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© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. Science sans conscience : la satire de la science dans l'œuvre de Jonathan Swift Nathalie ZIMPFER SEMA – Lyon ENS-LSH Parler de satire de la science chez Jonathan Swift s'apparente au premier abord à une gageure, tant le discours critique semble unanime à ce sujet : aspect marginal, voire anecdotique, de l'œuvre swiftienne, la satire de la science se résume peu ou prou à l'évocation des savants fous de l'académie de Lagado, dans le troisième livre des Voyages de Gulliver. Soucieuse toutefois de rendre compte de la pensée somme toute relativement monologique du Doyen de Saint Patrick, la critique a parfois tenté d'intégrer cette dimension de la satire à l'ensemble de l'œuvre swiftienne, ce qui a le plus souvent conduit à une dilution de l'originalité et de la spécifité de ces textes au profit d'une homogénéisation réductrice. 1 Dans cette perspective, la satire de la science n'est en effet que l'un des multiples aspects d'une attaque aux enjeux beaucoup plus vastes : In general, Swift seems to have held science and scientific endeavors in an almost Augustinian light: interesting but unnecessary, not evil per se, but possibly dangerous to the spiritual life of the practitioners if they should become obsessed with their pursuits. Newton and the Newtonians may ultimately have been guilty in Swift's eyes of such an obsession. Yet Swift does not seem to have accumulated grounds for a personal attack against Newton, but rather takes up the pen 1 Le travail de Richard Koppel illustre parfaitement ce premier courant critique : "Swift has not often been praised for his attacks on science". Richard Martin Koppel, English Satire on Science, 1660-1750, Doctoral Dissertation, University Microfiche International, 1978, p. 131; l’ouvrage de Philip Harth, par ailleurs magistral, est tout à fait représentatif de la seconde tendance : Swift and Anglican Rationalism: The Religious Background of A Tale of a Tub, Chicago, London, University of Chicago Press, 1961.

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© Études Épistémè, n° 10 (automne 2006). Reproduction, même partielle, interditesans autorisation.

Science sans conscience : la satire de la sciencedans l'œuvre de Jonathan Swift

Nathalie ZIMPFERSEMA – Lyon ENS-LSH

Parler de satire de la science chez Jonathan Swift s'apparenteau premier abord à une gageure, tant le discours critique sembleunanime à ce sujet : aspect marginal, voire anecdotique, de l'œuvreswiftienne, la satire de la science se résume peu ou prou à l'évocationdes savants fous de l'académie de Lagado, dans le troisième livre desVoyages de Gulliver. Soucieuse toutefois de rendre compte de lapensée somme toute relativement monologique du Doyen de SaintPatrick, la critique a parfois tenté d'intégrer cette dimension de lasatire à l'ensemble de l'œuvre swiftienne, ce qui a le plus souventconduit à une dilution de l'originalité et de la spécifité de ces textes auprofit d'une homogénéisation réductrice.1 Dans cette perspective, lasatire de la science n'est en effet que l'un des multiples aspects d'uneattaque aux enjeux beaucoup plus vastes :

In general, Swift seems to have held science and scientific endeavorsin an almost Augustinian light: interesting but unnecessary, not evilper se, but possibly dangerous to the spiritual life of the practitionersif they should become obsessed with their pursuits. Newton and theNewtonians may ultimately have been guilty in Swift's eyes of suchan obsession. Yet Swift does not seem to have accumulated groundsfor a personal attack against Newton, but rather takes up the pen

1 Le travail de Richard Koppel illustre parfaitement ce premier courant critique :"Swift has not often been praised for his attacks on science". Richard Martin Koppel,English Satire on Science, 1660-1750, Doctoral Dissertation, University MicroficheInternational, 1978, p. 131; l’ouvrage de Philip Harth, par ailleurs magistral, est tout àfait représentatif de la seconde tendance : Swift and Anglican Rationalism: TheReligious Background of A Tale of a Tub, Chicago, London, University of ChicagoPress, 1961.

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against him in order to engage in an intellectual duel for the honor ofmoral values.2

En d'autres termes, l'objet de la satire swiftienne est moins la scienceelle-même que ses abus d'une part, ses conséquences morales d'autrepart :

It is proposed here that Swift regarded Newtonian science as notonly useless, but, more importantly, as being essentially immoral inits consequences. If this is so, far from being peripheral to Swift'schief function of moralist, the rejection of Newtonian science can beseen to represent a key expression of his assault on the moral laxityof his times.3

Le terme de "science" peut certes, de manière opératoire, être définiselon le sens qui était communément le sien au XVIIIème siècle, àsavoir ce que l'on nomme alors la "philosophie naturelle", et qui sepratique sous l'égide de la Royal Society. Il semble cependant qu'afind'éviter tout simplisme réducteur, la question doive être envisagée endes termes quelque peu différents. En effet, la mise à jour desprésupposés qui sous-tendent la satire de la "science" ainsi définie, sielle contribue à recontextualiser celle-ci, ne permet nullement derendre compte de son originalité. Il convient dès lors de s'interrogersur ce qui fait la spécicité de cette satire, avant de soulignerl'importance d'une appréhension diachronique de celle-ci, qui seulepermet de rendre compte du passage d'une démarche philosophique etidéologique à une approche poïétique.

***

Comme bon nombre de ses contemporains, Swift prendessentiellement pour cible les expérimentations plus ou moinsfantaisistes des "nouveaux philosophes". Ce positionnement estconforme à la tradition fort ancienne de la satire dite Ménippée, tellequ'elle a été décrite par Bakhtine d'abord, Frye ensuite :

The only truly consistent hallmark of Menippean satire in both theclassical and modern periods is its tendency to focus on the world oflearning, on intellectuals or more specifically on philosophers, ahabit already clearly marked in Lucian and one that we believe was

2 Pamela Gossin, Poetic Resolutions of Scientific Revolutions. Astronomy and theLiterary Imaginations of Donne, Swift, and Hardy, Unpub PhD, UniversityMicrofiche International 1989, p. 239.3 Colin Kiernan, "Swift and Science", The Historical Journal, 14. 4 (1971), p. 710.

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present in the lost writings of its namesake, the Greek cynicMenippus. . . The intent of much Menippean satire is to engage itssatiric assault upon those reigning conceptions and ideologies thathave acquired hegemonic authority in a given culture and that aregenerally proffered by the most conspicuous intellectuals, whetherthey be philosophers, theologians, or critics.4

Rien d'abstrait ou de profondément idéologique, pourtant, dans laplupart des pamphlets de l'époque ; les réserves des satiriques5 àl'encontre de la science sont d'ordre pratique plutôt que moral, envertu d'une conception avant tout utilitaire de la science. Ces derniersont beau jeu de mettre les rieurs de leur côté en prenant pour ciblesdiverses expériences spectaculaires et absurdes, tant il est vrai que laréalité prête main forte à la fiction, et celà, de l'aveu même de ThomasSprat, qui tente pourtant de répondre à cette objection :

