monde serait capable de le faire

Crsquoest que dans le texte de Saadi il srsquoagit drsquoune laquo faute irreacutecusable raquo (flagrante

scandaleuse) et non pas laquo sans importance raquo comme lrsquoa traduit monsieur Seghers Une telle

traduction rend mecircme la phrase de Saadi insenseacutee et sans rapport logique avec le reste du

texte

1 Gulistan Le Jardin des Roses de Saadi texte inteacutegral du Gulistan Nouvelle version franccedilaise avec introduction et nombreuses notes par Pierre Seghers Paris Editions Seghers 1976 2 Ibid p 16

242

De tout ce qui vient drsquoecirctre dit nous pouvons deacuteduire que P Seghers nrsquoa pas reacutealiseacute un

vrai travail de traduire mais qursquoen remaniant une traduction deacutejagrave existante ndash et non pas agrave

partir du texte persan ndash a tenteacute drsquooffrir une nouvelle version du Gulistan

Trois ans plus tard crsquoest-agrave-dire en 1979 P Seghers publie Boustan ou le Verger

poegraveme de Saadi1 Cette fois il indique dans le sous-titre de son ouvrage que celui-ci est

une laquo traduction de A C de Meynard raquo Il srsquoagit ici drsquoun extrait composeacute drsquoune

soixantaine de poegravemes choisis parmi ceux du Boustan (traduits par A C de Meynard) et

orneacute des miniatures persanes Seghers fait preacuteceacuteder son eacutedition drsquoune tregraves bregraveve biographie

de Saadi et drsquoun reacutesumeacute sur lrsquoeacutepoque de lrsquoart classique iranien eacutecrit par B W Robinson

laquo conservateur au Victoria and Albert Museum de Londres raquo2

- Omar Ali Shah Le Jardin de roses traduit par Omar Ali Shah (1922-2005) en 19663 est

bien diffeacuterent de ceux de Toussaint et de Seghers de sorte que lrsquoon peut le consideacuterer

comme la seule vraie traduction de Saadi au XXe siegravecle Drsquoorigine afghane et connaissant

donc la langue persane Omar Ali Shah a traduit le Gulistan drsquoapregraves une version

manuscrite de ce livre laquo dateacutee Tabriz 1380 raquo4 Etant neacute et eacuteleveacute dans une famille engageacutee

dans la transmission de la tradition soufie depuis des geacuteneacuterations il a toujours eacuteteacute attireacute par

les ideacutees soufies auxquelles il a consacreacute ses recherches Le reacutesultat de ces travaux est la

publication de cinq livres sur ce sujet5 Ainsi dans la preacuteface de sa traduction tout en

insistant sur le cocircteacute mystique de lrsquoœuvre de Saadi (laquo Lrsquoalleacutegorie contenue dans le Gulistan

srsquoapplique seulement aux Soufis raquo dit-il6) il donne une description du Soufisme en mecircme

temps qursquoil parle de la laquo litteacuterature persane meacutedieacutevale raquo et de son influence sur laquo la culture

et la theacuteologie du Moyen-Orient raquo aussi bien que sur la laquo litteacuterature europeacuteenne raquo

La traduction drsquoOmar Ali Shah est jusqursquoagrave preacutesent la derniegravere traduction en franccedilais

de lrsquoœuvre de Saadi Elle est somme toute fluide parfois libre et souvent assez proche du

texte original Le traducteur a eacuteviteacute le mot agrave mot surtout en ce qui concerne les meacutetaphores

utiliseacutees par le poegravete Cependant cette traduction nrsquoest pas aussi complegravete que celle de

Defreacutemery car certains morceaux de lrsquooriginal nrsquoont pas eacuteteacute traduits comme dans ce

passage de la preacuteface ougrave la meacutetaphore et les vers qui la suivent ont eacuteteacute omis

1 Boustan ou le Verger poegraveme de Saadi traduction de A C de Meynard Paris Seghers 1979 2 Ibid Dans ce reacutesumeacute lrsquoeacutepoque classique iranienne est diviseacutee en trois peacuteriodes mongole timuride et safavide dont lrsquoauteur a donneacute une courte description 3 Le Jardin de roses Traduction et preacuteface de Omar Ali Shah Paris Albin Michel 1966 4 Ibid p 16 5 Soufisme drsquoaujourdrsquohui (1998) Un apprentissage du Soufisme (2001) La voie du chercheur (2002) Soufisme et theacuterapie (2003) et La tradition soufie en Occident (2006) 6 Le Jardin de roses traduction drsquoOmar Ali Shah op cit p 12

243

Traduction drsquoOmar Ali Shah (p 21) Traduction de Defreacutemery (pp 9-10)

laquo Une nuit je pleurais amegraverement ma vie

gacirccheacutee et je deacutecidai finalement de renoncer aux

plaisirs absurdes et au temps perdu Rester assis

dans un coin sourd et muet vaux mieux qursquoecirctre

esclave drsquoune langue indompteacutee Survint un

ami qui essaya de mrsquoentraicircner vers les plaisirs

de la ville mais je refusai raquo

laquo Une nuit je pensais aux jours eacutecouleacutes je soupirais

agrave cause de ma vie dissipeacutee je perccedilais la pierre de la

cellule de mon cœur avec le diamant de mes larmes

(crsquoest-agrave-dire je pleurais) et je prononccedilais ces vers

analogues agrave ma situation

laquo A chaque instant srsquoeacutecoule une parcelle de la vie

lorsque jrsquoy fais attention il nrsquoen reste plus

beaucouphellip raquo

Cette derniegravere traduction du Gulistan en France eut une nouvelle eacutedition en 1991

Mais surtout en cette mecircme anneacutee 2008 ougrave nous reacutedigeons cette thegravese la plus reacutecente

reacuteeacutedition de cette œuvre vient drsquoecirctre publieacutee1

Avant de finir ce passage nous devons citer une autre eacutedition du Jardin des roses

parue en 20042 Ce petit livre de 87 pages contient 54 historiettes 82 maximes et un

reacutesumeacute de la conclusion du Gulistan On nrsquoy trouve aucune indication de la traduction ni

de lrsquoeacutedition drsquoougrave les historiettes sont tireacutees Pourtant cet extrait du Jardin des roses a son

importance car il porte agrave deux le nombre des ouvrages de Saadi reacuteeacutediteacutes au cours de ces

huit premiegraveres anneacutees du XXIe siegravecle Il faut attendre lrsquoaccueil que reacuteserveront les

geacuteneacuterations futures agrave lrsquoœuvre de ce poegravete du XIIIe siegravecle et voir si elles sentiront la

neacutecessiteacute de la retraduire ou mecircme drsquoen traduire lrsquoautre moitieacute qui reste encore inconnue

du public franccedilais Crsquoest ce que nous avons pu voir par exemple pour son compatriote

Hafez dont Le Divan a eacuteteacute de nouveau traduit par M Charles-Henri de Foucheacutecour en

20063

Bref bien que lrsquoœuvre de Saadi ne profite pas de lrsquoengouement qursquoelle a connu aux

premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle ou bien aux siegravecles preacuteceacutedents elle a encore des

lecteurs en France quoi que ces derniers soient peu nombreux Car enfin cette œuvre

faisant partie des laquo spiritualiteacutes vivantes raquo4 offre toujours des plaisirs ndash mais aussi des

leccedilons ndash que le passage du temps ne peut pas user

1 Le Jardin de Roses Paris Albin Michel 2008 le livre est paru au mois de septembre 2 Le Jardin des Roses [Paris] Auzou 2004 3 Hafez de Chiraz Le Divacircn Œuvre lyrique drsquoun spirituel en Perse au XIVe siegravecle introduction traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Foucheacutecour Paris Verdier 2006 4 Crsquoest le nom de la collection chez Albin Michel dans laquelle paraicirct Le Jardin de Roses

244

Enfin toutes ces traductions dont nous venons drsquoeacutevoquer bien qursquoelles nrsquoajoutent pas

grand-chose aux travaux preacuteceacutedents ont au moins cet avantage par leur grande quantiteacute

de contribuer agrave propager davantage le nom de Saadi dans les milieux litteacuteraires franccedilais

12 Anthologies et ouvrages orientalistes

Le premier quart du XXe siegravecle voit apparaicirctre un nombre somme toute consideacuterable

drsquoanthologies de la litteacuterature persane Dans un souci de vulgariser la poeacutesie persane ou

bien drsquoen faire connaicirctre les aspects resteacutes jusque-lagrave inabordeacutes un certain nombre

drsquoauteurs ont essayeacute de rassembler et de publier les textes deacutejagrave traduits des poegravetes iraniens

ou de traduire ceux qui ne lrsquoeacutetaient pas encore A cet eacutegard les efforts remarquables de

Hoccedileyumlne Azad meacuteritent drsquoecirctre citeacutes ici Ce Persan de haute origine et de vaste culture

deacutefinitivement eacutetabli agrave Paris pour des raisons politiques et volontairement replieacute dans une

solitude studieuse a composeacute et traduit au moins quatre anthologies Les Perles de la

couronne (1903) La Roseraie du savoir (1906) LrsquoAube de lrsquoespeacuterance (1909) et Guecircpes

et papillons (1916)1 Il a eacutegalement publieacute le texte persan du deuxiegraveme et du troisiegraveme

ouvrage (Golzare Marsquorefet Sobh-eacute Ommid) On est frappeacute par la qualiteacute indiscutable de

toutes les publications de cet eacuteminent auteur dont les introductions et les notes sont riches

de rapprochements non seulement avec des textes orientaux mais aussi bien avec des

œuvres occidentales et particuliegraverement franccedilaises de toutes eacutepoques

La Roseraie du savoir consacreacute aux quatrains mystiques contient dans ses pages

preacuteliminaires des remarques savantes sur le mysticisme et les soufis Aux reproches visant

depuis toujours ces derniers (agrave savoir leur conception de la vaniteacute du monde et leur

enseignement du laquo meacutepris de la socieacuteteacute et des lois raquo leur laquo tendance au pantheacuteisme raquo leur

interpreacutetation particuliegravere du laquo libre arbitre raquo laquo le meacutelange dans leurs eacutecrits du sacreacute et du

profane raquo) ndash des critiques qursquoil considegravere laquo jusqursquoagrave un certain point fondeacutees raquo ndash Hoccedileyumlne

Azad reacutepond ainsi laquo Si leurs efforts ont reacutealiseacute quelque bien ou empecirccheacute quelques

injustice faudra-il encore les blacircmer 2 raquo Puis comme exemple lrsquoauteur cite le cas de

1 Hoccedileyumlne Azad Les Perles de la couronne choix de poeacutesies de Bacircbacirc Feacuteghacircni traduites pour la premiegravere fois du persan Paris E Leroux 1903 La Roseraie du savoir Choix de quatrains mystiques tireacutes des meilleurs auteurs persans traduits pour la premiegravere fois en franccedilais avec une introduction et des notes critiques

litteacuteraires et philosophiques par Hoceacuteyumlne Azad Leyde E J Brill 1906 LrsquoAube de lrsquoespeacuterance choix

de poeacutesies tireacutees des meilleurs auteurs persans coordonneacutees et traduites pour la premiegravere fois en franccedilais publieacute avec une introduction et des notes par Hoceacuteyne-Azad Leyde E J Brill et Paris E

Guilmoto 1909 Guecircpes et Papillons Choix drsquoeacutepigrammes et de madrigaux tireacutes des auteurs persans traduites pour la premiegravere fois en franccedilais par Hoceacuteyumlne Azad Paris Ernest Leroux 1916 2 La Roseraie du savoir op cit p XXX

245

Saadi et de son mysticisme qursquoil trouve modeacutereacute Le livre contient une dizaine de quatrains

de Saadi traduits par lrsquoauteur lui-mecircme et une historiette du Boustan (I 4) Voici un

exemple de la traduction de Hoccedileyumlne Azad et le rapprochement qursquoil eacutetablit agrave sa suite

laquo Lrsquohomme opulent dont les jours et les nuits se passent dans les plaisirs ignore la cause des

geacutemissements du pauvre

Lrsquoeau coule abondamment dans lrsquoOxus et dans LrsquoEuphrate tandis qursquoau deacutesert les gens alteacutereacutes

en cherchent (un peu) pour (sauver) leur vie raquo

Saadi

laquo Quand nos foyers sont doux et sucircrs nous oublions

Malgreacute nous pregraves du feu les grelottants haillons hellip

Sully Prudhomme Le Rire1 raquo

De mecircme Guecircpes et papillons contient onze sentences historiettes et quatrains de

Saadi et Aube de lrsquoespeacuterance trois historiettes du Boustan2

Lrsquoimpact de ces preacutecieux travaux de Hoccedileyumlne Azad dans le milieu orientaliste et

litteacuteraire parisien est important De sorte que plusieurs eacutecrivains et poegravetes inteacuteresseacutes par la

litteacuterature iranienne liront ces publications et certains drsquoentre eux srsquoen souviendront dans

leurs œuvres Le cas le plus connu est sans doute celui de Maurice Barregraves pour qui depuis

1906 La Roseraie du savoir fut laquo comme un livre de chevet raquo3 Nous verrons plus loin

comment La Roseraie transparaicirct bien des fois sous les phrases leacutegegraveres drsquoUn jardin sur

lrsquoOronte (1922) Cette anthologie de quatrains mystiques fut aussi pratiqueacutee dans

lrsquoentourage de Barregraves

Drsquoun autre cocircteacute Lafcadio Hearn (1850-1904)4 celui qui eacutetait precirct agrave sacrifier tout

laquo pour ecirctre le Christophe Colomb raquo de la litteacuterature celui qui avait toujours eu lrsquoamour de

lrsquoeacutetrange et du merveilleux dans le domaine de lrsquoart et de la litteacuterature est lrsquoauteur des

1 Ibid p 267 2 Dans Guecircpes et papillons les morceaux de Saadi se trouvent aux pages 1 5 65 69 92 107 147 157 194 197 204 Dans lrsquoAube de lrsquoespeacuterance les extraits du Boustan se trouvent p 29 laquo Grande humiliteacute de Bayumlezid de Bastacircm raquo (cf Boustan p 183) p 163 laquo La boutique peu achalandeacutee raquo (cf Boustan p 107) p 165 laquo LrsquoHomme geacuteneacutereux et le deacutebiteur insolvable raquo (cf Boustan p 109) 3 Cf Ida Marie Frandon LrsquoOrient de Maurice Barregraves Genegraveve Droz 1952 p 320 4 De pegravere irlandais et de megravere grecque Lafcadio Hearn est neacute en Gregravece en 1850 A lrsquoacircge de 21 ans il eacutemigre aux Etats-Unis ougrave il connaicirct une existence miseacuterable malgreacute quelques emplois dans le journalisme Cherchant deacutesespeacutereacutement agrave srsquoidentifier agrave une culture Lafcadio Hearn va errer longtemps agrave la Martinique puis agrave la nouvelle Orleacuteans Il eacutecrit plusieurs romans creacuteoles et traduit les auteurs franccedilais qursquoil admire Maupassant Theacuteophile Gautier et Pierre Loti Il srsquoembarque ensuite pour le Japon ougrave il eacutepouse une japonaise dont il adopte le nom Enfin reconnu comme un eacutecrivain agrave part entiegravere Lafcadio Hearn entreprend la traduction des contes et leacutegendes du Japon feacuteodal qui lui inspireront de nombreux ouvrages En 1885 il entre agrave lrsquouniversiteacute impeacuteriale de Tokyo ougrave il enseignera jusqursquoagrave sa mort en 1904

246

Feuilles Eparses de Litteacuteratures Etranges (1910)1 contenant une collection de leacutegendes

tireacutees des sources les plus diverses de la litteacuterature Sanscrite Bouddhiste Persane

Polyneacutesienne Finlandaise etc Il srsquoinspirait des leacutegendes originales qursquoensuite il

reacuteeacutecrivait remaniait et reconstituait et cela dans une langue incomparable agrave la fois

vibrante coloreacutee et preacutecise Le seul but qursquoil poursuivait eacutetait de partager avec les lecteurs

qui le comprendraient laquo une penseacutee qui criait dans son cœur raquo Les Feuilles Eparses de

Litteacuteratures Etranges contiennent ainsi laquo La Justice du Roi raquo et laquo Le fils drsquoun voleur raquo qui

sont respectivement le premier et le quatriegraveme reacutecit du chapitre initial du Gulistan

Mais les anthologies litteacuteraires nrsquoeacutetaient pas les seuls ouvrages consultables sur Saadi

et son œuvre Drsquoautres livres aux sujets historiques sociaux ou mecircme politiques

paraissaient et contenaient des articles parmi tant drsquoautres sur cet ancien poegravete persan

Comme exemple nous pouvons citer deux ouvrages ayant pour sujet le monde musulman

Les Penseurs de lrsquoIslam publieacute en 1923 et Visages de lrsquoIslam en 19462

Les Penseurs de lrsquoIslam est eacutecrit par un grand eacuterudit et speacutecialiste des eacutetudes

orientales plus particuliegraverement des eacutetudes arabes Bernard (Baron) Carra de Vaux (1867-

1950) qui a produit en ce genre un nombre consideacuterable de travaux Le quatriegraveme tome de

ce volumineux ouvrage (cinq volumes) contient un chapitre sur laquo les poegravetes persans raquo

Saadi Attar Djelal ed-Din Roumi Djami et Wehchi Saadi est le premier drsquoentre eux que

lrsquoauteur a eacutetudieacute sous le titre laquo le moraliste aimeacute raquo Dans une douzaine de pages (de 293 agrave

304) lrsquoorientaliste a traceacute la biographie du poegravete persan en eacutevoquant tour agrave tour ses eacutetudes

ses voyages ses derniegraveres anneacutees son mysticisme Il a eacutegalement donneacute un aperccedilu du

Gulistan de sa forme et des conditions de sa composition de la morale pratique que

precircche ce livre ainsi que le reacutesumeacute de deux historiettes comme exemples de cette morale3

Enfin Carra de Vaux a deacutefini la poeacutesie de Saadi laquo large avec quelque chose de tendre de

pur et de racinien raquo

Dans les Visages de lrsquoIslam lrsquoœuvre drsquoun autre orientaliste Haiumldar Bammate4 tout un

chapitre est consacreacute agrave laquo la poeacutesie persane raquo agrave propos de laquelle lrsquoauteur a surtout eacutecrit

1 Feuilles eacuteparses de litteacuteratures eacutetranges Histoires reconstruites drsquoapregraves les livres des Anvari-Soheumlili Baital-Pachsi Mahabharata PantchatantraGulistanhellip Paris Mercure de France 1910 Dans la preacuteface lrsquoauteur dit laquo Je donnerais nrsquoimporte quoi pour ecirctre le Christophe Colomb de la litteacuteraturehellip Si seulement je pouvais devenir consul agrave Bagdad Ispahan Beacutenaregraves Samarkand Nippo hellipraquo p 7 2 Bernard Carra de Vaux Les Penseurs de lrsquoIslam tomes III et IV Paris Paul Geuthner 1923 Haiumldar Bammate Visages de lrsquoIslam Lausanne Librairie Payot 1946 3 Il srsquoagit de lrsquohistoriette 14 du chapitre trois et de la derniegravere historiette du chapitre sept (dispute de Saadi avec un homme preacutesomptueux sur la deacutefinition de la richesse et de la pauvreteacute) 4 Drsquoorigine caucasienne Haiumldar Bammate (pseudonyme de Georges Rivoire) avait eacutetudieacute le droit ainsi que diverses langues occidentales dont le franccedilais agrave Saint-Peacutetersbourg Installeacute agrave Paris au deacutebut des anneacutees 20 il publie de nombreux articles en France et en Suisse Ces eacutecrits reflegravetent assez bien lrsquoenseignement soufi mais

247

laquo La litteacuterature musulmane atteint lrsquoun de ses sommets avec les grands poegravetes persans La

poeacutesie persane nrsquoa pas eu il est vrai drsquoinfluence directe sur le deacuteveloppement de la penseacutee

europeacuteenne mais par son coloris merveilleux par la deacutelicatesse de son lyrisme agrave la fois

somptueux et nuanceacute par sa gracircce souveraine elle a susciteacute lrsquoadmiration meacuteriteacutee des lettreacutes du

monde entier Les chefs-drsquoœuvre de la poeacutesie persane sont sans conteste le meilleur ornement

de la poeacutesie musulmane1 raquo

En abordant cette poeacutesie comme la plupart de ses preacutedeacutecesseurs ndash et puisque le

mysticisme est lrsquoeacuteleacutement inseacuteparable de la litteacuterature classique persane ndash Haiumldar Bammate

a longuement deacuteveloppeacute le thegraveme du soufisme persan A cocircteacute drsquoautres poegravetes tels Hafiz

laquo le deacutelicieux poegravete de lrsquoamour du printemps et du vin qui exerccedila une si profonde

influence sur Goethe Nizami romantique somptueux et profond raquo Djami Roumi Attar

lrsquoauteur a deacutefini le mysticisme de Saadi en srsquoappuyant sur des vers tireacutes de son œuvre

mecircme laquo Avant de goucircter le bonheur des eacutelus il faut franchir lrsquoenfer de

lrsquoaneacuteantissement raquo laquo Ma vie entiegravere srsquoest aneacuteantie en toi Et crsquoest ta vie entiegravere qui circule

dans le sang de mon cœur raquo2 Et toujours pareil agrave ses devanciers monsieur Bammate voit

en Saadi laquo lrsquoun de ceux qui ont le moins eacuteteacute toucheacutes par le mysticisme raquo

Apregraves son discours long drsquoune quarantaine de pages (de 333 agrave 370) sur la poeacutesie

persane ougrave Saadi occupe deacutejagrave une place agrave part monsieur Bammate consacre sept pages agrave

lrsquoœuvre de celui-ci et en eacutevoque les principales caracteacuteristiques la morale utilitaire

lrsquohumaniteacute sincegravere et eacutemouvante la sagesse souriante une philosophie pleine de douceur et

de modeacuteration la simpliciteacute exquise etc Enfin quelques exemples drsquoaphorismes sont citeacutes

pour illustrer la morale du poegravete

Plus loin nous allons voir le rocircle important que joueront ce genre drsquoeacutecrits comme

œuvres de propagande pour la poeacutesie persane en France et leur influence sur les auteurs

franccedilais en particulier de la premiegravere moitieacute du XXe siegravecle Nous avons deacutejagrave mentionneacute

Barregraves et nous ajoutons ici Henry de Montherlant qui sera impressionneacute par la couleur

mystique de la poeacutesie saadienne

sont eacutegalement inspireacutes par les thegraveses reacuteformistes Il est aussi lrsquoauteur de plusieurs publications dont Apport des musulmans agrave la civilisation et celui que nous abordons ici 1 Visages de lrsquoIslam op cit p 333 2 Ibid pp 368 et 370

248

2

SAADI ET LES POEgraveTES DU XXe SIEgraveCLE

Ne sommes-nous pas au pays ougrave les politesses des poegravetes ont ameneacute la rougeur sur les joues des roses

Bibesco Les Huit Paradis

21 Saadi et Les eacuteblouissements drsquoAnna de Noailles

Dans les premiegraveres anneacutees du XXe siegravecle la Perse connaicirct en France une vogue qui ne peut

pas rester inaperccedilue des artistes et des hommes de lettres de lrsquoeacutepoque En 1905 se tient agrave

Paris lrsquoExposition des Miniatures Persanes aux Arts Deacutecoratifs Cet eacuteveacutenement et la

publication des livres et des articles qui la suit de pregraves deacutevoilent une nouvelle image de

lrsquoIran qui impressionne la socieacuteteacute artistique et litteacuteraire parisienne Anna de Noailles

(1876-1933) fait partie des poegravetes qui ont eacuteteacute profondeacutement impressionneacutes par les

miniatures persanes Ces peintures seront graveacutees dans la meacutemoire de la jeune poeacutetesse et

son œuvre en portera la marque Car cette laquo fille drsquoOrient raquo (elle eacutetait drsquoorigine roumaine)

avait en plus de son goucirct poeacutetique le goucirct de la peinture De sorte que beaucoup de ses

poegravemes ne sont que de pures transpositions de miniatures (iraniennes) tels ceux qui

constituent ses Eacuteblouissements

Publieacute en 1907 donc deux ans apregraves lrsquoexposition drsquoart persan Les Eacuteblouissements est

un recueil de poegravemes dont plusieurs sont inspireacutes de lrsquoart et de la litteacuterature iraniens

Danseuse persane Paysage persan Le Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur Recircverie persane Jardin

persan Les deacutelices orientales Eloge de la rose et drsquoautres encore sont autant de poegravemes

drsquoinspiration iranienne Rose rossignol jardins valleacutees cypregraves et de pareilles images

abondent dans ces poegravemes lyriques teinteacutes drsquoun exotisme doux et tendre qui doit beaucoup

aux eacutetudes sur la Perse drsquoAnna de Noailles Celle-ci recircvait depuis son jeune acircge drsquoaller

visiter ne fucirct-ce qursquoun seul jour le pays de la rose et du rossignol

laquo O Mort srsquoil faut qursquoun jour ta flegraveche me transperce

Si je dois mrsquoendormir entre tes bras pesants

Laisse-moi mrsquoeacuteveiller dans lrsquoempire de Perse

Radieuse eacuteblouie et nrsquoayant que quinze ans

Alors je connaicirctrai moi qui recircvais tant drsquoelle

Ispahan feu drsquoazur fruit drsquoor charme des yeux

249

Les jardins de Chiraz et la tombe immortelle

Ougrave Sacircdi refleurit en peacutetales joyeux

[hellip] O musique drsquoamour freacutemissante et visible

Les soupirs de la rose et du chaud rossignol 1 raquo

Apparemment lrsquoimage que les voyageurs et les poegravetes des trois derniers siegravecles

avaient brosseacutee de la Perse jointe aux attraits de lrsquoart persan que les Franccedilais connaissaient

depuis 1865 date de la premiegravere exposition de miniatures et drsquoautres objets drsquoart de ce

pays exerccedilait un charme irreacutesistible sur les eacutecrivains du deacutebut du XXe siegravecle Drsquoougrave cette

laquo recircverie persane raquo de la comtesse de Noailles que nous venons de lire Malheureusement

la poeacutetesse nrsquoa jamais pu reacutealiser son recircve persan eacutevoqueacutee encore dans un autre poegraveme

laquo Les deacutelices orientales raquo

laquo Jamais je ne supporterais

Cet accomplissement du recircve

La nuit persane qui se legraveve

Sur les jets drsquoeaux et les cypregraves2 raquo

Cependant cela ne lrsquoempecircchait pas de deacutecrire des laquo paysages persans raquo qursquoelle nrsquoavait

jamais visiteacutes mais qursquoelle creacuteait dans son imagination drsquoapregraves ses propres lectures et en

srsquoaidant des images qursquoelle avait vues dans les peintures iraniennes

laquo Un jet drsquoeau parmi les tulipes Dans une douce freacuteneacutesie

Tremble comme un arbuste frais Une adolescente en turban

Un derviche fume sa pipe Sur un balcon rose drsquoAsie

Pregraves drsquoun mur jaune et drsquoun cypregraves Jette du bleacute vert agrave des paons [hellip]

Sous un docircme drsquoun blanc de camphre Un homme accorde une guitare

Une dame que fond lrsquoeacuteteacute Pregraves du jet drsquoeau bas argentin

Avec un eacuteventail de chanvre Tandis qursquoune femme preacutepare

Rafraicircchit son sein exalteacute Un lit charmant dans un jardin3 raquo

1 Anna de Noailles Les Eacuteblouissements laquo Recircverie persane raquo Paris 1907 p 137 2 Ibid p 93 3 Ibid laquo Paysage persan raquo p 46

250

Ce nrsquoest pas sans fondement de dire que ce poegraveme est un vrai tableau dessineacute drsquoapregraves

les miniatures persanes Nous pouvons peut-ecirctre lrsquoappeler une miniature chanteacutee car les

eacuteleacutements de ce genre de peinture sont tregraves abondants et repeacuterables dans sa composition jet

drsquoeau tulipes lilas arbuste frais cypregraves derviche fumant une pipe dame se rafraicircchissant

avec un eacuteventail adolescente en turban paonshellip Crsquoest dans ce sens que Mme Samsami a

parleacute agrave juste titre de la laquo pure transposition des miniatures raquo dans la poeacutesie de la comtesse

de Noailles Dans les poegravemes drsquoinspiration persane de cette derniegravere laquo la peinture semble

surgir de la poeacutesie nrsquoayant rien perdu de son eacuteclat et de sa netteteacute raquo1 A cet eacutegard les titres

des poegravemes eux-mecircmes sont bien eacutevocateurs la poeacutetesse nous a deacutecrit un laquo Paysage

persan raquo maintenant elle y fait entrer une laquo Danseuse persane raquo

laquo Dame persane en robe rose Quand vous dormiez sur lrsquoherbe inerte

Qui dansez dans le frais vallon Le papillon dans votre col

Tournez vers mon acircme morose Enfonccedilait-il son aile verte

Votre œil de biche sombre et long Comme les flamme de lrsquoalcool [hellip]

Veuillez eacutecouter ma complainte Sous le cypregraves de la prairie

Jrsquoeacutetais faite aussi pour danser Ougrave court le faisan argenteacute

Sur la tulipe et jacinthe Ecoutiez-vous la sonnerie

Que vos pieds viennent caresser [hellip] Des soldats traversant lrsquoeacuteteacute 2 raquo

On est ainsi dans la mecircme atmosphegravere (de miniature iranienne) on rencontre les mecircmes

images les mecircmes thegravemes mais beaucoup plus nombreux cette fois car le poegraveme est plus

long (25 strophes contre 6 pour le laquo paysage persan raquo) dame persane rossignol rose jet

drsquoeau vallon prairie eacuteblouissante lrsquoherbe tulipe et jacinthe myosotis blanche eacuteglantine

branchage vermeil arbuste cegravedre cypregraves enfant faisan argenteacute papillonhellip

Cette laquo danseuse persane raquo accomplit en quelque sorte le recircve lointain de sa creacuteatrice

qui consiste agrave danser dans les jardins de laquo lrsquoempire de Perse raquo agrave la maniegravere des demoiselles

peintes sur les tableaux ou dans les recueils de poeacutesie iraniens laquo Jrsquoeacutetais faite aussi pour

danser sur la tulipe et jacinthe raquo3 Pour Maurice Barregraves (1862-1923) qui avait une liaison

avec la poeacutetesse la laquo danseuse persane raquo eacutetait Anna de Noailles mecircme Il lui eacutecrivait

laquo Nous continuerons drsquoeacutecrire que vous ecirctes une jeune Grecque mais je sais bien que vous

ecirctes la Persane dans son jardin raquo Leur liaison avait profondeacutement marqueacute Barregraves et le

1 Cf LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 119 2 Les Eacuteblouissements laquo Danseuse persane raquo pp 11-12 3 Dans un autre poegraveme on retrouve le mecircme souhait laquo Que je danse sur le preacute vert raquo Les Eacuteblouissements laquo Ivresse au printemps raquo p 10

251

roman drsquoUn jardin sur lrsquoOronte doit beaucoup aux recircves qursquoinspirait agrave lrsquoeacutecrivain celle en

qui il voyait une Persane dans son jardin1

A part les eacuteleacutements picturaux qui rapprochent les poegravemes des Eacuteblouissements nous y

remarquons une quecircte constante de volupteacutes Ainsi au laquo bain de volupteacute raquo dans le

laquo paysage persan raquo correspond la laquo suprecircme envie raquo de la laquo danseuses persane raquo qui

consiste agrave laquo mourir de volupteacute raquo laquo Vous nrsquoaimez que le plaisir raquo dit le poegravete agrave son

personnage2 Cette ideacutee de plaisir est lieacutee agrave la vision du monde drsquoAnna de Noailles agrave sa

conception du passage du temps Le temps qui nous est accordeacute dans ce monde est bien

limiteacute et il passe si vite il faut donc le consommer pour notre plaisir

laquo Tu dis que crsquoest lrsquoheure de vivre

Que le moment de vivre est court

Que ton Dieu veut que lrsquoon srsquoenivre

De parfum de vin et drsquoamour 3 raquo

et ne croire guegravere en ce que disent les vieux sages

laquo Ils disaient que puisque tout passe

Puisque lrsquoecirctre est pareil au vent

Il faut meacutediter dans lrsquoespace

Sous les platanes drsquoun couvent

ndash Mais toi [hellip] tu ris et deacutedaignes de lire

Leurs manuscrits ougrave lrsquoon srsquoendort 4 raquo

On rencontre ce deacutesir de volupteacute dans maints endroits du recueil laquo Je crois aux volupteacutes et

je crois agrave la mort raquo dit lrsquoauteur dans la laquo Priegravere du matin raquo dans deux autres poegravemes au

moins le titre parle de lui-mecircme laquo Volupteacute raquo et laquo Nuit voluptueuse raquo Dans ce dernier

surtout le poegravete en deacutecrivant la nuit comme le moment plus complaisant au plaisir que le

1 Voir notre passage sur M Barregraves infra pp XX Cette influence apparaicirct surtout dans la creacuteation de lrsquoheacuteroiumlne du roman Oriante qui possegravede beaucoup de traits drsquoAnna de Noailles 2 Les Eacuteblouissements laquo Danseuse persane raquo p 13 3 Ibid p 14 Comparer avec ce que disait Marceline Desbordes-Valmore sur la briegraveveteacute de notre seacutejour sur terre en eacutevoquant la courte dureacutee de vie des roses agrave la maniegravere de Saadi laquo On a si peu de temps agrave srsquoaimer sur la terre Oh qursquoil faut se hacircter de deacutepenser son cœur raquo (Voir notre passage sur cette poeacutetesse supra pp 224-229) Princesse Bibesco dira la mecircme chose laquo Vivez heureux dans la saison des roses la saison des roses se passe raquo Les Huit paradis 1908 Paris Hachette p 259 4 Les Eacuteblouissements p 13

252

jour nous apprend que laquo le deacutesir est lui-mecircme une aile une fuseacutee qui srsquoest partout leveacutee et

srsquoest partout peseacutee raquo1

A tout cela reacutepondent les laquo plaisirs et lrsquoextase profonde raquo que lrsquoon peut goucircter dans

laquo Le Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur raquo

laquo Mais du moins sur la terre aux plus beaux jours du monde

Ils ont bu la douce liqueur

Du deacutesir des plaisirs de lrsquoextase profonde

Au Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur2 raquo

Ce laquo Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur raquo la poeacutetesse lrsquoa creacuteeacute drsquoapregraves la lecture drsquoun laquo livre

odorant tendre et triste raquo fort probablement Le Jardin des Roses Elle avait plusieurs fois

lu ce livre auquel elle reacutedigera une preacuteface en 1912 Le poegraveme mecircle les deacutetails drsquoun jardin

qui existe reacuteellement agrave Chiraz3 avec les images de miniatures Crsquoest une symphonie de la

nature ougrave Anna de Noailles exprime une fois de plus son souhait de se rendre

physiquement dans les jardins de Chiraz ndash son acircme srsquoeacutetant deacutejagrave envoleacutee vers cette contreacutee

laquo Jrsquoai lu dans un livre odorant tendre et triste

Dont je sors pleine de langueur

Et maintenant je sais qursquoon le voit qursquoil existe

Le jardin-qui-seacuteduit-le-cœur

Il srsquoeacutetend vers Chiraz au bas de la montagne

Qui porte le nom de Saadi

Mon acircme se peut-il que mon corps trsquoaccompagne

Et vole vers ce paradis raquo

Lagrave encore les couleurs les parfums et les chants du rossignol preacutedominent dans les

paysages

Lagrave des adolescents qursquoun bel azur contente

Passent leurs lumineux instants

Et mangent du cerfeuil trempeacute dans lrsquoeau courante

Quand la neige fond au printemps

Lrsquoeacuteperdu rossignol drsquoavril jusqursquoen septembre

1 Ibid laquo Nuit voluptueuse raquo p 149 2 Ibid laquo Le Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur raquo p 124 3 Bagh-e Delgosha (باغ دلگشااغ) laquo jardin qui seacuteduit le cœur raquo est un jardin qui se trouve agrave proximiteacute de la mausoleacutee de Saadi agrave Chiraz La princesse Bibesco aussi a eacutevoqueacute laquo Bag-dil-gousha raquo dans ses Huit Paradis mais lrsquoa situeacute agrave Racht

253

Exerce un flexible gosier

La tulipe fleurit lrsquoair a lrsquoodeur de lrsquoambre

La brise eacutevente le rosier1 raquo

Lrsquoauteur imagine rencontrer dans ce jardin les poegravetes Saadi Hafez et Khayyacircm (qursquoil

deacutesigne par le mot laquo lrsquoastronome raquo)2 vecirctus de robes de tissu vert avec leur barbe drsquoazur

que parfume la gomme se promenant dans la ville de meacutetal de faiumlence et de placirctre agrave lrsquoeacuteclat

du camphre et drsquoor Deacutecrits de la sorte ils ressemblent singuliegraverement aux beaux

promeneurs lettreacutes de la princesse Bibesco

Maurice Barregraves a eacutevoqueacute laquo le jardin-qui-seacuteduit-le-cœur raquo dans ces Cahiers mais il en a

leacutegegraverement modifieacute le nom il lrsquoa appeleacute le laquo Jardin qui dilate le cœur raquo

Nous retrouvons un jardin identique cette fois laquo pregraves de Kasbin ou de Kashan3 raquo

Comme le preacuteceacutedent il laquo seacuteduit raquo et laquo tente le coeur raquo en offrant le mecircme laquo deacutesir raquo et un

laquo sommeil de volupteacute raquo

laquo Jrsquoaille au jardin drsquoambre et de miel

Qui tente le cœur sensuel [hellip]

Ah dans ces parterres de fleurs [hellip]

Mon cœur seacuteduit par les douceurs raquo4

De semblables jardins abondent dans Les Eacuteblouissements Crsquoest que le jardin fait

partie inteacutegrante des laquo deacutelices orientales raquo un endroit ideacuteal ougrave celles-ci peuvent ecirctre

goucircteacutees Alors parler de ces laquo deacutelices raquo en tant que sujet principal du recueil neacutecessite

effectivement lrsquoeacutevocation de ces jardins Un simple regard sur les titres des poegravemes

composant Les Eacuteblouissements suffit agrave prouver notre ideacutee treize poegravemes portent le mot

laquo jardin raquo dans leur titre dans trois autres ce mot est remplaceacute par laquo verger raquo ou laquo parc raquo

pour le reste le mot ne se trouvant pas dans le titre il reacuteapparaicirct agrave lrsquointeacuterieur du poegraveme et

1 Ibid p 122 2 Khayyacircm eacutetait eacutegalement un astronome Anna de Noailles a sans doute connu ce poegravete laquo Il me montra dit-elle en parlant de M Barregraves un petit poegraveme drsquoOmar Kayam (sic) qursquoen son esprit il mrsquoavait deacutedieacute raquo Correspondance 1901-1923 Anna de Noailles-Maurice Barregraves eacuted eacutetablie preacutesenteacutee et annoteacutee par Claude Mignot-Ogliastri Paris LrsquoInventaire 1994 p 383 note 1 3 Ce sont deux villes iraniennes 4 Ibid laquo Les Deacutelices orientales raquo p 93

254

en constitue le thegraveme1 Tout cela teacutemoigne du pouvoir drsquoenchantement mysteacuterieux qursquoont

sur la comtesse de Noailles les connotations du mot laquo jardin raquo

Mais le jardin qui laquo seacuteduit raquo le mieux Anna de Noailles est sans doute un laquo jardin

litteacuteraire raquo crsquoest-agrave-dire le Jardin des Roses de Saadi que celle-ci avait tant aimeacute et

freacutequenteacute A force de ses freacutequentations notre poeacutetesse y a laisseacute une trace inoubliable

crsquoest la voie drsquoentreacutee du jardin une laquo preacuteface raquo pour en preacutesenter davantage lrsquoauteur Il

srsquoagit de la preacuteface qursquoelle a eacutecrite en 1912 pour lrsquoadaptation du Gulistan par Franz

Toussaint (voir supra p 232)

Dans sa preacuteface la comtesse de Noailles donne une assez longue biographie de Saadi

rapporte des anecdotes sur lrsquoeacuteclosion des principales œuvres de ce poegravete Elle cherche agrave

imaginer les passe-temps de sa jeunesse lrsquoambiance qui entourait ses creacuteations Mais

malgreacute toutes ces preacutecisions eacuterudites ou imaginatives on sent que le poegravete lui demeure un

peu lointain laquo Je viens de relire le Gulistan Il mrsquoemplit une fois encore de la preacutecieuse

tristesse que nous donne un livre suave tout ensemble par ses deacutelices et son eacuteloignement raquo

On pourrait dire qursquoelle voit la poeacutesie de Saadi agrave travers les miniatures et que crsquoest le cocircteacute

pictural et deacutecoratif de son œuvre qui lrsquointeacuteresse en ce qursquoil recreacutee et poeacutetise des images

des objets entrevus dans quelque exposition de lrsquoart iranien ou dans quelque vieux

manuscrit Dans sa preacuteface agrave Saadi la description du jardin ougrave joue le jeune poegravete et celle

du sombre paysage laquo agrave la tour eacutelanceacutee en eacutemail indigo et rose raquo sont les transpositions

directes de miniatures persanes reproduites avec un soin minutieux de couleurs et de

deacutetails Ces transpositions conservent mecircme leur immobiliteacute de peinture Parfois elle met

en mouvement les diffeacuterents eacuteleacutements de ces miniatures en les animant insensiblement

Ainsi quand elle deacutecrit le deacutecor qui entoure les soireacutees de la vieillesse recircveuse et

contemplative de Saadi laquo Parfois du cerisier fleuri du neigeux œillet du jasmin eacutetoileacute un

blanc papillon srsquoeacutelanccedilait mollement comme un peacutetale qui a la nostalgie du ciel Lrsquoeau

courante en circulant dans drsquoeacutetroits canaux de faiumlence bleue composait aux pieds du poegravete

un ciel limpide et diviseacute2 raquo

Dans sa tregraves jolie description de la nuit de Chiraz la poeacutetesse compose drsquoelle-mecircme

une miniature une symphonie de nuances argenteacutees ougrave mecircme le couple drsquoamoureux garde

la plasticiteacute raidie et un peu abstraite drsquoune ornementation picturale

1 A titre drsquoinformation nous donnons le titre de quelques uns de ces poegravemes Jardin drsquoenfance Le chaud jardin Jardin au Japon Aube sur le jardin Petit jardin avec un poivrier Jardin persan Un jardin au printemps Le calme des jardins Verger de lis Verger drsquoOrienthellip 2 Le Jardin des roses Paris Stock 1923 laquo Preacuteface raquo p 15

255

laquo Peu agrave peu la ville scintille Au centre de la mysteacuterieuse nuit persane le croissant de la lune

luit comme une branche de pastegraveque argenteacutee Dans les jardins drsquoeacutemail les jets drsquoeau

diminueacutes jaillissent sans interruption srsquoarrachant du cœur mille fils drsquoargent fuseleacutes comme

ferait la secregravete et diligente araigneacutee Un palais aux coupoles arrondies eacutetincelle autant que le

cristal et le camphre De blanches tubeacutereuses brucirclent leurs bougies aromatiseacutees Sur une

terrasse deux jeunes corps srsquoabandonnent si unis par lrsquoeacutetreinte des joues et des bras

rapprocheacutes qursquoils forment une seule nueacutee compacte La balustrade retient ce couple enivreacute

qui confiant et sans force se renverse sur lrsquoespacehellip1 raquo

Le tableau tregraves semblable par la symphonie des couleurs et la deacutelicatesse de nuances

du Collegravege de la megravere du roi laquo lrsquoasile drsquoeacutemail bleu raquo la description un peu preacutecieuse des

laquo subtils docteurs du couvent aromatique raquo semblent empreints des reacuteminiscences qui

fournissent des images enthousiastes agrave Loti et agrave la princesse Bibesco laquo Lequel de nous

tenteacute depuis lrsquoenfance par les grands plateaux de la Perse ougrave le vent soulegraveve une poussiegravere

de turquoise ne fit le recircve de connaicirctre aussi les contreacutees bienheureuses et de frapper un

soir dans Ispahan agrave la porte drsquoargent de la maison des soufis raquo

Justement Maurice Barregraves est lrsquoun de ceux qui ont cultiveacute ce recircve dont parle Anna de

Noailles Certains disent que laquo crsquoest en pensant agrave lui qursquoAnna eacutecrit sa splendide Preacuteface au

Jardin de Roses de Saadi raquo2 Tous les deux ils avaient lu le poegravete persan et en parlaient

dans leurs correspondances laquo Dimanche jrsquoirais voir Madame Barregraves lire le Gulistanhellip raquo

eacutecrit Anna de Noailles agrave Barregraves3 ou encore laquo Et puis il [Voltaire] srsquoenivre de lrsquoOrient

autant que Saadi et sans en crever de langueur drsquoune maniegravere deacutegoucirctante comme mon

cœur4 raquo Ces correspondances sont chegraveres agrave Barregraves qui lui eacutecrivait laquo Vos chegraveres lettres

sont un pan de la robe toute embaumeacutee des roses de Saadi que portait votre sœur

Valmore5 raquo

22 Henri de Reacutegnier au Miroir des heures

Poegravete et aussi romancier Henri de Reacutegnier (1864-1936) a connu et lu Saadi comme lrsquoont

fait beaucoup drsquoautres poegravetes du deacutebut du XXe siegravecle mais il a eacutegalement laquo fort raquo aimeacute ce

Persan Crsquoset ce qursquoil avoue lui-mecircme dans une de ses notes du feacutevrier 1889 laquo En somme

Kahn pour moi nrsquoest pas un poegravete franccedilais crsquoest une sorte drsquooriental et de Persan une

1 Ibid p 18 2Cf Correspondance Anna de Noailles-Maurice Barregraves op cit p XXXII 3 Ibid p 437 La lettre est dateacutee du 12 janvier 1906 4 Ibid p 434 Anna de Noailles agrave Maurice Barregraves le 3 janvier 1906 5 Ibid p 517 Cette lettre date du 31 juillet 1906

256

espegravece de Saadi que jrsquoaime forthellip raquo1 Il se souviendra plus tard de ses lectures de Saadi

lorsqursquoil laquo se contemplera raquo dans Le Miroir des heures2 recueil de poegravemes composeacutes entre

1906 et 1910

On a qualifieacute lrsquoœuvre de Reacutegnier comme laquo lrsquoexpression de drsquoun symbolisme eacutepuiseacute

drsquoune meacutelancolie 1900 deacutepourvue drsquointeacuterecirct raquo3 Dans Le Miroir des heures on retrouve la

mecircme meacutelancolie comme le corollaire neacutecessaire drsquoune sensualiteacute qui est fort peacuteneacutetrante

dans les poegravemes du recueil Une meacutelancolie dont le poegravete ne veut pas reacuteveacuteler le laquo Secret raquo

laquo Je ne livrerai plus aux passants du chemin La cleacute des beaux palais de ma meacutelancolie raquo4

Ainsi degraves les premiers poegravemes le poegravete nous donne une ideacutee de lrsquoampleur de son chagrin

de son angoisse de vivre le quatriegraveme par exemple intituleacute laquo LrsquoEnnui raquo eacutevoque sa

laquo tristesse importune raquo5 En fait la poeacutesie de Reacutegnier est laquo une poeacutesie du regret et de

lrsquoincantation raquo on y retrouve toute lrsquoangoisse du poegravete devant la mort perpeacutetuelle du

monde devant les sensations et les beauteacutes qui disparaissent Alors le poegravete toujours seul

se donne le rocircle quelque peu magique drsquoeacutevoquer les eacutepoques disparues drsquoen restituer les

charmes Pour lui ce qui justifie la litteacuterature crsquoest le deacutesir laquo que tout ne soit pas vain dans

le temps eacuteternel raquo que le souvenir aussi fasse du temps perdu un temps retrouveacute laquo Salut agrave

toi fils de Virgile La Muse te dresse un autel Car tu sus drsquoun roseau fragile Faire naicirctre

un chant immortel 6 raquo Les œuvres de Reacutegnier reposent en effet sur les rapports entre le

passeacute et la vision preacutesente Reacutesumer le temps mais aussi en retrouver lrsquoessence telle est

au fond la vocation drsquoune telle poeacutesie7

Or un exemple bien significatif de cette poeacutesie est Le Miroir des heures et crsquoest dans

ce sens qursquoil faut interpreacuteter le thegraveme de la fuite du temps eacutevoqueacute degraves les premiers poegravemes

du recueil laquo En ce cristal terni laisse mourir ces roses Leurs feuilles en tombant disent le

temps qui fuit8 raquo Ou encore laquo Et ne permettrai plus qursquoon cueille en son jardin Les fruits

de ma meacutemoire et les fleurs de ma vie9 raquo En lisant ces vers on pense spontaneacutement agrave la

preacuteface du Gulistan ougrave le mecircme thegraveme est eacutevoqueacute et le mecircme vocabulaire utiliseacute (les

laquo roses raquo la chute des laquo feuilles raquo qui disent la fuite du temps laquo cueillir raquo des laquo fleurs raquo en

1 Henri de Reacutegnier Les Cahiers ineacutedits 1887-1936 eacutedition eacutetablie par David J Niederauer et Franccedilois Broche Paris Pygmalion Geacuterard Watelet 2002 p 164 2 Henri de Reacutegnier Le Miroir des heures 2egraveme eacutedition Paris Mercure de France 1910 3 Jean-Pierre De Beaumarchais Daniel Couty et Alain Rey Dictionnaire des eacutecrivains de langue franccedilaise tome 2 Paris Larousse 1994 p 1508 4 Le Miroir des heures op cit p 19 5 Ibid p 17 6 Ibid p 45 7 Voir Dictionnaire des eacutecrivains de langue franccedilaise op cit p 1508 8 Ibid p 17 9 Ibid p 19

257

son laquo jardin raquo) Cet emprunt au Gulistan devient encore plus eacutevident lorsque lrsquoon lit ces

quelques lignes tireacutees des laquo Epigrammes raquo

laquo Voici des roses Lrsquoan nouveau vous les apporte

Puissent-elles un jour plaire agrave vos yeux contents

Si leur fraicirccheur est bregraveve et passe en peu de temps

Leur parfum dure encore lorsque la fleur est morte

Ainsi du souvenir lrsquoodeur tenace et forte

Persiste sans faiblir et demeure longtemps1 raquo

Ainsi les laquo roses raquo dont laquo le parfum dure encore lorsque la fleur est morte raquo laquo lrsquoodeur

tenace et forte raquo de leur laquo souvenir raquo tout cela nous rappelle ce laquo morceau drsquoargile raquo dont

Saadi a raconteacute lrsquoaventure dans la preacuteface de son Jardin de roses laquo Je nrsquoeacutetais me

reacutepondit-elle qursquoune argile sans valeur mais jrsquoai demeureacute quelques temps avec la rose et

le meacuterite de ma compagne a laisseacute des traces en moihellip2 raquo

Quant agrave laquo la rose raquo elle est omnipreacutesente dans Le Miroir des heures elle apparaicirct agrave

lrsquoexception de quelques poegravemes tout au long du recueil Crsquoest qursquoelle incarne (avec

drsquoautres eacuteleacutements tels la fleur le rossignol le printemps lrsquoamour) le temps heureux que

Reacutegnier cherche agrave eacuteterniser Ce temps heureux crsquoest laquo la rose raquo que lrsquoon cueille des

laquo legravevres raquo de sa bien aimeacutee ou mieux dire crsquoest le temps que lrsquoon a veacutecu avec amour Car

pour Reacutegnier lrsquoimportant nrsquoest pas de laquo vivre longtemps raquo

laquo Il ne faut souhaiter de voir un trop long acircge

Et mieux vaut mourir tocirct que de vivre longtemps

Car fol est qui srsquoacharne agrave porter au visage

Lrsquoaspect de la vieillesse et le masque du temps [hellip]

A mon sens lrsquoarbre mort dont ne croicirct plus lrsquoeacutecorce

Encombre le taillis et gacircte la forecirct3 raquo

mais de vivre en amoureux

laquo La gloire ne vaut pas le parfum drsquoune rose

Et le temps ougrave lrsquoon aime est seul lrsquoeacuteterniteacute 4 raquo

1 Ibid p 30 2 Gulistan preacuteface pp 7-8 A Cheacutenier et Lamartine avaient rapporteacute cette fable (voir supra p 193 et pp 231-232) 3 Le Miroir des heures op cit p 42 4 Ibid p 181

258

Lrsquoideacutee est reprise dans un autre poegraveme intituleacute laquo Le Miroir raquo laquo Jrsquoai vu ta face ocirc Mort et

ton visage Amour A qui fut doux lrsquoamour la mort nrsquoest pas cruelle1 raquo Ce poegraveme dont

le titre eacutevoque celui de tout le recueil (Le Miroir des heures) reacutesume en quelque sorte la

porteacutee de ce dernier surtout par ces deux vers finals laquo Car pour me souvenir que lagrave-haut

je fus belle Nrsquoai-je point le miroir ougrave irait ma beauteacute 2 raquo

Ainsi le souvenir devient-il pour le poegravete un outil destineacute agrave retrouver laquo lrsquoessence du

temps raquo en drsquoautres termes agrave revivre les sensations et les beauteacutes disparues afin drsquoen

restituer les charmes Alors il entreprend dans son imagination un voyage dont les poegravemes

du Miroir des heures reflegravetent les diffeacuterentes eacutetapes Crsquoest un voyage vers lrsquoOrient certes

imaginaire sur les ailes du souvenir mais laquo qursquoimporte le vaisseau si la route est la

mecircme raquo souligne le poegravete degraves les premiers vers de son recueil

laquo Adieu vous qui partez pour ce mecircme voyage

Que jadis au matin avant vous jrsquoai tenteacute [hellip]

Qursquoimporte la vaisseau si la route est la mecircme

Sans aller avec vous je suis ougrave vous irez [hellip]

Ma meacutemoire fidegravele au passeacute qursquoelle honore

Mrsquoen rendra la couleur la ligne et la saison [hellip]

Je nrsquoaurai pour revoir tout ce qui vous eacutetonne

Qursquoagrave me ressouvenir et qursquoagrave fermer les yeux3 raquo

Las des paysages mornes laquo des voix que [son] oreille eacutecouta trop longtemps raquo de tout

ce qui lui est devenu monotone voire de son propre laquo moi raquo le poegravete cherche un nouveau

laquo rivage raquo ougrave deacutebarquer un nouvel air en un mot un nouveau laquo Refuge raquo

laquo Je suis venu chercher sur ce brucirclant rivage

Que bat un flot plus clair

Pour un autre moi-mecircme un autre paysage

Et jrsquoai passeacute la mer4 raquo

Il est eacutegalement laquo deacuteccedilu raquo des laquo jardins moussus raquo dont il ne veut plus parcourir les

laquo alleacutees raquo laquo Mes yeux ne veulent plus suivre dans les alleacutees De ton jardin moussu

1 Ibid p 171 2 Ibid 3 Ibid pp 11-12 4 Ibid p 68

259

Automne les espoirs et les ombres voileacutees Qui mrsquoont longtemps deacuteccedilu 1 raquo Le repos dont il

recircve laquo Le refuge raquo qursquoil cherche ne se trouvent qursquoen Orient laquo Crsquoest pourquoi sous ce

ciel torride et monotone Drsquoazur pacifiant Je suis venu chercher le lourd repos que donne

La terre drsquoOrient2 raquo Et tout de suite apregraves ce souhait dans le poegraveme suivant laquo Le

Bouquet raquo la penseacutee de Reacutegnier srsquoenvole vers lrsquoOrient alors qursquoil contemple une toile

persane

Ainsi agrave lrsquoimage de laquo cette rose enlaceacutee [au] beau cypregraves noir raquo que Reacutegnier regardait

laquo mourir raquo laquo tout le jour raquo (Le Refuge) reacutepond juste dans le poegraveme suivant (Le Bouquet)

lrsquoimage laquo des œillets en fleurs et des cypregraves raquo peints dans laquo une toile persane raquo tendue au

mur de sa chambre Bien que ces fleurs soient peintes sur un tableau Reacutegnier en sent deacutejagrave

laquo le parfum vagabond des Orients lointains raquo Crsquoest que dans la poeacutesie de Reacutegnier des

eacutechanges constants se produisent entre le vivant et lrsquoinanimeacute entre les couleurs les formes

et les odeurs harmoniseacutees justement par le temps qui les patine Ici laquo le deacutecor odorant raquo

donne un nouvel air agrave lrsquoambiance triste de sa chambre et laquo reacutepand un arocircme nouveau raquo il

lui suggegravere le sentiment de vivre agrave Ispahan LrsquoOrient dont le poegravete sent le parfum crsquoest

donc lrsquoIran en particulier Ispahan le pays des laquo roses raquo

laquo Il me semble parfois lorsque mes yeux moroses

Regardent ce deacutecor odorant et fleuri

Qursquoune Ispahan pacircmeacutee en ses jardins de roses

A travers le tissu se reacuteveille et sourit3 raquo

Mais la toile persane emmegravene Reacutegnier encore plus loin dans ses recircves jusqursquoaux

laquo jardins raquo de Saadi ougrave il peut eacutecouter le chant drsquoamour du laquo rossignol raquo pour la rose laquo

Jrsquoeacutecoute un rossignol si chante un humble oiseau raquo Depuis longtemps le poegravete portait en

lui ce laquo deacutesir raquo drsquoentendre laquo le rossignol reacutepondre au rosier amoureux raquo

laquo Jadis il mrsquoeucirct donneacute vers les citeacutes lointaines

Le deacutesir de porter mes pas sous drsquoautres cieux

Et drsquoentendre [hellip]

Le rossignol reacutepondre au rosier amoureux4 raquo

1 Ibid 2 Ibid 3 Ibid p 69 4 Ibid p 72

260

Lrsquohistoire du rossignol amoureux de la rose on le sait bien Saadi lrsquoa chanteacutee agrave plusieurs

reprises dans sa poeacutesie Et justement crsquoest encore le rossignol qui rappelle agrave lrsquohomme la

vaniteacute drsquoune vie deacutepourvue drsquoamour

laquo Sais-tu ce que mrsquoa dit ce rossignol du matin

laquo Quel homme es-tu donc puisque tu es sans aucune connaissance de lrsquoamour 1 raquo

Dans laquo Le Prince captif raquo Reacutegnier revient de nouveau sur le thegraveme de lrsquoamour du

rossignol pour la rose Cette fois il cite le nom de Saadi2 agrave qui il a emprunteacute le thegraveme En

effet laquo le prince captif raquo crsquoest Reacutegnier lui-mecircme peint par une miniature persane en habit

drsquoun prince persan monteacute sur un cheval faucon agrave la main accompagneacute par sa princesse

qui lui murmure dans lrsquooreille les chansons drsquoamour de Khayyacircm et de Saadi

laquo Je suis Prince Persan et nrsquoai pour tout royaume

Que ce feuillet ougrave je suis peint [hellip]

Puisque agrave cocircteacute de moi ma Princesse fidegravele

Reacuteglant son cheval sur le mien

Ecoute srsquoexalter dans la nuit triste et belle

Le rossignol qui se souvient

Tandis que par respect pour lrsquoamour agrave lrsquooreille

Et tout bas elle me redit

Quelques tendre penseacutee agrave la sienne pareille

DrsquoOmar Khayam ou de Sacircdi 3 raquo

Lrsquoimage du rossignol passionneacute de la rose ne cesse de reacuteapparaicirctre dans les poegravemes du

recueil Parmi tant drsquoautres nous pouvons citer laquo Romeacuteo et Juliette raquo ougrave nous lisons

laquo Vous avez eacutecouteacute dans la nuit bouche agrave bouche La voix du rossignol amoureux et

farouche raquo (p 105) ou encore laquo Le Cypregraves raquo drsquoougrave on entend le geacutemissement de cet oiseau

amoureux laquo Et qursquoun charme nouveau de lagrave-bas trsquoa suivie Pour avoir entendu dans les

nuits drsquoOrient Le rossignol geacutemir sur les cypregraves drsquoAsie raquo (p 189) De ce point de vue

lrsquoinfluence de Saadi sur Reacutegnier est bien consideacuterable En fait la rose le rossignol le

1 Gulistan p 129 (II 27) Crsquoest notamment dans ses ghazels que Saadi precircche lrsquoamour laquo Si Saadi ne pratiquait pas lrsquoamour qursquoest-ce qursquoil ferait alors de son existence Crsquoest dommage que lrsquoon gacircche la vie [en la laissant passer sans amour] raquo Kolliyacirct p 454 ghazel ndeg 263 2 Dans un autre poegraveme laquo Le Casque raquo ougrave est eacutevoqueacutee la grandeur de Chah Abbas I laquo cinquiegraveme souverain des sultans Seacutefeacutevides raquo Reacutegnier cite le Boustan de Saadi laquo Et dans lrsquoacier ougrave lrsquoor aux lettres resplendit On peut lire en relief des versets de poegraveme Lrsquoun entre autres tireacute du Bostan de Sacircdi raquo 3 Ibid pp 77-78

261

cypregraves sont tous des images que Saadi a freacutequemment utiliseacutees pour illustrer ses ghazels

drsquoamour le genre dont il est le maicirctre incontesteacute Conscient de cet aspect de la poeacutesie de

Saadi Reacutegnier srsquoen est bien inspireacute et lrsquoa deacuteveloppeacute dans ses poegravemes Car nous lrsquoavons

deacutejagrave dit lrsquoamour est un des thegravemes principaux du Miroir des heures et la rose en est une

meilleure incarnation Pour en avoir une ideacutee il suffit de lire le chapitre intituleacute laquo Sept

estampes amoureuses raquo dans six des sept poegravemes qui composent ce chapitre les roses

sont preacutesentes1 Ces roses ressemblent beaucoup agrave celles du Jardin des roses de Saadi

celles laquo qui ne se fanent pas raquo

laquo Je crois aller vers vous par un jardin drsquoAsie

Que parfument des fleurs qui ne se fanent pas [hellip]

Mais pour faire en mon cœur naicirctre par votre visage

Ces roses ces jardins des fontaines ces cieux

Il suffit que je pense agrave ce jeune visage

Dont les yeux agrave jamais ont eacutebloui mes yeux 2 raquo

Bref dans Le Miroir des heures qui passent si vite les images qui se reflegravetent avec

plus drsquoeacuteclat ce sont celles qui se rapportent agrave lrsquoamour celles qui nous rappellent nos

moments veacutecus en amoureux Gracircce agrave nos souvenirs nous pouvons revivre ces moments

preacutecieux et par lagrave faire du temps perdu un temps retrouveacute Car enfin reacutepeacutetons-le encore

une fois avec Reacutegnier laquo le temps ougrave lrsquoon aime est seul lrsquoeacuteterniteacute raquo

laquo Mon amour est pareil au jardin de ce cloicirctre

Solitaire ougrave le temps qui deacutetruit tout fait croicirctre

Plus vivace la fleur et plus fort le rameau

Car agrave chaque printemps je vois ma vie eacuteclose

En son mecircme parfum eacuteternel et nouveau

Au rosier plus nombreux drsquoune plus haute rose3 raquo

1 Il srsquoagit des poegravemes laquo Lucinde au corps divin raquo laquo Alberte au cher visage raquo laquo Elvire aux yeux baisseacutes raquo laquo Pauline au cœur trop tendre raquo laquo Julie aux yeux drsquoenfant raquo et laquo Aline raquo pp 143-158 2 Ibid p 149 Comparer avec la preacuteface du Gulistan (p 15) laquo A quoi te servira un plateau de roses Emporte plutocirct une feuille de mon parterre de roses La fleur dure seulement cinq ou six jours et ce parterre sera toujours beau raquo 3 Ibid p 211

262

23 Guillot de Saix Au Jardin de Saadi

Poegravete et dramaturge Leacuteon Guillot de Saix (1885-1964) a composeacute de belles adaptations en

vers du Gulistan et du Boustan Il srsquoest familiariseacute avec ces deux ouvrages et avec la

poeacutesie persane en geacuteneacuterale gracircce agrave ses amis iraniens ou drsquoorigine iranienne tels Paul

Kitabji-Khan Clotilde Archainbaud Kitabji Sarkis Khatchatourian que le poegravete cite dans

certains endroits de son œuvre1 Ces derniers lui communiquaient entre autres des

histoires qursquoil adaptait dans ses poegravemes Nous lisons par exemple cette phrase sous le titre

des laquo Deux princesses raquo laquo A Monsieur Paul Kitabji-Khan qui mrsquoa conteacute cette histoire

persane2 raquo

Ainsi un grand nombre de poegravemes ou de fables de Guillot de Saix sont de sujets

saadiens En outre beaucoup de ses recueils portent mecircme le nom de Saadi ou de ses

ouvrages Au Jardin de Saadi Quarante-cinq poegravemes de Saadi Le Chemin de Saadi

LrsquoEnclos des Roses Le Verger en fleurs Ces trois derniers recueils classeacutes par sujets et

precircts agrave lrsquoimpression ne seront finalement pas publieacutes en raison de la guerre3 Mais

plusieurs de ces poeacutesies sont parues dans diffeacuterentes revues de lrsquoeacutepoque telle La

Bourgogne drsquoor qui paraicirct depuis 1903 agrave Chagny-en-Bourgogne4

Comme pour le cas de Marceline Desbordes-Valmore drsquoAnna de Noailles et de la

princesse Bibesco ce qui inteacuteressait Guillot de Saix chez Saadi crsquoeacutetait surtout les thegravemes et

les images concernant le rossignol la rose et leur amour symbolique Le recueil Au Jardin

de Saadi publieacute en 1960 est impreacutegneacute de ces sujets de sorte que dans tous les poegravemes du

premier chapitre intituleacute laquo Dans la Roseraie raquo la rose et le rossignol sont deux figures

1 Voir De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 332 2 Leacuteon Guillot de Saix Au Jardin de Saadi Paris La Revue moderne 1960 p 38 3 Dans ces recueils lrsquoauteur a surtout utiliseacute les eacutepisodes ougrave Saadi raconte sa vie et ses aventures

1 LrsquoEnclos des Roses (Gulistan) est composeacute de deux parties comportant chacune 17 poegravemes a) De lrsquoAmour agrave la Mort b) La Rose et les Epines 2 Le Chemin de Saadi comme lrsquoindique deacutejagrave son titre est en quelque sorte une reconstitution du parcours autobiographique du poegravete persan Il est composeacute de 46 poegravemes rassemblant les eacuteleacutements autobiographiques contenus dans lrsquoœuvre du poegravete et rangeacutes par ordre chronologique 3 Le Verger en fleurs (Boustan) est diviseacute en sept parties chacune comprenant elle-mecircme sept poegravemes La Porte basse La Porte rustique La Porte citadine La Porte sage La Porte pieuse La Porte seigneuriale La Porte royale

4 Un grand nombre de fables sont publieacutes en exclusiviteacute dans cette revue bimestrielle surtout dans les numeacuteros 100 (deacutecembre 1935) pp 58-59 Le Rat le ver et la noix Le Nain et le Geacuteant Le Noyer et ses noix ndeg 103 (mai 1936) pp 195-196 LA Fille difficile agrave marier ndeg 116 (mai-juin 1938) pp 105-106 La Goutte drsquoeau reacutecompenseacutee Le Martyre de la Chandelle La Fourmi eacutepargneacutee ndeg 117 (juillet-aoucirct 1938) pp 263-265 Le Vautour et le Milan La Tecircte de lrsquoacircne La Bonteacute du berger Reacuteunies en volume certaines de ces Fables ont paru aux Editions du Cap Burgonde agrave Chagny-en-Bourgogne en 1938 Cf aussi la revue Bonteacute Paris IXegraveme anneacutee mars 1940

263

omnipreacutesentes1 Alors qursquoAnna de Noailles deacutecrivait une laquo Danseuse persane raquo dans un

jardin drsquoIran Guillot de Saix lui donne dans presque la mecircme atmosphegravere la description

miniaturiseacutee drsquoune laquo Chanteuse raquo qui vient du pays de Saadi

laquo Crsquoest de la Perse blanche et rose Si ces notes orientales

Sous son turban drsquoazur fatal Font qursquoen eacutecartant ses peacutetales

Qursquoelle vint cette virtuose La rose ardente a resplendi

Au chant pur et sentimentalhellip Crsquoest qursquoen cette gorge plaintive

Sa voix qui se meacutetamorphose Chante encore lrsquoacircme captive

Nuance un air du sol natal Du rossignol de Saadi2 raquo

Et crsquoest comme un jet drsquoeau de rose

Dans une vasque de cristal

Ailleurs en suivant lrsquoexemple de ses preacutedeacutecesseurs Madame Valmore et la princesse

Bibesco Guillot de Saix crie avec laquo Le Fou de Baghdad raquo ce savetier amoureux de la rose

la briegraveveteacute du laquo temps drsquoecirctre heureux raquo

Fecirctez la saison des roses

Voici le temps drsquoecirctre heureux

Couronnez vos fronts moroses

Ornez vos cœurs amoureux [hellip]

La saison des roses passe

Il faut suivre la saison 3 raquo

Si nous comparons ces vers avec ce que disait la princesse Bibesco laquo Vivez heureux dans

la saison des roses la saison des roses se passe raquo ou avec ceux de Madame Valmore

laquo Les roses subiront un affreux changement raquo laquo On a si peu de temps agrave srsquoaimer sur terre

Oh qursquoil faut se hacircter de deacutepenser son cœur raquo4 nous apercevons trop drsquoeacuteleacutements

identiques pour ne pas penser agrave une source drsquoinspiration unique En drsquoautres termes il

serait pueacuteril de mettre au compte drsquoun hasard fortuit ce grand nombre drsquoanalogies surtout

quand nous savons que les trois auteurs avaient lu Saadi Dans le cas preacutesent la preacuteface du

Gulistan leur a inspireacute des vers lyriques sur la fuite du temps et lrsquoamour

1 Voici agrave titre documentaire les titres de quelques uns de ces poegravemes La Rose et le Rossignol Mon cœur et la rose La Rose offenseacutee Les Roses de lrsquoalleacutee Aux Jardins bleus du soir Le Fou de Baghdad Et il en va de mecircme pour plusieurs poegravemes des chapitres suivants 2 Au Jardin de Saadi laquo La Chanteuse raquo p 18 3 Ibid laquo Le Fou de Baghdad raquo p 14 4 Voir respectivement Les Huit paradis op cit p 259 Les Œuvres poeacutetiques de Marceline Desbordes-Valmore op cit tome 1 p 179 et p 200

264

Mais Guillot de Saix est eacutegalement lrsquoauteur de fables dont les eacutepisodes sont puiseacutes

dans les œuvres des fabulistes grecs et franccedilais aussi bien que dans celles de Saadi

Certaines de ces fables sont inseacutereacutees dans Au Jardin de Saadi Drsquoautres plus nombreuses

sont reacuteunies dans les autres recueils dont Fables et Fables de laquo ma raquo Fontaine Guillot de

Saix a transcrit avec joie les fables veacuteridiques de La Fontaine persan Or il ne les a point

regardeacutees comme de secs apologues deacutesormais vides de sens deacutepourvus de vie Dans le

reacutecit il a rechercheacute une certaine bonne humeur susceptible de renouveler de ranimer ces

sujets antiques Comme exemple nous pouvons donner laquo La Fille difficile agrave marier raquo qui

est lrsquoadaptation drsquoune historiette du deuxiegraveme chapitre du Gulistan

Certain leacutegiste avait une fille si laide

Que pour se deacutemunir de cet objet si laid

Crsquoest vainement qursquoil appelait

Tout lrsquoor de ses coffres agrave lrsquoaide [hellip]

Un aveugle seule en voulut

Cette union eacutetait agrave peine enregistreacutee

Qursquoon annonce au beau-pegravere

- laquo Un adroit meacutedecin

Qui vient de Seacuterendib eacutetonne la contreacutee [hellip]

Qursquoil rend aux aveugles la vuehellip raquo [hellip]

- laquo De gracircce eacutepargnez-moi dit-il un tel tracas

Quiconque veut le bien souvent le mal engendre

Je ne suis pas sot agrave ce point

Mieux vaut que les maris des laides nrsquoy voient point

Sur mon gendre surtout nrsquoallez rien entreprendre1 raquo

Et de cette sorte de comeacutedie vivante lrsquoauteur a deacutegageacute une morale qui nrsquoest pas forceacutement

celle de lrsquooriginal

laquo La veacuteriteacute nrsquoest point la mecircme pour chacun

Vous avez votre but et nous avons le nocirctre

Ce qui fait ici-bas le bonheur de quelqursquoun

Peut faire le malheur drsquoun autre

Ainsi lorsque lrsquoon se meacuteprend

La gueacuterison drsquoun mal en produit un plus grand2 raquo

1 Leacuteon Guillot de Saix Fables Chagny-n-Bourgogne Editions du Cep Bourgogne 1938 pp 7-8 Au deacutebut de la fable lrsquoauteur a mentionneacute sa source laquo drsquoapregraves Saadi raquo voir Gulistan pp 150-151 (II 44) 2 Ibid p 8

265

Cependant notre fin lettreacute ne srsquoest point arrecircteacute agrave cette compreacutehension exteacuterieure des

poegravemes saadiens Il a voulu en eacuteclairer le sens interne Sa vive curiositeacute son infaillible

impartialiteacute son intelligence libre de toute preacutevention artistique morale et religieuse lrsquoont

beaucoup aideacute agrave y mettre en lumiegravere la valeur symbolique comme le prouve la piegravece

intituleacutee laquo Les Roses du recircve raquo qui placeacutee agrave cocircteacute de la ceacutelegravebre poeacutesie de Marceline

Desbordes-Valmore apparaicirct au triple point de vue de la penseacutee du texte et du rythme

comme une transposition savante eacuteleacutegante et exacte

laquo Sur le bord du deacutesert immense un homme acircgeacute

Dans un recircve restait profondeacutement plongeacute

Quand il abandonna lrsquoextase surhumaine [hellip]

Mais le parfum sacreacute qui srsquoexhale des roses

Mrsquoenivra tellement au long de mon chemin

Que le pan de ma robe eacutechappa de ma main

Et deacutejagrave sur le sol les roses effeuilleacutees

Au souffle du vent chaud srsquoeacutetaient eacuteparpilleacuteeshellip

Puisse ma faible haleine au bout de ce reacutecit

Vous rapporter du moins leur parfum jusqursquoici 1 raquo

Comme on le voit M Guillot de Saix gracircce agrave la soliditeacute de son eacuterudition la sucircreteacute de

son goucirct et la puissance de ses vues donne de Saadi un portrait drsquoune ressemblance si

frappante que des essais analogues ne semblent guegravere devoir y apporter de retouches bien

seacuterieuses

3

SAADI ET LES PROSATEURS DU XXe SIEgraveCLE

31 Andreacute Gide et la laquo sensualiteacute raquo de la poeacutesie persane

Parmi les plus grands eacutecrivains du XXe siegravecle qui ont eacuteteacute influenceacute par la litteacuterature

persane le nom drsquoAndreacute Gide (1869-1897) meacuterite une mention agrave part Cette influence ndash

drsquoailleurs laquo profonde raquo ndash se fait jour lorsque lrsquoon lit dans son œuvre les freacutequentes citations

des grands poegravetes persans mais surtout quand nous lisons cet extrait drsquoune lettre qursquoil a

eacutecrite en 1921

1 Quarante-cinq poegravemes de Saadi choisis par Guillot de Saix ce recueil devait ecirctre publieacute agrave Paris et aux eacuteditions Art et Industrie mais apparemment il est resteacute agrave lrsquoeacutetat manuscrit

266

laquo Jrsquoai pour ma part veacutecu avec Saadi Ferdousi Hafiz et Kheyyam aussi intimement je puis

dire qursquoavec nos poegravetes occidentaux et communieacute eacutetroitement avec eux ndash et je crois qursquoils ont

eu sur moi de lrsquoinfluence ndash oui vraiment une influence profonde ils ont bu et je bois avec

eux aux sources mecircmes de la poeacutesiehellip1 raquo

Gide avait un grand laquo amour raquo pour la litteacuterature persane bien qursquoil lrsquoait laquo peu raquo

connue laquo Pardonez-moi de vous parler ainsi drsquoune litteacuterature que malgreacute tout mon amour

pour elle je connais peu Je la connais peu mais je lrsquoaime beaucoup que cela me serve

drsquoexcuse - puis jrsquoeacutecris pour qui la connaicirct encore moins2 raquo Il connaissait quand mecircme les

grandes figures de cette litteacuterature Saadi Firdusi Khayyacircm Hafez et il avait une

preacutedilection pour ces deux derniers laquo Vous pouvez lire en franccedilais disait-il agrave Angegravele le

Gulistan de Saadi et Firdusi tout entier je ne vous cache pas que je preacutefegravere Omar et

Hacircfiz3 raquo

En fait ce que Gide appreacutecie dans cette poeacutesie persane crsquoest la sensualiteacute qui en

eacutemane (drsquoougrave peut-ecirctre sa preacutefeacuterence pour Khayyacircm) laquo Si elle [la sensualiteacute] est perdue en

Occident Gide en trouve le modegravele chez les poegravetes persans comme Hafez Saadi et Omar

Khayyacircm dont il fut tregraves tocirct (sans doute sous lrsquoinfluence de Goethe) un lecteur

enthousiaste4 raquo Cette ideacutee trouve sa confirmation dans ces phrases adresseacutees agrave Angegravele

laquo La sensualiteacute chegravere amie consiste simplement agrave consideacuterer comme une fin et non comme un

moyen lrsquoobjet preacutesent et la minute preacutesente Crsquoest lagrave ce que jrsquoadmire aussi dans la poeacutesie

persane crsquoest lagrave ce que jrsquoy admire surtout ndash Car la litteacuterature persane presque entiegravere

mrsquoapparaicirct pareille agrave ce palais doreacute dont il est raconteacute dans le reacutecit drsquoun des trois calenders

que les quarante portes ouvrent la premiegravere sur un verger plein de fruits la seconde sur un

jardin de fleurs la troisiegraveme sur une voliegravere la quatriegraveme sur des joyaux entasseacuteshellip [Je]

preacutefegravere mrsquoattarder encore dans les vergers et les jardins et les voliegraveres Je trouve lagrave quelques

volupteacutes si intenses qursquoelles suffisent pour deacutesalteacuterer mes deacutesirs et pour endormir ma

penseacutee5 raquo

Dans un autre endroit et toujours dans le mecircme sens Gide analysant la laquo curiositeacute raquo

de Sindbad dans les Mille et Une Nuits eacutecrit laquo Crsquoest une sorte drsquoaviditeacute de lrsquoesprit et des

1 Andreacute Gide 2 Andreacute Gide dans sa dixiegraveme laquo Lettre agrave Angegravele raquo Essais critiques eacutedition preacutesenteacutee eacutetablie et annoteacutee par Pierre Masson Paris Gallimard 1999 p 64 3 Ibid 4 Thomas Cazentre Gide lecteur la litteacuterature au miroir de la lecture Paris eacuteditions Kimeacute 2003 p 380

5 Andreacute Gide Essais critiques op cit pp 62-63

267

sens qui deacuteteacuteriore le goucirct du preacutesent au profit de la plus chanceuse aventure crsquoest un deacutesir

de risquer qui devient drsquoautant plus aigu que le confort ougrave lrsquoon vit est plus grand1 raquo Donc

selon Gide lrsquoaventure peut srsquoopposer directement agrave la laquo sensualiteacute raquo laquo agrave cette jouissance

parfaite du preacutesent agrave ce rapport direct au monde incompatible avec la notion mecircme

drsquohistoire raquo2 En fait par cette suspension du temps lineacuteaire ce preacutesent absolu qursquoelle

suppose la laquo sensualiteacute raquo ne peut intervenir que dans les pauses ou les ralentissements du

reacutecit en drsquoautres termes elle relegraveve plutocirct du domaine de la poeacutesie Crsquoest une des raisons

nous venons de le voir qui conduisent Gide agrave lire la poeacutesie persane celle qui lui inspirera

bien de thegravemes et de sujets

Cette inspiration est surtout sensible dans Les Nourritures terrestres (1897) comme

lrsquoa montreacute Hassan Honarmandi dans son eacutetude consacreacutee agrave Andreacute Gide et la litteacuterature

persane3 En comparant certains passages de lrsquoœuvre de Gide avec les vers des grands

poegravetes de lrsquoIran lrsquoauteur a essayeacute de rechercher les laquo sources persanes de lrsquoœuvre raquo de

lrsquoeacutecrivain franccedilais Dans la citation ci haut mentionneacutee par exemple il croit trouver le titre

des chefs-drsquoœuvre de Saadi et de ses compatriotes

laquo helliples quarante portes ouvrent la premiegravere sur un verger de fruits [= le Boustan de Saadi] la

seconde sur un jardin de fleurs [= le Gulistan de Saadi] la troisiegraveme sur une voliegravere [=

Colloque des Oiseaux de Attar] la quatriegraveme sur des joyeux entasseacutes [= Cinq treacutesors de

Nezami]4 raquo

laquo En glanant dans Le Jardin des Roses raquo est le titre du quatriegraveme chapitre que H

Honarmandi a consacreacute aux liens rapprochant le Gulistan des Nourritures terrestres Il

commence par un vers que Gide a attribueacute agrave Saadi dans le huitiegraveme chapitre de son roman

mais qui nrsquoest en fait pas de lui laquo On a dit au loin que je faisais peacutenitence Mais qursquoai-je agrave

faire avec le repentir 5 raquo Apregraves cette allusion lrsquoauteur essaye de relever quelques

analogies entre les deux ouvrages en question La premiegravere est selon lui la division en huit

laquo livres raquo des Nourritures Terrestres et laquo lrsquoobsession du nombre huit [qui] ne quitte pas

Gide mecircme dans le cinquiegraveme laquo livre raquo6 Comme preuves sont alors citeacutes les vers du poegravete

1 Ibid p 107 2 Thomas Cazentre op cit p 292 3 Hassan Honarmandi Andreacute Gide et la litteacuterature persane Teacuteheacuteran Publications de la Ministegravere de la Culture et des Arts 1973 4 Ibid p 30 5 Ibid p 74 M Honarmandi ajoute que le vers est de Nazacircri Voir aussi Gide Essais critiques op cit p 13 6 Ibid p 75

268

du Gulistan sur la composition en huit chapitres de celui-ci ainsi qursquoune citation du

romanciers franccedilais ougrave il demande agrave un laquo fermier raquo de lui ouvrir laquo huit portes une agrave une raquo

Les autres points de ressemblances que monsieur Honarmandi eacutevoque dans son livre

concernent laquo lrsquoextrecircme varieacuteteacute raquo de la composition entre les deux ouvrages laquo lrsquoart de la

concision raquo propre aux deux auteurs laquo le commencement par laquo un eacuteloge de Dieu raquo du

Gulistan et du premier livre des Nourritures terrestres commenccedilant par cette phrase laquo Ne

souhaite pas Nathanaeumll trouver Dieu ailleurs que partout raquo1 Puis viennent une seacuterie de

textes seacutelectionneacutes dans lrsquoœuvre du romancier franccedilais et du poegravete persan que le critique

met en parallegravele pour donner une ideacutee des rapprochements eacutetablis par M Honarmandi

nous en citons ici quelques uns et nous laissons agrave nos lecteurs le soin drsquoen juger le

fondement

Saadi Gide

laquo Aie le corps vide des nourritures afin que tu

y voies la lumiegravere de la connaissance de Dieu

Tu es vide de sagesse par la raison que tu es

plein de nourriture jusqursquoau nez raquo

laquo Lrsquohomme acquiert un caractegravere angeacutelique en

mangeant peu mais srsquoil mange comme les

brutes il tombera comme les pierres raquo

laquo Le noyau de la datte donne naissance agrave un

palmier eacuteleveacute raquo

laquo Je me plaisais agrave drsquoexcessives frugaliteacutes mangeant

si peu que mon tecircte en eacutetait leacutegegravere et que toute

sensation me devenait une sorte drsquoivresse raquo

laquo Le pain que jrsquoemportais avec moi je le gardais

parfois jusqursquoagrave la deacutefaillance raquo

laquo Le fruit du palmier srsquoappelle datte et crsquoest un

mets deacutelicieux2 raquo

Ce qui est en fin de compte sucircr crsquoest que Gide avait lu le Gulistan (quoique cette

lecture nous paraisse superficielle) et qursquoil en avait une version chez lui il en conseillait

mecircme la lecture agrave ses amis dans ses correspondances laquo Je ne me souviens plus eacutecrit-il agrave

Andreacute Ruyters si tu possegravedes deacutejagrave le Guilstan de Sadi RSTP Drouin qui lrsquoapporte agrave

moi qui lrsquoai deacutejagrave serait tregraves heureux de te lrsquoenvoyer srsquoil te manque3 raquo Et nous apprenons

que les lettreacutes posseacutedant les poeacutesies de Saadi ne sont pas rares agrave lrsquoeacutepoque laquo Merci aussi et

surtout agrave Drouin de la penseacutee que vous avez eue au sujet du Gulistan Oui je lrsquoai traduit

par Dufremery [sic] et pas mal du tout mieux en tout cas que le Boustan du mecircme4 raquo

Un autre eacutecrivain appartenant agrave ce cercle de lecteurs de Saadi crsquoest la Princesse

Bibesco

1 Ibid p 76 2 Ibid p 78 3 Correspondance 1895-1950 Andreacute Gide ndash Andreacute Ruyters Lyon Presses Universitaires de Lyon 1990 p 183 La lettre date du 3 avril 1904 4 Ibid p 183 Cette reacuteponse drsquoA Ruyters envoyeacutee depuis Bruxelles date du 6 avril 1904

269

32 La Princesse Bibesco dans Les Huit paradis

Marthe Lucie Lahovary Princesse Bibesco (1888-1973) eacutetait une historienne et femme de

lettres franccedilaise drsquoorigine roumaine Comme sa cousine Anna de Noailles elle aussi

drsquoorigine roumaine la Princesse Bibesco avait le goucirct et le recircve de lrsquoOrient et en

particulier de la Perse En un mot elle eacuteprouvait les mecircmes laquo eacuteblouissements raquo devant les

beauteacutes persanes laquo Jrsquoai des recircves qui mrsquoeacuteblouissent Je pense ecirctre enleveacutee par lrsquooiseau-

dieu des leacutegendes persanes Le Simourgh quatre fois aileacute mrsquoemporte lui qui fut assez fort

pour soulever Zal le jeune homme aux cheveux drsquoargent1 raquo Mais contrairement agrave son

aicircneacutee la Princesse Bibesco a pu accomplir son recircve de voir le pays de Saadi le poegravete

qursquoelle aimait et qui lui a inspireacute son premier ouvrage Les Huit paradis Cet ouvrage le

compte rendu drsquoun voyage en Perse est reacutecompenseacute par lrsquoAcadeacutemie franccedilaise Selon

certaines sources crsquoest Maurice Barregraves qui aurait inciteacute la jeune femme agrave eacutecrire son reacutecit

de voyage Il lui aurait dit laquo Ce serait inteacuteressant apregraves le livre de Loti drsquoavoir une image

de lrsquoIran vue par une jeune femme2 raquo

En srsquoinspirant des huit chapitres du Gulistan que Saadi a consideacutereacutes comme les huit

portes menant au paradis la Princesse Bibesco a nommeacute son livre Les Huit paradis3 Degraves

la page couverture on lit ces deux vers de la preacuteface du Gulistan comme une sorte de sous-

titre laquo Je ne suis qursquoune argile sans valeur mais jrsquoai demeureacute quelque temps avec la

rose raquo Comme si lrsquoauteur voulait suggeacuterer qursquoayant traverseacute ces villes drsquoOrient (laquo les huit

paradis raquo) et passeacute laquo quelque temps raquo dans leurs jardins elle en revenait embaumeacutee des

roses agrave la maniegravere de cette argile

Les Huit paradis sont en fait les huit villes les huit eacutetapes de lrsquoitineacuteraire que lrsquoauteur a

parcourues durant son voyage en Perse ougrave elle a accompagneacute son mari infatigable

voyageur La premiegravere ville est Racht (au nord de lrsquoIran) qursquoelle gagne via le port

drsquoAnzali4 sur la mer Caspienne Crsquoest lagrave qursquoelle est chaleureusement accueillie par

Sheacutehabi-Khan un ancien juge retraiteacute qui parle le franccedilais et qui lui fait connaicirctre le

Gulistan Ce vieil homme sympathique lui traduit les historiettes de ce livre et lui montre

les belles miniatures qui embellissent certains manuscrits de ce recueil

1 Princesse G-V Bibesco Les Huit paradis Perse Asie Mineur Constantinople Paris Hachette 1908 p 191 2 Citeacute sans reacutefeacuterence preacutecise par N Samsami LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 156 3 laquo Ce jardin agreacuteable et ce verger touffu srsquoest trouveacute diviseacute en huit chapitres comme le paradis a huit portes raquo dit lrsquoauteur du Gulistan dans sa preacuteface p 22 4 Ville portuaire iranienne sur la mer Caspienne

270

laquo Jrsquoai regardeacute les images du laquo Gulistan raquo de saadi Lrsquoexemplaire contenait vingt peintures plus

eacuteclatantes que des fleurs mouilleacutees et la calligraphie du texte reacuteveacutelait un travail tellement

ancien que jrsquoaurais voulu nrsquoen tourner les pages qursquoavec mon souffle

Une leacutegende traduite en franccedilais par une main soigneuse servait de titre agrave chacune de ces

miniatures Jrsquoai noteacute le deacutetail des plus divertissantes1 raquo

La vision que lrsquoauteur des Huit Paradis nous donne de lrsquoIran ne diffegravere presque point

de celle que donnait Anna de Noailles Pour ces deux femmes lrsquoIran est la contreacutee des

miniatures et des roses le pays de lrsquoamour par excellence La Princesse Bibesco nous

deacutecrit avec les mecircmes soins qursquoelle employait agrave noter les deacutetails des miniatures les

paysages qursquoelle deacutecouvre en Iran Lrsquoun des endroits qui lrsquoont profondeacutement

impressionneacutee ce sont les harems qursquoelle a visiteacutes agrave Racht agrave Teacuteheacuteran et agrave Ispahan Pour la

premiegravere fois elle nous fait entrer avec elle dans ces harems Avec un grand enthousiasme

avec un lyrisme feacuteminin2 lrsquoauteur nous deacutepeint ces lieux comme le seacutejour de lrsquoamour et de

la joie Lrsquoimage qursquoelle dessine de la femme iranienne crsquoest celle des femmes

laquo eacuteternellement condamneacutees agrave lrsquoamour raquo des poupeacutees silencieuses et jolies constelleacutees de

pierreries sans deacutesirs sans personnaliteacute En deacutecrivant ces femmes elle se souvient

eacutegalement de ce qursquoelle avait eacutetudieacute chez les poegravetes iraniens au sujet de la femme ndash mais

pas forceacutement de tout ce que ces derniers en avaient dit Il semble que lrsquoeacutecrivain cherchait

dans ses souvenirs de lecture iranienne des affirmations des complices si nous pourrions le

dire pour ses jugements sur les Iraniens Par exemple en ce qui concerne les femmes elle

cite Saadi

laquo Combien souvent une taille que tu recircves agreacuteable sous le voile

Te paraicirctra si celui-ci srsquoentrouvre ecirctre la taille de ta grandrsquomegravere raquo

Masques ruseacutes Vous avez meacutediteacute ce distique de Saadi3 raquo

Un peu plus loin sur la condition de la femme en Iran elle se reacutefegravere encore agrave ses lectures

de Saadi

Lrsquoeacutepoux persan sommeille sur ses preacuterogatives ndash et degraves lrsquoeacutepoque du laquo Rossignol de Schiracircz raquo

il en eacutetait ainsi puisque nous trouvons dans le Gulistan ce conseil au nouveau marieacute

1 Les Huit paradis p 127 2 laquo Le lyrisme feacuteminin dit Jacques Hureacute sert de support agrave lrsquoesquisse de sujets parfaitement repreacutesentatifs de lrsquoidentiteacute iranienne et traiteacutes avec souci de dire vrai raquo Voir lrsquoarticle de Jacques Hureacute laquo Un siegravecle de preacutesence iranienne dans le reacutecit franccedilais raquo in Luqmacircn op cit VIII 1 1991-92 pp 41-52 3 Les Huit paradis p 150

271

laquo Si ta femme prend trop souvent le chemin du bazar reacutesigne-toi bel ami agrave porter les

pantalons sombres agrave lrsquousage au harem raquo

Grand dignitaire ou riche trafiquant le mari se borne agrave faire accompagner ses femmes par des

eunuqueshellip1 raquo

Il va de soi que le regard de la Princesse Bibesco sur la vie iranienne nrsquoest pas assez

profond Nrsquoayant effectueacute que de courtes visites des milieux feacuteminins laquo elle nrsquoa pu

certainement en apercevoir que le cocircteacute deacutecoratif et superficiel raquo affirme Mme Samsami2

Celle-ci souligne eacutegalement un manque de laquo psychologie raquo dans les jugements de lrsquoauteur

des Huit Paradis laquo Nous retrouvons dans lrsquoœuvre de la princesse Bibesco maintes

citations de Firdousi drsquoOmar Khayyam et de Saadi Mais si les vers de ces poegravetes lrsquoont

initieacute aux deacutecors des monuments au charme subtil de paysages lui ont fait comprendre en

un mot lrsquoaspect artistique et pittoresque de lrsquoIran ils ne lui ont pas ouvert la psychologie

de ses habitants3 raquo Une preuve de plus pour cette ideacutee crsquoest lrsquoaveu mecircme de la Princesse

Bibesco selon lequel la poeacutesie iranienne ne lui eacutetait accessible qursquolaquoen partie raquo laquo La nuit

srsquoeacutetant faite nous nous instruisons des paroles de Saadi aux lueurs de ma lampe Voyant

ces livres si beaux accessibles en partie agrave mon intelligencehellip4 raquo

Ainsi laquo les promeneurs raquo drsquoIspahan sont tregraves joliment deacutecrits mais ils nous paraissent

tregraves peu vivants

laquo Jrsquoadmire beaucoup lrsquoair costumeacute des gens drsquoici Graves ils semblent nrsquoavoir pour mission

que de repreacutesenter tregraves dignement laquo les Promeneurs raquo du noble lieu de promenade qursquoest

Ispahan On voudrait les saluer tous figurants enturbanneacutes de la fecircte chez M Jourdain

Orientaux des gravures anciennes et Persans qursquoinventa Montesquieu pour se moquer des

Parisiens A pied une rose aux legravevres se tenant les pouces et srsquoentregardant ils vont par deux

On croirait agrave les voir qursquoils se disent des secrets ou des vers5 raquo

1 Ibid p 155 2 N Samsami op cit p 157 3 Ibid 4 Les Huit paradis p 134 Drsquoailleurs cette sorte drsquoincapaciteacute agrave saisir complegravetement la porteacutee des poegravemes persans se voit eacutegalement dans lrsquointerpreacutetation des eacuteveacutenements dont elle est teacutemoin en Iran Crsquoest-agrave-dire qursquoelle se trompe parfois dans lrsquoexplication des faits Par exemple en deacutecrivant les ceacutereacutemonies de la commeacutemoration du martyre du troisiegraveme imam des chiites Hossein elle raconte laquo Il semble en effet que toute la Perse comme une femme nerveuse sente venir au deacutebut du printemps le goucirct des larmes raquo (p 162) Pour qui ne connaicirct pas bien les traditions iraniennes la question se poserait sans doute de savoir quel rapport pourrait exister entre lrsquoarriveacutee du printemps et le laquo goucirct des larmes raquo chez ce peuple En reacutealiteacute il nrsquoy a aucun lien entre le printemps et ces traditions-lagrave Sauf que lrsquoanneacutee ougrave la princesse Bibesco eacutetait en visite en Iran le mois de Moharrem (dans lrsquoanneacutee heacutegire et selon le calendrier musulman) tombait au deacutebut du printemps Selon diffeacuterentes anneacutees il se peut que le moharrem tombe au deacutebut de lrsquoautomne en plein hiver agrave la fin de lrsquoeacuteteacute etc 5 Ibid p 124

272

Le souvenir du Gulistan aura sa part dans cette extase printaniegravere provoqueacutee par la

saison des roses agrave Ispahan

laquo Quel plaisir ces roses quel plaisir deacutesordonneacute Les reacuteunir en monceaux de peacutetales leacutegers

puis les disperser au vent jouer avec les plus rondes comme avec des balles les deacutechirer ou les

coudre en faire des ceintures des chapeaux des guirlandes ou des chapelets1 raquo

Alors lrsquoIran que nous peint Mme Bibesco dans son œuvre est surtout le pays

drsquoIspahan la ville des roses une espegravece de paradis terrestre la partie du bonheur de

lrsquoamour et de la beauteacute

Bref devant lrsquoaspect si seacuteduisant de cette population juveacutenile et deacutelicate Mme

Bibesco se compose une attitude toute saadienne de deacutelicieuse extase Elle eacuteprouve

soudain le goucirct de revivre les eacutepoques lointaines de satisfaire drsquoanciens deacutesirs drsquoeacutetablir

une sorte de plain-pied avec les enchantements Culte de la beauteacute coquetterie lasciviteacute

tels sont du reste les caractegraveres principaux qursquoagrave travers lrsquoœuvre de Saadi et des autres

lyriques persans elle croit reconnaicirctre autour drsquoelle et qursquoelle srsquoaccorde effectivement

Crsquoest ainsi qursquoelle note dans la nature des correspondances que le maicirctre avait deacutejagrave

signaleacutees entre la nuit lrsquoamour le rossignol et la rose laquo Lrsquooiseau inquiet la cherche la

surprend et lrsquoadore La fleur exhale son parfum jusqursquoau dernier souffle le rossignol

reacutepand sa voix tout entiegravere lrsquoivresse drsquoaimer ne les exalte que pour les rendre plus

dissemblables encore2 raquo

33 Maurice Barregraves du Jardin des roses au jardin sur lrsquoOronte

Si la vue drsquoune toile persane suggeacuterait agrave Henri de Reacutegnier le sentiment de vivre agrave Ispahan3

Maurice Barregraves (1862-1923) lui en regardant laquo les figurines persanes peintes sur les

boicirctes raquo recircvait qursquoil visitait le tombeau de Saadi agrave Chiraz laquo Tigrane vous mrsquoeacutetiez

annonceacute par les figurines persanes que jrsquoai vues peintes sur des boicirctes ou sur des plats de

livres Si jrsquoai recircveacute plusieurs fois que dans Chiraz je visitais le tombeau de Saadihellip4 raquo A

lrsquoinstar de Reacutegnier qui recircvait drsquoaller vers les jardins drsquoAsie entendre laquo le rossignol

reacutepondre au rosier amoureux raquo sous le laquo ciel torride raquo (Cf supra p257) Barregraves laquo aime la

recircverie aupregraves du jet drsquoeau des cours inteacuterieures drsquoAsie [il aime] les histoires un peu

1 Ibid p 102 2 Les Huit paradis p 28 3 Voir notre commentaire sur H de Reacutegnier pp 248-255 4 Maurice Barregraves Le Voyage de Sparte Paris Feacutelix Juven 1906 p 124

273

fades mais pleines de ressources verbales sur les amours de la rose et du rossignol [il

aime] le soleil eacutecrasant Et bien toutes ces formes diverses drsquoune poeacutesie ougrave [son] esprit

aspire ce jet drsquoeau ces leacutegendes du rossignol et de la rose ces lourds apregraves-midi de soleil

qui nous inclinent agrave la reacutesignation raquo1 De mecircme Barregraves avait dans son bureau une petite

statuette de danseuse persane (appartenant jadis agrave Geacuterard de Nerval) dont la beauteacute lui

aurait inspireacute le portrait drsquoOriante dans Un jardin sur lrsquoOronte lrsquoheacuteroiumlne qui ressemble

beaucoup agrave celles du Jardin des Roses de Saadi

laquo Ne serait-ce pas la contemplation de la souple et preacutecieuse beauteacute de cette statuette qui a

susciteacute dans son imagination la figure de la charmante Oriante qursquoil para ensuite de tous les

attributs des heacuteroiumlnes du Gulistan Livre eacutecrit en maniegravere de deacutelassement dans un eacutetat drsquoacircme

lyrique et passionneacute tregraves semblable agrave celui qui faisait dire agrave Saadi laquo Lrsquoineffable concert ne se

tait jamais dans le monde seulement lrsquooreille nrsquoest pas toujours precircte agrave lrsquoentendre2 raquo

En effet les laquo boicirctes peintes raquo aux miniatures persanes ont un long passeacute dans la vie

autant que dans lrsquoœuvre de Maurice Barregraves Depuis qursquoil eacutetait enfant lrsquoimage de ces

peintures eacutemailleacutees de rossignols de roses et de jasmins est resteacutee agrave jamais graveacutee dans sa

meacutemoire de sorte que plus tard lrsquoeacutecrivain srsquoen souviendra agrave maintes reprises et dans

divers endroits de ses ouvrages Par exemple bien des anneacutees avant qursquoelle nrsquoapparaisse

dans Le Voyage de Sparte (1906) cette image eacutetait eacutevoqueacutee dans Les Deacuteracineacutes en 1897

Lagrave Astineacute lrsquoheacuteroiumlne du roman se souvient ndash tout comme son creacuteateur ndash des laquo jolies

boicirctes peintes raquo avec lesquelles elle jouait tandis que sa megravere lui laquo racontait le Gulistan raquo

laquo Et cela aussi me revient que ma chegravere megravere qui eacutetait si belle racontait le Gulistan ougrave lrsquoon

parle toujours des rossignols des roses et des jasmins tandis que je mrsquoamusais agrave ses pieds avec

de jolies boicirctes Elles eacutetaient eacutetroites et longues on y voyait des cavaliers sur des gazons drsquoun

vert tendre poursuivre des jeunes filles aux longs yeux noirs qui en fuyant retournaient la tecircte

Ces boicirctes et ces poeacutesies crsquoest tout ce que je me rappelle de ma megravere Armeacutenienne de

Persehellip3 raquo

Pareil agrave cette heacuteroiumlne lrsquoenfant Barregraves a eu ses moments de lecture que sa laquo jeune

maman raquo lui faisait De mecircme que la megravere drsquoAstineacute lui laquo racontait le Gulistan raquo celle de

Barregraves aimait les livres au sujet plutocirct moral ou religieux Elle lisait par exemple la Vie de

1 Ibid p 125 2 N Samsami op cit p 165 3 Maurice Barregraves Les Deacuteracineacutes Paris E Fasquelle 1897 pp 101-102

274

Jeacutesus drsquoErnest Renan laquo Elle en neacutegligeait lrsquoaspect critique pour nrsquoen retenir que la

morale eacuteleveacutee la douceur religieuse raquo la Bible laquo Moi dit Barregraves crsquoest lrsquohistoire Sainte

quand je ne savais pas encore lire qui [hellip] mrsquoa drsquoabord enchanteacute lrsquoacircme et eacuteveilleacute au

deacutesir1raquo ou encore Richard en Palestine de W Scott Mes Cahiers (1896-1923) eacutevoquent

lrsquoimpact de ces lectures laquo Mon imagination srsquoempare de quelques figures ravissantes qui

ne doivent jamais plus me quitter les jeunes femmes qui sont des anges lrsquoOrient allaient

dormir au fond de mon esprit avec lrsquoharmonie de la voix de ma jeune maman pour se

reacuteveiller agrave lrsquoheure de mon adolescence2 raquo Barregraves a souvent fait allusion agrave la laquo petite

bibliothegraveque raquo de sa megravere agrave lrsquoimportance qursquoelle avait eue pour sa formation Ainsi est

creacuteeacutee en lui une tendance vers lrsquoOrient un avant goucirct pour tout ce qui vient de lagrave-bas un

goucirct qursquoil cultivera de plus en plus en avanccedilant dans lrsquoacircge et en faisant ses propres

lectures

En parlant de sa laquo formation litteacuteraire raquo lrsquoeacutecrivain raconte comment toute sa vie il a

laquo eacuteteacute sur une fausse piste par le deacutesir de [se] nourrir lrsquoesprit et puis par le goucirct de

lrsquoharmonie sans penseacutee raquo3 Crsquoest que selon lui les laquo deacuteveloppements trop lourds de Taine

et la rheacutetorique de Hugo sont bien beaux mais agrave mettre dans les assises de lrsquoeacutedifice raquo De

pareilles matiegraveres ne satisfaisaient guegravere son acircme qui aspirait agrave laquo lrsquoeacutelan leacuteger raquo Ce qursquoil lui

fallait crsquoeacutetait laquo prendre le vol raquo pour une destination qursquoil avait preacutealablement connue

laquo Et alors je vais ougrave mrsquoappellent ces signes drsquoamitieacute que je reconnais bien raquo4 Quant agrave ces

laquo signes raquo ils lui venaient de la Perse et de ses poegravetes dont la poeacutesie le fascinait Et parmi

les poegravetes iraniens qursquoa lus Barregraves et qui lrsquoont inspireacute Saadi occupe ndash nous y reviendrons

tout de suite ndash la premiegravere place

laquo Saadi ndash le seul auteur qursquoagrave certains jours en vieillissant je trouve plaisir agrave lire un La

Fontaine dont les marges ne sont pas maculeacutees ni les couleurs ternies par les doigts de notre

enfance scolaire ndash raconte que cette riviegravere irreacutesistible au deacutebut de son cours et quand elle

eacutecartait les roseaux de sa source en quelques coups de pioche on la pouvait deacutetournerhellip Quels

sont les coups de pioche qui mrsquoont deacutetourneacute de la voie la plus probable et drsquoecirctre notaire

meacutedecin ingeacutenieur fonctionnaire (LrsquoEnfance des Hommes ceacutelegravebres)5 raquo

1 LrsquoŒuvre de Maurice Barregraves Paris Editions du Club de lrsquoHonnecircte Homme 1965-1969 tome XVIII p 168 Sauf indication contraire nos reacutefeacuterences renvoient agrave cette eacutedition que nous deacutesignerons deacutesormais sous le signe OMB Elle comprend 20 volumes 2 OMB t XIII p 8 3 Ibid p 20 4 Ibid 5 Ibid Barregraves fait ici allusion agrave ces vers du Gulistan (I 4) p 31 laquo Il est possible drsquoarrecircter une source avec une pioche Mais lorsqursquoelle coule agrave pleins bords il nrsquoest pas mecircme permis de la traverser sur un eacuteleacutephant raquo (Voir aussi Ibid p 35 et Boustan p 134)

275

Une lecture attentive des œuvres de Barregraves nous permet drsquoavoir une ideacutee du grand

nombre de textes orientaux traduits qursquoil a consulteacutes et lus parfois mecircme eacutetudieacutes agrave fond Il

a puiseacute dans certains de ces ouvrages pour ses eacutetudes drsquohistoire et de mystique Par contre

certains textes lrsquoont preacutepareacute agrave ses œuvres de caractegravere plus personnel et poeacutetique entre

autres et en particulier agrave Un jardin sur lrsquoOronte Crsquoest agrave ces derniers que nous nous

inteacuteressons surtout car ils proviennent pour la plupart des poegravetes persans Il les connaissait

directement ou par lrsquointermeacutediaire drsquoorientalistes et il les appreacuteciait Nous en citons ici les

plus importants les Quatrains drsquoOmar Khayyacircm traduits par J B Nicolas puis par

Grolleau et drsquoautres Le Chacirch-nacircmeacute de Ferdowsi dont Barregraves posseacutedait une traduction1

Salacircmacircn et Absacircl et Madjnoun et Laicircla (traduit par A L Cheacutezy) de Djami le Langage

des oiseaux de Feacutericircd-Eddin Attar2 Quelques Odes de Hafiz traduites par A L M

Nicolas le Divan de Manoutchehri traduit en 1886 par A de Biberstein-Kazimirski Les

Eblouissements de Mme de Noailles nommaient Feacuteghacircni et Barregraves a ducirc connaicirctre degraves sa

publication en 1903 le recueil de ghazels Les Perles de la Couronne traduit par Hoceacuteyumlne

Azad le Gulistan et le Boustan de Saadi Barregraves a eacutegalement lu Djeacutelal-eddin Roumi qursquoil

cite dans ses Cahiers3 A ces textes il faut ajouter les œuvres critiques les anthologies les

notes et les preacutefaces des traducteurs ou tout autre eacutecrit touchant la litteacuterature persane La

poeacutesie en Perse de Barbier de Meynard Les Origines de la poeacutesie persane de J

Darmesteter lrsquoEssai sur le poegravete Saadi drsquoHenri Masseacute publieacute en 1919 Selon Ida-Marie

Frandon degraves la publication de ce dernier ouvrage laquo Barregraves le lit attentivement le farcit de

signets de papier srsquoy familiarise avec la vie et lrsquoœuvre du poegravete persan y reprend avec

plus de suite et de faciliteacute lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes drsquoexpression chers aux Orientauxhellip raquo4

Quant aux anthologies les meilleurs exemples que nous pouvons donner sont celles

composeacutees et traduites par Hoceacuteyumlne Azade La Roseraie du Savoir (1906) Guecircpe et

Papillons (1916) LrsquoAube de lrsquoEspeacuterance (1909) dont Barregraves a bien connu les deux

premiegraveres La Roseraie une anthologie de quatrains mystiques tireacutes des meilleurs auteurs

1 Cf Ida-Marie Frandon LrsquoOrient de Maurice Barregraves Genegraveve Droz 1952 p 319 Cet ouvrage est un travail scrupuleux et quasi exhaustif sur lrsquoinfluence de lrsquoOrient sur lrsquoœuvre de Barregraves 2 M Barregraves admirait beaucoup le Mantiq-Uttaiumlr (Langage des oiseaux) drsquoAttar agrave propos duquel il disait laquo Nous posseacutedons en franccedilais le Mantiq-Uttaiumlr et ce voyage des oiseaux meneacutes par la huppe agrave la conquecircte du plus haut mystegravere je ne connais pas de plus beau poegraveme qui se soit jamais eacuteleveacute vers la voucircte ceacuteleste Oui vraiment un poegraveme qui traverse le ciel comme un vol drsquooiseaux mysteacuterieuxhellip raquo (Une enquecircte aux pays du Levant t X p 388) 3 OMB t XIX p 15 laquo Djeacutelal-eddin Roumi La danse La suite de Djeacutelal-eddin raquo 4 Ibid p 320

276

persans fut pour Barregraves depuis sa publication en 1906 laquo comme un livre de chevet raquo1

Barregraves devait ecirctre frappeacute par la qualiteacute de toutes les publications drsquoHoceacuteyumlne Azad dont les

introductions et les notes sont riches de rapprochements non seulement avec des textes

orientaux mais aussi bien avec des œuvres occidentales et particuliegraverement franccedilaises de

toute eacutepoque De plus Anna de Noailles dit que laquo Barregraves portait sur son cœur une petite

Anthologie des Poegravetes Persans [que] le nom de Saadi le livre du Jardin des Roses

lrsquoenivraient raquo2

Nous arrecirctons lagrave une eacutenumeacuteration fastidieuse et qui pourrait ecirctre prolongeacutee Disons

seulement que le souvenir de ces œuvres lues consciemment ou non impregravegne lrsquoœuvre de

Barregraves Dans Un jardin sur lrsquoOronte en particulier les citations emprunteacutees aux poegravetes

persans abondent Lrsquoimpact de cette poeacutesie se voit mecircme dans le style et la tournure des

phrases de lrsquoauteur laquo plus discregravete mais non moins eacutevidente la maniegravere de ces poegravetes

impregravegne toute lrsquoœuvre raquo3 De tous ces ouvrages ce sont ceux de Saadi qui ont le plus

impreacutegneacute lrsquoOronte De sorte que ce roman fut pour son auteur comme une sorte de

deacutelassement apregraves une lecture de Saadi4

Or la lecture que fait Barregraves de lrsquoœuvre de Saadi nrsquoest pas une lecture superficielle Il

a lu le Boustan dans la traduction de Barbier de Meynard et le Gulistan dans la traduction

de Defreacutemery En outre il nrsquoignorait sucircrement pas lrsquoadaptation du Jardin des roses faite

par Franz Toussaint et qui beacuteneacuteficie drsquoune preacuteface drsquoAnna de Noailles5 Il donne souvent

les reacutefeacuterences preacutecises des citations ou des ideacutees qursquoil a tireacutees des deux recueils de Saadi

tantocirct il eacutetablit des rapprochements entre les ideacutees identiques qui y sont exprimeacutees

laquo A la page 129 du Gulistan traduction Defreacutemery il y a des vers sur lrsquoimpression que la

musique produit sur le chameau

A la page 166 du Bostan vers tregraves nets de Saadi qui donnent la meacutethode des soufis laquo La

reacuteveacutelation de la veacuteriteacute te viendra de ton directeur spirituel raquo

Mais on nrsquoest pas toujours precirct agrave entendre lrsquoineffable concert ne se tait jamais mais lrsquooreille

nrsquoest pas toujours precircte agrave lrsquoentendre

Voir encore Mesneacutevi p 129 du Gulistan

Sur la danse le Bostan p 167

Portraits des derviches mystiques le Bostan p 1516 raquo

1 Ibid 2 Correspondance Anna de Noailles-Maurice Barregraves op cit p 383 3 M Barregraves Un jardin sur lrsquoOronte Paris Gallimard 1990 p 13 4 Voir plus haut pp 263-264 5 On connaicirct bien la passion de Barregraves pour Anna de Noailles et leurs relations 6 OM B op cit t XIX p 15

277

Tantocirct il fait des comparaisons entre ces poegravemes et les œuvres occidentales et

propose par exemple de laquo compleacuteter Antigone par ce que dit Saadi du tombeau de son

fils (Gulistan XI) raquo1 Cela teacutemoigne de la lecture attentive et profonde que Barregraves a faite

de lrsquoœuvre de Saadi et par lagrave de lrsquointeacuterecirct particulier de lrsquoeacutecrivain franccedilais pour ce poegravete

persan Ses eacutecrits montrent qursquoil lisait non seulement les traductions de Saadi les œuvres

critiques le concernant et les anthologies contenant ses poegravemes mais aussi toutes sortes

drsquoadaptations faites agrave partir de son œuvre comme le laquo Gulistan ou le hurla (sic) de

Samarkand raquo citeacutee dans les Cahiers2 il suivait eacutegalement les articles des revues litteacuteraires

telle La Revue Litteacuteraire persane dont le premier numeacutero paru le 15 avril 1921 contenait

un article sur Saadi3

Il est important drsquoajouter ici un mot sur les personnes qui ont initieacute Barregraves agrave la poeacutesie

persane agrave celle de Saadi en particulier et qui lui en ont donneacute le goucirct La plus importante

est Mme Chodzko qui selon le teacutemoignage mecircme de Barregraves laquo [lui fit] connaicirctre Saadi et

Firdousi raquo Dans les Souvenirs drsquoun journaliste Lucien Corpechot dit qursquoun jour Barregraves

lui a raconteacute ce qui lui avait donneacute lrsquoideacutee dans Les Deacuteracineacutes de la pension Coulonvaux

laquo Jrsquoavais alors une proche parente qui du printemps agrave la fin de lrsquoeacuteteacute se fixait dans une pension

de famille de la rue Notre-Dame-des-Champs Crsquoest lagrave que jrsquoai installeacute Sturel entre les dames

Alison et Astineacute Aravian En reacutealiteacute la pension eacutetait fort dignement tenue par lrsquoeacutepouse drsquoun

arabisant tregraves distingueacute informeacute comme tregraves peu de Franccedilais des choses de la Perse Cette

dame mrsquoa fait connaicirctre Saadi Firdousi et mrsquoa inspireacute le goucirct de ces miniatures alors neacutegligeacutees

maintenant si fort agrave la modehellip4 raquo

Mme Chodzko agrave qui Barregraves rattache sa premiegravere connaissance de Saadi eacutetait lrsquoeacutepouse

drsquoAlexandre Chodzko orientaliste reacuteputeacute professeur au collegravege de France et ancien consul

de Perse5 Originaire de Pologne il eacutetait chargeacute de cours de langue et de litteacuterature slaves

1 Ibid t XIV p 156 Il srsquoagit ici du dernier poegraveme du livre IX du Boustan (p 364) en parlant de la biographie de Saadi dans la preacuteface de sa traduction du Gulistan Defreacutemery a traduit ce poegraveme auquel Barregraves renvoie ici et ougrave on peut lire entre autres ces vers laquo A cause du chagrin et de lrsquoaffliction que jrsquoeacuteprouvais drsquoecirctre priveacute de sa vue je soulevai une pierre de son tombeau Par suite de lrsquoeacutepouvante que je ressentis dans ce lieu sombre et eacutetroit tout mon ecirctre fut troubleacute et je changeai de couleur [hellip] Veux-tu que la nuit du tombeau soit aussi lumineuse que le jour Degraves ce monde allume la lampe des bonnes actionshellip raquo 2 Ibid t XIII p 108 3 Cf Ida-Marie Frandon op cit p 237 et p 422 note 2 4 Lucien Corpechot Souvenirs drsquoun journaliste Barregraves-Bourget Paris Librairie Plon 1936 t II p 9 5 Nous reproduisons ici les informations qursquoa donneacutees Mme Frandom dans son Orient de Maurice Barregraves op cit pp 23-26 Lagrave elle raconte aussi comment Barregraves a pu connaicirctre la famille Chodzko celle-ci habitait 77 rue Notre-Dame-des-Champs dans une maison avec jardin ougrave Mme Chodzko avait organiseacute une pension de famille Barregraves qui logeait de lrsquoautre cocircteacute de la rue en face de la pension venait y prendre ses repas Il a veacutecu dans ce milieu pendant lrsquohiver 1884-1885 avant son deacutepart pour Jersey

278

au collegravege de France de 1857 agrave 1883 il a publieacute outre des traductions drsquoœuvres slaves

une grammaire persane la traduction drsquoun conte persan des eacutetudes fragmentaires sur la

Perse et surtout des eacutecrits sur le theacuteacirctre persan sur les laquo Teacuteazieacutes1 raquo On sait combien

Barregraves srsquointeacuteressait aux Teacuteazieacutes persans et combien ces derniers suscitaient son eacutemotion

laquo Pendant des anneacutees je nrsquoai pu lire le nom de Kerbela ou des Alides sans ecirctre eacutemu

drsquoamour raquo En eacutevoquant les conditions dans lesquelles Barregraves eut ses premiers contacts

avec les poegravetes persans Mme Frandon dit qursquoAlexandre Chodzko laquo ne parlait guegravere et sa

femme parlait de ce qursquoil savait sans doute mieux qursquoelle mais elle avait sinon une

culture litteacuteraire dont nous ne savons rien tout au moins des souvenirs et des goucircts qui ne

furent pas sans influence sur Barregraves raquo2 Crsquoest ainsi qursquoune femme inteacuteressa tout drsquoabord

Barregraves agrave la Perse

A cette premiegravere rencontre il faut ajouter une deuxiegraveme drsquoune importance capitale

celle drsquoAnna de Noailles (1876-1933) agrave qui srsquoadresse cette phrase de Mes Cahiers laquo Nous

continuerons drsquoeacutecrire que vous ecirctes une jeune Grecque mais je sais bien que vous ecirctes la

Persane dans son jardin3 raquo Barregraves a eacutevoqueacute ainsi sa premiegravere rencontre avec Anna de

Noailles en se souvenant de Saadi

laquo A lrsquoun des dicircners du boulevard Maillot je fis la connaissance de la comtesse de Noailles

Quel eacuteblouissement Elle eacutetait jeune et dans toute la fraicirccheur et lrsquoabondance de son

inspiration Qui ne lrsquoa point rencontreacutee agrave cette eacutepoque ne peut se vanter de lrsquoavoir connue

Comme Saadi elle buvait le vin imaginaire dans le calice de la tulipe et toute son imagination

en eacutetait enivreacutee4 raquo

Il serait superflu de parler ici de la liaison de Barregraves avec Anna de Noailles le sujet

eacutetant assez banaliseacute Bornons-nous ici agrave signaler qursquoils avaient en commun le goucirct pour

lrsquoOrient pour la Perse surtout pour ses miniatures pour ses poegravetes etc Ce goucirct commun

les avait aiseacutement rapprocheacutes comme le confirme cette phrase de Louis Perche laquo Nul

doute que lrsquoamitieacute de Maurice Barregraves et drsquoAnna de Noailles ne se rencontracirct souvent sur

les chemins de lrsquoeacutevocation de lrsquoOrient5 raquo Ils avaient tous deux une passion particuliegravere

pour les poegravetes persans dont ils se deacutediaient des poegravemes laquo Barregraves portait sur son cœur dit

Anna de Noailles une petite Anthologie des Poegravetes Persans Le nom de Saadi le livre du

1 Scegravenes patheacutetiques retraccedilant les destineacutees des Alides 2 Ida-Marie Frandon op cit p 25 3 OMB op cit t XV p 147 laquo Parfois elle est tout le seacuterail raquo eacutecrit eacutegalement Barregraves (OM B t XIV p 60) 4 Lucien Corpechot op cit pp 44-45 5 Louis Perche Anna de Noailles Paris Eacuteditions Pierre Seghers 1964 p 50

279

Jardin des Roses lrsquoenivraient Il me montra un petit poegraveme drsquoOmar Kayam (sic) qursquoen son

esprit il mrsquoavait deacutedieacute1 raquo Ils cherchaient chez ces poegravetes des expressions des images de

lrsquoinspiration qursquoils utilisaient ensuite pour manifester leur amitieacute lrsquoun pour lrsquoautre

lrsquoeacutecrivain appelait son amie laquo la Persane dans son jardin raquo celle qui laquo comme Saadi

buvait le vin imaginaire dans le calice de la tulipe raquo La poeacutetesse elle eacutecrivait une preacuteface

inspireacutee au Gulistan (agrave en croire C Mignot-Ogliastri) en pensant agrave son ami laquo Crsquoest en

pensant agrave lui [Barregraves] qursquoAnna eacutecrit sa splendide Preacuteface au Jardin des Roses de Saadi

reprise avec ses autres proses orientales dans De la Rive drsquoEurope agrave la rive drsquoAsie

(Dorbon mars 1913) et dans Exactitudes 19302 raquo Alors les deux auteurs se rencontrent

correspondent se lisent et par conseacutequent srsquoinfluencent reacuteciproquement3 De sorte que

lrsquoon peut facilement eacutetablir des rapprochements en lisant certains passages de leurs œuvres

Crsquoest ainsi qursquoen repeacuterant quelques uns de ces rapprochements Mme Frandon a eacutevoqueacute le

rocircle important qursquoAnna de Noailles aurait pu jouer dans lrsquointeacuterecirct accru de Barregraves pour la

Perse

laquo Lrsquoon sait par les Cahiers plus que par les œuvres publieacutees avant 1907 combien Barregraves fut

constamment preacuteoccupeacute de la Perse surtout peut-ecirctre lorsqursquoil eut rencontreacute celle qui lui parut

incarner le geacutenie persan Comment ne pas rapprocher de ces preacuteoccupations les poegravemes persans

des Eacuteblouissements Telle similitude dans le deacutetail nous y invite Quand Mme de Noailles

parle de la rose et du rossignol des laquo soupirs de la rose et du chaud rossignol raquo des jets drsquoeau

rien de plus naturel ndash et de plus banal ndash pour qui pense agrave la Perse Inutile donc de se rappeler

ces lignes du Voyage de Sparte laquo Jrsquoaime la recircverie aupregraves du jet drsquoeau des cours inteacuterieures

drsquoAsie jrsquoaime les histoires un peu fades mais pleines de ressources verbales sur les amours

de la rose et du rossignol raquo Il est moins freacutequent drsquounir agrave propos de la Perse la neige et le

myosotis comme le fait laquo Danseuse Persane raquo souvenir certain de ces laquo montagnes pleines de

neige et de myosotis drsquoougrave [Ximenez] rapporte Barregraves embrassait toute la Perse 4 raquo

Les traces de cette amitieacute ou bien de cet amour entre Barregraves et la comtesse de Noailles

sont bien perceptibles dans Un jardin sur lrsquoOronte Car enfin ce roman est une histoire

drsquoamour laquo hellipun jeune savant me lisait dans un manuscrit arabe une histoire drsquoamour et de

1 Correspondance Anna de Noailles-Maurice Barregraves op cit p 383 2 Ibid p XXXII 3 Ces influences sont parfois si consideacuterables que par exemple la princesse Bibesco regrette que sa cousine (Anna de Noailles) laquo se deacuteforme raquo pour plaire agrave Barregraves laquo Il a deacutesaxeacute Mme de Noailles Elle eacutetait la citoyenne de lrsquounivers elle srsquoefforce drsquoecirctre Alsace-Lorraine raquo Ibid Crsquoest eacutegalement sous la mecircme influence souligne Mme Frandon que laquo lrsquoempire de Perse raquo laquo Ispahan raquo laquo Les Jardins de Chiraz raquo eacutemeuvent la sensibiliteacute de Mme de Noailles repreacutesentent pour elle une patrie ideacuteale et un seacutejour choisi (LrsquoOrient de Maurice Barregraves op cit p 121) 4 Ida-Marie Frandon op cit p 116

280

religion1 raquo Ailleurs Barregraves dira lui-mecircme que laquo lrsquoamour fait tout le sujet raquo du roman ou

encore laquo Crsquoest mon roman crsquoest ma vie mecircme une recircverie de vingt anneacutees Ces mon

cœur mis agrave nu2 raquo Ce nrsquoest donc pas sans fondement que lrsquoon a voulu voir chez la

Musulmane du reacutecit le portrait drsquoAnna de Noailles Eacutemilien Carassus dit qursquolaquo il est parfois

difficile de distinguer dans Mes Cahiers les notations concernant A de Noailles de celles

qui doivent caracteacuteriser la musulmane de son roman agrave tel point les deux images tendent agrave

se superposer raquo3

Mais drsquoautres motifs ont eacutegalement pousseacute Barregraves agrave creacuteer ce roman En fait apregraves de

longues anneacutees de militantisme politique Barregraves voulait se consacrer agrave la laquo litteacuterature

pure raquo laquo Voici longtemps disait-il en 1919 que je nrsquoai pas donneacute drsquoouvrage de litteacuterature

pure raquo Il eacutetait donc temps qursquoil se donne des laquo vacances spirituelles raquo en srsquoeacutecartant de son

rocircle politique en se faisant plaisir agrave lui-mecircme laquo Je vais me raconter quelques-uns des

petits opeacuteras que jrsquoai dans lrsquoesprit raquo Au deacutebut de lrsquoanneacutee 1920 Barregraves songeait agrave se

deacutelasser agrave rafraicircchir son acircme en de tels eacutecrits Lui venaient en meacutemoire les vers de

Theacuteophile Gautier au deacutebut drsquoEmaux et Cameacutees (laquo Goethe au bruit du canon brutal Fit le

Divan occidental raquo) et il les commentait ainsi laquo Chacun de nous le plus humble selon sa

puissance invente quelque parterre paradisiaque pour fuir la deacutegoucirctante tristesse de son

cœur et lrsquoirritation de son esprit de ces recircveries nous sortons comme drsquoun sommeil

rechargeacutes de force4 raquo Alors pour le repos de son esprit Barregraves creacutee son propre laquo parterre

paradisiaque raquo qursquoil nomme Un jardin sur lrsquoOronte5 Ce jardin est tout peacuteneacutetreacute de poeacutesie

persane et on y peut laquo goucircter le concert de lrsquoAsie raquo6 Crsquoest Saadi qui donne le ton agrave ce

laquo concert raquo et ses vers aussi bien que ceux des autres poegravetes persans en constituent les

eacutechos qui retentissent tout au long du roman laquo La belle page du Boustan citeacutee au prologue

et le poeacutetique geacutemissement drsquoIsabelle agrave la fin du reacutecit se reacutepondent et srsquoeacutequilibrent Saadi

donne pour ainsi dire le ton agrave lrsquoœuvre et les quatrains combineacutes drsquoAbucirc Sarsquoicircd et drsquoAfzegravel

sont un retour agrave la tonique7 raquo Degraves le prologue du roman le jeune savant irlandais dit agrave son

interlocuteur

1 Un jardin sur lrsquoOronte p 47 2 Sur ce roman il dira encore laquo Crsquoest mon roman crsquoest ma vie mecircme une recircverie de vingt anneacutees Crsquoest mon cœur mis agrave nu raquo Cf Jeacuterocircme et Jean Tharaud Le Roman drsquoAiumlsseacute Eacuteditions Self Paris 1946 p 146 3 Un jardin sur lrsquoOronte p 25 4 OMB tome XIX p 156 Mme Frandon pense que le poegraveme laquo Preacuteface raquo des Emauxhellip a pu ecirctre la premiegravere initiation de Barregraves agrave la poeacutesie persane Cf LrsquoOrient de Maurice Barregraves op cit p 20 5 Que lrsquoon pense ici agrave ce que dit Saadi dans la preacuteface de son Jardin des roses laquo Je puis composer pour lrsquoagreacutement des observateurs et pour lrsquoamusement des esprits le livre du parterre de roses raquo Gulistan p 15 6 Un jardin sur lrsquoOronte p 51 7 Ida-Marie Frandon op cit p 323

281

laquo Rappelez-vous les vers de Saadi (peut-ecirctre les eacutecrivait-il sur cette berge de lrsquoOronte) laquo Le

geacutemissement de la roue qui eacutelegraveve les eaux suffit pour donner lrsquoivresse agrave ceux qui savent goucircter

le breuvage mystique Au bourdonnement drsquoune mouche qui vole le soufi eacuteperdu prend sa tecircte

entre ses mains Lrsquoineffable concert ne se tait jamais dans le monde seulement lrsquooreille nrsquoest

pas toujours precircte agrave lrsquoentendre1 raquo

Mais cette fois les laquo oreilles raquo et le laquo cœur raquo de lrsquointerlocuteur (Barregraves) laquo sont precircts raquo agrave

entendre cette laquo orchestration de plainte de pleurs et drsquoextravagance [hellip] ce poegraveme

drsquoopeacutera sur un fond de geacutemissement eacuteternel raquo2 que raconte Un jardin sur lrsquoOronte

Lrsquohistoire se passe agrave lrsquoeacutepoque des Croisades Lrsquoeacutepisode dramatique central est le siegravege

et la prise par les chreacutetiens drsquoune place occupeacutee par les musulmans Sire Guillaume jeune

chevalier venu de France a eacuteteacute chargeacute par le comte de Tripoli drsquoune mission aupregraves de

lrsquoEmir de Qalaat-el-Abidiumln Il megravene agrave bien les neacutegociations une trecircve est conclue et

lrsquoEmir qui lrsquoa pris en amitieacute lrsquoinvite agrave prolonger son seacutejour agrave Qalaat Sire Guillaume

heacutesite Un soir dans les jardins lrsquoEmir le convie agrave entendre le chant de sa favorite Lrsquoacircme

feacuteminine devineacutee agrave travers le chant trouble profondeacutement le jeune homme celui-ci

deacutesormais ne songe plus agrave quitter Qalaat et accepte la demande de lrsquoEmir qui le prie de

rester avec eux Le jeune Chreacutetien agrave qui lrsquoEmir offre une charmante compagne Isabelle la

Savante traverse agrave loisir les jardins agrave lrsquoheure ougrave srsquoy reacuteunissent les dames du seacuterail Oriante

la favorite de lrsquoEmir celle dont le chant a enivreacute Guillaume le subjugue elle-mecircme

cherche sans y paraicirctre agrave se lrsquoattacher Leur premiegravere rencontre a lieu dans laquo le jardin de

fleurs raquo ougrave laquo sous les roses on joue de la harpe sous le cypregraves la flucircte soupire sous les

jasmins on reacutecite les poegravemes immortels et sous les jonquilles on cause drsquoamour raquo3

Lorsqursquoils se quittent une des dames du harem dit agrave Oriante (en parlant de

Guillaume) laquo Puisse-t-il ecirctre Madame comme lrsquooiseau Homay qui assure une fortune

eacuteclatante agrave celle sur qui srsquoarrecircte son ombre4 raquo

Un jour le prince drsquoAntioche assiegravege Qalaat Mais que va faire sire Guillaume Ne

devrait-il pas rejoindre ses laquo fregraveres de religion raquo Habilement manœuvreacute par Oriante il

srsquoengage par serment agrave ne jamais lrsquoabandonner Il organise la reacutesistance Dans une sortie

1 Un jardin sur lrsquoOronte p 50 Il srsquoagit de ce passage du Boustan que Barregraves a adapteacute agrave son reacutecit laquo Au bourdonnement drsquoune mouche qui vole le Soufi eacuteperdu se prend la tecircte entre ses mains comme une mouche [hellip] Lrsquoineffable concert ne se tait jamais mais lrsquooreille nrsquoest pas toujours precircte agrave lrsquoentendre Quand les initieacutes srsquoenivrent du divin breuvage le geacutemissement du dolacircb suffit pour leur donner lrsquoivresse raquo (Boustan p 166) 2 Ibid p 154 3 Ibid p 70 Mme Frandon rapproche cette description des vers de Manoutchehri poegravete persan du XIe siegravecle (LrsquoOrient de Maurice Barregraves p 321) elle ajoute ensuite que la flucircte qui soupire pourrait ici ecirctre un souvenir de Saadi laquo La flucircte soupirait sa meacutelodie plaintive raquo (Boustan p 194) 4 Ibid p 72 Le Boustan eacutevoque laquo lrsquoeacutegide bienfaisante du houmacirc raquo (p 31)

282

lrsquoEmir est tueacute Oriante avec adresse regravegle laquo la transmission des pouvoirs raquo sire

Guillaume a le commandement et elle-mecircme garde la preacuteeacuteminence

Alors commence pour sire Guillaume et pour Oriante laquo une suite de jours

inimitables raquo Ils peuvent maintenant rassasier laquo les deacutesirs de leur corps et de leur acircme raquo Il

y a toutefois agrave toutes les minutes le risque drsquoune reacutevolution inteacuterieure ou lrsquoassaut

victorieux des chreacutetiens Qursquoimporte tout cela pour les deux jeunes amants qui viennent

juste de se reacuteunir Ce danger constant cet encerclement des menaces ne font que

deacutevelopper laquo chez Oriante je ne sais quoi drsquoexalteacute dans la tendresse chez le jeune chreacutetien

un invincible eacutelan du deacutesir et chez tous deux lrsquoardeur insenseacutee des eacutepheacutemegraveres voulant

surmonter la briegraveveteacute du temps par lrsquointensiteacute de la passion raquo1 A la maniegravere du papillon de

Saadi qui se brucircle de lui-mecircme laquo agrave la flamme du flambeau2 raquo Oriante laquo a lrsquoinsouciante

furie du papillon de nuit qui ne sait plus rien degraves que srsquoallume le flambeau3 raquo Et

Guillaume agrave la maniegravere des mystiques qursquoa deacutecrits Saadi laquo ayant [Oriante] dans ses bras

continuait de la poursuivre avec autant drsquoardeur que srsquoil ne lrsquoeucirct jamais atteinte Attacheacutes

lrsquoun agrave lrsquoautre ils srsquoappelaient comme si le fleuve Oronte les eucirct seacutepareacutes raquo4

Nous arrecirctons un instant le cours du reacutecit pour nous occuper davantage de lrsquoinfluence

de Saadi dans ce passage ougrave Barregraves deacutecrit lrsquoamour du sire Guillaume pour Oriante Lorsque

nous lisons ce passage et que nous le comparons avec son correspondant dans le Boustan

nous trouvons trop drsquoeacuteleacutements communs pour ne pas penser agrave une inspiration directe de

Barregraves de lrsquoœuvre de Saadi A part les deux images du laquo papillon de nuit raquo amoureux de la

flamme et du mystique cherchant laquo lrsquoobjet aimeacute raquo alors qursquoil lrsquoeacutetreint il y a celle du

laquo fleuve raquo le Nil dans le texte de Saadi et lrsquoOronte dans celui de Barregraves le dernier vers du

poegraveme inaugurant le troisiegraveme chapitre du Boustan eacutevoque dans une meacutetaphore laquo le

Nil tout entier [ne pouvant] deacutesalteacuterer raquo les legravevres des mystiques que laquo la soif dessegraveche raquo

chez Barregraves on dirait laquo le fleuve de lrsquoOronte les eucirct seacutepareacutesraquo (voir plus haut) Drsquoailleurs

laquo la soif raquo est eacutegalement preacutesente ndash cette fois dans le sens propre du mot et non pas

1 Ibid p 87 2 laquo Ils se brucirclent drsquoeux-mecircmes agrave la flamme du flambeau comme le papillon au lieu de srsquoenvelopper drsquoun tissu brillant comme le ver agrave soie raquo lit-on dans le Boustan p 146 Dans le mecircme passage les deux derniers poegravemes du chapitre III eacutevoquent de nouveau la mecircme image dans le premier que B de Meynard titre de laquo Papillon raquo on lit laquo On disait au papillon laquo Pauvre petithellip es-tu digne drsquoaimer le flambeau raquo Ecoutez la reacuteponse du papillon enflammeacute laquo Que mrsquoimporte agrave moi de brucircler raquo (p 168) le deuxiegraveme est titreacute du laquo Dialogue du papillon et de la bougie raquo et on y lit laquo Une nuithellip jrsquoentendis le papillon dire agrave la bougie laquo Jrsquoaime il est donc naturel que je me consume raquo et plus loin la bougie dit au papillon laquo Le feu de lrsquoamour effleure agrave peine ton aile raquo (p 170) 3 Un Jardin sur lrsquoOronte p 87 4 Ibid p 89 Le premier poegraveme du chapitre III du Boustan ndash touchant laquo lrsquoamour mystique et la voie spirituelle raquo ndash parle ainsi des mystiques laquo Lrsquoobjet aimeacute est dans leurs bras et ils le cherchent encore le ruisseau coule pregraves drsquoeux et la soif dessegraveche leurs legravevres raquo (p 146)

283

meacutetaphoriquement ndash et menace les habitants assieacutegeacutes de Qalaat Ensuite ce sont les traits

de laquo lrsquoamour mystique raquo sinon spirituel1 peints par Saadi dont on retrouve des eacutechos dans

certaines descriptions de Barregraves par exemple lagrave ougrave il est question drsquolaquo appeler la volupteacute

avec la certitude drsquoy tuer nos humaniteacutes et drsquoen surgir creacuteature ceacutelestehellip raquo ou drsquolaquoun eacutetat

de vibration de leurs acircmes monteacutees au plus point et pourtant accordeacutees eacutetroitement raquo2

Enfin Barregraves emploie laquo des meacutetaphores emprunteacutees agrave la nage raquo comme lrsquoa souligneacute Mme

Frandon pour rendre la fermeteacute de la deacutecision de Guillaume de joindre sa bien aimeacutee

(apregraves leur seacuteparation causeacutee par les eacuteveacutenements militaires) laquo Deux fois au moins le

Boustan compare le mystique au nageur raquo3 Sans aucun doute Barregraves srsquointeacuteressait-il

particuliegraverement agrave ce troisiegraveme chapitre du Boustan sur laquo lrsquoamour mystique et la voie

spirituelle raquo dont il srsquoinspire beaucoup Car agrave part les cas dont nous venons de parler ici

laquo le geacutemissement de la roue raquo et le laquo breuvage mystique raquo du deacutebut du roman il y a

drsquoautres thegravemes et images que Barregraves a pris dans ce chapitre puis adapteacutes aux diffeacuterents

endroits de son œuvre Lrsquoexemple le plus significatif agrave cet eacutegard est lrsquoimage du laquo chameau

impressionneacute par la musique raquo (la danse mystique) que lrsquoeacutecrivain eacutevoque plus drsquoune fois

dans ses eacutecrits4

Revenons maintenant agrave notre reacutecit pour dire que le bonheur des deux amants ndash pareil agrave

lrsquoamour du papillon pour la flamme ndash ne dure guegravere La place forte cesse drsquoecirctre ravitailleacutee

en eau Les assieacutegeants se font plus pressants Qalaat est perdu Sire Guillaume le sait il

veut fuir avec Oriante jusqursquoagrave Damas Elle paraicirct y consentir En fait Guillaume seul part

pour Damas

Le jeune Chreacutetien connaicirct alors une vie dure et triste Seacutepareacute de celle qursquoil aime crsquoest

lrsquoexil un exil que prolongent ses maladresses et la prudence du Sultan car Guillaume agrave

Damas nrsquoa qursquoun deacutesir revenir dans la place forte revoir la Sarrasine objet de son amour

Un jour enfin le Chreacutetien rentre agrave Qalaat Les chevaliers francs ont eacutepouseacute les Sarrasines

du harem et le prince drsquoAntioche Oriante La vie organiseacutee par les Chreacutetiens vainqueurs

1 A la page 103 du roman Guillaume parle drsquoune laquo infideacuteliteacute spirituelle raquo de la part drsquoOriante qui srsquoest remarieacutee avec le chef des chreacutetiens envahisseurs de Qalaat 2 Ibid p 88 3 Ida-Marie Frandon op cit p 329 Les meacutetaphores dont parle Mme Frandon se trouvent agrave la page 167 du Boustan laquo Si habile nageur que tu sois tu dois te deacutepouiller de tes vecirctements avant de lutter contre les flots raquo et agrave la page 347 laquo Nage eacutenergiquement tant que tu nrsquoas de lrsquoeau qursquoaux eacutepaules nrsquoattends pas drsquoecirctre submergeacute par le courant raquo Dans lrsquoOronte (p 105) Guillaume emprisonneacute agrave Damas recircve ainsi de rejoindre Oriante laquo Ils avaient eacutechappeacute agrave la tempecircte il la rejoindrait les narines au-dessus de lrsquoeau la poitrine plus puissante que tout lrsquooceacutean les bras hardis agrave fendre les flots il atteindrait le rivage et la saisirait plus heureuse et plus fraicircche dans sa joie de le retrouver que tout lrsquooceacutean surmonteacute raquo 4 OMB t XIX p 15 laquo A la page 129 du Gulistan traduction de Defreacutemery il y a des vers sur lrsquoimpression que la musique produit sur le chameau raquo dit lrsquoauteur des Cahiers

284

est celle drsquoune paroisse de France Guillaume souffre de nrsquoavoir plus sa place dans ce

monde chreacutetien et parmi ses fregraveres drsquoarmes Plus encore il souffre de la trahison drsquoOriante

Celle-ci pourtant avec mille preacutecautions le rejoint parfois Brefs moments de bonheur

dont il ne peut srsquoaccommoder et dont il se plaint en ces termes laquo Comme on tirerait sur le

licol drsquoun animal domestique tu tires sur mon amour et me remets dans le sentier drsquoougrave je

voulais mrsquoeacutechapper Pendant deux heures tu mrsquoobliges agrave ecirctre heureux frivole oublieux1 raquo

Il veut cesser de se cacher reconqueacuterir son rang et son amour Quand la Sarrasine

comprend qursquoil est vain de srsquoopposer agrave cette volonteacute elle cegravede preacutepare le retour de son

amant parmi les chevaliers de maniegravere agrave sauvegarder sa gloire et leur amour A la

demande drsquoOriante lrsquoeacutevecircque conciliateur intervient aupregraves du prince drsquoAntioche qui

accueille le chevalier au nombre des siens

Guillaume ne cesse pas pour autant de souffrir Au premier souper qui le reacuteunit agrave ses

coreligionnaires de moment en moment sa souffrance croicirct Par le moyen des chants qursquoil

demande agrave Oriante tous deux srsquoadressent publiquement reproches et justifications Une

intervention du prince drsquoAntioche parfait le deacutesespoir de Guillaume qui cherche la mort

elle lui est donneacutee Tandis qursquoil agonise drsquoultimes explications unissent et opposent les

deux amants

Ainsi au laquo geacutemissement de la roue raquo du Boustan qui commenccedilait le roman reacutepond

laquo ce geacutemissement poeacutetique raquo de la page finale prononceacute par Isabelle

laquo Quand tu auras reccedilu les hommages du monde toute ta vie ou que tu auras reposeacute avec ta

bien-aimeacutee toute ta vie comme ton heure sonnera enfin il te faudra partir et ce sera un recircve

que tu auras fait toute ta vie Alors que tu aies eacuteteacute un amant sincegravere ou une autre Seacutemiramis

deux ou trois jours srsquoeacutetant eacutecouleacutes il ne restera plus de toi qursquoun conte Eh bien tacircche que ce

soit un beau conte agrave conter dans les jardins de lrsquoOronte2 raquo

Crsquoest que le laquo geacutemissement eacuteternel raquo sert de rythme de fond au conte eacutetroitement mecircleacute

agrave laquo ce poegraveme drsquoopeacutera raquo dont la musicaliteacute doit naicirctre des eacutevocations des images de la

deacutelicatesse des dialogues de la sonoriteacute des mots Crsquoest une laquo musique qui flotte depuis

des siegravecles sans arrecirct sur Hamah3 raquo mais eacutegalement sur toute lrsquoAsie (laquo le concert de

1 Un Jardin sur lrsquoOronte p 130 le Boustan (p 325) aussi connaicirct ce licol laquo Toi qui dors mollement berceacute dans ta litiegravere tandis que le chamelier tire les becirctes de somme par le licou raquo Voir aussi LrsquoOrient de Maurice Barregraves op cit p 329 2 Ibid p 153 Et dans la page suivante encore le laquo geacutemissement eacuteternel raquo reacuteapparaicirct 3 Ibid p 154 Quant agrave lrsquoimportance de cette musique de lrsquoOronte les Tharaud disent laquo Il faut oublier le livret pour nrsquoeacutecouter que la musique crsquoest la plus passionneacutee la plus confidentielle qursquoait jamais eacutecrite Barregraves raquo citeacute par Emilien Carassus dans lrsquoOronte p 42

285

lrsquoAsie raquo dit lrsquoauteur au deacutebut du roman) Et agrave la maniegravere des poegravetes de cette contreacutee dont

laquo la flucircte soupire sa meacutelodie plaintive raquo le concert de lrsquoOronte est fait drsquolaquo une

orchestration de plainte et de pleurs raquo Il eacutevoque toute une seacuterie drsquolaquo images drsquoamour et de

souffrance raquo1 Car enfin Un jardin sur lrsquoOronte est une histoire drsquoamour et de souffrance

lrsquoamour du papillon qui se brucircle en srsquoapprochant de la flamme lrsquoamour du rossignol blesseacute

par les eacutepines de la rose2 mais aussi ndash certains critiques le pensent ndash lrsquoamour eacutepineux de

Barregraves pour Anna de Noailles Crsquoest dans le mecircme sens que Barregraves adresse agrave cette derniegravere

la formule suivante laquo Ton chant est une eacutepeacutee agrave la lame aiguiseacutee mais parfumeacutee drsquoavoir

coupeacute des fleurs raquo3 Par ailleurs les allusions agrave ce double thegraveme sont tregraves freacutequentes dans le

reacutecit laquo heureuse de cette souffrance qui lui prouvait combien il lrsquoaimait raquo (p 127) laquo toi

preacutesente je cesse de souffrir raquo laquo tu preacutefegraveres nos souffrances et ta chaicircne agrave la liberteacute drsquoecirctre

tout lrsquoun pour lrsquoautre raquo (p 130) laquo Monotonie drsquoangoisse ougrave alternent des surprises de

douleur et de plaisir raquo laquo un amour meacutelangeacute et trouble raquo (p 132) etc

Souvent pour eacutevoquer les thegravemes qursquoil veut deacutevelopper Barregraves utilise des

comparaisons et des meacutetaphores familiegraveres agrave lrsquoOrient Parmi les termes de comparaison

que lrsquoon retrouve dans le style de lrsquoauteur un nombre important serait emprunteacute agrave Saadi

tels laquo le geacutemissement de la roue raquo laquo le breuvage mystique raquo laquo bourdonnement drsquoune

mouche raquo (p 50) laquo la poussiegravere de musc raquo (p 69) laquo la flucircte soupirant sous le cypregraves raquo (p

70) laquo les legravevres de rubis raquo (p 71) laquo lrsquooiseau Homay raquo (p 72) laquo lumiegravere de ma vie eacutetoile

du matin raquo (p 85) laquo licol drsquoun animal domestique raquo (p 130) Parfois mecircme pour exprimer

la psychologie drsquoune attitude Barregraves recourt agrave la mode orientale crsquoest-agrave-dire aux

sentences Crsquoest ainsi que le chevalier Guillaume ne croyant plus agrave la fideacuteliteacute de celle qursquoil

aime se dit laquo Lrsquohomme blesseacute ne dort pas et ne laisse pas dormir raquo

Cela eacutetant dit il ne faut pas oublier lrsquoart et lrsquohabileteacute de Barregraves agrave rendre siens les

proceacutedeacutes orientaux Ces traits sont parfois si fondus dans le discours que lrsquoon ne peut les

distinguer facilement Soucieux drsquoharmonie et de veacuteriteacute Barregraves a fait preuve drsquoun travail

drsquoartiste dans le choix aussi bien que dans lrsquoadaptation des eacuteleacutements qursquoil emprunte aux

poegravetes persans laquo Que de tours drsquoimages de comparaisons fondus de mecircme dans le

roman ont une saveur drsquoOrient sans que nous ayons pu toujours en deacuteterminer lrsquoorigine

avec certitude4 raquo Comme si lrsquoOrient et lrsquoOccident srsquoeacutetaient mecircleacutes pour exciter

1 Ibid 2 laquo Si la rose tient ses couleurs des blessures du rossignolhellip raquo lit-on dans lrsquoOronte p 58 3 Citeacute par Emilien Carassus dans lrsquoOronte p 24 4 Ida-Marie Frandon op cit p 328

286

lrsquoimagination de Barregraves et creacuteer son propre vocabulaire oriental il srsquoest mecircme laquo creacuteeacute un

style discregravetement mais efficacement oriental raquo1

34 Henry de Montherlant et ce qursquoil doit agrave Saadi

Henry de Montherlant (1895-1972) comme Maurice Barregraves son preacutedeacutecesseur et lrsquoun de ses

initiateurs agrave la litteacuterature persane a eacuteteacute grandement influenceacute par la lecture des poegravetes

iraniens Pareil agrave Barregraves qui se voyait laquo toute sa vie sur une fausse piste raquo Montherlant a

connu laquo assez tard raquo la vocation pour laquelle il eacutetait fait ce sont les poegravetes persans ndash il les

appelle ses laquo maicirctres raquo ndash qui lui ont reacuteveacuteleacute la bonne voie agrave suivre Ainsi degraves le premier

chapitre de LrsquoEacuteventail de fer intituleacute laquo ce que je dois aux maicirctres de lrsquoIran raquo lrsquoauteur nous

informe agrave ce propos

laquo Crsquoest seulement durant la peacuteriode barbare de lrsquoadolescence et de la vingtiegraveme anneacutee que la

poeacutesie fut pour moi de mrsquoabecirctir sur de grossiegraveres regravegles prosodiques de compter sur mes doigts

des syllabes ou mecircme de jouir de la cadence des vers Plus tard ce que je lui demandai ce fut

de creacuteer une ambiance que je pusse reconstituer dans ma vie priveacutee Les maicirctres de

lrsquoIranhellipmrsquoapportegraverent assez tard ndash jrsquoavais vingt-huit ans ndash la sorte de romanesque pour lequel

jrsquoeacutetais fait et dont les rimailleries europeacuteennes ne mrsquoavaient donneacute aucune ideacutee2 raquo

Ainsi les maicirctres de lrsquoIran lui ouvrent-ils laquo le rideau sur une vie plus raffineacutee raquo lui

apprennent laquo la reacuteserve le secret lrsquoextase raquo ils eacuteveillent en lui sa laquo tendance essentielle agrave

jouer sur de multiples registres agrave la fois raquo ainsi que son sens du laquo syncreacutetisme raquo3 qursquoil avait

toujours eu ils lui apprennent eacutegalement par quelles eacutequivoques laquo prolonger la feacuteerie dans

la contemplation raquo et comment acceacuteder agrave un monde de recircve et drsquoimaginaire En fait ayant

deacutejagrave nourri sa jeunesse chez les Grecs et les Romains il a ensuite trouveacute laquo des ferments

pour son imagination raquo chez les Persans qursquoil considegravere laquo aussi neacutecessaires raquo que les

premiers laquo Non pas dit-il les ferments drsquoune recircverie qui restacirct recircverie mais drsquoune recircverie

que toute mon activiteacutehellip allait chercher agrave transposer dans le reacuteel4 raquo Il srsquoagit drsquoune liaison

harmonieuse de la reacutealiteacute et du recircve de prendre lrsquoenchantement au seacuterieux de le consideacuterer

comme la veacuteriteacute essentielle capaciteacute toute iranienne de faire de feacuteerie avec de la vie

1 Ibid p 329 2 Henry de Montherlant LrsquoEacuteventail de fer Paris Flammarion 1944 p 11 Cet article laquo Ce que je dois aux maicirctres de lrsquoIran raquo a eacuteteacute publieacute pour la premiegravere fois dans Les Nouvelles Litteacuteraires Artistiques et Scientifiques Ndeg 738 5 deacutec 1936 p 2 3 En parlant des Iraniens Montherlant dit laquo A la mosqueacutee agrave la pagode agrave lrsquoeacuteglise crsquoest le mecircme Dieu qursquoon adore ils annexent Jeacutesus il eacutetait soufi Syncreacutetisme et eacuteclectisme raquo Ibid p 26 Et agrave la page 12 il parle drsquoun pareil laquo syncreacutetisme qui fut toujours [sien] raquo 4 Ibid p 13

287

laquo Durant de longues peacuteriodes dit-il au Maroc en Tunisie en Tripolitaine ndash voire en

Europe ou en Algeacuterie ndash jrsquoai pu penser ma candeur aidant que je revivais dans une

certaine mesure la vie des poegravetes iraniens Certaines heures passeacutees agrave Teacutetouan agrave Fez agrave

Tlemcen agrave Tunis pour ne parler que des grandes villes sont les fruits drsquoor de ma vie1 raquo

Toujours en parlant de ses maicirctres iraniens Montherlant ajoute que certaines de leurs

phrases deacuteclenchaient en lui laquo une musique sans fin de meacutelancolie ou drsquoespeacuterance dont les

eacutechos aujourdrsquohui encore ne sont pas eacuteteints celle de Saadi si douloureuse laquo Des

anneacutees srsquoeacutecouleront pour toi sans que tu passes aupregraves du tombeau de ton pegravere2 raquo (Ne

pourrait-on pas rapprocher cette laquo musique sans fin raquo de celle dont les eacutechos retentissaient

tout au long drsquoUn jardin sur lrsquoOronte ainsi que dans lrsquoacircme de Barregraves et qui venait de la

part des poegravetes persans ) De mecircme laquo les heacuteros de leurs apologues deacutelicats moraux

cruels ou geacuteneacutereux raquo rappellent agrave Montherlant le sens de laquo la chariteacute raquo et de laquo la grandeur

de lrsquoacircme raquo lui apportent laquo le sublime enveloppeacute de papier de soie raquo3 Enfin ces mecircmes

poegravetes iraniens lui laquo indiquent la voie raquo drsquoautres maicirctres non iraniens tels laquo Locmacircn et

Confucius raquo Ces derniers agrave leur tour apprennent agrave Montherlant des laquo maximes vraiment

fondamentales raquo qui lui fourniront laquo les poutres maicirctresses de [sa] maison inteacuterieure raquo4

Les expressions telles que laquo les fruits drsquoor de ma vie raquo laquo les poutres maicirctresses de ma

maison inteacuterieure raquo ajouteacutees agrave tout ce que Montherlant eacutenumegravere comme ce qursquoil laquo doit aux

maicirctres de lrsquoIran raquo montrent bien dans quelle mesure ces derniers ont influenceacute son œuvre

et sa penseacutee Cette influence srsquoavegravere encore plus grande quand nous lisons surtout cette

phrase laquo Je ne saurais imaginer un moment poeacutetique de ma vie qui ne soit un peu

tributaire du geacutenie persan raquo5 Et tout de suite apregraves il cite lrsquoexemple drsquoAlmouradiel

lrsquoouvrage qursquoil dit avoir eacutecrit laquo dans lrsquoatmosphegravere des Persans [hellip] au jour le jour durant

des anneacutees [hellip] composeacute de pregraves de deux cents poegravemes entrecoupeacutes de meacuteditations et de

reacuteflexions morales raquo Nous y ajoutons Aux Fontaines du deacutesir (1927) Mors et Vita (1932)

Encore un instant de bonheur (1934) LrsquoEacuteventail de fer (1944) marqueacutes aussi par

lrsquoinfluence iranienne

Mais qui eacutetaient laquo les maicirctres raquo iraniens de Montherlant Crsquoeacutetaient Saadi Hafez

Hatif Djellal ed-Din Roumi Firdousi Djami Khayyam Baba Taher Oryan Ibn Yamin

1 Ibid p 13 Sur ce sujet Montherlant avait eacutegalement dit laquo Je ne crois et je nrsquoespegravere qursquoen la feacuteerie Jrsquoentends par feacuteerie la reacutealisation la mise en pratique de ma poeacutesie Tout lrsquoexquis des choses et des ecirctres agrave base de volupteacute et si cela se pouvait de tendresse (la mienne) mais ce serait trop beau raquo (Aux fontaines du deacutesir Paris B Grasset 1927 pp 11-12) 2 Ibid p 12 Gulistan p 265 (VI III) 3 Montherlant LrsquoEacuteventail de fer op cit p 12 4 Ibid 5 Ibid p 13

288

dont les citations et les ideacutees sont freacutequemment eacutevoqueacutees par lrsquoeacutecrivain franccedilais Lorsqursquoil

est eacutepuiseacute par la quotidienneteacute ce sont eux qui peuvent apaiser ses ennuis en le plongeant

dans laquo lrsquoeau profonde de [leur] poeacutesie raquo

laquo Quand je suis assommeacute par le quotidien que je supporte extrecircmement malhellip ce nrsquoest pas aux

poegravetes europeacuteens que je demande la clef de leur univers ah fichtre non Je la demande aux

Chinois aux Arabes surtout aux Persans Ils mrsquoouvrent eux les Portes de lrsquoEau Voici lrsquoeau

profonde de la poeacutesie1 raquo

Car la poeacutesie constitue pour Montherlant la premiegravere des laquo trois choses importantes raquo dans

la vie qursquoil deacutecouvre agrave vingt-neuf ans2 Cependant il ne se contente pas de

laquo lrsquoenchantement oriental raquo des laquo deacutelices raquo que lui procure la poeacutesie persane il cherche

eacutegalement des laquo veacuteriteacutes essentielles raquo que laquo les Persans des XIIIe XIVe XVe siegravecle

apportent raquo

Lrsquoamour de laquo lrsquointelligence raquo constitue la premiegravere de ces laquo veacuteriteacutes essentielles raquo

Presque tous les poegravetes persans ouvrent leurs recueils de poegravemes par lrsquoeacuteloge de la raison

Montherlant sait donc que laquo cette socieacuteteacute possegravede une sagesse raquo3 Alors pour deacutefinir la

sagesse des Persans et en montrer les diffeacuterents aspects lrsquoauteur des laquo portes de lrsquoeau raquo cite

laquo une quinzaine de perles raquo4 qursquoil a seacutelectionneacutees parmi leurs sentences Et il nrsquoest pas

eacutetonnant de rencontrer dans ces citations le nom de Saadi ndash le sage de Chiraz ndash plus que les

autres Son Boustan comme le souligne Montherlant deacutebute ainsi laquo Jrsquoeacutelegraveve ce monument

agrave la sagesse5 raquo Le premier eacuteleacutement de la sagesse de laquo ces Orientaux imaginatifs raquo est la

laquo luciditeacute raquo dont Djami a donneacute une parfaite deacutefinition laquo On deacuteclare sage celui qui se

rend compte de la reacutealiteacute des choses autant qursquoil lui est possible raquo La sagesse persane

professe la retraite laquo La destitution vaut mieux que lrsquoemploi raquo (Saadi) laquo Vis comme une

montagne solitaire dans la retraite et le silence et ton front comme le sien touchera la

1 Ibid p 22 2 laquo lrsquoautre est drsquoaimer quelqursquoun la troisiegraveme est de srsquoapercevoir que quelqursquoun qursquoon aime est digne drsquoecirctre aimeacute raquo Ibid p 21 3 Ibid p 23 4 Dans une note de la page 22 Montherlant dit qursquoil est laquo moins sensible qursquoautrefois agrave la poeacutesie persane raquo en raison de sa preacuteciositeacute de sa rheacutetorique de sa mollesse de son caractegravere conventionnel etc Mais le laquo mot persan raquo le trouble toujours laquo la magie du mot survit au sentiment comme la clarteacute du creacutepuscule survit au soleil disparu Chacun de nous a sa Perse inteacuterieure son jardin cacheacute qui refleurit invincible apregraves la seacutecheresse de lrsquohiver raquo De mecircme les sentences persanes lui sont toujours inteacuteressantes car on y trouve des perles laquo En revanche tout autant qursquoautrefois les sentences qursquoon va lire ici je voudrais que les hommes les portassent sur eux dans un sachet afin de pouvoir agrave chaque moment que ce soit se les remettre dans lrsquoesprithellip il y a lagrave une quinzaine de perles raquo 5 Toutes les citations que nous donnons dans ce passage se trouvent dans les pages 23-24 de LrsquoEacuteventail de fer elles font partie du deuxiegraveme chapitre intituleacute laquo Les Portes de lrsquoEau raquo

289

voucircte des cieux raquo (Saadi) Cette retraite a cependant laquo certaines conditions raquo laquo On ne peut

se deacutetacher des biens de ce monde que si on en a beaucoup abuseacute1 raquo (Saadi) ndash

lrsquoimpermeacuteabiliteacute laquo Lorsque la discorde surviendra le sage srsquoenfuira car en pareil cas la

sagesse se trouve agrave la frontiegravere raquo (Saadi) ndash le proteacuteisme laquo Quand tu entres dans une

maison regarde ougrave est la sortie raquo (Saadi drsquoapregraves Locmacircn) ndash lrsquoindeacutependance de lrsquoesprit et

de la conduite laquo Quiconque a renonceacute agrave la concupiscence afin de gagner lrsquoapprobation

des gens est tombeacute de la convoitise licite dans la convoitise deacutefendue raquo (Saadi) ndash la haine

de lrsquohypocrisie laquo Le voleur qui bat les grandes routes est moins criminel que lrsquohypocrite raquo

(Saadi) ndash le deacutefaut drsquoattaches familiales laquo Parmi tant drsquoarbres eacuteleveacutes et fertiles en fruits

on nrsquoen appelle aucune libre que le cypregraves qui nrsquoa pas de fruit raquo (Saadi) ndash lrsquoinconstance

amoureuse laquo Le rossignol agrave chaque instant chante sur une rose diffeacuterente raquo (Saadi) ndash

lrsquoamitieacute pour les animaux Saadi dans le Boustan2

Lrsquointeacuterecirct de Montherlant pour cette sagesse persane (qursquoil connaicirct jusque dans ses

deacutetails) reacutesulte surtout du fait qursquoelle preacuteconise autant les laquo deacutelices terrestres raquo La poeacutesie

de Khayyacircm en constitue un exemple bien significatif laquo Livre-toi agrave la joie en ce monde

ougrave regravegne le deacutesordre raquo Quant agrave Saadi lui il nrsquoa pas moins de choses agrave dire lagrave-dessus et

Montherlant en est bien conscient laquo Le Jardin des Roses dit-il passe pour un eacutecrit

voluptueux raquo3 Alors il termine son discours sur le sujet par un eacuteloge du cinquiegraveme

chapitre de cet ouvrage laquo Au bout de tout cela est le cinquiegraveme jardin consacreacute laquo agrave

lrsquoamour agrave la jeunesse et agrave la poeacutesie raquo et ils ont chanteacute ce jardin avec une si eacutevidente

supeacuterioriteacute que le monde nrsquoa quasiment vu en eux que des maicirctres de la vie voluptueuse4 raquo

Cette laquo vie voluptueuse raquo Montherlant lrsquoa connue ndash nous lrsquoavons vu ndash agrave laquo vingt-neuf

ans raquo Il lrsquoa connue agrave travers la poeacutesie celle des persans dont il attendait laquo lrsquoornement et

les deacutelices raquo Montherlant savait que la poeacutesie reste laquo jeune raquo laquo intacte raquo agrave travers siegravecles

1 Cette sentence on va voir Montherlant lrsquoa reprise dans lrsquoavant-propos du Service inutile 2 Aux critiques qui lui reprochaient lrsquoabondance de ses citations persanes (laquo veacuteritable diarrheacutee de citations raquo) Montherlant a reacutepondu ainsi laquo A deacutefaut drsquoun profit agrave tirer de mon article le lecteur aura le profit de ces citations Et jrsquoestime que entre les eacuteditions touffues et parfois difficilement accessibles des orientalistes et les impudentes petites adaptations des vulgarisateurs ces penseacutees de mes Iraniens risquent fort drsquoavoir eacutechappeacute agrave lrsquolaquo honnecircte homme raquo de chez nous raquo LrsquoEacuteventail de fer p22 3 Ibid p 30 quelques lignes avant cette phrase Montherlant dit laquo Lrsquohomo persicus [hellip] satisfait agrave la fois notre esprit (sagesse) nos sens (volupteacute) notre imagination (poeacutesie) notre acircme (spiritualiteacute et sublime humain) raquo 4 Ibid p 24 A la premiegravere page du livre deacutejagrave on rencontre la mecircme allusion laquo toutes choses que je nrsquoappelai plus que laquo la feacuteerie raquo ou laquo les choses du cinquiegraveme jardin raquo par allusion au laquo cinquiegraveme jardin raquo du Gulistan et du Beacuteharistan consacreacute laquo agrave lrsquoamour et agrave la jeunesse raquo Nous rappelons que le chapitre cinq du Gulistan porte le titre laquo de lrsquoamour et de la jeunesse raquo comme on le voit ici et le mot laquo poeacutesie raquo (p 24) est un ajout de Montherlant lui-mecircme agrave ce titre

290

Alors il a deacutesireacute laquo chercher des enchantements bien deacutecideacute agrave leur sacrifier tout raquo1 Il

reacutealise ce projet vers la mecircme eacutepoque crsquoest-agrave-dire en 1925 Dans Service inutile il dit

explicitement laquo La vie me fut donneacutee vraiment en 1925 et je reconnais que jrsquoai pris avec

elle certaines liberteacutes2 raquo Il pense que la crise qursquoil a subie pendant la peacuteriode 1925-1929 a

fait de lui un homme meilleur ayant reacutealiseacute laquo la grande vie des sens raquo il se trouve laquo libre

pour une vie spirituelle raquo laquo Une eacuteleacutevation prenait forme en moi tout se passait

exactement comme si lrsquoecirctre srsquoeacutetant videacute de sa sensualiteacute la spiritualiteacute srsquoeacutepanouissait dans

le champ libre avec un mouvement vif laquo Pour que Dieu entre les choses doivent sortir3 raquo

Donc le premier pas vers une vie spirituelle est lrsquoabneacutegation des inteacuterecircts du monde

Drsquoautre part pour pouvoir se deacutebarrasser des objets et des biens il faut que lrsquoon en soit

preacutealablement combleacute pour mieux dire que lrsquoon nrsquoen ait plus envie Montherlant avait

dans lrsquoesprit ce conseil de Saadi qui disait laquo On ne peut se deacutetacher des biens de ce

monde que si on en a beaucoup abuseacute4 raquo Il entreprend alors un voyage en vue de

volupteacutes laquo Voyager est pour moi une telle eacutepreuve que je ne peux la supporter que

soutenu par lrsquoobjectif de la volupteacute5 raquo Dans la preacuteface du Service inutile Montherlant

raconte comment il a fait les preacuteparatifs de son deacutepart pour une nouvelle vie en se

deacutebarrassant de ses laquo biens raquo

laquo Je dispersai donc la case familiale mis ce qui restait de mes laquo biens mobiliers raquo au garde-

meubles et deacutesormais deacutebarrasseacute de la pesanteur et de tout le terrestre drsquoun domicile quittai la

France avec deux valises qui devaient ecirctre pendant un long temps mon unique bagage6 raquo

Saadi avait fait la mecircme chose bien des siegravecles auparavant et en a parleacute dans son Boustan

laquo Suivez lrsquoexemple de Saadi parcourez le monde en renonccedilant agrave toute chose et vous

reviendrez le cœur plein7 raquo

Sur ce sujet J Hadidi a deacutejagrave eacutetabli un parallegravele entre ce voyage (laquo sept ans et deux mois raquo

dit Montherlant) et les longs voyages de Saadi agrave Damas agrave Jeacuterusalem agrave Alep agrave Tripoli et

