salvatore bevilacqua - le tarentisme et ses fictions ethnographiques - Épistémologie d'une maladie...

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225 Gesnerus 65 (2008) 225–248 Le tarentisme et ses fictions ethnographiques: épistémologie d’une maladie de l’Autre 1 Salvatore Bevilacqua Summary Tarantism is a cultural syndrome caused by a symbolic spider bite that was treated in Southern Italy by means of a musical and religious ritual. At the frontiers of theories of insanity this “disease” is the source of a rich and centuries-old scientific literature. This article proposes an epistemological analysis of the medical paradigms that have built the scientific representa- tions of this phenomenon and that make it an anthropological mediation of cultural alterity of the Apulian territory and Southern Italy in general. Geographical or social determinism, popular irrationality, simulation and imitation appear as recurrent categories sounding the psychology of a “me- ridional soul” explained, till the studies of the 20th century about the south- European immigrants’ diseases, in terms such as social anomy and mental alienation. Keywords: tarantism; culture-bound syndrome; medical ethnocentrism; mediterranean syndrome Résumé Le tarentisme est un syndrome culturel provoqué par une morsure symbo- lique d’araignée que l’on soignait dans le sud de l’Italie par un rite musical et religieux. A la frontière des théories de la folie, cette «maladie» est à l’ori- gine d’une riche littérature scientifique pluriséculaire. Cet article propose une analyse épistémologique des paradigmes médicaux qui ont façonné les représentations savantes de ce phénomène et qui en font une médiation 1Je remercie V. Barras et J.-C. Métraux de leurs conseils pour la rédaction de cet article. Dr Salvatore Bevilacqua, Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique (IUHMSP), Chemin des Falaises 1, CH-1005 Lausanne ([email protected]).

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Tarentisme

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    Gesnerus 65 (2008) 225248

    Le tarentisme et ses fictions ethnographiques: pistmologie dune maladie de lAutre1

    Salvatore Bevilacqua

    Summary

    Tarantism is a cultural syndrome caused by a symbolic spider bite that wastreated in Southern Italy by means of a musical and religious ritual. At thefrontiers of theories of insanity this disease is the source of a rich and centuries-old scientific literature. This article proposes an epistemologicalanalysis of the medical paradigms that have built the scientific representa-tions of this phenomenon and that make it an anthropological mediation of cultural alterity of the Apulian territory and Southern Italy in general. Geographical or social determinism, popular irrationality, simulation and imitation appear as recurrent categories sounding the psychology of a me -ri dional soul explained, till the studies of the 20th century about the south-European immigrants diseases, in terms such as social anomy and mentalalienation.

    Keywords: tarantism; culture-bound syndrome; medical ethnocentrism; mediterranean syndrome

    Rsum

    Le tarentisme est un syndrome culturel provoqu par une morsure symbo-lique daraigne que lon soignait dans le sud de lItalie par un rite musicalet religieux. A la frontire des thories de la folie, cette maladie est lori-gine dune riche littrature scientifique plurisculaire. Cet article proposeune analyse pistmologique des paradigmes mdicaux qui ont faonn lesreprsentations savantes de ce phnomne et qui en font une mdiation

    1 Je remercie V. Barras et J.-C. Mtraux de leurs conseils pour la rdaction de cet article.

    Dr Salvatore Bevilacqua, Institut universitaire dhistoire de la mdecine et de la sant publique(IUHMSP), Chemin des Falaises 1, CH-1005 Lausanne ([email protected]).

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    anthropologique de laltrit culturelle du territoire des Pouilles et du sud de lItalie en gnral. Dterminisme gographique ou social, irrationalit populaire, simulation et imitation apparaissent comme des catgories rcur-rentes sondant la psychologie dune me mridionale dfinie, jusque dansles tudes du XXe sicle sur les migrants sud-europens, en termes danomiesociale et dalination mentale.

    Attest surtout en Italie mridionale, en particulier dans la rgion desPouilles (anciennement Apulie), le tarentisme (ou tarentulisme) tait unemaladie populaire base sur la croyance en lempoisonnement dune araigne plongeant ses victimes dans un tat convulsif dont la symptoma -tologie rappelle une crise darachnidisme2. Cet empoisonnement, rel ou non, exigeait une cure musicale rituelle spcifique: la tarentelle, davantageconnue travers son image de danse folklorique italienne. Ces deux derniresdcen nies, de profondes volutions sociales ont t lorigine de la dispa -rition, puis de la transformation du tarentisme en patrimoine culturel de largion des Pouilles, et plus particulirement du Salento3, alors quauparavantil y tait redout par la socit paysanne comme un flau. Cette mutation deperception questionne la problmatique de la (re)fondation symbolique dece territoire traite dans ma thse de doctorat4, thme que jexplore dans uneperspective pistmologique laide des apports conjugus de lhistoire dela mdecine, de lethnologie et de la sociologie. Sur la base dune tude deterrain, janalyse lvolution des reprsentations et des pratiques sociales qui, aujourdhui, ont transform limage du tarentisme en un objet revendi-qu et constitutif de la mmoire et de lidentit salentines, renversementdoptique balayant la crainte de la stigmatisation et le refoulement faisant jadis de ce mal une sorte de part maudite de la culture locale, une marquede misre et de retard culturel. En synthse, mon approche apprhende leslogiques internes et externes la culture autochtone expliquant ce passagede la pathologisation la patrimonialisation du tarentisme, do lexamen

    2 La tarentule (Lycosa tarentula) habituellement incrimine est en ralit peu dangereuse. Par contre, certains individus pouvaient tre piqus par la veuve noire ou malmignatte(Latrodectus tredecimguttatus), araigne mditerranenne dont le venin est la cause dulatrodectisme qui provoque une grave envenimation neurotoxique.

    3 Le Salento, appel Terra dOtranto jusquen 1923, correspond au territoire des Pouilles quistend au sud de laxe TarenteBrindisi et qui dborde un peu des limites de lactuelle pro-vince de Lecce.

    4 Intitule Les mtamorphoses du tarentisme: la patrimonialisation du mal apulien et soute-nue lUniversit de Lausanne en octobre 2007 sous la direction du professeur Ilario Rossi.

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    critique de ses modles tiologiques dans la pense mdicale italienne et europenne auquel je me suis livr.

    Dveloppant cette rflexion, le prsent article est issu de la partie intro-ductive de ma thse dmontrant que le tarentisme est un objet rvlateur de ces procdures dobjectivation scientifique qui rifient les cultures thra-peutiques traditionnelles travers lassociation dune tiologie naturalisante une communaut gographiquement identifiable et marginalise. Lhistoiremdicale du tarentisme est en effet caractrise par lemploi dune nosogra-phie ethnicisante et psychiatrisante, adopte encore dans les annes 1960 en Suisse, pour dsigner certaines manifestations pathologiques inclassablesdes immigrs dorigine italienne ou sud-europenne. Partant de lexemple dutarentisme, janalyse cette typification ethnique des syndromes culturelscomme une abstraction mdico-gographique, fait qui met en vidence le statut dinterface de ces objets de la culture populaire que se partagent la mdecine et lethnographie. Mais avant dapprofondir ce sujet, il convientdexpliquer rapidement ce mal apulien du point de vue endogne la culture salentine au sein de laquelle il se maintint jusque dans les annes 1970environ.

    Exorcisme, possession et mal de saint

    Bien que communment admis, le lien tymologique unissant les termes detaranta (araigne, lzard), Taranto (la ville de Tarente) et tarantella (la dansede la tarentelle, littralement la petite tarentule) demeure incertain. Dansla tradition populaire salentine, le mot taranta dsigne un bestiaire danimauxagresseurs comprenant araignes, scorpions, serpents, etc. qui attaquaientfrquemment les femmes occupes aux travaux agricoles. Les victimes por-taient le nom de tarantolate, tarantate ou encore pizzicate, traduit en franaispar tarentules.

