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LE DESCARTES DE JULES VUILLEMIN ET SA CONTRIBUTION À SA PHILOSOPHIE DE L'ALGÈBRE 1 Élisabeth Schwartz Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2015/1 n° 112 | pages 31 à 50 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130651093 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2015-1-page-31.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Élisabeth Schwartz, « Le Descartes de Jules Vuillemin et sa contribution à sa Philosophie de l'algèbre 1 », Les Études philosophiques 2015/1 (n° 112), p. 31-50. DOI 10.3917/leph.151.0031 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 17/09/2015 09h17. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Nanterre - Paris 10 - - 193.50.140.116 - 17/09/2015 09h17. © Presses Universitaires de France

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LE DESCARTES DE JULES VUILLEMIN ET SA CONTRIBUTION À SAPHILOSOPHIE DE L'ALGÈBRE 1 Élisabeth Schwartz

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2015/1 n° 112 | pages 31 à 50 ISSN 0014-2166ISBN 9782130651093

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2015-1-page-31.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

!Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Élisabeth Schwartz, « Le Descartes de Jules Vuillemin et sa contribution à sa Philosophie del'algèbre 1 », Les Études philosophiques 2015/1 (n° 112), p. 31-50.DOI 10.3917/leph.151.0031--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Les Études philosophiques, n° 1/2015, pp. 31-50

1Le court ouvrage que Jules Vuillemin publie en 1960 sous le titre Mathématiques et métaphysique chez Descartes projette un éclairage dont la fulgurance, immédiatement perçue par les contemporains, n’a peut-être pas encore aujourd’hui fait tout le plein de son sens tel qu’il était à entendre, en chacun des domaines qu’il permet de voir s’entre éclairer, les études carté-siennes et l’histoire des mathématiques modernes ; et ce, non parce que c’est là l’une des marques auxquelles on reconnaît les constructions durables de l’esprit, et qu’ainsi les nouveaux résultats des études cartésiennes peuvent reconduire aujourd’hui encore au Descartes de Vuillemin ceux-là mêmes que n’avait pas convaincus la méthode de martial Gueroult, si prégnante pour le Vuillemin des années 1950, et qu’ainsi surtout les travaux inscrits dans le sillage lumineux ouvert par les travaux de Roshdi Rashed et la comparaison offerte entre algèbre moderne et arabe, confortent, voire révèlent, le sens de la modernité mathématique de Descartes tel que Jules Vuillemin l’avait annoncé sans le secours de ce puissant outil de lecture. si le sens de ce livre n’est pas clos, c’est d’abord parce que c’est l’illumination mutuelle des deux histoires qui est, nous semble-t-il, le cœur, et le motif voué à la vraie effecti-vité, toujours à renouveler, de l’œuvre.

nous ne nous proposons donc pas d’apporter ici une contribution à l’un ou l’autre de ces champs de notre actualité, mais plutôt de revenir à ce qui nous semble constituer l’originalité irréductible, aussi riche de passé que

1. Initialement, le présent texte fut rédigé comme une contribution à l’une des Journées Vuillemin (celle du 3 décembre 2011) dont Gerhard heinzmann a institué la tra-dition à nancy. Ce texte s’inscrit donc dans le cadre qui y était proposé : celui d’une étude de l’ouvrage de 1960, Mathématiques et métaphysique chez Descartes. nous avions souhaité y défendre l’idée que cet ouvrage marque un tournant dans l’œuvre de l’auteur considérée dans son ensemble entre la période de style plus strictement gueroultien et monographique d’articulation entre science et philosophie, et celle ouvrant, en couple avec La Philosophie de l’algèbre, texte contemporain du Descartes, à la méditation plus synthétique de cette articulation, telle que permettra de l’engager la question de la classification des systèmes dans les ouvrages qui suivront Nécessité ou Contingence. L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, Paris, minuit, 1984.

Le DESCARTES De JuLes VuILLemIn et sA ContRIButIon À sA PHILoSoPHIE DE L’ALGèBRE 1

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d’avenir, de ce qui fut dit dans ce texte au sein de l’œuvre de Vuillemin prise dans son ensemble. et, plus précisément, dans le contexte de son articulation serrée avec l’ouvrage rédigé quasi simultanément par l’auteur, et qui devait paraître deux ans plus tard sous le titre La Philosophie de l’algèbre, ouvrage qui opère un si notable retournement par rapport à la première méthodolo-gie structurale de l’auteur, au nom d’une nouvelle opposition, apparemment moins historique que celles des premières monographies structurales au sens de Gueroult, entre méthodes dites alors « structurales » au sens mathéma-tique et méthodes dites « intuitionnistes » suivant une acception philoso-phique du mot qui cheminera jusqu’à la classification des systèmes offerte vingt ans plus tard.

Le Descartes offre ainsi une sorte de point d’inflexion particulièrement significatif dans le développement du système de liens tissés entre les deux histoires des sciences et de la philosophie à travers l’œuvre de Vuillemin, et qui semble non seulement définitoire de son style, ou de sa méthode, mais productif du contenu même de son œuvre, qui n’a jamais entendu, contraire-ment à une grande majorité des philosophies contemporaines, se réduire à la pratique ou au choix d’une méthode. Puisqu’il est en effet possible désormais de considérer cette œuvre comme entrée dans l’histoire de la philosophie du xxe siècle2, c’est du point de vue de l’historien de la philosophie que l’on aime-rait se placer en interrogeant la place de ce livre dans l’œuvre de Vuillemin, en tant qu’il infléchit non son style d’historien des mathématiques, ce que Vuillemin n’était pas, mais le contenu de sa philosophie tel qu’issu préci-sément de sa méthode de mise en rapport des deux histoires, celle des mathé-matiques, et même de l’algèbre moderne, et celle de la philosophie3.

2. en fait foi, au-delà des congrès consacrés à cette œuvre, à Paris, à nancy, et dès 1999 à Clermont-Ferrand, la multiplication des thèses et travaux portant sur la classification des systèmes de Vuillemin, depuis ceux de Joseph Vidal-Rosset (Aix-en-Provence, 1996) jusqu’à ceux de Baptiste mélès (Clermont-Ferrand, 2011), dont j’ai eu l’honneur de diriger les thèses, en passant par ceux de Gabriela Crocco (Clermont-Ferrand et Paris, 1999 ; Aix-en Provence, 2006). Vuillemin historien de la philosophie est évidemment aussi depuis longtemps commenté par les spécialistes des époques ou des œuvres qu’il a couvertes. en témoignent, plus récemment, pour l’époque antique et médiévale, les travaux d’auteurs comme Roshdi Rashed, Thomas Bénatouïl et marwan Rashed.