1 LrsquoEacuteventail de fer op cit p 21 2 Service inutile laquo Avant-propos raquo Essais Paris Gallimard 1963 p 574 Sur ce mecircme sujet il a eacutegalement dit laquo depuis le 15 janvier 1925 date de mon deacutepart et qui fut une charniegravere dans ma viehellip raquo (p 572) 3 Ibid pp 574-575 4 Ibid p 574 cette sentence se trouve dans le Gulistan 5 LrsquoEacuteventail de fer op cit p 38 6 Service inutile op cit p 572 7 Boustan p 207

291

aux autres villes du monde arabe il cite une autre historiette de Saadi ougrave un fils rappelait agrave

son pegravere les paroles des laquo soufis (ou contemplatifs) raquo sur les avantages de voyager

laquo Tant que tu resteras dans ta boutique et ta maison jamais ocirc homme vain tu ne seras

vraiment un homme Pars promegravene-toi dans le monde avant ce jour ougrave tu quitteras le

monde1 raquo

En reacutealiteacute la conception de la laquo non-possession raquo constituait une question assez

ancienne dans lrsquoœuvre de Montherlant Le sujet eacutetant deacutejagrave abordeacute dans Aux Fontaines du

deacutesir (laquo Appareillage raquo 1924)2 est de nouveau eacutevoqueacute dans le Service inutile laquo Je nrsquoai

rien agrave changer agrave ce que jrsquoeacutecrivais degraves 1924 sur la non-possession des objets et des biens La

non-possession des objets et des biens est cela est connu le B A ba de la liberteacute

spirituelle3 raquo Non seulement lrsquoauteur a connu cette sorte de vie mais il lrsquoa expeacuterimenteacutee il

lrsquoa veacutecue pendant onze anneacutees Pour donner un exemple vivant de cette existence il

raconte lrsquoaventure drsquoun de ses serviteurs qui lui volait ses objets drsquoart il le savait mais le

laissait faire laquo il me deacutebarrassait drsquoautant de poids morts qursquoeacutetaient pour moi ces objets

drsquoart qursquoil volait et il avait de lrsquoargent qursquoil srsquoen faisait un plaisir que je nrsquoavais pas de

leur preacutesence raquo Lrsquoeacuteveacutenement ressemble bien agrave lrsquohistoire de ce deacutevot geacuteneacutereux du Gulistan

que Montherlant a reproduite laquo Un voleur ne trouve rien agrave voler chez certain personnage

celui-ci lui fait cadeau de quelque objet pour qursquoil ne srsquoen aille pas bredouille4 raquo Crsquoest le

comble de la chariteacute Quant agrave Montherlant il congeacutedie le serviteur (laquo parce qursquoil faut faire

quelque chose pour la socieacuteteacute raquo) mais il ne porte pas plainte il reste mecircme en laquo bons

termes avec lui jusqursquoagrave lrsquoemployer de nouveau agrave lrsquooccasion raquo De sorte que le serviteur

mourant priera pour Montherlant Ce dernier ajoute que le serviteur le laquo cambriolait raquo

mais lui eacutetait laquo deacutevoueacute raquo En racontant ces eacuteveacutenements il veut en deacuteduire que les

contradictions apparentes chez lrsquohomme ont leur propres significations laquo Ceux qui ne

connaissent pas ces apparentes contradictions et ne les trouvent pas toutes naturelles ne

comprennent rien agrave lrsquohomme5 raquo

1 Gulistan p 187 (III 28) Cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit pp 443-444 2 A la page 158 de ce livre nous lisons laquo Tout objet nous tient par une chaicircne Aneacuteanti crsquoest comme du lest qursquoon jette on est plus pur plus leacuteger plus precirct agrave aller haut raquo 3 Service inutile op cit p 580 lrsquoauteur dit ensuite qursquoil a veacutecu laquo la non-possession ou la possession infime et deacutedaigneacutee des objets et des biens [hellip] cette sorte de vie que recommandent toutes les religions et toutes les philosophes [hellip] durant onze anneacutees raquo 4 LrsquoEacuteventail de fer p 27 Cf Gulistan p 102 (II 4) Tout de suite apregraves cette histoire lrsquoauteur raconte une deuxiegraveme toujours tireacutee de Saadi laquo A lrsquoinverse un autre voleur toucheacute par un bon mot de sa victime lui rend ce qursquoil lui a deacuterobeacute et y ajoute quelque argent raquo Cf Gulistan p 212 (IV 10) 5 Service inutile p 581 note

292

Cette reconnaissance des contradictions comme des manifestations naturelles de la vie

de la part de Montherlant est une autre analogie entre lui et les poegravetes iraniens Selon lui

les incoheacuterences les contradictions sont dans lrsquoessence mecircme de lrsquoexistence et en forment

lrsquoharmonie la plus profonde laquo Le pur amour eacutegalise tout Nous voyons enfin lrsquouniteacute Nous

voyons que tout est vrai raquo Dans la mecircme nostalgie drsquouniversaliteacute les Orientaux ne

srsquoembarrassent pas de leurs contradictions ils ont confiance en la vie qui est assez vaste

pour tout contenir Pour eux aussi la beauteacute et la grandeur sont faites du mal et du bien

Les exemples de ces contradictions ne sont donc pas rares dans leur poeacutesie et Montherlant

en connaicirct plusieurs chez les moralistes iraniens A cet eacutegard le preacutecepte le plus freacutequent

(selon Montherlant) est celui qui se trouve eacutegalement dans lrsquoEacutevangile lagrave on professe la

geacuteneacuterositeacute en mecircme temps que lrsquoon met en garde contre la geacuteneacuterositeacute laquo Moiumlse empecircche

un homme de mourir de faim aussitocirct ranimeacute celui-ci se saoule et tue Moiumlse reacutecite alors

le verset du Coran laquo Si Dieu prodiguait la nourriture agrave ses serviteurs ils se comporteraient

injustement1 raquo Drsquoautres preacuteceptes concernent la chariteacute et la laquo non-chariteacute raquo et les

exemples sont toujours tireacutes de Saadi

laquo Un acircne que tu vois tombeacute dans la boue avec la charge aies-en pitieacute mais ne va pas pregraves de

lui (Saadi) De faccedilon geacuteneacuterale ne te mecircle pas des affaires des autres (un vieillard arrache une

jeune fille des bras drsquoun negravegre affreux celle-ci est furieuse et lrsquoinsulte Saadi) Surtout il ne

faut pas dire des paroles de sagesse aux sots (laquo Si ton cœur est plein de perles fais comme la

coquille ferme-toi sur toi-mecircme raquo Saadi crsquoest le vieil eacutesoteacuterisme oriental) ni faire du bien

aux meacutechants2 raquo

Puis Montherlant fait de nouveau allusion agrave lrsquoapologue du laquo voleacute qui fait un cadeau agrave

son voleur raquo (Montherlant laquo voleacute raquo faisait la mecircme chose agrave lrsquoeacutegard de son serviteur son

voleur) en rappelant son laquo exact contrepoids raquo dans lrsquoaphorisme du mecircme poegravete laquo Le

prince qui pardonne aux voleurs est aussi coupable que srsquoil attaquait lui-mecircme la

caravane3 raquo Evoquant ainsi les contradictions lrsquoauteur veut montrer que les morales ne

peuvent laquo jamais ecirctre unes raquo et il ajoute laquo Les morales ne sont pas le fruit drsquoun seul et

quand elles le seraient lrsquohomme nrsquoest pas un4 raquo Les contradictions il en existe dans

lrsquoEacutevangile dans le Coran mais aussi chez un Pascal ou un Goethe Bref laquo chacun peut

1 LrsquoEacuteventail de fer p 28 2 Ibid Voir ces conseils de Saadi respectivement dans le Gulistan p 333 le Boustan pp 284-286 (Le negravegre et la jeune fille) 3 Ibid Lrsquoaphorisme en question se trouve dans le Gulistan 4 Ibid p 29

293

puiser dans la marmite sucircr drsquoy trouver un morceau agrave son goucirct Ce qui fait preacuteciseacutement le

succegraves des morales et le succegraves des penseurs raquo1

Sur cette flexibiliteacute de la penseacutee de Montherlant agrave lrsquoeacutegard des diffeacuterents goucircts et

croyances sur son laquo acceptation totale raquo des contradictions Mme Samsami a donneacute une

commentaire qui nrsquoest pas sans inteacuterecirct

laquo Cette acceptation totale des goucircts des croyances de la part de Montherlant la conscience de

pouvoir attribuer agrave lrsquoUnivers tantocirct un sens et tantocirct lrsquoautre ne le conduit nullement agrave un

scepticisme destructif La premiegravere condition de lrsquoheacuteroiumlsme est la luciditeacute parfaite le manque

de duperie laquo un monde sans masque et sans brumes monde aux objets sans ombre monde

sans complaisance raquo est le seul digne de lrsquohomme Lrsquoeacuteleacutevation des sentiments consiste dans

leur sinceacuteriteacute et leur spontaneacuteiteacute primitives2 raquo

Alors Montherlant srsquoindigne contre toute doctrine exclusive qui immole agrave lrsquoesprit

humain la spontaneacuteiteacute de la nature la vie instinctive Dans le monde reacuteel le laquo monde sans

masque raquo le bon et le mauvais le beau et le laid le plaisir et lrsquoamertume vont de pair

exactement comme ce que dit Saadi laquo Le treacutesor et le serpent la rose et lrsquoeacutepine le chagrin

et la joie sont reacuteunis lrsquoun agrave lrsquoautre3 raquo Et lrsquoeacutecrivain franccedilais croit en ce meacutelange harmonieux

et feacutecond laquo Non seulement multiple comme elle dans la dureacutee mais multiple comme elle

dans le mecircme instant laquo Lrsquooceacutean dans ses profondeurs calmes regarde agrave sa surface la

tempecircte et se reacutejouit de sa tempecircte et de son calme4 raquo

Cet esprit de meacutelange est sans doute lieacute agrave un autre geacutenie que Montherlant attribue aux

Iraniens agrave savoir laquo la confusion raquo Ces derniers laquo mecirclent avec art si ce nrsquoest avec astuce

le divin et lrsquohumain dans leurs eacutecrits raquo si bien qursquoils le suspendent entre le ciel et la terre

laquo crsquoest le geacutenie mecircme de la confusion raquo A lire les poegravemes de Saadi de Hafez et de

Khayyam on ne peut jamais savoir qui est cet objet aimeacute dont ils deacutecrivent si

admirablement la beauteacute Est-ce Dieu mecircme Est-ce une femme charmante Ou bien un

adolescent Cette sorte drsquoeacutequivoque constante dans leurs œuvres permet et suscite les

interpreacutetations diffeacuterentes (parfois sur une mecircme phrase voire un mecircme mot) De lagrave vient

laquo une des beauteacutes litteacuteraires raquo de leur langue qursquoadmire Montherlant Ce geacutenie est si propre

aux Persans que dans leurs dialogues ils ne reacutepondent presque jamais par oui ou non mais

1 Ibid 2 LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p183 3 Gulistan p 306 4 LrsquoEacuteventail de fer p 49 ces lignes se trouvent eacutegalement dans Aux Fontaines du deacutesir op cit p 37

294

toujours par oui et non agrave la fois On dirait qursquoils ne veulent jamais vous dire ce qui se

passe dans leur tecircte ou deacutecider de quoi que ce soit1

Une autre analogie entre Montherlant et les poegravetes iraniens concerne leur conception

de lrsquoamour Comme lrsquoa souligneacute Mme Samsami pour Montherlant laquo lrsquoamour drsquoune

femme nrsquoest que lrsquoeacutebauche de lrsquoamour laquo totalitaire raquo et se confond aiseacutement avec celui de

la nature et de lrsquoart raquo2 Ce sentiment se deacutegage dans plusieurs de ses livres Ainsi la phrase

laquo Perduto eacute tutto il tempo cheacute in amor non si spende raquo (est perdu le temps ougrave lrsquoamour ne se

passe) pourrait servir drsquoeacutepigraphe non seulement aux Jeunes Filles mais aussi agrave un grand

nombre de ses autres ouvrages La mecircme critique voit dans cette eacutepigraphe un eacutecho des

vers suivants de Saadi laquo Quel homme es-tu donc puisque tu es sans aucune connaissance

de lrsquoamour Le chameau est plongeacute dans lrsquoextase et dans la joie par des vers arabes Si tu

nrsquoas point de plaisir tu es un animal drsquoun caractegravere tortueux3 raquo Lrsquohypothegravese est probable

drsquoautant plus que Barregraves avait eacutevoqueacute ces mecircmes vers plus drsquoune fois dans ses œuvres4 et

que Montherlant les avait sans doute lus En outre Montherlant eacutetait un ami de Barregraves et ce

dernier comme nous lrsquoavons dit au deacutebut de ce passage lui transmettait ses connaissances

et impressions sur la poeacutesie persane

Lrsquoamour pour Montherlant est un sentiment unilateacuteral crsquoest-agrave-dire qursquoil ne demande

pas le retour laquo Lrsquoideacuteal de lrsquoamour est drsquoaimer sans qursquoon vous le rende5 raquo Cette aversion

drsquoecirctre aimeacute deacuterive peut-ecirctre drsquoune sensation tregraves forte de la beauteacute de lrsquoamour accompli et

parfait dans lrsquoacircme de lrsquoamant comme une œuvre drsquoart Le deacutesir farouche que les initiatives

ne viennent que de lui drsquoAlban dans le Songe et de Costa dans Les Jeunes Filles deacutecoule

en partie de la sensation de la grandeur drsquoun amour qui se creacutee et vit de soi-mecircme sans but

deacutepourvu drsquoaffaiblissement et de tendresse insouciant de la dureacutee lrsquounique agrave ne pas

souffrir des contingences et des deacuteceptions laquo Pourvu que moi jrsquoaime nulle deacutemangeaison

drsquoecirctre aimeacute6 raquo

laquo La sensualiteacute qui se trouve abondamment dans les œuvres de Montherlant ressemble

par son estheacutetisme agrave celle des poegravetes iraniens Les heacuteroiumlnes de Montherlant sont de toutes

1 Ibid p 25 2 LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 186 3 Ibid Ces vers se trouvent dans le Gulistan p 129 (II 27) Ce sont les mecircmes vers qui avaient eacutegalement influenceacute M Barregraves (Cf les pages XX de notre travail) Il faut rappeler que Saadi a insisteacute sur le rocircle essentiel de lrsquoamour dans la vie dans plusieurs autres endroits de son divan Tel dans ce ghazel ougrave on lit laquo Si Saadi ne pratiquait pas lrsquoamour qursquoest-ce qursquoil ferait alors de son existence Crsquoest dommage que lrsquoon gacircche la vie [en la laissant passer sans amour] raquo Kolliyacirct p 454 ghazel ndeg 263 4 Cf notre eacutetude sur cet auteur plus haut 5 Voir Songe Jeunes filles 6 Henry de Montherlant Mors et Vita Paris Bernard Grasset 1932 p 79

295

jeunes beauteacutes tregraves proches par leur gracircce insouciante et leur charmante naiumlveteacute de celles

du Gulistan raquo

Les heacuteros de Montherlant se distinguent pas leur tendance agrave lrsquoindeacutependance dans leurs

aventures amoureuses Costa se dit par exemple rajeuni de dix ans par lrsquoabandon drsquoune

femme qursquoil nrsquoaime pas de deux ans srsquoil lrsquoaimait Il ressemble en cela agrave Saadi qui a

abandonneacute sa femme en vue de regagner la liberteacute dont il eacutetait priveacute depuis son mariage

Le mecircme souci qui le poussait agrave se deacutenuer de la proprieacuteteacute agrave abandonner des ecirctres chers agrave

fuir la gloire et les devoirs qursquoelle impose lui dictera son attitude indeacutependante devant les

femmes laquo O toi qui as le pied enchaicircneacute par la penseacutee de ta famille nrsquoimagine plus

deacutesormais de liberteacute raquo

Un mecircme deacutesir de liberteacute caracteacuterise presque toutes les attitudes de Montherlant Il suit

en quelque sorte cet utile conseil du Sage Lokman que Saadi avait rapporteacute dans la preacuteface

du Gulistan laquo Pense agrave la sortie avant drsquoentrer raquo1 Son souci de ne pas engager lrsquoavenir

(laquo dans ce vide je mets lrsquoavenir raquo) drsquoecirctre libre de pouvoir changer drsquoopinion de goucirct de

caractegravere de nrsquoecirctre enchaicircneacute jamais ni par un sentiment ni par un acte drsquoecirctre toujours precirct

agrave adheacuterer de toute lrsquoacircme aux nouvelles manifestations de la vie se reacutesume dans ce cri de

Minos laquo Rester soi-mecircme et devenir autre Devenir un autre soi-mecircme 2 raquo mais nous le

remarquons eacutegalement dans ces lignes de Mors et Vita

laquo Je suis libre dans mon esprit et dans mon corps Je puis partir agrave ma fantaisie avec qui me

plaicirct ougrave je veux loin de la terre des devoirs Mes ambitions ne mrsquoattachent pas aux

antichambres des honneurs me diminueraient Avec joie je me deacutebarrasse mecircme de mes

espeacuterances pour ecirctre libre de tout souci je suis trop provisoire pour valoir tant de traces3 raquo

Lrsquoexpression drsquoecirctre laquo trop provisoire pour valoir tant de traces raquo nrsquoest-elle pas une

reacutesonance de cette ideacutee du sage Saadi exprimeacutee dans la preacuteface du Gulistan laquo Toute chose

qui ne dure pas ne convient pas pour lrsquoamour raquo4

Ce deacutesir drsquoecirctre libre entraicircne chez Montherlant un sentiment de renoncement agrave la

gloire laquo Je rejette la couronne drsquoeacutepines Je rejette le besoin de la gloire raquo dit le heacuteros du

Songe5 laquo des honneurs me diminueraient raquo lit-on ailleurs6 ou encore laquo Ces charges

1 LrsquoEacuteventail de fer p 23 Gulistan Preacuteface 2 Henry de Montherlant Encore un instant de bonheur laquo Chant de Minos raquo Paris Bernard Grasset 1934 p 22 3 Mors et Vita op cit pp 78-79 4 Gulistan Preacuteface p 15 5 Henry de Montherlant Le Songe Paris Plon 1930 p 12 6 Mors et Vita p 78

296

vous enfoncent comme des honneurs1raquo Dans la preacuteface du Service Inutile lrsquoauteur

explique son renoncement agrave la gloire son souci de laquo la reacuteduction au minimum du lien

social raquo Car le deacutesir de liberteacute nrsquoest pas compatible avec celui de lrsquoengagement social2 Il

faut se passer de lrsquoun au profit de lrsquoautre Ou bien il faut atteindre lrsquoun pour pouvoir

srsquooccuper ensuite de lrsquoautre Crsquoest ce dernier cas que lrsquoeacutecrivain expeacuterimentera en 1924

ayant atteint la gloire il en perd le goucirct laquo Lrsquoanneacutee 1924 ougrave je publiai Les Olympiques et

Chant funegravebre pour les morts de Verdun mrsquoapporta la notorieacuteteacute et mrsquoen retira le goucirct3 raquo Il

a alors lrsquoideacutee de ce qursquoest la notorieacuteteacute et se rend compte qursquoelle ne garantit pas le bonheur

laquo La gloire ajoute-t-il mais qursquoest-ce que cela fait pour le bonheur raquo

Toujours dans la preacuteface du Service Inutile et sur son laquo lien social raquo Montherlant

eacutevoque les critiques qui lui reprochaient la vie laquo eacutecheveleacutee raquo qursquoil menait pendant laquo onze

ans raquo la peacuteriode ougrave il ne se souciait guegravere de jouer un rocircle de prendre une place bref ougrave il

vivait selon sa laquo fantaisie raquo Ses amis lui rappelaient que laquo les chevaux qui gagnent les

courses ne sont pas les chevaux en liberteacute mais ceux qui se sont soumis au mors aux

brides aux eacuteperons raquo Mais ces gens avaient oublieacute que pour Montherlant laquo la vie ne se

[preacutesentait] pas comme une course raquo que cette conception lui paraissait mecircme laquo grossiegravere

et pueacuterile raquo A cet eacutegard Montherlant srsquoapparente aux poegravetes soufis iraniens sa

neacutegligence envers les choses exteacuterieures son deacutedain pour les honneurs la gloire lrsquoestime

son meacutepris agrave lrsquoeacutegard de lrsquoopinion publique dont nous venons de donner un exemple

(Service Inutile mais aussi dans Aux Fontaines du deacutesir) tout cela pourrait ecirctre un eacutecho

exact de cette phrase de Hafez laquo Je me soucie fort peu de la bonne reacuteputation4 raquo Les

anneacutees de peacutereacutegrinations de Montherlant sont une preuve de ce deacutetachement professeacute agrave

lrsquoeacutegard de la gloire et des clameurs mondaines de lrsquoimportance immense qursquoil concegravede agrave la

vie instinctive De lagrave son exaltation de la non-possession sa haine pour les objets pour la

proprieacuteteacute dont nous avons parleacute laquo O bonheur O entreacutee dans la raison suprecircme Je

renonce agrave tout et jrsquoai tout5 raquo

Nous pouvons ainsi conclure que pour Montherlant il y a le deacuteseacutequilibre entre la

gloire et le bonheur Selon lui laquo la gloire ne fait qursquoagacer celui qui nrsquoa pas tout le

1 Aux Fontaines du deacutesir laquo Appareillage raquo p 158 2 Montherlant parle par exemple de laquo deux dures anneacutees raquo qursquoil a consacreacutees agrave la reacutedaction de La Rose de Sable Ces deux anneacutees lui eacutetaient dures explique-t-il parce qursquoil y avait mis laquo de lrsquoapplication raquo mais surtout parce qursquoayant entameacute laquo un sujet social raquo il ne pouvait laquo suivre sa fantaisie raquo Voir Service Inutile op cit p 585 3 Ibid p 372 A rapprocher de cet adage persan que cite Montherlant laquo Tout ce qui est atteint est deacutetruit raquo LrsquoEacuteventail de fer p 66 4 Voir eacutegalement LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit pp 184-185 5 Mors et vita op cit p 79

297

bonheur raquo1 Et pour illustrer cette ideacutee lrsquoauteur donne lrsquoimage de laquo la perle que trouve dans

le deacutesert le nomade ravageacute par la soif raquo Cette image Montherlant lrsquoa prise dans cette

anecdote de Saadi

laquo Une fois jrsquoavais perdu mon chemin dans le deacutesert et il ne mrsquoeacutetait rien resteacute de mes

provisions Jrsquoeacutetais reacutesigneacute agrave mourir lorsque tout agrave coup je trouve une bourse pleine de perles

Jamais je nrsquooublierai mon plaisir et ma joie parce que je mrsquoimaginais que crsquoeacutetait du froment

grilleacute ni aussi mon amertume et mon deacutesespoir lorsque je reconnus que crsquoeacutetaient des

perles2 raquo

En ce qui concerne le bonheur Montherlant a sa propre meacutethode qui srsquoapparente en

grande partie agrave celle de Saadi Cette meacutethode personnelle est variable selon les exigences

du temps mais garde pour base cette ideacutee de lrsquoauteur du Gulistan laquo Le deacutesir vaut mieux

que lrsquoennui3 raquo Car laquo tout ce qui est atteint est deacutetruit raquo4 crsquoest une leccedilon que son maicirctre

persan Saadi lui a avait apprise laquo Tout ce qui reacuteussit promptement ne dure pas

longtemps et les sages ont dit Il nrsquoy a pas de stabiliteacute pour un bonheur prompt5 raquo Le

thegraveme de la laquo satieacuteteacute raquo devient donc preacuteoccupant pour Montherlant agrave qui il suggegravere la

deacuteception lrsquoinconstance laquo La peur de la satieacuteteacute eacutequivalente de la deacuteception le

deacuteseacutequilibre entre le deacutesir et la reacutealisation lrsquoimagination et la vie si magnifiquement peints

dans lrsquoapologue de lrsquoAigle captif et couvert de vermine de lrsquoEnnui agrave Aranjuez deviendra

pendant quelque temps un vrai drame dans la vie de Montherlant6 raquo Les sept anneacutees de

peacutereacutegrinations (1925-1932) de ce dernier sont toutes marqueacutees de la quecircte dramatique du

bonheur La peur de la deacuteception lui fera abandonner une belle ville de mecircme qursquoen 1927

elle le poussera agrave fuir devant la laquo petite infante de Castille raquo savourant le plaisir tout

oriental du renoncement Cette doctrine du renoncement ressemble bien au laquo fermez la

porte aux deacutesirs raquo de Saadi

1 LrsquoEacuteventail de fer p 47 Juste avant cette phrase Montherlant preacutecise qursquoil nrsquoest pas difficile pour lui drsquoagrandir sa notorieacuteteacute laquo Durant le temps que jrsquoai donneacute agrave ces recherches jrsquoaurais pu eacutecrire cinq cents poegravemes au grand bien de ma renommeacutee raquo 2 Gulistan p 173 (III 17) (III 15) Les deux historiettes qui suivent cette derniegravere eacutevoquent eacutegalement le mecircme thegraveme 3 Gulistan p 227 (V 7) Traduction de Franz Toussaint laquo Le deacutesir vaut mieux que la satieacuteteacute raquo Le Jardin des roses Paris Stock 1923 p 55 4 LrsquoEacuteventail de fer p 66 5 Gulistan p 321 (VIII) 6 N Samsami op cit p 178

298

Pour Montherlant laquo la porte du bonheur est toujours un visage raquo1 Notre eacutecrivain a le

culte de la beauteacute laquo Que mes yeux mecircmement se ferment sur un beau visage raquo Tout

comme laquo les Persans islamiseacutes raquo qui ont montreacute et qui montrent encore laquo de la sensibiliteacute

aux beaux visages raquo la vue de quelques jolis visages fait aussitocirct renaicirctre laquo lrsquoespeacuterance raquo

en lui Et puis voilagrave laquo une grande bouffeacutee du besoin drsquoecirctre heureux et une vive disposition

agrave lrsquoecirctre raquo Dans le troisiegraveme chapitre de LrsquoEacuteventail de fer intituleacute laquo Les Fruits du

cinquiegraveme jardin raquo (allusion au cinquiegraveme chapitre du Jardin des roses de Saadi)

Montherlant commente en laquo esthegravetehellip celui qui appreacutecie la beauteacute raquo le rocircle que peut

jouer un beau visage dans le bonheur mais eacutegalement dans le malheur des gens en

geacuteneacuteral et pour lui en particulier car laquo la porte du bonheur est un visage mais la porte de

la douleur aussi raquo Les laquo jolis visages raquo lrsquoauteur les a rencontreacutes agrave Tlemcen en Algeacuterie

mais les commentaires et les exemples eux sont des adaptations faites agrave partir de lrsquoœuvre

du laquo maicirctre raquo de Chiraz En fait les traces du poegravete persan ne sont pas si difficiles agrave

reconnaicirctre dans les phrases de Montherlant (drsquoautant plus que celui-ci a preacuteciseacute lui-mecircme

sa reacutefeacuterence par avance2) A cet eacutegard les laquo fruits drsquoor raquo que nous avons cueillis dans les

deux jardins lrsquoun persan et lrsquoautre franccedilais parlent drsquoeux-mecircmes il suffit de les mettre

lrsquoun agrave cocircteacute de lrsquoautre pour que les analogies soient repeacuterables

laquo Si je ne dois pas posseacuteder tous ces visages que je ne les voie plus [hellip] Voir la beauteacute et ne

pouvoir la posseacutederhellip sensations atroces raquo (LrsquoEacuteventail p 36)

laquo Srsquoil nrsquoest pas possible de parvenir pregraves de lrsquoami crsquoest le devoir de lrsquoamitieacute de mourir agrave sa

recherche raquo (Gulistan p 223)

laquo Il y a des visages il faudrait apregraves les avoir vus une fois fermer les yeux et mourir raquo [hellip]

Dans Almouradiel un roi fabuleux mourant fait venir un visage Il le regarde les larmes lui

viennent aux yeux et il meurt raquo (LrsquoEacuteventail pp 36-38)

laquo Il est eacutetonnant que je conserve lrsquoexistence en mecircme temps que toi que tu viennes pour me

parler et qursquoil me reste encore la parole Cela dit il poussa un cri et livra son acircme agrave Dieu raquo

(Gulistan p 225)

De telles paroles abondent dans le cinquiegraveme chapitre du Gulistan des vingt et une

historiettes qui le composent seules deux ou trois ne parlent pas de beaux visages (de la

1 LrsquoEacuteventail de fer p 35 les citations qui suivent dans ce passage sont toutes tireacutees des pages 35-37 du mecircme livre 2 Drsquoabord le titre du chapitre est bien significatif En outre dans le deuxiegraveme chapitre (laquo Les Portes de lrsquoEau raquo) Montherlant eacutevoquait deacutejagrave laquo le cinquiegraveme jardin consacreacute agrave lrsquoamour agrave la jeunesse et agrave la poeacutesie raquo (p 24)

299

bien-aimeacutee ou bien drsquoun ami)1 Et Montherlant influenceacute par le charme de ces portraits et

de ces reacutecits drsquoamour heureux ou douloureux a creacuteeacute agrave son tour son cinquiegraveme jardin

Dans la plupart des reacutecits drsquoamour raconteacutes par lrsquoauteur du Gulistan se deacutegage un

sentiment drsquohumiliteacute de la part de lrsquoamoureux devant sa bien-aimeacutee au beau visage

Montherlant semble avoir retenu cette leccedilon drsquohumiliteacute lorsqursquoil raconte

laquo Ces visages devant lesquels nous nous sentons si humbles Qui agrave la lettre nous courbent le

front vers la terre adoration Je regardais un jour dans un museacutee des miniatures persanes Et

la vitre qui les isolait jouant sur le velours sombre du fond de la vitrine me renvoyait

implacablement mon visage tandis que je me penchais sur elles Implacablement parmi les

peacuteris et les eacutechansons paradisiaques je retrouvais mon visage drsquohomme de quarante ans sans

caractegravere et sans beauteacute Comment pouvons-nous continuer agrave offenser de notre face le

soleil 2 raquo

Pour finir ce passage sur les traces de Saadi chez Montherlant nous aimons dire

quelques mots sur le style de ce dernier Nous avons montreacute que Montherlant a puiseacute des

thegravemes chez les poegravetes iraniens en particulier chez Saadi qursquoil a transformeacutes ensuite agrave sa

maniegravere sans cependant qursquoils aient perdu leur couleur orientale Mais ce que nous

voulons ajouter ici crsquoest qursquoil a eacutegalement pu srsquoapproprier leur style composeacute

harmonieusement drsquoimages puissantes et de naiumlveteacute leacutegegravere Sa meacutethode et sa langue lui

sont bien propres Il nrsquoemploie presque jamais les mecircmes comparaisons mais il est si

profondeacutement peacuteneacutetreacute de lrsquoeacutetat drsquoacircme des poegravetes iraniens qursquoil peut creacuteer le sien sur le

mecircme ton et avec la mecircme sinceacuteriteacute

Des expressions telles que laquo face drsquoeacutetoile raquo ou laquo sa peau a la douceur des routes du

paradis raquo des images telles que laquo le soleil secouant sa criniegravere raquo ou celle des laquo eacutetoiles

lasses poseacutees sur les branches raquo eacutevoquent en nous maintes comparaisons de Saadi et

drsquoOmar Khayyacircm Cependant ces expressions ces images gardent toute la sinceacuteriteacute

spontaneacutee de la creacuteation indeacutependante ne puisant dans les modegraveles que lrsquoexemple de la

hardiesse et lrsquoeacuteclat de la feacuteerie Ce style est devenu tellement naturel agrave Montherlant et si

inheacuterent agrave sa fantaisie qursquoil lrsquoemploie mecircme insensiblement dans ses Poegravemes drsquoinspiration

franccedilaise

1 En voici quelques exemples laquo de beaux esclaves raquo (V 1) laquo un esclave drsquoune beauteacute rare raquo (V 2) laquo un eacutetudiant avait une extrecircme beauteacute raquo (V 5) laquo lrsquoimage de celle par lrsquoapparition de laquelle la nuit obscure est illumineacutee raquo (V 6) laquo ocirc beauteacute en proie agrave lrsquoivressehellip un beau garccedilon raquo (V 7) laquo un beau garccedilon raquo (V 10) laquo le mignon imberbe alors qursquoil possegravede un beau visage raquo (V 11)hellip 2 LrsquoEacuteventail de fer p 37

300

Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale H de Montherlant agrave lrsquoinverse de la plupart des eacutecrivains

franccedilais ne considegravere pas le Boustan le Gulistan comme de simples reacutepertoires drsquoideacutees

une collection de belles et commodes meacutetaphores un treacutesor qursquoon peut piller en toute

indeacutependance puisqursquoil appartient agrave un monde mort Pour lui au contraire crsquoest un monde

intenseacutement vivant ayant reacuteussi agrave le ressusciter agrave force drsquoamour et agrave le transposer sur le

plan de la reacutealiteacute actuelle il lrsquohabite avec enthousiasme il en adopte tels qursquoil se les

repreacutesente les mœurs les mythes et les sentiments1

1 Cf Mme N Samsami op cit p 171

301

CONCLUSION Cette populariteacute ne srsquoexplique que par une sorte

drsquoaffiniteacute avec le geacutenie occidental affiniteacute creacuteeacutee sans doute principalement par le style eacuteleacutegant et sobre de Saadi A la lecture des plus grands poegravetes de la Perse on aperccediloit malgreacute tout leur geacutenie une penseacutee eacutetrangegravere Chez Saadi mecircme agrave travers une traduction la contrainte disparaicirct cette alliance continue et mesureacutee de la raison et de lrsquoimagination cette philosophie du bon sens cette morale toute pratique exposeacutee dans un style tout uni Renan toujours sagace ne srsquoy eacutetait pas trompeacute laquo Saadi est vraiment un des nocirctres raquo

Henri Masseacute Essai sur le poegravete Saadi

Saadi est preacutesenteacute pour la premiegravere fois aux Franccedilais en 1634 dans une traduction

incomplegravete et assez mal faite de son Gulistan par un consul nommeacute Andreacute du Ryer A cette

eacutepoque les milieux savants soucieux de suivre la tradition humaniste heacuteriteacutee des siegravecles

preacuteceacutedents continuaient toujours leurs efforts agrave connaicirctre toutes les productions

intellectuelles des pays drsquoAsie sur lesquelles ils disposaient de quelques renseignements

La riche litteacuterature persane cultiveacutee eacutegalement par les lettreacutes ottomans attirait en

particulier leur attention Ce contexte favorisant la quecircte des textes orientaux preacutepare le

domaine pour lrsquoarriveacutee en France de lrsquoœuvre de Saadi consideacutereacutee agrave juste titre comme un

des treacutesors du patrimoine humain

Apregraves la traduction drsquoAndreacute du Ryer ce sont les relations de voyages et les ouvrages

orientalistes qui contribueront agrave faire connaicirctre Saadi au public franccedilais Un Chardin ne se

contentant pas drsquoune simple mention du nom et de la description de la mausoleacutee de Saadi

traduira librement dans son Journal du voyage en Perse un nombre assez important des

extraits du Boustan du Gulistan et du Nasihat al-Molouk (Conseils aux rois) afin de

preacutesenter agrave ses compatriotes des exemples de la poeacutesie persane qursquoil trouve tregraves riche

Lrsquoorientaliste Galland publie les Paroles remarquables les bons mots et les maximes des

Orientaux pour une grande partie traduits librement de Saadi dans un souci de faire

connaicirctre la sagesse des peuples orientaux aux Europeacuteens Par lagrave il voulait dissiper la

fausse image de barbarisme que ces derniers se faisaient depuis des siegravecles des Orientaux

Bref faire connaicirctre lrsquoAutre par lui-mecircme Ces deux auteurs ne pouvaient trouver un

meilleur porte-parole que Saadi pour repreacutesenter la sagesse la culture et la litteacuterature des

Persans chez lui on trouvait tous les thegravemes neacutecessaires exprimeacutes drsquoailleurs de la faccedilon

302

la plus eacuteloquente lrsquohumanisme la toleacuterance la justice des rois la bonteacute envers ses

semblables lrsquoamour etc

Malgreacute ces traductions fragmentaires et surtout pas tregraves fidegraveles ni belles drsquoailleurs les

lettreacutes franccedilais ont vite deacutecouvert que lrsquoœuvre de Saadi eacutetait utile et agreacuteable Ils nrsquoont

donc pas tardeacute agrave srsquoen inspirer agrave lrsquoadapter ou tout simplement agrave lrsquoimiter La Fontaine fut

parmi les premiers auteurs franccedilais agrave adapter quelques unes des historiettes du Gulistan

dans ses Fables Les fabulistes du siegravecle suivant suivront plus largement cette tradition

Avec les premiegraveres anneacutees du XVIIIe siegravecle la litteacuterature franccedilaise retira sa faveur aux

Turcs pour la donner aux autres peuples de lrsquoOrient Les Persans les Indiens et les Chinois

beacuteneacuteficiant de ce changement de goucirct Saadi devenait de plus en plus une vraie cible des

auteurs franccedilais Au cours de ce siegravecle une dizaine de fabulistes et de conteurs ont puiseacute

leur inspiration dans les historiettes du Gulistan Ces libres adaptateurs avaient le souci de

rendre tantocirct en vers tantocirct en prose sinon la lettre du moins la penseacutee geacuteneacuterale du texte

Lrsquoideacutee exprimeacutee par Saadi les inteacuteressait parce qursquoelle semblait identique agrave la leur bien

qursquoelle venait de tregraves loin dans le temps et dans lrsquoespace La quecircte de la sagesse constituant

lrsquoun des thegravemes majeurs des ouvrages de fiction drsquoideacuteal classique les conteurs en

cherchaient de nouveaux exemples dans leur modegravele persan Pour satisfaire la curiositeacute de

leurs lecteurs la plupart drsquoentre eux ont essayeacute de conserver la couleur locale dans leurs

adaptations ou imitations tout en prenant soin de ne pas aller agrave lrsquoencontre de la bienseacuteance

classique

Ainsi agrave ses deacutebuts Saadi fournissait aux fabulistes de brefs reacutecits susceptibles

drsquoamuser et drsquoinstruire agrave la fois Une des ideacutees maicirctresses de son œuvre qui est passeacutee dans

la plupart des contes du siegravecle des Lumiegraveres est drsquoutiliser le reacutecit moral pour suggeacuterer de

nouvelles ideacutees sociales ou politiques et eacuteduquer ainsi les jeunes princes Ces contes

srsquoattachaient alors agrave eacutevoquer lrsquoimage du prince eacuteclaireacute et eacutequitable En effet respectueux

des monarques Saadi ne craignait cependant pas de leur donner de bons conseils et des

regravegles politiques il leur rappelait les qualiteacutes neacutecessaires pour ecirctre bon souverain et les

devoirs neacutecessaires pour le rester Les monarques du Gulistan qursquoils aient reacuteellement

existeacute ou non ont des devoirs preacutecis envers Dieu les sujets lrsquoEtat A travers les deux

premiers chapitres de son Gulistan et ses Conseils aux Rois Saadi srsquoest montreacute comme un

homme sincegravere et surtout courageux qui agrave une eacutepoque drsquoabsolutisme a su deacutegager des

regravegles de gouvernement pour la plupart reacutealistes et applicables A son exemple et sous son

nom les philosophes du siegravecle des Lumiegraveres ne cessent pas drsquoeacutevoquer le portrait du prince

eacuteclaireacute et indulgent et de rappeler les abus du despotisme De toute faccedilon il eacutetait plus

303

facile drsquoarticuler des critiques contre les mœurs en les mettant dans la bouche drsquoun Persan

ou drsquoun Arabe se promenant en France

Par son honnecircteteacute morale et sa rigueur intellectuelle Saadi seacuteduisent les philosophes

des Lumiegraveres qui lrsquoaccueillent comme un des leurs Le plus grand poegravete persan est ainsi

promu au rang de philosophe et se voit jouer au XVIIIe siegravecle un rocircle politique social et

religieux pour mieux dire un rocircle anticleacuterical Les grands penseurs comme Voltaire et

Diderot ont recours agrave lui pour en faire leur porte-parole critique Nrsquoentendant laquo pas un mot

de persan raquo ils essaient mecircme de le traduire le premier laquo comme La Motte avait traduit

Homegravere raquo le deuxiegraveme laquo agrave sa maniegravere raquo Voltaire historien philosophe inteacuteresseacute par la

philosophie des Mages comme une des grandes eacutetapes de la recherche drsquoune solution au

problegraveme du bien et du mal se sert de ce fameux laquo sage raquo de Chiraz le plus souvent

comme de point de comparaison drsquoordre religieux politique et culturel ou de matiegravere de

poleacutemique Il feint de faire venir la sagesse de la Perse de mages ermites et autres

derviches dont les traits drsquoesprit sont raconteacutes dans les historiettes du Gulistan Son Zadig

reacutevegravele un dosage savant de sagesse et drsquoesprit ougrave se reflegravete le charme des apologues et

contes saadiens

Les Encyclopeacutedistes eux ont fait de Saadi le promoteur drsquoune litteacuterature militante

Diderot allant encore plus loin dans ce sens adopte reacuteellement Saadi comme le preacutecurseur

de lrsquoanticleacutericalisme et lrsquoengage dans sa lutte contre les anti-encyclopeacutedistes Il reconnaicirct

dans le poegravete persan un philosophe Peu soucieux jusqursquoalors de comprendre son art on

lrsquoeacutetudie plus profondeacutement et on finit par trouver derriegravere ses reacutecits des significations

resteacutees jusque lagrave encore cacheacutees Crsquoest pourquoi on crut y apercevoir des hardiesses

philosophiques et sociales

Au XIXe siegravecle et avec les romantiques ont disparu les contraintes qui empecircchaient

les classiques et les neacuteoclassiques de goucircter pleinement lrsquoœuvre de Saadi Deacutesormais on

admire chez lui la richesse de sa vision poeacutetique sa puissance verbale son goucirct pour les

symboles Comme si au lendemain de la reacutevolution et suite aux changements qrsquoelle

entraicircnait dans la socieacuteteacute les Franccedilais ne lui demandaient plus des leccedilons de morale ou de

philosophie mais plutocirct un deacutecor baigneacute de lumiegravere et orneacute de fleurs Dans lrsquoesprit de

lrsquoeacutepoque les poegravetes romantiques ont porteacute leur attention vers lrsquoaspect descriptif et

sentimental de la poeacutesie de Saadi lagrave ougrave il exprimait les sentiments geacuteneacuteraux relatifs agrave

lrsquoamour agrave la nature agrave la mort agrave la fuite du temps Le jeune poegravete Andreacute Cheacutenier avait

avant eux ouvert la voie mais son destin tragique ne lui avait pas permis drsquoy marcher

longtemps

304

On constate donc que lrsquoaspect agreacuteable de lrsquoœuvre de Saadi prend le dessus sur son

aspect utile que les eacutecrivains du XVIIe et du XVIIIe siegravecles avaient exploiteacute Crsquoest dans ce

sens que Marceline Desbordes-Valmore chante son œuvre la plus connue laquo Les Roses de

Saadi raquo qui sera plus tard mise en musique Hugo Lamartine Musset font chacun de

brefs emprunts agrave la poeacutesie du Gulistan Balzac lui cite Saadi dans une belle comparaison

pour deacutecrire lrsquoeacutetat drsquoacircme de son heacuteroiumlne La Fille aux yeux drsquoor et une citation de son Lys

dans la valleacutee montre que le romancier reacutealiste avait lu des laquo fragments de poeacutesie de

Saadi raquo Le deacutebut du siegravecle voit eacutegalement le laquo Gulistan raquo monter sur Scegravene Seul un

Lamennais diffeacuteremment de ses contemporains emprunte au moraliste persan lrsquoideacutee de

fraterniteacute freacutequemment eacutenonceacutee et illustreacutee par lrsquoimage antique des membres du corps que

Saadi avait exprimeacutee six siegravecles auparavant dans son Gulistan

Mais le XIXe siegravecle voit surtout les progregraves immenses de la science historique et de

lrsquoorientalisme Lrsquoeacutetude des langues orientales devenait alors de plus en plus importante Il

fallait drsquoautre part fournir la matiegravere neacutecessaire agrave ces eacutetudes pour les milieux intellectuels

Cette situation encourage les orientalistes agrave traduire les chefs-drsquoœuvre de la litteacuterature

orientale De nouvelles traductions des ouvrages de Saadi sont alors publieacutees parmi

lesquelles celle du Gulistan effectueacutee par Defreacutemery et utiliseacutee jusqursquoagrave nos jours comme

la plus creacutedible Semelet publie mecircme outre sa traduction du Gulistan le texte persan de

ce livre et celui du Boustan Plus important encore crsquoest la premiegravere traduction complegravete

du Boustan la plus creacutedible eacutegalement vers la fin du siegravecle par lrsquoorientaliste Barbier de

Meynard Enfin le Gulistan devient tellement populaire que monsieur L Piat le traduit

mecircme en provenccedilal Tous ces eacuteveacutenements aboutiront agrave une connaissance sensiblement

ameacutelioreacutee de Saadi et de son œuvre en France

Tous les eacuteleacutements accumuleacutes par le XVIIe et le XVIIIe siegravecles les couleurs creacuteeacutees par

le XIXe siegravecle permettent aux eacutecrivains et aux poegravetes du XXe siegravecle de deacutecouvrir plus ou

moins le veacuteritable auteur du Boustan et du Gulistan Apregraves le Saadi fabuliste et moraliste

le Saadi philosophe et reacutevolutionnaire le Saadi pittoresque et lyrique voici agrave peu pregraves le

vrai visage de Saadi tantocirct souriant et amuseacute tantocirct sentimental et meacutelancolique

constamment indulgent Dans la premiegravere moitieacute du siegravecle de brillantes adaptations des

anthologies ou des articles de revue et en particulier une œuvre critique majeure sont

publieacutes et marquent la faveur du public franccedilais pour le grand lyrique persan Anna de

Noailles la princesse Bibesco Henri de Reacutegnier se promenant dans les Jardins litteacuteraires

de Saadi sont eacuteblouis par la beauteacute poeacutetique et amoureuse qursquoils y contemplent Barregraves et

Montherlant nrsquoen restent pas moins inspireacutes ils entendent surtout la musique mystique du

305

Boustan qui leur permet de goucircter quelques instants de deacutelassement Ces deux eacutecrivains

dont le nom figure parmi les plus importants du XXe siegravecle demeurent sans doute les

imitateurs les plus prestigieux de Saadi agrave cette eacutepoque Avec eux et selon leurs propres

aveux on peut parler de vraies influences de Saadi Gide est enfin un autre nom que lrsquoon

peut ajouter agrave cette collection

Telles sont geacuteneacuteralement les reacuteactions du public franccedilais agrave lrsquoœuvre poeacutetique du grand

Saadi Durant pregraves de quatre siegravecles de preacutesence en France il est tour agrave tour compareacute agrave

Horace agrave Homegravere agrave Eacutesope agrave Boccace agrave Ovide agrave Rabelais agrave La Fontaine et agrave autant

drsquoautres grands eacutecrivains connus universellement Son nom ses vers sont passeacutes dans une

grande varieacuteteacute de genres agrave savoir les fables contes (contes pour enfants contes

philosophiques) reacutecits de voyages romans theacuteacirctre (opeacutera-comique) essais (critiques

moraux) musiques etc Lrsquoinfluence de ses ideacutees deacuteformeacutees assouplies moderniseacutees a

varieacute selon les eacutepoques ce qui est aussi normal surtout lorsqursquoon se rappelle combien la

matiegravere de ses œuvres est riche Et tout cela srsquoest produit alors que lrsquoon ne disposait jusque

dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle crsquoest-agrave-dire pendant plus de deux siegravecles que de

traductions fragmentaires et pour la plupart tregraves libres de ses ouvrages On se demande

quelle aurait pu ecirctre la reacuteception et par lagrave lrsquoinfluence de cette œuvre si celle-ci avait eacuteteacute

traduite complegravetement et mieux degraves sa preacutesence en France Drsquoautant plus qursquoagrave lrsquoheure

actuelle encore plus de la moitieacute de cette œuvre nrsquoest pas traduite et malgreacute lrsquoeffort

incessant et si meacuteritoire des speacutecialistes qui se sont acharneacutes agrave faire revivre le veacuteritable

Saadi il semble bien qursquoil soit resteacute en partie inconnu ou en geacuteneacuteral meacuteconnu Des

beauteacutes lyriques ou verbales que les longs poegravemes du Pend-Nameh du Cahib-Nameh et ses

autres poeacutesies offrent agrave lrsquoesprit et agrave lrsquoacircme du lecteur oriental les lettreacutes franccedilais nrsquoont

appreacutecieacute qursquoun nombre limiteacute Crsquoest dire que lrsquoon nrsquoa presque pas peacuteneacutetreacute encore

profondeacutement le sens de ses visions

Quoi qursquoil en soit depuis la deuxiegraveme moitieacute du XXe siegravecle on lit de moins en moins

Saadi en France Il est certain que les influences eacutetrangegraveres nrsquoagissent presque jamais

autrement que dans un sens conforme aux tendances de la litteacuterature drsquoun pays Et celles-

ci agrave leur tour sont en rapport avec le contexte social et politique dans lequel elles

eacutevoluent Les œuvres issues drsquoun autre systegraveme de civilisation sont adapteacutees avec plus ou

moins de fideacuteliteacute agrave lrsquoesprit au goucirct aux habitudes nationales Chaque geacuteneacuteration

drsquoeacutecrivains leur precircte ses ideacutees leur communique ses sentiments les enrichit drsquoapports

nouveaux Quant agrave Saadi il semble que les intellectuels franccedilais contemporains ne trouvent

306

pas dans ce doux moraliste au bon sourire de bonnes sources drsquoinspirations ni une

estheacutetique conforme agrave leur goucirct moderne

Une chose est sucircre crsquoest que Saadi nrsquoa pas encore perdu tous ses lecteurs en France

Bien que lrsquoon le lise de moins en moins ces derniegraveres deacutecennies on est heureusement

teacutemoin de la reacuteeacutedition reacutecente moindre soit-elle de son Gulistan Les derniegraveres en date

sont celle de lrsquoeacutedition Auzou en 2004 et celle de la traduction drsquoOmar Ali Shah en 2008

(eacuted A Michel) anneacutee de la reacutedaction de cette thegravese Aussi les liens unissant les deux

litteacuteratures ou mieux dire les deux cultures franccedilaise et iranienne sont-ils trop forts pour

qursquoils laissent dans un oubli total un poegravete dont lrsquohumanisme est universellement et

unanimement reconnu et dont les vers sont engraveacutes agrave lrsquoentreacutee de lrsquoimmeuble de

lrsquoOrganisation des Nations Unies

Or les recherches sur la litteacuterature iranienne en France se sont continueacutees et se

continueront fort probablement toujours Une nouvelle et preacutecieuse traduction du Divan de

Hafez par Ch-H de Foucheacutecour vient drsquoecirctre publieacutee aux eacuteditions Verdier il y a deux ans

Il manque cependant en France des recherches critiques sur la fortune litteacuteraire de chacun

des grands poegravetes iraniens Notre travail ainsi arriveacute agrave son terme il pourrait nrsquoecirctre qursquoun

commencement pour drsquoautres eacutetudes car comme lrsquoa dit Saadi

Ce livre est arriveacute agrave ses termes le reacutecit reste toujours inacheveacute

Il en faut plus drsquoune centaine et il nrsquoen sera cependant jamais assez dit

دبغقیست چنغ دآمددایندلفتردحکغیتده بهدپغیغ

بهدصددلفتردناغیددگفتدحسبداگحغلدماتغقغ

307

BIBLIOGRAPHIE

I ŒUVRES DE SAADI - EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS DU GULISTAN Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses composeacute par Sadi prince des poegravetes turcs et persans traduit en franccedilais par Andreacute Du Ryer sieur de Malezair Paris A de Sommaville 1634 Musladini Sadi Rosarium politicum sive amoenum sortis humanae theatrum de persico in latinum versum necessariisque notis illustratum a Georgio Gentio Amsterdam Blaeu 1651 (Texte persan en caractegraveres naskhi et traduction latine)

Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses traiteacute des mœurs des rois traduit par drsquoAlegravegre drsquoapregraves Queacuterard Paris par les Compagnies des libraires 1704 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses Traiteacute des Mœurs des Rois composeacute par Musladini Saadi Prince des Poeumltes Persiens traduit par M [drsquoAlegravegre] Seconde partie Paris Prault 1737 Essay historique sur la leacutegislation de la Perse preacuteceacutedeacute de la traduction complegravete du Jardin des Roses de Sacircdy par M lrsquoabbeacute Jacques Gaudin Paris Le Jay1789 (reacuteeacutediteacute en 1791 agrave Paris Volland)

Gulistan le parterre de fleurs du Cheiumlkh Moslih-eddin Sacircdi de Chiraz Eacutedition

autographique publieacutee par M N Semelet Paris Imprimerie de M J Cluis 1828

Texte persan

Gulistan ou le parterre de fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz traduit litteacuteralement sur lrsquoeacutedition autographique du texte publieacute en 1828 avec des notes historiques et grammaticales par N Seacutemelet membre de la Socieacuteteacute de Paris Deacutedieacute au Roi Paris Imprimerie Royale 1834 Gulistan ou le Parterre de Roses traduit du persan et accompagneacute de notes historiques geacuteographiques et litteacuteraires par Charles Defreacutemery Paris Firmin-Didot fregraveres fils et Cie 1858 Le Jardin des Roses traduit par Franz Toussaint preacuteface de la Comtesse de Noailles Paris A Fayard 1913 Le Jardin des roses et des fruits traduit du persan par Franz Toussaint avec une preacuteface de la Comtesse de Noailles et orneacute de compositions dessineacutees et graveacutees par Andreacute Deslignegraveres Paris C Aveline 1927

308

Le Jardin des roses traduit du persan par J Gaudin illustreacute par Henry Chapront preacuteceacutedeacute drsquoune notice sur Saadi signeacutee Silvestre de Sacy Paris Eacuteditions du Pot Casseacute 1930 Saacircdi Le Jardin des roses traduit par Franz Toussaint Preacutelude drsquoAlexandre Guinle Preacuteface de la Comtesse de Noailles Paris H Piazza 1935 Sheikh Muslihudicircn Saadi Shirazi Le Jardin de roses traduction et preacuteface de Omar Ali Shah premiegravere eacutedition Paris A Michel 1966 (Nouvelle eacutedition en 1991 derniegravere eacutedition en 2008) Gulistan Le Jardin des Roses de Saadi Texte inteacutegral du Gulistan Nouvelle version franccedilaise avec introduction et nombreuses notes par Pierre Seghers Eacuteditions Seghers Paris 1976

Le Jardin des roses Paris Lidis sd Le Jardin des roses Paris Auzou 2004 - EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS DU BOUSTAN

Le Boustan de Sadi texte persan avec un commentaire persan publieacutehellip par Ch H [Charles-Henri] Graf Vienne Imprimerie Impeacuteriale 1858

Le Boustan poegraveme persan de Seacutersquoeacutedi traduit de lrsquooriginal par J B Nicolas premiegravere partie Paris 1869 Le Boustan ou Verger poegraveme persan de Saadi traduit pour la premiegravere fois en franccedilais avec une introduction et des notes par A C Barbier de Meynard Paris E Leroux 1880

Jardin des Fruits traduit du persan par Franz Toussaint preacuteface de la Comtesse de Noailles Paris Mercure de France1913 Saadi Kolliyacirct کلیغت (Œuvres Complegravetes) par Mohammad-Ali Foroughi Teacuteheacuteran Editions Negah 1994 Saadi Kolliyacirct کلیغت (Œuvres Complegravetes) eacutedition eacutetablie par Baha ed-Din Khorramshahi drsquoapregraves la version de Mohammad Ali Foroughi Teacuteheacuteran Editions Doustan 2002

309

II BIBLIOGRAPHIE GEacuteNEacuteRALE AGHAYANI TCHAVOSHI Djarsquofar laquo Mysticisme de Sarsquodi raquo in Luqmacircn Annales des Presses Universitaires drsquoIran 6egraveme anneacutee ndeg 1 automne-hiver 1989-90 pp 71-86 AGHAYANI TCHAVOSHI Djarsquofar laquo Eacutetude critique de lrsquoEssai sur le poegravete Saadi de Henri Masseacute raquo in Luqmacircn Annales des Presses Universitaires drsquoIran 4egraveme anneacutee ndeg 2 printemps-eacuteteacute 1988 pp 65-78 AGUETTANT Louis Victor Hugo poegravete de la Nature Paris lrsquoHarmattan 2000

AZAD Hoceyne Les Perles de la couronne choix de poeacutesies de Bacircbacirc Feacuteghacircni traduites pour la premiegravere fois du persan Paris E Leroux 1903 AZAD Hoceyne La Roseraie du savoir choix de quatrains mystiques tireacutes des meilleurs auteurs persans traduits pour la premiegravere fois en franccedilais avec une introduction et des notes

critiques litteacuteraires et philosophiques par Hoceyne Azad Leyde E J Brill 1906

AZAD Hoceyne LrsquoAube de lrsquoespeacuterance choix de poeacutesies tireacutees des meilleurs auteurs persans coordonneacutees et traduites pour la premiegravere fois en franccedilais publieacute avec une introduction et des notes par Hoceyne Azad Leyde E J Brill et Paris

E Guilmoto 1909

AZAD Hoceyne Guecircpes et papillons choix drsquoeacutepigrammes et de madrigaux tireacutes des auteurs persans Traduits pour la premiegravere fois en franccedilais par Hoceyne Azad Paris E Leroux 1916 BALZAC Honoreacute de Le Lys dans la valleacutee Paris Calmann- Leacutevy 1875 BALZAC Honoreacute de La Fille aux yeux drsquoor Paris Calmann-Leacutevy 1876 BALZAC Honoreacute de La Comeacutedie humaine tome IX Paris Gallimard 1978 BAMMATE Haiumldar (Georges Rivoire) Visages de lrsquoIslam Lausanne Librairie Payot 1946 BARBIER DE MEYNARD Charles-Adrien-Casimir laquo Le Gulistan ou le Parterre de Roses par Sarsquodi traduit du persan par C Defreacutemery Paris Didot 1858 1 vol in 12 raquo in Journal Asiatique Ve seacuterie tome XII Paris Imprimerie Impeacuteriale 1858 pp 599-604 BARBIER DE MEYNARD Charles-Adrien-Casimir La Poeacutesie en Perse Paris Ernest Leroux 1877 BARCHILON Jacques Le Conte merveilleux franccedilais de 1690 agrave 1790 cent ans de feacuteerie et de poeacutesie ignoreacutees de lrsquohistoire litteacuteraire Genegraveve Slatkine 1978 BARREgraveS Maurice Les Deacuteracineacutes Paris E Fasquelle 1897

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BARTHEROY Jean Eloge de Andreacute Cheacutenier meacutemoire couronneacute par lrsquoAcadeacutemie franccedilaise Paris A Colin 1901 BEAUDERON DE SEacuteNECEacute Antoine Œuvres posthumes de Seacuteneceacute Paris P Jannet 1855 BEAUMARCHAIS Jean-Pierre de COUTY Daniel REY Alain Dictionnaire des eacutecrivains de langue franccedilaise Paris Larousse 1994

BIBESCO Marthe Lucie Lahovary Les Huit paradis Paris Hachette 1908 BLANCHET Franccedilois (Abbeacute) Apologues et contes orientaux par lrsquoauteur des varieacuteteacutes morales et amusantes Paris Debure fils aicircneacute 1784 BLANCHET Franccedilois (Abbeacute) Contes orientaux par lrsquoabbeacute Blanchet nouvelle eacutedition revue et deacutedieacutee agrave la jeunesse par Mademoiselle S U Treacutemadeure Paris chez Lefuel sd (probablement vers 1830) BOILLEAU Anne-Marie Liaison et liaisons dans les lettres de Diderot agrave Sophie Volland Paris H Champion 1999 BONNEROT Olivier H La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle Paris - Genegraveve Champion - Slatkine 1988 BRET Antoine Fables Orientales et poeacutesies diverses par Monsieur B Aux Deux-Ponts agrave lrsquoImprimerie Ducale 1772 CARDONNE Denis-Dominique Meacutelanges de litteacuterature orientale traduits de diffeacuterents manuscrits turcs arabes et persans de la bibliothegraveque du Roi Paris Heacuterissant le fils 2 volumes1770 CARRA DE VAUX Bernard (Baron) Les Penseurs de lrsquoIslam tomes III et IV Paris Librairie Paul Geuthner 1923 CAYLUS Anne Claude Philippehellip (comte de) Contes Orientaux tireacutes des Manuscrits de la Bibliothegraveque du Roy de France La Haye 1743 CAZENTRE Thomas Gide lecteur la litteacuterature au miroir de la lecture Paris eacuteditions Kimeacute 2003

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CHARDIN Jean Journal du voyage du Chevalier Chardin en Perse amp aux Indes Orientales par la Mer Noire amp par la Colchide Londres Chez Moyse Pitt 1686 CHARDIN Jean Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de lOrient nouvelle eacutedition par L Langlegraves Paris le Normant 1811 CHAUVIN Victor Bibliographie des ouvrages arabes ou relatifs aux Arabes tome II Liegravege H Vaillant-Carmanne 1892 CHAYBANY Jeanne Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe Teacuteheacuteran Imprimerie du Ministegravere du lrsquoInformation (Paris P Geuthner) 1971 CHEacuteNIER Andreacute Œuvres posthumes drsquoAndreacute Cheacutenier revues corrigeacutees et mises en ordre par D Ch Robert Paris Guillaume Libraire 1826 CHEacuteNIER Andreacute Œuvres ineacutedites de Andreacute Cheacutenier publieacutees drsquoapregraves les manuscrits originaux par Abel Lefranc Paris Edouard Champion 1914 CITRON Pierre Dans Balzac Paris Seuil 1986 CORPECHOT Lucien Souvenirs drsquoun journaliste tome II Barregraves-Bourget Paris Plon 1936 COUPEacute DE SAINT-DONAT Alexandre-Auguste-Donat-Magloire (chevalier) Fables du chevalier Coupeacute de Sanit-Donat 3egraveme eacuteditionhellip suivie drsquoune petite galerie des fabulistes anciens et modernes Paris Rousselon 1825 DAULIER DESLANDES Andreacute Les Beautez de la Perse ou ce qursquoil y a de plus curieux dans ce royaumehellip par le sieur A D D V Paris chez Gervais Clouzier 1673 DEFREacuteMERY Charles laquo Le Boustan de Sarsquodi texte persan avec un commentaire persan raquo in Journal Asiatique t 74 1858

DESBORDES-VALMORE Marceline Poeacutesies ineacutedites de Mme Desbordes-Valmore publieacutees par M Gustave Reacutevilliod Genegraveve imprimerie de J Fick 1860 DESBORDES-VALMORE Marceline Les Œuvres poeacutetiques eacutedition complegravete eacutetablie et commenteacutee par M Bertrand Tome I et II Grenoble Presses universitaires de Grenoble 1973

DIDEROT Denis Œuvres complegravetes Paris 1876 DIDEROT Denis Correspondance tome V Paris Editions Robert Laffont 1997 DIDEROT Denis Œuvres tome I Philosophie eacutedition eacutetablie par Laurent Versini Paris Editions Robert Laffont 1944 DIDEROT Denis Encyclopeacutedie ou Dictionnaire raisonneacute des sciences des arts et des meacutetiers volume 14 Stuttgart Bad Cannstatt 1967

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FEacuteNELON Franccedilois de Salignac de La Mothe Fables composeacutees pour lrsquoeacuteducation du duc de Bourgogne par Feacutenelon nouvelle eacuteditionhellip Paris Belin-Mandar 1841 FOUCHEacuteCOUR Charles-Henri de Moralia les notions morales dans la litteacuterature persane du 3e9e au 7e13e siegravecle Paris Editions Recherche sur les Civilisations 1986 FOUINET Ernest La Caravane des morts 2 volumes Paris Masson et Duprey 1836 FRANDON Ida-Marie LrsquoOrient de Maurice Barregraves Genegraveve Droz 1952 FREacuteRON Elie-Catherine laquo Lettre agrave M Voltaire sur Sadi ceacutelegravebre poegravete persan raquo in Anneacutee Litteacuteraire Amsterdam chez Michel Lambert tome VIII 1760 pp 335-349 FREacuteRON Elie-Catherine Les Confessions de Freacuteron sa vie souvenirs intimes et anecdotiqueshellip recueillis et annoteacutes par Charles Bartheacutelemy Paris Charpentier 1876

GALLAND Antoine Les Paroles remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux [1egravere eacuted 1694] Paris Maisonneuve et Larose 1999 GALLAND Antoine Les Mille et une nuit Contes arabes traduits en franccedilais par Mr

Galland tome I Paris Vve de C Barbin 1704 GARCIN DE TASSY Joseph Heacuteliodore laquo Saadi Auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal Asiatique IVe seacuterie tome I Paris 1843 pp 5-27 GIDE Andreacute Correspondance 1895-1950 Andreacute Gide Andreacute Ruyters Lyon Presses Universitaires de Lyon 1990

GIDE Andreacute Journal Eacutedition eacutetablie preacutesenteacutee et annoteacutee par Eacuteric Marty tome1 (1887-1925) Paris Gallimard 1996 GIDE Andreacute Essais critiques eacutedition preacutesenteacutee eacutetablie et annoteacutee par Pierre Masson Paris Gallimard 1999 GIDE Andreacute Preacutetextes reacuteflexions sur quelques points de litteacuterature et de morale Paris Mercure de France 1913 GRAY Floyd Le Style de Montaigne Paris Librairie Nizet 1967

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GUILLOT DE SAIX Leacuteon Monsieur Beacutebeacute fables reacutecits fantaisies monologues saynegravetes pour dire et pour lire par tous et pour tous 2e eacutedition revue et corrigeacutee Paris Maison de la bonne chanson 1911 GUILLOT DE SAIX Leacuteon Fables Chagny-n-Bourgogne Editions du Cep Bourgogne 1938 GUILLOT DE SAIX Leacuteon Au jardin de Saadi Paris La Revue moderne 1960 GUILLOT DE SAIX Leacuteon Fables de ma Fontaine Paris La Revue moderne s d HADIDI Javad De Sarsquodi agrave Aragon lrsquoaccueil fait en France agrave la litteacuterature persane Editions Internationales Alhoda Teacuteheacuteran 1999 HADIDI Javad laquo Les Origines persanes de Zadig roman philosophique de Voltaire raquo in Luqmacircn 4egraveme anneacutee ndeg 1 automne-hiver 1987-88 pp 51-68 HAFEZ DE CHIRAZ Le Divacircn Œuvre lyrique drsquoun spirituel en Perse au XIVe siegravecle Introduction traduction du persan et commentaire par Charles-Henri De Foucheacutecour Paris Verdier 2006 HAMELIN Ernest La Litteacuterature orientale en France au XVIIe et au XVIIIe siegravecle Le Gulistan de Sadi et sa traduction du persan en provenccedilal Montpellier imprimerie de Hamelin fregraveres 1888 HEARN Lafcadio Feuilles eacuteparses de la litteacuteratures eacutetranges histoires reconstruites drsquoapregraves les livres des Anvari-Soheumlili Baital-Pachisi Mahabharata Pantchatantra Gulistan Talmud Kalewala traduits de lrsquoanglais par Marc Logeacute Paris Mercure de France 1910 HERBELOT DE MOLAINVILLE Bartheacutelemy de Bibliothegraveque Orientale ou Dictionnaire universel contenant geacuteneacuteralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de lrsquoOrient Paris Compagnie des libraires 1697 HONARMANDI Hassan Andreacute Gide et la litteacuterature persane recherche sur les sources persanes de lrsquoœuvre de Gide Teacuteheacuteran Publications de la Ministegravere de la culture et des Arts 1973 HUART Cleacutement Imbault Litteacuterature arabe Paris A Colin 1902 HUGO Victor La Leacutegende des Siegravecles Paris Hachette 1921 HUGO Victor Les Orientales Eacutedition critique par Eacutelisabeth Barineau Paris Marcel Didier 1952 HUGO Victor Œuvres poeacutetiques Paris Gallimard 1964

HUREacute Jacques laquo Un siegravecle de preacutesence iranienne dans le reacutecit franccedilais 1872-1963 (Des Nouvelles Asiatiques au Fou drsquoElsa) in Luqmacircn 8egraveme anneacutee ndeg 1 1991-92 pp

314

IBN SHARF Hassam Bibliothegraveque choisie de contes orientaux et fables persanes Paris eacuteditions 00h00 2000

JEANSON Francis Montaigne par lui-mecircme Paris Seuil 1966 JOUKOVSKY Franccediloise Montaigne sans commencement et sans fin Paris GF Flammarion 1998 LA CROIX Baude de Eacutetrennes du Parnasse avec meacutelanges de litteacuterature franccedilaise et eacutetrangegravere Paris chez Belin 1790 LA FONTAINE Jean de Œuvres complegravetes tome 1 Fables contes et nouvelles Paris Gallimard 1991 LAMENNAIS Feacuteliciteacute de Paroles drsquoun croyant Liegravege chez les principaux libraires 1834 LANSON Gustave et TUFFRAU Paul Manuel drsquoHistoire de la Litteacuterature Franccedilaise Paris Hachette 1931 LE BAILLY Antoine-Franccedilois Fables nouvelles suivies de poeacutesies fugitives Paris chez Cailleau 1784 LE BAILLY Antoine-Franccedilois Fables nouvelles de M A-F Le Bailly diviseacutees en quatre livres et faisant suite au volume publieacute en 1811 Paris Le Normant 1813 LE BAILLY Fables de M Le Bailly quatriegraveme eacutedition Paris chez J L J Briegravere 1823 LEVY Reuben Introduction agrave la Litteacuterature Persane G-P Maisonneuve et Larose Paris 1973 MARTINO Pierre LrsquoOrient dans la litteacuterature franccedilaise au XVIIe et au XVIIIe siegravecle Paris Hachette 1906 MASSEacute Henri Eacutessai sur le poegravete Saadi Paris Paul Geuthner 1919 MICHAUD Joseph-Franccedilois Histoire des Croisades 4egraveme eacutedition tome III Paris chez Aimeacute Andreacute Libraire 1826 MONTAGNE Edouard Les Leacutegendes de la Perse Paris E Bouillon 1890 MONTAIGNE Michel Eyquem de Les Essais Paris Arleacutea 2002 MONTHERLANT Henry de Aux fontaines du deacutesir Paris 1927 MONTHERLANT Henry de Le Songe Paris Plon 1930 MONTHERLANT Henry de Mors et vita Paris Bernard Grasset 1932 MONTHERLANT Henry de Encore un instant de bonheur Paris Bernard Grasset 1934

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MONTHERLANT Henry de LrsquoEacuteventail de fer Paris Flammarion 1944 MONTHERLANT Henry de Essais Paris Gallimard 1963 MONTHERLANT Henry de Coups de soleil Paris Gallimard 1976 MORNET Daniel La Penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle Paris Armand Colin 1969 MUSSET Alfred de Œuvres complegravetes en prose Paris Librairie Gallimard 1960 MUSSET Alfred de Œuvres complegravetes Paris Charpentier

MUSSET Alfred de Meacutelanges de litteacuterature et de critique Paris Charpentier 1867 NOAILLES Anna de Les Eacuteblouissements Paris 1907 NOAILLES Anna de De la Rive drsquoEurope agrave la rive drsquoAsie Paris Dorbone-Aineacute 1913 NOAILLES Anna de LrsquoOffrande choix et preacutesentation par Philippe Giraudin Paris Orpheacutee La Diffeacuterence 1991 NOAILLES Anna de Correspondance 1901- 1923 Anna de Noailles ndash Maurice Barregraves eacutedition eacutetablie preacutesenteacutee et annoteacutee par Claude Mignot-Ogliastri Paris lrsquoInventaire 1994 ORIEUX Jean La Fontaine Paris Flammarion 2000 PARIS Gaston Leacutegendes du moyen acircge 3egraveme eacutedition Paris Hachette 1908 PERCHE Louis Anna de Noailles Paris Eacuteditions Pierre Seghers 1964

POISSON DE LA CHABEAUSSIEgraveRE Auguste-Eacutetienne-Xavier Gulistan ou le Hulla de Samarcande opeacutera-comique en trois actes Paris Mme Masson 1805 POISSON DE LA CHABEAUSSIEgraveRE Auguste-Eacutetienne-xavier Apologues moraux imiteacutes pour la plupart de Saadi le Persan Paris imprimerie de Plassan sd [1814]

PROUST Jacques laquo Diderot savait-il aussi le persan raquo in Revue de litteacuterature compareacutee ndeg 1 janvier-mars 1958 Paris Librairie Marcel Didier pp 94-96 PROUST Jacques Diderot et lrsquoEncyclopeacutedie Amiens Edgar Malfegravere 1928 REacuteGNIER Henri de Le Miroir des heures 2egraveme eacutedition Paris Mercure de France 1910 REacuteGNIER Henri de Les Cahiers ineacutedits 1887-1936 eacutedition eacutetablie par David J Niederauer et Franccedilois Broche Paris Pygmalion Geacuterard Watelet 2002 RENAN Ernest laquo Rapport sur les travaux du conseil de la Socieacuteteacute Asiatique pendant lrsquoanneacutee 1879-1880 fait agrave la seacuteance annuelle de la Socieacuteteacute le 30 juin 1880 par M Ernest renan raquo in Journal Asiatique VIIe seacuterie tome XVI Paris Juillet 1880 pp 12-74

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RICHARD Francis laquo Aux origines de la connaissance de la langue persane en France raquo in Luqmacircn Annales des Presses Universitaires drsquoIran troisiegraveme anneacutee ndeg 1 automne-hiver 1986-87 pp 23-42 SAINTE-BEUVE Charles Augustin Causeries du Lundi 3egraveme eacutedition tome XIV Paris Garnier SAINTE-BEUVE Charles-Augustin Les Cahiers de Sainte-Beuve suivis de quelques pages de litteacuterature antique Paris A Lemerre 1876 SAINT LAMBERT Jean Franccedilois de Les Saisons poegravemes par Saint-Lambert Piegraveces fugitives ndash Fables orientales Amsterdam Pissot 1769 SAINT LAMBERT Jean-Franccedilois de Fables orientales de M de S Lambert auteur des laquo Saisons raquo Nouvelle eacutedition augmenteacutee de penseacutees tireacutees de livres chinois arabes persans turcs espagnols latins et franccedilais hellip Avignon chez Franccedilois Seguin 1773

SAMSAMI Nayereh LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise Paris PUF 1936 SCHNYDER Peter Preacutendashtextes Andreacute Gide et la tentation de la critique Paris Montreacuteal Turino etc lrsquoHarmattan 2001 SILVESTRE DE SACY Antoine-Isaac Meacutelanges de litteacuterature orientale preacuteceacutedeacutes de lrsquoeacuteloge de lrsquoauteur par M le Duc de Brogile Paris E Ducrocq 1861 SIPRIOT Pierre Montherlant sans masque tome I lrsquoEnfant prodigue 1895-1932 Editions Robert Laffont Paris 1982 STAEumlL-HOLSTEIN Germaine de Delphine 2 tomes Genegraveve Droz 1987 TALLEMANT DES REacuteAUX Geacutedeacuteon Les Historiettes de Tallemant des Reacuteaux par M Monmarqueacute tome X troisiegraveme eacutedition Paris Garnier Fregraveres 1875 TANCOIGNE J M Lettres sur la Perse et la Turquie drsquoAsie 2 tomes Paris Nepveu 1819 TAVERNIER Jean-Baptiste Les Six Voyages de Jean Baptiste Tavernier eacutecuyer baron drsquoAubonne qursquoil a fait en Turquie en Perse et aux Indes pendant lrsquoespace de quarante ans amp par toutes les routes que lrsquoon peut tenirhellip Paris Gervais Clouzier 1676 THARAUD Jeacuterocircme et Jean Le Roman drsquoAiumlsseacute Eacuteditions Self Paris 1946 THIBAUDET Albert Montaigne Paris Gallimard 1963 TORABI Dominique laquo La Perse de Bartheacuteleacutemy drsquoHerbelot raquo in Luqmacircn Annales des Presses Universitaires drsquoIran 8egraveme anneacutee ndeg 2 printemps-eacuteteacute 1992 pp 43-58 ANONYME Traditions orientales ou la morale de Sadi ceacutelegravebre poegravete persan Paris chez Cailleau 1762

317

VERNIEgraveRE Paul laquo Deux anecdotes ineacutedites de Diderot raquo in Revue drsquoHistoire Litteacuteraire de la France 57egraveme anneacutee ndeg 3 juillet-septembre 1957 pp 408-410 VOLTAIRE Franccedilois Marie Arouet Les Guegravebres ou la toleacuterance troisiegraveme eacutedition Rotterdam chez Reinier Leers 1769 VOLTAIRE Franccedilois Marie Arouet Candide ou lrsquooptimisme Paris Pocket 1998 VOLTAIRE Franccedilois Marie Arouet Zadig ou la Destineacutee Histoire orientale eacutedition critique avec une introduction et un commentaire par Georges Ascoli 2 volumes Paris Librairie Marcel Didier 1962 VOLTAIRE Franccedilois Marie Arouet Zadig ou la Destineacutee Introduction et notes hellip de V L Saulnier Genegraveve Droz 1965

318

ANNEXE Nous avons reacuteunis dans cette annexe les textes les plus repreacutesentatifs concernant lrsquoinfluence de Saadi sur les

eacutecrivains franccedilais

XVIIe siegravecle

Le Songe drsquoun habitant du Mogol

Jadis certain Mogol vit en songe un vizir

Aux Champs Elysiens possesseur drsquoun plaisir

Aussi pur qursquoinfini tant en prix qursquoen dureacutee

Le mecircme songeur vit en une autre contreacutee

Un ermite entoureacute de feux

Qui touchait de pitieacute mecircme les malheureux

Le cas parut eacutetrange et contre lrsquoordinaire

Minos en ces deux morts semblait srsquoecirctre meacutepris

Le dormeur srsquoeacuteveilla tant il en fut surpris

Dans ce songe pourtant soupccedilonnant du mystegravere

Il se fit expliquer lrsquoaffaire

Lrsquointerpregravete lui dit laquoNe vous eacutetonnez point

Votre songe a du sens et si jai sur ce point

Acquis tant soit peu drsquohabitude

Crsquoest un avis des dieux Pendant lrsquohumain seacutejour

Ce vizir quelquefois cherchait la solitude

Cet ermite aux vizirs allait faire sa courraquo

Si jrsquoosais ajouter au mot de lrsquointerpregravete

Jrsquoinspirerais ici lrsquoamour de la retraite

Elle offre agrave ses amants des biens sans embarras

Biens purs preacutesents du ciel qui naissent sous les pas

Solitude ougrave je trouve une douceur secregravete

Lieux que jrsquoaimai toujours ne pourrai-je jamais

Loin du monde et du bruit goucircter lrsquoombre et le frais

Oh qui mrsquoarrecirctera sous vos sombres asiles

Quand pourront les neuf soeurs loin des cours et des villes

Mrsquooccuper tout entier et mrsquoapprendre des cieux

Les divers mouvements inconnus agrave nos yeux

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Les noms et les vertus de ces clarteacutes errantes

Par qui sont nos destins et nos moeurs diffeacuterentes

Que si je ne suis neacute pour de si grands projets

Du moins que les ruisseaux mrsquooffrent de doux objets

Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie

La Parque agrave filets dor nrsquoourdira point ma vie

Je ne dormirai point sous de riches lambris

Mais voit-on que le somme en perde de son prix

En est-il moins profond et moins plein de deacutelices

Je lui voue au deacutesert de nouveaux sacrifices

Quand le moment viendra drsquoaller trouver les morts

Jrsquoaurai veacutecu sans soins et mourrai sans remords

La Fontaine Fables

Le Poegravete donneacute aux chiens nouvelle persane tireacutee du Gulistan de Saadi

Mais les goujats lrsquoarrecirctent en chemin Il srsquoeacutecria drsquoun ton deacutesespeacutereacute

Et lrsquoempoignant soit dit sans vous deacuteplaire laquo Le ciel sur vous lance tous ses tonnerres

Le mettent nu quasi comme la main [] O Musulmans plus maudits que paiumlens

Autre disgrace un portier agrave moustache Les sceacuteleacuterats ils attachent les pierres

Fort plantureuse exempte du collier Au mecircme temps qursquoils deacutetachent les chiens raquo

Comme il passoit trois leacutevriers deacutetache Le capitaine attentif au spectacle

Tous trois pourvus drsquoun vilain racirctelier De ce bon mot fut juste estimateur

Pille dragon et vite agrave lui Satrape [hellip] Il srsquoattendrit il rit ce fut miracle

Hafis tout nu suoit en plein hiver Rompit ses chiens et deacutelivra lrsquoauteur

LrsquoOrpheacutee arabe agrave voir gueules beacuteantes [hellip] Pour satisfaire agrave sa peine endureacutee

Drsquoun gros caillou cimenteacute par la glace Pour satisfaire agrave sa peine endureacutee

Pour se deacutefendre il srsquoeacutetoit empareacute Avec excuse il lrsquoadmit au festin

Mais nrsquoayant pu lrsquoarracher de sa place Il lui donna belle robe foureacutee

Et lui rendit tout son pauvre butin

Antoine Bauderon de Seacuteneceacute

Œuvres posthumes de Seacuteneceacute

Un Espagnol du royaume de Murcie pays fort chaud venu en France lrsquohiver comme il passoit par un

village les chiens aboyegraverent apregraves lui il voulut prendre une pierre il trouva qursquoelle tenoit agrave cause de la

geleacutee laquo Peste du pays dit-il on y attache les pierres et on y lacircche les chiens

Geacutedeacuteon Tallemant des Reacuteaux

Les Historiettes de Tallemant des Reacuteaux

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XVIIIe siegravecle

EacutePITRE DEacuteDICATOIRE Agrave LA SULTANE SHERAA

PAR SADI

Le 18 du mois de Schewal Lrsquoan 837 de lrsquoheacutegire

Charme des prunelles tourment des coeurs lumiegravere de lrsquoesprit je ne baise point la poussiegravere de vos

pieds parce que vous ne marchez guegravere ou que vous marchez sur des tapis drsquoIran ou sur des roses Je

vous offre la traduction drsquoun livre drsquoun ancien sage qui ayant le bonheur de nrsquoavoir rien agrave faire eut

celui de srsquoamuser agrave eacutecrire lrsquohistoire de Zadig ouvrage qui dit plus qursquoil ne semble dire Je vous prie de le

lire et drsquoen juger car quoique vous soyez dans le printemps de votre vie quoique tous les plaisirs vous

cherchent quoique vous soyez belle et que vos talents ajoutent agrave votre beauteacute quoiqursquoon vous loue du

soir au matin et que par toutes ces raisons vous soyez en droit de nrsquoavoir pas le sens commun cependant

vous avez lrsquoesprit tregraves sage et le goucirct tregraves fin et je vous ai entendue raisonner mieux que de vieux

derviches agrave longue barbe et agrave bonnet pointu Vous ecirctes discregravete et vous nrsquoecirctes point deacutefiante vous ecirctes

douce sans ecirctre faible vous ecirctes bienfaisante avec discernement vous aimez vos amis et vous ne vous

faites point drsquoennemis Votre esprit nrsquoemprunte jamais ses agreacutements des traits de la meacutedisance vous ne

dites de mal ni nrsquoen faites malgreacute la prodigieuse faciliteacute que vous y auriez Enfin votre acircme mrsquoa toujours

paru pure comme votre beauteacute Vous avez mecircme un petit fonds de philosophie qui mrsquoa fait croire que vous

prendriez plus de goucirct qursquoune autre agrave cet ouvrage drsquoun sage

Il fut eacutecrit drsquoabord en ancien chaldeacuteen que ni vous ni moi nrsquoentendons On le traduisit en arabe

pour amuser le ceacutelegravebre sultan Ouloug-beg Crsquoeacutetait du temps ougrave les Arabes et les Persans commenccedilaient agrave

eacutecrire des Mille et Une Nuits des Mille et Un Jours etc Ouloug aimait mieux la lecture de Zadig mais

les sultanes aimaient mieux les Mille et Un Comment pouvez-vous preacutefeacuterer leur disait le sage Ouloug

des contes qui sont sans raison et qui ne signifient rien Crsquoest preacuteciseacutement pour cela que nous les aimons

reacutepondaient les sultanes

Je me flatte que vous ne leur ressemblerez pas et que vous serez un vrai Ouloug Jrsquoespegravere mecircme que

quand vous serez lasse des conversations geacuteneacuterales qui ressemblent assez aux Mille et Un agrave cela pregraves

qursquoelles sont moins amusantes je pourrai trouver une minute pour avoir lrsquohonneur de vous parler raison

Si vous aviez eacuteteacute Thalestris du temps de Scander fils de Philippe si vous aviez eacuteteacute la reine de Sabeacutee du

temps de Soleiman crsquoeussent eacuteteacute ces rois qui auraient fait le voyage

Je prie les vertus ceacutelestes que vos plaisirs soient sans meacutelange votre beauteacute durable et votre

bonheur sans fin SADI

Voltaire Zadig ou la Destineacutee

Lettre agrave M de Voltaire sur Sadi ceacutelegravebre Poegravete Persan

321

Vous avez Monsieur le talent heureux de rapprocher les choses les plus eacuteloigneacutees et les plus disparates

A la tecircte de vos admirables Annales de lrsquoEmpire Germanique vous rapportez un passage de Sadi Poegravete

Persan sur la puissance de lrsquoEtre suprecircme vous avez mecircme eu la complaisance de le traduire en vers blancs

et il faut avouer que cette citation est bien placeacutee agrave propos drsquoune Histoire drsquoAllemagne Tout le monde agrave ce

sujet ne pensera peut-ecirctre pas comme moi mais quelque soit lrsquoopinion drsquoautrui jrsquoai trouveacute ce passage

sublime et il mrsquoa inspireacute la curiositeacute drsquoen connaicirctre plus particuliegraverement lrsquoauteur Jrsquoai fait des recherches qui

mrsquoont reacuteussi agrave ce que je crois Permettez-moi de vous en faire part A qui puis-je mieux adresser la vie drsquoun

grand poegravete qursquoagrave M de Voltaire grand Poegravete lui-mecircme

Saadi ou Sadi reccedilut le jour agrave Ispahan vers le milieu du treiziegraveme siegravecle de notre Ere Il eacutetait comme

vous lrsquoavez dit Monsieur contemporain du Dante Il fut un des plus beaux esprits qursquoait produits la Perse

Degraves sa plus tendre enfance il brucircla de lrsquoinsatiable deacutesir de tout savoir et de tout reacutepeacuteter il avait du talent

lrsquoardeur du travail et de la faciliteacute Il conccedilut drsquoabord le noble dessein de surpasser tous les Poegravetes Tragiques

qui lrsquoavaient devanceacute la Perse en compte trois qui seront toujours les maicirctres du Theacuteacirctre Sadi composa

donc des drames ougrave lrsquoon rencontre des morceaux brillants quelquefois du patheacutetique du touchant ce que

nous appelons parmi nous des tirades mais point drsquoensemble un style deacutecousu ineacutegal qui tient de lrsquoeacutepique

et du familier de belles scegravenes qui ne sont point ameneacutees des plans vicieux de lrsquoesprit et nul jugement

crsquoest ce qursquoon peut penser du Theacuteacirctre de Sadi

Il ne se borna pas agrave ce genre il emboucha la trompette de lrsquoEpopeacutee il eacutecrivit un poegraveme en lrsquohonneur

drsquoun des premiers Heacuteros de la nation persane On admira dans cet ouvrage beaucoup de beaux vers mais

lrsquoarrecirct des connaisseurs de son temps confirmeacute par la Posteacuteriteacute est que ce Poegraveme Epique nrsquoest ni Poegraveme ni

Epopeacutee que crsquoest plutocirct une histoire mise en vers ouvrage deacutenueacute drsquoinvention de poeacutesie de chaleur en un

mot il est prouveacute que Lucain mecircme le dernier des Eoegravetes Epiques est dans cette partie bien supeacuterieur agrave

Sadi

Notre eacutecrivain audacieux agrave lrsquoacircge de pregraves de quarante-trois ans comme par une inspiration divine se

jeta agrave corps perdu dans la Philosophie voulut peacuteneacutetrer le sanctuaire de la nature chercha mecircme agrave deviner

lrsquoeacutenigme de notre ecirctre et finit par se faire siffler

Lrsquoesprit humain connaicirct peu drsquoobstacles quand il est exciteacute par lrsquoamour-propre Bientocirct lrsquoHistoire

ouvrit agrave Sadi sa vaste carriegravere il jeta un coup drsquoœil sur tout lrsquounivers et donna un Essai drsquoHistoire

Universelle On ne trouva pas encore ce titre assez modeste on chercha dans cet ouvrage de la veacuteriteacute de

lrsquoimpartialiteacute des connaissances des rapports des liaisons on fut surpris de ne saisir que quelques traits de

satyre quelques anecdotes suspectes que leur singulariteacute avait rendues preacutecieuses agrave lrsquoauteur car le singulier

eacutetait tout ce qui frappait Sadi quoiqursquoil tranchacirct du Philosophe Il nrsquoy a jamais eu drsquoenfants ni de femmelettes

qui aient recueilli plus avidement que ce Poegravete des contes absurdes et ridicules Il est vrai que son style

ingeacutenieux sans qursquoil fucirct jamais le style du genre faisait illusion les ignorants et les demi-beaux esprits plus

redoutables encore aux lettres que les ignorants mecircmes cette sorte de lecteurs qui ne se donnent jamais la

peine de srsquoarrecircter de reacutefleacutechir de comparer qui jugent souverainement de tout sans avoir rien appris les

gens du beau monde qui nrsquoont tout au plus que des notions superficielles de leurs plaisirs et de leurs

vaudevilles voilagrave ce qui composait la troupe des admirateurs idolacirctres de Sadi Le petit nombre cependant

des hommes de goucirct aussi rare en Perse que le sont les Guegravebres ou adorateurs du feu sacreacute ne se laissa

322

jamais entraicircner agrave ce prestige geacuteneacuteral et ce sont eux qui ont jugeacute Sadi sans que sa meacutemoire en puisse

appeler

Je nrsquoai pas besoin de dire que notre bel-esprit universel produisit encore infiniteacute de poeacutesies leacutegegraveres on

y remarque de lrsquoaisance et lrsquoesprit du jour mais elles sont toutes sur le mecircme ton et peuvent ecirctre reacuteduites agrave

un tregraves mince Recueil

Sadi copiait sans pudeur tous les auteurs qui tombaient sous sa main les Arabes Beacutedouins ne

deacutepouillent pas les caravanes avec autant drsquoaudace Apregraves srsquoecirctre enrichi de vols et de plagiats il finit comme

lrsquoAvare de Plaute qui surprend sa main gauche volant sa main droite il se pilla lui-mecircme Nous avons plus

de vingt volumes de Sadi et il nrsquoy en a pas un qui nous offre une ideacutee neuve il nrsquoavait de lrsquoimagination que

dans lrsquoexpression crsquoest-agrave-dire que chez lui la forme eacutetait tout et le fond nrsquoexistait point On ne sait trop sous

quels traits le caracteacuteriser il a fait nombre de vers et nrsquoa jamais eacuteteacute poegravete parce qursquoen Perse on met une

grande diffeacuterence entre un poegravete et un versificateur On se gardera bien de lrsquoinscrire parmi les Historiens

puisque la veacuteriteacute la premiegravere qualiteacute de lrsquoHistoire ne se trouve pas dans celle de Sadi indeacutependamment de

tous les autres deacutefauts qursquoon lui reproche Quel nom donc lui donner Celui de Philosophe Sadi

Philosophe On aurait couvert de hueacutees quiconque lrsquoeucirct appeleacute ainsi Bel-esprit et quoi encore Bel-esprit

tel est le nom que les eacutecrivains persans srsquoaccordent agrave donner agrave Sadi heureux disent-ils srsquoil eucirct reccedilu de la

nature de lrsquoinvention ce don qursquoont posseacutedeacute tregraves peu drsquohommes sur la terre Homegravere Virgile Lockman Srsquoil

eucirct cultiveacute un seul genre drsquoeacutetude et srsquoil nrsquoeucirct pas confondu le bruit populaire et la reacuteputation solide Lrsquoun

frappe nos oreilles et meurt presqursquoen naissant lrsquoautre croit toujours et nrsquoeacuteprouve jamais de diminution

Vous avez agrave peu pregraves Monsieur une ideacutee de Sadi comme Auteur Pour que le tableau soit complet je

vais vous exposer lrsquoHomme Songez que se sont des traits eacutepars que jrsquoai recueillis de plusieurs historiens je

vos les donne comme le hasard les amegravene sous ma plume

Sadi a reacutepandu dans ses ouvrages un vernis de morale et drsquohumaniteacute qui en impose en faveur de

lrsquoeacutecrivain on serait tenteacute de croire que crsquoeacutetait lrsquoacircme la plus sublime et la plus sensible lrsquoacircme drsquoun demi-

Dieu cependant toutes les histoires du temps nous le repreacutesentent sous des traits bien opposeacutes On preacutetend

que dans sa conduite il ne fut qursquoun homme et un tregraves petit homme affichant dans ses livres le meacutepris de la

renommeacutee de la grandeur de la fortune et dans sa vie priveacutee bas courtisan avide de la gloire la plus

eacutepheacutemegravere et plus encore posseacutedeacute du deacutemon des richesses faisant agrave chaque instant lrsquoeacuteloge de lrsquoamitieacute et ne

pouvant ni meacuteriter ni conserver un ami Le vautour de lrsquoEnvie deacutevorait son cœur elle y versait sans cesse ses

poisons les plus venimeux Sadi se fucirct trouveacute mal agrave la lecture drsquoun couplet de chanson qui eucirct paru passable

il mourait de douleur agrave la vue des bustes drsquoHomegravere et de Virgile il souhaitait ardemment qursquoun second

deacuteluge vicircnt bouleverser ce globe et que ses eacutecrits pussent surnager pour attester agrave la nouvelle terre que Sadi

eacutetait le seul geacutenie qui brillait dans lrsquoancien monde Il ne marchait que par les sentiers tortueux de lrsquointrigue

il faisait jouer maladroitement les ressorts les plus grossiers soit pour immoler agrave sa vengeance quiconque

nrsquoeacutetait pas prosterneacute devant son meacuterite Il meacuteprisait les Grands et il nrsquoy avait point de bassesses de maneacuteges

qursquoil employacirct pour vivre dans leur familiariteacute

La mecircme journeacutee voyait dans Sadi vingt hommes diffeacuterents toujours en contradiction avec son cœur et

son esprit il haiumlssait le soir ce qursquoil avait aimeacute le matin ou plutocirct sa vie eacutetait une eacuteternelle fureur ou un

eacuteternel deacutegoucirct Sa sensibiliteacute allait jusqursquoagrave la petitesse de la creacuteature la lus faible Crsquoeacutetait surtout dans les

querelles litteacuteraires qursquoil donnait au monde des scegravenes pueacuteriles drsquoemportement et de deacuteraison On ne voyait

323

plus en lui qursquoun homme ivre qui srsquoabandonnait agrave tous les eacutecarts de la tecircte la plus deacutereacutegleacutee Il ne rougissait

point de se deacutementir agrave chaque instant qursquoil parlait ou qursquoil eacutecrivait il srsquoen imposait agrave lui-mecircme et tous ses

artifices eacutetaient aperccedilus par les yeux les moins peacuteneacutetrants

Je ne dis rien de son avarice Les Armeacuteniens les Juifs essuyegraverent de sa part des procegraves qui le couvrirent

drsquoopprobre A chaque lune il donnait une nouvelle eacutedition qursquoil deacutesavouait la Lune suivante il vendait du

vin et du bleacute comme il vendait des vers Les Heacutebreux les plus habiles avouaient qursquoils ne posseacutedaient point le

calcul comme lui ils le regardaient avec le respect que des disciples ont pour leur maicirctre Sa vaniteacute eacutetait

insupportable et reacutevoltait agrave la fois le bon sens et lrsquohumaniteacute il porta ce vice jusqursquoagrave la folie jusqursquoagrave la rage

Lrsquoorgueil monstrueux de Caligula nrsquoeacutetait rien en comparaison de lrsquoorgueil de Sadi la la critique la plus

modeacutereacutee lui paraissait un crime digne de mort et cependant ce ne fut qursquoagrave la Critique qursquoil dut le peu de

correction et de beauteacutes reacuteelles qui se trouvent quelquefois dans ses eacutecrits

Sa meacutechanceteacute lui attira plusieurs humiliations cruelles une entre autre de la part drsquoun officier persan

qui se vengea de ses propos satyriques avec une arme moins funeste agrave la veacuteriteacute mais moins noble que lrsquoeacutepeacutee

Sadi outreacute de ce vil chacirctiment srsquoavisa drsquoen porter ses plaintes au Vizir Il se jeta agrave ses genoux en lui

criant justice justice Le Vizir qui savait lrsquoaventure lui reacutepondit froidement Legraveve-toi on te lrsquoa faite

Lrsquoacircge ne fit qursquoaigrir ses humeurs au lieu de les adoucir son inquieacutetude ses eacutetourderies ses

extravagances le brouillegraverent agrave la Cour de son Roi un Monarque voisin de la Perse protecteur et cultivateur

des Arts descendit de son trocircne pour accueillir Sadi avec bonteacute Notre auteur en devint si orgueilleux qursquoon

crut qursquoil avait perdu la tecircte Il manqua de respect et de reconnaissance agrave ce Souverain qui fut obligeacute de le

chasser et il se retira dans une espegravece de deacutesert ougrave il deacuteclama tout agrave son aise contre le genre humain Il avait

joueacute le rocircle drsquoAristippe que les Plaisants de la Gregravece appelaient le chien de cour alors il fit le personnage de

Diogegravene On vit paraicirctre par lui un poegraveme rempli drsquoobsceacuteniteacutes qursquoon ne lui eucirct pas pardonneacute dans sa

premiegravere jeunesse Il avait eacutecrit pendant pregraves de quarante ans que tout eacutetait bien tregraves bien il se mit agrave dire

qursquoil srsquoeacutetait trompeacute et que tout eacutetait au plus mal Apregraves avoir fait plus drsquoune fois dans ses eacutecrits lrsquoeacuteloge des

Mogolistans aux deacutepens des Persans ses compatriotes il chanta la palinodie et finit par dire beaucoup de

mal des premiers Il avait toujours parleacute avec estime des Sages qui lrsquoavaient eacuteleveacute Un de ses Imans srsquoavisa

de ne pas srsquoextasier drsquoadmiration agrave la lecture drsquoun Poegraveme de Sadi ccedilrsquoen fut assez pour que tout le corps des

Imans essuyacirct de sa part un orage affreux de calomnies et drsquoinvectives ils srsquoen vengegraverent en le plaignant et

en priant le ciel de le rendre plus raisonnable

Sadi ne beacutegaya plus que de mauvais vers et ne fit que de se reacutepeacuteter de plus mal en plus mal Il vantait

continuellement les deacutelices de son hermitage ougrave il eacutetait deacutevoreacute drsquoennui le bonheur qursquoil ne goucirctait pas sa

maison de campagne qursquoil appelait son chacircteau et son exil qursquoil deacutecorait du beau nom de repos

philosophique

Il entretenait toujours des relations avec la Capitale et il eacutecrivait souvent agrave deux ou trois admirateurs

beacuteats qui montraient ses lettres et les faisaient imprimer croyant lui faire honneur dans Ispahan ougrave malgreacute

ses cabales et ses amis chaque jour emportait de sa reacuteputation et eacutepaississait sur son nom les teacutenegravebres du

silence

Enfin Sadi finit par dire du mal de la Poeacutesie de lrsquoHistoire de la Philosophie des Auteurs des Rois de

la terre du ciel de lui-mecircme et mourut Les uns preacutetendent qursquoil expira dans un habit de Derviche et qursquoil

dit les choses les plus touchantes sur la vie et sur la vaniteacute Drsquoautres soutiennent qursquoil devint fou et qursquoil crut

324

ecirctre Homegravere Virgile Socrate Platon Quelques-uns veulent qursquoil demanda pardon aux eacutecrivains ses

confregraveres de srsquoecirctre tant estimeacute et drsquoavoir fait si peu de cas de leur meacuterite Il pria neacuteanmoins ses heacuteritiers agrave son

lit de mort de tacirccher drsquoobtenir qursquoil fut inhumeacute dans le tombeau des rois de Perse ce fut sa derniegravere

parole et sa derniegravere sottise Il fut peu regretteacute Les gens de bien le plaignirent drsquoavoir eacuteteacute aussi malheureux

avec des talents de la fortune et de la reacuteputation Les Critiques du temps lui ont laisseacute peu drsquoouvrages qui

soient dignes des eacuteloges du goucirct et de la veacuteriteacute copiste de tous les auteurs il nrsquoa pu servir de modegravele

Ce sont lagrave Monsieur les principaux traits que jrsquoai pu recueillir sur Sadi Tous les eacutecrivains qui en ont

parleacute disent les mecircmes choses mais je ne saurais me persuader que Sadi ait eacuteteacute tel que ces auteurs nous le

deacutepeignent je trouve dans ce portrait des contrastes reacutevoltants Ne penserez-vous pas comme moi qursquoil est

impossible que le mecircme homme ait reacuteuni tant de caractegraveres opposeacutes Je mrsquoen rapporte agrave vos lumiegraveres vous

pouvez juger ce fait historique mieux que personne vous devez connaicirctre ce qursquoest lrsquoacircme drsquoun homme de

geacutenie et si elle est susceptible de pareilles contrarieacuteteacutes Peut-on passer la moitieacute de sa vie agrave peindre dans ses

eacutecrits le neacuteant des biens et des honneurs et lrsquoautre moitieacute agrave se tourmenter pour acqueacuterir ces mecircmes misegraveres

Peut-on vanter lrsquoamitieacute et nrsquoen pas goucircter les charmes Peut-on reacutepandre sur ses vers les charmes mecircmes de

lrsquohumaniteacute et avoir des entrailles drsquoairain exalter agrave tout moment la sagesse la vertu la raison la tranquilliteacute

et sacrifier tout agrave ses accegraves drsquohumeur se montrer tour agrave tour un modegravele drsquoavarice de vengeance de cruauteacute

drsquoorgueil de haine implacable en un mot un tableau changeant de tous les ridicules de tous les vices de

tous les travers Comment Sadi nrsquoouvrit-il pas les yeux au jour de lrsquoacircge et de lrsquoexpeacuterience Comment

nrsquoaima-t-il pas reacuteellement cette demeure champecirctre dont il nous fait la riante description dans ses vers

laquo Quelle diffeacuterence entre ce malheureux Poegravete Persan et vous Monsieur Pardon si je me reacutepands en

louanges sur votre compte et si je fais souffrir votre modestie mais la circonstance et la veacuteriteacute mrsquoarrachent

ces eacuteloges Lrsquoauteur de la Henriade de Meacuterope drsquoAlzire deacuteploie dans la vie priveacutee cette belle acircme qui seule

lui a fait produire des ouvrages si admirables Qui mieux que vous a ceacuteleacutebreacute lrsquoAmitieacute et en eacuteprouve les

douceurs Vous savez pardonner comme Guzman crsquoest dans votre cœur que vous avez puiseacute ces beaux

vers

Et mon Dieu quand ton bras vient de mrsquoassassiner

Mrsquoordonne de te plaindre et de te pardonner

Surtout quelle noblesse dans votre conduite vis-agrave-vis des Grands Ah que la Posteacuteriteacute redira avec

plaisir que lrsquoillustre Voltaire deacutedaigna tous les honneurs qursquoil alla se renfermer au fond drsquoune terre pour y

jouir de la vraie feacuteliciteacute content de porter les noms drsquohomme et drsquohomme de geacutenie noms qui sont aujourdrsquohui

si profaneacutes qursquoen un mot vous vous arrachacirctes des embrassements des rois pour donner agrave lrsquoeacutetude et au

repos les derniers beaux jours drsquoune vie qui fera lrsquoentretien et lrsquoadmiration des siegravecles futurs Jouissez bien

Monsieur de cette tranquilliteacute qui vous est si chegravere et dont votre acircme philosophique connaicirct tout le prix Ne

laissez point eacutechapper votre lyre divine de vos mains appesanties par lrsquoacircge envoyez-nous souvent des

Romans philosophiques aussi ingeacutenieux que Candide des Odes aussi harmonieuses que votre Ode sur la

mort de Madame la Margrave de Bareith Au nom des Arts nrsquoabandonnez pas notre Theacuteacirctre lrsquoEcossaise et

Tancregravede attendent des fregraveres ou des sœurs crsquoest lrsquoexpression de feu M de Boissy Que les histoires que

vous eacutecrirez soient comme toutes celles que vous nous avez donneacutees lrsquoEcole du grand homme du bon

Citoyen du Philosophe eacuteclaireacute de lrsquoamant du genre humain si je puis parler ainsi et puissiez-vous

Monsieur ne mourir qursquoavec vos ouvrages

325

Jrsquoai lrsquohonneur drsquoecirctre etc

Freacuteron Anneacutee litteacuteraire 1760

XIXe siegravecle

Les Roses de Saadi

Jrsquoai voulu ce matin te rapporter des roses

Mais jrsquoen avais tant pris dans mes ceintures closes

Que les nœuds trop serreacutes nrsquoont pu les contenir

Les nœuds ont eacuteclateacute Les roses envoleacutees

Dans le vent agrave la mer srsquoen sont toutes alleacutees

Elles ont suivi lrsquoeau pour ne plus revenir

La vague en a paru rouge et comme enflammeacutee

Ce soir ma robe encore en toute embaumeacutee

Respires-en sur moi lrsquoodorant souvenir

M Desbordes-Valmore Œuvres poeacutetiques

laquo Sadi loin des fleurs eacutecloses

Dans ses beaux jardins persans

Parmi drsquoeacutemouvantes choses

Dans lrsquoexil disait aux vents

laquo Vents vous nrsquoecirctes pas mes roses

Mais vous ecirctes leur encens raquo Lamartine

Lrsquohistoire drsquoun Merle blanc

laquo Oui me reacutepondis le rossignol mais ce nrsquoest pas ce que vous croyez Ma femme mrsquoennuie je ne lrsquoaime

point je suis amoureux de la rose Sadi le Persan en a parleacute Je mrsquoeacutegosille toute la nuit pour elle mais elle

dort et ne mrsquoentend pas Son calice est fermeacute agrave lrsquoheure qursquoil est elle y berce un vieux scarabeacutee et demain

matin quand je regagnerai mon lit eacutepuiseacute de souffrance et de fatigue crsquoest alors qursquoelle srsquoeacutepanouira pour

qursquoune abeille lui mange le cœur

Alfred de Musset

326

XXe siegravecle

Le Prince captif

laquo Je suis Prince Persan et nrsquoai pour tout royaume

Que ce feuillet ougrave je suis peint [hellip]

Puisque agrave cocircteacute de moi ma Princesse fidegravele

Reacuteglant son cheval sur le mien

Ecoute srsquoexalter dans la nuit triste et belle

Le rossignol qui se souvient

Tandis que par respect pour lrsquoamour agrave lrsquooreille

Et tout bas elle me redit

Quelques tendre penseacutee agrave la sienne pareille

DrsquoOmar Khayam ou de Sacircdi raquo

H de Reacutegnier Le Miroir des heures

Le Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur

laquo Jrsquoai lu dans un livre odorant tendre et triste

Dont je sors pleine de langueur

Et maintenant je sais qursquoon le voit qursquoil existe

Le jardin-qui-seacuteduit-le-cœur

Il srsquoeacutetend vers Chiraz au bas de la montagne

Qui porte le nom de Saadi

Mon acircme se peut-il que mon corps trsquoaccompagne

Et vole vers ce paradis raquo

Anna de Noailles Les Eacuteblouissements

laquo Et cela aussi me revient que ma chegravere megravere qui eacutetait si belle racontait le Gulistan ougrave lrsquoon parle toujours

des rossignols des roses et des jasmins tandis que je mrsquoamusais agrave ses pieds avec de jolies boicirctes Elles

eacutetaient eacutetroites et longues on y voyait des cavaliers sur des gazons drsquoun vert tendre poursuivre des jeunes

filles aux longs yeux noirs qui en fuyant retournaient la tecircte Ces boicirctes et ces poeacutesies crsquoest tout ce que je me

rappelle de ma megravere Armeacutenienne de Perse raquo

Maurice Barregraves Les Deacuteracineacutes

laquo Rappelez-vous les vers de Saadi (peut-ecirctre les eacutecrivait-il sur cette berge de lrsquoOronte) laquo Le geacutemissement de

la roue qui eacutelegraveve les eaux suffit pour donner lrsquoivresse agrave ceux qui savent goucircter le breuvage mystique Au

327

bourdonnement drsquoune mouche qui vole le soufi eacuteperdu prend sa tecircte entre ses mains Lrsquoineffable concert ne

se tait jamais dans le monde seulement lrsquooreille nrsquoest pas toujours precircte agrave lrsquoentendre raquo

Maurice Barregraves Un Jardin sur lrsquoOronte

INDEX

N B Puisque les noms de Saadi du Gulistan et du Boustan sont tregraves freacutequemment citeacutes tout au long de notre eacutetude nous ne les avons pas repris dans cet index

A ABBAS (Chah) 47 48 218 260 ABOUBEKR (ABOU BAKR) 22 27 81 91 161 165 221 ABYSSINIE 16 62 ADAM 10 19 85 220 ADDISON 167 168 ALE AHMAD (Jalal) 26 ALEP 16 20 41 136 214 290 ALEXANDRIE 16 48 50 ALGEacuteRIE 287 298 ALLEMAGNE 58 63 67 177 179 320 ANACREacuteON 33 229 ANOUCHIRVAN 15 52132 144 175 ANTIOCHE 281 283 284 ARABIE SAOUDITE 16 132 165 ASIE 16 44 88 116 134 141 144 200 223 249 260 261 272 279 280 284 285 301 ATTAR 128 204 207 246 247 267 275 AURANGZEB 86 AVESTA 163 AZAD (Hoceyne) 244 245 275 276 B BAALBEK (BALBECK) 16 184 185 186 BABA TAHER ORYAN 287 BABYLONE 158 166 170 BAGHDAD (BAGDAD) 11 14 16-19 111 180 212 266 263 BALZAC 27 219 220 BAMMATE (Haiumldar) 37 246 247 BARBIER DE MEYNARD 7 27 31 34 35 45 197 199 203 204 206 222 239 275 276 304

BARREgraveS (Maurice) 237 238 240 245 248 250 251 253 255 269 272-287 294 304 BASSORA 16 110 BAUDERON DE SEacuteNECEacute 101 BAYLE (Pierre) 91 BEHLOUL 110 BERNIER (Franccedilois) 85 86 BIBESCO (princesse) 38 251 252 269 271 279 BIDPAIuml (BIDPAY) 35 58 86 112 114 115 BIGNON (abbeacute) 114 123 BLANCHET (abbeacute) 57 141-147 BOEacuteTIE (La) 61 BORDEAUX 63 67 BOUILLON 94 BOZORGMEHR 144 BRET (Antoine) 131 139-141 BRUCKER (Jacob) 180 181 188 BRUYEgraveRE (La) 67 115 C CAIRE 49 50 66 79 193 CALIGULA 323 CARDONNE (Denis-Dominique) 113 117 131-139 CAcircROUcircN (COREacute) 15 CARRA DE VAUX (Bernard) 30 21 246 CAYLUS (comte de) 124 125 126 128 131 CHARDIN (Jean) 43 85 88-92 116 117 159-161 164-168 191 193 194 301 CHAUVIN (Victor) 97 CHAYBANY (Jeanne) 6 46 163 CHEacuteNIER (Andreacute) 190-195 229 303 218 257 CHEacuteZY 275

328

CHINE 62 85 CHIRAZ 5 11 15 1619 21-23 26 30 33 37 44 75 86 87 88 94 99 108 114 136 140 143 164 175 177 188 201 214 218 240 249 252 254 272 288 298 303 326 CHODZKO (Alexandre) 277 278 CICEacuteRON 68 70 72 73 CLEacuteRY 67 COCTEAU (Jean) 240 COLBERT 106 124 CONDEacute 94 CONSTANTINOPLE 46 48-50 108 112 124 125 134 269 CONTI 94 CORAN 49 70 110 113 181 182 217 233 241 292 COREacute (voir Cacircroun) 15 COUPEacute DE St-DONAT (Chevalier)153 D DrsquoALEgraveGRE 119 120 121 123 145 161 170 188 199 DAMAS 16 20 148 283 290 DAULIER DESLANDES (Andreacute) 85 86 DESBORDES-VALMORE (Marceline) 232-237 255 262 263 265 304 325 DEFREacuteMERY (Charles) 7 31 33 43 52-55 57 162 199 201 202 204 214 223 239 240-243 276 277 283 304 DIDEROT 180-184 187 188 190 DJABARNEJAD KARIMI (F) 51 52 DJAMI (ou JAMI) 23 34 110 128 246 247 275 287 288 DJOUZY (Abou Faraj) 17 DOLATSHAH (DAULET-CHAH) 15 20 DOSTOIumlEVSKI 69 DUHOMME (Freacutedeacuteric) 16 DU RYER (Andreacute) 30 43 45 48-58 91 92 100 116 119 120 161 170 188 199 301 E EacuteDIMBOURG 179 EGYPTE 16 18 26 34 49 50 55 86 172 238 EacuteSOPE 35 90 99 115 305 EUROPE 5 17 44 45 48 88 111 115 134 197 198 205 217 279 287 EacuteVANGILE 70 292

F FARREgraveRE (Claude) 238 FEacuteNELON 147 FERNEY 175 FEZ 287 FLORIAN 148 153 155 FONTENELLE 119 FOUCHEacuteCOUR (Charles-Henri) 36 243 306 FOUINET (Ernest) 218 219 232 FOUQUET 94 FRANCE 5 6 8-10 16 33 43-49 57 58 67 69 76 85 86 88 100 102 105 106 108 123 124 125 142 191 197-200 202 204 205 220 223 238 240 243 247 248 277 278 281 284 290 301 304-306 FRANCE (Anatole) 69 FREacuteRON (Eacutelie-Catherine) 113 174 176-179 FIRDOUSI (FIRDOWSI) 43 153 191 192 266 275 G GALLAND (Antoine) 105-115 122-124 164 223 301 GARCIN DE TASSY (J- H) 18 198 206 GAUDIN (abbeacute) 121 199 252 GENTIUS 30 122 145 190 GIDE (Andreacute) 236 240 265-268 305 GOETHE 247 266 280 292 GREgraveCE 53 111 245 323 GRIMM 129 142 180 181 187 189 GUILLOT DE SAIX (Leacuteon) 262-265 H HADIDI (Javad) 6 48 95 99 123 141 143 158 163 164 165 170 214 215 234 290 HAFEZ (HAFIZ) 25 43 44 69 88 91 101 191 192 205 207 228 243 253 266 287 293 296 306 HAMAH 284 HAMELIN (Ernest) 203 HOMAM TABRIZI 108 HEARN (Lafcadio) 245 HEDJAZ (HIDJAZ) 16 62 HELVEacuteTIUS 182 189 190 HENRI IV 46 HERBELOT (Bartheacutelemy drsquo) 105-109 119 124 159 161 191 223

329

HEacuteRODE 222 HOMAY 281 285 HOMEgraveRE 80 176 303 305 322 323 HORACE 33 70 198 207 305 HUGO (Victor) 200 218 223-229 231 304 HYDE (Thomas) 159 161 180 I IBN YAMIN 287 INDE 21 33 62 85-87 132 165 168 169 172 206 222 IRAK 16 62 97 IRAN 3 4 8 18 26 32 37-42 51 87 100 150 151 153 157 158 173 191 223 224 229 240 244 260 261 262 IONES 184 185 187 ISLAM 21 23 188 215 246 ISPAHAN 47 58 89 177 246 249 255 259 270 271 272 279 J JAMI (voir DJAMI) JAPON 85 245 254 JEacuteRUSALEM 20 148 290 JESRAD 159 JONES 191 192 194 K KACHGAR 12 16 KERBELA 278 KHAcircREZM CHAH (Mohammed) 12 KHITHA 12 KHAYYAM (Omar) 69 226 238 253 260 266 271 275 287 289 293 299 326 KHIDR (KHIDHR) 23 KHORASAN 88 130 150 KOUFA 16 41 L LA CROIX (Petis de) 47 123 162 LA CROIX (Baude de) 131 153 154 LA FONTAINE 38 58 86 92-96 105 130 143 147 148 153 155 162 197 205 207 264 274 302 305 LAMARTINE 218 223 231 232 257 304 325 LAMENNAIS (Feacuteliciteacute de) 220 221 LA MOTTE 176 303 LANGLEgraveS (Louis) 43 153 154 198 LA SABLIEgraveRE (Madame de) 86 LE BAILLY (Antoine-Franccedilois) 147 148 149 151-153

LEFRANC (Abel) 191 194 LEIBNIZ 159 176 LIBAN 16 84 LIMOGES 63 LOKMAN (LUQMAN) 35 74 90 114 115 139 295 LORRAINE 63 LOTI (Pierre) 238 240 255 269 LOUIS XIV 117 167 224 LUCREgraveCE 69 70 LUTHER 67 LYON 63 M MAGHREB 16 MANN (Thomas) 69 MAROC 62 287 MARTIAL 33 MASSEacute (Henri) 6 10 17 22 33 39 43 122 123 139 275 301 MAURITANIE 16 MECQUE (la) 11 16 67 MEacuteDITERRANEacuteE 238 MEacuteGABYSUS 66 78 79 MOGOL (MOGHOL) 86 92 93 94 130 162 169 181 318 MONTAIGNE 6 58-83 MONTESQUIEU 92 102 117 128 157 197 271 MONTHERLANT (Henry) 237 238 248 286-300 304 MUSSET (Alfred de) 218 229 230 231 304 325 N NAKSHEBI 191 192 NASSER KHOSRO 69 NEZAMI (NIZAMI) 247 267 NEZAMIYEH 17 18 NOAILLES (Anna de) 239 249 251 253 255 276 278 279 NOUCHIRVAN (voir Anouchirvan) O OCCIDENT 45 58 241 242 285 ORIENT 5 18 35 43 60 86 107 109 112-114 116 118 134 157-159 180 223-226 232 238 241 242 248 255 259 260 269 285 ORLEacuteANS 67 ORONTE 245 251 282 283 285 287 OSMAN (Sultan) 112 P

330

PARIS 46-49 50 58 86 101 102 106 108 119 124 128 153 185 186 203 218 244 248 PARNASSE 131 154 PARNELL 174 PASCAL 292 PEacuteRIGUEUX 63 PERSE 6 7 10 33 34 45-48 85-89 99 101 107 116-118 123 125 142-144 148 149 152 155 159 160-164 169 177 180 191 192 197 200 202 205-207 218 228 248 249 250 255 263 269 273 274 275 277 278 279 301 303 PLUTARQUE 109 113 POISSON DE LA CHABEAUSSIEgraveRE (Auguste-Eacutetienne-Xavier) 97 129 130 207 208 211 213-217 POPE 176 PRAULT 145 PROUST (Jacques) 188 190 PROUST Marcel 69 Q QALAAT 281 283 R REacuteGNIER (Henri de) 255-261 272 RICHARD (Francis) 46 86 89 106 107 124 RICHTER (Jean Paul) 230 ROBINSON (B W) 242 ROCHEFOUCAULD (La) 115 RONSARD 229 ROUM 18 135 ROUMI (Djellal ed-Din) 246 275 S SAAD IBN ZANGUI 14 15 17 22 27 208 211 212 221 SAINTE-BEUVE 191 233 235 236 SAINT-LAMBERT (Jean Franccedilois de) 128 129 130 131 139 140 154 190 205 206 SAMARCANDE 207-215 277 SAMSAMI (Nayereh) 6 115 126 128 157 163 191 291 228 232 235 250 271 293 294 SANAA 14

SEGHERS (Pierre) 239 241 242 278 SEMELET 52 120 197 199 201 202 205 220 231 304 SEacuteNEgraveQUE 65 80 SILVESTRE DE SACY (A -Isaac) 32 37 198 199 204 205 223 SIMOURGH 269 SOMENATH 21 206 STAEumlL (Madame de) 218 SUHRAWARDI (Shahab ed-Din) 17 19 SYRIE 16 18 20 42 62 86 108 165

T TALLEMANT DES REacuteAUX 70 99 100 101 TANCOIGNE (J M) 199-201 TAVERNIER (Jean Baptiste) 85 87 88 92 95 116 117 159 TABRIZ 108 242 TEacuteTOUAN 287 THARAUD (Jeacuterocircme et Jean) 238 280 284 THIBAUDET (Albert) 68 TLEMCEN 287 298 TOUSSAINT (Franz) 23 239 240 242 254 276 TRIPOLI 20 122 214 281 290 TRIPOLITAINE 287 TUNIS 208 213 214 287 TUNISIE 287 TURKESTAN 16 V VALEacuteRY (Paul) 240 VENDOcircME 94 VERNIEgraveRE (Paul) 187 188 VIGNY (Alfred de) 69 VIRGILE 70 93 256 322 323 VOLLAND (Sophie) 180 181 189 VOLTAIRE 92 115 117 146 155 157-180 205 303 X XEacuteNOPHON 68 73 Z

ZEND 159 163 ZOROASTRE 117 159 160 164

331

TABLE DES MATIEgraveRES

Deacutedicace helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 2

Remerciements helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 4

INTRODUCTION helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 5 PREMIEgraveRE PARTIE LES PREMIEgraveRES LECTURES DE SAADI EN FRANCE

CHAPITRE I SAADI LrsquoHOMME ET LrsquoŒUVRE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 10

1 LA VIE DE SAADI helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 10 11 La naissance et le nom de Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 11 12 Saadi agrave lrsquoeacutecole du voyage helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 16 13 Les derniegraveres anneacutees drsquoun sage helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 21

2 LrsquoŒUVRE DE SAADI helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 25

21 Deux chefs-drsquoœuvre Boustan et Gulistan helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 25 211 Boustan helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip26 212 Gulistan helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 30

22 Saadi moraliste une morale pratique et modeacutereacutee helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 35 23 Art de Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 39

231 La simpliciteacute et la vivaciteacute helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 40 232 La concision et la justesse de langue helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 40

CHAPITRE II SAADI EN FRANCE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 45

1 AUX ORIGINES DE LA CONNAISSANCE DE SAADI EN FRANCE helliphelliphellip 46

11 Les voyageurs les consuls et les religieux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 46 12 Andreacute Du Ryer le premier traducteur de Saadi en franccedilais helliphelliphelliphelliphelliphellip 48

2 LA TRADUCTION DU GULISTAN PAR ANDREacute DU RYER helliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 50

21 La preacutesentation mateacuterielle non respecteacutee une traduction monotone helliphelliphellip 51 22 Les ajouts les suppressions et les modifications non justifieacutes helliphelliphelliphelliphellip 52 23 Le contresens helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 54

CHAPITRE III UNE LECTURE COMPAREacuteE SAADI ET MONTAIGNE helliphelliphellip 60

1 UNE CONCEPTION IDENTIQUE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 61

11 Se creacuteer soi-mecircme agrave laquo la grande eacutecole du voyage raquo helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 61 12 Le conte moral un langage simple et vivant helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 65

2 QUELQUES THEgraveMES ET IMAGES IDENTIQUES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 69

21 De lrsquoeacuteducation le savoir pratique la bonteacute et la vertu helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 70

332

22 Lrsquoinstant du plaisir helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 75 23 De lrsquoart de confeacuterer helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 77 24 De la conduite des rois helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 80

DEUXIEgraveME PARTIE SAADI REacuteCEPTION CLASSIQUE ET NEacuteOCLASSIQUE

CHAPITRE I SAADI AU SIEgraveCLE CLASSIQUE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 85 1 LES REacuteCITS DE VOYAGES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 85

11 Franccedilois Bernier et Andreacute Daulier Deslandes helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 85 12 Jean-Baptiste Tavernier helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 87 13 Jean Chardin helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 88

2 LES FABULISTES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 92

21 La Fontaine helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 92 22 Geacutedeacuteon Tallemant des Reacuteaux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 99 23 Antoine Bauderon de Seacuteneceacute helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 101

3 LES ORIENTALISTES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 106

31 Bartheacutelemy DrsquoHerbelot de Molainville helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 107 32 Antoine Galland helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 108

CHAPITRE II SAADI SOUS LES laquo LUMIEgraveRES raquo DU XVIIIe SIEgraveCLE helliphelliphelliphellip 117

1 LES TRADUCTIONS helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 119 2 LES CONTEURS ET LES FABULISTES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 123

21 Comte de Caylus helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 124 22 Saint-Lambert helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 128 23 Denis-Dominique Cardonne helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 131 24 Antoine Bret helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 139 25 Abbeacute Blanchet helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 141 26 Antoine-Franccedilois Le Bailly helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 147 27 Louis Langlegraves et Baude de La Croix helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 153 28 Florian helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 155

3 SAADI ET LES PHILOSOPHES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 157

31 Voltaire et Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 157 32 Saadi lrsquoarme favorite de Freacuteron contre Voltaire helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 176 33 Diderot lecteur enchanteacute de Saadi et le combat des Encyclopeacutedistes helliphellip 180

4 ANDREacute CHEacuteNIER POEgraveTE GLANEUR DE QUELQUES BRINS DrsquoAMOUR DANS LES laquo JARDINS raquo DE SAADI helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 191

TROISIEgraveME PARTIE SAADI REacuteCEPTION DU XIXe SIEgraveCLE ET DE LrsquoEacutePOQUE

CONTEMPORAINE

CHAPITRE I SAADI DANS LA LITTEacuteRATURE FRANCcedilAISE DU XIXe SIEgraveCLE 196

1 LES TRADUCTIONS helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 199

333

2 OUVRAGES ORIENTALISTES ET REVUES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 204

3 laquo GULISTAN raquo SUR SCEgraveNE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 207

4 QUELQUES PROSATEURS ET ROMANCIERShelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 218

5 LES POEgraveTES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 223 51 Victor Hugo helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 223 52 Alfred de Musset helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 229 53 Lamartine helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 231 54 Marceline Desbordes-Valmore et laquo les Roses de Saadi raquo helliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 232

CHAPITRE II LES EacuteCRIVAINS DU XXe SIEgraveCLE AUX laquo JARDINS

LITTEgraveRAIRES raquo DE SAADI helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 238

1 TRADUCTIONS OUVRAGES ORIENTALISTES ET ANTHOLOGIES helliphellip 239 11 Traductions et eacuteditions des œuvres de Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 239 12 Anthologies et ouvrages orientalistes helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 244

2 SAADI ET LES POEgraveTES DU XXe SIEgraveCLE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 248

21 Saadi et Les eacuteblouissements drsquoAnna de Noailles helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 248 22 Henri de Reacutegnier au Miroir des heures helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 255 23 Guillot de Saix Au Jardin de Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 261

3 SAADI ET LES PROSATEURS DU XXe SIEgraveCLE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 265

31 Andreacute Gide et la laquo sensualiteacute raquo de la poeacutesie persanehelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip265 32 Princesse Bibesco dans Les Huit paradis helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 269 33 Maurice Barregraves du Jardin des roses au Jardin sur lrsquoOronte helliphelliphelliphellip 272 34 Henry de Montherlant et ce qursquoil doit agrave Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 286

CONCLUSION helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 301

BIBLIOGRAPHIE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 307 ANNEXE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 318 INDEX helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 327

TABLES DES MATIEgraveRES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 331

REacuteUSMEacute Cette thegravese agrave pour objectif drsquoeacutetudier la fortune litteacuteraire de Saadi en France du XVIIe siegravecle agrave lrsquoeacutepoque contemporaine Saadi est preacutesenteacute pour la premiegravere fois aux Franccedilais en 1634 dans une traduction fragmentaire de son Gulistan par Andreacute du Ryer Cette traduction ouvre la voie agrave la connaissance de Saadi dans drsquoautres pays drsquoEurope Degraves les premiers contacts avec son œuvre les lettreacutes franccedilais la trouvent agreacuteable et utile Les diffeacuterents eacutecrivains selon leurs goucircts et la tendance de leur eacutepoque adaptent ou imitent les historiettes de Saadi ou srsquoinspirent de ses ideacutees

Au siegravecle classique quelques fabulistes dont La Fontaine tirent la matiegravere de certaines de leurs fables des historiettes du Gulistan Au siegravecle des Lumiegraveres les eacutecrivains empruntant des ideacutees agrave lrsquoœuvre de Saadi sont beaucoup plus nombreux Les conteurs et fabulistes de cette eacutepoque srsquoinspirent des leccedilons morales et politiques des eacutecrits de Saadi et voient en lui le critique des mœurs Les philosophes les encyclopeacutedistes lrsquoaccueillent comme un des leurs et en font leur porte-parole politique et anticleacuterical Son nom devient alors une arme drsquoattaque dans leur plume satirique Avec le XIXe siegravecle et la publication de la premiegravere traduction du Boustan et celle la plus creacutedible du Gulistan les Franccedilais pouvaient goucircter pleinement la poeacutesie de Saadi Le regard des romantiques srsquooriente vers son aspect estheacutetique et sentimental De nouveaux thegravemes sont exploiteacutes chez lui lrsquoamour la nature la fuite du temps Enfin les eacutecrivains du XXe siegravecle continuant agrave goucircter les amours de la rose et du rossignol raconteacutes par Saadi suivent les eacutelans mystiques du Boustan pour se deacutelasser un moment

Saadi and his literary fortune on French literature from 17

th century up to present

Summary The aim of this thesis is to study the literary fortune of Saadi in French literature from 17th century up to present For the first time in 1634 Saadi was introduced in France through an incomplete translation of Gulistan by Andreacute du RyerThis translation paved the way for Saadi to be introduced to other European countries With the first confrontation with his works French literary scholars found Saadirsquos works agreeable and attractive Different writers according to their tastes and the atmosphere of their period either imitate him or get inspired by him

In classic time some of the writers like La Fontaine take the material of their stories from Gulistan stories In the Enlightenment period the number of writers who have been inspired by Saadi increased The writers of this period are mostly inspired by Saadis political or moral aspects of his works and they consider him as the critic of rituals and traditions The philosophers and authors of encyclopaedia think of Saadi as one of them and introduce him as their political anti-church speaker They use Saadirsquos name as a weapon in their satiric writing It was in 19th century that the first translation of Boustan and one of the most outstanding translation of Gulistan enabled the French to taste Saadirsquos poetry The Romantics were attracted by the aesthetics and the sentimental aspects of his works They found the new themes such as love nature and time The 20 century writers continue to enjoy the concept of love as manifested in the images of lsquonightingale and flowerrsquo and are fascinated by the mystic features of Boustan

MOTS CLEacuteS SAADI GULISTAN BOUSTAN LITTEacuteRATURE PERSANE LITTEacuteRATURE FRANCcedilAISE

INFLUENCE INTERTEXTUALITEacute

KEY WORDS SAADI GULISTAN BOUSTAN PERSIAN LITERATURE FRENCH LITERATURE

INFLUENCE INTERTEXTUALITY

UFR Litteacuterature Geacuteneacuterale et Compareacutee

Universiteacute Sorbonne Nouvelle ndash Paris III

17 rue de la Sorbonne 75230 Paris Cedex 05 France

  • Thegravese 28 deacutecembre corrigeacutee
  • 4egraveme de couverture 2
Page 2: Saadi et son oeuvre dans la littérature française du XVIIe

1

UNIVERSITEacute SORBONNE NOUVELLE ndash PARIS 3

EacuteCOLE DOCTORALE DE LITTEacuteRATURE

FRANCcedilAISE ET COMPAREacuteE

Thegravese de doctorat

Discipline Litteacuterature Geacuteneacuterale et Compareacutee

Preacutesenteacutee et soutenue publiquement par

Adel KHANYABNEJAD

SAADI ET SON ŒUVRE DANS LA LITTEacuteRATURE

FRANCcedilAISE DU XVIIe SIEgraveCLE Agrave NOS JOURS

Thegravese dirigeacutee par

Monsieur le Professeur Jean BESSIEgraveRE

Soutenue le 20 feacutevrier 2009

Jury

M Christophe BALAŸ

M Hossein BEIKBAGHBAN

Mme Fiona MCINTOSH-VARJABEDIAN

M Steacutephane MICHAUD

2

A mes parents

Qui mrsquoont appris les premiegraveres leccedilons de vie

et sans qui je ne serais pas devenu celui que je suis

3

A ma chegravere eacutepouse Leyla

laquo Charme de mes prunelles Lumiegravere de mon esprit raquo

compagnon tregraves fidegravele et tregraves patiente de mes moments drsquoespoir et de deacutecouragement

durant mes longues anneacutees drsquoeacutetudes

A mon prince charmant Amir

et

Au printemps de ma vie Bahar

4

REMERCIEMENTS

Je tiens agrave remercier en tout premier lieu Monsieur le Professeur Jean Bessiegravere qui a

dirigeacute cette thegravese Tout au long de ces anneacutees de thegravese il a su orienter mes recherches

dans le bon sens et me motiver dans mes moments de doutes Je lui suis redevable de ces

preacutecieux conseils theacuteoriques et pratiques de la confiance et la liberteacute qursquoil mrsquoa

accordeacutees pour la reacutealisation de mon travail de recherche

Je souhaite exprimer toute ma gratitude agrave Monsieur Hassan Foroughi professeur

de litteacuterature franccedilaise agrave lrsquouniversiteacute drsquoAhvaz en Iran qui mrsquoa appris les premiegraveres

leccedilons de franccedilais mrsquoa encourageacute durant toutes les eacutetapes de mon parcours

universitaire ainsi que dans le choix du sujet de ma thegravese Je le remercie eacutegalement pour

ses conseils sur la documentation de mes recherches

Mes remerciements vont eacutegalement agrave Monsieur le Professeur Christophe Balayuml

Monsieur le Professeur Hossein Beikbaghban Madame le Professeur Fiona McIntosh-

Varjabeacutedian et Monsieur le Professeur Steacutephane Michaud qui ont gracieusement

accepteacute drsquoecirctre les rapporteurs de cette thegravese et de participer au Jury de soutenance

Enfin ses remerciements ne seraient pas complets sans mentionner Mme Louise

Leacutevy qui a chaleureusement accepteacute de relire et de corriger plus drsquoune fois ma thegravese et

drsquoy apporter de preacutecieuses remarques

5

INTRODUCTION

Saadi est vraiment un des nocirctres Son inalteacuterable

bon sens le charme et lrsquoesprit qui animent ses narrations le ton de raillerie indulgente avec lequel

il censure les vices et les travers de lrsquohumaniteacute tous ces meacuterites si rares en Orient nous le rendent

cher On croit lire un moraliste latin ou un railleur

du XVIe siegravecle

Ernest Renan Journal Asiatique

On a assez parleacute des liens entre la litteacuterature franccedilaise et persane et des impacts que

chacune drsquoelles a eu ou aurait pu avoir sur lrsquoautre Les ouvrages abordant le sujet ont tous

eacutevoqueacute le cas de Cheikh Mosleh ed-Din Saadi Chirazi non seulement parce qursquoil est lrsquoun

des trois plus grands poegravetes de lrsquoIran ndash et lrsquoun des plus grands de lrsquoOrient drsquoailleurs ndash mais

aussi parce qursquoil est le premier poegravete persan dont lrsquoœuvre a eacuteteacute traduite en France (et par lagrave

dans toute lrsquoEurope) Depuis la premiegravere traduction de cette œuvre au XVIIe siegravecle de

nombreux lettreacutes franccedilais lrsquoont lu adapteacutee imiteacutee ou srsquoen sont inspireacutes dans leurs eacutecrits

Durant ces quatre derniers siegravecles on nrsquoa cesseacute de parler de lui comme un des poegravetes

orientaux les plus ceacutelegravebres on a traceacute sa biographie dans diffeacuterents ouvrages orientalistes

reacutecits de voyages anthologies recueils litteacuteraires etc De nombreux rapprochements entre

les ideacutees de Saadi et celles des auteurs franccedilais ont eacuteteacute souligneacutes ccedila et lagrave dans diverses

eacutetudes geacuteneacuterales sur la litteacuterature persane un livre critique preacutecieux sur lui a eacuteteacute publieacute en

1919 et une thegravese a eacuteteacute consacreacutee agrave la premiegravere traduction de son Gulistan en franccedilais

Cependant il manque toujours une eacutetude compareacutee eacutetudiant tous les aspects de la

preacutesence de lrsquoœuvre de Saadi en France comment et dans quel objectif cette œuvre est-

elle arriveacutee en France Quelle reacuteception a accordeacutee le public franccedilais agrave cette œuvre et

comment celle-ci a eacutevolueacute au sein de la socieacuteteacute litteacuteraire franccedilaise Quels sont les liens

drsquointertextualiteacute qui unissent les eacutecrits de Saadi agrave ceux des auteurs franccedilais Cette

intertextualiteacute suivrait-elle un cheminement particulier durant les quatre derniers siegravecles

Pourrait-on parler drsquoimpact de lrsquoœuvre de Saadi moindre soit-il sur les auteurs et les

textes franccedilais Si oui quel a eacuteteacute le rocircle du ceacutelegravebre poegravete persan dans cette litteacuterature

Lrsquoobjectif de notre eacutetude est donc de reacutepondre agrave ces questions et agrave tant drsquoautres qui

pourraient se poser sur le sujet Pour parvenir agrave ce but nous avons drsquoabord essayeacute de

repeacuterer autant que possible toutes sortes de traces de Saadi dans les textes litteacuteraires

6

franccedilais depuis lrsquoentreacutee de son œuvre en France jusqursquoagrave nos jours Lrsquointerpreacutetation et

lrsquoanalyse de ces textes imiteacutes adapteacutes ou inspireacutes de Saadi constituent lrsquoeacutetape suivante de

notre deacutemarche En deacuteterminant les conditions et les contextes favorisant lrsquoapparition de

telles sortes de textes en France nous avons enfin proceacutedeacute agrave eacutetablir des liens

drsquointertextualiteacutes et agrave deacuteterminer lrsquoapport de Saadi ndash si nous osons le dire ndash dans la

litteacuterature franccedilaise

Certes nous ne preacutetendons pas avoir parcouru lrsquoœuvre de tous les auteurs franccedilais

depuis le XVIIe siegravecle pour voir srsquoils ont connu ou lu Saadi ce travail eacutetant impossible au

moins pour nous et dans le cadre drsquoune thegravese de doctorat En fait les livres eacutecrits avant

nous sur la litteacuterature et la penseacutee persanes en France nous ont beaucoup aideacutes dans notre

deacutemarche surtout en ce qui concerne la deacutetermination du corpus de notre travail Ils

constituaient en quelque maniegravere un fil conducteur nous facilitant la tacircche de trouver les

textes qui avaient eacutevoqueacute Saadi ou bien les auteurs qui auraient eacuteventuellement eu un

contact avec ce poegravete persan Les preacutecieux travaux drsquoHenri Masseacute (Essai sur le poegravete

Saadi) de Nayereh Samsami (LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise) de Jeanne Chaybany

(Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle) drsquoOlivier Bonnerot (La

Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle) de Javad Hadidi (De

Sarsquodi agrave Aragon) sont agrave citer ici1 Drsquoailleurs crsquoest en lisant leurs travaux que lrsquoideacutee nous est

venue agrave lrsquoesprit pour la premiegravere fois drsquoentreprendre une eacutetude compareacutee consacreacutee agrave

Saadi en France

Cette eacutetude comprend trois parties Dans la premiegravere qui traite des premiers contacts

des Franccedilais avec lrsquoœuvre de Saadi nous avons drsquoabord preacutesenteacute ce poegravete dont lrsquoœuvre est

reconnue comme lrsquoune des plus belles productions de la litteacuterature iranienne Cela eacutetait

indispensable pour la suite de notre travail Car on ne peut pas parler de rapprochements ou

drsquoaffiniteacutes entre deux auteurs sans avoir une connaissance preacutealable de leurs ideacutees de leurs

œuvres de leurs styles ou mecircme de leur vie Donc apregraves avoir traceacute la biographie de

Saadi nous nous sommes concentreacutes sur ses deux chefs-drsquoœuvre le Boustan et le Gulistan

seuls recueils traduits en entier en franccedilais La premiegravere traduction du deuxiegraveme recueil

eacutetant drsquoune importance primordiale dans les eacutechanges intellectuels entre la France et lrsquoIran

un chapitre a eacuteteacute consacreacute agrave son eacutetude Le dernier chapitre de cette partie est une lecture

compareacutee de certains passages des Essais de Montaigne et ceux de Saadi Bien que le

penseur franccedilais vivait agrave lrsquoeacutepoque ougrave le poegravete persan nrsquoeacutetait pas encore connu en France

1 Nous reviendrons sur chacun de ces auteurs et leurs ouvrages au fil de notre travail

7

autant que nous sachions des ressemblances eacutetonnantes entre leurs penseacutees et eacutecrits nous

ont conduits agrave les comparer

La deuxiegraveme partie de notre travail est consacreacutee agrave lrsquoeacutetude de lrsquoœuvre de Saadi dans la

litteacuterature franccedilaise du XVIIe et du XVIII

e siegravecles Les auteurs de cette peacuteriode ont des

points communs quant aux usages qursquoils ont fait de lrsquoœuvre du poegravete moraliste persan

Cette partie est composeacutee de deux chapitres Le premier aborde les traces et emprunts de

lrsquoœuvre de Saadi au siegravecle classique les premiers reacutecits de voyages en Perse les ouvrages

orientalistes et quelques rares fabulistes inspireacutes par les historiettes du Gulistan en

constituent les matiegraveres Le deuxiegraveme chapitre essaye de deacutecouvrir et drsquoanalyser les textes

influenceacutes par le poegravete persan sous les laquo Lumiegraveres raquo et de montrer le profit que ces derniers

ont pu tirer de son œuvre

La troisiegraveme et derniegravere partie de la thegravese traite de la litteacuterature franccedilaise des deux

derniers siegravecles et de ce que lrsquoon y trouve de Saadi Un chapitre est consacreacute agrave chaque

siegravecle Nous verrons que le XIXe

siegravecle est un point de repegravere important dans cette eacutetude

car on y voit apparaicirctre la premiegravere traduction complegravete du Gulistan et la premiegravere

traduction du Boustan De mecircme nous montrerons comment change le regard des auteurs

de ce siegravecle sur Saadi et comment les aspects lyriques et estheacutetiques de sa poeacutesie prennent

de lrsquoavant sur son aspect moral et utilitaire Enfin le dernier chapitre de notre travail

montrera que les poegravetes et prosateurs du XXe siegravecle marcheront dans le sillage de leurs

preacutedeacutecesseurs romantiques en cherchant chez Saadi les cocircteacutes amoureux les histoires de la

rose et du rossignol et parfois les eacutelans mystiques comme une maniegravere de deacutelassement

Pour chaque siegravecle avant drsquoaborder les textes litteacuteraires agrave proprement parler nous

nous sommes occupeacutes des traductions reacutealiseacutees de lrsquoœuvre de Saadi des ouvrages

orientalistes et des reacutecits de voyages publieacutes durant ce siegravecle et apportant un teacutemoignage

sur le poegravete Ensuite nous avons eacutetudieacute les eacutecrivains et poegravetes dont les textes portent des

empreintes de ceux de Saadi Et pour la reacutepartition des matiegraveres agrave lrsquointeacuterieur de chaque

division nous avons choisi plutocirct lrsquoordre chronologique autant qursquoil nous a eacuteteacute possible

En effet cette meacutethode srsquoest aveacutereacutee plus propice pour le deacuteroulement de notre travail vu le

grand nombre drsquoauteurs eacutetudieacutes et leur varieacuteteacute Nos lecteurs pourront ainsi mieux suivre les

eacutetapes de lrsquoeacutevolution des relations entre lrsquoœuvre de Saadi et celles des auteurs franccedilais

Les traductions que nous avons utiliseacutees comme bases de nos reacutefeacuterences agrave lrsquoœuvre de

Saadi sont celle de Defreacutemery pour le Gulistan et celle de Barbier de Meynard pour le

Boustan crsquoest-agrave-dire les traductions qui restent jusqursquoagrave preacutesent les plus creacutedibles Nous

nous sommes eacutegalement reacutefeacutereacutes le cas eacutecheacuteant aux autres traductions de ces ouvrages

8

En ce qui concerne les citations les numeacuteros entre parenthegraveses se trouvant apregraves la

reacutefeacuterence de la page renvoient le premier (chiffre romain) au chapitre et le deuxiegraveme

(chiffre arabe) agrave la place de lrsquohistoriette dans ce chapitre Ainsi la reacutefeacuterence (II 7) renvoie

agrave la septiegraveme historiette du deuxiegraveme chapitre du Boustan ou du Gulistan Cela aidera nos

lecteurs agrave trouver facilement la citation en question dans nrsquoimporte quelle autre traduction

de ces ouvrages pour une eacuteventuelle comparaison ou pour toute autre recherche

posteacuterieure

Quant aux autres ouvrages de Saadi qui nrsquoont pas eacuteteacute traduits nous nous sommes

servis drsquoune eacutedition persane du Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi dont nous avons

traduit des passages suivant la neacutecessiteacute

Enfin pour les citations tireacutees de la premiegravere traduction du Gulistan ainsi que celles

des premiers imitateurs ou adaptateurs de Saadi en particulier du XVIIe siegravecle nous avons

preacutefeacutereacute garder leur orthographe drsquoorigine en ancien franccedilais pour donner une meilleure

ideacutee des conditions des premiegraveres apparitions de lrsquoœuvre de Saadi en France

9

PREMIEgraveRE PARTIE

LES PREMIEgraveRES LECTURES DE SAADI EN

FRANCE

10

CHAPITRE PREMIER

SAADI LrsquoHOMME ET LrsquoŒUVRE

Les fils drsquoAdam sont les membres drsquoun mecircme corps car dans la creacuteation ils sont drsquoune seule et mecircme nature lorsque la fortune jette un membre

dans la douleur il ne reste point de repos aux

autres O toi qui es sans souci de la peine drsquoautrui il ne convient pas que lrsquoon te donne le nom

drsquohomme

Saadi Gulistan

Avant de parler de toute sorte de lien entre lrsquoœuvre de Saadi et la litteacuterature franccedilaise

il est indispensable drsquoapporter quelques lumiegraveres sur la situation et les conditions qui ont

preacutepareacute et favoriseacute la preacutesence de cette œuvre en France Pour ce faire il sera drsquoabord

neacutecessaire de connaicirctre Saadi lrsquohomme et le poegravete Autrement nous ne saurions pas

comment et pourquoi son œuvre a pu attirer lrsquoattention des premiers traducteurs et lettreacutes

en dehors des frontiegraveres iraniennes Nous nrsquoavons cependant pas lrsquointention drsquoentrer dans

les deacutetails agrave ce sujet surtout en ce qui concerne les premiegraveres relations litteacuteraires entre la

France et lrsquoIran appeleacute alors la Perse Ce dernier travail ayant deacutejagrave eacuteteacute reacutealiseacute agrave plusieurs

reprises avant nous et drsquoune maniegravere assez exhaustive nous essaierons drsquoecirctre concis et de

ne deacutevelopper les deacutetails qursquoen seul cas de neacutecessiteacute dans le cadre de notre eacutetude

drsquoensemble

1

LA VIE DE SAADI

On ne sait malheureusement pas beaucoup de choses sur la vie de cet illustre poegravete

qursquoest Saadi1 Les biographes et les historiens de son eacutepoque ne nous ont pas fourni

drsquoinformations preacutecises agrave ce sujet Il reste donc beaucoup de points obscurs touchant aux

diffeacuterents aspects de son existence Des incertitudes existent mecircme sur ses vrais nom et

preacutenom Alors faute de documents authentiques et de biographies creacutedibles sur Saadi la

plupart des historiens ou critiques litteacuteraires ont preacutefeacutereacute srsquoappuyer sur les deacutetails donneacutes

1 Pour plus de deacutetails sur la vie de Saadi nous invitons nos lecteurs agrave consulter les preacutecieuses informations et

analyses qursquoont donneacutees Charles Defreacutemery dans sa traduction du Gulistan (Paris Firmin Didot 1858)

Barbier de Meynard dans sa traduction du Boustan (Paris E Leroux 1880) et en particulier Henri Masseacute

dans son Essai sur le poegravete Saadi (Paris Paul Geuthner 1919)

11

par Saadi lui-mecircme dans son œuvre Certains de ces eacutecrits fournissent de preacutecieuses

informations qui aident agrave reconstruire sa biographie Sur lrsquoauthenticiteacute drsquoune partie de ces

renseignements fournis par lrsquoauteur il nrsquoy a presque pas de doute par exemple sur la date

de la composition de ses deux chefs-drsquoœuvre le Boustan et le Gulistan sur les raisons qui

lrsquoont pousseacute agrave eacutecrire ces deux livres sur ses eacutetudes agrave Bagdad et ses maicirctres sur ses

pegravelerinages agrave la Mecque Aucun autre cas nrsquoest imaginable dans la deacutelivrance de ces

deacutetails si ce nrsquoest pas dans lrsquoobjectif de nous donner des informations Pourquoi aurait-il

voulu nous donner de fausses indications sur ces sujets Quel profit en aurait-il ainsi tireacute

Par contre une autre partie des donneacutees de Saadi sur lui-mecircme ne nous inspire pas la

confiance Lagrave les interpreacutetations des critiques iraniens ou eacutetrangers divergent sur une

mecircme parole de Saadi par exemple sur certaines villes que ce dernier dit avoir visiteacutees

ou sur le meurtre drsquoun Brahmane qursquoil preacutetend avoir commis dans un des reacutecits du

Boustan De plus Saadi lui-mecircme a parfois contribueacute agrave compliquer davantage la situation

Crsquoest-agrave-dire qursquoil a parfois raconteacute des histoires dont il est le heacuteros et a donneacute ainsi

lrsquoillusion aux lecteurs que ces eacuteveacutenements ont reacuteellement eu lieu Alors qursquoen fait il

raconte ces histoires dans le but drsquoapporter un exemple vivant de la leccedilon qursquoil a voulu

donner et rien ne prouve qursquoelles nrsquoaient eacuteteacute inventeacutees pour les seuls besoins de la cause

poeacutetique Donc il faut ecirctre tregraves prudent dans le traitement des eacuteleacutements que Saadi nous

fournit dans certains de ses reacutecits

Quand agrave nous tout en nous appuyant sur les preacuteceacutedents travaux des grands

connaisseurs et critiques de Saadi et en nous concentrant sur le Gulistan et le Boustan

nous avons essayeacute de donner ici ce qui nous a paru le plus logique et le plus creacutedible qui

est dans la majoriteacute des cas le plus reacutepandu

11 La naissance et le nom de Saadi

Cheikh Mosleh ed-Din Saadi Chirazi est neacute agrave Chiraz capitale de la province de Fars au sud

de lrsquoIran Sur sa date de naissance il existe une grande varieacuteteacute drsquoopinions allant de 571 de

lrsquoheacutegire (1175 ap J-C) agrave 606 de lrsquoheacutegire (1210 ap J-C) donc un intervalle de trente cinq

ans entre la premiegravere et la derniegravere date Les dates que lrsquoon trouve souvent citeacutees comme

celles de la naissance de Saadi dans les diffeacuterents ouvrages et biographies sont 57111751

1 La premiegravere date renvoie agrave lrsquoanneacutee heacutegire et la deuxiegraveme agrave lrsquoanneacutee greacutegorienne

12

5801184 5851189 5891193 60612101 Dans la plupart de ces cas ce sont les poegravemes

de Saadi lui-mecircme qui ont servi de points de repegravere ndash pas tout agrave fait sucircrs il semble ndash pour

situer sa date de naissance A ce propos nous citons deux exemples pour montrer comment

les chercheurs ont deacutegageacute deux dates de naissance diffeacuterentes en proceacutedant agrave deux

interpreacutetations diffeacuterentes des vers de Saadi

Le premier exemple est tireacute de la preacuteface du Gulistan Lagrave Saadi raconte comment une

nuit il pensait laquo aux jours eacutecouleacutes raquo et que pleurant sa vie laquo dissipeacutee raquo il murmurait ces

vers laquo O toi dont la cinquantaine est passeacutee et qui es encore dans le sommeil Peut-ecirctre

mettras-tu agrave profit ces cinq jours qui te restent2 raquo A la fin de la preacuteface apregraves avoir

eacutenumeacutereacute les huit chapitres qui composent lrsquoouvrage le poegravete donne explicitement ndash et

heureusement ndash la date de la composition de son livre laquo Ce fut dans le temps ougrave nous

jouissions drsquoun agreacuteable loisir ce fut dans lrsquoanneacutee 656 de lrsquoheacutegire3 raquo En se reacutefeacuterant agrave ces

deux passages certains chercheurs deacuteduisent qursquoau moment de la composition du livre le

poegravete avait cinquante ans et par conseacutequent il aurait ducirc naicirctre vers lrsquoan 6061210

Un deuxiegraveme groupe en srsquoappuyant sur la dix-septiegraveme historiette du cinquiegraveme

chapitre du Gulistan ougrave Saadi eacutevoque la paix conclue entre le sultan Mohammed Khacircrezm

Chah et le roi du Khitha4 lrsquoeacuteveacutenement que lrsquoon a situeacute vers 610 de lrsquoheacutegire et vu la suite

du reacutecit conclut que Saadi eacutetait deacutejagrave connu agrave cette date donc sa date de naissance devrait

ecirctre bien anteacuterieure agrave lrsquoan 606 Eux ils citent ce distique du Boustan laquo Lorsque agrave (sic)

lrsquoanneacutee six cent srsquoajoutaient cinquante-cinq anneacutees [hellip] que ce livre preacutecieux eacutecrin a eacuteteacute

acheveacute raquo5 et en le rapprochant du premier distique du neuviegraveme chapitre du mecircme livre

laquo Homme qui arrives agrave lrsquoacircge de soixante-dix ans dans quel sommeil profond eacutetais-tu

plongeacute pour avoir ainsi gaspilleacute ta vie raquo6 ils avancent lrsquoideacutee que Saadi est neacute soixante-dix

ans avant la date de la composition de son Boustan (655) crsquoest-agrave-dire en 5851189 Il faut

ajouter que beaucoup drsquohommes de lettres iraniens ne pensent pas que Saadi srsquoadresse agrave

1 Dans son article intituleacute laquo Etude critique de lrsquoEssai sur le poegravete Saadi de Henri Masseacute raquo Djafar Aghayani

Tchavoshi avance mecircme lrsquoan 6131216 comme la date de naissance de Saadi date que nous nrsquoavons pas vue citer ailleurs Voir cet article dans Luqmacircn 4

egraveme anneacutee ndeg 2 printemps-eacuteteacute 1988 pp 65-78

2 Gulistan ou Le Parterre de roses traduit par Charles Defreacutemery Paris Firmin Didot Fregraveres 1858 p 10

3 Ibid p 22

4 Ibid pp 240-244 (V 17) Dans cette historiette Saadi raconte lrsquohistoire de son rencontre avec un jeune

homme tregraves beau dans la mosqueacutee de Kachgar Le beau garccedilon lui demande drsquoougrave il est Saadi reacutepond qursquoil est de Chiraz sans cependant se preacutesenter Le jeune homme lui demande ensuite srsquoil connaicirct quelques vers de Saadi Celui-ci lui en cite quelques uns Le lendemain au moment du deacutepart le jeune homme apprend que

celui qursquoil avait rencontreacute dans la mosqueacutee crsquoeacutetait Saadi lui-mecircme Il se preacutecipite alors vers Saadi en lui

disant qursquoil regrettait de ne lrsquoavoir pas reconnu que srsquoil lrsquoavait su plus tocirct il lrsquoaurait servi dignement lui qui

eacutetait un illustre personnagehellip 5 Le Boustan ou le Verger poegraveme persan de Saadi traduit par A C Barbier De Meynard Paris Ernest

Leroux 1880 p 8 6 Ibid p 341

13

lui-mecircme dans ce dernier distique que nous venons de citer et rejettent lrsquohypothegravese qui lui

donne soixante-dix ans au moment de la composition du Boustan Drsquoautres encore ne

voient dans la dix-septiegraveme historiette du chapitre cinq du Gulistan que de la pure fiction

nrsquoayant aucune authenticiteacute1

A lrsquoexemple de sa date de naissance sur la famille du poegravete aussi on dispose de tregraves

peu de renseignements On sait qursquoil est neacute dans une famille savante et religieuse laquo Tous

les membres de ma tribu eacutetaient des savants religieux raquo2 dit le poegravete dans une de ses odes

Il apprend donc degraves lrsquoacircge de lrsquoenfance les premiegraveres leccedilons de religion et de deacutevotion

laquo Je me souviens que dans mon enfance jrsquoeacutetais fort pieux Je me levais la nuit et jrsquoeacutetais

tregraves adonneacute agrave la deacutevotion et agrave lrsquoabstinence3 raquo En fait de telles allusions agrave cette tendance

religieuse preacutecoce ne sont pas rares dans lrsquoœuvre de Saadi et nous lisons eacutegalement dans le

Boustan laquo Jrsquoeacutetais encore un tout petit enfant incapable de distinguer ma main droite de ma

main gauche lorsque jrsquoeus un jour la fantaisie de jeucircner4 raquo A en croire lrsquointeacuteressante

anecdote du Gulistan crsquoest surtout son pegravere qui lrsquoinitiait dans cette voie en profitant de

chaque occasion pour rappeler au jeune enfant les leccedilons drsquohumiliteacute Dans cette anecdote

Saadi raconte qursquoune nuit il veillait avec son pegravere tout en priant et en lisant le Coran

Leurs compagnons eacutetaient tous endormis Voilagrave la suite de lrsquohistoire

laquo Je dis agrave mon pegravere laquo Pas un de ceux-ci nrsquoeacutelegraveve la tecircte pour srsquoacquitter de deux geacutenuflexions

Ils sont tellement endormis que tu dirais qursquoils sont morts raquo Il reacutepondit laquo Ame de ton pegravere si

toi aussi tu eacutetais endormi cela vaudrait mieux que de tomber sur la peau des autres

Le preacutesomptueux ne voit pas que lui-mecircme car il a devant les yeux le voile de lrsquoorgueil Si on

lui donnait lrsquoœil qui voit la Diviniteacute il ne verrait personne plus faible que lui5 raquo

Ces apprentissages auront un impact indeacuteniable sur la personnaliteacute et lrsquoœuvre du

poegravete De sorte qursquoils prennent racine dans le fond de lrsquoesprit du jeune Saadi et forment la

matiegravere des ideacutees qursquoil transposera plus tard dans ses poegravemes Par exemple agrave cette leccedilon

1 Si nous insistons dans ce passage sur les deacutetails de la date de naissance de Saadi crsquoest qursquoil nous a sembleacute

indispensable de le faire pour la suite de notre travail Par exemple quand nous aborderons Freacuteron nous

verrons qursquoil situe la naissance de Saadi au milieu du treiziegraveme siegravecle Bien que cela puisse paraicirctre peu

important dans son pamphlet (nous y reviendrons plus loin) nous pensons que Freacuteron (parmi tant drsquoautres drsquoailleurs) profitant du chaos existant sur la biographie de ce poegravete persan a choisi agrave sa guise une date par

hasard sans se soucier de lrsquoexactitude des informations qursquoil reacutepandait dans son eacutecrit La date qursquoil cite ne se

trouve nulle part citeacutee comme lrsquoeacutepoque de la naissance de Saadi 2 Saadi Kolliyacirct (Œuvres Complegravetes) eacutedition eacutetablie par Baha ed-Din Khorramshahi drsquoapregraves la version de

Mohammad Ali Foroughi Teacuteheacuteran Editions Doustan 2002 p 371 3 Gulistan p 107 (II 7)

4 Boustan p 290 (VII 11)

5 Gulistan pp 107-108 (II 7)

14

drsquohumiliteacute que nous venons de citer Saadi consacrera tout le chapitre IV de son Boustan

sous le titre laquo de lrsquohumiliteacute raquo

Quant au pegravere du poegravete il eacutetait un esprit distingueacute fonctionnaire de lrsquoadministration de

lrsquoAtabek Abou Chouja Saad Ibn Zangui1 Saadi eacutetait tregraves jeune quand son pegravere est mort

Plus tard il se souviendra amegraverement de la mort de son pegravere laquo Je comprends la douleur

des pauvres enfants deacutelaisseacutes moi qui eacutetais encore enfant quand jrsquoai perdu mon pegravere2 raquo

Cette douloureuse expeacuterience marquera agrave jamais lrsquoesprit du jeune Saadi et inspirera au

futur poegravete quelques conseils paternels agrave ne pas oublier lorsque lrsquoon se trouve devant un

orphelin laquo Etends ton ombre tuteacutelaire sur la tecircte de lrsquoorphelin secoue la poussiegravere qui le

couvre arrache lrsquoeacutepine qui le blesse [hellip] Quand tu vois un orphelin baisser tristement la

tecircte ne mets pas un baiser sur le front de ton enfant3 raquo On a dit eacutegalement qursquoil avait un

fils mort preacutematureacutement A propos de cet autre malheur qui lui est arriveacute il a composeacute des

poegravemes deacutechirants dans son Boustan

laquo Je perdis agrave Sanaa un fils tout jeune encore Comment deacutecrire ma douleur Le ciel ne forme

une creacuteature belle comme Joseph que pour la livrer comme Jonas au monstre du tombeau []

Emu et troubleacute par le souvenir de cet ecirctre charmant je soulevai une dalle de son tombeau agrave

lrsquoaspect de ce lieu eacutetroit et sombre je frissonnai et la pacircleur se reacutepandit sur mon visagehellip4 raquo

Mais le nom de laquo Saadi raquo sous lequel ce grand poegravete iranien est connu nrsquoest en fait

qursquoun surnom poeacutetique Comme nous lrsquoavons souligneacute au deacutebut de ce chapitre il y a mecircme

des incertitudes sur le preacutenom et le nom exacts de Saadi car ils nrsquoont eacuteteacute enregistreacutes nulle

part correctement ni drsquoune maniegravere certaine Et ce cas nrsquoest aucunement singulier car il

existe malheureusement peu de grands poegravetes et eacutecrivains classiques persans dont on

connaicirct les deacutetails de la vie5 Dans ces conditions les avis divergent sur le vrai nom du

poegravete On lui a donneacute tour agrave tour le preacutenom de Mosleh ed-Din Mocharraf ed-Din ou

Mochref ed-Din Certains considegraverent Mosleh ed-Din ou Mocharraf ed-Din comme un

surnom que Saadi ne recevra qursquoagrave la fin de ses eacutetudes agrave Bagdad Certains autres disent que

son preacutenom est Abou Abdallah (ou encore Abdallah) et que Mosleh ed-Din est le nom de

son pegravere

1 Gouverneur du Fars agrave lrsquoeacutepoque

2 Boustan p 101 (chapitre II poegraveme preacuteliminaire)

3 Ibid p 100

4 Ibid p 364 (IX 18)

5 Voir Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi par Mohammad-Ali FOROUGHI Teacuteheacuteran Editions Negah

1994 p 9

15

De mecircme en ce qui concerne son nom de plume laquo Saadi raquo il existe des versions

diffeacuterentes Nous en citons ici quelques unes La premiegravere est celle que lrsquoon trouve dans

lrsquoouvrage biographique de Dolatshacirch1 et reprise ensuite par les autres Selon ce biographe

le pegravere de Saadi eacutetait au service de Saad Ibn Zangui dont il aurait pris le surnom de

laquo Saadi raquo et lrsquoaurait ensuite transmis agrave son fils Selon une autre version crsquoest le poegravete lui-

mecircme (et non son pegravere) qui a adopteacute le surnom de laquo Saadi raquo en signe de reconnaissance

envers le prince son protecteur Cette supposition est plus vraisemblable car le pegravere de

Saadi est mort avant que lrsquoAtabek Saad fucirct monteacute sur le trocircne2 Enfin drsquoautres niant tout

lien entre ce surnom et le nom du prince Saad estiment que laquo Saadi raquo est un simple deacuteriveacute

du mot Saad qui signifie laquo propice heureux raquo en langues persane et arabe

Quant au mot Chirazi que lrsquoon cite souvent apregraves Saadi (Saadi Chirazi) il signifie en

persan laquode Chiraz raquo laquo natif de Chiraz raquo car le poegravete est neacute dans cette ville En Iran les

gens lrsquoappellent aussi Cheik Saadi ou tout simplement ndash sans mecircme qursquoil y ait besoin de

citer son nom ndash le Cheikh de Chiraz le mot cheik ayant pour sens laquo le sage raquo et cela

parce que Chiraz nrsquoa connu depuis lrsquoeacutepoque de Saadi paraicirct-il qursquoun seul grand

laquo cheikh raquo3 Tellement est veacuteneacutereacute son nom et immortaliseacute dans le cœur et lrsquoesprit du peuple

iranien Ce grand laquo sage raquo avait raison de dire laquo Celui qui a veacutecu jouissant drsquoune bonne

reacuteputation a trouveacute le bonheur eacuteternel parce que apregraves lui le souvenir du bien qursquoil a

exerceacute fait vivre son nom4 raquo ou bien quand il disait laquo Cacircroucircn (Coreacute)

5 qui avait quarante

maisons pleines de treacutesors est mort Noucircchireacutevacircn nrsquoest point mort parce qursquoil a laisseacute une

bonne renommeacutee6 raquo

Nous insistons sur ces deacutetails car nous les croyons importants dans un travail de

recherche qui se voudrait autant que possible exhaustif De plus ces diffeacuterends concernant

la nomination de Saadi sont rapporteacutes de la mecircme maniegravere et mecircme avec une plus grande

variation encore chez les orientalistes les traducteurs et les eacutecrivains franccedilais qui ont parleacute

de lui Nous avons penseacute utile surtout pour les chercheurs qui voudraient travailler sur ce

1 Dolatshacirch Samarghandi est lrsquoun des fameux chroniqueurs persans du XVe

siegravecle 2 Voir le commentaire de B de Meynard agrave ce sujet dans le Boustan p IX

3 Certes Hafez un autre grand poegravete persan est aussi populaire que Saadi mais quand on emploie ce

surnom de laquo Cheikh de Chiraz raquo en Iran il ne srsquoagit que de Saadi 4 Gulistan preacuteface p 18

5 Karoun ou Coreacute cousin germain de Moiumlse On raconte qursquoil avait amasseacute par le moyen de lrsquoalchimie des

treacutesors immenses qui furent engloutis avec lui dans les entrailles de la terre laquelle srsquoouvrit sous ses pieds sur la demande qursquoen fit Moiumlse agrave Dieu pour le punir de son extrecircme avarice 6 Gulistan p 65 (I 18) voir eacutegalement p 26 (I 2) p 155 (II 50) Et dans le Boustan les poegravemes sur la

bonne renommeacutee sont nombreux laquo lrsquohomme qui laisse en mourant des œuvres meacuteritoires assure les beacuteneacutedictions agrave sa meacutemoire et ces beacuteneacutedictions les sages en conviennent sont un gage drsquoimmortaliteacute raquo (p

40) laquo Conduis-toi de faccedilon agrave laisser un souvenir beacuteni eacuteloigne de ta tombe les maleacutedictions raquo (p 67)

16

poegravete de repeacuterer et de donner ici quelques diffeacuterentes transcriptions du nom de Saadi dans

les ouvrages franccedilais depuis son apparition en France jusqursquoagrave nos jours Voici comment les

Franccedilais ont enregistreacute le nom de ce grand poegravete dans leurs diffeacuterentes œuvres reacutecits de

voyages encyclopeacutedies bibliographies essais poegravemes romans lettres revues litteacuteraires

etc Sadi Saadi Sady Saady Cheic Sahdy Sahdi Sahadi Seacuteedi Mousharaf ed-Din Sadi

de Chiraz

12 Saadi agrave leacutecole du voyage

En parlant de la biographie de Saadi on a souvent diviseacute sa vie en trois peacuteriodes

distinctes laquo Il passa trente ans agrave eacutetudier trente ans agrave voyager et ses trente derniegraveres

anneacutees furent consacreacutees agrave la retraite et aux exercices de pieacuteteacute1 raquo Autrement dit Saadi a

passeacute un tiers de sa vie agrave voyager et cela montre bien la place importante du voyage dans la

carriegravere du poegravete Evidemment ces deacuteplacements ont eu un grand impact sur sa

personnaliteacute et son œuvre de sorte que celle-ci preacutesente de freacutequentes allusions aux

avantages et aux agreacutements du voyage En lisant le Gulistan ou le Boustan le lecteur

retrouve Saadi dans maintes historiettes dont il est le heacuteros et en train de raconter les

aventures qursquoil a courues durant ses voyages Dans ces deux livres le poegravete cite plusieurs

villes et pays qursquoil deacuteclare avoir visiteacutes Il a sans doute visiteacute Bassora Koufa et Bagdad en