When my Reader shall behold this large number of Relations;perhaps he will think, that too many of them seem to be incredulousstories, and that if the Royal Society shall much busie themselves,about such wonderful, and uncertain events, they will fall into thatmistake, of which I have already accus'd some of the Antients, offraming Romances, instead of solid Histories of Nature. But here,though I shall first confirm what I said before, that it is anunprofitable, and unsound way of Natural Philosophy, to regardnothing else but the prodigious, and extraordinary causes, andeffects: yet I will also add, that it is not an unfit employment for themost judicious Experimenter to examine, and record the mostunusual and monstrous forces, and motions of matter: It is certainthat many things, which now seem miraculous, would not be so, ifonce we come to be fully acquainted with their composition, andoperations.6

De telles justifications ne satisfont guère les opposants à la nouvellescience, dont les pamphlets se concentrent sur trois points : l'intérêtdes "nouveaux philosophes" pour des détails insignifiants, l'absurditédes expériences tentées, et, plus fondamentalement encore, l'inutilitéde la nouvelle science7. Swift ne déroge pas à la règle puisque A Tale

4 W. Scott Blanchard, "Swift’s Tale, the Renaissance Anatomy, and HumanistPolemic", in Representations of Swift, Brian A. Connery, Newark, University ofDelaware Press ; London, Associated University Presses, 2002, p. 57.5 Le terme de "satirique" sera préféré à l’anglicisme "satiriste".6 Thomas Sprat, History of the Royal Society (1667), in Beat Affentranger, TheSpectacle of the Growth of Knowledge and Swift’s Satires on Science, Parkland, Fl.,Dissertation. com, 2000, p. 37-38.7 La question de l’utilité des recherches de la Royal Society devient effectivementcruciale dans les années 1700, où les débuts prometteurs des années 1660 sont bien

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of a Tub, The Mechanical Operation of the Spirit, et surtout Gulliver'sTravels reprennent tous ces motifs à leur compte. La science est dansGulliver's Travels présentée conformément à la satire traditionnelledes types, à telle enseigne que la description des académiciens deLagado n'est pas sans rappeler les comédies de la Restauration àl'encontre de la Royal Society, tout particulièrement Virtuoso (1676)de Shadwell. Il n'est guère surprenant que ceci ait donné lieu à certainsdes passages les plus franchement comiques de l'œuvre swiftienne. Lepremier "scientifique" que rencontre Gulliver à l'Académie de Lagadoest sans doute le plus célèbre, qui utilise force concombres afin detenter d'en extraire des rayons de soleil pour pallier l'insuffisance del'ensoleillement de certains étés :

The first Man I saw was of a meagre Aspect, with sooty Hands andFace, his Hair and Beard long, ragged, and singed in several Places.His Clothes, Shirt, and Skin were all of the same Colour. He hadbeen Eight Years upon a Project of extracting Sun-Beams out ofCucumbers, which were to be put in Vials hermetically sealed, andlet out to warm the Air in raw inclement Summers. He told me, hedid not doubt in Eight Years more, that he should be able to supplythe Governors Gardens with Sun-shine at a reasonable Rate.8

Le portrait du personnage en savant fou a de toute évidence pour seulefonction de jeter le discrédit sur les expérimentations de celui-ci. Leterme de "project" est en outre l'un des "drapeaux rouges"9 de larhétoriqueErreur! Signet non défini. swiftienne, termes qui, telsproject, projector, innovator, proposal, etc., sont autant d'indicestextuels signalant l'ironie swiftienne.

À côté de tels morceaux de bravoure figure aussi une critiqueplus en demi-teintes. Le crédit indû que confèrent les "scientifiques"aux détails est stigmatisé indirectement, pour ainsi dire a contrario,par la mise en exergue de l'importance excessive accordée par lesscientifiques lagadiens aux instruments de mesure. Fait significatif,des "instruments mathématiques de toutes sortes" sont les premiersobjets que remarque tout visiteur pénétrant dans le palais du monarquede Laputa :

loins, et où les difficultés, financières et autres, atteignent un tel degré que d’aucunsprédisent la fin de la Royal Society. Voir Beat Affentranger, op. cit., p. 138 sq.8 Jonathan Swift, Gulliver’s Travels, ed. Paul Turner, Oxford, Oxford UniversityPress, 1994 [1971], III, 5, p. 171 ; toutes les références suivantes à cette œuvrefigureront dans le corps du texte.9 L’expression est de Mary F. Robertson, "Swift’s Argument: The Fact and Fiction ofFighting with Beasts", Modern Philology, 74 (1976), p. 137.

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At last we entered the Palace, and proceeded into the Chamber ofPresence; where I saw the King, seated on his Throne, attended oneach Side by Persons of prime Quality. Before the Throne, was alarge Table filled with Globes and Spheres, and MathematicalInstruments of all Kinds. His Majesty took not the least Notice of us,although our Entrance were not without sufficient Noise, by theConcourse of all Persons belonging to the Court. (Travels, III, 2,p. 150).

C'est non seulement le très grand nombre d'instruments qui estsouligné, mais également le fait que le monarque accorde de touteévidence plus d'attention et d'importance aux objets scientifiquesqu'aux êtres humains. Plus généralement, on rejoint ici encore unethématique traditionnelle qui, à l'accusation de littéralement voir leschoses par le petit bout de la lorgnette, ajoute le reproche d'unescience surtout préoccupée d'elle-même, passant son temps à mettre aupoint des instruments de mesure plutôt qu'à se tourner vers l'humanité.

L'inutilité de la science est soulignée par la description quefait Gulliver de l'habitat sur l'île de Laputa, où règne l'abstraction audétriment de tout sens pratique :

Their Houses are very ill built, the Walls bevil [i.e., not at rightangles], without one right Angle in any Apartment; and this Defectariseth from the Contempt they bear for practical Geometry; whichthey despise as vulgar and mechanick, those Instructions they givebeing too refined for the Intellectuals of their Workmen; whichoccasions perpetual Mistakes. And though they are dextrous enoughupon a Piece of Paper in the management of the Rule, the pencil, andthe Divider, yet in the Common Actions and Behaviour of Life, Ihave not seen a more clumsy, awkward, and unhandy People, nor soslow and perplexed in their Conceptions upon all other Subjects,except those of Mathematick and Musick. (Travels, III, 2,p. 153-154)

C'est là sans doute la dimension la plus fondamentale de l'attaquecontre la science : la thématique classique du pédantisme se faitglobalisante pour se transformer en synecdoque de la raisonspéculative s'exerçant au détriment du bon sens et de touteconsidération d'utilité.