3. nous nous permettons de renvoyer sur cette question à schwartz Élisabeth, « histoire des mathématiques et histoire de la philosophie chez Jules Vuillemin » in Rashed, Roshdi et Pellegrin, Pierre, Philosophie des mathématiques et théorie de la connais-sance. L’œuvre de Jules Vuillemin, Paris, Blanchard, 2005, pp. 1-28 ; à schwartz Élisabeth, « Le sens et la portée de l’idéalisme allemand dans la philosophie de Jules Vuillemin », Revue d’Auvergne (numéro double : L’Auvergne en philosophie, t. 2nd : Recherche, enseigne-ment, échanges), Alliance universitaire d’Auvergne, 2007, t. 121, n° 585, pp. 105-134 ; ainsi qu’à schwartz Élisabeth, « Introduction » et « histoire et système selon Jules Vuillemin : questions ouvertes » dans l’ouvrage à paraître chez olms, Jules Vuillemin. L’Un et le mul-tiple, qui réunit les communications du colloque international qui s’est tenu sous ce titre à l’université de Clermont-Ferrand du 25 au 27 novembre 1999, ainsi qu’un texte inédit de Jules Vuillemin communiqué par l’auteur aux organisateurs sous le titre Le Philosophe et le Sophiste. Ce texte revient sur la question de la comparaison entre Gödel et Carnap, engagée dans l’article de Jules Vuillemin, « La question de savoir s’il existe des réalités mathéma-tiques a-t-elle un sens ? », Philosophia Scientiae, 1997, vol. II, n° 2, Actes du colloque inter-national nelson Goodman, Pont-à-mousson, 1997, t. II, pp. 275-312 ; et poursuivie dans

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Vuillemin en 1960 ou la croisée des méthodes

Plus que tout autre livre de l’auteur peut-être, le Descartes illustre la singularité de cette alliance entre la sorte de clarté absolue, et de simplicité, que revêtent chez lui les analyses qui tâchent de s’ancrer au plus près de ce que font les mathématiciens en leur langue exacte, et le caractère énigma - tique – au sens noble, le sens selon lequel il lui arrivait de constater que Platon aime à parler par énigmes, même et surtout lorsqu’il a en tête les mathé-matiques, ainsi pythagoriciennes4 – des thèses philosophiques, reconduites justement à cette pureté adamantine de la forme, et qui répondent d’elles-mêmes en tant que thèses. Dans les deux cas, Platon comme Jules Vuillemin faisaient de l’exigence requise du mathématicien un paradigme de celle qui doit animer le philosophe. À distance des méthodes descriptives en philo-sophie, Jules Vuillemin y portait l’exigence rationnelle au plan du concept et de la preuve à une hauteur qu’il pensait propre à fonder, sinon tout à fait démontrer, les cheminements de la pensée. et il est aussi difficile pour l’his-torien de son œuvre de restituer les ellipses de ses thèses philosophiques que de retrouver les procédés mathématiques dont il entend s’inspirer. Plus diffi-cile encore de restituer les ellipses comparatives des « concepts et méthodes » de l’algébriste et du philosophe, qui sont l’objet de l’ouvrage de 1962.

nous nous proposons ici l’objectif très circonscrit, mais si périlleux, de tirer au clair le sens et la portée des Conclusions du Descartes, qui tiennent en trois pages, où se joue l’articulation de l’ouvrage avec La Philosophie de l’algèbre, héritière et destitutrice de la première méthode « structurale » de l’auteur, autant qu’annonciatrice du moment de la classification des systèmes. et ce titre V joue plus que tout autre texte de l’auteur sur la superposition des registres. Après qu’a été brièvement et lumineusement récapitulé en titre I le caractère intellectuel de la méthode géométrique selon Descartes, viennent trois titres exposant sa double ambiguïté, philosophique et mathématique : limitation d’une philosophie tournée vers le passé que refusera l’avenir tant mathématique que philosophique, annonciation par le nouvel ordre algé-brique cartésien d’extensions propres justement à renouveler la géométrie et la philosophie contemporaines. Vient alors la conclusion ultime, aussi abrupte que dérobée qui tient en deux questions :

L’étude de Descartes évoque donc deux questions essentielles : 1) quel est le sta-tut de l’infini non plus dans l’objet divin, mais dans les méthodes de la pensée propre

Jules Vuillemin « Formalisme et réflexion philosophique », in Bulletin de la Société française de philosophie, 94e année, n° 3, Paris, Vrin, 2001, pp. 1-44, séance du 25 mars 2000, suivie d’une discussion.

4. Ainsi par exemple, Jules Vuillemin, « La section de la ligne dans la République (VI 509d 26-28) », in Rashed Roshdi (dir.), Mathématiques et philosophie de l’Antiquité à l’âge classique. Hommage à Jules Vuillemin, Paris, CnRs, 1991, pp. 1-20, p. 19 ; texte repris dans l’étude IV de Jules Vuillemin, Mathématiques pythagoriciennes et platoniciennes : recueil d’études, ouvrage posthume édité par Roshdi Rashed, Paris, Blanchard, 2001. La ligne que nous citons s’y trouve p. 103.

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au moi ? 2) quelles sont les limites que rencontre la méthode génétique ? quelles structures méthodiques les lui imposent5 ?

Ce « donc » n’est pas une inférence immédiate. Ces questions ne trouvent toute leur portée que dans l’ouvrage de 1962, dont celui de 1960 anticipe, avec la radicalité fulgurante que nous venons de rappeler, bien des analyses philosophiques, largement inspirées d’un nouveau modèle algébrique des mathématiques qui s’annoncerait chez Descartes. C’est ce lien des deux ouvrages que nous voudrions tâcher de creuser, sur l’exemple privilégié de l’analyse de la « méthode génétique » envisagée en sa nouveauté comme en ses limitations, limitations dont la levée vaudrait annonce pour une philo-sophie du présent, du moins celui des années 1960.

L’interrogation ici tentée portera sur la place, chez Vuillemin, de ce Descartes de 1960, entre la tradition méthodologique structurale, cette fois philosophique, gueroultienne, déjà en place avec les Kant, mais aussi les enga-gements, et surtout les prudences des Thèses, publiées à la fin des années 40 ; et l’ouverture à une nouvelle sorte de méthodologie « structurale », cette fois mathématique, vouée à faire apparaître un lien plus interne encore entre histoire des mathématiques et histoire de la philosophie, lorsque s’impose en celle-là le modèle de ce que Vuillemin nomme dès lors « méthode des structures » et confronte en celle-ci à la méthode génétique. Ce lien conduira à l’idée de classe de systèmes et à la redéfinition engagée dès le Descartes de tout un ensemble de l’histoire de la philosophie comme « intuitionnisme », auquel une nouvelle forme de philosophie pourrait, ou devrait, désormais faire place. on voudrait suggérer qu’elle se distinguerait moins de l’intui-tionnisme des grandes philosophies classiques et modernes repéré dans la classification des systèmes, par la restitution d’un point de vue réaliste sub-stitué à l’idéalisme, surtout si l’on a en vue ici ce qu’une grande partie de la philosophie analytique contemporaine vise par le réalisme, que par le dépas-sement requis des limites assignées dans ces philosophies intuitionnistes par la considération, si l’on veut idéaliste, des seules opérations d’un moi fini. nous chercherons donc à comprendre successivement et brièvement ici : 1) le rapport des deux textes de 1960 et 1962 quant à la méthode dite génétique et l’inflexion apportée par là à la méthode des ouvrages sur Kant ; 2) l’exemplarité du Descartes pour le nouvel arbitrage attendu entre les deux histoires ; 3) le rodage au sein du Descartes et de l’« intuitionnisme » prêté à ce philosophe, de l’idée de classe de système, marquée par la nécessité de dépasser les contradictions qui opposeraient abstraitement la logique de cette classification et l’histoire du nécessaire dépassement rationnel des systèmes du moi fini hors référence aux systèmes postkantiens de l’absolu.

5. Jules Vuillemin, Mathématiques et métaphysique chez Descartes, Paris, Puf, 1960, p. 141 (désormais MMD). nous soulignons le « donc ».

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Intuitionnisme et méthode génétique. Liens et doublets entre les deux ouvrages

Lorsque le jeune Vuillemin ferme en 1962 la page de ses années cler-montoises, durant lesquelles il avait publié, avant le Descartes de 1960, ses ouvrages sur Kant, avec mention de ce titre de professeur à la faculté des lettres de Clermont-Ferrand qui apparaît pour la première fois sous le nom de l’auteur du livre de 1954, dédié à martial Gueroult et portant sur L’Héritage kantien et la révolution copernicienne-Fichte-Cohen-Heidegger6, il pouvait sembler au lecteur rapide de son œuvre être passé, en inversant l’ordre chronologique mais en suivant une même méthode comparatiste de la philosophie avec la science, d’un Kant publié en 1955 à un Descartes publié cinq ans plus tard, la métaphysique de l’un se trouvant éclairée par sa physique, celle de l’autre par sa mathématique, en une totale symétrie des titres des deux ouvrages en question Physique et métaphysique kantiennes7, Mathématiques et métaphysique chez Descartes.