    Pour lanthropologie de la sant, le tarentisme renvoie ces affections dfinies par le concept de syndrome culturellement conditionn (SCC)5.Ltiologie de ces syndromes traduit des valeurs et des normes spcifiquesde la culture au sein de laquelle sexpriment la maladie et son remde travers des catgories diagnostiques populaires. La thrapie repose sur desexpriences et des idologies propres cette culture qui labore des tech-niques de gurison et de protection ritualises ayant, au sein de celle-ci, uneefficacit symbolique. De fait, le tarentisme se prsente comme un assem-

    5 Mass 1995.

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    blage de plusieurs symbolismes composant les lments dun rituel thra-peutique magico-religieux complexe et syncrtique: celui de la morsure et de laraigne, celui de la musique, celui des couleurs et celui de saint Paul, le gurisseur des tarentuls. Ce dispositif symbolique et sa praxis thra-peutique contiennent un systme explicatif traditionnel permettant le d -pistage dun mal-tre, sexprimant mtaphoriquement sous la forme duneagression surnaturelle, et sa rsolution grce des schmas comportemen-taux reproduits sur la base de croyances et de fidlits culturelles.

    Lenqute la plus complte sur le tarentisme a t dirige en 1959 par leclbre ethnologue et historien des religions Ernesto De Martino (19081965). Dans sa fameuse monographie parue en 1961 et intitule La Terra del rimorso6, il dmontre que la morsure et sa cure rituelle forment uneinstitution religieuse thrapeutique, rminiscence altre, ses yeux, dunrite jadis pleinement oprant. De Martino inaugure la premire tude pro-posant un modle danalyse historico-culturel du phnomne au moyendune dmarche ethnographique conduite par une quipe pluridisciplinaire.Il souligne que le tarentisme se manifeste par une perte de contrle du moi,sorte de dcrochage psychique quil nomme crisi della presenza (crise de la prsence). Cette crise se traduit frquemment aussi par un rimorso (re-mords ou re-morsure), cest--dire par une rcurrence saisonnire sur -venant lapproche de la fte de saint Paul, clbr le 29 juin dans la ville deGalatina o se trouve une chapelle frquente par les tarentules cette date.Le plerinage Galatina conclut un rite qui dbute, en fait, avec une thra-pie musicale (ou rite domiciliaire) faisant appel des musiciens gurisseursrmunrs. Ces derniers prodiguent leur cure aprs un diagnostic musical visant identifier le type danimal tourmenteur et son temprament en utilisant un nombre dfini de devises musicales et de couleurs correspon-dantes. La cure musicale fonctionne ainsi sur un principe idiosyncrasique ou comme une homopathie rituelle7 qui ne vise pas contrer la maladiepar son antagonisme, mais lintensifier dans un premier temps en activantun principe lmentaire de la mme famille (musique, couleur, objet voca-teur de lpisode de la morsure). Les musiciens accompagnent la tarentulequi danse en tat de dissociation ou de transe, parfois durant plusieurs jours,jusqu atteindre un tat paroxystique indiquant que la bte est expulse ouquelle a fini par schiattare (crever) selon le vocabulaire local. Cet aspectpurificatoire du rite est dcod par De Martino comme un exorcisme magico-religieux et constitue le pilier central de sa thorie. Selon ses observations, la

    6 Traduite en franais ds 1966 par Claude Poncet aux ditions Gallimard sous le titre La Terredu remords. La version utilise dans cet article est celle de 1999.

    7 Laplantine 2003.

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    thrapie musicale parvenait contenir les dbordements des tarentules,alors que dans la chapelle de saint Paul, o la musique tait proscrite, le ritese manifestait par une dsagrgation pathtique. Les tarentules envahis-saient ce sanctuaire exigu de leurs comportements extravagants (commegrimper sur lautel, ramper, crier furieusement, uriner, etc.) et accs hyst-riques qui font dire De Martino que pour un tarentisme ainsi rduit, le lieu le plus adquat ntait pas la chapelle, mais lhpital ou la clinique neuro psychiatrique8.

    De Martino dfend la thse dune origine symbolique de la morsure, tout en voyant le tarentisme comme lhritage dantcdents antiques et dun modle dempoisonnement dorigine animale qui lauraient faonn au Moyen Age. Il note surtout que cette morsure surgit lors de moments critiques de lexistence, tels la pubert, la mort dun proche ou un amour entrav par les normes sociales rigides. De cela, il dduit que le tarentismeest lexpression dun malheur ineffable quil repre dans la prcarit extrmedes conditions de vie des victimes, en grande majorit de sexe fminin.

    Parmi les auteurs ayant soulev les lacunes et ambiguts des thses dmartiniennes, il y a son lve, lanthropologue Clara Gallini qui entre-voit dans le tarentisme, comme dans le rite de largia sarde, une dimensionsubversive bouleversant les rles sociaux et de genre tablis9. Il y a aussi leth-nomusicologue Gilbert Rouget qui explique que le tarentisme nest pas unexorcisme mais, reprenant la notion de Luc de Heusch, un adorcisme10, cest--dire un culte de possession fond non pas sur lexpulsion mais sur une alliance avec lesprit possesseur, ce dont tmoigne la mimsis comporte-mentale de la tarentule qui, par sa gestuelle (saccades, sauts, reptation, etc.)exprime une forme didentification avec la taranta11. Pour Rouget, le taren-tisme ne se rduit donc pas un dsordre mental, comme le laisse parfoissous-entendre De Martino, mais doit tre lu, au contraire, comme une transeou une hystrie institutionnalise, cest--dire une socialisation de lhys-trie autorisant la tarentule se comporter publiquement en hystrique12.Rouget estime que le tarentisme est un culte de possession qui nose direson nom pratiqu inconsciemment sous les apparences dun empoison -nement ou dune folie13.

    8 De Martino 1999, 478.9 Gallini 1988.

    10 De Heusch 1971.11 Rouget 1980, 299.12 Rouget 1980, 305.13 Rouget crdite ici la thse, dsavoue par De Martino, de lhistorien de la mdecine Henry

    Sigerist (1948) qui y voit un hritage des cultes dionysiaques de lAntiquit camoufl en maladie pour djouer la condamnation de lEglise.

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    Lune des principales caractristiques du tarentisme rside en effet danslambivalence de la figure thaumaturgique de saint Paul. Permutable avec lataranta, saint Paul est simultanment puissance malfique et bnfique, sourcepathogne et salutaire dont il faut sattirer la bienveillance. Le tarentisme est,en ce sens, un mal de saint (male di San Paolo) se manifestant travers leculte de saint Paul, dvotion lire comme une qute de salut face une pro-fonde dtresse provoque par une exclusion dordre social, conomique etculturel. Le rite a pour but de corriger une relation trouble avec le saint-tarentule jug responsable du malheur de la victime. Il constitue en ce sens un recours thrapeutique au sacr qui lui offre la voie rsolutive dun pactepossible avec lesprit possesseur en change dune dvo tion ritre pour esprer gurir ou se prmunir dune re-morsure14.

    Possession ou mal de saint, le tarentisme est, en rsum, une forme deliturgie corporelle permettant aux tarentules dextrioriser leur souffranceet de laffirmer publiquement. La morsure et son rite de gurison sont enralit indissociables et font du tarentisme un systme thrapeutique holisteliant les expriences de la maladie-maldiction et de la sant-salut dans lecadre de la culture traditionnelle de lItalie mridionale. En dautres termes,le tarentisme est un rite pratiqu dans une de ces socits traditionnelles quipermettent un individu de dlirer sans se soustraire lusage des mythescommuns tous15.