On ne saurait pourtant sans difficulté réduire la satireswiftienne à cet élément. Le premier obstacle à une telle conceptionest d'ordre théorique, car affirmer que Swift met en avant l'invaliditéde la nouvelle science revient à conférer à ce dernier une légitimité

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qu'il ne saurait avoir. Pas plus qu'un autre, celui-ci ne peut prétendreoccuper par rapport à la science une position privilégiée quil'exempterait du risque d'erreur :

Nobody can claim an epistemological vantage point in the spectacleof the growth of knowledge, least of all the satirist. By responding toan episode of science in the making, the satirist becomes, willy-nilly,involved in the plotting of that spectacle.Yet he or she can claim nohigher epistemological ground than the other 'players.' Now,practically all commentators on Swift and science subscribe in oneway or another to a dramatic conception of science. It is assumedthat in his satires on what we call today "science" or"pseudo-science" Swift knew exactly what he was doing; and that hewas able to distinguish clearly between the genuine scientist and thecrank. But on what grounds should he have made such adistinction?10

En outre, les critères d'évaluation du satirique sont sujets à caution, carcelui-ci, implicitement ou explicitement, fait le plus souvent référenceau bon sens afin d'évaluer la validité des expérimentations soumises àexamen. Et c'est au seul nom de cette notion éminemment contextuellequ'est le bon sens que certaines expérimentations sont déclaréesabsurdes :

Some experiments reported by the Royal Society may well haveappeared absurd to the satirist. Yet absurdity is a very unreliableyardstick for measuring scientific merit, and so is laughter. Thenatural philosophers who performed such allegedly absurd anduseless experiments were not simply fools whose mental errors anddeformities could be exposed by parody. . . [But] satire has adecided advantage over scientific discourse: Satire can rely oncommon sense, scientific discourse often cannot.11

Considérer la satire de la science comme simple rejet desexpérimentations des "nouveaux philosophes" pose aussi unedifficulté d'ordre structurel : est passé sous silence le statut de cettesatire au sein de l'œuvre de Swift appréhendée dans sa globalité, soitqu'elle apparaisse comme marginale, soit qu'on en dilue la spécifité auprofit d'une homogénéisation réductrice. Cette démarche conduit enfinà un évitement du texte, car l'originalité des textes swiftiens au regardd'œuvres d'autres auteurs n'est pas identifiée puisque, on l'a vu, lesmotivations de Swift sont extrêmement traditionnelles. En outre, seulle caractère topique et historique des textes est pris en compte. 10 Beat Affentranger, op. cit., p. 20.11 Ibid., p. 21.

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Ces passages quelque peu faciles (et dont la visibilité, il faut lesouligner, va à l'encontre de la nature même de la satire, dont l'objetest le mal qui se dissimule) constituent en réalité une mise en abymedes véritables enjeux de cette satire. De même que sont sans cesseraillées les interprétations fallacieuses du plumitif de A Tale, deGulliver ou encore du modest proposer, de même le lecteur ne sauraitse laisser prendre au piège d'une interprétation superficielle qui verraitdans ces morceaux de bravoure le cœur de la critique swiftienne. Ladénonciation des présupposés théoriques de ceux que Swift nommeles "Modernes", dont les tenants de la "nouvelle philosophie" tellequ'elle s'incarne dans la Royal Society sont uniquement lesréprésentants les plus évidents, constitue le cœur de la satireswiftienne de la science. C'est à une attaque bien plus radicale que nele laisse entendre une lecture superficielle que nous convient lesTravels. En effet, les "scientifiques" ne sont pas la seule catégorie depopulation qui fasse preuve d'abstraction excessive. Le protocolescientifique très strict que suivent les tailleurs de Laputa estironiquement opposé au résultat pitoyable qui en découle :

[A Taylor] did his Office after a different Manner from those of histrade in Europe. He first took my Altitude by a Quadrant, and thenwith Rule and Compasses, described the Dimensions and Outlines ofmy whole Body; all which he entered upon Paper, and in six Daysbrought me my Cloths very ill made, and quite out of Shape, byhappening to mistake a Figure in the Calculation. But my Comfortwas, that I observed such Accidents very frequent, and littleregarded. (Travels, III, 2, p. 152)

Plus généralement, ce sont bel et bien tous les habitants qui présententce travers, car seul prévaut le langage scientifique, comme le constateGulliver lorsqu'il demande à apprendre la langue du pays : "[it was]the Figure of the Sun, Moon, and Stars, the Zodiack, the Tropics, andPolar Circles, together with the Denominations of many Figures ofPlanes and Solids" (ibid.). Aucun autre langage n'existe à Laputa :"Their [Laputa's inhabitants] Ideas are perpetually conversant in Linesand Figures. If they would, for Example, praise the Beauty of aWoman, or any other Animal, they describe it in Rhombs, Circles,Parallelograms, Ellipses, and other Geometrical Terms" (Travels, III,2, p. 153). Les scientifiques de Laputa ne sont que l'incarnation la pluscaricaturale d'un paradigme épistémologique qui s'applique àl'ensemble de la population, et dont les diverses manifestations disentassez le manque de fondement.

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À travers cette croisade contre la science, c'est en réalité dansla "bataille des Anciens et des Modernes" que s'engage Swift. Laquerelle opposant "nouveaux philosophes" et adversaires de la sciencene saurait en effet être envisagée autrement que comme l'un desmultiples symptômes de la crise herméneutique que connaît leXVIIIème, où la théologie ("the paradigmatic premodern intellectualstructure") des Anciens se voit peu à peu supplantée par la science("the paradigmatic modern intellectual structure"12) des Modernes. Ilserait toutefois totalement anachronique d'établir une oppositiondichotomique entre science et religion, dans la mesure où la physiquenewtonienne met en avant l'unité de l'univers :

The Newtonian world's profound unity – all observable phenomenain both heaven and earth are bound by the same physical laws –offered further evidence of a divine creator (albeit one that could, inthe hands of freethinkers, recede to the role of mere mechanic). Inthe tradition of natural theology, physics and metaphysics, the studyof nature and God, were inextricably linked by the metaphor of thetwo books: the book of Nature and the Bible. . . How thisexploration of nature was to be conducted, and what the status of theBible was to be, remained sources of contention, but naturaltheology appealed widely to latitudinarian thinkers because it couldchallenge atheism and yet avoid pronouncing on the fine points oftheology that might lead to the political divisions of the previouscentury. While many Hich-Church Anglicans similarly wanted torefute deistic or atheistic arguments, they objected to naturaltheology on the grounds that it downplayed revelation and traditionand relied only on fallible human reason13.

Le partage de certains présupposés est paradoxalement l'une desconditions d'existence de la querelle entre partisans et adversaires dela science. La tâche à laquelle s'attelle le satirique est néanmoinsdélicate, dans la mesure il s'agit pour lui de discréditer l'adversaire aunom d'une gnoséologie précise, alors qu'il ne dispose, on l'a vu,d'aucune légitimité pour ce faire.

Parler d' "herméneutique" swiftienne constitue d'une certainemanière un abus de langage, car c'est plutôt d'une anti-herméneutiquequ'il s'agit, directement inspirée par la doxa latitudinaire. L'intention 12 Raymond Tumbleson, "‘Reason and Religion’: the Science of Anglicanism",Journal of the History of Ideas, 57.1 (1996), p. 134.13 David J. Twombly, "Newtonian Schemes: An Unknown Poetic Satire from 1728",British Journal for Eighteenth-Century Studies, 28 (2005), p. 255.