Avec l’arrivée au Collège de France, la publication de ce qui était présenté comme le tome premier ou la première partie d’un grand ouvrage consa-cré à La philosophie de l’algèbre, avec pour premier sous-titre Recherches sur quelques concepts et méthodes de l’algèbre moderne8, pouvait sembler consacrer un virage épistémologique, larguer les ancres historiques de la tradition phi-losophique et mathématique au profit d’une analyse dite logique, en un sens qu’il conviendra de définir, certes, et dont la différence avec celle en vigueur dans la philosophie analytique contemporaine ne manquera pas d’apparaître très vite à l’auteur, sinon à beaucoup de ses jeunes élèves d’alors – il a consacré plusieurs textes à tenter de les détromper ; mais qui se présente bien comme un couronnement distinct, et second, de la « philosophie de la connaissance pure mathématique » par celle de son « fondement logique »9.

serait-on passé d’une mise en correspondance des contenus et de l’his-toire de la philosophie avec ceux des sciences et de l’histoire des sciences en remontant le fil de la science physique dans le Kant, en passant par le moment de la mathématique pure dans le Descartes, et jusqu’au fondement ultime, logique ou logico-mathématique dans l’ouvrage de 1962 et la lignée des ouvrages consacrés, d’Aristote et Anselme à Russell et Carnap10, à ce troi-sième moment de la mise en correspondance entre philosophie et sciences

6. Jules Vuillemin, L’Héritage kantien et la révolution copernicienne, Fichte-Cohen-Heidegger, Paris, Puf, 1954 (désormais HKRC.).

7. Jules Vuillemin, Physique et métaphysique kantiennes (1955), Paris, Puf, 1987, 2e éd. (désormais PMK.).

8. Jules Vuillemin, La Philosophie de l’algèbre, vol. I : Recherches sur quelques concepts et méthodes de l’algèbre moderne, Paris, Puf, 1962 (désormais PA).

9. Ibidem, p. 65.10. Jules Vuillemin, De la logique à la théologie. Cinq études sur Aristote, Paris, Flammarion,

1967 (version posthume remaniée et augmentée, t. Bénatouïl (éd.), Louvain-la-neuve, Peeters, 2008) ; Leçons sur la première philosophie de Russel, Paris, Armand Colin, 1968 ; Le Dieu d’Anselme et les apparences de la raison, Paris, Aubier, 1971 ; La Logique et le monde sen-sible. Études sur les théories contemporaines de l’abstraction, Paris, Flammarion, 1971.

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exactes ? serait-on passé du plus mixte au plus pur en matière de science, et en remontant et descendant l’ordre chronologique des philosophies ? et l’aurait-on fait en conservant invariante la méthode comparatiste mais en donnant congé à une méthode historique supposée commune au Descartes et aux Kant ?

L’idée doublement contraire à ces suppositions, que nous voudrions défendre ici, est que 1) le Descartes engage déjà la méthode de PA., et marque un tournant autant qu’une continuité avec celle des ouvrages sur Kant, dont les conclusions ne sont pas toujours aisées à intégrer dans ce que dit et fait PA. de l’idéalisme allemand et de la phénoménologie husserlienne11 ; 2) cette nouvelle méthode ne signe pourtant pas une priorité donnée à la logique sur l’histoire, mais vise à s’inscrire au contraire dans la même méthode d’appré-ciation comparée de deux histoires, dont l’historicité ne peut pas plus être brusquée que dans les ouvrages précédents, même si l’auteur trouve préci-sément à partir du Descartes les instruments d’une appréciation elle-même plus structurale que ne l’était celle des travaux dédiés à martial Gueroult.

C’est l’étude de ce que Vuillemin nomme dans les deux ouvrages de 1960 et 1962 la méthode génétique, et qu’il analyse dans des termes semblables dans les deux ouvrages, distincts ici par le détail et l’ampleur plus que par le fond des idées avancées, qui peut le mieux suggérer cette première piste de contex-tualisation. elle apparaît nommément au chapitre IV du premier ouvrage, soit le deuxième des trois que compte la deuxième partie, celle qui porte expressément sur « Géométrie et métaphysique cartésiennes ». Ce chapitre met les résultats de l’analyse de la classification cartésienne des courbes (cha-pitre III) dans l’horizon de la théorie des proportions (chapitre IV) comme définitoire de la « nouvelle algèbre des longueurs12 ». Le dernier paragraphe de ce chapitre explore les « analogies métaphysiques de la théorie des proportions » en insistant d’abord sur l’idée ici commune aux mathématiques et à la méta-physique classiques, l’idée d’ordre, des proportions et des raisons :

À l’ordre des proportions correspond l’ordre des raisons. Celui-là permet de fonder exhaustivement la Géométrie analytique, en rangeant a priori en des genres déterminés toutes les courbes et toutes les équations algébriques qu’on peut ren-contrer, quel que soit leur degré de complexité. Celui-ci permet, par une chaîne ininterrompue d’évidences, de passer de la première des vérités métaphysiques, celle du Cogito ergo sum, à toutes les vérités que nous pouvons connaître13.

malgré la présence, fortement rappelée par Vuillemin, d’une série de fortes différences entre les deux méthodes, et qui tient pour l’essentiel à ce que la théorie mathématique de l’ordre prise pour modèle par la métaphysique, se trouve dans la géométrie liée à celle de la mesure, ce qui n’est pas le cas dans

11. nous nous permettons de renvoyer sur cette question à notre étude plus détaillée, É. schwartz « Le sens et la portée […] », op. cit.

12. MMD., op. cit., p. 112.13. Ibidem, p. 119.

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37Le Descartes de Jules Vuillemin

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la métaphysique raisonnant sur les rapports entre les idées, non entre des quantités exactes, alors même qu’il lui appartient précisément de dissocier la représentation de l’ordre de celle de la mesure14, cette extension à la méta-physique du modèle de l’ordre se prolonge au niveau de ce que l’ouvrage avait au chapitre précédent nommé le caractère « critique » du système de Descartes. Purement algébrique en Géométrie, l’ordre des raisons aboutit à des êtres mathématiques qu’il ne comprend pas, les courbes transcendantes. Purement rationnel en métaphysique, il conduit à limiter les titres de la rai-son et reconnaître les droits imprescriptibles du sentiment dans la sixième Méditation. enfin, ce modèle d’ordre est entendu en métaphysique comme une stratification et non comme une succession unilinéaire, nexus rationum mais aussi nexus de nexus.

C’est là qu’intervient précisément dans ce chapitre la référence à la méthode génétique, en laquelle les rapports d’idées simples pris pour origines se réflé-chissent et se redoublent au fur et à mesure qu’avance la construction :

C’est là le principe de toute philosophie qui suit une méthode génétique : on le retrouvera chez spinoza, chez Kant et chez Fichte, en dépit des différences qu’on observe entre ces philosophes15.

mais si, en un premier temps, cette méthode semble pouvoir être imputée à Kant, la fin de ce court chapitre ne laisse aucun doute quant à l’impossibi-lité de l’appliquer au même sens à Kant et à Fichte, ou plutôt à Fichte et à Descartes, les derniers consacrant l’analogie des deux méthodes métaphysi-que et géométrique que le premier avait destituée. et ce en raison d’un retour de Fichte à Descartes, retour attesté par le recours à l’intuition intellectuelle, rétablissant l’équivalent du Cogito destitué chez Kant de son rôle principiel au profit du principe de la possibilité de l’expérience, et par la restauration à l’encontre de la méthode critique d’un dogmatisme phénoménologique « où le mouvement de la réflexion philosophique est promu par l’inégalité de la conscience de soi (ou réalité objective dans le langage de Descartes) et de la conscience de l’objet (ou réalité formelle)16 ».