Irak Baalbek au Liban Damas et Alep en Syrie la Mecque et la reacutegion du nord-ouest de

lrsquoArabie Saoudite actuelle appeleacutee alors Hedjaz On a mecircme dit qursquoil avait fait quatorze

fois le pegravelerinage de la Mecque Toutefois en ce qui concerne le Maghreb ou la Mauritanie

(lrsquoAfrique du Nord) Kachgar dans le Turkestan lrsquoAbyssinie la partie la plus lointaine de

lrsquoAsie Mineure Alexandrie en Egypte il nrsquoy a pas de certitude2 Parmi ces nombreuses

villes agrave en croire ses reacutecits il y avait celles qursquoil freacutequentait souvent et ougrave il effectuait

parfois de longs seacutejours De sorte qursquoil lui arrivait mecircme de se lier drsquoamitieacute avec les gens

de ces villes-lagrave laquo un des principaux drsquoAlep avec lequel jrsquoavais eu drsquoanciennes relationsraquo3

dit-il dans un des reacutecits du Gulistan on encore dans le Boustan laquo Je mrsquoadressai agrave un

mage avec qui jrsquoeacutetais lieacute crsquoeacutetait un homme bienveillant et doux avec qui je partageais ma

cellule4 raquo Il y freacutequentait librement les gens de toute religion et de toute classe sociale

1

Freacutedeacuteric Duhomme Un bouquet du Jardin des roses de Sadi Paris H Jouve (Tours et Mayenne

Imprimerie E Soudeacutee) 1897 p 5 2 Pour plus de deacutetails sur les voyages de Saadi et lrsquoitineacuteraire qursquoil aurait pu suivre pendant ces voyages voir

H Masseacute op cit pp 40-78 3 Gulistan p 134 (II 32)

4 Boustan p 330 (VIII 8)

17

musulman chreacutetien brahman bouddhiste prince derviche esclave homme drsquoaffaire

marchand ouvrier artisan brigand etc

Bagdad fait partie des premiegraveres villes qursquoil a visiteacutees En fait le jeune Saadi part agrave

Bagdad pour achever ses eacutetudes religieuses et litteacuteraires agrave la fameuse universiteacute

Nezacircmiyeh1 de cette ville Comme nous lrsquoavons dit plus haut le pegravere de Saadi eacutetait un

fonctionnaire distingueacute dans lrsquoadministration de lrsquoAtabek Abou Chouja Saad Ibn Zengui

(le prince reacutegnant alors agrave Fars) et gracircce agrave la protection de ce dernier le jeune Saadi pourra

avoir une pension pour poursuivre ses eacutetudes agrave la prestigieuse universiteacute de Bagdad

laquo Jrsquoavais une bourse agrave la Nezacircmiyeh les leccedilons et les reacutecitations me prenaient tout mon

temps raquo2 Pendant ses eacutetudes agrave Bagdad il suit les cours du grand mystique Suhrawardi

3

lrsquoun des soufis les plus veacuteneacutereacutes de lrsquoeacutepoque qui paraicirct avoir exerceacute sur lui quelque

influence laquo Ecoute en homme les discours de ces hommes de la voie sainte eacutecoute-les

ce nrsquoest plus Saadi qui parle crsquoest Sohraverdi Ce scheiumlkh veacuteneacutereacute mon guide spirituel

Schihab ed-diumln tandis que notre navire glissait sur lrsquoonde mrsquoa donneacute ces deux

conseilshellip4 raquo Cette influence apparaicirct agrave travers un mysticisme dans un nombre assez

important de ses poegravemes surtout ceux du troisiegraveme livre du Boustan et dans ses odes

recueillies sous le titre Ghazaliat (les ghazels) Tayibacirct (les parfumeacutees) etc Il a mecircme

composeacute des poegravemes sous le titre laquo Odes mystiques raquo Son autre maicirctre est le ceacutelegravere

theacuteologien et moraliste Ibn el-Djouzi qui lui montre comme il dit lui-mecircme la voie de la

solitude et du silence laquo Quoique le cheikh Chems-Eddin-Abou-Faradj-ben-Djaouzy

mrsquoordonnacirct de renoncer agrave entendre de la musique et me conseillacirct la solitude et la

retraitehellip5 raquo

Il est cependant important de savoir que ce mysticisme dont on retrouvera des traces

dans lrsquoœuvre du futur poegravete est modeacutereacute Henri Masseacute trouve ce sentiment mystique laquo tiegravede

et conventionnel raquo6 De sorte que la laquo voie sainte raquo nrsquoest pas la seule voie que Saadi suivra

et lrsquoamour spirituel ne sera pas le seul amour qursquoil connaicirctra il apprend aussi laquo le chemin

et les coutumes de lrsquoamour aussi bien qursquoon connaicirct lrsquoarabe agrave Bagdad raquo7 Drsquoailleurs si le

1 Grande et ceacutelegravebre eacutecole musulmane dont la fondation est due au sage vizir de la dynastie seldjoukide

Khacircdjeh Nezacircm-ol-Molk Toussi (1018-1092) Nezacircmiyeh eacutetait agrave lrsquoeacutepoque lrsquoune des universiteacutes les plus importantes du monde et les inscriptions y eacutetaient soumises agrave un concours drsquoentreacutee La fondation de cette eacutecole remonte agrave lrsquoanneacutee 1040 2 Boustan p288 (VII 8)

3 Grand mystique et philosophe musulman du 13

egraveme siegravecle

4 Boustan p 107 (II 3)

5 Gulistan p 120 (II 20)

6 Henri Masseacute Essai sur le poegravete Saadi Paris Paul Geuthner 1919 p 20

7 Ibid p 258

18

poegravete invite le lecteur agrave ne pas attacher son cœur agrave ce monde infidegravele et eacutepheacutemegravere (car il

faudra le quitter bientocirct) cela ne signifie pas un abandon complet de la vie il invite

lrsquohomme agrave vivre celle-ci joyeusement et agrave en profiter pleinement aussi courte et aussi

deacutecevante qursquoelle soit En reacutealiteacute notre poegravete sait appreacutecier les plaisirs de la vie Il

deviendra plus tard le poegravete de lrsquoamour et de la nature il tiendra lrsquoamour pour la plus

grande douceur et chantera les garccedilons et les filles les fleurs les fruits et les saisons

Nombreux sont les poegravemes ougrave il chante lrsquoamour physique

Mais la formation de Saadi ne se limite pas agrave ses seuls apprentissages agrave lrsquouniversiteacute

Nizamiyah de Bagdad il apprend eacutegalement beaucoup agrave laquo lrsquoeacutecole du voyage raquo Comme

nous venons de le dire Saadi consacre de nombreuses anneacutees de sa vie agrave parcourir tout

lrsquoOrient et les pays les plus lointains ce qui laquonrsquoeacutetait pas une mince entreprise agrave une eacutepoque

ougrave les voyages eacutetaient coucircteux dangereux et tregraves peacutenibles raquo1 Etant curieux de savoir et de

connaicirctre il vivra longtemps loin de sa patrie pour lire dans le grand livre du monde Ou

bien pour reprendre lrsquoexpression de Garcin de Tassy le poegravete laquo a fait dans un but

drsquoobservation philosophique une partie de ses voyages raquo2 Au deacutebut du Boustan le poegraveme

qui eacutevoque la raison de la composition du livre commence par ces vers laquo Jrsquoai passeacute ma

vie en voyages lointains jrsquoai veacutecu parmi les peuples les plus divers Partout jrsquoai recueilli

quelque profit chaque moisson mrsquoa livreacute quelques gerbes3 raquo Toujours dans le mecircme

poegraveme citant le pays de Roum et la Syrie comme deux pays qursquoil a visiteacutes il dit qursquoil nrsquoa

pas voulu rentrer les mains vides chez ses compatriotes apregraves ses longues anneacutees de seacutejour

au pays eacutetrangers

laquo Les voyageurs me disais-je rapportent du sucre drsquoEgypte pour lrsquooffrir agrave leurs amis ce serait

pitieacute si sortant de ce vaste jardin je revenais vers les miens les mains vides Ce nrsquoest pas du

sucre que je veux leur offrir mais des paroles dont la saveur est plus douce non pas ce sucre

grossier qui flatte le goucirct mais celui que les livres transmettent aux penseurs4 raquo

Drsquoailleurs un autre motif megravene Saadi agrave entreprendre ses voyages il y fut pousseacute par

certains deacutesirs mystiques ou bien ses tendances soufies Crsquoest-agrave-dire que le voyage pour

lui ne constituait pas seulement une source de connaissance mais aussi un exercice

spirituel Selon une tradition soufie le voyage est pour le mystique une sorte de devoir

1 Omar Ali Shah dans sa traduction du Jardin de roses Paris Albain Michel 1966 p 10

2 Joseph Heacuteliodore Garcin de Tassy laquo Saadi auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal

Asiatique Paris 1843 p 6 3 Boustan p 7

4 Ibid p 8

19

une eacutetape dans la voie de lrsquoinitiation En fait Saadi reacutepegravete lrsquoenseignement de ses guides

spirituels agrave Bagdad (comme Shahacircb ed-Din Suhrawardi) lorsqursquoil dit

laquo O mon pegravere les avantages des voyages sont nombreux ils reacutejouissent lrsquoesprit procurent des

profits font voir des merveilles entendre des choses singuliegraveres examiner du pays converser

avec des amis acqueacuterir des digniteacutes et de bonnes maniegraveres [hellip] Crsquoest ainsi que les soufis ont

dit laquo Tant que tu resteras dans ta boutique et ta maison jamais ocirc homme vain tu ne seras

vraiment un homme Pars promegravene-toi dans le monde avant ce jour ougrave tu quitteras le

monde1 raquo

Le soufi doit parcourir le chemin de la contemplation dans le monde reacuteel et dans lrsquoau-

delagrave dans le monde exteacuterieur aussi bien que dans le monde inteacuterieur On y gagne ainsi de

nombreux avantages mateacuteriels et surtout drsquoinappreacuteciables avantages moraux laquo Suivez

lrsquoexemple de Saadi parcourez le monde en renonccedilant agrave toute chose et vous reviendrez le

cœur plein de science2 raquo Dans le cas de notre poegravete le reacutesultat est une floraison de reacutecits

de sentences et de contemplations qui ont leur source dans la vie reacuteelle De sorte que

chacune des historiettes du Gulistan ouvre une fenecirctre agrave la vie comme si chaque

expression y est prononceacutee apregraves mille essais et expeacuteriences comme si chaque histoire

reacutesultait drsquoun monde drsquoexpeacuteriences pratiques avant mecircme qursquoelle soit le produit de

lrsquoimagination Ce trait drsquoobjectiviteacute est un des eacuteleacutements les plus importants qui font la

bonne reacuteception des sentences et des conseils de Saadi et par lagrave sa populariteacute sans

cependant oublier la part de son art dans lrsquoimmortaliteacute de ces œuvres

Parfois ce sont les eacuteveacutenements et la situation politique qui exigent que notre poegravete

quitte son pays A la fin de ses eacutetudes agrave Bagdad il deacutecide de quitter cette ville Mais la

province de Fars eacutetait la scegravene des invasions des Turcs et plongeacutee dans lrsquoinseacutecuriteacute Il

commence alors une seacuterie de longs voyages au lieu de retourner agrave Chiraz sa ville natale

Le poegravete y a fait allusion dans certains passages de ses deux recueils Nous lisons par

exemple dans la preacuteface du Gulistan

laquo Ne sais-tu pas pourquoi jrsquoai seacutejourneacute longtemps dans les reacutegions eacutetrangegraveres Je suis sorti de

mon pays agrave cause de lrsquooppression des Turcs et parce que jrsquoai vu le monde tombeacute en deacutesordre

comme les cheveux drsquoun Ethiopien3 Tous eacutetaient en apparence des enfants drsquoAdam mais par

leurs inclinations sanguinaires et leurs ongles aceacutereacutes ils eacutetaient semblables agrave des loups [hellip] Tel

1 Gulistan pp 186-187 (III 28)

2 Boustan p 207 (IV 13)

3 Ici Saadi a employeacute le mot laquo zangui raquo qui signifie negravegre et pas Ethiopien comme lrsquoa traduit Defreacutemery

20

eacutetait le monde dans le premier temps que je le vis rempli de trouble de confusion et

drsquoinquieacutetude1 raquo

Ou encore

laquo Lorsque la discorde surviendra le sage srsquoenfuira et quand il verra la paix conclue il jettera

lrsquoancre Car dans le premier cas le salut se trouve sur la frontiegravere et dans le seconde

lrsquoagreacutement de la vie au milieu (des autres hommes)2 raquo

Au cours de cette vie de voyageur il a couru des aventures qursquoil nous rapporte dans le

Boustan et le Gulistan Parmi ces aventures deux sont tregraves connues et figurent dans

presque toutes les biographies donneacutees de lui La premiegravere crsquoest lrsquohistoire de son seacutejour en

Syrie ougrave il a eacuteteacute captureacute par des Francs3 et obligeacute aux travaux forceacutes aux fortifications de

Tripoli avec une bande de juifs En effet on a dit que pendant un certain temps Saadi

exerccedilait par esprit de chariteacute la profession de distributeur drsquoeau dans les marcheacutes de

Jeacuterusalem et des villes de Syrie Le poegravete raconte qursquoun jour ennuyeacute des propos de ses

amis de Damas il prend le chemin du deacutesert de Jeacuterusalem

laquo Jrsquoavais pris en deacutegoucirct la socieacuteteacute de mes amis de Damas je mrsquoavanccedilai dans le deacutesert de

Jeacuterusalem et je me familiarisai ave les animaux jusqursquoagrave ce que je devinsse le prisonnier des

Francs On me fit travailler agrave la terre avec des juifs dans les fosseacutes de Tripoli Enfin un des

principaux drsquoAlep avec lequel jrsquoavais eu drsquoanciennes relations vint agrave passer me reconnut [hellip]

Il eut compassion de mon eacutetat me deacutelivra des liens des Francs au moyen de dix piegraveces drsquoor et

mrsquoemmena avec lui agrave Alep4 raquo

Mais cette deacutelivrance nrsquoest pour lui que le commencement drsquoune autre meacutesaventure ce

marchand drsquoAlep avait une fille qursquoil donne en mariage agrave Saadi avec une dot de cent piegraveces

drsquoor apregraves leur retour agrave Alep Cette eacutepouse eacutetait drsquoun si laquo mauvais caractegravere querelleuse et

deacutesobeacuteissante raquo que le pauvre Saadi regrette le temps de sa captiviteacute laquo Une fois

continue Saadi ayant allongeacute la langue de lrsquoinjure elle dit laquo Nrsquoes-tu pas celui que mon

1 Gulistan preacuteface pp 8-9

2 Ibid p 345 (VIII)

3 Concernant les voyages de Saadi certains avancent mecircme lrsquoideacutee que Saadi a quitteacute sa patrie pour aller

combattre les Croiseacutes et comme preuve ils renvoient agrave cette histoire de captiviteacute par les Francs Par exemple

Defreacutemery en citant le biographe persan dit laquo Si comme le dit Daulet Chah Saadi se dirigea vers lrsquoAsie mineure et lrsquoInde pour y faire la guerre aux infidegraveleshellip raquo (Gulistan p XIV) 4 Gulistan pp 134-135 (II 32)

21

pegravere a racheteacute des fers des Francs pour dix ducats raquo Je reacutepondis laquo Oui il mrsquoa racheteacute

pour dix piegraveces drsquoor et il mrsquoa fait ton captif moyennant cent autres dinars1 raquo

Ce mariage nrsquoeacutetant donc pas heureux Saadi semble srsquoecirctre marieacute une deuxiegraveme fois et

toujours pendant son seacutejour en dehors de sa patrie Dans le Bustan il a parleacute drsquoun enfant

qursquoil a eu (sans doute de ce second mariage) et qursquoil a perdu tregraves tocirct La mort de cet enfant

touche profondeacutement le poegravete et il srsquoen souvient amegraverement dans certains de ses poegravemes

(voir supra p14)

La deuxiegraveme histoire celle de lrsquoidole de Somenath qursquoil raconte dans le Boustan

concerne son voyage en Inde et le fameux meurtre drsquoun Brahmane qursquoil preacutetend commettre

lagrave-bas en voyant sa propre vie en danger ce qui ne paraicirct pas authentique aux yeux de la

majoriteacute des chercheurs et historiens Selon lrsquoauteur des Penseurs de lrsquoIslam par exemple

laquo cet amusant reacutecit qui rappelle les plaisanteries de Boccace sur les faux miracles

renferme des erreurs manifestes et ne peut avoir de valeur documentaire raquo2

Il raconte qursquoagrave Somenath soupccedilonnant une supercherie de la part des precirctres hindous

il prend une reacutesolution heacuteroiumlque il srsquoaffilie agrave leur secte et se fait initier agrave leurs mystegraveres

Apregraves un long noviciat ougrave ses deacutemonstrations de pieacuteteacute lui gagnent la confiance de ses

nouveaux coreligionnaires il peacutenegravetre un soir dans les souterrains de la Pagode et surprend

le precirctre qui agrave lrsquoaide drsquoun meacutecanisme grossier faisait mouvoir les bras de lrsquoidole

Enflammeacute du zegravele de lrsquoislamisme il srsquoeacutelance sur le malheureux Brahmane le jette au fond

drsquoun puits srsquoesquive sans ecirctre remarqueacute et fuit pour jamais ce pays maudit3

Enfin quelles qursquoen soit les causes crsquoest de ces voyages de ces aventures que

reacutesultent une grande partie du charme des eacutecrits de Saadi car les anecdotes curieuses que

lrsquoon y trouve soulignent la graviteacute des reacuteflexions morales et en donnent lrsquoapplication en

leur servant drsquoexemples

13 Les derniegraveres anneacutees dun sage

Saadi ne peut pas supporter de passer tout le reste de sa vie en voyage et drsquoecirctre agrave jamais

seacutepareacute de son pays surtout de sa terre natale Chiraz qursquoil adore et dont il fait lrsquoeacuteloge agrave

toute occasion dans son œuvre laquo Jrsquoai passeacute ma vie en voyages lointains jrsquoai veacutecu parmi

les peuples les plus divers [hellip] mais nulle part je nrsquoai rencontreacute des cœurs purs et sincegraveres

1 Ibid p 135 Cette histoire a eacuteteacute eacutegalement rapporteacute par M Michaud dans son Histoire des Croisades 4

egraveme

eacutedition t III Paris chez Aimeacute Andreacute Libraire 1826 p 359 2 Bernard Carra de Vaux Les Penseurs de lrsquoIslam tomes III et IV Paris Librairie Paul Geuthner 1923 p

295 3 Boustan pp 330-335 (VIII 8)

22

comme agrave Schiracircz (que Dieu la protegravege )1 raquo Crsquoest surtout lrsquoair parfumeacute de cette ville

fleurie qui attire de nouveau lrsquooiseau eacutemigreacute qursquoest Saadi laquo La terre de Chiraz sent

toujours la fleur parfumeacutee crsquoest pourquoi lrsquoeacuteloquent rossignol est de retour2 raquo

Saadi retourne alors agrave sa ville natale de Chiraz au milieu des anneacutees 1250 (selon

certains en 1256) agrave lrsquoeacutepoque ougrave le contexte politique eacutetait un peu plus calme laquo Lorsque je

fus de retour je trouvai le pays tranquille les panthegraveres avaient deacutepouilleacute leur caractegravere de

panthegravere agrave lrsquointeacuterieur (crsquoest-agrave-dire par le cœur) crsquoeacutetaient des hommes pareils agrave des anges

drsquoun bon caractegravere exteacuterieurement des guerriers semblables agrave des lions ardents3 raquo

Lrsquoatabek Abou Bakr bienveillant ami des lettreacutes eacutetait monteacute sur le trocircne de Fars Il avait

consenti agrave payer tribut aux sultans Mongols et tranquille sous leur protection il srsquooccupait

agrave construire des eacutedifices et agrave encourager les lettres et les arts Jouissant de la faveur du

prince et de la sympathie admirative de ses concitoyens Saadi poursuit une carriegravere

drsquoauteur au cours de laquelle il tire le meilleur parti de sa prodigieuse expeacuterience et de son

imagination Bien qursquoil jouissait de la veacuteneacuteration des plus grands personnages de cette

ville il preacutefeacutera la retraite et se consacra aux meacuteditations pieuses et agrave la poeacutesie Cette

retraite volontaire est pourtant laquo pleine drsquohonneurs et drsquoactiviteacute raquo pour reprendre

lrsquoexpression de H Masseacute4 Nrsquoayant jusqursquoalors composeacute que des poegravemes isoleacutes il achegraveve

en deux ans ses deux grands chefs-drsquoœuvre le Boustan en 1257 et le Gulistan lrsquoanneacutee

suivante Il deacutedie lrsquoun et lrsquoautre agrave Saad Ibn Abou Bekr Deacutesormais le poegravete eacutetait devenu

immortel

Le poegravete passa les derniegraveres anneacutees de sa vie dans un humble ermitage situeacute sur les

rives du Roknabad5 aux environs de sa ville bien aimeacutee de Chiraz Lagrave attireacutes par son

renom les gens venaient le visiter agrave titre de poegravete et de contemplatif Il y megravene une vie

paisible et solitaire jusqursquoagrave sa mort que lrsquoon situe entre les anneacutees 6901291 agrave 6921293 Le

mecircme diffeacuterend qui existe sur lrsquoeacutepoque de sa naissance se voit agrave propos de celle de sa mort

mais cette fois le deacutesaccord est moins grand On a mecircme donneacute le jour de sa mort qui

serait un vendredi du mois de chawwal 691 (septembre-octobre 1292) ou selon une autre

opinion le 17 dhoul-hijja 690 (11 deacutecembre1291)6 Saadi serait donc mort centenaire

Selon certains il a mecircme veacutecut pregraves de 120 ans ce qui paraicirct un peu exageacutereacute De toute

1 Boustan pp 7-8 Cet eacuteloge de Chiraz et de ses habitants se rencontre agrave plusieurs reprises dans Boustan

dans le Gulistan ainsi que dans drsquoautres passages de ses Kolliyacirct (œuvres complegravetes) 2 Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 658 le poegraveme est intituleacute laquo Retour agrave Chiraz raquo

3 Gulistan preacuteface pp 8-9

4 Henri masseacute op cit p 79

5 Une riviegravere en banlieue de Chiraz

6 Cf Gulistan pp XXXVIII-XXXIX

23

faccedilon une chose est sucircre et presque tous les biographes sont drsquoaccord lagrave-dessus crsquoest que

Saadi a eu une longue vie ndash surtout laquo si bien remplie raquo1 ndash une longeacuteviteacute presque

seacuteculaire A cet eacutegard ce nrsquoest peut-ecirctre pas sans inteacuterecirct de rapporter ici une leacutegende que

lrsquoon a inventeacutee au sujet de la personne de Saadi et qui pourrait en quelque sorte renforcer

cette ideacutee

Monsieur Defremeacutery rapporte que laquo les Orientaux ont fait de Sadi une sorte de

personnage leacutegendaire Djami et drsquoapregraves lui Khondeacutemir racontent fort seacuterieusement que le

poegravete ayant eacuteteacute honoreacute de la socieacuteteacute de Khidhr (le prophegravete Elie) celui-ci lui fit part de

lrsquoeau de la source de vie2 raquo La leacutegende est ainsi reprise dans Les Penseurs de

lrsquoIslam laquo Une leacutegende se formait autour de lui On racontait que le prophegravete Khidr venait

le visiter et versait sur ses legravevres lrsquoeau de la source drsquoimmortaliteacute Il mourut combleacute

drsquoanneacutees agrave lrsquoacircge de 120 ans en lrsquoautomne de 12923 raquo

Evidemment ce nrsquoest lagrave qursquoune simple fiction Neacuteanmoins elle pourrait ecirctre un

argument de plus pour nous faire croire agrave la tregraves longue vie de Saadi Crsquoest-agrave-dire que les

gens teacutemoins de cette longeacuteviteacute surprenante ont chercheacute agrave lrsquoexpliquer ou bien agrave

lrsquointerpreacuteter drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Alors ils ont inventeacute cette histoire du Prophegravete

Khidhrhellip

Le tombeau de Saadi se trouvait agrave lrsquoeacutepoque agrave lrsquoexteacuterieur de Chiraz agrave une distance de

quelques kilomegravetres Cet endroit devient aussitocirct apregraves sa mort un oratoire et un lieu de

pegravelerinage Aujourdrsquohui ce tombeau est en plein centre de la ville et plus de sept siegravecles

apregraves sa mort encore il a gardeacute son statut de lieu de visite non seulement pour les

Chiraziens mais aussi pour tout autre Iranien qui se rend agrave cette ville aussi bien que pour

tout touriste eacutetranger

Franz Toussaint a eacutevoqueacute la mort de Saadi drsquoun ton tregraves patheacutetique au deacutebut de la

traduction qursquoil a donneacutee du Boustan en 1913 Ce ne serait pas sans inteacuterecirct de citer ici

quelques passages de ce texte

laquo En 1292 le troisiegraveme jour du mois de Djemazi-el-Ewel qui correspond agrave notre mois de

novembre le bruit se reacutepandit dans Chiracircz que Saacircdi allait mourir Crsquoeacutetait le matin On

attendait lrsquoarriveacutee drsquoune caravane de Bouchir4 Les rues le bazar immense regorgeaient de

monde Aussitocirct les rues se videgraverent La vie du bazar srsquoarrecircta Dans le quartier des ciseleurs de

cuivre le bruit assourdissant des marteaux srsquoeacuteteignit dans le quartier des marchands de tapis

1 Jolie et digne expression employeacutee par Defreacutemery Gulistan p IV

2 Gulistan p XXIX

3 Les Penseurs de lrsquoIslam op cit p 296

4 Bouchehr ville portuaire au sud de lrsquoIran agrave 300 kilomegravetres de Chiraz

24

les eacutechoppes se fermegraverent et le quartier des selliers si animeacute devint lugubrehellip Deacutesoleacutee mais

silencieuse la foule srsquoendiguait deacutejagrave dans lrsquoavenue qui menait agrave lrsquoermitage de Saacircdi [hellip]

Soudain au moment que la multitude deacutefilait devant la mosqueacutee de Vendredi un long cri

passionneacute fusa du minaret laquo Allah ou Akbar raquo Dieu est grand Deux fois le derviche reacutepeacuteta

lrsquoinvocation sacreacuteehellip Lorsque sa derniegravere syllabe srsquoeffilocha dans lrsquoazur dix-mille Chiracircziens

le front dans la poussiegravere priaient [hellip ] agrave cet instant Saacircdi murmura

ndash Je viens drsquoentendre le muezzinehellip serait-ce lrsquoheure de la priegravere troisiegraveme Pourtant lrsquoombre

de mon cypregraves nrsquoa pas atteint le milieu du jardin [hellip] Il [Saadi] se tut Il savourait un souvenir

qursquoil avait immortaliseacute dans le Gulistacircn un souvenir vieux de quatre-vingts ans et qursquoil croyait

drsquohier Ses amis le cœur deacutechireacute sanglotaient au pied du grabathellip1 raquo

Le texte qui a pour titre laquo la mort de Saadi raquo se termine sur ces phrases laquoSa tecircte retomba

Il nrsquoeacutetait plus Ainsi mourut Saadi le troisiegraveme jour de Djmazi-el-Ewel qui est le mois

funeste au fleurs2 raquo

Mais ajoutons-le il a laisseacute pour sa posteacuteriteacute deux laquo jardins raquo dont les fleurs restent

toujours impeacuterissables le Jardin des roses et le Jardin des fruits Dans la preacuteface de son

Jardin des roses lrsquoauteur a ainsi eacutevoqueacute lrsquoimmortaliteacute de son livre

laquo Je puis composer pour lrsquoagreacutement des observateurs et pour lrsquoamusement des esprits le livre

du parterre de roses sur les feuilles duquel le vent de lrsquoautomne nrsquoeacutetendra pas sa violence et

pour lequel les reacutevolutions du temps ne changeront pas les plaisirs du printemps en deacutesordre de

lrsquoautomne

A quoi te servira un plateau de roses

Emporte plutocirct une feuille de mon parterre de roses

La fleur dure seulement cinq ou six jours

Et ce parterre sera toujours beau 3 raquo

1 Le Jardin des Fruits traduit par Franz Toussaint Deuxiegraveme eacutedition Paris Mercure de France 1913 pp 7-

15 2 Ibid p 19

3 Gulistan preacuteface p 15

25

2

LrsquoŒUVRE DE SAADI

21 Deux chefs-drsquoœuvre Boustan et Gulistan

Lrsquoœuvre litteacuteraire de Saadi se compose de deux ouvrages fondamentaux le Boustan et le

Gulistan drsquoun divan eacutetendu et varieacute comprenant les qasidas (en persan et en arabe) les

ghazals les quatrains des essais en prose Nasihat al-Molouk (Conseils aux rois) Essai

sur la raison et lrsquoamour Sur lrsquoeacuteducation drsquoun prince des Majalis (Seacuteances) des eacuteleacutegies et

des poegravemes satiriques

En Iran Saadi est consideacutereacute comme un maicirctre du ghazal Il a porteacute au plus point de

gracircce et de deacutelicatesse le ghazel drsquoamour donnant aux ideacutees subtiles la forme la plus

simple et la plus eacuteloquente Ses ghazals sont aujourdrsquohui consideacutereacutes comme les plus

eacuteleacutegants et les plus parfaits techniquement de toute la poeacutesie persane on ne leur preacutefegravere

que ceux de son successeur et compatriote Hafez (~1320- ~1390) Lrsquoun des plus ceacutelegravebres

est une lamentation sur le thegraveme traditionnel du deacutepart de la bien-aimeacutee dont voici

quelques vers

laquo O chamelier va doucement car la paix de ma vie srsquoen va

Et ce cœur que jrsquoavais avec celle qui lrsquoa voleacute srsquoen va [hellip]

Arrecircte la litiegravere ocirc chamelier ne hacircte pas la caravane

Car par amour pour ce cypregraves qui marche crsquoest mon acircme dirait-on qui srsquoen va [hellip]

De la nuit jusqursquoagrave lrsquoaube je ne dors pas je nrsquoeacutecoute avis de personne

Je suis ce chemin sans le vouloir car les recircnes de ma main srsquoen vont [hellip]

Du deacutepart de lrsquoacircme du corps on tient toute sorte de discours

Moi jrsquoai vu de mes propres yeux mon acircme [mon aimeacutee] srsquoen aller1 raquo

Bien que peu original dans le ton les images ou le thegraveme ce ghazal illustre lrsquoart

caracteacuteristique de Saadi de traiter un mateacuteriel conventionnel de la maniegravere la plus coulante

et la plus lyrique dans une forme que la traduction qui preacutecegravede ne peut naturellement

rendre

Lrsquoart lyrique de Saadi consiste agrave savoir avec une extrecircme habileteacute et sans effort

apparent user de toutes les ressources de la langue persane pour produire de brillants effets

acoustiques Crsquoest pour cet art du ghazal et pour la maicirctrise de la prose et du vers qursquoil

montre dans le Gulistan que Saadi est le plus admireacute en Iran Nader Naderpour (1929-

1 Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 456

26

2000) poegravete neacuteo-classique appreacutecieacute affirme que Saadi a fait plus pour la langue persane et

influenceacute le style de plus drsquoeacutecrivains qursquoaucun autre eacutecrivain ou poegravete Djalal Ale Ahmad

(1923-1969) le principal prosateur iranien des anneacutees 1960 styliste distingueacute deacuteclare qursquoil

a formeacute son propre et original style agrave force drsquoenseigner le Gulistan de Saadi

Mais Saadi est surtout le deacutelicieux auteur du Gulistan et du Boustan deux fleurs

jumelles de la litteacuterature iranienne Ces deux œuvres didactiques sont adresseacutees

principalement au prince et au soufi mais finalement agrave tout homme de bonne volonteacute

deux ouvrages qui sont agrave lrsquoorigine de la populariteacute de leur auteur et dont nous allons

donner ici un bref aperccedilu

211 Boustan

Le Boustan ou Saadi Nacircmeh (le Livre de Saadi) est le premier ouvrage de Saadi eacutecrit en

655 de lrsquoheacutegire (1257) agrave Chiraz Il semble que le poegravete avait deacutejagrave travailleacute agrave lrsquoeacutebauche de

ce beau livre lorsqursquoil eacutetait encore loin de sa patrie et qursquoapregraves son retour agrave Chiraz il y a

mis la derniegravere main En fait au deacutebut de cet ouvrage dans le poegraveme intituleacute laquole motif de

la composition du livre raquo1 Saadi le grand voyageur parle drsquoune offrande qursquoil a voulu

apporter agrave ses compatriotes

laquo Les voyageurs me disais-je rapportent du sucre drsquoEgypte

Pour lrsquooffrir agrave leurs amis

Ce serait pitieacute si sortant de ce vaste jardin

Je revenais vers les miens les mains vides

Ce nrsquoest pas du sucre que je veux leur offrir

Mais des paroles dont la saveur est plus douce2 raquo

Et crsquoest une offrande tregraves preacutecieuse car lrsquoauteur y a mis le meilleur de son geacutenie le fruit de

ses vieilles expeacuteriences et le souvenir de ses longues anneacutees de voyages agrave travers le monde

Bref crsquoest lrsquoœuvre de toute sa vie

Le mot Boustan signifie laquo verger jardin de fruits raquo en persan Les traducteurs franccedilais

ont traduit ce titre par les mots et les expressions suivants Le Boustan ou Verger Le

1 Boustan p 7 En fait le titre du poegraveme est bien celui dont nous avons donneacute la traduction litteacuterale par

contre Barbier de Meynard y a donneacute librement ce long titre laquo Pourquoi ce poegraveme a eacuteteacute eacutecrit sa division

en dix chapitres date de sa composition raquo Drsquoailleurs dans lrsquointroduction de sa traduction et au sujet des titres des poegravemes le traducteur a preacuteciseacute qursquoil a laquo cru pouvoir user drsquoune certaine indeacutependance agrave cet eacutegard

afin drsquoindiquer exactement le sujet de chacune drsquoelles raquo (p XXXIII) 2 Ibid p 8

27

Jardin des Fruits Le parterre parfumeacute Le jardin parfumeacute Le Jardin des Arbres1 La

premiegravere traduction franccedilaise complegravete de cet ouvrage Le Boustan ou Verger est de

Barbier de Meynard publieacutee en 1880 et que nous avons choisi comme texte de base pour

nos reacutefeacuterences agrave ce livre

Le Boustan est un recueil de poegravemes didactiques composeacute de pregraves de quatre mille

distiques qui sont tous entiegraverement en vers masnavi2 Les poegravemes preacuteliminaires au nombre

de six servent drsquointroduction au livre sans que le poegravete y ait attribueacute un tel titre3 Le

premier poegraveme comme drsquohabitude est un long hymne agrave Dieu Nous rappelons que Saadi

commence toujours ses recueils au nom de Dieu en placcedilant agrave la premiegravere page tout un

poegraveme consacreacute agrave la gloire et agrave la grandeur du Creacuteateur Le deuxiegraveme est un eacuteloge au

prophegravete Mahomet Dans le troisiegraveme poegraveme comme nous venons de le signaler lrsquoauteur

nous reacutevegravele laquo le motif de la composition du livre raquo mais il y fournit eacutegalement drsquoautres

informations par exemple sur les dix chapitres qui composent le livre (nous allons en

parler ci-apregraves) sur la date de la composition de ce dernier et il demande modestement au

lecteur de lui eacutepargner son blacircme si ses vers preacutesentent des lacunes Les deux poegravemes

suivants sont des paneacutegyriques lrsquoun drsquoAbou Bakr Ibn Saad Ibn Zangui agrave qui le Boustan

est deacutedieacute (laquo Jrsquoai placeacute un tel nom dans mes vers raquo4) et lrsquoautre du fils de ce dernier Saad

Ibn Abou Bakr Ibn Saad qui nrsquoeacutetait alors qursquoun enfant de trois ans Enfin le dernier poegraveme

de cette preacuteface5 est une petite anecdote de dix distiques agrave la fin de laquelle Saadi expose

lrsquoobjectif de son recueil moral crsquoest-agrave-dire donner des conseils pour le salut de ses

lecteurs laquo Voilagrave le droit chemin garde-toi drsquoenfreindre la regravegle marche reacutesolument et tu

arriveras au but Tout est profit dans les conseils de Saadi pour qui les eacutecoute drsquoune oreille

attentive6 raquo Car enfin pour les Persans lrsquoauteur du Boustan est le preacutecepteur de la vie un

guide plein drsquoexpeacuterience et de sagesse

Le texte du Boustan est reacuteparti en dix chapitres chacun comprenant un certain nombre

de courtes histoires morales Ces petites histoires ne portent pour titre que la simple

mention du mot persan hekacircyat que les traducteurs franccedilais ont tour agrave tour traduit par les

1 Cette derniegravere appellation nous lrsquoavons lue dans La comeacutedie humaine Honoreacute de Balzac tome IX Paris

Gallimard 1978 p 1711 2 Le masnavi se compose drsquoun nombre indeacutefini de couplets avec lrsquoarrangement de rime aabbcc etc

3 Cependant les traducteurs ont placeacute ces poegravemes sous le titre de laquo preacuteface raquo comme le cas de Barbier de

Meynard laquo Preacuteface du poegraveme raquo ou celui de Franz Toussaint laquo Preacuteface de Saadi raquo 4 Boustan p 10 laquo Paneacutegyrique drsquoAbou-Bekr fils de Saad fils de Zengui souverain de Schiracircz raquo

5 Dans certaines versions ce poegraveme est placeacute au commencement du premier chapitre du Boustan et non pas

parmi les poegravemes liminaires peut-ecirctre parce qursquoil porte le titre de laquo lrsquohistoriette raquo crsquoest le cas par exemple de la traduction de Barbier de Meynard Boustan p 15 6 Boustan p 17

28

mots histoire historiette ou anecdote Certains de ces traducteurs ont parfois titreacute les

historiettes agrave leur greacute et selon le contenu de chacune drsquoelles Nous donnons ici les titres de

ces dix chapitres respectifs avec entre les parenthegraveses le nombre drsquohistoriettes que

contient chacun

1 De la Justice de lrsquoeacutequiteacute et de lrsquoadministration du gouvernement (18 historiettes)

2 De la bienfaisance (23 historiettes)

3 Lrsquoamour mystique et la voie spirituelle (18 historiettes)

4 De la modestie (25 historiettes)

5 Reacutesignation (12 historiettes)

6 Modeacuteration dans les deacutesirs et renoncement (13 historiettes)

7 Influence de lrsquoeacuteducation (20 historiettes)

8 De la reconnaissance envers Dieu (8 historiettes)

9 Repentir (18 historiettes)

10 Priegraveres et conclusion du poegraveme (3 historiettes)1

Ici il faut ajouter que le sujet du chapitre peut ne pas ecirctre exactement celui que le titre

suggegravere Car lrsquoartiste a utiliseacute selon son bon plaisir les expeacuteriences qursquoil a veacutecues et lorsque

les faits preacutecis lui faisaient deacutefaut il a recouru agrave lrsquoinvention En tous cas les sujets sont tregraves

divers dans le Boustan Les historiettes sont encore plus varieacutees Elles reacutesument en effet

lrsquoexpeacuterience de la vie de Saadi Le poegravete y parle de la justice de la morale de la conduite

des rois de lrsquoart de gouverner de lrsquoamour physique ou spirituel de la voie mystique des

devoirs sociaux et de mille autres choses encore laquo Heureux qui conforme sa conduite aux

conseils de Saadi prospeacuteriteacute du royaume prudence sagesse politique tout est dans ses

discours2 raquo Ou encore laquo Il nrsquoest pas de penseacutee eacuteloquente et sublime que Saadi nrsquoait

revecirctu du voile de lrsquoapologue3raquo Le moraliste y precircche non seulement les vertus

fondamentales drsquohumaniteacute de chariteacute et de toleacuterance mais eacutevoque en mecircme temps les

conditions sociales de son eacutepoque en associant des ideacuteaux eacuteleveacutes agrave une philosophie

pratique et humaine fondeacutee sur le bon sens Crsquoest une valeur de plus agrave ce chef-drsquoœuvre de

la litteacuterature persane

1 Concernant le nombre des historiettes il srsquoagit seulement de celles qui portent le titre laquo historiette raquo ainsi

le ou les poegravemes qui se trouvent au deacutebut de chaque chapitre (comme une sorte drsquointroduction pour chacun de ces derniers) et qui ne sont pas titreacutees par le mot laquo historiette raquo nrsquoont pas eacuteteacute retenus ici De mecircme parfois agrave lrsquointeacuterieur drsquoune seule historiette Saadi a inteacutegreacute une ou plusieurs anecdotes (ou bien de simples moraliteacutes)

seacutepareacutees par des espaces blancs sans aucune autre indication et que nous nrsquoavons pas pris en compte dans les chiffres que nous venons de donner 2 Boustan p 134 (II 23)

3 Ibid p 163 (III 12)

29

Pourtant lrsquooriginaliteacute du Boustan ne reacutesulte pas seulement de la richesse de ses

thegravemes de la morale modeacutereacutee raisonnable et humaine ou encore de la sagesse douce et

souriante de son auteur la forme charmante de lrsquoouvrage est un autre eacuteleacutement essentiel qui

fait de celui-ci une œuvre originale dans son genre Le poegravete revecirct ses conseils de

deacutelicieuses images pour qursquoils soient tregraves agreacuteables agrave lire Il y ajoute eacutegalement des reacutecits

fictifs ou fondeacutes sur ses propres aventures et expeacuteriences Le plus fameux reacutecit du livre

preacutesenteacute comme une anecdote autobiographique rapporte comment Saadi deacutecouvrit de

quelle faccedilon un precirctre indien actionnait une idole pour faire croire agrave ses adorateurs qursquoelle

se mouvait drsquoelle-mecircme Le poegravete raconte qursquoil a ducirc tuer le precirctre pour pouvoir srsquoeacutechapper

Cette histoire est typique de la maniegravere du Boustan au lieu qursquoun reacutecit vienne illustrer une

ideacutee la morale surgit du reacutecit Ici elle est presque tangentielle agrave la viseacutee principale du

reacutecit Dieu dirige et meut les humains comme le precirctre actionnait lrsquoidole1

Saadi est aussi le chantre de la nature il traduit dans ses vers lrsquoinexprimable beauteacute de

la nature afin de reacuteveiller dans lrsquohomme le plaisir estheacutetique Il eacutevoque le merveilleux des

paysages dans leur pittoresque et leur diversiteacute les plaines infinies aux inaccessibles

horizons les bois aux leacutegers clairs-obscurs et aux ombres changeantes les mers les

riviegraveres traccedilant leurs courbes harmonieuses entre des berges vertes les papillons les

abeilles et les fleurs srsquoeacutepanouissant au printemps et beaucoup drsquoautres scegravenes de la nature

encore Voici lrsquoexemple drsquoun poegraveme ougrave le poegravete ceacutelegravebre les bienfaits de Dieu dans la

nature

laquo La lune splendeur des nuits et le soleil flambeau du jour

Brillent au ciel pour ton repos et ta seacutecuriteacute

Le zeacutephyr serviteur empresseacute

Etale sous tes pas le doux tapis du printemps

Le vent et la neige la pluie et le nuage

La foudre qui eacuteclate avec le bruit sec du mail lrsquoeacuteclair qui scintille comme un glaive

Ne sont que des esclaves obeacuteissants

Qui font mucircrir la semence par toi confieacutee agrave la terre [hellip]

La terre deacuteroule sous tes yeux ses riantes couleurs

Elle offre agrave ton odorat ses parfums agrave ton palais ses fruits savoureux

Lrsquoabeille te prodigue son miel lrsquoair sa manne bienfaisante

Pour toi la datte naicirct du palmier et le palmier du noyau

La merveilleuse structure du palmier

Excite lrsquoadmiration des jardiniershellip2 raquo

1 Voir aussi supra p 21

2 Boustan pp 322-323

30

Selon Carra de Vaux la poeacutesie du Boustan laquo est large avec quelques chose de tendre de

pur et de laquo racinien raquo1

Saadi eacutetait bien conscient des grandes qualiteacutes de son ouvrage et preacutevenait deacutejagrave son

lecteur au deacutebut du livre laquo Et son livre est comme la datte enveloppeacutee drsquoune chair

savoureuse on ne trouve en lrsquoouvrant qursquoun noyau2 raquo Cette jolie image de laquo la datte raquo

fruit nourrissant reacutesume en quelque sorte toutes les qualiteacutes de lrsquoœuvre le Boustan est un

recueil de poeacutesie morale dont la lecture laquo nourrit raquo lrsquoesprit sa forme est tregraves doux

agreacuteable (laquo enveloppeacutee drsquoune chair savoureuse raquo) mais le fond en est tregraves solide comme un

laquo os raquo3 Avec une forme si esquisse et un fond si riche de sens et si fructueux que faudrait-

il de plus pour la perfection du Boustan

Le Boustan en geacuteneacuterale manifeste lrsquoesprit caracteacuteristique de Saadi et lrsquoeacutequilibre qursquoil

sait garder entre une haute aspiration morale et une conscience lucide des reacutealiteacutes du

monde comme il va Ces caracteacuteristiques se manifestent eacutegalement dans le Gulistan autre

chef-drsquoœuvre de la litteacuterature iranienne

212 Gulistan

Un autre ouvrage de Saadi qui tient le premier rang dans son œuvre agrave la fois par son

importance et par la reacuteputation dont il jouit agrave juste titre est le Gulistan eacutecrit agrave Chiraz en

656 de lrsquoheacutegire (1258) crsquoest-agrave-dire un an apregraves le Boustan Gulistan est la prononciation

turque du mot laquo Golestacircn raquo en persan qui est composeacute du substantif gol (gul) qui signifie

fleur et le suffixe estan (istan) qui signifie endroit lieu emplacement ougrave se trouve une

chose Cet ouvrage a eacuteteacute traduit en franccedilais pour la premiegravere fois en 1634 par Andreacute Du

Ryer (voir plus bas) dont il avait acquis le manuscrit en Turquie drsquoougrave cette prononciation

turque que les Franccedilais et apregraves eux les autres Occidentaux vont conserver Les diffeacuterents

traducteurs et eacutecrivains franccedilais ont rendu le mot Gulistan chacun selon son propre goucirct

(ressenti) par les expressions suivantes Jardin des roses Jardin des fleurs Empire des

Roses Parterre de fleurs Pays des Roses Parterre de Roses Paradis des roses Jardin

fleuri Roseraie Rosier La version latine (celle de Gentius) est intituleacutee Rosarium

politicum

Gulistan ou Le jardin des roses est un meacutelange de prose rythmeacutee et de vers une

collection drsquoanecdotes morales et de sentences Lrsquoouvrage est composeacute drsquoune preacuteface

1 Carra de Vaux Les Penseurs de lrsquoIslam op cit p 298

2 Boustan p 9 3 En fait Saadi a dit dans ce vers laquo Quand on lrsquoouvre on y trouve un os raquo et B de Meynard a employeacute le

mot laquo noyau raquo au lieu de laquo os raquo

31

suivie de huit chapitres que lrsquoauteur considegravere comme laquo huit portes raquo1 qui megravenent au

paradis et une bregraveve conclusion qui est inteacutegreacutee agrave la fin du huitiegraveme chapitre Chaque

chapitre est composeacute drsquoun certain nombre de courtes histoires qui sont geacuteneacuteralement en

prose et les sentences qui les suivent sont en vers Ces sentences forment geacuteneacuteralement la

morale de lrsquohistoire Les histoires ne sont pas preacuteciseacutement des fables mais plutocirct des

anecdotes imaginaires ou presque historiques ayant un sens moral et drsquoougrave les sentences

se deacutetachent comme naturellement Ces anecdotes sont agreacutementeacutees de plaisanteries de

bons mots et sont tour agrave tour graves touchantes ou humoristiques Enfin ces anecdotes se

deacutetachent les unes des autres par la simple mention de Hekacircyat (conte) et ne portent

aucune autre indication agrave savoir ni numeacuterotation ni titre2 Voici les huit chapitres qui

composent le livre dans leur ordre drsquoapparition et le nombre drsquohistoriettes que contient

chacun

1 Touchant la conduite des rois (41 historiettes)

2 Touchant les mœurs des derviches (47 agrave 49 historiettes selon diffeacuterentes eacuteditions)

3 Sur le meacuterite de la modeacuteration des deacutesirs (28 historiettes)

4 Sur les avantages du silence (14 historiettes)

5 Touchant lrsquoamour et la jeunesse (21 historiettes)

6 De lrsquoaffaiblissement et de la vieillesse (9 historiettes)

7 Sur lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation (18 historiettes)

8 Touchant les bienseacuteances de la socieacuteteacute (109 conseils maximes sentences et reacuteflexions)

Comme on peut constater ici les thegravemes et le plan du Gulistan diffegraverent peu de

celui du Boustan De sorte que les sept premiers chapitres abordent presque les mecircmes

sujets que ceux du Boustan preacutesenteacutes dans un ordre diffeacuterent et compleacuteteacutes par trois

chapitres suppleacutementaires On rencontre mecircme des vers du Boustan qui sont repris dans le

Gulistan Nous en citons ici quelques exemples et pour le reste nous renvoyons nos

lecteurs aux notes du Boustan et du Gulistan traduits respectivement par Barbier de

Meynard et Defreacutemery ougrave ces reacutepeacutetitions ont eacuteteacute releveacutees En voici quelques unes le

distique laquo Si chaque grecirclon devenait une perle le bazar en serait rempli comme de grains

de verroterie raquo (Gulistan p306) est emprunteacute au Boustan (p151)

1 En srsquoinspirant de ces huit portes dont parle Saadi Mme Bibesco nommera son livre laquo Les Huit paradis raquo

2 Selon leur propre goucirct les traducteurs ont utiliseacute tour agrave tour les mots laquo conte historiette histoire

anecdote raquo pour le mot persan Hekacircyat Certains ont numeacuteroteacute les historiettes et certains ont mecircme donneacute des

titres agrave chacune de ces historiettes drsquoapregraves le contenu qursquoelles preacutesentaient

32

Ainsi ces deux livres semblent ecirctre les produits drsquoune mecircme inspiration et suivre un

but commun laquo Propager les preacuteceptes de la morale non pas telle que la comprennent le

Koracircn et une orthodoxie eacutetroite mais la morale de lrsquohumaniteacute au vrai sens du mot celle

que Dieu a graveacutee au fond des cœurs1 raquo Lrsquoauteur y precircche le renoncement aux passions et

lrsquohumiliteacute exalte la bonteacute et la bienfaisance condamne la meacutedisance fleacutetrit les

orgueilleux Tous deux seacuteduisent autant par la sagesse souriante drsquoune philosophie pleine

de douceur et de modeacuteration que par la perfection de la forme et le charme des images dont

le poegravete revecirct ses conseils

Mais la forme du Gulistan est tregraves diffeacuterente de celle du Boustan et crsquoest en cela que

deacutepend le principal charme du premier Cette diffeacuterence reacuteside dans lrsquoagreacuteable varieacuteteacute qui

regravegne dans le Gulistan et qui se fait jour sous divers aspects On y trouve de tout

anecdotes historiques bons mots preacuteceptes de morale sentences philosophiques maximes

pour la conduite de la vie des conseils pour la direction des affaires de lrsquoEtat etc A cocircteacute

drsquoun trait drsquohistoire nous rencontrons une plaisanterie agrave la suite drsquoune parabole quelque

sentence piquante et ingeacutenieusement exprimeacutee Les reacutecits sont eux aussi tregraves varieacutes Enfin

et surtout gracircce agrave un meacutelange habile de la prose et des vers renforceacute par la verve et le

naturel de la narration le Gulistan offre une lecture plus agreacuteable que celle de la

versification uniforme du Boustan Crsquoest lagrave un des secrets de la populariteacute du Gulistan ce

meacutelange de ton que lrsquoauteur a savamment pratiqueacute laquohellip le remegravede amer de la morale

meacutelangeacute avec le miel de la plaisanterie afin que lrsquoesprit de celui agrave qui je parlais ne fucirct pas

ennuyeacute et que mon livre ne restacirct pas priveacute du bonheur de plaire2 raquo

A cette varieacuteteacute de ton il faut surtout ajouter la clarteacute et la simpliciteacute eacuteleacutegante de la

composition du Gulistan qui sont par ailleurs deux principaux meacuterites du style de Saadi

en geacuteneacuteral En effet la prose du Gulistan orneacutee fluide et captivante est le meilleur type

de prose litteacuteraire Contrairement aux œuvres des eacutecrivains anteacuterieurs aussi bien qursquoagrave celles

des autres eacutecrivains orientaux de lrsquoeacutepoque le Gulistan ndash soit en vers soit en prose ndash offre

un style tregraves sobre et deacutepourvu de toutes figures outreacutees Ces quelques lignes de Sylvestre

de Sacy suffisent agrave confirmer lrsquoideacutee

laquo Un caractegravere qui se fait remarquer dans les eacutecrits de Sadi surtout dans le Gulistan crsquoest qursquoil

use de lrsquohyperbole et en geacuteneacuteral du style figureacute avec bien plus de sobrieacuteteacute que la plupart des

eacutecrivains de lrsquoOrient et qursquoil tombe rarement dans lrsquoamphigouri et lrsquoobscuriteacute3 raquo

1 Boustan p VI

2 Gulistan conclusion du livre p 349

3 Sylvestre de Sacy in Biographie universelle de Michaud

33

Ce style deacutegageacute en plus des autres grandes qualiteacutes eacutevoqueacutees assurent agrave lrsquoouvrage une

intelligibiliteacute et par lagrave une admiration unanime Or ce preacutecieux manuel a toujours eacuteteacute

utiliseacute agrave des fins peacutedagogiques non seulement en Iran mais aussi dans une grande partie du

monde islamique et mecircme en Inde ougrave les eacutemirs et les princes mongols suivaient ses

conseils scrupuleusement De plus en raison de cette simpliciteacute et de cette clarteacute ce livre

de morale convient agrave un enseignement pour tout acircge y compris pour les enfants Ainsi en

Iran degraves les premiegraveres anneacutees de lrsquoeacutecole primaire les eacutelegraveves commencent agrave lire des vers du

Gulistan qursquoils trouvent inteacutegreacutes dans leurs manuels du persan et cela a existeacute depuis des

siegravecles On remarquera agrave propos que Defreacutemery nrsquoheacutesite pas agrave donner les mecircmes conseils

aux enfants europeacuteens dont les franccedilais dans la preacuteface de sa traduction Gulistan ou le

Parterre de roses il rappelle le manque de laquo travaux seacuterieux raquo effectueacutes en France sur ce

laquo principal ouvrage du plus grand poegravete moraliste de la Perseraquo et il ajoute ensuite

laquo Car lrsquoeacutetude de la langue persane nrsquoeacutetant pas abordeacutee chez les Europeacuteens par des enfants il

ne saurait y avoir aucun inconveacutenient agrave laisser entre les mains des eacutelegraveves des textes qui agrave tout

bien consideacuterer ne sont pas plus dangereux pour la morale que les Bucoliques Anacreacuteon

Horace et Martial1 raquo

De mecircme Saadi a eacutecrit le Gulistan avec une faciliteacute surprenante Autrement dit il lrsquoa

reacutealiseacute en tregraves peu de temps Dans sa preacuteface lrsquoauteur dit qursquoil lrsquoavait commenceacute au

printemps au mois drsquoavril laquo Crsquoeacutetait dans la saison du printemps ougrave la violence du froid

eacutetait calmeacutee et ougrave le temps du regravegne de la rose eacutetait arriveacutehellip Crsquoeacutetait le premier jour du

mois djelacirclien drsquoArdy-bihicht (avril) le rossignol chantait sur les rameaux raquo2 et avant

mecircme que le printemps touche agrave sa fin le livre est deacutejagrave termineacute laquo En un mot il restait

encore des roses au jardin lorsque le livre du Gulistan parvint agrave sa fin3 raquo Plus rapide

encore crsquoest la reacutedaction de tout le chapitre huit qui agrave en croire son auteur srsquoeffectue en

une seule journeacutee

En fait cette faculteacute de creacuteation et de rapiditeacute est le fruit de longues anneacutees

drsquoexpeacuteriences et drsquoobservations de Saadi ce qui ne pourrait se reacutealiser du jour au

lendemain sans reacuteflexion preacutealable Crsquoest ce qui conduit certains critiques dont H Masseacute

agrave penser que les laquo deux recueils de morale en action le Boustan et le Gulistan se

trouvaient sans doute deacutejagrave eacutebaucheacutes lors de son retour agrave Chiraz ougrave il [Saadi] leur donnera

1 Gulistan pp II-III

2 Ibid preacuteface pp 13-14

3 Ibid p 16

34

leur admirable et deacutefinitive forme litteacuteraire raquo1 Crsquoest un avis fort creacutedible que nous

partageons avec ce critique surtout quand nous nous souvenons de ces vers du Boustan et

de lrsquooffrande que Saadi voyageur veut apporter agrave ses compatriotes laquo Les voyageurs me

disais-je rapportent du sucre drsquoEgypte pour lrsquooffrir agrave leurs amis ce serait pitieacute si sortant

de ce vaste jardin je revenais vers les miens les mains vides2 raquo Il est en effet impossible

sinon tregraves difficile que ces deux ouvrages aient eacuteteacute entiegraverement composeacutes dans un espace

de quelques mois seulement Cette ideacutee Barbier de Meynard lrsquoavait formuleacutee bien

auparavant en 1880 par ces termes laquo A 75 ans et Saadi avait atteint cet acircge

lrsquoimagination nrsquoest plus capable de creacuteer avec cette feacuteconditeacute3 raquo Comme un dernier

teacutemoignage agrave cet eacutegard il est inteacuteressant de citer ici ces quelques lignes tireacutees des

Leacutegendes de la Perse

laquo Saadi qursquoun instinct puissant lrsquoinstinct des hommes forts des vieillards preacutedestineacutes

avertissait de la longue marge qursquoil avait encore devant lui avait avec confiance consacreacute

soixante ans agrave ramasser les mateacuteriaux de son testament poeacutetique avant de lrsquoeacutecrire4 raquo

Mais qursquoimporte le temps mis par Saadi pour eacutecrire son livre lorsque le reacutesultat est

une œuvre originale et inimitable Le poegravete a bien raison de se vanter dans la bregraveve

conclusion de son recueil de nrsquoavoir rien emprunteacute agrave ses devanciers comme crsquoeacutetait laquo la

coutume des auteurs raquo agrave lrsquoeacutepoque Car selon lui laquo reacuteparer son vieux froc vaut mieux que

de demander un vecirctement drsquoemprunt raquo5 Par contre lui-mecircme il a eu des imitateurs En

effet la populariteacute du Gulistan drsquoune part et la simpliciteacute du style de son auteur drsquoautre

part ont nourri lrsquoillusion chez certains poegravetes de pouvoir reacutealiser une œuvre semblable

Mais toutes ces tentatives ont eacutechoueacute bien que leurs auteurs aient scrupuleusement respecteacute

la matiegravere de lrsquoouvrage sa langue le nombre de ses chapitres leur disposition voire leur

titre Aucune de ces imitations nrsquoa pu eacutegaler la valeur litteacuteraire du Gulistan et nrsquoen

preacutesentent qursquoune pacircle copie Parmi ces imitations les plus connus sont le Bahacircrestacircn

(seacutejour du printemps) de Djami6 et le Parichacircn (disperseacute) de Qacircacircni

7 qui se rapprochent du

Gulistan non seulement par leur titre qui rime avec leur modegravele mais aussi par leurs

proceacutedeacutes de composition qui consistent agrave entremecircler des historiettes en vers et en prose

1 H Masseacute op cit p 75

2 Boustan preacuteface p 8

3 Boustan p XX

4 Edouard Montagne Les Leacutegendes de la Perse Paris E Bouillon 1890 p 332

5 Ibid

6 Poegravete persan (1414-1492)

7 Ou Ghacircacircni poegravete persan (1807-1853)

35

Lrsquoeacutechec de ces imitateurs reacutesulte du fait qursquoils nrsquoont vu de raison agrave la ceacuteleacutebriteacute du Gulistan

que sa forme et le fond la peinture fidegravele de lrsquoindividu et de sa socieacuteteacute lrsquoart dans lequel

Saadi excelle leur a eacutechappeacute Aucun drsquoeux nrsquoa compris autant qursquoil le fallait lrsquoacircme du

langage de ce poegravete lrsquoeacuteleacutement incontestable de son immortaliteacute et de ce fait cette œuvre

demeure ineacutegalable et ses leccedilons morales incontestables

Cette morale pleine de bon sens et drsquoune modeacuteration singuliegravere si lrsquoon songe agrave

lrsquoeacutepoque drsquoexactions et de guerres sauvages au cours de laquelle Saadi lrsquoeacutelabora forme le

meilleur de son œuvre il convient degraves lors de deacutegager les eacuteleacutements fondamentaux qui

composent cette morale

22 Saadi moraliste une morale pratique et modeacutereacutee

Saadi est lrsquoauteur eacuteminent de la morale traditionnelle iranienne et selon lrsquoexpression de

Barbier de Meynard laquo le moraliste le plus humain et le plus aimable de lrsquoOrient

musulman raquo1 Dans lrsquoexaltation morale la reacutedaction de sentences et de proverbes il reacuteussit

mieux que tout autre auteur de langue persane

Consideacutereacute comme un eacuteleacutegant fabricateur de sentences morales et un sage sublime de la

grande tradition classique Saadi appartient incontestablement agrave la famille des fabulistes

universels Bidpaiuml Lokman Esope dont le rocircle consiste agrave tirer de la besace doreacutee des

banaliteacutes les veacuteriteacutes premiegraveres De sa bouche tombent sereinement de preacutecieux conseils de

morale pratique la modeacuteration la modestie la prudence sont des vertus qursquoil essaye de

rechercher sans cesse en soi et drsquoenseigner agrave autrui Mais chaque leccedilon seacutevegravere chaque

eacutenergique avertissement ne sauraient passer qursquoagrave la faveur drsquoune anecdote amusante

rapidement conteacutee En outre la modeacuteration et le bons sens sont deux autres qualiteacutes de

cette morale pratique

Saadi est un moraliste au sens strict du mot crsquoest-agrave-dire un eacutecrivain qui observe les

mœurs les actions et les caractegraveres de ses contemporains de toutes ces observations

ineacutevitablement se deacutegagent drsquoelles-mecircmes quelques ideacutees geacuteneacuterales Il srsquoagit avant tout

drsquoune morale pratique enseignant comment se conduire dans le monde et loin drsquoecirctre

pessimiste agrave cet eacutegard il consacre un grand nombre des historiettes du Boustan et surtout

du Gulistan agrave observer des traits de caractegravere sans louange ni censure laquo On songe agrave

certaines fables de La Fontaine qui sans prendre parti se borne agrave montrer le faible

opprimeacute par le fort le pauvre par le riche lrsquohonnecircte par le fripon2 raquo Selon lrsquoenseignement

1 Boustan p XXVII

2 H Masseacute op cit p 164

36

de Saadi le monde ougrave nous vivons nrsquoest certes pas parfait mais il faut lrsquoaccepter

joyeusement tel qursquoil est sans se raidir ni se plaindre Or le moraliste nous conseille de

nous comporter le plus honnecirctement possible tout en sauvegardant du mecircme coup notre

indeacutependance et notre protection

Ainsi gracircce aux faculteacutes drsquoobservation particuliegraveres agrave son geacutenie Saadi regarde

lrsquohomme se comporter envers ses semblables il perccediloit les fautes les deacutefauts et loin de

les critiquer acircprement il srsquoefforce dans sa poeacutesie de proposer des faccedilons et des regravegles

meilleures A ce propos il srsquoest clairement expliqueacute agrave plusieurs reprises laquo Heureux le

lecteur beacuteni du ciel agrave qui deux mots suffisent parmi les conseils de Saadi raquo1 srsquoeacutecrie-t-il

dans le Boustan et plus loin laquo Crsquoest la vertu la sagesse la beauteacute morale que je

ceacutelegravebre raquo2 Saadi a eacuteparpilleacute ses conseils dans toute son œuvre et il faut les y deacutecouvrir

laquo Mes conseils sont pleins de profit efforce-toi de les recueillir et avance sur la route qui

est la bonne pour te joindre aux eacutelus3 raquo Or laquo les discours de Saadi ne sont qursquoapologues et

conseils raquo et le lecteur doit apprendre agrave chercher les seconds agrave travers les premiers

Une autre caracteacuteristique de la morale de Saadi est sa modeacuteration singuliegravere Sa morale

est mesureacutee et en geacuteneacuteral pure elle ne peut ecirctre accuseacutee ni de relacircchement ni de

rigorisme Notre moraliste sait tenir le milieu entre le fatalisme qui reacuteduit lrsquohomme agrave lrsquoeacutetat

drsquoun ecirctre entiegraverement passif et lrsquoindeacutependance qui le livre entiegraverement agrave lui-mecircme et

semble le soustraire au pouvoir de la Diviniteacute Cette morale accorde agrave lrsquohomme un degreacute

drsquoindeacutependance relative en harmonie avec sa digniteacute En effet Saadi nrsquoest pas le seul

moraliste iranien agrave accorder ce pouvoir agrave lrsquohomme Charles-Henri de Foucheacutecour affirme

ainsi notre ideacutee laquo On assistera tout au long de lrsquohistoire de la morale persane agrave ce deacutebat agrave

propos de lrsquoeffort et du sort Les recueils de conseils ont simplement cru au pouvoir de

lrsquohomme [hellip] Devant ce sort fixeacute agrave lrsquohomme la morale par nature a affirmeacute la neacutecessiteacute

de lrsquoeffort humain4 raquo

En fait la seacuteveacuteriteacute des eacutetudes theacuteologiques la rigueur des pratiques soufies de sa

jeunesse ont rehausseacute la conception morale de la vie de Saadi Elles nrsquoont pas alteacutereacute la

spontaneacuteiteacute de son caractegravere ni la fraicirccheur naturelle de ses sentiments Par la tournure de

lrsquoesprit par le penchant inneacute de son cœur par son geacutenie fait de modeacuteration il nrsquoa rien de

lrsquoausteacuteriteacute drsquoun anachoregravete Lrsquoascegravese lui reacutepugne comme tout excegraves Son acircme nrsquoest pas

1 Boustan p 45 (I 8)

2 Ibid p 277 (VII)

3 Ibid p 336(VIII 8)

4 Charles-Henri de Foucheacutecour Moralia les notions morales dans la litteacuterature persane du 3e9e au 7e13e

siegravecle Paris Editions Recherche sur les Civilisations 1986 p 11

37

deacutechireacutee par des visions extatiques son mysticisme est plutocirct modeacutereacute et apaiseacute Sa pieacuteteacute

est sincegravere mais il ne va point aux extrecircmes agrave lrsquoexageacuteration laquo Il ne faut pas ecirctre plus

pieux que Mahomet raquo laquo A en juger par ses eacutecrits dit Sylvestre de Sacy Saadi nrsquoeacutetait point

de ces soufis hypocrites qui embrassent la vie spirituelle pour vivre dans la volupteacute et la

faineacuteantise aux deacutepens de la creacuteduliteacute des pieux musulmans car il traite sans meacutenagement

ceux qui deacuteshonorent par une semblable conduite la profession religieuse1 raquo

On peut dire que la morale de Saadi se rapproche plus de celle des fabulistes que de

celle des ascegravetes Pour lui la vraie pieacuteteacute reacuteside dans la bonteacute du cœur la pauvreteacute et les

maceacuterations ne sont pas des garants de salut Saadi est un esprit mesureacute qui sait appreacutecier

les agreacutements et les plaisirs de la vie Il faut rappeler qursquoagrave cocircteacute de ses deux œuvres

classiques le Boustan et le Gulistan Saadi a composeacute drsquoautres poeacutesies telles que les

Tayibacirct (les parfumeacutees) les Beacutedacircyi (les merveilleuses) des poeacutesies politiques et mecircme un

recueil de plaisanteries eacuterotiques et fort libres intituleacute Hazaliacirct

Il est vrai qursquoen vrai sage Saadi ne srsquoattache pas aux apparences exteacuterieures de la vie

mais il ne se deacutetourne pas des joies terrestres et ne proclame pas leur vaniteacute Certes devant

lrsquoEternel tout est vaniteacute et fumeacutee dans ce monde Pourtant dans notre existence eacutepheacutemegravere

il est licite de jouir de tout ce qursquoil y a de beau et drsquoagreacuteable sur la terre Un bon musulman

doit trouver dans les agreacutements du seacutejour terrestre un motif de consolation et une raison de

reconnaissance envers le Creacuteateur laquo Ainsi les ideacutees soufies de Saadi se fondent

harmonieusement avec sa morale humaine et bienveillante Il eacutetait reacuteserveacute au sage de

Chiraz drsquounir dans la poeacutesie persane les tendances mystiques et les tendances didactiques

qui furent primitivement seacutepareacutees2 raquo

Pour faire appreacutecier le caractegravere mesureacute et pratique de la morale de Saadi nous

citerons ce passage ougrave il deacutefend la richesse contre la pauvreteacute Tous les mystiques louent et

exaltent la pauvreteacute et Saadi ayant lui-mecircme lrsquoexpeacuterience de vie de derviche en connaicirct

les meacuterites mais il ne veut pas qursquoelle srsquoeacutelegraveve contre la richesse ni qursquoelle en

meacuteconnaisse les avantages moraux Dans la derniegravere historiette du chapitre VII du

Gulistan drsquoailleurs tregraves longue par rapport aux autres historiettes de ce livre il srsquoagit de la

dispute de Saadi avec un homme preacutesomptueux sur la deacutefinition de la richesse et de la

pauvreteacute Saadi raconte qursquoun soi-disant derviche avait devant lui profeacutereacute des plaintes et

blacircmeacute les riches

1 Citeacute par Barbier de Meynard in La Poeacutesie en Perse Paris Ernest Leroux 1877 p 49

2 Haiumldar Bammate Visage de lrsquoIslam Lausanne Librairie Payot 1946 p 373

38

laquoChez les pauvres la main du pouvoir est lieacutee chez les riches le pied de la volonteacute est briseacute Il

nrsquoy a pas drsquoargent dans la main des hommes geacuteneacutereux il nrsquoy a pas de geacuteneacuterositeacute chez ceux qui

possegravedent des richesses raquo - Cette parole me deacuteplut dit Saadi agrave moi qui suis nourri des

bienfaits des grands1 raquo

De son cocircteacute Saadi se met agrave faire lrsquoeacuteloge des riches

laquo O mon ami les riches sont le revenu des malheureux le treacutesor de ceux qui vivent dans la

retraite le but vers lequel se dirigent les visiteurs le refuge des voyageurs [hellip] La tranquilliteacute

ne se reacuteunit pas agrave la pauvreteacute et le recueillement drsquoesprit nrsquoexiste pas dans la deacutetresse Lrsquoun (le

riche) a reacuteciteacute le commencement de la priegravere du soir un autre (le pauvre) srsquoest assis attendant

son souper Comment celui-ci ressemblerait-il jamais agrave celui-lagrave [hellip] Lrsquoarabe dit laquo Je me suis

reacutefugieacute pregraves de Dieu contre la pauvreteacute qui tient ses regards dirigeacutes vers la terre (par humiliteacute)

et contre le voisinage de lrsquoindividu que je nrsquoaime pashellip2 raquo

Ailleurs Saadi raconte lrsquohistoire drsquoun pauvre devenu riche Un passant qui lrsquoavait vu

nu et mendiant dans la poussiegravere revient au mecircme lieu et voit cet homme prisonnier entre

les mains des gardes et entoureacute drsquoune grande foule Il demande ce qui lui est arriveacute laquo Il a

bu du vin lui reacutepond-on fait du tapage et tueacute quelqursquoun Maintenant on le conduit au lieu

du suppliceraquo Saadi conclut son histoire par ces vers laquo Si le pauvre chat avait des ailes il

ferait disparaicirctre du monde la race des passereaux Arrive-t-il que le faible obtienne la

main de la puissance il se legraveve et il tord la main des faibles3 raquo Ces histoires ne sont peut-

ecirctre pas sublimes mais elles sont tregraves humaines et adoucissantes Et il serait injuste de ne

pas rappeler que ce genre drsquohistoires ne constitue qursquoune partie infime drsquoun ensemble

noble et eacuteleveacute

La Fontaine disait laquo Il avait du bon sens le reste vient ensuite4 raquo A lrsquoexemple de cet

adage de La Fontaine la morale de Saadi est pleine de bon sens Au sujet de ses conseils

moraux le moraliste a dit lui-mecircme laquo Ce sont les preacuteceptes de la sagesse qui dictent ses

versraquo5 Le bon sens eacuteclate agrave toutes les pages de ses recueils moraux laquo Ne te tourmente pas

inutilement de la haine de tes ennemis car malheureusement ton corps en subit les

conseacutequences raquo ou encore laquo Ne gacircche pas ta vie par des regrets et des laquo crsquoest

dommage raquo

1 Gulistan p 293 (VII 19)

2 Ibid pp 293-295

3 Ibid p 171 (III 16)

4 La Fontaine Les Fables laquo Le berger et le roi raquo (livre X fable IX)

5 Boustan p 104 (II 2)

39

Pour faire eacutecouter ses conseils agrave ses lecteurs sans pourtant les ennuyer notre moraliste

avait sa propre recette laquo La perle des conseils salutaires a eacuteteacute passeacutee dans le fil de

lrsquoeacuteloquence et le remegravede amer de la morale meacutelangeacute avec le miel de la plaisanterie afin

que lrsquoesprit de celui agrave qui je parlais ne fucirct pas ennuyeacute et que mon livre ne restacirct pas priveacute

du bonheur de plaire1 raquo Saadi connaissait donc tregraves bien cette grande regravegle classique agrave

savoir lrsquoart de plaire au public Cet art plus que les ideacutees qursquoil exprime est agrave lrsquoorigine de

la populariteacute de Saadi et neacutecessite donc drsquoecirctre examineacute dans ses diffeacuterents aspects

23 Art de Saadi

La poeacutesie de Saadi est remarquable par lrsquoharmonie et la simpliciteacute du style la concision et

la justesse de la langue la vivaciteacute Ce sont ces caracteacuteristiques qui distinguent notre poegravete

entre tous ses confregraveres de lrsquoIran H Masseacute reconnaicirct que laquo le style da Saadi si lrsquoon en

efface quelques taches nrsquoest pas eacuteloigneacute de la perfection raquo2 Plus loin il ajoute que laquo par

comparaison avec les eacutecrivains qui lrsquoont suivi [hellip] Saadi preacutesente presque toutes les

qualiteacutes qursquoon exige drsquoun styliste classique raquo3

231 La simpliciteacute et la vivaciteacute

La simpliciteacute constitue la premiegravere qualiteacute de ce style au point que lrsquoon a appeleacute la poeacutesie

de Saadi laquo un chef-drsquoœuvre de simpliciteacute eacuteleacutegante raquo4 Son persan est une langue parvenue agrave

sa pleine maturiteacute simple et inimitable Saadi est maicirctre dans lrsquoart drsquoexprimer maintes

subtiliteacutes dans un style simple et en mecircme temps savoureux Pour ce faire il deacuteveloppe

toujours ses thegravemes poeacutetiques agrave lrsquoaide des images Celles-ci constituent la base de ses

moyens drsquoexpression et un eacuteleacutement indispensable agrave son style Ainsi lrsquoideacutee et son image

sont eacutetroitement lieacutees dans ses eacutecrits Par exemple laquo Il ne faut jamais dire une parole sans

y avoir reacutefleacutechi ni couper une eacutetoffe avant de lrsquoavoir mesureacutee5 raquo Parfois mecircme la penseacutee

est si intimement confondue avec son image qursquoil est difficile de les distinguer lrsquoune de

lrsquoautre Cet agencement des ideacutees et des images a eacuteteacute tregraves habilement reacutealiseacute par le poegravete de

sorte que le lecteur avant mecircme qursquoil ne srsquoaperccediloive de la figure employeacutee est

spontaneacutement attireacute par lrsquoharmonie et la douceur des vers De lagrave reacutesulte toute la saveur de

1 Gulistan p 349 (VIII)

2 H Masseacute op cit p 237

3 Ibid p 238

4 Reneacute Basset citeacute par H Masseacute dans Essai sur le poegravete Saadi op cit p 237

5 Boustan p 279 (VII)

40

ce style un style tout uni gracircce auquel Saadi peut exposer sa morale pratique de maniegravere agrave

ecirctre tregraves agreacuteable agrave lire

Quant aux regravegles grammaticales elles sont respecteacutees minutieusement et le mieux

possible Les vers gardent leur rythme et leur musicaliteacute sans que cela nuise agrave la tournure

logique des phrases Autrement dit Saadi ne sacrifie pas la grammaire aux deacutepens de la

musique de sa poeacutesie en mecircme temps que celle-ci reste bellement harmonieuse Ce fait

Saadi est capable de le reacutealiser gracircce agrave son geacutenie dans une langue tregraves fine et naturelle et

malgreacute les contraintes de la rime

Un autre trait du geacutenie de Saadi est la vivaciteacute de son esprit se refleacutetant eacutegalement

dans son style qualiteacute incontournable que le fardeau des ans nrsquoavait nullement amortie

chez lui Ce trait se manifeste dans son œuvre sous une ironie qui rend ses reacutecits plus

touchants son discours plus vif et ses ideacutees plus convaincantes Cette ironie est souriante et

a son origine dans la maniegravere de penser et la vision du monde du poegravete elle est pleine

drsquoacircme et de vie

232 La concision et la justesse de langue

Dans sa poeacutesie aussi bien que dans sa prose qui est drsquoailleurs une prose poeacutetique Saadi

utilise une langue pure et juste Aucun mot nrsquoa eacuteteacute ajouteacute ou supprimeacute au hasard Ce choix

preacutecis des mots cette justesse de la langue aboutissent agrave une concision qui constitue la

qualiteacute supeacuterieure de lrsquoart de Saadi Persuadeacute que le public est lasseacute des phrases

rechercheacutees et trop orneacutees des liaisons trop compliqueacutees qui engendrent des phrases

paraissant ne jamais devoir finir tant elles sont longues Saadi creacutee son propre style dont

lrsquoun des traits les plus caracteacuteristiques est la concision Celle-ci comme nous avons montreacute

plus haut est surtout mise en pratique dans le Gulistan Le style de Saadi avec son tour

moins long mais non moins eacuteprouveacute ne semble appreacutecier ni les conjonctions ni les

transitions bien qursquoil attache beaucoup drsquoimportance agrave lrsquoenchaicircnement des ideacutees Cette

briegraveveteacute du style ne se reacutevegravele pas seulement dans le nombre drsquoeacuteleacutements que contiennent les

phrases lrsquoimpression qursquoelle provoque srsquoexplique parfois par lrsquoutilisation de moyens qui

ne sont pas toujours arithmeacutetiquement eacuteconomiques

En fait Saadi a eacuteviteacute toute hyperbole inutile qui non seulement aurait alourdi son

texte mais aussi aurait nui agrave la beauteacute de sa poeacutesie Cette concision savamment pratiqueacutee

creacutee des images subtiles enrichit son langage poeacutetique et donne de la force agrave son

expression Ses contes se distinguent par la briegraveveteacute quelques lignes (parfois mecircme

quelques mots) lui suffisent ordinairement pour en faire le reacutecit

41

laquo Un certain roi dit agrave un religieux laquo Te souviens-tu jamais de nous raquo Il reacutepondit

laquo Oui certes toutes les fois que jrsquooublie Dieu1 raquo

Lagrave ougrave Saadi srsquoexprime en deux mots un autre nrsquoaurait pu dire la mecircme chose qursquoen deux

lignes Il est agrave noter que la concision chez Saadi nrsquoest pas leacutegegravere et deacutepourvue de sens

mais bien significative et pleine de penseacutee Par exemple lorsqursquoil veut mettre en cause

lrsquoinjustice de certains rois

laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est le

meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment -lagrave tu

ne vexes personne2 raquo

Bien que concises ces anecdotes gardent leur caractegravere persuasif par rapport agrave la

penseacutee qursquoelles veulent exposer surtout gracircce aux images que lrsquoauteur sait habilement

creacuteer ou choisir Par exemple pour persuader le lecteur laquo sur le meacuterite de la modeacuteration

des deacutesirs raquo (troisiegraveme chapitre du Gulistan) Saadi raconte des reacutecits amusants et pleins

drsquohumour dont le premier reacutesume en deux mots (laquo lrsquoeacutequiteacute raquo et laquo la tempeacuterance raquo) les

moyens de faire disparaicirctre la mendiciteacute dans le monde

laquoUn mendiant africain disait dans la galerie des fripiers agrave Alep laquo O riches si vous aviez de

lrsquoeacutequiteacute et que nous eussions la tempeacuterance la coutume de demander lrsquoaumocircne disparaicirctrait du

monde3 raquo

laquo Jamais je ne mrsquoeacutetais affligeacute des vicissitudes de la fortune et jamais je nrsquoavais contracteacute mon

visage agrave cause des reacutevolutions du ciel excepteacute une fois que mon pied eacutetait nu et que je nrsquoavais

pas le moyen drsquoacheter des babouches Jrsquoentrai tout affligeacute dans la mosqueacutee de Coufah

[Koufa] et je vis un homme qui nrsquoavait point de pieds Je louai Dieu je lui rendis gracircce de ses

bienfaits et je patientai de mon manque de souliers4 raquo

laquo Un homme qui avait les pieds et les mains coupeacutes tua un mille-pieds (scolopendre) Un sage

passa pregraves de lui et dit laquo Dieu soit loueacute Avec mille pieds qursquoil avait lorsque son heure est

arriveacutee il nrsquoa pu fuir un homme sans pieds et sans mains5 raquo

Un autre exemple toujours dans le mecircme contexte et pour blacircmer la convoitise est le

distique suivant laquo Lrsquoœil du convoiteux ne sera pas plus rempli par les richesses de ce

1 Gulistan p 115 (II 15)

2 Ibid p 47 (I 12)

3 Ibid p 157 (III 1)

4 Ibid p 174 (III 19)

5 Ibid p 183 (III 25)

42

monde que le puits par la roseacutee raquo1 Parfois toute une histoire toute une doctrine est

reacutesumeacutee dans deux phrases et cela tregraves deacutelicieusement crsquoest le cas de ce cheikh de la

Syrie par la bouche de qui Saadi deacutefinit laquo la reacutealiteacute de la doctrine des soufis

laquo Avant elle il y avait dans le monde une troupe drsquohommes troubleacutes en apparence et recueillis

en reacutealiteacute Aujourdrsquohui il y a une troupe drsquohommes recueillis exteacuterieurement et troubleacutes

inteacuterieurement2 raquo

Certes la traduction nrsquoest pas capable de repreacutesenter toute lrsquoeacuteloquence et la deacutelicatesse de

la poeacutesie de Saadi ni cet art de concision dans lequel il a excelleacute

Outre la briegraveveteacute que lrsquoon remarque tout de suite en lisant les reacutecits la concision se

manifeste surtout dans la moraliteacute qursquoils renferment Ainsi les sentences se trouvant

souvent agrave la fin des anecdotes dont elles se deacutetachent comme naturellement deacutepassent

rarement une phrase mais toute une penseacutee y est exprimeacutee Un bon exemple agrave cet eacutegard

tireacute du Gulistan crsquoest la reacuteponse de ce serviteur agrave son roi qui apregraves avoir reacuteussi dans une

affaire importante veut accomplir son vœu (distribuer de lrsquoargent aux ascegravetes)

laquo Il [le roi] donna donc une bourse de drachmes agrave un de ses serviteurs afin qursquoil les employacirct

pour les religieux On dit que crsquoeacutetait un esclave intelligent et prudent il tourna de cocircteacute et

drsquoautres pendant tout le jour et revint agrave la nuit Il baisa les drachmes les placcedila devant le roi et

lui dit laquo Quoique jrsquoaie chercheacute des religieux je nrsquoen ai pas trouveacute raquo Le roi reacutepondit laquo Quel

est ce rapport Je sais qursquoil y a dans cette ville quatre cents religieux raquo Lrsquoesclave reprit laquo O

seigneur du monde celui qui est vraiment religieux ne recevra pas cet argent et celui qui le

recevra nrsquoest pas un religieux3 raquo

Nous remarquons ici la force expressive de la sentence finale piquante et ingeacutenieusement

exprimeacutee La briegraveveteacute de la reacuteponse de lrsquoesclave et lrsquoironie employeacutee renforcent lrsquoideacutee qursquoa

voulu exposer lrsquoauteur sur les faux ascegravetes Drsquoautant plus qursquoici la traduction ne rend pas

exactement la briegraveveteacute de lrsquoexpression dans lrsquooriginal qui pourrait ecirctre ainsi traduite laquo

Celui qui est ascegravete ne reccediloit pas et celui qui reccediloit nrsquoest pas ascegravete raquo

Nous avons dit ndash et nous le reacutepeacutetons encore ndash que malheureusement la deacutelicatesse du

style nous eacutechappe dans une traduction crsquoest-agrave-dire que le rythme la cadence le tour de

phrase ne peuvent ecirctre rendus dans une langue eacutetrangegravere sans deacuteformer ou affaiblir

1 Ibid p 302 (VII 18)

2 Ibid p 126 (II 25)

3 Ibid p 141 (II 35)

43

seacuterieusement la force du texte original H Masseacute a eu beau dire que la saveur du style de

Saadi laquo ne disparaicirct point mecircme dans une traduction raquo1 nous pensons comme Defreacutemery

que le meacuterite de son style laquo ne peut ecirctre appreacutecieacute que des personnes verseacutees dans la

connaissance de la langue persane raquo2 et que lrsquoon ne peut guegravere retrouver ces subtiliteacutes

poeacutetiques dans les traductions ndash mecircme dans les meilleures

Saadi excelle dans tous les genres poeacutetiques qasida (eacuteleacutegie) ghazal (ode) marsieh

(eacuteleacutegie funegravebre) poeacutesie pieuse et mystique distique ou quatrain Mais il a surtout excelleacute

dans lrsquoode et a renouveleacute le genre en exprimant maintes subtiliteacutes dans un style simple il

est consideacutereacute par ses compatriotes comme un maicirctre du ghazal digne preacutecurseur de Hafez

qui occupe le sommet dans ce genre Jacircmi disait laquo Dans la poeacutesie trois personnes sont des

prophegravetes quoique Mahomet ait dit laquoIl nrsquoy aura pas de prophegravete apregraves moiraquo Ce sont

pour les descriptions les eacuteleacutegies et lrsquoode Ferdouci Anvari et Sadi3 raquo Saadi eacutecrivait en

arabe aussi Il a composeacute pregraves de sept cent distiques en langue arabe Il eacutecrivait dans cette

langue comme dans sa propre langue avec la mecircme simpliciteacute merveilleuse le mecircme

naturel inimitable que ses poegravemes persans en mecircme temps ses vers restent remplis de

sentiments patheacutetiques et touchants

Pour finir ce passage sur lrsquoart de Saadi nous citons ce jugement de Jean Chardin un

des premiers Franccedilais apregraves Andreacute Du Ryer agrave faire connaicirctre Saadi en France gracircce agrave sa

fameuse relation de voyage laquo Elle [la poeacutesie persane] est partout noble haute et releveacutee

dans les penseacutees douce dans les expressions et juste dans les termes qui sont toujours les

plus propres et qui peignent la chose agrave lrsquoimagination aussi vivement qursquoun ouvrage

mateacuteriel4 raquo Chardin eacutenumegravere ici les grandes qualiteacutes de la poeacutesie persane et quelques

pages plus loin il donne la traduction des vers de Saadi comme un meilleur exemple de

cette poeacutesie Donc la deacutefinition qursquoil donne correspond aussi bien agrave la poeacutesie de Saadi

Gracircce agrave toutes ces qualiteacutes Saadi connut une renommeacutee exceptionnelle qui reste

toujours drsquoactualiteacute De son vivant mecircme Saadi jouissait drsquoune ceacuteleacutebriteacute exemplaire dans

son pays aussi bien que dans tout lrsquoOrient musulman Il nrsquoheacutesite pas lui-mecircme agrave eacutevoquer sa

propre reacuteputation et agrave faire lrsquoeacuteloge de son art dans la preacuteface du Gulistan

1 H Masseacute op cit p 238

2 Gulistan p XLI

3 Abd-ol Rahman Jacircmi Bahacircrestan citeacute par Defreacutemery in Gulistan p XLIII

4 Jean Chardin Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de lOrient nouvelle eacutedition par L

Langlegraves tome V Paris le Normant 1811 p 134

44

laquo La brillante renommeacutee de Sadi qui a passeacute dans toutes les bouches le bruit de ses paroles qui

srsquoest reacutepandu sur la surface de la terre le calem agreacuteable de ses narrations qui est mangeacute

comme du sucre et la feuille de ses productions que lrsquoon porte comme du papier drsquoorhellip1 raquo

La populariteacute et la gloire dont jouit le poegravete de Chiraz sont presque uniques au monde

En Iran on ne trouve personne qui ne sache son nom et presque tout le monde sait par

cœur au moins quelques-uns de ses distiques Certains de ses vers on en compte pregraves de

cinq cent sont mecircme devenus des proverbes auxquels les Iraniens ont pris lrsquohabitude de

recourir depuis des siegravecles Son Boustan et son Gulistan sont tous les ans reacuteeacutediteacutes et on en

trouve chez presque toutes les familles iraniennes

On peut en dire autant de la plupart des peuples de lrsquoAsie Les Hindous les Afghans

les habitants de lrsquoAsie centrale les Turcs les habitants de la Meacutesopotamie et autres pays

de langue arabe cheacuterissent aussi plus ou moins le ceacutelegravebre poegravete persan De son temps agrave

nos jours il est resteacute avec Hafez le poegravete le plus populaire de lrsquoIran Et nous allons voir

comment trois siegravecles et demi apregraves sa mort cette renommeacute deacutepassera les frontiegraveres

iraniennes pour arriver en France et par lagrave dans toute lrsquoEurope

1 Gulistan preacuteface p 6

45

CHAPITRE II

SAADI EN FRANCE

Aucun eacutecrivain oriental ne se precircte mieux que Saadi aux rapprochements avec notre propre litteacuterature

Barbier de Meynard Boustan (1880)

La ceacuteleacutebriteacute de Saadi fut immense de son vivant mecircme et grandit encore apregraves sa mort

Deacutejagrave populaire dans son pays il fut imiteacute degraves le XVe siegravecle et jusqursquoau milieu du XIXe

siegravecle1 Sa populariteacute franchit largement les frontiegraveres de la Perse et deacutepassant la Turquie et

tout lrsquoOrient atteint lrsquoOccident plus de trois siegravecles et demi apregraves sa mort agrave la suite de la

premiegravere traduction du Gulistan en franccedilais par Andreacute du Ryer en 1634

Gracircce agrave cette traduction de du Ryer le nom de Saadi commence agrave ecirctre connu des

Franccedilais Cet eacuteveacutenement est consideacutereacute agrave juste titre comme un tournant dans lrsquohistoire des

eacutechanges culturels entre la France et lrsquoIran car crsquoeacutetait la premiegravere fois que lrsquoon traduisait

un chef-drsquoœuvre de la litteacuterature persane en franccedilais De mecircme comme nous allons le

montrer ce sont les Franccedilais qui font connaicirctre Saadi aux autres pays europeacuteens Ainsi

Saadi devient le premier poegravete persan agrave acqueacuterir la populariteacute qursquoil meacuteritait en Europe En

France un nombre drsquoeacutecrivains de poegravetes de savants et de penseurs lui fit un accueil

favorable durant les siegravecles qui suivent cette premiegravere traduction chacun a interpreacuteteacute son

œuvre et en a tireacute profit selon son goucirct et agrave sa propre maniegravere Avant drsquoentrer dans les

deacutetails agrave ce propos ce qui sera lrsquoobjet des deux derniegraveres parties de notre travail il est

neacutecessaire de deacuteterminer les conditions qui ont favoriseacute lrsquoentreacutee de lrsquoœuvre de Saadi en

France et surtout dans les milieux litteacuteraires franccedilais

1 Plusieurs poegravetes persans ont essayeacute en vain de creacuteer des ouvrages semblables agrave son Gulistan son chef-drsquoœuvre reste inimitable Voir supra p 34

46

1

AUX ORIGINES DE LA CONNAISSANCE DE SAADI EN FRANCE

11 Les voyageurs les consuls et les religieux

Nous nrsquoavons pas lrsquointention ici de disserter sur les premiegraveres relations entre la France et

la Perse sujet assez banaliseacute dans de nombreux ouvrages et articles1 Au contraire nous

nous contenterons de quelques geacuteneacuteraliteacutes indispensables pour aborder le sujet et esquisser

un scheacutema bref des diffeacuterentes eacutetapes du parcours de lrsquoœuvre de Saadi vers les milieux

litteacuteraires franccedilais sans tomber dans le piegravege des reacutepeacutetitions fastidieuses

Les premiers signes de lrsquointeacuterecirct des Franccedilais pour la langue et la litteacuterature persanes

remontent au XVIe siegravecle vers la fin de la Renaissance laquo Dans le sillage de lrsquohumanisme

du XVIe siegravecle la recherche des textes scientifiques philosophiques ou historiques de

lrsquoantiquiteacute transmis aux musulmans et lrsquointeacuterecirct croissant pour la philologie amegraveneront

plusieurs savants agrave srsquointeacuteresser agrave lrsquoIran2 raquo Ce recours aux textes et le souci de les lire de

les commenter et de les eacutediter ont attireacute de plus en plus lrsquoattention vers la langue et la

litteacuterature persanes sur lesquelles on disposait de quelques renseignements en France On

savait par exemple que cette litteacuterature eacutetait tregraves riche et que les lettreacutes ottomans aussi la

cultivaient A commenceacute alors une sorte de quecircte des livres et des manuscrits persans

Les missionnaires diplomatiques et religieux sont les premiers agrave pouvoir se procurer

des manuscrits persans et par la suite les rapporter en France Lrsquoun drsquoentre eux crsquoest

Franccedilois Savary de Bregraveves (1560-1628) ambassadeur drsquoHenri IV agrave Constantinople de

1591 agrave 1605 et un des plus ceacutelegravebres orientalistes de son temps Il eacutetait tregraves favorable au

rapprochement franco ottoman et fit conclure en 1604 entre la France et la Turquie un

traiteacute drsquoalliance et de commerce Il avait eacutetudieacute les langues orientales et apregraves son retour en

France il essaya de concreacutetiser son plus cher projet creacuteer agrave Paris un collegravege polyglotte de

langues orientales3 auquel serait rattacheacutee une imprimerie dans le but de publier des textes

en arabe en turc et en persan Mais ce projet eacutechoua en raison de la disparition de ses

protecteurs Cependant il avait reacuteussi agrave transfeacuterer drsquoIstanbul une centaine de manuscrits

1 Voir parmi tant drsquoautres Olivier H Bonnerot La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle Paris - Genegraveve Champion -Slatkine 1988 Jeanne Chaybany Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle Paris 1967 Francis Richard laquo Aux origines de la connaissance de la langue persane en France raquo in Luqmacircn 3egraveme anneacutee ndeg 1 Automne - Hiver 1986-87 pp 23-42 2 Francis Richard laquo Aux origines de la connaissance de la langue persane en France raquo op cit p 24 3 Une chaire de langue arabe eacutetait deacutejagrave creacuteeacutee au Collegravege Royal (lrsquoactuel Collegravege de France) en 1587 sur lrsquoordre de Henri III

47

orientaux laquo dont une dizaine de volumes en persan raquo1 creacuteant ainsi une bibliothegraveque

orientale tregraves importante en France

Deux autres noms sont agrave retenir ici Pacifique de Provins et Gabriel de Paris deux

missionnaires religieux franccedilais qui arrivent agrave Ispahan en 1628 Ils avaient eacuteteacute envoyeacutes par

Louis XIII agrave la cour de Chah Abbas 1er (1571-1629) roi de Perse pour neacutegocier une

alliance commerciale et militaire entre les deux pays En fait degraves les premiegraveres anneacutees de

son regravegne Chah Abbas srsquoeacutetait montreacute geacuteneacutereux dans la reacuteception des missionnaires

franccedilais qui arrivaient en Perse voulant ainsi srsquoapprocher de plus en plus des grandes

puissances europeacuteennes y compris la France Il pourrait ainsi se deacutebarrasser deacutefinitivement

de ses ennemis crsquoest-agrave-dire les Turcs ottomans Lrsquooccasion eacutetait alors favorable pour les

rois chreacutetiens drsquoenvoyer degraves les premiegraveres anneacutees du XVIIe siegravecle des missions de

religieux catholiques en Perse avec un rocircle politique aussi bien que religieux Crsquoest dans

ces conditions que Pacifique de Provins et Gabriel de Paris se rendent en Iran Le premier

repart tregraves vite pour Paris avec une lettre de Chah Abbas pour Louis XIII tandis que le

deuxiegraveme srsquoinstalle agrave Ispahan et ne rentre agrave Paris qursquoen 1637 Gabriel de Paris fonde agrave

Ispahan le couvent des capucins franccedilais qursquoil dirigea jusqursquoen 1636 et qui ne fut fermeacute

qursquoen 1750 Lui et ses successeurs cultiveacutes et connaissant bien le persan ont joueacute un rocircle

important dans la deacutecouverte de la culture et de la langue persanes en France au XVIIe

siegravecle

Les premiers religieux franccedilais envoyeacutes en Iran apprennent le persan avec beaucoup

de zegravele Etant eux-mecircmes pour la plupart savants et cultiveacutes ils restent en rapport avec les

Persans eacuterudits et composent mecircme de petits essais en langue persane En fait degraves 1630 la

congreacutegation De Propaganda Fide2 de Rome chargeacutee drsquoorganiser des missions leur avait

demandeacute de reacutediger un dictionnaire persan complet agrave lrsquousage des nouveaux missionnaires

qui se rendraient en Iran Le reacutesultat est un dictionnaire nommeacute Farhang-e Jahacircngiri qui

est aujourdrsquohui perdu et dont il ne reste que des eacuteleacutements Le ceacutelegravebre traducteur des Mille

et un jours Petis de la Croix se servira de ce dictionnaire pour apprendre le persan lors de

son seacutejour chez les capucins drsquoIspahan en 1674-75 Il fera une copie de ce dictionnaire de

sa propre main ougrave il donnera la traduction des mots en franccedilais Ce manuscrit est

aujourdrsquohui conserveacute agrave la Bibliothegraveque Nationale de France mais il ne fut

malheureusement jamais imprimeacute3

1 Francis Richard op cit p 25 2 La sacreacutee Congreacutegation pour la Propagation de la Foi 3 Voir F Richard op cit p 28

48

Notons au passage que la premiegravere grammaire persane dont on dispose fut eacutegalement

reacutedigeacutee par un theacuteologien et orientaliste hollandais nommeacute Louis de Dieu (1570-1642)

Lrsquoouvrage porte le titre de Rudimenta linguae persicae et fut publieacute en 1638 agrave Leyde Il fut

ensuite traduit en anglais et publieacute agrave Londres en 1649 Cette grammaire aura eacuteteacute utiliseacutee

tregraves longtemps par les religieux les orientalistes et tous ceux qui deacutesiraient apprendre le

persan1

Ainsi la langue persane fait peu agrave peu son entreacutee dans les milieux religieux et

litteacuteraires de Paris Apregraves son retour en France Pacifique de Provins publie sa Relation du

voyage de Perse en 1631 Trois ans apregraves en 1634 le premier ouvrage litteacuteraire persan le

Gulistan de Saadi est traduit en franccedilais par Andreacute du Ryer lui aussi orientaliste et envoyeacute

en mission diplomatique en Iran

12 Andreacute Du Ryer le premier traducteur de Saadi en franccedilais

Parmi les missionnaires qui reacuteussirent agrave se procurer des manuscrits persans et agrave les

rapporter en France Andreacute Du Ryer de Malezair (1580-1660) neacute agrave Marcigny en

Bourgogne meacuterite une mention speacuteciale Il est Consul de France agrave Alexandrie jusqursquoen

1630 Apregraves son retour en France agrave cette date il devient secreacutetaire interpregravete du roi pour les

langues orientales En 1631 Louis XIII le charge drsquoune mission diplomatique en Iran pour

reprendre les neacutegociations de ses preacutedeacutecesseurs Pacifique de Provins et Gabriel de Paris

qui nrsquoavaient pas abouti agrave la suite de la mort de Chah Abbas 1er2 Mais Du Ryer ne peut

aller plus loin que la Turquie et nrsquoatteindra jamais lrsquoIran Murat IV qui eacutetait attentif aux

relations politiques et commerciales entre lrsquoIran et la France le retint agrave sa cour3 et le

chargea agrave son tour en 1632 drsquoune mission aupregraves de Louis XIII laquo Il lui remit eacutegalement

un firman ougrave il ordonnait agrave tous les agents du gouvernement ottoman sur son chemin de

Constantinople agrave Paris de le recevoir de leur mieux4 raquo

Donc cette mission persane de Du Ryer pareille agrave celle de ses preacutedeacutecesseurs nrsquoa pas

eu de suites non plus En revanche durant son seacutejour agrave Istanbul et agrave Constantinople il a eu

cette opportuniteacute drsquoobtenir de nombreux manuscrits turcs et persans et de les ramener en

France Il pouvait compleacuteter ainsi sa collection de livres orientaux qursquoil avait rassembleacutes

1 Ibid p 31 2 Lrsquoaccord conclu entre Chah Abbas 1er et Pacifique de Provins consistait agrave lrsquoenvoi de France drsquoune presse destineacutee agrave imprimer le persan Mais cet accord nrsquoa pas eu de suites car le chah est mort en 1629 et son successeur Chah Seacutefi nrsquoa pas manifesteacute autant de zegravele pour la chose 3 En raison des hostiliteacutes entre la Turquie et la Perse les envoyeacutes des cours occidentales mecircme les officiels nrsquoobtenaient pas toujours lrsquoautorisation des Turcs pour le passage drsquoEurope en Perse 4 Javad Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon Teacuteheacuteran Eacuted Alhoda 1999 p 36

49

pendant ses anneacutees de mission agrave lrsquoeacutetranger Parmi ces textes se trouvaient surtout les

manuscrits du Gulistan de Saadi qursquoil utilisa apregraves son retour agrave Paris pour sa traduction en

franccedilais de ce livre paru pour la premiegravere fois en 1634 sous le titre Gulistan ou lrsquoEmpire

des Roses Au deacutebut de ce livre Du Ryer dit comment il avait chercheacute des manuscrits

partout ougrave il eacutetait en mission laquo Le long-temps que jrsquoay servy le Roy amp ma patrie dans les

pays estrangers ma (sic) donneacute Moyen drsquoapprendre leurs mœurs amp coustumes avec le

langage des Turcs Persans amp Arabes Fueilletant (sic) les Bibliotheques des plus curieux

drsquoentrrsquoeux en Egypte au grand Caire amp agrave Constantinoplehellip1 raquo Il serait ensuite tombeacute sous

le charme de cette poeacutesie de Saadi et aurait tenteacute de la traduire

laquo Jrsquoay rencontreacute que le livre intituleacute Gulistan crsquoest-agrave-dire lrsquoEmpire des Roses est fort priseacute

entrrsquoeux pour la subtiliteacute de ses responses pour la soliditeacute de son discours douceur de sa

poeumlsie amp graviteacute de ses sentences Crsquoest ce qui mrsquoa convieacute depuis mon retour drsquoemployer

quelques heures de mon loisir agrave la version lrsquohabillant agrave la Franccediloise Et quoy que je nrsquoaye pas

la politesse du langage ny la mignardise des paroles exquises pour representer sa naiumlfveteacute et

qursquoil soit assez difficile de donner agrave la prose la grace et lrsquoornement de ses vers hellip2 raquo

Les manuscrits qursquoutilisa Andreacute Du Ryer pour cette traduction sont conserveacutes aujourdrsquohui

agrave la Bibliothegraveque Nationale de France sous les cotes persans 288 et 355

Drsquoapregraves ce qursquoil dit lui-mecircme dans le passage ci-dessus Du Ryer connaissait les

langues turque persane et arabe Ainsi en tant qursquoorientaliste et interpregravete des langues

orientales agrave la cour de Louis XIII il a traduit plusieurs textes de ces langues en franccedilais Il

est par exemple lrsquoauteur drsquoune grammaire turque imprimeacutee en 1630 et de nombreux

dictionnaires resteacutes manuscrits Il a eacutegalement traduit le Coran dont la premiegravere eacutedition a

eacuteteacute publieacutee en 1647 sous le titre LrsquoAlcoran de Mahomet Comme nous avons dit au deacutebut

de ce passage il eacutetait consul en Egypte et avait aussi seacutejourneacute en Turquie il aurait alors pu

apprendre lrsquoarabe et le turc durant ces seacutejours Pourtant en ce qui concerne la langue

persane on ignore comment et dans quelle mesure lrsquoavait-il apprise Or agrave la lecture de sa

traduction du Gulistan on remarque tout de suite qursquoelle nrsquoest pas exhaustive et qursquoelle

porte en plus de freacutequentes erreurs de traduction parfois tregraves graves

1 Andreacute du Ryer Gulistan ou lrsquoEmpire des roses composeacute par Sadi prince des poegravetes Turcs et Persans Paris Antoine de Sommaville 1634 cette citation se trouve agrave la 2egraveme page de lrsquoeacutepicirctre qui est placeacutee au deacutebut du livre et qui ne porte pas drsquoindication de page 2 Ibid

50

Lrsquoimportance de cette premiegravere traduction du chef-drsquoœuvre de Saadi en France nous

conduit donc agrave lrsquoeacutetudier ici de plus pregraves ce qui nous paraicirct drsquoailleurs indispensable pour la

suite de notre travail de recherche

2

LA TRADUCTION DU GULISTAN PAR ANDREacute DU RYER

Comme nous lrsquoavons deacutejagrave indiqueacute le nom de Saadi nrsquoeacutetait encore jamais connu du

public franccedilais lorsqursquoen 1634 parut agrave Paris chez lrsquoeacutediteur de Sommaville la premiegravere

traduction du Gulistan Le titre de lrsquoouvrage est tregraves long et fournit agrave lui seul assez de

renseignements sur le traducteur

laquo GULISTAN OU LrsquoEMPIRE DES ROSES Composeacute par SADI Prince des Poeumltes Turcs et

Persans Traduit en franccedilais par Andreacute Du Ryer sieur de Malezair Gentil-homme ordinaire de

la Chambre du Roy Chevalier de lrsquoOrdre du S Spulchre de Jerusalem cy-devant Consul pour

sa Majesteacute amp ses nations en Alexandrie au grand Caire amp Royaume drsquoEgypte raquo

Cette traduction est deacutedieacutee agrave laquo Monsieur Hotman Seigneur de Morfontaine Abbeacute de S

Mard Conseiller du Roy en sa Cour de Parlement raquo

Lrsquoouvrage deacutebute par une eacutepicirctre dans laquelle Du Ryer expose comment le long-temps

qursquoil a servi le roi et sa patrie dans les pays eacutetrangers lui laquo a donneacute moyen drsquoapprendre

leurs mœurs et coustumes avec le langage des Turcs Persans et Arabes raquo Apregraves avoir

preacuteciseacute qursquoil a deacutecouvert laquo le Gulistan crsquoest-agrave-dire lrsquoEmpire des roses en fueilletant (sic)

les Bibliothegraveques des plus curieux drsquoentrrsquoeux en Egypte au Grand Caire et agrave

Constantinople raquo il fait remarquer avec finesse que ce livre est appreacutecieacute chez les Orientaux

laquo pour la subtiliteacute de ses reacuteponses pour la soliditeacute de son discours douceur de sa poeacutesie et

graviteacute de ses sentences raquo et il ajoute qursquoil meacuterite en raison de ces rares qualiteacutes drsquoecirctre

reacutepandu parmi les Franccedilais Des qualiteacutes qui malheureusement ne reacuteapparaissent pas en

grande partie dans cette traduction et que par conseacutequent le public franccedilais ne pourra pas

appreacutecier comme il faudrait La raison il faut la chercher dans les inconveacutenients de la

traduction de Du Ryer dont nous allons donner quelques exemples parmi les plus

importants

51

21 La preacutesentation mateacuterielle non respecteacutee une traduction monotone

Nous commenccedilons drsquoabord par la forme et la preacutesentation mateacuterielle de lrsquoouvrage En fait

lrsquoEmpire des Roses que lrsquoon appelle la premiegravere traduction du Gulistan nrsquoest qursquoun extrait

imparfait de ce livre de Saadi De quelques 180 historiettes des sept premiers chapitres du

livre Du Ryer nrsquoa traduit que la moitieacute pregraves de 90 historiettes Quant aux sentences et

moraliteacutes du dernier chapitre qui sont au nombre de 109 seulement une quarantaine a eacuteteacute

traduite Ainsi le Gulistan est reacuteduit agrave un tiers de son volume dans la traduction De plus

la plupart des historiettes ne sont pas traduites dans leur inteacutegraliteacute et le traducteur nrsquoen a

donneacute que de simples adaptations Du Ryer ne fait aucune remarque au sujet de cette

importante mutilation de lrsquoouvrage et se contente dans son eacutepicirctre drsquoune simple excuse des

erreurs qursquoil aurait commises Nous ajoutons que cette mutilation du texte nrsquoest pas due agrave

lrsquoeacutetat du manuscrit que le traducteur a utiliseacute pour sa traduction comme lrsquoa montreacute

Farangis Djabarnejad Karimi dans son eacutetude sur lrsquoouvrage de Du Ryer

laquo On peut donc affirmer et cela sans heacutesitation que des lacunes existant dans la traduction ne

sont pas dues agrave lrsquoeacutetat deacutefectueux du manuscrit mais [hellip] elles proviennent de la neacutegligence du

traducteur de sa fantaisie drsquoune intention preacutecise venant de sa part ou tout simplement du fait

que le sens de certaines phrases lui a eacutechappeacute1 raquo

Drsquoailleurs dans cette traduction nous ne voyons aucune trace de la varieacuteteacute par laquelle

Saadi a eacutelaboreacute le Gulistan et qui constitue un eacuteleacutement cleacute du charme de son livre La

lecture la plus superficielle reacutevegravele la monotonie du texte qui est tout en prose et composeacute

des paragraphes enchaicircneacutes uniformeacutement Les historiettes qui dans lrsquooriginal se deacutetachent

les unes des autres en eacutetant annonceacutees par le mot laquo Hekacircyat raquo (historiette) se suivent dans

la traduction comme des paragraphes et la seule indication qui marque la fin drsquoune

historiette est le fait que celle-ci se deacutetache de la suivante par un simple retour agrave lrsquoalineacutea A

lrsquointeacuterieur mecircme des historiettes ce meacutelange agreacuteable et savant de prose et de vers utiliseacute

par Saadi dans la composition du Gulistan pour eacuteliminer tout risque de monotonie et pour

susciter un inteacuterecirct soutenu de la part du lecteur ne reacuteapparaicirct pas du tout Lrsquoabsence dans

la traduction de cet aspect original qui donne plus de force agrave ses arguments et plus de

couleur agrave son reacutecit laisse une impression de fatigue agrave qui lit le texte dans la traduction de

Du Ryer ce qui nrsquoest nullement le cas lorsqursquoon le lit dans la langue drsquoorigine Bien que

cela soit difficile de rendre aussi parfaitement ces diffeacuterentes formes (prose vers citations

1 Farangis Djabarnejad Karimi Etude du Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses (1egravere traduction du Gulistan de Saadi faite par Andreacute Du Ryer en 1634) thegravese de doctorat soutenue agrave lrsquouniversiteacute Paris III 1983 p 47

52

coraniques vers en arabe proverbes mots drsquoesprit etc) en franccedilais ou en toute autre

langue drsquoailleurs Du Ryer aurait au moins pu les signaler pour donner une ideacutee plus juste

de la diversiteacute du style du Gulistan et srsquoacquitter mieux de sa responsabiliteacute du traducteur

ce que feront plus tard Semelet ou Defreacutemery1 par exemple Cette maniegravere de traduire et

cette preacutesentation enveloppent lrsquoensemble de la traduction drsquoune certaine monotonie et font

douter le lecteur occidental de la saveur de lrsquooriginal

22 Les ajouts les suppressions et les modifications non justifieacutes

Outre lrsquoaspect mateacuteriel de lrsquoouvrage qui nrsquoest pas conforme agrave lrsquooriginal la traduction de

Du Ryer comporte drsquoautres deacutefauts qui sont plus graves encore et qui nuisent agrave la porteacutee du

chef-drsquoœuvre de Saadi Il srsquoagit des suppressions des ajouts des modifications qui ont eacuteteacute

apporteacutes agrave lrsquooriginal Une grande partie de ces erreurs ont eacuteteacute eacutetudieacutees dans les deacutetails dans

la thegravese de Mme Djabarnejad Karimi2 Certaines drsquoautres par contre sont passeacutees

inaperccedilues aux yeux de lrsquoauteur de cette eacutetude celles pourtant tregraves importantes et qui

deacutenaturent complegravetement le sens des ideacutees de Saadi allant parfois jusqursquoagrave les contredire

Le premier cas concerne les noms propres ou communs que lrsquoon rencontre dans la

traduction de Du Ryer On peut toleacuterer les changements que celui-ci fait subir aux noms

propres des personnaliteacutes leacutegendaires ou historiques citeacutes par Saadi dans le Gulistan car en

fin de compte cela ne nuirait pas tellement au sens des phrases ou de lrsquoideacutee exprimeacutee dans

son ensemble Les exemples abondent tout au long du texte laquo Amr fils de Leacuteiumls raquo devient

laquo Omalis raquo dans la traduction de Du Ryer (p 66) laquo Dhoursquonnoun raquo devient laquo Zalvon raquo (p

73) laquo Khassib raquo se transforme en laquo Krousib raquo (p 77) laquo Abou-Horaiumlrah raquo se change en

laquo Aborirhe raquo (p 93) laquo Nouchireacutevacircn raquo se transforme tour agrave tour en laquo Nacherovan raquo (p 24)

laquo Nrsquoacherouumlan raquo (p 62) ou encore quelques lignes plus bas laquo Nacherouumlatilde raquo et le fameux

personnage historique Hacirctim Thaiy est preacutesenteacute par le mot laquo Katentai raquo (p 110)3 On a

lrsquoimpression que Du Ryer a transcrit ces noms agrave partir de leur prononciation orale par une

tierce personne Car il existe un grand eacutecart entre lrsquoeacutecriture de ces mots en persan et la

faccedilon dont le traducteur les a repreacutesenteacutes dans son texte

Le cas du nom propre des pays est moins toleacuterable Ici Du Ryer srsquoest parfois montreacute

eacutetonnamment insouciant dans la recherche des eacutequivalents des mots en franccedilais Sans

aucun effort il a proceacutedeacute au moyen le plus facile en transcrivant les mots du texte

1 Dans sa traduction Defreacutemery a bien distingueacute les diffeacuterentes parties qui constituent chaque historiette en les signalant par des termes tels que Vers Vers arabe Distique Teacutetrastique Parabole etc 2 Cf note 1 de la page preacuteceacutedente 3 Voir aussi F Diabarnejad Karimi op cit pp 82-83

53

drsquoorigine dans le texte traduit Ainsi quand le traducteur reprend exactement le mot persan

laquo Ionan raquo dans la phrase laquo Une caravane fut voleacutee au pays de Ionan raquo (p 88) au lieu de

son eacutequivalent en franccedilais la Gregravece1 le lecteur franccedilais se demanderait sans doute ougrave se

trouve ce pays dont il nrsquoa jamais entendu le nom

Mais tout change lorsqursquoil srsquoagit drsquoun nom commun comme par exemple dans cette

quinziegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan dont la mauvaise traduction entraicircne

des malentendus Il srsquoagit drsquoune parabole que nous reproduisons ici

laquo Siacos interrogeacute pourquoy il se rendoit si complaisant agrave un grand Seigneur il reacutepondit qursquoil

vivait de ses bien-faits amp que sous sa protection il estoit agrave couvert contre la malice amp les

efforts de ses ennemis Puisque tu es sous sa protection repliquerent-ils pourquoy ne trsquoen

approche (sic) tu pas de plus pregraves pour paroistre avec splendeur dans le monde amp estre au

nombre de ses favoris Je ne suis dit-il assureacute que sa bone (sic) volonteacute soit de dureacutee amp crains

le changement2 raquo

Le mot laquo Siacos raquo est la transcription ndash drsquoailleurs inexacte ndash du mot persan laquo siacirch-goucircch raquo

(le lynx) Du Ryer a repris ce mot persan dans le texte de sa traduction sans moindre

commentaire ni note3 qui aurait pu en eacuteclairer le sens pour le lecteur franccedilais Celui-ci ne

sachant pas le persan ndash mecircme srsquoil le savait et mecircme un Persan voyant cette transcription

erroneacutee ndash nrsquoimaginerait pas un seul instant qursquoil srsquoagisse drsquoun animal et prenant ce mot

pour un nom propre le verrait un personnage historique ou leacutegendaire Surtout que le

laquo lion raquo4 du texte original est traduit par lrsquoexpression laquo un grand Seigneur raquo et que

lrsquohistoriette preacuteceacutedente parle drsquoun vizir En fait dans lrsquooriginal Saadi a inseacutereacute cette

parabole apregraves lrsquoaventure drsquoun vizir destitueacute pour donner plus de force et de vitaliteacute agrave sa

leccedilon Mais quand nous lisons le texte traduit nous ne rencontrons aucun animal comme

personnage ni aucun caractegravere alleacutegorique

Parfois Du Ryer transforme la penseacutee exprimeacutee par Saadi en faisant subir au texte

drsquoorigine des changements injustifieacutes au niveau des mots des expressions ou des phrases

Un bon exemple ce sont ces quelques lignes de la preacuteface de lrsquoEmpire des Roses qursquoil

convient de rapprocher du passage correspondant tregraves bien rendu par Defreacutemery

1 laquo Des voleurs battirent une caravane sur le territoire des Grecshellip raquo Gulistan p 119 (II 19) 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 49-50 3 Nous signalons que la traduction de Du Ryer ne porte aucune note explicative ni en bas de page ni agrave la fin du livre 4 Voici la traduction de Defreacutemery laquo On dit au siacirch-goucircch (caracal ou lynx africain drsquoAldrovande) laquo Pour quelle raison as-tu choisi la socieacuteteacute assidue du lion hellip raquo Gulistan pp 53-54 (I 15)

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Traduction de du Ryer (p 17) Traduction de Defreacutemery (p 21)

laquo Connois amp esprouve tes forces puis espouse

une jeune fille ou une femme veuve le cocq

quoy que genereux est inutile en la guerre des

leopards le courageux leopard ne peut rien en

la guerre des faulcons amp Autours hellip raquo

laquo Eprouve ta viriliteacute et ensuite prends femme Vers

Quoique le coq soit habile au combat comment

attaquera-t-il le faucon aux serres drsquoairain Le chat

est un lion pour prendre une souris mais il est une

souris lorsqursquoil combat la panthegravere raquo

Comme on voit dans ce passage Saadi donne un conseil (laquo Eprouve ra viriliteacute et

ensuite prends femme raquo) qui consiste agrave examiner ses compeacutetences avant de srsquoengager dans

une voie en quelque sorte ecirctre preacutevoyant Pour illustrer sa maxime il a choisi tout

simplement lrsquoacte de laquo prendre femme raquo Mais il ne srsquoagit pas forceacutement comme le

suggegravere Du Ryer drsquoeacutepouser laquo une jeune fille raquo ni surtout laquo une femme veuve raquo Cela peut

deacutetourner le sens de la phrase chez le lecteur qui se demanderait sans doute laquo Pourquoi

eacutepouser ces deux personnes seulement Qursquoest-ce que lrsquoauteur a voulu dire par ce

choix raquo et ainsi de suite De plus il ne srsquoagit pas ici drsquoeacuteprouver ses laquo forces raquo mais sa

laquo viriliteacute raquo Il faut rappeler que chacun des mots dont Saadi compose ses phrases a son

importance particuliegravere et nrsquoest pas donneacute par hasard Et le sens qui se deacutegage de ces mots

est eacutegalement tregraves soigneusement choisi en fonction de la situation eacutevoqueacutee Il en va de

mecircme dans lrsquoexemple ci-dessus pour les deux belles images qui suivent la maxime pour

en renforcer lrsquoideacutee dans lrsquoeacutelaboration de ces deux comparaisons coq-faucon (tous deux

des oiseaux) et chat- panthegravere (tous deux de la famille des feacutelins) Saadi suit ndash agrave part

drsquoautres eacuteleacutements inteacuteressants encore ndash du moins une logique dans le choix de ses

personnages animaux Aucune trace par contre de cette deacutelicatesse de lrsquoart de Saadi dans

les combinaisons pecircle-mecircle laquo cocq-leopards raquo et laquo leopard-faulcons-autours raquo quand nous

lisons le texte de Du Ryer Ici lrsquoambiguiumlteacute est grave puisque le sens des phrases peut srsquoen

trouver radicalement changeacute Sous quel aspect peut-on comparer le coq avec le leacuteopard

Quelle signification trouve-t-on dans les phrases confuses de ce passage ainsi traduit

Drsquoailleurs le lecteur a beau chercher un sens pour lrsquoadjectif laquo geacuteneacutereux raquo attribueacute au coq

dans cette image il ne trouvera rien de logique dans ce contexte

23 Le contresens

La pire des fautes dans le travail de Du Ryer est le contresens dont les exemples ne sont

pas rares Nous citons ici deux exemples bien significatifs agrave ce propos Le premier est tireacute

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de la trente neuviegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan Il nrsquoest pas sans inteacuterecirct

de reproduire dans son inteacutegraliteacute ce petit reacutecit dont le deacutenouement est assez amusant

laquo Lorsque le royaume drsquoEgypte fut soumis agrave Hacircroucircn-Arrachicircd ce prince dit laquo Au contraire de

ce rebelle qui agrave cause de lrsquoorgueil que lui inspirait la royauteacute de lrsquoEacutegypte preacutetendait agrave la

diviniteacute je ne donnerai cette province qursquoau moindre de mes serviteurs raquo Or il avait un negravegre

stupide dont le nom eacutetait Khassib I lui accorda le gouvernement de lrsquoEacutegypte On dit que

lrsquointelligence et la capaciteacute de ce noir eacutetaient telles qursquoune troupe de cultivateurs de lrsquoEacutegypte

eacutetant venus se plaindre agrave lui en ces termes laquo Nous avions semeacute du coton sur le bord du Nil

une pluie intempestive est survenue et le coton a eacuteteacute perdu raquo il se mit agrave rire et dit laquo Il fallait

semer de la laine peut-ecirctre qursquoelle nrsquoaurait point eacuteteacute perdue1 raquo

Le moraliste donne ensuite quelques vers ougrave il blacircme lrsquoignorance Regardons maintenant la

traduction de ce passage dans LrsquoEmpire des Roses

laquo Haron Racheit [hellip] dit qursquoil ne vouloit laisser cet Estat agrave un superbe Pharaon qui se fit

nommer Dieu mais au moindre amp au plus humble de ses serviteurs jugeant digne de la

Royauteacute un sien esclave More nommeacute Krousib lequel estoit si experimenteacute aux affaires du

monde que rencontrant un jour des pauvres Laboureurs hellip2 raquo

Ainsi le laquo negravegre stupide raquo du reacutecit de Saadi devient ndash et nous ignorons pour quelle raison ndash

lrsquoesclave laquo si experimenteacute aux affaires du monde raquo dans le texte traduit par Du Ryer

crsquoest-agrave-dire une traduction tout agrave fait contraire agrave lrsquoeacutenonceacute du poegravete Par conseacutequent la fin

du reacutecit sera agrave son tour paradoxale dans lrsquoouvrage de Du Ryer un homme tregraves

expeacuterimenteacute ndash censeacute de donner de bons conseils ndash dit stupidement aux laboureurs laquo qursquoils

devoient avoir semeacute de la laine raquo3

Le deuxiegraveme exemple de la traduction en contresens concerne la quatriegraveme historiette

du troisiegraveme chapitre qui est laquo sur le meacuterite de la modeacuteration des deacutesirs raquo Voici les

derniegraveres lignes de lrsquohistoriette dans la traduction de Defreacutemery et dans celle de Du Ryer

Traduction de Du Ryer (p 108) Traduction de Defreacutemery (p 160)

laquoCrsquoest la coustume de cette nation dit

Mahomet de manger sans avoir faim amp se

lever de table avec appetit mais ce Medecin

laquo Cette nation-ci a lrsquohabitude de ne rien manger

quand le besoin nrsquoest pas impeacuterieux et de retirer sa

main des mets alors qursquoil lui reste encore de

1 Gulistan pp 92-93 (I 39) 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 76-77 3 Ibid

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luy baisa les mains amp prit congeacute de luy disant

qursquoagrave gens sobres il ne falloit point de Medcin raquo

lrsquoappeacutetit raquo Le meacutedecin dit alors laquo Cela est une

cause de santeacute raquo Puis il baisa la terre en signe

drsquohommage et partit raquo

Saadi precircche dans tout le troisiegraveme chapitre la modeacuteration dans les deacutesirs dont le

deacutesir de manger qui est le sujet de cette historiette Le poegravete conseille alors de manger

modeacutereacutement ce qui est selon lui le secret de la santeacute tel lrsquoexemple de cette nation de

Mahomet qursquoil rapporte comme preuve agrave son jugement ce peuple ne se met agrave manger que

quand le besoin est laquo impeacuterieux raquo et non pas comme lrsquoa traduit Du Ryer laquo sans avoir

faim raquo On peut srsquoimaginer la conseacutequence de cette leccedilon ndash ainsi exprimeacutee par Du Ryer ndash

pour un quiconque lecteur qui aimerait suivre le conseil de Saadi Le traducteur apporte

ainsi un sens tout agrave fait opposeacute agrave lrsquoideacutee formuleacutee par lrsquoauteur De lrsquoautre cocircteacute et toujours agrave

propos de ce passage mal traduit la compreacutehension devient encore plus compliqueacutee pour le

lecteur qui se voit devant une situation bien paradoxale imaginer une personne qui se

met agrave table laquo sans avoir faim raquo et qui se legraveve ensuite de table ndash soulignons-le ndash laquo avec

appeacutetit raquo (On a sucircrement entendu le proverbe laquo lrsquoappeacutetit vient en mangeant raquo mais crsquoest

un tout autre contexte ) Saadi veut tout simplement dire que lrsquoon ne doit pas manger trop

quand il eacutecrit laquohellip retirer sa main des mets alors qursquoil lui reste encore de lrsquoappeacutetit raquo

Lrsquoemploi du verbe laquo rester raquo et lrsquoadverbe laquo encore raquo (un peu) est bien significatif ici Cette

ideacutee de Saadi on lrsquoentend toujours et assez freacutequemment des Iraniens sous forme des

expressions telles que laquo Mange peu tu mangeras toujours raquo1 laquo Legraveve-toi de table avant

mecircme que tu sois rassasieacute agrave comble raquo etc Drsquoailleurs un peu plus loin dans une autre

historiette que Du Ryer nrsquoa pas traduite Saadi a reformuleacute la mecircme ideacutee laquo Ne mange pas

tellement que les mets sortent de ta bouche ni si peu que la vie trsquoabandonne par suite de ta

faiblesse2 raquo

Enfin tout en rappelant que la liste des erreurs graves de la traduction de Du Reyr est

tregraves longue et qursquoen faire un inventaire complet est hors les limites de notre eacutetude nous

nous contentons de citer ici un dernier exemple Il srsquoagit du titre du septiegraveme chapitre du

Gulistan que le traducteur a rendu par ces termes laquo De la nourriture des enfans raquo3 Tandis

qursquoen fait le titre de ce chapitre comme nous lrsquoavons montreacute quelques pages plus haut est

1 Au sens de Si tu manges peu (modeacutereacute) tu seras toujours en bonne santeacute et tu auras toujours quelque chose pour pouvoir continuer agrave mangerhellip 2 Gulistan p 163 (III 7) Cette ideacutee sera une nouvelle fois reprise dans les Conseils aux rois ougrave elle sera inseacutereacutee dans le cent quarantiegraveme conseil adresseacute au roi laquo Qursquoil ne mange que lorsque lrsquoappeacutetit sera grand qursquoil ne parle que lorsqursquoil y a vraiment besoinhellip raquo Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 815 3 LrsquoEmpire des Roses p 145

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le suivant laquo Sur lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation raquo Jugeant inutile de vouloir expliquer ici le

grand eacutecart de sens entre laquo la nourriture raquo des enfants et leur laquo eacuteducation raquo nous laissons agrave

nos lecteurs le soin de comparer ces deux notions

Ainsi lrsquoœuvre de Du Ryer preacutesente drsquoinnombrables lacunes et de freacutequents contresens

ndash nous nrsquoen avons donneacute que des eacutechantillons ndash qui privent le chef-drsquoœuvre de Saadi de

toute sa saveur de tout son pittoresque et de ses chaudes couleurs mais aussi et surtout

elle risque parfois drsquoaller jusqursquoagrave mettre en cause le bon sens du poegravete persan en donnant

une interpreacutetation totalement contraire agrave la penseacutee qursquoil a voulu exprimer (lrsquoexemple de la

quatriegraveme historiette du troisiegraveme chapitre) Cette deacuteplorable traduction est en quelque

sorte le type parfait de la laquo traductionndashtrahison raquo Le lecteur franccedilais de lrsquoouvrage de Du

Ryer qui ne connaicirct pas Saadi et son œuvre mettrait tous ces deacutefauts au compte de lrsquoauteur

du Gulistan Un bon teacutemoin agrave cet eacutegard crsquoest le cas de lrsquoabbeacute Blanchet (1707-1784) quand

il reconnaicirct avoir tireacute plusieurs de ses Apologues et Contes Orientaux1 drsquoun laquo petit livre

assez mal fait qui a pour titre laquo Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses raquo2 Parler du Gulistan en

tant qursquoun laquo livre assez mal fait raquo est un jugement fort injuste agrave lrsquoeacutegard de ce grand chef-

drsquoœuvre oriental Et nous nous demandons si on disposait agrave cette eacutepoque drsquoune traduction

pareille agrave celle par exemple de Defreacutemery lrsquoabbeacute Blanchet aurait toujours avanceacute le

mecircme jugement

Or lrsquoeacutetude de ces multiples et graves erreurs de Du Ryer dans la compreacutehension de

lrsquoœuvre da Saadi nous assure drsquoune chose crsquoest que sa connaissance de la langue persane

nrsquoeacutetait pas assez approfondie du moins pour pouvoir donner une traduction digne drsquoun

chef-drsquoœuvre tel que le Gulistan Drsquoautant plus que la langue de Saadi dans ce livre est tregraves

simple comme nous lrsquoavons montreacute et par lagrave tregraves facile agrave comprendre Et pourtant le

traducteur srsquoest parfois montreacute incapable de franchir mecircme la premiegravere eacutetape de la

traduction qui consiste comme on le sait agrave rendre le sens de la penseacutee de lrsquoauteur

Cependant et malgreacute tous ses deacutefauts cette œuvre de Du Ryer est drsquoune importance

primordiale et marque un tournant dans lrsquohistoire des eacutechanges culturels entre lrsquoIran et la

France Car pour la premiegravere fois dans lrsquohistoire litteacuteraire de la France un chef-drsquoœuvre de

la litteacuterature persane eacutetait traduit en franccedilais Drsquoautre part laquo elle est agrave notre connaissance

lrsquounique traduction franccedilaise agrave cette eacutepoque drsquoune œuvre orientale raquo3 les traductions eacutetant

en geacuteneacuteral reacuteserveacutees aux ouvrages latins et grecs Une nouvelle perspective allait donc se

1 Franccedilois Blanchet Apologues et Contes Orientaux Paris 1784 2 Ibid p 3 F Djabarnejad Karimi op cit p 63

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dessiner dans ce domaine De sorte que dix ans apregraves la parution du Gulistan ou lrsquoempire

des roses crsquoest-agrave-dire en 1644 une autre traduction du persan en franccedilais fut eacutegalement

imprimeacutee agrave Paris Le Livre des Lumiegraveres ou la Conduite des Rois Ce livre eacutetait une

lrsquoadaptation drsquoune version persane du Panjatantra ou Kelila et Dimna attribueacute agrave Bidpay

auteur indien Il est vrai que cet ouvrage eacutetait depuis longtemps connu des Franccedilais gracircce agrave

sa traduction en latin (drsquoapregraves le texte pehlevi) au XIIIe siegravecle1 mais crsquoeacutetait la premiegravere

fois que lrsquoouvrage se lisait en franccedilais pareil au Gulistan de Saadi Drsquoautre part cette

traduction de Du Ryer bien qursquoincomplegravete a eu le meacuterite drsquoinspirer une version allemande

agrave Jean-Frederich Ochsenbach degraves lrsquoanneacutee suivante (1635) Du Ryer a donc non seulement

fait connaicirctre Saadi et son Gulistan en France mais il a contribueacute par le biais de sa

traduction agrave les reacutepandre aussi en Allemagne et ensuite dans tout le monde occidental

Bref ce fut lrsquoœuvre qui initia lrsquoOccident agrave la poeacutesie persane

En France bien que nous ne connaissions pas reacuteellement la populariteacute dont a joui agrave

lrsquoeacutepoque lrsquoEmpire des Roses nous savons neacuteanmoins que quelques-unes de ses fables

circulaient dans les salons mondains ougrave marquises cultiveacutees et poegravetes courtisans leur

faisaient fecircte La Fontaine fut lrsquoun des premiers eacutecrivains franccedilais agrave srsquoinspirer de quelques

historiettes de ce livre Et durant les siegravecles suivants les orientalistes les eacutecrivains et les

poegravetes qui se sont inspireacutes de lrsquoœuvre de Saadi dans leurs eacutecrits ne sont pas rares Lrsquoeacutetude

de ces œuvres et lrsquoaccueil fait agrave lrsquoœuvre de Saadi dans la litteacuterature franccedilaise est lrsquoobjet de

la deuxiegraveme partie de notre travail

Mais avant de nous occuper de cette partie qui comprend une peacuteriode commenccedilant au

XVIIe siegravecle (plus preacuteciseacutement apregraves la traduction de Du Ryer) nous voudrions nous

arrecircter un instant sur un eacutecrivain du seiziegraveme siegravecle chez qui nous avons trouveacute des traits

qui frappent par leur ressemblance avec ce que lrsquoon lit dans le Gulistan et le Boustan Il

srsquoagit de Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592) lrsquoun des plus grands eacutecrivains du

seiziegraveme siegravecle En lisant ses Essais il y a six ans nous y avons rencontreacute certaines images

et ideacutees qui preacutesentaient une ressemblance singuliegravere avec celles que lrsquoon lit dans lrsquoœuvre

de Saadi et qui nous faisaient spontaneacutement penser agrave ce poegravete Alors nous avons deacutecideacute

drsquoentreprendre une lecture compareacutee des Essais de Montaigne du Boustan et du Gulistan

1 Le Panjatantra (laquoles cinq livres raquo) un ancien recueil de contes et fables en sanskrit est degraves 570 traduit en pehlevi puis en arabe sous le nom de Kalicircla wa Dimna Plus tard entre 1263 et 1278 il est traduit en latin par Jean de Capoue sous le titre de Directorium Humanae Vitae Agrave partir de cette date il se reacutepand dans tout le monde occidental Mais il faut attendre 1644 pour que lrsquoouvrage soit traduit en franccedilais par David Sahib drsquoIspahan (1612-1684) sous le titre Le Livre des lumiegraveres ou la Conduite des Rois Il devient enfin lrsquoune des sources des fables de La Fontaine qui reconnaicirct sa dette dans la preacuteface de sa seconde collection des Fables

59

de Saadi Le reacutesultat constituait un modeste meacutemoire de DEA que nous avons reacutedigeacute avant

drsquoentreprendre notre thegravese Nous avons cru utile drsquoinseacuterer ici un reacutesumeacute de ce travail avant

de suivre lrsquoeacutevolution des traces de Saadi dans la litteacuterature du siegravecle classique

60

CHAPITRE III

UNE LECTURE COMPAREacuteE SAADI ET MONTAIGNE

Le poegravete Saadi a eu un rocircle indeacuteniable dans la reconstruction de la langue persane

actuelle Aujourdrsquohui il existe en persan plus de cinq cents proverbes locutions et

aphorismes qursquoutilisent les Iraniens sous forme de vers drsquoheacutemistiche ou drsquoexpression tous

tireacutes de lrsquoœuvre de Saadi1 Pendant des siegravecles son Gulistan a eacuteteacute le livre le plus lu et le

plus enseigneacute dans les eacutecoles persanes aussi bien que dans les eacutecoles islamiques En

somme le Gulistan est un preacutecieux livre de morale dont lrsquoauteur a voulu donner des

remegravedes aux problegravemes innombrables que rencontre lrsquohomme dans sa vie de tous les jours

Drsquoautre part Montaigne dit-on est le premier penseur franccedilais eacuteminent qui ait eacutecrit en

franccedilais Son œuvre les Essais est le chef-drsquoœuvre du XVIe siegravecle un livre qui peint

naiumlvement son auteur mais aussi la nature humaine Cet ouvrage preacutesente une conception

universelle de lrsquohomme un art de vivre drsquoune porteacutee toujours actuelle Son ideacuteal est

simple le bonheur des hommes en ce monde Montaigne des Essais est un moraliste qui

nous donne des conseils des regravegles de conduite ou de bien vivre

Trois siegravecles de distances seacuteparent Saadi de Montaigne Lrsquoun vivait en Orient et

lrsquoautre en Occident Ils ont eacutecrit dans deux eacutepoques et deux cultures bien eacuteloigneacutees les

unes des autres Pourtant en lisant Montaigne quelques analogies surprenantes avec le

poegravete iranien se preacutesentent involontairement agrave lrsquoesprit On remarque chez lui plus drsquoun trait

qui rappelle la finesse la verve et la bonhomie de Saadi Ce rapprochement se fait jour au

niveau de leur personnaliteacute du portrait qursquoils ont donneacute drsquoeux-mecircmes des ideacutees et des

thegravemes qursquoils ont abordeacutes dans leurs œuvres Le plus inteacuteressant encore ce sont les

proceacutedeacutes et les images identiques que les deux moralistes ont employeacutes pour exprimer une

mecircme ideacutee Nous essayerons drsquoexaminer ici quelques unes des analogies parmi tant

drsquoautres que nous avons repeacutereacutees chez eux

1 Voir Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi Teacuteheacuteran Editions Doustan 2002 p 7

61

1

UNE CONCEPTION IDENTIQUE

11 Se creacuteer soi-mecircme agrave laquo la grande eacutecole du voyage raquo

laquo Crsquoest moi que je peins raquo deacuteclare Montaigne au deacutebut de son livre Il eacutecrit pour

srsquoobserver et pour deacutecrire son moi cet individu eacutetrange et unique laquo Ainsi lecteur je suis

moi-mecircme la matiegravere de mon livre raquo A une eacutepoque sans photographie et sans film il se

repreacutesente avec sa petite taille dont il souffre et ses gestes vifs Nous deacutecouvrons sa vie de

famille ses rapports avec les siens dont il veut se laquo faire aimer raquo Dans les diffeacuterents

portraits que Montaigne a donneacutes de lui-mecircme il note sa singulariteacute mais aussi ses

faiblesses absence de meacutemoire goucirct pour lrsquooisiveteacute refus de toute contrainte tendance agrave

une compassion excessive laquo Ce sont ici mes humeurs et opinions je les donne pour ce qui

est en ma croyance non pour ce qui est agrave croire Je ne vise ici qursquoagrave deacutecouvrir moi-mecircme

qui serai par aventure autre demain si nouveau apprentissage me change1 raquo

Cette individu laquo affameacute de [se] faire connaicirctrehellip qui [se] cherche jusques aux

entrailles raquo (III V) part ensuite agrave la deacutecouverte des autres Son amitieacute avec La Boeacutetie lui

avait reacuteveacuteleacute la possibiliteacute de tout partager goucircts curiositeacutes valeurs Quant agrave lrsquoamour

Montaigne est un des rares eacutecrivains du XVIe siegravecle agrave tenter de comprendre la condition

des femmes Il deacutenonce lrsquohypocrisie des mœurs de son eacutepoque ougrave lrsquoon impose aux femmes

une chasteteacute qui srsquoaccorde mal avec le comportement des hommes A partir de 1580 une

autre expeacuterience va eacutelargir lrsquoespace mental des Essais le voyage qui aide Montaigne agrave

accepter la diffeacuterence

Ce contact avec les autres est beacuteneacutefique parce que Montaigne est ainsi inciteacute agrave

srsquointerroger sur les structures sociales politiques et religieuses de son temps Cependant il

nrsquoest pas reacutevolutionnaire et se deacutefie de la nouveauteacute qui est selon lui la source de trouble agrave

son eacutepoque laquo Rien ne presse [nrsquoaccable] un eacutetat que lrsquoinnovation le changement donne

seul forme agrave lrsquoinjustice et agrave la tyranniehellip Toutes grandes mutations eacutebranlent lrsquoEtat et le

deacutesordonnent raquo (E III IX 687) Crsquoest pour cette mecircme raison que certains le considegraverent

comme conservateur Neacuteanmoins il commence agrave remettre en question quelques fausses

1 Michel de Montaigne Les Essais Paris Arleacutea 2002 livre premier chapitre XXVI p 115 Pour la faciliteacute de la lecture agrave partir drsquoici nous donnerons les reacutefeacuterences des citations tout de suite apregraves celles-ci Ainsi la lettre E renvoie aux Essais B au Boustan et G au Gulistan pour les Essais le premier chiffre romain renvoie au livre le second au chapitre et le chiffre arabe agrave la page ougrave se trouve la citation Pour le Boustan et le Gulistan le chiffre romain renvoie au chapitre et le chiffre arabe agrave la page ougrave se trouve la citation

62

attitudes de ses contemporains Il condamne par exemple le savoir de lrsquoeacutepoque le seul

bien que lrsquoon gagne agrave ecirctre plus savant crsquoest de se savoir ignorant

Quant agrave Saadi il est tout entier dans ses deux livres il y a mis le meilleur de son

geacutenie le fruit de sa vieille expeacuterience le souvenir de ses longues courses agrave travers le

monde et jusqursquoaux regrets de ses jeunes anneacutees Suivant le preacutecepte majeur du soufisme

qui exige que le deacutevot soit laquo dans le monde mais non pas du monde raquo Saadi srsquoastreint

continuellement agrave un examen de lui-mecircme et de ses actes Crsquoest un moraliste au sens strict

du mot crsquoest-agrave-dire un eacutecrivain qui observe les mœurs les actions et les caractegraveres de ses

contemporains de toutes ses observations ineacutevitablement se deacutegagent drsquoelles-mecircmes

quelques ideacutees geacuteneacuterales Avant drsquoexaminer lrsquohomme en soi Saadi le regarde se comporter

envers ses semblables il perccediloit les fautes les deacutefauts et srsquoefforce de proposer des

maniegraveres et des regravegles meilleures Il srsquoen est du reste expliqueacute clairement agrave plusieurs

reprises laquo Heureux le lecteur beacuteni du ciel agrave qui deux mots suffisent parmi les conseils de

Saadi raquo dit-il dans le Boustan (B I 45) et dans un autre passage laquo Crsquoest la vertu la

sagesse la beauteacute morale que je ceacutelegravebre dans ces vers et non les prouesses du coursier

dans lrsquoaregravene ou les victoires du jeu de paumeraquo (B VII 277)

Or Saadi et Montaigne eacutetaient tous deux de grands voyageurs dans leurs temps et

avaient parcouru les territoires tregraves eacuteloigneacutes Montaigne dit laquo Jrsquoai vu pourtant assez de

lieux eacuteloigneacutes raquo (E III IX 700) Pour eux le voyage constituait un moyen plus pratique

et tregraves important dans lrsquoacquisition du savoir Ce trait de leur caractegravere se voit agrave la fois dans

les voyages qursquoils ont faits et dans les pages qursquoils ont consacreacutees agrave ce grand thegraveme

Au premier chapitre nous avons vu que Saadi voyageait beaucoup se conformant aux

preacuteceptes du soufisme laquo Crsquoest ainsi que les soufis ont dit Tant que tu resteras dans ta

boutique et ta maison jamais tu ne seras vraiment un homme Pars promegravene-toi dans le

monde avant ce jour ougrave tu quitteras le monde1raquo (G III 186) A la lecture de ses ouvrages

on peut se rendre compte de lrsquoimportance de ces voyages dans sa carriegravere drsquohomme de

lettres Il visita les pays tregraves lointains comme la Chine lrsquoInde lrsquoAbyssinie et le Maroc Ce

nrsquoeacutetait pas une mince entreprise agrave une eacutepoque ougrave les voyages eacutetaient coucircteux dangereux et

tregraves peacutenibles Il a aussi voyageacute en pays plus proches tels que la Turquie la Syrie Hedjaz et

lrsquoIrak Ces voyages font de lui un homme mucircr sage et bien expeacuterimenteacute dont les maximes

reacuteunies dans son œuvre serviront drsquoexemple aux geacuteneacuterations agrave venir Selon un proverbe

persan laquo il faut beaucoup de voyages agrave une personne inexpeacuterimenteacutee pour qursquoelle devienne

63

mucircre raquo (et en franccedilais on dit que laquo les voyages forment la jeunesse raquo) En fait crsquoest un des

avantages de voyager que de donner agrave lrsquohomme une nouvelle vision du monde de

lrsquoexpeacuterience et drsquoaccroicirctre sa connaissance Dans le Boustan et le Gulistan nombreux sont

les contes ougrave lrsquoauteur parle des bienfaits de voyager et presque partout dans ces contes

lrsquoun des aspects attribueacutes aux sages est leur goucirct pour le voyage laquo Un voyageur qui avait

longtemps parcouru les mers et les deacuteserts [] Son esprit eacutetait orneacute des connaissances les

plus varieacutees le spectacle du monde avait accru son savoir les voyages lui avaient donneacute

lrsquoexpeacuterience de la vie raquo (B I 23)

Mais le mystique nrsquoest pas seul agrave tirer profit du voyage au moins cinq classes de

personnes y trouvent leur utiliteacute et il faut lire dans le Gulistan la discussion entre un pegravere et

son fils sur les avantages mateacuteriels des voyages (G II 131-141) Les avantages moraux

nrsquoen sont pas moins importants parmi tant drsquoautres on peut parler de la modeacuteration et de

la toleacuterance lrsquoideacutee sur laquelle srsquoappuie le fond mecircme de Saadi laquo Cette personne

emploiera la violence envers les eacutetrangers qui nrsquoaura pas eacuteteacute beaucoup agrave lrsquoeacutetranger raquo (G

III 139)

De son cocircteacute Montaigne a lui aussi le sens de voyage et affirme qursquoil peut voyager

des heures sans se fatiguer laquo Je me tiens agrave cheval sans deacutemonter tout coliqueux que je

suis et sans mrsquoy ennuyer huit et dix heures raquo (E III IX 697) Nous savons bien qursquoen

septembre 1580 il se met en route avec quelques amis et son jeune fregravere Bertrand de

Mattecoulon (qui est de vingt-sept ans son cadet) pour un grand voyage qui agrave partir de

Meaux lui fera traverser la Lorraine lrsquoAllemagne la Suisse et lrsquoItalie puis le ramegravenera

chez lui (novembre 1581) par la Mont-Cenis Lyon Limoges et Peacuterigueux les jurats de

Bordeaux lrsquoavaient eacutelu maire et la nouvelle lui en eacutetait parvenue agrave Lucques ougrave il prenait

les bains 1 Lui aussi comme Saadi ndash qui trouvait laquo lrsquoagreacutement de la vie dans la

freacutequentation des autres hommes raquo ndash il preacutefegravere enrichir la connaissance par laquo la

communication drsquoautrui raquo qui est selon lui laquo une des plus belles eacutecoles qui puisse ecirctre raquo et

cela ne peut se reacutealiser que par le voyage laquo Jrsquoobserve en mes voyages cette pratique pour

apprendre toujours quelque chose par la communication drsquoautrui (qui est une des plus

belles eacutecoles qui puisse ecirctre) raquo (E I XVII 60) On lit dans un autre endroit laquo Cette

humeur avide des choses nouvelles et inconnues aide bien agrave nourrir en moi le deacutesir de

voyager mais assez drsquoautres circonstances y confegraverent raquo (E III IX 679) Tout en

1 Voir Francis Jeanson Montaigne par lui-mecircme Paris Seuil 1966 p 11

64

critiquant hardiment les fausses mœurs de la noblesse de son temps qui ne voyageait que

laquo pour en rapporter seulement raquo Montaigne dit

laquo A cette cause le commerce des hommes y est merveilleusement propre et la visite des pays

eacutetrangers non pour en rapporter seulement agrave la mode de notre noblesse franccedilaise combien de

pas a Santa Rotonda ou la richesse des caleccedilons de la signora Livia ou comme drsquoautres

combien le visage de Neacuteron de quelque vielle ruine de lagrave est plus long ou plus large que celui

de quelque pareille meacutedaille mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations

et leurs faccedilons et pour frotter et limer notre cervelle contre celle drsquoautrui raquo (E I XXVI 118)

Ce nrsquoest pas ici le seul cas de Saadi et de Montaigne beaucoup drsquoautres sages ont

quitteacute leur propre pays pour aller visiter des lieux eacutetrangers laquo Pourquoi non si Chrysippe

Cleacuteanthe Diogegravene Zeacutenon Antipater tant drsquohommes sages de la secte plus renfrogneacutee

[stoiumlcienne] abandonnegraverent bien leur pays sans aucune occasion de srsquoen plaindre et

seulement pour la jouissance drsquoun autre air raquo (E III IX 700) De mecircme Montaigne ne

part pas en pays eacutetrangers dans le seul espoir de srsquoenrichir en savoir mais aussi pour le

plaisir laquo Moi qui le plus souvent voyage pour mon plaisirhellip raquo (E III IX 705) Enfin

outre le savoir et le plaisir il existe une autre raison de voyager

laquo Outre ces raisons le voyager me semble un exercice profitable Lrsquoacircme y a une continuelle

exercitation agrave remarquer les choses inconnues et nouvelles et je ne sache point meilleure

eacutecole comme jrsquoai dit souvent agrave former la vie que de lui proposer incessamment la diversiteacute de

tant drsquoautres vies fantaisies et usances et lui faire goucircter une si perpeacutetuelle varieacuteteacute de formes

de notre nature (E III IX 697)

De plus il faut eacutegalement ecirctre honnecircte et contrairement agrave ceux qui laquo ne prennent

lrsquoaller que pour le venir [et qui] voyagent couverts et resserreacutes drsquoune prudence taciturne et

incommunicable se deacutefendant de la contagion drsquoun air inconnu raquo Montaigne aime se

mecircler des autres Car selon lui laquo un honnecircte homme crsquoest un homme mecircleacute raquo (E III IX

706) laquo Jrsquoestime tous les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonais comme un

Franccedilais postposant cette liaison nationale agrave lrsquouniverselle et commune (E III IX 697)

Et pour goucircter pleinement des plaisirs qursquooffre le voyage il faut avoir de la laquo compagnie raquo

mais surtout de bons compagnons de voyage

laquo Nul plaisir nrsquoa goucirct pour moi sans communication Il ne me vient pas seulement une gaillarde

penseacutee en lrsquoacircme qursquoil ne me facircche de lrsquoavoir produite seul et nrsquoayant agrave qui lrsquooffrir Si lrsquoon me

65

donnait la sagesse de condition que je la tienne enfermeacutee et ne la communique agrave personne je

la refuserais (Seacutenegraveque Lettres agrave Lucilius VI)hellip Mais il vaut mieux encore ecirctre seul qursquoen

compagnie ennuyeuse et inepte Aristippe srsquoaimait agrave vivre eacutetranger partout raquo (E III IX 706)

A la fin il est tregraves inteacuteressant de voir que notre moraliste franccedilais a preacutefeacutereacute dans ses

voyages la compagnie des Persans laquo Je cherche des Grecs plutocirct et des Persans

jrsquoaccointe ceux-lagrave je les considegravere crsquoest lagrave ougrave je me precircte et ougrave je mrsquoemploie raquo (Ibid)

12 Le conte moral un langage simple et vivant

Saadi et Montaigne sont tous deux des moralistes ayant en commun le besoin de donner

des conseils surtout pratiques conseils non reacuteserveacutes agrave lrsquoeacutelite mais srsquoadressant eacutegalement agrave

tous Pour mettre en relief lrsquoaspect pratique de leurs leccedilons de morale ils recourent agrave des

anecdotes ou agrave des traits drsquoesprit Souvent pour chaque ideacutee exprimeacutee ils racontent

(comme teacutemoin) tantocirct une anecdote tantocirct lrsquoaventure des grands hommes connus de leur

eacutepoque ou bien de lrsquoantiquiteacute tantocirct leurs propres aventures et expeacuteriences De ces

eacuteveacutenements ils deacutegagent des leccedilons qursquoils adressent agrave leurs lecteurs A part la

ressemblance que lrsquoon rencontre dans ces leccedilons morales on est parfois frappeacute par le

rapprochement que lrsquoon pourrait eacutetablir entre ces contes ou aventures raconteacutes Ce

rapprochement se manifeste soit au niveau des situations eacutevoqueacutees dialogue drsquoun pegravere

avec son fils celui drsquoun prince avec son sujet un eacuteveacutenement survenu pendant un voyage

la guerre entre deux pays la maladie la misegravere la famine etc soit au niveau des

personnages les sages les sots les rois les princes les vizirs les preacutecepteurs les enfants

les femmes les maris etc

Prenons comme premier exemple le cas de ce roi dont Saadi raconte lrsquoaventure dans

le Gulistan Ce roi pour gueacuterir de sa maladie ordonnait de couler le sang drsquoun de ses

sujets

laquo Un certain roi avait une maladie eacutepouvantable dont il ne convenait pas de reacutepeacuteter le nom

Une troupe de meacutedecins grecs srsquoaccordegraverent agrave dire laquo Il nrsquoy a point de remegravede pour cette

maladie si ce nrsquoest le fiel drsquoun homme distingueacute par tels signes raquo Le roi ayant ordonneacute que

lrsquoon recherchacirct cet homme on trouva un fils de villageois avec les qualiteacutes que les sages

avaient diteshellip raquo (G I 69)

Et dans les Essais Montaigne dit

66

laquo Nous avons loi de nous appuyer non pas de nous coucher si lourdement sur autrui et nous

eacutetayer en leur ruine comme celui qui faisait eacutegorger des petits enfants pour se servir de leur

sang agrave gueacuterir une sienne maladie ou cet autre agrave qui on fournissait des jeunes tendrons agrave couver

la nuit ses vieux membres et mecircler la douceur de leur haleine agrave la sienne aigre et pesante raquo (E

III IX 703)

La leccedilon de morale de ces deux contes ndash ne pas vouloir notre bonheur au deacutetriment des

autres ndash Saadi lrsquoa exprimeacutee dans un autre conte toujours dans le mecircme cadre (le Sultan et

les paysans)

laquo Jrsquoai entendu raconter qursquoun percepteur deacutevastait la demeure des sujets afin de remplir le

treacutesor du sultan ignorant la parole des sages qui ont dit laquo Si quelqursquoun tourmente des

creacuteatures du Dieu tregraves haut afin de se concilier le cœur drsquoune creacuteature Dieu donnera pleine

autoriteacute sur lui agrave cette mecircme personne afin qursquoelle aneacuteantisse sa fortune raquo (G I 66)

Aussi comme nous voyons ici Saadi cite souvent des dictons des proverbes agrave lrsquoappui de

lrsquoideacutee qursquoil deacuteveloppe ce que fait de son cocircteacute Montaigne lagrave ougrave il en voit la neacutecessiteacute

Un autre exemple de ce genre drsquoanalogie se trouve dans les passages que les deux

auteurs ont consacreacutes aux avantages du silence Pour mieux concreacutetiser sa penseacutee Saadi

raconte lrsquoaffaire de ce pieux soufi dont la reacuteputation eacutetait due agrave son mutisme

laquo Un pieux soufi vecirctu du froc vivait au Caire et observait un silence absolu Les hommes les

plus consideacuterables accouraient de toute part aupregraves de lui comme des papillons attireacutes par la

flamme Une nuit notre deacutevot se rappela (le dicton) la langue reacutevegravele lrsquohomme continuer agrave

garder le silence nrsquoeacutetait-ce pas laisser son meacuterite dans lrsquoombre Il parla heacutelas et aussitocirct

amis et ennemis tous le proclamegraverent le maicirctre-sot de la ville raquo (B VII 281)

Dans les Essais crsquoest lrsquoaffaire de Meacutegabysus

laquo Car Meacutegabysus eacutetant alleacute voir Apelle en son ouvroir fut longtemps sans mot dire et puis

commenccedila agrave discourir de se ouvrages dont il reccedilut cette rude reacuteprimande laquo Tandis que tu as

gardeacute silence tu semblais quelque chose agrave cause de tes chaicircnes et de ta pompe mais

maintenant qursquoon trsquoa ouiuml parler il nrsquoest pas jusqursquoaux garccedilons de ma boutique qui ne te

meacuteprisent raquo (E III VIII 669)

Par ailleurs pour donner des conseils agrave leurs lecteurs Saadi et Montaigne ne se

contentent pas de lrsquoeacutevocation des aventures des autres leurs propres expeacuteriences leurs

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propres aventures agrave eux-mecircmes (par exemple un eacuteveacutenement survenu pendant un de leurs

voyages) peuvent aussi servir de leccedilon agrave celui qui les lit Et lagrave encore nous remarquons des

traits communs qui rapprochent plus ces deux reacuteflexions lrsquoun du XIIIe siegravecle et lrsquoautre du

XVIe A cet eacutegard leurs nombreux voyages et les souvenirs qursquoils en rapportent sont une

grande source drsquoinspiration pour eux Ainsi de nombreux reacutecits que lrsquoon rencontre dans les

Essais le Gulistacircn et le Boustacircn ont pour personnage principal Saadi ou Montaigne et

commencent par la route vers un pays ou une ville laquo Une certaine nuit dans le deacutesert de

la Mecque il ne me resta plus la force de marcherhellip raquo (G II 112) laquo Une troupe de

jeunes gens sages eacutetaient un jour mes compagnons dans le voyage du Hidjacircz raquo (G II

128) laquo Je me souviens que nous avions marcheacute toute la nuit au milieu drsquoune

caravanehellip raquo (G II 127) De mecircme chez lrsquoeacutecrivain franccedilais on lit laquo Allant un jour agrave

Orleacuteans je trouvai dans cette plaine au-deccedilagrave de Cleacutery deux reacutegents qui venaient agrave

Bordeauxhellip raquo (E I XXVI 129) laquo Jrsquoai vu en Allemagne que Luther a laisseacute autant de

divisions et drsquoaltercations sur le doutehellip raquo (E III XIII 762) laquo Il nrsquoy a pas longtemps que

je rencontrai lrsquoun des plus savants hommes de Francehellip raquo (E III XIII 771)

Lrsquoune des caracteacuteristiques de ces contes chez le poegravete iranien aussi bien que chez

lrsquoessayiste franccedilais concerne la simpliciteacute drsquoexpression avec laquelle ils sont narreacutes A cela

srsquoajoute la vivaciteacute de leur langage Crsquoest une des qualiteacutes ndash parmi tant drsquoautres ndash de leur

œuvre qui leur permet de nous atteindre et de nous provoquer par delagrave des siegravecles bien

plus directement que ne sauraient le faire nombre drsquoeacutecrivains actuels

Montaigne aimait eacutecrire aussi simplement qursquoil parlait Il a affirmeacute dans les

Essais laquo Le parler que jrsquoaime crsquoest un parler simple et naiumlf [naturel] tel sur le papier qursquoagrave

la bouche un parler succulent et nerveux court et serreacute non tant deacutelicat et peigneacute comme

veacuteheacutement et brusquehellip eacuteloigneacute drsquoaffectation raquo (E I XXVI 131) Il parle souvent du

laquo naturel raquo de son style Mais cela ne veut pas dire qursquoil eacutecrit laquo naturellement raquo crsquoest-agrave-

dire sans effort Au contraire les Essais est un livre soigneusement travailleacute laquo Le mot

laquo naturel raquo chez lui possegravede toute sa force eacutetymologique et son style est naturel ou laquo naiumlf raquo

en tant qursquoil transfigure sa vraie et profonde nature raquo1 Contrairement aux eacutecrivains de son

temps Montaigne srsquooppose agrave lrsquointempeacuterance drsquoinvention laquo Je me deacutefends de la

tempeacuterance comme jrsquoai fait autrefois de la volupteacute raquo (E III V 606) Faute drsquoun style

formeacute (laquo Il peut ecirctre aussi que je me laisse aller apregraves ma nature agrave faute drsquoart raquo E II XVII

471) faute drsquoune certaine technique artificielle que connaicirctront avec Balzac et La Bruyegravere

1 Floyd Gray Le Style de Montaigne Paris Librairie Nizet 1967 p 18

68

les artistes du style Montaigne srsquoexprime tel qursquoil est eacutecrit comme il parle laquo Comme agrave

faire agrave dire aussi je suis tout simplement ma forme naturelle drsquoougrave crsquoest agrave lrsquoaventure que je

puis plus agrave parler qursquoagrave eacutecrire raquo (E II XVII 463) Le contraire du beau et classique

langage laquo le style nrsquoexiste pas pour lui mais il est action et effet raquo1

Montaigne a une certaine faciliteacute et indiscreacutetion de paroles qui a ducirc lui nuire parfois

mais agrave laquelle il tient comme une partie essentielle de lui-mecircme et qui lui paraicirct

franchise laquo Jrsquoaime mieux ecirctre importun et indiscret que flatteur et dissimuleacute raquo (E II

XVII 471) Il y a donc chez lui quelque chose drsquoanalogue agrave son style Il se vante drsquoailleurs

drsquoeacutecrire comme il parle Selon Albert Thibaudet laquo crsquoest un genre de la litteacuterature de la

noblesse drsquoeacutecrire non comme on eacutecrit crsquoest-agrave-dire en homme de lettres professionnel mais

ou bien comme on parle ou bien comme on agit raquo2 Le goucirct de Montaigne pour Ceacutesair

pour Xeacutenophon et son antipathie contre Ciceacuteron lrsquohomme de lettres vont dans ce mecircme

sens laquo Je mrsquoabandonne agrave la naiumlveteacute et agrave toujours dire ce que je pense et par complexion et

par discours laissant agrave la fortune drsquoen conduire lrsquoeacuteveacutenement raquo (E II XVII 471)

Enfin il faut ajouter que la langue de Montaigne nrsquoest eacutetrange qursquoagrave premiegravere vue elle

propose plus de difficulteacutes agrave lrsquoœil qursquoagrave lrsquoesprit et pour peu qursquoon veuille srsquoabandonner au

mouvement des phrases on ne tardera pas agrave se familiariser avec ses mots ses expressions

et ses tournures propres A part quelques exceptions le vocabulaire des Essais peut

aiseacutement revivre pour nous dans la mesure ougrave Montaigne lrsquoa laquo pris sur le vif raquo preacutefeacuterant

toujours les termes les plus concrets les plus ordinaires les plus proches de lrsquoexpeacuterience

quotidienne de chacun

Quant agrave la prose de Saadi elle aussi est deacutebarrasseacutee des complexiteacutes et artifices

freacutequents dans son temps sans pourtant ecirctre deacutepourvue drsquoornement dans lrsquoexpression3 Le

style du Gulistan se range entre la simpliciteacute fade de la prose de ses ancecirctres qui

nrsquoeacutecrivaient que pour srsquoexprimer et le style peacutedant de sa posteacuteriteacute qui voyait la bonne

eacutecriture dans lrsquoabondance des artifices Crsquoest une des principales raisons qui expliquent la

reacuteception heureuse de son œuvre chez les lecteurs aux goucircts les plus divers

Saadi est par nature de ceux dont la penseacutee et lrsquoacircme sont sans labyrinthe tortueux ceux

qui vont droit au bout prenant le chemin le plus direct dans leurs affaires et qui voient

toujours le bon cocircteacute des choses contrairement agrave ceux qui dans lrsquointerpreacutetation et la

transmission de leurs ideacutees choisissent le chemin obscur et indirect comme srsquoils avaient

1 Albert Thibaudet Montaigne Paris Gallimard 1963 p 491 2 Ibid 3 Voir eacutegalement notre commentaire sur lrsquoart de Saadi (supra pp 39-44)

69

une sorte de complexiteacute une ombre vague et mysteacuterieuse dans la penseacutee qui compliquent

mecircme les questions les plus simples Ce qursquoexprime Platon drsquoun langage simple

compreacutehensif agrave tous et drsquoun style eacuteloquent Aristote lrsquoexplique en expressions

scientifiques drsquoun langage sec et conventionnel Parmi les eacutecrivains contemporains

Anatole France et Thomas Mann Dostoiumlevski et Proust sont des exemples de ces deux

modes de reacuteflexion et drsquoexpression

Saadi nrsquoest pas un poegravete philosophe agrave la maniegravere de Lucregravece ou de Vigny ni en proie

aux reacuteflexions sceptiques agrave la maniegravere des poegravetes tels Khayyacircm Nasser Khosrocirc et Hafez

Or son esprit est loin drsquoecirctre ombreacute par la complexiteacute des questions philosophiques crsquoest-agrave-

dire qursquoil a lrsquoaisance de lrsquoesprit populaire Son expression est donc deacutepourvue de toute

sorte drsquoobscuriteacute et de complication Peut-ecirctre srsquoil nrsquoappartenait pas agrave une eacutepoque ougrave il

importait drsquoorner lrsquoexpression de teacutemoins et de dictons il aurait eacutecrit le Gulistan encore

plus simplement que cela Il deacuteveloppe toujours ses thegravemes poeacutetiques agrave coups drsquoimages et

celles-ci forment la base de ses moyens drsquoexpression Chez lui pas de grandes peacuteriodes

mais une ideacutee srsquoenchaicircne agrave une autre ideacutee et lrsquoideacutee jamais abstraite est eacutetroitement allieacutee agrave

lrsquoimage Par exemple laquo Il ne faut jamais dire une parole sans y avoir reacutefleacutechi ni couper

une eacutetoffe avant de lrsquoavoir mesureacutee raquo (B VII 279)

De lagrave toute la saveur de ce style saveur si releveacutee qursquoelle ne disparaicirct point mecircme

dans une traduction Pas de seacutecheresse pas drsquoabstraction mais une penseacutee concreacutetiseacutee dans

une image lrsquoune et lrsquoautre confondue eacutetroitement au point que lrsquoon se demande si dans

lrsquoesprit de Saadi lrsquoideacutee pouvait exister sans son correspondant concret Combien de

passages ougrave lrsquoimage se relie mecircme si intimement agrave la penseacutee qursquoelle nrsquoest autre que lrsquoideacutee

mecircme

2

QUELQUES THEgraveMES ET IMAGES IDENTIQUES

Quant aux thegravemes traiteacutes agrave la fois par Saadi et par Montaigne nous signalons tout

drsquoabord qursquoils peuvent bien se trouver dans nrsquoimporte quelle œuvre moralisatrice ou en

geacuteneacuteral chez nrsquoimporte quel eacutecrivain Mais ce qui attire lrsquoattention chez nos deux

moralistes agrave part la similitude des thegravemes crsquoest la ressemblance ndash parfois surprenante ndash

entre les images les contes les exemples qursquoils ont donneacutes pour deacutevelopper ces thegravemes

70

Tous les deux ont rapporteacute les souvenirs de leurs voyages ont soutenu leurs ideacutees en

ajoutant des vers aux aventures qursquoils racontent Saadi en donnant ses propres vers agrave lui

et Montaigne ceux de Virgile de Lucregravece drsquoHorace de Ciceacuteron et de beaucoup drsquoautres

poegravetes avant lui Il y a aussi dans leurs œuvres des allusions aux textes sacreacutes pour le

poegravete persan le Coran et pour lrsquoessayiste franccedilais le texte des Eacutevangiles

Degraves la premiegravere vue en lisant tout simplement les titres des diffeacuterents chapitres et leur

subdivision dans le Boustan et le Gulistan drsquoune part et les Essais de lrsquoautre nous

pouvons facilement distinguer des sujets identiques chez ces deux hommes de lettres si

eacuteloigneacutes lrsquoun de lrsquoautre dans le temps aussi bien que dans lrsquoespace Nous preacutesentons ci-

dessous ces correspondances

- Du caractegravere et de la conduite des rois (G I) Des devoirs des rois de la justice et du bon

gouvernement (B I) Ceacutereacutemonie et lrsquoentrevue des rois (E I XIII)