    Le paradigme cologique de lenvenimation la folie

    La singularit et la polysmie du tarentisme en font un thme toujours dac-tualit et inpuisable des sciences. Situ linterface de nombreuses disci-plines, le tarentisme est aussi une vieille antienne suscitant encore maintescontroverses rudites et idologiques. Depuis son apparition sur la scne intellectuelle europenne, cet objet se prsente ainsi comme un champ rh-torique fcond. Cest pourquoi sa comprhension gnrale ne peut faire limpasse sur une tude critique de sa mise en texte. Or, cette conceptionlettre fut longtemps la prrogative dune pense mdicale se posant, en particulier depuis le XVIIIe sicle, comme un arbitre investi de la mission dedistinguer dans le phnomne la vrit objective de lerreur de jugement.Globalement, cette pense est caractrise par le recours frquent desformes variables de dterminisme gographique et environnemental, ta-blissant une association parmi les plus significatives entre une maladie et

    14 Charuty 1997.15 Daniel Schurmans, dans Arpin/Comba/Fleury 1988, 43.

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    la rgion dans laquelle elle se manifeste. Reflet dune conception spatiale et naturaliste de la diversit des populations drive de la gographie mdicale16, cette approche imprgne fortement la littrature mdicale sur le tarentisme et, plus prs de nous, se retrouve dans une certaine nosographie intressant les populations mditerranennes immigres.

    Le tarentisme est un thme pris de la littrature mdicale des XVIIeXVIIIe sicles et du Grand Tour italien en vogue entre le XVIIIe et le XIXe sicle auprs des voyageurs nord-europens. Derrire lintrt scien -tifique transparat limpact exotique dlments tels que lenvironnementcologique des Pouilles (sa tarentule, son climat brlant ou son air mal-sain), loccurrence locale et fminine de la maladie ainsi que laspect prodigieux ou risible de sa cure musicale17. Confronte un tel syndrome cul turel crypt, la raison mdicale a opr partir dun dterminisme, de type cologique initialement et socio-psychologique ensuite, do merge un mode de classification ethno-gographique du phnomne. Entre le XVIIe

    et le XVIIIe sicle, cette reprsentation se lit sur le plan iconographique sous la forme dune cartographie couplant le mal apulien et sa territoria-lit (fig. 1)18. Ce fait participe ainsi la fabrication dune image spcifique de laltrit europenne qui, par exemple, a un quivalent dans la crationsavante et politique de la figure du montagnard en Suisse, cet autre prochenaturalis ou humanis selon les contextes et les poques19. Tarentules oumontagnards sont dpeints, en effet, travers une rfrence constante lanature et aux facteurs socio-conomiques censs expliquer la condition sociale et culturelle des populations concernes.

    Parcourant lhistoire mdicale du tarentisme, on voit que les thories delenvenimation des XVIeXVIIe sicles reculent devant celles de lalinationpsychique et sociale des sicles suivants. Mis part quelques exceptions significatives, lorigine entomologique et toxique du tarentisme tait la prin-cipale cause admise jusqu la moiti du XVIIIe sicle. Apparaissant au XIVe sicle, la question de la venimosit de la tarentule donne lieu une litt -rature, range par De Martino dans une catgorie spcifique des traits detoxicologie de venenis, qui aborde le phnomne comme un drglement

    16 Voir Grmek 1963.17 Signalons que dautres tarentismes, moins documents cependant, ont exist en Italie mri-

    dionale ou ailleurs sans avoir connu une renomme comparable au mal apulien. Parexemple, le dj cit argia sarde et le tarentisme campanien pratiqus jusque dans les annes1950, ou encore le plus ancien tarentisme ibrique du XVIIIe sicle.

    18 Autre exemple connu, lallgorie de Cesare Ripa qui, dans son Iconologia (1604), reprsentelApulie sous les traits dune femme au teint hl (allusion au climat chaud) endossant une robe constelle daraignes et entoure dobjets symbolisant la morsure et sa thrapiemusicale.

    19 Kilani 1994.

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    humoral produit par le venin de la tarentule apulienne, rpute particuli -rement dangereuse. Lintrt se focalise alors sur les aspects physiologiquesdes araignes et leurs envenimations ainsi que sur leurs antidotes, musicauxou autres. Entre le XVIIe et le XVIIIe sicle, le tarentisme occupe un espaceintercalaire sparant les thories de la magie naturelle et de la pathologie humorale, hrites de lAntiquit et de la Renaissance, et celles de la critique

    Fig. 1. Athanasius Kircher, Magnes, sive de arte magnetica (1641).

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    et de la raison issues des Lumires. Les premires croient lenvenimationet aux qualits thrapeutiques (ou iatromusicales) occultes de la musique.Elles ont leur plus clbre dfenseur en la personne du jsuite allemandAthanasius Kircher qui concevait le tarentisme comme un exemple de ma-gntisme naturel20. A linverse, la pense claire dcle dans le tarentismeun facteur psychologique renvoyant certaines dispositions intrieuresmlancoliques des tarentuls refltant un tat de draison ou damentia21.Ainsi, les traits de Kircher sont discrdits la fin du XVIIe sicle et cdentla place des thses humorales de type physico-mcaniste22. La dissertationdu mdecin italo-dalmate Giorgio Baglivi (1695) marque la charnire des paradigmes naturaliste et psychopathologique en distinguant le tarentismeauthentique (dcoulant dune pathogense animale et environnementale)de ce quil souponne tre un simulacre ou des petits carnavals rpandusparmi les femmes du pays. Sa description de la psychologie et de la physio-logie des Apuliens illustre clairement le modle gographique et biologisantintressant le phnomne:

    La tarantella nasce nella Puglia, paese caldissimo sopra ogni altro dItalia; e poich il tem-peramento degli uomini tien dietro alla temperatura del clima, essi pure sono di tempera-mento caldissimo, impazienti, soggetti principalmente alle malattie acute ed infiammatorie;per lo che meritamente si puo rilevare quella grande volatilizzazione dei succhi osservabilenel sangue dei Pugliesi, la quale talora si grande che volatilizzata la parte superiore nientealtro rimane nel sangue che un quid terreo e fisso che con tanta facilit genera nei paesanilaffezione ipocondriaca, terrea e melanconica. [] La troppa attivit nel sangue dei Pugliesie nel clima viene ulteriormente confermata da s gran numero di melanconici e maniaci inquei luoghi molto pi forte che in qualunque luogo dItalia.23

    Comme on le voit, Baglivi apprhende le tarentisme au moyen dun schmaphysico-naturaliste dont lun des fondements explicatifs majeurs repose surla variable climatique. Dj thorise par Hippocrate dans son clbre traitAirs, eaux, lieux, la mdecine climatique dcrit les affinits entre les carac-tres physiques et psychiques des peuples et leur milieu ambiant. Le climatet lenvironnement dterminent ici une pidmiologie des populations miseen rapport avec leur implantation gographique. Expliquant le bien-tre humain comme la rsultante de lquilibre harmonieux de tous les lmentsnaturels qui lentourent, cette conception connat un regain dintrt la Renaissance comme fondement antique du renouveau intellectuel. Cetteriche tradition mdicale dite no-hippocratique se raffirme la fin du

    20 Voir Kircher A., Magnes sive de arte magnetica (Rome 1641); Musurgia universalis (Rome1650); Phonurgia nova (Kempten im Allgu 1673).