C’est à cette méthode génétique là, qui ne forme qu’une sous-classe de ce que la philosophie de Vuillemin embrassera plus tard sous le nom d’intui-tionnismes en tant que systèmes de l’examen, et qui même menace de faire exploser la classe du fait de son dogmatisme, que le livre de 1960 pose les questions que lui suggère l’histoire des mathématiques modernes : celle de la légitimité objective de l’extension du régime de l’ordre en métaphysique hors de l’univers symbolique du nombre et de l’espace : telle serait la valeur de garde-fou du criticisme à l’encontre du fichtéanisme comme du carté-sianisme, celle de « la renaissance de la philosophie moderne », c’est-à-dire

14. Ibidem, p. 122.15. Ibidem, p. 123.16. Ibidem, p. 127.

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cette fois celle inspirée par le mouvement spontané de mise au jour de struc-tures intellectuelles en mathématiques, et qui pourrait valoir comme recours contre toutes les formes de méthode génétique guidée par les opérations du moi fini.

De ce double problème, Vuillemin dit en cette fin de chapitre IV que le premier appartient à l’histoire, le second engage la renaissance de la phi-losophie moderne17. Pourquoi ? La PA fera clairement comprendre que le problème historique invoqué en premier lieu vise l’aveuglement fichtéen à la mécanique rationnelle et, en son temps, la légitime méfiance du kantisme envers le mathématisme de la nature et de l’esprit ; et que le problème actuel pour une philosophie du présent fera au contraire en partie droit au fichtéa-nisme anticipateur en philosophie de l’idée de structure intellectuelle désta-bilisant une certaine sorte de méthode génétique. C’est bien ce qu’indiquait déjà la Conclusion de MMD. au titre IV, et créditant cette fois Descartes du pressentiment, dans la quatrième règle du Discours, de la nécessité de l’extension méthodologique hors des limites du « postulat de la méthode génétique », qui tient qu’on doit savoir résoudre les problèmes qu’on sait former, et que battra en brèche l’histoire même de l’algèbre, ainsi avec les démonstrations d’impossibilité de résoudre par radicaux l’équation générale du cinquième degré.

C’est de cette méthode nouvelle « où l’analyse des structures précède et fonde l’analyse des problèmes particuliers18 » que cette Conclusion attend « le renouvellement des problèmes qui se posent au philosophe19 ». L’auteur annonce expressément en note que « tel est l’objet du livre que je publierai sur la philosophie de l’algèbre20 ». Le titre V indiquait bien en second pro-blème l’interrogation des « limites que rencontre la méthode génétique », et c’est bien celle-ci qui se trouvait visée en premier problème, celui du statut de l’infini « non plus dans l’objet divin, mais dans les méthodes de la pensée propre au moi », qui ainsi présenté ne pouvait renvoyer qu’à Fichte, ou à un Descartes fichteanisé, ou un Fichte revenu à Descartes. Ainsi Descartes pouvait-il pour Vuillemin tout à la fois annoncer les effets de la modernité à venir des structures mathématiques, pressentie dans la quatrième Règle, comme dans le fichtéanisme, et ceux que la limitation de sa mécanique imposerait dans le recours outré du kantisme aux données de l’expérience.

D’où la définition de la méthode génétique dans PA : « J’appelle géné-tique cette méthode radicale, qui construit tous les concepts de la philo-sophie pure uniquement à partir des opérations du moi fini21. » C’est alors la méthode de Fichte et l’ouvrage lui consacrera les mémorables analyses qui la situent, selon une ambiguïté évocatrice de celle du Descartes, tour à tour dans l’anticipation de l’ordre structural (chapitre I, « Le Théorème de Lagrange »),

17. Idem.18. Ibidem, p. 141.19. Idem.20. Idem.21. PA, op. cit., p. 59.

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39Le Descartes de Jules Vuillemin

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§ 11-13), et dans l’incapacité de lui fournir, faute de libération complète du régime de l’absolu dogmatique ou théologique, la philosophie qu’attend notre présent (chapitre IV, § 30-34). mais ce dernier verdict négatif était déjà celui des ouvrages sur Kant. Reste à montrer comme nous l’annoncions que ses attendus sont tout nouveaux, comme l’est le verdict positif. et cela parce que si la méthode demeure bien de part en part comparative des deux histoires, métaphysique ou philosophique, et scientifique, elle emprunte dès le Descartes un outillage tout nouveau, propre à renforcer la méthode struc-turale de Gueroult et la porter peut-être au-delà de ses pouvoirs comme de ses intentions et surtout de ses thèses en matière de philosophie de l’histoire de la philosophie : un outillage directement cherché dans l’émergence de la méthode structurale versus génétique au sein des mathématiques elles-mêmes. Reste à préciser ce tournant dans la continuité du style.

Du structuralisme gueroultien à l’arbitrage du structuralisme mathématique

Il pourrait en effet sembler que ce que nous avons jusqu’ici évoqué de la méthode de MMD. s’inscrive exclusivement dans les limites assignées dès HKRC et PMK, premiers ouvrages d’histoire de la philosophie dans l’œuvre de Vuillemin, 1) au type d’histoire philosophante de la philosophie, en cela accordée au gueroultisme mais ne le répétant pas, même en le partage évi-dent d’un même engagement rationaliste, et d’un même souci de faire place aux œuvres de la science dans la mise en lumière du rationnel à travers les systèmes ; 2) au type de rapport d’emblée indiqué comme médiat à l’histoire des sciences, propédeutique comme l’est l’histoire de la philosophie, à la philosophie elle-même. en passant de la mécanique rationnelle à l’algèbre abstraite, et à l’exemple paradigmatique de la théorie des groupes, Vuillemin n’a-t-il pas continué dans le Descartes ce travail d’illumination mutuelle des deux disciplines au cours de leurs histoires ?

oui, sans doute, mais l’on voudrait ici insister sur la sorte de redou-blement du point de vue structural qui s’opère à la lueur des mathématiques pures à partir du Descartes, en cela rodage ou anticipation du nouvel ouvrage apparemment moins historique, PA. Apparemment moins historique car, on l’a dit, ouvrant à un arbitrage logique ; mais une logique elle-même prise justement depuis au moins la moitié du xixe siècle dans l’histoire des mathé-matiques ; et surtout consacrant moins le déplacement des études mono-graphiques à celle des concepts de la science, que le changement de l’angle d’approche des illuminations ou mobilisations mutuelles de la philosophie et de la science eu égard à leurs histoires respectives.

et, de fait, le jeune Vuillemin jugeait bien différemment les ambiguïtés ou les limites du kantisme et de son héritage postkantien dans HKRC ou PMK, et dans MMD. non pas, d’abord, quant au fond des doctrines, mais s’agissant de la méthode adoptée ici et là pour la mise en perspective. C’est cette nouveauté de MMD que nous voudrions creuser un peu.

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Dans le bref texte intitulé Ma vie en bref, que Vuillemin avait accepté de donner pour le volume d’hommage publié par G. Brittan en 1991, et dont nous citons par conséquent le texte anglais22, l’auteur semble indiquer une maturation progressive en son œuvre d’une méthode propre, en laquelle nous discernons deux temps.