- Des vertus du contentement (G III) Modeacuteration dans les deacutesirs et renoncement (B VI)

De la modeacuteration (E I XXX)

- Des avantages du silence (G IV) De lrsquoart de confeacuterer (E III VIII) De la vaniteacute des

paroles (E I LI) Du parler prompt et tardif (E I X)

- De la faiblesse et de la vieillesse (G VI) De lrsquoacircge (E I LVII)

- Des effets de lrsquoeacuteducation (G VII) Lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation (B VII) Du peacutedantisme

(E I XXV) De lrsquoinstitution des enfants (E I XXVI)

- De la bienfaisance (B II) De la vertu (E II XXIX)

- De la modestie (B IV) De la preacutesomption (E II XVII)

- Repentir (B IX) Du repentir (E III II)

- Priegraveres et conclusion du poegraveme (B X) Des priegraveres (E II LVI)

De plus agrave lrsquointeacuterieur de chacun de ces chapitres on trouve parfois plusieurs questions

eacutetudieacutees qui ne sont pas toujours en rapport avec le titre eacutevoqueacute De sorte que si on voulait

les eacutenumeacuterer elles aussi la liste des sujets communs deacutepasserait largement celle que nous

venons de donner ci-dessus Essayons maintenant drsquoanalyser quelques uns drsquoentre eux pour

voir dans quelle mesure ils se rapprochent

21 De lrsquoeacuteducation le savoir pratique la bonteacute et la vertu laquo autrement on ne fait

que des acircnes chargeacutes de livres raquo

Dans les Essais Montaigne nous preacutesente sa reacuteflexion peacutedagogique Il condamne le savoir

livresque et les meacutethodes autoritaires exige une peacutedagogie vivante et un savoir assimileacute Il

71

a consacreacute deux chapitres du premier livre de ses Essais agrave ce sujet laquo du peacutedantisme raquo et

laquo de lrsquoinstitution des enfants raquo Il y a eacutevoqueacute son enfance heureuse reacutegleacutee par lrsquointelligence

et la douce initiative peacutedagogique de son pegravere De mecircme dans le Boustan Saadi se

feacutelicitant drsquoavoir reccedilu de seacutevegraveres leccedilons durant son jeune acircge en profite pour donner en un

chapitre (laquo lrsquoinfluence de lrsquoeacuteducation raquo) ses ideacutees sur lrsquoeacuteducation des enfants Il a aussi

eacutevoqueacute cette mecircme question dans le septiegraveme chapitre du Gulistan intituleacute laquo des effets de

lrsquoeacuteducation raquo Les deux auteurs ont affirmeacute que cette eacuteducation est un devoir pour le pegravere

de famille Par exemple Saadi dit laquo Veux-tu laisser apregraves toi un nom sans tache eacutelegraveve ton

fils selon les preacuteceptes de la sagesse et de la raison car srsquoil est deacutepourvu de qualiteacute crsquoest

comme si tu mourrais sans posteacuteriteacute raquo

Ainsi Montaigne commenccedilant par une critique blessante des laquo peacutedantes raquo et arrivant

agrave la deacutefinition drsquoun enseignement profitable fondeacute sur lrsquoeacuteveil la curiositeacute et la douceur

couvre tout le champ de ce qursquoil nomme lrsquoinstitution et que lrsquoon appelle aujourdrsquohui

lrsquoeacuteducation Nombre des ideacutees chegraveres agrave cet eacutecrivain sont ici affirmeacutees avec eacuteclat

lrsquoimportance du corps que le maicirctre doit prendre en charge autant que lrsquoesprit La modestie

et la mesure du gouverneur (preacutecepteur) qui lorsqursquoil srsquoadresse agrave son eacutelegraveve doit

laquo condescendre agrave ses allures pueacuteriles et les guider raquo Lrsquoassimilation en profondeur du

savoir qui doit influer sur le comportement et lrsquoamender ndash par lrsquoopposition agrave la teinture

superficielle ou au remplissage des cervelles qui laquo ne fait que des acircnes chargeacutes de livresraquo

Crsquoest sur cette image tregraves significative que se termine le chapitre XXVI du premier livre

des Essais lrsquoimage qui reacutesume en quelque sorte toute la penseacutee de lrsquoauteur sur le problegraveme

de lrsquoeacuteducation

laquo Pour revenir agrave mon propos il nrsquoy a tel que drsquoalleacutecher lrsquoappeacutetit et lrsquoaffection autrement on ne

fait que des acircnes chargeacutes de livres On leur donne agrave coup de fouet en garde leur pochette pleine

de science laquelle pour bien faire il ne faut pas seulement loger chez soi il la faut eacutepouser raquo

(E I XXVI 135)

Nous retrouvons exactement la mecircme image pour exprimer la mecircme ideacutee dans le Gulistan

laquo Il nrsquoest ni un contemplatif ni un savant ce quadrupegravede qui porte plusieurs livres Cet ecirctre agrave la

cervelle vide quelle science et quelle notion a-t-il si ce qursquoil porte est du bois ou des livres raquo

(G VIII 311)

72

A maintes reprises Montaigne a critiqueacute les mauvaises pratiques de son temps qui ne

font que remplir la meacutemoire sans deacutevelopper le sens de jugement chez lrsquoapprenant laquo Il

fallait srsquoenqueacuterir qui est mieux savant non qui est plus savant Nous ne travaillons qursquoagrave

remplir la meacutemoire et laissons lrsquoentendement et la conscience vides raquo (E I XXV 107)

laquo A quoi sert la science si lrsquoentendement nrsquoy est raquo (Ibid p110) laquo plutocirct la tegravete bien faite

que bien pleine [] plus les mœurs et lrsquoentendement que la science raquo (Ibid 116) laquo Savoir

par cœur nrsquoest pas savoir crsquoest tenir ce qursquoon a donneacute en garde agrave sa meacutemoireraquo (Ibid

117) laquo Il [eacutecolier] en devait rapporter lrsquoacircme pleine il ne lrsquoen rapporte que bouffie et lrsquoa

seulement enfleacutee au lieu de la grossir raquo (E I XXV 108) Ici il faut se rappeler que

lrsquoeacuteducation de lrsquoeacutepoque faisait une grande place au par cœur

De mecircme il veut que lrsquoon apprenne la science de sorte que lrsquoon puisse la mettre en

pratique laquo Ils savent la theacuteorique de toutes choses cherchez qui la mettre en pratique raquo

(Ibid 109) laquo hellipvoit le bien et ne le suit pas et voit la science et ne srsquoen sert pas raquo (Ibid

111) Comme preuve agrave son ideacutee il rapporte des paroles de Ciceacuteron laquo Il ne faut pas se

contenter drsquoacqueacuterir la sagesse il faut en jouir raquo (Ibid 108) Cette mecircme ideacutee est bien

preacutesente et reacutepeacuteteacutee plusieurs fois dans le Gulistan de Saadi laquo Quiconque a eacutetudieacute et nrsquoa

pas mis sa science en pratique ressemble agrave celui qui a conduit le bœuf (atteleacute agrave une

charrue) et nrsquoa pas reacutepandu de semence raquo (G VIII 323) laquo un savant qui ne pratique pas

les bonnes œuvres [est] un arbre sans fruithellipUn savant qui ne pratique pas les bonnes

œuvres est une abeille qui ne produit pas de miel raquo (Ibid 336) Ou encore laquo Il y a deux

sortes de personnes qui subissent inutilement de la peine et des malheurs celles qui

amassent des biens et de la richesse et ne srsquoen servent pas et celles qui acquiegraverent de

lrsquoexpeacuterience [du savoir] mais ne lrsquoutilisent pasraquo (Ibid 311) En fait le savoir on

lrsquoapprend afin de srsquoen servir un jour pour ameacuteliorer sa condition de vie sinon il vaudrait

mieux rester ignorant laquo Quelque connaissance que tu puisses acqueacuterir si tu ne trsquoen sers

pas autant ecirctre ignorant raquo (Ibid) Saadi a lrsquoart de litote qui aurait pu dire une telle ideacutee

dans une expression si bien arrangeacutee et touchante

Cependant une bonne eacuteducation ne doit pas aboutir seulement agrave la mise en pratique du

savoir deacutejagrave acquis mais il faut eacutegalement le controcircle permanent de lrsquoacircme qui doit ecirctre

conduite agrave la sagesse et surtout agrave la bonteacute science premiegravere pour Montaigne et pour Saadi

Selon le premier sans la bonteacute la science est non seulement inutile mais pourrait nuire

aussi laquo Tout autre science est dommageable agrave celui qui nrsquoa la science de la bonteacute raquo (E I

XXV 110) Ou encore dans le chapitre laquo de lrsquoinstitution des enfants raquo qui est adresseacute agrave

Madame Diane de Foix comtesse de Gurson nous lisons laquo Madame crsquoest un grand

73

ornement que la science et un outil de merveilleux service notamment aux personnes

eacuteleveacutees en tel degreacute de fortune comme vous ecirctes A la veacuteriteacute elle nrsquoa point son vrai visage

en mains viles et basses raquo Pour Saadi laquo le savant sans [vertu] est un aveugle qui porte une

lanterne Il dirige les autres et nrsquoest pas dirigeacute raquo (G VIII 312)

Montaigne aime une eacuteducation qui non seulement ne nous laquo gacircte raquo pas

mais qui soit capable drsquoameacuteliorer notre condition de vie laquo Or ce nrsquoest pas assez que notre

institution ne nous gacircte pas il faut qursquoelle nous change en mieux raquo (E I XXV 109)

Crsquoest pour cette raison qursquoil admire chez les Persans ce trait de leur eacuteducation qui enseigne

la laquo vertu raquo au lieu des laquo lettres raquo laquo En cette belle institution que Xeacutenophon precircte aux

Perses nous trouvons qursquoils apprenaient la vertu agrave leurs enfants comme les autres nations

font les lettres raquo (Ibid 111)

Or la vertu aussi est un des thegravemes que les deux moralistes ont deacuteveloppeacutes Montaigne

veut ecirctre parmi les gens laquo les plus utiles aux hommes raquo (Ibid 111) Il rapporte dans un

autre passage une reacuteflexion de Ciceacuteron laquo Je suis de cet avis que la plus honorable

vacation est de servir au public et ecirctre utile agrave beaucoup Nous ne jouissons jamais autant

des fruits de lrsquoesprit de la vertu de toute supeacuterioriteacute qursquoen les partageant avec nos plus

proches amis raquo (E III IX 683) Lrsquoideacutee qursquoa exprimeacutee Saadi bien avant lui dans son

Boustan

laquo La voie qui megravene agrave Dieu consiste dans le deacutevouement envers ses creacuteateurs et nullement dans

le chapelet le sidjadeh (tapis de priegravere) et le froc Ceins tes reins de pieacuteteacute sincegravere et de foi et ne

prononce plus de vaines et coupables paroles Dans la route du spiritualisme il faut des actes et

non des mots raquo (B I 39)

Cette ideacutee est reacutepeacuteteacutee maintes fois dans le livre tel dans le passage suivant

laquo Dieu a des treacutesors de bonteacute pour celui qui est bon envers ses creacuteatures lrsquohomme intelligent

et sage est bienfaisant la geacuteneacuterositeacute ne loge pas dans un cerveau eacutetroit Le bonheur dans ce

monde et dans lrsquoautre est le partage de celui qui assure le bonheur des serviteurs de Dieu raquo (B

II 117)

Enfin Saadi est tellement geacuteneacutereux qursquoil precircche la bonteacute mecircme envers les ennemis

laquo Retiens ton ennemis dans les liens de la reconnaissance ces liens que lrsquoeacutepeacutee ne peut

trancher vaincu par ta geacuteneacutereuse bonteacute il renoncera agrave ses projets de vengeance Mauvaise

graine ne peut donner de bons fruits Lrsquoami qui a agrave se plaindre de toi srsquoenfuit avec horreur

74

(litteacuteralement ne peut plus te voir en peinture) mais au contraire un ennemis agrave qui tu rends

service finit par devenir ton ami deacutevoueacute raquo (B II 114)

laquo De qui as-tu appris la politesse ndash Des impolis raquo Crsquoest un des vers de Saadi dans le

Gulistan qui est passeacute ndash comme beaucoup drsquoautres de ses vers ndash en proverbe chez les

Iraniens En effet crsquoest un des avantages de lrsquohomme sage qui peut deacutegager de nrsquoimporte

quel eacuteveacutenement de nrsquoimporte quel comportement (mecircme les pires) des regravegles de conduite

Ainsi dans le vingtiegraveme conte du chapitre laquo de lrsquoeacutethique des derviches raquo nous lisons

laquo On a dit agrave Locmacircn laquo De qui as-tu appris la politesse raquo Il reacutepondit laquo Des gens impolis

Tout ce que jrsquoai jugeacute deacutesapprouvable de leur part je me suis abstenu de faire et de dire cela raquo

Distique ndash On ne dit pas un mot mecircme par maniegravere de plaisanterie dont lrsquohomme intelligent

ne tire un conseil Mais si lrsquoon reacutecite cent chapitres de sagesse devant un ignorant ils entrent

dans son oreille comme autant de plaisanteries raquo (G II XXI 123)

Ecouter le conseil drsquoun ennemi est bien entendu un tort Neacuteanmoins notre fameux

moraliste autorise de lrsquoeacutecouter agrave la seule condition de faire le contraire de ce qursquoil dit ce

qui sera le bon chemin laquo Crsquoest une erreur drsquoaccepter les conseils de la part drsquoun ennemi

mais il est permis de les eacutecouter afin que tu agisses contrairement agrave ses conseils car crsquoest

lrsquoessence mecircme de ce qui est convenable raquo (G VIII 315)

Donc lrsquoideacutee qui paraicirct paradoxale au premier regard contient une part de logique

lrsquohomme pourrait ainsi acqueacuterir la politesse la bonne conduite en suivant les mauvais

exemples mecircmes Une pareille conception nrsquoest pas eacutetrangegravere agrave lrsquoessayiste franccedilais qui

confirme lrsquoideacutee de son preacutedeacutecesseur iranien dans un long discours Ils ont tous deux besoin

de donner des exemples agrave lrsquoappui de leurs ideacutees Saadi donnait lrsquoexemple de Luqman

Montaigne a choisi celui du laquo vieux Caton raquo

laquo [Je] mrsquoinstruis mieux par contrarieacuteteacute que par exemple et par fuite que par suite A cette sorte

de discipline regardait le vieux Caton quand il dit que les sages ont plus agrave apprendre des fous

que les fous des sages [] Lrsquohorreur de la cruauteacute me rejette plus avant en la cleacutemence

qursquoaucun patron [modegravele] de cleacutemence ne me saurait attirer [hellip] et une mauvaise faccedilon de

langage reacuteforme mieux la mienne que ne fait la bonne Tous les jours la sotte contenance drsquoun

autre mrsquoavertit et mrsquoavise Ce qui point touche et eacuteveille mieux que ce qui plaicirct [] Etant peu

appris par les bons exemples je me sers des mauvais desquels la leccedilon est ordinaire Je me

suis efforceacute de me rendre autant agreacuteable comme jrsquoen voyais de facirccheux aussi ferme que jrsquoen

voyais de mous aussi doux que jrsquoen voyais drsquoacircpres Mais je me proposais des mesures

invincibles raquo (E III VIII 662)

75

Il est donc plus difficile de faire du bien que de ne pas faire du mal Alors Saadi et

Montaigne preacutefegraverent tirer des leccedilons des laquo mauvais exemples raquo plutocirct que des bons

exemples il semble que cela est devenu un principe pour eux eacuteviter un mauvais exemple

au lieu de suivre un bon exemple laquo Il faut tout mettre en besogne et emprunter [agrave] chacun

selon sa marchandise car tout sert en meacutenage la sottise mecircme et faiblesse drsquoautrui lui

[lrsquoenfant] sera instruction A controcircler les gracircces et faccedilons drsquoun chacun il srsquoengendrera

envie des bonnes et meacutepris des mauvaises raquo (E I XXVI 120)

22 Lrsquoinstant du plaisir laquo Hier nrsquoest plus demain nrsquoest pas encore ne compte donc

que sur lrsquoheure preacutesente raquo

Dans le second livre (II XII) Montaigne deacutecouvre que lrsquoinstant preacutesent nrsquoa pas de

coheacuterence puisqursquoil est fait de passeacute et de futur Mais les eacutepicuriens lui apprennent que

lrsquoinstant peut avoir une autre reacutealiteacute Il doit sa reacutealiteacute au plaisir qui est une creacuteation

Montaigne deacuteteste les gens qui renoncent aux plaisirs de la vie laquo Je hais un esprit

hargneux et triste qui glisse par-dessus les plaisirs de sa vie et srsquoempoigne et paicirct aux

malheurs raquo (E III V 609) A ses yeux ces gens-lagrave sont laquo comme les mouches qui ne

peuvent tenir contre un corps bien poli et bien lisseacute et srsquoattachent et reposent aux lieux

scabreux [rugueux] et raboteux raquo (Ibid) En effet le plaisir nrsquoest pas donneacute mais eacutelaboreacute

par lrsquoindividu Montaigne sait que laquo toutes les jouissances ne sont pas unes [identiques] il

y a des jouissanceshellip languissantes raquo (III V) Il nrsquoy a pas de plaisir sans une participation

active de la conscience Crsquoest le rocircle du deacutesir lorsqursquoil est attiseacute par lrsquoattente ou par la

difficulteacute Ceux qui ont tout trop facilement nrsquoont plus de plaisir laquo Qui ne participe aux

hasard [risques] et difficulteacute ne peut preacutetendre inteacuterecirct agrave lrsquohonneur et au plaisir qui suivent

les actions hasardeuseshellip Cette aisance et lacircche faciliteacute de faire tout baisser sous soi sont

ennemies de toute sorte de plaisir crsquoest glisser cela ce nrsquoest pas aller crsquoest dormir ce

nrsquoest pas vivre raquo (E III VII 660)

De son cocircteacute Saadi est de cet avis qursquoil faut profiter de cet laquo instant preacutesent raquo puisque

lrsquohomme ne peut rien pour le passeacute et est ignorant de ce qui va lui arriver demain

laquo Nrsquoattache pas ton cœur agrave ces deacutecombres (le monde) une noix ne peut se tenir drsquoaplomb

sur une coupole Hier nrsquoest plus demain nrsquoest pas encore ne compte donc que sur lrsquoheure

preacutesente raquo (B IX 348) Ou bien dans le Gulistan il dit laquo Maintenant que les richesses

sont dans ta main comprends que cette puissance et ce royaume passent de main en main

(G I 82) A maintes reprises dans son œuvre le sage de Chiraz a insisteacute sur cette

reacuteflexion Mais il semble que lrsquohomme nrsquoappreacutecie pas comme il faut ses jours de bonheur

76

laquo Lrsquohomme ne connaicirct le prix des jours de bonheur

Que lorsqursquoil geacutemit sous le poids de lrsquoinfortune [hellip]

Pour connaicirctre le prix de la santeacute

Il faut avoir longtemps souffert des ardeurs de la fiegravevre

La nuit ne paraicirct pas longue au riche qui repose sur une couche moelleuse

Elle est bien longue cependant pour le malade

Qui se deacutebat dans les convulsions de la douleur

Le monarque fortuneacute qui se reacuteveille aux sons de la fanfare matinale

Sait-il qursquoa eacuteteacute la nuit pour le pauvre veilleur raquo (B VIII 323-324) raquo

Nous donnons ici quelques autres passages extraits des Essais du Boustan et du

Gulistan ougrave se reflegravete lrsquoideacutee de leur auteur sur le plaisir sur lrsquoappreacuteciation de nos moments

de bonheur et de santeacute et nous laissons au lecteur le jugement sur le rapprochement de ces

deux penseacutees

laquo O un tel fais une bonne action et regarde la vie comme un butin avant qursquoune voix srsquoeacutelegraveve

en disant Un tel nrsquoest plus raquo (G I II 26)

laquoLrsquohomme ne connaicirct le prix des jours de bonheur que lorsqursquoil geacutemit sous le poids de

lrsquoinfortunehellip Pour connaicirctre le prix de la santeacute il faut avoir longtemps souffert des ardeurs de

la fiegravevre raquo (B VIII 323-324) laquo Porteacute sur le dot drsquoun dromadaire solide comme un roc tu ne

saurais compatir aux souffrances de ceux qui font la route agrave pied Les heureux de ce monde qui

dorment en paix sous un toit hospitalier srsquoinquiegravetent-ils des miseacuterables en proie aux tortures

de la faim raquo (Ibid 325-326)

laquo Et au rebours des autres je me trouve plus deacutevot en la bonne qursquoen la mauvaise fortunehellip et

fais plus volontiers les doux yeux au ciel pour le remercier que pour le requeacuterir raquo (E III IX

679) laquo Je veux eacutetudier la maladie quand je suis sain quand elle y est elle fait son impression

assez reacuteelle sans que mon imagination lrsquoaide raquo (Ibid 701)

Il faut ajouter que pour Montaigne le plaisir nrsquoest pas purement physique laquo Jrsquoassocie

mon acircme raquo dit-il (III XIII) A cet eacutegard laquo le plaisir est un eacuteleacutement de la sagesse [comme

pour Saadi] qui est une recherche drsquoune conscience plus vive raquo1 Drsquoougrave le sens particulier

que Montaigne donne agrave lrsquoexpression perdre son temps dans le dernier chapitre de son

livre laquo Perdre son temps nrsquoest pas gaspiller une dureacutee qui nous aurait attribueacutee lrsquoinstant

nrsquoest pas fourni comme un contenant qursquoil importe de remplir Perdre son temps crsquoest

1 Franccediloise Joukovsky Montaigne sans commencement et sans fin Paris GF Flammarion 1998 p 245

77

neacutegliger de creacuteer le preacutesent en le tirant agrave la conscience raquo1 Il faut donc ecirctre tregraves attentif pour

que cet instant qui a une existence virtuelle puisse eacuteclore Ainsi on pourrait dire que la

vie est une suite de rendez-vous possibles parce qursquoelle ne nous est pas donneacutee une fois

pour toutes Alors la dureacutee temporelle constitue une sorte de succession la vie devient

plurielle et la joie multiplieacutee

23 laquo De lrsquoart de confeacuterer raquo laquo lrsquohomme se reacutevegravele par son intelligence et son langage raquo

Lrsquoun des thegravemes traiteacutes par nos deux eacutecrivains crsquoest celui du parler ou bien de la maniegravere

de parler Montaigne a consacreacute tout le chapitre XIII du troisiegraveme livre agrave laquo lrsquoart de

confeacuterer raquo et des passages du chapitre VIII du premier livre aussi le chapitre IX du

troisiegraveme livre laquo de la vaniteacute raquo Saadi en parle dans le quatriegraveme livre du Gulistan sous le

titre laquo des avantages du silence raquo et dans le chapitre du Boustan qui est sur lrsquoeacuteducation

Tous les deux auteurs font lrsquoeacuteloge du silence de la sobrieacuteteacute dans la parole et proscrivent le

peacutedantisme et le bavardage

Dans les Essais Montaigne deacutefinit les regravegles du dialogue constructif En fait lrsquoessai

est un dialogue de Montaigne avec le lecteur et avec lui-mecircme laquo Laisse lecteurhellip raquo laquo Ne

te prends point agrave moi lecteur raquo (E III IX 691) De son cocircteacute le poegravete persan aussi adresse

ses maximes agrave son lecteur laquo O toi qui lis cet ouvrage prie Dieu drsquoavoir pitieacute de lrsquoauteur et

implore le pardon pour le copiste demande pour toi-mecircme le bien que tu deacutesireshellipraquo (G

350) laquo Toi aussi lecteur ne deacutetourne pas la tecirctehellip raquo (B VIII 322) Pour Montaigne laquo la

confeacuterence raquo (conversation) est laquo le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit raquo (E

III VIII 662) et il laquo consentirait[t] plutocirct de perdre la vue que lrsquoouiumlr ou le parler raquo (Ibid

663) Mais il croit en un certain nombre de regravegles en matiegravere de communication qursquoil faut

respecter pour rester laquo sage raquo et que nos deux moralistes nous proposent chacun agrave sa

maniegravere mais drsquoune ressemblance indeacuteniable

La premiegravere regravegle est de parler peu et parfois mecircme de garder silence Commenccedilons

par le conseil que nous donne Saadi de la bouche drsquoun de ses personnages laquo Parle avec

reacuteserve ou abstiens-toi de parler Nrsquouse pas drsquoun langage que tu ne saurais supporter chez

un autre qui segraveme lrsquoorge ne reacutecolte pas le froment raquo (B VII 280) Plus loin on lit

laquo La brute est muette lrsquohomme seul a le don de la parole mais quand il parle sans

discernement il est infeacuterieur agrave la brute ndash Tu dois ou mesurer tes paroles comme les sages ou

1 Ibid

78

garder le silence comme les ecirctres priveacutes de raison Lrsquohomme se reacutevegravele par son intelligence et

son langage prends garde de nrsquoecirctre qursquoun perroquet ignorant et babillard raquo (Ibid 281-282)

A son tour Montaigne quand il srsquoagit laquo de lrsquoinstitution des enfants raquo precircche le silence

et affirme que laquo le silence et la modestie sont qualiteacutes tregraves commodes agrave la conversation raquo

(E I XXVI 199) Lrsquoune des qualiteacutes du sage est donc de ne parler que dans le moment

opportun sinon il vaudrait mieux se taire Selon Saadi laquo pour lrsquoignorant il nrsquoy a rien de

meilleur que le silence et srsquoil connaissait cet avantage il ne serait pas ignorant raquo Et juste

apregraves on lit ces vers

laquo Lorsque tu ne possegravedes ni meacuterite ni science le mieux crsquoest que tu gardes ta langue

(silencieuse) dans ta bouche La langue deacuteshonore lrsquohomme (en reacuteveacutelant son ignorance) de

mecircme que la noix qui ne renferme pas de pulpe est deacutenonceacutee par sa leacutegegravereteacute Un sot donnait

des leccedilons agrave un acircne deacutepensant toujours pour lui son temps Un sage lui dit O ignorant

pourquoi te fatigues-tu Crains dans ton vain deacutesir les reproches du critique Les brutes

nrsquoapprendront pas de toi lrsquoart de la parole mais toi apprends drsquoelles agrave te taire raquo (G VIII

322-323)

Ici drsquoune maniegravere tregraves fine Saadi dit que le silence pourrait empecirccher de deviner

lrsquoignorance des gens et crsquoest le moindre inteacuterecirct que lrsquoon trouve dans la sobrieacuteteacute de la

parole (laquo srsquoil le connaissait cet avantage il ne serait pas ignorant raquo) laquo Tant que lrsquohomme

nrsquoaura point parleacute son meacuterite et ses deacutefauts resteront cacheacutes raquo (G I 28) Nous retrouvons

le mecircme laquo profit raquo que pourrait avoir le silence dans le chapitre laquo de lrsquoart de confeacuterer raquo

chez Montaigne laquo Et pourtant leur est le silence non seulement contenance de respect et

graviteacute mais encore souvent de profit et meacutenage raquo (E III 8 669) Et tout de suite apregraves

comme exemple et preuve lrsquoessayiste nous raconte lrsquoaffaire de Meacutegabysus

laquo Car Meacutegabysus eacutetant alleacute voir Apelle en son ouvroir fut longtemps sans mot dire et puis

commenccedila agrave discourir de ses ouvrages dont il reccedilut cette rude reacuteprimande laquo Tandis que tu as

gardeacute silence tu semblais quelque chose agrave cause de tes chaicircnes et de ta pompe mais

maintenant qursquoon trsquoa ouiuml parler il nrsquoest pas jusqursquoaux garccedilons de ma boutique qui ne te

meacuteprisent raquo Ces magnifiques atours ce grand eacutetat ne lui permettaient point drsquoecirctre ignorant

drsquoune ignorance populaire et de parler impeacuterativement de la peinture il devait maintenir

muet cette externe et preacutesomptive suffisance A combien de sottes acircmes en mon temps a servi

une mine froide et taciturne de titre de prudence et de capaciteacute raquo (Ibid)

79

Outre la ressemblance des conseils donneacutes sur le sujet (ecirctre sobre dans la parole) ce

qui frappe ici crsquoest la similitude entre le vocabulaire employeacute de la part des deux

moralistes pour srsquoexprimer Les mots sages sagesse sot ignorant apparaissent tour agrave tour

chez lrsquoun et lrsquoautre De plus lrsquoaventure de Meacutegabysus que raconte Montaigne pour

soutenir son ideacutee est tout agrave fait semblable agrave celle de ce pieux soufi raconteacutee par Saadi dans

le septiegraveme livre du Boustan nous y trouvons la mecircme situation et le mecircme reacutesultat pour

le personnage qui a perdu toute sa reacuteputation juste en raison drsquoavoir parleacute au moment ougrave il

devait garder le silence

laquo Un pieux soufi vecirctu du froc vivait au Caire et observait un silence absolu Les hommes les

plus consideacuterables accouraient de toute part aupregraves de lui comme des papillons attireacutes par la

flamme Une nuit notre deacutevot se rappela (le dicton) la langue reacutevegravele lrsquohomme continuer agrave

garder le silence nrsquoeacutetait-ce pas laisser son meacuterite dans lrsquoombre Il parla heacutelas et aussitocirct

amis et ennemis tous le proclamegraverent le maicirctre-sot de la ville Le vide se fit autour de lui et sa

reacuteputation srsquoeacuteclipsa Il partit alors apregraves avoir inscrit ces mots sur le fronton drsquoune mosqueacutee

laquo si jrsquoavais lu dans mon cœur comme dans un miroir je nrsquoaurais pas follement livreacute ma

reacuteputation agrave la riseacutee publique (litt deacutechireacute les voiles) Laid comme je le suis jrsquoai attireacute sur moi

le ridicule parce que je me croyais beau Ta reacuteputation eacutetait due agrave ton mutisme tu as parleacute le

prestige a disparu disparais toi aussi raquo (B VII 281)

La leccedilon que le poegravete tire de lrsquoaventure de ce soufi est ainsi adresseacutee au sage laquo Le

silence ocirc sage augmente ta majesteacute de mecircme qursquoil est une sauvegarde pour le sot raquo

(Ibid)

Drsquoailleurs pour Saadi homme de Dieu les avantages du silence ne concernent pas

que notre vie terrestre Selon lui controcircler ses paroles peut ecirctre utile mecircme pour la vie de

lrsquoau-delagrave laquo Homme sage et expeacuterimenteacute veille sur ta langue demain au tribunal de

Dieu il nrsquoy aura point de condamnation contre celui qui aura su se taire raquo (B VII 278)

La deuxiegraveme regravegle est de bien reacutefleacutechir agrave ce que lrsquoon va dire avant de parler mieux

vaut dire tard que de dire des propos irreacutefleacutechis qui entraicircneraient le remords laquo Quiconque

ne reacutefleacutechit pas agrave la reacuteponse qursquoil doit faire son discours se trouve ecirctre drsquoautant plus hors

de propos Ou bien orne tes paroles au moyen de la sagesse agrave lrsquoinstar des hommes ou bien

assieds-toi silencieux comme les brutes raquo (G VIII 323) Cette question des paroles bien

reacutefleacutechies et mesureacutees eacutetait deacutejagrave poseacutee dans le Boustan au chapitre sur laquo lrsquoinfluence de

lrsquoeacuteducation raquo

80

laquo Il ne faut jamais dire une parole sans y avoir reacutefleacutechi ni couper une eacutetoffe avant de lrsquoavoir

mesureacutee Lrsquohomme qui pegravese le fort et le faible drsquoun discours lrsquoemporte sur le bavard toujours

prompt agrave la riposte La parole est la parure de lrsquoacircme fais en sorte qursquoelle ne soit pas pour toi

une laideur Lrsquohomme prudent en son langage nrsquoest pas exposeacute agrave en rougirhellip Imite les sages

ne prononce qursquoune parole mais qursquoelle soit senseacutee Tu as tireacute cent flegraveches et toutes ont

manqueacute le but un archer habile nrsquoen lance qursquoune et frappe juste raquo (B VII 279)

Montaigne reacutepegravete lrsquoideacutee tregraves briegravevement mais drsquoune expression tregraves significative laquo Qursquoils

pensent bien avant que de se produire Qui les hacircte raquo (E III IX 691)

Enfin la troisiegraveme regravegle dans laquo lrsquoart de confeacuterer raquo consiste agrave eacuteviter la redite Celle-ci

est systeacutematiquement reprocheacutee chez le sage En fait la reacutepeacutetition paraicirct toujours

deacuteconseilleacutee mecircme laquo aux choses utiles raquo

laquo La redite est partout ennuyeuse fucirct-ce dans Homegravere mais elle est ruineuse aux choses qui

nrsquoont qursquoune montre superficielle et passagegravere je me deacuteplais de lrsquoinculcation [redite] voire

aux choses utiles comme en Seacutenegraveque et lrsquousage de son eacutecole stoiumlque me deacuteplaicirct de redire sur

chaque matiegravere tout au long et au large les principes et preacutesuppositions qui servent en geacuteneacuteral

et reacutealleacuteguer toujours de nouveau les arguments et raisons communes et universelles raquo (Ibid

689-690)

Le sujet avait eacuteteacute abordeacute par Saadi bien avant Montaigne Lui aussi srsquoeacutetait servi drsquoun

exemple historique pour donner de lrsquoeacuteclat agrave son jugement Sauf que contrairement agrave

lrsquoauteur franccedilais eacutevoquant le cocircteacute deacuteplaisant du raisonnement commun de Seacutenegraveque le

poegravete persan a choisi le personnage de Sahban Wail qui est lui un orateur excellent

laquoOn a attribueacute agrave Sahbacircn fils de Wail une eacuteloquence incomparable parce qursquoil parlait une

anneacutee entiegravere devant une reacuteunion et qursquoil ne reacutepeacutetait pas le mecircme mot Si la mecircme penseacutee se

repreacutesentait par hasard il lrsquoexprimait dans des termes diffeacuterents Parmi toutes les qualiteacutes des

convives des rois ce trouve celle-lagrave raquo

Vers ndash Quoiqursquoun discours soit ravissant et agreacuteable qursquoil soit digne drsquoecirctre cru et approuveacute

lorsque tu lrsquoauras prononceacute une fois ne le reacutepegravete pas car quand on a mangeacute de la confiture

une fois crsquoest assez raquo (G IV VI 209)

24 De la conduite des rois laquo Si la libeacuteraliteacute drsquoun prince est sans discreacutetion et sans

mesure je lrsquoaime mieux lrsquoavare raquo

Saadi et Montaigne vivaient chacun agrave une eacutepoque ougrave reacutegnait la monarchie et dans leur

œuvre nombreux sont les passages consacreacutes agrave la vie des rois et des princes agrave leur faccedilon

81

de gouverner agrave leur justice ou lrsquoinjustice En eacutevoquant leurs deacutefauts et leurs qualiteacutes en

racontant leurs aventures comme exemple ils tirent des leccedilons de morale pour les rois de

leur temps et en geacuteneacuteral pour tous les lecteurs

Nous savons que Saadi a deacutedieacute ses deux chefs-drsquoœuvre au prince Abou Bakr Ibn Saad

Il a composeacute des poegravemes en eacuteloge de ce prince et de son pegravere Pourtant ses eacuteloges ne

ressemblent pas du tout agrave celles des autres eacutecrivains ou poegravetes de son temps il nrsquoy a chez

lui ni flatterie ni exageacuteration A lrsquoeacutepoque un grand nombre de poegravetes vivaient plus ou

moins de leurs paneacutegyriques et il est juste drsquoajouter que Saadi a du moins le meacuterite

drsquoinseacuterer souvent un brin de morale au milieu des couronnes qursquoil tresse laquo Lrsquohumiliteacute

naturelle chez les petits est admirables chez les grands le sujet qui se prosterne ne fait

que son devoir mais en se prosternant un roi prouve qursquoil est lrsquohomme de Dieu raquo

Nrsquooublions pas que la franchise est un eacuteleacutement inseacuteparable de lrsquoexpression de Saadi Dans

lrsquoune des odes qursquoil deacutedie agrave Abou Bakr il dit laquo Je ne te dis pas que tu te distingues entre

tous les nobles par la libeacuteraliteacute je ne te dirai pas que tu es supeacuterieur agrave tous les rois par la

justice Bien que tu sois tout cela il est meilleur encore de trsquoavertir car conseiller de suivre

le chemin du bien est lrsquoaffaire drsquoun veacuteritable ami raquo Du reste il faut noter qursquoAbou Bakr

sixiegraveme prince de sa dynastie meacuteritait bien les louanges de Saadi

Quant agrave Montaigne il estime que laquo le plus acircpre et difficile meacutetier du monde agrave [son]

greacute crsquoest faire dignement le roi raquo (E III 659) La lourde tacircche des rois lrsquoeacutetonne et il a de

la sympathie pour eux laquo Jrsquoexcuse plus de leurs fautes qursquoon ne fait communeacutement en

consideacuteration de lrsquohorrible poids de leur charge qui mrsquoeacutetonne Il est difficile de garder

mesure agrave une puissance si deacutemesureacutee raquo (Ibid) Neacuteanmoins dans drsquoautres passages de ses

Essais ce mecircme Montaigne critique et non sans une certaine ironie la deacutemesure de

certains rois ou princes laquo Si la libeacuteraliteacute [geacuteneacuterositeacute] drsquoun prince est sans discreacutetion et

sans mesure je lrsquoaime mieux lrsquoavarehellip Lrsquoimmodeacutereacutee largesse est un moyen faible agrave leur

acqueacuterir bienveillance raquo (Ibid 649) Crsquoest ce que conseillait Saadi aux rois de son temps

laquo La geacuteneacuterositeacute est louable non agrave ce point que lrsquoeacutetat srsquoen affaiblisse et que le peuple en

souffre raquo1 Comme lrsquoexemple drsquoune laquo immodeacutereacutee largesse raquo Montaigne raconte lrsquoaffaire

du roi Philippe

laquo Philippe de ce que son fils essayait par preacutesents de gagner la volonteacute des Maceacutedoniens lrsquoen

tanccedila par une lettre en cette matiegravere laquo Quoi As-tu envie que tes sujets te tiennent pour leur

1 Nous avons pris et traduit cette citation dans les Œuvres complegravetes de Saadi (conseil 17 des Essais en prose) Teacuteheacuteran Doustan 2002 p 805

82

boursier non pour leur roi Veux-tu les pratiquer [gagner] Pratique-les des bienfaits de ta

vertu non des bienfaits de ton coffre raquo (Ibid 650)

Or le thegraveme de la geacuteneacuterositeacute chez les rois et les princes a eacuteteacute abordeacute dans les Essais

aussi bien que dans le Gulistan et le Boustan Cette geacuteneacuterositeacute comme nous lrsquoavons vu ci-

dessus les deux auteurs lrsquoaiment laquo mesureacutee raquo De plus laquo enlever de lrsquoargent agrave ses

proprieacutetaires leacutegitimes pour le donner agrave des eacutetrangers ne doit pas ecirctre regardeacute comme une

libeacuteraliteacute raquo (Ibid) Ou encore laquo La libeacuteraliteacute mecircme nrsquoest pas bien en son lustre en mains

souveraines raquo (Ibid 649) Car enfin laquo il est trop aiseacute drsquoimprimer la libeacuteraliteacute en celui qui a

de quoi y fournir autant qursquoil veut aux deacutepens drsquoautruihellip elle vient agrave ecirctre vaine en mains si

puissantes raquo (Ibid) Et justement il y a chez les Persans un des vers de Saadi passeacute en

proverbe qui contient exactement la mecircme ideacutee laquo Si crsquoest lrsquoinviteacute qui paye il est facile de

devenir Hatam Tayi1 raquo

Cependant tous les rois ou princes ne sont pas geacuteneacutereux Au contraire il y en a

beaucoup qui traitent tregraves mal leurs sujets de sorte que ceux-ci preacutefegraverent un moment de

calme agrave tant de richesse que pourraient leur proposer un prince A cet eacutegard en lisant des

passages eacutecrits sur laquo la conduite des rois raquo dans lrsquoœuvre de Montaigne et de Saadi nous

trouvons des situations drsquoune analogie parfois eacutetonnante Par exemple Montaigne dit

laquo Les princes me donnent prou [assez] srsquoils ne mrsquoocirctent rien et me font assez de bien quand

ils ne me font point de mal crsquoest tout ce que jrsquoen demande raquo (E III IX 694) Tout

comme le derviche de ce conte de Saadi qui ne demande au roi que de ne plus le deacuteranger

laquo Un derviche voueacute au ceacutelibat eacutetait assis dans un deacutesert Un monarque passa aupregraves de lui Le

derviche [hellip] nrsquoeacuteleva point la tecircte et ne fit point attention [hellip] Le vizir dit laquo O derviche le

monarque de la surface de la terre a passeacute aupregraves de toi Pourquoi ne lui as-tu pas rendu tes

hommages et nrsquoas-tu pas accompli le devoir de la politesse raquo Le derviche repartit laquo Dis au

roi Espegravere lrsquohommage drsquoune personne qui espegravere des bienfaits de toi Et deacutesormais sache que

les rois sont faits pour la garde des sujets non les sujets pour obeacuteir aux roishellip Le discours du

derviche parut solide au roi qui lui dit laquo Demande-moi quelque chose raquo Il reacutepondit laquo Je

demande que deacutesormais tu ne me donnes point de deacutesagreacutementhellipraquo (G I 81-82)

Dans une autre anecdote crsquoest un deacutevot qui reacutepond au roi drsquoune ironie fine

1 Hatam Tayi de la tribu des Benou ndashTay agrave lrsquoeacutepoque preacuteislamique est passeacute pour les Arabes et les Persans pour le type et le modegravele le plus parfait de la geacuteneacuterositeacute (pousseacutee quelquefois jusqursquoagrave lrsquoextravagance) La biographie et le divan apocryphe de ce personnage bienfaisant ont eacuteteacute publieacutes

83

laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est l

meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment -lagrave tu

ne vexes personne raquo (G I XII 47)

Cette anecdote nous allons voir dans la deuxiegraveme partie de notre travail sera maintes fois

adapteacutee imiteacutee ou tout simplement reproduite par les eacutecrivains et poegravetes du XVIIe et du

XVIIIe siegravecles surtout lorsque ces derniers voudront mettre en cause la tyrannie des rois et

leur despotisme

Tels apparaissent Saadi et Montaigne consideacutereacutes dans leur œuvre de moraliste Ils ont

en commun le besoin de donner des conseils pratiques conseils non reacuteserveacutes agrave lrsquoeacutelite mais

srsquoadressant eacutegalement agrave tous agrave lrsquoun et lrsquoautre le dogmatisme est absolument eacutetranger Ils

recourent pour persuader non agrave la froide logique mais agrave des anecdotes ou agrave des traits

drsquoesprit Leur ideacuteal est simple le bonheur en ce monde Que faut-il donc pour y parvenir

Ne srsquooccuper que du moment preacutesent sans songer au passeacute ni agrave lrsquoavenir

Nous avons montreacute quelques analogies entre lrsquoœuvre de Saadi et celle de Montaigne

ces deux classiques les plus lus chacun dans son pays Cette populariteacute ne srsquoexplique que

par une sorte drsquoaffiniteacute creacuteeacutee principalement par leur style eacuteleacutegant et sobre par leur bon

sens et par leur penseacutee qui connaicirct jusqursquoau plus profond de lrsquoesprit et du cœur humain Ils

ont mis dans leurs textes leurs expeacuteriences les plus intimes ont raconteacute des contes et

aventures ont eacutevoqueacute des images qui puissent le mieux attirer et toucher le public un

public dont ils ne veulent que le salut A cette fin ils lui ont montreacute la voie qui y megravene la

vertu la toleacuterance la modeacuteration ou bien le juste milieu (qui est pour eux deux la fin de la

sagesse) lrsquoeacuteducation pratique et en un mot tout ce qui lui apprendra agrave bien penser agrave bien

parler et agrave bien agir

84

DEUXEgraveEME PARTIE

SAADI REacuteCEPTION CLASSIQUE ET

NEacuteOCLASSIQUE

85

CHAPITRE PREMIER

SAADI AU SIEgraveCLE CLASSIQUE

Les fils drsquoAdam sont les membres drsquoun mecircme corps car dans la creacuteation ils sont drsquoune seule et mecircme nature lorsque la fortune jette un membre dans la douleur il ne reste point de repos aux autres O toi qui es sans souci de la peine drsquoautrui il ne convient pas que lrsquoon te donne le nom drsquohomme Saadi Gulistan

1

LES REacuteCITS DE VOYAGES

Le XVIIe siegravecle demeure personne ne lrsquoignore lrsquoeacutepoque propice aux voyages vers le

Levant Un traiteacute assez favorable agrave la France conclu avec lrsquoEmpire Ottoman et connu sous

le nom de Capitulations permettait aux neacutegociants aux diplomates et aux missionnaires

franccedilais de se rendre agrave titre priveacute ou officiel dans les Etats turcs Drsquoun autre cocircteacute la

plupart des voyageurs qui se rendaient aux Indes en Chine ou au Japon visitaient

eacutegalement la Perse Le reacutesultat est la parution de plusieurs relations de voyage en franccedilais ndash

on en recense environ deux cents ndash dont une grande partie concernait directement ou

indirectement la Perse De sorte que pendant la seconde moitieacute du XVIIe siegravecle une

cinquantaine de reacutecits de voyage ont eacuteteacute eacutecrits sur ce pays1 Ces ouvrages sont lus dans la

bonne socieacuteteacute parisienne ou provinciale tout au long de ce siegravecle exerccedilant une influence

consideacuterable sur les esprits et formant durablement lrsquoimage de la Perse telle qursquoelle

srsquoimposera ensuite agrave plusieurs geacuteneacuterations Parus agrave quelques anneacutees drsquointervalle les plus

ceacutelegravebres seront celui de Bernier (1671) de Tavernier (1676) et de Chardin (1686)

11 Franccedilois Bernier et Andreacute Daulier Deslandes

Le premier des reacutecits de voyage que nous aborderons ici pour suivre lrsquoordre chronologique

de leur apparition est celui du fameux voyageur et philosophe Franccedilois Bernier (1620-

1 Cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit pp 57-58

86

1688) Ses relations de voyages sont publieacutees pour la premiegravere fois en 16711 Bernier partit

en 1654 pour voyager en Orient visita la Syrie lrsquoEacutegypte la Perse lrsquoInde et seacutejourna une

douzaine drsquoanneacutees dans les Eacutetats du Grand Moghol Aurangzeb dont il devint le meacutedecin (il

eacutetait meacutedecin de profession) A cette eacutepoque le persan eacutetait la langue officielle de la cour

des Babeacuterides dont le meacuteceacutenat srsquoeacutetendait plus mecircme qursquoagrave la cour safavide sur les poegravetes

persans Ce fut lagrave que Bernier se familiarisa avec la langue et la litteacuterature persanes Il

connaissait bien le persan et le parlait couramment2 A son retour en France il deacutecide de

publier ses eacutecrits qui sont regardeacutes comme un modegravele drsquoexactitude Ils contiennent sur les

eacuteveacutenements auxquels Bernier assista en curieux observateur des informations qui meacuteritent

agrave son ouvrage drsquoecirctre consulteacute encore aujourdrsquohui

En mecircme temps que la publication de sa relation de voyage Bernier freacutequentait le

salon de Madame de La Sabliegravere ougrave son Meacutemoire sur lrsquoEmpire du Grand Mongol eacutetait

devenu la principale attraction de ses rencontres Il racontait ce qursquoil avait vu et entendu

dans les Eacutetats du Grand Moghol et naturellement il parlait de la litteacuterature de ces pays-lagrave

Parmi les ouvrages qursquoil fit connaicirctre aux habitueacutes du Salon il faut citer surtout Le Jardin

des roses de Saadi et Le Livre des lumiegraveres de Bidpaiuml Crsquoest dans ce salon-lagrave que La

Fontaine proteacutegeacute de Madame de La Sabliegravere3 a fait connaissance avec Bernier et par lagrave

avec lrsquoœuvre de Saadi Nous allons plus loin voir comment cet eacutevegravenement conduira ce

fabuliste franccedilais agrave srsquoinspirer de quelques unes des historiettes du Gulistan dans certains

passages de ses Fables De mecircme lrsquoeacutepisode du laquo Bucirccher raquo chapitre XI du Zadig de

Voltaire doit beaucoup aux Voyages de Bernier4

Mais drsquoautres voyageurs moins connus de leurs contemporains et de la posteacuteriteacute ont

eacutegalement parcouru les pays drsquoOrient et ont rendu compte en des ouvrages estimables de

ce qursquoils y avaient admireacute Crsquoest ainsi qursquoen 1673 paraicirct agrave Paris sans nom drsquoauteur un

livre dans lequel sont deacutecrites les Beauteacutes de la Perse5 Lrsquoauteur Andreacute Daulier Deslandes

consacre quelques pages (pp66-73) agrave la description de Chiraz Il y parle de ses monuments

historiques de ses bazars de sa bonne nourriture et son excellent vin de ses hommes

1 Franccedilois Bernier Suite des meacutemoires du Sr Bernier sur lrsquoempire du grand Mogol deacutediez au roy Paris chez Claude Barbin 1671 Lrsquoouvrage porte un autre titre Relation du voyage fait en 1664 agrave la suite du grand Mogol Aureng-Zebe allant avec son armeacuteehellip 2 F Richard op cit p 35 3 En 1673 La Fontaine srsquoinstalle chez elle rue Neuve des Petits Champs Il restera ainsi 20 ans aupregraves drsquoelle habitant plusieurs maisons successivement Elle pourvoit agrave tous ses besoins lui offre le gicircte le couvert et lrsquoouverture de son salon ougrave il rencontre Racine Boileau Bernier Charles Perrault et toutes les ceacuteleacutebriteacutes de lrsquoeacutepoque 4 Cf Zadig ou la Destineacutee tome I Paris Marcel Didier 1962 p XXXVI 5 Andreacute Daulier Deslandes Les Beautez de la Perse ou la description de ce qursquoil y a de plus curieux dans ce royaumehellip par le sieur A D D V Paris chez Gervais Clouzier 1673

87

illustres et naturellement il mentionne le tombeau de Saadi dont nous trouvons le premier

croquis chez les voyageurs occidentaux

laquo En entrant agrave Schiras agrave main gauche on voit sur la montagne quelques petits docircmes eslevez

sur quatre piliers ce sont des Sepulchres Mais le plus magnifique est agrave un quart de lieueuml de la

ville dans un vallon Il y a une belle Mosqueacutee avec de grands bastimens faits pour un college

tout cela va en ruiumlne Proche de lagrave on descend par un escalier dans un puy fort large au bas

duquel il y a un bassin ougrave le poisson fourmille tant il y en a On nrsquooseroit y toucher agrave cause

qursquoils lrsquoont consacreacute agrave Cheik Saadi qui est enterreacute dans la Mosqueacutee voisine amp qui a esteacute le

plus fameux de leurs Poeumltes1 raquo

Cette eacutevocation du tombeau de Saadi qui est toujours suivie drsquoune explication sur Saadi

lui-mecircme deviendra deacutesormais une habitude dans presque tous les reacutecits de voyages des

Occidentaux qui se sont rendus agrave Chiraz

12 Jean-Baptiste Tavernier

Or trois ans plus tard en 1676 le grand voyageur Jean-Baptiste Tavernier (1605 ndash 1689)

publie ses Voyages en Turquie en Perse et aux Indes2 Il avait effectueacute six voyages en

Perse de 1638 agrave 1663 et voulait faire de son œuvre une sorte de guide touristique agrave

lrsquousage de ses successeurs il y a donc deacutecrit toutes les curiositeacutes persanes danses

tauromachie scegravenes de rue ou de la vie familiale les routes les villes etc Chiraz est une

des villes que lrsquoauteur a visiteacutees Alors tout un chapitre (drsquoune dizaine de pages) est

consacreacute agrave la description de cette ville ougrave nous pouvons surtout lire ces lignes sur Saadi et

son tombeau

laquo On voit dans Schiras une ancienne Mosqueacutee ougrave est le sepulchre de Sadi que les Persans

estiment le meilleur de leurs poeumltes Elle a esteacute tres-belle amp accompagneacutee drsquoun grand bacirctiment

qui servoit de College [hellip] Tout contre cette Mosqueacutee on descend par un escalier dans un

puits fort large au bas duquel il y a un bassin rempli de poisson agrave quoy on nrsquoose toucher parce

qursquoils tiendroient cela pour un sacrilege disant qursquoil appartient agrave Sadi3 raquo

Il est agrave noter que dans son livre Tavernier srsquoest montreacute tregraves peu inteacuteresseacute pour les

chose de lrsquoart Drsquoailleurs en lisant son œuvre on srsquoaperccediloit qursquoil ignorait non seulement

1 Ibid p 70 2 J-B Tavernier Les Six Voyages de Jean Baptiste Tavernier eacutecuyer baron drsquoAubonne qursquoil a fait en Turquie en Perse et aux Indes pendant lrsquoespace de quarante ans amp par toutes les routes que lrsquoon peut tenirhellip Paris Gervais Clouzier 1676 3 Ibid pp 662 Il srsquoagit du chapitre XXI intituleacute laquo De la ville de Schiras raquo (pp 658-667)

88

lrsquoart mais aussi la litteacuterature persane Lorsqursquoil dit laquo Leurs livres sont pour la plupart des

traductions de grec et drsquoarabe drsquoun certain nommeacute Kodjia Neacutesir de la ville de Thoust dans

la province de Khorassan raquo ce nrsquoest eacutevidemment qursquoun malentendu Un autre exemple

crsquoest quand il parle de Hafez comme lrsquoauteur drsquoun laquo gros livre de Morale raquo1 on sait bien

que Hafez nrsquoa jamais composeacute de livre de morale et Tavernier a sans doute confondu ce

grand poegravete de Chiraz avec son concitoyen Saadi De ce point de vue il est tregraves diffeacuterent

de son successeur Chevalier Chardin qui a un regard beaucoup plus curieux et beaucoup

plus profond sur lrsquoart et la litteacuterature iraniens surtout une attention particuliegravere agrave lrsquoœuvre

de Saadi

13 Jean Chardin

Dans ses Voyages en Perse et autres lieux de lrsquoAsie2 parus en 1686 Jean Chardin (1643 ndash

1713) tout en puisant une partie de sa documentation dans lrsquohistoire la geacuteographie la

science et mecircme la sociologie laisse une large place agrave la litteacuterature et aux autres arts On le

considegravere agrave juste titre comme le premier agrave exalter les ineacutepuisables treacutesors de lrsquoart et de la

litteacuterature iraniens Parmi les grands voyageurs du XVIIe siegravecle crsquoest surtout lui qui a

contribueacute le plus agrave faire connaicirctre Saadi agrave ses compatriotes Autrement dit il ne srsquoest pas

contenteacute drsquoune simple eacutevocation du poegravete persan et de son mausoleacutee agrave la maniegravere de ses

preacutedeacutecesseurs il les a compleacuteteacutes en quelque maniegravere En effet son livre est bien plus

qursquoune simple relation de voyage et preacutesente la traduction de divers opuscules persans Il

accompagne par exemple la discregravete eacutevocation de Saadi de larges extraits de son œuvre

qursquoil a librement traduits lui-mecircme Vu le nombre important des poegravemes qursquoil a traduits de

Saadi on peut consideacuterer Chardin apregraves Andreacute Du Ryer comme lrsquoun des premiers

traducteurs de ce poegravete persan en France A en croire ses eacutecrits il parlait le persan presque

aussi facilement que le franccedilais

laquo La forte envie que jrsquoavois de bien connoicirctre la Perse amp drsquoen donner des Relations exactes et

fideles me fit emploier tout ce temps agrave eacutetudier le plus assiducircment qursquoil me fut possible la

langue du Paiumls agrave connoicirctre avec exactitude les Mœurs amp les Coutumes de ses peuples agrave

frequenter amp suivre reacutegulierement la Cour agrave y converser avec les Grands amp avec les Sccedilavans

amp enfin agrave y examiner soigneusement tout ce qui pouvoit meriter la curiositeacute de nocirctre Europe

par rapport agrave un grand amp vaste Paiumls que nous pouvons appeller un autre Monde soit par la

1 Ibid p 667 2 Jean Chardin Journal du voyage du Chevalier Chardin en Perse amp aux Indes Orientales par la Mer Noire amp par la Colchide Chez Moyse Pitt 1686

89

distance des Lieux soit par la diversiteacute des Mœurs amp des Manieres En un mot je pris tant de

soin amp tant de peine agrave mrsquoinstruire de ce qui regarde la Perse que je puis dire sans exageration

que je connois par exemple Ispahan mieux que Londres quoique jrsquoy sois eacutetabli depuis plus de

vingt-six ans que je parle le Persan avec autant de faciliteacute que lrsquoAnglois amp presque aussi

aiseacutement que le Franccedilois1 raquo

Chardin avait appris le persan agrave Ispahan agrave partir de 1666 lrsquoanneacutee ougrave il srsquoest rendu en

Perse pour la premiegravere fois Il avait accegraves aux textes persans eux-mecircmes et en posseacutedait un

assez grand nombre parmi lesquels se trouvaient surtout le Boustan et le Gulistan A ce

sujet il affirme lui-mecircme avoir laquo apporteacute des meacutemoires et toute sorte de mateacuteriaux pour

[sa] relation autant et plus que nul autre voyageur avant [lui] raquo2 La traduction libre de ces

textes constitue la matiegravere drsquoau moins deux chapitres de sa volumineuse relation de

voyage il srsquoagit des chapitres XII et XIV de la laquo Description des Sciences et des Arts

Libeacuteraux des Persans raquo intituleacutes respectivement laquo De la morale raquo et laquo De la poeacutesie raquo ougrave

naturellement Saadi et son œuvre sont eacutevoqueacutes

Pour deacutecrire la morale des Persans Chardin eacutevoque tour agrave tour laquo une partie de leurs

sentences raquo laquo leurs principales fables raquo et laquo quelques extraits de leurs discours de

morale raquo Drsquoabord dans une trentaine de pages (pp 4-35 du cinquiegraveme tome) notre grand

voyageur expose une seacuterie de sentences persanes sans preacuteciser aucun nom drsquoauteur ni de

poegravete Nous savons cependant que la plupart drsquoentre elles sont tireacutees du Gulistan de Saadi

nous en citons ici quelques unes agrave titre drsquoexemple et pour donner une ideacutee de la maniegravere de

traduire de Chardin

laquo Un sage interrogeacute de qui il avait appris la sagesse reacutepondit Je lrsquoai appris des aveugles qui

ne remuent pas le pied qursquoils nrsquoaient tacircteacute le terrain raquo (Voyages t 5 p 5 Gulistan preacuteface p

21)

laquo Un homme docte interrogeacute comment il eacutetoit devenu si savant il reacutepondit En demandant

sans peine ce que je ne savois pas raquo (Voyages t 5 p 7 Gulistan p 338)

laquo Dans la mer il y a des biens sans nombre mais si vous cherchez la sucircreteacute elle est sur le

rivage raquo (Voyages t 5 p 20 Gulistan p 58)

laquo Quoiqursquoun Guegravebre (ignicole) serve cent ans le feu srsquoil tombe une fois dedans il ne laissera

pas drsquoecirctre brucircleacute raquo (Voyages t 5 p 30 Gulistan p 54)3

1 Jean Chardin Voyages de Monsieur le Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de lrsquoOrient eacuted 1711 t I preacuteface 2 Chardin Voyages t 1 preacuteface p XXVII Voir aussi F Richard op cit p 34 note 24 3 Ce dernier vers sera plus tard repris par Voltaire (voir chapitre suivant 31)

90

Ces vers de Saadi Chardin les a extraits ccedilagrave et lagrave dans tout le Gulistan depuis la preacuteface

jusqursquoau huitiegraveme chapitre et il nrsquoa suivi aucun ordre particulier dans son choix On

rencontre mecircme des vers qursquoil a reacutepeacuteteacutes agrave quelques pages drsquointervalle1

Mais crsquoest en parlant des fables persanes que Chardin mentionne pour la premiegravere fois

le nom de Saadi Lagrave pour preacutesenter le ceacutelegravebre personnage Luqman qursquoil appelle laquo lrsquoEsope

des Orientaux raquo et qui aurait eu une longeacuteviteacute leacutegendaire (trois mille ans) Chardin

rapporte ce conte du laquo ceacutelegravebre poegravete persan raquo

laquo Sahdi (Sarsquody) ceacutelegravebre poegravete persan fait lagrave-dessus ce conte que Locman (Loqmacircn) agrave la fin

de sa vie demeuroit sur le bord drsquoun marais de roseaux ougrave il srsquoeacutetoit dresseacute une cabane dans

laquelle il srsquooccupoit agrave faire des paniers drsquoosier Lrsquoange de la mort srsquoapparut lagrave agrave lui et lui dit

Comment est-ce Locman que depuis trois mille ans que tu es au monde tu nrsquoaies su bacirctir une

maison Locman lui reacutepondit O Esrail (crsquoest le nom de lrsquoange de la mort) on seroit bien fou

sachant qursquoon trsquoa toujours agrave ses talons de se mettre agrave bacirctir une maison2 raquo

Quelques pages plus loin toujours dans le mecircme chapitre Chardin eacutevoque laquo un des

livres de morale des Persanshellip le recueil des Œuvres du fameux poeumlte Cheic Sahdy (sic) raquo

pour preacutesenter des exemples du discours moral des Persans Il ne mentionne pas le titre de

ce recueil mais preacutecise qursquoil a essayeacute drsquoen faire laquo la traduction drsquoune maniegravere que ce fut

tout agrave fait du persan en franccedilais afin de faire connaicirctre en mecircme temps le tour de la langue

persane et en quoi consistent ses gracircces raquo3 En fait ce passage drsquoune soixantaine de pages

(pp 56-116) comprend la traduction des extraits de Nasihat al-Molouk (Conseils aux rois)

dans laquelle sont eacutegalement intercaleacutes plusieurs anecdotes et un grand nombre de

sentences drsquoautres ouvrages du poegravete persan tel que le Gulistan Le chapitre sur la morale

des Persans se termine ainsi par des extraits de Saadi

Au chapitre XIV intituleacute laquo De la poeacutesie raquo Chardin srsquooccupe de la poeacutesie persane qui

est selon lui ndash il lrsquoa bien remarqueacute4 ndash laquo le talent propre et particulier des Persans et la

partie de leur litteacuterature ougrave ils excellent ils y ont un grand naturel car leur geacutenie est gai et

1 Telle cette sentence de la page 14 laquo Un homme pauvre sans patience est comme une lampe sans huile raquo qui est exactement reprise agrave la page 34 2 Chardin Voyages t 5 p 37 Ce conte est tireacute du quatriegraveme Majles Kolliyacirct p 833 Suivent ensuite jusquagrave la page 56 quelques fables que lauteur attribue agrave Luqman 3 Ibid p 56 Ici lemploi de lexpression tout agrave fait du persan en franccedilais laisse agrave reacutefleacutechir agrave notre avis le traducteur a fort probablement voulu suggeacuterer quil na pas utiliseacute les manuscrits en un autre langue de lœuvre de Saadi par exemple les manuscrits turcs dont lusage eacutetait freacutequent agrave leacutepoque surtout pour ceux qui navaient pas accegraves aux textes persans mecircmes 4 La poeacutesie est le genre par excellence de la litteacuterature persane

91

ouvert leur imagination vive et feacuteconde raquo1 Eacutevidemment ce serait superficiel de parler de

la poeacutesie ou mecircme de la litteacuterature persane sans mentionner les grands noms tels que Hafez

et Saadi Chardin est bien conscient de cela et ajoute plus loin

laquo Aujourdrsquohui les plus fameux poeumltes persans sont Afez et Sahdy (sic) le premier pour la

beauteacute des vers le second pour la pointe et pour le sens Afez est si estimeacute pour la poeacutesie

qursquoon appelle par excellence les gens qui font bien les vers du nom drsquoAfez et Sahdy lrsquoest tant

pour la sagesse qursquoon le fait lire agrave tous les jeunes gens et que crsquoest leur principal livre de

morale Ces auteurs ne sont pas fort anciens comme je lrsquoai observeacute ailleurs Les Œuvres du

dernier furent compileacutees lrsquoan 626 de lrsquoheacutegire qui revient agrave lrsquoan 1222 de notre compte2 raquo

Pour apporter des exemples de cette riche poeacutesie Chardin donne dans une trentaine de

pages (pp 139-168) la laquo Traduction des vers qui sont au commencement des œuvres de

Cheic Sahdy (sic) raquo Il srsquoagit en fait des cinq premiers poegravemes du Boustan3 lrsquoœuvre dont le

titre nrsquoest pas mentionneacute par Chardin Crsquoest la premiegravere fois agrave notre connaissance que des

vers du Boustan sont traduits en franccedilais et agrave cet eacutegard le travail de Chardin est tregraves

important Drsquoailleurs lrsquoensemble des extraits traduits de lrsquoœuvre de Saadi dans les Voyages

constitue une centaine de pages qui est en quelque sorte comparable agrave la traduction de Du

Ryer Si agrave cet eacutegard le travail de ce dernier paraicirct plus important crsquoest qursquoil est le premier

dans son genre et qursquoil porte le titre de traduction De ce point de vue et pour notre propos

lrsquoouvrage de Chardin a une importance particuliegravere Un Voltaire par exemple utilisera

surtout et plutocirct lrsquoouvrage de Chardin que celui de Du Ryer lorsqursquoil veut se documenter

sur la poeacutesie des Persans et en particulier sur celle de Saadi Il est cependant agrave rappeler

que la traduction de Chardin nrsquoest pas sans fautes

De tous les reacutecits de voyage que les Franccedilais ont eacutecrits sur lrsquoOrient celui de Chardin

est encore selon Paul Hazard laquo des plus passionnant agrave lire raquo et le plus savant aussi Degraves sa

publication en 1686 son livre connut un grand succegraves de sorte que dans les deux

premiegraveres anneacutees de sa parution il eut quatre eacuteditions successives et fut traduit en anglais

en flamand et en allemand De mecircme Bayle (1647-1706) en fait un eacuteloge dans ses

Nouvelles de la Reacutepublique des Lettres Jusqursquoagrave cette date aucune relation de voyage

nrsquoavait eacuteteacute si bien accueillie par le public En fait lrsquoeacutedition de 1686 ne contenait que le

1 Chardin Voyages hellip pp 127-128 2 Ibid pp 137-138 3 Les poegravemes sont les suivants le poegraveme inaugural du Boustan laquo De lrsquoexcellence du prophegravete sur qui soit la gracircce de Dieu et sur sa race raquo laquo Preacuteface contenant le sujet du livre raquo laquo Eloge drsquoAboubekre fils de Sahdy raquo et laquo A la gloire du prince Atabek Mahomed fils drsquoAboubekre raquo

92

journal du deuxiegraveme voyage de lrsquoauteur en Perse et lrsquoeacutedition deacutefinitive parut en 1711 agrave

Amsterdam drsquoabord en trois volumes in-quarto puis en dix volumes in 12deg avec des

planches Cette œuvre monumentale devient tout au long du XVIIIe siegravecle une des sources

principales ougrave puisegraverent les eacutecrivains et les philosophes pour eacutecrire des reacutecits imaginaires

ou des traiteacutes sur la Perse Lrsquoimage que les Franccedilais du siegravecle des Lumiegraveres se formegraverent

des Persans et qui allait bientocirct nourrir les Lettres Persanes de Montesquieu puis les

contes philosophiques de Voltaire relevait en quelque sorte de celle que le chevalier

Chardin avait brosseacutee agrave travers son livre crsquoest-agrave-dire celle de laquo lrsquoIranien toleacuterant et

rationaliste raquo1 Les eacutecrits de Chardin avec ceux de Tavernier laquo suscitegraverent la vogue de

lrsquoIran qui deacuteferla au XVIIIe siegravecle non seulement sur tous les genres litteacuteraires (contes

romans theacuteacirctre) mais mecircme sur lrsquohabillement et la confection des objets drsquoart raquo2

Nous allons montrer au chapitre suivant comment Voltaire utilisera avec un grand

inteacuterecirct les traductions des vers de Saadi qursquoil aura lues dans les Voyages de Chardin et qursquoil

citera agrave maintes reprises dans ses propres ouvrages

2

LES FABULISTES

21 La Fontaine

Parmi les rares imitations litteacuteraires que Saadi a susciteacutees au XVIIe siegravecle le cas le plus

remarquable est celui de La Fontaine (1621-1695) Tous les commentateurs de lrsquoillustre

fabuliste srsquoaccordent sans heacutesitation agrave reconnaicirctre que le sujet de la fable laquo Le songe drsquoun

habitant du Mogol raquo provient de la seiziegraveme historiette du chapitre II du Gulistan3 La

Fontaine en a eu connaissance par le moyen de la traduction drsquoAndreacute Du Ryer Gulistan

ou lrsquoEmpire des roses Pour mieux comparer ces deux textes nous reproduisons ici le

conte de Saadi en inteacutegraliteacute et le court apologue de La Fontaine

1 LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 190 2 Ibid 3 Cf Defreacutemery Gulistan p 116 note 1 H Masseacute op cit Bibliographie p LIII

93

Le Songe drsquoun habitant du Mogol Historiette de Saadi

laquo Jadis certain Mogol vit en songe un vizir

Aux Champs Elysiens possesseur drsquoun plaisir

Aussi pur qursquoinfini tant en prix qursquoen dureacutee

Le mecircme songeur vit en une autre contreacutee

Un ermite entoureacute de feux

Qui touchait de pitieacute mecircme les malheureux [hellip]

Il se fit expliquer lrsquoaffaire [hellip]

Votre songe a du sens et si jrsquoai sur ce point

Acquis tant soit peu drsquohabitude

Crsquoest un avis des dieuxPendant lrsquohumain seacutejour

Ce vizir quelquefois cherchait la solitude

Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour raquo

Si jrsquoosais ajouter au mot de lrsquointerpregravete

Jrsquoinspirerais ici lrsquoamour de la retraite hellip1 raquo

laquo Un Dervis vit un jour en songe un Roy qui

estoit en Paradis amp un Religieux qui estoit en

Enfer dont il fut tout estonneacute croyant que le

Religieux devoit estre en Paradis amp le Roy en

Enfer et fit son pouvoir pour sccedilavoir le sujet du

mal-heur de lrsquoun amp du bon-heur de lrsquoautre Ce

Roy luy dit-on est alleacute en Paradis parce qursquoil

avoit creance aux Religieux amp ce Religieux est

alleacute en Enfer parce qursquoil avoit creance aux

Rois Le Roy est heureux qui frequente les

Couvents des Religieux amp le Religieux devient

meschant qui frequente la Cour2 raquo

Lorsque lrsquoon lit attentivement les deux textes en les confrontant on remarque tout de

suite leurs ressemblances la situation inverseacutee du roi en paradis et du religieux en enfer

deux eacutepisodes parallegravelement identiques la surprise du personnage devant cette situation

lrsquointerpreacutetation identique du songe La seule diffeacuterence crsquoest que La Fontaine en prenant

des liberteacutes avec son modegravele remplace le roi de Saadi par un vizir reacutecompenseacute non pour

avoir laquo freacutequenteacute les couvents raquo mais pour avoir laquo chercheacute la solitude raquo

Drsquoautre part La Fontaine deacuteveloppe lrsquohistoriette de Saadi en une quarantaine de vers

en ajoutant agrave cette source orientale un commentaire inspireacute cette fois de la mythologie

grecque Cette deuxiegraveme partie de la fable comprend des reacuteflexions la plupart emprunteacutees agrave

Virgile (Geacuteorgiques II vers 485-502) Pour la composition de cette fable comme pour

bien drsquoautres drsquoailleurs notre fabuliste a donc appliqueacute le proceacutedeacute si familier de la

laquo contamination raquo en compilant les deux textes persan et grec Ainsi il a pris au modegravele

persan le canevas de sa fable mais lui a fourni une morale personnelle tregraves distincte de

celle que lui offrait son devancier tandis que Saadi fait suivre son reacutecit drsquoune moraliteacute

selon laquelle seules les vertus morales comptent ici-bas et surtout dans lrsquoau-delagrave

laquo A quoi te servent le froc le chapelet et lrsquohabit rapieacuteceacute

Conserve-toi pur de toute action blacircmable

1 La Fontaine Œuvres complegravetes Paris Gallimard 1991 t 1 Fables contes et nouvelles livre XI fable 4 p 431 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses op cit p 88

94

Il nrsquoest pas besoin que tu aies un bonnet de peau drsquoagneau

Aie les qualiteacutes drsquoun derviche et porte un bonnet de Tartare1 raquo

La Fontaine lui fait lrsquoeacuteloge de la laquo solitude raquo et nous repreacutesente les bienfaits de la

laquo retraite raquo qui rendent notre vie exempte de soucis et nous preacuteparent agrave mourir presque

gaiement sans laquo remords raquo ni deacutesir

laquo Si jrsquoosais ajouter au mot de lrsquointerpregravete

Jrsquoinspirerais ici lrsquoamour de la retraite

Elle offre agrave ses amants des biens sans embarras

Biens purs preacutesents du ciel qui naissent sous les pas

Solitude ougrave je trouve une douceur secregravete

Lieux que jrsquoaimai toujours ne pourrai-je jamais

Loin du monde et du bruit goucircter lrsquoombre et le frais [hellip]

Quand le moment viendra drsquoaller trouver les morts

Jrsquoaurai veacutecu sans soins et mourrai sans remords2 raquo

Ajoutons au passage que laquo Le songe drsquoun habitant du Mogol raquo est un des poegravemes

parmi les plus personnels de La Fontaine Surtout un de ceux qui nous livrent le mieux

lrsquoacircme du poegravete et son deacutesir drsquointeacuterioriteacute Le poegravete y parle de lui avec tant de sinceacuteriteacute et

drsquoabandon qursquoon croit degraves lors tout savoir de sa vie inteacuterieure On a voulu reconnaicirctre La

Fontaine dans lrsquoermite qursquoil nous preacutesente3 celui-ci aime la solitude mais srsquoen eacutevade

quelquefois laquo Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour raquo De mecircme on se demande si ces

vizirs ne srsquoappellent pas Fouquet Bouillon Vendocircme Conti ou Condeacute que le fabuliste

freacutequentait En fin de compte il parait que la socieacuteteacute des grands nrsquoa pu affaiblir lrsquoamour si

profond de la solitude que notre fabuliste a si bien chanteacute dans son poegraveme Cela nous fait

penser au poegravete Saadi qui comme nous lrsquoavons montreacute malgreacute le tregraves grand estime dont il

jouissait aupregraves des grands de Chiraz a preacutefeacutereacute le recueillement et a passeacute ses derniegraveres

anneacutees dans la retraite

Bref La Fontaine srsquoest bien inspireacute de lrsquoapologue de Saadi qursquoil a deacuteveloppeacute en

lrsquoenrichissant de deacutetailles secondaires et drsquoune longue moraliteacute qui est autre que celle du

modegravele premier Crsquoest lagrave une des meacutethodes drsquoimitation de La Fontaine qui consiste agrave

conserver le scheacutema initial en nrsquoy appliquant que de petites modifications (dans notre cas

1 Gulistan p 116 ce distique qui suit le reacutecit de Saadi nrsquoa pas eacuteteacute traduit par Du Ryer 2 Fables op cit p 433 3 Voir par exemple Jean Orieux in La Fontaine Flammarion 2000 p 433

95

par exemple remplacer laquo un roi raquo par laquo un vizir raquo laquo en Paradis raquo par laquo aux Champs

Elysiens raquo) en y ajoutant de nombreuses notations originales de faccedilon que lrsquoon y

reconnaicirct facilement la source1

Mais le contact de La Fontaine avec son ceacutelegravebre devancier ne semble pas srsquoarrecircter lagrave

Or outre cette inspiration eacutevidente il existe un certain nombre drsquoanalogies qursquoil serait

pueacuteril de mettre au compte drsquoun hasard fortuit Ainsi la seiziegraveme historiette du premier

chapitre du Gulistan est la source drsquoau moins trois de ces analogies que nous essayons

drsquoanalyser ici Le premier cas concerne la fable laquo Le berger et le roi raquo (Fables X 9) Nous

devons tout drsquoabord preacuteciser que cette fable preacutesente eacutegalement des passages identiques

avec deux autres sources agrave savoir Le Livre des lumiegraveres et Les Voyages de Tavernier

dont lrsquoeacutetude serait hors les limites de notre travail Lrsquointeacuteressant pour nous est de savoir

que le cadre drsquoensemble aussi bien que certains passages de cette fable ressemblent agrave bien

des eacutegards au reacutecit de Saadi Ici le poegravete persan raconte qursquoun jour un de ses amis fatigueacute

de la charge lourde de sa grande famille lui sollicite son appui pour pouvoir entrer au

service des grands et vivre aiseacutement Le poegravete deacutesapprouve lrsquoideacutee de son ami et lui reacutepond

en sage

laquo Le service des Rois a deux buts lrsquoesperance du profit amp la crainte de la mort Ce nrsquoest lrsquoavis

des Sages de toacuteber dans la crainte de la mort pour conserver lrsquoesperance du profit2 raquo

Cette reacuteflexion de Saadi est agrave rapprocher de celle de lrsquoermite dans la fable de La Fontaine

laquo hellip Deacutefiez-vous des rois

Leur faveur est glissante on srsquoy trompe et le pire

Crsquoest qursquoil en coucircte cher de pareilles erreurs

Ne produisent jamais que drsquoillustres malheurs raquo

Dans laquo Le berger et le Roi raquo lrsquoermite remplace Saadi qui mena effectivement une vie

drsquoermite pendant les trente derniegraveres anneacutees de sa vie3 On voit bien ici combien se

rapprochent les conseils de ces deux personnages agrave leur ami

1 Javad Hadidi a preacutesenteacute un classement des diffeacuterents proceacutedeacutes drsquoimitation ou drsquoadaptation chez La Fontaine cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 87 et suiv 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses op cit p 52 3 Justement sur ce dernier trait nous venons de montrer presque la mecircme chose dans laquo Le Songe drsquoun habitant du Mogol raquo lagrave ougrave il srsquoagissait de la freacutequentation des Grands par La Fontaine et le deacutesir de la solitude chez celui-ci

96

Ces conseils ne sont cependant pas efficaces ni pour lrsquoami de Saadi qui arrive enfin

par son intermeacutediaire agrave trouver un poste dans la cour du roi ni pour le berger qui ne veut

guegravere renoncer au faste des cours Alors Saadi raconte agrave son ami lrsquohistoire eacutedifiante drsquoun

renard pour qursquoil srsquoen inspire De lrsquoautre cocircteacute lrsquoermite recourt agrave lrsquoaventure de lrsquoaveugle et

du serpent1 comme un dernier espoir pour convaincre le berger agrave renoncer agrave son dessein de

faire carriegravere dans le monde de la cour En vain le reacutesultat est le mecircme dans lrsquoun et lrsquoautre

cas De plus la leccedilon que veulent donner le poegravete persan et le fabuliste franccedilais en inseacuterant

une histoire secondaire agrave lrsquointeacuterieur de leur reacutecit principal est la mecircme eacuteviter lrsquoambition

Apregraves avoir raconteacute agrave son ami lrsquohistoire du renard (nous y reviendrons un peu plus loin)

Saadi ajoute laquo Je trouve bon que tu demeure (sic) en ta maison amp que tu quittes

lrsquoatildebitiotilde raquo Et dans le court reacutecit de lrsquoermite on voit lrsquoaveugle perdre la vie car son fouet

eacutetant laquo useacute raquo il nrsquoa pas voulu jeter le serpent qursquoil avait pris pour laquo un fort bon fouet raquo

Drsquoailleurs notre fabuliste preacutecise bien au deacutebut de sa fable qursquoil veut parler de lrsquoun des

laquo deux deacutemons [qui] partagent notre vie raquo et qui srsquoappelle laquo ambition raquo

Drsquoailleurs lrsquoermite de la fable de La Fontaine et Saadi se ressemblent eacutegalement en ce

qui concerne leur sens de preacutediction Tous deux preacuteviennent leur ami des malheurs qui

pourraient leur arriver en servant les Grands Ils nrsquoont pas eu tort et les meacutesaventures ne

tardent pas agrave se produire Or apregraves un certain temps Saadi passe voir son ami il le trouve

laquo meacutelancolique amp affligeacute raquo A la reacuteponse de Saadi qui lui demande laquo lrsquoeacutetat de sa santeacute et de

sa fortune raquo son ami reacutepond laquo Elle est telle que tu me lrsquoavois predit Mes envieux mrsquoont

accuseacute de trahison [hellip] jrsquoai souffert mille desplaisirs essuyeacute mille malheurs le Roy a

confisqueacute mon patrimoinehellip2 raquo Pareille preacutediction de la part de lrsquoermite pour son ami

berger devenu le juge souverain du roi et sujet lui aussi (comme lrsquoami du poegravete persan) agrave

laquo mille raquo malheurs

laquo Quant agrave vous jrsquoose vous preacutedire

Qursquoil vous arrivera quelque chose de pire

Eh que me saurait-il arriver que la mort

Mille deacutegoucircts viendront dit le Prophegravete Hermite

Il en vint en effet lrsquoHermite nrsquoeut pas tort

Mainte peste de Cour fit tant par maint ressort

Que la candeur du Juge ainsi que son meacuterite

Furent suspects au Prince On cabale on suscite

1 La Fontaine a emprunteacute cette histoire agrave Kalila wa Dimna 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 56-57

97

Accusateurs et gens greveacutes par ses arrecircts1 raquo

Analogie enfin entre le portrait de lrsquoami de Saadi et celui du berger de La Fontaine

ils ont tous deux de grands meacuterites et parcourent presque de la mecircme maniegravere le chemin de

la prospeacuteriteacute (grimpent les marches de la prospeacuteriteacute du progregraves) Drsquoun cocircteacute nous avons le

berger qui laquo meacuterite drsquoecirctre Pasteur de gens raquo il a laquo du bon sens raquo devient laquo Juge

Souverainhellip la balance agrave la main raquo et en vient laquo fort bien agrave bout raquo De lrsquoautre cocircteacute nous

voyons lrsquoami du poegravete persan qui laquo fit paraicirctre lrsquoadresse de son esprit ses conseils furent

approuveacutes et sa bonne fortune srsquoaccrut de jour en jour de telle faccedilon qursquoil fut un de ceux

qui approchaient de plus pregraves la personne du Roy qui avait toute creacuteance en lui raquo2

Nous revenons maintenant au petit reacutecit du renard que nous venons drsquoeacutevoquer et qui

est intercaleacute dans la mecircme historiette 16 du premier chapitre du Gulistan Ce reacutecit offre

quelque ressemblance avec une autre fable de La Fontaine intituleacutee laquo Les oreilles du

Liegravevre raquo (Fables V 4) une ressemblance que bien drsquoautres personnes avant nous ont

souligneacutee telle Poisson de La Chabeaussiegravere qui dans une note sur lrsquoun de ses Apologues

moraux imiteacutes de Saadi dit laquo Il se pourrait que le fond de ce petit Apologue qursquoon trouve

dans Saadi fucirct la source ougrave La Fontaine aurait puiseacute sa fable des Oreilles du Liegravevre3 raquo

Dans ce court reacutecit Saadi raconte lrsquohistoire drsquoun renard qui fuit laquo tout effaroucheacute raquo On

lrsquointerroge sur la cause de sa fuite laquo Il reacutepotildedit qursquoil avoit ouiuml dire qursquoon prenoit tous les

mulets amp chameaux pour porter lrsquoeacutequippage du Roy qui alloit agrave la guerre4 raquo Quel

laquo ignorant raquo ce renard Quel rapport et quelle ressemblance y a-t-il entre lui et un

chameau Cependant le renard a son propre raisonnement

laquo Tay toy reacutepondit-il si quelque envieux vient amp dit voilagrave un chameau prenons-le qui me

viendra deacutelivrer amp qui aura soin de moy Je seray chargeacute avant que mes raisons soient

entendueumls les ennemis sont tousjours en embucircche amp si tu cotildetreviens agrave la volonteacute du Roy qui

aura la hardiesse de parler pour toy5 raquo

1 Fables op cit p 409 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 57 3 Poisson da La Chabeaussiegravere Apologues moraux imiteacutes pour la plupart de Saadi le Persan Paris 1814 p 7 il srsquoagit de lrsquoapologue qursquoil nomme laquo Le Pouvoir arbitraire raquo Ce rapprochement est eacutegalement noteacute par Victor Chauvin dans Bibliographie des ouvrages arabes ou relatifs aux Arabes Liegravege H Vaillant-Carmanne 1892 t II p 139 par Defreacutemery dans Gulistan p 57 note 2 et par H Masseacute op cit bibliographie p LIII 4 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 53 En effet dans le texte de Saadi il nrsquoest question que du chameau et laquo les mulets raquo sont ajouteacutes librement par Du Ryer 5 Ibid p 54 Du Ryer nrsquoa pas traduit la suite de lrsquoargument du renard laquo Avant que la theacuteriaque soit apporteacutee de lrsquoIrak lrsquohomme piqueacute par un serpent sera mort raquo (Gulistan pp 57-58)

98

Dans laquo Les oreilles du Liegravevre raquo au lieu du renard crsquoest un liegravevre qui se met en fuite

car le lion est blesseacute par laquo un animal cornu raquo et laquo bannit des lieux de son domaine toute

becircte portant des cornes agrave son front raquo1 Une situation aussi paradoxale que celle ougrave se

trouvait le renard de Saadi car enfin le liegravevre nrsquoa pas de corne donc pas de raison pour

fuir Mais ici eacutegalement lrsquoanimal en fuite a sa propre argumentation

laquo Un liegravevre apercevant lrsquoombre de ses oreilles

Craignit que quelque inquisiteur

Nrsquoallacirct interpreacuteter agrave cornes leur longueur

Ne les souticircnt en tout agrave des cornes pareilles [hellip]

On les fera passer pour cornes

Dit lrsquoanimal craintif et cornes de licornes

Jrsquoaurai beau protester mon dire et mes raisons

Iront aux Petites-Maisons2 raquo

De mecircme agrave la fin du reacutecit du renard Saadi donne ce distique laquo Il y a de gratildeds profits

agrave la mer mais celui qui aime son salut se doit tenir au rivage raquo3 qui srsquoapproche bien de

deux derniers vers drsquoune autre fable de La Fontaine intituleacutee laquo Le Berger et la Mer raquo laquo La

mer promet monts et merveilles Fiez-vous y les vents et les voleurs viendront raquo4 Ces

vers de La Fontaine seraient inspireacutes de Saadi surtout quand on voit que tous les deux

contextes ont le mecircme thegraveme pour sujet mise en garde contre laquo lrsquoambition raquo De sorte que

le moraliste persan juste avant le distique en question donne ce conseil laquo Je trouve bon

que tu demeure (sic) en ta maison amp que tu quittes lrsquoatildebitiotilde raquo De son cocircteacute le moraliste

franccedilais avant drsquoeacutevoquer les profits et les dangers de la mer dans les deux derniers vers de

sa fable met ainsi son lecteur en garde contre lrsquoambition

laquo Qursquoil se faut contenter de sa condition

Qursquoaux conseils de la mer et de lrsquoambition

Nous devons fermer les oreilles

Pour un qui srsquoen louera dix mille srsquoen plaindront5 raquo

Or drsquoapregraves ce que nous venons de montrer nous pensons que La Fontaine a fort

probablement lu la seiziegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan et srsquoen est inspireacute

1 Fables op cit p 183 2 Ibid 3 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 54 4 Fables (IV 2) op cit p 140 5 Ibid

99

pour composer certains passages de ses trois fables mentionneacutees ci haut Bien que lrsquoon a

deacutesigneacute drsquoautres sources drsquoinspiration pour les fables en question cela nrsquoexclut pas lrsquoideacutee

que le fabuliste se serait inspireacute de deux ou de plusieurs textes agrave la fois pour une seule

fable Javad Hadidi a appeleacute ce groupe de fables de La Fontaine laquo fables composites raquo1

Enfin une eacutetroite parenteacute existerait entre la fable laquo Lrsquoastrologue qui se laisse tomber

dans un puits raquo (Fables II 13) et la onziegraveme historiette du chapitre IV du Gulistan Voici

lrsquohistoriette du poegravete persan

laquo Un Astrologue retournant en sa maison trouva un homme coucheacute avec sa femme dont il fit

un tres-gratilded bruit un dervis y accourut auquel cet Astrologue fit ces plaintes de ce que sa

femme faisoit agrave son insceu Comment luy dit le Dervis peux tu sccedilavoir ce qui se fait par

dessus les Cieux puisque tu ne sccedilay pas ce qui se fait en ta maison2 raquo

Dans la fable de La Fontaine le personnage principal reste toujours lrsquoastrologue mais au

lieu drsquoecirctre sujet aux malencontreuses aventures drsquoun mari trompeacute ndash ce qui ne conviendrait

pas aux regravegles de la bienseacuteance classique ndash il tombe dans un puits La critique que lrsquoon lui

adresse et le ton ironique sont par contre les mecircmes

laquo Un astrologue un jour se laissa choir

Au fond drsquoun puits On lui dit laquo Pauvre becircte

Tandis qursquoagrave peine agrave tes pieds tu peux voir

Penses-tu lire au dessus de ta tecircte raquo

En somme lrsquoimitation de Saadi chez la Fontaine quoique moins eacutetendue reste du

mecircme ordre que celle drsquoEsope crsquoest-agrave-dire rapide et passagegravere Toutes ces fables

renferment un grand nombre drsquoeacuteleacutements saadiens mais le fabuliste les a disposeacutes et

orchestreacutes agrave sa guise afin drsquoen tirer une œuvre nouvelle et originale qui laisse loin derriegravere

elle lrsquoapologue deacutepouilleacute et concis du sage de Chiraz

22 Geacutedeacuteon Tallemant des Reacuteaux

Deux autres fabulistes moins connus que La Fontaine sont agrave citer ici Le premier srsquoappelle

Geacutedeacuteon Tallemant des Reacuteaux (1619-1692) lrsquoauteur des Historiettes qui sont publieacutees semi

clandestinement dans les derniegraveres anneacutees du XVIIe siegravecle Dans une de ses anecdotes

lrsquoauteur raconte

1 J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 89 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses p 136

100

laquo Un Espagnol du royaume de Murcie pays fort chaud venu en France lrsquohiver comme il

passoit par un village les chiens aboyegraverent apregraves lui il voulut prendre une pierre il trouva

qursquoelle tenoit agrave cause de la geleacutee laquo Peste du pays dit-il on y attache les pierres et on y lacircche

les chiens1 raquo

Cette anecdote meacuterite drsquoecirctre rapprocheacutee de la dixiegraveme historiette du quatriegraveme livre du

Gulistan traduite ainsi par Du Ryer

laquo Un Poeumlte ayant un jour rencontreacute des voleurs fut despouumlilleacute tout nud au temps de la plus

grande rigueur de lrsquohyver Les chiens le voyatildet passer en ceacutet estat lui courureacutet apres il voulut

prendre des pierres pour se defendre mais elles estoient gelees en terre Ces voleurs voyant la

peine de ce pauvre Poeumlte luy demanderent srsquoil avoit besoin de leur secours pour se defendre

des chiens Je nrsquoay besoin de vous respondit-il ce-luy gagne assez qui se delivre de vos mains

avec la vie2 raquo

Nous devons rappeler que Du Ryer nrsquoa pas traduit la reacuteflexion du poegravete de ce reacutecit

qui apregraves ecirctre deacuteccedilu de ne pas pouvoir prendre des pierres pour chasser les chiens se dit

laquo Quels sont dit-il ces hommes fils de prostitueacutees qui ont lacirccheacute le chien et enchaicircneacute la

pierre 3 raquo Cependant on voit bien que Tallemant des Reacuteaux a reproduit cette derniegravere

reacuteflexion dans son conte il avait donc connu ce reacutecit de Saadi dans son inteacutegraliteacute

autrement que par la traduction de Du Ryer Notre conteur lrsquoavait peut-ecirctre entendu dans

les salons qursquoil freacutequentait ou bien il lrsquoavait lu lui-mecircme dans un manuscrit persan car il

connaissait bien le persan Drsquoautres cas restent imaginables encore Lrsquoimportant pour nous

crsquoest de montrer lrsquoanalogie eacutevidente entre cette historiette de Tallemant des Reacuteaux et celle

du poegravete persan On peut facilement distinguer les eacuteleacutements communs dans les deux textes

la mecircme situation (laquo lrsquohiver raquo laquo les chiens raquo laquo des pierres geleacutees en terre raquo) le mecircme

reacuteflexe du personnage pour se deacutefendre (vouloir chasser les chiens par le moyen des

pierres) et la mecircme reacuteflexion ironique de ce dernier (des injures contre les gens qui laquo

attachent les pierres raquo mais qui laquo lacircchent les chiens raquo)

Il nrsquoest pas sans inteacuterecirct drsquoajouter ici un mot sur les Historiettes de Tallemant des

Reacuteaux ces Historiettes ne connaissent du vivant de leur auteur qursquoune diffusion

clandestine dans les milieux choisis et reacuteceptifs drsquoailleurs agrave une eacutechelle tregraves reacuteduite et

1 Les Historiettes de Tallemant des Reacuteaux par M Monmerqueacute tome X troisiegraveme eacutedition Paris Garnier Fregraveres 1875 p 165 2 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses pp 135-136 3 Gulistan p 212 (IV 10)

101

demeurent en manuscrits jusqursquoagrave leur publication en 1834-1835 par lrsquoentremise de

Monmerqueacute Elles ne preacutesentent certes pas lrsquoimage que le XIXe siegravecle voulait avoir du

Grand Siegravecle neacuteanmoins des teacutemoignages indeacutependants ont deacutesormais eacutetabli lrsquoexactitude

de la substance des rapports qursquoelles renferment et par lagrave elles sont drsquoune valeur

inestimable pour lrsquohistoire litteacuteraire du XVIIe siegravecle A cet eacutegard le sous-titre mecircme du

livre est bien significatif et meacuterite drsquoecirctre citeacute Les Historiettes de Tallemant des Reacuteaux

Meacutemoires pour servir agrave lhistoire du XVIIe siegravecle

23 Antoine Bauderon de Seacuteneceacute

Un autre conteur qui a adapteacute une historiette de Saadi mais en preacutecisant cette fois la source

de son conte crsquoest Antoine Bauderon de Seacuteneceacute (1633-1737) Il srsquoagit de la mecircme

historiette que nous venons drsquoeacutevoquer chez des Reacuteaux et que Seacuteneceacute a deacuteveloppeacutee en dix

pages dans ses Nouvelles en vers (1695) sous le titre laquo Le Poegravete donneacute aux chiens

nouvelle persane tireacutee du Gulistan de Saadi1 raquo Dans laquo ce conte de Perse raquo2 adresseacute agrave une

certaine laquo Madame L C raquo en guise drsquoun laquo don de petit prix raquo lrsquoauteur dresse une critique

dure et assez hardie de la socieacuteteacute de son eacutepoque (laquo turbulent Paris raquo) Bien que le conte soit

inspireacute drsquoune historiette de Saadi crsquoest Hafis3 ndash un autre grand poegravete persan ndash qui est

choisi comme le heacuteros et dont lrsquoaventure imaginaire est raconteacutee ici

Hafis qui est un poegravete pauvre laquo chose peu surprenante [car] mecircme agrave la cour rimes ne

sont pas rentes raquo4 laquo se reacutesolut drsquoaller chercher remegravede agrave toute risque agrave ses besoins

urgents raquo5 Alors deacuteccedilu de la bassesse des grands il va laquo chez [les] brigands chercher

compassion raquo6 Il compose un long poegraveme agrave la louange du chef des bandits et va le chanter

devant celui-ci pour lrsquoencourager dans son laquo noble exercice de voler raquo Son poegraveme

(paneacutegyrique) commence par ces vers qui se reacutepeacuteteront ensuite comme refrain agrave la fin de

chaque strophe

laquo Volez voleurs sur la mer sur la terre

Changez le riche en indigent

Et sans rien distinguer dans votre illustre guerre

Tenez pour ennemi quiconque a de lrsquoargent7 raquo

1 Antoine Bauderon de Seacuteneceacute Œuvres posthumes de Seacuteneceacute Paris P Jannet 1855 p 175 2 Ibid p 176 3 Hafez ou Hafiz (asymp13101337asymp1390) 4 Œuvres posthumes de Seacuteneceacute op cit p 176 5 Ibid 6 Ibid p 177 7 Ibid

102

Hafis le porte-parole de Seacuteneceacute dans ce reacutecit honore le laquo grand art raquo de voler car

laquo crsquoest par lui que le sort reacutepare lrsquoinjustice raquo1 Selon ce poegravete les vrais voleurs ce ne sont

pas les bandits mais les grands seigneurs les riches et plus encore les conqueacuterants les

rois dans cette socieacuteteacute ougrave regravegne le laquo droit du plus fort raquo celui laquo qui vole agrave petit bruit est

appeleacute corsaire et qui vole agrave grand bruit est nommeacute conqueacuterant raquo2 Dans une pareille

socieacuteteacute le meacutetier de voler reste donc bien justifieacutee par conseacutequent pour ne pas ecirctre

deacutevoreacutes par les forts les gens ont envie de devenir eux-mecircmes feacuteroces

laquo Pourquoi sont-ils moutons

Srsquoil faut ecirctre ici-bas le loup ou la peacutecore

Quel homme de bon sens tout bien consideacutereacute

Nrsquoaimera mieux encore ecirctre loup qui deacutevore

Que drsquoecirctre mouton deacutevoreacute 3 raquo

Pour montrer que ses critiques visent bien la socieacuteteacute franccedilaise bien que lrsquoeacuteveacutenement se

deacuteroule aux pays des Persans ndash on pense deacutejagrave aux Lettres Persanes de Montesquieu ndash

Seacuteneceacute fait citer explicitement les noms de laquo France raquo et de laquo Paris raquo dans la derniegravere

strophe du poegraveme de son heacuteros Or ce dernier se souvient drsquoun laquo Armeacutenien raquo qui au retour

laquo de France raquo lui a raconteacute des choses qursquoil avait remarqueacutees laquo dans Paris raquo

laquo Un vieil Armeacutenien qui revenoit de France

Mrsquoen faisoit des reacutecits charmants

Dans Paris disoit-il avec plaine licence

Les belles tour agrave tour srsquoenlegravevent leurs amants [hellip]

Enfin de ce pays si noble est lrsquoascendant

Qursquoagrave qui mieux mieux tout le monde y deacuterobe

Le bas peuple est pilleacute par lrsquohomme agrave longue robe

Le grand seigneur lrsquoest par son intendanthellip

Puisque lrsquohonneur est chimeacuterique

Ougrave le profit est eacutevident4 raquo

Une fois son beau poegraveme en eacuteloge des voleurs rimeacute et bien convaincu que ce poegraveme lui

sera un laquo puissant secours raquo Hafis va le reacuteciter devant les bandits Ici commence lrsquoeacutepisode

principal du conte de Seacuteneceacute qui nrsquoest en fait que le deacuteveloppement de lrsquohistoriette de

1 Ibid 2 Ibid p 179 3 Ibid p 180 4 Ibid p 181

103

Saadi Ainsi Hafis arrive chez les brigands quand ces derniers sont en train de boire du

laquo vin de Schirashellipagrave toute outrance raquo1 Mais le malheureux poegravete au lieu de chanter ses

vers devant la laquo grave prestance raquo de ses hocirctes laquo il srsquoembarrasse et ne sait ce qursquoil dit raquo2

Il ne peut alors que balbutier quelques mots incompreacutehensibles Se voyant ensuite exposeacute agrave

la laquo riseacutee raquo de la bande des voleurs laquo Hafis veut fuir qursquoauroit-il pu mieux faire raquo3

Lisons plutocirct la fin de lrsquohistoire comme lrsquoa chanteacutee Seacuteneceacute

laquo Mais les goujats lrsquoarrecirctent en chemin

Et lrsquoempoignant soit dit sans vous deacuteplaire

Le mettent nu quasi comme la main []

Autre disgrace un portier agrave moustache

Fort plantureuse exempte du collier

Comme il passoit trois leacutevriers deacutetache

Tous trois pourvus drsquoun vilain racirctelier

Pille dragon et vite agrave lui Satrape [hellip]

Hafis tout nu suoit en plein hiver

LrsquoOrpheacutee arabe agrave voir gueules beacuteantes [hellip]

Drsquoun gros caillou cimenteacute par la glace

Pour se deacutefendre il srsquoeacutetoit empareacute

Mais nrsquoayant pu lrsquoarracher de sa place

Il srsquoeacutecria drsquoun ton deacutesespeacutereacute

laquo Le ciel sur vous lance tous ses tonnerres

O Musulmans plus maudits que paiumlens

Les sceacuteleacuterats ils attachent les pierres

Au mecircme temps qursquoils deacutetachent les chiens raquo

Le capitaine attentif au spectacle

De ce bon mot fut juste estimateur

Il srsquoattendrit il rit ce fut miracle

Rompit ses chiens et deacutelivra lrsquoauteur

Pour satisfaire agrave sa peine endureacutee

Avec excuse il lrsquoadmit au festin

Il lui donna belle robe foureacutee

Et lui rendit tout son pauvre butin4 raquo

1 Ibid p 182 2 Ibid 3 Ibid 4 Ibid pp 182-183

104

Il suffit de rapporter ici la fin de lrsquohistoriette de Saadi (la premiegravere partie eacutetant citeacutee plus

haut) pour voir agrave quel point le fabuliste franccedilais a suivi son modegravele persan

laquo Quels sont dit-il ces hommes fils de prostitueacutees qui ont lacirccheacute le chien et enchaicircneacute la

pierre raquo Le chef lrsquoentendit drsquoune chambre haute se mit agrave rire et lui dit laquo O sage demande-

moi quelques chose raquo Il reacutepondit laquo Je te demande ma robe si tu daignes par geacuteneacuterositeacute

mrsquoaccorder une faveur raquo

Vers ndash laquo Lrsquohomme espegravere obtenir un bon traitement de la part des gens de bien je nrsquoespegravere

pas de bien de ta part ne me fais pas de mal raquohellip

Le chef des voleurs eut compassion de lui il lui rendit sa robe y ajouta une pelisse et lui

donna quelques piegraveces drsquoargent1 raquo

Cependant Seacuteneacuteceacute ne srsquoarrecircte pas lagrave et comme crsquoest lrsquousage chez les fabulistes il livre agrave

son lecteur la propre moraliteacute qursquoil veut deacutegager de son reacutecit Cette moraliteacute comprend

laquo deux reacuteflexions raquo

laquo Lrsquoune qursquoun trait drsquoesprit en tous lieux trouve agrave plaire

Et qursquoun mot agrave propos placeacute

Peut servir et tirer drsquoaffaire

Lrsquohomme le plus embarrasseacute2 raquo

Cette premiegravere reacuteflexion ne semble pas ecirctre diffeacuterente de celle que le moraliste persan

a voulu suggeacuterer par (exprimer dans) son anecdote surtout que celle-ci se trouve dans le

quatriegraveme chapitre du Gulistan traitant des laquo avantages du silence raquo A maintes reprises

dans ce chapitre aussi bien que dans drsquoautres (dans le huitiegraveme par exemple) le poegravete

persan a conseilleacute de ne parler que lorsqursquoil le faut vraiment ou de ne dire que des mots laquo agrave

propos placeacutes raquo pour reprendre lrsquoexpression de Seacuteneceacute

Mais la deuxiegraveme reacuteflexion celle que Seacuteneceacute a gardeacutee pour la fin de son conte sans

doute pour la mettre plus en relief est plus importante que la premiegravere et reacutesume en

quelque sorte toute la critique que son auteur a voulu adresser contre la socieacuteteacute franccedilaise

de son eacutepoque laquo Lrsquoautre que de voleurs la terre est toute pleine De quel cocircteacute qursquoon

tourne il en pleut par douzaine raquo3 De plus par cette reacuteflexion finale lrsquoauteur nous deacutesigne

carreacutement (nous montre du doigt) le vrai voleur dans cette socieacuteteacute

1 Gulistan p 212 (IV 10) 2 Œuvres posthumes de Seacuteneceacute op cit pp 183-184 3 Ibid p 184

105

laquo On vole dans le cloicirctre on vole en pleine eacuteglise

Crsquoest lagrave que finement le voleur se deacuteguise

Sous un exteacuterieur sage et dissimuleacute1 raquo

On voit bien que la morale sociale et lrsquoironie douce de Saadi se transforment en une

morale politique mordante et sarcastique dans le texte de Seneceacute

Bref le fabuliste franccedilais a pris le sujet du moraliste persan lrsquoa ensuite deacuteveloppeacute dans

son ensemble tout en conservant son caractegravere geacuteneacuteral et enfin en y ajoutant une morale

personnelle lrsquoa utiliseacute dans une fin autre que celle de son preacutedeacutecesseur Autrement dit la

morale de Seacuteneceacute dans ce conte nrsquoest pas forceacutement sociale mais plutocirct une morale

politique

Ainsi au XVIIe siegravecle les fabulistes qui ont adapteacute ou imiteacute lrsquoœuvre de Saadi sont

rares Dans leurs adaptations drsquoailleurs elles aussi tregraves peu nombreuses des fabulistes tels

que La Fontaine ou Seacuteneceacute se sont servis des reacutecits du moraliste persan comme point de

deacutepart pour exprimer une moraliteacute qui leur est propre donc diffeacuterente de celle de leur

source La morale de Saadi est une morale sociale pratique alors qursquoelle se change en une

morale drsquoordre plutocirct politique chez les fabulistes franccedilais que nous venons drsquoexaminer

Mais lrsquousage que feront les orientalistes de cette eacutepoque de lrsquoœuvre de Saadi est

diffeacuterent de celui des poegravetes ou fabulistes Tandis que ces derniers cherchaient dans leur

œuvres agrave sensibiliser leurs lecteurs aux problegravemes sociaux et politiques qui les

concernaient les orientalistes comme Galland et drsquoHerbelot contribuent agrave reacutepandre le nom

de Saadi en France par leurs traductions par leurs ouvrages bibliographiques ou

encyclopeacutediques par leurs recueils ou bien leurs compilations

1 Ibid

106

3

LES ORIENTALISTES

Le XVIIe siegravecle nrsquoest pas seulement lrsquoeacutepoque ougrave apparaissent des reacutecits de voyages et

des fables Drsquoautres œuvres dont certains ouvrages de reacutefeacuterence sur la litteacuterature orientale

y compris celle de lrsquoIran se font eacutegalement jour agrave cette eacutepoque Gracircce agrave ces ouvrages

drsquoailleurs assez nombreux la litteacuterature persane et ses chefs-drsquoœuvre se font de plus en

plus connaicirctre dans les milieux savants et lettreacutes franccedilais

Ce qui a favoriseacute cette grande pleacuteiade des orientalistes au XVIIe siegravecle crsquoest surtout

lrsquointeacuterecirct drsquoeacutetablir des relations directes entre la France et les pays du Levant sans passer par

des intermeacutediaires locaux Dans ce mecircme objectif Colbert creacutee en 1669 lrsquoEcole des

Jeunes des Langues une institution qui doit former de jeunes Franccedilais au meacutetier

drsquointerpregravete en langues du levant le turc lrsquoarabe le persan lrsquoarmeacutenien etc Les jeunes

interpregravetes qui sortent de cette Ecole sont envoyeacutes dans les pays orientaux et rapportent de

nombreux manuscrits y compris des textes persans enrichissant ainsi de plus en plus la

bibliothegraveque du roi Par lagrave ils contribueront agrave lrsquoeacutetude de la langue et de la litteacuterature

persanes Nous pouvons donc confirmer avec Raymond Lull que laquo ce furent plutocirct les

inteacuterecircts commerciaux et politiques qui ont le plus contribueacute au deacuteveloppement des eacutetudes

persanes raquo1 Deacutesormais lrsquoeacutetude des langues orientales devient si concregravete qursquoAntoine

Galland (1646-1715) professeur au Collegravege royal de Paris deacuteclare dans sa preacuteface agrave la

Bibliothegraveque Orientale drsquoHerbelot laquo Ainsi par le travail de tant de Personnages ceacutelegravebres

lrsquoeacutetude des trois Langues Orientales Arabique Persienne et Turque est devenue

preacutesentement si aiseacutee que pour les peacuteneacutetrer agrave fond amp mecircme en peu de temps il nrsquoy a

presque qursquoagrave le vouloir2 raquo

Les reacutesultats de ces efforts drsquoailleurs si fructueux ne tardent pas agrave apparaicirctre On

raconte par exemple laquo qursquoen 1681 agrave Paris il y a plusieurs personnes qui connaissent bien le

persan raquo3 En 1684 un dictionnaire persan apparaicirct laquo Ce dictionnaire tregraves important dit

Francis Richard destineacute agrave la fois aux marchands aux missionnaires et aux eacuterudits aux

Orientaux (crsquoest la premiegravere fois) et aux Europeacuteens comporte quelques erreurs mais

1 Raymond Lull citeacute par Samsami in Iran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 2 2 Bartheacutelemy drsquoHerbelot de Molainville Bibliothegraveque Orientale ou Dictionnaire universel contenant geacuteneacuteralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de lrsquoOrient Paris Compagnie des libraires 1697 derniegravere page de la preacuteface (sans pagination) 3 F Richard op cit p 35

107

marque une eacutetape importante dans lrsquohistoire des eacutetudes persanes en Europe1 raquo De mecircme

toujours selon F Richard laquo degraves les alentours de 1680 il est possible de trouver dans les

bibliothegraveques parisiennes la plupart des textes de la litteacuterature persane et leur catalogue

progressif donne un premier eacutelan agrave une histoire litteacuteraire dont la Bibliothegraveque Orientale

sera le premier grand monument raquo2

31 Bartheacutelemy DrsquoHerbelot de Molainville

Publieacutee pour la premiegravere fois en 1697 la Bibliothegraveque Orientale ou Dictionnaire universel

contenant geacuteneacuteralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de lrsquoOrient est un

vrai dictionnaire encyclopeacutedique sur le monde oriental et reste pendant deux siegravecles un

ouvrage de reacutefeacuterence Son auteur est Bartheacutelemy DrsquoHerbelot de Molainville (1625-1695)

professeur et interpregravete des langues orientales au Collegravege du Roi et un des orientalistes les

plus savants du siegravecle Drsquoun esprit peu critique et un peu trop exigeant lrsquoauteur rassemble

sans les seacuteparer les leacutegendes et les donneacutees historiques sur les peuples de lrsquoOrient en

insistant surtout sur les religions les sciences les arts et les litteacuteratures Lrsquoouvrage nrsquoa

certes pas lrsquoeffet foudroyant drsquoune deacutecouverte sensationnelle mais il est important car il

fait le point des connaissances vagues et deacutesordonneacutees que lrsquoon avait des civilisations

orientales et de la civilisation iranienne en particulier La Bibliothegraveque Orientale pourra en

quelque sorte mettre fin aux preacutejugeacutes aux malentendus aux fausses connaissances qui

donnaient depuis des siegravecles une image erroneacutee de lrsquoOrient aux yeux des Occidentaux

laquo Le lecteur pourra juger si les Orientaux sont si barbares et si ignorants qursquoon les publie

dans le Monde3 raquo

En ce qui concerne notre travail cet ouvrage nous inteacuteresse car il offrait de preacutecieux

renseignements agrave tous ceux qui srsquointeacuteressaient tout au long du XVIIIe et du XIXe siegravecles agrave

la culture iranienne Dans cette œuvre encyclopeacutedique le nombre drsquoarticles consacreacutes agrave la

Perse est consideacuterable sur un total de 8600 entreacutees que contient lrsquoouvrage 1259 portent

sur ce pays Plus de la moitieacute de ce chiffre concerne les titres drsquoouvrages les noms

drsquoauteurs poegravetes philosophes et autres4 Quant agrave Saadi trois articles sont consacreacutes agrave lui et

agrave ses deux chefs-drsquoœuvre le Boustan et le Gulistan

1 Ibid p 34 Selon F Richard cet ouvrage parait agrave Amsterdam par les soins drsquoun Franccedilais nommeacute Carme Ange de Saint Joseph alias Joseph Labrosse ce dernier voulant faire imprimer lrsquoouvrage en 1981 ne trouve pas les caractegraveres persans neacutecessaires agrave son dessein et se voit contraint agrave y renoncer Il devra ainsi attendre lrsquoanneacutee 1684 pour reacutealiser son projet 2 Ibid p 33 3 Bibliothegraveque Orientale op cit p 9 de la preacuteface de Galland 4 Voir Dominique Torabi laquo La Perse de Bartheacutelemy drsquoHerbelot raquo in Luqmacircn 2 anneacutee 1992 p 47

108

Dans lrsquoarticle laquo Saadi et Sacircdi raquo en eacutevoquant la biographie du poegravete persan qursquoil

nomme laquo Scheiumlkh Mosledin Sacircadi Al-Schirzi raquo (il eacutecrit Sacircadi Schirazi Mosleheddin dans

lrsquoarticle laquo Gulistan raquo) drsquoHerbelot raconte deux des aventures que lrsquoon trouve citeacutees lrsquoune

dans le Gulistan livre II historiette 31 lrsquohistoire de la capture de Saadi en Syrie par les

Francs et son mariage avec la fille de son sauveur avec laquelle il divorcera peu de temps

apregraves1 lrsquoautre est lrsquohistoire de la rencontre et de lrsquoentretien de Saadi avec un autre poegravete

persan Homam Tabrizi dans un Hammam agrave Tabriz Ces deux aventures on les lira

deacutesormais dans la plupart des ouvrages des traducteurs des orientalistes des eacutecrivains qui

ont voulu inseacuterer une biographie de ce poegravete persan dans leur preacuteface ou dans leurs notes

explicatives Car comme nous venons de le dire les renseignements contenus dans la

Bibliothegraveque Orientale de drsquoHerbelot servaient de reacutefeacuterence pendant de longues anneacutees

apregraves sa publication pour tous les amateurs de la litteacuterature persane

Neacuteanmoins cela ne veut pas dire que toutes les informations transmises par

drsquoHerbelot eacutetaient correctes Lorsque par exemple ce dernier parle du Boustan de Saadi il

commet une erreur en disant que ce livre est publieacute apregraves le Gulistan laquo Sacircdi composa

partie en Prose amp partie en Vers son livre intituleacute Gulistan dont il faut voir le titre

particulier lrsquoan 656e de lrsquoHeacuteg anneacutee fatale au Khalifat amp quelque temps apregraves il publia

son Bostan qui est tout en vershellip2 raquo Nous savons tous bien que le Boustan est publieacute un an

avant le Gulistan et non apregraves celui-ci comme le preacutetend drsquoHerbelot

32 Antoine Galland

Malheureusement lrsquoauteur de cette importante Bibliothegraveque Orientale nrsquoest plus en vie

quand celle-ci est publieacutee il est deacuteceacutedeacute agrave Paris en 1695 crsquoest-agrave-dire deux ans avant la

publication de lrsquoouvrage gracircce aux soins drsquoun ami Antoine Galland (1646-1715) lui aussi

un grand orientaliste Galland eacutetait eacutegalement un speacutecialiste drsquohistoire de manuscrits

anciens de langues orientales et de monnaies un habitueacute de la Bibliothegraveque royale

antiquaire du roi acadeacutemicien et pour finir lecteur au Collegravege royal Lors de son seacutejour agrave

Constantinople (1670-1675) en qualiteacute drsquointerpregravete de lrsquoambassadeur de France il a appris

les langues turque persane et arabe afin de pouvoir eacutetudier les mœurs et coutumes

anciennes des populations de lrsquoempire ottoman En mecircme temps il a traduit une bonne

partie du Kashf al-Zanoun dictionnaire bibliographique du Turc Hadj Khalifa lrsquoœuvre

qursquoil avait envisageacute de traduire en entier A son retour agrave Paris il a remis sa traduction

1 Voir la premiegravere partie de notre thegravese I1 2Bibliothegraveque Orientale op cit p 717

109

aussi bien que tous les nombreux tomes du Kashf al-Zanoun qursquoil avait apporteacutes avec lui agrave

son ami drsquoHerbelot qui travaillait depuis longtemps deacutejagrave sur sa Bibliothegraveque Orientale Ces

dons fournissaient de bonnes matiegraveres agrave la preacuteparation de cette œuvre et ont grandement

servi son auteur Galland a donc joueacute un double rocircle dans la reacutealisation du projet de

drsquoHerbelot premiegraverement en offrant agrave ce dernier de bonnes sources drsquoinformations durant

son travail de recherche sur lrsquoOrient deuxiegravemement en mettant en œuvre tous ses efforts

pour publier lrsquoouvrage de son ami mort preacutematureacutement

En ce qui concerne notre travail agrave nous Galland est surtout lrsquoauteur des Paroles

remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux publieacutes en 1694 car lrsquoouvrage

porte une grande trace de lrsquoœuvre de Saadi Ce livre nrsquoest en fait qursquoune simple

compilation et son auteur avoue qursquoil a laquo extrait tout cet ouvrage en partie de livres

imprimeacutes et en partie de manuscrits raquo1 Comme son nom lrsquoindique cette œuvre est

empreinte de lrsquoesprit orientaliste en vogue agrave lrsquoeacutepoque et srsquoinscrit dans la mecircme ligneacutee des

ouvrages ougrave apparaicirct cette envie de faire connaicirctre ndash ou bien faire mieux connaicirctre ndash

lrsquoOrient aux Occidentaux Dans lrsquoavertissement en comparant ses Paroles remarquables

aux Apophtegmes de Plutarque Galland deacutefinit ainsi son intention de publier son

livre

laquo Mon dessein est aussi de faire connaicirctre quel est lrsquoesprit et le geacutenie des Orientaux Et comme

les paroles remarquables repreacutesentent la droiture et lrsquoeacutequiteacute de lrsquoacircme et que les bons mots

marquent la vivaciteacute la subtiliteacute ou mecircme la naiumlveteacute de lrsquoesprit on aura lieu sous ce double

titre de connaicirctre que les Orientaux nrsquoont pas lrsquoesprit ni moins droit ni moins vif que les

peuples du Couchant2 raquo

Drsquoailleurs dans la preacuteface qursquoil eacutecrira trois ans plus tard agrave la Bibliothegraveque Orientale de

drsquoHerbelot il souhaitera un mecircme effet chez le lecteur occidental dans lrsquoesprit de qui les

peuples de lrsquoOrient passent pour des barbares3 Pour conduire ce dessein Galland a

proceacutedeacute agrave une meacutethode que nous retrouvons eacutegalement employeacutee dans ses autres travaux

recueillir des textes de diffeacuterents peuples du Levant en tant que le meilleur teacutemoignage de

ces peuples sur eux-mecircmes et y joindre son teacutemoignage personnel exposeacute dans les notes et

commentaires nourris par son eacuterudition et son veacutecu oriental laquo Jrsquoai puiseacute des mecircmes

originaux ou des connaissances que jrsquoai acquises dans les voyages au Levant les

1 Antoine Galland Les Paroles remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux Paris Maisonneuve et Larose 1999 p 18 2 Ibid p 17 3 Voir supra p 108 et note 1

110

remarques que jrsquoai ajouteacutees et que jrsquoai cru neacutecessaires [hellip] Ainsi elles ne contiennent rien

que je nrsquoaie lu dans les livres arabes persans et turcs ou que je nrsquoaie vu et connu par moi-

mecircme1 raquo Le principe est donc de faire des textes orientaux la source de connaissance de

lrsquoOrient car crsquoest un moyen irremplaccedilable de connaicirctre lrsquoAutre par lui-mecircme surtout que

les auteurs orientaux laquo ont suivi chacun le geacutenie de leur nation raquo2 Quant aux Persans crsquoest

le poegravete Saadi qui peut mieux que toute autre personne teacutemoigner de leur geacutenie

Or notre orientaliste nrsquoheacutesite pas un instant agrave inseacuterer dans son recueil les reacutecits et les

sentences de Saadi un des geacutenies qursquoa connu lrsquoOrient et dont lrsquoœuvre contient drsquoabondants

laquoparoles remarquables bons mots et maximes raquo Dans lrsquoavertissement lrsquoauteur preacutecise

bien les sources de son livre ougrave nous retrouvons surtout le Gulistan

laquo Jrsquoai extrait tout cet ouvrage en partie de livres imprimeacutes et en partie de manuscrits Les livres

imprimeacutes sont lrsquoHistoire des califes par lrsquoElmacin lrsquoHistoire des dynasties par Abou-lfarage

lrsquoune et lrsquoautre en arabe et le Gulistacircn ouvrage de Sadi en persan3 raquo

Quant agrave ses sources manuscrites il en eacutenumegravere onze dont sept sont des manuscrits

persans entre autres le Baharistan de Jami laquo composeacute sur le modegravele du Gulistacircn raquo Ces

manuscrits sont pour la plupart des livres drsquohistoire ou drsquohistoire litteacuteraire Histoire

choisie Histoire de Ginghizkhan Histoire universelle Histoire ottomane Histoire des

poegravetes turcs

Lrsquoouvrage est diviseacute en deux parties lrsquoune celle des paroles remarquables et des bons

mots des Orientaux et lrsquoautre celle de leurs maximes La premiegravere partie comprend plus

de deux cents extraits (pour la plupart de petites histoires) eacutecrits par des historiens des

chroniqueurs des moralistes des poegravetes orientaux La majoriteacute de ces fragments sont

suivis de larges laquo remarques raquo ougrave leur auteur fournit drsquointeacuteressantes informations au

lecteur Nous retrouvons dans ces commentaires tantocirct un Galland anthropologue

(lorsqursquoil parle par exemple des mahomeacutetans et de lrsquousage de laquo lrsquoAlcoran raquo chez ce

peuple p31) tantocirct un Galland encyclopeacutediste qui donne des preacutecisions sur certains

sujets (comme sa note sur la ville de Bassora et le personnage de Behloul p36 une autre

sur le ghazel laquo piegravece de poeacutesie extrecircmement en usage parmi les Persans et parmi les

Turcs raquo p 42 ou bien lrsquoautre sur laquo cette piegravece de poeacutesiehellip que les Orientaux

appellent Caccedilideh raquo p33) De mecircme lrsquoexpeacuterience orientale de lrsquoauteur apparaicirct parfois

1 Les Proles remarquableshellip op cit p 18 2 Ibid 3 Ibid p 18

111

sous forme des reacuteflexions comparatives surtout quand il repegravere lrsquoanalogie (ou bien la

diffeacuterence) des institutions entre les deux mondes occidental et oriental (telle la

comparaison entre les professeurs des laquo collegraveges fondeacutes par des sultans raquo et les docteurs

laquo dans les universiteacutes de lrsquoEurope raquo p62 ou bien entre les laquo derviches mahomeacutetans raquo et

les laquo religieux raquo franccedilais pp 60-62) A plusieurs reprises Galland nomme le Gulistan dont

il cite quelques fables des plus caracteacuteristiques

Plus drsquoune soixantaine drsquoextraits de la premiegravere partie donc plus drsquoun quart sont tireacutes

des historiettes du Gulistan Galland a traduit librement et selon son propre goucirct ces textes

de Saadi Le traducteur a parfois indiqueacute lrsquoorigine des extraits dans le corps du texte par

des expressions telles que laquo Lrsquoauteur du Gulistacircn en parlant de lui-mecircme eacutecrithellip raquo (p

61) laquo crsquoest lrsquoauteur du Gulistacircn qui parle raquo (p 62) laquo Lrsquoauteur du Gulistacircn de qui sont

quelques-uns des articles preacuteceacutedents parle de lui-mecircme en ces termeshellip raquo

etc Quelquefois crsquoest dans les remarques suivant les extraits que lrsquoauteur cite sa source

laquo Remarque Lrsquoauteur du Gulistacircn ajoute que ce bon mot fit rirehellip raquo (p 70) laquo Remarque

Au lieu de lrsquoempereur de la Gregravece le texte de lrsquoauteur du Gulistacircn porte lrsquoempereur de

Roumhellip raquo (p 76) Pour le reste il nrsquoy a aucune mention de lrsquoœuvre ni de lrsquoauteur agrave qui

les textes ont eacuteteacute emprunteacutes comme dans ces deux anecdotes que nous donnons agrave titre

drsquoexemple pour avoir eacutegalement une ideacutee de la traduction de Galland

laquo Un fils qui avait fait de grands progregraves dans les eacutetudes mais naturellement timide et reacuteserveacute

se trouvait avec drsquoautres personnes drsquoeacutetude et ne disait mot Son pegravere lui dit laquo Mon fils

pourquoi ne faites-vous pas aussi paraicirctre ce que vous savez raquo Le fils reacutepondit laquo Crsquoest que je

crains qursquoon ne me demande aussi ce que je ne sais pas raquo (p 69)1

laquo Un vieillard de Bagdad avait donneacute sa fille en mariage agrave un cordonnier et le cordonnier en la

baisant la mordit agrave la legravevre jusqursquoau sang Le vieillard lui dit laquo Les legravevres de ma fille ne sont

pas du cuir raquo (p 63)2

La deuxiegraveme partie du livre comprend laquo les maximes des Orientaux raquo que Galland a

traduits et juxtaposeacutes lrsquoun apregraves lrsquoautre sans aucune mention de leur origine ni aucun

commentaire explicatif agrave leur sujet Cependant nous savons bien que plusieurs de ces

maximes appartiennent au poegravete persan Saadi Comme preuve nous en citons ici quelques

uns avec en note leur reacutefeacuterence dans lrsquoœuvre du poegravete persan

laquo Rien ne cache mieux ce que lrsquoon est que le silence raquo (p 118)

1 Gulistan p 207 (IV 3) 2 Ibid p 150 (II 43)

112

laquo Ce nrsquoest pas mal fait de rendre visite mais il ne faut pas que cela arrive si souvent que celui

que lrsquoon visite soit contraint de dire crsquoest assez raquo (p 119)

laquo Lorsque lrsquoacircme est precircte agrave partir qursquoimporte de mourir sur le trocircne ou de mourir sur la

poussiegravere raquo (p 120)

laquo Il vaut mieux battre le fer sur une enclume que drsquoecirctre debout devant un prince les mains

croiseacutees sur le sein raquo (p 123)1

En lisant ce que Galland a traduit et rapporteacute du Gulistan nous remarquons qursquoil

connaissait et qursquoil avait bien lu le fameux recueil du poegravete persan Crsquoest que ses eacutetudes au

Collegravege Royal et ses contacts directs avec lrsquoOrient pendant son seacutejour agrave Constantinople lui

avaient permis une large connaissance des litteacuteratures orientales y compris et surtout celle

des Persans Par conseacutequent il eacutetait aussi drsquoune nature tregraves permeacuteable agrave lrsquoesprit oriental

dont il expose les qualiteacutes dans Les Paroles remarquables les bons mots et les maximes

des Orientaux Lrsquooccasion est ainsi offerte au lecteur occidental drsquoobserver ces laquo qualiteacutes

de lrsquoesprit raquo et ensuite de juger laquo par le teacutemoignage mecircme des Orientauxhellip srsquoils ont raison

de croire qursquoils ne sont pas moins partageacutes drsquoesprit et de bon sens que les autres nations qui

nous sont plus connues agrave cause de leur voisinage raquo2

Cependant cette quecircte de laquo lrsquoautre raquo chez Antoine Galland a une porteacutee plus large que

lrsquoon ne le croit Dans sa deacutemarche qui consiste agrave faire connaicirctre lrsquoOriental ou bien lrsquoAutre

lrsquoorientaliste cherche en quelque maniegravere agrave mieux se connaicirctre soi-mecircme Une telle

laquo strateacutegie de lrsquoalteacuteriteacute raquo selon lrsquoappellation drsquoAbdelwahab Meddeb preacutefacier de lrsquoeacutedition

1999 des Paroles remarquables (celle dont nous nous sommes servis ici) donne agrave certains

textes de Galland laquo lrsquoeacutelan de lrsquoactualisation qui fait de leur auteur lrsquoun de nos vifs

contemporains raquo3 Cette strateacutegie de lrsquoalteacuteriteacute a trois composantes laquo connaicirctre lrsquoautre

drsquoabord par lrsquoautre ensuite par lrsquoeacuterudition et le voyage enfin par la comparaison avec soi

laquelle deacutechiffre autant lrsquoautre que soi raquo4 elle se retrouve mise agrave part Les Paroles

remarquables dans au moins quatre autres textes de Galland La Mort du Sultan Osman

ou le Reacutetablissement de Mustafa sur le trocircne traduction du turc qui connut trois eacuteditions en

1678 De lrsquoorigine et du progregraves du cafeacute bref traiteacute publieacute en 1699 Mille et une nuits

(1704-1717) Fables de Bidpay (1724)

Dans ces textes animeacutes par le deacutesir de faire connaicirctre les Orientaux les digressions

comparatives aboutissent agrave repeacuterer les analogies entre les mœurs et habitudes orientales et

1 Ces maximes se trouvent respectivement dans le Gulistan pp 28 (I 3) 134 (II 29) 26 (I 1) 91 (I 36) 2 Les Paroles remarquableshellip op cit p 19 3 Ibid p 6 4 Ibid p 7

113

franccedilaises Cela explique en partie la raison de lrsquoaccueil favorable de ces œuvres non

seulement dans les milieux cultiveacutes franccedilais mais aussi aupregraves drsquoun public de lecteurs qui

deacutepasse le cercle des savants Une fois ces analogies repeacutereacutees le terrain est preacutepareacute pour

chasser la notion de barbarie laquelle empecircchait lrsquoOccidental de se reconnaicirctre dans

lrsquoAutre Lagrave Abdelwahab Meddeb parle drsquoune porteacutee morale qui conditionne la

connaissance des socieacuteteacutes orientales laquo A travers le souci moral Galland traque la

communauteacute humaine que partagent lrsquoecirctre occidental et lrsquoecirctre oriental et que voile

lrsquoapparente dissemblance de leur vie courante raquo1 Ces deux laquo ecirctres raquo en apparence

diffeacuterents ont donc en commun cette humaniteacute qui les rapprochent lrsquoun de lrsquoautre En

drsquoautres termes dans leur essence au fond ils se ressemblent mais la diffeacuterence

commence ougrave (et quand) ils manifestent leur fond par des maniegraveres ou bien par des formes

diverses Cette ideacutee sera confirmeacutee par un Cardonne qui des dizaines drsquoanneacutees plus tard

et toujours agrave propos des traductions de diffeacuterents livres orientaux (entre autres Mille et une

nuits) deacuteclarera

laquo Jrsquoai penseacute qursquoune autre raison avait pu contribuer a succegraves des eacutecrits dont je viens de parler

ils peignent des humains aussi eacuteloigneacutes de nos mœurs que de notre climat toutes les Nations

tous les Peuples meacuteritent lrsquoattention du Philosophe et moins les Orientaux nous ressemblent

plus il faut les examiner pour se convaincre que les mœurs infiniment varieacutees ne changent

jamais le fond de lrsquohomme amp que toutes les passions qui srsquoexpriment de tant de maniegraveres ont

toujours la mecircme source le mecircme but raquo

Le fond est identique la forme diffegravere Il suffit de repeacuterer lrsquoidentiteacute du fond dans la

diffeacuterence de la forme pour que se reacutealise la reconnaissance de soi dans lrsquoautre

La quecircte morale dont il est question ici est bien illustreacutee dans Les Paroles

remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux Certes le lecteur europeacuteen et

en ce qui nous concerne le lecteur franccedilais est deacutejagrave initieacute au genre par les Apophtegmes de

Plutarque ou les Dica memoratu digna (crsquoest-agrave-dire les laquo paroles dignes de meacutemoire raquo) de

Valegravere Maxime laquo Le lecteur qui aura quelque connaissance des ouvrages des

Ancienshellip raquo dit Galland au deacutebut de son avertissement2 Mais cette fois crsquoest lrsquoOrient qui

peut proposer aux franccedilais des modegraveles agrave imiter et des exemples agrave suivre En lisant cette

œuvre on a lrsquoimpression que Galland srsquoadresse agrave ses compatriotes en leur recommandant

drsquoaller jusqursquoen Orient pour parfaire leur sagesse et peut-ecirctre affiner leurs mœurs et

1 Ibid p 8 2 Ibid p 17

114

ameacuteliorer leurs habitudes A cet eacutegard les conseils du cheikh (sage) du Chiraz lui servent

grandement puisqursquoils sont de tregraves bons exemples Telle cette leccedilon qursquoil donne au lecteur

drsquoecirctre aussi puissant physiquement que moralement

laquo Un mahomeacutetan qui avait donneacute plusieurs preuves drsquoune force extraordinaire eacutetait dans une si

grande colegravere qursquoil ne se posseacutedait plus et qursquoil eacutecumait de rage Un homme sage qui le

connaissait le voyant en cet eacutetat demanda ce qursquoil avait et il apprit qursquoon lui avait dit une

injure Cela lui fit dire laquo Comment ce miseacuterable porte un poids de mille livres et il ne peut

pas supporter une parole 1 raquo

Et Galland approuve la reacuteflexion du sage de ce conte de Saadi dans la remarque qursquoil

ajoute juste apregraves laquo Ce mot est plus juste dans le persan que dans le franccedilais en ce que le

mecircme mot qui signifie porter signifie aussi supporter raquo

Il paraicirct que Galland lui-mecircme est le premier agrave suivre ce modegravele oriental dans son

eacutepicirctre deacutedicatoire agrave Monseigneur Bignon premier preacutesident au Grand Conseil de sorte

qursquoil inscrit son geste dans la tradition sociale du don telle qursquoil lrsquoa veacutecue en pays

drsquoOrient laquo Je suis en cela lrsquoexemple des Orientaux qui de toute ancienneteacute jusques agrave nos

jours chacun suivant leur pouvoir ont fait et font encore des preacutesents agrave ceux de qui ils ont

reccedilu des faveurs2 raquo

Cela dit nous ne devons pas oublier la part de divertissement dans ce recueil comme

drsquoailleurs dans drsquoautres ouvrages de Galland Le deacutesir de divertir et drsquoapaiser la curiositeacute

en recourant agrave lrsquoexotisme oriental est autant preacutesent dans Les Paroles remarquables que le

souci drsquoavertir De sorte qursquoen plus de son laquo dessein de faire connaicirctre raquo lrsquoauteur parle de

son laquo intention de contribuer quelque chose agrave la curiositeacute du public raquo3 Ces deux aspects de

divertissement et drsquoavertissement vont eacutegalement de pair dans les Mille et une nuits (1704-

1717) et dans Les Contes et fables indiennes de Bidpaiuml et de Lokman (1724) et Galland

nrsquooublie pas de les signaler dans les deux preacutefaces il rappelle que laquo les contes de cette

espeacutece sont agreacuteables amp divertissans par le merveilleux qui y reacutegne drsquoordinairehellip raquo4 et

convie ensuite ses lecteurs agrave laquo profiter des exemples de vertus et de vices qursquoils y

trouveront raquo5 Notre auteur connaissait donc bien lrsquoart de mecircler lrsquoagreacuteable et lrsquoutile

1 Ibid p 63 2 Ibid p 15 3 Ibid p 18 4 Les Mille et une nuit (sic) Contes arabes traduits en franccedilois par Mr

Galland Paris 1704 Tome I Avertissement 5 Ibid

115

Pour terminer ce passage sur Antoine Galland il nrsquoest pas sans inteacuterecirct de dire un

dernier mot sur ses Mille et une nuits une traduction qui glorifie son auteur et qui marque

une eacutetape tregraves importante dans lrsquohistoire litteacuteraire franccedilaise Voltaire dira plus tard au sujet

de ce livre laquo Crsquoest un des livres les plus connus en Europe il est amusant pour toutes les

nations1 raquo La premiegravere eacutedition de ces contes parait en 1704 et les autres suivront jusqursquoen

1717 Elles connaissent immeacutediatement un grand succegraves Galland doit ce succegraves en grande

partie agrave son statut drsquoeacuterudit et agrave ses contacts avec des librairies dans toute lrsquoEurope De plus

il avait beaucoup travailleacute agrave adapter les contes au goucirct des Europeacuteens en supprimant par

exemple ce qui lui paraissait trop fort exageacutereacute ou reacutepeacutetitif Les Mille et une nuits traduites

par Galland ont eacuteteacute reacuteeacutediteacutees agrave drsquoinnombrables reprises et ont eacutegalement eacuteteacute la base des

traductions dans drsquoautres langues occidentales telles que lrsquoanglais ou lrsquoallemand Pendant

des dizaines drsquoanneacutees apregraves leur publication et jusqursquoau milieu du siegravecle suivant ces contes

ont fourni aux eacutecrivains franccedilais de quoi nourrir leur imagination bercer leur recircve et les

promener dans les contreacutees lointaines pleines de palais fabuleux et peupleacutees drsquoecirctres

fantastiques qui volaient dans lrsquoair ou traversaient les mers gracircce agrave des talismans et agrave des

formules magiques Dans sa liste succincte des ouvrages principaux portant lrsquoempreinte

des Mille et une nuits Madame Samsami eacutenumegravere pregraves de quatre-vingt piegraveces de theacuteacirctres

contes et romans parus dans la peacuteriode de 1670 agrave 18342 Ainsi les contes des Mille et une

nuits avec ceux du Jardin des roses et du Livre des lumiegraveres devinrent les sources les plus

importantes dans lesquelles un tregraves grand nombre drsquoauteurs drsquoartistes ou de poegravetes

puisegraverent thegravemes images et ideacutees

Lorsque nous examinons minutieusement ces teacutemoignages de reacuteputation en somme

tregraves peu nombreux nous remarquons que Saadi est accueilli degraves son apparition comme un

sage sublime de la grande tradition classique et un eacuteleacutegant fabricateur de sentences

morales Pour la richesse et la concision de son œuvre on le met agrave cocircteacute de Bidpaiuml de

Lokman drsquoEacutesope Il est pourtant eacutetonnant de voir que les moralistes du XVIIe siegravecle ne

soufflent mot de Saadi ni La Rochefoucauld (1613-1680) qui a ciseleacute tant de maximes agrave la

fois acircpres et spirituelles ni La Bruyegravere (1645-1696) dont la riche galerie drsquoinstantaneacutes

encadreacutes de reacuteflexions rappelle parfois les vivants tableaux du poegravete persan Peut-ecirctre que

ces derniers eacuteleveacutes dans le catholicisme et le culte excessif des Anciens se sont totalement

1 Citeacute par N Samsami op cit p 24 2 Ibid pp 36-37 De toutes ces adaptations les plus importantes et les plus originales sont les Mille et un jours de Peacutetis de la Croix parus entre 1710 et 1712 Le succegraves de ces contes fut parfois plus grand encore que celui de leur modegravele

116

deacutesinteacuteresseacutes de cet eacutetranger et drsquoune maniegravere geacuteneacuterale de tous ceux qui avaient ignoreacute la

saine doctrine litteacuteraire de classicisme Car en deacutepit de certaines phrases agressives ils

nrsquoont pu confortablement installeacutes dans leur foi religieuse et monarchique se rendre

compte que le Persan avait agiteacute bien avant eux de graves questions politiques et sociales

qui preacuteoccupent lrsquohumaniteacute tout entiegravere

Quoi qursquoil en soit nous pouvons constater avec Lanson qursquoagrave la fin du XVIIe siegravecle

gracircce aux remarquables travaux de Du Ryer de Chardin de Tavernier de Bernier de cette

brillante pleacuteiade de savants et de voyageurs qui eacutetaient partis quelques cinquante ans

auparavant agrave la conquecircte pacifique des pittoresques contreacutees drsquoAsie lrsquoOrient eacutetait devenu

agrave la mode Toutes les traductions les adaptations les reacutecits de voyage avaient fini par

deacuteposer laquo dans les esprits toute sorte drsquoimages des mœurs et des coutumes orientales raquo1

Apregraves cette indispensable imitation il restait donc aux eacutecrivains franccedilais un riche

domaine agrave exploiter dans lrsquoœuvre de Saadi Sera-ce la tacircche des philosophes du XVIIIe

siegravecle dont les plus illustres parleront de la Perse avec une si reacuteelle sympathie et pourront

en tout cas faire appel agrave cet auteur eacutetranger en le chargeant drsquoexposer agrave leur place des

ideacutees hardies en matiegravere politique sociale et religieuse

1 Histoire de la litteacuterature franccedilaise Paris Hachette 13egraveme eacuted 1916 p 710

117

CHAPITRE II

SAADI SOUS LES laquo LUMIEgraveRES raquo DU XVIIIe SIEgraveCLE

hellipcrsquoest lrsquohumanisme persan que deacutecouvriront les Encyclopeacutedistes Ils chercheront dans lrsquoœuvre de Firdusi et de Sarsquodi une inspiration que les eacutecrivains du siegravecle de Louis XIV puisaient eux chez les Grecs et les Romains ils leur emprunteront lrsquoimage du philosophe ami du prince qui eacutecoute les conseils et sait se montrer libeacuteral et toleacuterant Montesquieu pille allegravegrement Chardin pour donner agrave ses Lettres persanes quelque couleur locale Voltaire eacutecrit Zadig et fait lrsquoapologie de Zoroastre Diderot engage Sarsquodi dans le combat des Encyclopeacutedistes

Olivier Bonnerot La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee

franccedilaises au XVIIIe siegravecle

La vogue de lrsquoexotisme oriental amorceacutee au siegravecle classique atteint au XVIIIe siegravecle les

proportions drsquoun engouement Quant agrave la Perse elle jouit drsquoune attraction plus

consideacuterable encore On precircte une attention particuliegravere non seulement agrave sa litteacuterature mais

aussi agrave ses habitants agrave leurs mœurs agrave leurs croyances Apregraves les volumineux ouvrages de

Tavernier et de Chardin dans lesquels du reste de nombreux eacuteleacutements emprunteacutes aux

lettres aux arts agrave la geacuteographie physique et humaine de ce pays se trouvent utiliseacutes vient

une multitude de brochures et de petits livres courts portatifs qui ne visant qursquoagrave la simple

vulgarisation preacutetendant du cercle restreint des savants srsquoeacutetendre au grand public Ce qui

acceacuteleacutera cette vulgarisation ce fut une initiation heureuse du ministre des affaires

eacutetrangegraveres voulant que les laquo Jeunes de langues raquo traduisent pour la Bibliothegraveque du Roi au

terme de leurs eacutetudes agrave Istanbul des textes orientaux Ainsi conserve-t-on deacutedieacute par

Cardonne agrave Rouilleacute le ministre drsquoalors une traduction drsquoextraits du Bahacircrestacircn et du

Gulistan effectueacutees vers 1750

Parallegravelement agrave cette abondante production de source scientifique et de caractegravere

souvent anecdotique on trouve des œuvres drsquoimagination encore que leur inspiration soit

parfois il est vrai due en partie aux livres laquo La mode pour la Perse eacutecrit Pierre Martino

fut moins tapageuse [que pour la Turquie et le Siam] mais plus reacuteelle sans trop drsquoeacuteclat

elle eut quelques anneacutees drsquoune vraie vie [hellip] Dans les premiegraveres anneacutees du XVIIIe siegravecle

jusqursquoagrave lrsquoapparition des Lettres persanes une dizaine de romans furent composeacutes et

118

quelques piegraveces de theacuteacirctre se firent jouer dont les heacuteros eacutetaient persans1 raquo Puis srsquoavancent

tantocirct souriants tantocirct seacutevegraveres toujours curieux Rica et Usbek et avec eux leurs bruyants

harems leurs eunuques blancs et noirs leurs derviches figeacutes dans la contemplation de

lrsquoEternel En mecircme temps les sanglantes histoires de seacuterail les leacutegendes troublantes de la

Perse primitive circulent qui ne manquent pas drsquoexercer un attrait magique sur les esprits

captiveacutes Comment deacutesormais pouvait-on ne pas ecirctre Persan

La Perse reste donc agrave peu pregraves identique pour lrsquoobservateur mais les diverses reacutealiteacutes

qui la composent tendent agrave se preacuteciser selon un nouvel eacuteclairage A tout le moins certaines

drsquoentre elles eacutemergent du mystegravere agrave la lumiegravere Un Orient nouveau point En 1704 sombre

un Orient dont les preacuteceacutedents visages eacutetaient comme autant de caricatures pour les

honnecirctes gens les orientalistes et les curieux

Dans ces conditions Saadi ne fut certes pas oublieacute ni son œuvre neacutegligeacutee Au

contraire il fut au siegravecles des Lumiegraveres lrsquoauteur oriental le plus priseacute2 ce fait reacutesulte en

grande partie de son inteacuterecirct drsquohumaniste pour lrsquohomme et de la perspective somme toute

rationaliste de ses eacutecrits perspective commandeacutee ou orienteacutee par les circonstances de son

eacutepoque3 Alors de nouvelles traductions ou drsquoadaptations de son œuvre apparaissent

durant ce siegravecle De mecircme ses anecdotes et sentences sont rapporteacutees dans divers recueils

de contes moraux et de fables dans un but drsquoinstruction ou de divertissement Enfin les

philosophes tantocirct en eacutevoquant tour agrave tour sa sagesse sa morale sociale et politique son

esprit humanitaire et toleacuterant font de ce sage persan une porte parole pour exprimer leurs

propres ideacutees tantocirct ils se deacuteguisent sous son nom pour critiquer les fausses mœurs de leur

socieacuteteacute ou attaquer leur adversaire Toutes ces tentatives font connaicirctre sous une nouvelle

lumiegravere les cocircteacutes jusqursquoalors inexploiteacutes de la personnaliteacute et de lrsquoœuvre de Saadi de telle

sorte que vers la fin du siegravecle son nom deacutepasse le cercle restreint des savants ou des

eacuterudits

1 Pierre Martino LrsquoOrient dans la litteacuterature franccedilaise au XVIIe et au XVIIIe siegravecle Paris Hachette 1906 pp 176-177 2 Cf Dictionnairehellip 3 Saadi veacutecut en des temps troubleacutes dans la situation preacutecaire drsquoun eacutecrivain ou drsquoun poegravete deacutependant drsquoun patron royal

119

1

LES TRADUCTIONS

Degraves 1704 une nouvelle version anonyme du Gulistan paraicirct agrave Paris Guilistan ou

lrsquoEmpire des Roses traiteacute des mœurs des rois composeacute par Musladini Saadi prince des

poegravetes persans traduit du persan par M Nous savons aujourdrsquohui que le traducteur

srsquoappelle drsquoAllegravegre Le livre a reccedilu laquo lrsquoapprobation raquo de M Fontenelle que nous

reproduisons ici in-extenso laquo Jrsquoai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier le Gulistan

et jrsquoai cru que le Public verrait avec plaisir et peut-ecirctre avec quelque utiliteacute cet eacutechantillon

de la Morale et de la Poeacutesie des Arabes Fait agrave Paris ce 17 juillet 1704 raquo1 Ce qui est

eacutetonnant dans cette approbation de Fontenelle crsquoest qursquoil preacutesente le Gulistan comme de

laquo la poeacutesie des Arabes raquo donc Saadi un poegravete arabe Nous ignorons la raison de cette

affirmation fautive de la part de Fontenelle

Dans cet ouvrage on trouve drsquoabord un bref avertissement ougrave lrsquoauteur nous preacutevient

qursquoeacutetant donneacute laquo la diversiteacute des esprits et des langues raquo il srsquoest fixeacute pour tacircche de rendre

laquo les penseacutees [des Persans] telles qursquoelles sont raquo Cette eacutetude comprend deux parties la

premiegravere qui srsquoeacutetend sur une centaine de pages (pp 1-97) contient la traduction partielle

du Gulistan La seconde la plus consideacuterable (elle occupe environ les deux tiers du

volume pp 98-306) est intituleacutee laquo Augmentations aux rois et aux kaliphes de Saadi

tireacutees des auteurs arabes persans et turcs raquo Nous savons aujourdrsquohui que toute la matiegravere

de ce commentaire mi-historique mi-litteacuteraire a eacuteteacute puiseacutee dans la Bibliothegraveque Orientale

drsquoHerbelot A cocircteacute drsquoextraits assez abondants du Gulistan qui ne sont cependant

accompagneacutes drsquoaucune reacutefeacuterence au texte on y rencontre des eacuteclaircissements non moins

longs et en deacutefinitive peu utiles sur les noms propres citeacutes

En veacuteriteacute il suffit de comparer cette traduction agrave drsquoautres plus modernes pour se

rendre compte qursquoelle ne repreacutesente pas mecircme ce qursquoon est convenu drsquoappeler

ordinairement une laquo belle infidegravele raquo DrsquoAlegravegre qui sacrifie volontiers le sens litteacuteral agrave ses

preacutetentions litteacuteraires nous offre un bien meacutediocre arrangement reacutealiseacute drsquoapregraves le travail de

du Ryer dont on trouve chez lui parfois presque textuellement de nombreux passages

Pour srsquoen convaincre il suffit de placer cocircte agrave cocircte les quelques lignes suivantes

emprunteacutees agrave la preacuteface du Gulistan

1 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses traiteacute des mœurs des rois composeacute par Musladini Saadi prince des poegravetes persans traduit du persan par M (drsquoAlegravegre) Paris 1704 p XIII

120

Du Ryer p 3 DrsquoAlegravegre pp XVII-XVIII

laquo Les vents de lrsquoAurore ont eacuteteacute commandeacutes

drsquoeacutetendre son lit eacutemailleacute de diverses couleurs

les nueacutes du Printemps de nourrir les plantes

dans le sein de la terre les arbres de se revecirctir

de leurs feuilles vertes et les branches de se

couvrir de leurs chapeaux de fleurs agrave lrsquoarriveacutee

du Printemps par gracircce speacuteciale de Dieu Le

verjus srsquoadoucit et le noyau de la datte produit

un grand palmier les nuages le vent la Lune

le Soleil et le Ciel travaillent agrave te faire avoir du

pain ne le mange pas ingratement Ces choses

insensibles obeacuteissent agrave ce qui leur est

commandeacute pour lrsquoamour de toihellip raquo

laquoLes vents de lrsquoAurore ont eacuteteacute commandeacutes pour

eacutetendre son lit eacutemailleacute de diverses couleurs Les

nueacutees du Printemps ont ordre de nourrir les plantes

dans le sein de la terre les arbres de se revecirctir de

leurs feuilles vertes et leurs branches de se

couronner de fleurs Dieu commande tout obeacuteit

tout se tait les Nuages le Vent la Lune le Soleil

le Ciel tout est en mouvement pour toi Ces causes

insensibles obeacuteissent agrave ce que Dieu leur commande

pour toi raquo

Il serait fastidieux de poursuivre la comparaison On voit sans peine que la premiegravere

partie de la phrase est chez drsquoAlegravegre la reproduction pure et simple de la traduction de Du

Ryer mais que la plagiat tourne bien vite agrave lrsquointerpreacutetation ici drsquoAlegravegre supprime

quelques deacutetails preacutecis qursquoil croit utiles laquo agrave lrsquoarriveacutee du printemps raquo laquo le verjus srsquoadoucit

et le noyau de la datte produit un grand palmier raquo laquo ne le mange pas ingratement raquohellip ont

disparu sans laisser de trace lagrave il explique et sa paraphrase nrsquoest ni exacte ni heureuse la

formule laquo par gracircce speacuteciale de Dieu raquo devient gracircce agrave un plaisant contresens un principe

de deacutependance universelle laquo Dieu commande tout obeacuteit tout se fait raquo auquel Saadi nrsquoa

probablement pas songeacute Et ceci prouve le travail hacirctif et somme toute peu intelligent de

drsquoAlegravegre On pourrait multiplier les exemples et montrer aiseacutement qursquoen maints endroits

drsquoAlegravegre a deacutetourneacute en toute connaissance de cause les expressions et les images de Du

Ryer agrave son profit il lrsquoa copieacute systeacutematiquement1

Au reste lrsquoouvrage comme il a eacuteteacute indiqueacute ne renferme que le premier chapitre du

Gulistan Dans lrsquoensemble comme lrsquoa souligneacute Semelet laquo ce sont quelques paraphrases

que lrsquoon ne peut pas appeler du nom de traduction raquo2

1 DrsquoAlegravegre a reacutepeacuteteacute les erreurs mecircmes de son modegravele tel le mot laquo Sciachos raquo (p 36) qursquoil a reproduit dans son texte sans lrsquoavoir traduit tout comme lrsquoavait fait Du Ryer (voir supra p 53) 2 Gulistan ou le Parterre de Fleurs traduit litteacuteralement par N Semelet Paris Imprimerie Royale 1834

preacuteface p 3 Au mecircme endroit Semelet commet une erreur en confondant la traduction de M (DrsquoAlegravegre) avec celle de Du Ryer Son autre erreur est drsquoordre chronologique il donne lrsquoanneacutee 1714 comme date de publication de la premiegravere eacutedition de drsquoAlegravegre alors que celle-ci a lieu en 1704

121

Quoi qursquoil en soit il est bon drsquoenregistrer le succegraves de cette libre adaptation plusieurs

fois reacuteimprimeacutee notamment en 1714 et en 1737 et souligner le sous-titre si significatif qui

agrave lui seul est un veacuteritable programme Car crsquoest justement cette expression de laquo traiteacute des

mœurs raquo que les lettreacutes du temps ont releveacutee au premier coup drsquoœil et de laquelle ils ont

eacutegalement tireacute toutes sortes de conclusion morales et politiques

Apregraves cette malheureuse entreprise crsquoest lrsquoabbeacute Jacques Gaudin qui tente de preacutesenter

au public franccedilais une nouvelle version du Jardin des roses Sa traduction quoique plus

originale que celle de drsquoAlegravegre nrsquoest pas moins tregraves fautive En la lisant on y remarque de

fort nombreuses inexactitudes Voici un exemple typique tireacute encore de la preacuteface du

Gulistan il constitue la conclusion du passionnant examen de conscience qui jette Saadi

deacutesespeacutereacute dans la solitude morale la plus dramatique Lrsquoabbeacute Gaudin eacutecrit

laquo Ta vie ocirc Saadi est comme la neige le soleil de lrsquoeacuteteacute en a fondu la plus grande partie Est-ce

agrave toi agrave te bercer de vaines espeacuterances et agrave trsquoendormir encore dans le sein de la mollesse Si tu

vas au marcheacute les mains vides quelles provisions pourras-tu apporter Quiconque mange son

bleacute en herbe ne trouve plus rien au temps de la moisson Mets donc agrave profit pour toi ces

reacuteflexions salutaires1 raquo

Lrsquoeacutetude la plus superficielle reacutevegravele de nombreuses et graves erreurs dans une telle

interpreacutetation outre que lrsquoinvocation du deacutebut (que ne fournit pas lrsquooriginal) est

parfaitement inutile la seconde phrase trop libre reste bien loin du texte Drsquoautre part le

conseil final laquo Mets donc agrave profit pour toi raquo est vague mecircme inexact pour rendre

lrsquoeacutenergique et saine recommandation du moraliste persan laquo Ecoute avec lrsquooreille de lrsquoacircme

le conseil de Saadi tel est le chemin sois homme et va2 raquo

Aux personnes qui auraient eu lrsquointention de srsquoinitier agrave la poeacutesie persane lrsquoouvrage de

lrsquoAbbeacute Gaudin eucirct rendu de tregraves faibles services Si dans lrsquoensemble il constitue un bon

exercice de franccedilais il nrsquoen repreacutesente pas moins une deacuteplorable adaptation qui a enleveacute au

texte toute sa saveur tout son pittoresque et ses chaudes couleurs Crsquoest en somme le type

parfait de la laquo traduction-trahison raquo qui loin de rapprocher deux civilisations qui se

meacuteconnaissent les eacuteloigne encore lrsquoune de lrsquoautre assez eacutetourdiment

Outre ces deux meacutediocres versions en 1762 est publieacute anonymement une traduction

fragmentaire du Gulistan sous le titre Traditions orientales ou la morale de Sadi ceacutelegravebre

poegravete persan extraite et recueillie de diffeacuterentes histoires et bons mots du mecircme auteur Le

1 Citeacute drsquoapregraves lrsquoeacutedition laquo A lrsquoenseigne de pot casseacute raquo Paris 1930 p 22 2 Gulistan preacuteface p 11

122

traducteur nrsquoen est pas encore connu Il srsquoagit des extraits librement traduits du Gulistan

ou plutocirct une sorte drsquoadaptation laquo Je nrsquoai point traduit dit lrsquoauteur jrsquoai pris avec choix ce

que jrsquoai trouveacute de plus heureux [hellip] toujours en abreacutegeant beaucoup raquo1

Ce petit livre de 83 pages (in-12) comprend un avertissement assez long (23 pages) sur

la vie et lrsquoœuvre de Saadi ougrave lrsquoauteur eacutevoque entre autres la fameuse histoire de la

captiviteacute du poegravete persan par les laquo Franccedilais de Tripoli raquo Cette fois par contre cette

histoire est utiliseacutee par lrsquoauteur pour prouver le caractegravere modeacutereacute du moraliste persan laquo Il

est assez remarquable qursquoen nous rendant compte lui-mecircme [Saadi] de sa captiviteacute il ne lui

eacutechappe pas la moindre injure contre les Chreacutetiens Crsquoest une assez grande preuve de la

modeacuteration qui faisait son caractegravere raquo2 Le traducteur y parle aussi de la traduction en latin

de ce mecircme livre par lrsquoallemand Gentius une traduction qursquoil estime infeacuterieure agrave la

sienne comme preuve agrave sa preacutetention il compare un passage qursquoil a traduit lui-mecircme avec

le passage correspondant dans la traduction de Gentius De mecircme dans la note qursquoil ajoute

en PS agrave la fin de son avertissement il parle drsquoune laquo traduction franccedilaise du premier

chapitre du Gulistan par M Galland raquo3 Quant aux motifs qui lrsquoont ameneacute agrave traduire le

Gulistan lrsquoauteur eacutevoque pareil agrave ses preacutedeacutecesseurs le caractegravere laquo instructif raquo et

laquo agreacuteable raquo des histoires de ce recueil laquo Il est parsemeacute de si beaux morceaux il respire

une morale si pure et si touchante il srsquoy trouve des Histoires si instructives et si agreacuteables

dans leur briegraveveteacute que jrsquoai cru qursquoon en pourrait composer un extrait inteacuteressant et qui

suffirait pour nous faire goucircter la morale de Saadi et nous faire entrevoir sa maniegravere

drsquoeacutecrire4 raquo

Lrsquoouvrage contient au total cinquante et une historiettes tireacutees du Gulistan traduites

tregraves sommairement sous le titre laquo Traditions orientales ou la morale de Sadi raquo et douze

sentences du huitiegraveme chapitre du mecircme livre recueillies sous le titre laquo Penseacutees deacutetacheacutees

de Sadi raquo Bien que ce livre dans son ensemble repreacutesente agrave peine lrsquoeacutequivalent drsquoun

chapitre du Gulistan on doit cependant le compter parmi les traductions franccedilaises qui ont

eacuteteacute effectueacutees de lrsquoœuvre de Saadi au XVIIIe Il est agrave propos de remarquer qursquoHenri Masseacute

a commis une erreur dans sa vaste bibliographie concernant Saadi en preacutesentant Les

Traditions Orientales ou la morale de Sadi comme une traduction du Boustan et non pas

1 Anonyme Traditions orientales ou la morale de Sadi ceacutelegravebre poegravete persan Paris chez Cailleau 1762 Avertissement p XIV 2 Ibid p IV 3 Il srsquoagit des Paroles remarquables les bons mots hellip que nous avons eacutetudieacutes dans le premier chapitre (32) Drsquoailleurs nous avons vu que dans ce livre Galland a traduit plus que le laquo premier chapitre raquo du Gulistan contrairement agrave ce que dit notre traducteur anonyme 4 Ibid p XIV

123

du Gulistan comme nous venons de le montrer1 Drsquoautres chercheurs ont reacutepeacuteteacute la mecircme

erreur en suivant H Masseacute tel le feu monsieur Hadidi qui a mecircme parleacute des vers de la

preacuteface du Boustan figurant dans ce livre ce qui nrsquoest pas le cas De plus il pense que le

traducteur du livre en question pourrait probablement ecirctre Voltaire2 Ce qursquoil dit sur ce

livre est donc doublement fautif

Drsquoapregraves ce que nous venons de dire deux choses se constatent drsquoabord crsquoest que

toutes les traductions du Gulistan effectueacutees au XVIIIe sont incomplegravetes et preacutesentent des

lacunes eacutevidentes Ensuite de quatre traductions ou adaptations de cette œuvre en ce

siegravecle trois sont publieacutees anonymement Il faudra alors attendre le siegravecle suivant pour

qursquoapparaissent enfin des traductions dignes de ce chef-drsquoœuvre universel de Saadi

Cependant il existe drsquoautres ouvrages qui peuvent en quelque maniegravere combler ces

lacunes agrave savoir ceux des conteurs et fabulistes ougrave sont recueillis drsquoabondantes histoires de

Saadi sous diffeacuterentes formes en prose ou en vers

2

LES CONTEURS ET LES FABULISTES

Dans les premiegraveres anneacutees du XVIIIe Siegravecle la faveur des histoires orientales srsquoeacutetablit

en France Le succegraves immeacutediat du premier volume des Mille et Une Nuits procureacute par

Antoine Galland en 1704 (lrsquoanneacutee ougrave apparaicirct eacutegalement la traduction du Gulistan par

drsquoAlegravegre) qui ne se deacutementira pas jusqursquoau dernier volume posthume publieacute en 1717 est

agrave lrsquoorigine drsquoune veacuteritable mode semblable agrave celle qui saisit la France dans les dix

derniegraveres anneacutees du XVIIe siegravecle agrave lrsquoeacutepoque ougrave triomphait le conte de feacutees issu du folklore

national Franccedilois Peacutetis de la Croix apregraves avoir publieacute en 1707 sous le titre drsquoHistoire de

la sultane de Perse et des vizirs (un roman turc drsquoAhmed Misri) preacutesente le recueil des

Mille et Un Jours entre 1710 et 1712 Puis crsquoest lrsquoabbeacute Bignon lui aussi orientaliste qui

fait paraicirctre Les Aventures drsquoAbdalla fils drsquoHanif entre 1712 et 1714 Les Mille et Un

Quarts drsquoHeure (1715) Les Sultanes de Guzarate (1732) et les Mille et Une Heures (1733-

1759) de Gueulette les Mille et Une Fadaises de Cazotte (1742) teacutemoignent tous de cet

engouement collectif pour les fictions exotiques Toutes ces œuvres obeacuteissent agrave la mecircme

1 En fait il range ce livre parmi les traductions du Boustan voir H Masseacute op cit Bibliographie p XXXIII 2 Voir J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit pp 101-102

124

structure histoires enchacircsseacutees dans un reacutecit-cadre recyclent les mecircmes symboles souvent

puiseacutes dans le grand ouvrage de vulgarisation que constitue la Bibliothegraveque orientale de

drsquoHerbelot (1697) et jouent avec les mecircmes motifs deacutejagrave contenus dans le modegravele qursquoest

devenue lrsquoœuvre de Galland1

Cette vogue orientale donnant lieu agrave des contes au style et aux intentions variables

nrsquoest pas indeacutependante de lrsquoapport important des efforts des laquo jeunes de langues raquo Au

chapitre preacuteceacutedent nous avons fait allusion agrave la creacuteation en 1669 de lrsquoEcole des Jeunes de

Langues agrave lrsquoinitiative de Colbert destineacutee agrave former des interpregravetes de carriegravere devant servir

de drogmans aux ambassadeurs et consuls de France Installeacutee agrave Constantinople cette

Ecole accueillait des enfants qui avaient reccedilu avant leur deacutepart en Turquie quelques

anneacutees drsquoeacuteducation aux frais du roi une fois agrave lrsquoeacutetranger ils apprenaient le turc lrsquoarabe et

le persan laquo Plusieurs drsquoentre eux connaicirctront bien le persan2 raquo

Au deacutebut du XVIIIe siegravecle sous lrsquoimpulsion du ministre des Affaires eacutetrangegraveres lrsquoeffort

de traduction est systeacutematiseacute et obeacuteit agrave un double objectif enrichir la Bibliothegraveque du roi

eacuteprouver les compeacutetences des eacutetudiants agrave partir drsquoexercices de longue haleine Cette

politique donne des reacutesultats remarquables ce sont plus de 120 traductions drsquoouvrages

turcs3 en franccedilais qui sont reacutealiseacutees par 38 eacutelegraveves entre 1730 et 1750 alors que pendant la

mecircme peacuteriode on en compte sensiblement moins pour les langues eacutetrangegraveres europeacuteennes

Une fois envoyeacutees agrave Paris ces traductions entraient dans le catalogue de la Bibliothegraveque du

roi ougrave elles eacutetaient ouvertes agrave la libre consultation du public

21 Comte de Caylus

Crsquoest dans la Bibliothegraveque du roi que le comte de Caylus4 (1692-1765) membre de

lrsquoAcadeacutemie des Inscriptions eut lrsquoideacutee drsquoaller chercher la matiegravere de ses Contes orientaux

parus en 1743 Le titre complet Contes orientaux tireacutes des Manuscrits de la Bibliothegraveque

du Roy de France indique clairement qursquoil ne srsquoagit pas drsquoune matiegravere originale ce que

confirme la note de laquo lrsquoimprimeur au lecteur raquo au deacutebut du livre laquo Ce recueil de Contes

Orientaux est tireacute de la Bibliothegraveque du Roi M Peacutetis et M Galland nrsquoont eu aucune

connaissance des Manuscrits dont cet ouvrage est tireacute ils nrsquoy eacutetaient pas encore remis

1 A tout cela il faut eacutegalement ajouter les dix volumes de lrsquoeacutedition deacutefinitive de lrsquoœuvre de Chardin en 1711 qui fournirent aux auteurs du XVIIIe siegravecle la matiegravere neacutecessaire agrave la composition de leurs ouvrages sur la Perse 2 F Richard op cit p 38 3 Il est agrave savoir qursquoun nombre assez important de ces ouvrages turcs avaient pour sujet la litteacuterature persane entre autres se trouvaient surtout et souvent des manuscrits de la poeacutesie de Saadi 4 Son nom complet est Anne Claude Philippe de Pestels de Leacutevis de Tubiegraveres-Grimoard comte de Caylus

125

quand ils ont donneacute au Public Les Mille et Une Nuits et Les Mille et Un Jours ils nrsquoy sont

que depuis quelques anneacutees et par une voie qui fait honneur au Ministre sous les ordres

duquel ce superbe et preacutecieux deacutepocirct est aujourdrsquohui raquo1 De mecircme Caylus affirme dans sa

preacuteface qursquoil adresse agrave Madame laquo nrsquoayant point drsquoautre part agrave ce Recueil que celle de

lrsquoavoir rassembleacute raquo En effet tous les contes qui le composent proviennent drsquoouvrages

traduits du turc et du persan (et conserveacutes aujourdrsquohui au deacutepartement des manuscrits

orientaux de la Bibliothegraveque Nationale de France) A ce propos lrsquoavertissement de

lrsquoimprimeur adresseacute au lecteur des Contes orientaux est bien explicite cette note de

lrsquoimprimeur contient en plus de riches informations sur ce que nous venons de dire au

sujet du cheminement des textes orientaux vers la France et meacuterite donc que nous en

citions plus de lignes ici

laquo Les jeunes Franccedilois que lrsquoon envoie en Turquie et que lrsquoon connaicirct sous le nom drsquoEnfants de

Langue reccediloivent avant leur deacutepart quelques anneacutees drsquoeacuteducation aux deacutepens du Roi on leur

apprend ensuite agrave Constantinople agrave lire agrave eacutecrire et agrave parler le Turc lrsquoArabe souvent mecircme le

Persan pour les mettre en eacutetat de devenir les Drogmans ou les Interpregravetes de lrsquoAmbassade des

Consuls et de toute la Nation Ce Ministrehellip a donneacute ordre agrave tous les jeunes genshellip pour juger

par lui-mecircme de leurs progregraves dans lrsquointelligence des Langues de traduire en Franccedilais les

ouvrages Arabes Turcs ou Persans indiffeacuteremment et agrave leur choix et de lui envoyer leur

traduction avec une copie du Texte cet ordre a deacutejagrave produit environ cent Volumes sur

diffeacuterentes matiegraveres parmi lesquels il se trouve plusieurs Annales qui pourront avoir leur

utiliteacute Ces Contes sont tireacutes de ces espegraveces de Manuscritshellip2 raquo

Dans ses Contes Caylus a respecteacute agrave la lettre la structure du conte oriental

traditionnel un reacutecit-cadre lrsquoHistoire de Moradbak qui voit un roi demander que lrsquoon lui

raconte des fables A lrsquointeacuterieur de cette situation initiale un ensemble de contes qui

comportent eux-mecircmes pour la plupart un nombre variable de tiroirs tantocirct reacutetrospection

des aventures du narrateur ou de lrsquoun des acteurs de la narration tantocirct apologues moraux

tantocirct messages agrave lrsquointention drsquoun ou de plusieurs personnages et qui interfegraverent avec le

reacutecit-cadre

Lrsquohistoire-cadre dans laquelle srsquoinscrivent les Contes orientaux raconte qursquoHudjiadge

un des Rois ceacutelegravebres de Perse eacuteprouvant une grande insomnie par suite de ses remords

ordonne sous peine de mort au gardien de sa prison Fiteacutead de trouver quelqursquoun dont les