    21 Marx 1975.22 Selon Gino Di Mitri (2006), un certain scepticisme est dj perceptible chez des prcurseurs

    comme les mdecins Girolamo Mercuriale (1584), Epifanio Ferdinando (1621) ou TommasoCornelio (1672).

    23 Baglivi 1999, 8991.

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    XVIIe et au dbut du XVIIIe sicle24. Malgr certains auteurs notables qui larfutent25, la thorie climatique du tarentisme se maintient au moins jusqula moiti du XIXe sicle o des auteurs tels laliniste Louis Ferdinand Calmeil (1845) expliquent encore le phnomne comme un dlire accru parla chaleur.

    Pendant la premire moiti du XVIIIe sicle, un doute croissant grve la thse de lenvenimation, tandis que les mdecins tentent dexpliquer unethrapie musicale dont ils constatent lefficacit sur les Apulien(ne)s. Nonsans rsistances, le XVIIIe sicle voit simposer alors un nouveau modle tiologique attribu principalement au mdecin illuministe napolitain Fran-cesco Serao (1742). Dtracteur convaincu des auteurs soutenant les thsesde lenvenimation, de liatromusique et de la thorie climatique, Serao insistesur la crdulit populaire qui, selon lui, senracine dans la force de la super-stition et de limagination26. Notant que la choromanie naffecte que les habitants des Pouilles et que la distribution gographique des tarentules dborde largement de cette rgion, il conclut quil ne fallait pas chercher la cause du tarentisme dans la tarentule, mais chez les Apuliens et que les animaux et maladies diverses entraient en question in obliquo alors que lesApuliens y entraient in recto27. Serao ramne ainsi le phnomne une pr-disposition mlancolique dtermine essentiellement par la basse conditionsociale des tarentules et par leur crdulit irrationnelle. La transition de paradigme seffectue donc en dlaissant, pour employer la terminologie deLaplantine, une imputation tiologique dirige du ct de la nature pourembrasser une imputation tiologique dirige du ct de la culture28. De-puis Baglivi et surtout Serao simpose progressivement un scepticisme posi-tiviste qui faonne une sociogense du tarentisme en tant que trait typiquedune population apulienne dote dune mentalit dlirante et encline limposture. Par exemple, dans le Dictionnaire raisonn universel dhistoirenaturelle (1764), le naturaliste Bomare relate les observations de labb Nollet qui affirme que les gens clairs de la province mme des Pouilles

    24 Barrett 2000. 25 Comme Epifanio Ferdinando (1621), un des rares observateurs directs du tarentisme, Fran-

    cesco Serao (1742) note labsence de tarentisme dans des contres plus chaudes que lesPouilles. Parmi les auteurs non italiens contestant la thorie climatique, Gino Di Mitri (2006)mentionne Etienne-Franois Geoffroy (1731). Geoffroy relate une lettre du pre jsuite Thomas Goye dcrivant lpisode dun soldat italien atteint de tarentisme Toulon, cas dmentant lopinion diffuse que le poison de la tarentule dployait sa nocivit uniquementsous le climat torride de la Pouille.

    26 Son trait Della Tarantola o sia Falango di Puglia, lezioni accademiche, publi Naples, estvolontairement crit en italien dans un souci de divulgation de la vrit et de lesprit illumi-niste auprs des petits mdecins de province.

    27 De Martino 1999, 357.28 Laplantine 2003.

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    nient le phnomne, qui se limiterait la lie du peuple et des charlatanssimulateurs et intresss29.

    Sur un ton ironique, LEncyclopdie de Diderot et dAlembert confirmele tour dmystificateur pris par le dbat en polmisant contre les auteurs fondant leurs thses sur le seul tmoignage de Baglivi dont il est dit que lautorit nest pas dun grand poids, et ses rcits sont forts suspects. Le long article tarentule rdig par Jaucourt soulve le doute sur la thsetoxicologique et climatique de Baglivi. Celle-ci est dnigre au profit dun rductionnisme psychologique des Apuliens qui, cependant, reprend quasi-ment les mmes strotypes:

    La plpart des hommes ont pour les araignes une aversion naturelle; celles de la Pouillepeuvent mriter cette aversion, & tre rellement venimeuses. Les habitans du pays les crai-gnent beaucoup; ils sont secs, sanguins, voluptueux, ivrognes, impatiens, faciles mouvoir,dune imagination vive, & ont les nerfs dune grande irritabilit; le dlire les saisit au moindremal, & dans ce dlire, il est bien naturel quils simaginent avoir t piqus de la tarentule.Les cordiaux & les sudorifiques leur sont nuisibles, & empirent leur tat; on met donc enusage le repos, la fracheur, les boissons, ainsi que la musique qui calme leurs sens, & quilsaiment avec passion: voil comme elle gurit la prtendue morsure si dangereuse de la tarentule. Cette exposition nest pas merveilleuse, mais elle est fonde sur le bon sens, la vraisemblance, & la connoissance du caractere des habitans de la Pouille.30

    La nouvelle perspective anti-obscurantiste se dfait des thses entomolo-giques, mais elle conserve cependant souvent le paramtre climatiquecomme latteste le trait du mdecin sudois, lve de Linn, Mrten Khler(1758) qui relate ses observations du tarentisme rcoltes lors dun voyagescientifique en 1756 aux Pouilles31. Ce dernier souligne que si cette mlan-colie occupe plus fortement une priode dtermine de lanne, cela sembledriver de la chaleur qui est alors plus intense et, par consquent, dissipe cettepetite part dhumeurs subtiles encore prsentes dans le corps32. Les obser-vations de Khler33 sont commentes par LEncyclopdie dYverdon (17701780) de Fortun-Barthlmy de Felice34. Le texte (anonyme) de la rubriquetarentisme dveloppe ici une explication hybride tenant la fois des tho-ries mcanistes, dun dterminisme physico-climatique et dune pathologiehumorale constitutive de la femme. Le tarentisme y est apparent unesorte daffection mlancolique du genre de la consomption des Anglois provoque par lexcessive sdentarit des femmes apuliennes (sur laquelle

    29 Cit daprs Festa 1988, 253.30 Encyclopdie Diderot et dAlembert 1765, 907908.31 Pour une analyse approfondie des observations de terrains de Khler, voir Di Mitri 2002,

    2006.32 Khler 1999, 96. Traduction de lauteur.33 Dont le nom a subi la distorsion en Kokler dans le texte. 34 Connue sous le nom dencyclopdie protestante et inspire de lEncyclopdie de Diderot

    et dAlembert dont elle se distingue cependant par son contenu moins anti-clrical.

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    insiste effectivement Khler) et les exhalaisons nocives de la terre et de latmosphre surchauffes de la rgion:

    Cest donc au dfaut dexercice quon doit principalement attribuer les effets de cette mala-die; lair du pays y peut encore beaucoup contribuer. Les vapeurs et les exhalaisons qui slvent de terre sjournent apparemment trop dans la region de lair, qui dailleurs tantnaturellement chauff par laction du soleil assez forte en ces cantons comme dans tout le royaume de Naples, est plus susceptible de corruption, et porte ainsi avec soi la semencedune sorte de peste, dont on nvite les attaques que par lexercice qui met les liqueurs enmouvement. Au lieu que les femmes, qui par elles-mmes sont beaucoup plus remplies dhumeurs que les hommes, et qui par leur premire ducation sont accoutumes une viesdentaire, molle et oisive, donnent ainsi plus de prise sur elles et consquemment doiventtre plus en bute aux intempries de lair, et la malignit des vapeurs qui y circulent.35

    Derrire loptique dmystificatrice de LEncyclopdie dYverdon mergent,en ralit, des thories spculatives et psychologisantes. Pour donner un der-nier exemple, le tarentisme inspire galement le mdecin et botaniste Fran-ois Boissier de Sauvages. Pour lui, le tarentisme est une forme particulirede folie, de la catgorie des vsanies, cest--dire un dsordre mental non organique dans lequel il semble entrevoir une dimension rituelle36. Mais, dans sa Dissertation sur les animaux venimeux de France (1770), Boissier deSauvages affirme cependant regretter que le tarentisme ne soit plus observque par des paysans, race crdule, pour laquelle on ne peut avoir aucuneconfiance sur de semblables sujets37. Comme le rsume bien Jacques Marx,dans sa lutte contre les tnbres de la superstition, lesprit des Lumires amanifest ici comme ailleurs une confiance immodre dans les pouvoirs dela raison: on tait persuad que, rduit ses seules composantes mdicales,le tarentisme ne tarderait pas disparatre, ou resterait confin dans uncontexte troitement rural et folklorique38.