Le premier est le moment de la rencontre avec les méthodes de Descartes et Kant, éclairées grâce aux ressources de l’analyse gueroultienne.

up to this point <ie. l’arrivée à Clermont>, I had worked without method. I asked Descartes and Kant to reveal theirs to me. I noticed that their thought remained scarcely intelligible and sometimes impenetrable if one did not go back to the sciences which had inspired them or which they created23.

et c’est à la double lumière des connaissances scientifiques acquises sous la tutelle de son ami Pierre samuel, alors professeur de mathématiques à Clermont, qui est l’un des dédicataires de PA, et des méthodes trouvées chez m. Gueroult, dédicataire du HKRC, que s’est forgée une méthode liant le contenu des réponses des philosophies aux problèmes que leur posait la science de leur temps, à la considération de ce contenu comme systéma-tique en tant que structuré au sens gueroultien : « Gueroult […] insisted on the architectonic and proof methods by which philosophical systems characterize themselves24. » Ce premier moment est celui de l’adoption des méthodes d’une « sorte d’école » où se reconnaissaient et collaboraient en élèves de Gueroult, avec Jules Vuillemin, une Ginette Dreyfus, un Victor Goldschmidt, un Louis Guillermit25.

Le second moment intègre, à partir surtout de l’arrivée au Collège de France, les échanges avec les philosophes anglo-saxons, et les méthodes logiques dont ces auteurs avaient montré les voies. C’est le temps des mono-graphies et travaux consacrés à Aristote, Anselme, Frege, Russell, ainsi qu’à la constitution du monde sensible, de Russell et Whitehead jusqu’à Carnap et Goodman26.

si le Descartes de 1960 peut donc, et doit même, à suivre ces indications de l’auteur, participer au premier moment, ce n’est pas, croyons-nous, pour-tant au sens où l’indiquaient le Kant, ou les Kant. non qu’il conjoigne à cette

22. Gudrun Vuillemin nous l’avait proposé pour figurer, ainsi que la bibliographie de son mari, par elle établie, dans le volume d’hommage tiré du colloque de 1999, et où nous les faisons figurer.

23. Jules Vuillemin, « ma vie en bref », in G. G. Brittan, Jr, (dir) Causality, Method and Modality, Essays in Honor of Jules Vuillemin, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, pp. 1-4, p. 3.

24. Idem.25. Idem. Les amis de cette « kind of school » seront réunis dans l’article collectif d’hom-

mage au maître disparu en 1976, publié sous la direction de Jules Vuillemin dans le fascicule d’Archiv für Geschichte der Philosophie, 59, (3) 1977, 3, pp. 289-312. Vuillemin y traite du Fichte de Gueroult, Ginette Dreyfus de Descartes et des cartésiens, Louis Guillermit de Kant, et Victor Goldschmidt de la Dianoématique.

26. Jules Vuillemin, « ma Vie en bref », op. cit., p. 4.

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41Le Descartes de Jules Vuillemin

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première méthodologie une seconde, qui serait plus logique, et qui pourrait être considérée comme s’épanouissant dans PA, prise comme modèle de ce que peut la philosophie analytique des mathématiques. Vuillemin a mul-tiplié les mises en garde sur cette question. Il y est revenu très explicitement en préface de What are philosophical systems? 27, et n’eût été l’enthousiasme de certains des esprits qu’il avait lui-même introduits à ce style de philosophie alors, comme il le dira en 1991, largement inconnu en France, ces avertis-sements n’auraient pas été nécessaires pour qui aurait lu de près les nouvelles monographies ou études de problèmes russelliens, fregéens, carnapiens, qui ne dissocient pas davantage que du temps de Clermont l’histoire et la cri-tique. en 1991, Vuillemin insistera sur cette différence entre lui et « the majority of Anglo-saxons », qu’il s’agisse de ceux qui se limitent à la chasse aux erreurs grammaticales dans le langage philosophique en oubliant l’exis-tence des sciences, mais aussi de ceux qui prenant les sciences pour objet d’une « rational reconstruction » leur imposent plus souvent les principes de leur choix : « I resisted this violence done to history, and trusted in the sciences such as they are, and not such as they should be28. » Éclairée par l’histoire des sciences et non par une reconstitution abstraite, la méthode demeurera tout aussi fidèle à la conviction que « it is presumptuous to neglect the philosophical tradition29 ». et le projet suivant d’une classification des systèmes est alors proposé, non comme la culmination anhistorique de la substitution des méthodes logiques, qui se donnerait en quelque sorte bien étrangement licence de faire en philosophie ce que l’on répugne à faire avec le texte des sciences, mais pour une tentative de mettre assez d’ordre dans la tradition pour que puisse prendre sens la question de savoir si la décision en faveur d’une ou de l’autre classe de systèmes peut être motivée par la science contemporaine, ou si cette science, algèbre moderne ou mécanique quan-tique, suggère de nouveaux concepts et principes à la philosophie.

L’originalité du Descartes et que nous croyons la même que développée dans P.A., tient donc plutôt à l’intrication de considérations structurales pro-prement mathématiques avec les maximes gueroultiennes. Pourquoi ? Ce n’est pas le lieu ici de reprendre l’analyse si souvent déjà entreprise par le commentarisme sur la philosophie de Vuillemin, de la formule embléma-tique de la préface de PMK : « L’idéalisme transcendantal apparaîtra comme la science des actes intellectuels par lesquels l’homme pense la mécanique rationnelle30 », et où l’on verrait à bon droit la teneur condensée du premier moment de la méthode de Vuillemin. Pourquoi ne s’applique-t-elle cepen-dant pas de façon monodrome au cas de Descartes, et des auteurs qui seront à sa suite convoqués dans PA ?

27. Jules Vuillemin, What are Philosophical Systems?, Cambridge, Cambridge university Press, 1986, p. VIII.

28. Jules Vuillemin, « ma Vie en bref », op. cit., p. 4.29. Idem.30. Jules Vuillemin, PMK, op. cit., p. 3.

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sans doute pourrait-on avancer l’idée qu’il y a une différence entre être inspiré par la science et y être créateur, si l’on reprend la formule du petit texte de 1991. toute une partie des décalages que repèrent les analyses de PMK, mais plus tard maintes études de Vuillemin sur Kant, notamment celles de sa théorie de l’espace dans PA, entre les réponses que donne l’auteur à des questions posées par la science de son époque alors, et ce qui lui a échappé de ce que savaient déjà les savants qui étaient ses contemporains, pour des raisons souvent motivées par des considérations philosophiques comme dans le cas de Kant la réfutation de l’idéalisme, tomberaient immé-diatement dans l’entreprise d’éclairage mutuel de Descartes philosophe et Descartes géomètre, dont la pratique créatrice ne pourrait présenter tout à fait le même aveuglement à elle-même.

Il n’est pas évident pourtant que l’on ne puisse discuter ce privilège du créateur, et l’éclairage qu’a pu apporter sur la modernité cartésienne l’effet en retour de l’étude de la modernité algébrique arabe du xie siècle tel que nous le devons à Roshdi Rashed31 n’était pas accessible à Descartes, alors même que l’étude de sa Géométrie et de ce qu’elle annonce en termes de Géométrie algébrique exige la conscience de l’existence d’une tradition, et de cette dia-lectique latente entre modernité et tradition dont Roshdi Rashed fait préci-sément gloire au jeune Vuillemin de l’avoir appréhendée chez Descartes en un temps où la tradition était encore si mal connue.

mais surtout c’est cette idée de limites de la modernité mathématique chez Descartes eu égard à ce qu’en fera la mathématique à venir, qui scelle un nouveau sens de l’éclairage mutuel des deux histoires. et cela en deux sens.