1 Comte de Caylus Contes Orientaux tireacutes des Manuscrits de la Bibliothegraveque du Roy de France La Haye 1743 tome I laquo lrsquoimprimeur au lecteur raquo sans paginations 2 Ibid

126

contes soient capables de lrsquoendormir Moradbak la fille tregraves belle et intelligente du portier

conseille agrave son pegravere de faire sortir de prison un vieux sage Seacutelim qui va raconter sa propre

histoire Mais le souci drsquoorganiser son recueil autour drsquoun fil conducteur et de le clore par

une veacuteritable conclusion qui termine lrsquohistoire-cadre comme dans Les Mille et Une Nuits

pousse Caylus agrave deacuteleacuteguer la parole de Seacutelim agrave la fille mecircme du gardien Moradbak Celle-

ci va donc raconter au sultan des histoires qursquoelle a apprises drsquoun vieil homme (Seacutelim)

oublieacute dans une prison ainsi agrave la fin du recueil le souverain charmeacute par lrsquoesprit et la

beauteacute de la jeune fille libegravere le prisonnier et eacutepouse la conteuse La boucle ouverte au

deacutebut des Contes orientaux est ainsi close

Les Contes orientaux de Caylus sont accompagneacutes de notes explicatives sur lrsquohistoire

les mœurs les traditions iraniennes qui teacutemoignent drsquoune eacuterudition assez vaste de lrsquoauteur

agrave ce sujet Sans doute Caylus avait eacutegalement une bonne connaissance de la litteacuterature

iranienne lorsqursquoil disait par exemple agrave la fin de son premier tome laquo Les Persans sont

plus dans lrsquohabitude de se parler par les diffeacuterentes espegraveces de Fleurs leurs couleurs et leur

arrangement elles leur servent pour le mecircme objet et nous en avons plusieurs exemples

dans quelques traductions ou Livres tireacutes de cette Nation1 raquo Au mecircme endroit il preacutesente

mecircme une assez longue laquo liste de quelques Maneacute ou Preacutesents muets donneacutes par les

hommes raquo Sous cette liste il rassemble et explique un certain nombre drsquoexpressions

litteacuteraires figeacutees meacutetaphoriques etc utiliseacutees dans les textes persans En voici quelques

unes laquo Quelque chose de bleu Je suis charmeacute de toiraquo Plus lrsquoeacutetoffe ou la chose envoyeacutee

est claire plus lrsquoexpression est forte Une perle Tu me trompes tu nrsquoes qursquoune infidegravele

[hellip] Une grappe de raisin Mes deux yeux2 raquo Ces expressions le conteur les a utiliseacutees agrave

maintes reprises dans la narration de ces propres contes sans doute pour ne pas effacer la

couleur locale Beaucoup de ces locutions sont celles que lrsquoon trouve freacutequemment dans la

poeacutesie de Saadi

Or bien que Caylus nrsquoait pas preacuteciseacute ni la date ni lrsquoauteur des manuscrits drsquoougrave il a tireacute

ses contes une lecture attentive de ces derniers permet drsquoy repeacuterer des emprunts agrave (de)

lrsquoœuvre de Saadi Comme lrsquoa deacutejagrave confirmeacute N Samsami dans au moins deux de ces

contes lrsquoHistoire de Damanos et lHistoire de la Corbeille cette influence paraicirct eacutevidente

1 Ibid p 313 (en fait ces notes se trouvent sans aucun titre agrave la page qui suit la page 312 et qui ne porte pas de pagination) 2 Ibid p 313 et suivantes

127

laquo La premiegravere rappelle lrsquohistoire de sept dormeurs la seconde contient beaucoup de

meacutetaphores de figures de phrases entiegraveres apparenteacutees agrave celles de Saadi1 raquo

Dans lrsquoHistoire de la Corbeille le conte le plus long du second tome (pregraves de cent

pages) qui retrace le reacutecit drsquolaquoun jeune Roi nommeacute Kemsarai raquo plongeacute dans une tristesse

infinie outre tant de bonnes qualiteacutes attribueacutees agrave ce prince communes drsquoailleurs avec

celles de certains rois eacutevoqueacutes par Saadi dans son Gulistan (Noushirvan le juste par

exemple) nous retrouvons une grande quantiteacute drsquoimages de thegravemes et de sujets emprunteacutes

agrave ce recueil moral persan

laquo hellipun jeune Roi nommeacute Kemsarai recommandable par toutes sortes de bonnes qualiteacutes il

nrsquoeacutetait occupeacute que du bonheur de ses Sujets La Justice eacutetant lrsquounique regravegle de ses actions les

pauvres avoient encore plus drsquoaccegraves aupregraves de lui que les riches [hellip] bientocirct il parut bientocirct il

parut comme une belle Rose qui fait le matin lrsquoornement drsquoun Jardin et fait mourir presque au

moment qursquoelle a veacutecu2 raquo

De mecircme lorsque nous lisons cette laquo faccedilon de parler drsquoun de nos Poegravetes raquo (dont il eacutetait

question ci haut) cet laquo art de bien parler raquo et plus particuliegraverement ce laquo Jardin de Roses raquo

tout cela ne nous fait-il pas spontaneacutement penser agrave Saadi

laquo Elle me paraissait mecircme selon la faccedilon de parler drsquoun de nos Poegravetes comme une mer de

charmes dans laquelle je me plongeais avec plaisir Crsquoeacutetait un Jardin de Roses qui reacutepandait

une odeur drsquoamitieacute dont mon cœur eacutetait eacutepris Enfin jrsquoeacutetais enchanteacute des Histoires qursquoil me

racontait tant lrsquoart de bien parler lui eacutetait naturel3 raquo

Les meacutetaphores et les expressions pareilles agrave celles que lrsquoon trouve freacutequemment chez

Saadi et qui lui sont caracteacuteristiques telles que la laquo belle raquo compareacutee agrave un laquo cypregraves eacuteleveacute raquo

la laquo bouche vermeille raquo et laquo les legravevres du corail raquo de la bien-aimeacutee laquo lrsquoabeille et la rose raquo

laquo le vent et la moisson drsquoamour raquo et tant drsquoautres encore abondent tout le long de ce

conte Des exemples bien significatifs agrave cet eacutegard se trouvent dans ce dialogue (et les pages

qui le suivent) ougrave la princesse Zulouch laquo un cypregraves eacuteleveacute portant la tecircte superbe jusqursquoaux

nues raquo deacutecrit le portrait des vierges qui sont agrave ses services et qursquoelle veut livrer au prince

Kemsarai

1 N Samsami op cit p 32 2 Comte de Caylus op cit pp 158-160 3 Ibid pp 166-167

128

laquo Je vous livre mes Vierges pour apaiser le feu deacutevorant qui brucircle votre cœur et qui tourmente

votre esprit elles ont toutes un teint plus blanc que la neige leur bouche est vermeille leurs

legravevres ressemblent agrave du corail lrsquoeacuteclat de leurs dents comme un beau fil de perles est encore

releveacute par celui de leurs yeux plus brillants que les astres [hellip] Mais les Etoiles peuvent-elles se

comparer au Soleil [hellip] Ce beau Cypregraves ne voudra plus revenir dans ce Jardin [hellip] Comme

un Cypregraves eacuteleveacute [hellip] O Mer de beauteacute quel mal peut faire une Fourmi dans une grande

quantiteacute de sucre Quel dommage peut causer une Abeille dans un parterre de fleurs [hellip] Le

temps est comme un vent impeacutetueux qui peut deacutetruire en un moment le moisson de mon

amour1 raquo

Le plus inteacuteressant crsquoest de voir Caylus employer mecircme des mots persans (dont il

donne la signification en note) dans ses descriptions laquo Vous ecirctes lrsquoeau de Zulalhellip (Zulal

signifie de lrsquoeau douce claire et deacutelicate telle qursquoon la boit dans le Paradis) raquo laquo lrsquoeau du

doux Keuserhellip raquo2 Nous pouvons donc affirmer avec N Samsami que de pareils passages

laquo comportent un raffinement des deacutetails dans la description du luxe et de la volupteacute tregraves

proche du Gulistan de Saadi raquo3

Nous devons rappeler que lrsquoinspiration de Caylus de la litteacuterature iranienne ne se

limite pas agrave lrsquoœuvre de Saadi et que drsquoautres poegravetes lui ont fourni de sujets dans la

reacutedaction de ses contes par exemple lrsquoHistoire du Derviche Abounadar (Abemanadar) est

tireacutee du Bahar Danech de Jami et lrsquoHistoire du Griffon du Manteghotair de Attar De

mecircme cet auteur a eacutecrit agrave la maniegravere de Montesquieu ses propres Lettres persanes en

1743 lrsquoanneacutee mecircme ougrave ses Contes ont eacuteteacute publieacutes des Lettres auxquelles un auteur

anonyme a reacutepondu par La Reacuteponse aux lettres persanes du comte de Caylus (1743)

22 Saint Lambert

Mais lrsquoinfluence des histoires morales de Saadi sera plus directe et plus importante chez

drsquoautres auteurs du XVIIIe siegravecle Tel le poegravete et philosophe Jean-Franccedilois de Saint-

Lambert (1716-1803) qui a tireacute plusieurs de ses Fables orientales du poegravete persan en plus

des thegravemes et ideacutees qursquoil lui a emprunteacutes

Ces Fables orientales sont parues pour la premiegravere fois en 1769 dans la premiegravere

eacutedition des Saisons4 poegraveme didactique qui fut agrave lrsquoorigine de la reacuteputation de Saint-Lambert

dans les cercles litteacuteraires et philosophiques de Paris Crsquoest aussi le mecircme poegraveme qui le fait

1 Ibid pp 201-212 2 Ibid p 196 et p 201 3 N Samsami op cit p 33 4 Jean-Franccedilois de Saint-Lambert Les Saisons poegravemes par Saint-Lambert Piegraveces fugitives - Fables orientales Amsterdam Pissot 1769

129

entrer agrave lrsquoAcadeacutemie franccedilaise lrsquoanneacutee suivante En fait le nom de Saint-Lambert est resteacute

attacheacute uniquement agrave son poegraveme des Saisons que lrsquoon a parfois consideacutereacute comme chef-

drsquoœuvre de la poeacutesie descriptive du XVIIIe siegravecle Voltaire son ami nrsquoheacutesite pas agrave le

ranger parmi les laquo ouvrages de geacutenie raquo et affirme que laquo crsquoest le seul ouvrage de notre

siegravecle qui passera agrave la posteacuteriteacute raquo De mecircme dans sa correspondance de lrsquoanneacutee 1769 il

ne parle que du poegraveme des Saisons qursquoil appelle laquo une reacuteparation drsquohonneur que le siegravecle

preacutesent fait au grand siegravecle passeacute raquo1 Drsquoautres comme Grimm ou Diderot soulignent le

manque de verve et drsquoinvention la froideur du style lrsquoabondance des chevilles et des

eacutepithegravetes creuses

Les Fables orientales se trouvant agrave la fin des Saisons seront ensuite publieacutees

seacutepareacutement en 1773 dans une nouvelle eacutedition augmenteacutee de penseacutees tireacutees de livres

chinois arabes persans turcs latins et franccedilais2 Ce sont quarante-quatre fables tireacutees

presque toutes du Gulistan de Saadi et preacuteceacutedeacutees de la preacuteface de ce mecircme livre Crsquoest une

imitation originale des historiettes drsquointeacuterecirct moral et social pour la plupart tireacutees du premier

et du deuxiegraveme livre du Gulistan Mais lrsquoauteur nrsquoa fait aucune mention de la source ougrave il a

puiseacute ses fables Selon le thegraveme des historiettes ou bien selon lrsquoideacutee qursquoil a voulu suggeacuterer

dans ses adaptations lrsquoauteur y a donneacute des titres agrave sa guise laquo LrsquoHomme vrai raquo laquo Le

Sommeil du meacutechant raquo laquo La Retraite raquo laquo LrsquoErreur raquo Le Songe raquo laquo LrsquoAvarice raquo etc Par

exemple dans la fable qursquoil nomme laquo LrsquoInnocence raquo (tireacutee du Gulistan II 13) il raconte

pourquoi ce religieux malgreacute sa grave blessure et agrave quelques pas de la mort remerciait

Dieu

laquo Je rencontrai un jour au bord de la mer un vertueux Laboureur qursquoun Tigre avait agrave demi-

deacutevoreacute il eacutetait precirct drsquoexpirer et souffrait beaucoup Grand Dieu disait-il je te rends gracircces jrsquoai

des douleurs et non des remords3 raquo

Dans cette imitation tregraves libre il arrive mecircme agrave Saint-Lambert de changer totalement

le reacutecit de Saadi afin drsquoen tirer une leccedilon tregraves personnelle et bien diffeacuterente de celle du

moraliste persan Ce trait Poisson de La Chabeaussiegravere lrsquoa tregraves bien remarqueacute lorsqursquoil dit

en parlant des Fables de Saint-Lambert que ce dernier laquo precircte quelquefois agrave Saadi une

1 Voltaire Lettre agrave M Dupont du 7 juin 1769 2 Fables orientales de M De S Lambert Auteur des Saisons ampc Novelle Edition augmenteacutee de Penseacutees tireacutees de Livres Chinois Arabes Persans Turcs Espagnoles Latins amp Franccedilais pour former agrave la pratique de la Sagesse amp agrave la connaissance du cœur humain Avignon Chez Franccedilois Seguin 1773 3 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 355

130

philosophie qui nrsquoeacutetait ni la sienne ni celle de son siegravecle raquo1 Dans laquo La Vision raquo par

exemple contrairement agrave lrsquohistoire qui inspira agrave La Fontaine sa fameuse fable du laquo Songe

drsquoun habitant du Mogol raquo le conteur place tous les deux personnages de Saadi en Enfer et

le roi et le religieux

laquo Aaron Raschild dans un de ses songes fut transporteacute aux Enfers Il y vit drsquoabord un

Derviche et un Roi Pourquoi es-tu ici dit-il au Derviche Pour avoir eu lrsquoambition drsquoun Roi

Et toi dit-il au Roi Pour avoir eu la religion drsquoun Derviche2 raquo

Dans lrsquooriginal comme nous avons vu au premier chapitre le religieux est en enfer mais

le roi au paradis drsquoailleurs il nrsquoest pas du tout question de la laquo religion raquo Le conteur veut

donc critiquer la laquo religion raquo en mecircme temps que laquo lrsquoambition raquo des rois Nous pouvons

alors dire que Saint-Lambert est lrsquoun des premiers eacutecrivains franccedilais du XVIIIe siegravecle agrave

utiliser lrsquoœuvre de Saadi dans un but de critique sociale ce que drsquoautres eacutecrivains feront agrave

leur tour et qui se reacutepandra dans drsquoautres domaines encore

Le mecircme esprit de convoitise des rois est mis en cause par une autre fable intituleacutee

laquo Mahmoud raquo (le grand roi Ghaznavide) ougrave ce dernier apparaicirct en songe agrave un roi alors que

tout son corps est changeacute en poussiegravere sauf ses yeux qui tournent toujours dans leurs

orbites voici la fable dans son inteacutegraliteacute

laquo Un des Rois du Chorazan [Khorasan] vit en songe Mahmoud qui reacutegnait cent ans avant lui

Il vit le corps de ce Prince se consumer entiegraverement et se dissiper en poussiegravere Il nrsquoen resta que

les yeux qui jetaient continuellement des regards sur le Palais et sur le Trocircne Le Roi demanda

aux Devins ce que pouvait signifier ce songe lrsquoun drsquoeux lui dit Mahmoud voit agrave preacutesent que

tu occupes le Palais et le Trocircne qursquoil a occupeacutes qursquoil ne lui reste rien de sa grandeur et qursquoon

nrsquoemporte avec soi que le bien qursquoon a fait O Roi fais le bien avant que dans ton Palais en

deuil on entende une voix lugubre prononcer ces mots Il nrsquoest plus3 raquo

Crsquoest la deuxiegraveme historiette du premier chapitre du Gulistan que Saint-Lambert a adapteacute

ainsi Chez Saadi le reacutecit se termine par cette phrase laquo Il considegravere maintenant que son

royaume appartient agrave drsquoautres4 raquo

1 A E X Poisson de La Chabeaussiegravere Apologues moraux imiteacutes pour la plupart de Saadi le Persan Paris 1814 p 3 2 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 356 3 Ibid pp 310-311 4 Gulistan p 26 (I 2)

131

Un autre aspect de lrsquoimitation de Saint-Lambert concerne le style qursquoil a employeacute dans

la composition de certaines de ses fables Comme Caylus que nous avons eacutevoqueacute ci haut

pour deacutecrire certains portraits agrave lrsquoorientale il srsquoest souvent servi des expressions qui se

rapprochent bien de celles de Saadi La ressemblance est bien claire dans la maniegravere par

laquelle ces deux conteurs franccedilais deacutecrivent quelques uns de leurs personnages ainsi on

lit chez Saint-Lambert laquo Crsquoeacutetait un jeune homme dont le corps avait la couleur de la neige

[hellip] ses cheveux eacutetaient noirs comme lrsquoeacutebegravene raquo1 et chez Caylus laquo Une princessehellip avec

des cheveux aussi noirs qursquoune Indienne et le teint aussi blanc qursquoune Grecque [hellip] Elles

ont toutes un teint plus blanc que la neige2 raquo

Les Fables orientales de Saint-Lambert se voient un tregraves grand accueil de la part du

public et connaicirctront plusieurs reacuteimpressions deacutejagrave en 1775 leur septiegraveme eacutedition est

publieacutee3 Cette œuvre est tregraves importante du point de vue de lrsquoinfluence qursquoelle laissera sur

les autres auteurs de la deuxiegraveme moitieacute du 18e siegravecle aussi bien que sur ceux du siegravecle

suivant De sorte que trois ans apregraves la parution de lrsquoouvrage crsquoest-agrave-dire en 1772 un autre

fabuliste nommeacute Antoine Bret publie ses propres Fables orientales4 Quelques uns iront

mecircme jusqursquoagrave reproduire exactement les fables de Sanit-Lambert agrave cette diffeacuterence precirct

qursquoils donnent un titre diffeacuterent ou bien ne donnent pas de titre agrave leurs fables un exemple

est le cas de M Baude de la Croix dont les Etrennes du Parnasse parues en 1790

reproduisent textuellement quelques unes des fables de Saint-Lambert Mais avant de nous

occuper de ces deux ouvrages nous examinerons drsquoautres recueils de fables apparus bien

avant eux pour respecter lrsquoordre chronologique de leur parution

23 Denis-Dominique Cardonne

Au deacutebut de ce passage nous avons parleacute des laquo jeunes de langues raquo et de leurs efforts agrave

enrichir la Bibliothegraveque du Roi en traduisant des textes orientaux Or lrsquoun des plus

ceacutelegravebres de ces laquo jeunes de langues raquo Denis-Dominique Cardonne (1720-1783) fait

paraicirctre en 1770 des Meacutelanges de litteacuterature orientale un recueil traduit de diffeacuterents

manuscrits turcs arabes et persans de la Bibliothegraveque du Roi5 Par son deacutesir de joindre

laquo lrsquoagreacuteable et lrsquoutile raquo lrsquoauteur a choisi les laquo morceaux qui [lui] ont paru les plus

1 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 315 2 Comte de Caylus op cit pp 182 et 201 3 Entre autres nous pouvons citer les eacuteditions de 1775 1796 1822 1823 1829 et 1835 ougrave ces fables paraissent apregraves le poegraveme des Saisons 4 Antoine Bret Fables Orientales et poeacutesies diverses par Monsieur B Aux Deux-Ponts agrave lrsquoImprimerie Ducale 1772 5 Denis-Dominique Cardonne Meacutelanges de litteacuterature orientale traduits de diffeacuterents manuscrits turcs arabes et persans de la Bibliothegraveque du Roi Paris chez Heacuterissant le Fils 1770

132

inteacuteressants raquo et a preacutefeacutereacute laquo tout ce qui se rapportait aux vertus morales et politiques raquo1 Et

les textes de Saadi lui ont beaucoup servi dans cette tacircche car on en trouve un grand

nombre dans tous les deux tomes de ce volumineux ouvrage

Le premier tome des Meacutelanges de litteacuterature orientale contient en tout soixante-quatre

morceaux (reacutecit alleacutegorie trait bon mot lettre etc) Dans sa preacuteface lrsquoauteur dit avoir

citeacute laquo agrave la marge les noms des auteurs et le numeacutero sous lequel ils sont agrave a Bibliothegraveque du

Roi en faveur de ceux qui voudront remonter agrave la source raquo2 Ainsi sept morceaux sont

preacutesenteacutes aux lecteurs comme eacutetant tireacutes de lrsquoœuvre de Saadi (pages 192 207 208 209

210) Ces passages sont tous des extraits du Gulistan3 Mais en reacutealiteacute ce nrsquoest pas toute la

part de Saadi dans lrsquoouvrage de Cardonne Car nous y rencontrons des textes dont la

source ni lrsquoauteur ne sont mentionneacutes mais qui sont tireacutes de Saadi tel le texte intituleacute laquo Le

Derviche Roi raquo qui commence ainsi

laquo Un Roi des Indes voyait terminer ses jours avec la douleur de ne point laisser drsquoheacuteritiers de

son trocircne Il aimait son peuple et connaissait lrsquoambition des Grands pour preacutevenir les troubles

qursquoils auraient pu exciter il deacutesigna pour son successeur celui qui le lendemain de sa mort se

preacutesenterait le premier aux portes de la Ville Ce prince mourut quelques instants apregraves avoir

ainsi disposeacute de sa couronne4 raquo

La suite du reacutecit raconte que le lendemain un derviche fut le premier agrave paraicirctre aux yeux

des habitants de la capitale et donc proclameacute Roi Il atteignit tregraves vite une digniteacute eacuteminente

et laquo les commencements de son regravegne furent mecircme assez heureux raquo Mais peu agrave peu laquo les

chagrins et adversiteacutes raquo commencegraverent laquo Les grands conspiregraverent contre lui un ennemi

puissant lui deacuteclara la guegravere raquo5 et drsquoautres malheurs se suivirent de sorte qursquoagrave la fin du

reacutecit on le voit ainsi regretter laquo son premier eacutetat raquo devant lrsquoun de ses vieux amis

laquo Vous vous trompez lui dit le Sultan si vos yeux eacuteblouis de la pompe qui mrsquoenvironne ne

percent pas jusqursquoaux chagrins qui me deacutevorent je suis aujourdrsquohui moins heureux que quand

je parcourais le monde avec vous Le bonheur nrsquoest pas dans les grandeurs il ne se trouve que

dans la meacutediocriteacute6 raquo

1 Ibid tome 1 pqge 4 de la preacuteface 2 Ibid page 7 de la preacuteface 3 Voici leur nom respectif et la reacutefeacuterence des historiettes correspondantes dans le Gulistan Le Santon amolli par les deacutelices de la Cour (Gul II 33) Reacuteponse hardie drsquoun Derviche agrave un Sultan (Gul I 12) Vaniteacute des mausoleacutees (Gul VII 17) Reacuteponse de Nouchirvan agrave un Courtisan (Gul I 37) Autre reacuteponse drsquoun Roi drsquoArabie (Gul I 9) Hardiesse drsquoun Derviche (Gul I 11) 4 Denis-Dominique Cardonne op cit p 204 5 Ibid p 205 6 Ibid p 206

133

La source de ce reacutecit est bien une historiette du Gulistan ougrave Saadi a raconteacute la mecircme

aventure

laquo La dureacutee de vie drsquoun certain roi parvint agrave sa fin et il nrsquoavait point de successeur Il ordonna

ce qui suit laquo La premiegravere personne qui le matin se preacutesentera aux portes de la ville apregraves ma

mort que lrsquoon place la couronne royale sur sa tecircte et qursquoon lui confie le royaume raquo Lorsque le

roi fut mort la premiegravere personne qui entra dans la ville ce mecircme jour eacutetait par hasard un

mendiant qui durant toute sa vie avait amasseacute des boucheacutees et cousu ensemble des

haillonshellip1 raquo

Alors la derniegravere volonteacute du feu roi est exeacutecuteacutee et le mendiant prend en main lrsquoautoriteacute

royale Il gouverne un certain temps jusqursquoagrave ce que laquo quelques uns des chefs de lrsquoempire

rejetegraverent le joug de son obeacuteissance et les rois des contreacutees voisines se levegraverent de tous les

cocircteacutes pour lui chercher querelle et eacutequipegraverent des troupes afin de lui tenir tecirctehellip raquo Le

nouveau roi est laquo affligeacute raquo de cette situation Un ancien ami ayant jadis laquo partageacute sa

pauvreteacute raquo vient lui adresser des compliments car il imaginait le roi vivre dans une

laquo fortune eacuteleveacutee raquo et dans la laquo feacuteliciteacute raquo A cet ami ignorant la reacutealiteacute laquo le derviche-roi raquo

reacutepond par une belle comparaison (entre le souci de pain et le souci de gouverner tout un

royaume)

laquo O mon fregravere adresse-moi des compliments de condoleacuteance car il nrsquoy a pas lieu de me

feacuteliciter Lorsque tu mrsquoas vu jrsquoeacutetais en peine de me procurer du pain et aujourdrsquohui jrsquoai

lrsquoembarras drsquoun monde entier agrave gouverner2 raquo

Toute la morale du reacutecit est ainsi reacutesumeacutee dans la derniegravere phrase du roi mais aussi

dans de beaux vers qui la suivent et que la traduction ne peut pas rendre tels quels

laquo Si les biens du monde nous manquent nous sommes malheureux et si nous les posseacutedons

nous sommes enchaicircneacutes par lrsquoamour qursquoils nous inspirent Il nrsquoy a point de malheur plus

facirccheux que les richesses de ce monde parce qursquoelles font le tourment du cœur soit qursquoon les

possegravede ou qursquoon en soit priveacute3 raquo

1 Gulistan pp 129-130 (II 29) Ici Defreacutemery a commis une erreur dans la numeacuterotation des historiettes il passe du 27 au 29 en fait cette historiette constitue la vingt-huitiegraveme du chapitre II et non la vingt-neuviegraveme 2 Ibid p 131 3 Ibid

134

Dans un autre passage de son premier tome Cardonne a traduit sous le titre

laquo Diffeacuterents traits de geacuteneacuterositeacute drsquoHatem-Taiuml Prince Arabe raquo quelques aventures sur ce

personnage historique connu dans tout lrsquoOrient (au moins dans lrsquoOrient musulman) pour

sa libeacuteraliteacute exemplaire Ce chef drsquoArabes eacutetait si geacuteneacutereux lit-on dans un des reacutecits

constituant ce passage que sa reacuteputation laquo franchit les limites de lrsquoAsie et parvint jusqursquoen

Europe lrsquoEmpereur de Constantinople indigneacute de ce qursquoon osait comparer un simple chef

drsquoArabes aux plus grands Monarques par sa libeacuteraliteacute vouluthellip en faire lrsquoeacutepreuve raquo1 Pour

mettre la geacuteneacuterositeacute de Hatem laquo agrave la plus rude eacutepreuve raquo ce monarque deacutecide de demander

agrave Hatem son cheval extraordinaire qursquoil laquo prisait plus que toutes ses richesses raquo Crsquoeacutetait un

cheval si parfait et si laquo ceacutelegravebre dans tout lrsquoOrient par sa beauteacute que son maicirctre par sa

geacuteneacuterositeacute raquo2

Quand lrsquoofficier du monarque arrive chez Hatem il fait nuit obscure et orage Crsquoest

laquo la saison ougrave tous les chevaux des Arabes paissent dans les prairies raquo Lrsquoenvoyeacute de

lrsquoempereur est reccedilu dignement par Hatem on lui sert un souper magnifique et on le conduit

laquo dans une tente tregraves riche raquo pour dormir Le lendemain lrsquoenvoyeacute remet la lettre de

lrsquoempereur agrave Hatem qui paraicirct laquo affligeacute raquo apregraves lrsquoavoir lue

laquo Si vous mrsquoeussiez preacutevenu hier dit-il agrave lrsquoOfficier de lrsquoobjet de votre mission je n serais pas

aujourdrsquohui dans le plus cruel embarras et jrsquoaurais donneacute agrave lrsquoEmpereur ce faible teacutemoignage de

mon obeacuteissance mais le cheval qursquoil deacutesire nrsquoexiste plus tous les animaux paissent

maintenant dans les prairies nous sommes dans lrsquousage de ne reacuteserver alors qursquoune seule

monture aupregraves de nous Jrsquoavais choisi celle-lagrave surpris par votre arriveacutee et nrsquoayant rien pour

vous traiter je lrsquoai fait eacutegorger et elle a eacuteteacute servie agrave votre souper lrsquoobscuriteacute et le mauvais

temps mrsquoont empecirccheacute drsquoenvoyer chercher mes moutons qui sont dans des pacircturages fort

eacuteloigneacutes3 raquo

Apregraves ces paroles Hatem fait venir ses plus beaux chevaux et les fait envoyer au prince

Ce dernier finit par admirer la geacuteneacuterositeacute extraordinaire drsquoHatem convaincu qursquoil meacuterite

laquo veacuteritablement le titre du plus libeacuteral de tous les hommes raquo

Cette histoire a pour source lrsquoune des poegravemes que Saadi a consacreacutes au personnage de

Hatam Tayi dans le deuxiegraveme chapitre de son Boustan Le quatorziegraveme poegraveme de ce

chapitre (aussi bien que le seiziegraveme et le dix-septiegraveme) aborde la geacuteneacuterositeacute de ce prince

1 Cardonne op cit p 165 2 Ibid p 166 3 Ibid pp 167-168

135

arabe sujet que Cardonne a deacuteveloppeacute dans quelques unes de ses histoires (voir la page

preacuteceacutedente) crsquoest-agrave-dire les laquo Traits de geacuteneacuterositeacute de Hatam Tayi raquo

laquo On raconte que Hatam avait parmi ses troupeaux un cheval au pelage noir de fumeacutee un noir

coursier rapide comme le vent sa voix avait le retentissement de tonnerre et son agiliteacute deacutefiait

lrsquoeacuteclair [hellip] Le renom de Hatam se reacutepandant par le monde eacutetait arriveacute chez le roi de Roum Ce

prince dit un jour agrave son conseiller laquo Belle chose en veacuteriteacute qursquoune renommeacutee que rien ne

justifie Je veux demander agrave Hatam qursquoil me donne son fameux cheval de race srsquoil est assez

geacuteneacutereux pour y consentir je croirai agrave cette reacuteputation de geacuteneacuterositeacutehellip1 raquo

Le reste de lrsquohistoire on le connaicirct un messager est envoyeacute dans la tribu de Tay Hatam

eacutegorge son cheval pour lrsquooffrir agrave la table du messager son hocircte Car ce nrsquoest pas dans ses

coutumes de laquo laisser un hocircte passer la nuit en proie aux souffrances de la faim raquo

laquo Dans cette saison de pluie et de torrents il ne mrsquoeacutetait pas possible drsquoaller jusqursquoaux

pacircturages je nrsquoavais que ce cheval dans ma demeure crsquoeacutetait lagrave ma seule ressource La

geacuteneacuterositeacute et mes traditions de famille me deacutefendaient de laisser un hocircte passer la nuit en proie

aux souffrances de la faim Pourvu que mon nom se reacutepande dans le monde que mrsquoimporte de

perdre un cheval renommeacute raquo [] Le roi de Roum fut informeacute de la geacuteneacuterositeacute de lrsquoarabe tayite

et il combla ce grand cœur de louanges et de beacuteneacutedictions2 raquo

Un autre exemple de ce genre crsquoest-agrave-dire des textes se trouvant groupeacutes sous un titre

geacuteneacuteral concerne les laquo Diffeacuterents traits de la vie de quelques Califes raquo un ensemble drsquoune

douzaine de reacutecits courts sur ce sujet (pp 223-238) Le deuxiegraveme reacutecit de ce passage porte

sur le Calife Mansour qui laquo irriteacute contre un de ses Courtisans raquo veut le faire exeacutecuter Le

condamneacute agrave mort supplie le calife de lui pardonner en lui adressant quelques mots

ingeacutenieux sur lrsquoavantage de la cleacutemence sur la vengeance Les paroles du courtisan plaisent

au calife qui ne peut lui refuser la gracircce (pp 225-227)3

Par ailleurs les traces de Saadi dans les Meacutelanges de litteacuterature orientale se

manifestent sous une autre forme Lagrave il srsquoagit de creacuteer une fiction en y introduisant un

personnage nommeacute Saadi et en lui attribuant des qualiteacutes et des paroles qui sont censeacutees

ecirctre les siennes Le proceacutedeacute nrsquoest pas rare dans les diverses imitations ou adaptations de ce

siegravecle Dans le cas qui nous occupe ici Saadi est le personnage principal drsquoun reacutecit par

1 Boustan pp 118-119 2 Ibid pp 119-120 3 A comparer avec le Gulistan Chapitre I historiettes 30 et 33

136

lequel Cardonne veut avertir laquo Sur le danger que courent les Princes en accordant leur

confiance agrave ceux qui en sont indigents raquo

En fait crsquoest un reacutecit dans un reacutecit cadre ndash comme nous lrsquoavons eacutevoqueacute au deacutebut de

cette partie sur les contes du 18egraveme siegravecle et leurs inspirations des ouvrages tels que Les

Mille et une nuits Le thegraveme principal du reacutecit cadre long de 29 pages est lrsquoingratitude un

prince oriental parvenu tregraves jeune au trocircne pose la question suivante agrave son vizir doueacute

drsquoune profonde expeacuterience laquo Quels hommes sont dignes drsquoapprocher les Rois 1 raquo Pour

lui reacutepondre le vieillard raconte lrsquohistoire drsquoun Sultan drsquoAlep et un de ses gouverneurs

laquo Sadi raquo Crsquoest autour de ce personnage axe que le reste du reacutecit va se deacuterouler laquo Sadi raquo de

Cardonne contrairement au poegravete persan Saadi est un homme malfaiteur et ingrat tout de

mecircme parmi tant de traits que le creacuteateur lui attribue on peut facilement reconnaicirctre ceux

qui appartiennent agrave Saadi le poegravete Le premier en est eacutevidemment son nom Pour le reste

ce sont tantocirct les thegravemes dont Saadi a parleacute dans ses deux recueils et que lrsquoon retrouve dans

le texte de Cardonne tels laquo lrsquoinjustice et lrsquoingratitude des Grands raquo lrsquoinconveacutenient de

laquo lrsquoattachement aux princes raquo laquo la morale raquo laquo la vertu raquo

laquo Sadi ne parla que de lrsquoingratitude des Grands de lrsquoinjustice dont ils se rendent sans cesse

coupables il reacutepeacuteta au voyageur qursquoil eacutetait un de ces exemples fait pour apprendre aux

hommes qursquoil ne faut pas srsquoattacher aux Princes et il mit dans ses discours un appareil de

moral et de vertu qui fit que le bon voyageur crut avoir sauveacute un sage2 raquo

Un peu plus loin encore il est question laquo des conseils dicteacutes par la sagesse et par

lrsquoamitieacuteraquo3 pareils agrave ceux du moraliste persan

Tantocirct ce sont des eacuteleacutements de la biographie de Saadi disperseacutes en divers endroits du

texte en question laquo Je demeure dans le faubourg de la ville lui dit Sadi je vous offre un

asile dans ma pauvre retraite4 raquo Les termes laquo faubourg raquo et laquo pauvre retraite raquo nous font

penser agrave la demeure du Cheikh de Chiraz aussi bien qursquoagrave ses derniegraveres anneacutees de vie

passeacutees en retraite

Enfin Cardonne fait reacutepeacuteter des conseils et des petits extraits des reacutecits de Saadi par

lrsquointermeacutediaire de ses personnages A cet eacutegard deux exemples meacuteritent drsquoecirctre citeacutes le

premier est cette riposte drsquoAhmed (trahi par le gouverneur Sadi) au serpent (un des trois

personnages animaux de lrsquohistoire) qui est en train de lui reprocher sa creacuteduliteacute laquo Cruel

1 Cardonne op cit p 260 2 Ibid pp 269-270 3 Ibid p 283 4 Ibid p 270

137

ami srsquoeacutecria lrsquoinfortuneacute Ahmed qui reconnut la voix du serpent mon malheur nrsquoest-il pas

assez grand sans chercher encore agrave lrsquoaugmenter par tes reproches amers1 raquo Cette reacuteflexion

drsquoAhmed est bien inspireacutee de la deuxiegraveme historiette du chapitre quatre du Gulistan un

marchand conseillait agrave son fils de ne parler agrave personne des mille dinars qursquoil venait de

perdre dans une affaire Son fils tout en obeacuteissant agrave son pegravere a quand mecircme voulu savoir

quel inteacuterecirct il y avait agrave cacher le dommage Voilagrave la reacuteponse du marchand laquo Crsquoest afin

qursquoil nrsquoy ait pas deux malheurs savoir 1deg la diminution de notre capital et 2deg la joie

maligne de notre voisin2 raquo

Un deuxiegraveme exemple concerne toujours Ahmed dont la vie est en danger car il est

soupccedilonneacute drsquoavoir tueacute le fils du Sultan Apregraves avoir gueacuteri la princesse agrave lrsquoaide des herbes

que le serpent lui avait remises Ahmed supplie par ces termes le Sultan pour qursquoil lui

laisse la vie

laquo Seigneur dit alors Ahmed au Sultan la Princesse ne se ressentira plus des maux cruels

qursquoelle a soufferts et sa vie est deacutesormais en sucircreteacute mais je suis agrave la veille de terminer la

mienne dans les supplices affreux que je nrsquoai point meacuteriteacutes vous ecirctes trop eacutequitable pour faire

peacuterir un innocent Je ne suis point le meurtrier de votre fils3 raquo

Le second tome des Meacutelanges de litteacuterature orientale nrsquoest pas moins influenceacute par

lrsquoœuvre de Saadi que le premier tome Il contient en tout cent morceaux de textes

orientaux complegravetement ineacutegaux du point de vue de leur volume On peut diviser ce

deuxiegraveme tome en deux parties presque eacutegales La premiegravere qui srsquoeacutetend jusqursquoagrave la page

161 est composeacutee des reacutecits et la deuxiegraveme contient des textes tregraves divers agrave savoir

conseils 4 comparaisons maximes etc Parmi les reacutecits sept ont leur source dans le

Gulistan Cardonne a mentionneacute le nom de lrsquoauteur original en marge de ces textes (se

trouvant aux pages 96 125 127 128 132 134 135)5 sauf pour lrsquoun intituleacute laquo LrsquoAveugle

marieacute raquo et extrait lui aussi du mecircme ouvrage de Saadi Voici le texte de Cardonne en

parallegravele avec son origine

1 Ibid p 283 2 Gulistan p 206 (IV 2) 3 Cardonne op cit pp 284-285 4 Cette deuxiegraveme partie selon la division que nous avons eacutetablie commence par laquo Les Conseils Nabi-Efendi agrave son fils raquo agrave la page 162 et va jusqursquoagrave la fin du livre 5 Voici les titres des reacutecits suivis de leur reacutefeacuterence dans le Gulistan LrsquoAveugle marieacute (Gul II 44) Belle reacuteponse drsquoun Vieillard sur le mariage (Gul VI 8) Le Fils ingrat (Gul VI 3) Le Pegravere avare (Gul VI 7) Sur lrsquoeacuteducation des Princes (Gul VII 3) Consolation des Malheureux (Gul III 18) Sur le Silence (Gul IV 1)

138

LrsquoAveugle marieacute Gulistan (II 44)

laquo Un Bourgeois de Tauris assez riche avait une

fille qursquoil aimait mais elle eacutetait si contrefaite

qursquoil fallait ecirctre son pegravere pour la supporter Cet

homme voulant la pourvoir imagina de la

marier agrave un aveugle dans lrsquoespeacuterance qursquoil ne

meacutepriserait pas son eacutepouse En effet Umer

crsquoeacutetait le nom du mari veacutecut en assez bonne

intelligence avec sa femme Peu de temps apregraves

survint agrave Tauris un fameux Oculiste qui avait

disait-on rendu la vue agrave une infiniteacute de

personnes comme on pressait le beau-pegravere de

mener son gendre agrave cet Oculiste laquo Je mrsquoen

garderai bien reacutepondit-il srsquoil rendait la vue agrave

mon gendre mon gendre me rendrait bientocirct

ma fille raquo1

laquo Un jurisconsulte avait une fille tregraves laide et

arriveacutee agrave lrsquoacircge nubile Malgreacute son trousseau et son

argent personne nrsquoavait le deacutesir de lrsquoeacutepouser [hellip]

En somme par raison de neacutecessiteacute on la maria

avec un aveugle On rapporte que dans ce temps-lagrave

un meacutedecin qui rendait la vue aux aveugles arriva

de Seacuterendib (Ceylan) On dit au jurisprudence

laquo Pourquoi ne fais-tu pas traiter ton gendre raquo Il

reacutepondit laquo Je crains qursquoil ne voie clair et qursquoil ne

reacutepudie ma fille raquo

Quand aux petits morceaux de textes rassembleacutes sous des titres comme laquo Divers

Conseils raquo laquo Divers Comparaisons raquo laquo Divers Maximes raquo et traitant des sujets aussi divers

que leur nombre (sur la science lrsquoignorance le silence la vertu la justice et lrsquoinjustice

lrsquoavarice lrsquoamour le veacuteritable bonheur les richesses le savant vicieux les faux amis les

flatteurs etc) la plupart drsquoentre eux sont tireacutes des sentences et des maximes du huitiegraveme

chapitre du Gulistan qui comme nous le savons est une tregraves riche source pour ce genre

drsquoeacutecrits En voici quelques exemples avec entre parenthegraveses le numeacutero de la page ougrave ils se

trouvent dans lrsquoouvrage de Cardonne suivi de leur reacutefeacuterence dans lrsquoœuvre de Saadi

laquo Une pierre par sa pesanteur peut eacutecraser un vase de lrsquoor le plus fin mais ni la pierre

nrsquoacquiert un nouveau prix ni lrsquoor ne perd rien de sa valeur Ainsi lrsquoignorant dans lrsquoopulence

se moque du savant dans lrsquoindigence raquo (Meacutelanges 251 ndash Gulistan 328)

laquo Lrsquoignorant se seacutepare de la conversation et crie agrave pleine tecircte il ressemble agrave un tambour qui

frappe lrsquoair de sons aigus mais dont le dedans est vide (Meacutelanges 252 ndash Gulistan 329)

laquo Un savant placeacute dans un cercle drsquoIgnorants ressemble agrave une belle Femme au milieu drsquoune

troupe drsquoaveugles raquo (Meacutelanges 253 ndash Gulistan 330)

laquo Ne soyez point le premier agrave annoncer une mauvaise nouvelle il vaut mieux qursquoelle

srsquoapprenne par une autre raquo (Meacutelanges 271 ndash Gulistan 318)

laquo Lrsquoon demandait agrave Lokman de qui il avait appris la vertu Crsquoest reacutepondit-il des meacutechants

Leurs mauvaises actions mrsquoinspirent du deacutegoucirct pour le vice raquo (Meacutelanges 279 ndash Gulistan 123)

1 Denis-Dominique op cit tome II pp 96-97

139

laquo Lrsquohomme est la plus parfaite de toutes les creacuteatures amp le chien une des plus viles cependant

le chien reconnaissant lrsquoemporte sur lrsquohomme ingrat raquo (Meacutelanges 284 ndash Gulistan 342)

laquo Chacun est content de son esprit personne ne veut avouer qursquoil en manque de mecircme un

pegravere est enchanteacute de la figure de son enfant quoiqursquoil soit difforme raquo (Meacutelanges 286 ndash

Gulistan 319)

En fin de compte nous constatons facilement que la part de Saadi est eacutenorme dans ces

Meacutelanges de litteacuterature orientale que lrsquoeacutecrivain franccedilais a preacutepareacutes cette part deacutepasse

largement les quelques pages que H Masseacute a mentionneacutees (dans lrsquoimportante bibliographie

qursquoil a eacutetablie agrave la fin de son livre) comme eacutetant tireacutees de lrsquoœuvre de Saadi En outre le

critique dit que ces pages sont des laquo extraits du Boustan raquo alors qursquoagrave lrsquoexception de

lrsquohistoire de Hatem Tayi et son fameux cheval tous les autres extraits sont du Gulistan Et

si on compte toutes les pages ougrave ils y apparaissent les textes du moraliste persan occupent

pregraves drsquoun cinquiegraveme du volume de lrsquoouvrage Crsquoest un signe pour mesurer lrsquoinfluence des

contes de Saadi sur les textes litteacuteraires de cette eacutepoque bien que ceux-ci soient consideacutereacutes

comme secondaires

Enfin un dernier point concernant le livre de Cardonne qui pourrait servir de preuve

suppleacutementaire pour confirmer la ceacuteleacutebriteacute de Saadi agrave lrsquoeacutepoque crsquoest que notre eacutecrivain

franccedilais nrsquoa donneacute aucune note explicative ndash ce qursquoil a fait pour drsquoautres noms drsquoauteurs

qursquoil a mentionneacutes ndash en citant le nom de Saadi nrsquoest-ce pas parce que ce nom eacutetait deacutejagrave

bien connu du public et que lrsquoauteur ne voyait vraiment pas la neacutecessiteacute drsquoen informer plus

dans ses notes Nous nrsquoaurons pas tort si nous reacutepondons positivement agrave cette question

24 Antoine Bret

Or les recueils de fables ou de contes orientaux ne cesseront de paraicirctre durant toute la

seconde moitieacute du 18egraveme siegravecle Deux ans apregraves les Meacutelanges de litteacuterature orientale crsquoest-

agrave-dire en 1772 Antoine Bret publie ses Fables orientales un recueil portant le mecircme titre

que celui de son preacutedeacutecesseur Saint-Lambert Outre leur titre identique ces deux ouvrages

ont un objectif commun chez Saint-Lambert comme dit le sous-titre de lrsquoeacutedition de 1773

le but est de laquo former agrave la pratique de la sagesse et agrave la connaissance du cœur humain raquo1

De son cocircteacute Bret veut inspirer la mecircme laquo sagesse raquo pour le bonheur des humains laquo Les

veacuteriteacutes qursquoelles [les fables de Saadi] contiennent devraient toujours ecirctre sous les yeux des

enfants des Rois Crsquoest en leur inspirant la sagesse que Saadi travaillait au bonheur de la

1 Voir plus haut p 129 note 2

140

terre1 raquo Cependant Bret apporte une nouveauteacute dans ses Fables orientales en les

composant tout en vers dans son avertissement le fabuliste se vante drsquoavoir adapteacute les

Fables orientales en vers et ajoute qursquoautrement il ne se serait pas engageacute agrave laquo concourir raquo

avec son preacutedeacutecesseur laquo Srsquoil [Saint-Lambert] les eucirct eacutecrites en vers je me serais bien

gardeacute de concourir avec lui je ne suis deacutejagrave que trop intimideacute par la preacutecision et lrsquoeacuteleacutegance

de sa prose2 raquo

Degraves lrsquoavertissement du livre Bret donne au lecteur une indication preacutecise sur la source

de ses fables laquo Cet auteur sublime [Saadi] a fourni de plus grand nombre des fables qursquoon

va lire3 raquo Lrsquoouvrage contient en tout cinquante-deux fables toutes de sujet oriental dont

une trentaine sont des adaptations en vers des historiettes du Gulistan Mecircme dans les

autres fables ougrave lrsquoauteur a chercheacute son inspiration ailleurs lrsquoinfluence de Saadi est

manifeste Telle la cinquantiegraveme fable laquo Le Sage dans la Socieacuteteacute raquo dont lrsquoun des

personnages porte le nom de Bostan crsquoest-agrave-dire le titre de lrsquoautre chef-drsquoœuvre du

moraliste persan Drsquoautant plus que ce personnage a le rocircle du laquo sage raquo dans la fable ce qui

pourrait suggeacuterer agrave lrsquoesprit le laquo sage de Chiraz raquo Saadi Pour avoir une ideacutee de lrsquoadaptation

en vers des reacutecits de Saadi par Bret nous reproduisons ici la fable du laquo sommeil du tyran raquo

lrsquohistoire que Saint-Lambert avait adapteacutee sous le titre laquo le sommeil du meacutechant raquo4 et que

lrsquoon retrouvera maintes fois reprise dans les recueils de fables de diffeacuterents auteurs de ce

siegravecle

laquo Sous ses lambris un Tyran deacutetesteacute

Dormait en apparence avec tranquilliteacute

Le sommeil dit quelqursquoun est-il fait pour le crime

Eh quoi la providence eacutepargne sa victime

Imprudent au bruit que tu fais

Dit un Faquir tremble qursquoil ne srsquoeacuteveille

Le Ciel permet que le meacutechant sommeille

Pour que le Sage ait des moments de paix5 raquo

1 Bret Fables orientales et poeacutesies diverses Paris Aux deux Ponts 1772 p VI 2 Ibid p IX 3 Ibid p VI 4 Saint-Lambert Les Saisons op cit p 312 il srsquoagit ici de lrsquohistoriette 12 du premier chapitre du Gulistan Il est agrave noter que la plupart des fables de Bret adapteacutees agrave partir de lrsquoœuvre de Saadi sont communes avec celles de Saint-Lambert 5 Bret op cit p 22

141

De pareilles fables peintes de la couleur orientale nrsquoabordaient en fait que des

questions sociopolitiques de la socieacuteteacute franccedilaise de lrsquoeacutepoque Le laquo Tyran raquo de cette histoire

orientale est interchangeable avec le roi franccedilais sous le regravegne de qui les sages ndash les

intellectuels ndash ne sont pas en laquo paix raquo En composant ces fictions moralisantes qui nrsquoeacutetaient

pas tregraves loin des reacutealiteacutes quotidiennes Bret gardait lrsquoespoir drsquoavertir les princes afin qursquoils

gouvernent eacutequitablement une fois arriveacutes agrave lrsquoacircge de pouvoir reacutegner Crsquoest dans ce sens

qursquoil formulait ce souhait dans lrsquoavertissement de son livre laquo Puissent ces veacuteriteacutes augustes

ecirctre entendues de tous ceux qui doivent gouverner un jour 1 raquo

25 Abbeacute Blanchet

Ce souhait nrsquoest pas propre agrave Bret seul Bien drsquoautres auteurs espeacuteraient eacutegalement faire

entendre laquo ces veacuteriteacutes augustes raquo agrave leurs souverains mais aussi agrave tous les humains La

preuve en est ces quelques lignes tireacutees de lrsquoavant-propos de lrsquoune des eacuteditions drsquoun autre

recueil oriental Contes orientaux et des Anecdotes orientales2 paru pour la premiegravere fois

en 1784

laquo Franccedilois Blanchet homme tregraves instruit drsquoun caractegravere doux drsquoun esprit peu commun et doueacute

drsquoune acircme sensible et noblehellip entreprit de montrer aux Europeacuteens les peuples drsquoAsie tels qursquoils

sont en effet et de prouver que leurs fictions ingeacutenieuses renferment les plus fortes leccedilons de

morale de vertu de sagesse qui puissent ecirctre donneacutees agrave toute lrsquoespegravece humaine enfin il

voulut fournir aux esprits capables de reacutefleacutechir une nouvelle occasion de remarquer que par

toute la terre chez toutes les nations et dans tous les siegravecles les lois immuables de la vertu de

la morale sont les mecircmes et que si les hommes diffegraverent entre eux par leurs coutumes plus ou

moins bizarres par les traits du visage et par leurs croyances ils nrsquoont pour ainsi dire qursquoune

seule acircme qursquoune seule maniegravere de sentir et de voir dans tout ce qui a rapport agrave la veacuteriteacute agrave la

justice3 raquo

Franccedilois (lrsquoabbeacute) Blanchet (1707-1784) eacutetait un preacutedicateur et un eacutecrivain et lrsquoauteur

des Apologues et Contes orientaux dont lrsquoeacutedition originale fut publieacutee de maniegravere

posthume peu de temps apregraves sa mort en 17844 Lrsquoouvrage fut lrsquoun des deux5 qui valurent

agrave cet abbeacute orleacuteanais une certaine notorieacuteteacute litteacuteraire il srsquoagit drsquoadaptations de fables

1 Ibid p VII 2 Abbeacute Blanchet Apologues et contes orientaux Paris chez Debure fils Aicircneacute 1784 3 Contes orientaux par lrsquoabbeacute Blanchet nouvelle eacutedition revue et deacutedieacutee agrave la jeunesse par Mademoiselle S U Treacutemadeure Paris chez Lefuel sd (probablement vers 1830) pp VII-VIII 4 Et non en 1774 comme lrsquoa dit J Hadidi dans De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 105 5 Son autre ouvrage est intituleacute Varieacuteteacutes morales et amusantes tireacutees des journaux anglais publieacute en mecircme anneacutee que ses Apologues

142

orientales ou espagnoles dont lrsquoagreacuteable preacutesentation forme le principal meacuterite Il se divise

en quatre parties Apologues orientaux Contes orientaux Anecdotes orientales Maximes

et proverbes Dans la preacuteface qui contient une notice sur la vie de lrsquoabbeacute Blanchet Dusaulx

estime que laquo les opuscules contenus dans ce volume sont le fruit des loisirs drsquoun homme

essentiellement vertueux et qui srsquoest constamment obstineacute dans le cours de sa longue vie agrave

cacher ses talents avec autant de soin que lrsquoon cherche communeacutement agrave les montrerraquo Dans

sa correspondance Grimm eacutevoque le livre de lrsquoabbeacute Blanchet laquo Ces Contes et ces

Apologues offrent en geacuteneacuteral une morale excellente ils sont eacutecrits avec cette simpliciteacute

qui nrsquoexclut point la gracircce et qui convient agrave ce genre drsquoouvrage comme elle appartenait

essentiellement agrave lrsquoacircme et au talent de lrsquoauteur on y retrouve srsquoil est encore permis de

srsquoexprimer ainsi lrsquoœil antique lrsquoœil oriental raquo

Avant drsquoexaminer les Apologues et contes orientaux de lrsquoabbeacute Blanchet et ce que ce

dernier a tireacute de lrsquoœuvre de Saadi il est agrave noter qursquoau XVIIIe siegravecle crsquoeacutetaient surtout les

premiegraveres historiettes du Gulistan sur laquo la conduite des rois raquo qui attiraient lrsquoattention des

eacutecrivains et poegravetes franccedilais cela srsquoexplique en grande partie par les eacuteveacutenements qui se

passaient en France agrave lrsquoeacutepoque par lrsquoesprit de critique se formant vis-agrave-vis du pouvoir

monarchique et faisant partie des signes avant-coureurs drsquoune nouvelle egravere que les Franccedilais

allaient bientocirct vivre Des contes fables apologues maximes et bien drsquoautres eacutecrits de ce

genre voileacutes tous agrave laquo lrsquoorientale raquo apparaissaient et sous preacutetexte de traiter des mœurs des

rois tregraves lointains et drsquoune maniegravere indirecte ne critiquaient en reacutealiteacute que la cour franccedilaise

[pouvoir monarchique] Or crsquoest plutocirct dans ce sens qursquoil faut interpreacuteter les quelques

apologues contes et maximes de lrsquoabbeacute Blanchet tireacutees des premiegraveres historiettes du

Gulistan

Ainsi le sixiegraveme apologue de lrsquoabbeacute Blanchet nous emmegravene dans laquo La cour de Perse raquo

ougrave laquo un vieux Courtisan raquo dialogue avec son fils1 Le pegravere commence par une laquo belle

maxime drsquoun poegravete arabe raquo laquo Le Prince est une mer dont il faut se garder quand elle est

orageuse mais quand cette mer est tranquille on y pecircche des perles2 raquo Contrairement agrave

ce que dit le courtisan ce poegravete nrsquoest pas arabe mais persan ce sont en fait les paroles de

Saadi dans la seiziegraveme historiette du premier chapitre de son Jardin des roses ougrave il a eacutetabli

une comparaison entre le roi et la mer laquo Le service des rois est comme un voyage

1 Toutes nos citations sur cet apologue renvoient aux pages 15 et 16 Lrsquoauteur dit dans la note que laquo les penseacutees et les expressions de ce dialogue sont presque toutes emprunteacutees du Gulistan raquo 2 Abbeacute Blanchet Apologues et contes orientaux op cit p 15

143

maritime plein de profit mais dangereux1 raquo Cette reacuteflexion de Saadi nrsquoest en effet qursquoune

suite agrave une seacuterie de critiques directes du laquo changement du caractegravere des rois raquo exprimeacutee

presque au mecircme endroit dans la mecircme historiette et quelques lignes auparavant il a

eacutecrit

laquo O mon ami le service des rois a deux faces lrsquoespeacuterance du pain qursquoils nous donnent et la

crainte de perdre la vie Il est contraire de lrsquoavis des sages de tomber dans cette crainte-ci agrave

cause de cette espeacuterance-lagrave2 raquo

Toujours sur ce sujet et juste dans lrsquohistoriette qui preacutecegravede le Cheikh de Chiraz donne ce

conseil agrave ses lecteurs

laquo Les sages ont dit Il faut se tenir sur ses gardes contre les changements du caractegravere des rois

parce que tantocirct ils se mettent en colegravere pour un salut et tantocirct ils donnent un habit drsquohonneur

en retour drsquoune injure3 raquo

Drsquoailleurs ce reacutecit moral de lrsquoabbeacute Blanchet ressemble bien agrave la fable laquo Le berger et le

roi raquo (Fables X 9) de La Fontaine que nous avons eacutetudieacutee au chapitre preacuteceacutedent Lagrave nous

avons montreacute un certain nombre drsquoanalogies entre ce reacutecit de Saadi (Gulistan I 16) et trois

fables de La Fontaine4 Ici crsquoest lrsquoinverse qui se produit crsquoest-agrave-dire que lrsquoabbeacute Blanchet

srsquoest inspireacute de trois reacutecits du Gulistan pour en faire un seul agrave sa maniegravere et dans son

propre inteacuterecirct De sorte que dans la suite de lrsquohistoire de laquo La cour de Perse raquo deux autres

reacutecits de Saadi sont eacutevoqueacutes

Reprenons maintenant le dialogue du vieux courtisan avec son fils Daoud Apregraves

avoir souligneacute les deux aspects du service des rois (lrsquoun avantageux et lrsquoautre dangereux)

le courtisan veut apprendre agrave Daoud comment arriver agrave plaire au laquo Sultan raquo en drsquoautres

termes de quelle maniegravere le flatter5 Drsquoabord par un conseil immoral et qui peut au

premier abord choquer le vieillard recommande laquo le vice raquo laquo Tacircche drsquoacqueacuterir les vices

qui peuvent lui plaire Un vice qui plaicirct au Prince est une vertu raquo Ici on remarque bien la

penseacutee de lrsquoauteur deacutevoileacutee de la sorte par lrsquoironie maligne qursquoil place dans la bouche de

1 Gulistan p 61 (I 16) 2 Ibid p 56 3 Ibid p 54 (I 15) 4 Voir le chapitre dernier 21 5 Donc contrairement agrave ce qursquoa dit J Hadidi dans son commentaire sur ce conte de lrsquoabbeacute Blanchet le courtisan nrsquoa pas lrsquointention de faire renoncer son fils agrave se mecircler des affaires de la cour laquo Le vieillard dit Hadidi reacuteussit agrave persuader son fils qursquoil ferait mieux de risquer sa vie dans une guerre que de servir les roishellip raquo (Voir J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 106)

144

son personnage Plus ironique encore crsquoest cette demande drsquoapprouver aveuglement tous

les actes du roi laquo Surtout applaudis sans reacuteserve agrave toutes ses actions agrave toutes ses paroles

et srsquoil dit en plein jour Il est nuit hacircte-toi de crier Voilagrave la Lune Voilagrave les Etoiles raquo Il

srsquoagit drsquoune adaptation de lrsquoideacutee de Saadi dans la trente et uniegraveme historiette du premier

chapitre du Gulistan laquo Chercher un avis opposeacute agrave celui du sultan crsquoest se laver les mains

dans son propre sang Si mecircme il dit du jour laquo Ceci est la nuit raquo il faut dire laquo voici la

lune et les pleacuteiades1 raquo Ces vers viennent compleacuteter le reacutecit de Bozorgmehr le sage vizir de

Chosroes Anouchirvan que nous avons penseacute inteacuteressant de reproduire ici

laquo Les vizirs de Noucircchireacutevacircn (Khosroegraves Ier) deacutelibeacuterait touchant une des affaires importantes du

royaume et chacun eacutemettait un avis conforme agrave sa science Le roi deacutelibeacuterait aussi et

Buzurdjmihir preacutefeacutera le conseil du roi Les vizirs lui dirent en secret laquo Quelle supeacuterioriteacute as-tu

vue dans lrsquoavis du roi sur la penseacutee de tant de sages raquo Il reacutepondit laquo Crsquoest parce que lrsquoissue

de lrsquoaffaire nrsquoest point connue et qursquoil est au pouvoir de Dieu que lrsquoavis de tous devienne juste

ou erroneacute En conseacutequence le mieux est de se conformer au conseil du roi afin que srsquoil se

trouve opposeacute agrave ce qui eacutetait juste nous soyons agrave lrsquoabri des reproches de ce prince agrave cause de

notre conformiteacute drsquoopinion avec lui2 raquo

Mais le fils du courtisan ne veut en aucun cas suivre les conseils de son pegravere il

preacutefegravere laquo mourir raquo que de laquo flatter raquo le roi ce dernier acte eacutetant pour lui comme laquo une

lacirccheteacute criminelle raquo Une autre fois encore (cette fois sous le personnage du fils du

courtisan) le preacutedicateur franccedilais met en cause les laquo mœurs de la cour raquo qui selon lui sont

plus dangereuses que la guerre laquo Jrsquoirai servir agrave lrsquoarmeacutee moins effrayeacute des dangers de la

guerre que des mœurs de la cour et des peacuterils honteux auxquels je vous vois exposeacute raquo

Drsquoautant plus que le risque de peacuterir persiste toujours comme le cas de ce laquo Guegravebre qui

depuis quarante ans adorait le feu avec la plus religieuse exactitude Un jour qursquoil attisait

le brasier sacreacute quelqursquoun lrsquoy poussa ou il srsquoy laissa tomber et le feu deacutevora son

adorateur raquo Lrsquoapologue de laquo La cour de Perse raquo est ainsi clos par le malheureux destin du

Guegravebre qui reacutesume toute la penseacutee de lrsquoauteur dans ce passage au service de la cour

mecircme les plus deacutevoueacutes vivent toujours dans une sorte de menace constante de la part du roi

et donc on ne doit pas se donner agrave ce service au profit drsquoune aisance mateacuterielle quel qursquoen

soit le confort mateacuteriel que lrsquoon y gagne Une troisiegraveme historiette de Saadi est la source de

cet eacutepisode sur le Guegravebre Il srsquoagit de la quinziegraveme historiette du fameux chapitre du

1 Gulistan p 85 (I 31) 2 Ibid

145

Gulistan touchant laquo la conduite des rois raquo et de ce distique de Saadi devenu si familier si

on ose le dire chez les auteurs franccedilais que lrsquoon le trouve mainte fois citeacute dans divers

eacutecrits de lrsquoeacutepoque laquo Quand bien mecircme le guegravebre attiserait le feu sacreacute pendant cent ans

srsquoil vient agrave y tomber un seul instant il sera consumeacute1 raquo

Voilagrave donc comment lrsquoabbeacute Blanchet le preacutedicateur a puiseacute dans trois reacutecits du

moraliste persan pour creacuteer son propre apologue Dans la note se trouvant agrave la fin du reacutecit

lrsquoauteur franccedilais preacutecise bien que laquo les penseacutees et les expressions de ce Dialogue sont

presque toutes emprunteacutees du Gulistan raquo Il en va de mecircme pour trois autres apologues et

un conte tous inspireacutes de ce dernier ouvrage Les apologues sont laquo Le Derviche insulteacute raquo

(p 25) laquo LrsquoArabe affameacute raquo (p 28) et laquo Les Amis et lrsquoArgent raquo (p 31) le conte est intituleacute

laquo Moyen de ressusciter les Morts Conte Persan raquo (p 44)2 Crsquoest dans la seconde partie de

la traduction du Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses (1737) par drsquoAlegravegre que lrsquoabbeacute Blanchet a

lu les historiettes de Saadi une traduction qursquoil juge laquo assez mal fait[e] raquo laquo Jrsquoai pris

lrsquoideacutee de cet Apologue [Le Derviche insulteacute] et celle du Conte intituleacute Moyen de

ressusciter les mortshellip dans un petit Livre assez mal fait qui a pour titre Gulistan ou

lrsquoEmpire des Roses chez Prault pegravere 1737 raquo Par contre pour ses citations il a preacutefeacutereacute la

traduction en latin de Gentius agrave la laquo preacutetendue traduction raquo drsquoAlegravegre laquo Jrsquoavertis au reste

que quand je cite le Gulistan ce nrsquoest point drsquoapregraves cette preacutetendue traduction ougrave lrsquoon a

mecircleacute mal agrave-propos beaucoup de choses qui ne sont point du Poegravete Sadi Je me sers toujours

de la version latine et tregraves exacte que Gentius a donneacuteehellip raquo

Quant aux changements que lrsquoauteur des Apologues fait subir aux reacutecits de Saadi ils

sont parfois radicaux Un exemple signifiant crsquoest laquo Le Derviche insulteacute raquo dont la fin est

totalement diffeacuterente de celle du texte drsquoorigine (Gulistan I 21) Lagrave Saadi raconte qursquoun

meacutechant homme jette une pierre sur la tecircte drsquoun homme de bien Ce dernier nrsquoayant pas le

pouvoir de se venger ramasse la pierre et la garde jusqursquoau jour ougrave le malfaiteur sujet agrave la

colegravere du roi est jeteacute dans un puits Le derviche preacutevenu de lrsquoeacuteveacutenement vient au pied du

puits et jette la pierre sur la tecircte de lrsquohomme meacutechant Mais le derviche de lrsquoabbeacute

Blanchet est tregraves toleacuterant et agit autrement que par la vengeance De sorte que quand

lrsquooccasion de se venger se preacutesente laquo apregraves un moment de reacuteflexion raquo il y renonce et

pardonne agrave lrsquohomme qui lrsquoavait blesseacute laquo Je sens agrave preacutesent dit-il qursquoil ne faut jamais se

venger Quand notre ennemi est puissant crsquoest imprudence et folie quand il est

1 Ibid p 54 (I 15) Parmi tant drsquoautres auteurs qui ont imiteacute adapteacute ou bien simplement rapporteacute ce distique de Saadi nous pouvons mentionner en particulier Voltaire 2 A comparer avec le Gulistan (I 21) (III 15)

146

malheureux crsquoest bassesse et cruauteacute raquo En quelque sorte Saadi srsquoest montreacute ici plus

reacutealiste que son imitateur et celui-ci plus geacuteneacutereux Cela ne veut pas dire que le moraliste

persan precircche la vengeance dans son reacutecit au contraire ndash on le sait bien ndash dans ses

œuvres il srsquoest montreacute si toleacuterant envers ses semblables que son nom a eacuteteacute agrave plusieurs

reprises citeacute comme exemple drsquoun esprit de toleacuterance surtout au XVIIIe siegravecle et par de

grandes personnaliteacutes telle un Voltaire ou un Diderot Seulement le preacutecepteur franccedilais a

voulu employer le conte de Saadi pour donner une moraliteacute diffeacuterente celle que lrsquoon vient

de voir Tandis que Saadi lui a drsquoabord voulu conseiller la prudence et la patience face

aux mauvaises attitudes des hommes au pouvoir laquo Puisque tu nrsquoas pas des ongles

deacutechirants et aceacutereacutes il vaut mieux que tu te querelles rarement avec les becirctes feacuteroces

[hommes cruels] Quiconque a engageacute la lutte avec un homme au bras drsquoacier a rendu

malade son avant-bras drsquoargent1 raquo Ensuite il a voulu suggeacuterer lrsquoideacutee que le pouvoir ne

reste pas eacuteternel et qursquoun jour ou lrsquoautre dans ce monde mecircme le destin punira le

malfaiteur de son crime laquo Sois tranquille jusqursquoagrave ce que la fortune lui lie la main et alors

enlegraveve sa cervelle selon le deacutesir de tes amis2 raquo

En lisant les Apologues et contes orientaux on deacutecouvre un eacutecrivain conscient des

problegravemes sociaux et politiques de sa socieacuteteacute et cherchant agrave les faire apparaicirctre drsquoune

maniegravere amusante et constructive Cet auteur a un regard attentif et critique sur les

eacuteveacutenements qui se passent autour de lui Les leccedilons de morale que renferment les Contes

orientaux les alleacutegories ingeacutenieuses qui servent drsquoenveloppe agrave la veacuteriteacute dans les

Apologues les ideacutees fortes et profondes de justice et de philosophie qui ressortent des

Anecdotes orientales tous ces eacuteleacutements produisent une impression drsquoautant plus vive que

ces eacuteveacutenements fictifs ou reacuteels offrent une foule drsquoallusions aux eacuteveacutenements qui se passent

sous les yeux des lecteurs de lrsquoeacutepoque

Outre ces cinq apologues et contes lrsquoouvrage de lrsquoabbeacute Blanchet contient des

laquo maximes orientales raquo elles aussi tireacutees du Gulistan Ce sont une vingtaine de maximes

choisies parmi celles qui constituent le dernier chapitre de ce chef-drsquoœuvre persan

Ajoutons en passant que ses emprunts ne se limitent pas agrave ce qursquoil avait lu dans le

Jardin des roses de Saadi Il srsquoest inspireacute de tout ce qursquoil avait agrave sa disposition Le Livre

des lumiegraveres La Bibliothegraveque orientale les reacutecits de voyages etc Les Contes orientaux

connaicirctront des reacuteeacuteditions et des usages divers Par exemple une eacutedition sans indication de

date (vers 1830 selon certaines sources) est laquo deacutedieacutee agrave la jeunesse raquo comme lrsquoindique son

1 Gulistan p 69 (I 21) 2 Ibid

147

titre1 Ayant choisi les contes pas trop seacuterieux et donc convenables pour laquo des enfants et

pour de jeunes personnes raquo lrsquoeacutediteur affirme avoir voulu laquo mettre dans leurs mains tous

ces ouvrages ougrave ils trouveront lrsquoagreacutement drsquoune lecture amusante varieacutee instructive et ougrave

ils puiseront agrave la fois drsquoutiles leccedilons et le deacutesir drsquoajouter drsquoautres connaissances agrave celles

qursquoils peuvent posseacuteder deacutejagrave raquo2 Dans son choix lrsquoeacutediteur a gardeacute le conte laquo Moyen de

ressusciter les morts raquo (lrsquoouvrage contient au total huit contes) et surtout en supprimant les

maximes et proverbes italiens espagnols et anglais se trouvant agrave la fin de lrsquoeacutedition

originale il nrsquoa repris que les maximes orientales tireacutees presque toutes du Gulistan Car

comme nous lrsquoavons expliqueacute dans la premiegravere partie de notre travail la morale de Saadi

peut servir aussi bien aux adultes qursquoaux jeunes et aux enfants

26 Antoine-Franccedilois Le Bailly

En cette mecircme anneacutee 1784 ougrave apparaissaient les Apologues et contes orientaux de lrsquoabbeacute

Blanchet un autre fabuliste nommeacute Le Bailly (1756-1831) publiait ses Fables nouvelles3

Se souvenant de lrsquoentreprise de Feacutenelon laquo drsquoinstruire les Enfants des Rois raquo et pousseacute par

le deacutesir drsquoadresser aux ducs De Valois et De Montpensier laquo quelques preacuteceptes de Morale

cacheacutes sous des fictions qui conviennent agrave [leur] acircge raquo4 Le Bailly publie une seacuterie de

fables dont certains sujets sont inspireacutes de Saadi En fait les premiegraveres historiettes du

Gulistan et celles du Boustan sur la conduite des rois convenaient bien agrave lrsquointention du

fabuliste franccedilais Celui-ci teacutemoigne cependant drsquoune certaine originaliteacute dans son

imitation il a emprunteacute des thegravemes aux autres auteurs (dont il indique le nom dans sa

laquo table des fables raquo) mais laquo le reste est purement de [son] invention raquo5 Autrement dit

comme disait La Fontaine son laquo imitation nrsquoest pas un esclavage raquo et il ajoute des

eacuteleacutements personnels agrave ses emprunts Dans la preacuteface de lrsquoeacutedition de 1813 lrsquoauteur dit agrave ce

sujet

laquo Je dirai encore avec une eacutegale franchise qursquoen mrsquoemparant de ces sujets jrsquoai soigneusement

eacuteviteacute drsquoecirctre le copiste servile des auteurs originaux je pourrais mecircme ajouter que telle fable

inventeacutee par eux est devenue entre mes mains une creacuteation nouvelle car il mrsquoest souvent

arriveacute drsquoen changer tout agrave la fois et le fond et la forme substituant sans scrupule mes ideacutees agrave

1 Voir supra p 142 note 3 2 Ibid p XXVII-XXVIII 3 Le Bailly Antoine-Franccedilois Fables nouvelles suivies de poeacutesies fugitives Paris chez Cailleau 1784 4 Ibid p VII 5 Ibid p 139

148

celles des inventeurs introduisant quelquefois drsquoautres personnages que les leurs pour donner

plus de vraisemblance aux reacutecitshellip1 raquo

De plus contrairement aux autres adaptateurs ou imitateurs de Saadi que nous avons

eacutevoqueacutes jusqursquoici Le Bailly a eacutecrit ses Fables en vers [Ce qui le distingue en quelque

sorte de ses devanciers] On a dit de ses fables qursquoelles prenaient rang apregraves celles de La

Fontaine et Florian

Dans la premiegravere eacutedition des Fables nouvelles en 1784 Le Bailly ne publie qursquoune

partie de ses fables laquo hellip la discreacutetion que jrsquoai eue de nrsquoexposer qursquoune moitieacute de mes

Fables au grand jour de lrsquoimpression2 raquo Il envisageait ainsi de sonder lrsquoaccueil du public

avant de publier drsquoautres fables Les soixante-huit fables de cette premiegravere eacutedition sont

reacuteparties dans trois livres dont le premier contient la fable laquoLe Sage de la Perse raquo Cette

fable qui semble ecirctre inspireacutee agrave la fois de certains passages du Gulistan commence ainsi

laquo Un Philosophe de la Perse

Victime trop longtemps de lrsquoenvie et des sots

Avec le genre humain voulut rompre commerce

Il alla chercher le repos

Au fond drsquoun bois obscur seacutejour des animaux3 raquo

Cette situation initiale nous rappelle le deacutebut de la fameuse aventure de Saadi lui aussi un

laquo sage de la Perse raquo qui fuit un jour la socieacuteteacute de ses amis

laquo Jrsquoavais pris en deacutegoucirct la socieacuteteacute de mes amis de Damas je mrsquoavanccedilai dans le deacutesert de

Jeacuterusalem et je me familiarisai avec les animaux hellip4 raquo

On pense eacutegalement agrave ce deacutevot vivant laquo dans une forecirct et se nourrissant de feuilles

drsquoarbres raquo5 ou encore agrave cet homme eacutegareacute autrefois laquo par les plaisirs deacutefendus raquo qui entre

dans le cercle des derviches mais qui reste toujours sujet agrave la meacutedisance des gens Ce

dernier personnage ne pouvant supporter lrsquoinjustice du discours des meacutechants porte

1 Fables nouvelles de M A F Le Bailly diviseacutees en quatre livres et faisant suite au volume publieacute en 1811 Paris Normant 1813 pp XII-XIII Au mecircme endroit le fabuliste ajoute qursquoil ne srsquoest laquo pas mis en peine drsquoindiquer les sources eacutetrangegraveres raquo ougrave il a puiseacute la matiegravere drsquoun certain nombre de ses apologues 2 Fables nouvelles eacutedition de 1784 opcit p VIII 3 Ibid p 9 (livre I fable VI) 4 Gulistan p 134 (II 31) En fait dans la traduction de Defreacutemery cette historiette est preacutesenteacutee comme la laquo trente-deuxiegraveme raquo crsquoest qursquoil y a une erreur de numeacuterotation des historiettes et juste apregraves la vingt-septiegraveme historiette on a la vingt-neuviegraveme on a sauteacute le chiffre 28 5 Ibid p 136 (II 33)

149

plainte devant un sage mais comme le dit Saadi on ne peut rien contre laquo la langue des

hommes raquo

laquo Par lrsquoexcuse de la peacutenitence on peut se deacutelivrer des chacirctiments de Dieu

Mais on ne peut se deacutelivrer de la langue des hommes1 raquo

Cette ideacutee de Saadi est pareille agrave celle du philosophe de la fable de Le Bailly qui par ces

termes plains drsquohumour reacutepond agrave son ami voulant lui faire remarquer les dangers drsquohabiter

le laquo seacutejour des animaux raquo

laquo Pour me nuire dit-il ceux-ci nrsquoont que des dents

Et les hommes ont une langue2 raquo

Les deux moralistes persan et franccedilais veulent ainsi mettre en garde leurs lecteurs contre

la meacutedisance qui peut ecirctre selon eux aussi dangereuse que les dents des animaux

Cette influence de Saadi est encore plus grande et plus directe dans les autres eacuteditions

des Fables nouvelles de Le Bailly En fait lrsquoouvrage est reacuteeacutediteacute plusieurs fois tantocirct avec

des augmentations tantocirct avec des suppressions notamment en 1811 1813 et 1823 Sans

doute ses Fables ont connu un accueil favorable aupregraves du public comme lrsquoavait souhaiteacute

Le Bailly en 1784 laquo Crsquoest drsquoapregraves lrsquoaccueil que cette moitieacute aura reccedilu du Public que je

me deacuteterminerai agrave faire paraicirctre lrsquoautre ou agrave la garder sagement dans mon Portefeuillehellip3 raquo

Les fables se trouvant dans ces nouvelles eacuteditions ne sont pas exactement les mecircmes que

dans la premiegravere eacutedition Du point de vue du nombre des fables eacutegalement les reacuteeacuteditions

diffegraverent Par exemple les deux fables laquo le sage de la Perse raquo et laquo le papillon et le lys raquo que

nous venons drsquoexaminer preacuteceacutedemment ne se retrouvent pas dans les Fables nouvelles

publieacutees en 1813 Par contre on y remarque deux nouvelles fables (parmi drsquoautres fables

qui apparaissent pour la premiegravere fois) inspireacutees de Saadi laquo Le Diamant et la Poussiegravere raquo

et laquo Le Ver luisant et le Crapaud raquo La premiegravere fable est laquo un diamant raquo que Le Bailly a

trouveacute chez les Orientaux

laquo Du peuple levantin que jrsquoaime les annales

Quel preacutecieux treacutesor de veacuteriteacutes morales

Jrsquoy trouve un Diamant prompt agrave le ramasser

1 Ibid p 125 (II 23) 2 Fables nouvelles 1784 op cit p 9 3 Ibid p VIII

150

Jrsquoinvente un apologue ougrave je vais lrsquoenchacircsser1 raquo

Ce peuple oriental en question crsquoest le peuple persan et lrsquoauteur chez qui le fabuliste a tireacute

sa fable est Saadi dont le poegraveme srsquoappelle le Jardin des Roses

laquo Ce prince un jour veut agrave Sadi

Donner de son estime une eacuteclatante marque

Sadi vient crsquoest Irzan qui drsquoabord le reccediloit

- On mrsquoa vanteacute dit-il les vers que tu composes

- Je mrsquoy connais Eh bien de ton Jardin des Roses

Il faut me citer quelque endroit

Mais un trait vif et court ndash Volontiers dit le sage

Qui lui cite alors ce passage2 raquo

Encore une fois il srsquoagit ici drsquoun reacutecit sur la cour et les courtisans Irzan laquo le favori

drsquoun roi du Khorasan raquo est un homme ambitieux vaniteux et jaloux Il ne supporte pas de

voir le succegraves de laquo son rival le vertueux Missour raquo et employant toutes sortes de ruses

contre ce dernier reacuteussit agrave lrsquoeacuteloigner de la cour Un jour le prince fait appeler le poegravete

Saadi afin de lui teacutemoigner de sa faveur Crsquoest Irzan qui va recevoir le poegravete le premier et

lui demande de reacuteciter quelques uns de ses poegravemes Alors Saadi lui cite ces vers

laquo Un jour on ne sait trop comment

Du front drsquoune sultane altiegravere

Tombe dans le fumier un riche Diamant

A peine est-il tombeacute qursquoune vaine Poussiegravere

Jouet drsquoun vent capricieux

Tourbillonne et srsquoeacutelegraveve aux cieux

Or maintenant reacuteponds toi qui fais lrsquohomme habile

Et qui pour tes eacutegaux affectes du meacutepris

Le Diamant en a-t-il moins de prix

Et la poussiegravere en est-elle moins vile 3 raquo

Irzan est laquo piqueacute de la leccedilon raquo cependant au lieu de se corriger il devient encore laquo pire raquo

jusqursquoagrave ce que laquo le prince enfin le bannit de sa cour raquo et remet laquo les recircnes de lrsquoEmpire raquo

dans ses mains

1 Fables nouvelles 1813 op cit p 30 (livre I fable XIII) 2 Ibid p 31 3 Ibid

151

Comme nous lrsquoavons vu Le Bailly a puiseacute cette fable dans le Jardin des Roses et plus

preacuteciseacutement dans cette sentence du huitiegraveme chapitre

laquo Si une perle tombe dans une eau sale elle nrsquoen est pas moins preacutecieuse mais si la poussiegravere

monte jusqursquoau ciel elle est tout aussi vile qursquoauparavant1 raquo

La fable du laquo Diamant et la Poussiegravere raquo est reprise dans lrsquoeacutedition de 1823 agrave cette

diffeacuterence pregraves que la derniegravere strophe crsquoest-agrave-dire le deacutenouement qui porte aussi la leccedilon

morale y manque Cette mecircme eacutedition contient une autre fable intituleacutee laquo Le Derviche et

le Sultan raquo dont le sujet est bien imiteacute de Saadi Dans la composition de sa fable Le Bailly

srsquoest servi ici drsquoun court reacutecit du Gulistan lrsquoun des plus connus chez les litteacuterateurs

franccedilais de lrsquoeacutepoque qui ont lu lrsquoœuvre du moraliste persan Voici le reacutecit de Saadi

laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est le

meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment-lagrave tu

ne vexes personne raquo

Distique ndash Jrsquoai vu un homme injuste endormi au milieu du jour et jrsquoai dit

laquo Cet homme est une calamiteacute il vaut donc mieux que le sommeil se soit empareacute de lui

Lrsquohomme dont le sommeil vaut mieux que la veille

Il est preacutefeacuterable qursquoun pareil meacutechant meure2 raquo

Plusieurs auteurs se sont plus agrave reprendre lrsquoideacutee de ce reacutecit de Saadi dans leurs propres

eacutecrits en lrsquoexprimant chacun agrave sa propre maniegravere Un simple regard sur les titres des fables

ou contes de ces auteurs suffirait agrave prouver notre ideacutee on y trouvera facilement des titres

tels que laquo le sommeil du tyran raquo laquo le sommeil du meacutechant raquo ou des titres eacutevoquant le

mecircme thegraveme Ce thegraveme Le Bailly lrsquoexprime au commencement de sa fable

laquo Fleacuteau de ses eacutetats un farouche Sultan

Ne dormait plus tans pis le sommeil drsquoun tyran

Dit un sage par excellence

Est le repos de lrsquoinnocence3 raquo

Puis il le deacuteveloppe dans une vingtaine de vers en racontant le rencontre du roi avec un

derviche qui laquo exempt de souci raquo dormait tranquillement Le roi est tregraves eacutetonneacute mais

1 Gulistan p 329 ici Defreacutemery a noteacute lrsquoanalogie entre la sentence de Saadi et la fable de Le Bailly 2 Ibid pp 47-48 (I 12) 3 Fables de M Le Bailly quatriegraveme eacutedition Paris chez J L J Briegravere 1823 p 94 (livre III fable VIII)

152

aussi envieux de voir le derviche laquo dormir aussi bien raquo sur son lit de laquo pierre raquo A cet

eacutetonnement du roi le derviche reacutepond ainsi

laquo Eh qursquoimporte

Dit le Dervis (sic) de sommeiller

Sur le duvet ou sur la dure

Jrsquoai fait un peu de bien ma conscience est pure

Est-il un plus doux oreiller 1 raquo

Donc selon la morale que nous apprend ce derviche lorsqursquoon a laquo la conscience

pure raquo on pourra dormir en pleine quieacutetude nrsquoimporte ougrave De mecircme selon la morale de

Saadi lorsque lrsquoon a laquo une acircme pure raquo on est toujours precirct au sommeil eacuteternel sans aucun

regret et nrsquoimporte dans quel endroit

laquo Lorsque lrsquohomme doueacute drsquoune acircme pure se dispose agrave partir

Que lui importe de mourir sur le trocircne ou bien sur la terre nue 2 raquo

Ainsi partant drsquoun reacutecit du Gulistan sur la tyrannie des rois notre fabuliste franccedilais

clocirct sa fable sur le thegraveme de la bienfaisance inspireacute drsquoun autre passage de ce chef-drsquoœuvre

moral persan

Il est vrai Le Bailly est resteacute tregraves original dans ses imitations de lrsquoœuvre de Saadi

Cependant ses emprunts sont transparents de sorte qursquoon y retrouve facilement les traces

du poegravete persan Une raison en est peut-ecirctre la preacutesence de ces deux personnages le

derviche (le sage) et le roi (le prince) typiques des reacutecits de Saadi ils sont preacutesents dans

presque tous les chapitres du Boustan et du Gulistan aussi bien que dans les Conseils aux

rois et lrsquoaventure de leur rencontre constitue le noyau drsquoun grand nombre drsquohistoriettes

De son cocircteacute comme nous lrsquoavons montreacute Le Bailly a pris une historiette de Saadi a

supprimeacute quelques eacuteleacutements en a ajouteacute drsquoautres a deacuteveloppeacute le sujet agrave sa maniegravere mais il

a preacutefeacutereacute garder le monarque et le sage comme deux personnages cleacutes de ses fables dans

laquo Le Diamant et la Poussiegravere raquo ces personnages sont laquo le prince raquo et laquo le sage (Saadi) raquo

dans laquo Le Sage de la Perse raquo et laquo Le Derviche et le Sultan raquo les titres sont eux-mecircmes bien

significatifs Et dans tout cela comme nous avons dit au deacutebut de ce passage le moraliste

franccedilais suivait un but preacutecis instruire les enfants du roi

1 Ibid 2 Gulistan p 26 (I 1)

153

Enfin on a dit de ses fables qursquoelles prenaient rang apregraves celles de La Fontaine et de

Florian Elles ont eu beaucoup de succegraves et des admirateurs qui eacutecriront agrave leur tour des

fables Lrsquoun drsquoeux est le Chevalier Coupeacute de Saint-Donat qui voit en Le Bailly son maicirctre

et imitera agrave la maniegravere de celui-ci quelques une des anecdotes de Saadi Nous parlerons

davantage de cet auteur dans le chapitre suivant

27 Louis Langlegraves et Baude de La Croix

Louis Langlegraves (1763-1824) publie en 1788 ses Contes fables et sentences tireacutes de

diffeacuterents auteurs arabes et persans1 Ce livre constitue le septiegraveme tome de la collection

Bibliothegraveque choisie de contes de faceacuteties et de bons mots publieacutee entre 1786 et 1790

Langlegraves lui il a tireacute deux reacutecits de Saadi lrsquoun du Boustan la fameuse histoire de laquo la

goutte drsquoeau raquo lrsquoautre du Gulistan laquo le naufrage raquo (V 21) en plus de beaucoup de

sentences tireacutees de ce dernier livre et du Conseil aux rois

Langlegraves eacutetait lrsquoun des plus grands orientalistes du XIXe siegravecle Il proposa agrave

lrsquoAssembleacutee constituante en 1790 de fonder agrave Paris une nouvelle eacutecole des langues

orientales dont le niveau serait plus eacuteleveacute que celui de lrsquoEcole des jeunes de Langues

fermeacutee depuis 1789 Le projet fut approuveacute et Langlegraves se chargea de sa mise en œuvre ce

qui dura jusqursquoen 1795 Le 10 Germinal an III lrsquoEcole des Langues Orientales fut

officiellement inaugureacutee Peu de temps apregraves lrsquoEcole des Jeunes de Langues aussi reprit

ses activiteacutes mais elle fut plus tard incorporeacutee agrave la premiegravere En 1796 Langlegraves fut nommeacute

directeur de lrsquoEcole dont il eacutetait le fondateur responsabiliteacute qursquoil remplira jusqursquoagrave la fin de

sa vie en 1823

Langlegraves eacutetait eacutegalement le premier orientaliste franccedilais qui avait fait des recherches

eacuterudites sur le Shahnameh (Livre des rois) de Ferdowsi son recueil de Contes que nous

venons de citer contient une notice sur la vie et lrsquoœuvre de ce grand poegravete Lrsquoanneacutee ougrave il

fut nommeacute directeur de lrsquoEcole des Langues Orientales il reacutedigea eacutegalement une Notice

sur Saadi2 Un autre grand service qursquoil rendit agrave ses contemporains fut de publier en 1811

une eacutedition critique en dix volumes du Reacutecit de voyage de Cahrdin avec de preacutecieux

commentaires et notes

1 Louis Langlegraves Contes fables et sentences tireacutes de diffeacuterents auteurs arabes et persans avec une analyse du poegraveme de Ferdoussy sur les rois de Perse Paris Chez Royez 1788 2 Notice sur la vie et les ouvrages de Sarsquoady drsquoapregraves les manuscrits persans de la Bibliothegraveque nationale Paris Magasin Encyclopeacutedique (sd)

154

Apregraves Louis Langlegraves crsquoest agrave Baude de La Croix de publier en 1790 des extraits du

Gulistan dans un recueil intituleacute Etrennes du Parnasse1 Il nrsquoa pas du tout lrsquooriginaliteacute de

son preacutedeacutecesseur il a choisi une quinzaine drsquohistoriettes de Saadi dans lrsquoadaptation de

Saint-Lambert et les a reproduites telles quelles dans son livre Le seul changement que

lrsquoauteur y a apporteacute crsquoest drsquoavoir remplaceacute dans chaque extrait quelques mots de Saint-

Lambert par leur synonyme Les historiettes qursquoil a choisies sont toutes extraites des deux

premiers chapitres du Gulistan car elles refleacutetaient mieux les laquo circonstances raquo de

lrsquoeacutepoque laquo Nous avons pris dans lrsquoouvrage de Saadi intituleacute Mœurs des Rois les

morceaux de morale les plus frappants et les plus applicables aux circonstances

actuelles2 raquo Ce dernier trait ndash nous lrsquoavons deacutejagrave eacutevoqueacute ndash est applicable dans le cas de la

plupart des ouvrages de ce genre qui apparaissaient alors sauf que les auteurs ne

lrsquoavouaient pas explicitement comme le fait ici Baude de La Croix Ces derniers ne

lrsquoosaient pas sans doute en raison des ideacutees parfois trop hardies que Saadi exprimait sur le

comportement des rois sur leur injustice ou sur leur colegravere par exemple

laquo On demandait agrave ce petit animal qui marche toujours devant le Lion pour faire partir le

gibier Pourquoi trsquoes-tu consacreacute au service du Lion Crsquoest reacutepondit lrsquoanimal que je me

nourris du reste de sa table Mais pourquoi ne lrsquoapproche-tu jamais Tu jouirais de son amitieacute

et de sa reconnaissance Oui mais srsquoil allait se mettre en colegravere 3 raquo

Si Baude de La Croix en parlant ouvertement des laquo circonstances raquo de son eacutepoque se

montre plus hardi que ses preacutedeacutecesseurs crsquoest peut-ecirctre parce qursquoil a publieacute son livre au

lendemain de la Reacutevolution en 1790 agrave cette date il aurait moins de contrainte que sous le

reacutegime royal pour pouvoir exprimer librement des ideacutees risquant drsquoaller agrave lrsquoencontre des

autoriteacutes royales Crsquoest eacutegalement et peut-ecirctre dans le mecircme sens qursquoil parle de la

laquo censure raquo dans les eacutecrits de ce laquo genre raquo laquo La varieacuteteacute que nous avons reacutepandue dans

notre recueil nous donne lieu drsquoespeacuterer qursquoil pourra devenir aux yeux du public le plus

inteacuteressant de tous ceux du mecircme genre qui sont soumis agrave sa censure raquo4 Et pour attirer

lrsquoattention des franccedilais dont il connaissait le laquo caractegravere raquo et le laquo goucirct raquo il est alleacute chercher

chez les peuples lointains quelques eacutecrits capables de laquo piquer la curiositeacute raquo laquo Le franccedilais

est naturellement doux humain sensible mais leacuteger par caractegravere inconstant dans ses

1 Baude de La Croix Etrennes du Parnasse avec meacutelange de litteacuterature franccedilaise et eacutetrangegravere Paris chez Belin 1790 2 Ibid p 5 Les morceaux en question se trouvent dans les pages 49 97 106 120 132 135 136 138 140 143 155 169 171 174 3 Ibid p 171 4 Ibid p 5

155

goucircts on ne peut reacuteussir agrave le fixer quelque temps qursquoen piquant sa curiositeacute par des traits

ingeacutenieux tireacutes des productions de lrsquoesprit de tous les peuples1 raquo

28 Florian

Enfin Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) le petit neveu de Voltaire et celui qui

occupe le deuxiegraveme rang parmi les fabulistes apregraves La Fontaine publie ses Fables en

17922 Son recueil paru en pleine peacuteriode reacutevolutionnaire eut un succegraves eacuteditorial

consideacuterable qui se prolongea jusqursquoagrave la fin de la troisiegraveme reacutepublique La fable du laquo Roi

de Perse raquo (livre II fable XXI) est lrsquoadaptation drsquoune historiette du Gulistan (I 19)

laquo Un roi de Perse certain jour

Chassait avec toute sa cour

Il eut soif et dans cette plaine

On ne trouvait point de fontaine

Pregraves de lagrave seulement eacutetait un grand jardin

Rempli de beaux ceacutedrats drsquooranges de raisin

A Dieu ne plaise que jrsquoen mange

Dit le roi ce jardin courrait trop de danger

Si je me permettais drsquoy cueillir une orange

Mes vizirs aussitocirct mangeraient le verger3 raquo

De mecircme une analogie existe entre la fable du laquo Petit chien raquo (livre V fable VIII) et

la fameuse aventure du renard dans le Gulistan (I 16) celui qui se sauvait de peur que lrsquoon

ne le prenne pour un chameau Au chapitre preacuteceacutedent nous avons donneacute un reacutesumeacute de

cette historiette4 Dans la fable de Florian crsquoest laquo un bon vieux petit chien raquo qui veut

quitter ses laquo peacutenates cheacuteris raquo car lrsquoeacuteleacutephant laquo le vainqueur politique habile raquo a donneacute

lrsquoordre drsquoexiler laquo pour jamais la race des lions raquo Nous donnons ici la suite de la fable et

laissons agrave nos lecteurs le soin de la comparer avec le reacutecit de Saadi

laquo Ocirc tyran tu le veux Allons il faut partir

Un barbet lrsquoentendit toucheacute de sa misegravere

Quel motif lui dit-il peut trsquoobliger agrave fuir

1 Ibid 2 Jean-Pierre Claris de Florian Fables Paris P Didot lrsquoaicircneacute 1792 3 Florian Fables de Florian suivies de son theacuteacirctre Paris Garnier fregraveres 1867 pp 74-75 Defreacutemery a eacutevoqueacute le rapprochement entre cette fable et celle de Saadi (voir Gulistan p 66) 4 Voir supra pp 97-98

156

ndash Ce qui mrsquoy force ocirc ciel Et cet eacutedit seacutevegravere

Qui nous chasse agrave jamais de cet heureux canton

ndash Nous ndash Non pas vous mais moi ndash Comment toi

Mon cher fregravere

Qursquoas-tu donc de commun hellip ndash Plaisante question

Eh ne suis-je pas un lion 1 raquo

Nous avons jusqursquoici preacutesenteacute les fabulistes les conteurs et autres laquo beaux esprits raquo du

XVIIIe siegravecle qui ont citeacute ou interpreacuteteacute quelque partie de lrsquoœuvre de Saadi chacun selon

ses aptitudes et ses tendances litteacuteraires morales philosophiques et religieuses Lorsque

nous regardons lrsquoensemble de ces contes et fables tireacutes de son œuvre nous nous

apercevons qursquoils procegravedent presque tous pour obeacuteir aux tendances geacuteneacuterales de lrsquoeacutepoque

drsquoun choix minutieux et exclusif de sujets didactiques de sujets concernant la conduite et

lrsquoeacuteducation des rois et de questions de morale2 Crsquoest lagrave en effet lrsquoun des aspects de

lrsquoœuvre de Saadi que le XVIIIe siegravecle retient particuliegraverement les fabulistes et les

peacutedagogues tous adaptateurs de talent mettent lrsquoaccent sur cette orientation morale et

sociale qui rejoint les preacuteoccupations constantes des grands eacutecrivains du temps Ceux-ci

trouveront dans lrsquoœuvre vaste du moraliste persan ample matiegravere agrave diverses dissertations

des arguments pour eacutetayer leurs thegraveses philosophiques surtout une sorte de paravent

derriegravere lequel ils pourront sans danger exposer leurs ideacutees les plus hardies Cela prouve

qursquoagrave cette eacutepoque laquo on recherchait beaucoup moins le cocircteacute estheacutetique que le cocircteacute

didactique et philosophique de Saadi raquo 3 En drsquoautres termes plutocirct que son aspect

agreacuteable crsquoest son aspect utile qui est exploiteacute par les lettreacutes du siegravecle des Lumiegraveres

Il est vrai que ces derniers sont presque tous des eacutecrivains secondaires Mais comme

nous lrsquoavons souligneacute quelle que soit la valeur propre de leurs travaux ils ont au moins eu

le privilegravege de mettre agrave la disposition de leurs illustres contemporains un ensemble

important drsquoeacuteleacutements divers puiseacutes dans le Boustan et dans le Gulistan et susceptibles

drsquoecirctre utiliseacutes ainsi que nous allons le deacuteterminer maintenant par des savants beaucoup

plus importants

1 Florian Fables de Florian suivies de son theacuteacirctre op cit p 166 2 Voir N Samsami op cit p 55 3 Ibid

157

3

SAADI ET LES PHILOSOPHES

Il y a une grande analogie entre les conceptions des poegravetes et des moralistes iraniens et celles des philosophes franccedilais du XVIIIe

siegravecle Firdousi Saadi et drsquoautres litteacuterateurs de lrsquoIran peuvent srsquoapparenter agrave Voltaire agrave Montesquieu et agrave Diderot en ce que jamais les envoleacutees de leur fantaisie ni lrsquoardeur de la creacuteation purement artistique ne leur ont fait oublier le cocircteacute utilitaire de leur œuvre ce qui en elle devrait servir agrave lrsquoameacutelioration et au bien-ecirctre de lrsquohumaniteacute Nayereh Samsami

LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise

Les grands philosophes eurent eux aussi la curiositeacute et aussi la preacutetention de

connaicirctre Saadi Qursquoallaient-ils en veacuteriteacute demander agrave ce sage drsquoun autre siegravecle et drsquoun

autre univers sinon quelques maximes vigoureuses et deacutecisives pour renforcer leurs

principes de la liberteacute de penseacutee du gouvernement parlementaire de la fraterniteacute humaine

Si Montesquieu Rousseau Buffon ne semblent pas avoir jamais lu le Gulistan ni le

Boustan par contre Voltaire Diderot Mme Roland durant leur vie et agrave travers une grande

partie de leur œuvre y font souvent allusion Dans le deacutetail les reacuteminiscences abondent

Comme Saadi lrsquoune ceacutelegravebre la solitude lrsquoautre vante la bonteacute de la nature lrsquoautre srsquoexerce

au portrait excessivement imageacute de la bien-aimeacutee

31 Voltaire et Saadi

Le thegraveme essentiel des Contes philosophiques de Voltaire est le meacutecontentement de lrsquoordre

preacutesent des choses et lrsquoattirance vers des pays ou des siegravecles ougrave les mœurs les coutumes

lrsquoordre social sont autres ou peuvent sembler autres et meilleurs gracircce agrave lrsquoeacuteloignement ou

agrave lrsquoignorance Ainsi que les autres philosophes ses contemporains Voltaire en proposant

un nouveau systegraveme de vie ou de creacuteation a besoin drsquoeacutetayer ses theacuteories sur des exemples

reacuteels Les philosophes du XVIIIe siegravecle aiment preacutesenter aux yeux de leurs lecteurs des

pays gouverneacutes selon leurs theacuteories et ougrave ce qui chez eux nrsquoest qursquoune aspiration est

devenu un fait accompli Ils ont besoin de croire agrave de lointains Edens de justice et de

sagesse et puisent dans cette croyance la force de reacutepandre parmi leurs contemporains la

foi dans une socieacuteteacute meilleure Crsquoest pourquoi lrsquoOrient en geacuteneacuteral et lrsquoIran en particulier

jouent dans les œuvres des philosophes sinon le rocircle original de source inspiratrice du

moins celui drsquoun champ libre ougrave leur fantaisie peut srsquoeacutetendre sans obstacle et trouver une

158

reacutesonance vraie ou fausse agrave ses aspirations agrave ses deacutesirs Voltaire a une grande preacutedilection

pour la litteacuterature orientale laquo Jrsquoadmire autant les romans orientaux que je deacuteteste les

romans russes raquo

Zadig ou la Destineacutee est un roman mais aussi un conte philosophique de Voltaire ndash

lrsquoun des plus appreacutecieacutes ndash publieacute pour la premiegravere fois en 1747 sous le titre Memnon

histoire orientale Augmenteacute ensuite de plusieurs chapitres il fut publieacute en 1748 sous son

titre actuel La premiegravere publication de Zadig correspond agrave lrsquoeacutepoque ougrave les malheurs et les

deacuteceptions de Voltaire sont nombreux Le comble de ses infortunes crsquoest la fameuse

histoire du jeu de la reine en octobre 1747 ougrave Voltaire courtisan fait preuve de

deacutesinvolture en disant en anglais agrave sa protectrice Madame du Chacirctelet de ne pas jouer

avec des laquo filous raquo Il est alors obligeacute de fuir agrave Sceaux chez la duchesse du Maine Crsquoest lagrave

que lrsquoideacutee drsquoeacutecrire des contes inspire agrave Voltaire ce conte philosophique qui connaicirct

drsquoinnombrables eacuteditions agrave partir de 1747 Ayant un acircge assez avanceacute et doueacute drsquoune

expeacuterience plus longue et plus directe de la vie il est ainsi meneacute agrave reacutefleacutechir sur lrsquoorigine du

mal sur son propre destin et sur la destineacutee des hommes en geacuteneacuteral laquo Il y a horriblement

de mal sur la terre raquo1 dira Candide lrsquohomme souffre et il nrsquoy peut rien faire Le mal

universel et lrsquoimpuissance de lrsquohomme agrave changer son destin tel est le leitmotiv de la

plupart des chapitres de Zadig Existe-t-il une providence eacutequitable bienfaisante et

directrice de lrsquounivers Pour reacutepondre agrave cette question Voltaire eacutecrit Zadig qui selon J

Hadidi est laquo le plus persan de ses romans philosophiques raquo2

Zadig retrace les meacutesaventures drsquoun jeune homme qui fait lrsquoexpeacuterience du monde dans

un Orient de fantaisie Tour agrave tour favorable et cruelle toujours changeante la fortune du

heacuteros passe par des hauts et des bas qui rythment le texte nommeacute ministre du roi de

Babylone il srsquoavegravere ecirctre un homme tregraves bon jugeant justement les gens et non sur leur

revenu comme le faisaient les autres ministres Crsquoest donc selon une justice eacutequitable que

Zadig travaille en tant que ministre du roi Mais par la suite il est jeteacute en prison puis

vendu comme esclave Croisant divers personnages hauts en couleur Zadig connaicirctra

lrsquoamour et ses revers devra faire face agrave lrsquoinjustice et agrave la superstition ainsi qursquoaux dangers

qui peuplent son errance agrave travers le monde Veacuteritable reacutecit drsquoaventures Zadig est aussi un

roman de formation ougrave Voltaire mecircle habilement les charmes du conte et la reacuteflexion

philosophique La question de la Destineacutee (sous-titre du conte) fait notamment lrsquoobjet drsquoun

1 Voltaire Candide Pocket Paris 1998 p 160 2 Javad Hadidi laquo Les origines persanes de Zadig roman philosophique de Voltaire raquo in Luqmacircn 4egraveme anneacutee ndeg 1 automne-hiver 1987-88 p 52

159

chapitre important un ermite qui se reacutevegravele ecirctre lrsquoange Jesrad (celui-ci parle de lui agrave la

troisiegraveme personne en utilisant la Providence) instruit Zadig sur la philosophie de Leibniz

(que Voltaire approuve agrave ce moment) et lui recommande de se fier agrave la Providence

Zadig fut eacutecrit agrave lrsquoeacutepoque ougrave lrsquointeacuterecirct de Voltaire (comme celui des autres

intellectuels) se portait de plus en plus vers lrsquoOrient et au moment ougrave la Perse eacutetait

drsquoactualiteacute Dans ces conditions un esprit curieux et avide de savoir comme Voltaire ne

pouvait guegravere rester indiffeacuterent agrave cette grande vogue que connaissait la Perse drsquoautant plus

que depuis quelques anneacutees il se documentait sur lrsquoOrient pour reacutediger son Essai sur les

mœurs dont plusieurs chapitres eacutetaient consacreacutes aux anciens Perses Voltaire nrsquoavait sans

doute pas lu les livres Zends mais avait une ideacutee plus ou moins exacte de leur religion de

leurs ideacutees et de leur esprit Il avait acquis ces connaissances gracircce aux relations de

voyages de Chardin de Tavernier agrave la Bibliothegraveque Orientale drsquoHerbelot et surtout agrave

lrsquolaquoHistoire religionis veterum Persarum eacuteorumque magorum raquo de Tomas Hyde Il puisait

surtout dans ses connaissances ce qui pourrait servir immeacutediatement agrave eacutetayer sa thegravese

philosophique ou morale Les reacuteminiscences de Zoroastre pullulent dans Zadig et la plupart

ont pour objet de mettre un peu de piquant en faisant srsquoexprimer un sage agrave la mode sur les

humbles questions drsquoici-bas

Degraves le premier chapitre et degraves la premiegravere page Voltaire fait reacutefeacuterence aux principes

de Zoroastre que Zadig observe laquo Il avait appris dans le premier livre de Zoroastre que

lrsquoamour propre est un ballon gonfleacute de vent dont il sort des tempecirctes quand on lui a fait

une piqucircre raquo et quelques lignes plus loin nous le voyons suivre laquo ce grand preacutecepte de

Zoroastre Quand tu manges donne agrave manger aux chiens dussent-ils te mordre raquo1 Dans

ces principes lrsquoaxe du mal est appeleacute Ahriman (comme le courtisan envieux appeleacute

Arimaze au chapitre IV) opposeacute au principe du bien Orzmud Lrsquoarchimage de Zoroastre

est appeleacute Yeacutebor anagramme de Boyer nom de lrsquoeacutevecircque de Mirepoix et ennemi de

Voltaire Au deacutebut du troisiegraveme chapitre lrsquoaventure du chien et du cheval nous lisons

laquo le premier mois du mariage comme il est eacutecrit dans le livre du Zend est la lune de miel

et le second est la lune de lrsquoabsinthe raquo2 De mecircme dans lrsquohistoire de lrsquoenvieux quatriegraveme

chapitre il est question drsquoune loi de Zoroastre laquo qui deacutefendait de manger du griffon raquo3 ou

1 Voltaire Zadig ou la Destineacutee histoire orientale eacutedition critiquehellip par Georges Ascoli tome I Paris Marcel Didier 1962 p 6 2 Ibid p 13 3 Ibid p 18

160

bien de cette autre sentence laquo Lrsquooccasion de faire du mal se trouve cent fois par jour et

celle de faire du bien une fois dans lrsquoanneacutee comme dit Zoroastre1 raquo

Des exemples de ce genre de citations attribueacutees (parfois agrave tort) au laquo grand Zoroastre raquo

abondent tout le long du roman et teacutemoignent drsquoune part de lrsquointeacuterecirct de Voltaire pour ce

personnage historique et de lrsquoautre part de lrsquoactualiteacute de celui-ci agrave cette eacutepoque Mais

Zoroastre nrsquoest pas le seul repreacutesentant de la sagesse persane dans les contes de Zadig

Voltaire connaicirct bien un autre grand sage de la Perse Saadi plus reacutecent que le premier

mais aussi en vogue que lui agrave lrsquoeacutepoque Des allusions agrave Saadi et des emprunts agrave son œuvre

ne manquent pas dans Zadig

laquo Dans Zadig il y a un curieux meacutelange de philosophie leibnizienne et de morale des vieux

sages de lrsquoIran Le roi de Serendib Zadig le bon ministre les deacutefinitions du roi eacutequitable faites

par ce dernier sont tregraves proches des deacutefinitions de Saadi que Voltaire connaissait surtout

drsquoapregraves les traductions de Chardin Lrsquoanticleacutericalisme du poegravete ses viseacutees contre

lrsquoeacutegocentrisme devaient lui ecirctre bien proches2 raquo

Le premier emprunt de Voltaire agrave Saadi crsquoest son nom Zadig srsquoouvre par une

imaginaire laquo eacutepicirctre deacutedicatoire agrave la sultane Sheraa par Sadi raquo dateacutee du laquo 18 du mois de

Schewal lrsquoan 837 de lrsquoHeacutegire raquo La chronologie est bien fausse car agrave cette date le

veacuteritable Saadi eacutetait mort depuis plus drsquoun siegravecle et demi Quand agrave la princesse Sheraa agrave

qui lrsquoimaginaire Saadi offre Zadig laquo la traduction drsquoun livre drsquoun ancien Sage raquo certains

ont voulu voir en elle Madame de Pompadour en fait le portrait lui ressemble3 Voici les

premiegraveres lignes de cette eacutepicirctre

laquo Charme des prunelles tourment des cœurs lumiegravere de lrsquoesprit je ne baisse point la poussiegravere

de vos pieds parce que vous ne marchez guegraveres ou que vous marchez sur des tapis drsquoIran ou

sur des roses Je vos offre la traduction drsquoun livre drsquoun ancien Sage qui ayant le bonheur drsquo

nrsquoavoir rien agrave faire eut celui de srsquoamuser agrave eacutecrire lrsquohistoire de ZADIG ouvrage qui dit plus

qursquoil ne semble dire Je vous prie de le lire et drsquoen juger car quoique vous soyez dans le

printemps de votre vie quoique tous les plaisirs vous cherchent quoique vous soyez belle amp

que vos talents ajoutent agrave votre beauteacute quoiqursquoon vous loue du soir au matin et que par toutes

ces raisons vous soyez en droit de nrsquoavoir pas le sens commun cependant vous avez lrsquoesprit

1 Ibid p 20 2 N Samsami op cit p 66 3 Voir agrave ce sujet et agrave propos de lrsquoeacutepicirctre le commentaire de G Ascoli dans Zadig op cit t II pp 3-8

161

tregraves sage et le goucirct tregraves fin et je vous ai entendu raisonner mieux que de vieux Derviches agrave

longue barbe et agrave bonnet pointuhellip1 raquo

Ici Voltaire mystificateur impeacutenitent semble avoir quelque peu parodieacute le style

imageacute agrave lrsquoorientale dont Saadi se servait dans les eacuteloges de ses preacutefaces Il avait puiseacute ses

connaissances sur Saadi et sa poeacutesie dans diffeacuterentes sources possibles Bibliothegraveque

orientale drsquoHerbelot (1697) la traduction du Gulistan par Du Ryer (1634) celle de

drsquoAlegravegre avec une Vie de Saadi (1704) des fragments en latin donneacutes par Hyde (1700) et

les relations de voyages de Chardin (1711) Ce dernier en deux endroits2 avait donneacute la

traduction de quelques passages de lrsquoillustre laquo cheic Sahdy raquo pour faire connaicirctre agrave la fois

lrsquoœuvre du poegravete et le ton oriental Un ton oriental que Voltaire parodiera en se servant

fort probablement drsquoun de ces passages tel que le suivant

laquo A la gloire du prince Atabek Mahomed fils drsquoAboubekre

Jeunesse heureuse brillante aurore cœur geacuteneacutereux

Qui sur un visage jeune portes une graviteacute ancienne

Qui joins un cœur brave agrave un esprit savant et agrave un jugement formeacute

Jeune homme drsquoun bras vaillant et drsquoun sens sagehellip

Conserve ocirc Dieu par ta bonteacute ce jeune prince

Contre le mal des mauvais regards

Rends-le ocirc Dieu le plus renommeacute prince du monde

En justice en pieacuteteacute en magnificence en gloire

Environne-le de sucircreteacute et de paix et que pour centre il ait la bonne conscience

Que ses deacutesirs soient remplis en cette vie et qursquoen lrsquoautre il soit au-dessus des deacutesirs3 raquo

Dans son eacutedition critique du Zadig Georges Ascoli dit qursquoil ne voit aucun lien entre ce

roman de Voltaire et le Gulistan qursquoil deacutefinit comme un laquo recueil de preacuteceptes entremecircleacutes

de fables et drsquohistoires de sentences rapides au ton grave religieux jamais plaisant raquo4 Il

ajoute ensuite que Voltaire a sans doute confondu Cheik Saadi (qursquoil avait lu laquo cheic Sahdy

chez Chardin) et Chec Zadeh lrsquoauteur de lrsquoHistoire de la Sultane de Perse et des visirs

1 Voltaire Zadig op cit p 3 2 Dans lrsquoeacutedition de 1811 ces passages se trouvent au tome V p 56 et suiv et p 139 et suiv 3 Ibid pp 162-163 Ces vers sont la traduction du poegraveme qui se trouve au commencement du Boustan p 13 la traduction de Barbier de Meynard commence ainsi laquo Paneacutegyrique de lrsquoAtabek Mohammed fils drsquoAbou-Bekr Atabek-Mohammed est un roi favoriseacute du ciel digne possesseur de la couronne et du trocircne un jeune prince aux destineacutees brillantes comme son cœur jeune par les anneacutees mais vieillard par lrsquoexpeacuterience grand par la science sublime dans ses aspirations Son bras a la vigueur et son esprit la clairvoyance sa geacuteneacuterositeacute deacutepasse celle de lrsquooceacutean et son rang le place au dessus des Pleacuteiadeshellip raquo 4 Ibid p 5

162

(traduite en 1707 par Petis de la Croix) et que cette meacuteprise lrsquoa conduit agrave attribuer son

Zadig agrave Saadi Enfin comme dernier argument agrave son ideacutee G Ascoli dit qursquoau moment ougrave

Voltaire eacutecrivait Zadig il ne savait pas grande chose sur Saadi et que la fausse date de

lrsquoeacutepicirctre deacutedicatoire (laquo lrsquoan 837 de lrsquoheacutegire raquo) relevait de ce fait

Sur ces sujets nous ne sommes pas tout agrave fait drsquoaccord avec G Ascoli Drsquoabord parce

que celui-ci deacutecrit le ton du Gulistan laquo grave et jamais plaisant raquo crsquoest un peu injuste

lorsque nous lisons les historiettes pleines drsquohumour et drsquoironie riante de ce recueil moral

Nous avons vu dans notre premiegravere partie que lrsquoironie douce et riante eacutetait un eacuteleacutement

inseacuteparable de la poeacutesie et de la prose de Saadi dans le Gulistan et nous en avons montreacute

des exemples Il suffit de jeter un coup drsquoœil sur les deacutefinitions que diverses personnes du

XVIIe et du XVIIIe siegravecle ont donneacutees du style de Saadi pour prouver notre ideacutee

Drsquoailleurs lrsquoouvrage de Saadi nrsquoest pas moins anticleacuterical que laquo religieux raquo comme le

deacutesigne ce critique franccedilais A cet eacutegard les exemples ne manquent pas dans le Gulistan

le plus fameux crsquoest lrsquohistoriette 16 du deuxiegraveme chapitre ougrave on voit dans un songe un

religieux en enferhellip Lrsquohistoire qui a inspireacute laquo Le songe drsquoun habitant du Mogol raquo agrave La

Fontaine et qui a eacutegalement eacuteteacute sujet de diverses adaptations surtout au XVIIIe siegravecle

Seul dans le mecircme chapitre du Gulistan les historiettes 6 18 22 33 34 ont des sujets

anticleacutericaux Ainsi agrave la fin de lrsquohistoriette 33 le vizir intelligent et philosophe drsquoun roi lui

dit laquo O roi lrsquoobligation de lrsquoamitieacute crsquoest que tu fasses du bien agrave chacune de ces troupes

Donne de lrsquoor aux savants afin qursquoils lisent davantage et ne donne rien aux religieux afin

qursquoils restent tels raquo1 Et dans la suivante laquo conforme au discours preacuteceacutedent raquo (crsquoest le sous-

titre qursquoy donne Defreacutemery) Saadi raconte cette aventure significative drsquoailleurs drsquoun ton

plaisant

laquo Une affaire importante survint agrave un monarque et il dit laquo Si la fin de cette affaire arrive selon

mon deacutesir je donnerai tant de drachmes aux religieux raquo Lorsque la chose qursquoil deacutesirait eut

reacuteussi [hellip] Il donna donc une bourse de drachmes agrave un de ses serviteurs afin qursquoil les employacirct

pour les religieux On dit que crsquoeacutetait un esclave intelligent et prudent il tourna de cocircteacute et

drsquoautre pendant tout le jour et revint agrave la nuit Il baisa les drachmes les placcedila devant le roi et

lui dit laquo Quoique jrsquoaie chercheacute des religieux je nrsquoen ai pas trouveacute raquo Le roi reacutepondit laquo Quel

est ce rapport Je sais qursquoil y a dans cette ville quatre cents religieux raquo Lrsquoesclave reprit laquo O

seigneur du monde celui qui est vraiment religieux ne recevra pas cet argent et celui qui le

recevra nrsquoest pas un religieuxhellip2 raquo

1 Gulistan pp 139-140 dans la traduction de Defreacutemery cette historiette constitue la trente-quatriegraveme du chapitre suite agrave une erreur de numeacuterotation par le traducteur (de lrsquohistoriette 27 on passe au 29) 2 Gulistan pp 140-141 (II 34)

163

Crsquoest justement cet aspect anticleacuterical de la penseacutee de Saadi ndash drsquoailleurs tregraves preacutesent

dans Zadig ndash qui suscitait lrsquointeacuterecirct de Voltaire pour ce poegravete persan laquo Lrsquoanticleacutericalisme

du poegravete ses viseacutees contre lrsquoeacutegocentrisme devaient lui ecirctre bien proches raquo a affirmeacute N

Samsami dans sa thegravese1

Quant agrave la chronologie brouilleacutee qui fait de Saadi un contemporain drsquoOuloug-beg

vivant en laquo lrsquoan 837 de lrsquoheacutegire raquo on sait bien que ce genre drsquoinexactitudes de deacutetails se

rencontre assez freacutequemment dans cette mise en scegravene orientale qursquoest Zadig aussi bien

que dans drsquoautres endroits de son œuvre eacutecrire laquo Desterham raquo au lieu de laquo defterdar raquo

(ministre turc) prendre un livre laquo Sadder raquo pour un homme de mecircme que Zenda-Vesta

pour un dieu confondre lrsquoAvesta (texte) avec le Zend (commentaire) faire de la laquo Sibeacuterie raquo

le bagne de la Chaldeacutee etc ce sont quelques exemples parmi tant drsquoautres agrave ce propos2

Qursquoune telle fantaisie une telle inexactitude soit mise au compte du manque drsquoinformation

de Voltaire sur le sujet cela ne nous paraicirct pas tregraves creacutedible Du moins dans le cas de la

biographie de Saadi contrairement agrave lrsquoideacutee de G Ascoli nous pensons que lrsquoauteur de

Zadig avait des connaissances assez eacutetendues pour ne pas se tromper sur la peacuteriode dans

laquelle vivait le ceacutelegravebre poegravete persan Dans la plupart des notices parues dans les

diffeacuterents ouvrages sur Saadi traductions adaptations articles de peacuteriodiques etc la date

de naissance et celle de la mort du poegravete du Gulistan et du Boustan sont mentionneacutees (bien

que ces dates soient peu sucircres) Sans chercher agrave deacutecouvrir ce qui a meneacute Voltaire agrave

brouiller la chronologie dans cet laquo eacutepicirctre deacutedicatoire raquo nous admettons lrsquoideacutee de V L

Saulnier selon laquelle certaines confusions laquo sont faites agrave dessein raquo3 Lrsquoideacutee autrement

affirmeacutee par J Chaybani

laquo hellip les erreurs commises par Voltaire dans son interpreacutetation de lrsquohistoire de la Perse En fait

ces erreurs sont dues assez rarement agrave une infideacuteliteacute de la meacutemoire et le plus souvent au choix

que Voltaire fait en vue drsquoeacutecrire une histoire de la civilisation au goucirct de son siegravecle mais son

eacuterudition est consideacuterable4 raquo

Ou encore selon Javad Hadidi laquo si les donneacutees geacuteographiques ou historiques du roman

[Zadig] ne sont pas toujours exactes crsquoest que Voltaire nrsquoa pas lrsquointention de faire œuvre

1 N Samsami op cit p 66 2 Cf Zadig chapitre III 3 Zadig ou la Destineacutee introduction et notes par V L Saulnier Genegraveve Droz 1965 p XXVII laquo Certaines confusions en revanche sont faites agrave dessein Celles notamment qui mecirclent agrave des superstitions drsquoOrientaux paiumlens des commandements de la Bible afin de mieux discreacutediter ceux-ci par celles-lagrave raquo 4 Jeanne Chaybany Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle Paris 1967 p 245

164

de savant Son objectif est de distraire le lecteur tout en lui donnant agrave reacutefleacutechir sur les

problegravemes de la vie raquo1

De plus selon J Ascoli lui-mecircme Voltaire reconnaicirctra en 1753 que Saadi eacutetait

contemporain de Dante2 laquo mais il ne songera pas agrave corriger lrsquoanachronisme de Zadig raquo3

Nous pouvons donc conclure que ce deacutetail chronologique nrsquoa pas paru si important aux

yeux de Voltaire pour qursquoil srsquoen preacuteoccupe davantage Il semble qursquoen geacuteneacuteral et quand il

srsquoagissait surtout drsquoexprimer une ideacutee ou de deacutevelopper un thegraveme4 Voltaire se souciait peu

de petits deacutetails tels que la date le lieu geacuteographique lrsquoorthographe exact drsquoun nom de

personne drsquoun titre drsquoouvrage etc Dans Zadig il a seulement voulu parler des questions

occidentales sous un autre nom deacuteguiseacute en un poegravete oriental et avec un style oriental

Drsquoautre part la deacutefinition mecircme que G Ascoli donne du Gulistan peut servir agrave eacutetablir

des rapprochements entre ce recueil et le roman de Voltaire ne pourrait-on pas penser ndash

surtout lorsque figure le nom de Saadi comme le traducteur du Zadig en tecircte de lrsquoouvrage ndash

aux ressemblances entre ce livre et le Gulistan tous deux diviseacutes en chapitres mais surtout

pleins drsquolaquo histoires raquo de laquo preacuteceptes raquo et de laquo sentences rapides raquo A cette diffeacuterence que

dans Zadig crsquoest Zoroastre le sage leacutegislateur de lrsquoancienne Perse qui remplit la fonction

du sage moraliste de Chiraz son compatriote plus moderne Justement nous venons de

montrer quelques exemples de bons mots et de preacuteceptes de Zoroastre dans les diffeacuterents

chapitres de Zadig pareils agrave ce que lrsquoon lit dans le Gulistan On se rappelle le succegraves de

lrsquoouvrage que Galland avait traduit sous le titre de Les Paroles remarquables les bons

mots et les maximes des Orientaux (1694) Lrsquoouvrage de Chardin reprenait ce thegraveme de la

sagesse (1711) en citant drsquoautres sentences ainsi que des poegravemes de Saadi

Notons enfin que ce genre de pastiches persans se trouvait dans les correspondances de

Voltaire depuis 1742 et cela laquo porte agrave croire qursquoil connaissait les poegravetes [iraniens] plus

largement que par les extraits de Chardin raquo5 Comme exemple nos pouvons citer les

formules agrave lrsquoiranienne qursquoil a souvent mises en haut de ses lettres envoyeacutees parmi tant

drsquoautres agrave Cideville (1er septembre 1742) et agrave lrsquoabbeacute Aumillon (octobre 1742)

Ce nrsquoest donc pas par hasard que Voltaire deacutedie son conte sous le nom de Saadi laquo Si

donc Voltaire se reacuteclame de lui dans la deacutedicace de son roman [hellip] crsquoest qursquoil trouve en lui

1 J Hadidi laquo Les origines persanes de Zadig roman philosophique de Voltaire raquo op cit p 68 2 Nous reviendrons plus bas sur ce sujet 3 Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t II p 5 4 Moins quand il srsquoagit drsquoeacutecrire un essai historique en tant qursquoun historien 5 N Samsami op cit p 66

165

une acircme sœur de la sienne1 raquo Sans vouloir trop nous attarder sur cette eacutepicirctre ougrave le style et

le ton correspondent bien agrave ceux de Saadi dans les eacuteloges qursquoil adresse agrave son bienfaiteur

Aboubekr ou bien dans les eacutevocations de la grandeur de Dieu (dont Voltaire avait bien lu la

traduction chez Chardin) et ougrave les termes et expressions comme laquo Sage raquo laquo Derviches raquo

laquo meacutedisance raquo laquo aimer ses amis raquo laquo ne faire point drsquoennemis raquo (autant de thegravemes

saadiens) nous rappellent spontaneacutement les eacutecrits de Saadi nous passons aux autres

emprunts de Voltaire agrave lrsquoœuvre du poegravete persan plus concrets et plus directs

Dans Zadig se deacuteroule une suite drsquoanecdotes prises un peu agrave toutes les sources Si le

nom mecircme du heacuteros semble venir drsquoun eacutepisode de lrsquoHistoire de la Sultane de Chec Zadeacute

(lrsquoHistoire du grand eacutecuyer Saddyq) bien des intrigues viennent drsquoailleurs Telle lrsquohistoire

du grain de sable qui est inseacutereacutee dans le chapitre XIV intituleacute laquo Le Brigand raquo et qui

provient du Boustan de Saadi Avant de parler davantage de ce lien il est preacutefeacuterable de

donner un petit reacutesumeacute du chapitre

Le brigand dont il est question dans ce chapitre srsquoappelle Arbogad et il est le chef

drsquoune troupe de bandits installeacutes dans une forteresse se trouvant laquo aux frontiegraveres qui

seacuteparent lrsquoArabie Peacutetreacutee de la Syrie raquo2 Zadig apregraves avoir eacutechappeacute plusieurs fois agrave la mort

arrive devant cette forteresse Les brigands lrsquoentourent et veulent le deacuteposseacuteder de tout ce

qursquoil a Il se deacutefend hardiment et ne se rend pas Arbogad laquo ayant vu drsquoune fenecirctre les

prodiges de valeur que faisait Zadig conccediloit de lrsquoestime pour lui raquo descend vite et ordonne

drsquoarrecircter le combat Il se montre tregraves geacuteneacutereux envers Zadig ordonne de le bien traiter et

lrsquoinvite agrave souper avec lui Arbogad invite Zadig agrave le rejoindre dans son meacutetier de voleur qui

laquo nrsquoest pas mauvais raquo Zadig veut savoir depuis quand son hocircte exerce laquo cette noble

profession raquo de voler Arbogad lui raconte donc son passeacute en se souvenant ainsi de son

malheureux destin laquo Jrsquoeacutetais valet drsquoun Arabe assez habile ma situation mrsquoeacutetait

insupportable Jrsquoeacutetais du deacutesespoir de voir que dans toute la terre qui appartient eacutegalement

aux hommes la destineacutee ne mrsquoeucirct pas reacuteserveacute ma portion raquo Alors il confie ses peines agrave un

vieil Arabe qui le console en lui racontant lrsquoaventure drsquoun grain de sable

laquo Mon fils ne deacutesespeacuterez pas il y avait autrefois un grain de sable qui se lamentait drsquoecirctre un

atome ignoreacute dans les deacuteserts au bout de quelques anneacutees il devint diamant et il est agrave preacutesent

le plus bel ornement de la Couronne du Roi des Indes3 raquo

1 J Hadidi laquo Les origines persanes de Zadighellip raquo op cit p 65 2 Nos citations sur ce XIVe chapitre renvoient aux pages 65-69 de Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t I 3 Ibid p 66

166

Impressionneacute par lrsquohistoire de ce grain de sable Arbogad deacutecide de laquo devenir diamant raquo Il

commence laquo par voler deux chameaux raquo il srsquoassocie ensuite des amis vole de laquo petites

caravanes raquo et devient enfin laquo seigneur brigand raquo Ainsi Arbogad agrave qui la destineacutee nrsquoavait

pas reacuteserveacute sa laquo portion raquo eut sa laquo part aux biens de ce monde raquohellip

Un peu plus tard Arbogad apprend agrave Zadig que le roi Moabdar est tueacute et que la reine

est probablement parmi les concubines drsquoun prince drsquoHyrcanie laquo si elle nrsquoa pas eacuteteacute tueacutee

dans le tumulte raquo de Babylone Une fois de plus Zadig srsquointerroge sur ses infortunes et

lrsquoordre mal eacutetabli dans le monde laquo Ocirc fortune ocirc destineacutee un voleur est heureux et ce que

la nature a fait de plus aimable a peacuteri peut-ecirctre drsquoune maniegravere affreuse on vit dans un eacutetat

pire que la mort raquo

Or ce chapitre expose une fois de plus lrsquoideacutee geacuteneacuterale du roman celle de la puissance

du destin sur la vie humaine Pour le composer Voltaire srsquoest souvenu des textes de Saadi

dont il avait lu la traduction dans divers endroits Ainsi lrsquohistoire du grain de sable est tireacutee

du premier poegraveme du chapitre IV du Boustan et non pas comme lrsquoont dit certains

critiques du poegraveme se trouvant au commencement de ce livre Ces derniers pensent que la

traduction suivante de Chardin est la source drsquoinspiration de Voltaire

laquo La masse des cailloux il lrsquoa semeacutee de rubis et de turquoises

A des fils drsquoeacutemeraudes il pend des escarboucles

Il prend deux gouttes drsquoeau lrsquoune dans la nue qursquoil lance en mer

Lrsquoautre dans le corps humain qursquoil porte en la matrice

De celle-lagrave il fait le globe brillant de la perle

De celle-ci une figure mouvante et raisonnante droite comme un pin1 raquo

Ces vers font partie des poegravemes que Chardin a librement traduits dans son journal de

voyage (paru en 1711) sous le titre laquo Traduction des vers qui sont au commencement des

Œuvres de Cheic Sahdy raquo Voltaire avait lu Chardin et connaissait bien ces vers qursquoil

reproduira ensuite et plus drsquoune fois dans ses eacutecrits par exemple dans sa Lettre agrave M

de professeur drsquohistoire (deacutecembre 1753) mise en tecircte des Annales de lrsquoEmpire il se

souvient laquo drsquoun passage du Persan Sadi sur la puissance de lrsquoEtre suprecircme raquo

laquo Il sait distinctement ce qui ne fut jamais

De ce qursquoon nrsquoentend point son oreille est remplie [hellip]

Il segraveme de rubis les masses des rochers

1 Chardin op cit t V p 143

167

Il prend deux gouttes drsquoeau de lrsquoune il fait un homme

De lrsquoautre il arrondit la perle au fond des mershellip1 raquo

Comme on le voit Voltaire a arrangeacute ici la traduction de Chardin Ce mecircme texte sera de

nouveau repris en 1756 dans lrsquoEssai sur les mœurs au passage ougrave Voltaire aborde les

beaux-arts chez les Persans

Crsquoest peut-ecirctre cette mecircme reacutepeacutetition agrave plusieurs endroits de ces vers par Voltaire qui a

conduit certains agrave se tromper sur la source de lrsquohistoire du grain de sable En fait cette

histoire est inspireacutee du poegraveme suivant ougrave Saadi precircchant la modestie contre lrsquoorgueil et

lrsquoarrogance deacutecrit la naissance drsquoune perle

laquo Une goutte de pluie tomba du sein des nuages

En voyant la mer immense elle demeura toute confuse

laquo Que suis-je dit-elle agrave cocircteacute de lrsquoOceacutean

En veacuteriteacute je me perds et disparais dans son immensiteacute raquo

En reacutecompense de cet aveu modeste

Elle fut recueillie et nourrie dans la nacre drsquoun coquillage

Par les soins de la Providence

Elle devint une perle de grand prix et orna le diadegraveme des rois

Elle fut grande parce qursquoelle avait eacuteteacute humble

Elle obtint lrsquoexistence parce qursquoelle srsquoeacutetait assimileacutee au neacuteant raquo2

Une comparaison mecircme superficielle entre ces deux passages du Boustan et le texte

correspondant dans le chapitre du laquo Brigand raquo suffit agrave confirmer notre ideacutee

Il faut signaler qursquoagrave lrsquoeacutepoque ougrave Voltaire eacutecrivait Zadig le Boustan nrsquoeacutetait pas encore

traduit Et ce dernier poegraveme ne se trouve pas non plus parmi les passages que Chardin a

traduits du Boustan Alors comment Voltaire a connu lrsquoaventure de cette laquo goutte de

pluie raquo pour pouvoir lrsquoutiliser dans son conte Sans doute par sa traduction en anglais

qursquoavait donneacutee Addison dans le Spectator en 1712 Lrsquoideacutee que confirme ce commentaire

de G Ascoli laquo Addison a ducirc servir drsquointermeacutediaire entre Sadi et Voltaire car le

Spectator (ndeg 293 du 5 feacutevrier 1712) empruntant lrsquohistoire agrave Chardin lrsquoavait deacuteveloppeacutee

fort aimablement3raquo Sauf que notre critique commet une erreur en disant que la traduction

drsquoAddison est une adaptation de lrsquohistoire de Chardin En un mot le texte drsquoAddison

1 Annales de lrsquoEmpire depuis Charlemagne par lrsquoauteur du Siegravecle de Louis XIV agrave Basle chez Jean Henri Decker 1753 non pagineacute (le texte se trouve aux premiegraveres pages de lrsquoouvrage) 2 Boustan pp 181-182 3 Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t II p 117

168

(traduction anglaise du premier poegraveme du chapitre IV du Boustan) est bien la source de

lrsquoinspiration de Voltaire sans cependant qursquoil soit une adaptation de la traduction de

Chardin Cela veut dire qursquoAddison connaissait le Boustan autrement que par les extraits

traduits dans le journal de voyage de Chardin

Pour eacuteviter toute confusion et faciliter un peu les choses nous donnons ici tous les

textes en question et laissons le jugement agrave nos lecteurs mecircmes

Boustan pp 181-182 Boustan p 3

laquo Une goutte de pluie tomba du sein des nuages

En voyant la mer immense elle demeura toute

confuse laquo Que suis-je dit-elle agrave cocircteacute de

lrsquoOceacutean

En veacuteriteacute je me perds et disparais dans son

immensiteacute raquo

En reacutecompense de cet aveu modeste

Elle fut recueillie et nourrie dans la nacre drsquoun

coquillage

Par les soins de la Providence

Elle devint une perle de grand prix et orna le

diadegraveme des rois

Elle fut grande parce qursquoelle avait eacuteteacute humble

Elle obtint lrsquoexistence parce qursquoelle srsquoeacutetait

assimileacutee au neacuteant1 raquo

laquo Crsquoest lui qui incruste le rubis et lrsquoeacutemeraude

aux flancs du rocher

Crsquoest lui qui mecircle le rubis des fleurs agrave

lrsquoeacutemeraude du feuillage

Il verse dans lrsquoOceacutean la goutte drsquoeau du nuage

Et dans le sein de la femme la semence creacuteatrice

De la premiegravere il forme une perle brillante

De la seconde une creacuteature droite et svelte raquo

Zadig p 66 Chardin Addison

laquo Mon fils ne deacutesespeacuterez

pas il y avait autrefois un

grain de sable qui se

lamentait drsquoecirctre un atome

ignoreacute dans les deacuteserts au

bout de quelques anneacutees il

devint diamant et il est agrave

preacutesent le plus bel

ornement de la Couronne

du Roi des Indes raquo

laquo La masse des cailloux il

lrsquoa semeacutee de rubis et de

turquoises

A des fils drsquoeacutemeraudes il

pend des escarboucles

Il prend deux gouttes drsquoeau

lrsquoune dans la nue qursquoil lance

en mer

Lrsquoautre dans le corps humain

qursquoil porte en la matrice

De celle-lagrave il fait le globe

brillant de la perle

De celle-ci une figure

laquo Une goutte drsquoeau tombeacutee drsquoun

nuage dans la mer et confondue

dans ces abicircmes se mit agrave

raisonner en elle-mecircme et agrave

srsquoeacutecrier laquo Heacutelas que je suis

peu de chose dans ce vaste

Oceacutean et que mon existence me

paraicirct inutile agrave lrsquoUnivers Je me

vois presque reacuteduite agrave rien et je

suis fort au-dessous des

moindres ouvrages de la

Diviniteacute raquo Cependant il arriva

qursquoune huicirctrehellip la reccedilut au

1 Boustan pp 181-182

169

mouvante et raisonnante

droite comme un pin raquo

milieu de tout ce beau

raisonnement La goutte srsquoy

durcit peu agrave peu jusqursquoagrave ce

qursquoelle forma une perlehellipcette

fameuse perle qui orne

aujourdrsquohui le diadegraveme du

grand Sophi de Perse raquo

Lrsquoanecdote de Saadi semble avoir beaucoup plu agrave Voltaire qui la reacutepegravete agrave plusieurs

endroits de son œuvre dans Micromeacutegas (1752) on lit laquo Je me trouve comme une goutte

drsquoeau dans un oceacutean immense Je suis honteux surtout devant vous de la figure ridicule

que je fais en ce monde1 raquo dans les Questions sur lrsquoEncyclopeacutedie (1770) article

Bibliothegraveque la fameuse goutte drsquoeau reacuteapparaicirct agrave cette diffeacuterence pregraves qursquoelle devient ici

laquo lrsquoornement du trocircne du grand Mogol raquo au lieu de devenir celui de laquo la couronne du Roi

des Indes raquo

laquo Une grande bibliothegraveque a cela de bon qursquoelle effraye celui qui la regarde Deux cent mille

volumes deacutecouragent un homme tenteacute drsquoimprimer mais malheureusement il se dit bientocirct agrave

lui-mecircme on ne lit point la plupart de ces livres-lagrave et on pourra me lire Il se compare agrave la

goutte drsquoeau qui se plaignait drsquoecirctre confondue et ignoreacutee dans lrsquoOceacutean un geacutenie eut pitieacute

drsquoelle il la fit avaler par une huicirctre Elle devint la plus belle perle de lrsquoOrient et fut le

principal ornement du trocircne du grand Mogol Ceux qui ne sont que compilateurs imitateurs

commentateurs eacuteplucheurs de phrases critiques agrave la petite semaine enfin ce dont un geacutenie

nrsquoa point eu pitieacute resteront toujours gouttes drsquoeau2 raquo

Mais pour la plupart de ses contes dans la mesure mecircme ougrave Voltaire nrsquoinvente pas et

se contente de reprendre un scheacutema drsquoanecdotes connus ajoutant agrave le traiter toutes les

ressources de son art ce nrsquoest pas agrave un seul texte qursquoil a recours mais agrave deux trois ou agrave

plusieurs textes agrave la fois

Dans le chapitre que nous analysons par exemple le cadre du deacutebut du conte preacutesente

beaucoup de traits communs avec la dixiegraveme historiette du chapitre IV du Gulistan ougrave un

poegravete se rend chez le chef des bandits pour lui offrir un poegraveme paneacutegyrique Mais on le

chasse en lui enlevant tout ce qursquoil a y compris ses vecirctements Les chiens se mettant agrave le

poursuivre le poegravete veut prendre un caillou pour les faire seacuteloigner Mais il nrsquoy reacuteussit pas

car les cailloux sont geleacutes et donc colleacutes par terre Furieux et deacuteccedilu il dit alors laquo Quels

1 M XXI 109 2 M XVII 570

170

sont ces hommes fils de prostitueacutees qui ont lacirccheacute le chien et enchaicircneacute la pierre 1 raquo Cette

boutade plaicirct au chef des bandits qui de la fenecirctre de son chacircteau regarde la scegravene Il

conccediloit de lrsquoamitieacute pour le poegravete lui rend tout ce que ses gens lui ont enleveacute lui donne

mecircme une petite bourse

En bref les eacuteleacutements communs dans ces deux contes sont les suivants le personnage

du chef des brigands lrsquoaffrontement entre le poegravete (ici Zadig) et les voleurs le chef des

brigands qui regarde la scegravene de lrsquoaffrontement laquo de sa fenecirctre raquo la boutade du poegravete qui

plaicirct au chef des bandits (ici Arbogade qui conccediloit de lrsquoestime pour la vaillance de Zadig)

la geacuteneacuterositeacute du chef des brigands pour celui qursquoils ont voulu voler le trait de bonhomie

attribueacute agrave ce chef de voleurs

Cette anecdote de Saadi eacutetait traduite par Du Ryer et drsquoAlegravegre mais aussi adapteacutee par

Tallemant des Reacuteaux et Seacuteneceacute au XVIIe siegravecle2 Il est donc fort probable que Voltaire lrsquoait

lue et utiliseacutee pour esquisser le cadre de son conte La seule personne qui a souligneacute cette

analogie avant nous crsquoest J Hadidi qui voit le chapitre du laquo Brigand raquo comme produit

drsquoune confusion entre les deux anecdotes de Saadi laquo Le geacutenie de Voltaire embellit ainsi

tout ce qursquoil emprunte agrave ses preacutedeacutecesseurs Il y porte quelque petite modification qui ne

gecircne point lrsquoensemble du reacutecit mais qui tout en gardant son inteacuterecirct exotique le rend plus

agreacuteable agrave entendre et plus proche de la vie quotidienne3 raquo

Mais drsquoautres ressemblances rapprochent encore Zadig de quelques textes de Saadi Le

premier cas concerne le chapitre V laquo Les Geacuteneacutereux raquo ougrave on ceacutelegravebre laquo une grande

fecircte raquo qui revient laquo tous les cinq ans raquo4 Selon une ancienne coutume agrave Babylone on doit

deacutesigner devant le roi le citoyen ayant fait laquo lrsquoaction la plus geacuteneacutereuse raquo durant les cinq

derniegraveres anneacutees Le laquo premier Satrape raquo (gouverneur de province chez les anciens Perses)

a le soin drsquoexposer laquo les plus belles actions qui se sont passeacutees sous son gouvernement raquo

On preacutesente tour agrave tour un juge un jeune homme un soldat dont les actions eacutetaient parmi

les meilleures A un moment le roi lui-mecircme prend la parole et deacutesigne Zadig comme

celui dont lrsquoacte geacuteneacutereux meacuterite la coupe Voici ce que le roi raconte de Zadig

laquo Jrsquoavais disgracieacute depuis quelques jours mon ministre et mon favori Coreb Je me plaignais de

lui avec violence et tous mes courtisans mrsquoassuraient que jrsquoeacutetais trop doux crsquoeacutetait agrave qui me

dirait le plus de mal de Coreb Je demandai agrave Zadig ce qursquoil en pensait et il osa en dire du

1 Gulistan p 212 (IV 10) 2 Cf notre commentaire agrave propos de cette anecdote pp 100-106 3 laquo Les origines persanes da Zadighellip raquo op cit p 67 4 Les citations de ce chapitre sont tireacutees des pages 24-26

171

bienhellip je nrsquoai jamais lu qursquoun courtisan ait parleacute avantageusement drsquoun ministre disgracieacute

contre qui son souverain eacutetait en colegraverehellip raquo

Mais Zadig pense que la seule personne qui meacuterite la coupe crsquoest sa Majesteacute car laquo eacutetant

roi vous ne vous ecirctes point facirccheacute contre votre esclave lorsqursquoil contredisait votre

passion raquo

En lisant ce que raconte ici le roi et puis Zadig nous pensons spontaneacutement agrave la

premiegravere historiette du Gulistan ougrave la situation et les eacuteveacutenements sauf quelques petits

deacutetails sont presque les mecircmes

- dans le Gulistan le roi ordonne de tuer un laquo esclave raquo dans Zadig le roi disgracie son

ministre mais aussi un laquo esclave raquo contredit la passion du roi

- lagrave le roi demande agrave son vizir ce que dit lrsquoesclave ici le roi demande laquo agrave Zadig ce qursquoil

en pensait raquo

- lagrave le bon ministre intervient en faveur du malheureux esclave en rendant ses injures

comme une bonne priegravere pour roi ici Zadig laquo osa en dire du bien raquo et parle

laquo avantageusement du ministre disgracieacute raquo

- lagrave le roi pardonne la vie agrave lrsquoesclave ici le roi nrsquoest laquo point facirccheacute contre son esclave raquo

En outre Saadi a ajouteacute ce vers agrave la fin de son historiette laquo Celui dont le roi exeacutecute

les conseils ce serait dommage qursquoil dit autre chose que le bien1 raquo Crsquoest pour cette raison

que le bon ministre chez Saadi malgreacute la colegravere du roi contre son esclave et pour sauver la

vie agrave ce dernier prend le risque de mentir agrave son souverain Et chez Voltaire bien que le roi

laquo eacutetait en colegravere raquo contre son laquo ministre disgracieacute raquo Zadig laquo ose en dire du bien raquo de sorte

que le roi lui-mecircme en est surpris

En fait cette historiette de Saadi eacutetait sans doute la plus lue de toutes les historiettes

du Gulistan drsquoabord parce qursquoelle en eacutetait la premiegravere mais aussi parce qursquoelle eacutetait

rapporteacutee ou adapteacutee dans de nombreux recueils de fables depuis que Du Ryer lrsquoavait

traduite en 1634 Surtout et donc agrave lrsquoeacutepoque de Zadig elle eacutetait trop connue pour que

Voltaire ne lrsquoait pas lue agrave son tour

Nous avons eacutegalement repeacutereacute une analogie entre le chapitre IX laquo La Femme battue raquo

et une anecdote du Boustan (VII 6) que B de Meynard a traduit sous le titre laquo Le negravegre et

la jeune fille raquo Beaucoup drsquoeacuteleacutements communs rapprochent ces deux histoires que nous

essayerons drsquoanalyser ici

1 Gulistan p 25 (I 1)

172

Dans la sixiegraveme historiette du chapitre VII du Boustan Saadi raconte lrsquoaventure drsquoun

vieillard en Inde

laquo Passant un jour en un lieu eacutecarteacute et solitaire de lrsquoIndoustan je rencontrai un negravegre un geacuteant

long comme une nuit drsquohiver on lrsquoaurait pris pour le deacutemon de la reine de Saba pour une

image drsquoIblis repoussante de laideur Le monstre tenait dans ses bras une fille belle comme la

lune et mordillait ses legravevres vermeilles si eacutetroite eacutetait leur eacutetreinte qursquoon eucirct dit la nuit

enveloppant le jour1 raquo

Voyant cette scegravene et laquo enflammeacute drsquoun zegravele imprudent raquo le vieillard cherche partout des

pierres et des bacirctons et agrave force drsquoinjures et de menaces parvient laquo agrave seacuteparer les teacutenegravebres de

la lumiegravere raquo (le negravegre de la jeune fille) laquo Il srsquoenfuit semblable au sombre nuage qui passe

au-dessus drsquoun riant jardin et la belle apparut comme un œuf eacuteclatant de blancheur sous

lrsquoaile drsquoun corbeau raquo Alors le vieillard contrairement agrave ce qursquoil attend se voie cible agrave des

injures de la part de laquo la seacuteduisante peacuteri raquo qui se jette laquo furieuse raquo sur lui

laquo Deacutevot hypocrite au froc bleuacirctre srsquoeacutecriait-elle vil peacutecheur qui achegravetes les biens de ce monde

avec les promesses du ciel cet homme avait depuis longtemps charmeacute mon cœur et enivreacute

mon acircme et crsquoest quand jrsquoallais savourer un mets impatiemment deacutesireacute que tu lrsquoarraches tout

brucirclant de mes legravevres raquo Puis redoublant ses plaintes et ses cris de deacutetresse laquo Il nrsquoy a donc

plus de geacuteneacuterositeacute ici-bas [hellip] Et furieuse vomissant lrsquoinjure elle me saisit par mes

vecirctements2 raquo

Le vieillard arrive de se sauver des mains de la belle fille en lui laissant sa tunique

laquo comme lrsquoail qui sort de sa gousse raquo Quelques temps apregraves la jeune fille rencontre le

vieillard et lui demande srsquoil la reconnaicirct laquo Dieu me protegravege lui reacutepondis-je en

mrsquoeacutechappant de tes griffes jrsquoai renonceacute agrave tout jamais au peacutecheacute drsquoindiscreacutetion raquo

Cette meacutesaventure en Inde du vieillard du Boustan ressemble agrave bien des eacutegards agrave celle

de Zadig qui arrive dans le chapitre IX aux laquo frontiegraveres de lrsquoEgypte raquo

laquo Il vit non loin du grand chemin une femme eacuteploreacutee qui appelait le ciel et la terre agrave son

secours et un homme furieux qui la suivait Elle eacutetait deacutejagrave atteinte par lui elle embrassait ses

genoux Cet homme lrsquoaccablait de coups et de reproches3 raquo

1 Boustan pp 284 toutes les autres citations que nous donnerons de cette historiette se trouvent dans les pages 284 agrave 286 2 Ibid p 285 3 Zadig eacutedition de G Ascoli op cit t I pp 43 toutes nos citations sur ce chapitre renvoient aux pages 42-45

173

Cette femme eacutegyptienne est laquo drsquoune beauteacute touchantehellip un chef-drsquoœuvre de la

nature raquo pareille agrave la fille indienne chez Saadi qui est laquo belle comme la lunehellip la

seacuteduisante peacuteri raquo Lrsquohomme eacutegyptien est le laquo plus barbare des hommes raquo et

laquo robuste raquo comme lrsquoIndien du Boustan qui est laquo geacuteant raquo et laquo monstre raquo Tout comme le

personnage de Saadi le vieillard laquo enflammeacute drsquoun zegravele imprudent raquo Zadig se sent

laquo peacuteneacutetreacute de compassion raquo pour la belle Egyptienne et laquo drsquohorreur pour lrsquoEgyptien raquo Il

deacutecide de sauver la femme qui lui demande secours Dans un dur combat Zadig reacuteussit agrave la

sauver en tuant lrsquohomme barbare le personnage de Saadi fait la mecircme chose pour la

jeune Indienne sauf qursquoil ne tue pas son homme Ensuite la situation paradoxale de

lrsquoanecdote de Boustan se reacutepegravete dans Zadig au lieu de remercier Zadig de lrsquoavoir deacutelivreacutee

de laquo lrsquohomme le plus violent raquo qursquoon ait jamais vu la dame commence agrave lrsquoinjurier

laquo Que tu meures sceacuteleacuterat lui reacutepondit-elle que tu meures tu as tueacute mon amant je voudrais

pouvoir deacutechirer ton cœur [hellip] Je voudrais qursquoil me batticirct encore reprit la dame en poussant

des cris Je le meacuteritais bien je lui avais donneacute de la jalousie Plucirct au Ciel qursquoil me batticirct et que

tu fusses agrave sa place raquo

Les cris de colegravere et les injures de cette Egyptienne sont agrave comparer avec ceux de

lrsquoIndienne du Boustan A comparer aussi et surtout le revirement drsquoopinion de ces deux

femmes quelques temps apregraves tous ces eacuteveacutenements lorsqursquoelles reviennent vers leur

sauveur malheureux celui qursquoelles ont tant insulteacute laquo Elle ne cessait de crier agrave Zadig

Secourez-moi encore une fois eacutetranger geacuteneacutereuxhellip raquo (chez Saadi la jeune femme

demande au vieillard srsquoil la reconnaicirct) Mais Zadig de Voltaire et le vieillard de Saadi sont

assez sages pour prendre leccedilon agrave leur meacutesaventure lrsquoun a laquo renonceacute agrave tout jamais au peacutecheacute

drsquoindiscreacutetion raquo et lrsquoautre laquo ne srsquoy attrapera plus raquo

Ainsi les analogies sont trop nombreuses pour nier tous rapports entre les deux contes

Mais en deacutepit de ces rapports nous avouons qursquoil nous a eacuteteacute impossible de deacutecouvrir ougrave et

quand Voltaire aurait pu prendre connaissance du reacutecit du Boustan que nous venons

drsquoanalyser

Les reacutecits de Saadi mis agrave part ce sont parfois les qualiteacutes geacuteneacuterales de son œuvre les

ideacutees et les thegravemes qui y sont deacuteveloppeacutes les traits de sa personnaliteacute ou bien les eacuteleacutements

de sa biographie que lrsquoon retrouve dans certains des portraits que trace Voltaire Un

exemple bien significatif que nous pouvons donner agrave ce propos est le portrait de lrsquoermite

174

du chapitre XVIII Lagrave nous rencontrons un ermite dont la description correspond

parfaitement agrave celle de Saadi et les sujets dont il parle se rapprochent de ceux que ce

dernier a deacuteveloppeacutes dans ses deux recueils laquo LrsquoHermite parlait de la Destineacutee de la

Justice de la Morale du Souverain bien1 de la Faiblesse humaine des Vertus et des Vices

avec une eacuteloquence si vive et si touchante que Zadig se sentit entraicircneacute vers lui par un

charme invincible raquo2 Et nous savons tous que Saadi eacutetait un laquo moraliste raquo qursquoil a passeacute les

derniegraveres anneacutees de sa vie en laquo ermite raquo qursquoil a parleacute du fatalisme de la laquo justice raquo

(premier chapitre du Boustan porte ce titre) de laquo lrsquoaffaiblissement et de la vieillesse raquo

(sixiegraveme chapitre du Gulistan) de la laquo conduite des rois raquo (premier chapitre du Gulistan et

le livre des Conseils aux rois) de la vraie laquo vertu raquo surtout nous nous rappelons que le

premier caracteacuteristique de lrsquoart de Saadi est son laquo eacuteloquence raquo qui est aussi laquo vive et

touchante raquo que celle de lrsquoermite dans ce chapitre de Zadig (un des pseudonymes de Saadi

est Afsah ol-Motekalemin laquo le plus eacuteloquent raquo)

De mecircme un peu plus loin nous rencontrons un autre personnage qui vit laquo retireacute du

monde raquo laquo Le maicirctre eacutetait un Philosophe retireacute du monde qui cultivait en paix la sagesse

et la vertu et qui cependant ne srsquoennuyait pas Il srsquoeacutetait plu agrave bacirctir cette retraite dans

laquelle il recevait les eacutetrangers avec une noblesse qui nrsquoavait rien de lrsquoostentation3 raquo Lagrave

encore on trouve des traits communs entre la retraite de ce philosophe (on a aussi appeleacute

Saadi de ce nom) et celle de Saadi agrave la fin de sa vie lorsque ce dernier accueillait les

pauvres dans son ermitage en mecircme temps que les grands de la ville venaient le visiter4

Or bien que Voltaire ait puiseacute le reacutecit de ce chapitre dans un poegraveme (The Hermit) du

poegravete anglais Parnell dont les poeacutesies furent rassembleacutees et publieacutees en 17225 cela ne lrsquoa

pas empecirccheacute drsquoajouter agrave son adaptation des eacuteleacutements qursquoil aurait pris ailleurs Outre les

exemples que nous venons drsquoeacutenumeacuterer laquo le regraveglement de la justice dans le chapitre VI (le

Ministre) est tout agrave fait dans le genre des historiettes de Saadi ougrave des Vizirs tranchent les

questions les plus compliqueacutees de droit guideacutes par le bon sens de leur intuition raquo6

1 Les thegravemes de laquo la justice raquo et du laquo souverain bien raquo sont bien chers agrave Voltaire et se reacutepegravetent eacutegalement vers la fin du roman laquo On proposa des questions sur la justice sur le souverain bien sur lrsquoart de gouverner raquo Zadig t I p 101 Enfin le roman se termine sur une laquo Terre gouverneacutee par la justice et par lrsquoamour raquo (p 103) 2 Ibid t II p 91 3 Ibid p 94 4 Voir agrave ce sujet la premiegravere partie de notre eacutetude chapitre I 1 5 Voir le commentaire de G Ascoli sur ce chapitre Zadig op cit t II pp 136-164 A lrsquoeacutepoque Freacuteron a accuseacute formellement Voltaire de plagiat (Anneacutee litteacuteraire (I 30) et drsquoautres avant lui lrsquoavaient insinueacute 6 N Samsami op cit p 68

175

A lrsquoexemple de ces bons ministres dans Zadig il existe eacutegalement des rois eacutequitables

dont le portrait est traceacute par Voltaire Le portrait du monarque ideacuteal de Voltaire ressemble

bien agrave lrsquoimage que Saadi nous a donneacutee drsquoAnouchirvan le juste (Cosroegraves le Grand) un

monarque eacuteclaireacute et tempeacutereacute soucieux des besoins de ses sujets exerccedilant son autoriteacute au

profit de la justice et de la libeacuteraliteacute On peut dire que Voltaire et Saadi se ressemblent en

ce qursquoils restent fidegraveles au systegraveme monarchique repreacutesenteacute par un souverain eacuteclaireacute tout

en souhaitant la fin des abus Au deacutebut du roman on lit de Zadig qursquoil eacutetait laquo neacute avec un

beau naturel fortifieacute par lrsquoeacuteducation raquo qursquoil laquo savait modeacuterer ses passions raquo qursquoil laquo eacutetait

aussi sage qursquoon peut lrsquoecirctre raquo et surtout doueacute drsquoun laquo esprit juste et modeacutereacute raquo1 Crsquoest

justement pour ces raisons qursquoagrave la fin du roman il devient laquo le seul Monarque de la Terre

qui eucirct un ami raquo et sous le regravegne de qui la terre fut gouverneacutee laquo par la justice et par

lrsquoamour raquo2 De lrsquoautre cocircteacute les exemples du roi modeacutereacute et eacutequitable ne manquent pas dans

le Gulistan (entre autres les historiettes qui racontent des aventures du roi Anouchirvan le

juste dans le chapitre I)

Nous rappelons que le sujet nrsquoest pas nouveau chez Voltaire dans la trageacutedie des

Guegravebres toute la piegravece est monteacutee pour aboutir au but principal qui est de preacutesenter le type

drsquoun monarque ideacuteal incarneacute par lrsquoempereur Gratien Les derniegraveres paroles de lrsquoempereur

sont bien significatives agrave cet eacutegard

laquo Les Guegravebres deacutesormais pourront en liberteacute

Suivre un culte secret longtemps perseacutecuteacute

Si ce culte est le tien sans doute il ne peut nuire

Je dois le toleacuterer plutocirct que le deacutetruire

Qursquoils jouissent en paix de leurs droits de leurs biens

Qursquoils adorent leur Dieu mais sans blesser les miens

Que chacun dans sa loi cherche en paix la lumiegravere

Mais la loi de lrsquoEtat est toujours la premiegravere

Je pense en Citoyen jrsquoagis en empereur

Je hais le fanatisme et le perseacutecuteur3 raquo

Il est clair que Voltaire a eu de freacutequentes prises de contact avec Saadi Ce qui tregraves

vraisemblablement rapprochait le patriarche de Ferney du sage de Chiraz crsquoeacutetait

lrsquoensemble de ses croyances religieuses politiques et sociales De mecircme que lrsquoauteur du

1 Zadig op cit t I pp 5-6 2 Ibid pp 102-103 3 Voltaire Les Guegravebres ou la toleacuterance troisiegraveme eacutedition Rotterdam chez Reinier Leers 1769 p 104

176

Gulistan admettait comme lrsquounique explication du monde physique et humain lrsquoexistence

drsquoun Dieu capable de nous retenir dans les limites du devoir au moyen de chacirctiments

implacables ainsi Voltaire reconnaissait la neacutecessiteacute drsquoune diviniteacute aussi seacutevegravere Ce que

deacutefendait Voltaire sans relacircche crsquoeacutetait la liberteacute eacutetendue agrave tous les domaines et plus

particuliegraverement agrave la religion ougrave plus de toleacuterance et plus de modeacuteration reacutegleraient agrave tout

jamais toutes nos miseacuterables petites querelles de confreacuteries Car ici-bas nous avons certes

mieux agrave faire qursquoagrave nous perseacutecuter les uns les autres

Enfin la philosophie de Voltaire dans Zadig ressemble en quelque sorte aux ideacutees des

poegravetes orientaux y compris Saadi Au temps de Zadig Voltaire eacutetait encore un grand

admirateur de Leibniz et de Pope Une influence marqueacutee de ces philosophes ressort dans

la reacuteflexion suivante laquo Le mal apparent concourt drsquoune faccedilon obscure au bien geacuteneacuteral

que lrsquohomme dans lrsquoignorance ougrave il se trouve patiente se soumette et adore raquo Cette ideacutee

qui fait lrsquoobjet principal du conte se rapproche de celles des poegravetes orientaux Nous

trouvons par exemple dans Saadi la mecircme acceptation confiante des eacuteveacutenements gracircce agrave

un sentiment presque divin de lrsquoharmonie des choses

Bref Voltaire srsquoil faut lrsquoen croire nrsquoa pas seulement lu Saadi il lrsquoa eacutetudieacute Il a

composeacute nous apprend-il lui-mecircme une version des laquo grands passages du poegravete persan

Sady raquo Et en badinant comme agrave lrsquoordinaire il explique agrave son correspondant comment il

est devenu traducteur laquo Vous me direz Est-ce que vous entendez le persan pour traduire

Sady ndash Je vous jure Monsieur que je mrsquoentends pas un mot de persan mais jrsquoai traduit

Sady comme La Motte avait traduit Homegravere1 raquo Mais lrsquousage qursquoa fait ce grand philosophe

du nom de Saadi inspirera plus tard un de ses ennemis jureacutes agrave lrsquoutiliser contre lui-mecircme

32 Saadi lrsquoarme favorite de Freacuteron contre Voltaire

Lorsque Voltaire deacutediait son Zadig agrave lrsquoimaginaire sultane Sheraa sous le nom de Saadi il

nrsquoimaginait sans doute pas un instant qursquoun jour ses ennemis utiliseraient la mecircme

initiative contre lui-mecircme Crsquoest qursquoen 1760 crsquoest-agrave-dire treize ans apregraves la publication de

Zadig Freacuteron (1718-1776) dans sa lutte contre Voltaire se servira du nom de Saadi pour

eacutecrire laquo Lettre agrave M Voltaire sur Saadi ceacutelegravebre poegravete persan raquo2 le portrait le plus satirique

qursquoil ait jamais fait de son illustre adversaire En fait Freacuteron eacutetait bien conscient du danger

1 Dans une lettre agrave Formey reacutedacteur de la laquo Bibliothegraveque impeacuteriale raquo dateacutee de Postdam le 5 juin 1752 2 Elie-Catherine Freacuteron Anneacutee litteacuteraire Amsterdam chez Michel Lambert tome VIII 1760 pp 335-349 Cf eacutegalement Les Confessions de Freacuteron sa vie souvenirs intimes et anecdotiqueshellip recueillis et annoteacutes par Charles Bartheacutelemy Paris Charpentier 1876 Appendice I laquo Lettre agrave M Voltaire sur Sadi ceacutelegravebre poegravete persan pp 355-364 Sur le laquo passage de Sadi raquo dont parle Freacuteron voir plus haut pp 158 et suiv

177

qursquoil pouvait y avoir agrave deacutesigner Voltaire par son propre nom en outre laquo il eacutetait plus

piquant drsquoemprunter un autre nom et de se faire eacutecrire par un correspondant fictif raquo1 Alors

il fit preacuteceacuteder le portrait en question de ces quelques lignes drsquoavis

laquo On vient de mrsquoenvoyer la copie drsquoune lettre eacutecrite agrave M de Voltaire cette lettre mrsquoa paru tregraves

inteacuteressante et je suis persuadeacute que vous en porterez le mecircme jugement Voici maintenant la

lettre en question

Vous avez Monsieur le talent heureux de rapprocher les choses les plus eacuteloigneacutees et les plus

disparates A la tecircte de vos admirables Annales de lrsquoEmpire germanique vous rapportez un

passage de Sadi poegravete persan sur la puissance de lrsquoEtre suprecircme vous avez mecircme eu la

complaisance de le traduire en vers blancs et il faut avouer que cette citation est bien placeacutee agrave

propos drsquoune Histoire drsquoAllemagne Tout le monde agrave ce sujet ne pensera peut-ecirctre pas comme

moi mais quelque soit lrsquoopinion drsquoautrui jrsquoai trouveacute ce passage sublime et il mrsquoa inspireacute la

curiositeacute drsquoen connaicirctre plus particuliegraverement lrsquoauteur Jrsquoai fait des recherches qui mrsquoont reacuteussi

agrave ce que je crois Permettez-moi de vous en faire part A qui puis-je mieux adresser la vie drsquoun

grand poegravete qursquoagrave M de Voltaire grand poegravete lui-mecircme 2 raquo

Ce nrsquoest en fait pas dans lrsquointention de mieux marquer les rapports entre les deux

eacutecrivains franccedilais et persan que Freacuteron eacutecrit son texte et le choix du nom de Saadi nrsquoest

pas occasionnel Ce nom est un masque sous lequel il pourra attaquer avec plus de vigueur

son ennemi jureacute La vie que lrsquoauteur de ces lignes preacutetend eacutevoquer ici nrsquoest pas celle du

grand poegravete de Chiraz mais la vie priveacutee de Voltaire agrave laquelle il fait drsquoindiscregravetes et

volontaires allusions en vue de ridiculiser celui-ci Outre la date approximative et le lieu ndash

drsquoailleurs fautif ndash de sa naissance et quelques geacuteneacuteraliteacutes

laquo Saadi ou Sadi reccedilut le jour agrave Ispahan vers le milieux du treiziegraveme siegravecle de notre egravere Il eacutetait

comme vous lrsquoavez dit Monsieur contemporain du Dante Il fut un des plus beaux esprits

qursquoait produits la Perse3 raquo

rien ne correspond agrave la biographie ni au portrait de ce poegravete persan On sait par exemple

que Saadi nrsquoa jamais eacuteteacute auteur dramatique

laquo Il conccedilut drsquoabord le noble dessein de surpasser tous les poegravetes tragiques qui lrsquoavaient

devanceacute la Perse en compte trois qui seront toujours les maicirctres du Theacuteacirctre Sadi composa

1 Elie-Catherine Freacuteron Les Confessions de Freacuteron op cit p 355 2 Ibid 3 Ibid Nous rappelons que Saadi est neacute agrave Chiraz

178

donc des drames ougrave lrsquoon rencontre des morceaux brillants quelquefois du patheacutetique du

touchant ce que nous appelons parmi nous des tirades mais point drsquoensemble [hellip] de belles

scegravenes qui ne sont point ameneacutees des plans vicieux de lrsquoesprit et nul jugement crsquoest ce qursquoon

peut penser du theacuteacirctre de Sadi1 raquo

Par contre une multitude de traits eacutevoqueacutes par Freacuteron sont des allusions indirectes ou

directes agrave Voltaire souvent tregraves mordantes parfois mecircme injustes

laquo Il eacutecrivit un poegraveme en lrsquohonneur drsquoun des premiers heacuteros de la nation persane2 [hellip] mais

lrsquoarrecirct des connaisseurs de son temps [hellip] est que ce poegraveme eacutepique nrsquoest ni poegraveme ni eacutepopeacutee

[hellip] en un mot il est prouveacute que Lucain mecircme le dernier des poegravetes eacutepiques est dans cette

partie bien supeacuterieur agrave Sadi [lisez Voltaire] Notre eacutecrivain audacieux agrave lrsquoacircge de pregraves de

quarante-trois ans comme par une inspiration divine se jeta agrave corps perdu dans la philosophie