    Cette perception positiviste et andro-centriste saffirme au cours du XIXe sicle et ne changera pas substantiellement jusqu lenqute de DeMartino. Le XIXe sicle produira nanmoins dintressants tmoignages devoyageurs romantiques, tels le peintre et crivain Antoine-Laurent Castellan(1819), ou des essais comme celui du mdecin humaniste Louis-Alfred-Ferdinand Maury (1847) qui remet au got du jour le thme des racines archaques et magno-grecques du tarentisme39. Du ct de lintrt mdico-psychiatrique, on signalera la contribution de Louis-Florentin Calmeil, lvedEsquirol et mdecin aliniste Charenton connu pour son trait De la folie, considre sous le point de vue pathologique, philosophique, historique

    35 Encyclopdie dYverdon 1775, 186.36 Di Mitri 2006.37 Cit daprs Marx 1975, 160.38 Marx 1975, 159160.39 Di Mitri 2006.

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    et judiciaire, vaste entreprise dexplication rationnelle de phnomnes telsque, notamment, la dmonologie, les possessions, les manies ou formes dextases religieuses. Un chapitre du livre quatrime (De la folie considreau dix-septime sicle) donne un exemple du point de vue mdical franaisport cette poque sur le tarentisme, peru alors comme une sorte dpi-dmie convulsionnaire. Commentant des thories anciennes, Calmeil iden -tifie le phnomne avec une monomanie chorique prenant la forme dundlire contagieux. Il carte catgoriquement la thse de lenvenimation endclarant que le tarentisme est une espce de folie [] due une cause toutautre qu lintroduction dun virus dans lconomie vivante40. Lune desprincipales raisons en est, selon lui, surtout lexaltation de limagination qui donnait lieu la choromanie sous le climat embras de la Pouille41. Ilcrit encore que le cerveau se drange de prfrence dans les pays chaudspendant lpoque des fortes chaleurs42, en insistant sur la suggestion mor-bide que les paysans des Pouilles se transmettraient par une sorte dimitationcontagieuse. Un tel diagnostic traduit, dans la terminologie aliniste delpoque, les comportements dviants dune population juge crdule etabrutie par un climat pathogne. Or, selon Calmeil, la tradition populairetait le vritable motif qui contribuait terniser la choromanie parmi lespeuples de la Calabre43. Le matre-mot expliquant cette chore semble tredonc lillogisme primitif du paysan sud-italien, cest--dire limitation. Cettequestion de limitation morale du tarentisme est exemplifie travers le modle de la contagion virale dans la thse de doctorat du mdecin GatienTestevin (1872)44. Testevin met le tarentisme au rang des affections convul-sives en cherchant dans ltat politique et social de la contre toutes lesconditions qui ont pu le favoriser45. Il passe ainsi en revue les conditions historiques, conomiques et sociales de la Pninsule du Moyen Age au XVIIe sicle en insistant sur les bouleversements politiques, lemprise delEglise et la misre profonde, causes prdisposantes quil repre avant tout dans le sud du pays. Testevin adhre pleinement la thse aliniste deCalmeil mais, outre cette concordance de vues, les deux auteurs se rejoignentnotamment derrire le fait quils parlent du tarentisme au pass, jugeant quecette affection, telle que nous venons de lesquisser, nexiste plus46. En rsum, la reprsentation que ces deux mdecins franais dressent du taren-

    40 Calmeil 1845, 163.41 Calmeil 1845, 164.42 Calmeil 1845, 166.43 Calmeil 1845, 167.44 Testevin 1872, 27.45 Testevin 1872, 15.46 Testevin 1872, 14.

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    tisme est imprgne dune vision volutionniste dissertant sur un phnomnedonn pour teint, vision plus sociale chez Testevin que chez Calmeil qui invoque linfluence du climat.

    La pathologisation de laltrit mridionale

    Entre la fin du XIXe et le dbut du XXe sicle, mdecins alinistes et folklo-ristes italiens rpertorient les traditions populaires du pays et leurs activitsen viennent frquemment sinterpntrer. A la fin du XIXe sicle, la m-decine populaire tait dnigre comme roba da femminucce (une vulgaireaffaire de femmelettes), selon les termes du clbre folkloriste GiuseppePitr47. Les coutumes et traditions populaires juges nuisibles lidal mo-derne de lunit nationale sont alors perues et traites comme des patho -logies sociales. Dans ce contexte, nombre dentre elles feront lobjet dunecriminalisation avec les thories physico-anthropologiques prnes parlcole scientifique de Cesare Lombroso et ses disciples. Parmi ces derniers,on trouve Abele De Blasio, docteur en mdecine et anthropologue (phy-sique) lUniversit de Naples ainsi que fondateur et directeur de lOfficeanthropomtrique de la prfecture de police de la ville48. De Blasio part enexploration dans les bas-fonds de Naples un peu comme sil pntrait dansune contre barbare. Ses observations (publies en 1901) exemplifient lesprsupposs moraux et hyginistes percevant une scandaleuse tarentelleclandestine, excute sans retenue par un couple de danseurs impudiques,comme la manifestation symptomatique des murs dviantes des classes indigentes:

    La tarantella un ballo erotico, che ci richiama il ricordo delle orgie di alcuni popoli selvaggi.Essa si ballava fino a due anni or sono nellImbrecciata, dove il piccone del risanamentonon ha fatto altro che abbattere alcune case, che facevano parte di quel fomite dimmoralit,lasciando per incolume la casta che da secoli vi si stabil. [] Questa danza cominciava perfar ridere, poi per stordire, e alla fine faceva spavento: dico faceva, perch credo che ora siastato per il risanamento, abbattuto linfame quartiere, smarrita la sciagurata tradizione, e sullezolle tristi del peccato e del dolore vadano sorgendo le case linde e pure santificate dal lavoro.49

    Sans tablir un lien direct entre le tarentisme apulien et lanthropologie cri-minelle, cet exemple illustre toutefois le problme soulev par la persistancedes traditions populaires qui, dans le contexte de lItalie post-unitaire, seheurte lide de modernisation des fondateurs de la nation et se pose alors

    47 Diasio 1999, 66.48 De Simone 1979.49 Cit daprs De Simone 1979, 33.

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    en termes danomalie sociale corriger50. Auprs des lites scientifiques et politiques se diffuse un dbat thorique sur linfriorit raciale prsumedes cafoni51 qui stimule et lgitime toute une topographie mdico-sociale dela ralit mridionale52. Autrement dit, se met en place ce moment-l unelogique scientifique aboutissant une pathologisation de laltrit mridio-nale dcoulant dune vision mdicalisante masculine et ethnocentriste de laculture populaire en gnral. Comme le prcise Nicoletta Diasio:

    Laltrit dont il est question au sein des tudes en mdecine folklorique ne se caractrisepas uniquement par la diversit go-culturelle des rgions du pays, mais aussi par le milieusocial et le genre sexuel: le domaine obscur de la superstition est expurg de lactivit ur-baine, mle et scientifique du chercheur et relgu dans la sauvagerie du monde campagnard,fminin et magique.53

    Ce fait concide avec la naissance de la questione meridionale, cest--dire du sous-dveloppement du Mezzogiorno (le Midi italien) entravant lach -vement de lunit nationale ralise en 1860. Par la mdiation du langage mdical, simprime sur le corps pathologis du Calabrais, du Sicilien ou du Campanien la mtaphore du corps social des populations arrires du sud menaant la cohsion de la jeune nation italienne. Cette double gense,mridionalisante et mdicalisante, constitue donc un aspect marquantdes dbuts des tudes folkloriques italiennes.