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divine telle que l'exprime la Parole peut être déchiffrée sans détour parun esprit humain sain assisté d'une raison non corrompue, instrumentdont Dieu a doté l'homme afin que celui-ci connaisse ses intentions.Les Mystères sont quant à eux les signes visibles de l'intention divinede placer certains phénomènes (la Trinité, par exemple) au-delà de laportée de la raison humaine :

It is impossible for us to determine for what Reasons God thought fitto communicate some Things to us in Part, and leave some Part aMystery. But so it is in Fact, and so the Holy Scripture tells us inseveral Places… So, that to declare against all Mysteries withoutDistinction or Exception, is to declare against the whole Tenor of theNew Testament.14

La croyance en l'intelligibilité des desseins divins conduit defacto à penser ces deux modes de communication divine commestrictement hétérogènes et la ligne de démarcation entre les deuxcomme absolue : la volonté divine est soit que l'homme comprenne,soit qu'il croie. Dans cette perspective, l'expérimentation, qui constituele fondement même de la gnoséologie moderne, est un non-sens, soitqu'elle se contente de confirmer une connaissance à la portée de touteraison non corrompue (et elle est inutile), soit qu'elle se piqued'explorer des domaines qui sont hors de sa portée (elle est alorscoupable d'hubris). La vérité relève donc de l'évidence, alors quel'erreur témoigne bien plutôt de la mauvaise volonté de celui qui lacommet. L'incapacité à percevoir "spontanément" la limite entre ledomaine interprétable et le règne du mystère est attribuée au seuldérèglement de la raison par l'orgueil, ainsi qu'à un coupable désir deservir ses propres intérêts.

C'est précisément cette conception de l'erreur qui permet àSwift de déployer tout l'arsenal rhétorique de la satire. Les Modernestels que les représente ce dernier correspondent en effet au typetraditionnel du fool, à savoir celui qui s'aveugle. On se souvient de ladéfinition de Fielding qui fait du satirique celui dont la missionconsiste à lever le voile sur tout ce qui s'apparente à l'affectation :

The only source of the true Ridiculous (as it appears to me) isAffectation. […] Now Affectation proceeds from one of these twoCauses, Vanity, or Hypocrisy: for as Vanity puts us on affectingfalse Characters, in order to purchase Applause; so Hypocrisy sets us

14 Jonathan Swift, "On the Trinity", in The Prose Works, Herbert Davis et al., 14 vols,Oxford, Basil Blackwell, 1939-1974, vol. IX, p. 163.

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on an Endeavour to avoid Censure by concealing our Vices under anAppearance of their opposite Virtues15.

Cette affectation peut prendre deux formes : la vanité fait de savictime un fool (selon la terminologie swiftienne), qui ne trompe quelui-même en s'aveuglant sur son propre compte ; l'hypocrisie, elle,transforme son auteur en knave, beaucoup plus dangereux pourl'édifice social en ceci qu'il est parfaitement lucide sur son proprecompte tout en trompant sciemment les autres. Or, que sont lesModernes tels que les présente Swift, sinon des fools, ridicules pantinsaveuglés par des présupposée erronés ? "Swift responded eloquentlyand imaginatively [to his context]; herein lies his genius; and that iswhy he is so captivating, even today"16 : c'est bien la traductionrhétorique de la dénonciation swiftienne qui constitue sa spécificité.

Les métaphores sexuelles et scatologiques (la célèbre"excremental vision"17 de Swift), si souvent évoquées commereprésentatives de l'attaque que Swift dirige à l'encontre de l'épistémèmoderne, sont à notre sens loin d'être les plus pertinentes pour décrirela rhétorique de cette satire, car elles ne lui sont pas propres. Desurcroît, en laissant entendre que le recours à des présupposés erronésengendre des conduites perverties assimilables à des perversionssexuelles, elles mettent en avant uniquement les effets et non lescauses de l'erreur moderne.

Une autre métaphore, aux variations beaucoup plus riches,semble en revanche sous-tendre l'intégralité des textes consacrés auxModernes : celle qui fait de Narcisse l'archétype du fool "scientifique".Notre réflexion prolonge ici le travail de Christopher Fox, auteur d'unarticle sur les échos du mythe de Narcisse dans Gulliver's Travels18,qui rappelle quelques points essentiels. La première occurrence duterme de "narcissisme" étant selon toute probabilité postérieure àl'époque augustéenne, l'évocation de Narcisse demeure alorsexclusivement liée au récit ovidien, dont le XVIIIème siècle retientavant tout les caractéristiques suivantes : de toute évidence, le fait queNarcisse tombe éperdument amoureux de lui-même constitue unélément de premier plan. Viennent ensuite son orgueil (dura

15 Henry Fielding, Joseph Andrews, R. F. Brissenden, Harmondsworth, Penguin,1977, ‘Preface’, p. 28.16 Beat Affentranger, op. cit., p. 134.17 Voir l’ouvrage de Phyllis Greenacre, Swift and Carrol: A Psychoanalytic Study ofTwo Lives, New York, International University Press, 1955.18 Christopher Fox, "The Myth of Narcissus in Gulliver’s Travels", EighteenthCentury Studies, 20 (Fall 1986).

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superbia), qui lui fait rejeter ses congénères, ainsi que l'illusion dont ilest victime. Fox montre enfin que ce topos de l'illusion s'est décliné aucours du XVIIIème siècle selon les trois modalités de l'illusion commefolie, qui consiste à idolâtrer sa propre image, comme aveuglement,résultant d'un incommensurable orgueil, et enfin de l'illusion commeaberration mentale pure et simple19. La métaphore de Narcisse s'avèreainsi particulièrement éclairante pour rendre compte de la globalité del'attaque contre la science, en embrasser les principaux schèmesrhétoriques, et la rendre dans le dynamisme de son évolutiondiachronique.

Narcisse se définit avant tout par son enfermement dans unsolipsisme destructeur. Or c'est bien le solipsisme qui est désignécomme la principale cause de l'invalidité de l'épistémologie moderne,ainsi que le révèle l'analyse de métaphores surtout remarquées pourleurs connotations sexuelles. L'un des Modernes fous de A Tale est parexemple décrit ainsi : "The Best part of his Diet, is the Reversion ofhis own Ordure, which exspiring into Steams, whirls perpetuallyabout, and at last reinfunds"20. On retrouve une idée semblable dansGulliver's Travels, où le second "scientifique" que rencontre Gullivera le projet suivant : "to reduce human Excrement to its original Food"(Travels, III, 5, p. 172), tandis que l'innocent Gulliver nommecandidement son employeur "my good Master Bates" (Travels, I, 1,p. 6). Or, si les sous-entendus à caractère sexuel sont indéniables dansce réseau sémantique, il faut aussi souligner que ces trois images onten commun une connotation marquée d'auto-suffisance ; les adeptesde la "Modernité" ont pour idéal de fonctionner de manièreautotélique, de former leur propre "système", lequel terme est unleitmotiv dans les digressions de A Tale. Plus discret, cet aspect estpourtant signifiant : c'est bien ce qui précipitera la perte de Gulliver,dont le récit s'ouvre sur le jeu de mot involontaire de "Master Bates",pour s'achever sur la solitude du narrateur retiré dans son jardin(Travels, IV, 12, p. 287) et qui, tel Narcisse, apercevant son reflet dansl'eau, se détourne de sa propre image (IV, 10, p. 270-271). Et lessavants fous de Lagado ont certes, assez littéralement, la tête dans lesnuages, puisqu'un de leurs yeux est tourné vers le ciel, mais onconstate surtout que c'est vers eux-mêmes qu'est dirigé leur autre œil :

19 Ibid., p. 21-28.20 ‘Digression on Madness’. Jonathan Swift, A Tale of a Tub, in Jonathan Swift, ATale of a Tub, with The Battle of the Books and The Mechanical Operation of theSpirit, ed. A. C. Guthkelch and D. Nichol Smith, Oxford, Oxford UP [1920], 1958, p.178 ; les références suivantes à cette œuvre figureront dans le corps du texte.