D’abord parce que le recul de l’histoire dont parlait PMK, qui permet de lire « Kant aujourd’hui » pour reprendre le titre d’un texte de 1974 publié dans le recueil sur l’intuitionnisme kantien en 199432, est présenté comme un élargissement d’horizon qui a valeur critique, ou de discernement dans une philosophie entre ce qui est vivant ou mort ; discernement dont décide la suite de l’histoire des sciences, voire même le contenu du savoir scientifique contemporain de l’auteur, qui apparaît après coup comme n’ayant pas pris la bonne mesure, et comme conduit à proposer son système dans l’igno-rance de la dissociation possible entre ses principes et ce qui n’est qu’acces-soirement associé à ces principes et pourra paraître avec le recul historique comme tel sans que soient par là condamnés les principes mêmes auxquels est au contraire proposée une nouvelle effectivité33. or ce n’est pas ainsi que le Descartes de 1960 trie au sein de la modernité géométrique cartésienne

31. Roshdi Rashed, « La modernité mathématique : Descartes et Fermat », in R. Rashed et P. Pellegrin, Philosophie des mathématiques et théorie de la connaissance. L’œuvre de Jules Vuillemin, op. cit., pp. 239-252.

32. Jules Vuillemin, L’Intuitionnisme kantien, Paris, Vrin, 1994. Le texte original ouvre le recueil. Il est publié dans la pagination qui était la sienne, pp. 17-35, dans les actes du Congrès d’ottawa sur Kant dans les traditions anglo-américaine et continentale (10-14 octobre 1974), P. Laberge et F. Duchesneau (éds.), Presses de université d’ottawa.

33. Jules Vuillemin, L’Intuitionnisme kantien, op. cit., p. 17 et pp. 34-35.

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lorsqu’au chapitre sur la classification des courbes il indique comment l’assi-gnation d’une limite algébrique à la géométrie analytique au nom du prin-cipe des proportions exactes naît précisément de l’idée neuve de généraliser la notion de dimension en étendant la notion de courbe algébrique à autant de degrés qu’on veut34 : « on comprend aisément qu’ébloui par cette idée nou-velle comme par une révélation » libératoire par rapport au réalisme intuitif des Anciens, « il ait cru faussement que la coupure entre les courbes algé-briques et les mécaniques définissait aussi les limites de la Géométrie analy-tique35 ». C’est que c’est à la mathématique elle-même en train de s’écrire que l’on demande ici les moyens de trier entre le vif et le caduc dans la méthode de Descartes.

Mais il y a plus : le verdict critique porté sur les limitations imposées par la philosophie de Descartes à sa Géométrie ne fonctionne qu’en partie, si ce n’est en apparence, selon les mêmes motifs que s’agissant des limitations de l’intuitionnisme kantien. Certes ces limitations sont assignées, ici en toute conformité cette fois avec les analyses du Descartes de Gueroult (1953), comme celles inhérentes à un « caractère critique » du système de Descartes. on retient souvent cette comparaison des interdits cartésiens tels que les pose la Règle VIII selon laquelle l’entendement ne peut s’appliquer en métaphy-sique qu’au clair et distinct et en géométrie qu’au « précis et exact », et donc doit, dans la Géométrie de 1637, en droit sinon comme le montre Vuillemin, en fait dans la pratique et la correspondance de Descartes géomètre, résister à l’introduction de l’idée de procédures infinitésimales et de limite, avec la conception kantienne de la critique. C’est là, en métaphysique du moins, une comparaison que l’auteur a pu lire dans Gueroult, à qui il emprunte même presque littéralement la formule de la page 96 :

Contre ceux qui ont réduit le cartésianisme à un rationalisme abstrait, on invo-quera ce rôle auto-limitatif de l’idée claire et distincte : Descartes n’a jamais prétendu réduire toute la réalité en idées claires et distinctes ; il a seulement voulu obtenir de tous les éléments du réel, quels qu’ils puissent être en eux-mêmes, qu’ils présentent leurs lettres de créance à une connaissance claire et distincte36.

mais la comparaison n’implique pas pour autant que s’exerce sur l’œuvre le même éclairage venu de l’histoire des sciences que celui qu’avaient décrit

34. Jules Vuillemin, MMK, op. cit., § 11, pp. 90-91.35. Ibidem, p. 93.36. Ibidem, p. 96, on peut lire dans martial Gueroult, Descartes selon l’ordre des raisons

(1953), Paris, Aubier, 1968, 2e éd., t. II, p. 291, l’analyse de la philosophie cartésienne enten-due comme philosophie des idées claires et distinctes, mais sous réserve des limitations de l’entendement humain : « Descartes n’a jamais prétendu réduire toute la réalité en idées claires et distinctes. Cette réduction n’est possible que pour une part du réel. Il a seulement voulu obtenir de tous les éléments du réel, quels qu’ils puissent être en eux-mêmes, une connaissance claire et distincte », (nous soulignons) fût-elle celle de leur confusion et, s’agissant de Dieu et de l’infini, de leur incompréhensibilité. La défense du cartésianisme contre ceux qui lui prêtent un « rationalisme intempérant et abstrait » est p. 292. tel est clairement le contexte que vise Vuillemin et qu’il reprend à son compte.

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les livres sur Kant. Au contraire, Vuillemin prendra garde à dissocier plus finement que Gueroult la prise qu’offrent à cet éclairage, au sein d’une sorte d’Elementar philosophie avant la lettre37, le quasi-criticisme de la Règle VIII et le quasi-fichtéanisme de la quatrième Règle de la Méthode. Pour le com - prendre, il faut maintenant évoquer, même très brièvement, l’inflexion marquée par le Descartes dans la méthode de rétrospection historique, non seulement telle qu’empruntée à l’histoire interne aux mathématiques, mais à celle de l’histoire philosophique de la philosophie.

Le Descartes entre annonce et rejet de l’« intuitionnisme » de la classification des systèmes

Ce que l’éclairage scientifique permettait de restituer dans les livres sur Kant allait déjà bien au-delà d’une comparaison des concepts, mais aussi d’une rétrospection empruntée à l’histoire de la seule science. Il ne s’agissait pas seulement, comme y insisteront les textes inaugurés par celui de 1974, d’opérer grâce à l’avenir advenu de la science le partage possible entre ce que le kantisme contiendrait de vivant ou de caduc pour une philosophie du présent, mais de décrire la constitution même du système de la connaissance comme animé d’un mouvement dont la phénoménologie des étapes est pro-jetée par celles du travail de la science. Dans le Descartes, Vuillemin rappellera l’opposition de l’intellectualisme fichtéen menacé d’un retour dogmatique à Descartes, par ignorance des conditions concrètes, ici sensibles, du principe de l’expérience possible, à la position kantienne de ce principe comme fil conducteur de la déduction des principes. et il emploiera dans ce contexte le mot de « phénoménologie » :

on peut démontrer qu’il existe chez Kant un développement phénoménolo-gique des concepts fondamentaux ; mais ce dernier ne repose pas sur le recours renouvelé aux proportions rapportées à la première certitude : il naît de l’inégalité de statut entre les principes purs et les théorèmes a priori, entre la critique et la métaphysique38.