[hellip] et finit par se faire siffler [hellip] et donna un Essai drsquoHistoire universelle [hellip] Sadi copiait

sans pudeur tous les auteurs qui tombaient sous sa main les Arabes Beacutedouins ne deacutepouillent

pas les caravanes avec autant drsquoaudace Apregraves srsquoecirctre enrichi de vols et de plagiats il finit

comme lrsquoAvare de Plaute qui surprend sa main gauche volant sa main droite il se pilla lui-

mecircme [hellip] chez lui la forme eacutetait tout et le fond nrsquoexistait point [hellip] puisque la veacuteriteacute la

premiegravere qualiteacute de lrsquoHistoire ne se trouve pas dans celle de Sadi [hellip] affichant dans ses livres

le meacutepris de la renommeacutee de la grandeur de la fortune et dans sa vie priveacutee bas courtisan

avide de la gloire la plus eacutepheacutemegravere et plus encore posseacutedeacute du deacutemon des richesses faisant agrave

chaque instant lrsquoeacuteloge de lrsquoamitieacute et ne pouvant ni meacuteriter ni conserver un ami [hellip] Il

meacuteprisait les Grands et il nrsquoy avait point de bassesses de maneacuteges qursquoil employacirct pour vivre

dans leur familiariteacute La mecircme journeacutee voyait dans Sadi vingt hommes diffeacuterents toujours en

contradiction avec son cœur et son esprit il haiumlssait le soir ce qursquoil avait aimeacute le matinhellip3 raquo

Ce laquo chef-drsquoœuvre de persiflage raquo selon lrsquoexpression de Bartheacutelemy atteint son comble

dans le souhait final adresseacute agrave M Voltaire

laquo et puissiez-vous Monsieur ne mourir qursquoavec vos ouvrages 4 raquo

ougrave lrsquoironie est pousseacutee au plus haut point sous forme de lrsquoeacuteloge le plus dithyrambique

Le nom de Saadi est donc devenu une arme drsquoattaque dans la plume satirique de

Freacuteron pour se venger des pamphlets de Voltaire sur lui Nous avons dit que ce choix

nrsquoeacutetait pas hasardeux et nous ajoutons ici que deux eacuteveacutenements produits en la mecircme anneacutee

1 Ibid 2 Allusion tregraves transparente agrave la Henriade 3 Elie-Catherine Freacuteron op cit p 355 et sqq 4 Ibid p 364

179

1760 semblent ecirctre agrave lrsquoorigine de cette entreprise de Freacuteron drsquoabord lrsquoapparition de

lrsquoextrait de Saadi sur la primauteacute de lrsquoecirctre suprecircme agrave la tecircte des Annales de lrsquoEmpire

germanique ce qui fait dire agrave Freacuteron sur un ton ironique laquo que cette citation est bien

placeacutee agrave propos drsquoune Histoire drsquoAllemagne raquo (crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoy a aucun rapport entre

les deux sujets ) cela aurait bien pu servir de point de deacutepart agrave la reacuteflexion de Freacuteron

Ensuite ce qui est plus important encore crsquoest la repreacutesentation le 26 juillet 1760 drsquoune

piegravece de Voltaire Le Cafeacute ou lrsquoEacutecossaise eacutecrite sous le pseudonyme drsquoun certain

Monsieur Hume pasteur de lrsquoEacuteglise drsquoEacutedimbourg Dans cette piegravece Freacuteron est repreacutesenteacute

par le personnage de Wasp (en anglais guecircpe frelon) espion et deacutelateur coquin envieux

et vil toujours precirct agrave calomnier Crsquoest lagrave eacutegalement que Voltaire ridiculise lrsquoAnneacutee

litteacuteraire1 de Freacuteron en lrsquoappelant laquo lrsquoAcircne litteacuteraire raquo Freacuteron assista aux deux premiegraveres

repreacutesentations On a dit que sa femme srsquoeacutepanouit devant la vigueur de lrsquoattaque alors que

lui-mecircme ne perdit pas son sang-froid et fit de la piegravece un compte-rendu ironique et correct

Mais il en gardera un amer souvenir de sorte que quelques mois plus tard crsquoest-agrave-dire le

30 deacutecembre de la mecircme anneacutee il ripostera par le fameux portrait satirique qursquoil tracera de

Voltaire en utilisant le nom de Saadi En fait les attaques les plus violentes de Freacuteron

contre Voltaire datent de cette mecircme anneacutee 1760

On peut alors constater en quel sens srsquoest eacutetendue lrsquoinfluence de Saadi il est devenu

lrsquoarme favorite des satiriques Autrement dit chaque fois qursquoune querelle srsquoest leveacutee entre

eacutecrivains opposeacutes on a tregraves habilement fait appel agrave ce poegravete complaisant qui devenait un

commode precircte-nom permettant drsquoattaquer avec plus de vigueur ndash et sans aucun risque ndash

les adversaires La querelle de Freacuteron et Voltaire mise agrave part lrsquoimaginaire Saadi a

eacutegalement participeacute agrave un autre combat au XVIIIe siegravecle celui de Diderot avec les anti-

encyclopeacutedistes

1 En 1754 Freacuteron fonda lAnneacutee litteacuteraire qui fut lrsquoœuvre de sa vie et qursquoil dirigea jusqursquoagrave sa mort en 1776 Il y critiquait vivement la litteacuterature de son temps en la rapportant aux modegraveles du XVIIe siegravecle et combattait les Philosophes au nom de la religion et de la monarchie Il srsquoattaqua principalement agrave Voltaire qursquoil avait deacutejagrave deacutecrit dans les Lettres sur quelques eacutecrits du temps laquo sublime dans quelques-uns de ses eacutecrits rampant dans toutes ses actions raquo La critique fut ensuite reprise agrave chaque numeacutero de lrsquoAnneacutee litteacuteraire souvent mordante mais toujours exprimeacutee avec sang-froid et sur un ton de courtoisie Voltaire de son cocircteacute lui deacutecochait de nombreuses eacutepigrammes en prose ou en vers dont celle-ci est resteacutee ceacutelegravebre laquo Lrsquoautre jour au fond drsquoun vallon Un serpent piqua Jean Freacuteron Que croyez-vous qursquoil arriva Ce fut le serpent qui creva raquo

180

33 Diderot lecteur enchanteacute de Saadi1 et le combat des Encyclopeacutedistes Lorsque Voltaire a connu Saadi crsquoeacutetait lrsquoeacutepoque ougrave il se documentait sur lrsquoOrient pour

reacutediger son Essai sur les mœurs dont plusieurs chapitres eacutetaient consacreacutes aux anciens

Perses De mecircme degraves le deacutebut de lrsquoanneacutee 1759 Diderot reacutedigeait un article sur la

philosophie des Sarrazins pour son Encyclopeacutedie (1751-1772) lorsqursquoil a fait

connaissance avec ce grand poegravete iranien Il eacutetait alors agrave Grandval et avait avec lui

lrsquoHistoria critica philosophiae de Brucker (1744) sa source principale pour les articles de

philosophie de lrsquoEncyclopeacutedie (Voltaire avait son Hyde) Crsquoest dans cet ouvrage que

Diderot a lu drsquoabord le Rosarium en latin

Or Diderot avait lu Saadi bien avant qursquoil eacutecrive sa lettre agrave Sophie Volland le 1er

novembre 1759 A cette date Diderot lrsquoeacutediteur geacuteneacuteral de lrsquoEncyclopeacutedie et chargeacute de la

reacutedaction des articles concernant les arts et lrsquohistoire de la philosophie avait deacutejagrave fini avec

les Arabes et les Sarrasins comme il lrsquoa affirmeacute lui-mecircme agrave mademoiselle Volland laquo Je

travaille beaucoup et avec agreacutement Je vois ma besogne tirer agrave sa fin Drsquoun assez grand

nombre de morceaux de philosophie il ne mrsquoen reste que trois agrave faire [hellip] Je sors des

Arabes et des Sarrasins ougrave jrsquoai trouveacute plus de choses inteacuteressantes que je nrsquoen espeacuterais2 raquo

Il venait de lire beaucoup de livres sur ce sujet sur la laquo theacuteologie naturelle des Sarrasins raquo

sur la laquo doctrine des Musulmans raquo sur leur laquo philosophie morale raquo surtout celle des

Persans et tout cela lrsquoavait conduit agrave Saadi Diderot exposera toutes ces lectures dans

lrsquoarticle Sarrasins de lrsquoEncyclopeacutedie ougrave elles apparaicirctront en 1762 Mais avant il deacutecide

drsquoen faire part agrave son amie Sophie Volland Alors il lui eacutecrit une lettre et lui raconte les

laquo choses inteacuteressantes raquo qursquoil avait trouveacutees entre autres le poegraveme laquo plein de sentiment de

patheacutetique et de deacutelicatesse raquo de Saadi

laquo Jugez si mes occupations sont ingrates par cette lettre et par ce morceau du poegravete Sadi que je

vais vous traduire parce qursquoil vous fera plaisir parce qursquoil mrsquoen a fait parce qursquoil est beau

parce qursquoil est plein de sentiment de patheacutetique et de deacutelicatesse Sadi eacutecrivait au milieu du

XIIe siegravecle3 Il avait cultiveacute le bon esprit que nature lui avait donneacute Il freacutequenta lrsquoeacutecole de

Bagdadhellip Son poegraveme est intituleacute Le Gulistan ou Le Rosier Il commence ainsihellip4 raquo

1 Nous avons emprunteacute cette expression agrave Olivier H Bonnerot La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle Paris - Genegraveve Champion - Slatkine 1988 p 255 2 Denis Diderot Œuvres complegravetes t 18 1876 pp 427-428 3 Erreur pour XIIIe siegravecle corrigeacute dans la Correspondance litteacuteraire de Grimm ougrave les pages sur Sadi parurent en novembre 1762 et dans lrsquoarticle laquo Sarrasins raquo laquo Sadi eacutecrivait au milieu du XIIIe siegraveclehellip raquo 4 Denis Diderot Correspondance Editions Robert Laffont Paris 1997 t V pp 187-188

181

Dans lrsquoarticle Sarrazins les trente premiers vers de lrsquoexorde du Gulistan qui suivent ce

petit portrait de Saadi sont reproduits en latin tels qursquoils se trouvent dans Brucker1 Mais

pour Sophie Volland Diderot a traduit ces vers en franccedilais agrave sa maniegravere drsquoapregraves le texte de

Brucker En voici le deacutebut

laquo Une nuit je me rappelai la meacutemoire des jours que jrsquoavais passeacutes Je vis combien jrsquoavais

perdu de moments et jrsquoen fus affligeacute et je versai des larmes Et agrave mesure que mes larmes

coulaient il me sembla que la dureteacute de mon cœur srsquoamollissait et jrsquoeacutecrivis ces vers qui

convenaient agrave ma condition

A chaque instant une partie de moi-mecircme srsquoeacutechappe Heacutelas qursquoil mrsquoen est peu resteacute

Malheureux tu as cinquante ans et tu dors encore Eacuteveille-toi La nature trsquoa imposeacute une tacircche

trsquoen iras-tu sans lrsquoavoir faite 2 raquo

Toute la preacuteface du Gulistan est rapporteacutee de la mecircme maniegravere Ce nrsquoest cependant pas

la seule poeacutesie de Saadi ndash repreacutesenteacutee par Diderot comme un meilleur exemple de la poeacutesie

des Sarrasins ndash qui fait plaisir au philosophe franccedilais lrsquoeacutenergie et la deacutelicatesse laquo peu

communes raquo de leurs maximes la laquo richesse raquo de leurs proverbes et la laquo simpliciteacute raquo de

leurs fables laquo charment raquo eacutegalement Diderot qui pour convaincre son amie donne ensuite

quatre exemples de leurs fables La premiegravere celle des Trois amis et du treacutesor nrsquoappartient

pas agrave Saadi Par contre les trois autres celle des Deux amants celle du Religieux qui prie

pour la mort du roi et le Songe drsquoun habitant du Mogol sont du Gulistan3

En novembre 1762 Diderot propose agrave Grimm pour la Correspondance litteacuteraire le

texte deacutefinitive du Rosier de Sadi On y retrouve lrsquoexode du Rosarium avec de menues

variantes de traduction la fable des Trois amis et du treacutesor celle des Deux amants Trois

nouvelles fables font leur apparition toutes tireacutees du Gulistan Le Jeune homme vain de sa

lecture du Coran Le Mensonge qui sauve et Le Religieux qui abandonne son ordre pour la

socieacuteteacute des savants4 La premiegravere contient une leccedilon de la modestie intellectuelle que

Diderot a rendue ainsi

1 Brucker Jacob Historia critica philosophiae a mundi incunabulis ad nostram usque oetatem deducta Leipzig Breitkopf 1742-1744 4 tomes en 5 volumes Lrsquoexorde du Rosarium de Saadi est dans le volume III pp 208-209 2 Diderot Correspondance op cit p 188 3 Ces fables sont respectivement dans le Gulistan (V 21) (I 11) et (II 16) 4 Voir ces fables dans Œuvres complegravetes de Diderot op cit t IV 1875 pp 483-491 J Asseacutezat les a rassembleacutees sous le titre laquo Le Gulistan ou Le Rosier du poegravete Sadi raquo Les historiettes correspondantes dans le Gulistan sont respectivement (II 7) (I 1) et (II 38)

182

laquoUn soir apregraves souper nous eacutetions assis autour du feu mon pegravere mes fregraveres mes sœurs et

moi Je meacuteditai quelque temps apregraves avoir meacutediteacute jrsquoouvris le saint Alcoran et je lus mais

mes fregraveres et mes sœurs srsquoendormirent et il nrsquoy eut que mon pegravere qui mrsquoeacutecoutacirct Surpris je lui

dis laquo Mon pegravere nrsquoest il pas honteux que mes fregraveres et mes sœurs se soient endormis et qursquoil

nrsquoy ait que vous qui mrsquoeacutecoutiez raquo Et il me reacutepondit laquo Mon fils chegravere partie de moi-mecircme

eh ne vaudrait-il pas mieux que tu dormisses comme eux que drsquoecirctre si vain de ce que tu

fais 1 raquo

Dans le Gulistan crsquoest Saadi qui raconte son souvenir drsquoenfance sans qursquoil y ait aucune

mention de lien de parenteacute entre lui et les gens endormis (contrairement agrave ce que lrsquoon voit

dans la fable de Diderot) Lrsquohistoriette de Saadi se termine ainsi laquo Ame de ton pegravere si toi

aussi tu eacutetais endormis cela vaudrait mieux que de tomber sur la peau des autres2 raquo

La fable du Mensonge qui sauve la fameuse premiegravere historiette du Gulistan est

eacutegalement reprise dans lrsquoEncyclopeacutedie ougrave elle constitue presque agrave elle seule lrsquoarticle

Mensonge Officieux Diderot termine lrsquoarticle en ajoutant cette phrase agrave lrsquohistoriette de

Saadi laquo Cependant aurait ducirc ajouter le prince qursquoon ne me mente jamais raquo3 Diderot srsquoest

encore servi de cette historiette dans la Reacutefutation de lrsquoHomme drsquoHelveacutetius avec un peu de

variantes

Lrsquohistoire du Religieux abandonnant son ordre pour la socieacuteteacute des savants se trouve agrave

la fin du texte du Rosier du poegravete Sadi et dans le passage que Diderot a eacutecrit comme

laquo extrait du second chapitre raquo du Gulistan (ayant trait aux mœurs des derviches) Le texte

est inteacuteressant et tregraves important du point de vue des ideacutees que le philosophe y a exprimeacutees

au nom de Saadi En reacutealiteacute Diderot suivait un but preacutecis la condamnation de son

Encyclopeacutedie par lrsquoEglise en 1759 lui donne lrsquooccasion de retourner les attaques de Saadi

contre les derviches imaginaires vers les Jeacutesuites les ennemis jureacutes de lrsquoEncyclopeacutedie et de

les critiquer par son ironie acerbe

Le point de deacutepart du texte de Diderot est la trente-huitiegraveme historiette du chapitre II

du Gulistan

laquo Un sage vint du monastegravere au collegravege et rompit son pacte de socieacuteteacute avec les gens de lrsquoordre

(les soufis) Je dis laquo Quelle diffeacuterence y a-t-il entre le savant et le religieux pour que tu

1 Ibid pp 486-487 2 Gulistan p 107 (II 7) 3 Diderot Œuvres complegravetes op cit t XVI 1876 p 116 La petite remarque ajouteacutee agrave la fin de lrsquohistoriette que Diderot aurait aimeacute voir annoncer il le fait lui-mecircme dans La correspondance crsquoest-agrave-dire qursquoil lrsquoinsegravere dans lrsquohistoire originale comme si elle y avait eacuteteacute degraves le deacutebut

183

choisisses cette socieacuteteacute-ci de preacutefeacuterence agrave celle-lagrave raquo Il reacutepondit laquo Celui-ci (le religieux)

sauve des flots son propre manteau e cet autre (le savant) fait des efforts pour saisir le noyeacute1raquo

Diderot deacuteveloppe lrsquohistoriette de Saadi en y mecirclant des eacuteleacutements pris de ci de lagrave

dans drsquoautres historiettes de ce chapitre laquo Mais en les combinant comme il lrsquoa fait il en a

tireacute non du Sadi mais du Diderot et du Diderot philosophe franccedilais du XVIIIe siegravecle

crsquoest-agrave-dire quelque chose drsquoassez diffeacuterent drsquoun poegravete persan moraliste du [XIIIe] raquo2 Les

emprunts agrave Saadi et les propres ideacutees de Diderot sont eacutetroitement entremecircleacutes et

convergent en mecircme temps qursquoils restent facilement reconnaissables Saadi devient le

personnage principal de la fable ndash et un outil de critique du philosophe franccedilais ndash un

religieux deacutesireux laquo drsquoeacutepancher au dehors lrsquoestime de [lui]-mecircme et le meacutepris des

autres raquo3 Alors les critiques contre le clergeacute lrsquoennemi numeacutero un de lrsquoEncyclopeacutedie

srsquoentassent dans le texte et cela avec un ton ironique qui est propre agrave lrsquoauteur

Degraves les premiegraveres lignes lrsquoarrogance et le peacutedantisme du laquo religieux raquo sont mis agrave

jours laquo Pendant que jrsquoeacutetais religieux jrsquoavais fait une profonde eacutetude de la morale et de

moi-mecircme [hellip] jrsquoavais meacutediteacute sur les imperfections des hommes du monde et sur les

perfections des hommes de mon eacutetat je mrsquoenorgueillissais dans mes penseacuteeshellip4 raquo Il va de

mecircme pour le pouvoir despotique de lrsquoeacuteglise laquo Je jouissais du respect que mon habit me

semblait leur imposer et jrsquoeacutetais bien sucircr de leur en inspirer dans peu ma personne5raquo Le

discours des religieux devant un public laquo creacutedule raquo nrsquoest pas moins ironiseacute

laquo Je pouvais sans crainte que personne le trouvacirct mauvais allonger et eacutelargir agrave mon greacute le pont

qui megravene en enfer je pouvais entasser des miracles et des figures de lrsquoenthousiasme et du

merveilleux deacutelirer crier et me tenir bien sucircr de la creacuteduliteacute et de lrsquoadmiration publiques6 raquo

Comme on le voit ici le peuple mecircme nrsquoeacutechappe pas aux attaques de Diderot car

celui-lagrave est creacutedule au point qursquoil est precirct agrave eacutecouter mecircme les laquo deacutelires raquo des religieux sans

les trouver laquo mauvais raquo mais surtout parce qursquoune grande partie du public est anti-

encyclopeacutediste au moment des clameurs contre lrsquoEncyclopeacutedie(cet ouvrage monumental

du dix-huitiegraveme siegravecle ) Le philosophe avait donc ses propres raisons pour les appeler des

laquo sots raquo laquo hellip la foule du peuple qui nrsquoeacutetait que peuple eacutetait innombrable Je voyais les

1 Gulistan p 145 Suite agrave une erreur de numeacuterotation cette historiette est mentionneacutee comme la quarantiegraveme 2 Diderot Œuvres complegravetes op cit t IV p 491 note 2 3 Ibid p 488 4 Ibid pp 487-488 5 Ibid 6 Ibid p 489

184

tecirctes des sots elles eacutetaient en grand nombre1 raquo Devant ce public ignorant les precirctres ont

leur propre meacutethode pour se procurer de lrsquoestime

laquo Jrsquoavais choisi pour sujet les vengeances de Dieu Je les peignais redoutables et je les peignais

ineacutevitables Je me souvenais drsquoavoir entendu dire agrave mes maicirctres laquo Mon fils faites craindre

Dieu le precirctre nrsquoest pas honoreacute lorsque Dieu nrsquoest pas terrible raquo Je fis des tableaux effrayants

des supplices de lrsquoenferhellip2 raquo

Les preacutedicateurs connaissent une autre voie agrave se faire laquo glorifier raquo laquo Mon fils inspirez

lrsquohumiliteacute agrave vos fregraveres et ils vous glorifieront3 raquo Cependant il semble que cette fois le

reacutesultat (la gloire) nrsquoest pas au rendez-vous Car laquo agrave Balbeck ce [nrsquoest] pas la mecircme

chose raquo et dans la foule (pour la plupart des laquo sots raquo) on peut laquo distinguer quelques tecirctes

drsquohommes drsquoesprit raquo4 ce qui fait inquieacuteter un peu le religieux du reacutecit de Diderot celui

dont les traits sont emprunteacutes agrave deux historiettes du Gulistan

Le religieux dont il est question ici veut laquo precirccher le peuple raquo dans laquo le temple le plus

freacutequenteacute raquo de laquo Balbeck5 raquo Le peuple qui va ecirctre precirccheacute est laquo une foule heacutebeacuteteacuteehellip sans

mouvement et semblait attendre lrsquoacircme que [le religieux allait] lui donner raquo De lrsquoautre cocircteacute

dans la onziegraveme historiette du chapitre II du Gulistan Saadi raconte qursquoun jour laquo dans la

mosqueacutee principale de Baalbec [il disait] quelques paroles en guise de preacutedication agrave une

troupe drsquohommes glaceacutes dont le cœur eacutetait mort et qui nrsquoeacutetaient pas parvenus du monde

exteacuterieur agrave celui de la spiritualiteacute raquo6 Dans le texte de Diderot laquo le peuple baillait raquo laquo Je

mrsquoaperccedilus trop du peu drsquoempire que jrsquoavais sur mes auditeurs [hellip] ces saintes invectives

soutenues drsquoun ton de voix patheacutetique et drsquoun geste veacuteheacutement ne firent aucun effet7 raquo

Chez Saadi au mecircme endroit laquo Je vis que ma parole ne srsquoimprimait point dans leur esprit

et que le feu brucirclant de mes discours ne produisait point drsquoeffet sur le bois humide de leur

cœur raquo Drsquoailleurs une pareille situation est eacutevoqueacutee dans une autre historiette du Gulistan

laquo Aucun de ces discours ravissants des preacutedicateurs ne fait impression sur moi raquo dit un

docteur en religion agrave son pegravere La raison en est que ce jeune homme ne voit pas laquo en eux

une conduite conforme agrave leurs paroles 8 raquo la raison que Diderot a reproduite en ces

1 Ibid 2 Ibid 3 Ibid p 490 4 Ibid p 489 5 Ou Baalbek une ville au Liban 6 Gulistan p 111 (II 11) 7 Diderot Œuvres Complegravetes op cit t IV p 490 8 Gulistan p 144 (II 39)

185

termes laquo Ils [des religieux] jouaient assez bien la sainte frayeur et lrsquoadmiration mais ils

nrsquoinspiraient ni lrsquoune ni lrsquoautre1 raquo

Sur ce dernier point crsquoest-agrave-dire lrsquohypocrisie des preacutedicateurs Saadi a inseacutereacute trois

distiques dans la mecircme historiette

laquo Ils enseignent aux hommes le renoncement aux biens du monde eux-mecircmes amassent de

lrsquoargent et des grains Un sage qui possegravede la parole et rien de plus tout ce qursquoil peut dire ne

fait impression sur personne Celui-lagrave sera sage qui ne fera pas le mal il ne precircchera pas la

morale agrave lrsquohomme sans la pratiquer lui-mecircme2 raquo

Le premier distique de cette strophe est agrave son tour sujet agrave une autre imitation crsquoest-agrave-dire

qursquoagrave la maniegravere du moraliste persan precircchant le laquo renoncement aux biens du monde raquo le

religieux du texte franccedilais dit laquo Jrsquoattaquai aussi lrsquoattachement aux biens de la terre3 raquo

Comme nous le remarquons dans ces exemples les personnages de la fable de Diderot

sont identiques agrave ceux des historiettes du Gulistan leur discours est presque le mecircme et ils

se trouvent dans la mecircme ville Cependant bien que le reacutecit se deacuteroule agrave Balbeck certains

termes et expressions apparaissent et prouvent que ce lieu aussi bien que drsquoautres eacuteleacutements

du reacutecit par exemple les personnages peuvent ecirctre interchangeables Alors Balbeck

pourrait bien repreacutesenter Paris les religieux les gens de lrsquoeacuteglise (les anti-encyclopeacutedistes)

les sages les philosophes et ainsi de suite Le premier exemple est la phrase ougrave il est

question des gens de lrsquoacadeacutemie laquo hellipje vis un groupe de sages Les uns eacutetaient de la cour

les autres de lrsquoacadeacutemie4 raquo De mecircme agrave travers lrsquoopposition parallegravele des religieux et des

sages tout le long du reacutecit Diderot fait allusion au combat des philosophes contre les anti-

encyclopeacutedistes Autrement dit le texte de Diderot constitue un manifeste contre tous les

attaquant de lrsquoEncyclopeacutedie et en geacuteneacuteral contre tous les ennemis du rationalisme Il suffit

de lire ces quelques lignes du discours du religieux sur laquo la raison raquo pour approuver notre

ideacutee

laquo Jrsquoeacuteclatai contre ces hommes orgueilleux qui osent prendre confiance aux lumiegraveres de leur

raison jrsquoattaquai la raison mecircme jrsquoen voulais surtout agrave cette raison eacuteclaireacutee qursquoon appelle

sagesse Je peignis les sages comme ennemis de lrsquoEtathellip5 raquo

1 Œuvres complegravetes op cit t IV p 490 2 Gulistan p 144 3 Œuvres complegravetes Ibid 4 Œuvres complegravetes t IV p 488 5 Ibid p 490

186

De plus ces laquo gens qui voulaient de lrsquoordre de la raison de lrsquoeacuteleacutegance raquo laquo ces sages

dont je craignais si fort la censure [et qui] nrsquoeacutetaient peut-ecirctre que cinq ou six hommes

drsquoesprit raquo ces laquo quelques tecirctes drsquohommes drsquoesprit [hellip] comme les fleurs des pavots

[paraissant] parmi les eacutepis drsquoun champ de froment raquo enfin ceux qui laquo ont eacuteclaireacute Balbeck raquo

ndash lire Paris ndash tous ceux-ci ne nous suggegraverent-ils pas les laquo cinq ou six raquo philosophes et

collaborateurs de lrsquoEncyclopeacutedie Ceux eacutegalement que lrsquoon accusait drsquoecirctre laquo ennemis de

lrsquoEtat et des citoyens et du prince et des femmes du prince et des enfants du prince raquo1

Le caractegravere anticleacutericaliste du texte de Diderot arrive agrave son comble dans lrsquoavant

dernier paragraphe du texte crsquoest-agrave-dire dans le discours de lrsquoami du heacuteros lui aussi un

laquo religieux raquo Ce discours constitue un autoportrait des clergeacutes et reacutesume en quelque sorte

toutes les critiques et haines de lrsquoauteur contre ces derniers Crsquoest lrsquooccasion pour notre

philosophe franccedilais de proclamer lrsquoeacutechec de toutes tentatives contre la laquo sagesse

humaine raquo et cela par la bouche mecircme de ceux qui ont initieacute dans cette voie laquo Nous

avons fait de vains efforts pour arrecircter les progregraves de la sagesse elle marche agrave grands pas

elle se mecircle parmi le peuple elle ose se placer pregraves du trocircne raquo Selon Diderot les

laquo religieux raquo ne peuvent vivre que dans laquo les teacutenegravebres raquo ne peuvent jouir que de

laquo lrsquoerreur raquo que des laquo tourments raquo des humains

laquo Les teacutenegravebres sont dissipeacutees et la proie eacutechappe aux oiseaux de la nuit [hellip] nous ne pourrons

plus jouir de lrsquoerreur ni dans nous ni dans les autres [hellip] Nous voyons srsquoeacuteloigner de nous ce

respect du peuple auquel nous avons sacrifieacute les sentiments aimables de lrsquoamour et de lrsquoamitieacute

et les charmes de lrsquohumaniteacute [hellip] La jalousie et les regrets nous deacutevorent le plaisir nrsquohabite

point en nous et nous ne sentons notre acircme que par les passions qui la tourmentent2 raquo

Ainsi lrsquoauteur preacutepare la fin de la fable ougrave le heacuteros deacuteccedilu abuseacute par lrsquohypocrisie des

precirctres de Balbeck leur meacutepris pour des hommes quitte son laquohabit de religieux raquo pour

devenir laquo sage raquo (comme le religieux de Saadi quittant le monastegravere pour devenir savant)

laquo Je fus consterneacute de ce discours Jrsquoy pensai longtemps et avec fruit je quittai mon habit de

religieux et je me rendis chez un sage laquo Je viens me deacuterober lui dis-je agrave des hommes seacutepareacutes

de leurs semblables qui en sont haiumls et qui les haiumlssent je viens mrsquoinstruire avec vous ndash O

Sadi me reacutepondit le sage ton cœur est sensible et bienfaisant tu sais tout Vis avec nous3 raquo

1 Ibid pp 489-490 2 Ibid pp 490-491 3 Ibid p 491

187

Ainsi finit ce qursquoeacutecrivait Diderot Du Poegravete Sadi en 1762 Le texte preacutesentait drsquoune

certaine maniegravere un raccourci de la sagesse du Gulistan En fait en lisant lrsquoœuvre da Saadi

Diderot avait reconnu dans le poegravete persan laquo un philosophe raquo dont les eacutecrits suscitaient en

lui lrsquoadmiration Mais laquo cette admiration explique O H Bonnerot nrsquoest pas innocente raquo

laquo Le combat philosophique fait appel au rationalisme drsquoougrave qursquoil vienne en tant qursquooption

fondamentale de la penseacutee Ce qui explique le choix des piegraveces adapteacutees et preacutesenteacutees sous le

titre Du Poegravete Sadi1 raquo

Mais les emprunts de Diderot agrave Saadi ne se limitent pas aux six fables que nous

venons drsquoeacutenumeacuterer En novembre 1761 deux autres fables librement adapteacutees de Saadi ont

eacuteteacute publieacutees par Diderot lrsquoune dans le Journal eacutetranger laquo Le Fils qui venge sa megravere raquo

lrsquoautre dans la Correspondance litteacuteraire de Grimm laquo Chacun porte en soi son pire

ennemi raquo Enfin une neuviegraveme fable celle du laquo Page effrayeacute par la tempecircte raquo sans date

est donneacutee par M Verniegravere pour la premiegravere fois dans son article intituleacute laquo Deux anecdotes

ineacutedites de Diderot raquo2 Cette fable meacuterite drsquoecirctre analyseacutee en raison de la leccedilon politique que

Diderot en a voulu tirer Il srsquoagit de lrsquohistoriette 7 du 1er livre du Jardin des roses que le

grand philosophe du XVIIIe siegravecle a habilement remanieacutee comme suit

laquo La poegravete Sadi raconte qursquoun jour une barque portait trois personnages un philosophes un

Roi et un Enfant Il srsquoeacutelegraveve une tempecircte le philosophe tranquille meacutedite au milieu de la

Tempecircte le monarque legraveve au ciel des yeux courrouceacutes lrsquoenfant crie les cris de lrsquoenfant

impatientent le monarque le philosophe rompt le silence et dit au monarque impatienteacute est-ce

que vous ne savez pas faire taire cet enfant Non lui reacutepondit le monarque mais si vous le

savez vous vous mrsquoobligerez beaucoup drsquoexercer votre talent sur celui-lagrave Le philosophe se

legraveve prend lrsquoenfant par les cheveux le plonge dans les flots et le remet agrave sa place ougrave il se tut

Ce philosophe donnait agrave ce monarque une leccedilon dangereuse car il y a quelquefois des enfants

bien mutins Le secret de faire cesser la tempecircte eut mieux valu que celui de faire taire

lrsquoenfant3 raquo

Diderot remplace le meacutedecin de Saadi par un philosophe pour changer le sens de la

conclusion laquo Quel mystegravere y a-t-il dans cela raquo demandait le roi de Saadi et le meacutedecin

reacutepondait laquo Il nrsquoavait pas goucircteacute auparavant lrsquoincommoditeacute de lrsquoimmersion et ne

1 Olivier H Bonnerot op cit p 124 2 Paul Verniegravere laquo Deux anecdotes ineacutedites de Diderot raquo in Revue drsquoHistoire Litteacuteraire de la France 57e anneacutee ndeg 3 juillet-septembre 1957 pp 408-410 3 Ibid p 410

188

connaissait point le prix de la tranquilliteacute dont on jouit sur le vaisseau Crsquoest ainsi qursquoune

personne qui est eacuteprouveacutee par la peine connaicirct tout le prix du repos1 raquo Le changement du

meacutedecin en philosophe est agrave lui seul bien significatif pour donner un avertissement

politique le philosophe convient mieux que le meacutedecin Lrsquoanecdote de Saadi contient une

leccedilon de morale surtout pour lrsquoenfant Mais lrsquointerlocuteur de Diderot est bien le monarque

agrave qui il veut donner une leccedilon qui nrsquoest pas innocente M Verniegravere lrsquoa bien remarqueacute laquo Si

lrsquoenfant comme nous le croyons symbolise le peuple il vaudrait mieux secourir sa misegravere

que reacuteprimer ses cris Si Diderot preacutevoyait les tempecirctes reacutevolutionnaires savait-il en tant

que philosophe le moyen de les calmer laquo Il y a quelquefois des enfants bien

mutins2 raquo

Cette anecdote porte agrave neuf le chiffre des fables que Diderot a emprunteacutees agrave Saadi des

fables dont la laquo simpliciteacute raquo charmait le philosophe franccedilais laquo leurs fables sont drsquoune

simpliciteacute qui me charme raquo dit-il dans sa lettre agrave Sophie Volland 3 De ces fables

moralisatrices du poegravete persan nous avons vu que Diderot tirait parfois une laquo conclusion

philosophique raquo pour reprendre lrsquoexpression de J Proust A vrai dire crsquoest la philosophie

qui a attacheacute Diderot au poegravete Persan et nous avons montreacute comment il avait fait ses

premiegraveres connaissances avec lrsquoœuvre da Saadi en lisant lrsquoHistoria critica philosophiae de

Brucker Cependant ce nrsquoest pas dans Brucker qursquoil faut chercher les neuf fables adapteacutees

par le philosophe franccedilais ainsi que lrsquoa prouveacute J Proust dans son article laquo Diderot savait-il

aussi le persan raquo4 Ce ne sont pas non plus des paraphrases reacutealiseacutees agrave partir de la

traduction drsquoAlegravegre ni de celle de Du Ryer mais laquo des traductions originales ou des

paraphrases faites sur traduction originale raquo (telle la fable du Religieux qui abandonne son

ordre pour la socieacuteteacute des savants) Le texte de base de Diderot est donc laquo une eacutedition

bilingue (persan-latin) qui avait elle-mecircme servi agrave Brucker Musladini Sadi Rosarium

politicumhellip raquo5

Ainsi srsquoexplique la rencontre de Diderot et de Saadi rencontre qui eacutetait ineacutevitable

puisque sans le poegravete de Chiraz lrsquohistoire de la philosophie moderne de lrsquoIslam eucirct eacuteteacute

incomplegravete Mais si la lecture du Rosarium politicum correspond au deacutesir drsquoinformation de

Diderot lrsquousage qursquoil en fit dans le laquo Rosier du poegravete Sadi raquo prouve qursquoil y prit du plaisir et

qursquoil voulut le faire partager aux lecteurs eacuteclaireacutes de la Correspondance litteacuteraire de

1 Gulistan p 42 (I 7) 2 P Verniegravere op cit p 410 3 Œuvres complegravetes de Diderot op cit t XVIII p 429 4 Jacques Proust laquo Diderot savait-il aussi le persan raquo in Revue de Litteacuterature compareacutee ndeg 1 janvier-mars 1958 Paris Librairie Marcel Didier pp 94-96 5Ibid p 95

189

Grimm comme il lrsquoavait drsquoailleurs fait pour Sophie Volland En tant que philosophe

Diderot avait ainsi jugeacute lrsquoœuvre de Saadi laquo La morale de lrsquoislamisme srsquoeacutetendit et se

perfectionna avec Scheich Muslas Eddin Sadi auteur du Jardin des roses persiques raquo1 Ce

qui le charma crsquoest que

laquo Le Rosarium de Sadi nrsquoest pas un traiteacute complet de morale ce nrsquoest pas non plus un amas

informe et deacutecousu de preacuteceptes moraux il srsquoattache agrave certains points capitaux sous lesquels il

rassemble ses ideacutees ces points capitaux sont les mœurs des rois les mœurs des hommes

religieux les avantages de la continence les avantages du silence lrsquoamour et la jeunesse la

vieillesse et lrsquoimbeacutecilliteacute lrsquoeacutetude des sciences la douceur et lrsquoutiliteacute de la conversation2 raquo

Or les maximes et les sentences ne le seacuteduisent pas moins que les fables Il cite une

centaine de maximes geacuteneacuterales du Rosarium de Saadi qui selon Diderot est laquo le

monument le plus ceacutelegravebre de la sagesse de ses compatriotes raquo En voici quelques unes

laquo Lrsquoimpie est mort au milieu des vivants lrsquohomme pieux vit dans le seacutejour mecircme de la mort

Trois choses tourmentent surtout lrsquoavarice le faste et la concupiscence

Malheur au siegravecle de lrsquohomme qui sera sage dans la passion

Le monde est doux agrave lrsquoinsenseacute il est amer au sage

On srsquoenrichit en appauvrissant ses deacutesirs

La justice est la premiegravere vertu de celui qui commande

Celui-lagrave possegravede son acircme qui peut garder un secret avec son ami3 raquo

De telles sentences Diderot srsquoen est parfois servi drsquoexemple et drsquoappui dans ses

argumentations contre les ideacutees de ses adversaires Dans sa Reacutefutation drsquoHelveacutetius par

exemple il cite au moins trois fois Saadi La derniegravere sentence que nous venons de

rapporter ci haut est reprise avec quelques variantes laquo Quand je lis dans Saadi Celui-lagrave

est bien sage qui sait cacher son secret agrave son ami il est inutile de me dire dans quelle

contreacutee et sous quel gouvernement il eacutecrivait raquo4 Dans un autre endroit crsquoest Saadi lui-

mecircme qui est donneacute comme exemple pour prouver agrave son adversaire que mecircme laquo sous les

califes raquo une grande personnaliteacute eacuteclaireacutee peut se faire jour laquo Il dit Crsquoest la leacutegislation le

gouvernement qui rendent seuls un peuple stupide ou eacuteclaireacute Dites Je lrsquoaccorde de la

1 Œuvres complegravetes t XVII p 76 2 Ibid p 78 3 Ibid pp 79-81 4 Œuvres complegravetes t II p 381

190

masse mais il y eut un Saadi de grands meacutedecins sous les califes1 raquo Ou encore Diderot

raconte la fable du Mensonge qui sauve (Gulistan I 1) pour contrarier cette fois une

sentence de Saadi lui-mecircme citeacutee par Helveacutetius laquo Celui qui donne des commiseacuterations agrave

son maicirctre lave ses mains dans son propre sang Crsquoest Saadi qui le dit raquo Diderot ajoute agrave

ce propos drsquoHelveacutetius laquo Mais ce poegravete raconte qursquoun malheureux traicircneacute au supplice

chargeait le tyran drsquoimpreacutecationshellip2 raquo Et nous connaissons la suite de lrsquohistoire

Ainsi Diderot a trouveacute en Saadi de secregravetes connivences Il precircte agrave ce dernier laquo ses

ideacutees ses reacuteflexions ses conjectures ses doutes mecircmes raquo comme il les a precircteacutees aux

anciens et aux modernes3 Saadi exprime ses ideacutees envers les rois et les religieux avec une

liberteacute qui convenait agrave Diderot Alors ce dernier srsquoinspire de cette maniegravere drsquoexpression

tantocirct pour attaquer laquo les religieux raquo ennemis de son Encyclopeacutedie (la fable du religieux

qui abandonne son ordre une large paraphrase de lrsquohistoriette de Saadi) tantocirct pour donner

une leccedilon politique au roi (la fable du page effrayeacute par la tempecircte) Drsquoailleurs la morale

contenue dans le Jardin des Roses srsquoexprimait tour agrave tour avec gracircce et force sans jamais se

teinter de couleur religieuse et reacutepondait agrave lrsquoideacuteal de lrsquoEncyclopeacutedie laquo servir lrsquohumaniteacute raquo

toute entiegravere Enfin lrsquouniversaliteacute du poegravete persan srsquoaccordait avec lrsquoesprit que srsquoefforccedilait

de maintenir le Dictionnaire

Mais nrsquoest-ce pas le reacutedacteur de lrsquoarticle Beau de lrsquoEncyclopeacutedie le critique drsquoart

des salons lrsquoauteur de lrsquoessai sur la Poeacutesie dramatique qui sut saisir au-delagrave de la

traduction de Gentius la perfection estheacutetique du Gulistan ougrave lrsquoaccord entre la sagesse et la

beauteacute de lrsquoexpression poeacutetique est encore aujourdrsquohui lrsquoobjet de lrsquoadmiration des Persans

et des iranisants Il est surprenant de constater que lrsquoouvrage de Saadi ait permis agrave Diderot

de concilier les laquo lumiegraveres de la raison raquo et les laquo transports de la sensibiliteacute raquo les deux

tendances contradictoires de son tempeacuterament

Ce choix prouve qursquoau XVIIIe siegravecle par opposition agrave ce que feront plus tard les

poegravetes (le cas drsquoAndreacute Cheacutenier que nous analyserons ci-dessous) surtout ceux du XIXe

siegravecle on recherchait beaucoup moins le cocircteacute estheacutetique que le cocircteacute didactique et

philosophique de Saadi Saint-Lambert chez qui le culte de la raison est plus pousseacute que

chez les autres philosophes et qui mecircme fait jouer agrave cette derniegravere dans ses propres contes

un rocircle parfois exageacutereacute se basant sur un optimisme foncier mais un peu paradoxal

(exemple Conte de deux amis ougrave tout se reacutesout amicalement par un mariage agrave trois et ougrave

1 Ibid p 357 2 Ibid p 408 3 Voir Jacques Proust Diderot et lrsquoEncyclopeacutedie Paris Armand Colin 1962 p265

191

la jalousie est naiumlvement eacutecarteacutee comme contraire agrave la nature et agrave la raison) il se sert de

Saadi surtout pour eacutetayer le sentimentalisme raisonneur en vogue agrave lrsquoeacutepoque

4

ANDREacute CHEacuteNIER POEgraveTE GLANEUR DE QUELQUES BRINS DrsquoAMOUR DANS

LES laquo JARDINS raquo DE SAADI

Andreacute Cheacutenier (1762-1794) que G Lanson appelait le plus grand poegravete du XVIIIe

siegravecle1 et en qui Sainte-Beuve saluait le laquo plus grand classique depuis Racine raquo semble ecirctre

envoucircteacute par lrsquoexquise finesse de la poeacutesie persane Il est laquo le rossignol amant de cette

rose raquo2 laquo agrave laquelle les poegravetes persans font de si freacutequentes allusions raquo Ses Notes sur la

Perse publieacutees dans ses Œuvres Ineacutedites3 par Abel Lefranc constituent pour reprendre

lrsquoexpression de Mme N D Samsami laquo une vraie petite chrestomathie de poegravetes iraniens raquo

composeacutee drsquoextraits de la poeacutesie de Saadi de Hafez de Ferdowsi de Nakshebi et de

Jalaleddin Ruzbehan La plupart de ces extraits sont relatifs agrave lrsquoamour et puiseacutes soit dans

la Grammaire persane de Jones (publieacutee en 1781 agrave Londres) soit dans les Voyages de

Chardin Il avait pris ses notes sur les poegravetes persans pendant son seacutejour agrave Londres de

1787 agrave 1790 ougrave il travaillait en qualiteacute de consul de France

Pour donner un aperccedilu de la courte carriegravere poeacutetique de Cheacutenier et de son lien avec la

litteacuterature persane il faut dire que tout jeune il avait acquis une premiegravere notion des

contreacutees drsquoOrient simplement agrave en entendre parler son pegravere sa megravere et des amis de famille

qui y ayant fait de longs seacutejours en eacutevoquaient devant lui les souvenirs Plus tard la

lecture des reacutecits des voyageurs compleacuteta et eacutelargit lrsquoimage qursquoil srsquoeacutetait ainsi formeacutee du

monde musulman moderne Gracircce agrave lrsquoouvrage de Chardin il parcourut la Perse dans tous

les sens

Mais il ne se contentait pas de cela Pousseacute par le deacutesir curieux de srsquoinstruire des

choses drsquoOrient il voulait connaicirctre davantage les civilisations musulmanes Il avait donc

besoin drsquoouvrages plus systeacutematiques et plus techniques Pour se renseigner sur lrsquohistoire

la religion les arts les sciences les mœurs et les coutumes des contreacutees orientales il

consulta la Bibliothegraveque orientale de Bartheacuteleacutemy drsquoHerbelot ce dictionnaire si riche

1 Cf G Lanson et p Tuffreau Manuel drsquoHistoire de la Litteacuterature Franccedilaise Hachette Paris 1931 p 497 2 Andreacute Cheacutenier 3 Andreacute Cheacutenier Œuvres Ineacutedites publieacutees drsquoapregraves les manuscrits originaux par Abel Lefranc Paris Edouard Champion 1914

192

drsquoeacuterudition Cheacutenier rechercha partout les eacutechantillons de ces litteacuteratures que des

traductions lui rendaient accessibles En outre pour peacuteneacutetrer le geacutenie des Orientaux il

deacutecida drsquoapprendre leurs langues Il se mit par exemple agrave eacutetudier avec une sorte de

passion pendant qursquoil eacutetait en Angleterre la langue et la litteacuterature persanes1 Crsquoest

pourquoi il se procura la Grammaire persane de Jones qui en mecircme temps qursquoelle pouvait

lrsquoaider agrave srsquoinitier aux eacuteleacutements de la langue mettait agrave sa porteacutee plusieurs morceaux

inteacuteressants des principaux poegravetes et philosophes de la Perse Il ne se contenta pas de

recopier de longs extraits des chefs-drsquoœuvre de Saadi de Hafez de Ferdowsi et des autres

poegravetes iraniens que citait Jones en anglais agrave titre drsquoeacutechantillons de la litteacuterature persane Il

apprit lrsquoalphabet et un certain nombre de mots persans Quelques-unes des piegraveces citeacutees par

Jones en particulier la fable du jardinier et du rossignol lui auraient donneacute des images

originales pour les eacuteleacutegies orientales Quant agrave la connaissance qursquoAndreacute Cheacutenier avait

acquise de la langue persane il devait lrsquoutiliser un jour pour deacuteguiser dans un iambe eacutecrit agrave

Saint-Lazare un nom propre et des chiffres qursquoil eucirct eacuteteacute dangereux drsquoy laisser deviner

Comme nous venons de dire Cheacutenier avait extrait et noteacute de nombreux vers des

poegravemes persans Srsquoil les avait imiteacutes comme il en avait apparemment le dessein il lrsquoeucirct

fait encore dans les Eleacutegies ou dans lrsquoArt drsquoaimer Tel est le cas du plus grand nombre de

ceux qursquoil a copieacutes drsquoapregraves Jones odes ou fragments des poegravemes de Hafez de Saadi de

Nakshebi fable en vers et en prose du laquo Jardinier et du Rossignol raquo ils deacutepeignent au

moyen de meacutetaphores et drsquoimages originales et gracieuses les charmes de la bien-aimeacutee

ou expriment drsquoune maniegravere assez neuve les sentiments eacuteprouveacutes par les amants

passionneacutes

laquo Elle avance elle heacutesite elle traicircne ses pas

Grande blanche Sa tecircte aux attraits deacutelicats

Est pencheacutee Elle rit mais agrave demi troubleacutee

Drsquoun leacuteger vecirctement couverte et non voileacutee

Le Gange a fileacute lrsquoor qui de ses noirs cheveux

Dans un reacuteseau de soie emprisonne les nœuds [hellip]

Le diamant en feu lumineuse merveille

Presse son doigt de rose et pend agrave son oreille

Son beau sein eacuteclatant de jeunesse et drsquoamour

Et srsquoeacutelegraveve et repousse un preacutecieux contour [hellip]

Nageant dans les langueurs drsquoune amoureuse flamme

1 Cf Paul Dimoff La Vie et lrsquoœuvre drsquoAndreacute Cheacutenier jusqursquoagrave la Reacutevolution Franccedilaise 1762-1790 Paris E Droz 1936 tome 1 p 267

193

Et sa voix sur un luth voluptueux accents

Lui soupire en chanson la langue des Persans1 raquo

Mais certains des passages des poegravetes persans traitent des sujets bien diffeacuterents et sont

drsquoun ton tout autre ils auraient pu prendre place dans des ouvrages tregraves divers Parmi les

citations assez nombreuses et importantes faites par Chardin Andreacute Cheacutenier a ainsi

remarqueacute et noteacute des morceaux traduits laquo des vers qui sont au commencement des œuvres

de Cheic Sahdy raquo et forment comme laquo la preacuteface contenant le sujet du livre raquo2 Saadi en

une suite de comparaisons charmantes y deacutefinit ses intentions et y appreacutecie modestement

le reacutesultat de ses efforts de mecircme dit-il laquo que qui vient du Caire apport et du sucre et

qursquoon fait preacutesent agrave ses amis des choses rares des lieux ougrave on a eacuteteacute raquo il a deacutesireacute offrir agrave ses

lecteurs laquo des choses plus douces que le sucre nonhellip ce sucre que les hommes gourmands

mangent en substance mais [hellip] celui que les maicirctres de la science portent enfermeacute dans

le papier [hellip] il nrsquoy a point drsquoendroit ougrave je nrsquoaye fait quelque profit en chaque grange jrsquoai

pris un eacutepi pour lrsquoapporter3 raquo Et Cheacutenier agrave son tour a glaneacute en chaque endroit des jardins

de Saadi qursquoil visitait Modifieacutees ou transposeacutees ces notes ces comparaisons se precirctaient agrave

revecirctir drsquoune couleur inattendue les lieux communs qui pour un poegravete franccedilais aussi bien

que pour un poegravete persan sont agrave quelques variantes pregraves la matiegravere des preacutefaces et des

prologues

Cheacutenier a aussi repris deux fables de Saadi traduites par Chardin

laquo Un jour que jrsquoeacutetais dans le bain un de mes amis me preacutesenta une piegravece drsquoargile odorifeacuterante

(une sorte drsquoargile onctueuse que les Persans parfument avec de lrsquoessence de roses et dont ils

se servent dans les bains au lieu de savon remarque le grammairien - note Cheacutenier-) Je la

pris et lui dis Es-tu de musc ou drsquoambre gris Car je suis charmeacute de ton odeur deacutelicieuse

Elle me reacutepondit Je nrsquoeacutetais qursquoune miseacuterable piegravece drsquoargile mais ayant eacuteteacute pendant quelque

temps en compagnie de la rose la douce qualiteacute de ma compagne me fut communiqueacutee sans

cela je nrsquoaurai eacuteteacute qursquoun morceau de terre comme je la parais (Sadi)4 raquo

laquo Il y avait un aimable et tendre jeune homme qui eacutetait accordeacute en mariage agrave une tregraves belle

fille Jrsquoai lu qursquoun jour qursquoils cinglaient en pleine mer ils tombegraverent ensemble dans un gouffre

Le marinier ayant entrepris de sauver le jeune homme et tendant la main celui-ci srsquoeacutecria en

montrant du doit son amante que les vagues submergeaient Laisse-moi et prends la main de

ma bien-aimeacutee Ces paroles furent admireacutees de tous les spectateurs qui lrsquoentendirent en

1 Eleacutegies t III II 2 2 Chardin Voyages eacuted 1811 tome 5 chapitre XIV laquo de la Poeacutesie raquo pp 127-139 3 Ibid p 274 4 Cheacutenier Œuvres ineacutedites op cit p 272 Cette fable se trouve dans le Gulistan preacuteface pp 7-8

194

expirant prononcer ces mots Nrsquoapprenez point la leccedilon drsquoamour du miseacuterable qui oublie son

amante agrave lrsquoheure du danger1 raquo

Et drsquoune autre fable de Saadi il a retenu un vers expressif laquo lui au contraire se mordait

les doigts pour srsquoempecirccher de rire raquo dont il a ensuite tireacute ces deux vers laquo hellip les heacuteros de

lrsquoempire se mordaient les cinq doigts pour srsquoempecirccher de rire raquo

Enfin il a pris dans Chardin un fragment drsquoune Lettre drsquoavis aux rois pour le bon

gouvernement dans lequel est formuleacutee avec simpliciteacute et bonhomie une regravegle utile de

conduite agrave lrsquousage des puissants Sans preacutetendre deviner quelle destination Cheacutenier

reacuteservait agrave ces deux derniers emprunts agrave supposer qursquoil le sucirct deacutejagrave on peut tenir pour agrave peu

pregraves certain qursquoil les aurait employeacutes ailleurs que dans ses poeacutesies amoureuses En lisant

les textes persans contenus dans la grammaire de Jones il a de mecircme recueilli parfois des

sentences morales ou philosophiques des apologues des vers satiriques qursquoil ne songeait

vraisemblablement pas agrave faire entrer dans lrsquoArt drsquoaimer ni dans les Eleacutegies

Les textes de Saadi auraient donc joueacute dans lrsquoœuvre drsquoAndreacute Cheacutenier si cette œuvre

eucirct eacuteteacute acheveacutee un rocircle plus eacutetendu qursquoil ne paraicirct drsquoabord Ses notes sont loin drsquoecirctre

reacuteunies uniquement dans un souci drsquoeacuterudition pour servir agrave lrsquoHistoire geacuteneacuterale des

litteacuteratures dont il caressait le projet depuis longtemps Une chose reste cependant sucircre

crsquoest que Cheacutenier rassemblait toutes ses notes pour les transformer un jour laquo demain raquo dit-

il en de beaux poegravemes

laquo Moi je suis ce fondeur de mes eacutecrits en foule

Je preacutepare longtemps et la forme et le moule

Puis sur tous agrave la fois je fais couler lrsquoairain

Rien nrsquoest fait aujourdrsquohui tout sera fait demain2 raquo

Malheureusement il nrsquoy aura pas de laquo demain raquo pour ce jeune poegravete arrecircteacute puis

emprisonneacute en mars 1794 il est condamneacute agrave mort et guillotineacute le 25 juillet 1794

Nous terminons le passage sur Cheacutenier avec ce jugement drsquoAbel Lefranc qui a effectueacute

le preacutecieux travail de publier les textes ineacutedits de ce geacutenie que la litteacuterature franccedilaise a

perdu preacutematureacutement

1 Ibid p 273 2 A Cheacutenier Œuvres posthumes drsquoAndreacute Cheacutenier Paris Guillaume libraire 1826 p 61

195

laquo Le poegravete avait admirablement compris tout ce que les litteacuteratures orientales ndash chinoise et

persane notamment ndash pouvaient apporter agrave la nocirctre drsquoinspirations nouvelles et de thegravemes

impreacutevus Ici encore il devance son eacutepoque Celui qursquoon a pu appeler agrave juste raison le dernier

des grands classiques avait entrevu les horizons que le romantisme allait ouvrir un peu plus

tard1 raquo

Andreacute Cheacutenier a donc ouvert une nouvelle voie que la geacuteneacuteration suivante suivra

comme une tradition Deacutesormais ce sont plutocirct les aspects pittoresques et amoureux de la

poeacutesie de Saadi que les poegravetes romantiques aussi bien que les autres lettreacutes du XIXe siegravecle

deacutecouvriront passionneacutement

1 Ibid p XXXVI

196

TROISIEgraveME PARTIE

SAADI REacuteCEPTION DU XIXe SIEgraveCLE ET DE

LrsquoEacutePOQUE CONTEMPORAINE

197

CHAPITRE PREMIER

SAADI DANS LA LITTEacuteRATURE FRANCcedilAISE DU

XIXe SIEgraveCLE

De tous les poegravetes orientaux Saadi est peut-ecirctre le seul qui puisse ecirctre compris en Europe le seul qui puisse y conserver en partie la populariteacute dont il jouit chez les lecteurs musulmans Crsquoest qursquoil offre tout au moins dans le Gulistan un ensemble de qualiteacutes telles que les reacuteclame lrsquoestheacutetique moderne Barbier de Meynard La Poeacutesie en Perse

Au deacutebut du XIXe siegravecle Saadi eacutetait deacutejagrave bien connu en France au moins dans les

milieux savants et litteacuteraires De sorte qursquoagrave la parution de la traduction du Gulistan par

Semelet en18341 les critiques reprochaient agrave ce dernier de ne pas avoir consacreacute ses

travaux agrave laquo un auteur moins connu raquo Dans sa preacuteface le traducteur dit laquo Je dois reacutepondre

deux mots agrave la critique assez malaviseacutee que lrsquoon mrsquoa dit avoir eacuteteacute faite par quelques

personnes sur le choix de lrsquoouvrage auquel jrsquoai particuliegraverement consacreacute mes travaux

Jrsquoaurais ducirc a-t-on dit mrsquooccuper drsquoun auteur moins connu raquo2 A ce reproche Semelet

reacutepond drsquoabord qursquoil nrsquoy avait jusque lagrave aucune traduction litteacuterale du Gulistan en France

et qursquoun tel travail faisait deacutefaut Ensuite il ajoute qursquoil ne voyait aucun inconveacutenient agrave

traduire les bons ouvrages dans le but de les multiplier pour laquo [venir] agrave bout de leur faire

produire les fruits salutaires qursquoils renferment raquo3 Pour Semelet comme pour bien drsquoautres

hommes de lettres et critiques drsquoailleurs Saadi occupe le mecircme rang que les grands

eacutecrivains et poegravetes franccedilais dont la freacutequence des eacuteditions non seulement ne peut ecirctre chose

reprochable mais au contraire un fait fructueux

laquo Se plaint-on qursquoil y ait trop drsquoeacuteditions de Bossuet de la Fontaine de Racine de Moliegravere de

Montesquieu de Voltaire de Jean-Jacques etc La grande multipliciteacute de leurs ouvrages ne

peut ecirctre qursquoagrave lrsquoavantage des acqueacutereurs et de la science Notre auteur peut aller de pair avec

1 Gulistan ou le Parterre de Fleurs du cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz traduit litteacuteralementhellip par N Semelet Paris Imprimerie Royale 1834 2 Ibid pp 1-2 3 Ibid p 2

198

ceux que je viens de citer il vaut ceux dont Horace recommande la lecture nuit et jour par ce

vers de son Art poeacutetique Nocturnacirc versate manu versate diurnacirc1 raquo

Cette ideacutee de la renommeacute de Saadi au deacutebut du XIXe siegravecle un autre orientaliste lrsquoa

confirmeacutee quelques anneacutees plus tard dans le Journal Asiatique laquo helliple plus ceacutelegravebre des

poegravetes persans le grand moraliste dont lrsquoimmense reacuteputation a retenti jusqursquoen Europe ougrave

ses ouvrages sont connus non seulement des orientalistes mais des litteacuterateurs des gens

du monde2 raquo

Les raisons de cette renommeacutee il faut les chercher non seulement chez les diffeacuterents

auteurs du siegravecle passeacute dont les eacutecrits faisaient lrsquoœuvre de propagande de Saadi mais aussi

dans les eacuteveacutenements socioculturels et politiques du deacutebut du XIXe siegravecle qui contribuaient

agrave faire laquo retentir raquo pour reprendre le mot de Garcin de Tassy le nom de Saadi Le plus

important de ces eacuteveacutenements eacutetait la creacuteation de la chaire de persan au Collegravege de France

Depuis plusieurs geacuteneacuterations on travaillait agrave assembler les textes orientaux agrave forger les

outils neacutecessaires agrave leur compreacutehension puis agrave traduire les œuvres que lrsquoon jugeait les plus

importantes En 1795 en pleine Reacutevolution srsquoouvre agrave la Bibliothegraveque Nationale (puis dans

drsquoautres locaux) la nouvelle Ecole des Langues orientales Lrsquoun des premiers

enseignements donneacutes est celui du persan assureacute par Louis Langlegraves (1763-1824)

Lrsquoalliance conclue quelques anneacutees apregraves (1805) avec lrsquoIran par Napoleacuteon jouera un rocircle

stimulant pour les eacutetudes iraniennes

Plus tard en 1822 est creacuteeacutee la Socieacuteteacute Asiatique ougrave degraves le deacutebut les eacutetudes

concernant lrsquoIran forment une discipline reconnue et consideacutereacutee Antoine-Isaac Sylvestre

de Sacy (1758-1838) lrsquoorientaliste le plus admireacute et le grand reacuteorganisateur des eacutetudes

orientales en France est nommeacute le preacutesident de la premiegravere seacuteance fonction qursquoil gardera

jusqursquoen 1829 et de 1832 agrave 1835 Autoriteacute unanimement reconnue et incontesteacutee ce grand

orientaliste avait les meilleures relations aupregraves du gouvernement et dans la haute socieacuteteacute

de la Restauration ainsi que dans toute lrsquoEurope savante Professeur au Collegravege de France

depuis 1808 il eacutetait titulaire de la toute nouvelle chaire de persan et a pu former de

nombreux disciples en France et agrave lrsquoeacutetranger

Lrsquoenseignement de la langue persane exigeait eacutevidemment des textes persans et leurs

traductions en franccedilais outils fondamentaux de lrsquoapprentissage Dans cet objectif quels

textes meilleurs que ceux de Saadi le modegravele ideacuteal et le plus connu de la langue persane

1 Ibid 2 Garcin de Tassy laquo Saadi Auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal Asiatique janvier 1843 p 5

199

On y trouvait agrave la fois de la prose et de la poeacutesie mieux encore nous lrsquoavons deacutejagrave montreacute

son style eacutetait simple et en mecircme temps agreacuteable agrave lire la grammaire bien respecteacutee et les

sujets dont il parlait eacutetaient parfaitement utiles Il ne restait donc qursquoagrave procurer ce genre de

textes aux amateurs et connaisseurs de la langue persane qui agrave en croire les remarques des

traducteurs et des enseignants de cette langue devenaient de plus en plus nombreux Crsquoest

ainsi que Semelet lrsquoun des traducteurs du Gulistan au XIXe siegravecle disait dans la preacuteface de

sa traduction laquo Jrsquoai trouveacute la justification de mon entreprise dans le nombre des

exemplaires vendus qui deacutepasse le nombre des amateurs de la langue persane qui restent

en France1 raquo

Saadi devenait ainsi de plus en plus la cible de lrsquoattention des orientalistes des eacuterudits

des litteacuterateurs enfin de tous ceux qui srsquointeacuteressaient drsquoune faccedilon ou drsquoune autre agrave la

langue et la litteacuterature persanes Par conseacutequent il a fallu de nouveau traduire et eacutediter son

œuvre Ce besoin fut tel que lrsquoon voit apparaicirctre durant ce siegravecle non seulement plusieurs

traductions du Gulistan ndash parmi lesquelles la plus creacutedible ndash mais aussi la premiegravere

traduction complegravete du Boustan Plus inteacuteressant encore crsquoest lrsquoeacutedition de chacun de ces

deux ouvrages en persan leur langue drsquoorigine De ce point de vue le XIXe siegravecle reste un

siegravecle riche de traductions et drsquoeacuteditions des ouvrages de Saadi en France

1

LES TRADUCTIONS

Jusqursquoau XIXe siegravecle il nrsquoexistait pas encore en France une traduction de Saadi

reacutealiseacutee selon une meacutethode rigoureuse Au XVIIe siegravecle Du Ryer avait bien donneacute du

Gulistan une version fragmentaire et tregraves libre Apregraves lui au XVIIIe siegravecle DrsquoAlegravegre et

Gaudin en avaient publieacute des traductions qursquoils preacutetendaient nouvelles et complegravetes mais

qui plates et sans poeacutesie ne leur font pas beaucoup honneur On manquait de versions

inteacutegrales du Boustan du Gulistan du Conseil aux rois des poeacutesies lyriques et des autres

opuscules de Saadi Ce fut lrsquoœuvre drsquoexcellents orientalistes comme Sylvestre de Sacy

Defreacutemery Barbier de Meynard et de bien drsquoautres moins reacuteputeacutes tels que Tancoigne ou

Semelet dont les tentatives ont contribueacute sans doute agrave assurer la valeur de lrsquoorientalisme

franccedilais

1 Gulistan ou le Parterre de Fleurs traduit par N Semelet op cit p 2

200

Crsquoest ainsi qursquoen 1819 J M Tancoigne qui avait appartenu en qualiteacute drsquoAttacheacute agrave la

derniegravere ambassade de France en Perse tenta dans le second volume de ses Lettres sur la

Perse et la Turquie drsquoAsie une traduction nouvelle du Gulistan1 Dateacutee de Teacuteheacuteran le 15

mai 1808 la lettre 26 au commencement de laquelle on relegraveve une erreur grossiegravere de

chronologie (Saadi laquo vivait dans le quatorziegraveme siegravecle raquo eacutecrit lrsquoauteur et reacutepeacutetera V

Hugo ) contient des observations personnelles du traducteur sur sa meacutethode de travail

laquo Jrsquoai tacirccheacute drsquoaccommoder ma traduction au geacutenie de notre langue pour la rendre plus

intelligible et pour eacuteviter les reacutepeacutetitions freacutequentes qui se trouvent dans mon auteur

Toutes les fois qursquoil mrsquoa eacuteteacute possible de le faire sans tomber dans cet inconveacutenient je lrsquoai

rendu litteacuteralement2 raquo Ensuite apregraves avoir donneacute la traduction de la preacuteface et de quelques

anecdotes du premier livre Tancoigne remarque qursquoen fait de maximes et de sentences

laquo les Orientaux ont eacuteteacute nos premiers maicirctres et que sous ce rapport nos meilleurs

moralistes leur ont fait et leur font encore tous les jours plus drsquoun emprunt raquo

Pour appreacutecier son louable deacutesir de rendre exactement la penseacutee et la phrase de Saadi

il convient de rapprocher une page bien connue du Gulistan du passage correspondant tregraves

litteacuteralement rendu par Semelet

Tancoigne Lettres t II p 95 Semelet Gulistan pp 32-33

laquo Une nuit je reacutefleacutechissais sur les temps Passeacutes

et je regrettais amegraverement les jours que jrsquoavais

perdus dans ma vie les larmes que je reacutepandais

soulageaient mon cœur et je me mis agrave reacuteciter

ces vers qui faisaient allusion agrave mon eacutetat laquo O

toi qui es parvenu agrave lrsquoacircge de cinquante ans et

qui passes toujours ta vie dans lrsquooisiveteacute mets

du moins agrave profit les cinq jours qui te restent

Il srsquoest couvert de honte celui qui a quitteacute ce

monde sans srsquoy ecirctre rendu utile la mort a

frappeacute les timbales du deacutepart et il nrsquoeacutetait pas

precirct Le sommeil du matin qui soulage le

voyageur de ses fatigues lui fait oublier qursquoil

doit continuer sa route raquo

laquoUne nuit je reacutefleacutechissais aux jours passeacutes et je

mrsquoaffligeais sur la vie perdue et je perccedilais la

capsule de la pierre de mon cœur avec le diamant

de lrsquoeau de mon œil et je disais ces vers analogues

agrave ma situation A chaque instant un souffle

srsquoeacutechappe de la vie Lorsque jrsquoy fais attention il

nrsquoen reste pas beaucoup O toi ta cinquantaine est

passeacutee et tu es dans le sommeil Peut-ecirctre

comprendras-tu ces cinq jours (qui te restent)

Honteuse est cette personne qui est partie et nrsquoa

rien fait On a frappeacute la tambour du deacutepart et il nrsquoa

pas fait son paquet Au matin du voyage le doux

sommeil empecircche le pieacuteton de partir raquo

1 J M Tancoigne Lettres sur la Perse et la Turquie drsquoAsie Paris Nepveu 1819 2 Ibid t II pp 91-92

201

Le travail de Tancoigne agrave coup sucircr beaucoup plus heureux que celui de Semelet (que

lrsquoon compare laquo les larmes que je reacutepandais soulageaient mon cœur raquo et le pathos laquo je

perccedilais la capsule de la pierre de mon cœur avec le diamant de lrsquoeau de mon œil raquo)

teacutemoigne drsquoun sens tregraves vif et tout moderne de la traduction Celle-ci en geacuteneacuteral se tient

honorablement dans un juste milieu Partielle puisque seule la preacuteface et le premier

chapitre ont eacuteteacute traduits elle srsquoadresse beaucoup plus au grand public qursquoaux eacuterudits En

tout cas il est indeacuteniable qursquoelle a eacuteteacute eacutetablie sur le texte mecircme selon toute vraisemblance

avec la collaboration drsquoun Persan de sorte qursquoelle peut ecirctre consideacutereacutee comme supeacuterieure agrave

toutes celles qui lrsquoont preacuteceacutedeacutee

Avant drsquooffrir au public sa traduction du Gulistan Semelet publia en 1828 pour la

premiegravere fois en France une eacutedition autographique de lrsquooriginal en beaux caractegraveres

naskhi Le Parterre de Fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sacircdi de Chiraz1 Cette eacutedition a eacuteteacute

utiliseacutee notamment par Defreacutemery pour sa traduction du Gulistan2 Elle a servi ndash crsquoest du

mecircme coup souligner sa valeur ndash de base agrave tous les travaux entrepris par la suite Six ans

plus tard parut le Gulistan ou le Parterre de Fleurs accompagneacute drsquoun abondant

commentaire historique et grammatical3 Cette traduction faite comme le deacuteclare son

auteur laquo exclusivement pour celles [les personnes] qui veulent eacutetudier le persan raquo4 se

distingue notamment par son excessive litteacuteraliteacute aujourdrsquohui inacceptable qui donne

vraiment un calque parfait du texte persan Si un pareil systegraveme comporte entre autres

avantages celui de pouvoir appreacutecier la valeur drsquoautres traductions anteacuterieures ou plus

reacutecentes en revanche il ne fait de nos jours que paraicirctre deacutemodeacute et vieilli

Sous preacutetexte de respecter laquo toute la couleur locale raquo de son modegravele le trop scrupuleux

Semelet nrsquoa point su deacutebarrasser son mot agrave mot drsquoexpressions suspectes ridicules

impossibles en franccedilais Il ne srsquoest pas non plus rendu compte que des images fort belles

en persan ne preacutesentent pas toujours un sens coheacuterent en franccedilais La Preacuteface nous en offre

maints exemples laquo Chaque respiration qui descend est extenseur de la vie et lorsqursquoelle

remonte elle est recreacuteant lrsquoacircme raquo5 Pas plus que le lourd participe preacutesent agrave la fin de la

phrase le mot laquo extenseur raquo nrsquoest possible mecircme de nos jours ougrave le vocabulaire sportif a

en quelque sorte incorporeacute ce terme dans le langage courant Un peu plus loin on trouve

1 Le Parterre de Fleurs du Cheikh Moslih-eddin Sacircdi de Chiraz eacutedition autographique publieacutee par M N Semelet Paris M J Cluis 1828 2 Un compte rendu de cette traduction a eacuteteacute publieacute dans le Journal Asiatique 1828 1 p 400 3 Gulistan ou le parterre de fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz traduit litteacuteralement sur lrsquoeacutedition autographique du texte publieacute en 1828 avec des notes historiques et grammaticales par N Semelet membre de la Socieacuteteacute asiatique de Paris Deacutedieacute au roi Paris Imprimerie royale 1834 4 Ibid preacuteface p 27 5 Ibid

202

ces lignes laquo Il [Dieu] a dit au tapissier du vent du matin qursquoil eacutetendicirct le tapis couleur

drsquoeacutemeraude et il a ordonneacute agrave la nourrice du nuage printanier qursquoelle nourricirct les filles des

plantes dans le berceau de la terre1 raquo laquo Le tapissier du vent du matin raquo laquo la nourrice du

nuage printanier raquo laquo les filles des plantes raquo ce sont lagrave agrave la fois de nombreuses

personnifications injustifieacutees et dont lrsquoassemblage monstrueux ne laisse pas drsquoecirctre

choquant Il exalte ensuite le bonheur de laquo celui qui a remporteacute la boule de mail des bonnes

œuvres raquo et oubliant lrsquoexpression deacutesormais classique de Rabelais parle de laquo quiconque

mangera sa semaille en verdure raquo2

Comme on le voit Semelet cherche par son deacutesir de tregraves bien faire agrave mettre agrave la place

de chaque mot persan son eacutequivalent franccedilais et son laquo franccedilais-persan raquo ainsi qursquoil le

deacutesigne se preacutesente sous lrsquoaspect drsquoun effrayant amas de phrases peu franccedilaises qui font

regretter la laquo belle infidegravele raquo de lrsquoabbeacute Gaudin ou lrsquoamusant pastiche de Diderot

En effectuant une traduction deacutefinitive du Gulistan3 Charles Defreacutemery (1822-1883) a

voulu eacuteviter le grave deacutefaut dans lequel son preacutedeacutecesseur eacutetait tombeacute calquer le franccedilais

sur le persan et accumuler un langage preacutetentieux et ennuyeux Volontiers litteacuteraire sa

traduction demeure toutefois tregraves fidegravele de sorte qursquoelle est consideacutereacutee agrave juste titre comme

un modegravele drsquoexactitude et drsquoeacuterudition solide et sobre Quand on la parcourt aujourdrsquohui

pregraves drsquoun siegravecle et demi apregraves et qursquoon songe aux preacuteceacutedentes on a lrsquoimpression que crsquoest

alors la premiegravere fois en France que Saadi a eacuteteacute tireacute de la poussiegravere des bibliothegraveques ougrave

son œuvre sommeillait et qursquoon a enfin chercheacute agrave le rendre accessible au public

Ainsi donc le Gulistan avait deacutesormais en France une bonne eacutedition et une traduction

remarquable Restait le Boustan lrsquoautre chef-drsquoœuvre de Saadi Le diplomate Nicolas

ayant senti cette lacune deacutecida de traduire le poegraveme en entier Ses missions officielles en

Perse ses relations avec le monde intellectuel musulman et sa connaissance de la langue

persane le rendaient capable de cette importante tacircche Degraves 1869 il publie agrave titre de

speacutecimen en utilisant une eacutedition des Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) de Saadi une brochure

drsquoune cinquantaine de pages qui contient la preacuteface du Boustan et une partie du livre

premier Or rappeleacute peu de temps apregraves agrave Teacuteheacuteran par ses fonctions il mourut sans avoir

acheveacute son travail Cet essai qursquoil importe drsquoutiliser avec prudence en raison de la meacutethode

1 Ibid p 28 2 Ibid p 33 3Gulistan ou le Parterre de Roses traduit du persan sur les meilleurs textes imprimeacutes et manuscrits et

accompagneacute de notes historiques geacuteographiques et litteacuteraires par Charles Defreacutemery Paris Firmin Didot 1858 On trouvera un important compte rendu de ce livre par Barbier de Meynard dans le Journal Asiatique 1858 XII p 599-604 et J Mohl Ibid 1859 XIV p 62 laquo traduction aussi fidegravele mais moins calqueacutee sur la phrase persane que celle de Semelet raquo

203

peu sucircre de lrsquoauteur nrsquoest pas cependant agrave neacutegliger Mais lrsquoœuvre certes la plus

remarquable et tant attendue puisque jusqursquoalors on ne disposait que de fragments

disperseacutes dans les revues savantes fut celle de Barbier de Meynard (1827-1908) qui parut

agrave Paris en 18801 Etablie sur lrsquoeacutedition persane de Soudi ayant beacuteneacuteficieacute drsquoautre part des

gloses de nombreuses eacuteditions orientales cette version due agrave un orientaliste de grande

eacuterudition est la plus creacutedible quoiqursquoelle srsquoeacutecarte parfois du texte mais au demeurant

laquo tacircche de se tenir agrave eacutegale distance du strict mot agrave mot [hellip] et drsquoun excegraves drsquoeacuteleacutegance2 raquo

Dans ce bref rappel des diffeacuterentes traductions franccedilaises de Saadi au XIXe siegravecle il

nrsquoest sans doute pas inutile de rappeler que de nombreux fragments de ses poeacutesies parurent

dans les diffeacuterentes revues de lrsquoeacutepoque Mais ce qui est tregraves important crsquoest la traduction

en langue provenccedilale du Gulistan Il srsquoagit de Istori Causido Dou Gulistan Revira Dou

Persan par L Piat3 Cet eacuteveacutenement suffirait agrave lui seul pour montrer la place qursquooccupait cet

ouvrage de Saadi au XIXe siegravecle Lrsquoouvrage de M Piat comprend 104 pages et contient 82

historiettes traduites en provenccedilal

M E Hamelin a eacutecrit un compte rendu tregraves deacutetailleacute sur cette derniegravere traduction4 Dans

la premiegravere partie de son discours qui abonde en riches aperccedilus E Hamelin indique par

quels caractegraveres et par quels meacuterites srsquoexplique la seacuteduction exerceacutee par Saadi sur lrsquoesprit

des lettreacutes au XVIIe et au XVIIIe siegravecles laquo Le Gulistan dit-il semble avoir eacuteteacute au XVIIIe

siegravecle une œuvre de preacutedilection pour bon nombre drsquoesprits seacuterieux et distingueacutes raquo5 Puis

apregraves avoir souligneacute les qualiteacutes exteacuterieures du Gulistan il insiste sur sa valeur

documentaire et sur sa signification geacuteneacuterale Il srsquoapplique agrave expliquer lrsquoœuvre par

lrsquohomme sa riche expeacuterience personnelle ses longs voyages les preacutecieux teacutemoignages

vivants qursquoil en rapporta pour eacutelaborer sa laquo morale en action raquo Il consacre une page agrave son

attitude devant le problegraveme du monde et de la destineacutee humaine Enfin dans un important

paragraphe il preacutesente la traduction elle est en prose mecircleacutee de vers comme lrsquooriginal

1 Le Boustan ou Verger poegraveme persan de Saadi traduit pour la premiegravere fois en franccedilais avec une introduction et des notes par A C Barbier de Meynard Paris Leroux 1880 2 Barbier de Meynard Journal Asiatique 1880 VIIe seacuterie tome XV p 364 laquo Crsquoest cette eacutedition [de Soudi seconde moitieacute du XVIe siegravecle] qui a servi de base agrave la traduction franccedilaise [hellip] Elle tacircche de se tenir agrave eacutegale distance du strict mot agrave mot qui est souvent la pire des infideacuteliteacutes et drsquoun excegraves drsquoeacuteleacutegance obtenue aux deacutepens de la penseacutee du poegravete raquo Cf le compte rendu de Renan Ibid juillet 1880 VIIe seacuterie tome XVI p 30 laquo M Barbier de Meynard vient de combler une lacune dans notre litteacuterature savante en nous donnant une traduction du Boustan Cette lecture sera sucircrement une fecircte pour tous les hommes de goucirct Saadi est vraiment un des nocirctres raquo 3 Istori Causido Dou Gulistan Revira Dou Persan per L Piat Montpellier Imprimerie Centrale du Midi Hamelin Fregraveres 1888 4 Ernest Hamelin La Litteacuterature orientale en France au XVIIe et au XVIIIe siegravecle Le Gulistan de Saadi et sa traduction du persan en provenccedilal Montpellier Imprimerie Centrale du Midi Hamelin Fregraveres 1888 5 Ibid p 17

204

que L Piat srsquoest efforceacute de laquo rendre avec la mecircme tournure et la mecircme mesure que ceux de

lrsquooriginal raquo1 En outre nous apprenons que le traducteur a fait un choix drsquoanecdotes et que

son œuvre nrsquooffre que des extraits car il a ducirc laisser de cocircteacute laquo tout ce qui dans un auteur

oriental aurait pu choquer nos ideacutees morales raquo2

Ainsi drsquoimmenses progregraves ont eacuteteacute reacutealiseacutes dans la connaissance de lrsquoœuvre saadienne

Une expeacuterience concluante le prouve les eacuterudits drsquoaujourdrsquohui nrsquoont pas cru neacutecessaire

drsquoameacuteliorer les traductions de Defreacutemery et de Barbier de Meynard qui ont reacutesisteacute au

temps et qui sont destineacutees agrave rendre pendant longtemps encore des services consideacuterables

dans toute eacutetude du Boustan et du Gulistan

2

OUVRAGES ORIENTALISTES ET REVUES

Au XIXe siegravecle et avec la croissance de plus en plus rapide de lrsquoorientalisme en

France on est teacutemoin de lrsquoapparition de nombreux livres et articles sur la litteacuterature des

pays orientaux Naturellement le nom de Saadi lrsquoun des plus populaires en Orient

apparaicirct dans presque tous ces ouvrages Toutes les encyclopeacutedies les dictionnaires les

divers recueils fournissent sur lrsquohomme et son œuvre de longs articles par drsquoeacuteminents

orientalistes Ceux-ci fouillent tous les ouvrages de Saadi et les soumettent agrave une critique

seacutevegravere

Crsquoest ainsi qursquoen 1819 Silvestre de Sacy (1758-1838) lrsquoorientaliste reacuteputeacute publie sa

traduction du Pend-Nameh drsquoAttar3 Ce qui attire lrsquoattention dans cette publication crsquoest la

traduction drsquoun des poegravemes preacuteliminaires du Boustan laquo mise par lrsquoeacutediteur agrave la tecircte du texte

persan raquo Il srsquoagit du laquo paneacutegyrique drsquoAbou-Bakr fils de Saad fils de Zengui raquo que Saadi a

placeacute au commencement de son livre pour le deacutedier au roi Lrsquoeacutediteur de Sylvestre de Sacy

voulant faire la mecircme chose pour Louis XVIII a emprunteacute les vers de Saadi et y a fait laquo les

changements neacutecessaires pour les appliquer agrave [son] sujet raquo4 par exemple il a remplaceacute le

nom drsquoAbou-Bakr par Louis a introduit la France dans le poegraveme et ainsi de suite

1 Ibid p 20 2 Ibid p 21 3 Pend-Nameh ou Le Livre des conseils traduit et publieacute par Silvestre de Sacy Paris Debure Fregraveres 1819 4 Ibid p XXXVII

205

laquo France jouis sous lrsquoempire de ton auguste souverain de tout le bonheur qui fut accordeacute agrave la

Perse aux jours de Nouschireacutevan Fut-il jamais monarque plus zeacuteleacute pour les inteacuterecircts de la

religion et de la justice que LOUIS rejeton drsquoun sang illustre le chef des nobles la couronne

des grands la joie de la France lrsquohonneur de lrsquounivers Quel est le mortel qui deacutesire trouver un

abri contre lrsquoinjustice du sort en vain il en chercherait un hors des provinces soumises au

sceptre de LOUIS1 raquo

Le paneacutegyriste termine son discours par ces vers de Hafez

laquo Roi favoriseacute du ciel daigne je trsquoen conjure au nom de Dieu acceacuteder au vœu que je forme

qursquoil me soit permis dans ton auguste palais de baiser la poussiegravere de tes pieds rivale de la

sphegravere ceacuteleste2 raquo

Un autre ouvrage de Silvestre de Sacy la Chrestomathie arabe ou extraits de divers

eacutecrivains arabes (1826-1827) est un recueil laquo agrave lrsquousage des eacutelegraveves de lrsquoEcole royale et

speacuteciale des langues orientales vivantes raquo Bien que le titre parle des textes arabes on

trouve eacutegalement dans le livre des textes traduits des poegravetes persans par exemple ceux de

Qazvini et de Saadi Dans une note sur laquo les amours du rossignol et de la rose [qui] sont

ceacuteleacutebreacutes par tous les poegravetes orientaux raquo et comme un bon exemple agrave ce genre de poeacutesie

monsieur de Sacy donne le texte persan et la traduction drsquoune laquo fable eacuteleacutegante de Saadi raquo

tireacutee des Majales (Seacuteances) laquo Le Rossignol et la fourmi raquo 3 Au mecircme endroit le

traducteur parle eacutegalement de laquo grands rapports entre cette fable et celle de la Cigale et la

Fourmi de La Fontaine raquo

Un an apregraves la publication de la Chrestomathie arabe le 3 deacutecembre 1828 Le Globe

publie un article consacreacute agrave lrsquoeacutedition autographique du Parterre de fleurs par M N

Semelet4 Lrsquoarticle commence par lrsquoeacutevocation de la populariteacute du Gulistan en Europe et

cite Saint-Lambert et Voltaire comme quelques imitateurs de Saadi

laquo Parmi les ouvrages orientaux traduits ou imiteacutes dans nos langues drsquoEurope il en est peu si

lrsquoon excepte les Mille et une Nuits qui jouissent drsquoune reacuteputation aussi meacuteriteacutee que le Gulistan

de Sadi Plusieurs traductions allemandes franccedilaises et anglaises quelques imitations de Saint-

1 Ibid p XXXI Voir le poegraveme da Saadi dans le Boustan p 10-12 2 Ibid p XXXIV 3 Voir Silvestre de Sacy Chrestomathie arabe ou Extraits de divers eacutecrivains arabes Paris Imprimerie Royale 1826-1827 tome III pp 502-504 La fable de Saadi se trouve dans Kolliyacirct (Œuvres complegravetes) p 825 4 laquo Le Parterre de fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz Edition autographique publieacutee par M N Semelet raquo in Le Globe recueil philosophique politique et litteacuteraire t VI ndeg 116 Paris 3 deacutecembre 1828 p 873

206

Lambert et de Voltaire prouvent que ce recueil a droit drsquointeacuteresser les personnes mecircme qui

nrsquoont point fait de lrsquoarabe et du persan lrsquoobjet drsquoune eacutetude speacuteciale1 raquo

La suite de lrsquoarticle donne un bref portrait de Saadi un aperccedilu de son mysticisme et de sa

laquo doctrine morale raquo le plan du Gulistan et sa preacuteface et quelques renseignements sur le

travail de Semelet

En 1833 un laquo Hymne de Saady poegravete persan raquo est publieacute dans Le Magasin

pittoresque2 Le texte dont lrsquoauteur nrsquoest pas mentionneacute est la traduction des premiers vers

de la preacuteface du Gulistan sur les bienfaits de Dieu En voici quelques lignes laquo Qui

pourrait compter les perfections de Dieu quel est celui qui lui a rendu des actions de

gracircces suffisantes pour un seul de ses innombrables bienfaits Il a deacuteployeacute la vaste tenture

de lrsquounivers et il y a semeacute les couleurs les plus varieacutees et les plus seacuteduisanteshellip3 raquo

A son tour Garcin de Tassy (1794-1878) un autre orientaliste ceacutelegravebre du siegravecle publie

dans le Journal Asiatique du janvier 1843 un article intituleacute laquo Saadi auteur des premiegraveres

poeacutesies hindoustani raquo Lrsquoauteur de lrsquoarticle apregraves avoir traceacute la biographie et les voyages

de Saadi surtout son voyage en Inde et la fameuse aventure de lrsquoidole de Somenath essaie

de preacutesenter le poegravete persan comme lrsquoauteur des laquo monuments les plus anciens de la poeacutesie

hindoustani raquo4 Pour preuve agrave son ideacutee il srsquoappuie sur les vers tireacutes du Gulistan et du

Boustan

Le mecircme auteur publie en 1876 un recueil de textes orientaux intituleacute Alleacutegories

reacutecits poeacutetiques et chants populaires5 Lrsquoouvrage est composeacute des textes traduits de

lrsquoarabe du persan de lrsquohindoustani et du turc Une quinzaine de pages sont consacreacutees au

Pend-Nameh ou Livres des conseils de Saadi librement traduits et reacutepartis en XXII

chapitres

Un an apregraves le ceacutelegravebre traducteur du Boustan6 Barbier de Meynard (1826-1908) eacutecrit

un livre critique sur La Poeacutesie en Perse7 Ce petit livre de 74 pages contient de preacutecieux

informations et commentaires sur la poeacutesie classique persane et naturellement sur la

1 Ibid 2 laquo Hymne de Saadi poegravete persan raquo in Le Magasin pittoresque publieacute sous la direction drsquoEdouard Charton premiegravere anneacutee Paris Aux Bureaux drsquoabonnement et de vente 1833 p 350 3 Ibid 4 Garcin de Tassy laquo Saadi auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal Asiatique Paris Imprimerie Royale 1843 pp 5-27 5 Garcin de Tassy Alleacutegories reacutecits poeacutetiques et chants populaires traduits de lrsquoarabe du persan de lrsquohindoustani et du turc Paris Leroux 1876 6 Il est eacutegalement le traducteur du Shacirch-Nacircmeh (Le Livre des Rois) de Ferdowsi on dit que crsquoest la premiegravere traduction europeacuteenne de cette œuvre majeure 7 Barbier de Meynard La Poeacutesie en Perse leccedilon drsquoouverture faite au Collegravege de France le 4 deacutecembre 1876 Paris E Leroux 1877

207

poeacutesie de Saadi En lisant lrsquoouvrage on remarque tregraves vite la grande eacuterudition de son

auteur et sa connaissance solide sur la litteacuterature persane dont il preacutesente tour agrave tour les

poegravetes les thegravemes le langage la morale le mysticisme le lyrisme la peacuteriode de sa

deacutecadence etc De mecircme nombreuses sont les pages consacreacutees agrave la poeacutesie de Saadi dont

les qualiteacutes sont ainsi deacutecrites

laquo On rencontre chez lui plus drsquoun trait qui rappelle la finesse drsquoHorace la faciliteacute eacuteleacutegante

drsquoOvide la verve railleuse de Rabelais la bonhomie de La Fontaine [hellip] ces mecircmes qualiteacutes

se retrouvent dans le Boustan cet autre chef-drsquoœuvre de la poeacutesie persane moins connu

pourtant parmi nous parce qursquoil exige une attention plus soutenuehellip1 raquo

Enfin en 1890 Edouard Montagne (1830-1899) publie Les Leacutegendes de la Perse2 un

recueil de dix articles3 dont trois sur les poegravetes Hafez Attar et Saadi Les quarante pages4

traitant de la poeacutesie de ce dernier constituent lrsquoun des articles critiques les plus deacutetailleacutes

eacutecrits sur Saadi au cours du XIXe siegravecle

3

laquo GULISTAN raquo SUR SCEgraveNE

En 1805 Poisson de la Chabeaussiegravere (1752- 1820) publie un opeacutera-comique en trois

actes intituleacute Gulistan ou le Hulla de Samarcande Le titre est lui-mecircme significatif et

montre deacutejagrave que lrsquoauteur connaissait Saadi Il avait lu les eacutetudes orientalistes effectueacutees sur

la litteacuterature persane et bien eacutevidemment le Gulistan

Degraves sa premiegravere repreacutesentation en 1805 la piegravece eut un grand succegraves Elle fut encore

joueacutee plus tard en 1807 1821 et 1823 Elle repreacutesente agrave la maniegravere des comeacutedies du siegravecle

classique et celles du siegravecle preacuteceacutedent le reacutecit de deux amoureux seacutepareacutes par un triste

destin et qui par lrsquointermeacutediaire drsquoun bienfaiteur se retrouvent dans un deacutenouement

heureux Le cadre de la piegravece rappelle surtout Arlequin ou la femme reacutepudieacutee de Le Sage

Mais on y retrouve eacutegalement des eacuteleacutements qui nous font absolument penser au Gulistan

1 Ibid p 48 2 Edouard Montagne Les Leacutegendes de la Perse Paris E Bouillon 1890 3 Voici les titres des articles La Planegravete de Veacutenus Les leacutegendes de la Perse Gage toucheacute Le Nigaristan de Keacutemal-Pasha La Nouvelle Aspasie Hafiz et Tamerlan Scheikh-Attar Saadi La Leacutegende de Pharaon Les Oiseaux de Psaphon 4 Ibid pp 303-343

208

de Saadi Le premier en est le nom du heacuteros Gulistan qui repreacutesente drsquoailleurs le titre de

cet opeacutera- comique Et nous allons voir que ce personnage non seulement porte le nom de

lrsquoouvrage de Saadi mais aussi qursquoil a beaucoup de traits communs avec ce poegravete persan

La scegravene se passe agrave Samarcande Le heacuteros Gulistan est un poegravete qui ne possegravede au

monde que son luth et ses chansons de belles chansons drsquoamour qursquoil chante lui-mecircme en

jouant du luth Il habite dans un petit reacuteduit pratiqueacute dans le mur drsquoun grand palais laquo une

espegravece de niche comme pour mettre un mendiant agrave lrsquoabri des injures de lrsquoair raquo1 Dans cette

meacutediocre demeure laquo long de quatre pieds sur deux de large raquo (Hulla 5)2 et malgreacute sa

pauvreteacute Gulistan se sent heureux il a laquo reposeacute sur ce banc de pierre mieux que dans le lit

drsquoun courtisan raquo (Hulla 3) et nrsquoa laquo jamais goucircteacute agrave la cour un repas aussi doux que dans ce

reacuteduit hospitalier raquo (Hulla 6) Lagrave il vit deacutetacheacute de tout sauf de son amour pour Dilara sa

bien-aimeacutee que le sort a seacutepareacutee de lui mais qursquoil aime toujours Il court le monde comme

laquo un oiseau de passage raquo et dans ses recircves il espegravere toujours retrouver sa maicirctresse

Pourtant dans son passeacute et jusqursquoagrave cette douloureuse seacuteparation Gulistan vivait en

grand seigneur et il eacutetait laquo le favori du dernier roi raquo (Hulla 6) Jusqursquoau jour ougrave il fait la

connaissance drsquoune belle et charmante jeune fille nommeacutee Dilara Il en tombe amoureux et

envisage de lrsquoeacutepouser Par malheur le roi qui avait entendu parler de la maicirctresse de

Gulistan laquo deacutesira la connaicirctre [et] elle ne lui parut que trop belle raquo (Hulla 6) Alors pour

eacuteviter une situation encore pire les deux jeunes amoureux embarquent pour fuir le pays

Mais une deuxiegraveme meacutesaventure les attendent sur mer leur vaisseau est pris par un

corsaire qui a la barbarie de les seacuteparer Dilara est vendue agrave un riche commerccedilant et

Gulistan lui est laquo conduit esclave agrave Tunis raquo (Hulla 6) Lagrave un Europeacuteen son laquo compagnon

drsquoinfortune raquo lui apprend agrave chanter et agrave jouer du luth Enfin un jour gracircce agrave son luth et agrave

ses chansons Gulistan arrive agrave srsquoeacutechapper et agrave regagner Samarcande On lui apprend que le

roi son ancien protecteur est mort et que son fils le prince eacutepris de justice et de chariteacute

lrsquoa remplaceacute3 Ce prince doit sa vie agrave Gulistan car ce dernier lrsquoa autrefois sauveacute de la

colegravere de son pegravere qui lrsquoavait condamneacute agrave mourir Il eacutecrit alors une lettre au nouveau roi

espeacuterant gagner sa faveur Mais cette lettre reste toujours sans reacuteponse

1 Poisson de la Chabeaussiegravere Gulistan ou le Hulla de Samarcande opeacutera-comique en trois actes Paris Mme Masson 1805 p 3 2 Pour plus de faciliteacute et eacuteviter toute confusion entre le Gulistan de Saadi et le Gulistan ou le Hulla de Samarcande de La Chabeaussiegravere nous donnons les reacutefeacuterences qui renvoient agrave ce dernier ouvrage apregraves les citations et entre parenthegraveses Ainsi Hulla renvoie agrave la piegravece de La Chabeaussiegravere et le chiffre qui le suit au numeacutero de la page ougrave se trouve la citation 3 A rapprocher avec la succession agrave son pegravere de Saad Ibn Atabek Zangui qui eacutetait protecteur des artistes Voir notre passage sur les derniegraveres anneacutees de Saadi premiegravere partie chapitre I (13)

209

Cependant lrsquoinconnu agrave qui Gulistan raconte toutes ses meacutesaventures nrsquoest personne

que le jeune roi lui-mecircme deacuteguiseacute en mendiant Ce prince est deacutejagrave au courant de la

disgracircce de son pegravere envers Gulistan et veut srsquoassurer de la sinceacuteriteacute de ce dernier Apregraves

avoir entendu tout ce qui eacutetait arriveacute au malheureux poegravete il lui promet de le soulager de

ses peines et de le proteacuteger

Pendant ce temps de lrsquoautre cocircteacute du mur qui sert de logement agrave Gulistan crsquoest-agrave-dire

dans le palais de Taher bien des eacuteveacutenements se preacuteparent Taher est un riche neacutegociant de

Samarcande et il srsquoest marieacute il y a deux jours avec Zulmeacute une de ses esclaves qui est fort

belle Mais Zulmeacute nrsquoeacuteprouve aucun sentiment [drsquoamour] envers Taher et a refuseacute de se

soumettre agrave lui Hier dans un accegraves de colegravere Taher lrsquoa reacutepudieacutee et aujourdrsquohui accableacute de

remords veut la reprendre Pourtant ce nrsquoest pas tregraves facile drsquoeacutepouser une femme que lrsquoon

vient de reacutepudier par un triple serment Car selon laquo la loi de Mahomet raquo deacutesormais Zulmeacute

ne peut ecirctre unie agrave Taher laquo qursquoauparavant elle nrsquoait eacuteteacute marieacutee agrave un autre homme et

reacutepudieacutee par luiraquo (Hulla 14) Ce second mari est appeleacute le hulla1 (drsquoougrave le sous-titre de la

piegravece) et laquo doit au moins passer une nuit tecircte-agrave-tecircte avec [sa] femme raquo (Hulla 15) Crsquoest lagrave

le grand souci de Taher la belle Zulmeacute laquo tout le monde lrsquoeacutepousera avec plaisir mais ougrave

trouver un mari qui veuille la reacutepudier tout de suite raquo (Hulla 14) Ce problegraveme et le

remegravede que lrsquoon essaiera drsquoy trouver crsquoest-agrave-dire le hulla constituent lrsquointrigue principale

de la piegravece

Pour remeacutedier agrave son problegraveme Taher recourt au cadi et lui demande conseil Ce

dernier nrsquoest en fait que le jeune prince qui apparaicirct cette fois en costume de cadi Il sait

tout avant mecircme que le malheureux mari lui ait expliqueacute son aventure car dans la place

qursquoil occupe laquo on sait tout ce qui se passe on entend tout ce qui se dit [hellip] Et mecircme ce qui

ne se dit pas raquo (Hulla 14) Le cadi propose comme hulla Gulistan le laquo pauvre diable qui

va chanter dans les caravanseacuterails raquo (Hulla 15) Il explique ensuite qursquoen choisissant le

pauvre Gulistan on ne risquera rien de sa part et qursquoil reacutepudiera Zulmeacute le lendemain matin

sans aucun doute A Taher qui a toujours peur que Gulistan veuille garder sa Zulmeacute une

fois marieacute avec elle le cadi avance cet argument rassurant laquo Le hulla qui veut garder une

femme doit suivant une loi formelle lui donner un asile lui assurer un domaine

convenable et prouver qursquoil est neacute de parents honnecirctes or Gulistan est sans parents et

drsquoailleurs il est si pauvre qursquoil ne pourrait remplir aucune de ces conditions raquo (Hulla 16)

On cherche alors Gulistan et on lrsquoamegravene aupregraves du cadi

1 On lrsquoappelle laquo mohallel raquo en arabe et en persan

210

Surpris par son arrestation Gulistan deacuteclare qursquoil nrsquoa laquo rien agrave deacutemecircler avec la justice raquo

(Hulla 19) et crie son innocence Mais quand il srsquoapproche du cadi il le reconnaicirct tout de

suite crsquoest le voyageur avec qui il parlait ce matin et qui avait promis de le proteacuteger Il

est encore plus eacutetonneacute en voyant son laquo protecteur raquo derriegravere tous ces eacuteveacutenements Pourtant

ce dernier le rassure et lui demande un peu de patience en lui disant que tout ce qui lui

arrive aujourdrsquohui laquo eacutetait traceacute dans le grand livre des destins raquo (Hulla 19) Car il sait que

Gulistan est laquo fataliste raquo

Alors la ceacutereacutemonie du mariage a lieu dans les plus grandes pompes dans un salon

eacuteleacutegant du palais mecircme de Taher laquo A nom de Mahomet raquo le cadi proclame Gulistan hulla

et on laisse les nouveaux marieacutes seuls et dans lrsquoobscuriteacute Tout est bien preacutepareacute drsquoavance

pour que cette nuit de tecircte agrave tecircte soit la plus courte possible et que rien ne se passe entre les

eacutepoux la ceacutereacutemonie ne se fait qursquoapregraves minuit et degraves le creacutepuscule Taher pourra reprendre

sa femme Pour plus de sucircreteacute on a dit agrave Gulistan qursquoil allait eacutepouser une vieille femme

pas du tout jolie laquo meacutechante avare colegravere hellip raquo (Hulla 29) De lrsquoautre cocircteacute on a assureacute

Zulmeacute que son nouveau mari eacutetait laquo un mendiant de profession un de ces miseacuterables qui se

precirctent agrave tout pour avoir de lrsquoor raquo (Hulla 25) ou encore laquo un homme mal eacuteleveacute raquo (Hulla

33) Ainsi aucun des deux nrsquoaura inteacuterecirct agrave garder son eacutepoux et ils consentiront donc

facilement agrave se seacuteparer Mais une surprise attend ces nouveaux marieacutes et surtout Taher

Assis dans lrsquoobscuriteacute se tournant le dos le couple attend lrsquoarriveacutee du jour sans

eacutechanger la moindre parole Pour passer le temps Gulistan prend son luth et se met agrave

chanter laquo le point du jour raquo Inutile La nuit est interminable De plus sa femme est laquo bien

silencieuse raquo et laquo crsquoest singulier pour une vieille femme raquo (Hulla 33) se dit Gulistan Il

deacutecide donc de rompre le silence et laquo drsquoentamer la conversation avec la vieille raquo (Hulla

34) Il srsquoapproche de Zulmeacute et aperccediloit qursquoelle a laquo une taille eacuteleacutegante raquo et laquo de la tournure raquo

Elle nrsquoest donc pas vieille il comprend alors que lrsquoon lui a menti sur lrsquoacircge de son eacutepouse

Le mecircme sentiment du cocircteacute de Zulmeacute Ils eacutechangent encore quelques mots en

srsquoapprochant de plus en plus Chacun de son cocircteacute eacuteprouve dans son cœur un sentiment

eacutetrange qui lrsquoattire vers lrsquoautre A ce moment-lagrave Taher qui assiste de loin agrave la ceacutereacutemonie

sort de la coulisse et se preacutecipite vers hulla en lui rappelant que le jour vient de

commencer Il veut empecirccher le couple de srsquounir Deacutejagrave crsquoest un peu trop tard Gulistan et

Zulmeacute (Nadir et Dilara) srsquoaperccediloivent se reconnaissent et se jettent lrsquoun dans les bras de

lrsquoautre Crsquoest en vain que Taher leur demande de se seacuteparer en offrant une bourse agrave

Gulistan Celui-ci ayant retrouveacute son amour apregraves tant drsquoanneacutees drsquoeacuteloignement reacutepond

laquo Plutocirct cent fois perdre la vie raquo (Hulla 37)

211

Mais est-ce que le hulla a le droit de garder sa femme La loi est formelle lagrave-dessus et

exige des conditions que le nouvel eacutepoux doit remplir laquo dot raquo laquo asile raquo laquo parents raquo Aux

questions que lui pose le cadi sur ces trois conditions Gulistan riposte par des reacuteponses qui

lui viennent les premiegraveres agrave lrsquoesprit celles qui sont drsquoailleurs les meilleures il logera sa

femme laquo dans le palais du roi raquo il lui donnera pour dot laquo trois cent mille sequins raquo et

laquo deux dromadaires chargeacutes drsquoor raquo enfin en ce qui concerne ses propres parents il

preacutetend ecirctre laquo le fils du grand vizir raquo (Hulla 39-40) Ces mensonges qursquoavance Gulistan

inquiegravetent Dilara surtout qursquoil a trompeacute le cadi Le pauvre Gulistan reacutepond laquo Jrsquoai fait les

premiegraveres reacuteponses qui me sont venues dans lrsquoesprit bien convaincu que dans un grand

danger lrsquoessentiel est de gagner du temps raquo (Hulla 45) Il essaie ensuite de calmer son

eacutepouse en lui redonnant la confiance En fait il est persuadeacute qursquolaquoun dieu puissant et

protecteur veille toujours sur lrsquoinnocence raquo (Hulla 45)

La fin de la piegravece affirme cette conviction de Gulistan De sorte que dans le comble de

leur malheur on voit de loin deux dromadaires chargeacutes de marchandises et drsquoeacutetoffes

preacutecieuses qui descendent vers Samarcande Ils ont eacuteteacute envoyeacutes par le grand vizir Massoud

pour son cher fils Gulistan Le problegraveme de dot et drsquoun bon parent est ainsi reacutesolu Pour le

logement le roi apparaicirct en personne et dit agrave Dilara qursquoil va la loger dans son palais

Finalement le roi reconnaicirct qursquoil doit sa couronne agrave Gulistan ndash son ancien protecteur

Nadir Et en guise de reacutecompense et en reacuteponse agrave la lettre de Gulistan qui lui demandait sa

faveur (jusqursquoici resteacutee sans reacuteponse) le roi a preacutemeacutediteacute tous ces plans pour le rendre

heureux Il a fait de sorte que son grand vizir adopte Gulistan pour fils et lui envoie la dot

dont il avait besoin Et dans ce beau jour de fecircte pour comble de joie le roi laquo ordonne raquo agrave

Gulistan drsquolaquo ecirctre heureux raquo

Ainsi se termine lrsquoopeacutera-comique de La Chabeaussiegravere dans lequel on repegravere de

nombreux emprunts au Gulistan de Saadi Ces emprunts sont divers [eacutevoque] allant de la

personnaliteacute mecircme de Saadi sa biographie ses ideacutees sa morale son ironie jusqursquoau nom

de son ouvrage ses personnages les lieux les reacutecits qui srsquoy trouvent et le ton geacuteneacuteral qui y

regravegne

Commenccedilons par le heacuteros de la piegravece Gulistan qui porte le nom du livre de Saadi Ils

sont tous deux poegravetes Le heacuteros de Chabaussiegravere a surtout eacuteteacute le laquo favori raquo du dernier roi

dans son passeacute et gagnera eacutegalement la faveur du jeune roi au deacutenouement de la piegravece

Rappelons-nous ici que Saadi eacutetait proteacutegeacute par le roi Atabek Saad Ibn Zangui celui qui

lrsquoenvoya faire ses eacutetudes agrave Bagdad mais aussi qursquoil jouissait drsquoun grand respect aupregraves du

212

prince Saad Ibn Atabek Zangui qui succeacuteda agrave son pegravere1 Aussi le poegravete Gulistan laquo si

renommeacute par la gaicircteacute de son caractegravere raquo a une laquo bonne humeur raquo et des laquo saillies raquo qui

divertissaient le roi (Hulla 6) Un trait qui est incontournable chez Saadi drsquoautant plus que

ses traits drsquoesprit sont destineacutes agrave divertir tout le monde et pas seulement les rois Le poegravete

persan a dit de lui-mecircme laquo La majeure partie des discours de Sadi excite la joie et est

mecircleacutee drsquoagreacutement 2 raquo Lisons ici quelques exemples de ces laquo saillies raquo chez ces deux

poegravetes ce qui nous rafraicircchira lrsquoesprit ce qui ne sera pas sans inteacuterecirct

Dans la page 29 du Gulistan ou le Hulla de Samarcande on assiste au dialogue entre

Gulistan et Taher avant que la ceacutereacutemonie du mariage commence Gulistan boit du bon vin

alors que Taher essaie de lui donner les derniegraveres instructions

laquo Taher Crsquoest du vin du Chypre il ne veut pas grand-chose

Gulistan apregraves avoir bu Parfait en veacuteriteacute

Taher bas au cady Voyez donc comme le coquin boit (Haut agrave Gulistan) Le vin de Chypre

porte agrave la tecircte

Gulistan Ma foi seigneur Taher si votre femme valait votre vinhellip raquo

Et quelques lignes plus loin toujours agrave propos de la femme de Taher

laquo Gulistan Elle a sans doute drsquoexcellentes qualiteacutes

Taher Point du tout elle est meacutechante avare colegraverehellip

Gulistan se levant Ce serait vraiment dommage de deacutesunir un couple si bien assortihellip raquo

Chez Saadi nous avons choisi ces deux passages du Gulistan

laquo Un certain roi dit agrave un religieux laquo Te souviens-tu jamais de nous raquo Il reacutepondit

laquo Oui certes toutes les fois que jrsquooublie Dieu raquo3

laquo Un roi injuste demanda agrave un religieux laquo Parmi les actes de deacutevotion lequel est le

meilleur raquo Il reacutepondit laquo Pour toi crsquoest le sommeil de midi parce que dans ce moment-lagrave tu

ne vexes personne4 raquo

1 Les poegravemes composeacutes pour faire lrsquoeacuteloge de ces deux rois sont tregraves nombreux dans le Gulistan et le Boustan 2 Gulistan p 349 conclusion du livre 3 Gulistan p 115 (II 15) 4 Ibid p 47 I 12

213

Un autre trait de ressemblance entre ces deux poegravetes ce sont leurs ideacutees que lrsquoon

trouve exprimeacutees agrave travers leurs propos Sur la question du fatalisme ils partagent presque

les mecircmes ideacutees Gulistan dit laquo Il eacutetait eacutecrit dans le livre des destins que je mrsquoendormirais

sur les deacutegreacutes drsquoun trocircne et que je mrsquoeacuteveillerais sur un grabat raquo Et agrave la grande surprise de

lrsquoinconnu qui lui demande srsquoil est laquo fataliste raquo il reacutepond laquo Oui par goucirct et par principe je

ne songe jamais au lendemain raquo (Hulla 7) Ou encore vers la fin de la piegravece quand il

essaie de rester optimiste sur son sort laquo Je me repose en ce moment Sur le destin et la

justice raquo (Hulla 45)1 Quant agrave Saadi les biographes et les orientalistes ont parfois insisteacute

sur ce trait de personnaliteacute du poegravete persan en le deacutefinissant comme un fataliste

Il va de mecircme pour leurs ideacutees sur laquo la conduite des rois raquo2 Selon Gulistan laquo la

faveur des princes se perd comme elle se gagne un caprice la fait naicirctre un caprice la

deacutetruit raquo (Hulla 6) Ici La Chabeaussiegravere a repris ce passage de la quinziegraveme historiette du

premier chapitre du Gulistan laquo Il faut se tenir sur ses gardes contre les changements du

caractegravere des rois parce que tantocirct ils se mettent en colegravere pour un salut et tantocirct ils

donnent un habit drsquohonneur en retour drsquoune injure3 raquo

Puisqursquoil est question des rois ajoutons ici que le choix des personnages de la part de

La Chabeaussiegravere eacutegalement est bien significatif pour lrsquoideacutee que nous sommes en train de

deacutevelopper dans ce passage Crsquoest-agrave-dire que les personnages du Gulistan ou Le Hulla de

Samarcande sont presque les mecircmes que lrsquoon rencontre freacutequemment dans le Gulistan de

Saadi roi derviche ndash auxquels Saadi a consacreacute deux chapitres entiers de son ouvrage ndash

vizir cadi riche commerccedilant mendiant esclave A ce choix il faudrait peut-ecirctre ajouter

celui des lieux ougrave se deacuteroule lrsquoaction de la piegravece mais aussi les lieux qursquoeacutevoquent les

personnages en racontant leur passeacute Samarcande Tunis Chypre caravanseacuterail palais

des lieux freacutequemment citeacutes dans lrsquoœuvre de Saadi et qui rappellent les voyages que celui-

ci a effectueacutes pendant sa vie

A lrsquoexemple de Saadi qui a passeacute un tiers de sa vie en voyage et dont la biographie est

marqueacutee par les vicissitudes de la fortune4 Gulistan a beaucoup voyageacute laquo Je cours le

monde je suis un oiseau de passage raquo (Hulla 5) De plus il est laquo un exemple bien frappant

des vicissitudes humaines raquo (Hulla 6) Dans lrsquoeacutevocation du passeacute de ce personnage La

1 On rencontre beaucoup drsquoautres passages encore ougrave Gulistan exprime ce genre de reacuteflexions par exemple laquo Et laissons lrsquoaveugle fortune Se diriger au greacute des vents raquo (p 4) laquo Tout ce qui vous arrive aujourdrsquohui eacutetait traceacute dans le grand livre des destins raquo (p 19) 2 Titre du premier chapitre du Gulistan de Saadi 3 Gulistan p 54 I 15 Cette ideacutee Saadi lrsquoa reformuleacutee ainsi dans le huitiegraveme chapitre p 312 laquo On ne peut se fier en lrsquoamitieacute des rois et il ne faut pas ecirctre seacuteduit par lrsquoagreacuteable voix des jeunes garccedilons car celle-lagrave est changeacutee sur une simple imagination et celle-ci est alteacutereacutee par un songe (crsquoest-agrave-dire par la puberteacute) raquo 4 Voir les pages 16-21 de notre travail concernant les voyages de Saadi

214

Chabeaussiegravere a sans doute eacuteteacute inspireacute de lrsquohistoriette 31 1 du deuxiegraveme chapitre du

Gulistan celle que lrsquoon trouve eacutegalement rapporteacutee dans la plupart des biographies eacutecrites

sur Saadi Dans cette historiette comme nous avons vu dans la premiegravere partie de ce

travail2 Saadi raconte qursquoagrave Tripoli il a eacuteteacute prisonnier des Francs et obligeacute ensuite aux

travaux forceacutes jusqursquoagrave ce que lrsquoun de ses amis drsquoAlep le rachegravete et le libegravere Dans la piegravece

de La Chabeaussiegravere le heacuteros apregraves avoir eacuteteacute tristement seacutepareacute de sa maicirctresse est

laquo conduit esclave agrave Tunis raquo et agrave lrsquoaide drsquolaquoun Europeacuteen raquo il arrive agrave srsquoeacutechapper 3 Le

dramaturge a donc remplaceacute laquo Tripoli raquo et laquo un ami drsquoAlep raquo respectivement par laquo Tunis raquo

et laquo un Europeacuteen raquo4 Apregraves sa fuite Gulistan retourne agrave Samarcande il apprend que le roi

est mort et que son fils lrsquoa succeacutedeacute Quant agrave Saadi il rentre agrave Chiraz au moment du regravegne

de Saad Ebn Zangui qui avait succeacutedeacute agrave son pegravere Enfin agrave son retour agrave Samarcande

Gulistan choisit laquo un petit logement eacuteconomique raquo (Hulla 7) pareil agrave Saadi qui prend

demeure dans un modeste ermitage aux alentours de Chiraz quand il regagne cette ville

apregraves de longues anneacutees de voyage

Mais La Chabeaussiegravere a eacutegalement puiseacute il nous semble dans une autre historiette du

Gulistan pour tracer le passeacute de son heacuteros Crsquoest la dix-neuviegraveme historiette du cinquiegraveme

chapitre qui commence ainsi laquo On conta agrave un certain roi arabe lrsquohistoire de Leiumlla et de

Medjnoun raquo et quelques lignes plus loin Saadi continue laquo Il vint agrave lrsquoesprit du roi

drsquoexaminer la beauteacute de Leiumllahellip raquo5 On ne peut srsquoempecirccher de penser agrave cette historiette

quand on lit dans Hulla laquo Ayant entendu parler de ma maicirctresse il [roi] deacutesira la

connaicirctre elle ne lui parut que trop belle raquo (p 6) Sauf que dans le reacutecit de Saadi

contrairement agrave celui de La Chabeaussiegravere la maicirctresse de Medjnoun ne plaicirct pas du tout

au roi (p 4 Conservons au sein de lrsquoorage Et mon amour et ma gaicircteacute Derniegravere

historiette du chapitre cinq ougrave le heacuteros conserve son amour mecircme dans la tempecircte sur

mer)

Enfin un troisiegraveme reacutecit du Gulistan pourrait bien ecirctre agrave lrsquoorigine drsquoun eacutepisode du

Hulla Il srsquoagit de lrsquohistoriette inaugurant le premier chapitre du Gulistan donc la plus

connue en raison de sa position au deacutebut du livre Lagrave un roi ordonne de tuer un esclave

Celui-ci dans son malheur se met agrave insulter le roi dans sa propre langue Le roi demande agrave

1 Cette historiette est la trente-deuxiegraveme dans la traduction de Defreacutemery p 134 En fait il srsquoagit drsquoune erreur dans la numeacuterotation des historiettes car on passe de la vingt-septiegraveme historiette (p 128) agrave la vingt-neuviegraveme (p 129) Crsquoest pourquoi dans la traduction de Defreacutemery le nombre des historiettes du deuxiegraveme chapitre est porteacute agrave 48 alors qursquoil nrsquoy en a que 47 2 Cf notre analyse sur cette historiette p 6 3 Gulistan ou Le Hulla de Samarcande p 6 4 Voir J Hadidi De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 304 5 Gulistan pp 247-248 V 19

215

son vizir ce que lui disait lrsquoesclave Le vizir un homme bienveillant reacutepond ainsi laquo O

Seigneur il dit laquo Et ceux qui retiennent leur colegravere et ceux qui pardonnent aux hommes

Dieu aime ceux qui font le bien1 raquo Par cette reacuteponse mensongegravere le vizir eacutevite le danger

qui menaccedilait le malheureux esclave et lui sauve la vie Et quelques lignes plus loin le

poegravete deacuteduit ce preacutecepte laquo Le mensonge mecircleacute drsquoutiliteacute est preacutefeacuterable agrave la veacuteriteacute qui excite

des troubles2 raquo Cette situation est agrave comparer avec lrsquoeacutepisode du Hulla ougrave Gulistan par

peur de perdre sa bien-aimeacutee pour toujours preacutefegravere mentir aux questions que lui pose le

cadi laquo Mais aussi pourquoi tromper le Cady raquo lui demande Dilara Parce que Gulistan

est laquo bien convaincu que dans un grand danger lrsquoessentiel est de gagner du temps raquo

(Hulla 45) On pense agrave la premiegravere histoire du Gulistan dont la morale est qursquoun mensonge

qui engendre la paix et la bonne volonteacute est preacutefeacuterable agrave une veacuteriteacute qui produit des

contestations

Jusqursquoici nous avons montreacute dans quelle mesure lrsquoouvrage de Saadi a pu ecirctre agrave la

source drsquoinspiration de La Chabeaussiegravere pour eacutecrire Gulistan ou Le Hulla de Samarcande

Il est eacutevident que lrsquoauteur en choisissant ainsi le titre les personnages et le sujet de sa

piegravece poursuivait un autre objectif que celui drsquoamuser simplement le public par une

histoire drsquoamour banale preacutesenteacutee sous forme drsquoopeacutera-comique Comme lrsquoa souligneacute Javad

Hadidi laquo lrsquointeacuterecirct de la piegravece pour les Franccedilais du deacutebut du XIXe siegravecle consistait surtout

dans son aspect anticleacuterical raquo3 Cet aspect se manifeste surtout dans lrsquoironie employeacutee par

le dramaturge pour mettre en cause certaines attitudes des faux deacutevots dans la pratique de

leur religion Certes il srsquoagit ici drsquoune critique seacutevegravere contre les lois de lrsquoislam (nous allons

le voir) mais cette critique pourrait eacutegalement et surtout viser les religieux franccedilais Au

deacutebut du XIXe siegravecle cette pratique ne constitue pas une nouveauteacute elle est deacutejagrave devenue

une laquo tradition [si on ose lrsquoappeler ainsi] suivant laquelle depuis Zadig de Voltaire Sarsquodi

precirctait son nom aux auteurs satiriques raquo4

La loi dont il est question dans Hulla est laquo la loi de Mahomet raquo Selon cette loi

islamique un mari qui a reacutepudieacute sa femme ne peut lrsquoeacutepouser de nouveau laquo qursquoauparavant

elle nrsquoait eacuteteacute marieacutee agrave un autre homme et reacutepudieacutee par lui [hellip] le second mari autrement

appeleacute le hulla doit au moins passer une nuit tecircte-agrave-tecircte avec [cette] femme raquo (Hulla 14)

Selon Taher cette loi est laquo bien singuliegravere raquo et le hulla une laquovilaine chose raquo (Hulla 16-17)

De mecircme Gulistan trouve laquo cette loi bizarre raquo (Hulla 45) De telles sortes de remarques

1 Gulistan p 24 (I 1) 2 Ibid p 25 3 De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 307 4 Ibid

216

ironiques sont nombreuses tout au long de la piegravece Par lagrave lrsquoauteur a drsquoabord voulu mettre

en cause cette loi islamique elle-mecircme et ensuite deacutenoncer laquo les faux deacutevots qui ne

srsquoattachent qursquoaux apparences des rites religieux neacutegligeant leur sens profond Taher

cherche un hulla mais agrave condition qursquoil ne puisse accomplir son devoir de mari 1 raquo

Supplier dans sa priegravere un leacutegislateur de ne pas laisser sa propre loi srsquoaccomplir crsquoest le

meilleur exemple que lrsquoon pourrait donner agrave cet eacutegard laquo Entends ma voix je trsquoen supplie

Ne souffre pas ocirc Mahomet Qursquoils jouissent dans cette vie Du bonheur que la loi

promet raquo (Hulla 32) Crsquoest de la satire pure Mais La Chabeaussiegravere ne srsquoarrecircte pas lagrave

dans le portrait qursquoil donne de ce laquo bon raquo musulman en reacuteveacutelant son autre grand deacutefaut il

boit du vin et du meilleur en plus En fait quand Gulistan demande que lrsquoon lui serve laquo les

vins les plus exquis raquo Taher lui rappelle que laquo la loi de Mahomet deacutefend de boire du vin raquo

Gulistan qui a de la reacutepartie reacuteplique sans attendre laquo Pourquoi donc y en a t-il chez

toi Du vin de Chypre entendez-vous raquo Face agrave cette riposte Taher ne trouve rien agrave

dire et laisse sa reacuteponse inacheveacutee laquo Permettez-moi de vous direhellip raquo (Hulla 27)

Cette critique anticleacutericale devient encore plus frappante lorsqursquoelle vise le cadi lui-

mecircme crsquoest-agrave-dire le juge musulman qui est chargeacute drsquoaccomplir la loi de Mahomet Il tient

agrave ce que seulement les apparences soient respecteacutees que les formaliteacutes soient faites Il ne

sait cependant pas plus que les autres ce que signifie vraiment la laquo charge raquo de hulla sur

laquelle Gulistan srsquointerroge laquo Gulistan Hullahellip Quelle charge est-ce lagrave ndash Lrsquoinconnu

[cadi] Sur ce mystegravere Je dois encore me taire raquo (Hulla 21) Comme on le voit ici pour

le cadi cette figure de haut niveau remplissant des fonctions civiles judiciaires et

religieuses la loi en question constitue toujours un laquo mystegravere raquo Par lrsquointermeacutediaire de ce

personnage La Chabeaussiegravere a tregraves bien su deacutecrire la maniegravere et le ton par lesquels les

religieux essaient de convaincre les disciples dans leurs actes Toute la page dix-huit ougrave

les termes laquo le saint prophegravete raquo sont reacutepeacuteteacutes agrave plusieurs reprises est un bon teacutemoin agrave cette

ideacutee

laquo LrsquoInconnu avec ironie et affectation

Vous serez libre en ce moment

De prier notre saint prophegravete

Taher Le saint prophegravete

LrsquoInconnu Assureacutement

Vous le prierez bien ardemment

Pour abreacuteger votre tourment

Taher avec colegravere

1 Ibid p 306

217

Eh mais que diable en cette affaire

Le saint prophegravete a-t-il agrave Faire

Vous vous moquez mon cher cadi

Quel passe-temps pour un mari

Quand tous les deux dans le mystegravere

Se trouveront au rendez-vous

Moi jrsquoirai faire une priegravere

Pour le bonheur des deux eacutepoux

LrsquoInconnu Nrsquoirritez pas le saint prophegravete

A ses deacutecrets soumettez-vous

Sa main invisible et secregravete

Protegravege les tendres eacutepoux

[hellip] que votre soumission aux lois de Mahomet vous rende digne de sa faveur toute

puissante raquo (Hulla 18)

Ajoutons au passage que les attaques de corruption et de favoritisme contre les cadis et

les faux deacutevots ont toujours existeacute (comparables aux attaques anti-cleacutericales du

XVIIe siegravecle en Europe) on en trouve bien dans lrsquoœuvre de Saadi A titre drsquoexemple nous

donnons cette plaisanterie tireacutee du Gulistan

laquo Tout le monde a les dents eacutemousseacutes par ce qui est acide excepteacute le cadi dont les dents

sont eacutemousseacutees par une chose douce1 Vers ndash Le cadi qui mangera cinq concombres qursquoil

aura reccedilus comme eacutepices te confirmera dans la possession de dix champs de pastegraveques2 raquo

Ou encore cette historiette du mecircme ouvrage

laquo On rappelle drsquoun certain religieux qursquoil mangeait en une nuit dix livres de nourriture et faisait

jusqursquoagrave lrsquoaurore une lecture complegravete du Coran Un sage apprit cela et dit laquo Srsquoil mangeait la

moitieacute drsquoun pain et qursquoil dormit il vaudrait beaucoup mieux [il serait plus deacutevot]3 raquo

Crsquoest peut-ecirctre pour la mecircme raison crsquoest-agrave-dire pour les critiques ardentes contenues

dans cette piegravece de La Chabeaussiegravere que le clergeacute catholique tente drsquoen interdire la

repreacutesentation En 1823 le clergeacute catholique interdit la repreacutesentation des piegraveces de theacuteacirctre

1 Ici la traduction de Defremeacutery ne donne pas exactement ce qursquoa voulu dire lrsquoauteur crsquoest une traduction mot agrave mot qui ne rend pas toute la penseacutee de Saadi on donne le gacircteau crsquoest une maniegravere drsquooffrir du pot de vin qui rend le cadi plus doux dans son verdict 2 Gulistan p 347 3 Ibid p 124 II 22

218

le jour du Vendredi Saint Le journal Miroir publia lrsquoannonce suivante qui nrsquoeacutetait faite que

pour alarmer les deacutevots

laquo Les Persans donnent [agrave Paris et au theacuteacirctre des Nations] le Gulistanhellip La scegravene se passe dans

la deacutelicieuse valleacutee de Shiraz Les plus belles femmes de la Perse sous les diffeacuterents noms de

roses y preacutesenteront toutes les provinces de lrsquoempire reconquises par un nouvel Abbas1 raquo

Mais lrsquousage que feront les prosateurs et les poegravetes romantiques de la poeacutesie de Saadi

sera drsquoune autre nature

4

QUELQUES PROSATEURS ET ROMANCIERS

Mme de Staeumll (1766-1817) qui par de nombreux caractegraveres annonce la geacuteneacuteration

romantique cite Saadi une seule fois dans la seconde partie de son roman Delphine

(1802)2 Lrsquoeacutepisode est resteacute preacutesent dans toutes les meacutemoires Lrsquoheacuteroiumlne dont le nom a eacuteteacute

mecircleacute agrave un scandale mondain a vu srsquoeacuteloigner drsquoelle Leacuteonce de Mondeville qui lrsquoaime et

qursquoelle aime aussi Dans cette douloureuse situation elle se livre avec une singuliegravere

conscience agrave une reconstitution fine et preacutecise de son eacutetat drsquoacircme Elle eacutevoque son auteur

oriental au moment ougrave elle essaie de discerner les forces qui la poussent agrave la recherche du

bonheur laquo Je ne suis pas la rose dit un poegravete oriental mais jrsquoai habiteacute avec elle3 raquo

Parmi les romanciers du XIXe siegravecle qui ont eacuteprouveacute de la sympathie pour le monde

oriental ou se sont inteacuteresseacutes agrave sa litteacuterature et plus speacutecialement agrave lrsquoœuvre de Saadi il

convient de citer Ernest Fouinet le savant ami de V Hugo dont le nom est mentionneacute dans

les notes jointes aux Orientales Il avait une ample connaissance de lrsquoIran et avait publieacute

des traductions de poegravetes persans arabes et turcs4 apparemment lues et reacutepandues dans les

ceacutenacles romantiques ougrave en prirent connaissance Lamartine Musset Balzac et drsquoautres

lettreacutes de lrsquoeacutepoque De mecircme il a eacutecrit entre 1832 et 1844 quatre romans laquo exotiques raquo

dont La Caravane des morts publieacute en 1836 qui connut alors un certain succegraves

Lrsquoinfluence du romantisme ambiant se fait sentir non seulement dans le choix du sujet

meacutelodramatique agrave souhait dans maints eacutepisodes merveilleux mais encore dans les

1 Miroir ndeg28 mars 1823 2 Mme de Staeumll Delphine Genegraveve Paschoud 1802 3 Mme de Staeumll Delphine Genegraveve Droz 1987 tome 1 p 276 A Cheacutenier avait eacutegalement rapporteacute cette fable qui est dans la preacuteface du Gulistan pp 7-8 (voir supra p 194) 4 Voir N Samsami op cit p 124

219

caractegraveres des personnages surtout de lrsquoeacutenergique heacuteroiumlne du roman qui apregraves bien des

peacuteripeacuteties peacuterilleuses met agrave mort lrsquoennemi de sa famille Elle tue celui-ci en reacutecitant ce

vers de Saadi que N Samsami trouve laquo pas tregraves agrave propos raquo laquo Quand lrsquoivresse se sera

empareacutee de mes sens je te dirai tout ce que jrsquoeacuteprouve 1 raquo Dans son roman en plus de ses

souvenirs drsquoeacuterudit Fouinet cite freacutequemment les poegravetes persans Par exemple il met agrave

lrsquoexergue du chapitre XXV ces vers du Gulistan laquo Que la bouche drsquoun mortel prodigue

les actions de gracircces ou se plaigne et pousse mille geacutemissements le destin ne changera pas

pour cela Lrsquoange preacuteposeacute agrave la garde du treacutesor qui renferme les vents se met peu en peine

que la lampe drsquoune pauvre veuve srsquoeacuteteigne2 raquo De mecircme le chapitre XIV porte en

exergue cette historiette du Boustan

laquo Un voyageur perdit un jour son enfant sur la route et il alla le chercher partout dans la halte

de la caravane Partout il courait agrave chaque tente il le demandait Enfin malgreacute les teacutenegravebres il

retrouva cette lumiegravere de son cœur son enfant et je lrsquoentendis qursquoil disait Comment pensez-

vous que jrsquoaie retrouveacute mon ami en disant agrave chacun Crsquoest lui 3 raquo

Balzac (1799-1850) que ses multiples activiteacutes nrsquoempecircchaient pas de lire beaucoup et

souvent les auteurs eacutetrangers4 parle de Saadi dans un passage du Lys dans la Valleacutee (1836)

et dans un autre roman moins connu La Fille aux yeux drsquoor (1835) Voulant ici mettre agrave nu

lrsquoeacutetat drsquoacircme de son heacuteroiumlne au moment ougrave ses yeux ravis drsquoadolescente recircveuse srsquoouvrent agrave

la splendeur du monde lrsquoauteur de la Comeacutedie Humaine deacuteveloppe la laborieuse

comparaison suivante

laquo Ce fut un poegraveme oriental ougrave rayonnait le soleil que Saadi Hafiz ont mis dans leurs

bondissantes strophes Seulement ni le rythme de Saadi ni celui de Pindare nrsquoauraient exprimeacute

lrsquoextase pleine de confusion et la stupeur dont cette deacutelicieuse fille fut saisie quand cessa

lrsquoerreur dans laquelle une main de fer la faisait vivre5 raquo

Nous y remarquons un langage preacutetentieux des rapprochements trop rechercheacutes La

phrase en deacutepit de lrsquoapplication patiente du romancier loin de donner une analyse limpide

des sentiments de la jeune fille ne rend mecircme pas exactement compte de la technique

rythmique et verbale de Saadi

1 Ibid 2 E Fouinet La Caravane des morts Paris Librairie de Masson et Duprey 1836 p 349 3 Ibid p 79 4 Voir Fernand Baldensperger Orientations eacutetrangegraveres chez Honoreacute de Balzac paris H Champion 1927 5 H de Balzac La Fille aux yeux drsquoor Paris Calmann-Leacutevy 1876 p 328

220

Lrsquoautre allusion agrave Saadi presque fugitive est plus fine et plus significative qursquoelle

nrsquoapparaicirct au premier abord laquo Vous comprendrez eacutecrit Balzac dans Le Lys dans la

Valleacutee cette deacutelicieuse correspondance par le deacutetail drsquoun bouquet comme drsquoapregraves un

fragment de poeacutesie vous comprendriez Saadi1 raquo Tel est en effet le sentiment des lettreacutes

franccedilais lire dans le Divan oriental quelques vers de marbre suffira estiment-ils en

geacuteneacuteral pour appreacutecier la perfection presque absolue du Boustan et du Gulistan et en

reconstituer le cas eacutecheacuteant la savante architecture Ainsi sans le vouloir Balzac traduit et

son teacutemoignage devient preacutecieux lrsquoopinion courante de ses contemporains

Drsquoune autre signification et drsquoune qualiteacute diffeacuterente srsquoaffirme le contact que

Lamennais (1782-1854) semble avoir pris avec Saadi En effet dans une page des Paroles

drsquoun croyant2 apregraves avoir poursuivi lrsquoideacutee freacutequemment eacutenonceacutee qursquoautrefois la terre

appartenait agrave tous et que les hommes vivaient en eacutegaux et en fregraveres il en conclut sur le

plan moral qursquoen vertu de ce principe toute souffrance individuelle est partageacutee par la

collectiviteacute Pour illustrer cette veacuteriteacute il reprend agrave son compte lrsquoimage antique des

membres du corps symbole de lrsquoassistance mutuelle et srsquoexprime ainsi

laquo Ne dites point Celui-lagrave est drsquoun peuple et moi je suis drsquoun autre peuple Car tous les

peuples ont eu sur la terre le mecircme pegravere qui est Adam et ont dans le ciel le mecircme pegravere qui est

Dieu

Si lrsquoon frappe un membre tout le corps souffre Vous ecirctes tous un mecircme corps on ne peut

opprimer lrsquoun de vous que tous ne soient opprimeacutes3 raquo

Six siegravecles auparavant Saadi avait exprimeacute la mecircme ideacutee dans le Gulistan

laquo Les fils drsquoAdam sont les membres drsquoun mecircme corps car dans la creacuteation ils sont drsquoune seule

et mecircme nature lorsque la fortune jette un membre dans la douleur il ne reste point de repos

aux autres O toi qui es sans souci de la peine drsquoautrui il ne convient pas que lrsquoon te donne le

nom drsquohomme 4 raquo

1 Balzac Le Lys dans la valleacutee Paris eacuted Calmann- Leacutevy 1875 p 70 2 Feacuteliciteacute de Lamennais Paroles drsquoun croyant Liegravege chez les principaux libraires 1834 3 Ibid p 14 4 Gulistan p 46 (I 10) Dans son article laquo La poeacutesie classique de lrsquoIran raquo paru dans la revue Yggdrasill bulletin mensuel de la poeacutesie en France et agrave lrsquoeacutetranger 3egraveme anneacutee ndeg 3 juin 1938 p 39 H Masseacute apregraves avoir rapporteacute ces vers de Saadi a signaleacute la source du passage des Paroles drsquoun croyant que nous venons de citer Il ajoute ensuite laquo Peut-ecirctre Eugegravene Boreacute agrave La Chesnaye fit-il connaicirctre agrave Lamennais la traduction de Saadi publieacutee par Semelet lrsquoanneacutee mecircme de la publication des Paroles drsquoun croyant (1834) raquo

221

Ainsi agrave la chariteacute chreacutetienne interdisant toute crainte1 correspondent le libeacuteralisme et

la fraterniteacute islamique qui enseignent la parfaite communion des cœurs et des acircmes

Seulement le poegravete musulman parait ecirctre alleacute plus loin que le precirctre socialisant Moraliste

il pose le principe essentiel que chaque homme qui nrsquoobeacuteit pas agrave la regravegle eacuteleacutementaire de

lrsquoentraide sociale est indigne de ce nom Il est agrave propos de signaler que Lamennais nrsquoa

jamais cacheacute que la publication des Paroles drsquoun croyant reacutepondait agrave des raisons

politiques

Dans un sens diffeacuterent celui du pastiche et de la fine plaisanterie lrsquohumoriste

Alphonse Allais (1854-1905) a composeacute une spirituelle parodie de lrsquoexquise anecdote dont

Saadi avait accompagneacute lrsquoeacuteloge de son puissant protecteur lrsquoatabek du Fars Abou Bakr

Ibn Saad Ibn Zangui Le poegravete persan avait raconteacute la fameuse fable du laquo morceau drsquoargile

parfumeacutee raquo tombeacutee de la main de son amante laquo Es-tu musc ou ambre gris lui demande le

poegravete car je suis enivreacute par ton odeur ravissante raquo A cette question elle reacutepond laquo Je

nrsquoeacutetais qursquoune argile sans valeur mais jrsquoai demeureacute quelque temps avec la rose et le

meacuterite de ma compagne a laisseacute des traces en moi sans cela je serais toujours ce que

jrsquoeacutetais drsquoabord2 raquo Srsquoinspirant de cette fable le fameux humoriste franccedilais nous raconte

drsquoune maniegravere plaisante laquo Ce qursquoeacutetait Mathias raquo il srsquoagit drsquoun laquo negravegre fort ingeacutenieux raquo

laquo chimiste de premiegravere forceraquo qui fait une deacutecouverte Et voici le reste de lrsquoaventure

laquo Peu apregraves cette deacutecouverte il [Mathias] recevait les palmes acadeacutemiques en reacutecompense

de son beau travail sur lrsquoUtilisation des feuilles de choux dans les cigares de la reacutegie

franccedilaise Par un contact habile et raisonneacute entre la feuille de chou et la feuille de tabac il

arriva promptement agrave ce remarquable reacutesultat que la feuille de chou semblait une feuille de

tabac alors que cette derniegravere aurait pu facilement ecirctre employeacutee comme vieille feuille du

noyer Si bien qursquoon pouvait dire agrave la Feuille de chou comme en la fable deacutelicieuse du

poegravete Sacircdi laquo Pardon mademoiselle nrsquoecirctes-vous point la Feuille de tabac raquo Ce agrave quoi la

Feuille de chou aurait reacutepondu laquo Non madame je ne suis pas la Feuille de tabac mais

ayant beaucoup freacutequenteacute chez elle jrsquoai gardeacute de son parfum3 raquo

Enfin le cas drsquoErnest Renan (1823-1892) meacuterite une mention speacuteciale car il fait

partie des eacutecrivains franccedilais qui ont le mieux connu et le mieux compris lrsquoOrient Et

1 Au mecircme endroit (p 14) Lamennais disait laquo Aimez-vous les uns les autres et vous ne craindrez ni les grands ni les princes ni les rois raquo et pour avoir laquo la veacuteritable chariteacute raquo il conseillait eacutegalement agrave ses lecteurs de prendre la religion de Jeacutesus- Christ qui dit que tous les hommes sont fregraveres 2 Gulistan preacuteface pp 7-8 Cette historiette est eacutegalement rapporteacutee par Myriam Harry Femmes de Perse Jardin drsquoIran Paris Flammarion 1941 p 161 3 Alphonse Allais Black Christmas Coll Une heure drsquooubli ndeg 73 Paris s d p 60

222

naturellement il a aussi connu et lu Saadi dont il a conseilleacute la lecture au public franccedilais

En fait agrave lrsquooccasion de la traduction du Boustan par Barbier de Meynard Renan en fait un

compte rendu dans le Journal Asiatique1 dans cette page si freacutemissante de sens critique et

de sensibiliteacute Renan explique pourquoi le poegravete persan peut ecirctre consideacutereacute comme laquo un

des nocirctres raquo

laquo Le Gulistan de Saadi est connu et appreacutecieacute depuis longtemps le second chef-drsquoœuvre du

mecircme auteur le Boustan a eu moins de fortune [hellip] M Barbier de Meynard vient de combler

une lacune dans notre litteacuterature savante en nous donnant une traduction du Boustan Cette

lecture sera sucircrement une fecircte pour tous les hommes de goucirct Saadi est vraiment un des nocirctres

Son intoleacuterable bon sens le charme et lrsquoesprit qui animent ses narrations le ton de raillerie

indulgente avec lequel il censure les vices et les travers de lrsquohumaniteacute tous ces meacuterites si rares

en Orient nous le rendent cher On croit lire un moraliste latin ou un railleur du XVIe siegravecle2 raquo

Dans un autre endroit en parlant de cette habitude des moralistes orientaux drsquoinseacuterer

dans leurs proses des citations en vers il demande dans une lettre adresseacutee au traducteur

du Boustan si ce proceacutedeacute eacutetait drsquousage avant Saadi

laquo Y a-t-il des exemples de cet usage avant Sadi Ne croyez-vous pas qursquoil y a lagrave une imitation

de lrsquoInde ougrave cette faccedilon de reacutepeacuteter en vers ce qursquoon a deacutejagrave dit en prose me paraicirct fort

ancienne Vous savez qursquoon croit trouver quelque chose drsquoanalogue dans LrsquoEccleacutesiaste Mais

de ce livre (fucirct-il contemporain drsquoHeacuterode comme le croit M Graetz) agrave Sadi lrsquointervalle est

grand et voilagrave pourquoi je tiendrais tant agrave savoir si on peut diminuer cet intervalle Si cette

lettre vous atteint sans trop de retards reacutepondez-moi un mot ici3 raquo

1 Voir laquo Rapport sur les travaux du conseil de la Socieacuteteacute Asiatique pendant lrsquoanneacutee 1879-1880hellip par M Ernest Renan raquo in Journal Asiatique VIIe seacuterie tome XVI Paris juillet 1880 pp 12-74 2 Ibid p 30 3 Ernest Renan Œuvres complegravetes eacutedition deacutefinitive eacutetablie par Henriette Psichari tome X Paris Calmann-Leacutevy 1961 p 845 La lettre est agrave lrsquoattention de B de Meynard et date du 15 aoucirct 1881

223

5

LES POEgraveTES

51 Victor Hugo

Victor Hugo (1802-1885) agrave la diffeacuterence de Chateaubriand Lamartine Gautier nrsquoa guegravere

effectueacute de voyage en Orient et nrsquoa vu celui-ci qursquoagrave travers sa prodigieuse imagination

nourrie de ses lectures de la Bibliothegraveque orientale drsquoHerbelot de la traduction des Mille et

une nuits dans le texte pittoresque de Galland ou de tout ce que les orientalistes de

lrsquoeacutepoque lui avaient transmis De ceacutelegravebres orientalistes tels que Silvestre de Sacy

Defreacutemery Mohl Fouinet freacutequentaient les membres des ceacutenacles et leur faisaient part

drsquoinnombrables treacutesors que leur reacuteveacutelaient les traductions des poegravetes de lrsquoAsie La longue

amitieacute de Victor Hugo et de Fouinet est bien significative agrave cet eacutegard Ce dernier savant

iranisant eacutetait eacutegalement un habitueacute de la Place Royale et de lrsquoArsenal Il disait au futur

poegravete des Orientales laquo Il serait beau pour moi de pouvoir vous enrichir1raquo Et il lrsquoa

reacuteellement enrichi en lui envoyant des traductions en vers et en prose des poegravetes iraniens et

arabes Il conseillait des lectures au jeune Hugo et lrsquoencourageait eacutegalement agrave comprendre

les poegravetes de lrsquoOrient Car selon lui lire les Orientaux sans les connaicirctre agrave fond

nrsquoaboutirait qursquoau ridicule laquo malheur agrave celui qui les lit sans connaicirctre leurs mœurs leur

climat et leur ciel2 raquo

Lrsquoimage de lrsquoOrient est ainsi creacuteeacutee dans lrsquoesprit de V Hugo Il lui vient alors lrsquoideacutee de

composer Les Orientales (1829) une seacuterie de poegravemes ougrave agrave quelques exceptions pregraves il nrsquoa

comme but que la peinture de lrsquoOrient pittoresque tel qursquoil a conccedilu dans son imagination

Mais laquo agrave quoi bon ces Orientales qui a pu lui inspirer de srsquoaller promener en Orient

pendant tout un volume que signifie ce livre inutile de pure poeacutesie jeteacute au milieu des

preacuteoccupations graves du public [hellip] agrave quoi rime lrsquoOrient 3 raquo

A ces questions que se pose Hugo il reacutepondra lui-mecircme laquo qursquoil nrsquoen sait rien que

crsquoest une ideacutee qui lui a pris et qui lui a pris drsquoune faccedilon assez ridicule lrsquoeacuteteacute passeacute [1828]

en allant voir coucher le soleil raquo4 A vrai dire cet inteacuterecirct pour lrsquoOrient nrsquoest pas nouveau

Dans le chapitre preacuteceacutedent nous avons montreacute que le XVIIIe siegravecle avait vu en France le

commencement et le deacuteveloppement des eacutetudes orientales la traduction de la plupart des

1 Citeacute par Abdelaziz Kacem in Culture arabe - Culture franccedilaise La Parenteacute renieacutee Paris LrsquoHarmattan 2002 p 106 2 Ernest Fouinet La Caravane des morts Paris 1836 p 11 3 Victor Hugo Les Orientales Edition critique par Elisabeth Barineau Paris Marcel Didier t 1 1952 preacuteface de la premiegravere eacutedition p 8 4 Ibid la preacuteface date du janvier 1829

224

ouvrages importants en prose lrsquoadoption par les auteurs franccedilais de sujets orientaux un

grand nombre de voyages en Orient et beaucoup drsquointeacuterecirct pour lrsquohistoire et le

gouvernement des pays orientaux Mais lrsquoorientalisme du XIXe siegravecle est plus eacutetendu et agrave

plusieurs eacutegards diffeacuterent et Hugo a raison de croire qursquoil est devenu une preacuteoccupation

plus geacuteneacuterale

laquo On srsquooccupe aujourdrsquohui [hellip] on srsquooccupe beaucoup plus de lrsquoOrient qursquoon ne lrsquoa jamais

fait Les eacutetudes orientales nrsquoont jamais eacuteteacute pousseacutees si avant Au siegravecle de Louis XIV on eacutetait

helleacuteniste maintenant on est orientaliste [hellip] Il reacutesulte de tout cela que lrsquoOrient soit comme

image soit comme penseacutee est devenu pour les intelligences autant que pour les imaginations

une sorte de preacuteoccupation geacuteneacuterale agrave laquelle lrsquoauteur de ce livre a obeacutei peut-ecirctre agrave son insu

Les couleurs orientales sont venues comme drsquoelles-mecircmes empreindre toutes ses penseacutees

toutes ses recircveries et ses recircveries et ses penseacutees se sont trouveacutees tour agrave tour et presque sans

lrsquoavoir voulu heacutebraiumlques turques persanes arabes [hellip] il avait toujours eu une vive sympathie

de poegravete [hellip] pour le monde oriental Il lui semblait y voir briller de loin une haute poeacutesie

Crsquoest une source agrave laquelle il deacutesirait depuis longtemps se deacutesalteacuterer1 raquo

Or une des sources orientales auxquelles notre poegravete romantique pouvait laquo se

deacutesalteacuterer raquo crsquoeacutetait le Jardin des Roses laquo Je regarde une rose et je suis apaiseacute raquo disait

Victor Hugo et justement il connaissait un laquo jardin raquo dont les laquo roses raquo eacutetaient toutes

fraicircches toutes belles agrave contempler bien qursquoagrave lrsquoeacutepoque elles aient eu pregraves de six cents ans

Lrsquoauteur de ces laquo roses raquo les avait creacuteeacutees de maniegravere agrave ce que la fuite du temps ndash un des

thegravemes preacuteoccupants chez les romantiques y compris chez Hugo ndash nrsquoeucirct pu rien contre

elles Pourquoi Hugo lui ne ferait-il pas la mecircme chose En composant par exemple un

poegraveme (laquo Les Tronccedilons du serpent raquo) agrave la meacutemoire de la bien-aimeacutee qursquoil a perdue toute

jeune (Albaydeacute) il immortalisera ainsi le souvenir de son amour tout en se rappelant

cependant ce maxime de Saadi qursquoil placera en eacutepigraphe agrave son poegraveme laquo Il ne faut point

attacher son cœur aux choses passagegraveres raquo

Alors le poegravete se lance dans lrsquoaventure il laquo [se] lacircche dans ce grand jardin de poeacutesie

ougrave il nrsquoy a pas de fruit deacutefendu Lrsquoespace et le temps sont au poegravete Que le poegravete donc aille

ougrave il veut en faisant ce qui lui plaicirct [hellip] qursquoil eacutecrive en prose ou en vershellip2 raquo (ce dernier

trait nous fait penser au Gulistan) Le recueil des Orientales va ecirctre ainsi creacuteeacute un recueil

de poegravemes qui repreacutesente une eacutetape tregraves significative dans le deacuteveloppement du style

poeacutetique de Hugo et qui a une influence consideacuterable sur lrsquointroduction des sujets

1 Ibid pp 10-11 2 Ibid p 6

225

orientaux dans la poeacutesie franccedilaise Lrsquoanalyse des manuscrits a montreacute qursquoau deacutebut V

Hugo avait lrsquointention drsquoutiliser comme eacutepigraphe du recueil entier les trois passages de la

preacuteface du Gulistan 1 dans le manuscrit ces trois textes sont arrangeacutes de la faccedilon

suivante

laquo Que ferai-je donc ndash je puis composer un livre intituleacute Jardin de Roses sur les feuilles duquel le vent drsquoautomne nrsquoeacutetendra pas la main et dont le printemps gracieux ne deviendra jamais sous la marche du temps un hiver steacuterile

Sadi Gulistan

Le lendemainhellipje la vis qui ayant rempli la robe de basilic de jacynthes de roses et drsquoherbes agrave bonne odeur voulait srsquoen revenir agrave la ville Je lui dis laquo la rose du jardin comme tu sais dure peu et la saison des roses est bien vite eacutecouleacutee raquo

Sadi Gulistan Il advint que je passai une nuit avec un de mes amis dans un jardin Crsquoeacutetait lieu de deacutelices plein drsquoarbres charmants

Sadi Gulistan2 raquo Apparemment le poegravete des Orientales a changeacute drsquoavis pour des raisons que nous ignorons

toujours et a preacutefeacutereacute employer ces passages (avec quelques petites modifications) comme

trois eacutepigraphes distinctes pour trois poegravemes diffeacuterents Nous donnons ci-dessous un bref

aperccedilu de ces poegravemes avec ce que nous y avons trouveacute de Saadi en plus des eacutepigraphes

Le premier de ces trois poegravemes drsquoapregraves la date de sa composition et dans lrsquoordre de

son apparition dans le recueil est intituleacute laquo La Captive raquo dateacute du 7 juillet 1828 On a vu

dans ce poegraveme une des Orientales les plus belles et les plus harmonieuses3 lrsquoideacutee

conforme eacutegalement agrave cette phrase que V Hugo a emprunteacutee agrave Saadi et placeacutee en tecircte du

poegraveme comme eacutepigraphe laquo On entendait le chant des oiseaux aussi harmonieux que la

poeacutesie4 raquo Elisabeth Barineau souligne que lrsquoeacutepigraphe ne se trouve pas dans le manuscrit

Le poegraveme deacutecrit le portrait drsquoune Europeacuteenne captive en Turquie et ne preacutesente rien de

neuf Hugo a cependant renouveleacute le thegraveme en insistant non sur la captiviteacute mais sur la

beauteacute de lrsquoOrient qursquoil aime tant

laquo Jrsquoaime de ces contreacutees

Les doux parfums brucirclants

Sur les vitres doreacutees

Les feuillages tremblants

Lrsquoeau que la source eacutepanche

Sous le palmier qui penche

1 Voir entre autres le commentaire drsquoElisabeth Barineau dans Les Orientales op cit t 1 pp XXIV-XXV 2 Les Orientales op cit t 1 p XXV ces passages se trouvent dans le Gulistan preacuteface pp 14-15 3 Voir agrave ce sujet la notice drsquoElisabeth Barineau sur le poegraveme dans Les Orientales op cit t 1 p 123 4 Ibid p 125

226

Et la cigogne blanche

Sur les minarets blancs1 raquo

A part lrsquoeacutepigraphe on ne trouve rien dans le poegraveme qui pourrait relever de la poeacutesie de

Saadi sauf que la sixiegraveme strophe parle des laquo harmonies des chansons raquo thegraveme eacutevoqueacute

dans lrsquoeacutepigraphe

laquo Mon cœur plein de concerts

Croit aux voix eacutetouffeacutees

Qui viennent des deacuteserts

Entendre les geacutenies

Mecircler les harmonies

Des chansons infinies

Qursquoils chantent dans les airs 2 raquo

laquo Les Tronccedilons du serpent raquo date du 10 novembre 1828 et porte en eacutepigraphe cette

autre phrase de la preacuteface du Gulistan laquo Drsquoailleurs les sages ont dit Il ne faut point

attacher son cœur aux choses passagegraveres3 raquo Le poegraveme deacuteveloppe la comparaison drsquoun

cœur briseacute par un amour malheureux aux tronccedilons drsquoun serpent tueacute agrave coups de hache Le

poegravete a composeacute ce poegraveme en souvenir de sa bien aimeacutee Albaydeacute morte agrave lrsquoacircge de quinze

ans celle qui avait de laquo beaux yeux de gazelle raquo une comparaison tregraves commune dans

lrsquoOrient et que le poegravete Saadi a eacutegalement et souvent utiliseacutee surtout dans ses ghazal

(poegravemes drsquoamour) Outre cette expression deux ou trois vers du deacutebut du poegraveme

preacutesentent des ressemblances avec quelques vers de la preacuteface du Gulistan drsquoougrave

lrsquoeacutepigraphe est tireacutee Saadi disait laquo Une nuit je pensais aux jours eacutecouleacutes je soupirais agrave

cause de ma vie dissipeacutee [hellip] je pleuraishellip4 raquo De mecircme Hugo pleure non ses propres

jours eacutecouleacutes mais les jours de son amie termineacutes

laquo Je veille et nuit et jour mon front recircve enflammeacute

Ma joue en pleurs ruisselle

Depuis qursquoAlbaydeacute dans la tombe a fermeacute

Ses beaux yeux de gazelle5 raquo

1 Ibid p 128 2 Ibid 127-128 3 Ibid t 2 p 75 Gulistan preacuteface p 15 4 Ibid p 9 5 Les Orientales op cit t 2 p 75

227

Cet autre vers laquo Un jour pensif jrsquoerrais au bord drsquoun golf ouvert raquo se rapproche du

vers de Saadi sauf que celui-ci a eacutecrit laquo une nuit raquo et Hugo laquo un jour raquo Cette derniegravere

remarque deviendrait peut-ecirctre plus creacutedible si on remplaccedilait ce dernier vers de Hugo par

sa variante dans le manuscrit laquo Un jour que je recircvais au bord drsquoun golfe ouvert1raquo (Saadi

laquo Une nuit je pensaishellip raquo)

On remarque que Hugo a en commun avec Saadi le regret des choses reacutevolues le

saisissement du moment qui passe une sensation aigueuml de la fugaciteacute du temps Les vers

de Saadi font revivre en lui les souvenirs drsquoenfance et eacutevoquent la nostalgie des

laquo premiegraveres amours raquo avec toute leur fragiliteacute comme dans ses vers du laquo Novembre raquo

laquo Mais surtout tu te plais aux premiegraveres amours

Frais papillons dont lrsquoaile en fuyant rajeunie

Sous le doigt qui la fixe est si vite ternie

Essaim doreacute qui nrsquoa qursquoun jour dans tous nos jours2 raquo

Dans ce poegraveme le dernier des Orientales eacutecrit le 15 novembre 1828 Hugo deacuteveloppe

une fois de plus le thegraveme de la fuite du temps laquo Quand lrsquoautomne abreacutegeant les jours

qursquoelle deacutevore raquo3 et agrave la derniegravere strophe il retourne de nouveau ses penseacutees vers son

amie (sans la nommer cette fois) laquo quelque jeune fille morte agrave quinze ans agrave lrsquoacircge ougrave lrsquoœil

srsquoallume et brille raquo4 Pareil aux deux poegravemes preacuteceacutedents laquo Novembre raquo porte une

eacutepigraphe emprunteacutee agrave Saadi laquo Je lui dis La rose du jardin comme tu sais dure peu et

la saison des roses est bien eacutecouleacutee5 raquo Devant cette remarque de Saadi son ami demande

le chemin agrave suivre Crsquoest lagrave que Saadi promet agrave son ami de composer laquo le livre du parterre

de roses sur les feuilles duquel le vent de lrsquoautomne [chez Hugo laquo novembre raquo] nrsquoeacutetendra

pas sa violencehellip raquo6

De lrsquoautre cocircteacute dans laquo Novembre raquo qui sert de transition entre Les Orientales et les

Feuilles drsquoAutomne (1831) on trouve des situations presque identiques agrave celles eacutevoqueacutees

dans la preacuteface du Gulistan on y parle des roses de la courte dureacutee de leur vie agrave cause du

froid de lrsquoautomne laquo crsquoest lrsquohiverhellip les roses du Bengale Frissonnent dans ces champs ougrave

se tait la cigale raquo dans le recueil persan lrsquoami du poegravete lui dit laquo Maintenant que tu peux

1 Ibid p 76 voir la note sur ce vers 2 Ibid t 2 p 197 3 Ibid p 193 4 Ibid p 197 5 Ibid p 193 Gulistan preacuteface p 15 6 Gulistan p 15

228

parler ocirc mon fregravere fais-le avec bienveillance et bonteacute raquo1 dans les Orientales lrsquoami de

Hugo est la laquo muse ingeacutenue raquo qui agrave lrsquoinstar de lrsquoami de Saadi vient lui demander laquo Nrsquoas-

tu pas me dis-tu dans ton cœur jeune encor Quelque chose agrave chanter ami car je

mrsquoennuie raquo

En fait la nostalgie des anneacutees de lrsquoenfance et de la jeunesse se reacutepegravete en divers

endroits de lrsquoœuvre de Hugo Comme lrsquoa souligneacute N Samsami laquo ces anneacutees vivront de

leur vie eacutepheacutemegravere agrave travers toute son œuvre raquo2 Elle a ensuite donneacute cette belle citation de

Saadi qui convient parfaitement agrave la situation du poegravete des Orientales laquo Conserve le

souvenir du parfum de la rose et il te sera facile drsquooublier qursquoelle est fleacutetrie raquo Ce conseil

pourrait bien ecirctre geacuteneacuteraliseacute et servir aux gens qui oubliant les maximes de Saadi ont

laquo [attacheacute leur] cœur aux choses passagegraveres raquo

De mecircme N D Samsami croit voir le souvenir des vers de Saadi dans le passage

suivant de la Leacutegende des Siegravecles laquo ougrave lrsquoon perccediloit le sentiment du neacuteant des grandeurs

terrestres si souvent chanteacute par le poegravete iranien raquo3

laquo Cambyse ne fait plus un mouvement il dort

Il dort sans mecircme voir qursquoil pourrit il est mort

Tant que vivent les rois la foule est agrave plat ventre

On les contemple on trouve admirable leur antre

Mais sitocirct qursquoils sont morts ils deviennent hideux

Et nrsquoont plus que les vers pour ramper autour drsquoeux4 raquo

Sans vouloir confirmer une telle influence de Saadi dans ces vers ni la nier complegravetement

nous ajoutons que dans un des poegravemes de La Leacutegende des Siegravecles laquo Le roi de Perse raquo

Hugo a ainsi eacutevoqueacute le nom de Saadi laquo Baise la main du pacirctre harmonieux qui chante

Comme agrave preacutesent Sadi comme autrefois Hafiz5 raquo

En fin de compte si nous essayons de deacuteterminer lrsquoinfluence de Saadi sur V Hugo

nous devons dire qursquoelle est resteacutee bien faible et assez rapide Nous ne trouvons dans sa

poeacutesie aucun eacuteleacutement saadien drsquoordre moral ou philosophique Hugo a emprunteacute agrave Saadi ce

qui eacutetait bien en harmonie avec son eacutetat drsquoacircme En lisant le Gulistan en particulier sa

preacuteface le poegravete romantique en a tireacute des citations qui traitaient des thegravemes tels que la fuite

1 Ibid p 11 2 LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 90 3 Ibid 4 Victor Hugo La Leacutegende des Siegravecles Paris Hachette 1921 vol II p 422 5 En fait pour respecter la chronologie il aurait fallu dire laquo Comme agrave preacutesent Hafiz comme autrefois Saadi raquo

229

du temps la vaniteacute des choses passagegraveres le souvenirs des plaisirs et amours passeacutes Il a

ensuite mis les citations en exergue agrave quelques uns de ses poegravemes deacuteveloppant les mecircmes

thegravemes Ceux-ci ont depuis toujours eacuteteacute incarneacutes dans lrsquoimage de la rose la fleur par

excellence devant le froid hivernal (Le Jardin des roses Les Feuilles drsquoautomne) Crsquoest

qursquoil existe un lien particulier entre le sentiment poeacutetique et la rose

laquo Or aux yeux de lrsquohomme la rose est une des fleurs les plus somptueuses et eacuteveille

naturellement des ideacutees de gracircce et de volupteacute La tradition poeacutetique qui la ceacutelegravebre nrsquoest pas

lrsquoeffet drsquoune convention mais drsquoun sentiment presque unanime Ce sont les poegravetes de tous les

acircges Anacreacuteon Dante Saadi Ronsard Cheacutenier Le Roman de la rose et Hugo lui-mecircme (laquo La

magnifique fleur royale et purpurine raquo dans La Rose de lrsquoinfante)hellip1 raquo

En effet le thegraveme de la rose celui de lrsquoamour du rossignol et du papillon pour cette

fleur reviennent tour agrave tour dans le Gulistan le Boustan et les ghazles de Saadi Ces thegravemes

pouvaient inspirer de beaux poegravemes aux romantiques La courte vie de la rose reacuteveillait

chez Hugo la nostalgie de ses amours de jeunesse elle lui rappelait la courte vie de sa bien-

aimeacutee morte au comble de sa beauteacute un amour malheureux qui lui avait briseacute le cœur A

lrsquoexemple de Hugo Alfred de Musset srsquoest inspireacute de lrsquoamour du rossignol pour la rose

pour deacutepeindre ses amours malheureux avec George Sand (1804-1876)

52 Alfred de Musset

Alfred de Musset (1810-1857) se raconte agrave travers un reacutecit autobiographique un de ses

beaux reacutecits drsquoamour lrsquoHistoire drsquoun merle blanc Quand tous les autres merles sont noirs

lui apparaicirct blanc comme une injure aux yeux de ses parents En plus il siffle faux Alors

chasseacute du nid familial en raison de ses diffeacuterences il commence une quecircte drsquoidentiteacute et

drsquoamour qui va le conduire agrave faire de drocircles de rencontres Sous la plume de Musset

apparaicirct une caricature de la socieacuteteacute du pigeon baroudeur au rossignol enchanteur en

passant par une pie bourgeoise et un perroquet des plus peacutedants Il ne cesse durant ce

voyage drsquoecirctre agrave la recherche de lui-mecircme et lorsqursquoil croit avoir trouveacute le bonheur

inespeacutereacute en trouvant lrsquoamour drsquoune jeune merlette blanche il ignore que la tromperie nrsquoest

pas loin et que cette Georges Sand (1804-1876) emplumeacutee ne sera que deacutesillusion Triste et

deacutepiteacute par cette deacutecouverte le merle blanc quitte son amie et se reacutefugie dans une forecirct

touffue Lagrave seul et le cœur en deacutetresse il se retire dans un coin La nuit tombe et couvre de

ses teacutenegravebres la forecirct Il entend alors un rossignol chanter des chansons drsquoamour Sa voix est

1 Louis Aguettant Victor Hugo poegravete de la nature Paris LrsquoHarmattan 2000 p 300

230

si suave que malgreacute sa douleur le merle srsquoapproche de son nid et le complimente Il croit

le rossignol heureux et lui demande si son laquo secret peut-il srsquoapprendre raquo Voici la reacuteponse

du rossignol dont Saadi a raconteacute lrsquohistoire

laquo Oui me reacutepondis le rossignol mais ce nrsquoest pas ce que vous croyez Ma femme mrsquoennuie je

ne lrsquoaime point je suis amoureux de la rose Sadi le Persan en a parleacute Je mrsquoeacutegosille toute la

nuit pour elle mais elle dort et ne mrsquoentend pas Son calice est fermeacute agrave lrsquoheure qursquoil est elle y

berce un vieux scarabeacutee et demain matin quand je regagnerai mon lit eacutepuiseacute de souffrance et

de fatigue crsquoest alors qursquoelle srsquoeacutepanouira pour qursquoune abeille lui mange le cœur 1 raquo

Ce triste secret du rossignol termine le reacutecit de Musset et en reacutesume ainsi toute la

porteacutee symbolique Lrsquoamour est donc ingrat et les amants nrsquoont apparemment qursquoagrave souffrir

des caprices de la bien-aimeacutee comme Musset lui-mecircme qui a beaucoup souffert de

lrsquoinfideacuteliteacute de George Sand Fable autobiographique qui deacutepeint les amours malheureux de

Musset avec George Sand et ses deacuteboires drsquoauteur incompris lrsquoHistoire drsquoun merle blanc

est aussi une ode agrave la diffeacuterence et srsquoadresse agrave toutes les acircmes sensibles perdues dans la

foule anonyme des convictions et des reacutefeacuterences Tout le long de ce conte nous voyons

sous forme drsquoune piquante alleacutegorie quelque peinture de mœurs drsquoune veacuteriteacute frappante ou

quelque trait de critique litteacuteraire plein de raison et de verve gauloise Les souffrances les

deacuteceptions les chagrins des poegravetes en geacuteneacuteral et ceux de lrsquoauteur en particulier y sont

preacutesenteacutes gaiement sous des allusions bien transparentes Le malheureux heacuteros du conte dit

par exemple laquo Heacutelas musique heacutelas poeacutesie qursquoil y a peu de cœurs qui vous

comprennent raquo

A part ce thegraveme de lrsquoamour du rossignol pour la rose Musset connaissait bien lrsquointeacuterecirct

alleacutegorique de certains poegravemes de Saadi Dans un article de ses Meacutelanges de la litteacuterature

et de critique consacreacute agrave Jean-Paul Richter (chapitre XVII laquo Penseacutees de Jean-Paul raquo) il

note le rapprochement de deux penseacutees de ce poegravete allemand drsquoune reacuteflexion de Saadi

laquo Sous lrsquoempire drsquoune ideacutee puissante nous nous trouvons comme le plongeur sous la cloche agrave

lrsquoabri des flots de la mer immense qui nous environne raquo

Et plus loin

laquo Je veux mrsquoeacutelever au-dessus de lrsquooceacutean des ecirctres comme un nageur intreacutepide qui lutte contre

las vagues et non comme un cadavre par la pourriture raquo

Ces deux penseacutees sont sœurs il me semble qursquoelles en ont une encore crsquoest ce mot de Sadi

1 Alfred de Musset Œuvres complegravetes tome 7 Paris Charpentier pp 82-83

231

laquo Ne vous attachez point agrave la surface des hommes et creusez quand vous voudrez trouver le

talent se cache toujours Ne voyez-vous pas que la perle demeure ensevelie au fond de lrsquooceacutean

tandis que les cadavres remontent la surface des flots 1 raquo

On voit que Musset comme Saadi promenant inlassablement son bon sens aviseacute agrave

travers la socieacuteteacute note avec des mots souvent pittoresques et spirituels toujours heureux

ce qui constitue lrsquoexpression de la reacutealiteacute les dons naturels ne sauraient geacuteneacuteralement se

manifester drsquoeux-mecircmes aussi faut-il savoir les deacutecouvrir et les deacutevelopper