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[I had] never till then seen a Race of Mortals so singular in theirShapes, Habits, and Countenances. Their Heads were all reclinedeither to the Right, or the Left; one of their Eyes turned inward, theother directly up to the Zenith. (Travels, III, 2, p.149)

L'image permet de mettre en évidence à la fois le solipsisme de cesscientifiques et leur orgueil, puisque la gloire qu'ils tirent de leurinvention compte davantage à leurs yeux que son utilité. Plusgénéralement et plus fondamentalement, cette métaphore montre làencore une science préoccupée de sa propre progression plutôt que dumonde extérieur.

Le mythe de Narcisse éclaire donc non seulement les causesde l'erreur des Modernes mais en illustre aussi parfaitement les effetsnéfastes. Nul n'ignore que Narcisse est aveugle, en ce sens qu'il estincapable de comprendre ce qu'il a sous les yeux. De même, leplumitif de A Tale se distingue au premier chef par son aveuglement,car il ne sait ni ne voit rien, et surtout, contrairement au sagesocratique qui cherche à se connaître, il se complaît dans cet étatd'ignorance : "This is the sublime and refined Point of Felicity, called,the Possession of being well deceived; the Serene Peaceful State ofbeing a Fool among Knaves" (A Tale, 'Digression on Madness',p. 174). Cette mise en exergue de l'aveuglement comme l'un desprincipaux effets pervers des présupposés modernes expliquel'importance considérable de toutes les variations du schème de lavision dans l'œuvre swiftienne. La vision des Modernes de A Tale,qu'elle soit trop superficielle ou pseudo-profonde, les rend incapablesde déchiffrer correctement ce qu'ils ont sous les yeux. Ainsi, c'est lasimilitude bien plus que la différence de Peter et Jack, les deux frèresde "l'allégorie des manteaux", qui est soulignée ; de même, vision"profonde" et vision "superficielle" sont renvoyées dos à dos commeétant toutes deux erronées :

But the greatest Maim given to that general Reception, which theWritings of our Society have formerly received. . . hath been asuperficial Vein among many Readers of the present Age, who willby no means be persuaded to go beyond the Surface and the Rind ofThings: whereas, Wisdom is a Fox, who after long hunting, will atlast cost you the Pains to dig out. . . 'Tis a Sack-Posset, wherein thedeeper you go, you will find it the sweeter. (A Tale, 'Introduction',p.66)

Gulliver, et ce n'est évidemment pas anodin, est lui d'emblée décritcomme myope (Travels, I, 2, 23). Plus généralement, il se caractérisepar son incapacité à accomoder correctement : lorsqu'il se trouve à

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Brobdingnag, c'est cette incapacité qui lui fait percevoir lesirrégularités de la peau des demoiselles locales comme des défautsmonstrueusement apparents (Travels, II, 1, p. 79). Cet aveuglementconstitue la condition d'existence des Modernes, ainsi qu'en atteste lefait que, tout comme Narcisse meurt quand il se reconnaît dans l'onde,Gulliver se perd dans la folie lorsqu'il identifie sa propre naturereflétée dans le miroir du regard de la femelle Yahoo (IV, 8, p. 259).

Narcisse est encore celui qui "prend pour un corps ce qui n'estqu'une ombre"21. En d'autres termes, il est la victime d'une illusion quil'accapare tout entier. Cette interprétation de l'illusion commeaberration mentale, comme "self-pleasing delusion", estparticulièrement pertinente, puisque c'est précisément la conceptionswiftienne de l'erreur menant tout droit à la folie :

When a Man's Fancy gets astride on his Reason, when Imaginationis at Cuffs with the Senses, and common Understanding, as well ascommon Sense, is Kickt out of Doors; the first Proselyte he makes,is Himself, and when that is once compass'd, the Difficulty is not sogreat in bringing over others. (A Tale, 'Digression on Madness', p.171)

Ce motif rend par ailleurs compte de la prééminence du personnage duprojector, incarnation suprême de cette illusion : que ce soit le modestproposer, le plumitif de A Tale, ou encore les scientifiques del'académie de Lagado, les projectors swiftiens sont tous obsédés parce que Sterne nommera plus tard un hobby-horse, consacrant leur vieentière à une chimère ("[one of the Advancers of speculativeLearning] told us, he had been Thirty Years employing his Thoughtsfor the Improvement of human Life", Travels, III, 5, p.175) dont ilsimaginent de surcroît qu'elle est d'une importance capitale pourl'humanité : "[The first Professor in Speculative Knowledge] flatteredhimself, that a more noble exalted Thought never sprang in any otherMan's Head" (ibid.).

Si Narcisse est omnubilé par sa propre image, et se berce de rêves,il est aussi celui qui, conformément à la prévision du devin Tirésias,ne se connaît pas (se non novit, dit Ovide), et s'admire sans seconnaître ni se reconnaître, tout comme le Moderne qui, faute demémoire et de sens de la continuité historique, se flatte d'être lepremier en tous domaines :

21 Ovide, Les Métamorphoses, ed. Joseph Chamonard, Paris, Garnier-Flammarion,1966, p. 100.

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But I here think fit to lay hold of that great and honourable Privilegeof being the Last Writer; I claim an absolute Authority in Right, asthe freshest Modern, which gives me a Despotick Power over allAuthors before me. (A Tale, 'Digression in the Modern Kind', p.130)

Refusant de s'inscrire dans une quelconque filiation, confondant savoiret sagesse, les Modernes font de la nouveauté une valeur en soi :

Because, Memory being an Employment of the Mind upon Thingspast, is a Faculty, for which the Learned, in our Illustrious Age, haveno manner of Occasion, who deal entirely with Invention, and strikeall Things out of themselves, or at least, by Collision, from eachother. (A Tale, p. 153)

Ainsi, le modest proposer ne reconnaît pas le caractère monstrueux desa proposition ; quant à Gulliver, c'est, comme l'indique son nom, ledupe par excellence. Pour ne prendre qu'un exemple au hasard d'unemultitude d'incidents similaires, il ne manque pas de remarquer ladistraction des habitants de Laputa, due à une "spéculation intense"(Travels, III, 2, p. 149), distraction qui les conduit à être grossiers àl'égard de leurs invités, qu'ils font patienter plus d'une heure avant deles recevoir (ibid., p. 150), ou encore, comme on l'a vu, à construiredes maisons de guingois (ibid., p. 153). Mais au bout d'un mois àpeine sur l'île, Gulliver a adopté la pensée et le langage extrêmementabscons de ses habitants, comme en atteste la très longue descriptionqu'il fait de l'île (Travels, III, 2, p. 157-161). On retrouve enfin chezGulliver la curiosité stérile qui est celle de l'écrivaillon de A Tale. Leterme revient à plusieurs reprises dans la troisième partie de Gulliver'sTravels, notamment lorsque Gulliver quitte le monarque de Laputa ("Idesired Leave of this Prince to see the Curiosities of the Island",Travels, III, 3, p. 157), pour résumer les découvertes qu'il fait sur l'île("after having seen all the Curiosities of the Island", Travels, III, 4, p.165), et surtout, pour décrire Gulliver lui-même, qui, foolbienheureux, aprouve la description que fait de lui Lord Munodi : "MyLord was pleased to represent me as a great Admirer of Projects, and aPerson of much Curiosity and easy Belief; which indeed was notwithout Truth; for I had my self been a Sort of Projector in myyounger Days" (Travels, III, 4, p. 170). De manière plus générale, lacuriosité est une caractéristique essentielle des "nouveauxphilosophes", qui les conduit à s'intéresser à des domaines inutiles, ou,pire encore, à outrepasser leurs prérogatives en tentant d'explorer desdomaines qui leur sont inaccessibles.