Ce développement phénoménologique est ce que PMK avait proposé de voir dans l’Analytique transcendantale, répondant selon lui tout à la fois par avance aux suggestions fichtéennes, ici visées en note comme effets du retour à Descartes, pressant Kant d’opérer la confusion entre Lehrsatz et Grundsatz, et aux objections hégéliennes faites à Kant d’avoir donné

37. Gueroult m., Descartes selon l’ordre des raisons, op. cit., t. II, p. 290. L’allusion ici globale à l’Elementarphilosophie est reprise par Vuillemin au § 12, p. 97 de MMD : « L’idéal de distinction parfaite entre les éléments de la représentation… qui a fait justement rap-procher la Philosophie cartésienne de la Philosophie transcendantale regardée comme Elementarphilosophie. »

38. Jules Vuillemin, MMD, op. cit., p. 125.

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45Le Descartes de Jules Vuillemin

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dans sa Déduction des catégories un exposé mort au lieu de montrer la genèse de la conscience et de la chose39. se plaçant à distance résolue des suggestions de marbourg pour l’éclairage de la métaphysique par la science et du risque analysé dans HKRC d’un retour aux métaphysiques de l’absolu inscrit dans le positivisme transcendantal, Vuillemin proposait dans PMK, publié l’année suivante, de voir à l’œuvre dans la Critique de la raison pure une forme originale de « phénoménologie », au sens hégélien du mot, mais dont la visée serait par avance renversée. L’ouvrage était tout entier consa-cré à la construction progressive, entre les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature et la Déduction des Principes dans la Critique de la raison pure, d’une « correspondance-discordance », repérable à travers la succession des quatre titres des Premiers Principes : Phoronomie, Mécanique, Dynamique, Phénoménologie, « où chaque principe de la métaphysique de la nature met en œuvre le principe de la Critique qui lui est logiquement postérieur40 ». C’est ce mouvement-là qui offre selon Vuillemin le pendant chez Kant d’« une “phénoménologie” immanente, au sens hégélien du terme41 », mais un pendant inversé. Ce mouvement d’éclatement des pré-misses au profit d’un principe englobant le premier dont il représente la vérité, engage un système de positions dialectiques non pas dans l’abstrait ou la référence à un Absolu, mais par la référence au choc et aux réquisits du mouvement, positions dialectiques évoquant les systèmes de Fichte et de hegel, mais en lisant la table des catégories comme déduite de celle des principes et non l’inverse ; et en substituant à une dialectique spéculative une pensée du mouvement commandant le mouvement de la pensée42. De cette phénoménologie, il dira qu’elle n’est pas inscrite nécessairement dans les premières présuppositions :

De plus, à chaque passage de la quantité à la qualité, de la qualité à la relation, de la relation à la modalité, un élément nouveau est retenu, un nouveau réquisit sensible minimum est abstrait de la sensation par laquelle le mouvement (le choc fichtéen) nous affecte, pour que puisse être construite la science correspondante : la phoronomie, la dynamique, la mécanique, la phénoménologie. Aucun de ces passages n’est donc produit par les contradictions immanentes aux stades infé-rieurs, comme c’est le cas chez hegel. si la pensée s’achemine bien chez Kant d’une conception formelle à une conception concrète du mouvement, cette phé-noménologie n’est pas pour ainsi dire inscrite nécessairement en filigrane dans les premières présuppositions43.

si l’on peut aujourd’hui, au vu des études hégéliennes récentes, discuter cette imputation à hegel d’un idéalisme dont la dialectique serait inscrite de toute

39. Jules Vuillemin, PMK, op. cit., p. 39.40. Idem.41. Idem.42. Ibidem, p. 41.43. Ibidem, pp. 88-89.

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éternité dans la téléologie de l’Absolu44, il est tout à fait clair que c’est avec le contenu de l’Absolu hégélien et le socle théologique de la doctrine que les ouvrages sur Kant entendaient rompre, plutôt qu’avec la méthode dialectique qu’il s’agissait plutôt, dans le prolongement de l’explication avec le marxisme, de remettre sur ses pieds, et plutôt même qu’avec la phénoménologie dont le développement historique demeurait rationnel. C’est à l’histoire humaine et non au monde du divin qu’il faut demander l’éclairage de la philosophie par la science :

seul le devenir de la science a révélé la possibilité d’une physique mathématique, bien après la découverte de la géométrie. De même, seule l’invention du calcul infi-nitésimal a permis de dépasser réellement la Phoronomie. À l’idéalisme absolu de hegel pour lequel les superstructures sont éternellement la vérité des infrastructures, l’idéalisme critique oppose la possibilité d’une sorte de vie autonome des infrastruc-tures, de vie morcelée de la raison et de toutes les aventures de la découverte45.

on peut, ici encore, douter que cette présentation quasi marxienne de l’idéalisme critique, à travers les concepts de super- et infrastructures, puisse mieux que la philosophie marxienne elle-même demeurer cohérente dans une critique du hégélianisme entendant renverser ses concepts et conserver sa méthode. mais puisqu’il s’agit ici d’invoquer uniquement l’histoire des sciences, il peut sembler possible de maintenir l’idée d’une phénoménologie, sinon de l’esprit, certes, mais de la raison dans son effectivité concrète. seule à même de faire la part entre ce qui dans la vie morcelée de la raison vaut pour aventure vraie ou aveuglée à soi.

Ce n’est pas avec l’idée d’histoire phénoménologiquement exprimée, ni avec celle d’une phénoménologie des moments de la pensée qu’il s’agit de rompre, mais avec les pensées de l’esprit absolu comme masque de la théologie mortifère dénoncée dans les Thèses des années d’après-guerre, et dont le spectre hante évidemment la conclusion d’HKRC. et son invitation à substituer à la révolution copernicienne en philosophie une révolution ptolémaïque, et « au Cogito humain dans un univers de dieux le travail humain dans le monde des hommes46 ». Ici encore, on pourra discuter sans doute la présentation faite cette fois de heidegger comme dernier repré-sentant après Fichte et Cohen des déplacements opérés dans la philosophie

44. nous renvoyons ici à l’interprétation de Bernard Bourgeois Cette interprétation anime évidemment la traduction et les Présentations que l’auteur a données d’abord des trois Parties de l’Encyclopédie à partir de 1970, puis de la Phénoménologie de l’Esprit. nous renvoyons à l’article décisif et si souvent cité ou utilisé depuis sa parution par le commentarisme hégélien : Dialectique et structure dans la philosophie de Hegel paru en 1982 dans la Revue internationale de philosophie, n° 139-140, et reproduit dans le volume Études hégéliennes que l’auteur a publié avec le sous-titre Raison et décision, Paris, Puf, 1992 ; et à un article à paraître dans le recueil des travaux du PhIeR en histoire comparée de l’idéalisme allemand et de la pensée antique, reproduction du texte d’une conférence prononcée à Clermont-Ferrand en décembre 2004 sous le titre Dialectique et Absolu chez Hegel.

45. Jules Vuillemin, PMK, op. cit., p. 89.46. HKRC, p. 306.

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47Le Descartes de Jules Vuillemin

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moderne depuis Kant, annonciatrice d’un triomphe de la finitude de la pensée, mais consacrant en réalité en chacune de ses étapes le triomphe caché de l’infini. Du moins, le thème commun à la critique heideggé-rienne et à celle de Vuillemin à l’encontre du positivisme est-il clairement mis à jour : « À travers hermann Cohen, l’idole que heidegger cherche à renverser n’est rien moins que hegel47. » et le hegel qu’il importe alors aussi à Vuillemin de renverser, ce n’est pas sans doute celui de la dialec-tique, puisqu’au moment de conclure l’ouvrage sur le « grandiose échec » des philosophies de la finitude qui ne peuvent se tenir en réalité que dans l’infini dont l’ontologie moderne voulait primitivement débarrasser la pensée, Vuillemin voit en ce « déplacement » se « résumer l’histoire de la philosophie occidentale depuis la fin du xviiie siècle, abstraction faite de la dialectique historique »48. C’est le hegel de l’esprit absolu en tant que masque de l’oppression du divin, qui se manifeste peut-être d’autant plus violemment qu’est célébrée la finitude :

tout ce qui se passe dans la finitude – y compris la négation de l’absolu – ne fait qu’exprimer les voies cachées de l’infini. seulement, plus on avance dans l’interpré-tation, plus violente et ironique se fait aussi la revanche du Pantocrator49.