53 Lamartine

Un autre poegravete romantique Lamartine (1790-1869) pareil agrave Hugo et agrave Musset a eu des

contacts rares et rapides avec lrsquoœuvre de Saadi Il avait probablement lu Saadi dans les

traductions du XVIIIe siegravecle ou dans celle de Semelet parue en 1834 et devait en avoir une

connaissance superficielle Dans une courte piegravece dateacutee de 1841 Lamartine eacutevoque le

poegravete persan exileacute laquo loin des fleurs eacutecloses raquo de sa terre natale et en train de dire laquo aux

vents raquo

laquo Sadi loin des fleurs eacutecloses

Dans ses beaux jardins persans

Parmi drsquoeacutemouvantes choses

Dans lrsquoexil disait aux vents

laquo Vents vous nrsquoecirctes pas mes roses

Mais vous ecirctes leur encens 2 raquo

Ces vers sont sucircrement inspireacutes par la preacuteface du Jardin des roses ougrave le mecircme thegraveme

est eacutevoqueacute mais avec un peu de diffeacuterence dans lrsquoeacuteleacutement porteur du souvenir (le parfum)

de la laquo rose raquo ici ce sont les vents qui ayant traverseacute les laquo jardins persans raquo et donc

ayant accompagneacute quelques instants les laquo fleurs eacutecloses raquo ont pris laquo leur encens raquo qursquoils

emportent jusqursquoau poegravete en exil et plongent celui-ci dans un plaisir meacutelancolique lagrave

dans la preacuteface du Jardin des roses ce qui enivre Saadi crsquoest un bout de terre qui a

quelque temps accompagneacute la laquo rose raquo et en a pris le parfum

1Alfred de Musset Meacutelanges de litteacuterature et de critique Paris Charpentier 1867 p 269 (lrsquoarticle est dateacute du 6 juin 1831) 2 Cette poeacutesie dateacutee de 1841 a eacuteteacute publieacutee pour la premiegravere fois par H Guillemin dans la revue Yggdrasill Bulletin mensuel de la poeacutesie en France et agrave lrsquoeacutetranger Paris 1egravere anneacutee 1935 Voir aussi Mme Samsami op cit pp 95-96

232

laquo Un jour au bain un morceau drsquoargile parfumeacutee tomba de la main de mon amante dans ma

main laquo Es-tu musc ou ambre gris lui dis-je Car je suis enivreacute par ton odeur ravissante raquo laquo Je

nrsquoeacutetais me reacutepondit-elle qursquoune argile sans valeur mais jrsquoai demeureacute quelque temps avec la

rose et le meacuterite de ma compagne a laisseacute des traces en moihellip1 raquo

Nous nrsquoavons pas trouveacute drsquoautres traces de Saadi chez Lamartine Cependant N D

Samsami croit en une sorte de parenteacute entre un passage du Nouveau Voyage en Orient de

Lamartine et le deacutebut de la preacuteface du Gulistan en ce qui concerne la perception de la

grandeur de Dieu par la beauteacute de la nature

laquo Ce sont ces aneacuteantissements des sens de lrsquohomme et de son esprit devant la masse ou

lrsquoeacutetendue de lrsquohorizon ces geacutenuflexions de lrsquoacircme ces voluptueuses prostrations de la penseacutee

devant la grandeur de Dieu et de ses œuvres qui lui donnent le plus le sentiment de la suprecircme

beauteacute crsquoest-agrave-dire de la main du creacuteateur2 raquo

5 4 Marceline Desbordes-Valmore et laquo les Roses de Saadi raquo

Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859) est un autre poegravete de tendance romantique qui

avait une preacutedilection pour Saadi Son cœur drsquoamoureuse se penchait plutocirct vers le cocircteacute

sentimental et lyrique du poegravete persan car il y trouvait un eacutecho immeacutediat La vie

malheureuse3 qursquoelle a meneacutee et qui aurait nourri chez elle une sensibiliteacute feacuteminine nrsquoest

pas non plus sans influence sur son approche particuliegravere de la poeacutesie de Saadi Car on le

sait bien la poeacutetesse a connu de grandes amertumes et deacuteceptions durant toute sa vie ce

qui a fait drsquoelle un personnage autodidacte Crsquoest de lagrave peut-ecirctre que reacutesulte le succegraves de

son œuvre poeacutetique une œuvre dont le lyrisme et la hardiesse de versification sont

remarqueacutes De sorte que Paul Verlaine (1844-1896) la reconnaicirct comme une aicircneacutee laquo Cette

poeacutetesse qui se donna agrave peine entre tant drsquoeacutepreuves le temps drsquoinventer les plus

rythmiques cadences et drsquoeacutecrire les plus doux vers raquo4 Le mecircme Verlaine la considegravere

comme une poeacutetesse ayant joueacute un rocircle majeur dans lrsquoeacutevolution de lrsquoeacutecriture et deacuteclare laquo

Nous proclamons agrave haute et intelligible voix que Marceline Desbordes-Valmore est tout

1 Gulistan preacuteface p 9 2 Lamartine Nouveau Voyage en Orient citeacute sans reacutefeacuterence preacutecise par N D Samsami op cit pp 95-96 3 Elle a veacutecu constamment dans la gecircne a connu les deuils les plus cruels laquo Paris est un univers Le triste fil de ce labyrinthe crsquoest le malheur raquo eacutecrit-elle en 1843 dans une lettre agrave Louise Babeuf Sur la vie malheureuse de cette poeacutetesse voir le livre de Lucien Descaves La Vie douloureuse de Marceline Desbordes-Valmore Paris Nilsson 1910 4 Citeacute par Julien Cain in Marceline Desbordes-Valmore Paris Bibliothegraveque Nationale 1959 p IX

233

bonnement [hellip] la seule femme de geacutenie et de talent de ce siegravecle et de tous les siegravecleshellip1 raquo

On lui sait greacute drsquoavoir introduit des formes nouvelles laquo Marceline Desbordes-Valmore a

le premier drsquoentre les poegravetes de ce temps employeacute avec le plus grand bonheur des rythmes

inusiteacutes celui de onze pieds entre autreshellip2 raquo

Est-ce que Mme Valmore avait une connaissance approfondie de la poeacutesie de Saadi

Nous ne pouvons pas reacutepondre avec certitude agrave cette question sauf qursquoelle avait lu Saadi et

qursquoelle lrsquolaquo adorait raquo si lrsquoon croit ce jugement de Sainte-Beuve (celui-ci croyait toujours en

elle et ne lrsquoabandonna jamais) laquo En adressant ses essais agrave M de Latour avec une

demande de souscription Madame Valmore deacutebutait par cet apologue agrave la maniegravere du

poegravete persan Saadi dont elle avait lu quelque chose et que disait-elle elle adorait3 raquo

Mme Valmore laquo adorait raquo en Saadi le chantre de lrsquoamour meilleur que toute autre

personne et drsquoune sinceacuteriteacute particuliegravere

laquo Quand bien mecircme tu saurais par cœur les sept parties du Coran

Lorsque tu est troubleacute par lrsquoamour tu ne sais mecircme plus dire alif bacirc tacirc [hellip]

Il est eacutetonnant que je conserve lrsquoexistence en mecircme temps que toi

Que tu viennes pour me parler et qursquoil me reste encore la parole4 raquo

La simpliciteacute et la spontaneacuteiteacute drsquoexpression par lesquelles Saadi deacutecrivait lrsquoamour dans

sa sinceacuteriteacute devaient charmer lrsquoauteur du Livre des tendresses Chez les deux poegravetes nous

trouvons une pareille exaltation passionneacutee de lrsquoamour un mecircme oubli complet de soi

(laquo devant toi je ne pouvais crier jrsquoexiste raquo) aussi bien que des appels deacutesespeacutereacutes

laquo Srsquoil nrsquoest pas possible de parvenir pregraves de lrsquoami

Crsquoest le devoir de lrsquoamitieacute de mourir agrave sa recherche [hellip]

Si ma main peut parvenir agrave saisir le pan de sa robe (se sera tregraves bien)

Sinon je mrsquoen irai mourir sur son seuil1 raquo

1 Œuvres en prose complegravetes texte eacutetabli preacutesenteacute et annoteacute par Jacques Borel Paris Gallimard 1972 p 678 2 Ibid p 674 3 C ndashA Sainte-Beuve Madame Desbordes-Valmore sa vie et sa correspondance Paris Michel Leacutevy Fregraveres 1870 p 132 Sainte-Beuve reproduit ensuite lrsquoapologue en question laquo Monsieur Il est dit dans un livre qursquoun pauvre oiseau jeteacute agrave terre et rouleacute dans le vent de lrsquoorage fut releveacute par une creacuteature charitable et puissante qui lui remit son aile malade comme eut fait Dieu lui-mecircme apregraves quoi lrsquooiseau retourna ougrave vont les oiseaux au ciel et aux orages Le gueacuterisseur nrsquoouiumlt plus parler de lui et dit La reconnaissance ougrave est ndashelle Un jour il entendit frapper vivement agrave sa fenecirctre et lrsquoouvrit Dieu lui reacutepondit Lrsquooiseau lui en ramenait un autre blesseacute et mourant laquo Sur quel cœur lrsquoimage de la creacuteature qui relegraveve eacutetait-elle mieux graveacutee que sur ce cœur qui semblait absent raquo 4 Gulistan pp 224-225 (V 4)

234

Lrsquoeacutecho de pareils chants deacutesespeacutereacutes aurait raisonneacute dans le cœur de la poeacutetesse et lui aurait

rappeleacute les deacuteceptions amoureuses qursquoelle avait connues

laquo Jrsquoirais mrsquoabattre sur ton cœur

Ou mourir de joie agrave ta porte

Ah si vers toi Dieu me remporte

Vivre ou mourir pour toi qursquoimporte 2 raquo

Dans un autre poegraveme de Saadi on peut lire laquo O Saadi je suis la bougie de

lrsquoassembleacutee que puis-je faire si le papillon se deacutetruit lui-mecircme 3 raquo et la poeacutetesse

franccedilaise semble ecirctre inspireacutee de ce genre de vers (abondants dans la poeacutesie du poegravete

persan) dans son laquo Papillon malade raquo ougrave un jeune papillon nrsquoeacutecoute pas les conseils de la

sagesse et preacutefegravere se brucircler dans le feu de lrsquoamour

laquo Lagrave-bas ces coteaux verts ces brillantes couleurs

Font naicirctre tant drsquoespoir tant drsquoamour tant drsquoenvie

Oh tais-toi pauvre sage ou pauvre ingrat tais-toi

Tu nous deacutefends les fleurs encor pencheacute sur elles

Dors si tu mrsquoaimes plus mais les cieux sont agrave moi

Jrsquoeacuteclos pour mrsquoenvoler et je risque mes ailes 4 raquo

Encore drsquoautres vers du laquo Papillon malade raquo nous font penser au Gulistan et aux

thegravemes deacuteveloppeacutes dans sa preacuteface laquo Jrsquoai deacutefini la vie enfants crsquoest un eacuteclair [hellip] Les

roses subiront un affreux changement5 raquo La vie des roses le temps drsquoaimer est donc bien

courte Notre poeacutetesse srsquoeacutecrie alors laquo On a si peu de temps agrave srsquoaimer sur la terre Oh

qursquoil faut se hacircter de deacutepenser son cœur 6 raquo Par contre la vie laquo sans amour raquo nrsquoest que

lrsquoennui laquo Mes heures sans amour se changent en anneacutees7 raquo dit Mme Valmore dont toute

la vie srsquoeacutetait consumeacutee dans une passion douloureuse

1 Ibid p 223 (V 4) on peut encore lire chez Saadi laquo Reviens parce que tu seras plus cheacuteri que tu ne lrsquoas eacuteteacute raquo Ibid p 238 (V 14) laquo Reviens et tue moi car mourir sous tes yeux est plus agreacuteable que de te survivre raquo p 231 (V 10) 2 Les Œuvres poeacutetiques de Marceline Desbordes-Valmore eacutedition complegravete eacutetablie et commenteacutee par M Bertrand Grenoble Presses Universitaires de Grenoble 1973 tome 2 laquo Priegravere de femme raquo p 451 3 Gulistan p 228 (V 7) 4 M D Valmore Les Œuvres poeacutetiques op cit tome 1 p 179 Sur cet emprunt eacuteventuel de Mme Valmore voir eacutegalement Mme Samsami op cit p 94 et J Hadidi op cit p 311 5 Ibid Voir eacutegalement le Gulistan preacuteface p 15 laquo Il nrsquoy a point de dureacutee pour la rose du jardin raquo et p 11 laquo La vie est une neige exposeacutee au soleil de juillet il en reste bien peuhellip raquo 6 Ibid p 200 Le poegraveme srsquoappelle laquo Reacuteveacutelation raquo 7 Ibid

235

Mais la poeacutetesse franccedilaise a surtout puiseacute dans la preacuteface du Gulistan la matiegravere drsquoun

de ses plus beaux poegravemes ndash le plus connu drsquoailleurs ndash intituleacute laquo Les Roses de Saadi raquo1 Elle

y trace pour reprendre lrsquoexpression de Mme Samsami laquo un tableau idyllique plein de

deacutetails gracieux et drsquoune feacuteminiteacute charmante raquo2

laquo Jrsquoai voulu ce matin te rapporter des roses

Mais jrsquoen avais tant pris dans mes ceintures closes

Que les nœuds trop serreacutes nrsquoont pu les contenir

Les nœuds ont eacuteclateacute Les roses envoleacutees

Dans le vent agrave la mer srsquoen sont toutes alleacutees

Elles ont suivi lrsquoeau pour ne plus revenir

La vague en a paru rouge et comme enflammeacutee

Ce soir ma robe encore en toute embaumeacutee

Respires-en sur moi lrsquoodorant souvenir3 raquo

Le poegraveme est publieacute pour la premiegravere fois apregraves la mort de lrsquoauteur en1860 dans un

recueil intituleacute Poeacutesies ineacutedites4 Le mecircme morceau cette fois en prose se trouve dans une

lettre adresseacutee par Mme Valmore agrave Sainte-Beuve dateacutee du 22 feacutevrier 1848 La lettre

commence ainsi laquo Voici ce que je pourrais vous dire veacuteritable Saadi de nos climats

laquo Jrsquoavais dessein de vous rapporter des roses mais jrsquoai eacuteteacute tellement enivreacutee de leur odeur

deacutelicieuse qursquoelles ont toutes eacutechappeacute de mon sein5 raquo En se fondant sur cette lettre

certains critiques pensent que la poeacutetesse a composeacute le poegraveme en lrsquohonneur de lrsquohomme de

lettres pour le remercier drsquoun service rendu Certains drsquoautres toujours dans le mecircme sens

1 Le poegraveme sera plus tard mis en musique par Marcel Roumeacuteguegravere (Cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 310 note 18) mais aussi par un groupe de rock alternatif franccedilais laquo les Hurleurs raquo sur leur album Bazar en 2000 2 N Samsami op cit p 94 3 Les Œuvres poeacutetiqueshellip t 2 p 509 Le poegraveme est bien inspireacute de ces vers si connus de la preacuteface du Gulistan p 5 laquo Jrsquoavais dans lrsquoesprit que quand jrsquoarriverais au rosier je remplirais de roses le pan de ma robe pour en faire un preacutesent agrave mes camarades Lorsque je fus arriveacute lrsquoodeur des roses mrsquoenivra tellement que le pan de ma robe mrsquoeacutechappa de la main raquo Un autre poegravete Jean-Marc Bernard a composeacute ces vers plus proches litteacuteralement du texte de Saadi laquo De ces jardins deacutelicieux Mais lrsquoodeur de ses fleurs humides Surgis sous mes paupiegraveres closes Heacutelas mrsquoenivra lentement Jrsquoaurais voulu cueillir les roses Je deacutefaillis hellip et maintenant Pour en parfumer nos adieux Je ne trsquooffre que mes mais vides raquo 4 Poeacutesies ineacutedites de Mme Desbordes-Valmore publieacutees par M Gustave Reacutevilliod Genegraveve imprimerie de J Fick 1860 5 Puis suivent ces lignes laquo Si vous saviez quelle deacutetresse cacheacutee vous venez drsquoadoucir vous tressailleriez dans votre acircme drsquoune joie divine je tremblais quand vous mrsquoavez quitteacutee Je nrsquoai pu vous rien dire Vous eacutetiez aussi tregraves eacutemu je le crois et vous deviez lrsquoecirctre mecircme ignorant lrsquoeacutetendue de la peine que vous veniez secourir Un pauvre atheacutee nrsquoeucirct pu reacutesister agrave cette preuve de lrsquoexistence de Dieu raquo Voir la lettre complegravete dans Sainte-Beuve inconnu par Spoelberch de Lovenjoul Paris Librairie Plon 1901 p 227

236

lui donnent la valeur un peu plus large de poegraveme de lrsquoamitieacute Drsquoautres enfin disent qursquoil

serait implicitement deacutedieacute agrave Prosper Valmore son mari1

Quoi qursquoil en soit ce poegraveme est un des plus beaux et plus admireacutes de son auteur selon

le teacutemoignage drsquoun tregraves grand nombre de critiques Tout drsquoabord crsquoest Sainte-Beuve le

grand critique du siegravecle qui en donne le texte et le deacutefinit comme exemple de laquo bien jolis

motifs de chants de meacutelodies pures raquo2 Andreacute Gide eacutecrit agrave la maniegravere mecircme de la

poeacutetesse laquo Je me promettais de saisir un Desbordes-Valmore avec lrsquoespoir de lrsquooffrir

ensuite agrave Marie de Reacutegnier Je me souviens encore de ce jour ougrave seul avec elle dans le

bureau de son pegravere elle me reacutecita Les Roses de Saadi3 raquo Cette mecircme Marie de Reacutegnier

(fille de Heacutereacutedia eacutepouse drsquoHenri de Reacutegnier poegravete elle-mecircme sous le pseudonyme de

Geacuterard drsquoHouville) donnera ce jugement pertinent laquo Hardiesse si poeacutetique et si forte4 Du

mot laquo eacuteclateacute raquo qui deacutechire la strophe toutes les fleurs coulent jusqursquoagrave nous Ainsi de vos

larmes Marceline et de toutes vos douleurs passeacutees nous respirons sur votre acircme

lrsquoarocircme immortel5 raquo Il est vrai Les Roses de Saadi laquo coulent jusqursquoagrave nous raquo et nous

charment agrave chaque fois que nous les prenons sous les yeux

Drsquoailleurs laquo Les Roses de Saadi raquo nrsquoest pas le seul poegraveme ougrave on remarque cet attrait

Il y a justement dans une grande partie de son œuvre poeacutetique un charme particulier dans

cet abandon ou dans cette ardeur par lesquels la poeacutetesse compose ses vers Il y a lagrave toute

une vie de femme poeacutetiquement raconteacutee la vie drsquoune femme qui a beaucoup aimeacute

souffert et pleureacute

laquo Lrsquoorage de tes jours a passeacute sur ma vie

Jrsquoai plieacute sous ton sort jrsquoai pleureacute de tes pleurs

Ougrave ton acircme a monteacute mon acircme lrsquoa suivie

Pour aider tes chagrins jrsquoen ai fait mes douleurs6 raquo

Son œuvre constitue un roman vrai dont chaque page reacuteveille en nous une deacutelicieuse

eacutemotion A la maniegravere des Feuilles drsquoAutomne les poegravemes de Mme Valmore rendent agrave nos

souvenirs drsquoenfance leurs brillantes couleurs et renouvellent en nous cette douce

1 Cf Les Œuvres poeacutetiques t 2 p 735 et la note de M Bertrand agrave ce sujet 2 Cf Causeries du Lundi troisiegraveme eacutedition t XIV Paris Garnier Fregraveres p 406 il y donne eacutegalement le texte de laquo La jeune fille et le ramier raquo 3 Andreacute Gide Journal t 1 Paris Gallimard 1996 pp 516-517 la citation de Gide date du 3 avril 1906 4 Que lrsquoon se rappelle ici le jugement de Verlaine que nous avons rapporteacute sur la poeacutesie de Marceline Desbordes-Valmore au deacutebut de ce passage 5 Geacuterard DrsquoHouville (Marie de Reacutegnier) Les Nouvelles Litteacuteraires Artistiques et Scientifiques 6egraveme anneacutee ndeg 225 5 feacutevrier 1927 p 1 Lrsquoarticle est intituleacute laquo A propos de Marceline Desbordes-Valmore raquo 6 Les Œuvres poeacutetiques t 2 laquo Dors raquo p 459

237

meacutelancolie que nous laissent des douleurs affaiblies par le temps Avec son œuvre on

retrouve tour agrave tour les images des amis que lrsquoon a aimeacutes et perdus tous les sentiments

tendres ou tristes que lrsquoon a eacuteprouveacutes En lisant les vers de Mme Valmore nous aimons

nous souffrons et nous pleurons avec elle

Marceline Desbordes-Valmore eacutetait voueacutee agrave aimer sans tout de mecircme ecirctre aimeacutee Elle

est resteacutee amoureuse jusqursquoagrave la fin de ses jours laquo Moi je ne suis pas morte allons moi

jrsquoaime encore1 raquo Ainsi elle a passeacute presque son existence entiegravere agrave donner laquo son cœur raquo

Dans laquo Les Roses de Saadi raquo tandis que le poegravete persan deacuteveloppant une comparaison

heureuse et frappante qui aboutit au symbole exprime lrsquoangoisse de lrsquohomme incapable de

connaicirctre Dieu la poeacutetesse franccedilaise dans sa solitude morale et mateacuterielle se sent comme

toutes les femmes abandonneacutees de nouveau precircte agrave aimer2 Car lrsquoamour lui apparaicirct

comme la seule reacutealiteacute durable ici-bas Il est bon de noter enfin comment la poeacutetesse en

srsquoinspirant librement drsquoun souvenir livresque tire de ce cri de deacutesespoir une nouvelle une

ingeacutenieuse deacuteclaration drsquoamour

En outre les traces de Saadi sont lisibles dans quelques autres poegravemes de Mme

Valmore laquo LrsquoEau douce raquo par exemple deacutebute par lrsquoeacutepigraphe laquo Lrsquoeau douce qui a

rencontreacute la mer ne retrouve jamais sa premiegravere douceur raquo suivie de la mention drsquolaquoUn

poegravete persan raquo En fait dans un manuscrit autographe de ce poegraveme lrsquoeacutepigraphe ne porte

pas laquo un poegravete persan raquo mais laquo Saadi raquo3 De mecircme les poegravemes laquo Le Reacuteveil raquo et laquo Les

Roses raquo sentent les laquo roses raquo de Saadi et nous font rappeler le cadre et les thegravemes du

cinquiegraveme chapitre du Gulistan touchant lrsquoamour et la jeunesse un chapitre qui

influencera eacutegalement ndash et dans une plus large mesure encore ndash les poegravetes et les eacutecrivains

de toute une geacuteneacuteration suivante tels Anna de Noailles Henri de Reacutegnier Maurice Barregraves

Henri de Montherlant Lrsquoeacutetude de leurs œuvres et du lien qui les unit agrave Saadi sera lrsquoobjet du

chapitre suivant Mais avant de nous en occuper nous aimons finir avec Marceline

Desbordes-Valmore la poeacutetesse amoureuse agrave la vie4 sur ces quelques vers tireacutes de son

laquo LrsquoAmour raquo

laquo Degraves qursquoon lrsquoa vu son absence est affreuse

Degraves qursquoil revient on tremble nuit et jour [hellip]

Et cependanthellip oui lrsquoAmour rend heureuse 5 raquo

1 Ibid t 2 laquo Dors raquo p 459 2 laquo Vois-tu drsquoun cœur de femme il faut avoir pitieacute raquo lit-on dans laquo Reacuteveacutelation raquo Ibid t 1 p198 Le poegraveme commence et se termine par ce mecircme vers 3 Ibid t 2 p 511 et p 737 4 laquo poegravete de lrsquoamour blesseacute raquo lrsquoappellent certains 5 Ibid t 1 p 192

238

CHAPITRE II

LES EacuteCRIVAINS DU XXe SIEgraveCLE AUX laquo JARDINS

LITTEacuteRAIRES raquo DE SAADI

Au XXe siegravecle la litteacuterature srsquooriente vers une veacuteriteacute inteacutegrale On srsquoavise que sur le

plan culturel lrsquoOrient nrsquoest pas limiteacute seulement agrave la Meacutediterraneacutee agrave lrsquoEgypte et agrave la

Judeacutee mais qursquoil srsquoeacutetend au-delagrave de la mer drsquoOman et du Golf du Bengale De nombreux

Loti certes moins poegravetes en preacutesence des paysages et des civilisations exotiques publient

le reacutecit veacutecu de leurs pittoresques randonneacutees Chacun drsquoeux est du reste un artiste

original dont le talent ne srsquoembarrasse point le plus souvent des theacuteories de lrsquoeacutecole

Chacun aussi observe en peinture le monde exteacuterieur les meacutethodes et les techniques eacutetant

mises agrave part les tableaux de Claude Farregravere de Jean et Jeacuterocircme Tharaud de Pierre Benoicirct

de Louis Bertrand sont drsquoune eacutetonnante exactitude ougrave la preacutecision de la couleur nrsquoa

drsquoeacutegale que la netteteacute du dessin

Drsquoautre part on srsquoinitie directement aux langues et aux litteacuteratures orientales A lire les

eacutecrivains hindous japonais turcs persans ndash et pour ces derniers principalement Khayyacircm

Firdousi Saadi et Hafiz ndash on perccediloit la poeacutesie mystique du cœur le charme de la nature la

beauteacute du pittoresque la mesure la sagesse lrsquoharmonie dans lrsquoexpression des sentiments

personnels

Il restait donc agrave mieux connaicirctre Saadi pour le mieux honorer Ce fut sans doute la

tacircche du XXe siegravecle Erudits et lettreacutes poegravetes et prosateurs firent au cours des premiegraveres

deacutecennies renaicirctre sa noble et fine figure Ils expliquegraverent ses vers ils eacutetudiegraverent sa vie ils

interpreacutetegraverent son œuvre Au lendemain de la premiegravere guerre mondiale une thegravese

magistrale lui fut consacreacutee en France Rapidement il fut rameneacute agrave sa veacuteritable place ndash une

des premiegraveres ndash dans lrsquohistoire de la poeacutesie universelle De brillantes adaptations sans

parler des anthologies ou des articles de revue marquent la faveur du public franccedilais pour

le grand lyrique persan De tous cocircteacutes surgissent des imitateurs dont les plus prestigieux

demeureront assureacutement Barregraves et Montherlant Ainsi donc lrsquoauteur du Boustan et du

Gulistan a fini ndash et crsquoest lagrave son plus beau titre de gloire ndash par seacuteduire les eacutecrivains qursquoon

considegravere aujourdrsquohui comme les plus repreacutesentatifs de la litteacuterature franccedilaise de la

premiegravere moitieacute du XXe siegravecle

239

1

TRADUCTIONS OUVRAGES ORIENTALISTES ET ANTHOLOGIES

11 Traductions et eacuteditions des œuvres de Saadi

Au XXe siegravecle les orientalistes franccedilais notamment Defreacutemery et Barbier de Meynard

avaient reacutealiseacute des traductions du Boustan et du Gulistan qursquoon peut consideacuterer comme

deacutefinitives Crsquoest pourquoi compareacutes agrave elles les ouvrages de Franz Toussaint ne sont que

de bien meacutediocres arrangements de travaux anteacuterieurs et au point de vue scientifique

nrsquooffrent pas de vraies valeurs Il en va de mecircme pour les adaptations de Seghers Le seul

travail que lrsquoon peut appeler une traduction est celui drsquoOmar Ali Shah

- Franz Toussaint En 1913 lrsquoorientaliste Franz Toussaint (1879-1955) publie deux

traductions de Saadi Le Jardin des Fruits et Le Jardin des Roses1 La premiegravere nrsquoest en

reacutealiteacute qursquoune adaptation une traduction libre et tregraves bregraveve drsquoailleurs incomplegravete du

Boustan elle contient au total cinquante-sept histoires soixante-six sentences et deux

priegraveres Il nrsquoy a aucun ordre dans le choix des histoires traduites ni aucune mention du

chapitre drsquoougrave le traducteur les a extraites La plupart des historiettes ne sont mecircme pas

traduites pour leur moitieacute En plus de ces deacutefauts le travail de F Toussaint manque

drsquooriginaliteacute et nrsquooffre souvent qursquoune reprise avec quelques menus changements dans les

termes de la traduction de son modegravele qui est celle de Barbier de Meynard La

comparaison entre les deux morceaux suivants confirme notre ideacutee

Traduction de F Toussaint (p 32) Traduction de B de Meynard (p 9)

laquo Lecteur intelligent et sage je te rappelle que

lrsquohomme doit srsquoabstenir de critiquer agrave la leacutegegravere

Une robe de soie ou de brocart a toujours une

doublurehellip Si tu estimes que cette robe-ci nrsquoest

pas de soie ne te mets pas en colegravere et cache sa

doublure avec bienveillance Je ne

mrsquoenorgueillis point de mon meacuteritehellip Au

contraire je sollicite ton indulgence raquo

laquo Lecteur intelligent et sage souviens-toi que

lrsquohomme de meacuterite srsquoabstient de toute critique

malveillante Une tunique fucirct-elle de soie ou de

brocart a toujours une doublure si tu ne trouves

pas ici une eacutetoffe de soie ne trsquoen irrite point et

dissimule lrsquoenvers avec bonteacute Loin de me targuer

de mon meacuterite jrsquoimplore timidement ton

indulgence raquo

1 Le Jardin des Fruits traduit du persan par Franz Toussaint Paris Mercure de France 1913 Le Jardin des Roses traduit du persan preacuteface de la Comtesse de Noailles Paris Artheme Fayard amp Cie 1913

240

Nous devons quand mecircme ajouter que cette version de F Toussaint sera reacuteeacutediteacutee en

1925 (4egraveme eacutedition) et en 19831

Quant agrave la traduction du Jardin des Roses elle ne preacutesente pas une œuvre plus

travailleacutee que lrsquoautre une adaptation abreacutegeacutee en soixante et une historiettes et quarante-

deux sentences fondeacutee sur la traduction de Defreacutemery Son seul avantage par rapport au

Jardin des Fruits crsquoest qursquoelle est preacuteceacutedeacutee de la fameuse preacuteface drsquoAnna de Noailles

Cela fait attirer plus drsquoattention sur cette œuvre de Saadi et joue en quelque sorte le rocircle

drsquoœuvre de propagande pour ce dernier Car cette dame eacutetait en contact avec lrsquoeacutelite

litteacuteraire et artistique qui freacutequentait son salon agrave lrsquoeacutepoque alors ceux qui ne connaissaient

pas encore Saadi seront curieux de le connaicirctre et ceux qui lrsquoavaient deacutejagrave connu seront

inciteacutes de le relire Parmi ces personnaliteacutes on peut en particulier citer Maurice Barregraves

Andreacute Gide Paul Valeacutery Jean Cocteau Pierre Loti Barregraves par exemple partageait avec

A de Noailles le goucirct pour Saadi (nous y reviendrons plus loin) Par contre Henri de

Reacutegnier qui disait en 1889 qursquoil aimait Saadi 2 nrsquoappreacuteciera pas la preacuteface de Mme

Noailles et dira bien des anneacutees plus tard laquo Une preacuteface drsquoAnna de Noailles pour Le

Jardin des Roses de Saadi On est eacutecœureacute drsquoimages de parfums drsquoune danse de mots qui

devient vite insupportable de ce lyrisme agrave la persane comme costumeacute et qui sent la

deacutefroque verbale3 raquo

Malgreacute tous ces inconveacutenients cette adaptation sera plusieurs fois reacuteeacutediteacutee dans

diffeacuterentes maisons drsquoeacutedition au fil du XXe siegravecle4

Bien que les travaux de Franz Toussaint ne deacutepassent guegravere le cadre drsquoune adaptation

et qursquoils manquent de qualiteacute litteacuteraire ils sont importants du point de vue quantitatif

entre 1913 et 1983 ils ont eu au total une dizaine de reacuteeacuteditions ce qui peut nous donner

une ideacutee de la reacuteception de lrsquoœuvre de Saadi par le public franccedilais agrave cette eacutepoque de sorte

que lrsquoun de ses eacutediteurs Claude Aveline nrsquoheacutesite pas agrave dire que M Franz Toussaint par

ses traductions a rendu ceacutelegravebres en France les chefs-drsquoœuvre du grande poegravete de Chiraz

1Le Jardin des Fruits 4egraveme eacutedition Paris Mercure de France 1925 Id Plan-de-la-Tour Editions drsquoAujourdrsquohui 1983 2 Voir plus bas p 249 3 H de Reacutegnier Les Cahiers ineacutedits 1887-1936 Edition eacutetablie par David Niederauer et Franccedilois Broche Paris Pygmalion Geacuterard Watelet 2002 p 876 citation en question date du 25 juin 1935 4 En la mecircme anneacutee 1913 la quatriegraveme eacutedition est publieacutee chez H Piazza En 1923 lrsquoouvrage est deux fois reacuteeacutediteacute dont lrsquoune chez Stock En 1927 crsquoest sous le titre du Jardin des roses et des Fruits qursquoil est publieacute aux eacuteditions C Aveline laquo orneacute de compositions dessineacutees et graveacutees raquo par Andreacute Deslignegraveres Enfin trois autres reacuteeacuteditions preacutefaceacutees drsquoAlexandre Guinle paraicirctront respectivement en 1935 1951 et 1965 chez H Piazza

241

- Pierre Seghers En 1976 Pierre Seghers (1906-1987) lrsquoeacutediteur et le fondateur de la

fameuse collection laquo Poegravetes drsquoaujourdrsquohui raquo publie une laquo nouvelle version raquo du Gulistan

Le Jardin des Roses de Saadi1 Loin drsquoecirctre une traduction nouvelle lrsquoouvrage reproduit le

texte de la traduction de Defreacutemery en y inseacuterant parfois de leacutegers changements sans

importance Il suffit drsquoen choisir un passage et de le comparer avec son correspondant dans

lrsquoœuvre de Defreacutemery pour se rendre compte de leur ressemblance surprenante Voici

quelques exemples

Traduction de P Seghers Traduction de Defreacutemery

laquo On demanda agrave Alexandre le Grec

laquo Comment as-tu pu soumettre les pays de

lrsquoOrient et de lrsquoOccidenthellip raquo (p 48)

laquo Jrsquoai entendu conter lrsquohistoire drsquoun derviche

qui srsquoeacutetait eacutetabli dans une grotte et avait fermeacute

sa porte aux choses de ce mondehellip raquo (p 87)

laquo Un homme dont les cordes vocales eacutetaient

particuliegraverement deacutesaccordeacutees lisait agrave haute

voix le Coran raquo (p 91)

laquo Jrsquoai entendu raconter que malgreacute son grand

acircge un vieillard imagina prendre compagne Il

demanda une toute jeune fille ravissante et que

lrsquoon appelait laquo La Perle raquo (p 116)

laquo On demanda agrave Alexandre le Grec laquo Par quel

moyen as-tu conquis les pays les pays de lrsquoOrient

et de lrsquoOccident raquo (p 97)

laquo Jrsquoai entendu conter lrsquohistoire drsquoun derviche qui

srsquoeacutetait eacutetabli dans une caverne et avait fermeacute sa

porte aux choses du mondehellip raquo (p 202)

laquo Un homme qui avait un vilain organe lisait agrave

haute voix le Coran raquo (p 216)

laquo Jrsquoai entendu raconter que de ce temps-ci un

vieillard tregraves acircgeacute srsquoimagina de prendre une

compagne malgreacute son grand acircge Il demanda une

toute jeune fille drsquoune belle figure et que lrsquoon

appelait Gueuher (perle) raquo (p 269)

Drsquoautre part dans peu drsquoendroits ougrave P Seghers a essayeacute de donner une traduction

indeacutependante ndash si on peut lrsquoappeler ainsi ndash de celle de Defreacutemery il a commis des erreurs

parfois graves allant jusqursquoau contresens Par exemple la phrase laquo Il [Dieu] ne deacutechire pas

le voile de la reacuteputation de Ses serviteurs pour une faute sans importance2 raquo ne rend guegravere

le sens de la geacuteneacuterositeacute que Saadi a voulu attribuer agrave Dieu pardonner laquo une faute sans

importance raquo nrsquoeacutetant pas un acte extraordinaire tout le monde serait capable de le faire

Crsquoest que dans le texte de Saadi il srsquoagit drsquoune laquo faute irreacutecusable raquo (flagrante

scandaleuse) et non pas laquo sans importance raquo comme lrsquoa traduit monsieur Seghers Une telle

traduction rend mecircme la phrase de Saadi insenseacutee et sans rapport logique avec le reste du

texte

1 Gulistan Le Jardin des Roses de Saadi texte inteacutegral du Gulistan Nouvelle version franccedilaise avec introduction et nombreuses notes par Pierre Seghers Paris Editions Seghers 1976 2 Ibid p 16

242

De tout ce qui vient drsquoecirctre dit nous pouvons deacuteduire que P Seghers nrsquoa pas reacutealiseacute un

vrai travail de traduire mais qursquoen remaniant une traduction deacutejagrave existante ndash et non pas agrave

partir du texte persan ndash a tenteacute drsquooffrir une nouvelle version du Gulistan

Trois ans plus tard crsquoest-agrave-dire en 1979 P Seghers publie Boustan ou le Verger

poegraveme de Saadi1 Cette fois il indique dans le sous-titre de son ouvrage que celui-ci est

une laquo traduction de A C de Meynard raquo Il srsquoagit ici drsquoun extrait composeacute drsquoune

soixantaine de poegravemes choisis parmi ceux du Boustan (traduits par A C de Meynard) et

orneacute des miniatures persanes Seghers fait preacuteceacuteder son eacutedition drsquoune tregraves bregraveve biographie

de Saadi et drsquoun reacutesumeacute sur lrsquoeacutepoque de lrsquoart classique iranien eacutecrit par B W Robinson

laquo conservateur au Victoria and Albert Museum de Londres raquo2

- Omar Ali Shah Le Jardin de roses traduit par Omar Ali Shah (1922-2005) en 19663 est

bien diffeacuterent de ceux de Toussaint et de Seghers de sorte que lrsquoon peut le consideacuterer

comme la seule vraie traduction de Saadi au XXe siegravecle Drsquoorigine afghane et connaissant

donc la langue persane Omar Ali Shah a traduit le Gulistan drsquoapregraves une version

manuscrite de ce livre laquo dateacutee Tabriz 1380 raquo4 Etant neacute et eacuteleveacute dans une famille engageacutee

dans la transmission de la tradition soufie depuis des geacuteneacuterations il a toujours eacuteteacute attireacute par

les ideacutees soufies auxquelles il a consacreacute ses recherches Le reacutesultat de ces travaux est la

publication de cinq livres sur ce sujet5 Ainsi dans la preacuteface de sa traduction tout en

insistant sur le cocircteacute mystique de lrsquoœuvre de Saadi (laquo Lrsquoalleacutegorie contenue dans le Gulistan

srsquoapplique seulement aux Soufis raquo dit-il6) il donne une description du Soufisme en mecircme

temps qursquoil parle de la laquo litteacuterature persane meacutedieacutevale raquo et de son influence sur laquo la culture

et la theacuteologie du Moyen-Orient raquo aussi bien que sur la laquo litteacuterature europeacuteenne raquo

La traduction drsquoOmar Ali Shah est jusqursquoagrave preacutesent la derniegravere traduction en franccedilais

de lrsquoœuvre de Saadi Elle est somme toute fluide parfois libre et souvent assez proche du

texte original Le traducteur a eacuteviteacute le mot agrave mot surtout en ce qui concerne les meacutetaphores

utiliseacutees par le poegravete Cependant cette traduction nrsquoest pas aussi complegravete que celle de

Defreacutemery car certains morceaux de lrsquooriginal nrsquoont pas eacuteteacute traduits comme dans ce

passage de la preacuteface ougrave la meacutetaphore et les vers qui la suivent ont eacuteteacute omis

1 Boustan ou le Verger poegraveme de Saadi traduction de A C de Meynard Paris Seghers 1979 2 Ibid Dans ce reacutesumeacute lrsquoeacutepoque classique iranienne est diviseacutee en trois peacuteriodes mongole timuride et safavide dont lrsquoauteur a donneacute une courte description 3 Le Jardin de roses Traduction et preacuteface de Omar Ali Shah Paris Albin Michel 1966 4 Ibid p 16 5 Soufisme drsquoaujourdrsquohui (1998) Un apprentissage du Soufisme (2001) La voie du chercheur (2002) Soufisme et theacuterapie (2003) et La tradition soufie en Occident (2006) 6 Le Jardin de roses traduction drsquoOmar Ali Shah op cit p 12

243

Traduction drsquoOmar Ali Shah (p 21) Traduction de Defreacutemery (pp 9-10)

laquo Une nuit je pleurais amegraverement ma vie

gacirccheacutee et je deacutecidai finalement de renoncer aux

plaisirs absurdes et au temps perdu Rester assis

dans un coin sourd et muet vaux mieux qursquoecirctre

esclave drsquoune langue indompteacutee Survint un

ami qui essaya de mrsquoentraicircner vers les plaisirs

de la ville mais je refusai raquo

laquo Une nuit je pensais aux jours eacutecouleacutes je soupirais

agrave cause de ma vie dissipeacutee je perccedilais la pierre de la

cellule de mon cœur avec le diamant de mes larmes

(crsquoest-agrave-dire je pleurais) et je prononccedilais ces vers

analogues agrave ma situation

laquo A chaque instant srsquoeacutecoule une parcelle de la vie

lorsque jrsquoy fais attention il nrsquoen reste plus

beaucouphellip raquo

Cette derniegravere traduction du Gulistan en France eut une nouvelle eacutedition en 1991

Mais surtout en cette mecircme anneacutee 2008 ougrave nous reacutedigeons cette thegravese la plus reacutecente

reacuteeacutedition de cette œuvre vient drsquoecirctre publieacutee1

Avant de finir ce passage nous devons citer une autre eacutedition du Jardin des roses

parue en 20042 Ce petit livre de 87 pages contient 54 historiettes 82 maximes et un

reacutesumeacute de la conclusion du Gulistan On nrsquoy trouve aucune indication de la traduction ni

de lrsquoeacutedition drsquoougrave les historiettes sont tireacutees Pourtant cet extrait du Jardin des roses a son

importance car il porte agrave deux le nombre des ouvrages de Saadi reacuteeacutediteacutes au cours de ces

huit premiegraveres anneacutees du XXIe siegravecle Il faut attendre lrsquoaccueil que reacuteserveront les

geacuteneacuterations futures agrave lrsquoœuvre de ce poegravete du XIIIe siegravecle et voir si elles sentiront la

neacutecessiteacute de la retraduire ou mecircme drsquoen traduire lrsquoautre moitieacute qui reste encore inconnue

du public franccedilais Crsquoest ce que nous avons pu voir par exemple pour son compatriote

Hafez dont Le Divan a eacuteteacute de nouveau traduit par M Charles-Henri de Foucheacutecour en

20063

Bref bien que lrsquoœuvre de Saadi ne profite pas de lrsquoengouement qursquoelle a connu aux

premiegraveres deacutecennies du XXe siegravecle ou bien aux siegravecles preacuteceacutedents elle a encore des

lecteurs en France quoi que ces derniers soient peu nombreux Car enfin cette œuvre

faisant partie des laquo spiritualiteacutes vivantes raquo4 offre toujours des plaisirs ndash mais aussi des

leccedilons ndash que le passage du temps ne peut pas user

1 Le Jardin de Roses Paris Albin Michel 2008 le livre est paru au mois de septembre 2 Le Jardin des Roses [Paris] Auzou 2004 3 Hafez de Chiraz Le Divacircn Œuvre lyrique drsquoun spirituel en Perse au XIVe siegravecle introduction traduction du persan et commentaires par Charles-Henri de Foucheacutecour Paris Verdier 2006 4 Crsquoest le nom de la collection chez Albin Michel dans laquelle paraicirct Le Jardin de Roses

244

Enfin toutes ces traductions dont nous venons drsquoeacutevoquer bien qursquoelles nrsquoajoutent pas

grand-chose aux travaux preacuteceacutedents ont au moins cet avantage par leur grande quantiteacute

de contribuer agrave propager davantage le nom de Saadi dans les milieux litteacuteraires franccedilais

12 Anthologies et ouvrages orientalistes

Le premier quart du XXe siegravecle voit apparaicirctre un nombre somme toute consideacuterable

drsquoanthologies de la litteacuterature persane Dans un souci de vulgariser la poeacutesie persane ou

bien drsquoen faire connaicirctre les aspects resteacutes jusque-lagrave inabordeacutes un certain nombre

drsquoauteurs ont essayeacute de rassembler et de publier les textes deacutejagrave traduits des poegravetes iraniens

ou de traduire ceux qui ne lrsquoeacutetaient pas encore A cet eacutegard les efforts remarquables de

Hoccedileyumlne Azad meacuteritent drsquoecirctre citeacutes ici Ce Persan de haute origine et de vaste culture

deacutefinitivement eacutetabli agrave Paris pour des raisons politiques et volontairement replieacute dans une

solitude studieuse a composeacute et traduit au moins quatre anthologies Les Perles de la

couronne (1903) La Roseraie du savoir (1906) LrsquoAube de lrsquoespeacuterance (1909) et Guecircpes

et papillons (1916)1 Il a eacutegalement publieacute le texte persan du deuxiegraveme et du troisiegraveme

ouvrage (Golzare Marsquorefet Sobh-eacute Ommid) On est frappeacute par la qualiteacute indiscutable de

toutes les publications de cet eacuteminent auteur dont les introductions et les notes sont riches

de rapprochements non seulement avec des textes orientaux mais aussi bien avec des

œuvres occidentales et particuliegraverement franccedilaises de toutes eacutepoques

La Roseraie du savoir consacreacute aux quatrains mystiques contient dans ses pages

preacuteliminaires des remarques savantes sur le mysticisme et les soufis Aux reproches visant

depuis toujours ces derniers (agrave savoir leur conception de la vaniteacute du monde et leur

enseignement du laquo meacutepris de la socieacuteteacute et des lois raquo leur laquo tendance au pantheacuteisme raquo leur

interpreacutetation particuliegravere du laquo libre arbitre raquo laquo le meacutelange dans leurs eacutecrits du sacreacute et du

profane raquo) ndash des critiques qursquoil considegravere laquo jusqursquoagrave un certain point fondeacutees raquo ndash Hoccedileyumlne

Azad reacutepond ainsi laquo Si leurs efforts ont reacutealiseacute quelque bien ou empecirccheacute quelques

injustice faudra-il encore les blacircmer 2 raquo Puis comme exemple lrsquoauteur cite le cas de

1 Hoccedileyumlne Azad Les Perles de la couronne choix de poeacutesies de Bacircbacirc Feacuteghacircni traduites pour la premiegravere fois du persan Paris E Leroux 1903 La Roseraie du savoir Choix de quatrains mystiques tireacutes des meilleurs auteurs persans traduits pour la premiegravere fois en franccedilais avec une introduction et des notes critiques

litteacuteraires et philosophiques par Hoceacuteyumlne Azad Leyde E J Brill 1906 LrsquoAube de lrsquoespeacuterance choix

de poeacutesies tireacutees des meilleurs auteurs persans coordonneacutees et traduites pour la premiegravere fois en franccedilais publieacute avec une introduction et des notes par Hoceacuteyne-Azad Leyde E J Brill et Paris E

Guilmoto 1909 Guecircpes et Papillons Choix drsquoeacutepigrammes et de madrigaux tireacutes des auteurs persans traduites pour la premiegravere fois en franccedilais par Hoceacuteyumlne Azad Paris Ernest Leroux 1916 2 La Roseraie du savoir op cit p XXX

245

Saadi et de son mysticisme qursquoil trouve modeacutereacute Le livre contient une dizaine de quatrains

de Saadi traduits par lrsquoauteur lui-mecircme et une historiette du Boustan (I 4) Voici un

exemple de la traduction de Hoccedileyumlne Azad et le rapprochement qursquoil eacutetablit agrave sa suite

laquo Lrsquohomme opulent dont les jours et les nuits se passent dans les plaisirs ignore la cause des

geacutemissements du pauvre

Lrsquoeau coule abondamment dans lrsquoOxus et dans LrsquoEuphrate tandis qursquoau deacutesert les gens alteacutereacutes

en cherchent (un peu) pour (sauver) leur vie raquo

Saadi

laquo Quand nos foyers sont doux et sucircrs nous oublions

Malgreacute nous pregraves du feu les grelottants haillons hellip

Sully Prudhomme Le Rire1 raquo

De mecircme Guecircpes et papillons contient onze sentences historiettes et quatrains de

Saadi et Aube de lrsquoespeacuterance trois historiettes du Boustan2

Lrsquoimpact de ces preacutecieux travaux de Hoccedileyumlne Azad dans le milieu orientaliste et

litteacuteraire parisien est important De sorte que plusieurs eacutecrivains et poegravetes inteacuteresseacutes par la

litteacuterature iranienne liront ces publications et certains drsquoentre eux srsquoen souviendront dans

leurs œuvres Le cas le plus connu est sans doute celui de Maurice Barregraves pour qui depuis

1906 La Roseraie du savoir fut laquo comme un livre de chevet raquo3 Nous verrons plus loin

comment La Roseraie transparaicirct bien des fois sous les phrases leacutegegraveres drsquoUn jardin sur

lrsquoOronte (1922) Cette anthologie de quatrains mystiques fut aussi pratiqueacutee dans

lrsquoentourage de Barregraves

Drsquoun autre cocircteacute Lafcadio Hearn (1850-1904)4 celui qui eacutetait precirct agrave sacrifier tout

laquo pour ecirctre le Christophe Colomb raquo de la litteacuterature celui qui avait toujours eu lrsquoamour de

lrsquoeacutetrange et du merveilleux dans le domaine de lrsquoart et de la litteacuterature est lrsquoauteur des

1 Ibid p 267 2 Dans Guecircpes et papillons les morceaux de Saadi se trouvent aux pages 1 5 65 69 92 107 147 157 194 197 204 Dans lrsquoAube de lrsquoespeacuterance les extraits du Boustan se trouvent p 29 laquo Grande humiliteacute de Bayumlezid de Bastacircm raquo (cf Boustan p 183) p 163 laquo La boutique peu achalandeacutee raquo (cf Boustan p 107) p 165 laquo LrsquoHomme geacuteneacutereux et le deacutebiteur insolvable raquo (cf Boustan p 109) 3 Cf Ida Marie Frandon LrsquoOrient de Maurice Barregraves Genegraveve Droz 1952 p 320 4 De pegravere irlandais et de megravere grecque Lafcadio Hearn est neacute en Gregravece en 1850 A lrsquoacircge de 21 ans il eacutemigre aux Etats-Unis ougrave il connaicirct une existence miseacuterable malgreacute quelques emplois dans le journalisme Cherchant deacutesespeacutereacutement agrave srsquoidentifier agrave une culture Lafcadio Hearn va errer longtemps agrave la Martinique puis agrave la nouvelle Orleacuteans Il eacutecrit plusieurs romans creacuteoles et traduit les auteurs franccedilais qursquoil admire Maupassant Theacuteophile Gautier et Pierre Loti Il srsquoembarque ensuite pour le Japon ougrave il eacutepouse une japonaise dont il adopte le nom Enfin reconnu comme un eacutecrivain agrave part entiegravere Lafcadio Hearn entreprend la traduction des contes et leacutegendes du Japon feacuteodal qui lui inspireront de nombreux ouvrages En 1885 il entre agrave lrsquouniversiteacute impeacuteriale de Tokyo ougrave il enseignera jusqursquoagrave sa mort en 1904

246

Feuilles Eparses de Litteacuteratures Etranges (1910)1 contenant une collection de leacutegendes

tireacutees des sources les plus diverses de la litteacuterature Sanscrite Bouddhiste Persane

Polyneacutesienne Finlandaise etc Il srsquoinspirait des leacutegendes originales qursquoensuite il

reacuteeacutecrivait remaniait et reconstituait et cela dans une langue incomparable agrave la fois

vibrante coloreacutee et preacutecise Le seul but qursquoil poursuivait eacutetait de partager avec les lecteurs

qui le comprendraient laquo une penseacutee qui criait dans son cœur raquo Les Feuilles Eparses de

Litteacuteratures Etranges contiennent ainsi laquo La Justice du Roi raquo et laquo Le fils drsquoun voleur raquo qui

sont respectivement le premier et le quatriegraveme reacutecit du chapitre initial du Gulistan

Mais les anthologies litteacuteraires nrsquoeacutetaient pas les seuls ouvrages consultables sur Saadi

et son œuvre Drsquoautres livres aux sujets historiques sociaux ou mecircme politiques

paraissaient et contenaient des articles parmi tant drsquoautres sur cet ancien poegravete persan

Comme exemple nous pouvons citer deux ouvrages ayant pour sujet le monde musulman

Les Penseurs de lrsquoIslam publieacute en 1923 et Visages de lrsquoIslam en 19462

Les Penseurs de lrsquoIslam est eacutecrit par un grand eacuterudit et speacutecialiste des eacutetudes

orientales plus particuliegraverement des eacutetudes arabes Bernard (Baron) Carra de Vaux (1867-

1950) qui a produit en ce genre un nombre consideacuterable de travaux Le quatriegraveme tome de

ce volumineux ouvrage (cinq volumes) contient un chapitre sur laquo les poegravetes persans raquo

Saadi Attar Djelal ed-Din Roumi Djami et Wehchi Saadi est le premier drsquoentre eux que

lrsquoauteur a eacutetudieacute sous le titre laquo le moraliste aimeacute raquo Dans une douzaine de pages (de 293 agrave

304) lrsquoorientaliste a traceacute la biographie du poegravete persan en eacutevoquant tour agrave tour ses eacutetudes

ses voyages ses derniegraveres anneacutees son mysticisme Il a eacutegalement donneacute un aperccedilu du

Gulistan de sa forme et des conditions de sa composition de la morale pratique que

precircche ce livre ainsi que le reacutesumeacute de deux historiettes comme exemples de cette morale3

Enfin Carra de Vaux a deacutefini la poeacutesie de Saadi laquo large avec quelque chose de tendre de

pur et de racinien raquo

Dans les Visages de lrsquoIslam lrsquoœuvre drsquoun autre orientaliste Haiumldar Bammate4 tout un

chapitre est consacreacute agrave laquo la poeacutesie persane raquo agrave propos de laquelle lrsquoauteur a surtout eacutecrit

1 Feuilles eacuteparses de litteacuteratures eacutetranges Histoires reconstruites drsquoapregraves les livres des Anvari-Soheumlili Baital-Pachsi Mahabharata PantchatantraGulistanhellip Paris Mercure de France 1910 Dans la preacuteface lrsquoauteur dit laquo Je donnerais nrsquoimporte quoi pour ecirctre le Christophe Colomb de la litteacuteraturehellip Si seulement je pouvais devenir consul agrave Bagdad Ispahan Beacutenaregraves Samarkand Nippo hellipraquo p 7 2 Bernard Carra de Vaux Les Penseurs de lrsquoIslam tomes III et IV Paris Paul Geuthner 1923 Haiumldar Bammate Visages de lrsquoIslam Lausanne Librairie Payot 1946 3 Il srsquoagit de lrsquohistoriette 14 du chapitre trois et de la derniegravere historiette du chapitre sept (dispute de Saadi avec un homme preacutesomptueux sur la deacutefinition de la richesse et de la pauvreteacute) 4 Drsquoorigine caucasienne Haiumldar Bammate (pseudonyme de Georges Rivoire) avait eacutetudieacute le droit ainsi que diverses langues occidentales dont le franccedilais agrave Saint-Peacutetersbourg Installeacute agrave Paris au deacutebut des anneacutees 20 il publie de nombreux articles en France et en Suisse Ces eacutecrits reflegravetent assez bien lrsquoenseignement soufi mais

247

laquo La litteacuterature musulmane atteint lrsquoun de ses sommets avec les grands poegravetes persans La

poeacutesie persane nrsquoa pas eu il est vrai drsquoinfluence directe sur le deacuteveloppement de la penseacutee

europeacuteenne mais par son coloris merveilleux par la deacutelicatesse de son lyrisme agrave la fois

somptueux et nuanceacute par sa gracircce souveraine elle a susciteacute lrsquoadmiration meacuteriteacutee des lettreacutes du

monde entier Les chefs-drsquoœuvre de la poeacutesie persane sont sans conteste le meilleur ornement

de la poeacutesie musulmane1 raquo

En abordant cette poeacutesie comme la plupart de ses preacutedeacutecesseurs ndash et puisque le

mysticisme est lrsquoeacuteleacutement inseacuteparable de la litteacuterature classique persane ndash Haiumldar Bammate

a longuement deacuteveloppeacute le thegraveme du soufisme persan A cocircteacute drsquoautres poegravetes tels Hafiz

laquo le deacutelicieux poegravete de lrsquoamour du printemps et du vin qui exerccedila une si profonde

influence sur Goethe Nizami romantique somptueux et profond raquo Djami Roumi Attar

lrsquoauteur a deacutefini le mysticisme de Saadi en srsquoappuyant sur des vers tireacutes de son œuvre

mecircme laquo Avant de goucircter le bonheur des eacutelus il faut franchir lrsquoenfer de

lrsquoaneacuteantissement raquo laquo Ma vie entiegravere srsquoest aneacuteantie en toi Et crsquoest ta vie entiegravere qui circule

dans le sang de mon cœur raquo2 Et toujours pareil agrave ses devanciers monsieur Bammate voit

en Saadi laquo lrsquoun de ceux qui ont le moins eacuteteacute toucheacutes par le mysticisme raquo

Apregraves son discours long drsquoune quarantaine de pages (de 333 agrave 370) sur la poeacutesie

persane ougrave Saadi occupe deacutejagrave une place agrave part monsieur Bammate consacre sept pages agrave

lrsquoœuvre de celui-ci et en eacutevoque les principales caracteacuteristiques la morale utilitaire

lrsquohumaniteacute sincegravere et eacutemouvante la sagesse souriante une philosophie pleine de douceur et

de modeacuteration la simpliciteacute exquise etc Enfin quelques exemples drsquoaphorismes sont citeacutes

pour illustrer la morale du poegravete

Plus loin nous allons voir le rocircle important que joueront ce genre drsquoeacutecrits comme

œuvres de propagande pour la poeacutesie persane en France et leur influence sur les auteurs

franccedilais en particulier de la premiegravere moitieacute du XXe siegravecle Nous avons deacutejagrave mentionneacute

Barregraves et nous ajoutons ici Henry de Montherlant qui sera impressionneacute par la couleur

mystique de la poeacutesie saadienne

sont eacutegalement inspireacutes par les thegraveses reacuteformistes Il est aussi lrsquoauteur de plusieurs publications dont Apport des musulmans agrave la civilisation et celui que nous abordons ici 1 Visages de lrsquoIslam op cit p 333 2 Ibid pp 368 et 370

248

2

SAADI ET LES POEgraveTES DU XXe SIEgraveCLE

Ne sommes-nous pas au pays ougrave les politesses des poegravetes ont ameneacute la rougeur sur les joues des roses

Bibesco Les Huit Paradis

21 Saadi et Les eacuteblouissements drsquoAnna de Noailles

Dans les premiegraveres anneacutees du XXe siegravecle la Perse connaicirct en France une vogue qui ne peut

pas rester inaperccedilue des artistes et des hommes de lettres de lrsquoeacutepoque En 1905 se tient agrave

Paris lrsquoExposition des Miniatures Persanes aux Arts Deacutecoratifs Cet eacuteveacutenement et la

publication des livres et des articles qui la suit de pregraves deacutevoilent une nouvelle image de

lrsquoIran qui impressionne la socieacuteteacute artistique et litteacuteraire parisienne Anna de Noailles

(1876-1933) fait partie des poegravetes qui ont eacuteteacute profondeacutement impressionneacutes par les

miniatures persanes Ces peintures seront graveacutees dans la meacutemoire de la jeune poeacutetesse et

son œuvre en portera la marque Car cette laquo fille drsquoOrient raquo (elle eacutetait drsquoorigine roumaine)

avait en plus de son goucirct poeacutetique le goucirct de la peinture De sorte que beaucoup de ses

poegravemes ne sont que de pures transpositions de miniatures (iraniennes) tels ceux qui

constituent ses Eacuteblouissements

Publieacute en 1907 donc deux ans apregraves lrsquoexposition drsquoart persan Les Eacuteblouissements est

un recueil de poegravemes dont plusieurs sont inspireacutes de lrsquoart et de la litteacuterature iraniens

Danseuse persane Paysage persan Le Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur Recircverie persane Jardin

persan Les deacutelices orientales Eloge de la rose et drsquoautres encore sont autant de poegravemes

drsquoinspiration iranienne Rose rossignol jardins valleacutees cypregraves et de pareilles images

abondent dans ces poegravemes lyriques teinteacutes drsquoun exotisme doux et tendre qui doit beaucoup

aux eacutetudes sur la Perse drsquoAnna de Noailles Celle-ci recircvait depuis son jeune acircge drsquoaller

visiter ne fucirct-ce qursquoun seul jour le pays de la rose et du rossignol

laquo O Mort srsquoil faut qursquoun jour ta flegraveche me transperce

Si je dois mrsquoendormir entre tes bras pesants

Laisse-moi mrsquoeacuteveiller dans lrsquoempire de Perse

Radieuse eacuteblouie et nrsquoayant que quinze ans

Alors je connaicirctrai moi qui recircvais tant drsquoelle

Ispahan feu drsquoazur fruit drsquoor charme des yeux

249

Les jardins de Chiraz et la tombe immortelle

Ougrave Sacircdi refleurit en peacutetales joyeux

[hellip] O musique drsquoamour freacutemissante et visible

Les soupirs de la rose et du chaud rossignol 1 raquo

Apparemment lrsquoimage que les voyageurs et les poegravetes des trois derniers siegravecles

avaient brosseacutee de la Perse jointe aux attraits de lrsquoart persan que les Franccedilais connaissaient

depuis 1865 date de la premiegravere exposition de miniatures et drsquoautres objets drsquoart de ce

pays exerccedilait un charme irreacutesistible sur les eacutecrivains du deacutebut du XXe siegravecle Drsquoougrave cette

laquo recircverie persane raquo de la comtesse de Noailles que nous venons de lire Malheureusement

la poeacutetesse nrsquoa jamais pu reacutealiser son recircve persan eacutevoqueacutee encore dans un autre poegraveme

laquo Les deacutelices orientales raquo

laquo Jamais je ne supporterais

Cet accomplissement du recircve

La nuit persane qui se legraveve

Sur les jets drsquoeaux et les cypregraves2 raquo

Cependant cela ne lrsquoempecircchait pas de deacutecrire des laquo paysages persans raquo qursquoelle nrsquoavait

jamais visiteacutes mais qursquoelle creacuteait dans son imagination drsquoapregraves ses propres lectures et en

srsquoaidant des images qursquoelle avait vues dans les peintures iraniennes

laquo Un jet drsquoeau parmi les tulipes Dans une douce freacuteneacutesie

Tremble comme un arbuste frais Une adolescente en turban

Un derviche fume sa pipe Sur un balcon rose drsquoAsie

Pregraves drsquoun mur jaune et drsquoun cypregraves Jette du bleacute vert agrave des paons [hellip]

Sous un docircme drsquoun blanc de camphre Un homme accorde une guitare

Une dame que fond lrsquoeacuteteacute Pregraves du jet drsquoeau bas argentin

Avec un eacuteventail de chanvre Tandis qursquoune femme preacutepare

Rafraicircchit son sein exalteacute Un lit charmant dans un jardin3 raquo

1 Anna de Noailles Les Eacuteblouissements laquo Recircverie persane raquo Paris 1907 p 137 2 Ibid p 93 3 Ibid laquo Paysage persan raquo p 46

250

Ce nrsquoest pas sans fondement de dire que ce poegraveme est un vrai tableau dessineacute drsquoapregraves

les miniatures persanes Nous pouvons peut-ecirctre lrsquoappeler une miniature chanteacutee car les

eacuteleacutements de ce genre de peinture sont tregraves abondants et repeacuterables dans sa composition jet

drsquoeau tulipes lilas arbuste frais cypregraves derviche fumant une pipe dame se rafraicircchissant

avec un eacuteventail adolescente en turban paonshellip Crsquoest dans ce sens que Mme Samsami a

parleacute agrave juste titre de la laquo pure transposition des miniatures raquo dans la poeacutesie de la comtesse

de Noailles Dans les poegravemes drsquoinspiration persane de cette derniegravere laquo la peinture semble

surgir de la poeacutesie nrsquoayant rien perdu de son eacuteclat et de sa netteteacute raquo1 A cet eacutegard les titres

des poegravemes eux-mecircmes sont bien eacutevocateurs la poeacutetesse nous a deacutecrit un laquo Paysage

persan raquo maintenant elle y fait entrer une laquo Danseuse persane raquo

laquo Dame persane en robe rose Quand vous dormiez sur lrsquoherbe inerte

Qui dansez dans le frais vallon Le papillon dans votre col

Tournez vers mon acircme morose Enfonccedilait-il son aile verte

Votre œil de biche sombre et long Comme les flamme de lrsquoalcool [hellip]

Veuillez eacutecouter ma complainte Sous le cypregraves de la prairie

Jrsquoeacutetais faite aussi pour danser Ougrave court le faisan argenteacute

Sur la tulipe et jacinthe Ecoutiez-vous la sonnerie

Que vos pieds viennent caresser [hellip] Des soldats traversant lrsquoeacuteteacute 2 raquo

On est ainsi dans la mecircme atmosphegravere (de miniature iranienne) on rencontre les mecircmes

images les mecircmes thegravemes mais beaucoup plus nombreux cette fois car le poegraveme est plus

long (25 strophes contre 6 pour le laquo paysage persan raquo) dame persane rossignol rose jet

drsquoeau vallon prairie eacuteblouissante lrsquoherbe tulipe et jacinthe myosotis blanche eacuteglantine

branchage vermeil arbuste cegravedre cypregraves enfant faisan argenteacute papillonhellip

Cette laquo danseuse persane raquo accomplit en quelque sorte le recircve lointain de sa creacuteatrice

qui consiste agrave danser dans les jardins de laquo lrsquoempire de Perse raquo agrave la maniegravere des demoiselles

peintes sur les tableaux ou dans les recueils de poeacutesie iraniens laquo Jrsquoeacutetais faite aussi pour

danser sur la tulipe et jacinthe raquo3 Pour Maurice Barregraves (1862-1923) qui avait une liaison

avec la poeacutetesse la laquo danseuse persane raquo eacutetait Anna de Noailles mecircme Il lui eacutecrivait

laquo Nous continuerons drsquoeacutecrire que vous ecirctes une jeune Grecque mais je sais bien que vous

ecirctes la Persane dans son jardin raquo Leur liaison avait profondeacutement marqueacute Barregraves et le

1 Cf LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 119 2 Les Eacuteblouissements laquo Danseuse persane raquo pp 11-12 3 Dans un autre poegraveme on retrouve le mecircme souhait laquo Que je danse sur le preacute vert raquo Les Eacuteblouissements laquo Ivresse au printemps raquo p 10

251

roman drsquoUn jardin sur lrsquoOronte doit beaucoup aux recircves qursquoinspirait agrave lrsquoeacutecrivain celle en

qui il voyait une Persane dans son jardin1

A part les eacuteleacutements picturaux qui rapprochent les poegravemes des Eacuteblouissements nous y

remarquons une quecircte constante de volupteacutes Ainsi au laquo bain de volupteacute raquo dans le

laquo paysage persan raquo correspond la laquo suprecircme envie raquo de la laquo danseuses persane raquo qui

consiste agrave laquo mourir de volupteacute raquo laquo Vous nrsquoaimez que le plaisir raquo dit le poegravete agrave son

personnage2 Cette ideacutee de plaisir est lieacutee agrave la vision du monde drsquoAnna de Noailles agrave sa

conception du passage du temps Le temps qui nous est accordeacute dans ce monde est bien

limiteacute et il passe si vite il faut donc le consommer pour notre plaisir

laquo Tu dis que crsquoest lrsquoheure de vivre

Que le moment de vivre est court

Que ton Dieu veut que lrsquoon srsquoenivre

De parfum de vin et drsquoamour 3 raquo

et ne croire guegravere en ce que disent les vieux sages

laquo Ils disaient que puisque tout passe

Puisque lrsquoecirctre est pareil au vent

Il faut meacutediter dans lrsquoespace

Sous les platanes drsquoun couvent

ndash Mais toi [hellip] tu ris et deacutedaignes de lire

Leurs manuscrits ougrave lrsquoon srsquoendort 4 raquo

On rencontre ce deacutesir de volupteacute dans maints endroits du recueil laquo Je crois aux volupteacutes et

je crois agrave la mort raquo dit lrsquoauteur dans la laquo Priegravere du matin raquo dans deux autres poegravemes au

moins le titre parle de lui-mecircme laquo Volupteacute raquo et laquo Nuit voluptueuse raquo Dans ce dernier

surtout le poegravete en deacutecrivant la nuit comme le moment plus complaisant au plaisir que le

1 Voir notre passage sur M Barregraves infra pp XX Cette influence apparaicirct surtout dans la creacuteation de lrsquoheacuteroiumlne du roman Oriante qui possegravede beaucoup de traits drsquoAnna de Noailles 2 Les Eacuteblouissements laquo Danseuse persane raquo p 13 3 Ibid p 14 Comparer avec ce que disait Marceline Desbordes-Valmore sur la briegraveveteacute de notre seacutejour sur terre en eacutevoquant la courte dureacutee de vie des roses agrave la maniegravere de Saadi laquo On a si peu de temps agrave srsquoaimer sur la terre Oh qursquoil faut se hacircter de deacutepenser son cœur raquo (Voir notre passage sur cette poeacutetesse supra pp 224-229) Princesse Bibesco dira la mecircme chose laquo Vivez heureux dans la saison des roses la saison des roses se passe raquo Les Huit paradis 1908 Paris Hachette p 259 4 Les Eacuteblouissements p 13

252

jour nous apprend que laquo le deacutesir est lui-mecircme une aile une fuseacutee qui srsquoest partout leveacutee et

srsquoest partout peseacutee raquo1

A tout cela reacutepondent les laquo plaisirs et lrsquoextase profonde raquo que lrsquoon peut goucircter dans

laquo Le Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur raquo

laquo Mais du moins sur la terre aux plus beaux jours du monde

Ils ont bu la douce liqueur

Du deacutesir des plaisirs de lrsquoextase profonde

Au Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur2 raquo

Ce laquo Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur raquo la poeacutetesse lrsquoa creacuteeacute drsquoapregraves la lecture drsquoun laquo livre

odorant tendre et triste raquo fort probablement Le Jardin des Roses Elle avait plusieurs fois

lu ce livre auquel elle reacutedigera une preacuteface en 1912 Le poegraveme mecircle les deacutetails drsquoun jardin

qui existe reacuteellement agrave Chiraz3 avec les images de miniatures Crsquoest une symphonie de la

nature ougrave Anna de Noailles exprime une fois de plus son souhait de se rendre

physiquement dans les jardins de Chiraz ndash son acircme srsquoeacutetant deacutejagrave envoleacutee vers cette contreacutee

laquo Jrsquoai lu dans un livre odorant tendre et triste

Dont je sors pleine de langueur

Et maintenant je sais qursquoon le voit qursquoil existe

Le jardin-qui-seacuteduit-le-cœur

Il srsquoeacutetend vers Chiraz au bas de la montagne

Qui porte le nom de Saadi

Mon acircme se peut-il que mon corps trsquoaccompagne

Et vole vers ce paradis raquo

Lagrave encore les couleurs les parfums et les chants du rossignol preacutedominent dans les

paysages

Lagrave des adolescents qursquoun bel azur contente

Passent leurs lumineux instants

Et mangent du cerfeuil trempeacute dans lrsquoeau courante

Quand la neige fond au printemps

Lrsquoeacuteperdu rossignol drsquoavril jusqursquoen septembre

1 Ibid laquo Nuit voluptueuse raquo p 149 2 Ibid laquo Le Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur raquo p 124 3 Bagh-e Delgosha (باغ دلگشااغ) laquo jardin qui seacuteduit le cœur raquo est un jardin qui se trouve agrave proximiteacute de la mausoleacutee de Saadi agrave Chiraz La princesse Bibesco aussi a eacutevoqueacute laquo Bag-dil-gousha raquo dans ses Huit Paradis mais lrsquoa situeacute agrave Racht

253

Exerce un flexible gosier

La tulipe fleurit lrsquoair a lrsquoodeur de lrsquoambre

La brise eacutevente le rosier1 raquo

Lrsquoauteur imagine rencontrer dans ce jardin les poegravetes Saadi Hafez et Khayyacircm (qursquoil

deacutesigne par le mot laquo lrsquoastronome raquo)2 vecirctus de robes de tissu vert avec leur barbe drsquoazur

que parfume la gomme se promenant dans la ville de meacutetal de faiumlence et de placirctre agrave lrsquoeacuteclat

du camphre et drsquoor Deacutecrits de la sorte ils ressemblent singuliegraverement aux beaux

promeneurs lettreacutes de la princesse Bibesco

Maurice Barregraves a eacutevoqueacute laquo le jardin-qui-seacuteduit-le-cœur raquo dans ces Cahiers mais il en a

leacutegegraverement modifieacute le nom il lrsquoa appeleacute le laquo Jardin qui dilate le cœur raquo

Nous retrouvons un jardin identique cette fois laquo pregraves de Kasbin ou de Kashan3 raquo

Comme le preacuteceacutedent il laquo seacuteduit raquo et laquo tente le coeur raquo en offrant le mecircme laquo deacutesir raquo et un

laquo sommeil de volupteacute raquo

laquo Jrsquoaille au jardin drsquoambre et de miel

Qui tente le cœur sensuel [hellip]

Ah dans ces parterres de fleurs [hellip]

Mon cœur seacuteduit par les douceurs raquo4

De semblables jardins abondent dans Les Eacuteblouissements Crsquoest que le jardin fait

partie inteacutegrante des laquo deacutelices orientales raquo un endroit ideacuteal ougrave celles-ci peuvent ecirctre

goucircteacutees Alors parler de ces laquo deacutelices raquo en tant que sujet principal du recueil neacutecessite

effectivement lrsquoeacutevocation de ces jardins Un simple regard sur les titres des poegravemes

composant Les Eacuteblouissements suffit agrave prouver notre ideacutee treize poegravemes portent le mot

laquo jardin raquo dans leur titre dans trois autres ce mot est remplaceacute par laquo verger raquo ou laquo parc raquo

pour le reste le mot ne se trouvant pas dans le titre il reacuteapparaicirct agrave lrsquointeacuterieur du poegraveme et

1 Ibid p 122 2 Khayyacircm eacutetait eacutegalement un astronome Anna de Noailles a sans doute connu ce poegravete laquo Il me montra dit-elle en parlant de M Barregraves un petit poegraveme drsquoOmar Kayam (sic) qursquoen son esprit il mrsquoavait deacutedieacute raquo Correspondance 1901-1923 Anna de Noailles-Maurice Barregraves eacuted eacutetablie preacutesenteacutee et annoteacutee par Claude Mignot-Ogliastri Paris LrsquoInventaire 1994 p 383 note 1 3 Ce sont deux villes iraniennes 4 Ibid laquo Les Deacutelices orientales raquo p 93

254

en constitue le thegraveme1 Tout cela teacutemoigne du pouvoir drsquoenchantement mysteacuterieux qursquoont

sur la comtesse de Noailles les connotations du mot laquo jardin raquo

Mais le jardin qui laquo seacuteduit raquo le mieux Anna de Noailles est sans doute un laquo jardin

litteacuteraire raquo crsquoest-agrave-dire le Jardin des Roses de Saadi que celle-ci avait tant aimeacute et

freacutequenteacute A force de ses freacutequentations notre poeacutetesse y a laisseacute une trace inoubliable

crsquoest la voie drsquoentreacutee du jardin une laquo preacuteface raquo pour en preacutesenter davantage lrsquoauteur Il

srsquoagit de la preacuteface qursquoelle a eacutecrite en 1912 pour lrsquoadaptation du Gulistan par Franz

Toussaint (voir supra p 232)

Dans sa preacuteface la comtesse de Noailles donne une assez longue biographie de Saadi

rapporte des anecdotes sur lrsquoeacuteclosion des principales œuvres de ce poegravete Elle cherche agrave

imaginer les passe-temps de sa jeunesse lrsquoambiance qui entourait ses creacuteations Mais

malgreacute toutes ces preacutecisions eacuterudites ou imaginatives on sent que le poegravete lui demeure un

peu lointain laquo Je viens de relire le Gulistan Il mrsquoemplit une fois encore de la preacutecieuse

tristesse que nous donne un livre suave tout ensemble par ses deacutelices et son eacuteloignement raquo

On pourrait dire qursquoelle voit la poeacutesie de Saadi agrave travers les miniatures et que crsquoest le cocircteacute

pictural et deacutecoratif de son œuvre qui lrsquointeacuteresse en ce qursquoil recreacutee et poeacutetise des images

des objets entrevus dans quelque exposition de lrsquoart iranien ou dans quelque vieux

manuscrit Dans sa preacuteface agrave Saadi la description du jardin ougrave joue le jeune poegravete et celle

du sombre paysage laquo agrave la tour eacutelanceacutee en eacutemail indigo et rose raquo sont les transpositions

directes de miniatures persanes reproduites avec un soin minutieux de couleurs et de

deacutetails Ces transpositions conservent mecircme leur immobiliteacute de peinture Parfois elle met

en mouvement les diffeacuterents eacuteleacutements de ces miniatures en les animant insensiblement

Ainsi quand elle deacutecrit le deacutecor qui entoure les soireacutees de la vieillesse recircveuse et

contemplative de Saadi laquo Parfois du cerisier fleuri du neigeux œillet du jasmin eacutetoileacute un

blanc papillon srsquoeacutelanccedilait mollement comme un peacutetale qui a la nostalgie du ciel Lrsquoeau

courante en circulant dans drsquoeacutetroits canaux de faiumlence bleue composait aux pieds du poegravete

un ciel limpide et diviseacute2 raquo

Dans sa tregraves jolie description de la nuit de Chiraz la poeacutetesse compose drsquoelle-mecircme

une miniature une symphonie de nuances argenteacutees ougrave mecircme le couple drsquoamoureux garde

la plasticiteacute raidie et un peu abstraite drsquoune ornementation picturale

1 A titre drsquoinformation nous donnons le titre de quelques uns de ces poegravemes Jardin drsquoenfance Le chaud jardin Jardin au Japon Aube sur le jardin Petit jardin avec un poivrier Jardin persan Un jardin au printemps Le calme des jardins Verger de lis Verger drsquoOrienthellip 2 Le Jardin des roses Paris Stock 1923 laquo Preacuteface raquo p 15

255

laquo Peu agrave peu la ville scintille Au centre de la mysteacuterieuse nuit persane le croissant de la lune

luit comme une branche de pastegraveque argenteacutee Dans les jardins drsquoeacutemail les jets drsquoeau

diminueacutes jaillissent sans interruption srsquoarrachant du cœur mille fils drsquoargent fuseleacutes comme

ferait la secregravete et diligente araigneacutee Un palais aux coupoles arrondies eacutetincelle autant que le

cristal et le camphre De blanches tubeacutereuses brucirclent leurs bougies aromatiseacutees Sur une

terrasse deux jeunes corps srsquoabandonnent si unis par lrsquoeacutetreinte des joues et des bras

rapprocheacutes qursquoils forment une seule nueacutee compacte La balustrade retient ce couple enivreacute

qui confiant et sans force se renverse sur lrsquoespacehellip1 raquo

Le tableau tregraves semblable par la symphonie des couleurs et la deacutelicatesse de nuances

du Collegravege de la megravere du roi laquo lrsquoasile drsquoeacutemail bleu raquo la description un peu preacutecieuse des

laquo subtils docteurs du couvent aromatique raquo semblent empreints des reacuteminiscences qui

fournissent des images enthousiastes agrave Loti et agrave la princesse Bibesco laquo Lequel de nous

tenteacute depuis lrsquoenfance par les grands plateaux de la Perse ougrave le vent soulegraveve une poussiegravere

de turquoise ne fit le recircve de connaicirctre aussi les contreacutees bienheureuses et de frapper un

soir dans Ispahan agrave la porte drsquoargent de la maison des soufis raquo

Justement Maurice Barregraves est lrsquoun de ceux qui ont cultiveacute ce recircve dont parle Anna de

Noailles Certains disent que laquo crsquoest en pensant agrave lui qursquoAnna eacutecrit sa splendide Preacuteface au

Jardin de Roses de Saadi raquo2 Tous les deux ils avaient lu le poegravete persan et en parlaient

dans leurs correspondances laquo Dimanche jrsquoirais voir Madame Barregraves lire le Gulistanhellip raquo

eacutecrit Anna de Noailles agrave Barregraves3 ou encore laquo Et puis il [Voltaire] srsquoenivre de lrsquoOrient

autant que Saadi et sans en crever de langueur drsquoune maniegravere deacutegoucirctante comme mon

cœur4 raquo Ces correspondances sont chegraveres agrave Barregraves qui lui eacutecrivait laquo Vos chegraveres lettres

sont un pan de la robe toute embaumeacutee des roses de Saadi que portait votre sœur

Valmore5 raquo

22 Henri de Reacutegnier au Miroir des heures

Poegravete et aussi romancier Henri de Reacutegnier (1864-1936) a connu et lu Saadi comme lrsquoont

fait beaucoup drsquoautres poegravetes du deacutebut du XXe siegravecle mais il a eacutegalement laquo fort raquo aimeacute ce

Persan Crsquoset ce qursquoil avoue lui-mecircme dans une de ses notes du feacutevrier 1889 laquo En somme

Kahn pour moi nrsquoest pas un poegravete franccedilais crsquoest une sorte drsquooriental et de Persan une

1 Ibid p 18 2Cf Correspondance Anna de Noailles-Maurice Barregraves op cit p XXXII 3 Ibid p 437 La lettre est dateacutee du 12 janvier 1906 4 Ibid p 434 Anna de Noailles agrave Maurice Barregraves le 3 janvier 1906 5 Ibid p 517 Cette lettre date du 31 juillet 1906

256

espegravece de Saadi que jrsquoaime forthellip raquo1 Il se souviendra plus tard de ses lectures de Saadi

lorsqursquoil laquo se contemplera raquo dans Le Miroir des heures2 recueil de poegravemes composeacutes entre

1906 et 1910

On a qualifieacute lrsquoœuvre de Reacutegnier comme laquo lrsquoexpression de drsquoun symbolisme eacutepuiseacute

drsquoune meacutelancolie 1900 deacutepourvue drsquointeacuterecirct raquo3 Dans Le Miroir des heures on retrouve la

mecircme meacutelancolie comme le corollaire neacutecessaire drsquoune sensualiteacute qui est fort peacuteneacutetrante

dans les poegravemes du recueil Une meacutelancolie dont le poegravete ne veut pas reacuteveacuteler le laquo Secret raquo

laquo Je ne livrerai plus aux passants du chemin La cleacute des beaux palais de ma meacutelancolie raquo4

Ainsi degraves les premiers poegravemes le poegravete nous donne une ideacutee de lrsquoampleur de son chagrin

de son angoisse de vivre le quatriegraveme par exemple intituleacute laquo LrsquoEnnui raquo eacutevoque sa

laquo tristesse importune raquo5 En fait la poeacutesie de Reacutegnier est laquo une poeacutesie du regret et de

lrsquoincantation raquo on y retrouve toute lrsquoangoisse du poegravete devant la mort perpeacutetuelle du

monde devant les sensations et les beauteacutes qui disparaissent Alors le poegravete toujours seul

se donne le rocircle quelque peu magique drsquoeacutevoquer les eacutepoques disparues drsquoen restituer les

charmes Pour lui ce qui justifie la litteacuterature crsquoest le deacutesir laquo que tout ne soit pas vain dans

le temps eacuteternel raquo que le souvenir aussi fasse du temps perdu un temps retrouveacute laquo Salut agrave

toi fils de Virgile La Muse te dresse un autel Car tu sus drsquoun roseau fragile Faire naicirctre

un chant immortel 6 raquo Les œuvres de Reacutegnier reposent en effet sur les rapports entre le

passeacute et la vision preacutesente Reacutesumer le temps mais aussi en retrouver lrsquoessence telle est

au fond la vocation drsquoune telle poeacutesie7

Or un exemple bien significatif de cette poeacutesie est Le Miroir des heures et crsquoest dans

ce sens qursquoil faut interpreacuteter le thegraveme de la fuite du temps eacutevoqueacute degraves les premiers poegravemes

du recueil laquo En ce cristal terni laisse mourir ces roses Leurs feuilles en tombant disent le

temps qui fuit8 raquo Ou encore laquo Et ne permettrai plus qursquoon cueille en son jardin Les fruits

de ma meacutemoire et les fleurs de ma vie9 raquo En lisant ces vers on pense spontaneacutement agrave la

preacuteface du Gulistan ougrave le mecircme thegraveme est eacutevoqueacute et le mecircme vocabulaire utiliseacute (les

laquo roses raquo la chute des laquo feuilles raquo qui disent la fuite du temps laquo cueillir raquo des laquo fleurs raquo en

1 Henri de Reacutegnier Les Cahiers ineacutedits 1887-1936 eacutedition eacutetablie par David J Niederauer et Franccedilois Broche Paris Pygmalion Geacuterard Watelet 2002 p 164 2 Henri de Reacutegnier Le Miroir des heures 2egraveme eacutedition Paris Mercure de France 1910 3 Jean-Pierre De Beaumarchais Daniel Couty et Alain Rey Dictionnaire des eacutecrivains de langue franccedilaise tome 2 Paris Larousse 1994 p 1508 4 Le Miroir des heures op cit p 19 5 Ibid p 17 6 Ibid p 45 7 Voir Dictionnaire des eacutecrivains de langue franccedilaise op cit p 1508 8 Ibid p 17 9 Ibid p 19

257

son laquo jardin raquo) Cet emprunt au Gulistan devient encore plus eacutevident lorsque lrsquoon lit ces

quelques lignes tireacutees des laquo Epigrammes raquo

laquo Voici des roses Lrsquoan nouveau vous les apporte

Puissent-elles un jour plaire agrave vos yeux contents

Si leur fraicirccheur est bregraveve et passe en peu de temps

Leur parfum dure encore lorsque la fleur est morte

Ainsi du souvenir lrsquoodeur tenace et forte

Persiste sans faiblir et demeure longtemps1 raquo

Ainsi les laquo roses raquo dont laquo le parfum dure encore lorsque la fleur est morte raquo laquo lrsquoodeur

tenace et forte raquo de leur laquo souvenir raquo tout cela nous rappelle ce laquo morceau drsquoargile raquo dont

Saadi a raconteacute lrsquoaventure dans la preacuteface de son Jardin de roses laquo Je nrsquoeacutetais me

reacutepondit-elle qursquoune argile sans valeur mais jrsquoai demeureacute quelques temps avec la rose et

le meacuterite de ma compagne a laisseacute des traces en moihellip2 raquo

Quant agrave laquo la rose raquo elle est omnipreacutesente dans Le Miroir des heures elle apparaicirct agrave

lrsquoexception de quelques poegravemes tout au long du recueil Crsquoest qursquoelle incarne (avec

drsquoautres eacuteleacutements tels la fleur le rossignol le printemps lrsquoamour) le temps heureux que

Reacutegnier cherche agrave eacuteterniser Ce temps heureux crsquoest laquo la rose raquo que lrsquoon cueille des

laquo legravevres raquo de sa bien aimeacutee ou mieux dire crsquoest le temps que lrsquoon a veacutecu avec amour Car

pour Reacutegnier lrsquoimportant nrsquoest pas de laquo vivre longtemps raquo

laquo Il ne faut souhaiter de voir un trop long acircge

Et mieux vaut mourir tocirct que de vivre longtemps

Car fol est qui srsquoacharne agrave porter au visage

Lrsquoaspect de la vieillesse et le masque du temps [hellip]

A mon sens lrsquoarbre mort dont ne croicirct plus lrsquoeacutecorce

Encombre le taillis et gacircte la forecirct3 raquo

mais de vivre en amoureux

laquo La gloire ne vaut pas le parfum drsquoune rose

Et le temps ougrave lrsquoon aime est seul lrsquoeacuteterniteacute 4 raquo

1 Ibid p 30 2 Gulistan preacuteface pp 7-8 A Cheacutenier et Lamartine avaient rapporteacute cette fable (voir supra p 193 et pp 231-232) 3 Le Miroir des heures op cit p 42 4 Ibid p 181

258

Lrsquoideacutee est reprise dans un autre poegraveme intituleacute laquo Le Miroir raquo laquo Jrsquoai vu ta face ocirc Mort et

ton visage Amour A qui fut doux lrsquoamour la mort nrsquoest pas cruelle1 raquo Ce poegraveme dont

le titre eacutevoque celui de tout le recueil (Le Miroir des heures) reacutesume en quelque sorte la

porteacutee de ce dernier surtout par ces deux vers finals laquo Car pour me souvenir que lagrave-haut

je fus belle Nrsquoai-je point le miroir ougrave irait ma beauteacute 2 raquo

Ainsi le souvenir devient-il pour le poegravete un outil destineacute agrave retrouver laquo lrsquoessence du

temps raquo en drsquoautres termes agrave revivre les sensations et les beauteacutes disparues afin drsquoen

restituer les charmes Alors il entreprend dans son imagination un voyage dont les poegravemes

du Miroir des heures reflegravetent les diffeacuterentes eacutetapes Crsquoest un voyage vers lrsquoOrient certes

imaginaire sur les ailes du souvenir mais laquo qursquoimporte le vaisseau si la route est la

mecircme raquo souligne le poegravete degraves les premiers vers de son recueil

laquo Adieu vous qui partez pour ce mecircme voyage

Que jadis au matin avant vous jrsquoai tenteacute [hellip]

Qursquoimporte la vaisseau si la route est la mecircme

Sans aller avec vous je suis ougrave vous irez [hellip]

Ma meacutemoire fidegravele au passeacute qursquoelle honore

Mrsquoen rendra la couleur la ligne et la saison [hellip]

Je nrsquoaurai pour revoir tout ce qui vous eacutetonne

Qursquoagrave me ressouvenir et qursquoagrave fermer les yeux3 raquo

Las des paysages mornes laquo des voix que [son] oreille eacutecouta trop longtemps raquo de tout

ce qui lui est devenu monotone voire de son propre laquo moi raquo le poegravete cherche un nouveau

laquo rivage raquo ougrave deacutebarquer un nouvel air en un mot un nouveau laquo Refuge raquo

laquo Je suis venu chercher sur ce brucirclant rivage

Que bat un flot plus clair

Pour un autre moi-mecircme un autre paysage

Et jrsquoai passeacute la mer4 raquo

Il est eacutegalement laquo deacuteccedilu raquo des laquo jardins moussus raquo dont il ne veut plus parcourir les

laquo alleacutees raquo laquo Mes yeux ne veulent plus suivre dans les alleacutees De ton jardin moussu

1 Ibid p 171 2 Ibid 3 Ibid pp 11-12 4 Ibid p 68

259

Automne les espoirs et les ombres voileacutees Qui mrsquoont longtemps deacuteccedilu 1 raquo Le repos dont il

recircve laquo Le refuge raquo qursquoil cherche ne se trouvent qursquoen Orient laquo Crsquoest pourquoi sous ce

ciel torride et monotone Drsquoazur pacifiant Je suis venu chercher le lourd repos que donne

La terre drsquoOrient2 raquo Et tout de suite apregraves ce souhait dans le poegraveme suivant laquo Le

Bouquet raquo la penseacutee de Reacutegnier srsquoenvole vers lrsquoOrient alors qursquoil contemple une toile

persane

Ainsi agrave lrsquoimage de laquo cette rose enlaceacutee [au] beau cypregraves noir raquo que Reacutegnier regardait

laquo mourir raquo laquo tout le jour raquo (Le Refuge) reacutepond juste dans le poegraveme suivant (Le Bouquet)

lrsquoimage laquo des œillets en fleurs et des cypregraves raquo peints dans laquo une toile persane raquo tendue au

mur de sa chambre Bien que ces fleurs soient peintes sur un tableau Reacutegnier en sent deacutejagrave

laquo le parfum vagabond des Orients lointains raquo Crsquoest que dans la poeacutesie de Reacutegnier des

eacutechanges constants se produisent entre le vivant et lrsquoinanimeacute entre les couleurs les formes

et les odeurs harmoniseacutees justement par le temps qui les patine Ici laquo le deacutecor odorant raquo

donne un nouvel air agrave lrsquoambiance triste de sa chambre et laquo reacutepand un arocircme nouveau raquo il

lui suggegravere le sentiment de vivre agrave Ispahan LrsquoOrient dont le poegravete sent le parfum crsquoest

donc lrsquoIran en particulier Ispahan le pays des laquo roses raquo

laquo Il me semble parfois lorsque mes yeux moroses

Regardent ce deacutecor odorant et fleuri

Qursquoune Ispahan pacircmeacutee en ses jardins de roses

A travers le tissu se reacuteveille et sourit3 raquo

Mais la toile persane emmegravene Reacutegnier encore plus loin dans ses recircves jusqursquoaux

laquo jardins raquo de Saadi ougrave il peut eacutecouter le chant drsquoamour du laquo rossignol raquo pour la rose laquo

Jrsquoeacutecoute un rossignol si chante un humble oiseau raquo Depuis longtemps le poegravete portait en

lui ce laquo deacutesir raquo drsquoentendre laquo le rossignol reacutepondre au rosier amoureux raquo

laquo Jadis il mrsquoeucirct donneacute vers les citeacutes lointaines

Le deacutesir de porter mes pas sous drsquoautres cieux

Et drsquoentendre [hellip]

Le rossignol reacutepondre au rosier amoureux4 raquo

1 Ibid 2 Ibid 3 Ibid p 69 4 Ibid p 72

260

Lrsquohistoire du rossignol amoureux de la rose on le sait bien Saadi lrsquoa chanteacutee agrave plusieurs

reprises dans sa poeacutesie Et justement crsquoest encore le rossignol qui rappelle agrave lrsquohomme la

vaniteacute drsquoune vie deacutepourvue drsquoamour

laquo Sais-tu ce que mrsquoa dit ce rossignol du matin

laquo Quel homme es-tu donc puisque tu es sans aucune connaissance de lrsquoamour 1 raquo

Dans laquo Le Prince captif raquo Reacutegnier revient de nouveau sur le thegraveme de lrsquoamour du

rossignol pour la rose Cette fois il cite le nom de Saadi2 agrave qui il a emprunteacute le thegraveme En

effet laquo le prince captif raquo crsquoest Reacutegnier lui-mecircme peint par une miniature persane en habit

drsquoun prince persan monteacute sur un cheval faucon agrave la main accompagneacute par sa princesse

qui lui murmure dans lrsquooreille les chansons drsquoamour de Khayyacircm et de Saadi

laquo Je suis Prince Persan et nrsquoai pour tout royaume

Que ce feuillet ougrave je suis peint [hellip]

Puisque agrave cocircteacute de moi ma Princesse fidegravele

Reacuteglant son cheval sur le mien

Ecoute srsquoexalter dans la nuit triste et belle

Le rossignol qui se souvient

Tandis que par respect pour lrsquoamour agrave lrsquooreille

Et tout bas elle me redit

Quelques tendre penseacutee agrave la sienne pareille

DrsquoOmar Khayam ou de Sacircdi 3 raquo

Lrsquoimage du rossignol passionneacute de la rose ne cesse de reacuteapparaicirctre dans les poegravemes du

recueil Parmi tant drsquoautres nous pouvons citer laquo Romeacuteo et Juliette raquo ougrave nous lisons

laquo Vous avez eacutecouteacute dans la nuit bouche agrave bouche La voix du rossignol amoureux et

farouche raquo (p 105) ou encore laquo Le Cypregraves raquo drsquoougrave on entend le geacutemissement de cet oiseau

amoureux laquo Et qursquoun charme nouveau de lagrave-bas trsquoa suivie Pour avoir entendu dans les

nuits drsquoOrient Le rossignol geacutemir sur les cypregraves drsquoAsie raquo (p 189) De ce point de vue

lrsquoinfluence de Saadi sur Reacutegnier est bien consideacuterable En fait la rose le rossignol le

1 Gulistan p 129 (II 27) Crsquoest notamment dans ses ghazels que Saadi precircche lrsquoamour laquo Si Saadi ne pratiquait pas lrsquoamour qursquoest-ce qursquoil ferait alors de son existence Crsquoest dommage que lrsquoon gacircche la vie [en la laissant passer sans amour] raquo Kolliyacirct p 454 ghazel ndeg 263 2 Dans un autre poegraveme laquo Le Casque raquo ougrave est eacutevoqueacutee la grandeur de Chah Abbas I laquo cinquiegraveme souverain des sultans Seacutefeacutevides raquo Reacutegnier cite le Boustan de Saadi laquo Et dans lrsquoacier ougrave lrsquoor aux lettres resplendit On peut lire en relief des versets de poegraveme Lrsquoun entre autres tireacute du Bostan de Sacircdi raquo 3 Ibid pp 77-78

261

cypregraves sont tous des images que Saadi a freacutequemment utiliseacutees pour illustrer ses ghazels

drsquoamour le genre dont il est le maicirctre incontesteacute Conscient de cet aspect de la poeacutesie de

Saadi Reacutegnier srsquoen est bien inspireacute et lrsquoa deacuteveloppeacute dans ses poegravemes Car nous lrsquoavons

deacutejagrave dit lrsquoamour est un des thegravemes principaux du Miroir des heures et la rose en est une

meilleure incarnation Pour en avoir une ideacutee il suffit de lire le chapitre intituleacute laquo Sept

estampes amoureuses raquo dans six des sept poegravemes qui composent ce chapitre les roses

sont preacutesentes1 Ces roses ressemblent beaucoup agrave celles du Jardin des roses de Saadi

celles laquo qui ne se fanent pas raquo

laquo Je crois aller vers vous par un jardin drsquoAsie

Que parfument des fleurs qui ne se fanent pas [hellip]

Mais pour faire en mon cœur naicirctre par votre visage

Ces roses ces jardins des fontaines ces cieux

Il suffit que je pense agrave ce jeune visage

Dont les yeux agrave jamais ont eacutebloui mes yeux 2 raquo

Bref dans Le Miroir des heures qui passent si vite les images qui se reflegravetent avec

plus drsquoeacuteclat ce sont celles qui se rapportent agrave lrsquoamour celles qui nous rappellent nos

moments veacutecus en amoureux Gracircce agrave nos souvenirs nous pouvons revivre ces moments

preacutecieux et par lagrave faire du temps perdu un temps retrouveacute Car enfin reacutepeacutetons-le encore

une fois avec Reacutegnier laquo le temps ougrave lrsquoon aime est seul lrsquoeacuteterniteacute raquo

laquo Mon amour est pareil au jardin de ce cloicirctre

Solitaire ougrave le temps qui deacutetruit tout fait croicirctre

Plus vivace la fleur et plus fort le rameau

Car agrave chaque printemps je vois ma vie eacuteclose

En son mecircme parfum eacuteternel et nouveau

Au rosier plus nombreux drsquoune plus haute rose3 raquo

1 Il srsquoagit des poegravemes laquo Lucinde au corps divin raquo laquo Alberte au cher visage raquo laquo Elvire aux yeux baisseacutes raquo laquo Pauline au cœur trop tendre raquo laquo Julie aux yeux drsquoenfant raquo et laquo Aline raquo pp 143-158 2 Ibid p 149 Comparer avec la preacuteface du Gulistan (p 15) laquo A quoi te servira un plateau de roses Emporte plutocirct une feuille de mon parterre de roses La fleur dure seulement cinq ou six jours et ce parterre sera toujours beau raquo 3 Ibid p 211

262

23 Guillot de Saix Au Jardin de Saadi

Poegravete et dramaturge Leacuteon Guillot de Saix (1885-1964) a composeacute de belles adaptations en

vers du Gulistan et du Boustan Il srsquoest familiariseacute avec ces deux ouvrages et avec la

poeacutesie persane en geacuteneacuterale gracircce agrave ses amis iraniens ou drsquoorigine iranienne tels Paul

Kitabji-Khan Clotilde Archainbaud Kitabji Sarkis Khatchatourian que le poegravete cite dans

certains endroits de son œuvre1 Ces derniers lui communiquaient entre autres des

histoires qursquoil adaptait dans ses poegravemes Nous lisons par exemple cette phrase sous le titre

des laquo Deux princesses raquo laquo A Monsieur Paul Kitabji-Khan qui mrsquoa conteacute cette histoire

persane2 raquo

Ainsi un grand nombre de poegravemes ou de fables de Guillot de Saix sont de sujets

saadiens En outre beaucoup de ses recueils portent mecircme le nom de Saadi ou de ses

ouvrages Au Jardin de Saadi Quarante-cinq poegravemes de Saadi Le Chemin de Saadi

LrsquoEnclos des Roses Le Verger en fleurs Ces trois derniers recueils classeacutes par sujets et

precircts agrave lrsquoimpression ne seront finalement pas publieacutes en raison de la guerre3 Mais

plusieurs de ces poeacutesies sont parues dans diffeacuterentes revues de lrsquoeacutepoque telle La

Bourgogne drsquoor qui paraicirct depuis 1903 agrave Chagny-en-Bourgogne4

Comme pour le cas de Marceline Desbordes-Valmore drsquoAnna de Noailles et de la

princesse Bibesco ce qui inteacuteressait Guillot de Saix chez Saadi crsquoeacutetait surtout les thegravemes et

les images concernant le rossignol la rose et leur amour symbolique Le recueil Au Jardin

de Saadi publieacute en 1960 est impreacutegneacute de ces sujets de sorte que dans tous les poegravemes du

premier chapitre intituleacute laquo Dans la Roseraie raquo la rose et le rossignol sont deux figures

1 Voir De Sarsquodi agrave Aragon op cit p 332 2 Leacuteon Guillot de Saix Au Jardin de Saadi Paris La Revue moderne 1960 p 38 3 Dans ces recueils lrsquoauteur a surtout utiliseacute les eacutepisodes ougrave Saadi raconte sa vie et ses aventures

1 LrsquoEnclos des Roses (Gulistan) est composeacute de deux parties comportant chacune 17 poegravemes a) De lrsquoAmour agrave la Mort b) La Rose et les Epines 2 Le Chemin de Saadi comme lrsquoindique deacutejagrave son titre est en quelque sorte une reconstitution du parcours autobiographique du poegravete persan Il est composeacute de 46 poegravemes rassemblant les eacuteleacutements autobiographiques contenus dans lrsquoœuvre du poegravete et rangeacutes par ordre chronologique 3 Le Verger en fleurs (Boustan) est diviseacute en sept parties chacune comprenant elle-mecircme sept poegravemes La Porte basse La Porte rustique La Porte citadine La Porte sage La Porte pieuse La Porte seigneuriale La Porte royale

4 Un grand nombre de fables sont publieacutes en exclusiviteacute dans cette revue bimestrielle surtout dans les numeacuteros 100 (deacutecembre 1935) pp 58-59 Le Rat le ver et la noix Le Nain et le Geacuteant Le Noyer et ses noix ndeg 103 (mai 1936) pp 195-196 LA Fille difficile agrave marier ndeg 116 (mai-juin 1938) pp 105-106 La Goutte drsquoeau reacutecompenseacutee Le Martyre de la Chandelle La Fourmi eacutepargneacutee ndeg 117 (juillet-aoucirct 1938) pp 263-265 Le Vautour et le Milan La Tecircte de lrsquoacircne La Bonteacute du berger Reacuteunies en volume certaines de ces Fables ont paru aux Editions du Cap Burgonde agrave Chagny-en-Bourgogne en 1938 Cf aussi la revue Bonteacute Paris IXegraveme anneacutee mars 1940

263

omnipreacutesentes1 Alors qursquoAnna de Noailles deacutecrivait une laquo Danseuse persane raquo dans un

jardin drsquoIran Guillot de Saix lui donne dans presque la mecircme atmosphegravere la description

miniaturiseacutee drsquoune laquo Chanteuse raquo qui vient du pays de Saadi

laquo Crsquoest de la Perse blanche et rose Si ces notes orientales

Sous son turban drsquoazur fatal Font qursquoen eacutecartant ses peacutetales

Qursquoelle vint cette virtuose La rose ardente a resplendi

Au chant pur et sentimentalhellip Crsquoest qursquoen cette gorge plaintive

Sa voix qui se meacutetamorphose Chante encore lrsquoacircme captive

Nuance un air du sol natal Du rossignol de Saadi2 raquo

Et crsquoest comme un jet drsquoeau de rose

Dans une vasque de cristal

Ailleurs en suivant lrsquoexemple de ses preacutedeacutecesseurs Madame Valmore et la princesse

Bibesco Guillot de Saix crie avec laquo Le Fou de Baghdad raquo ce savetier amoureux de la rose

la briegraveveteacute du laquo temps drsquoecirctre heureux raquo

Fecirctez la saison des roses

Voici le temps drsquoecirctre heureux

Couronnez vos fronts moroses

Ornez vos cœurs amoureux [hellip]

La saison des roses passe

Il faut suivre la saison 3 raquo

Si nous comparons ces vers avec ce que disait la princesse Bibesco laquo Vivez heureux dans

la saison des roses la saison des roses se passe raquo ou avec ceux de Madame Valmore

laquo Les roses subiront un affreux changement raquo laquo On a si peu de temps agrave srsquoaimer sur terre

Oh qursquoil faut se hacircter de deacutepenser son cœur raquo4 nous apercevons trop drsquoeacuteleacutements

identiques pour ne pas penser agrave une source drsquoinspiration unique En drsquoautres termes il

serait pueacuteril de mettre au compte drsquoun hasard fortuit ce grand nombre drsquoanalogies surtout

quand nous savons que les trois auteurs avaient lu Saadi Dans le cas preacutesent la preacuteface du

Gulistan leur a inspireacute des vers lyriques sur la fuite du temps et lrsquoamour

1 Voici agrave titre documentaire les titres de quelques uns de ces poegravemes La Rose et le Rossignol Mon cœur et la rose La Rose offenseacutee Les Roses de lrsquoalleacutee Aux Jardins bleus du soir Le Fou de Baghdad Et il en va de mecircme pour plusieurs poegravemes des chapitres suivants 2 Au Jardin de Saadi laquo La Chanteuse raquo p 18 3 Ibid laquo Le Fou de Baghdad raquo p 14 4 Voir respectivement Les Huit paradis op cit p 259 Les Œuvres poeacutetiques de Marceline Desbordes-Valmore op cit tome 1 p 179 et p 200

264

Mais Guillot de Saix est eacutegalement lrsquoauteur de fables dont les eacutepisodes sont puiseacutes

dans les œuvres des fabulistes grecs et franccedilais aussi bien que dans celles de Saadi

Certaines de ces fables sont inseacutereacutees dans Au Jardin de Saadi Drsquoautres plus nombreuses

sont reacuteunies dans les autres recueils dont Fables et Fables de laquo ma raquo Fontaine Guillot de

Saix a transcrit avec joie les fables veacuteridiques de La Fontaine persan Or il ne les a point

regardeacutees comme de secs apologues deacutesormais vides de sens deacutepourvus de vie Dans le

reacutecit il a rechercheacute une certaine bonne humeur susceptible de renouveler de ranimer ces

sujets antiques Comme exemple nous pouvons donner laquo La Fille difficile agrave marier raquo qui

est lrsquoadaptation drsquoune historiette du deuxiegraveme chapitre du Gulistan

Certain leacutegiste avait une fille si laide

Que pour se deacutemunir de cet objet si laid

Crsquoest vainement qursquoil appelait

Tout lrsquoor de ses coffres agrave lrsquoaide [hellip]

Un aveugle seule en voulut

Cette union eacutetait agrave peine enregistreacutee

Qursquoon annonce au beau-pegravere

- laquo Un adroit meacutedecin

Qui vient de Seacuterendib eacutetonne la contreacutee [hellip]

Qursquoil rend aux aveugles la vuehellip raquo [hellip]

- laquo De gracircce eacutepargnez-moi dit-il un tel tracas

Quiconque veut le bien souvent le mal engendre

Je ne suis pas sot agrave ce point

Mieux vaut que les maris des laides nrsquoy voient point

Sur mon gendre surtout nrsquoallez rien entreprendre1 raquo

Et de cette sorte de comeacutedie vivante lrsquoauteur a deacutegageacute une morale qui nrsquoest pas forceacutement

celle de lrsquooriginal

laquo La veacuteriteacute nrsquoest point la mecircme pour chacun

Vous avez votre but et nous avons le nocirctre

Ce qui fait ici-bas le bonheur de quelqursquoun

Peut faire le malheur drsquoun autre

Ainsi lorsque lrsquoon se meacuteprend

La gueacuterison drsquoun mal en produit un plus grand2 raquo

1 Leacuteon Guillot de Saix Fables Chagny-n-Bourgogne Editions du Cep Bourgogne 1938 pp 7-8 Au deacutebut de la fable lrsquoauteur a mentionneacute sa source laquo drsquoapregraves Saadi raquo voir Gulistan pp 150-151 (II 44) 2 Ibid p 8

265

Cependant notre fin lettreacute ne srsquoest point arrecircteacute agrave cette compreacutehension exteacuterieure des

poegravemes saadiens Il a voulu en eacuteclairer le sens interne Sa vive curiositeacute son infaillible

impartialiteacute son intelligence libre de toute preacutevention artistique morale et religieuse lrsquoont

beaucoup aideacute agrave y mettre en lumiegravere la valeur symbolique comme le prouve la piegravece

intituleacutee laquo Les Roses du recircve raquo qui placeacutee agrave cocircteacute de la ceacutelegravebre poeacutesie de Marceline

Desbordes-Valmore apparaicirct au triple point de vue de la penseacutee du texte et du rythme

comme une transposition savante eacuteleacutegante et exacte

laquo Sur le bord du deacutesert immense un homme acircgeacute

Dans un recircve restait profondeacutement plongeacute

Quand il abandonna lrsquoextase surhumaine [hellip]

Mais le parfum sacreacute qui srsquoexhale des roses

Mrsquoenivra tellement au long de mon chemin

Que le pan de ma robe eacutechappa de ma main

Et deacutejagrave sur le sol les roses effeuilleacutees

Au souffle du vent chaud srsquoeacutetaient eacuteparpilleacuteeshellip

Puisse ma faible haleine au bout de ce reacutecit

Vous rapporter du moins leur parfum jusqursquoici 1 raquo

Comme on le voit M Guillot de Saix gracircce agrave la soliditeacute de son eacuterudition la sucircreteacute de

son goucirct et la puissance de ses vues donne de Saadi un portrait drsquoune ressemblance si

frappante que des essais analogues ne semblent guegravere devoir y apporter de retouches bien

seacuterieuses

3

SAADI ET LES PROSATEURS DU XXe SIEgraveCLE

31 Andreacute Gide et la laquo sensualiteacute raquo de la poeacutesie persane

Parmi les plus grands eacutecrivains du XXe siegravecle qui ont eacuteteacute influenceacute par la litteacuterature

persane le nom drsquoAndreacute Gide (1869-1897) meacuterite une mention agrave part Cette influence ndash

drsquoailleurs laquo profonde raquo ndash se fait jour lorsque lrsquoon lit dans son œuvre les freacutequentes citations

des grands poegravetes persans mais surtout quand nous lisons cet extrait drsquoune lettre qursquoil a

eacutecrite en 1921

1 Quarante-cinq poegravemes de Saadi choisis par Guillot de Saix ce recueil devait ecirctre publieacute agrave Paris et aux eacuteditions Art et Industrie mais apparemment il est resteacute agrave lrsquoeacutetat manuscrit

266

laquo Jrsquoai pour ma part veacutecu avec Saadi Ferdousi Hafiz et Kheyyam aussi intimement je puis

dire qursquoavec nos poegravetes occidentaux et communieacute eacutetroitement avec eux ndash et je crois qursquoils ont

eu sur moi de lrsquoinfluence ndash oui vraiment une influence profonde ils ont bu et je bois avec

eux aux sources mecircmes de la poeacutesiehellip1 raquo

Gide avait un grand laquo amour raquo pour la litteacuterature persane bien qursquoil lrsquoait laquo peu raquo

connue laquo Pardonez-moi de vous parler ainsi drsquoune litteacuterature que malgreacute tout mon amour

pour elle je connais peu Je la connais peu mais je lrsquoaime beaucoup que cela me serve

drsquoexcuse - puis jrsquoeacutecris pour qui la connaicirct encore moins2 raquo Il connaissait quand mecircme les

grandes figures de cette litteacuterature Saadi Firdusi Khayyacircm Hafez et il avait une

preacutedilection pour ces deux derniers laquo Vous pouvez lire en franccedilais disait-il agrave Angegravele le

Gulistan de Saadi et Firdusi tout entier je ne vous cache pas que je preacutefegravere Omar et

Hacircfiz3 raquo

En fait ce que Gide appreacutecie dans cette poeacutesie persane crsquoest la sensualiteacute qui en

eacutemane (drsquoougrave peut-ecirctre sa preacutefeacuterence pour Khayyacircm) laquo Si elle [la sensualiteacute] est perdue en

Occident Gide en trouve le modegravele chez les poegravetes persans comme Hafez Saadi et Omar

Khayyacircm dont il fut tregraves tocirct (sans doute sous lrsquoinfluence de Goethe) un lecteur

enthousiaste4 raquo Cette ideacutee trouve sa confirmation dans ces phrases adresseacutees agrave Angegravele

laquo La sensualiteacute chegravere amie consiste simplement agrave consideacuterer comme une fin et non comme un

moyen lrsquoobjet preacutesent et la minute preacutesente Crsquoest lagrave ce que jrsquoadmire aussi dans la poeacutesie

persane crsquoest lagrave ce que jrsquoy admire surtout ndash Car la litteacuterature persane presque entiegravere

mrsquoapparaicirct pareille agrave ce palais doreacute dont il est raconteacute dans le reacutecit drsquoun des trois calenders

que les quarante portes ouvrent la premiegravere sur un verger plein de fruits la seconde sur un

jardin de fleurs la troisiegraveme sur une voliegravere la quatriegraveme sur des joyaux entasseacuteshellip [Je]

preacutefegravere mrsquoattarder encore dans les vergers et les jardins et les voliegraveres Je trouve lagrave quelques

volupteacutes si intenses qursquoelles suffisent pour deacutesalteacuterer mes deacutesirs et pour endormir ma

penseacutee5 raquo

Dans un autre endroit et toujours dans le mecircme sens Gide analysant la laquo curiositeacute raquo

de Sindbad dans les Mille et Une Nuits eacutecrit laquo Crsquoest une sorte drsquoaviditeacute de lrsquoesprit et des

1 Andreacute Gide 2 Andreacute Gide dans sa dixiegraveme laquo Lettre agrave Angegravele raquo Essais critiques eacutedition preacutesenteacutee eacutetablie et annoteacutee par Pierre Masson Paris Gallimard 1999 p 64 3 Ibid 4 Thomas Cazentre Gide lecteur la litteacuterature au miroir de la lecture Paris eacuteditions Kimeacute 2003 p 380

5 Andreacute Gide Essais critiques op cit pp 62-63

267

sens qui deacuteteacuteriore le goucirct du preacutesent au profit de la plus chanceuse aventure crsquoest un deacutesir

de risquer qui devient drsquoautant plus aigu que le confort ougrave lrsquoon vit est plus grand1 raquo Donc

selon Gide lrsquoaventure peut srsquoopposer directement agrave la laquo sensualiteacute raquo laquo agrave cette jouissance

parfaite du preacutesent agrave ce rapport direct au monde incompatible avec la notion mecircme

drsquohistoire raquo2 En fait par cette suspension du temps lineacuteaire ce preacutesent absolu qursquoelle

suppose la laquo sensualiteacute raquo ne peut intervenir que dans les pauses ou les ralentissements du

reacutecit en drsquoautres termes elle relegraveve plutocirct du domaine de la poeacutesie Crsquoest une des raisons

nous venons de le voir qui conduisent Gide agrave lire la poeacutesie persane celle qui lui inspirera

bien de thegravemes et de sujets

Cette inspiration est surtout sensible dans Les Nourritures terrestres (1897) comme

lrsquoa montreacute Hassan Honarmandi dans son eacutetude consacreacutee agrave Andreacute Gide et la litteacuterature

persane3 En comparant certains passages de lrsquoœuvre de Gide avec les vers des grands

poegravetes de lrsquoIran lrsquoauteur a essayeacute de rechercher les laquo sources persanes de lrsquoœuvre raquo de

lrsquoeacutecrivain franccedilais Dans la citation ci haut mentionneacutee par exemple il croit trouver le titre

des chefs-drsquoœuvre de Saadi et de ses compatriotes

laquo helliples quarante portes ouvrent la premiegravere sur un verger de fruits [= le Boustan de Saadi] la

seconde sur un jardin de fleurs [= le Gulistan de Saadi] la troisiegraveme sur une voliegravere [=

Colloque des Oiseaux de Attar] la quatriegraveme sur des joyeux entasseacutes [= Cinq treacutesors de

Nezami]4 raquo

laquo En glanant dans Le Jardin des Roses raquo est le titre du quatriegraveme chapitre que H

Honarmandi a consacreacute aux liens rapprochant le Gulistan des Nourritures terrestres Il

commence par un vers que Gide a attribueacute agrave Saadi dans le huitiegraveme chapitre de son roman

mais qui nrsquoest en fait pas de lui laquo On a dit au loin que je faisais peacutenitence Mais qursquoai-je agrave

faire avec le repentir 5 raquo Apregraves cette allusion lrsquoauteur essaye de relever quelques

analogies entre les deux ouvrages en question La premiegravere est selon lui la division en huit

laquo livres raquo des Nourritures Terrestres et laquo lrsquoobsession du nombre huit [qui] ne quitte pas

Gide mecircme dans le cinquiegraveme laquo livre raquo6 Comme preuves sont alors citeacutes les vers du poegravete

1 Ibid p 107 2 Thomas Cazentre op cit p 292 3 Hassan Honarmandi Andreacute Gide et la litteacuterature persane Teacuteheacuteran Publications de la Ministegravere de la Culture et des Arts 1973 4 Ibid p 30 5 Ibid p 74 M Honarmandi ajoute que le vers est de Nazacircri Voir aussi Gide Essais critiques op cit p 13 6 Ibid p 75

268

du Gulistan sur la composition en huit chapitres de celui-ci ainsi qursquoune citation du

romanciers franccedilais ougrave il demande agrave un laquo fermier raquo de lui ouvrir laquo huit portes une agrave une raquo

Les autres points de ressemblances que monsieur Honarmandi eacutevoque dans son livre

concernent laquo lrsquoextrecircme varieacuteteacute raquo de la composition entre les deux ouvrages laquo lrsquoart de la

concision raquo propre aux deux auteurs laquo le commencement par laquo un eacuteloge de Dieu raquo du

Gulistan et du premier livre des Nourritures terrestres commenccedilant par cette phrase laquo Ne

souhaite pas Nathanaeumll trouver Dieu ailleurs que partout raquo1 Puis viennent une seacuterie de

textes seacutelectionneacutes dans lrsquoœuvre du romancier franccedilais et du poegravete persan que le critique

met en parallegravele pour donner une ideacutee des rapprochements eacutetablis par M Honarmandi

nous en citons ici quelques uns et nous laissons agrave nos lecteurs le soin drsquoen juger le

fondement

Saadi Gide

laquo Aie le corps vide des nourritures afin que tu

y voies la lumiegravere de la connaissance de Dieu

Tu es vide de sagesse par la raison que tu es

plein de nourriture jusqursquoau nez raquo

laquo Lrsquohomme acquiert un caractegravere angeacutelique en

mangeant peu mais srsquoil mange comme les

brutes il tombera comme les pierres raquo

laquo Le noyau de la datte donne naissance agrave un

palmier eacuteleveacute raquo

laquo Je me plaisais agrave drsquoexcessives frugaliteacutes mangeant

si peu que mon tecircte en eacutetait leacutegegravere et que toute

sensation me devenait une sorte drsquoivresse raquo

laquo Le pain que jrsquoemportais avec moi je le gardais

parfois jusqursquoagrave la deacutefaillance raquo

laquo Le fruit du palmier srsquoappelle datte et crsquoest un

mets deacutelicieux2 raquo

Ce qui est en fin de compte sucircr crsquoest que Gide avait lu le Gulistan (quoique cette

lecture nous paraisse superficielle) et qursquoil en avait une version chez lui il en conseillait

mecircme la lecture agrave ses amis dans ses correspondances laquo Je ne me souviens plus eacutecrit-il agrave

Andreacute Ruyters si tu possegravedes deacutejagrave le Guilstan de Sadi RSTP Drouin qui lrsquoapporte agrave

moi qui lrsquoai deacutejagrave serait tregraves heureux de te lrsquoenvoyer srsquoil te manque3 raquo Et nous apprenons

que les lettreacutes posseacutedant les poeacutesies de Saadi ne sont pas rares agrave lrsquoeacutepoque laquo Merci aussi et

surtout agrave Drouin de la penseacutee que vous avez eue au sujet du Gulistan Oui je lrsquoai traduit

par Dufremery [sic] et pas mal du tout mieux en tout cas que le Boustan du mecircme4 raquo

Un autre eacutecrivain appartenant agrave ce cercle de lecteurs de Saadi crsquoest la Princesse

Bibesco

1 Ibid p 76 2 Ibid p 78 3 Correspondance 1895-1950 Andreacute Gide ndash Andreacute Ruyters Lyon Presses Universitaires de Lyon 1990 p 183 La lettre date du 3 avril 1904 4 Ibid p 183 Cette reacuteponse drsquoA Ruyters envoyeacutee depuis Bruxelles date du 6 avril 1904

269

32 La Princesse Bibesco dans Les Huit paradis

Marthe Lucie Lahovary Princesse Bibesco (1888-1973) eacutetait une historienne et femme de

lettres franccedilaise drsquoorigine roumaine Comme sa cousine Anna de Noailles elle aussi

drsquoorigine roumaine la Princesse Bibesco avait le goucirct et le recircve de lrsquoOrient et en

particulier de la Perse En un mot elle eacuteprouvait les mecircmes laquo eacuteblouissements raquo devant les

beauteacutes persanes laquo Jrsquoai des recircves qui mrsquoeacuteblouissent Je pense ecirctre enleveacutee par lrsquooiseau-

dieu des leacutegendes persanes Le Simourgh quatre fois aileacute mrsquoemporte lui qui fut assez fort

pour soulever Zal le jeune homme aux cheveux drsquoargent1 raquo Mais contrairement agrave son

aicircneacutee la Princesse Bibesco a pu accomplir son recircve de voir le pays de Saadi le poegravete

qursquoelle aimait et qui lui a inspireacute son premier ouvrage Les Huit paradis Cet ouvrage le

compte rendu drsquoun voyage en Perse est reacutecompenseacute par lrsquoAcadeacutemie franccedilaise Selon

certaines sources crsquoest Maurice Barregraves qui aurait inciteacute la jeune femme agrave eacutecrire son reacutecit

de voyage Il lui aurait dit laquo Ce serait inteacuteressant apregraves le livre de Loti drsquoavoir une image

de lrsquoIran vue par une jeune femme2 raquo

En srsquoinspirant des huit chapitres du Gulistan que Saadi a consideacutereacutes comme les huit

portes menant au paradis la Princesse Bibesco a nommeacute son livre Les Huit paradis3 Degraves

la page couverture on lit ces deux vers de la preacuteface du Gulistan comme une sorte de sous-

titre laquo Je ne suis qursquoune argile sans valeur mais jrsquoai demeureacute quelque temps avec la

rose raquo Comme si lrsquoauteur voulait suggeacuterer qursquoayant traverseacute ces villes drsquoOrient (laquo les huit

paradis raquo) et passeacute laquo quelque temps raquo dans leurs jardins elle en revenait embaumeacutee des

roses agrave la maniegravere de cette argile

Les Huit paradis sont en fait les huit villes les huit eacutetapes de lrsquoitineacuteraire que lrsquoauteur a

parcourues durant son voyage en Perse ougrave elle a accompagneacute son mari infatigable

voyageur La premiegravere ville est Racht (au nord de lrsquoIran) qursquoelle gagne via le port

drsquoAnzali4 sur la mer Caspienne Crsquoest lagrave qursquoelle est chaleureusement accueillie par

Sheacutehabi-Khan un ancien juge retraiteacute qui parle le franccedilais et qui lui fait connaicirctre le

Gulistan Ce vieil homme sympathique lui traduit les historiettes de ce livre et lui montre

les belles miniatures qui embellissent certains manuscrits de ce recueil

1 Princesse G-V Bibesco Les Huit paradis Perse Asie Mineur Constantinople Paris Hachette 1908 p 191 2 Citeacute sans reacutefeacuterence preacutecise par N Samsami LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 156 3 laquo Ce jardin agreacuteable et ce verger touffu srsquoest trouveacute diviseacute en huit chapitres comme le paradis a huit portes raquo dit lrsquoauteur du Gulistan dans sa preacuteface p 22 4 Ville portuaire iranienne sur la mer Caspienne

270

laquo Jrsquoai regardeacute les images du laquo Gulistan raquo de saadi Lrsquoexemplaire contenait vingt peintures plus

eacuteclatantes que des fleurs mouilleacutees et la calligraphie du texte reacuteveacutelait un travail tellement

ancien que jrsquoaurais voulu nrsquoen tourner les pages qursquoavec mon souffle

Une leacutegende traduite en franccedilais par une main soigneuse servait de titre agrave chacune de ces

miniatures Jrsquoai noteacute le deacutetail des plus divertissantes1 raquo

La vision que lrsquoauteur des Huit Paradis nous donne de lrsquoIran ne diffegravere presque point

de celle que donnait Anna de Noailles Pour ces deux femmes lrsquoIran est la contreacutee des

miniatures et des roses le pays de lrsquoamour par excellence La Princesse Bibesco nous

deacutecrit avec les mecircmes soins qursquoelle employait agrave noter les deacutetails des miniatures les

paysages qursquoelle deacutecouvre en Iran Lrsquoun des endroits qui lrsquoont profondeacutement

impressionneacutee ce sont les harems qursquoelle a visiteacutes agrave Racht agrave Teacuteheacuteran et agrave Ispahan Pour la

premiegravere fois elle nous fait entrer avec elle dans ces harems Avec un grand enthousiasme

avec un lyrisme feacuteminin2 lrsquoauteur nous deacutepeint ces lieux comme le seacutejour de lrsquoamour et de

la joie Lrsquoimage qursquoelle dessine de la femme iranienne crsquoest celle des femmes

laquo eacuteternellement condamneacutees agrave lrsquoamour raquo des poupeacutees silencieuses et jolies constelleacutees de

pierreries sans deacutesirs sans personnaliteacute En deacutecrivant ces femmes elle se souvient

eacutegalement de ce qursquoelle avait eacutetudieacute chez les poegravetes iraniens au sujet de la femme ndash mais

pas forceacutement de tout ce que ces derniers en avaient dit Il semble que lrsquoeacutecrivain cherchait

dans ses souvenirs de lecture iranienne des affirmations des complices si nous pourrions le

dire pour ses jugements sur les Iraniens Par exemple en ce qui concerne les femmes elle

cite Saadi

laquo Combien souvent une taille que tu recircves agreacuteable sous le voile

Te paraicirctra si celui-ci srsquoentrouvre ecirctre la taille de ta grandrsquomegravere raquo

Masques ruseacutes Vous avez meacutediteacute ce distique de Saadi3 raquo

Un peu plus loin sur la condition de la femme en Iran elle se reacutefegravere encore agrave ses lectures

de Saadi

Lrsquoeacutepoux persan sommeille sur ses preacuterogatives ndash et degraves lrsquoeacutepoque du laquo Rossignol de Schiracircz raquo

il en eacutetait ainsi puisque nous trouvons dans le Gulistan ce conseil au nouveau marieacute

1 Les Huit paradis p 127 2 laquo Le lyrisme feacuteminin dit Jacques Hureacute sert de support agrave lrsquoesquisse de sujets parfaitement repreacutesentatifs de lrsquoidentiteacute iranienne et traiteacutes avec souci de dire vrai raquo Voir lrsquoarticle de Jacques Hureacute laquo Un siegravecle de preacutesence iranienne dans le reacutecit franccedilais raquo in Luqmacircn op cit VIII 1 1991-92 pp 41-52 3 Les Huit paradis p 150

271

laquo Si ta femme prend trop souvent le chemin du bazar reacutesigne-toi bel ami agrave porter les

pantalons sombres agrave lrsquousage au harem raquo

Grand dignitaire ou riche trafiquant le mari se borne agrave faire accompagner ses femmes par des

eunuqueshellip1 raquo

Il va de soi que le regard de la Princesse Bibesco sur la vie iranienne nrsquoest pas assez

profond Nrsquoayant effectueacute que de courtes visites des milieux feacuteminins laquo elle nrsquoa pu

certainement en apercevoir que le cocircteacute deacutecoratif et superficiel raquo affirme Mme Samsami2

Celle-ci souligne eacutegalement un manque de laquo psychologie raquo dans les jugements de lrsquoauteur

des Huit Paradis laquo Nous retrouvons dans lrsquoœuvre de la princesse Bibesco maintes

citations de Firdousi drsquoOmar Khayyam et de Saadi Mais si les vers de ces poegravetes lrsquoont

initieacute aux deacutecors des monuments au charme subtil de paysages lui ont fait comprendre en

un mot lrsquoaspect artistique et pittoresque de lrsquoIran ils ne lui ont pas ouvert la psychologie

de ses habitants3 raquo Une preuve de plus pour cette ideacutee crsquoest lrsquoaveu mecircme de la Princesse

Bibesco selon lequel la poeacutesie iranienne ne lui eacutetait accessible qursquolaquoen partie raquo laquo La nuit

srsquoeacutetant faite nous nous instruisons des paroles de Saadi aux lueurs de ma lampe Voyant

ces livres si beaux accessibles en partie agrave mon intelligencehellip4 raquo

Ainsi laquo les promeneurs raquo drsquoIspahan sont tregraves joliment deacutecrits mais ils nous paraissent

tregraves peu vivants

laquo Jrsquoadmire beaucoup lrsquoair costumeacute des gens drsquoici Graves ils semblent nrsquoavoir pour mission

que de repreacutesenter tregraves dignement laquo les Promeneurs raquo du noble lieu de promenade qursquoest

Ispahan On voudrait les saluer tous figurants enturbanneacutes de la fecircte chez M Jourdain

Orientaux des gravures anciennes et Persans qursquoinventa Montesquieu pour se moquer des

Parisiens A pied une rose aux legravevres se tenant les pouces et srsquoentregardant ils vont par deux

On croirait agrave les voir qursquoils se disent des secrets ou des vers5 raquo

1 Ibid p 155 2 N Samsami op cit p 157 3 Ibid 4 Les Huit paradis p 134 Drsquoailleurs cette sorte drsquoincapaciteacute agrave saisir complegravetement la porteacutee des poegravemes persans se voit eacutegalement dans lrsquointerpreacutetation des eacuteveacutenements dont elle est teacutemoin en Iran Crsquoest-agrave-dire qursquoelle se trompe parfois dans lrsquoexplication des faits Par exemple en deacutecrivant les ceacutereacutemonies de la commeacutemoration du martyre du troisiegraveme imam des chiites Hossein elle raconte laquo Il semble en effet que toute la Perse comme une femme nerveuse sente venir au deacutebut du printemps le goucirct des larmes raquo (p 162) Pour qui ne connaicirct pas bien les traditions iraniennes la question se poserait sans doute de savoir quel rapport pourrait exister entre lrsquoarriveacutee du printemps et le laquo goucirct des larmes raquo chez ce peuple En reacutealiteacute il nrsquoy a aucun lien entre le printemps et ces traditions-lagrave Sauf que lrsquoanneacutee ougrave la princesse Bibesco eacutetait en visite en Iran le mois de Moharrem (dans lrsquoanneacutee heacutegire et selon le calendrier musulman) tombait au deacutebut du printemps Selon diffeacuterentes anneacutees il se peut que le moharrem tombe au deacutebut de lrsquoautomne en plein hiver agrave la fin de lrsquoeacuteteacute etc 5 Ibid p 124

272

Le souvenir du Gulistan aura sa part dans cette extase printaniegravere provoqueacutee par la

saison des roses agrave Ispahan

laquo Quel plaisir ces roses quel plaisir deacutesordonneacute Les reacuteunir en monceaux de peacutetales leacutegers

puis les disperser au vent jouer avec les plus rondes comme avec des balles les deacutechirer ou les

coudre en faire des ceintures des chapeaux des guirlandes ou des chapelets1 raquo

Alors lrsquoIran que nous peint Mme Bibesco dans son œuvre est surtout le pays

drsquoIspahan la ville des roses une espegravece de paradis terrestre la partie du bonheur de

lrsquoamour et de la beauteacute

Bref devant lrsquoaspect si seacuteduisant de cette population juveacutenile et deacutelicate Mme

Bibesco se compose une attitude toute saadienne de deacutelicieuse extase Elle eacuteprouve

soudain le goucirct de revivre les eacutepoques lointaines de satisfaire drsquoanciens deacutesirs drsquoeacutetablir

une sorte de plain-pied avec les enchantements Culte de la beauteacute coquetterie lasciviteacute

tels sont du reste les caractegraveres principaux qursquoagrave travers lrsquoœuvre de Saadi et des autres

lyriques persans elle croit reconnaicirctre autour drsquoelle et qursquoelle srsquoaccorde effectivement

Crsquoest ainsi qursquoelle note dans la nature des correspondances que le maicirctre avait deacutejagrave

signaleacutees entre la nuit lrsquoamour le rossignol et la rose laquo Lrsquooiseau inquiet la cherche la

surprend et lrsquoadore La fleur exhale son parfum jusqursquoau dernier souffle le rossignol

reacutepand sa voix tout entiegravere lrsquoivresse drsquoaimer ne les exalte que pour les rendre plus

dissemblables encore2 raquo

33 Maurice Barregraves du Jardin des roses au jardin sur lrsquoOronte

Si la vue drsquoune toile persane suggeacuterait agrave Henri de Reacutegnier le sentiment de vivre agrave Ispahan3

Maurice Barregraves (1862-1923) lui en regardant laquo les figurines persanes peintes sur les

boicirctes raquo recircvait qursquoil visitait le tombeau de Saadi agrave Chiraz laquo Tigrane vous mrsquoeacutetiez

annonceacute par les figurines persanes que jrsquoai vues peintes sur des boicirctes ou sur des plats de

livres Si jrsquoai recircveacute plusieurs fois que dans Chiraz je visitais le tombeau de Saadihellip4 raquo A

lrsquoinstar de Reacutegnier qui recircvait drsquoaller vers les jardins drsquoAsie entendre laquo le rossignol

reacutepondre au rosier amoureux raquo sous le laquo ciel torride raquo (Cf supra p257) Barregraves laquo aime la

recircverie aupregraves du jet drsquoeau des cours inteacuterieures drsquoAsie [il aime] les histoires un peu

1 Ibid p 102 2 Les Huit paradis p 28 3 Voir notre commentaire sur H de Reacutegnier pp 248-255 4 Maurice Barregraves Le Voyage de Sparte Paris Feacutelix Juven 1906 p 124

273

fades mais pleines de ressources verbales sur les amours de la rose et du rossignol [il

aime] le soleil eacutecrasant Et bien toutes ces formes diverses drsquoune poeacutesie ougrave [son] esprit

aspire ce jet drsquoeau ces leacutegendes du rossignol et de la rose ces lourds apregraves-midi de soleil

qui nous inclinent agrave la reacutesignation raquo1 De mecircme Barregraves avait dans son bureau une petite

statuette de danseuse persane (appartenant jadis agrave Geacuterard de Nerval) dont la beauteacute lui

aurait inspireacute le portrait drsquoOriante dans Un jardin sur lrsquoOronte lrsquoheacuteroiumlne qui ressemble

beaucoup agrave celles du Jardin des Roses de Saadi

laquo Ne serait-ce pas la contemplation de la souple et preacutecieuse beauteacute de cette statuette qui a

susciteacute dans son imagination la figure de la charmante Oriante qursquoil para ensuite de tous les

attributs des heacuteroiumlnes du Gulistan Livre eacutecrit en maniegravere de deacutelassement dans un eacutetat drsquoacircme

lyrique et passionneacute tregraves semblable agrave celui qui faisait dire agrave Saadi laquo Lrsquoineffable concert ne se

tait jamais dans le monde seulement lrsquooreille nrsquoest pas toujours precircte agrave lrsquoentendre2 raquo

En effet les laquo boicirctes peintes raquo aux miniatures persanes ont un long passeacute dans la vie

autant que dans lrsquoœuvre de Maurice Barregraves Depuis qursquoil eacutetait enfant lrsquoimage de ces

peintures eacutemailleacutees de rossignols de roses et de jasmins est resteacutee agrave jamais graveacutee dans sa

meacutemoire de sorte que plus tard lrsquoeacutecrivain srsquoen souviendra agrave maintes reprises et dans

divers endroits de ses ouvrages Par exemple bien des anneacutees avant qursquoelle nrsquoapparaisse

dans Le Voyage de Sparte (1906) cette image eacutetait eacutevoqueacutee dans Les Deacuteracineacutes en 1897

Lagrave Astineacute lrsquoheacuteroiumlne du roman se souvient ndash tout comme son creacuteateur ndash des laquo jolies

boicirctes peintes raquo avec lesquelles elle jouait tandis que sa megravere lui laquo racontait le Gulistan raquo

laquo Et cela aussi me revient que ma chegravere megravere qui eacutetait si belle racontait le Gulistan ougrave lrsquoon

parle toujours des rossignols des roses et des jasmins tandis que je mrsquoamusais agrave ses pieds avec

de jolies boicirctes Elles eacutetaient eacutetroites et longues on y voyait des cavaliers sur des gazons drsquoun

vert tendre poursuivre des jeunes filles aux longs yeux noirs qui en fuyant retournaient la tecircte

Ces boicirctes et ces poeacutesies crsquoest tout ce que je me rappelle de ma megravere Armeacutenienne de

Persehellip3 raquo

Pareil agrave cette heacuteroiumlne lrsquoenfant Barregraves a eu ses moments de lecture que sa laquo jeune

maman raquo lui faisait De mecircme que la megravere drsquoAstineacute lui laquo racontait le Gulistan raquo celle de

Barregraves aimait les livres au sujet plutocirct moral ou religieux Elle lisait par exemple la Vie de

1 Ibid p 125 2 N Samsami op cit p 165 3 Maurice Barregraves Les Deacuteracineacutes Paris E Fasquelle 1897 pp 101-102

274

Jeacutesus drsquoErnest Renan laquo Elle en neacutegligeait lrsquoaspect critique pour nrsquoen retenir que la

morale eacuteleveacutee la douceur religieuse raquo la Bible laquo Moi dit Barregraves crsquoest lrsquohistoire Sainte

quand je ne savais pas encore lire qui [hellip] mrsquoa drsquoabord enchanteacute lrsquoacircme et eacuteveilleacute au

deacutesir1raquo ou encore Richard en Palestine de W Scott Mes Cahiers (1896-1923) eacutevoquent

lrsquoimpact de ces lectures laquo Mon imagination srsquoempare de quelques figures ravissantes qui

ne doivent jamais plus me quitter les jeunes femmes qui sont des anges lrsquoOrient allaient

dormir au fond de mon esprit avec lrsquoharmonie de la voix de ma jeune maman pour se

reacuteveiller agrave lrsquoheure de mon adolescence2 raquo Barregraves a souvent fait allusion agrave la laquo petite

bibliothegraveque raquo de sa megravere agrave lrsquoimportance qursquoelle avait eue pour sa formation Ainsi est

creacuteeacutee en lui une tendance vers lrsquoOrient un avant goucirct pour tout ce qui vient de lagrave-bas un

goucirct qursquoil cultivera de plus en plus en avanccedilant dans lrsquoacircge et en faisant ses propres

lectures

En parlant de sa laquo formation litteacuteraire raquo lrsquoeacutecrivain raconte comment toute sa vie il a

laquo eacuteteacute sur une fausse piste par le deacutesir de [se] nourrir lrsquoesprit et puis par le goucirct de

lrsquoharmonie sans penseacutee raquo3 Crsquoest que selon lui les laquo deacuteveloppements trop lourds de Taine

et la rheacutetorique de Hugo sont bien beaux mais agrave mettre dans les assises de lrsquoeacutedifice raquo De

pareilles matiegraveres ne satisfaisaient guegravere son acircme qui aspirait agrave laquo lrsquoeacutelan leacuteger raquo Ce qursquoil lui

fallait crsquoeacutetait laquo prendre le vol raquo pour une destination qursquoil avait preacutealablement connue

laquo Et alors je vais ougrave mrsquoappellent ces signes drsquoamitieacute que je reconnais bien raquo4 Quant agrave ces

laquo signes raquo ils lui venaient de la Perse et de ses poegravetes dont la poeacutesie le fascinait Et parmi

les poegravetes iraniens qursquoa lus Barregraves et qui lrsquoont inspireacute Saadi occupe ndash nous y reviendrons

tout de suite ndash la premiegravere place

laquo Saadi ndash le seul auteur qursquoagrave certains jours en vieillissant je trouve plaisir agrave lire un La

Fontaine dont les marges ne sont pas maculeacutees ni les couleurs ternies par les doigts de notre

enfance scolaire ndash raconte que cette riviegravere irreacutesistible au deacutebut de son cours et quand elle

eacutecartait les roseaux de sa source en quelques coups de pioche on la pouvait deacutetournerhellip Quels

sont les coups de pioche qui mrsquoont deacutetourneacute de la voie la plus probable et drsquoecirctre notaire

meacutedecin ingeacutenieur fonctionnaire (LrsquoEnfance des Hommes ceacutelegravebres)5 raquo

1 LrsquoŒuvre de Maurice Barregraves Paris Editions du Club de lrsquoHonnecircte Homme 1965-1969 tome XVIII p 168 Sauf indication contraire nos reacutefeacuterences renvoient agrave cette eacutedition que nous deacutesignerons deacutesormais sous le signe OMB Elle comprend 20 volumes 2 OMB t XIII p 8 3 Ibid p 20 4 Ibid 5 Ibid Barregraves fait ici allusion agrave ces vers du Gulistan (I 4) p 31 laquo Il est possible drsquoarrecircter une source avec une pioche Mais lorsqursquoelle coule agrave pleins bords il nrsquoest pas mecircme permis de la traverser sur un eacuteleacutephant raquo (Voir aussi Ibid p 35 et Boustan p 134)

275

Une lecture attentive des œuvres de Barregraves nous permet drsquoavoir une ideacutee du grand

nombre de textes orientaux traduits qursquoil a consulteacutes et lus parfois mecircme eacutetudieacutes agrave fond Il

a puiseacute dans certains de ces ouvrages pour ses eacutetudes drsquohistoire et de mystique Par contre

certains textes lrsquoont preacutepareacute agrave ses œuvres de caractegravere plus personnel et poeacutetique entre

autres et en particulier agrave Un jardin sur lrsquoOronte Crsquoest agrave ces derniers que nous nous

inteacuteressons surtout car ils proviennent pour la plupart des poegravetes persans Il les connaissait

directement ou par lrsquointermeacutediaire drsquoorientalistes et il les appreacuteciait Nous en citons ici les

plus importants les Quatrains drsquoOmar Khayyacircm traduits par J B Nicolas puis par

Grolleau et drsquoautres Le Chacirch-nacircmeacute de Ferdowsi dont Barregraves posseacutedait une traduction1

Salacircmacircn et Absacircl et Madjnoun et Laicircla (traduit par A L Cheacutezy) de Djami le Langage

des oiseaux de Feacutericircd-Eddin Attar2 Quelques Odes de Hafiz traduites par A L M

Nicolas le Divan de Manoutchehri traduit en 1886 par A de Biberstein-Kazimirski Les

Eblouissements de Mme de Noailles nommaient Feacuteghacircni et Barregraves a ducirc connaicirctre degraves sa

publication en 1903 le recueil de ghazels Les Perles de la Couronne traduit par Hoceacuteyumlne

Azad le Gulistan et le Boustan de Saadi Barregraves a eacutegalement lu Djeacutelal-eddin Roumi qursquoil

cite dans ses Cahiers3 A ces textes il faut ajouter les œuvres critiques les anthologies les

notes et les preacutefaces des traducteurs ou tout autre eacutecrit touchant la litteacuterature persane La

poeacutesie en Perse de Barbier de Meynard Les Origines de la poeacutesie persane de J

Darmesteter lrsquoEssai sur le poegravete Saadi drsquoHenri Masseacute publieacute en 1919 Selon Ida-Marie

Frandon degraves la publication de ce dernier ouvrage laquo Barregraves le lit attentivement le farcit de

signets de papier srsquoy familiarise avec la vie et lrsquoœuvre du poegravete persan y reprend avec

plus de suite et de faciliteacute lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes drsquoexpression chers aux Orientauxhellip raquo4

Quant aux anthologies les meilleurs exemples que nous pouvons donner sont celles

composeacutees et traduites par Hoceacuteyumlne Azade La Roseraie du Savoir (1906) Guecircpe et

Papillons (1916) LrsquoAube de lrsquoEspeacuterance (1909) dont Barregraves a bien connu les deux

premiegraveres La Roseraie une anthologie de quatrains mystiques tireacutes des meilleurs auteurs

1 Cf Ida-Marie Frandon LrsquoOrient de Maurice Barregraves Genegraveve Droz 1952 p 319 Cet ouvrage est un travail scrupuleux et quasi exhaustif sur lrsquoinfluence de lrsquoOrient sur lrsquoœuvre de Barregraves 2 M Barregraves admirait beaucoup le Mantiq-Uttaiumlr (Langage des oiseaux) drsquoAttar agrave propos duquel il disait laquo Nous posseacutedons en franccedilais le Mantiq-Uttaiumlr et ce voyage des oiseaux meneacutes par la huppe agrave la conquecircte du plus haut mystegravere je ne connais pas de plus beau poegraveme qui se soit jamais eacuteleveacute vers la voucircte ceacuteleste Oui vraiment un poegraveme qui traverse le ciel comme un vol drsquooiseaux mysteacuterieuxhellip raquo (Une enquecircte aux pays du Levant t X p 388) 3 OMB t XIX p 15 laquo Djeacutelal-eddin Roumi La danse La suite de Djeacutelal-eddin raquo 4 Ibid p 320

276

persans fut pour Barregraves depuis sa publication en 1906 laquo comme un livre de chevet raquo1

Barregraves devait ecirctre frappeacute par la qualiteacute de toutes les publications drsquoHoceacuteyumlne Azad dont les

introductions et les notes sont riches de rapprochements non seulement avec des textes

orientaux mais aussi bien avec des œuvres occidentales et particuliegraverement franccedilaises de

toute eacutepoque De plus Anna de Noailles dit que laquo Barregraves portait sur son cœur une petite

Anthologie des Poegravetes Persans [que] le nom de Saadi le livre du Jardin des Roses

lrsquoenivraient raquo2

Nous arrecirctons lagrave une eacutenumeacuteration fastidieuse et qui pourrait ecirctre prolongeacutee Disons

seulement que le souvenir de ces œuvres lues consciemment ou non impregravegne lrsquoœuvre de

Barregraves Dans Un jardin sur lrsquoOronte en particulier les citations emprunteacutees aux poegravetes

persans abondent Lrsquoimpact de cette poeacutesie se voit mecircme dans le style et la tournure des

phrases de lrsquoauteur laquo plus discregravete mais non moins eacutevidente la maniegravere de ces poegravetes

impregravegne toute lrsquoœuvre raquo3 De tous ces ouvrages ce sont ceux de Saadi qui ont le plus

impreacutegneacute lrsquoOronte De sorte que ce roman fut pour son auteur comme une sorte de

deacutelassement apregraves une lecture de Saadi4

Or la lecture que fait Barregraves de lrsquoœuvre de Saadi nrsquoest pas une lecture superficielle Il

a lu le Boustan dans la traduction de Barbier de Meynard et le Gulistan dans la traduction

de Defreacutemery En outre il nrsquoignorait sucircrement pas lrsquoadaptation du Jardin des roses faite

par Franz Toussaint et qui beacuteneacuteficie drsquoune preacuteface drsquoAnna de Noailles5 Il donne souvent

les reacutefeacuterences preacutecises des citations ou des ideacutees qursquoil a tireacutees des deux recueils de Saadi

tantocirct il eacutetablit des rapprochements entre les ideacutees identiques qui y sont exprimeacutees

laquo A la page 129 du Gulistan traduction Defreacutemery il y a des vers sur lrsquoimpression que la

musique produit sur le chameau

A la page 166 du Bostan vers tregraves nets de Saadi qui donnent la meacutethode des soufis laquo La

reacuteveacutelation de la veacuteriteacute te viendra de ton directeur spirituel raquo

Mais on nrsquoest pas toujours precirct agrave entendre lrsquoineffable concert ne se tait jamais mais lrsquooreille

nrsquoest pas toujours precircte agrave lrsquoentendre

Voir encore Mesneacutevi p 129 du Gulistan

Sur la danse le Bostan p 167

Portraits des derviches mystiques le Bostan p 1516 raquo

1 Ibid 2 Correspondance Anna de Noailles-Maurice Barregraves op cit p 383 3 M Barregraves Un jardin sur lrsquoOronte Paris Gallimard 1990 p 13 4 Voir plus haut pp 263-264 5 On connaicirct bien la passion de Barregraves pour Anna de Noailles et leurs relations 6 OM B op cit t XIX p 15

277

Tantocirct il fait des comparaisons entre ces poegravemes et les œuvres occidentales et

propose par exemple de laquo compleacuteter Antigone par ce que dit Saadi du tombeau de son

fils (Gulistan XI) raquo1 Cela teacutemoigne de la lecture attentive et profonde que Barregraves a faite

de lrsquoœuvre de Saadi et par lagrave de lrsquointeacuterecirct particulier de lrsquoeacutecrivain franccedilais pour ce poegravete

persan Ses eacutecrits montrent qursquoil lisait non seulement les traductions de Saadi les œuvres

critiques le concernant et les anthologies contenant ses poegravemes mais aussi toutes sortes

drsquoadaptations faites agrave partir de son œuvre comme le laquo Gulistan ou le hurla (sic) de

Samarkand raquo citeacutee dans les Cahiers2 il suivait eacutegalement les articles des revues litteacuteraires

telle La Revue Litteacuteraire persane dont le premier numeacutero paru le 15 avril 1921 contenait

un article sur Saadi3

Il est important drsquoajouter ici un mot sur les personnes qui ont initieacute Barregraves agrave la poeacutesie

persane agrave celle de Saadi en particulier et qui lui en ont donneacute le goucirct La plus importante

est Mme Chodzko qui selon le teacutemoignage mecircme de Barregraves laquo [lui fit] connaicirctre Saadi et

Firdousi raquo Dans les Souvenirs drsquoun journaliste Lucien Corpechot dit qursquoun jour Barregraves

lui a raconteacute ce qui lui avait donneacute lrsquoideacutee dans Les Deacuteracineacutes de la pension Coulonvaux

laquo Jrsquoavais alors une proche parente qui du printemps agrave la fin de lrsquoeacuteteacute se fixait dans une pension

de famille de la rue Notre-Dame-des-Champs Crsquoest lagrave que jrsquoai installeacute Sturel entre les dames

Alison et Astineacute Aravian En reacutealiteacute la pension eacutetait fort dignement tenue par lrsquoeacutepouse drsquoun

arabisant tregraves distingueacute informeacute comme tregraves peu de Franccedilais des choses de la Perse Cette

dame mrsquoa fait connaicirctre Saadi Firdousi et mrsquoa inspireacute le goucirct de ces miniatures alors neacutegligeacutees

maintenant si fort agrave la modehellip4 raquo

Mme Chodzko agrave qui Barregraves rattache sa premiegravere connaissance de Saadi eacutetait lrsquoeacutepouse

drsquoAlexandre Chodzko orientaliste reacuteputeacute professeur au collegravege de France et ancien consul

de Perse5 Originaire de Pologne il eacutetait chargeacute de cours de langue et de litteacuterature slaves

1 Ibid t XIV p 156 Il srsquoagit ici du dernier poegraveme du livre IX du Boustan (p 364) en parlant de la biographie de Saadi dans la preacuteface de sa traduction du Gulistan Defreacutemery a traduit ce poegraveme auquel Barregraves renvoie ici et ougrave on peut lire entre autres ces vers laquo A cause du chagrin et de lrsquoaffliction que jrsquoeacuteprouvais drsquoecirctre priveacute de sa vue je soulevai une pierre de son tombeau Par suite de lrsquoeacutepouvante que je ressentis dans ce lieu sombre et eacutetroit tout mon ecirctre fut troubleacute et je changeai de couleur [hellip] Veux-tu que la nuit du tombeau soit aussi lumineuse que le jour Degraves ce monde allume la lampe des bonnes actionshellip raquo 2 Ibid t XIII p 108 3 Cf Ida-Marie Frandon op cit p 237 et p 422 note 2 4 Lucien Corpechot Souvenirs drsquoun journaliste Barregraves-Bourget Paris Librairie Plon 1936 t II p 9 5 Nous reproduisons ici les informations qursquoa donneacutees Mme Frandom dans son Orient de Maurice Barregraves op cit pp 23-26 Lagrave elle raconte aussi comment Barregraves a pu connaicirctre la famille Chodzko celle-ci habitait 77 rue Notre-Dame-des-Champs dans une maison avec jardin ougrave Mme Chodzko avait organiseacute une pension de famille Barregraves qui logeait de lrsquoautre cocircteacute de la rue en face de la pension venait y prendre ses repas Il a veacutecu dans ce milieu pendant lrsquohiver 1884-1885 avant son deacutepart pour Jersey

278

au collegravege de France de 1857 agrave 1883 il a publieacute outre des traductions drsquoœuvres slaves

une grammaire persane la traduction drsquoun conte persan des eacutetudes fragmentaires sur la

Perse et surtout des eacutecrits sur le theacuteacirctre persan sur les laquo Teacuteazieacutes1 raquo On sait combien

Barregraves srsquointeacuteressait aux Teacuteazieacutes persans et combien ces derniers suscitaient son eacutemotion

laquo Pendant des anneacutees je nrsquoai pu lire le nom de Kerbela ou des Alides sans ecirctre eacutemu

drsquoamour raquo En eacutevoquant les conditions dans lesquelles Barregraves eut ses premiers contacts

avec les poegravetes persans Mme Frandon dit qursquoAlexandre Chodzko laquo ne parlait guegravere et sa

femme parlait de ce qursquoil savait sans doute mieux qursquoelle mais elle avait sinon une

culture litteacuteraire dont nous ne savons rien tout au moins des souvenirs et des goucircts qui ne

furent pas sans influence sur Barregraves raquo2 Crsquoest ainsi qursquoune femme inteacuteressa tout drsquoabord

Barregraves agrave la Perse

A cette premiegravere rencontre il faut ajouter une deuxiegraveme drsquoune importance capitale

celle drsquoAnna de Noailles (1876-1933) agrave qui srsquoadresse cette phrase de Mes Cahiers laquo Nous

continuerons drsquoeacutecrire que vous ecirctes une jeune Grecque mais je sais bien que vous ecirctes la

Persane dans son jardin3 raquo Barregraves a eacutevoqueacute ainsi sa premiegravere rencontre avec Anna de

Noailles en se souvenant de Saadi

laquo A lrsquoun des dicircners du boulevard Maillot je fis la connaissance de la comtesse de Noailles

Quel eacuteblouissement Elle eacutetait jeune et dans toute la fraicirccheur et lrsquoabondance de son

inspiration Qui ne lrsquoa point rencontreacutee agrave cette eacutepoque ne peut se vanter de lrsquoavoir connue

Comme Saadi elle buvait le vin imaginaire dans le calice de la tulipe et toute son imagination

en eacutetait enivreacutee4 raquo

Il serait superflu de parler ici de la liaison de Barregraves avec Anna de Noailles le sujet

eacutetant assez banaliseacute Bornons-nous ici agrave signaler qursquoils avaient en commun le goucirct pour

lrsquoOrient pour la Perse surtout pour ses miniatures pour ses poegravetes etc Ce goucirct commun

les avait aiseacutement rapprocheacutes comme le confirme cette phrase de Louis Perche laquo Nul

doute que lrsquoamitieacute de Maurice Barregraves et drsquoAnna de Noailles ne se rencontracirct souvent sur

les chemins de lrsquoeacutevocation de lrsquoOrient5 raquo Ils avaient tous deux une passion particuliegravere

pour les poegravetes persans dont ils se deacutediaient des poegravemes laquo Barregraves portait sur son cœur dit

Anna de Noailles une petite Anthologie des Poegravetes Persans Le nom de Saadi le livre du

1 Scegravenes patheacutetiques retraccedilant les destineacutees des Alides 2 Ida-Marie Frandon op cit p 25 3 OMB op cit t XV p 147 laquo Parfois elle est tout le seacuterail raquo eacutecrit eacutegalement Barregraves (OM B t XIV p 60) 4 Lucien Corpechot op cit pp 44-45 5 Louis Perche Anna de Noailles Paris Eacuteditions Pierre Seghers 1964 p 50

279

Jardin des Roses lrsquoenivraient Il me montra un petit poegraveme drsquoOmar Kayam (sic) qursquoen son

esprit il mrsquoavait deacutedieacute1 raquo Ils cherchaient chez ces poegravetes des expressions des images de

lrsquoinspiration qursquoils utilisaient ensuite pour manifester leur amitieacute lrsquoun pour lrsquoautre

lrsquoeacutecrivain appelait son amie laquo la Persane dans son jardin raquo celle qui laquo comme Saadi

buvait le vin imaginaire dans le calice de la tulipe raquo La poeacutetesse elle eacutecrivait une preacuteface

inspireacutee au Gulistan (agrave en croire C Mignot-Ogliastri) en pensant agrave son ami laquo Crsquoest en

pensant agrave lui [Barregraves] qursquoAnna eacutecrit sa splendide Preacuteface au Jardin des Roses de Saadi

reprise avec ses autres proses orientales dans De la Rive drsquoEurope agrave la rive drsquoAsie

(Dorbon mars 1913) et dans Exactitudes 19302 raquo Alors les deux auteurs se rencontrent

correspondent se lisent et par conseacutequent srsquoinfluencent reacuteciproquement3 De sorte que

lrsquoon peut facilement eacutetablir des rapprochements en lisant certains passages de leurs œuvres

Crsquoest ainsi qursquoen repeacuterant quelques uns de ces rapprochements Mme Frandon a eacutevoqueacute le

rocircle important qursquoAnna de Noailles aurait pu jouer dans lrsquointeacuterecirct accru de Barregraves pour la

Perse

laquo Lrsquoon sait par les Cahiers plus que par les œuvres publieacutees avant 1907 combien Barregraves fut

constamment preacuteoccupeacute de la Perse surtout peut-ecirctre lorsqursquoil eut rencontreacute celle qui lui parut

incarner le geacutenie persan Comment ne pas rapprocher de ces preacuteoccupations les poegravemes persans

des Eacuteblouissements Telle similitude dans le deacutetail nous y invite Quand Mme de Noailles

parle de la rose et du rossignol des laquo soupirs de la rose et du chaud rossignol raquo des jets drsquoeau

rien de plus naturel ndash et de plus banal ndash pour qui pense agrave la Perse Inutile donc de se rappeler

ces lignes du Voyage de Sparte laquo Jrsquoaime la recircverie aupregraves du jet drsquoeau des cours inteacuterieures

drsquoAsie jrsquoaime les histoires un peu fades mais pleines de ressources verbales sur les amours

de la rose et du rossignol raquo Il est moins freacutequent drsquounir agrave propos de la Perse la neige et le

myosotis comme le fait laquo Danseuse Persane raquo souvenir certain de ces laquo montagnes pleines de

neige et de myosotis drsquoougrave [Ximenez] rapporte Barregraves embrassait toute la Perse 4 raquo

Les traces de cette amitieacute ou bien de cet amour entre Barregraves et la comtesse de Noailles

sont bien perceptibles dans Un jardin sur lrsquoOronte Car enfin ce roman est une histoire

drsquoamour laquo hellipun jeune savant me lisait dans un manuscrit arabe une histoire drsquoamour et de

1 Correspondance Anna de Noailles-Maurice Barregraves op cit p 383 2 Ibid p XXXII 3 Ces influences sont parfois si consideacuterables que par exemple la princesse Bibesco regrette que sa cousine (Anna de Noailles) laquo se deacuteforme raquo pour plaire agrave Barregraves laquo Il a deacutesaxeacute Mme de Noailles Elle eacutetait la citoyenne de lrsquounivers elle srsquoefforce drsquoecirctre Alsace-Lorraine raquo Ibid Crsquoest eacutegalement sous la mecircme influence souligne Mme Frandon que laquo lrsquoempire de Perse raquo laquo Ispahan raquo laquo Les Jardins de Chiraz raquo eacutemeuvent la sensibiliteacute de Mme de Noailles repreacutesentent pour elle une patrie ideacuteale et un seacutejour choisi (LrsquoOrient de Maurice Barregraves op cit p 121) 4 Ida-Marie Frandon op cit p 116

280

religion1 raquo Ailleurs Barregraves dira lui-mecircme que laquo lrsquoamour fait tout le sujet raquo du roman ou

encore laquo Crsquoest mon roman crsquoest ma vie mecircme une recircverie de vingt anneacutees Ces mon

cœur mis agrave nu2 raquo Ce nrsquoest donc pas sans fondement que lrsquoon a voulu voir chez la

Musulmane du reacutecit le portrait drsquoAnna de Noailles Eacutemilien Carassus dit qursquolaquo il est parfois

difficile de distinguer dans Mes Cahiers les notations concernant A de Noailles de celles

qui doivent caracteacuteriser la musulmane de son roman agrave tel point les deux images tendent agrave

se superposer raquo3

Mais drsquoautres motifs ont eacutegalement pousseacute Barregraves agrave creacuteer ce roman En fait apregraves de

longues anneacutees de militantisme politique Barregraves voulait se consacrer agrave la laquo litteacuterature

pure raquo laquo Voici longtemps disait-il en 1919 que je nrsquoai pas donneacute drsquoouvrage de litteacuterature

pure raquo Il eacutetait donc temps qursquoil se donne des laquo vacances spirituelles raquo en srsquoeacutecartant de son

rocircle politique en se faisant plaisir agrave lui-mecircme laquo Je vais me raconter quelques-uns des

petits opeacuteras que jrsquoai dans lrsquoesprit raquo Au deacutebut de lrsquoanneacutee 1920 Barregraves songeait agrave se

deacutelasser agrave rafraicircchir son acircme en de tels eacutecrits Lui venaient en meacutemoire les vers de

Theacuteophile Gautier au deacutebut drsquoEmaux et Cameacutees (laquo Goethe au bruit du canon brutal Fit le

Divan occidental raquo) et il les commentait ainsi laquo Chacun de nous le plus humble selon sa

puissance invente quelque parterre paradisiaque pour fuir la deacutegoucirctante tristesse de son

cœur et lrsquoirritation de son esprit de ces recircveries nous sortons comme drsquoun sommeil

rechargeacutes de force4 raquo Alors pour le repos de son esprit Barregraves creacutee son propre laquo parterre

paradisiaque raquo qursquoil nomme Un jardin sur lrsquoOronte5 Ce jardin est tout peacuteneacutetreacute de poeacutesie

persane et on y peut laquo goucircter le concert de lrsquoAsie raquo6 Crsquoest Saadi qui donne le ton agrave ce

laquo concert raquo et ses vers aussi bien que ceux des autres poegravetes persans en constituent les

eacutechos qui retentissent tout au long du roman laquo La belle page du Boustan citeacutee au prologue

et le poeacutetique geacutemissement drsquoIsabelle agrave la fin du reacutecit se reacutepondent et srsquoeacutequilibrent Saadi

donne pour ainsi dire le ton agrave lrsquoœuvre et les quatrains combineacutes drsquoAbucirc Sarsquoicircd et drsquoAfzegravel

sont un retour agrave la tonique7 raquo Degraves le prologue du roman le jeune savant irlandais dit agrave son

interlocuteur

1 Un jardin sur lrsquoOronte p 47 2 Sur ce roman il dira encore laquo Crsquoest mon roman crsquoest ma vie mecircme une recircverie de vingt anneacutees Crsquoest mon cœur mis agrave nu raquo Cf Jeacuterocircme et Jean Tharaud Le Roman drsquoAiumlsseacute Eacuteditions Self Paris 1946 p 146 3 Un jardin sur lrsquoOronte p 25 4 OMB tome XIX p 156 Mme Frandon pense que le poegraveme laquo Preacuteface raquo des Emauxhellip a pu ecirctre la premiegravere initiation de Barregraves agrave la poeacutesie persane Cf LrsquoOrient de Maurice Barregraves op cit p 20 5 Que lrsquoon pense ici agrave ce que dit Saadi dans la preacuteface de son Jardin des roses laquo Je puis composer pour lrsquoagreacutement des observateurs et pour lrsquoamusement des esprits le livre du parterre de roses raquo Gulistan p 15 6 Un jardin sur lrsquoOronte p 51 7 Ida-Marie Frandon op cit p 323

281

laquo Rappelez-vous les vers de Saadi (peut-ecirctre les eacutecrivait-il sur cette berge de lrsquoOronte) laquo Le

geacutemissement de la roue qui eacutelegraveve les eaux suffit pour donner lrsquoivresse agrave ceux qui savent goucircter

le breuvage mystique Au bourdonnement drsquoune mouche qui vole le soufi eacuteperdu prend sa tecircte

entre ses mains Lrsquoineffable concert ne se tait jamais dans le monde seulement lrsquooreille nrsquoest

pas toujours precircte agrave lrsquoentendre1 raquo

Mais cette fois les laquo oreilles raquo et le laquo cœur raquo de lrsquointerlocuteur (Barregraves) laquo sont precircts raquo agrave

entendre cette laquo orchestration de plainte de pleurs et drsquoextravagance [hellip] ce poegraveme

drsquoopeacutera sur un fond de geacutemissement eacuteternel raquo2 que raconte Un jardin sur lrsquoOronte

Lrsquohistoire se passe agrave lrsquoeacutepoque des Croisades Lrsquoeacutepisode dramatique central est le siegravege

et la prise par les chreacutetiens drsquoune place occupeacutee par les musulmans Sire Guillaume jeune

chevalier venu de France a eacuteteacute chargeacute par le comte de Tripoli drsquoune mission aupregraves de

lrsquoEmir de Qalaat-el-Abidiumln Il megravene agrave bien les neacutegociations une trecircve est conclue et

lrsquoEmir qui lrsquoa pris en amitieacute lrsquoinvite agrave prolonger son seacutejour agrave Qalaat Sire Guillaume

heacutesite Un soir dans les jardins lrsquoEmir le convie agrave entendre le chant de sa favorite Lrsquoacircme

feacuteminine devineacutee agrave travers le chant trouble profondeacutement le jeune homme celui-ci

deacutesormais ne songe plus agrave quitter Qalaat et accepte la demande de lrsquoEmir qui le prie de

rester avec eux Le jeune Chreacutetien agrave qui lrsquoEmir offre une charmante compagne Isabelle la

Savante traverse agrave loisir les jardins agrave lrsquoheure ougrave srsquoy reacuteunissent les dames du seacuterail Oriante

la favorite de lrsquoEmir celle dont le chant a enivreacute Guillaume le subjugue elle-mecircme

cherche sans y paraicirctre agrave se lrsquoattacher Leur premiegravere rencontre a lieu dans laquo le jardin de

fleurs raquo ougrave laquo sous les roses on joue de la harpe sous le cypregraves la flucircte soupire sous les

jasmins on reacutecite les poegravemes immortels et sous les jonquilles on cause drsquoamour raquo3

Lorsqursquoils se quittent une des dames du harem dit agrave Oriante (en parlant de

Guillaume) laquo Puisse-t-il ecirctre Madame comme lrsquooiseau Homay qui assure une fortune

eacuteclatante agrave celle sur qui srsquoarrecircte son ombre4 raquo

Un jour le prince drsquoAntioche assiegravege Qalaat Mais que va faire sire Guillaume Ne

devrait-il pas rejoindre ses laquo fregraveres de religion raquo Habilement manœuvreacute par Oriante il

srsquoengage par serment agrave ne jamais lrsquoabandonner Il organise la reacutesistance Dans une sortie

1 Un jardin sur lrsquoOronte p 50 Il srsquoagit de ce passage du Boustan que Barregraves a adapteacute agrave son reacutecit laquo Au bourdonnement drsquoune mouche qui vole le Soufi eacuteperdu se prend la tecircte entre ses mains comme une mouche [hellip] Lrsquoineffable concert ne se tait jamais mais lrsquooreille nrsquoest pas toujours precircte agrave lrsquoentendre Quand les initieacutes srsquoenivrent du divin breuvage le geacutemissement du dolacircb suffit pour leur donner lrsquoivresse raquo (Boustan p 166) 2 Ibid p 154 3 Ibid p 70 Mme Frandon rapproche cette description des vers de Manoutchehri poegravete persan du XIe siegravecle (LrsquoOrient de Maurice Barregraves p 321) elle ajoute ensuite que la flucircte qui soupire pourrait ici ecirctre un souvenir de Saadi laquo La flucircte soupirait sa meacutelodie plaintive raquo (Boustan p 194) 4 Ibid p 72 Le Boustan eacutevoque laquo lrsquoeacutegide bienfaisante du houmacirc raquo (p 31)