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Cette curiosité n'est en fait que l'une des multiplesmanifestations de l'hubris de ces nouveaux savants, de leur croyanceorgueilleuse dans les pouvoirs de la raison : "Because of theirtriumphs in understanding planetary orbits, the new sciencesarrogantly grant themselves authority in other affairs. Instead of usingtheir knowledge for improving human life, as they profess they do,natural philosophers use it for their own gratification"22. Une telleattitude témoigne selon Swift d'une arrogance néfaste au progrès de laconnaissance, car en intervenant dans des domaines qui ne sont pas leleur, les "nouveaux philosophes" quittent leur champ de connaissancepour "fabriquer" indûment "de la crédibilité"23 à des fins parfoisdouteuses ou, en tout état de cause, bien éloignées de véritablespréoccupations scientifiques. C'est ainsi que Newton se lança dans labataille de ce que l'on appelle communément "le projet Wood"24 etapprouva l'introduction de la monnaie de Wood au motif de la qualitédu matériau utilisé, comptant sur sa réputation pour aider George I àavoir gain de cause. En d'autres termes, loin de défendre l'humanitétout entière, les Modernes, victimes d'un enfermement solipsiste etnarcissique, luttent avant tout pour leur intérêt propre :

We might… reexamine the anatomy's satirical tendency to addressthe problem of intellectual credibility by opening up the categoriesof "amateur" and "professional" to analysis, however anachronisticthis may sound… This polarity coincides with the more manifestcategories of "ancient" (learned amateurs like Temple and Swifthimself) and "modern" (pedantic, specialist professionals likeWotton and Bentley)… [There is] an implicit distinction thatemerges in Swift's work between a "professional" like the critic "inthe modern kind" and the more cosmopolitan figure of theintellectual. Edward Said usefully suggests that the term "amateur"in its root sense conveys many of the aspects of the unaffiliated and

22 David J. Twombly, op. cit. p. 257.23 L’expression "the manufacture of credibility" est due à Larry Stewart, dans TheRise of Public Science: Rhetoric, Technology, and Natural Philosophy in NewtonianBritain, 1660-1750, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. xvi.24 Le 12 juillet 1722, la Couronne accorde à l’Anglais William Wood une licensel’autorisant à fabriquer de la monnaie pour un montant total de 100 800 livres etdestinée à être mise en circulation en Irlande. À aucun moment le Parlement irlandaisn’est consulté sur la question et cette décision enflamme les esprits et contribue àtendre un peu plus les relations entre Angleterre et Irlande, celle-ci y voyant un signesupplémentaire de l’arrogance anglaise. La campagne de résistance passive et lesrequêtes au Roi déposées par les deux Parlements, accusant le projet de Wood d’êtreillégal, demeurent sans effet. Après consultation avec l’archevêque King et lechancelier Middleton, Swift se charge d’écrire un pamphlet prônant le boycott de lamonnaie de Wood : ce pamphlet deviendra bien entendu The Drapier’s Letters, quidénoncent entre autres l’intervention de Newton.

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yet passionately involved intellectual whose allegiances lie only inhis claim to represent humanity as a whole rather than a particularparty or sphere of interest.25

Swift se présente lui comme l'antithèse du Moderne, celui qui, au-delàde toute querelle partisane, se soucie du seul intérêt de l'humanité.

***

Le sort tragique de Narcisse, dont l'illusion se transforme enfolle obsession et s'achève dans la mort, constitue une autre dimensionpertinente du mythe, dans la mesure où elle permet une appréhensiondiachronique de la satire swiftienne, qui va dans le sens d'une noirceurcroissante et d'une critique de plus en plus englobante.

Cette évolution est une évolution de nature plus que de degré.Jamais les "nouveaux philosophes" ne sont présentés par Swift commedes knaves, dangereux dissimulateurs conscients du mal qu'ilsperpétuent. De A Tale of a Tub à Gulliver's Travels, en passant parThe Mechanical Operation of the Spirit et par The Drapier's Letters,ils demeurent des fools, simples victimes de leur aveuglement, quiparticipe d'ailleurs de leur félicité :

For, if we take an Examination of what is generally understood byHappiness, as it has respect to the Understanding or the Senses, weshall find all its Properties and Adjuncts will herd under this shortDefinition: That, it is a perpetual Possession of being well Deceived.And first, with Relation to the Mind or Understanding; 'tis manifest,what mighty Advantages Fiction has over Truth; and Reason is justat our Elbow; because Imagination can build nobler Scenes, andproduce more wonderful Revolutions than Fortune or Nature will beat Expence to furnish. Nor is Mankind so much to blame in hisChoice, thus determining him, if we consider that the Debatemeeerly [sic] lies between Things past, and Things conceived; and sothe Question is only this; Whether Things that have Place in theImagination, may not as properly be said to Exist, as those that areseated in the Memory. (A Tale, 'Digression on Madness', p. 171-172)

Il est cependant indéniable que l'exubérante jubilation de l'œuvre dejeunesse de Swift fait place dans Gulliver's Travels à un pessimismetragique. S'ils ne changent pas de nature, les fools "scientifiques"deviennent malgré tout de plus en plus dangereux. Le Moderne de ATale n'est pas réellement nocif à la société, dans la mesure où il est

25 W. Scott Blanchard, op. cit., p. 62-63 ; je souligne.

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plus ou moins le seul adepte, et la seule victime, de sa propre folie,"the first Proselyte he makes". Le prosélytisme des Modernes est iciprésenté non tant comme un objectif en soi que comme une sorted'effet secondaire de leur passion aveugle. À l'inverse, c'est l'humanitéentière que le modest proposer tout comme les savants fous de Lagadoet Gulliver lui-même entendent convertir, et c'est justement ce qui lesrend dangereux. À bien y regarder, pourtant, ce zèle prosélyte étaitdéjà présent de manière inchoative dans A Tale, où il était à la foisdésigné comme le fait de certains individus isolés ("Cartesiusreckoned to see before he died, the Sentiments of all Philosophers,like so many lesser Stars in his Romantick System, rapt and drawnwithin his own Vortex", A Tale, 'Digression on Madness', p. 167),mais aussi comme fondamentalement inhérent à l'épistémologiemoderne : "[reduc[ing] the Notions of all Mankind, exactly to thesame Length, and Breadth, and Height of [their] own is the firsthumble and civil Design of all Innovators in the Empire of Reason",prévenait Swift (A Tale, 'Digression on Madness', p.167).