n’est-ce pas alors un renoncement, non pas simplement aux thèses ou aux dérives du postkantisme, mais à ce qui demeurait de phénoménologique et de dialectique dans ses méthodes, et qui permettait précisément de faire au présent la part entre ce qu’il offrait de vivant ou de mort, qui se fait jour, dès le Descartes, et que travaillera P.A. ? Renoncement compliqué par l’inter-vention d’un nouvel arbitrage, interne cette fois non aux contenus, mais aux méthodes, ou ce que Vuillemin entend à partir de 1960, comme un renouvellement des méthodes en mathématiques. À ce « formalisme » philo-sophique moderne qui prononce l’absence du sacré « avec les rites mêmes du sacré », et qui ne cesse de « reprend(re) à son compte cet infini dont l’onto-logie moderne voulait primitivement débarrasser la pensée »50, tout se passe comme si le Descartes avait semblé proposer un substitut avec l’évocation des nouvelles méthodes de l’algèbre abstraite. Ce sont ces nouvelles méthodes mathématiques structurales qui permettront la comparaison dans PA de la méthode génétique des philosophes sur lesquels se terminait la Conclusion du Descartes dont nous sommes partis, avec la méthode de Lagrange, en appor-tant une clarté directe sur ce qui la tient encore éloignée de cette révolution qui pourra faire enfin entrer la philosophie dans une histoire et se libérer des déplacements. À la méthode génétique des philosophes inaugurée par le pro-gramme fichtéen, il appartient alors de faire table rase des arrières-mondes théologiques, et cette méthode adoptée sur le terrain algébrique tendait

47. Ibidem, p. 210.48. Ibidem, p. 299.49. Ibidem, p. 301.50. Ibidem, p. 302.

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à libérer simultanément la mathématique : « Comme les philosophes vou-laient libérer les idées des représentations théologiques, les mathématiciens voulaient libérer les symboles des idées philosophiques51. » C’est simultané-ment que les deux histoires, au xviiie siècle, engagent une réforme des dis-ciplines philosophique et mathématique. et puisque l’analyse abstraite fait irruption à la fois dans les deux sortes de méthodes, c’est « simultanément, bien qu’en toute indépendance que les mathématiques et la Philosophie ont commencé leur réforme52 ».

Ce n’est donc pas à un relai de la méthode historique par les méthodes logiques que l’on assiste à partir du Descartes et du programme de PA, mais plutôt à un renouvellement des méthodes comparatives des conte-nus philosophiques et mathématiques. Vuillemin avait annoncé deux parties d’un ouvrage dont il ne livrera que la première, centrée sur les effets des « méthodes nouvelles tirées de l’analyse abstraite53 », où « l’ana-lyse des structures précède et fonde l’analyse des problèmes particuliers54 ». on y trouvera les analyses des philosophies fichtéenne et kantienne de la connaissance des opérations et de l’espace, sensiblement distinctes de celles des ouvrages de 1954 et 1955, et dont l’originalité parfois contra-dictoire est issue du changement de méthode inscrit dans le principe de la comparaison structurale directe, et sans appel à une phénoménologie ou une dialectique. La seconde partie devait bien compléter la réponse aux questions de la Conclusion du Descartes, tout en reprenant au plan des contenus les interrogations des ouvrages de 1954 et 1955 : « Les trois idées de structure, d’infini et de logique contiennent en elles les prin-cipaux progrès des modernes aux Classiques. elles m’ont paru fournir à la deuxième partie de mon livre son articulation naturelle55. » elles lui four-nissaient aussi son titre annoncé, Structure, infini, ordre. Ce projet devait se trouver plus différé que rempli au cours des publications consacrées, dans les premières années parisiennes, aux nouvelles méthodes logiques, et paraître sous une forme au moins extérieurement tout autre que celle annoncée d’une philosophie de l’algèbre, dans la grandiose reconstruction d’une nouvelle classification des systèmes philosophiques. et dans les der-niers textes instruisant la question des conditions du choix, et même des actes de foi, en philosophie.

Plutôt qu’une destitution de la méthode d’illumination mutuelle de la philosophie et de la mathématique engagées dans l’histoire du rationnel au profit d’une méthodologie purement logique, les nouvelles méthodes mathé-matiques promettaient au Vuillemin de 1960 un renouvellement des objets et des idées d’une philosophie pour le présent, qu’il n’a jamais réduite ni à une histoire ni à un langage. C’est à cet objectif que devait à ses yeux

51. Jules Vuillemin, PA, op. cit., p. 60.52. Ibidem, p. 65.53. Idem.54. Jules Vuillemin, MMD, op. cit., p. 141.55. Jules Vuillemin, PA, op. cit., p. 66.

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répondre l’entreprise de la classification des systèmes, entendue comme pré-alable à la décision philosophique du fait même des révolutions intervenues dans la science contemporaine.

Conclusion

Ainsi le Descartes de 1960 participerait bien, d’une part, de la méthode d’éclairage mutuel entre la science et la philosophie, et, d’autre part, de la garantie qu’offrait aux yeux de son auteur l’expérience de la libre raison contre la connivence entre métaphysique et théologie. Inscrite dans le programme que se donnait le très jeune Vuillemin au sortir de la dernière Guerre : « I set myself the task of making clear what remained of rationalism when the Absolute was removed from its foundation56 » – et que ses Thèses avaient commencé d’explorer sans méthode propre dans le contexte des doctrines existentialiste et marxiste – la maxime de s’en tenir à la raison finie comme à la méthode critique faisait corps avec le refus des avatars de la révolution copernicienne et de son destin réduit à une fatalité.

mais le langage postkantien pourtant emprunté au sein des premiers travaux d’inspiration gueroultienne fait place dans le Descartes à une mise en regard sensiblement différente de la science et de la métaphysique. Ces deux disciplines promettent alors un renouvellement simultané de leurs méthodes et de leurs objets. Vuillemin nous laissera pourtant ignorer ce que serait l’équivalent philosophique des nouveaux objets mathématiques, en particulier l’infini des modernes, dont les développements du formalisme lui ont semblé en fin de compte rendre assez indécidables les propositions qui l’expriment pour que la thèse d’existence d’un monde intelligible soit affaire d’acte de foi philosophique.

Le renouvellement simultané des problèmes hérités de Descartes et de la Conclusion de l’ouvrage de 1960 ne se trouve-t-il pas rendu probléma-tique dès lors que médiatisé par l’étape de la classification des systèmes phi-losophiques ? Ces deux disciplines rationnelles ne déploient-elles pas pour la seule philosophie les moments d’une phénoménologie sans absolu, tandis que le renouveau des méthodes structurales en mathématiques porterait en lui le risque d’un absolu, ou d’un infini, sans histoire ? De cette difficulté non résolue, et dont Vuillemin critique de la théologie ne pouvait admettre une résolution de type hégélien, ni cautionner le sens qu’aurait pu lui suggérer son maître Cavaillès, témoignerait dès 1960 le double visage de Descartes annonciateur du criticisme toujours vivant mais aussi du fichtéanisme struc-tural, et celui du Fichte dont PA instruira à la fois 1) l’hypothèse hardie d’une parenté de la méthode génétique de Lagrange en algèbre avec la sienne en métaphysique, en tant que déjà traversées toutes deux par l’inspiration pro-pre à la future méthode mathématique des structures, et 2) le nécessaire rejet

56. Jules Vuillemin, « ma Vie en bref », op. cit., p. 2.

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Page 21: SCHWARTZ Vuillemin philosophie de l'algèbre

50 Élisabeth Schwartz

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5 janvier 2015 10:16 - Jules Vuillemin et les systèmes philosophiques - Collectif - Études philosophiques - 155 x 240 - page 51 / 160 - © PUF -

de cette méthode génétique en philosophie si elle entend appliquer direc-tement aux opérations du moi fini les méthodes de la théorie des groupes en associant illégitimement la méthode structurale et l’idéalisme57. Restait à articuler ailleurs, ou à renoncer à articuler, au niveau des objets de la pensée, structure et infini en philosophie.

Élisabeth schwartzProfesseur émérite à l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand

57. Jules Vuillemin, PA, op. cit., p. 273.

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