282

lrsquoEmir est tueacute Oriante avec adresse regravegle laquo la transmission des pouvoirs raquo sire

Guillaume a le commandement et elle-mecircme garde la preacuteeacuteminence

Alors commence pour sire Guillaume et pour Oriante laquo une suite de jours

inimitables raquo Ils peuvent maintenant rassasier laquo les deacutesirs de leur corps et de leur acircme raquo Il

y a toutefois agrave toutes les minutes le risque drsquoune reacutevolution inteacuterieure ou lrsquoassaut

victorieux des chreacutetiens Qursquoimporte tout cela pour les deux jeunes amants qui viennent

juste de se reacuteunir Ce danger constant cet encerclement des menaces ne font que

deacutevelopper laquo chez Oriante je ne sais quoi drsquoexalteacute dans la tendresse chez le jeune chreacutetien

un invincible eacutelan du deacutesir et chez tous deux lrsquoardeur insenseacutee des eacutepheacutemegraveres voulant

surmonter la briegraveveteacute du temps par lrsquointensiteacute de la passion raquo1 A la maniegravere du papillon de

Saadi qui se brucircle de lui-mecircme laquo agrave la flamme du flambeau2 raquo Oriante laquo a lrsquoinsouciante

furie du papillon de nuit qui ne sait plus rien degraves que srsquoallume le flambeau3 raquo Et

Guillaume agrave la maniegravere des mystiques qursquoa deacutecrits Saadi laquo ayant [Oriante] dans ses bras

continuait de la poursuivre avec autant drsquoardeur que srsquoil ne lrsquoeucirct jamais atteinte Attacheacutes

lrsquoun agrave lrsquoautre ils srsquoappelaient comme si le fleuve Oronte les eucirct seacutepareacutes raquo4

Nous arrecirctons un instant le cours du reacutecit pour nous occuper davantage de lrsquoinfluence

de Saadi dans ce passage ougrave Barregraves deacutecrit lrsquoamour du sire Guillaume pour Oriante Lorsque

nous lisons ce passage et que nous le comparons avec son correspondant dans le Boustan

nous trouvons trop drsquoeacuteleacutements communs pour ne pas penser agrave une inspiration directe de

Barregraves de lrsquoœuvre de Saadi A part les deux images du laquo papillon de nuit raquo amoureux de la

flamme et du mystique cherchant laquo lrsquoobjet aimeacute raquo alors qursquoil lrsquoeacutetreint il y a celle du

laquo fleuve raquo le Nil dans le texte de Saadi et lrsquoOronte dans celui de Barregraves le dernier vers du

poegraveme inaugurant le troisiegraveme chapitre du Boustan eacutevoque dans une meacutetaphore laquo le

Nil tout entier [ne pouvant] deacutesalteacuterer raquo les legravevres des mystiques que laquo la soif dessegraveche raquo

chez Barregraves on dirait laquo le fleuve de lrsquoOronte les eucirct seacutepareacutesraquo (voir plus haut) Drsquoailleurs

laquo la soif raquo est eacutegalement preacutesente ndash cette fois dans le sens propre du mot et non pas

1 Ibid p 87 2 laquo Ils se brucirclent drsquoeux-mecircmes agrave la flamme du flambeau comme le papillon au lieu de srsquoenvelopper drsquoun tissu brillant comme le ver agrave soie raquo lit-on dans le Boustan p 146 Dans le mecircme passage les deux derniers poegravemes du chapitre III eacutevoquent de nouveau la mecircme image dans le premier que B de Meynard titre de laquo Papillon raquo on lit laquo On disait au papillon laquo Pauvre petithellip es-tu digne drsquoaimer le flambeau raquo Ecoutez la reacuteponse du papillon enflammeacute laquo Que mrsquoimporte agrave moi de brucircler raquo (p 168) le deuxiegraveme est titreacute du laquo Dialogue du papillon et de la bougie raquo et on y lit laquo Une nuithellip jrsquoentendis le papillon dire agrave la bougie laquo Jrsquoaime il est donc naturel que je me consume raquo et plus loin la bougie dit au papillon laquo Le feu de lrsquoamour effleure agrave peine ton aile raquo (p 170) 3 Un Jardin sur lrsquoOronte p 87 4 Ibid p 89 Le premier poegraveme du chapitre III du Boustan ndash touchant laquo lrsquoamour mystique et la voie spirituelle raquo ndash parle ainsi des mystiques laquo Lrsquoobjet aimeacute est dans leurs bras et ils le cherchent encore le ruisseau coule pregraves drsquoeux et la soif dessegraveche leurs legravevres raquo (p 146)

283

meacutetaphoriquement ndash et menace les habitants assieacutegeacutes de Qalaat Ensuite ce sont les traits

de laquo lrsquoamour mystique raquo sinon spirituel1 peints par Saadi dont on retrouve des eacutechos dans

certaines descriptions de Barregraves par exemple lagrave ougrave il est question drsquolaquo appeler la volupteacute

avec la certitude drsquoy tuer nos humaniteacutes et drsquoen surgir creacuteature ceacutelestehellip raquo ou drsquolaquoun eacutetat

de vibration de leurs acircmes monteacutees au plus point et pourtant accordeacutees eacutetroitement raquo2

Enfin Barregraves emploie laquo des meacutetaphores emprunteacutees agrave la nage raquo comme lrsquoa souligneacute Mme

Frandon pour rendre la fermeteacute de la deacutecision de Guillaume de joindre sa bien aimeacutee

(apregraves leur seacuteparation causeacutee par les eacuteveacutenements militaires) laquo Deux fois au moins le

Boustan compare le mystique au nageur raquo3 Sans aucun doute Barregraves srsquointeacuteressait-il

particuliegraverement agrave ce troisiegraveme chapitre du Boustan sur laquo lrsquoamour mystique et la voie

spirituelle raquo dont il srsquoinspire beaucoup Car agrave part les cas dont nous venons de parler ici

laquo le geacutemissement de la roue raquo et le laquo breuvage mystique raquo du deacutebut du roman il y a

drsquoautres thegravemes et images que Barregraves a pris dans ce chapitre puis adapteacutes aux diffeacuterents

endroits de son œuvre Lrsquoexemple le plus significatif agrave cet eacutegard est lrsquoimage du laquo chameau

impressionneacute par la musique raquo (la danse mystique) que lrsquoeacutecrivain eacutevoque plus drsquoune fois

dans ses eacutecrits4

Revenons maintenant agrave notre reacutecit pour dire que le bonheur des deux amants ndash pareil agrave

lrsquoamour du papillon pour la flamme ndash ne dure guegravere La place forte cesse drsquoecirctre ravitailleacutee

en eau Les assieacutegeants se font plus pressants Qalaat est perdu Sire Guillaume le sait il

veut fuir avec Oriante jusqursquoagrave Damas Elle paraicirct y consentir En fait Guillaume seul part

pour Damas

Le jeune Chreacutetien connaicirct alors une vie dure et triste Seacutepareacute de celle qursquoil aime crsquoest

lrsquoexil un exil que prolongent ses maladresses et la prudence du Sultan car Guillaume agrave

Damas nrsquoa qursquoun deacutesir revenir dans la place forte revoir la Sarrasine objet de son amour

Un jour enfin le Chreacutetien rentre agrave Qalaat Les chevaliers francs ont eacutepouseacute les Sarrasines

du harem et le prince drsquoAntioche Oriante La vie organiseacutee par les Chreacutetiens vainqueurs

1 A la page 103 du roman Guillaume parle drsquoune laquo infideacuteliteacute spirituelle raquo de la part drsquoOriante qui srsquoest remarieacutee avec le chef des chreacutetiens envahisseurs de Qalaat 2 Ibid p 88 3 Ida-Marie Frandon op cit p 329 Les meacutetaphores dont parle Mme Frandon se trouvent agrave la page 167 du Boustan laquo Si habile nageur que tu sois tu dois te deacutepouiller de tes vecirctements avant de lutter contre les flots raquo et agrave la page 347 laquo Nage eacutenergiquement tant que tu nrsquoas de lrsquoeau qursquoaux eacutepaules nrsquoattends pas drsquoecirctre submergeacute par le courant raquo Dans lrsquoOronte (p 105) Guillaume emprisonneacute agrave Damas recircve ainsi de rejoindre Oriante laquo Ils avaient eacutechappeacute agrave la tempecircte il la rejoindrait les narines au-dessus de lrsquoeau la poitrine plus puissante que tout lrsquooceacutean les bras hardis agrave fendre les flots il atteindrait le rivage et la saisirait plus heureuse et plus fraicircche dans sa joie de le retrouver que tout lrsquooceacutean surmonteacute raquo 4 OMB t XIX p 15 laquo A la page 129 du Gulistan traduction de Defreacutemery il y a des vers sur lrsquoimpression que la musique produit sur le chameau raquo dit lrsquoauteur des Cahiers

284

est celle drsquoune paroisse de France Guillaume souffre de nrsquoavoir plus sa place dans ce

monde chreacutetien et parmi ses fregraveres drsquoarmes Plus encore il souffre de la trahison drsquoOriante

Celle-ci pourtant avec mille preacutecautions le rejoint parfois Brefs moments de bonheur

dont il ne peut srsquoaccommoder et dont il se plaint en ces termes laquo Comme on tirerait sur le

licol drsquoun animal domestique tu tires sur mon amour et me remets dans le sentier drsquoougrave je

voulais mrsquoeacutechapper Pendant deux heures tu mrsquoobliges agrave ecirctre heureux frivole oublieux1 raquo

Il veut cesser de se cacher reconqueacuterir son rang et son amour Quand la Sarrasine

comprend qursquoil est vain de srsquoopposer agrave cette volonteacute elle cegravede preacutepare le retour de son

amant parmi les chevaliers de maniegravere agrave sauvegarder sa gloire et leur amour A la

demande drsquoOriante lrsquoeacutevecircque conciliateur intervient aupregraves du prince drsquoAntioche qui

accueille le chevalier au nombre des siens

Guillaume ne cesse pas pour autant de souffrir Au premier souper qui le reacuteunit agrave ses

coreligionnaires de moment en moment sa souffrance croicirct Par le moyen des chants qursquoil

demande agrave Oriante tous deux srsquoadressent publiquement reproches et justifications Une

intervention du prince drsquoAntioche parfait le deacutesespoir de Guillaume qui cherche la mort

elle lui est donneacutee Tandis qursquoil agonise drsquoultimes explications unissent et opposent les

deux amants

Ainsi au laquo geacutemissement de la roue raquo du Boustan qui commenccedilait le roman reacutepond

laquo ce geacutemissement poeacutetique raquo de la page finale prononceacute par Isabelle

laquo Quand tu auras reccedilu les hommages du monde toute ta vie ou que tu auras reposeacute avec ta

bien-aimeacutee toute ta vie comme ton heure sonnera enfin il te faudra partir et ce sera un recircve

que tu auras fait toute ta vie Alors que tu aies eacuteteacute un amant sincegravere ou une autre Seacutemiramis

deux ou trois jours srsquoeacutetant eacutecouleacutes il ne restera plus de toi qursquoun conte Eh bien tacircche que ce

soit un beau conte agrave conter dans les jardins de lrsquoOronte2 raquo

Crsquoest que le laquo geacutemissement eacuteternel raquo sert de rythme de fond au conte eacutetroitement mecircleacute

agrave laquo ce poegraveme drsquoopeacutera raquo dont la musicaliteacute doit naicirctre des eacutevocations des images de la

deacutelicatesse des dialogues de la sonoriteacute des mots Crsquoest une laquo musique qui flotte depuis

des siegravecles sans arrecirct sur Hamah3 raquo mais eacutegalement sur toute lrsquoAsie (laquo le concert de

1 Un Jardin sur lrsquoOronte p 130 le Boustan (p 325) aussi connaicirct ce licol laquo Toi qui dors mollement berceacute dans ta litiegravere tandis que le chamelier tire les becirctes de somme par le licou raquo Voir aussi LrsquoOrient de Maurice Barregraves op cit p 329 2 Ibid p 153 Et dans la page suivante encore le laquo geacutemissement eacuteternel raquo reacuteapparaicirct 3 Ibid p 154 Quant agrave lrsquoimportance de cette musique de lrsquoOronte les Tharaud disent laquo Il faut oublier le livret pour nrsquoeacutecouter que la musique crsquoest la plus passionneacutee la plus confidentielle qursquoait jamais eacutecrite Barregraves raquo citeacute par Emilien Carassus dans lrsquoOronte p 42

285

lrsquoAsie raquo dit lrsquoauteur au deacutebut du roman) Et agrave la maniegravere des poegravetes de cette contreacutee dont

laquo la flucircte soupire sa meacutelodie plaintive raquo le concert de lrsquoOronte est fait drsquolaquo une

orchestration de plainte et de pleurs raquo Il eacutevoque toute une seacuterie drsquolaquo images drsquoamour et de

souffrance raquo1 Car enfin Un jardin sur lrsquoOronte est une histoire drsquoamour et de souffrance

lrsquoamour du papillon qui se brucircle en srsquoapprochant de la flamme lrsquoamour du rossignol blesseacute

par les eacutepines de la rose2 mais aussi ndash certains critiques le pensent ndash lrsquoamour eacutepineux de

Barregraves pour Anna de Noailles Crsquoest dans le mecircme sens que Barregraves adresse agrave cette derniegravere

la formule suivante laquo Ton chant est une eacutepeacutee agrave la lame aiguiseacutee mais parfumeacutee drsquoavoir

coupeacute des fleurs raquo3 Par ailleurs les allusions agrave ce double thegraveme sont tregraves freacutequentes dans le

reacutecit laquo heureuse de cette souffrance qui lui prouvait combien il lrsquoaimait raquo (p 127) laquo toi

preacutesente je cesse de souffrir raquo laquo tu preacutefegraveres nos souffrances et ta chaicircne agrave la liberteacute drsquoecirctre

tout lrsquoun pour lrsquoautre raquo (p 130) laquo Monotonie drsquoangoisse ougrave alternent des surprises de

douleur et de plaisir raquo laquo un amour meacutelangeacute et trouble raquo (p 132) etc

Souvent pour eacutevoquer les thegravemes qursquoil veut deacutevelopper Barregraves utilise des

comparaisons et des meacutetaphores familiegraveres agrave lrsquoOrient Parmi les termes de comparaison

que lrsquoon retrouve dans le style de lrsquoauteur un nombre important serait emprunteacute agrave Saadi

tels laquo le geacutemissement de la roue raquo laquo le breuvage mystique raquo laquo bourdonnement drsquoune

mouche raquo (p 50) laquo la poussiegravere de musc raquo (p 69) laquo la flucircte soupirant sous le cypregraves raquo (p

70) laquo les legravevres de rubis raquo (p 71) laquo lrsquooiseau Homay raquo (p 72) laquo lumiegravere de ma vie eacutetoile

du matin raquo (p 85) laquo licol drsquoun animal domestique raquo (p 130) Parfois mecircme pour exprimer

la psychologie drsquoune attitude Barregraves recourt agrave la mode orientale crsquoest-agrave-dire aux

sentences Crsquoest ainsi que le chevalier Guillaume ne croyant plus agrave la fideacuteliteacute de celle qursquoil

aime se dit laquo Lrsquohomme blesseacute ne dort pas et ne laisse pas dormir raquo

Cela eacutetant dit il ne faut pas oublier lrsquoart et lrsquohabileteacute de Barregraves agrave rendre siens les

proceacutedeacutes orientaux Ces traits sont parfois si fondus dans le discours que lrsquoon ne peut les

distinguer facilement Soucieux drsquoharmonie et de veacuteriteacute Barregraves a fait preuve drsquoun travail

drsquoartiste dans le choix aussi bien que dans lrsquoadaptation des eacuteleacutements qursquoil emprunte aux

poegravetes persans laquo Que de tours drsquoimages de comparaisons fondus de mecircme dans le

roman ont une saveur drsquoOrient sans que nous ayons pu toujours en deacuteterminer lrsquoorigine

avec certitude4 raquo Comme si lrsquoOrient et lrsquoOccident srsquoeacutetaient mecircleacutes pour exciter

1 Ibid 2 laquo Si la rose tient ses couleurs des blessures du rossignolhellip raquo lit-on dans lrsquoOronte p 58 3 Citeacute par Emilien Carassus dans lrsquoOronte p 24 4 Ida-Marie Frandon op cit p 328

286

lrsquoimagination de Barregraves et creacuteer son propre vocabulaire oriental il srsquoest mecircme laquo creacuteeacute un

style discregravetement mais efficacement oriental raquo1

34 Henry de Montherlant et ce qursquoil doit agrave Saadi

Henry de Montherlant (1895-1972) comme Maurice Barregraves son preacutedeacutecesseur et lrsquoun de ses

initiateurs agrave la litteacuterature persane a eacuteteacute grandement influenceacute par la lecture des poegravetes

iraniens Pareil agrave Barregraves qui se voyait laquo toute sa vie sur une fausse piste raquo Montherlant a

connu laquo assez tard raquo la vocation pour laquelle il eacutetait fait ce sont les poegravetes persans ndash il les

appelle ses laquo maicirctres raquo ndash qui lui ont reacuteveacuteleacute la bonne voie agrave suivre Ainsi degraves le premier

chapitre de LrsquoEacuteventail de fer intituleacute laquo ce que je dois aux maicirctres de lrsquoIran raquo lrsquoauteur nous

informe agrave ce propos

laquo Crsquoest seulement durant la peacuteriode barbare de lrsquoadolescence et de la vingtiegraveme anneacutee que la

poeacutesie fut pour moi de mrsquoabecirctir sur de grossiegraveres regravegles prosodiques de compter sur mes doigts

des syllabes ou mecircme de jouir de la cadence des vers Plus tard ce que je lui demandai ce fut

de creacuteer une ambiance que je pusse reconstituer dans ma vie priveacutee Les maicirctres de

lrsquoIranhellipmrsquoapportegraverent assez tard ndash jrsquoavais vingt-huit ans ndash la sorte de romanesque pour lequel

jrsquoeacutetais fait et dont les rimailleries europeacuteennes ne mrsquoavaient donneacute aucune ideacutee2 raquo

Ainsi les maicirctres de lrsquoIran lui ouvrent-ils laquo le rideau sur une vie plus raffineacutee raquo lui

apprennent laquo la reacuteserve le secret lrsquoextase raquo ils eacuteveillent en lui sa laquo tendance essentielle agrave

jouer sur de multiples registres agrave la fois raquo ainsi que son sens du laquo syncreacutetisme raquo3 qursquoil avait

toujours eu ils lui apprennent eacutegalement par quelles eacutequivoques laquo prolonger la feacuteerie dans

la contemplation raquo et comment acceacuteder agrave un monde de recircve et drsquoimaginaire En fait ayant

deacutejagrave nourri sa jeunesse chez les Grecs et les Romains il a ensuite trouveacute laquo des ferments

pour son imagination raquo chez les Persans qursquoil considegravere laquo aussi neacutecessaires raquo que les

premiers laquo Non pas dit-il les ferments drsquoune recircverie qui restacirct recircverie mais drsquoune recircverie

que toute mon activiteacutehellip allait chercher agrave transposer dans le reacuteel4 raquo Il srsquoagit drsquoune liaison

harmonieuse de la reacutealiteacute et du recircve de prendre lrsquoenchantement au seacuterieux de le consideacuterer

comme la veacuteriteacute essentielle capaciteacute toute iranienne de faire de feacuteerie avec de la vie

1 Ibid p 329 2 Henry de Montherlant LrsquoEacuteventail de fer Paris Flammarion 1944 p 11 Cet article laquo Ce que je dois aux maicirctres de lrsquoIran raquo a eacuteteacute publieacute pour la premiegravere fois dans Les Nouvelles Litteacuteraires Artistiques et Scientifiques Ndeg 738 5 deacutec 1936 p 2 3 En parlant des Iraniens Montherlant dit laquo A la mosqueacutee agrave la pagode agrave lrsquoeacuteglise crsquoest le mecircme Dieu qursquoon adore ils annexent Jeacutesus il eacutetait soufi Syncreacutetisme et eacuteclectisme raquo Ibid p 26 Et agrave la page 12 il parle drsquoun pareil laquo syncreacutetisme qui fut toujours [sien] raquo 4 Ibid p 13

287

laquo Durant de longues peacuteriodes dit-il au Maroc en Tunisie en Tripolitaine ndash voire en

Europe ou en Algeacuterie ndash jrsquoai pu penser ma candeur aidant que je revivais dans une

certaine mesure la vie des poegravetes iraniens Certaines heures passeacutees agrave Teacutetouan agrave Fez agrave

Tlemcen agrave Tunis pour ne parler que des grandes villes sont les fruits drsquoor de ma vie1 raquo

Toujours en parlant de ses maicirctres iraniens Montherlant ajoute que certaines de leurs

phrases deacuteclenchaient en lui laquo une musique sans fin de meacutelancolie ou drsquoespeacuterance dont les

eacutechos aujourdrsquohui encore ne sont pas eacuteteints celle de Saadi si douloureuse laquo Des

anneacutees srsquoeacutecouleront pour toi sans que tu passes aupregraves du tombeau de ton pegravere2 raquo (Ne

pourrait-on pas rapprocher cette laquo musique sans fin raquo de celle dont les eacutechos retentissaient

tout au long drsquoUn jardin sur lrsquoOronte ainsi que dans lrsquoacircme de Barregraves et qui venait de la

part des poegravetes persans ) De mecircme laquo les heacuteros de leurs apologues deacutelicats moraux

cruels ou geacuteneacutereux raquo rappellent agrave Montherlant le sens de laquo la chariteacute raquo et de laquo la grandeur

de lrsquoacircme raquo lui apportent laquo le sublime enveloppeacute de papier de soie raquo3 Enfin ces mecircmes

poegravetes iraniens lui laquo indiquent la voie raquo drsquoautres maicirctres non iraniens tels laquo Locmacircn et

Confucius raquo Ces derniers agrave leur tour apprennent agrave Montherlant des laquo maximes vraiment

fondamentales raquo qui lui fourniront laquo les poutres maicirctresses de [sa] maison inteacuterieure raquo4

Les expressions telles que laquo les fruits drsquoor de ma vie raquo laquo les poutres maicirctresses de ma

maison inteacuterieure raquo ajouteacutees agrave tout ce que Montherlant eacutenumegravere comme ce qursquoil laquo doit aux

maicirctres de lrsquoIran raquo montrent bien dans quelle mesure ces derniers ont influenceacute son œuvre

et sa penseacutee Cette influence srsquoavegravere encore plus grande quand nous lisons surtout cette

phrase laquo Je ne saurais imaginer un moment poeacutetique de ma vie qui ne soit un peu

tributaire du geacutenie persan raquo5 Et tout de suite apregraves il cite lrsquoexemple drsquoAlmouradiel

lrsquoouvrage qursquoil dit avoir eacutecrit laquo dans lrsquoatmosphegravere des Persans [hellip] au jour le jour durant

des anneacutees [hellip] composeacute de pregraves de deux cents poegravemes entrecoupeacutes de meacuteditations et de

reacuteflexions morales raquo Nous y ajoutons Aux Fontaines du deacutesir (1927) Mors et Vita (1932)

Encore un instant de bonheur (1934) LrsquoEacuteventail de fer (1944) marqueacutes aussi par

lrsquoinfluence iranienne

Mais qui eacutetaient laquo les maicirctres raquo iraniens de Montherlant Crsquoeacutetaient Saadi Hafez

Hatif Djellal ed-Din Roumi Firdousi Djami Khayyam Baba Taher Oryan Ibn Yamin

1 Ibid p 13 Sur ce sujet Montherlant avait eacutegalement dit laquo Je ne crois et je nrsquoespegravere qursquoen la feacuteerie Jrsquoentends par feacuteerie la reacutealisation la mise en pratique de ma poeacutesie Tout lrsquoexquis des choses et des ecirctres agrave base de volupteacute et si cela se pouvait de tendresse (la mienne) mais ce serait trop beau raquo (Aux fontaines du deacutesir Paris B Grasset 1927 pp 11-12) 2 Ibid p 12 Gulistan p 265 (VI III) 3 Montherlant LrsquoEacuteventail de fer op cit p 12 4 Ibid 5 Ibid p 13

288

dont les citations et les ideacutees sont freacutequemment eacutevoqueacutees par lrsquoeacutecrivain franccedilais Lorsqursquoil

est eacutepuiseacute par la quotidienneteacute ce sont eux qui peuvent apaiser ses ennuis en le plongeant

dans laquo lrsquoeau profonde de [leur] poeacutesie raquo

laquo Quand je suis assommeacute par le quotidien que je supporte extrecircmement malhellip ce nrsquoest pas aux

poegravetes europeacuteens que je demande la clef de leur univers ah fichtre non Je la demande aux

Chinois aux Arabes surtout aux Persans Ils mrsquoouvrent eux les Portes de lrsquoEau Voici lrsquoeau

profonde de la poeacutesie1 raquo

Car la poeacutesie constitue pour Montherlant la premiegravere des laquo trois choses importantes raquo dans

la vie qursquoil deacutecouvre agrave vingt-neuf ans2 Cependant il ne se contente pas de

laquo lrsquoenchantement oriental raquo des laquo deacutelices raquo que lui procure la poeacutesie persane il cherche

eacutegalement des laquo veacuteriteacutes essentielles raquo que laquo les Persans des XIIIe XIVe XVe siegravecle

apportent raquo

Lrsquoamour de laquo lrsquointelligence raquo constitue la premiegravere de ces laquo veacuteriteacutes essentielles raquo

Presque tous les poegravetes persans ouvrent leurs recueils de poegravemes par lrsquoeacuteloge de la raison

Montherlant sait donc que laquo cette socieacuteteacute possegravede une sagesse raquo3 Alors pour deacutefinir la

sagesse des Persans et en montrer les diffeacuterents aspects lrsquoauteur des laquo portes de lrsquoeau raquo cite

laquo une quinzaine de perles raquo4 qursquoil a seacutelectionneacutees parmi leurs sentences Et il nrsquoest pas

eacutetonnant de rencontrer dans ces citations le nom de Saadi ndash le sage de Chiraz ndash plus que les

autres Son Boustan comme le souligne Montherlant deacutebute ainsi laquo Jrsquoeacutelegraveve ce monument

agrave la sagesse5 raquo Le premier eacuteleacutement de la sagesse de laquo ces Orientaux imaginatifs raquo est la

laquo luciditeacute raquo dont Djami a donneacute une parfaite deacutefinition laquo On deacuteclare sage celui qui se

rend compte de la reacutealiteacute des choses autant qursquoil lui est possible raquo La sagesse persane

professe la retraite laquo La destitution vaut mieux que lrsquoemploi raquo (Saadi) laquo Vis comme une

montagne solitaire dans la retraite et le silence et ton front comme le sien touchera la

1 Ibid p 22 2 laquo lrsquoautre est drsquoaimer quelqursquoun la troisiegraveme est de srsquoapercevoir que quelqursquoun qursquoon aime est digne drsquoecirctre aimeacute raquo Ibid p 21 3 Ibid p 23 4 Dans une note de la page 22 Montherlant dit qursquoil est laquo moins sensible qursquoautrefois agrave la poeacutesie persane raquo en raison de sa preacuteciositeacute de sa rheacutetorique de sa mollesse de son caractegravere conventionnel etc Mais le laquo mot persan raquo le trouble toujours laquo la magie du mot survit au sentiment comme la clarteacute du creacutepuscule survit au soleil disparu Chacun de nous a sa Perse inteacuterieure son jardin cacheacute qui refleurit invincible apregraves la seacutecheresse de lrsquohiver raquo De mecircme les sentences persanes lui sont toujours inteacuteressantes car on y trouve des perles laquo En revanche tout autant qursquoautrefois les sentences qursquoon va lire ici je voudrais que les hommes les portassent sur eux dans un sachet afin de pouvoir agrave chaque moment que ce soit se les remettre dans lrsquoesprithellip il y a lagrave une quinzaine de perles raquo 5 Toutes les citations que nous donnons dans ce passage se trouvent dans les pages 23-24 de LrsquoEacuteventail de fer elles font partie du deuxiegraveme chapitre intituleacute laquo Les Portes de lrsquoEau raquo

289

voucircte des cieux raquo (Saadi) Cette retraite a cependant laquo certaines conditions raquo laquo On ne peut

se deacutetacher des biens de ce monde que si on en a beaucoup abuseacute1 raquo (Saadi) ndash

lrsquoimpermeacuteabiliteacute laquo Lorsque la discorde surviendra le sage srsquoenfuira car en pareil cas la

sagesse se trouve agrave la frontiegravere raquo (Saadi) ndash le proteacuteisme laquo Quand tu entres dans une

maison regarde ougrave est la sortie raquo (Saadi drsquoapregraves Locmacircn) ndash lrsquoindeacutependance de lrsquoesprit et

de la conduite laquo Quiconque a renonceacute agrave la concupiscence afin de gagner lrsquoapprobation

des gens est tombeacute de la convoitise licite dans la convoitise deacutefendue raquo (Saadi) ndash la haine

de lrsquohypocrisie laquo Le voleur qui bat les grandes routes est moins criminel que lrsquohypocrite raquo

(Saadi) ndash le deacutefaut drsquoattaches familiales laquo Parmi tant drsquoarbres eacuteleveacutes et fertiles en fruits

on nrsquoen appelle aucune libre que le cypregraves qui nrsquoa pas de fruit raquo (Saadi) ndash lrsquoinconstance

amoureuse laquo Le rossignol agrave chaque instant chante sur une rose diffeacuterente raquo (Saadi) ndash

lrsquoamitieacute pour les animaux Saadi dans le Boustan2

Lrsquointeacuterecirct de Montherlant pour cette sagesse persane (qursquoil connaicirct jusque dans ses

deacutetails) reacutesulte surtout du fait qursquoelle preacuteconise autant les laquo deacutelices terrestres raquo La poeacutesie

de Khayyacircm en constitue un exemple bien significatif laquo Livre-toi agrave la joie en ce monde

ougrave regravegne le deacutesordre raquo Quant agrave Saadi lui il nrsquoa pas moins de choses agrave dire lagrave-dessus et

Montherlant en est bien conscient laquo Le Jardin des Roses dit-il passe pour un eacutecrit

voluptueux raquo3 Alors il termine son discours sur le sujet par un eacuteloge du cinquiegraveme

chapitre de cet ouvrage laquo Au bout de tout cela est le cinquiegraveme jardin consacreacute laquo agrave

lrsquoamour agrave la jeunesse et agrave la poeacutesie raquo et ils ont chanteacute ce jardin avec une si eacutevidente

supeacuterioriteacute que le monde nrsquoa quasiment vu en eux que des maicirctres de la vie voluptueuse4 raquo

Cette laquo vie voluptueuse raquo Montherlant lrsquoa connue ndash nous lrsquoavons vu ndash agrave laquo vingt-neuf

ans raquo Il lrsquoa connue agrave travers la poeacutesie celle des persans dont il attendait laquo lrsquoornement et

les deacutelices raquo Montherlant savait que la poeacutesie reste laquo jeune raquo laquo intacte raquo agrave travers siegravecles

1 Cette sentence on va voir Montherlant lrsquoa reprise dans lrsquoavant-propos du Service inutile 2 Aux critiques qui lui reprochaient lrsquoabondance de ses citations persanes (laquo veacuteritable diarrheacutee de citations raquo) Montherlant a reacutepondu ainsi laquo A deacutefaut drsquoun profit agrave tirer de mon article le lecteur aura le profit de ces citations Et jrsquoestime que entre les eacuteditions touffues et parfois difficilement accessibles des orientalistes et les impudentes petites adaptations des vulgarisateurs ces penseacutees de mes Iraniens risquent fort drsquoavoir eacutechappeacute agrave lrsquolaquo honnecircte homme raquo de chez nous raquo LrsquoEacuteventail de fer p22 3 Ibid p 30 quelques lignes avant cette phrase Montherlant dit laquo Lrsquohomo persicus [hellip] satisfait agrave la fois notre esprit (sagesse) nos sens (volupteacute) notre imagination (poeacutesie) notre acircme (spiritualiteacute et sublime humain) raquo 4 Ibid p 24 A la premiegravere page du livre deacutejagrave on rencontre la mecircme allusion laquo toutes choses que je nrsquoappelai plus que laquo la feacuteerie raquo ou laquo les choses du cinquiegraveme jardin raquo par allusion au laquo cinquiegraveme jardin raquo du Gulistan et du Beacuteharistan consacreacute laquo agrave lrsquoamour et agrave la jeunesse raquo Nous rappelons que le chapitre cinq du Gulistan porte le titre laquo de lrsquoamour et de la jeunesse raquo comme on le voit ici et le mot laquo poeacutesie raquo (p 24) est un ajout de Montherlant lui-mecircme agrave ce titre

290

Alors il a deacutesireacute laquo chercher des enchantements bien deacutecideacute agrave leur sacrifier tout raquo1 Il

reacutealise ce projet vers la mecircme eacutepoque crsquoest-agrave-dire en 1925 Dans Service inutile il dit

explicitement laquo La vie me fut donneacutee vraiment en 1925 et je reconnais que jrsquoai pris avec

elle certaines liberteacutes2 raquo Il pense que la crise qursquoil a subie pendant la peacuteriode 1925-1929 a

fait de lui un homme meilleur ayant reacutealiseacute laquo la grande vie des sens raquo il se trouve laquo libre

pour une vie spirituelle raquo laquo Une eacuteleacutevation prenait forme en moi tout se passait

exactement comme si lrsquoecirctre srsquoeacutetant videacute de sa sensualiteacute la spiritualiteacute srsquoeacutepanouissait dans

le champ libre avec un mouvement vif laquo Pour que Dieu entre les choses doivent sortir3 raquo

Donc le premier pas vers une vie spirituelle est lrsquoabneacutegation des inteacuterecircts du monde

Drsquoautre part pour pouvoir se deacutebarrasser des objets et des biens il faut que lrsquoon en soit

preacutealablement combleacute pour mieux dire que lrsquoon nrsquoen ait plus envie Montherlant avait

dans lrsquoesprit ce conseil de Saadi qui disait laquo On ne peut se deacutetacher des biens de ce

monde que si on en a beaucoup abuseacute4 raquo Il entreprend alors un voyage en vue de

volupteacutes laquo Voyager est pour moi une telle eacutepreuve que je ne peux la supporter que

soutenu par lrsquoobjectif de la volupteacute5 raquo Dans la preacuteface du Service inutile Montherlant

raconte comment il a fait les preacuteparatifs de son deacutepart pour une nouvelle vie en se

deacutebarrassant de ses laquo biens raquo

laquo Je dispersai donc la case familiale mis ce qui restait de mes laquo biens mobiliers raquo au garde-

meubles et deacutesormais deacutebarrasseacute de la pesanteur et de tout le terrestre drsquoun domicile quittai la

France avec deux valises qui devaient ecirctre pendant un long temps mon unique bagage6 raquo

Saadi avait fait la mecircme chose bien des siegravecles auparavant et en a parleacute dans son Boustan

laquo Suivez lrsquoexemple de Saadi parcourez le monde en renonccedilant agrave toute chose et vous

reviendrez le cœur plein7 raquo

Sur ce sujet J Hadidi a deacutejagrave eacutetabli un parallegravele entre ce voyage (laquo sept ans et deux mois raquo

dit Montherlant) et les longs voyages de Saadi agrave Damas agrave Jeacuterusalem agrave Alep agrave Tripoli et

1 LrsquoEacuteventail de fer op cit p 21 2 Service inutile laquo Avant-propos raquo Essais Paris Gallimard 1963 p 574 Sur ce mecircme sujet il a eacutegalement dit laquo depuis le 15 janvier 1925 date de mon deacutepart et qui fut une charniegravere dans ma viehellip raquo (p 572) 3 Ibid pp 574-575 4 Ibid p 574 cette sentence se trouve dans le Gulistan 5 LrsquoEacuteventail de fer op cit p 38 6 Service inutile op cit p 572 7 Boustan p 207

291

aux autres villes du monde arabe il cite une autre historiette de Saadi ougrave un fils rappelait agrave

son pegravere les paroles des laquo soufis (ou contemplatifs) raquo sur les avantages de voyager

laquo Tant que tu resteras dans ta boutique et ta maison jamais ocirc homme vain tu ne seras

vraiment un homme Pars promegravene-toi dans le monde avant ce jour ougrave tu quitteras le

monde1 raquo

En reacutealiteacute la conception de la laquo non-possession raquo constituait une question assez

ancienne dans lrsquoœuvre de Montherlant Le sujet eacutetant deacutejagrave abordeacute dans Aux Fontaines du

deacutesir (laquo Appareillage raquo 1924)2 est de nouveau eacutevoqueacute dans le Service inutile laquo Je nrsquoai

rien agrave changer agrave ce que jrsquoeacutecrivais degraves 1924 sur la non-possession des objets et des biens La

non-possession des objets et des biens est cela est connu le B A ba de la liberteacute

spirituelle3 raquo Non seulement lrsquoauteur a connu cette sorte de vie mais il lrsquoa expeacuterimenteacutee il

lrsquoa veacutecue pendant onze anneacutees Pour donner un exemple vivant de cette existence il

raconte lrsquoaventure drsquoun de ses serviteurs qui lui volait ses objets drsquoart il le savait mais le

laissait faire laquo il me deacutebarrassait drsquoautant de poids morts qursquoeacutetaient pour moi ces objets

drsquoart qursquoil volait et il avait de lrsquoargent qursquoil srsquoen faisait un plaisir que je nrsquoavais pas de

leur preacutesence raquo Lrsquoeacuteveacutenement ressemble bien agrave lrsquohistoire de ce deacutevot geacuteneacutereux du Gulistan

que Montherlant a reproduite laquo Un voleur ne trouve rien agrave voler chez certain personnage

celui-ci lui fait cadeau de quelque objet pour qursquoil ne srsquoen aille pas bredouille4 raquo Crsquoest le

comble de la chariteacute Quant agrave Montherlant il congeacutedie le serviteur (laquo parce qursquoil faut faire

quelque chose pour la socieacuteteacute raquo) mais il ne porte pas plainte il reste mecircme en laquo bons

termes avec lui jusqursquoagrave lrsquoemployer de nouveau agrave lrsquooccasion raquo De sorte que le serviteur

mourant priera pour Montherlant Ce dernier ajoute que le serviteur le laquo cambriolait raquo

mais lui eacutetait laquo deacutevoueacute raquo En racontant ces eacuteveacutenements il veut en deacuteduire que les

contradictions apparentes chez lrsquohomme ont leur propres significations laquo Ceux qui ne

connaissent pas ces apparentes contradictions et ne les trouvent pas toutes naturelles ne

comprennent rien agrave lrsquohomme5 raquo

1 Gulistan p 187 (III 28) Cf De Sarsquodi agrave Aragon op cit pp 443-444 2 A la page 158 de ce livre nous lisons laquo Tout objet nous tient par une chaicircne Aneacuteanti crsquoest comme du lest qursquoon jette on est plus pur plus leacuteger plus precirct agrave aller haut raquo 3 Service inutile op cit p 580 lrsquoauteur dit ensuite qursquoil a veacutecu laquo la non-possession ou la possession infime et deacutedaigneacutee des objets et des biens [hellip] cette sorte de vie que recommandent toutes les religions et toutes les philosophes [hellip] durant onze anneacutees raquo 4 LrsquoEacuteventail de fer p 27 Cf Gulistan p 102 (II 4) Tout de suite apregraves cette histoire lrsquoauteur raconte une deuxiegraveme toujours tireacutee de Saadi laquo A lrsquoinverse un autre voleur toucheacute par un bon mot de sa victime lui rend ce qursquoil lui a deacuterobeacute et y ajoute quelque argent raquo Cf Gulistan p 212 (IV 10) 5 Service inutile p 581 note

292

Cette reconnaissance des contradictions comme des manifestations naturelles de la vie

de la part de Montherlant est une autre analogie entre lui et les poegravetes iraniens Selon lui

les incoheacuterences les contradictions sont dans lrsquoessence mecircme de lrsquoexistence et en forment

lrsquoharmonie la plus profonde laquo Le pur amour eacutegalise tout Nous voyons enfin lrsquouniteacute Nous

voyons que tout est vrai raquo Dans la mecircme nostalgie drsquouniversaliteacute les Orientaux ne

srsquoembarrassent pas de leurs contradictions ils ont confiance en la vie qui est assez vaste

pour tout contenir Pour eux aussi la beauteacute et la grandeur sont faites du mal et du bien

Les exemples de ces contradictions ne sont donc pas rares dans leur poeacutesie et Montherlant

en connaicirct plusieurs chez les moralistes iraniens A cet eacutegard le preacutecepte le plus freacutequent

(selon Montherlant) est celui qui se trouve eacutegalement dans lrsquoEacutevangile lagrave on professe la

geacuteneacuterositeacute en mecircme temps que lrsquoon met en garde contre la geacuteneacuterositeacute laquo Moiumlse empecircche

un homme de mourir de faim aussitocirct ranimeacute celui-ci se saoule et tue Moiumlse reacutecite alors

le verset du Coran laquo Si Dieu prodiguait la nourriture agrave ses serviteurs ils se comporteraient

injustement1 raquo Drsquoautres preacuteceptes concernent la chariteacute et la laquo non-chariteacute raquo et les

exemples sont toujours tireacutes de Saadi

laquo Un acircne que tu vois tombeacute dans la boue avec la charge aies-en pitieacute mais ne va pas pregraves de

lui (Saadi) De faccedilon geacuteneacuterale ne te mecircle pas des affaires des autres (un vieillard arrache une

jeune fille des bras drsquoun negravegre affreux celle-ci est furieuse et lrsquoinsulte Saadi) Surtout il ne

faut pas dire des paroles de sagesse aux sots (laquo Si ton cœur est plein de perles fais comme la

coquille ferme-toi sur toi-mecircme raquo Saadi crsquoest le vieil eacutesoteacuterisme oriental) ni faire du bien

aux meacutechants2 raquo

Puis Montherlant fait de nouveau allusion agrave lrsquoapologue du laquo voleacute qui fait un cadeau agrave

son voleur raquo (Montherlant laquo voleacute raquo faisait la mecircme chose agrave lrsquoeacutegard de son serviteur son

voleur) en rappelant son laquo exact contrepoids raquo dans lrsquoaphorisme du mecircme poegravete laquo Le

prince qui pardonne aux voleurs est aussi coupable que srsquoil attaquait lui-mecircme la

caravane3 raquo Evoquant ainsi les contradictions lrsquoauteur veut montrer que les morales ne

peuvent laquo jamais ecirctre unes raquo et il ajoute laquo Les morales ne sont pas le fruit drsquoun seul et

quand elles le seraient lrsquohomme nrsquoest pas un4 raquo Les contradictions il en existe dans

lrsquoEacutevangile dans le Coran mais aussi chez un Pascal ou un Goethe Bref laquo chacun peut

1 LrsquoEacuteventail de fer p 28 2 Ibid Voir ces conseils de Saadi respectivement dans le Gulistan p 333 le Boustan pp 284-286 (Le negravegre et la jeune fille) 3 Ibid Lrsquoaphorisme en question se trouve dans le Gulistan 4 Ibid p 29

293

puiser dans la marmite sucircr drsquoy trouver un morceau agrave son goucirct Ce qui fait preacuteciseacutement le

succegraves des morales et le succegraves des penseurs raquo1

Sur cette flexibiliteacute de la penseacutee de Montherlant agrave lrsquoeacutegard des diffeacuterents goucircts et

croyances sur son laquo acceptation totale raquo des contradictions Mme Samsami a donneacute une

commentaire qui nrsquoest pas sans inteacuterecirct

laquo Cette acceptation totale des goucircts des croyances de la part de Montherlant la conscience de

pouvoir attribuer agrave lrsquoUnivers tantocirct un sens et tantocirct lrsquoautre ne le conduit nullement agrave un

scepticisme destructif La premiegravere condition de lrsquoheacuteroiumlsme est la luciditeacute parfaite le manque

de duperie laquo un monde sans masque et sans brumes monde aux objets sans ombre monde

sans complaisance raquo est le seul digne de lrsquohomme Lrsquoeacuteleacutevation des sentiments consiste dans

leur sinceacuteriteacute et leur spontaneacuteiteacute primitives2 raquo

Alors Montherlant srsquoindigne contre toute doctrine exclusive qui immole agrave lrsquoesprit

humain la spontaneacuteiteacute de la nature la vie instinctive Dans le monde reacuteel le laquo monde sans

masque raquo le bon et le mauvais le beau et le laid le plaisir et lrsquoamertume vont de pair

exactement comme ce que dit Saadi laquo Le treacutesor et le serpent la rose et lrsquoeacutepine le chagrin

et la joie sont reacuteunis lrsquoun agrave lrsquoautre3 raquo Et lrsquoeacutecrivain franccedilais croit en ce meacutelange harmonieux

et feacutecond laquo Non seulement multiple comme elle dans la dureacutee mais multiple comme elle

dans le mecircme instant laquo Lrsquooceacutean dans ses profondeurs calmes regarde agrave sa surface la

tempecircte et se reacutejouit de sa tempecircte et de son calme4 raquo

Cet esprit de meacutelange est sans doute lieacute agrave un autre geacutenie que Montherlant attribue aux

Iraniens agrave savoir laquo la confusion raquo Ces derniers laquo mecirclent avec art si ce nrsquoest avec astuce

le divin et lrsquohumain dans leurs eacutecrits raquo si bien qursquoils le suspendent entre le ciel et la terre

laquo crsquoest le geacutenie mecircme de la confusion raquo A lire les poegravemes de Saadi de Hafez et de

Khayyam on ne peut jamais savoir qui est cet objet aimeacute dont ils deacutecrivent si

admirablement la beauteacute Est-ce Dieu mecircme Est-ce une femme charmante Ou bien un

adolescent Cette sorte drsquoeacutequivoque constante dans leurs œuvres permet et suscite les

interpreacutetations diffeacuterentes (parfois sur une mecircme phrase voire un mecircme mot) De lagrave vient

laquo une des beauteacutes litteacuteraires raquo de leur langue qursquoadmire Montherlant Ce geacutenie est si propre

aux Persans que dans leurs dialogues ils ne reacutepondent presque jamais par oui ou non mais

1 Ibid 2 LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p183 3 Gulistan p 306 4 LrsquoEacuteventail de fer p 49 ces lignes se trouvent eacutegalement dans Aux Fontaines du deacutesir op cit p 37

294

toujours par oui et non agrave la fois On dirait qursquoils ne veulent jamais vous dire ce qui se

passe dans leur tecircte ou deacutecider de quoi que ce soit1

Une autre analogie entre Montherlant et les poegravetes iraniens concerne leur conception

de lrsquoamour Comme lrsquoa souligneacute Mme Samsami pour Montherlant laquo lrsquoamour drsquoune

femme nrsquoest que lrsquoeacutebauche de lrsquoamour laquo totalitaire raquo et se confond aiseacutement avec celui de

la nature et de lrsquoart raquo2 Ce sentiment se deacutegage dans plusieurs de ses livres Ainsi la phrase

laquo Perduto eacute tutto il tempo cheacute in amor non si spende raquo (est perdu le temps ougrave lrsquoamour ne se

passe) pourrait servir drsquoeacutepigraphe non seulement aux Jeunes Filles mais aussi agrave un grand

nombre de ses autres ouvrages La mecircme critique voit dans cette eacutepigraphe un eacutecho des

vers suivants de Saadi laquo Quel homme es-tu donc puisque tu es sans aucune connaissance

de lrsquoamour Le chameau est plongeacute dans lrsquoextase et dans la joie par des vers arabes Si tu

nrsquoas point de plaisir tu es un animal drsquoun caractegravere tortueux3 raquo Lrsquohypothegravese est probable

drsquoautant plus que Barregraves avait eacutevoqueacute ces mecircmes vers plus drsquoune fois dans ses œuvres4 et

que Montherlant les avait sans doute lus En outre Montherlant eacutetait un ami de Barregraves et ce

dernier comme nous lrsquoavons dit au deacutebut de ce passage lui transmettait ses connaissances

et impressions sur la poeacutesie persane

Lrsquoamour pour Montherlant est un sentiment unilateacuteral crsquoest-agrave-dire qursquoil ne demande

pas le retour laquo Lrsquoideacuteal de lrsquoamour est drsquoaimer sans qursquoon vous le rende5 raquo Cette aversion

drsquoecirctre aimeacute deacuterive peut-ecirctre drsquoune sensation tregraves forte de la beauteacute de lrsquoamour accompli et

parfait dans lrsquoacircme de lrsquoamant comme une œuvre drsquoart Le deacutesir farouche que les initiatives

ne viennent que de lui drsquoAlban dans le Songe et de Costa dans Les Jeunes Filles deacutecoule

en partie de la sensation de la grandeur drsquoun amour qui se creacutee et vit de soi-mecircme sans but

deacutepourvu drsquoaffaiblissement et de tendresse insouciant de la dureacutee lrsquounique agrave ne pas

souffrir des contingences et des deacuteceptions laquo Pourvu que moi jrsquoaime nulle deacutemangeaison

drsquoecirctre aimeacute6 raquo

laquo La sensualiteacute qui se trouve abondamment dans les œuvres de Montherlant ressemble

par son estheacutetisme agrave celle des poegravetes iraniens Les heacuteroiumlnes de Montherlant sont de toutes

1 Ibid p 25 2 LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit p 186 3 Ibid Ces vers se trouvent dans le Gulistan p 129 (II 27) Ce sont les mecircmes vers qui avaient eacutegalement influenceacute M Barregraves (Cf les pages XX de notre travail) Il faut rappeler que Saadi a insisteacute sur le rocircle essentiel de lrsquoamour dans la vie dans plusieurs autres endroits de son divan Tel dans ce ghazel ougrave on lit laquo Si Saadi ne pratiquait pas lrsquoamour qursquoest-ce qursquoil ferait alors de son existence Crsquoest dommage que lrsquoon gacircche la vie [en la laissant passer sans amour] raquo Kolliyacirct p 454 ghazel ndeg 263 4 Cf notre eacutetude sur cet auteur plus haut 5 Voir Songe Jeunes filles 6 Henry de Montherlant Mors et Vita Paris Bernard Grasset 1932 p 79

295

jeunes beauteacutes tregraves proches par leur gracircce insouciante et leur charmante naiumlveteacute de celles

du Gulistan raquo

Les heacuteros de Montherlant se distinguent pas leur tendance agrave lrsquoindeacutependance dans leurs

aventures amoureuses Costa se dit par exemple rajeuni de dix ans par lrsquoabandon drsquoune

femme qursquoil nrsquoaime pas de deux ans srsquoil lrsquoaimait Il ressemble en cela agrave Saadi qui a

abandonneacute sa femme en vue de regagner la liberteacute dont il eacutetait priveacute depuis son mariage

Le mecircme souci qui le poussait agrave se deacutenuer de la proprieacuteteacute agrave abandonner des ecirctres chers agrave

fuir la gloire et les devoirs qursquoelle impose lui dictera son attitude indeacutependante devant les

femmes laquo O toi qui as le pied enchaicircneacute par la penseacutee de ta famille nrsquoimagine plus

deacutesormais de liberteacute raquo

Un mecircme deacutesir de liberteacute caracteacuterise presque toutes les attitudes de Montherlant Il suit

en quelque sorte cet utile conseil du Sage Lokman que Saadi avait rapporteacute dans la preacuteface

du Gulistan laquo Pense agrave la sortie avant drsquoentrer raquo1 Son souci de ne pas engager lrsquoavenir

(laquo dans ce vide je mets lrsquoavenir raquo) drsquoecirctre libre de pouvoir changer drsquoopinion de goucirct de

caractegravere de nrsquoecirctre enchaicircneacute jamais ni par un sentiment ni par un acte drsquoecirctre toujours precirct

agrave adheacuterer de toute lrsquoacircme aux nouvelles manifestations de la vie se reacutesume dans ce cri de

Minos laquo Rester soi-mecircme et devenir autre Devenir un autre soi-mecircme 2 raquo mais nous le

remarquons eacutegalement dans ces lignes de Mors et Vita

laquo Je suis libre dans mon esprit et dans mon corps Je puis partir agrave ma fantaisie avec qui me

plaicirct ougrave je veux loin de la terre des devoirs Mes ambitions ne mrsquoattachent pas aux

antichambres des honneurs me diminueraient Avec joie je me deacutebarrasse mecircme de mes

espeacuterances pour ecirctre libre de tout souci je suis trop provisoire pour valoir tant de traces3 raquo

Lrsquoexpression drsquoecirctre laquo trop provisoire pour valoir tant de traces raquo nrsquoest-elle pas une

reacutesonance de cette ideacutee du sage Saadi exprimeacutee dans la preacuteface du Gulistan laquo Toute chose

qui ne dure pas ne convient pas pour lrsquoamour raquo4

Ce deacutesir drsquoecirctre libre entraicircne chez Montherlant un sentiment de renoncement agrave la

gloire laquo Je rejette la couronne drsquoeacutepines Je rejette le besoin de la gloire raquo dit le heacuteros du

Songe5 laquo des honneurs me diminueraient raquo lit-on ailleurs6 ou encore laquo Ces charges

1 LrsquoEacuteventail de fer p 23 Gulistan Preacuteface 2 Henry de Montherlant Encore un instant de bonheur laquo Chant de Minos raquo Paris Bernard Grasset 1934 p 22 3 Mors et Vita op cit pp 78-79 4 Gulistan Preacuteface p 15 5 Henry de Montherlant Le Songe Paris Plon 1930 p 12 6 Mors et Vita p 78

296

vous enfoncent comme des honneurs1raquo Dans la preacuteface du Service Inutile lrsquoauteur

explique son renoncement agrave la gloire son souci de laquo la reacuteduction au minimum du lien

social raquo Car le deacutesir de liberteacute nrsquoest pas compatible avec celui de lrsquoengagement social2 Il

faut se passer de lrsquoun au profit de lrsquoautre Ou bien il faut atteindre lrsquoun pour pouvoir

srsquooccuper ensuite de lrsquoautre Crsquoest ce dernier cas que lrsquoeacutecrivain expeacuterimentera en 1924

ayant atteint la gloire il en perd le goucirct laquo Lrsquoanneacutee 1924 ougrave je publiai Les Olympiques et

Chant funegravebre pour les morts de Verdun mrsquoapporta la notorieacuteteacute et mrsquoen retira le goucirct3 raquo Il

a alors lrsquoideacutee de ce qursquoest la notorieacuteteacute et se rend compte qursquoelle ne garantit pas le bonheur

laquo La gloire ajoute-t-il mais qursquoest-ce que cela fait pour le bonheur raquo

Toujours dans la preacuteface du Service Inutile et sur son laquo lien social raquo Montherlant

eacutevoque les critiques qui lui reprochaient la vie laquo eacutecheveleacutee raquo qursquoil menait pendant laquo onze

ans raquo la peacuteriode ougrave il ne se souciait guegravere de jouer un rocircle de prendre une place bref ougrave il

vivait selon sa laquo fantaisie raquo Ses amis lui rappelaient que laquo les chevaux qui gagnent les

courses ne sont pas les chevaux en liberteacute mais ceux qui se sont soumis au mors aux

brides aux eacuteperons raquo Mais ces gens avaient oublieacute que pour Montherlant laquo la vie ne se

[preacutesentait] pas comme une course raquo que cette conception lui paraissait mecircme laquo grossiegravere

et pueacuterile raquo A cet eacutegard Montherlant srsquoapparente aux poegravetes soufis iraniens sa

neacutegligence envers les choses exteacuterieures son deacutedain pour les honneurs la gloire lrsquoestime

son meacutepris agrave lrsquoeacutegard de lrsquoopinion publique dont nous venons de donner un exemple

(Service Inutile mais aussi dans Aux Fontaines du deacutesir) tout cela pourrait ecirctre un eacutecho

exact de cette phrase de Hafez laquo Je me soucie fort peu de la bonne reacuteputation4 raquo Les

anneacutees de peacutereacutegrinations de Montherlant sont une preuve de ce deacutetachement professeacute agrave

lrsquoeacutegard de la gloire et des clameurs mondaines de lrsquoimportance immense qursquoil concegravede agrave la

vie instinctive De lagrave son exaltation de la non-possession sa haine pour les objets pour la

proprieacuteteacute dont nous avons parleacute laquo O bonheur O entreacutee dans la raison suprecircme Je

renonce agrave tout et jrsquoai tout5 raquo

Nous pouvons ainsi conclure que pour Montherlant il y a le deacuteseacutequilibre entre la

gloire et le bonheur Selon lui laquo la gloire ne fait qursquoagacer celui qui nrsquoa pas tout le

1 Aux Fontaines du deacutesir laquo Appareillage raquo p 158 2 Montherlant parle par exemple de laquo deux dures anneacutees raquo qursquoil a consacreacutees agrave la reacutedaction de La Rose de Sable Ces deux anneacutees lui eacutetaient dures explique-t-il parce qursquoil y avait mis laquo de lrsquoapplication raquo mais surtout parce qursquoayant entameacute laquo un sujet social raquo il ne pouvait laquo suivre sa fantaisie raquo Voir Service Inutile op cit p 585 3 Ibid p 372 A rapprocher de cet adage persan que cite Montherlant laquo Tout ce qui est atteint est deacutetruit raquo LrsquoEacuteventail de fer p 66 4 Voir eacutegalement LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise op cit pp 184-185 5 Mors et vita op cit p 79

297

bonheur raquo1 Et pour illustrer cette ideacutee lrsquoauteur donne lrsquoimage de laquo la perle que trouve dans

le deacutesert le nomade ravageacute par la soif raquo Cette image Montherlant lrsquoa prise dans cette

anecdote de Saadi

laquo Une fois jrsquoavais perdu mon chemin dans le deacutesert et il ne mrsquoeacutetait rien resteacute de mes

provisions Jrsquoeacutetais reacutesigneacute agrave mourir lorsque tout agrave coup je trouve une bourse pleine de perles

Jamais je nrsquooublierai mon plaisir et ma joie parce que je mrsquoimaginais que crsquoeacutetait du froment

grilleacute ni aussi mon amertume et mon deacutesespoir lorsque je reconnus que crsquoeacutetaient des

perles2 raquo

En ce qui concerne le bonheur Montherlant a sa propre meacutethode qui srsquoapparente en

grande partie agrave celle de Saadi Cette meacutethode personnelle est variable selon les exigences

du temps mais garde pour base cette ideacutee de lrsquoauteur du Gulistan laquo Le deacutesir vaut mieux

que lrsquoennui3 raquo Car laquo tout ce qui est atteint est deacutetruit raquo4 crsquoest une leccedilon que son maicirctre

persan Saadi lui a avait apprise laquo Tout ce qui reacuteussit promptement ne dure pas

longtemps et les sages ont dit Il nrsquoy a pas de stabiliteacute pour un bonheur prompt5 raquo Le

thegraveme de la laquo satieacuteteacute raquo devient donc preacuteoccupant pour Montherlant agrave qui il suggegravere la

deacuteception lrsquoinconstance laquo La peur de la satieacuteteacute eacutequivalente de la deacuteception le

deacuteseacutequilibre entre le deacutesir et la reacutealisation lrsquoimagination et la vie si magnifiquement peints

dans lrsquoapologue de lrsquoAigle captif et couvert de vermine de lrsquoEnnui agrave Aranjuez deviendra

pendant quelque temps un vrai drame dans la vie de Montherlant6 raquo Les sept anneacutees de

peacutereacutegrinations (1925-1932) de ce dernier sont toutes marqueacutees de la quecircte dramatique du

bonheur La peur de la deacuteception lui fera abandonner une belle ville de mecircme qursquoen 1927

elle le poussera agrave fuir devant la laquo petite infante de Castille raquo savourant le plaisir tout

oriental du renoncement Cette doctrine du renoncement ressemble bien au laquo fermez la

porte aux deacutesirs raquo de Saadi

1 LrsquoEacuteventail de fer p 47 Juste avant cette phrase Montherlant preacutecise qursquoil nrsquoest pas difficile pour lui drsquoagrandir sa notorieacuteteacute laquo Durant le temps que jrsquoai donneacute agrave ces recherches jrsquoaurais pu eacutecrire cinq cents poegravemes au grand bien de ma renommeacutee raquo 2 Gulistan p 173 (III 17) (III 15) Les deux historiettes qui suivent cette derniegravere eacutevoquent eacutegalement le mecircme thegraveme 3 Gulistan p 227 (V 7) Traduction de Franz Toussaint laquo Le deacutesir vaut mieux que la satieacuteteacute raquo Le Jardin des roses Paris Stock 1923 p 55 4 LrsquoEacuteventail de fer p 66 5 Gulistan p 321 (VIII) 6 N Samsami op cit p 178

298

Pour Montherlant laquo la porte du bonheur est toujours un visage raquo1 Notre eacutecrivain a le

culte de la beauteacute laquo Que mes yeux mecircmement se ferment sur un beau visage raquo Tout

comme laquo les Persans islamiseacutes raquo qui ont montreacute et qui montrent encore laquo de la sensibiliteacute

aux beaux visages raquo la vue de quelques jolis visages fait aussitocirct renaicirctre laquo lrsquoespeacuterance raquo

en lui Et puis voilagrave laquo une grande bouffeacutee du besoin drsquoecirctre heureux et une vive disposition

agrave lrsquoecirctre raquo Dans le troisiegraveme chapitre de LrsquoEacuteventail de fer intituleacute laquo Les Fruits du

cinquiegraveme jardin raquo (allusion au cinquiegraveme chapitre du Jardin des roses de Saadi)

Montherlant commente en laquo esthegravetehellip celui qui appreacutecie la beauteacute raquo le rocircle que peut

jouer un beau visage dans le bonheur mais eacutegalement dans le malheur des gens en

geacuteneacuteral et pour lui en particulier car laquo la porte du bonheur est un visage mais la porte de

la douleur aussi raquo Les laquo jolis visages raquo lrsquoauteur les a rencontreacutes agrave Tlemcen en Algeacuterie

mais les commentaires et les exemples eux sont des adaptations faites agrave partir de lrsquoœuvre

du laquo maicirctre raquo de Chiraz En fait les traces du poegravete persan ne sont pas si difficiles agrave

reconnaicirctre dans les phrases de Montherlant (drsquoautant plus que celui-ci a preacuteciseacute lui-mecircme

sa reacutefeacuterence par avance2) A cet eacutegard les laquo fruits drsquoor raquo que nous avons cueillis dans les

deux jardins lrsquoun persan et lrsquoautre franccedilais parlent drsquoeux-mecircmes il suffit de les mettre

lrsquoun agrave cocircteacute de lrsquoautre pour que les analogies soient repeacuterables

laquo Si je ne dois pas posseacuteder tous ces visages que je ne les voie plus [hellip] Voir la beauteacute et ne

pouvoir la posseacutederhellip sensations atroces raquo (LrsquoEacuteventail p 36)

laquo Srsquoil nrsquoest pas possible de parvenir pregraves de lrsquoami crsquoest le devoir de lrsquoamitieacute de mourir agrave sa

recherche raquo (Gulistan p 223)

laquo Il y a des visages il faudrait apregraves les avoir vus une fois fermer les yeux et mourir raquo [hellip]

Dans Almouradiel un roi fabuleux mourant fait venir un visage Il le regarde les larmes lui

viennent aux yeux et il meurt raquo (LrsquoEacuteventail pp 36-38)

laquo Il est eacutetonnant que je conserve lrsquoexistence en mecircme temps que toi que tu viennes pour me

parler et qursquoil me reste encore la parole Cela dit il poussa un cri et livra son acircme agrave Dieu raquo

(Gulistan p 225)

De telles paroles abondent dans le cinquiegraveme chapitre du Gulistan des vingt et une

historiettes qui le composent seules deux ou trois ne parlent pas de beaux visages (de la

1 LrsquoEacuteventail de fer p 35 les citations qui suivent dans ce passage sont toutes tireacutees des pages 35-37 du mecircme livre 2 Drsquoabord le titre du chapitre est bien significatif En outre dans le deuxiegraveme chapitre (laquo Les Portes de lrsquoEau raquo) Montherlant eacutevoquait deacutejagrave laquo le cinquiegraveme jardin consacreacute agrave lrsquoamour agrave la jeunesse et agrave la poeacutesie raquo (p 24)

299

bien-aimeacutee ou bien drsquoun ami)1 Et Montherlant influenceacute par le charme de ces portraits et

de ces reacutecits drsquoamour heureux ou douloureux a creacuteeacute agrave son tour son cinquiegraveme jardin

Dans la plupart des reacutecits drsquoamour raconteacutes par lrsquoauteur du Gulistan se deacutegage un

sentiment drsquohumiliteacute de la part de lrsquoamoureux devant sa bien-aimeacutee au beau visage

Montherlant semble avoir retenu cette leccedilon drsquohumiliteacute lorsqursquoil raconte

laquo Ces visages devant lesquels nous nous sentons si humbles Qui agrave la lettre nous courbent le

front vers la terre adoration Je regardais un jour dans un museacutee des miniatures persanes Et

la vitre qui les isolait jouant sur le velours sombre du fond de la vitrine me renvoyait

implacablement mon visage tandis que je me penchais sur elles Implacablement parmi les

peacuteris et les eacutechansons paradisiaques je retrouvais mon visage drsquohomme de quarante ans sans

caractegravere et sans beauteacute Comment pouvons-nous continuer agrave offenser de notre face le

soleil 2 raquo

Pour finir ce passage sur les traces de Saadi chez Montherlant nous aimons dire

quelques mots sur le style de ce dernier Nous avons montreacute que Montherlant a puiseacute des

thegravemes chez les poegravetes iraniens en particulier chez Saadi qursquoil a transformeacutes ensuite agrave sa

maniegravere sans cependant qursquoils aient perdu leur couleur orientale Mais ce que nous

voulons ajouter ici crsquoest qursquoil a eacutegalement pu srsquoapproprier leur style composeacute

harmonieusement drsquoimages puissantes et de naiumlveteacute leacutegegravere Sa meacutethode et sa langue lui

sont bien propres Il nrsquoemploie presque jamais les mecircmes comparaisons mais il est si

profondeacutement peacuteneacutetreacute de lrsquoeacutetat drsquoacircme des poegravetes iraniens qursquoil peut creacuteer le sien sur le

mecircme ton et avec la mecircme sinceacuteriteacute

Des expressions telles que laquo face drsquoeacutetoile raquo ou laquo sa peau a la douceur des routes du

paradis raquo des images telles que laquo le soleil secouant sa criniegravere raquo ou celle des laquo eacutetoiles

lasses poseacutees sur les branches raquo eacutevoquent en nous maintes comparaisons de Saadi et

drsquoOmar Khayyacircm Cependant ces expressions ces images gardent toute la sinceacuteriteacute

spontaneacutee de la creacuteation indeacutependante ne puisant dans les modegraveles que lrsquoexemple de la

hardiesse et lrsquoeacuteclat de la feacuteerie Ce style est devenu tellement naturel agrave Montherlant et si

inheacuterent agrave sa fantaisie qursquoil lrsquoemploie mecircme insensiblement dans ses Poegravemes drsquoinspiration

franccedilaise

1 En voici quelques exemples laquo de beaux esclaves raquo (V 1) laquo un esclave drsquoune beauteacute rare raquo (V 2) laquo un eacutetudiant avait une extrecircme beauteacute raquo (V 5) laquo lrsquoimage de celle par lrsquoapparition de laquelle la nuit obscure est illumineacutee raquo (V 6) laquo ocirc beauteacute en proie agrave lrsquoivressehellip un beau garccedilon raquo (V 7) laquo un beau garccedilon raquo (V 10) laquo le mignon imberbe alors qursquoil possegravede un beau visage raquo (V 11)hellip 2 LrsquoEacuteventail de fer p 37

300

Drsquoune maniegravere geacuteneacuterale H de Montherlant agrave lrsquoinverse de la plupart des eacutecrivains

franccedilais ne considegravere pas le Boustan le Gulistan comme de simples reacutepertoires drsquoideacutees

une collection de belles et commodes meacutetaphores un treacutesor qursquoon peut piller en toute

indeacutependance puisqursquoil appartient agrave un monde mort Pour lui au contraire crsquoest un monde

intenseacutement vivant ayant reacuteussi agrave le ressusciter agrave force drsquoamour et agrave le transposer sur le

plan de la reacutealiteacute actuelle il lrsquohabite avec enthousiasme il en adopte tels qursquoil se les

repreacutesente les mœurs les mythes et les sentiments1

1 Cf Mme N Samsami op cit p 171

301

CONCLUSION Cette populariteacute ne srsquoexplique que par une sorte

drsquoaffiniteacute avec le geacutenie occidental affiniteacute creacuteeacutee sans doute principalement par le style eacuteleacutegant et sobre de Saadi A la lecture des plus grands poegravetes de la Perse on aperccediloit malgreacute tout leur geacutenie une penseacutee eacutetrangegravere Chez Saadi mecircme agrave travers une traduction la contrainte disparaicirct cette alliance continue et mesureacutee de la raison et de lrsquoimagination cette philosophie du bon sens cette morale toute pratique exposeacutee dans un style tout uni Renan toujours sagace ne srsquoy eacutetait pas trompeacute laquo Saadi est vraiment un des nocirctres raquo

Henri Masseacute Essai sur le poegravete Saadi

Saadi est preacutesenteacute pour la premiegravere fois aux Franccedilais en 1634 dans une traduction

incomplegravete et assez mal faite de son Gulistan par un consul nommeacute Andreacute du Ryer A cette

eacutepoque les milieux savants soucieux de suivre la tradition humaniste heacuteriteacutee des siegravecles

preacuteceacutedents continuaient toujours leurs efforts agrave connaicirctre toutes les productions

intellectuelles des pays drsquoAsie sur lesquelles ils disposaient de quelques renseignements

La riche litteacuterature persane cultiveacutee eacutegalement par les lettreacutes ottomans attirait en

particulier leur attention Ce contexte favorisant la quecircte des textes orientaux preacutepare le

domaine pour lrsquoarriveacutee en France de lrsquoœuvre de Saadi consideacutereacutee agrave juste titre comme un

des treacutesors du patrimoine humain

Apregraves la traduction drsquoAndreacute du Ryer ce sont les relations de voyages et les ouvrages

orientalistes qui contribueront agrave faire connaicirctre Saadi au public franccedilais Un Chardin ne se

contentant pas drsquoune simple mention du nom et de la description de la mausoleacutee de Saadi

traduira librement dans son Journal du voyage en Perse un nombre assez important des

extraits du Boustan du Gulistan et du Nasihat al-Molouk (Conseils aux rois) afin de

preacutesenter agrave ses compatriotes des exemples de la poeacutesie persane qursquoil trouve tregraves riche

Lrsquoorientaliste Galland publie les Paroles remarquables les bons mots et les maximes des

Orientaux pour une grande partie traduits librement de Saadi dans un souci de faire

connaicirctre la sagesse des peuples orientaux aux Europeacuteens Par lagrave il voulait dissiper la

fausse image de barbarisme que ces derniers se faisaient depuis des siegravecles des Orientaux

Bref faire connaicirctre lrsquoAutre par lui-mecircme Ces deux auteurs ne pouvaient trouver un

meilleur porte-parole que Saadi pour repreacutesenter la sagesse la culture et la litteacuterature des

Persans chez lui on trouvait tous les thegravemes neacutecessaires exprimeacutes drsquoailleurs de la faccedilon

302

la plus eacuteloquente lrsquohumanisme la toleacuterance la justice des rois la bonteacute envers ses

semblables lrsquoamour etc

Malgreacute ces traductions fragmentaires et surtout pas tregraves fidegraveles ni belles drsquoailleurs les

lettreacutes franccedilais ont vite deacutecouvert que lrsquoœuvre de Saadi eacutetait utile et agreacuteable Ils nrsquoont

donc pas tardeacute agrave srsquoen inspirer agrave lrsquoadapter ou tout simplement agrave lrsquoimiter La Fontaine fut

parmi les premiers auteurs franccedilais agrave adapter quelques unes des historiettes du Gulistan

dans ses Fables Les fabulistes du siegravecle suivant suivront plus largement cette tradition

Avec les premiegraveres anneacutees du XVIIIe siegravecle la litteacuterature franccedilaise retira sa faveur aux

Turcs pour la donner aux autres peuples de lrsquoOrient Les Persans les Indiens et les Chinois

beacuteneacuteficiant de ce changement de goucirct Saadi devenait de plus en plus une vraie cible des

auteurs franccedilais Au cours de ce siegravecle une dizaine de fabulistes et de conteurs ont puiseacute

leur inspiration dans les historiettes du Gulistan Ces libres adaptateurs avaient le souci de

rendre tantocirct en vers tantocirct en prose sinon la lettre du moins la penseacutee geacuteneacuterale du texte

Lrsquoideacutee exprimeacutee par Saadi les inteacuteressait parce qursquoelle semblait identique agrave la leur bien

qursquoelle venait de tregraves loin dans le temps et dans lrsquoespace La quecircte de la sagesse constituant

lrsquoun des thegravemes majeurs des ouvrages de fiction drsquoideacuteal classique les conteurs en

cherchaient de nouveaux exemples dans leur modegravele persan Pour satisfaire la curiositeacute de

leurs lecteurs la plupart drsquoentre eux ont essayeacute de conserver la couleur locale dans leurs

adaptations ou imitations tout en prenant soin de ne pas aller agrave lrsquoencontre de la bienseacuteance

classique

Ainsi agrave ses deacutebuts Saadi fournissait aux fabulistes de brefs reacutecits susceptibles

drsquoamuser et drsquoinstruire agrave la fois Une des ideacutees maicirctresses de son œuvre qui est passeacutee dans

la plupart des contes du siegravecle des Lumiegraveres est drsquoutiliser le reacutecit moral pour suggeacuterer de

nouvelles ideacutees sociales ou politiques et eacuteduquer ainsi les jeunes princes Ces contes

srsquoattachaient alors agrave eacutevoquer lrsquoimage du prince eacuteclaireacute et eacutequitable En effet respectueux

des monarques Saadi ne craignait cependant pas de leur donner de bons conseils et des

regravegles politiques il leur rappelait les qualiteacutes neacutecessaires pour ecirctre bon souverain et les

devoirs neacutecessaires pour le rester Les monarques du Gulistan qursquoils aient reacuteellement

existeacute ou non ont des devoirs preacutecis envers Dieu les sujets lrsquoEtat A travers les deux

premiers chapitres de son Gulistan et ses Conseils aux Rois Saadi srsquoest montreacute comme un

homme sincegravere et surtout courageux qui agrave une eacutepoque drsquoabsolutisme a su deacutegager des

regravegles de gouvernement pour la plupart reacutealistes et applicables A son exemple et sous son

nom les philosophes du siegravecle des Lumiegraveres ne cessent pas drsquoeacutevoquer le portrait du prince

eacuteclaireacute et indulgent et de rappeler les abus du despotisme De toute faccedilon il eacutetait plus

303

facile drsquoarticuler des critiques contre les mœurs en les mettant dans la bouche drsquoun Persan

ou drsquoun Arabe se promenant en France

Par son honnecircteteacute morale et sa rigueur intellectuelle Saadi seacuteduisent les philosophes

des Lumiegraveres qui lrsquoaccueillent comme un des leurs Le plus grand poegravete persan est ainsi

promu au rang de philosophe et se voit jouer au XVIIIe siegravecle un rocircle politique social et

religieux pour mieux dire un rocircle anticleacuterical Les grands penseurs comme Voltaire et

Diderot ont recours agrave lui pour en faire leur porte-parole critique Nrsquoentendant laquo pas un mot

de persan raquo ils essaient mecircme de le traduire le premier laquo comme La Motte avait traduit

Homegravere raquo le deuxiegraveme laquo agrave sa maniegravere raquo Voltaire historien philosophe inteacuteresseacute par la

philosophie des Mages comme une des grandes eacutetapes de la recherche drsquoune solution au

problegraveme du bien et du mal se sert de ce fameux laquo sage raquo de Chiraz le plus souvent

comme de point de comparaison drsquoordre religieux politique et culturel ou de matiegravere de

poleacutemique Il feint de faire venir la sagesse de la Perse de mages ermites et autres

derviches dont les traits drsquoesprit sont raconteacutes dans les historiettes du Gulistan Son Zadig

reacutevegravele un dosage savant de sagesse et drsquoesprit ougrave se reflegravete le charme des apologues et

contes saadiens

Les Encyclopeacutedistes eux ont fait de Saadi le promoteur drsquoune litteacuterature militante

Diderot allant encore plus loin dans ce sens adopte reacuteellement Saadi comme le preacutecurseur

de lrsquoanticleacutericalisme et lrsquoengage dans sa lutte contre les anti-encyclopeacutedistes Il reconnaicirct

dans le poegravete persan un philosophe Peu soucieux jusqursquoalors de comprendre son art on

lrsquoeacutetudie plus profondeacutement et on finit par trouver derriegravere ses reacutecits des significations

resteacutees jusque lagrave encore cacheacutees Crsquoest pourquoi on crut y apercevoir des hardiesses

philosophiques et sociales

Au XIXe siegravecle et avec les romantiques ont disparu les contraintes qui empecircchaient

les classiques et les neacuteoclassiques de goucircter pleinement lrsquoœuvre de Saadi Deacutesormais on

admire chez lui la richesse de sa vision poeacutetique sa puissance verbale son goucirct pour les

symboles Comme si au lendemain de la reacutevolution et suite aux changements qrsquoelle

entraicircnait dans la socieacuteteacute les Franccedilais ne lui demandaient plus des leccedilons de morale ou de

philosophie mais plutocirct un deacutecor baigneacute de lumiegravere et orneacute de fleurs Dans lrsquoesprit de

lrsquoeacutepoque les poegravetes romantiques ont porteacute leur attention vers lrsquoaspect descriptif et

sentimental de la poeacutesie de Saadi lagrave ougrave il exprimait les sentiments geacuteneacuteraux relatifs agrave

lrsquoamour agrave la nature agrave la mort agrave la fuite du temps Le jeune poegravete Andreacute Cheacutenier avait

avant eux ouvert la voie mais son destin tragique ne lui avait pas permis drsquoy marcher

longtemps

304

On constate donc que lrsquoaspect agreacuteable de lrsquoœuvre de Saadi prend le dessus sur son

aspect utile que les eacutecrivains du XVIIe et du XVIIIe siegravecles avaient exploiteacute Crsquoest dans ce

sens que Marceline Desbordes-Valmore chante son œuvre la plus connue laquo Les Roses de

Saadi raquo qui sera plus tard mise en musique Hugo Lamartine Musset font chacun de

brefs emprunts agrave la poeacutesie du Gulistan Balzac lui cite Saadi dans une belle comparaison

pour deacutecrire lrsquoeacutetat drsquoacircme de son heacuteroiumlne La Fille aux yeux drsquoor et une citation de son Lys

dans la valleacutee montre que le romancier reacutealiste avait lu des laquo fragments de poeacutesie de

Saadi raquo Le deacutebut du siegravecle voit eacutegalement le laquo Gulistan raquo monter sur Scegravene Seul un

Lamennais diffeacuteremment de ses contemporains emprunte au moraliste persan lrsquoideacutee de

fraterniteacute freacutequemment eacutenonceacutee et illustreacutee par lrsquoimage antique des membres du corps que

Saadi avait exprimeacutee six siegravecles auparavant dans son Gulistan

Mais le XIXe siegravecle voit surtout les progregraves immenses de la science historique et de

lrsquoorientalisme Lrsquoeacutetude des langues orientales devenait alors de plus en plus importante Il

fallait drsquoautre part fournir la matiegravere neacutecessaire agrave ces eacutetudes pour les milieux intellectuels

Cette situation encourage les orientalistes agrave traduire les chefs-drsquoœuvre de la litteacuterature

orientale De nouvelles traductions des ouvrages de Saadi sont alors publieacutees parmi

lesquelles celle du Gulistan effectueacutee par Defreacutemery et utiliseacutee jusqursquoagrave nos jours comme

la plus creacutedible Semelet publie mecircme outre sa traduction du Gulistan le texte persan de

ce livre et celui du Boustan Plus important encore crsquoest la premiegravere traduction complegravete

du Boustan la plus creacutedible eacutegalement vers la fin du siegravecle par lrsquoorientaliste Barbier de

Meynard Enfin le Gulistan devient tellement populaire que monsieur L Piat le traduit

mecircme en provenccedilal Tous ces eacuteveacutenements aboutiront agrave une connaissance sensiblement

ameacutelioreacutee de Saadi et de son œuvre en France

Tous les eacuteleacutements accumuleacutes par le XVIIe et le XVIIIe siegravecles les couleurs creacuteeacutees par

le XIXe siegravecle permettent aux eacutecrivains et aux poegravetes du XXe siegravecle de deacutecouvrir plus ou

moins le veacuteritable auteur du Boustan et du Gulistan Apregraves le Saadi fabuliste et moraliste

le Saadi philosophe et reacutevolutionnaire le Saadi pittoresque et lyrique voici agrave peu pregraves le

vrai visage de Saadi tantocirct souriant et amuseacute tantocirct sentimental et meacutelancolique

constamment indulgent Dans la premiegravere moitieacute du siegravecle de brillantes adaptations des

anthologies ou des articles de revue et en particulier une œuvre critique majeure sont

publieacutes et marquent la faveur du public franccedilais pour le grand lyrique persan Anna de

Noailles la princesse Bibesco Henri de Reacutegnier se promenant dans les Jardins litteacuteraires

de Saadi sont eacuteblouis par la beauteacute poeacutetique et amoureuse qursquoils y contemplent Barregraves et

Montherlant nrsquoen restent pas moins inspireacutes ils entendent surtout la musique mystique du

305

Boustan qui leur permet de goucircter quelques instants de deacutelassement Ces deux eacutecrivains

dont le nom figure parmi les plus importants du XXe siegravecle demeurent sans doute les

imitateurs les plus prestigieux de Saadi agrave cette eacutepoque Avec eux et selon leurs propres

aveux on peut parler de vraies influences de Saadi Gide est enfin un autre nom que lrsquoon

peut ajouter agrave cette collection

Telles sont geacuteneacuteralement les reacuteactions du public franccedilais agrave lrsquoœuvre poeacutetique du grand

Saadi Durant pregraves de quatre siegravecles de preacutesence en France il est tour agrave tour compareacute agrave

Horace agrave Homegravere agrave Eacutesope agrave Boccace agrave Ovide agrave Rabelais agrave La Fontaine et agrave autant

drsquoautres grands eacutecrivains connus universellement Son nom ses vers sont passeacutes dans une

grande varieacuteteacute de genres agrave savoir les fables contes (contes pour enfants contes

philosophiques) reacutecits de voyages romans theacuteacirctre (opeacutera-comique) essais (critiques

moraux) musiques etc Lrsquoinfluence de ses ideacutees deacuteformeacutees assouplies moderniseacutees a

varieacute selon les eacutepoques ce qui est aussi normal surtout lorsqursquoon se rappelle combien la

matiegravere de ses œuvres est riche Et tout cela srsquoest produit alors que lrsquoon ne disposait jusque

dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle crsquoest-agrave-dire pendant plus de deux siegravecles que de

traductions fragmentaires et pour la plupart tregraves libres de ses ouvrages On se demande

quelle aurait pu ecirctre la reacuteception et par lagrave lrsquoinfluence de cette œuvre si celle-ci avait eacuteteacute

traduite complegravetement et mieux degraves sa preacutesence en France Drsquoautant plus qursquoagrave lrsquoheure

actuelle encore plus de la moitieacute de cette œuvre nrsquoest pas traduite et malgreacute lrsquoeffort

incessant et si meacuteritoire des speacutecialistes qui se sont acharneacutes agrave faire revivre le veacuteritable

Saadi il semble bien qursquoil soit resteacute en partie inconnu ou en geacuteneacuteral meacuteconnu Des

beauteacutes lyriques ou verbales que les longs poegravemes du Pend-Nameh du Cahib-Nameh et ses

autres poeacutesies offrent agrave lrsquoesprit et agrave lrsquoacircme du lecteur oriental les lettreacutes franccedilais nrsquoont

appreacutecieacute qursquoun nombre limiteacute Crsquoest dire que lrsquoon nrsquoa presque pas peacuteneacutetreacute encore

profondeacutement le sens de ses visions

Quoi qursquoil en soit depuis la deuxiegraveme moitieacute du XXe siegravecle on lit de moins en moins

Saadi en France Il est certain que les influences eacutetrangegraveres nrsquoagissent presque jamais

autrement que dans un sens conforme aux tendances de la litteacuterature drsquoun pays Et celles-

ci agrave leur tour sont en rapport avec le contexte social et politique dans lequel elles

eacutevoluent Les œuvres issues drsquoun autre systegraveme de civilisation sont adapteacutees avec plus ou

moins de fideacuteliteacute agrave lrsquoesprit au goucirct aux habitudes nationales Chaque geacuteneacuteration

drsquoeacutecrivains leur precircte ses ideacutees leur communique ses sentiments les enrichit drsquoapports

nouveaux Quant agrave Saadi il semble que les intellectuels franccedilais contemporains ne trouvent

306

pas dans ce doux moraliste au bon sourire de bonnes sources drsquoinspirations ni une

estheacutetique conforme agrave leur goucirct moderne

Une chose est sucircre crsquoest que Saadi nrsquoa pas encore perdu tous ses lecteurs en France

Bien que lrsquoon le lise de moins en moins ces derniegraveres deacutecennies on est heureusement

teacutemoin de la reacuteeacutedition reacutecente moindre soit-elle de son Gulistan Les derniegraveres en date

sont celle de lrsquoeacutedition Auzou en 2004 et celle de la traduction drsquoOmar Ali Shah en 2008

(eacuted A Michel) anneacutee de la reacutedaction de cette thegravese Aussi les liens unissant les deux

litteacuteratures ou mieux dire les deux cultures franccedilaise et iranienne sont-ils trop forts pour

qursquoils laissent dans un oubli total un poegravete dont lrsquohumanisme est universellement et

unanimement reconnu et dont les vers sont engraveacutes agrave lrsquoentreacutee de lrsquoimmeuble de

lrsquoOrganisation des Nations Unies

Or les recherches sur la litteacuterature iranienne en France se sont continueacutees et se

continueront fort probablement toujours Une nouvelle et preacutecieuse traduction du Divan de

Hafez par Ch-H de Foucheacutecour vient drsquoecirctre publieacutee aux eacuteditions Verdier il y a deux ans

Il manque cependant en France des recherches critiques sur la fortune litteacuteraire de chacun

des grands poegravetes iraniens Notre travail ainsi arriveacute agrave son terme il pourrait nrsquoecirctre qursquoun

commencement pour drsquoautres eacutetudes car comme lrsquoa dit Saadi

Ce livre est arriveacute agrave ses termes le reacutecit reste toujours inacheveacute

Il en faut plus drsquoune centaine et il nrsquoen sera cependant jamais assez dit

دبغقیست چنغ دآمددایندلفتردحکغیتده بهدپغیغ

بهدصددلفتردناغیددگفتدحسبداگحغلدماتغقغ

307

BIBLIOGRAPHIE

I ŒUVRES DE SAADI - EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS DU GULISTAN Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses composeacute par Sadi prince des poegravetes turcs et persans traduit en franccedilais par Andreacute Du Ryer sieur de Malezair Paris A de Sommaville 1634 Musladini Sadi Rosarium politicum sive amoenum sortis humanae theatrum de persico in latinum versum necessariisque notis illustratum a Georgio Gentio Amsterdam Blaeu 1651 (Texte persan en caractegraveres naskhi et traduction latine)

Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses traiteacute des mœurs des rois traduit par drsquoAlegravegre drsquoapregraves Queacuterard Paris par les Compagnies des libraires 1704 Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses Traiteacute des Mœurs des Rois composeacute par Musladini Saadi Prince des Poeumltes Persiens traduit par M [drsquoAlegravegre] Seconde partie Paris Prault 1737 Essay historique sur la leacutegislation de la Perse preacuteceacutedeacute de la traduction complegravete du Jardin des Roses de Sacircdy par M lrsquoabbeacute Jacques Gaudin Paris Le Jay1789 (reacuteeacutediteacute en 1791 agrave Paris Volland)

Gulistan le parterre de fleurs du Cheiumlkh Moslih-eddin Sacircdi de Chiraz Eacutedition

autographique publieacutee par M N Semelet Paris Imprimerie de M J Cluis 1828

Texte persan

Gulistan ou le parterre de fleurs du Cheikh Moslih-Eddin Sadi de Chiraz traduit litteacuteralement sur lrsquoeacutedition autographique du texte publieacute en 1828 avec des notes historiques et grammaticales par N Seacutemelet membre de la Socieacuteteacute de Paris Deacutedieacute au Roi Paris Imprimerie Royale 1834 Gulistan ou le Parterre de Roses traduit du persan et accompagneacute de notes historiques geacuteographiques et litteacuteraires par Charles Defreacutemery Paris Firmin-Didot fregraveres fils et Cie 1858 Le Jardin des Roses traduit par Franz Toussaint preacuteface de la Comtesse de Noailles Paris A Fayard 1913 Le Jardin des roses et des fruits traduit du persan par Franz Toussaint avec une preacuteface de la Comtesse de Noailles et orneacute de compositions dessineacutees et graveacutees par Andreacute Deslignegraveres Paris C Aveline 1927

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Le Jardin des roses traduit du persan par J Gaudin illustreacute par Henry Chapront preacuteceacutedeacute drsquoune notice sur Saadi signeacutee Silvestre de Sacy Paris Eacuteditions du Pot Casseacute 1930 Saacircdi Le Jardin des roses traduit par Franz Toussaint Preacutelude drsquoAlexandre Guinle Preacuteface de la Comtesse de Noailles Paris H Piazza 1935 Sheikh Muslihudicircn Saadi Shirazi Le Jardin de roses traduction et preacuteface de Omar Ali Shah premiegravere eacutedition Paris A Michel 1966 (Nouvelle eacutedition en 1991 derniegravere eacutedition en 2008) Gulistan Le Jardin des Roses de Saadi Texte inteacutegral du Gulistan Nouvelle version franccedilaise avec introduction et nombreuses notes par Pierre Seghers Eacuteditions Seghers Paris 1976

Le Jardin des roses Paris Lidis sd Le Jardin des roses Paris Auzou 2004 - EacuteDITIONS ET TRADUCTIONS DU BOUSTAN

Le Boustan de Sadi texte persan avec un commentaire persan publieacutehellip par Ch H [Charles-Henri] Graf Vienne Imprimerie Impeacuteriale 1858

Le Boustan poegraveme persan de Seacutersquoeacutedi traduit de lrsquooriginal par J B Nicolas premiegravere partie Paris 1869 Le Boustan ou Verger poegraveme persan de Saadi traduit pour la premiegravere fois en franccedilais avec une introduction et des notes par A C Barbier de Meynard Paris E Leroux 1880

Jardin des Fruits traduit du persan par Franz Toussaint preacuteface de la Comtesse de Noailles Paris Mercure de France1913 Saadi Kolliyacirct کلیغت (Œuvres Complegravetes) par Mohammad-Ali Foroughi Teacuteheacuteran Editions Negah 1994 Saadi Kolliyacirct کلیغت (Œuvres Complegravetes) eacutedition eacutetablie par Baha ed-Din Khorramshahi drsquoapregraves la version de Mohammad Ali Foroughi Teacuteheacuteran Editions Doustan 2002

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II BIBLIOGRAPHIE GEacuteNEacuteRALE AGHAYANI TCHAVOSHI Djarsquofar laquo Mysticisme de Sarsquodi raquo in Luqmacircn Annales des Presses Universitaires drsquoIran 6egraveme anneacutee ndeg 1 automne-hiver 1989-90 pp 71-86 AGHAYANI TCHAVOSHI Djarsquofar laquo Eacutetude critique de lrsquoEssai sur le poegravete Saadi de Henri Masseacute raquo in Luqmacircn Annales des Presses Universitaires drsquoIran 4egraveme anneacutee ndeg 2 printemps-eacuteteacute 1988 pp 65-78 AGUETTANT Louis Victor Hugo poegravete de la Nature Paris lrsquoHarmattan 2000

AZAD Hoceyne Les Perles de la couronne choix de poeacutesies de Bacircbacirc Feacuteghacircni traduites pour la premiegravere fois du persan Paris E Leroux 1903 AZAD Hoceyne La Roseraie du savoir choix de quatrains mystiques tireacutes des meilleurs auteurs persans traduits pour la premiegravere fois en franccedilais avec une introduction et des notes

critiques litteacuteraires et philosophiques par Hoceyne Azad Leyde E J Brill 1906

AZAD Hoceyne LrsquoAube de lrsquoespeacuterance choix de poeacutesies tireacutees des meilleurs auteurs persans coordonneacutees et traduites pour la premiegravere fois en franccedilais publieacute avec une introduction et des notes par Hoceyne Azad Leyde E J Brill et Paris

E Guilmoto 1909

AZAD Hoceyne Guecircpes et papillons choix drsquoeacutepigrammes et de madrigaux tireacutes des auteurs persans Traduits pour la premiegravere fois en franccedilais par Hoceyne Azad Paris E Leroux 1916 BALZAC Honoreacute de Le Lys dans la valleacutee Paris Calmann- Leacutevy 1875 BALZAC Honoreacute de La Fille aux yeux drsquoor Paris Calmann-Leacutevy 1876 BALZAC Honoreacute de La Comeacutedie humaine tome IX Paris Gallimard 1978 BAMMATE Haiumldar (Georges Rivoire) Visages de lrsquoIslam Lausanne Librairie Payot 1946 BARBIER DE MEYNARD Charles-Adrien-Casimir laquo Le Gulistan ou le Parterre de Roses par Sarsquodi traduit du persan par C Defreacutemery Paris Didot 1858 1 vol in 12 raquo in Journal Asiatique Ve seacuterie tome XII Paris Imprimerie Impeacuteriale 1858 pp 599-604 BARBIER DE MEYNARD Charles-Adrien-Casimir La Poeacutesie en Perse Paris Ernest Leroux 1877 BARCHILON Jacques Le Conte merveilleux franccedilais de 1690 agrave 1790 cent ans de feacuteerie et de poeacutesie ignoreacutees de lrsquohistoire litteacuteraire Genegraveve Slatkine 1978 BARREgraveS Maurice Les Deacuteracineacutes Paris E Fasquelle 1897

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BARREgraveS Maurice Le Voyage de Sparte Paris Feacutelix Juven 1906 BARREgraveS Maurice Œuvre de Maurice Barregraves annoteacutee par Philippe Barregraves preacuteface de Marcel Jouhandeau Paris Club de lrsquoHonnecircte Homme 1968 BARREgraveS Maurice Un jardin sur lrsquoOronte eacutedition preacutesenteacutee eacutetablie et annoteacutee par Emilien Carassus Paris Gallimard 1990

BARTHEROY Jean Eloge de Andreacute Cheacutenier meacutemoire couronneacute par lrsquoAcadeacutemie franccedilaise Paris A Colin 1901 BEAUDERON DE SEacuteNECEacute Antoine Œuvres posthumes de Seacuteneceacute Paris P Jannet 1855 BEAUMARCHAIS Jean-Pierre de COUTY Daniel REY Alain Dictionnaire des eacutecrivains de langue franccedilaise Paris Larousse 1994

BIBESCO Marthe Lucie Lahovary Les Huit paradis Paris Hachette 1908 BLANCHET Franccedilois (Abbeacute) Apologues et contes orientaux par lrsquoauteur des varieacuteteacutes morales et amusantes Paris Debure fils aicircneacute 1784 BLANCHET Franccedilois (Abbeacute) Contes orientaux par lrsquoabbeacute Blanchet nouvelle eacutedition revue et deacutedieacutee agrave la jeunesse par Mademoiselle S U Treacutemadeure Paris chez Lefuel sd (probablement vers 1830) BOILLEAU Anne-Marie Liaison et liaisons dans les lettres de Diderot agrave Sophie Volland Paris H Champion 1999 BONNEROT Olivier H La Perse dans la litteacuterature et la penseacutee franccedilaises au XVIIIe siegravecle Paris - Genegraveve Champion - Slatkine 1988 BRET Antoine Fables Orientales et poeacutesies diverses par Monsieur B Aux Deux-Ponts agrave lrsquoImprimerie Ducale 1772 CARDONNE Denis-Dominique Meacutelanges de litteacuterature orientale traduits de diffeacuterents manuscrits turcs arabes et persans de la bibliothegraveque du Roi Paris Heacuterissant le fils 2 volumes1770 CARRA DE VAUX Bernard (Baron) Les Penseurs de lrsquoIslam tomes III et IV Paris Librairie Paul Geuthner 1923 CAYLUS Anne Claude Philippehellip (comte de) Contes Orientaux tireacutes des Manuscrits de la Bibliothegraveque du Roy de France La Haye 1743 CAZENTRE Thomas Gide lecteur la litteacuterature au miroir de la lecture Paris eacuteditions Kimeacute 2003

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CHARDIN Jean Journal du voyage du Chevalier Chardin en Perse amp aux Indes Orientales par la Mer Noire amp par la Colchide Londres Chez Moyse Pitt 1686 CHARDIN Jean Voyages du chevalier Chardin en Perse et autres lieux de lOrient nouvelle eacutedition par L Langlegraves Paris le Normant 1811 CHAUVIN Victor Bibliographie des ouvrages arabes ou relatifs aux Arabes tome II Liegravege H Vaillant-Carmanne 1892 CHAYBANY Jeanne Les Voyages en Perse et la penseacutee franccedilaise au XVIIIe Teacuteheacuteran Imprimerie du Ministegravere du lrsquoInformation (Paris P Geuthner) 1971 CHEacuteNIER Andreacute Œuvres posthumes drsquoAndreacute Cheacutenier revues corrigeacutees et mises en ordre par D Ch Robert Paris Guillaume Libraire 1826 CHEacuteNIER Andreacute Œuvres ineacutedites de Andreacute Cheacutenier publieacutees drsquoapregraves les manuscrits originaux par Abel Lefranc Paris Edouard Champion 1914 CITRON Pierre Dans Balzac Paris Seuil 1986 CORPECHOT Lucien Souvenirs drsquoun journaliste tome II Barregraves-Bourget Paris Plon 1936 COUPEacute DE SAINT-DONAT Alexandre-Auguste-Donat-Magloire (chevalier) Fables du chevalier Coupeacute de Sanit-Donat 3egraveme eacuteditionhellip suivie drsquoune petite galerie des fabulistes anciens et modernes Paris Rousselon 1825 DAULIER DESLANDES Andreacute Les Beautez de la Perse ou ce qursquoil y a de plus curieux dans ce royaumehellip par le sieur A D D V Paris chez Gervais Clouzier 1673 DEFREacuteMERY Charles laquo Le Boustan de Sarsquodi texte persan avec un commentaire persan raquo in Journal Asiatique t 74 1858

DESBORDES-VALMORE Marceline Poeacutesies ineacutedites de Mme Desbordes-Valmore publieacutees par M Gustave Reacutevilliod Genegraveve imprimerie de J Fick 1860 DESBORDES-VALMORE Marceline Les Œuvres poeacutetiques eacutedition complegravete eacutetablie et commenteacutee par M Bertrand Tome I et II Grenoble Presses universitaires de Grenoble 1973

DIDEROT Denis Œuvres complegravetes Paris 1876 DIDEROT Denis Correspondance tome V Paris Editions Robert Laffont 1997 DIDEROT Denis Œuvres tome I Philosophie eacutedition eacutetablie par Laurent Versini Paris Editions Robert Laffont 1944 DIDEROT Denis Encyclopeacutedie ou Dictionnaire raisonneacute des sciences des arts et des meacutetiers volume 14 Stuttgart Bad Cannstatt 1967

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DIMOFF Paul La Vie et lrsquoœuvre drsquoAndreacute Cheacutenier jusqursquoagrave la Reacutevolution franccedilaise 1762-1790 2 volumes Paris E Droz 1936 DJABARNEJAD KARIMI Faranguis Etude du Gulistan ou lrsquoEmpire des Roses (1egravere traduction du Gulistan de Saadi faite par Andreacute du Ryer en 1634) thegravese du 3e cycle litteacuterature compareacutee Paris 1983 DUHOMME Freacutedeacuteric Un bouquet du Jardin des roses de Sadi Paris H Jouve (Tours et Mayenne Imprimerie E Soudeacutee) 1897

FEacuteNELON Franccedilois de Salignac de La Mothe Fables composeacutees pour lrsquoeacuteducation du duc de Bourgogne par Feacutenelon nouvelle eacuteditionhellip Paris Belin-Mandar 1841 FOUCHEacuteCOUR Charles-Henri de Moralia les notions morales dans la litteacuterature persane du 3e9e au 7e13e siegravecle Paris Editions Recherche sur les Civilisations 1986 FOUINET Ernest La Caravane des morts 2 volumes Paris Masson et Duprey 1836 FRANDON Ida-Marie LrsquoOrient de Maurice Barregraves Genegraveve Droz 1952 FREacuteRON Elie-Catherine laquo Lettre agrave M Voltaire sur Sadi ceacutelegravebre poegravete persan raquo in Anneacutee Litteacuteraire Amsterdam chez Michel Lambert tome VIII 1760 pp 335-349 FREacuteRON Elie-Catherine Les Confessions de Freacuteron sa vie souvenirs intimes et anecdotiqueshellip recueillis et annoteacutes par Charles Bartheacutelemy Paris Charpentier 1876

GALLAND Antoine Les Paroles remarquables les bons mots et les maximes des Orientaux [1egravere eacuted 1694] Paris Maisonneuve et Larose 1999 GALLAND Antoine Les Mille et une nuit Contes arabes traduits en franccedilais par Mr

Galland tome I Paris Vve de C Barbin 1704 GARCIN DE TASSY Joseph Heacuteliodore laquo Saadi Auteur des premiegraveres poeacutesies hindoustani raquo in Journal Asiatique IVe seacuterie tome I Paris 1843 pp 5-27 GIDE Andreacute Correspondance 1895-1950 Andreacute Gide Andreacute Ruyters Lyon Presses Universitaires de Lyon 1990

GIDE Andreacute Journal Eacutedition eacutetablie preacutesenteacutee et annoteacutee par Eacuteric Marty tome1 (1887-1925) Paris Gallimard 1996 GIDE Andreacute Essais critiques eacutedition preacutesenteacutee eacutetablie et annoteacutee par Pierre Masson Paris Gallimard 1999 GIDE Andreacute Preacutetextes reacuteflexions sur quelques points de litteacuterature et de morale Paris Mercure de France 1913 GRAY Floyd Le Style de Montaigne Paris Librairie Nizet 1967

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GUILLOT DE SAIX Leacuteon Monsieur Beacutebeacute fables reacutecits fantaisies monologues saynegravetes pour dire et pour lire par tous et pour tous 2e eacutedition revue et corrigeacutee Paris Maison de la bonne chanson 1911 GUILLOT DE SAIX Leacuteon Fables Chagny-n-Bourgogne Editions du Cep Bourgogne 1938 GUILLOT DE SAIX Leacuteon Au jardin de Saadi Paris La Revue moderne 1960 GUILLOT DE SAIX Leacuteon Fables de ma Fontaine Paris La Revue moderne s d HADIDI Javad De Sarsquodi agrave Aragon lrsquoaccueil fait en France agrave la litteacuterature persane Editions Internationales Alhoda Teacuteheacuteran 1999 HADIDI Javad laquo Les Origines persanes de Zadig roman philosophique de Voltaire raquo in Luqmacircn 4egraveme anneacutee ndeg 1 automne-hiver 1987-88 pp 51-68 HAFEZ DE CHIRAZ Le Divacircn Œuvre lyrique drsquoun spirituel en Perse au XIVe siegravecle Introduction traduction du persan et commentaire par Charles-Henri De Foucheacutecour Paris Verdier 2006 HAMELIN Ernest La Litteacuterature orientale en France au XVIIe et au XVIIIe siegravecle Le Gulistan de Sadi et sa traduction du persan en provenccedilal Montpellier imprimerie de Hamelin fregraveres 1888 HEARN Lafcadio Feuilles eacuteparses de la litteacuteratures eacutetranges histoires reconstruites drsquoapregraves les livres des Anvari-Soheumlili Baital-Pachisi Mahabharata Pantchatantra Gulistan Talmud Kalewala traduits de lrsquoanglais par Marc Logeacute Paris Mercure de France 1910 HERBELOT DE MOLAINVILLE Bartheacutelemy de Bibliothegraveque Orientale ou Dictionnaire universel contenant geacuteneacuteralement tout ce qui regarde la connaissance des peuples de lrsquoOrient Paris Compagnie des libraires 1697 HONARMANDI Hassan Andreacute Gide et la litteacuterature persane recherche sur les sources persanes de lrsquoœuvre de Gide Teacuteheacuteran Publications de la Ministegravere de la culture et des Arts 1973 HUART Cleacutement Imbault Litteacuterature arabe Paris A Colin 1902 HUGO Victor La Leacutegende des Siegravecles Paris Hachette 1921 HUGO Victor Les Orientales Eacutedition critique par Eacutelisabeth Barineau Paris Marcel Didier 1952 HUGO Victor Œuvres poeacutetiques Paris Gallimard 1964

HUREacute Jacques laquo Un siegravecle de preacutesence iranienne dans le reacutecit franccedilais 1872-1963 (Des Nouvelles Asiatiques au Fou drsquoElsa) in Luqmacircn 8egraveme anneacutee ndeg 1 1991-92 pp

314

IBN SHARF Hassam Bibliothegraveque choisie de contes orientaux et fables persanes Paris eacuteditions 00h00 2000

JEANSON Francis Montaigne par lui-mecircme Paris Seuil 1966 JOUKOVSKY Franccediloise Montaigne sans commencement et sans fin Paris GF Flammarion 1998 LA CROIX Baude de Eacutetrennes du Parnasse avec meacutelanges de litteacuterature franccedilaise et eacutetrangegravere Paris chez Belin 1790 LA FONTAINE Jean de Œuvres complegravetes tome 1 Fables contes et nouvelles Paris Gallimard 1991 LAMENNAIS Feacuteliciteacute de Paroles drsquoun croyant Liegravege chez les principaux libraires 1834 LANSON Gustave et TUFFRAU Paul Manuel drsquoHistoire de la Litteacuterature Franccedilaise Paris Hachette 1931 LE BAILLY Antoine-Franccedilois Fables nouvelles suivies de poeacutesies fugitives Paris chez Cailleau 1784 LE BAILLY Antoine-Franccedilois Fables nouvelles de M A-F Le Bailly diviseacutees en quatre livres et faisant suite au volume publieacute en 1811 Paris Le Normant 1813 LE BAILLY Fables de M Le Bailly quatriegraveme eacutedition Paris chez J L J Briegravere 1823 LEVY Reuben Introduction agrave la Litteacuterature Persane G-P Maisonneuve et Larose Paris 1973 MARTINO Pierre LrsquoOrient dans la litteacuterature franccedilaise au XVIIe et au XVIIIe siegravecle Paris Hachette 1906 MASSEacute Henri Eacutessai sur le poegravete Saadi Paris Paul Geuthner 1919 MICHAUD Joseph-Franccedilois Histoire des Croisades 4egraveme eacutedition tome III Paris chez Aimeacute Andreacute Libraire 1826 MONTAGNE Edouard Les Leacutegendes de la Perse Paris E Bouillon 1890 MONTAIGNE Michel Eyquem de Les Essais Paris Arleacutea 2002 MONTHERLANT Henry de Aux fontaines du deacutesir Paris 1927 MONTHERLANT Henry de Le Songe Paris Plon 1930 MONTHERLANT Henry de Mors et vita Paris Bernard Grasset 1932 MONTHERLANT Henry de Encore un instant de bonheur Paris Bernard Grasset 1934

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MONTHERLANT Henry de LrsquoEacuteventail de fer Paris Flammarion 1944 MONTHERLANT Henry de Essais Paris Gallimard 1963 MONTHERLANT Henry de Coups de soleil Paris Gallimard 1976 MORNET Daniel La Penseacutee franccedilaise au XVIIIe siegravecle Paris Armand Colin 1969 MUSSET Alfred de Œuvres complegravetes en prose Paris Librairie Gallimard 1960 MUSSET Alfred de Œuvres complegravetes Paris Charpentier

MUSSET Alfred de Meacutelanges de litteacuterature et de critique Paris Charpentier 1867 NOAILLES Anna de Les Eacuteblouissements Paris 1907 NOAILLES Anna de De la Rive drsquoEurope agrave la rive drsquoAsie Paris Dorbone-Aineacute 1913 NOAILLES Anna de LrsquoOffrande choix et preacutesentation par Philippe Giraudin Paris Orpheacutee La Diffeacuterence 1991 NOAILLES Anna de Correspondance 1901- 1923 Anna de Noailles ndash Maurice Barregraves eacutedition eacutetablie preacutesenteacutee et annoteacutee par Claude Mignot-Ogliastri Paris lrsquoInventaire 1994 ORIEUX Jean La Fontaine Paris Flammarion 2000 PARIS Gaston Leacutegendes du moyen acircge 3egraveme eacutedition Paris Hachette 1908 PERCHE Louis Anna de Noailles Paris Eacuteditions Pierre Seghers 1964

POISSON DE LA CHABEAUSSIEgraveRE Auguste-Eacutetienne-Xavier Gulistan ou le Hulla de Samarcande opeacutera-comique en trois actes Paris Mme Masson 1805 POISSON DE LA CHABEAUSSIEgraveRE Auguste-Eacutetienne-xavier Apologues moraux imiteacutes pour la plupart de Saadi le Persan Paris imprimerie de Plassan sd [1814]

PROUST Jacques laquo Diderot savait-il aussi le persan raquo in Revue de litteacuterature compareacutee ndeg 1 janvier-mars 1958 Paris Librairie Marcel Didier pp 94-96 PROUST Jacques Diderot et lrsquoEncyclopeacutedie Amiens Edgar Malfegravere 1928 REacuteGNIER Henri de Le Miroir des heures 2egraveme eacutedition Paris Mercure de France 1910 REacuteGNIER Henri de Les Cahiers ineacutedits 1887-1936 eacutedition eacutetablie par David J Niederauer et Franccedilois Broche Paris Pygmalion Geacuterard Watelet 2002 RENAN Ernest laquo Rapport sur les travaux du conseil de la Socieacuteteacute Asiatique pendant lrsquoanneacutee 1879-1880 fait agrave la seacuteance annuelle de la Socieacuteteacute le 30 juin 1880 par M Ernest renan raquo in Journal Asiatique VIIe seacuterie tome XVI Paris Juillet 1880 pp 12-74

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RICHARD Francis laquo Aux origines de la connaissance de la langue persane en France raquo in Luqmacircn Annales des Presses Universitaires drsquoIran troisiegraveme anneacutee ndeg 1 automne-hiver 1986-87 pp 23-42 SAINTE-BEUVE Charles Augustin Causeries du Lundi 3egraveme eacutedition tome XIV Paris Garnier SAINTE-BEUVE Charles-Augustin Les Cahiers de Sainte-Beuve suivis de quelques pages de litteacuterature antique Paris A Lemerre 1876 SAINT LAMBERT Jean Franccedilois de Les Saisons poegravemes par Saint-Lambert Piegraveces fugitives ndash Fables orientales Amsterdam Pissot 1769 SAINT LAMBERT Jean-Franccedilois de Fables orientales de M de S Lambert auteur des laquo Saisons raquo Nouvelle eacutedition augmenteacutee de penseacutees tireacutees de livres chinois arabes persans turcs espagnols latins et franccedilais hellip Avignon chez Franccedilois Seguin 1773

SAMSAMI Nayereh LrsquoIran dans la litteacuterature franccedilaise Paris PUF 1936 SCHNYDER Peter Preacutendashtextes Andreacute Gide et la tentation de la critique Paris Montreacuteal Turino etc lrsquoHarmattan 2001 SILVESTRE DE SACY Antoine-Isaac Meacutelanges de litteacuterature orientale preacuteceacutedeacutes de lrsquoeacuteloge de lrsquoauteur par M le Duc de Brogile Paris E Ducrocq 1861 SIPRIOT Pierre Montherlant sans masque tome I lrsquoEnfant prodigue 1895-1932 Editions Robert Laffont Paris 1982 STAEumlL-HOLSTEIN Germaine de Delphine 2 tomes Genegraveve Droz 1987 TALLEMANT DES REacuteAUX Geacutedeacuteon Les Historiettes de Tallemant des Reacuteaux par M Monmarqueacute tome X troisiegraveme eacutedition Paris Garnier Fregraveres 1875 TANCOIGNE J M Lettres sur la Perse et la Turquie drsquoAsie 2 tomes Paris Nepveu 1819 TAVERNIER Jean-Baptiste Les Six Voyages de Jean Baptiste Tavernier eacutecuyer baron drsquoAubonne qursquoil a fait en Turquie en Perse et aux Indes pendant lrsquoespace de quarante ans amp par toutes les routes que lrsquoon peut tenirhellip Paris Gervais Clouzier 1676 THARAUD Jeacuterocircme et Jean Le Roman drsquoAiumlsseacute Eacuteditions Self Paris 1946 THIBAUDET Albert Montaigne Paris Gallimard 1963 TORABI Dominique laquo La Perse de Bartheacuteleacutemy drsquoHerbelot raquo in Luqmacircn Annales des Presses Universitaires drsquoIran 8egraveme anneacutee ndeg 2 printemps-eacuteteacute 1992 pp 43-58 ANONYME Traditions orientales ou la morale de Sadi ceacutelegravebre poegravete persan Paris chez Cailleau 1762

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VERNIEgraveRE Paul laquo Deux anecdotes ineacutedites de Diderot raquo in Revue drsquoHistoire Litteacuteraire de la France 57egraveme anneacutee ndeg 3 juillet-septembre 1957 pp 408-410 VOLTAIRE Franccedilois Marie Arouet Les Guegravebres ou la toleacuterance troisiegraveme eacutedition Rotterdam chez Reinier Leers 1769 VOLTAIRE Franccedilois Marie Arouet Candide ou lrsquooptimisme Paris Pocket 1998 VOLTAIRE Franccedilois Marie Arouet Zadig ou la Destineacutee Histoire orientale eacutedition critique avec une introduction et un commentaire par Georges Ascoli 2 volumes Paris Librairie Marcel Didier 1962 VOLTAIRE Franccedilois Marie Arouet Zadig ou la Destineacutee Introduction et notes hellip de V L Saulnier Genegraveve Droz 1965

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ANNEXE Nous avons reacuteunis dans cette annexe les textes les plus repreacutesentatifs concernant lrsquoinfluence de Saadi sur les

eacutecrivains franccedilais

XVIIe siegravecle

Le Songe drsquoun habitant du Mogol

Jadis certain Mogol vit en songe un vizir

Aux Champs Elysiens possesseur drsquoun plaisir

Aussi pur qursquoinfini tant en prix qursquoen dureacutee

Le mecircme songeur vit en une autre contreacutee

Un ermite entoureacute de feux

Qui touchait de pitieacute mecircme les malheureux

Le cas parut eacutetrange et contre lrsquoordinaire

Minos en ces deux morts semblait srsquoecirctre meacutepris

Le dormeur srsquoeacuteveilla tant il en fut surpris

Dans ce songe pourtant soupccedilonnant du mystegravere

Il se fit expliquer lrsquoaffaire

Lrsquointerpregravete lui dit laquoNe vous eacutetonnez point

Votre songe a du sens et si jai sur ce point

Acquis tant soit peu drsquohabitude

Crsquoest un avis des dieux Pendant lrsquohumain seacutejour

Ce vizir quelquefois cherchait la solitude

Cet ermite aux vizirs allait faire sa courraquo

Si jrsquoosais ajouter au mot de lrsquointerpregravete

Jrsquoinspirerais ici lrsquoamour de la retraite

Elle offre agrave ses amants des biens sans embarras

Biens purs preacutesents du ciel qui naissent sous les pas

Solitude ougrave je trouve une douceur secregravete

Lieux que jrsquoaimai toujours ne pourrai-je jamais

Loin du monde et du bruit goucircter lrsquoombre et le frais

Oh qui mrsquoarrecirctera sous vos sombres asiles

Quand pourront les neuf soeurs loin des cours et des villes

Mrsquooccuper tout entier et mrsquoapprendre des cieux

Les divers mouvements inconnus agrave nos yeux

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Les noms et les vertus de ces clarteacutes errantes

Par qui sont nos destins et nos moeurs diffeacuterentes

Que si je ne suis neacute pour de si grands projets

Du moins que les ruisseaux mrsquooffrent de doux objets

Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie

La Parque agrave filets dor nrsquoourdira point ma vie

Je ne dormirai point sous de riches lambris

Mais voit-on que le somme en perde de son prix

En est-il moins profond et moins plein de deacutelices

Je lui voue au deacutesert de nouveaux sacrifices

Quand le moment viendra drsquoaller trouver les morts

Jrsquoaurai veacutecu sans soins et mourrai sans remords

La Fontaine Fables

Le Poegravete donneacute aux chiens nouvelle persane tireacutee du Gulistan de Saadi

Mais les goujats lrsquoarrecirctent en chemin Il srsquoeacutecria drsquoun ton deacutesespeacutereacute

Et lrsquoempoignant soit dit sans vous deacuteplaire laquo Le ciel sur vous lance tous ses tonnerres

Le mettent nu quasi comme la main [] O Musulmans plus maudits que paiumlens

Autre disgrace un portier agrave moustache Les sceacuteleacuterats ils attachent les pierres

Fort plantureuse exempte du collier Au mecircme temps qursquoils deacutetachent les chiens raquo

Comme il passoit trois leacutevriers deacutetache Le capitaine attentif au spectacle

Tous trois pourvus drsquoun vilain racirctelier De ce bon mot fut juste estimateur

Pille dragon et vite agrave lui Satrape [hellip] Il srsquoattendrit il rit ce fut miracle

Hafis tout nu suoit en plein hiver Rompit ses chiens et deacutelivra lrsquoauteur

LrsquoOrpheacutee arabe agrave voir gueules beacuteantes [hellip] Pour satisfaire agrave sa peine endureacutee

Drsquoun gros caillou cimenteacute par la glace Pour satisfaire agrave sa peine endureacutee

Pour se deacutefendre il srsquoeacutetoit empareacute Avec excuse il lrsquoadmit au festin

Mais nrsquoayant pu lrsquoarracher de sa place Il lui donna belle robe foureacutee

Et lui rendit tout son pauvre butin

Antoine Bauderon de Seacuteneceacute

Œuvres posthumes de Seacuteneceacute

Un Espagnol du royaume de Murcie pays fort chaud venu en France lrsquohiver comme il passoit par un

village les chiens aboyegraverent apregraves lui il voulut prendre une pierre il trouva qursquoelle tenoit agrave cause de la

geleacutee laquo Peste du pays dit-il on y attache les pierres et on y lacircche les chiens

Geacutedeacuteon Tallemant des Reacuteaux

Les Historiettes de Tallemant des Reacuteaux

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XVIIIe siegravecle

EacutePITRE DEacuteDICATOIRE Agrave LA SULTANE SHERAA

PAR SADI

Le 18 du mois de Schewal Lrsquoan 837 de lrsquoheacutegire

Charme des prunelles tourment des coeurs lumiegravere de lrsquoesprit je ne baise point la poussiegravere de vos

pieds parce que vous ne marchez guegravere ou que vous marchez sur des tapis drsquoIran ou sur des roses Je

vous offre la traduction drsquoun livre drsquoun ancien sage qui ayant le bonheur de nrsquoavoir rien agrave faire eut

celui de srsquoamuser agrave eacutecrire lrsquohistoire de Zadig ouvrage qui dit plus qursquoil ne semble dire Je vous prie de le

lire et drsquoen juger car quoique vous soyez dans le printemps de votre vie quoique tous les plaisirs vous

cherchent quoique vous soyez belle et que vos talents ajoutent agrave votre beauteacute quoiqursquoon vous loue du

soir au matin et que par toutes ces raisons vous soyez en droit de nrsquoavoir pas le sens commun cependant

vous avez lrsquoesprit tregraves sage et le goucirct tregraves fin et je vous ai entendue raisonner mieux que de vieux

derviches agrave longue barbe et agrave bonnet pointu Vous ecirctes discregravete et vous nrsquoecirctes point deacutefiante vous ecirctes

douce sans ecirctre faible vous ecirctes bienfaisante avec discernement vous aimez vos amis et vous ne vous

faites point drsquoennemis Votre esprit nrsquoemprunte jamais ses agreacutements des traits de la meacutedisance vous ne

dites de mal ni nrsquoen faites malgreacute la prodigieuse faciliteacute que vous y auriez Enfin votre acircme mrsquoa toujours

paru pure comme votre beauteacute Vous avez mecircme un petit fonds de philosophie qui mrsquoa fait croire que vous

prendriez plus de goucirct qursquoune autre agrave cet ouvrage drsquoun sage

Il fut eacutecrit drsquoabord en ancien chaldeacuteen que ni vous ni moi nrsquoentendons On le traduisit en arabe

pour amuser le ceacutelegravebre sultan Ouloug-beg Crsquoeacutetait du temps ougrave les Arabes et les Persans commenccedilaient agrave

eacutecrire des Mille et Une Nuits des Mille et Un Jours etc Ouloug aimait mieux la lecture de Zadig mais

les sultanes aimaient mieux les Mille et Un Comment pouvez-vous preacutefeacuterer leur disait le sage Ouloug

des contes qui sont sans raison et qui ne signifient rien Crsquoest preacuteciseacutement pour cela que nous les aimons

reacutepondaient les sultanes

Je me flatte que vous ne leur ressemblerez pas et que vous serez un vrai Ouloug Jrsquoespegravere mecircme que

quand vous serez lasse des conversations geacuteneacuterales qui ressemblent assez aux Mille et Un agrave cela pregraves

qursquoelles sont moins amusantes je pourrai trouver une minute pour avoir lrsquohonneur de vous parler raison

Si vous aviez eacuteteacute Thalestris du temps de Scander fils de Philippe si vous aviez eacuteteacute la reine de Sabeacutee du

temps de Soleiman crsquoeussent eacuteteacute ces rois qui auraient fait le voyage

Je prie les vertus ceacutelestes que vos plaisirs soient sans meacutelange votre beauteacute durable et votre

bonheur sans fin SADI

Voltaire Zadig ou la Destineacutee

Lettre agrave M de Voltaire sur Sadi ceacutelegravebre Poegravete Persan

321

Vous avez Monsieur le talent heureux de rapprocher les choses les plus eacuteloigneacutees et les plus disparates

A la tecircte de vos admirables Annales de lrsquoEmpire Germanique vous rapportez un passage de Sadi Poegravete

Persan sur la puissance de lrsquoEtre suprecircme vous avez mecircme eu la complaisance de le traduire en vers blancs

et il faut avouer que cette citation est bien placeacutee agrave propos drsquoune Histoire drsquoAllemagne Tout le monde agrave ce

sujet ne pensera peut-ecirctre pas comme moi mais quelque soit lrsquoopinion drsquoautrui jrsquoai trouveacute ce passage

sublime et il mrsquoa inspireacute la curiositeacute drsquoen connaicirctre plus particuliegraverement lrsquoauteur Jrsquoai fait des recherches qui

mrsquoont reacuteussi agrave ce que je crois Permettez-moi de vous en faire part A qui puis-je mieux adresser la vie drsquoun

grand poegravete qursquoagrave M de Voltaire grand Poegravete lui-mecircme

Saadi ou Sadi reccedilut le jour agrave Ispahan vers le milieu du treiziegraveme siegravecle de notre Ere Il eacutetait comme

vous lrsquoavez dit Monsieur contemporain du Dante Il fut un des plus beaux esprits qursquoait produits la Perse

Degraves sa plus tendre enfance il brucircla de lrsquoinsatiable deacutesir de tout savoir et de tout reacutepeacuteter il avait du talent

lrsquoardeur du travail et de la faciliteacute Il conccedilut drsquoabord le noble dessein de surpasser tous les Poegravetes Tragiques

qui lrsquoavaient devanceacute la Perse en compte trois qui seront toujours les maicirctres du Theacuteacirctre Sadi composa

donc des drames ougrave lrsquoon rencontre des morceaux brillants quelquefois du patheacutetique du touchant ce que

nous appelons parmi nous des tirades mais point drsquoensemble un style deacutecousu ineacutegal qui tient de lrsquoeacutepique

et du familier de belles scegravenes qui ne sont point ameneacutees des plans vicieux de lrsquoesprit et nul jugement

crsquoest ce qursquoon peut penser du Theacuteacirctre de Sadi

Il ne se borna pas agrave ce genre il emboucha la trompette de lrsquoEpopeacutee il eacutecrivit un poegraveme en lrsquohonneur

drsquoun des premiers Heacuteros de la nation persane On admira dans cet ouvrage beaucoup de beaux vers mais

lrsquoarrecirct des connaisseurs de son temps confirmeacute par la Posteacuteriteacute est que ce Poegraveme Epique nrsquoest ni Poegraveme ni

Epopeacutee que crsquoest plutocirct une histoire mise en vers ouvrage deacutenueacute drsquoinvention de poeacutesie de chaleur en un

mot il est prouveacute que Lucain mecircme le dernier des Eoegravetes Epiques est dans cette partie bien supeacuterieur agrave

Sadi

Notre eacutecrivain audacieux agrave lrsquoacircge de pregraves de quarante-trois ans comme par une inspiration divine se

jeta agrave corps perdu dans la Philosophie voulut peacuteneacutetrer le sanctuaire de la nature chercha mecircme agrave deviner

lrsquoeacutenigme de notre ecirctre et finit par se faire siffler

Lrsquoesprit humain connaicirct peu drsquoobstacles quand il est exciteacute par lrsquoamour-propre Bientocirct lrsquoHistoire

ouvrit agrave Sadi sa vaste carriegravere il jeta un coup drsquoœil sur tout lrsquounivers et donna un Essai drsquoHistoire

Universelle On ne trouva pas encore ce titre assez modeste on chercha dans cet ouvrage de la veacuteriteacute de

lrsquoimpartialiteacute des connaissances des rapports des liaisons on fut surpris de ne saisir que quelques traits de

satyre quelques anecdotes suspectes que leur singulariteacute avait rendues preacutecieuses agrave lrsquoauteur car le singulier

eacutetait tout ce qui frappait Sadi quoiqursquoil tranchacirct du Philosophe Il nrsquoy a jamais eu drsquoenfants ni de femmelettes

qui aient recueilli plus avidement que ce Poegravete des contes absurdes et ridicules Il est vrai que son style

ingeacutenieux sans qursquoil fucirct jamais le style du genre faisait illusion les ignorants et les demi-beaux esprits plus

redoutables encore aux lettres que les ignorants mecircmes cette sorte de lecteurs qui ne se donnent jamais la

peine de srsquoarrecircter de reacutefleacutechir de comparer qui jugent souverainement de tout sans avoir rien appris les

gens du beau monde qui nrsquoont tout au plus que des notions superficielles de leurs plaisirs et de leurs

vaudevilles voilagrave ce qui composait la troupe des admirateurs idolacirctres de Sadi Le petit nombre cependant

des hommes de goucirct aussi rare en Perse que le sont les Guegravebres ou adorateurs du feu sacreacute ne se laissa

322

jamais entraicircner agrave ce prestige geacuteneacuteral et ce sont eux qui ont jugeacute Sadi sans que sa meacutemoire en puisse

appeler

Je nrsquoai pas besoin de dire que notre bel-esprit universel produisit encore infiniteacute de poeacutesies leacutegegraveres on

y remarque de lrsquoaisance et lrsquoesprit du jour mais elles sont toutes sur le mecircme ton et peuvent ecirctre reacuteduites agrave

un tregraves mince Recueil

Sadi copiait sans pudeur tous les auteurs qui tombaient sous sa main les Arabes Beacutedouins ne

deacutepouillent pas les caravanes avec autant drsquoaudace Apregraves srsquoecirctre enrichi de vols et de plagiats il finit comme

lrsquoAvare de Plaute qui surprend sa main gauche volant sa main droite il se pilla lui-mecircme Nous avons plus

de vingt volumes de Sadi et il nrsquoy en a pas un qui nous offre une ideacutee neuve il nrsquoavait de lrsquoimagination que

dans lrsquoexpression crsquoest-agrave-dire que chez lui la forme eacutetait tout et le fond nrsquoexistait point On ne sait trop sous

quels traits le caracteacuteriser il a fait nombre de vers et nrsquoa jamais eacuteteacute poegravete parce qursquoen Perse on met une

grande diffeacuterence entre un poegravete et un versificateur On se gardera bien de lrsquoinscrire parmi les Historiens

puisque la veacuteriteacute la premiegravere qualiteacute de lrsquoHistoire ne se trouve pas dans celle de Sadi indeacutependamment de

tous les autres deacutefauts qursquoon lui reproche Quel nom donc lui donner Celui de Philosophe Sadi

Philosophe On aurait couvert de hueacutees quiconque lrsquoeucirct appeleacute ainsi Bel-esprit et quoi encore Bel-esprit

tel est le nom que les eacutecrivains persans srsquoaccordent agrave donner agrave Sadi heureux disent-ils srsquoil eucirct reccedilu de la

nature de lrsquoinvention ce don qursquoont posseacutedeacute tregraves peu drsquohommes sur la terre Homegravere Virgile Lockman Srsquoil

eucirct cultiveacute un seul genre drsquoeacutetude et srsquoil nrsquoeucirct pas confondu le bruit populaire et la reacuteputation solide Lrsquoun

frappe nos oreilles et meurt presqursquoen naissant lrsquoautre croit toujours et nrsquoeacuteprouve jamais de diminution

Vous avez agrave peu pregraves Monsieur une ideacutee de Sadi comme Auteur Pour que le tableau soit complet je

vais vous exposer lrsquoHomme Songez que se sont des traits eacutepars que jrsquoai recueillis de plusieurs historiens je

vos les donne comme le hasard les amegravene sous ma plume

Sadi a reacutepandu dans ses ouvrages un vernis de morale et drsquohumaniteacute qui en impose en faveur de

lrsquoeacutecrivain on serait tenteacute de croire que crsquoeacutetait lrsquoacircme la plus sublime et la plus sensible lrsquoacircme drsquoun demi-

Dieu cependant toutes les histoires du temps nous le repreacutesentent sous des traits bien opposeacutes On preacutetend

que dans sa conduite il ne fut qursquoun homme et un tregraves petit homme affichant dans ses livres le meacutepris de la

renommeacutee de la grandeur de la fortune et dans sa vie priveacutee bas courtisan avide de la gloire la plus

eacutepheacutemegravere et plus encore posseacutedeacute du deacutemon des richesses faisant agrave chaque instant lrsquoeacuteloge de lrsquoamitieacute et ne

pouvant ni meacuteriter ni conserver un ami Le vautour de lrsquoEnvie deacutevorait son cœur elle y versait sans cesse ses

poisons les plus venimeux Sadi se fucirct trouveacute mal agrave la lecture drsquoun couplet de chanson qui eucirct paru passable

il mourait de douleur agrave la vue des bustes drsquoHomegravere et de Virgile il souhaitait ardemment qursquoun second

deacuteluge vicircnt bouleverser ce globe et que ses eacutecrits pussent surnager pour attester agrave la nouvelle terre que Sadi

eacutetait le seul geacutenie qui brillait dans lrsquoancien monde Il ne marchait que par les sentiers tortueux de lrsquointrigue

il faisait jouer maladroitement les ressorts les plus grossiers soit pour immoler agrave sa vengeance quiconque

nrsquoeacutetait pas prosterneacute devant son meacuterite Il meacuteprisait les Grands et il nrsquoy avait point de bassesses de maneacuteges

qursquoil employacirct pour vivre dans leur familiariteacute

La mecircme journeacutee voyait dans Sadi vingt hommes diffeacuterents toujours en contradiction avec son cœur et

son esprit il haiumlssait le soir ce qursquoil avait aimeacute le matin ou plutocirct sa vie eacutetait une eacuteternelle fureur ou un

eacuteternel deacutegoucirct Sa sensibiliteacute allait jusqursquoagrave la petitesse de la creacuteature la lus faible Crsquoeacutetait surtout dans les

querelles litteacuteraires qursquoil donnait au monde des scegravenes pueacuteriles drsquoemportement et de deacuteraison On ne voyait

323

plus en lui qursquoun homme ivre qui srsquoabandonnait agrave tous les eacutecarts de la tecircte la plus deacutereacutegleacutee Il ne rougissait

point de se deacutementir agrave chaque instant qursquoil parlait ou qursquoil eacutecrivait il srsquoen imposait agrave lui-mecircme et tous ses

artifices eacutetaient aperccedilus par les yeux les moins peacuteneacutetrants

Je ne dis rien de son avarice Les Armeacuteniens les Juifs essuyegraverent de sa part des procegraves qui le couvrirent

drsquoopprobre A chaque lune il donnait une nouvelle eacutedition qursquoil deacutesavouait la Lune suivante il vendait du

vin et du bleacute comme il vendait des vers Les Heacutebreux les plus habiles avouaient qursquoils ne posseacutedaient point le

calcul comme lui ils le regardaient avec le respect que des disciples ont pour leur maicirctre Sa vaniteacute eacutetait

insupportable et reacutevoltait agrave la fois le bon sens et lrsquohumaniteacute il porta ce vice jusqursquoagrave la folie jusqursquoagrave la rage

Lrsquoorgueil monstrueux de Caligula nrsquoeacutetait rien en comparaison de lrsquoorgueil de Sadi la la critique la plus

modeacutereacutee lui paraissait un crime digne de mort et cependant ce ne fut qursquoagrave la Critique qursquoil dut le peu de

correction et de beauteacutes reacuteelles qui se trouvent quelquefois dans ses eacutecrits

Sa meacutechanceteacute lui attira plusieurs humiliations cruelles une entre autre de la part drsquoun officier persan

qui se vengea de ses propos satyriques avec une arme moins funeste agrave la veacuteriteacute mais moins noble que lrsquoeacutepeacutee

Sadi outreacute de ce vil chacirctiment srsquoavisa drsquoen porter ses plaintes au Vizir Il se jeta agrave ses genoux en lui

criant justice justice Le Vizir qui savait lrsquoaventure lui reacutepondit froidement Legraveve-toi on te lrsquoa faite

Lrsquoacircge ne fit qursquoaigrir ses humeurs au lieu de les adoucir son inquieacutetude ses eacutetourderies ses

extravagances le brouillegraverent agrave la Cour de son Roi un Monarque voisin de la Perse protecteur et cultivateur

des Arts descendit de son trocircne pour accueillir Sadi avec bonteacute Notre auteur en devint si orgueilleux qursquoon

crut qursquoil avait perdu la tecircte Il manqua de respect et de reconnaissance agrave ce Souverain qui fut obligeacute de le

chasser et il se retira dans une espegravece de deacutesert ougrave il deacuteclama tout agrave son aise contre le genre humain Il avait

joueacute le rocircle drsquoAristippe que les Plaisants de la Gregravece appelaient le chien de cour alors il fit le personnage de

Diogegravene On vit paraicirctre par lui un poegraveme rempli drsquoobsceacuteniteacutes qursquoon ne lui eucirct pas pardonneacute dans sa

premiegravere jeunesse Il avait eacutecrit pendant pregraves de quarante ans que tout eacutetait bien tregraves bien il se mit agrave dire

qursquoil srsquoeacutetait trompeacute et que tout eacutetait au plus mal Apregraves avoir fait plus drsquoune fois dans ses eacutecrits lrsquoeacuteloge des

Mogolistans aux deacutepens des Persans ses compatriotes il chanta la palinodie et finit par dire beaucoup de

mal des premiers Il avait toujours parleacute avec estime des Sages qui lrsquoavaient eacuteleveacute Un de ses Imans srsquoavisa

de ne pas srsquoextasier drsquoadmiration agrave la lecture drsquoun Poegraveme de Sadi ccedilrsquoen fut assez pour que tout le corps des

Imans essuyacirct de sa part un orage affreux de calomnies et drsquoinvectives ils srsquoen vengegraverent en le plaignant et

en priant le ciel de le rendre plus raisonnable

Sadi ne beacutegaya plus que de mauvais vers et ne fit que de se reacutepeacuteter de plus mal en plus mal Il vantait

continuellement les deacutelices de son hermitage ougrave il eacutetait deacutevoreacute drsquoennui le bonheur qursquoil ne goucirctait pas sa

maison de campagne qursquoil appelait son chacircteau et son exil qursquoil deacutecorait du beau nom de repos

philosophique

Il entretenait toujours des relations avec la Capitale et il eacutecrivait souvent agrave deux ou trois admirateurs

beacuteats qui montraient ses lettres et les faisaient imprimer croyant lui faire honneur dans Ispahan ougrave malgreacute

ses cabales et ses amis chaque jour emportait de sa reacuteputation et eacutepaississait sur son nom les teacutenegravebres du

silence

Enfin Sadi finit par dire du mal de la Poeacutesie de lrsquoHistoire de la Philosophie des Auteurs des Rois de

la terre du ciel de lui-mecircme et mourut Les uns preacutetendent qursquoil expira dans un habit de Derviche et qursquoil

dit les choses les plus touchantes sur la vie et sur la vaniteacute Drsquoautres soutiennent qursquoil devint fou et qursquoil crut

324

ecirctre Homegravere Virgile Socrate Platon Quelques-uns veulent qursquoil demanda pardon aux eacutecrivains ses

confregraveres de srsquoecirctre tant estimeacute et drsquoavoir fait si peu de cas de leur meacuterite Il pria neacuteanmoins ses heacuteritiers agrave son

lit de mort de tacirccher drsquoobtenir qursquoil fut inhumeacute dans le tombeau des rois de Perse ce fut sa derniegravere

parole et sa derniegravere sottise Il fut peu regretteacute Les gens de bien le plaignirent drsquoavoir eacuteteacute aussi malheureux

avec des talents de la fortune et de la reacuteputation Les Critiques du temps lui ont laisseacute peu drsquoouvrages qui

soient dignes des eacuteloges du goucirct et de la veacuteriteacute copiste de tous les auteurs il nrsquoa pu servir de modegravele

Ce sont lagrave Monsieur les principaux traits que jrsquoai pu recueillir sur Sadi Tous les eacutecrivains qui en ont

parleacute disent les mecircmes choses mais je ne saurais me persuader que Sadi ait eacuteteacute tel que ces auteurs nous le

deacutepeignent je trouve dans ce portrait des contrastes reacutevoltants Ne penserez-vous pas comme moi qursquoil est

impossible que le mecircme homme ait reacuteuni tant de caractegraveres opposeacutes Je mrsquoen rapporte agrave vos lumiegraveres vous

pouvez juger ce fait historique mieux que personne vous devez connaicirctre ce qursquoest lrsquoacircme drsquoun homme de

geacutenie et si elle est susceptible de pareilles contrarieacuteteacutes Peut-on passer la moitieacute de sa vie agrave peindre dans ses

eacutecrits le neacuteant des biens et des honneurs et lrsquoautre moitieacute agrave se tourmenter pour acqueacuterir ces mecircmes misegraveres

Peut-on vanter lrsquoamitieacute et nrsquoen pas goucircter les charmes Peut-on reacutepandre sur ses vers les charmes mecircmes de

lrsquohumaniteacute et avoir des entrailles drsquoairain exalter agrave tout moment la sagesse la vertu la raison la tranquilliteacute

et sacrifier tout agrave ses accegraves drsquohumeur se montrer tour agrave tour un modegravele drsquoavarice de vengeance de cruauteacute

drsquoorgueil de haine implacable en un mot un tableau changeant de tous les ridicules de tous les vices de

tous les travers Comment Sadi nrsquoouvrit-il pas les yeux au jour de lrsquoacircge et de lrsquoexpeacuterience Comment

nrsquoaima-t-il pas reacuteellement cette demeure champecirctre dont il nous fait la riante description dans ses vers

laquo Quelle diffeacuterence entre ce malheureux Poegravete Persan et vous Monsieur Pardon si je me reacutepands en

louanges sur votre compte et si je fais souffrir votre modestie mais la circonstance et la veacuteriteacute mrsquoarrachent

ces eacuteloges Lrsquoauteur de la Henriade de Meacuterope drsquoAlzire deacuteploie dans la vie priveacutee cette belle acircme qui seule

lui a fait produire des ouvrages si admirables Qui mieux que vous a ceacuteleacutebreacute lrsquoAmitieacute et en eacuteprouve les

douceurs Vous savez pardonner comme Guzman crsquoest dans votre cœur que vous avez puiseacute ces beaux

vers

Et mon Dieu quand ton bras vient de mrsquoassassiner

Mrsquoordonne de te plaindre et de te pardonner

Surtout quelle noblesse dans votre conduite vis-agrave-vis des Grands Ah que la Posteacuteriteacute redira avec

plaisir que lrsquoillustre Voltaire deacutedaigna tous les honneurs qursquoil alla se renfermer au fond drsquoune terre pour y

jouir de la vraie feacuteliciteacute content de porter les noms drsquohomme et drsquohomme de geacutenie noms qui sont aujourdrsquohui

si profaneacutes qursquoen un mot vous vous arrachacirctes des embrassements des rois pour donner agrave lrsquoeacutetude et au

repos les derniers beaux jours drsquoune vie qui fera lrsquoentretien et lrsquoadmiration des siegravecles futurs Jouissez bien

Monsieur de cette tranquilliteacute qui vous est si chegravere et dont votre acircme philosophique connaicirct tout le prix Ne

laissez point eacutechapper votre lyre divine de vos mains appesanties par lrsquoacircge envoyez-nous souvent des

Romans philosophiques aussi ingeacutenieux que Candide des Odes aussi harmonieuses que votre Ode sur la

mort de Madame la Margrave de Bareith Au nom des Arts nrsquoabandonnez pas notre Theacuteacirctre lrsquoEcossaise et

Tancregravede attendent des fregraveres ou des sœurs crsquoest lrsquoexpression de feu M de Boissy Que les histoires que

vous eacutecrirez soient comme toutes celles que vous nous avez donneacutees lrsquoEcole du grand homme du bon

Citoyen du Philosophe eacuteclaireacute de lrsquoamant du genre humain si je puis parler ainsi et puissiez-vous

Monsieur ne mourir qursquoavec vos ouvrages

325

Jrsquoai lrsquohonneur drsquoecirctre etc

Freacuteron Anneacutee litteacuteraire 1760

XIXe siegravecle

Les Roses de Saadi

Jrsquoai voulu ce matin te rapporter des roses

Mais jrsquoen avais tant pris dans mes ceintures closes

Que les nœuds trop serreacutes nrsquoont pu les contenir

Les nœuds ont eacuteclateacute Les roses envoleacutees

Dans le vent agrave la mer srsquoen sont toutes alleacutees

Elles ont suivi lrsquoeau pour ne plus revenir

La vague en a paru rouge et comme enflammeacutee

Ce soir ma robe encore en toute embaumeacutee

Respires-en sur moi lrsquoodorant souvenir

M Desbordes-Valmore Œuvres poeacutetiques

laquo Sadi loin des fleurs eacutecloses

Dans ses beaux jardins persans

Parmi drsquoeacutemouvantes choses

Dans lrsquoexil disait aux vents

laquo Vents vous nrsquoecirctes pas mes roses

Mais vous ecirctes leur encens raquo Lamartine

Lrsquohistoire drsquoun Merle blanc

laquo Oui me reacutepondis le rossignol mais ce nrsquoest pas ce que vous croyez Ma femme mrsquoennuie je ne lrsquoaime

point je suis amoureux de la rose Sadi le Persan en a parleacute Je mrsquoeacutegosille toute la nuit pour elle mais elle

dort et ne mrsquoentend pas Son calice est fermeacute agrave lrsquoheure qursquoil est elle y berce un vieux scarabeacutee et demain

matin quand je regagnerai mon lit eacutepuiseacute de souffrance et de fatigue crsquoest alors qursquoelle srsquoeacutepanouira pour

qursquoune abeille lui mange le cœur

Alfred de Musset

326

XXe siegravecle

Le Prince captif

laquo Je suis Prince Persan et nrsquoai pour tout royaume

Que ce feuillet ougrave je suis peint [hellip]

Puisque agrave cocircteacute de moi ma Princesse fidegravele

Reacuteglant son cheval sur le mien

Ecoute srsquoexalter dans la nuit triste et belle

Le rossignol qui se souvient

Tandis que par respect pour lrsquoamour agrave lrsquooreille

Et tout bas elle me redit

Quelques tendre penseacutee agrave la sienne pareille

DrsquoOmar Khayam ou de Sacircdi raquo

H de Reacutegnier Le Miroir des heures

Le Jardin-qui-seacuteduit-le-cœur

laquo Jrsquoai lu dans un livre odorant tendre et triste

Dont je sors pleine de langueur

Et maintenant je sais qursquoon le voit qursquoil existe

Le jardin-qui-seacuteduit-le-cœur

Il srsquoeacutetend vers Chiraz au bas de la montagne

Qui porte le nom de Saadi

Mon acircme se peut-il que mon corps trsquoaccompagne

Et vole vers ce paradis raquo

Anna de Noailles Les Eacuteblouissements

laquo Et cela aussi me revient que ma chegravere megravere qui eacutetait si belle racontait le Gulistan ougrave lrsquoon parle toujours

des rossignols des roses et des jasmins tandis que je mrsquoamusais agrave ses pieds avec de jolies boicirctes Elles

eacutetaient eacutetroites et longues on y voyait des cavaliers sur des gazons drsquoun vert tendre poursuivre des jeunes

filles aux longs yeux noirs qui en fuyant retournaient la tecircte Ces boicirctes et ces poeacutesies crsquoest tout ce que je me

rappelle de ma megravere Armeacutenienne de Perse raquo

Maurice Barregraves Les Deacuteracineacutes

laquo Rappelez-vous les vers de Saadi (peut-ecirctre les eacutecrivait-il sur cette berge de lrsquoOronte) laquo Le geacutemissement de

la roue qui eacutelegraveve les eaux suffit pour donner lrsquoivresse agrave ceux qui savent goucircter le breuvage mystique Au

327

bourdonnement drsquoune mouche qui vole le soufi eacuteperdu prend sa tecircte entre ses mains Lrsquoineffable concert ne

se tait jamais dans le monde seulement lrsquooreille nrsquoest pas toujours precircte agrave lrsquoentendre raquo

Maurice Barregraves Un Jardin sur lrsquoOronte

INDEX

N B Puisque les noms de Saadi du Gulistan et du Boustan sont tregraves freacutequemment citeacutes tout au long de notre eacutetude nous ne les avons pas repris dans cet index

A ABBAS (Chah) 47 48 218 260 ABOUBEKR (ABOU BAKR) 22 27 81 91 161 165 221 ABYSSINIE 16 62 ADAM 10 19 85 220 ADDISON 167 168 ALE AHMAD (Jalal) 26 ALEP 16 20 41 136 214 290 ALEXANDRIE 16 48 50 ALGEacuteRIE 287 298 ALLEMAGNE 58 63 67 177 179 320 ANACREacuteON 33 229 ANOUCHIRVAN 15 52132 144 175 ANTIOCHE 281 283 284 ARABIE SAOUDITE 16 132 165 ASIE 16 44 88 116 134 141 144 200 223 249 260 261 272 279 280 284 285 301 ATTAR 128 204 207 246 247 267 275 AURANGZEB 86 AVESTA 163 AZAD (Hoceyne) 244 245 275 276 B BAALBEK (BALBECK) 16 184 185 186 BABA TAHER ORYAN 287 BABYLONE 158 166 170 BAGHDAD (BAGDAD) 11 14 16-19 111 180 212 266 263 BALZAC 27 219 220 BAMMATE (Haiumldar) 37 246 247 BARBIER DE MEYNARD 7 27 31 34 35 45 197 199 203 204 206 222 239 275 276 304

BARREgraveS (Maurice) 237 238 240 245 248 250 251 253 255 269 272-287 294 304 BASSORA 16 110 BAUDERON DE SEacuteNECEacute 101 BAYLE (Pierre) 91 BEHLOUL 110 BERNIER (Franccedilois) 85 86 BIBESCO (princesse) 38 251 252 269 271 279 BIDPAIuml (BIDPAY) 35 58 86 112 114 115 BIGNON (abbeacute) 114 123 BLANCHET (abbeacute) 57 141-147 BOEacuteTIE (La) 61 BORDEAUX 63 67 BOUILLON 94 BOZORGMEHR 144 BRET (Antoine) 131 139-141 BRUCKER (Jacob) 180 181 188 BRUYEgraveRE (La) 67 115 C CAIRE 49 50 66 79 193 CALIGULA 323 CARDONNE (Denis-Dominique) 113 117 131-139 CAcircROUcircN (COREacute) 15 CARRA DE VAUX (Bernard) 30 21 246 CAYLUS (comte de) 124 125 126 128 131 CHARDIN (Jean) 43 85 88-92 116 117 159-161 164-168 191 193 194 301 CHAUVIN (Victor) 97 CHAYBANY (Jeanne) 6 46 163 CHEacuteNIER (Andreacute) 190-195 229 303 218 257 CHEacuteZY 275

328

CHINE 62 85 CHIRAZ 5 11 15 1619 21-23 26 30 33 37 44 75 86 87 88 94 99 108 114 136 140 143 164 175 177 188 201 214 218 240 249 252 254 272 288 298 303 326 CHODZKO (Alexandre) 277 278 CICEacuteRON 68 70 72 73 CLEacuteRY 67 COCTEAU (Jean) 240 COLBERT 106 124 CONDEacute 94 CONSTANTINOPLE 46 48-50 108 112 124 125 134 269 CONTI 94 CORAN 49 70 110 113 181 182 217 233 241 292 COREacute (voir Cacircroun) 15 COUPEacute DE St-DONAT (Chevalier)153 D DrsquoALEgraveGRE 119 120 121 123 145 161 170 188 199 DAMAS 16 20 148 283 290 DAULIER DESLANDES (Andreacute) 85 86 DESBORDES-VALMORE (Marceline) 232-237 255 262 263 265 304 325 DEFREacuteMERY (Charles) 7 31 33 43 52-55 57 162 199 201 202 204 214 223 239 240-243 276 277 283 304 DIDEROT 180-184 187 188 190 DJABARNEJAD KARIMI (F) 51 52 DJAMI (ou JAMI) 23 34 110 128 246 247 275 287 288 DJOUZY (Abou Faraj) 17 DOLATSHAH (DAULET-CHAH) 15 20 DOSTOIumlEVSKI 69 DUHOMME (Freacutedeacuteric) 16 DU RYER (Andreacute) 30 43 45 48-58 91 92 100 116 119 120 161 170 188 199 301 E EacuteDIMBOURG 179 EGYPTE 16 18 26 34 49 50 55 86 172 238 EacuteSOPE 35 90 99 115 305 EUROPE 5 17 44 45 48 88 111 115 134 197 198 205 217 279 287 EacuteVANGILE 70 292

F FARREgraveRE (Claude) 238 FEacuteNELON 147 FERNEY 175 FEZ 287 FLORIAN 148 153 155 FONTENELLE 119 FOUCHEacuteCOUR (Charles-Henri) 36 243 306 FOUINET (Ernest) 218 219 232 FOUQUET 94 FRANCE 5 6 8-10 16 33 43-49 57 58 67 69 76 85 86 88 100 102 105 106 108 123 124 125 142 191 197-200 202 204 205 220 223 238 240 243 247 248 277 278 281 284 290 301 304-306 FRANCE (Anatole) 69 FREacuteRON (Eacutelie-Catherine) 113 174 176-179 FIRDOUSI (FIRDOWSI) 43 153 191 192 266 275 G GALLAND (Antoine) 105-115 122-124 164 223 301 GARCIN DE TASSY (J- H) 18 198 206 GAUDIN (abbeacute) 121 199 252 GENTIUS 30 122 145 190 GIDE (Andreacute) 236 240 265-268 305 GOETHE 247 266 280 292 GREgraveCE 53 111 245 323 GRIMM 129 142 180 181 187 189 GUILLOT DE SAIX (Leacuteon) 262-265 H HADIDI (Javad) 6 48 95 99 123 141 143 158 163 164 165 170 214 215 234 290 HAFEZ (HAFIZ) 25 43 44 69 88 91 101 191 192 205 207 228 243 253 266 287 293 296 306 HAMAH 284 HAMELIN (Ernest) 203 HOMAM TABRIZI 108 HEARN (Lafcadio) 245 HEDJAZ (HIDJAZ) 16 62 HELVEacuteTIUS 182 189 190 HENRI IV 46 HERBELOT (Bartheacutelemy drsquo) 105-109 119 124 159 161 191 223

329

HEacuteRODE 222 HOMAY 281 285 HOMEgraveRE 80 176 303 305 322 323 HORACE 33 70 198 207 305 HUGO (Victor) 200 218 223-229 231 304 HYDE (Thomas) 159 161 180 I IBN YAMIN 287 INDE 21 33 62 85-87 132 165 168 169 172 206 222 IRAK 16 62 97 IRAN 3 4 8 18 26 32 37-42 51 87 100 150 151 153 157 158 173 191 223 224 229 240 244 260 261 262 IONES 184 185 187 ISLAM 21 23 188 215 246 ISPAHAN 47 58 89 177 246 249 255 259 270 271 272 279 J JAMI (voir DJAMI) JAPON 85 245 254 JEacuteRUSALEM 20 148 290 JESRAD 159 JONES 191 192 194 K KACHGAR 12 16 KERBELA 278 KHAcircREZM CHAH (Mohammed) 12 KHITHA 12 KHAYYAM (Omar) 69 226 238 253 260 266 271 275 287 289 293 299 326 KHIDR (KHIDHR) 23 KHORASAN 88 130 150 KOUFA 16 41 L LA CROIX (Petis de) 47 123 162 LA CROIX (Baude de) 131 153 154 LA FONTAINE 38 58 86 92-96 105 130 143 147 148 153 155 162 197 205 207 264 274 302 305 LAMARTINE 218 223 231 232 257 304 325 LAMENNAIS (Feacuteliciteacute de) 220 221 LA MOTTE 176 303 LANGLEgraveS (Louis) 43 153 154 198 LA SABLIEgraveRE (Madame de) 86 LE BAILLY (Antoine-Franccedilois) 147 148 149 151-153

LEFRANC (Abel) 191 194 LEIBNIZ 159 176 LIBAN 16 84 LIMOGES 63 LOKMAN (LUQMAN) 35 74 90 114 115 139 295 LORRAINE 63 LOTI (Pierre) 238 240 255 269 LOUIS XIV 117 167 224 LUCREgraveCE 69 70 LUTHER 67 LYON 63 M MAGHREB 16 MANN (Thomas) 69 MAROC 62 287 MARTIAL 33 MASSEacute (Henri) 6 10 17 22 33 39 43 122 123 139 275 301 MAURITANIE 16 MECQUE (la) 11 16 67 MEacuteDITERRANEacuteE 238 MEacuteGABYSUS 66 78 79 MOGOL (MOGHOL) 86 92 93 94 130 162 169 181 318 MONTAIGNE 6 58-83 MONTESQUIEU 92 102 117 128 157 197 271 MONTHERLANT (Henry) 237 238 248 286-300 304 MUSSET (Alfred de) 218 229 230 231 304 325 N NAKSHEBI 191 192 NASSER KHOSRO 69 NEZAMI (NIZAMI) 247 267 NEZAMIYEH 17 18 NOAILLES (Anna de) 239 249 251 253 255 276 278 279 NOUCHIRVAN (voir Anouchirvan) O OCCIDENT 45 58 241 242 285 ORIENT 5 18 35 43 60 86 107 109 112-114 116 118 134 157-159 180 223-226 232 238 241 242 248 255 259 260 269 285 ORLEacuteANS 67 ORONTE 245 251 282 283 285 287 OSMAN (Sultan) 112 P

330

PARIS 46-49 50 58 86 101 102 106 108 119 124 128 153 185 186 203 218 244 248 PARNASSE 131 154 PARNELL 174 PASCAL 292 PEacuteRIGUEUX 63 PERSE 6 7 10 33 34 45-48 85-89 99 101 107 116-118 123 125 142-144 148 149 152 155 159 160-164 169 177 180 191 192 197 200 202 205-207 218 228 248 249 250 255 263 269 273 274 275 277 278 279 301 303 PLUTARQUE 109 113 POISSON DE LA CHABEAUSSIEgraveRE (Auguste-Eacutetienne-Xavier) 97 129 130 207 208 211 213-217 POPE 176 PRAULT 145 PROUST (Jacques) 188 190 PROUST Marcel 69 Q QALAAT 281 283 R REacuteGNIER (Henri de) 255-261 272 RICHARD (Francis) 46 86 89 106 107 124 RICHTER (Jean Paul) 230 ROBINSON (B W) 242 ROCHEFOUCAULD (La) 115 RONSARD 229 ROUM 18 135 ROUMI (Djellal ed-Din) 246 275 S SAAD IBN ZANGUI 14 15 17 22 27 208 211 212 221 SAINTE-BEUVE 191 233 235 236 SAINT-LAMBERT (Jean Franccedilois de) 128 129 130 131 139 140 154 190 205 206 SAMARCANDE 207-215 277 SAMSAMI (Nayereh) 6 115 126 128 157 163 191 291 228 232 235 250 271 293 294 SANAA 14

SEGHERS (Pierre) 239 241 242 278 SEMELET 52 120 197 199 201 202 205 220 231 304 SEacuteNEgraveQUE 65 80 SILVESTRE DE SACY (A -Isaac) 32 37 198 199 204 205 223 SIMOURGH 269 SOMENATH 21 206 STAEumlL (Madame de) 218 SUHRAWARDI (Shahab ed-Din) 17 19 SYRIE 16 18 20 42 62 86 108 165

T TALLEMANT DES REacuteAUX 70 99 100 101 TANCOIGNE (J M) 199-201 TAVERNIER (Jean Baptiste) 85 87 88 92 95 116 117 159 TABRIZ 108 242 TEacuteTOUAN 287 THARAUD (Jeacuterocircme et Jean) 238 280 284 THIBAUDET (Albert) 68 TLEMCEN 287 298 TOUSSAINT (Franz) 23 239 240 242 254 276 TRIPOLI 20 122 214 281 290 TRIPOLITAINE 287 TUNIS 208 213 214 287 TUNISIE 287 TURKESTAN 16 V VALEacuteRY (Paul) 240 VENDOcircME 94 VERNIEgraveRE (Paul) 187 188 VIGNY (Alfred de) 69 VIRGILE 70 93 256 322 323 VOLLAND (Sophie) 180 181 189 VOLTAIRE 92 115 117 146 155 157-180 205 303 X XEacuteNOPHON 68 73 Z

ZEND 159 163 ZOROASTRE 117 159 160 164

331

TABLE DES MATIEgraveRES

Deacutedicace helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 2

Remerciements helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 4

INTRODUCTION helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 5 PREMIEgraveRE PARTIE LES PREMIEgraveRES LECTURES DE SAADI EN FRANCE

CHAPITRE I SAADI LrsquoHOMME ET LrsquoŒUVRE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 10

1 LA VIE DE SAADI helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 10 11 La naissance et le nom de Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 11 12 Saadi agrave lrsquoeacutecole du voyage helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 16 13 Les derniegraveres anneacutees drsquoun sage helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 21

2 LrsquoŒUVRE DE SAADI helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 25

21 Deux chefs-drsquoœuvre Boustan et Gulistan helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 25 211 Boustan helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip26 212 Gulistan helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 30

22 Saadi moraliste une morale pratique et modeacutereacutee helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 35 23 Art de Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 39

231 La simpliciteacute et la vivaciteacute helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 40 232 La concision et la justesse de langue helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 40

CHAPITRE II SAADI EN FRANCE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 45

1 AUX ORIGINES DE LA CONNAISSANCE DE SAADI EN FRANCE helliphelliphellip 46

11 Les voyageurs les consuls et les religieux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 46 12 Andreacute Du Ryer le premier traducteur de Saadi en franccedilais helliphelliphelliphelliphelliphellip 48

2 LA TRADUCTION DU GULISTAN PAR ANDREacute DU RYER helliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 50

21 La preacutesentation mateacuterielle non respecteacutee une traduction monotone helliphelliphellip 51 22 Les ajouts les suppressions et les modifications non justifieacutes helliphelliphelliphelliphellip 52 23 Le contresens helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 54

CHAPITRE III UNE LECTURE COMPAREacuteE SAADI ET MONTAIGNE helliphelliphellip 60

1 UNE CONCEPTION IDENTIQUE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 61

11 Se creacuteer soi-mecircme agrave laquo la grande eacutecole du voyage raquo helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 61 12 Le conte moral un langage simple et vivant helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 65

2 QUELQUES THEgraveMES ET IMAGES IDENTIQUES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 69

21 De lrsquoeacuteducation le savoir pratique la bonteacute et la vertu helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 70

332

22 Lrsquoinstant du plaisir helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 75 23 De lrsquoart de confeacuterer helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 77 24 De la conduite des rois helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 80

DEUXIEgraveME PARTIE SAADI REacuteCEPTION CLASSIQUE ET NEacuteOCLASSIQUE

CHAPITRE I SAADI AU SIEgraveCLE CLASSIQUE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 85 1 LES REacuteCITS DE VOYAGES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 85

11 Franccedilois Bernier et Andreacute Daulier Deslandes helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 85 12 Jean-Baptiste Tavernier helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 87 13 Jean Chardin helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 88

2 LES FABULISTES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 92

21 La Fontaine helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 92 22 Geacutedeacuteon Tallemant des Reacuteaux helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 99 23 Antoine Bauderon de Seacuteneceacute helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 101

3 LES ORIENTALISTES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 106

31 Bartheacutelemy DrsquoHerbelot de Molainville helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 107 32 Antoine Galland helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 108

CHAPITRE II SAADI SOUS LES laquo LUMIEgraveRES raquo DU XVIIIe SIEgraveCLE helliphelliphelliphellip 117

1 LES TRADUCTIONS helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 119 2 LES CONTEURS ET LES FABULISTES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 123

21 Comte de Caylus helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 124 22 Saint-Lambert helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 128 23 Denis-Dominique Cardonne helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 131 24 Antoine Bret helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 139 25 Abbeacute Blanchet helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 141 26 Antoine-Franccedilois Le Bailly helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 147 27 Louis Langlegraves et Baude de La Croix helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 153 28 Florian helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 155

3 SAADI ET LES PHILOSOPHES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 157

31 Voltaire et Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 157 32 Saadi lrsquoarme favorite de Freacuteron contre Voltaire helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 176 33 Diderot lecteur enchanteacute de Saadi et le combat des Encyclopeacutedistes helliphellip 180

4 ANDREacute CHEacuteNIER POEgraveTE GLANEUR DE QUELQUES BRINS DrsquoAMOUR DANS LES laquo JARDINS raquo DE SAADI helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 191

TROISIEgraveME PARTIE SAADI REacuteCEPTION DU XIXe SIEgraveCLE ET DE LrsquoEacutePOQUE

CONTEMPORAINE

CHAPITRE I SAADI DANS LA LITTEacuteRATURE FRANCcedilAISE DU XIXe SIEgraveCLE 196

1 LES TRADUCTIONS helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 199

333

2 OUVRAGES ORIENTALISTES ET REVUES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 204

3 laquo GULISTAN raquo SUR SCEgraveNE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 207

4 QUELQUES PROSATEURS ET ROMANCIERShelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 218

5 LES POEgraveTES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 223 51 Victor Hugo helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 223 52 Alfred de Musset helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 229 53 Lamartine helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 231 54 Marceline Desbordes-Valmore et laquo les Roses de Saadi raquo helliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 232

CHAPITRE II LES EacuteCRIVAINS DU XXe SIEgraveCLE AUX laquo JARDINS

LITTEgraveRAIRES raquo DE SAADI helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 238

1 TRADUCTIONS OUVRAGES ORIENTALISTES ET ANTHOLOGIES helliphellip 239 11 Traductions et eacuteditions des œuvres de Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 239 12 Anthologies et ouvrages orientalistes helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 244

2 SAADI ET LES POEgraveTES DU XXe SIEgraveCLE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 248

21 Saadi et Les eacuteblouissements drsquoAnna de Noailles helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 248 22 Henri de Reacutegnier au Miroir des heures helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 255 23 Guillot de Saix Au Jardin de Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 261

3 SAADI ET LES PROSATEURS DU XXe SIEgraveCLE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 265

31 Andreacute Gide et la laquo sensualiteacute raquo de la poeacutesie persanehelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip265 32 Princesse Bibesco dans Les Huit paradis helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 269 33 Maurice Barregraves du Jardin des roses au Jardin sur lrsquoOronte helliphelliphelliphellip 272 34 Henry de Montherlant et ce qursquoil doit agrave Saadi helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 286

CONCLUSION helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 301

BIBLIOGRAPHIE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 307 ANNEXE helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 318 INDEX helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 327

TABLES DES MATIEgraveRES helliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphelliphellip 331

REacuteUSMEacute Cette thegravese agrave pour objectif drsquoeacutetudier la fortune litteacuteraire de Saadi en France du XVIIe siegravecle agrave lrsquoeacutepoque contemporaine Saadi est preacutesenteacute pour la premiegravere fois aux Franccedilais en 1634 dans une traduction fragmentaire de son Gulistan par Andreacute du Ryer Cette traduction ouvre la voie agrave la connaissance de Saadi dans drsquoautres pays drsquoEurope Degraves les premiers contacts avec son œuvre les lettreacutes franccedilais la trouvent agreacuteable et utile Les diffeacuterents eacutecrivains selon leurs goucircts et la tendance de leur eacutepoque adaptent ou imitent les historiettes de Saadi ou srsquoinspirent de ses ideacutees

Au siegravecle classique quelques fabulistes dont La Fontaine tirent la matiegravere de certaines de leurs fables des historiettes du Gulistan Au siegravecle des Lumiegraveres les eacutecrivains empruntant des ideacutees agrave lrsquoœuvre de Saadi sont beaucoup plus nombreux Les conteurs et fabulistes de cette eacutepoque srsquoinspirent des leccedilons morales et politiques des eacutecrits de Saadi et voient en lui le critique des mœurs Les philosophes les encyclopeacutedistes lrsquoaccueillent comme un des leurs et en font leur porte-parole politique et anticleacuterical Son nom devient alors une arme drsquoattaque dans leur plume satirique Avec le XIXe siegravecle et la publication de la premiegravere traduction du Boustan et celle la plus creacutedible du Gulistan les Franccedilais pouvaient goucircter pleinement la poeacutesie de Saadi Le regard des romantiques srsquooriente vers son aspect estheacutetique et sentimental De nouveaux thegravemes sont exploiteacutes chez lui lrsquoamour la nature la fuite du temps Enfin les eacutecrivains du XXe siegravecle continuant agrave goucircter les amours de la rose et du rossignol raconteacutes par Saadi suivent les eacutelans mystiques du Boustan pour se deacutelasser un moment

Saadi and his literary fortune on French literature from 17

th century up to present

Summary The aim of this thesis is to study the literary fortune of Saadi in French literature from 17th century up to present For the first time in 1634 Saadi was introduced in France through an incomplete translation of Gulistan by Andreacute du RyerThis translation paved the way for Saadi to be introduced to other European countries With the first confrontation with his works French literary scholars found Saadirsquos works agreeable and attractive Different writers according to their tastes and the atmosphere of their period either imitate him or get inspired by him

In classic time some of the writers like La Fontaine take the material of their stories from Gulistan stories In the Enlightenment period the number of writers who have been inspired by Saadi increased The writers of this period are mostly inspired by Saadis political or moral aspects of his works and they consider him as the critic of rituals and traditions The philosophers and authors of encyclopaedia think of Saadi as one of them and introduce him as their political anti-church speaker They use Saadirsquos name as a weapon in their satiric writing It was in 19th century that the first translation of Boustan and one of the most outstanding translation of Gulistan enabled the French to taste Saadirsquos poetry The Romantics were attracted by the aesthetics and the sentimental aspects of his works They found the new themes such as love nature and time The 20 century writers continue to enjoy the concept of love as manifested in the images of lsquonightingale and flowerrsquo and are fascinated by the mystic features of Boustan

MOTS CLEacuteS SAADI GULISTAN BOUSTAN LITTEacuteRATURE PERSANE LITTEacuteRATURE FRANCcedilAISE

INFLUENCE INTERTEXTUALITEacute

KEY WORDS SAADI GULISTAN BOUSTAN PERSIAN LITERATURE FRENCH LITERATURE

INFLUENCE INTERTEXTUALITY

UFR Litteacuterature Geacuteneacuterale et Compareacutee

Universiteacute Sorbonne Nouvelle ndash Paris III

17 rue de la Sorbonne 75230 Paris Cedex 05 France

  • Thegravese 28 deacutecembre corrigeacutee
  • 4egraveme de couverture 2
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