Obsédé par sa "proposition" de réforme de l'Irlande, le modestproposer en devient inhumain, tandis qu'aux yeux de ceux quideviendront les académiciens de Lagado, la volonté de changementdépasse de loin leur propre personne pour s'étendre à l'ensemble de lasociété :

[These People] fell into Schemes of putting all Arts, Sciences,Languages, and Mechanicks upon a new Foot. To this End, theyprocured a Royal Patent for erecting an Academy of PROJECTORSin Lagado: And the Humour prevailed so strongly among thePeople, that there is not a Town of any Consequence in the Kingdomwithout such an Academy. (Travels, III, 4, p.169 ; je souligne)

La nocivité de ce zèle réformateur est clairement indiquée, car lesdeux domaines privilégiés par la réforme, à savoir l'architecture etl'agriculture, sont précisément ceux dont les habitants de l'île ont leplus à souffrir :

In these Colleges, the Professors contrive new Rules and Methods ofAgriculture and Building, and new Instruments and Tools for allTrades and Manufactures. . . All the Fruits of the Earth shall come toMaturity at whatever Season we think fit to chuse, and increase anHundred Fold more than they do at present; with innumerable otherhappy Proposals. The only Inconvenience is, that none of theseProjects are yet brought to Perfection; and in the mean time, thewhole Country lies miserably waste, the Houses in Ruins, and thePeople without Food or Cloaths. (Travels, III, 4, p. 169 ; je souligne)

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Et tout comme le modest proposer n'a aucune conscience de lamonstruosité de son projet, les scientifiques de Lagado demeurentparfaitement insensibles à la souffrance qu'ils occasionnent : "By allwhich [the fact that people are starving], instead of being discouraged,they are Fifty Times more violently bent upon prosecuting theirSchemes, driven equally on by Hope and Despair" (Travels, III, 4, p.169). La constellation sémantique constituée par les termes projector,project, proposals, innovations, experiment (Travels, III, 4, p.169-170) montre assez que sont ici à l'œuvre les "innovateurs del'empire de la raison" contre lesquels A Tale mettait en garde lelecteur. En outre, l'incommensurable orgueil de ces innovateurs, dontla raison ne connaît plus ses limites, est soulignée par la formule : "Allthe Fruits of the Earth shall come to Maturity at whatever Season wethink fit to chuse", qui rappelle bien entendu la phraséologie biblique.Cette orgueilleuse fièvre novatrice n'est ni plus ni moins que latransposition homologique dans la société de la transgressionluciférienne de l'ordre divin : "Ye shall be as Gods" (Genèse 3. 5).Une telle démesure mène immanquablement à la destruction, commeen attestent les ultimes propos de Gulliver qui, aveuglé par son zèleprosélyte, devenu de ce fait la première victime de l'orgueil qu'ildénonce, sombre dans la folie faute de pouvoir rallier l'humanité à savision du monde :

My Reconcilement to the Yahoo-kind in general might not be sodifficult, if they would be content with those Vices and Follies onlywhich Nature hath entitled them to… But, when I behold a Lump ofDeformities, and Diseases both in Body and Mind, both smitten withPride, it immediately breaks all the Measures of my Patience;neither shall I ever be able to comprehend how such an Animal andsuch a Vice could tally together… and therefore I here entreat thosewho have any Tincture of this absurd Vice, that they will notpresume to appear in my Sight. (Travels, IV, 12, p. 288)

Au-delà de la question de la validité de la "nouvellephilosophie", les dernières fictions de Swift soulèvent celle desconditions mêmes de possibilité du processus interprétatif. Induite parle développement de la physique newtonienne, cette interrogation estabsolument centrale au XVIIIème siècle : "the limits of appropriateinterpretation remained a source of heated debate through most of theeighteenth century "26. Un questionnement nouveau se fait jour eneffet, qui est celui de la frontière séparant le mystérieux, inaccessible à

26 David J. Twombly, op. cit., p. 251.

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la raison humaine, et le domaine de la physique, de l'expérimentationempiriste, questionnement que cristallise la notion de mystère :

It is important to point out here that in Protestant Englandmysteries had nothing to do with spontaneous healing or otherunique miraculous occurrences. It is an idiosyncratic feature ofEnglish natural philosophy that the term mystery was not used foraberrant phenomena but for phenomena that obeyed the ordinarycourse of nature. . . In English natural philosophy, mysteries had a double function:they testified to the infinite wisdom of God manifest in the worksand wonders of Creation; at the same time, they pointedunmistakably to the limits of empirical natural philosophy –, to thelimits of the interpretation of the book of nature, that is. The first…made it possible to conceive of natural philosophy as a religiousactivity, or at least an activity worthy of a pious man; the secondcould serve as a constant reminder that human thought power wasinherently limited27.

La question de l'existence de limites à l'investigation expérimentale estcertes acceptée de tous, mais celle de la définition de ces limites estautrement plus délicate, et constitue la pierre d'achoppement autour delaquelle s'affrontent Modernes et Anciens. Menacée par lesdécouvertes de la science, la théologie peine à conserver son statut dediscipline englobante, même si les exégètes anglicans développentdiverses stratégies pour maintenir la théorie des deux livres, et doncl'autorité de l'Écriture28. Conséquence paradoxale de cette quête, lesthéologiens tendent à repousser toujours davantage les limites dudomaine qu'ils estiment relever de leurs prérogatives :

The question is a crucial one. For to stop short of the cognitive limitsmeant that not enough use was made of those "greater Degrees ofKnowledge which the Providence of God has in this Age [theseventeenth century] afforded us…" Alternatively, to transgress thatborderline was susceptible of atheism, for it meant to account for thedivine in terms of mechanical philosophy29.

Les scientifiques que dénonce Swift sont ceux que l'on a pu nommerles "world-makers", c'est-à-dire les physico-théologiens qui tentèrentd'expliquer les mystères divins en termes de causes secondaires. Dansun premier temps, dans la mesure où seule une différence de degré et

27 Beat Affentranger, op. cit., p. 120-122.28Sur ce sujet, voir Robert Markley, Fallen Languages. Crises of Representation inNewtonian England, 1660-1740, Ithaca, Cornell UP, 1993, p. 40sq.29 Beat Affentranger, op. cit., p. 123.

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non de nature séparait les présupposés des théologiens de ceux desscientifiques, les écrits de ces derniers ne furent pas mis à l'index. Lesimplications d'ordre théologique n'émergèrent que lorsque le déisteCharles Blount inclut dans son ouvrage Oracles of Reason (1693)quelques chapitres de l'ouvrage de Thomas Burnet ArchaeologiaePhilosophicae (1692), dans lequel ce dernier s'opposait à une lecturelittérale de la chute30. L'accusation portée par Swift est celle d'hubris,d'un manquement au decorum qui conduit tout un chacun à connaîtreles limites à ne pas franchir :

Non-presumptuous people, it seems, just "knew" where one had tostop looking for second causes. In the gentlemanly culture ofseventeenth-century England, honest and pious people could simplytell where the limits of rightful knowledge were and when theinterpretation of nature and Scripture had to stop, or at least theyrecognised the limits when they came upon it31.