    En ce qui concerne la priode fasciste, celle-ci rcupre les thmes et ob-jets du folklore rgional rural en les adaptant sa rhtorique exaltant le gnie et la primaut de la race italique. La perspective du rgime vise alorsune refolklorisation paysanne lgitime par un projet agricole autarciqueet fonde sur la cration dun archasme antiquisant du monde paysan54. Sides intellectuels anti-fascistes comme Antonio Gramsci, Ignazio Silone ouCarlo Levi posrent les bases dune rhabilitation des cultures populaires du Mezzogiorno, laltrit des populations paysannes de cette aire suscite,jusqu la moiti du XXe sicle et au-del, la vocation exploratrice et rfor-matrice des mdecins-ethnographes55 qui svertuent dchiffrer les in-vraisemblables poches de pauvret et de superstition rsistant dans cettecontre-limite de lEurope.

    50 Diasio 1999.51 Le terme de cafone, dont ltymologie demeure incertaine, dsigne une personne illettre,

    laspect et aux murs frustes. Il devint dusage courant aprs lunification italienne pourdcrire de manire offensive la plbe mridionale. Lcrivain anti-fasciste Ignazio Silone la popularis dans ses ouvrages (comme Fontamara, 1930) racontant le monde rude des paysans du Mezzogiorno.

    52 Diasio 1999, 72.53 Diasio 1999, 66.54 Clemente 1996.55 Diasio 1999.

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    Aprs le deuxime conflit mondial, De Martino aspire sortir le taren-tisme dune certaine lthargie intellectuelle. Il oppose son approche ethno-historique progressiste (dinspiration marxiste) lanalyse symbolico-astrale du musicologue Marius Schneider (1948), auteur, aux yeux du premier, dune inacceptable continuation modernise de la tradition kirchrienne56. De Martino conteste galement la thse de lhistorien de la mdecine et musicologue Wilhelm Katner (1956) qui croit dceler dans le tarentisme les symptmes dune insolation57, ou encore celle du neuro-psychiatre E. Giordano (1957) dont lapproche trahit une vision particuli-rement primitiviste sur laquelle il est intressant de sattarder un peu.

    Giordano publie les rsultats de ses propres investigations o lon voit untarentisme rduit une psychose collective dfinie par les termes dana chro -nisme et danatopisme mental. Devant la versatilit des tarentules, malades seulement pendant la crise saisonnire et asymptomatiques le restede lanne, il se trouve dans limpossibilit dlaborer un diagnostic pr-cis. Aussi, via le mcanisme ethnocentriste qui retourne linefficacit de la raison mdico-scientifique sur la psychologie des malades, cette incons-tance est prsente comme le symptme mme de lirrationalit et de la paralysie mentale et culturelle de la population. Giordano conoit la persis-tance du tarentisme dans une nation civilise comme le syndrome dune dgnrescence frappant une communaut instinctivement rfractaire auprogrs et prdispose encourager de tels comportements. Ce diagnosticlaisse transparatre la proccupation du mdecin quant la difficult demettre en uvre des mesures de redressement social et sanitaire (pour ne pas dire moral) efficaces. Lisolement gographique, le mode de vie rural,lanalphabtisme, mais avant tout lattachement farouche aux traditions ancestrales sont appr hends par Giordano comme des facteurs pathognesbloquant le progrs social et conomique. Cest pourquoi il peroit le taren-tisme comme une vraie tare nationale: ralit douloureuse accepter dansnotre pays lre des tudes atomiques mais quil est ncessaire daffronteravec objectivit58. La peur ancestrale de la tarentule et la croyance religieuseirraisonne, vhi cules par des femmes juges fantaisistes et immatures, auraient ainsi profondment model une population stoppe dans son d -veloppement mental par un environnement nocif, terreau de traditions obscurantistes expliquant lirrationalit des comportements observs. Cettepopulation serait accroche de fausses ides qui, dit-il, auraient mme de la peine se diffuser aujourdhui au sein dun peuple rtrograde et igno-

    56 De Martino 1999, 378.57 On pourrait y voir une forme de rminiscence du dterminisme climatique.58 Giordano 1957, 55. Traduction de lauteur.

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    rant59. La vision infriorisante de Giordano participe donc dune volontidologique de transformation sociale, forge dans les milieux de la rechercheitaliens mais aussi trangers, qui faonne limage dun irrductible immobi-lisme du Mezzogiorno. Cette lecture rductrice merge encore, par exemple,de la plus importante tude du politologue amricain Edward C. Banfield(1958). Ce dernier explique le retard du village lucanien de Chiaromonte(quil baptise Montegrano), dcrit comme reprsentatif du Mezzogiorno, parune forme de dgnrescence du lien social quil nomme familisme amoral,syndrome, len croire, dun atavique ethos familial clanique mridional paralysant tout progrs conomique, politique et social. Replac dans un tel climat idologique, le tarentisme nest pas simplement un problme cir-conscrit une tribu dirrductibles paysans rtrogrades vivant dans quelqueprovince lointaine, mais la persistance inacceptable de cette superstitionconstitue galement une manifestation de la question sociale italienne par excellence quest la question mridionale. Lcho de cette rmanence pri -mitive rsonne comme une incompltude des interventions politiques delEtat. Dans loptique transformatrice dalors, laquelle nchappe pas DeMartino, le tarentisme est assimil une infirmit mentale qui runit tous lessymptmes dune alination collective gographiquement localise, autre-ment dit un archasme rsiduel ou une aberration au sein de lItalie civiliseet industrielle.

    En rsum, la littrature du tarentisme dvoile les laborations thoriquesde trs nombreux mdecins et lettrs qui ont donn vie ce male dePugliesi60

    en y laissant la trace de leur propres projections culturelles. Cette productionculturelle riche et varie trahit la perception anthropologique que les obser-vateurs avaient des protagonistes de cette coutume insolite, historiquementcheville au territoire apulien. En ce sens, le tarentisme est sans doute la plus importante mdiation savante investie de la fonction de reprsentationsymbolique de la rgion des Pouilles et en particulier du Salento. Cette re-nomme du tarentisme apulien enjambe les sicles et se cristallise petit petitsur la pninsule salentine. En effet, la rgion des Pouilles/Apulie constitue leterritoire classique dobservation du phnomne, mais laire du Salento sen singularise en apparaissant dans les textes des savants et des voyageurs,surtout partir de la fin du XVIIIe sicle, comme une sorte de rduit de lamaladie. On note ainsi une lente contraction gographique du phnomnede lItalie mridionale et centrale aux Pouilles, puis la pninsule salentine.Entre le XVIIIe et le XIXe sicle, le tarentisme est relgu au rang des curio -

    59 Giordano 1957, 56. Traduction de lauteur.60 T. Kiriatti (1785). Cit par Di Mitri 2006, 173.

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    sits folkloriques incontournables du Royaume de Naples, pays que lon ex-plorait pour ses mmoires antiques mais aussi pour lexotisme de sa natureet de ses habitants61. Tous ces faits indiquent que la production littraire du tarentisme sinscrit dans un questionnement plus ample renvoyant laquestion de la cration de lItalie du sud comme lieu spcifique dune alt-rit mdico-anthropologique.

    Du mal apulien au syndrome transalpin

    Ce crneau pistmologique attachant lexplication mdicale du tarentisme la reprsentation du territoire et des murs irrationnelles des Apulienset des Mridionaux dvoile une construction de la folie de lautre62 exten-sible la perception de limmigration sud-italienne en Suisse. Partant duconstat que, comme lcrit Delia Frigessi Castelnuovo, le monde de limmi-gration apparatra au psychiatre du XXe sicle comme une sorte de labora-toire exprimental o vrifier et analyser les pathologies mentales63, lana-lyse historique propose jusquici peut servir de parangon la problmatiquede la rification des expressions somatiques populaires de la maladie et de lasouffrance des populations trangres.

    Un exemple digne dintrt est ltude du tessinois Jean-Louis Villa (1960),mdecin adjoint la clinique psychiatrique universitaire de Lausanne. Celui-ci sinterroge, en invoquant la perspective psycho-dynamique (mais sansfournir de prcisions ou rfrences), sur les causes prdisposant lclosion,chez les travailleurs italiens en Suisse, dtats anxieux-dpressifs se mani -festant par des troubles somatiques fonctionnels et par des formes dedsadaptation sociale. Sur la base dun matriel dobservation denviron700 cas dorigine italienne admis la polyclinique psychiatrique universitairede Lausanne entre 1948 et 1958, Villa repre chez les Italiens des traits psy-chologiques communs prdisposant aux troubles de ladaptation qui appa-raissent la faveur dun agent traumatisant non spcifique chez les sujetsdont la personnalit prmorbide est particulirement vulnrable, et ceci enrapport avec certaines caractristiques individuelles et raciales64. Il dcrypteainsi ces dpressions en prsupposant lexistence dune personnalit pr-morbide spcifiquement transalpine dont les principaux traits sont, selon

    61 Un bon exemple est louvrage de Johann Hermann von Riedesel, Voyage en Sicile et dans la Grande Grce (1771).

    62 Nathan 2001.63 Dans Arpin/Comba/Fleury 1988, 54. Traduction de lauteur.64 Villa 1960, 311.

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    ses termes, le sentiment dinfriorit, la dpendance infantile et lattache-ment exagr des images parentales, particulirement limage maternelle,et le rle prdominant dun sentiment religieux sis aux confins de la magie65.Avec laversion profonde lgard de la cuisine indigne sur laquelle Villainsiste excessivement, tous ces symptmes constituent, selon lui, un ensemblede manifestations dintolrance refltant une raction de dfense contrelangoisse qui pousse le sujet sisoler progressivement du milieu trangeret rechercher instinctivement des attaches plus profondes et plus sres avecle pays dorigine, moyennant un processus de rgression typiquement infan-tile66. Cette catgorie de patient problmatique est incarne par le stro-type du mridional fruste et illettr, excessivement mfiant, rcalcitrant etpassivement rsign chez lequel il voit un dficit de structuration du moi.Villa insiste sur certains facteurs psychologiques et sociaux propres la pro-venance rgionale des sujets, car il considre que les capacits dadaptationde lmigrant italien ont toujours t troitement lies aux conditions psy-chologiques, conomiques, culturelles et sociales de la rgion de la pninsuledont il est issu67. Prsents depuis plus longtemps et jugs plus assimils, lesItaliens du nord ou du centre se distinguent, selon lauteur, par leur adap -tabilit au monde du travail et aux ralits culturelles helvtiques ainsi quepar la raret des intolrances primaires observes chez les Mridionaux.Comparativement, ces derniers sont dpeints travers certains traits com-portementaux anomiques qui les sparent dun modle normatif dintgra-tion national la fois interne (italien) et externe (helvtique). Mais Villaprconise aussi, outre le rapatriement pour les cas les plus tenaces (cest--dire incurables en Suisse), une uvre de prophylaxie mentale base surun resserrage des critres de slection lentre en Suisse des candidats lmigration car, selon lui, il ne suffit pas dinterdire lmigration des ali-ns mentaux pour assurer une slection satisfaisante sur le plan de lhyginementale68. En clair, cette tude apparat comme une tentative de compr-hension psycho-sociale de limmigration drivant cependant vers une formede psychologie des peuples. Or, en participant idologiquement au desseinpolitique de filtrage et de prservation dune main-duvre trangre sainede corps et desprit, cette perspective aboutit une discrimination anthro-pologico-mdicale base sur une vision primitiviste de lme mridionale69.Les aspects socio-culturels contextuels de la souffrance du migrant (concep-

    65 Villa 1960, 309.66 Villa 1960, 308.67 Villa 1960, 303.68 Villa 1960, 312313.69 Delia Frigessi Castelnuovo, dans Arpin/Comba/Fleury 1988, 55.

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    tion magico-religieuse de la sant mais aussi atteinte lidentit, humiliation,xnophobie, mconnaissance de la langue et des codes de communication dupays daccueil) sont voqus par Villa, mais le questionnement anthropo -logique et thique quils imposent est neutralis par la construction dune altrit ethnique et psychopathologique. Un tel savoir mdical orient parune vision restrictive de la politique migratoire illustre ici comment certainestentatives explicatives peuvent renforcer les prjugs xnophobes (conscientsou inconscients) et la rduction biologique des syndromes culturels.

    Cependant, la priode des annes 1960 compte aussi des chercheurs, telsles mdecins psychiatres Michele Risso et Wolfgang Bker, qui comprirentque les nvropathies des immigrs italiens navaient rien voir avec une psychose obsessionnelle ou une forme de schizophrnie paranode expdiantsouvent ces derniers lasile psychiatrique. Considrant lpoque marquepar une interdisciplinarit encore balbutiante, ils ralisent une enqute pion-nire en Suisse (Verhexungswahn) dmontrant que la souffrance psychiquedes immigrs sud-italiens sactualise travers des syndromes propres aux reprsentations culturelles quils transposent dans la socit daccueil et quisurgissent suite une exprience biographique dissonante entre leur culturedorigine et la culture de la socit daccueil. Ce choc dstabilise les schmasde comprhension du monde et notamment des rapports sociaux de genre70.Si Risso et Bker livrent une recherche innovatrice qui bnficie des apportsdes travaux dErnesto De Martino (quils citent et avec lequel ils ont colla-bor), ils reproduisent malgr tout involontairement une classification spa-tiale et hirarchise partir dindicateurs pidmiologiques ethno-gogra-phiques reprsents selon le paradigme classique de lantinomie nord/sud en termes de progrs vs retard conomique71. Partant dune base statistiqueconstitue de 709 patients italiens admis dans diverses structures daccueilpsychiatriques, les auteurs affichent les tableaux compars de la scolarisation,de la mobilit gographique et du lieu de travail (urbain/rural) en Suisse selonla provenance rgionale des sujets. Ces variables topographiques apparais-sent comme des facteurs prdisposant le dveloppement de tels syndromeschez les sujets des rgions mridionales qui prsentent des taux fortementinvalidants par rapport celles du nord. Cette recherche comporte ainsi certains biais clairant le contexte de lenqute (afflux massif de migrants

    70 Par exemple, il arrivait que la femme suisse soit, en raison de son comportement indpen-dant et mancip par rapport aux normes culturelles de limmigr, perue comme une figuredangereuse, dote de pouvoirs occultes.

    71 Les schmas comparatifs illustrant le foss Nord/Sud prsentent une utilit discutable dansla mesure o les 12 patients observs proviennent exclusivement dItalie du sud. Une telleclassification gographique tend, en effet, reprsenter les variables dorigine comme pa-thognes.

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    sud-italiens) et transparaissant surtout dans une explication historique htivedu sous-dveloppement socio-conomique du Mezzogiorno o les auteursaffirment que certaines rgions du Mezzogiorno nont pas produit unepropre culture stable, mais ont seulement d supporter des cultures tran-gres sur leur territoire [] sans que, une fois de plus, la population autoch-tone parvienne un mlange culturel productif avec les trangers et sansquelle soit motive se dvelopper de manire autonome72. Sans parler du schmatisme de cette explication, on ne saisit pas quel est le modle deculture stable, notion vague charge dethnocentrisme et dune certaine vision misrabiliste de lhistoire mridionale. Sils insistent sur les limiteset les difficults dapplication des notions fondamentales de la psychopatho-logie occidentale et de la nosographie psychiatrique, il est vrai que Risso etBker ne les critiquent pas fondamentalement73.

    En ralit, les syndromes italiens des annes 1960 sont le reflet duncontexte socio-politique et mdical interpell alors par la prsence massivede cette population immigre provenant majoritairement des rgions duMezzogiorno. Avec le tarissement de limmigration italienne, le problme at transpos certaines populations trangres successives (les Portugais,entre autres) en laborant dautres notions comme la sinistrose, terme dsignant des troubles somatoformes douloureux voluant vers la chronicit,gnralement suite une maladie ou un accident. Ce fait illustre la per -sistance de telles catgories diagnostiques gnralisantes dans les contextesthrapeutiques o le dialogue interculturel est impossible ou entrav. Dansces annes 1960, les patients dEurope mridionale qui se plaignaient depathologies insolites ou suspectes (dlires, blocages, apathie, douleurs psy-chosomatiques inclassables, etc.) taient couramment perus comme por-teurs dun penchant hypocondriaque quasiment inn. On disait ainsi les travailleurs immigrs, provenant alors surtout dItalie, atteints du syndrometransalpin. Ce terme peu document, mais apparemment rpandu en milieumdical, tait cens dsigner les plaintes excessives ou imaginaires des pa-tients. A ce titre, le Dr. Jean Martin, ancien mdecin cantonal du canton deVaud, rappelle que lon voyait chez les Italiens plus dmonstratifs et plussensibles linconfort et la douleur, une marque de pusillanimit alors quilsagit surtout de comportements attendus dans une culture donne, devantladversit, le deuil ou la maladie, qui nont pas tre critiqus par principe74.Alessandro Huber, psychiatre et psychothrapeute zurichois, dplore la per-sistance dune telle nosologie de sens commun dnigrant certaines maladies

    72 Risso/Bker 1964, 8. Traduction de lauteur.73 Cardamone/De Micco 2000, 5.74 Martin 2005, 15.

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    dtrangers. Il souligne que lassociation dun attribut et dune nationalit par exemple, Portugais introverti opre, a priori, souvent comme le signeclinique dune pathologie juge factice ou mentale qui conduit parfois ngliger lexistence dune relle affection physiologique75. Comme la mon-tr Michel Foucault, la simulation fut le problme historique et insoluble de la psychiatrie au XIXe sicle quil faut lire non pas en termes de duplicitdu fou mais de logique interne la folie car la simulation est, comme il le souligne, un acte de rsistance, cest lanti-pouvoir des fous face au pouvoirpsychiatrique. Foucault rappelle que derrire la simulation, un vrai symptmepeut tre une certaine manire de mentir et, inversement, un faux symptme,une manire dtre vraiment malade76. En ce sens, les conditions dapparitiondes plaintes des migrants sont lies, outre leur culture somatique, la dif -ficult dadaptation aux soins et aux contradictions travers lesquelles le sujet, souvent spar de sa famille, vit son identit de citoyen de seconde catgorie et la place invisible qui lui est accorde aussi bien dans le pays daccueil que dans son pays dorigine. La maladie, comme le souligne lanciendirecteur du dpartement universitaire de psychiatrie de Genve GastonGarrone, brise cette identification fragile et constitue le reflet dune demandeparadoxale de reconnaissance si ce nest pas ou plus comme travailleur, aumoins comme malade, elle est une contestation de cette identit htro-nome adresse une socit daccueil somme ainsi de lui rendre la santquil a perdue, qui lui a t vole77.

    Sujets peu documents (probablement en raison de leur caractre offi-cieux et de leur pathogense indtermine), le syndrome transalpin ou lamentalit prmorbide transalpine peuvent tre considrs comme des dclinaisons helvtiques du plus connu syndrome mditerranen. Utilissurtout en France, ce terme sert communment, quoique officieusement, dsigner des tableaux cliniques mal dfinis par les mdecins et volontiers ana-lyss en termes dexcs, voire de simulation78. Cette nosologie constituelmanation dun discours mdico-centriste embarrass et oprant commeune invalidation sociale. Le syndrome mditerranen reprsente en fait unede ces catgories globalisantes au moyen de laquelle les professionnels met-tent en avant des traits culturels de certains immigrs dans leurs aspects lesplus surprenants, et lorsquils posent problme aux quipes soignantes79.

    75 Huber 2000. Propos publis suite une rencontre de la Socit suisse de psychiatrie et depsychothrapie tenue le 1.9.2000 Berne.

    76 Foucault 2003.77 Dans Arpin/Comba/Fleury 1988, 6.78 Fassin/Carde/Ferr/Musso-Dimitrijevic 2002, 7.79 Vega 2001, 77.

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    De par leur association une rgion spcifique, le tarentisme, le syn-drome transalpin ou son quivalent mditerranen sont des exemples de ces nombreuses maladies ayant reu des pithtes gographiques80,pour employer la belle formule de Mirko Grmek. A linstar du mal apuliendans loptique de la mdecine positiviste, cette terminologie est construitesur la base dune srie de signes extrieurs exotiques, folkloriques ou cho-quants dont la signification et la cohrence tiques chappent aux grilles dinterprtation mdicales. De tels syndromes ethniques ne correspondentdonc pas un fait pathologique en soi dont les autres seraient les porteursinns, mais une abstraction traduisant les prjugs de lobservateur. Mal-gr les efforts entrepris aujourdhui dans ce domaine, la persistance de cer-taines notions ethnocentristes montre que le point de vue mdical unilatraldemeure le lieu o sexerce une violence symbolique sur le corps de lautre.Comme on la vu, des auteurs comme Giordano, Banfield, Villa et mmeRisso et Bker se fondent, de manire plus ou moins explicite, sur une dmarche comparative mesurant le dficit dveloppemental (mental et/ou socio-conomique) des tarentules, des paysans ou des immigrs mridio-naux laune du dveloppement conomique et social de leur propre socitou classe sociale. La dmarche se fonde ici sur le prsuppos que les indi -vidus qui ne participent pas ce modle normatif sont potentiellement porteurs danomie pathologique. Leurs interprtations se basent en fait surun modle tiologique discrtionnaire posant certaines caractristiquesethno-gographiques comme constantes et dterminantes. En ce sens, la dconstruction pistmologique du tarentisme savre un exercice utile montrant que lexistence de syndromes mditerranen ou transalpinconstitue la dernire manifestation en date dune rencontre anthropologiqueo senracinent des catgories fantasmes de laltrit mridionale. Elles sont le reflet dun choc culturel double sens: lexploration/dcouverte de laculture paysanne sud-italienne par les mdecins-ethnologues et la migrationdes ethnologiss dans les pays de leurs observateurs.

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