On note en la matière une évolution marquée des textesswiftiens, où se lit le passage de la quête d'une interprétationenglobante et unifiée au rejet de tout discours totalisant, le glissementd'un monisme interprétatif à la déconstruction de l'interprétation. Labelle assurance herméneutique dont témoigne A Tale, cette croyanceen l'existence d'une interprétation univoque résultant du bon usage dela plain reason, cette assurance se fissure pour aboutir dans Gulliver'sTravels et, dans une moindre mesure, dans A Modest Proposal, à unquestionnement beaucoup plus fondamental.

La gnoséologie swiftienne telle qu'elle apparaît dans A Tale,en même temps qu'elle stigmatise une lecture trop superficielle, metaussi en garde contre les excès interprétatifs :

However, that neither the World nor our selves may any longersuffer by such misunderstandings, I have been prevailed on. . . totravel in a compleat and laborious Dissertation upon the primeProductions of our Society, which besides their beautiful Externalsfor the Gratification of superficial Readers, have darkly and deeplycouched under them, the most finished and refined Systems of allSciences and Arts; as I do not doubt to lay open by Untwisting or

30 Burnet rejette une telle lecture en vertu de l’argument selon lequel l’ouvrage duCréateur ne pouvait être réduit à néant en quelques heures par un stupide serment :voir Beat Affentranger, op. cit., p. 126sq.31 Beat Affentranger, op. cit., p. 128.

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Unwinding, and either to draw up by Exantlation, or Display byIncision.32 (A Tale, p. 66-67)

Le processus interprétatif repose en effet selon Swift sur unedistinction fondamentale entre interprétation et compréhension,distinction conforme à la théorie anglicane de l'auto-interprétation desÉcrituresErreur! Signet non défini. ("Scripture interprets it self",résumait l'archevêque Tillotson33), établie dans sa formule définitivepar le théologien William Chillingworth en 1638 :

So that those places which containe things necessary, and whereinerrour were dangerous, need no infallible interpreter because thayare plaine; and those that are obscure need none because theycontaine not things necessary, neither is errour in them dangerous.34

Il s'agit moins d'interpréter que de lire (l'intention divine inscrite dansle monde), en ayant recours à ce que l'Anglicanisme nomme plainreason, soit une raison qui connaît et accepte ses limites. On sesouvient de Martin, l'un des trois frères de ce qu'il est convenu denommer "l'allégorie des manteaux" de A Tale, allégorie narrant le legsque fait un père de son manteau à ses trois fils, Peter, Jack et Martin,qui ont pour recommendation de ne modifier en rien cet héritage.Après sept années d'harmonie – référence aux sept premiers siècles duChristianisme –, la rencontre de trois femmes symbolisant convoitise,ambition et orgueil, sème la discorde entre les trois frères, qui peinentà réconcilier le testament paternel avec les mœurs du siècle. Orphelin,privé de l'autorité du Père, Jack le Calviniste se trouve entraîné dans laspirale de l'erreur par Peter le Catholique, qui croit distinguer leslumières de la vérité alors qu'il est aveuglé par son orgueil exégétique.De protecteur et garant de la parole autorisée, le testament devienttexte malléable au gré de la capricieuse subjectivité de deux des troisfrères. Seul Martin l'AnglicanErreur! Signet non défini., grâce à uneraison non subvertie par l'orgueil, demeure fidèle à l'héritage paternel.La célèbre exhortation de ce dernier à son frère Peter dans la Section 6de A Tale est ce qui, dans tout le corpus de Swift, se rapproche le plusd'une affirmation sans détour de la norme qui sous-tend la satire :

But Martin, who at this Time happened to be extremely phlegmatickand sedate, begged his Brother, of all love, not to damage his Coat

32 exantlation : "the action of drawing out, as water from a well", in Jonathan Swift, ATale of a Tub, op. cit., note 1.33 John Tillotson, The Rule of Faith (1666), in Philip Harth, op. cit., p. 206.34 William Chillingworth, The Religion of Protestants a Safe Way to Salvation (1638)p. 59, ibid., p. 211 ; je souligne.

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by any Means; for he never would get such another: Desired him toconsider, that it was not their Business to form their Actions by anyReflection upon Peter's, but by observing the Rules prescribed intheir Father's Will. (A Tale, p. 139)

Martin est celui qui détient le pouvoir de déchiffrer la réalitécorrectement, grâce à une lecture somme toute assez littéraliste.

Or, cette croyance en l'existence d'une rassurante univocitéinterprétative est justement ce que récuse Gulliver's Travels.L'ensemble de l'ouvrage désigne la question de l'interprétation commeson principal enjeu. Gulliver n'est autre que celui qui ne sait pas voir,dans la mesure où sa lecture des événements est le plus souvent sujetteà caution. Gulliver a certes bonne mémoire ("by the Help of a veryfaithful Memory", Travels, III, 2, p.152), mais il s'agit d'une mémoirequi participe de la confusion typiquement moderne entre savoir etconnaissance. Ainsi, le constat de la misère qui règne à Laputa nel'empêche nullement de présenter ensuite l'île comme un véritableparadis terrestre : "I think it [Laputa] the most delicious Spot ofGround in the World" (Travels, III, 2, p. 155-156). Sont égalementraillées les prétentions philologiques gullivériennes :

The Word, which I interpret the Flying or Floating Island, is in theOriginal Laputa; whereof I could never learn the true Etymology.Lap in the old obsolete Language signifieth High, and Untuh aGovernor; from which they say by Corruption was derived Laputafrom Lapuntuh. But I do not approve of this Derivation, whichseems to be a little strained. I ventured to offer to the Learnedamong them a Conjecture of my own, that Laputa was quasi Lapouted; Lap signifying properly the dancing of the Sun Beams in theSea; and outed a Wing, which however I shall not obtrude, butsubmit to the judicious Reader. (Travels, III, 2, p. 152)

On peut choisir de souligner la dimension topique, et lire ce passagecomme une attaque de la démarche philologique telle que l'incarnenotamment Robert Boyle, dont le pédantisme est discrètement tournéen dérision par le recours à la forme archaïque "signifieth". Plusfondamentalement, c'est la question de la possibilité même d'unelecture valide qui est ici soulevée. À travers les Voyages, ce genre delecture-déchiffrement est à la fois inscrit dans le texte et rendu caducpar la nature vague des allusions topiques, à la fois suggéré commeune lecture possible et rejeté comme insuffisant. L'ironie contenuedans l'expression "judicious Reader" indique clairement que Swiftprésuppose que le lecteur partage avec Gulliver une naïveté qui lui faitcroire en l'existence d'une immanence interprétative.

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La déconstruction de l'interprétation est plus précisément aucœur du chapitre 6 du Livre II des Travels. C'est en effet au cours dece chapitre qu'un coup fatal est porté à la crédibilité de Gulliver entant que narrateur, au regard du lecteur idéal incarné par le roi deBrobdingnag : sommé de présenter son pays, Gulliver a obtempéré enfaisant de l'Angleterre le plus incroyable des "panégyriques" (Travels,II, 5), sous la forme d'un discours extrêmement construit,apparemment sans failles. Or le roi procède par la suite à unedéconstruction systématique de ce discours, dont il reprend leséléments un à un pour retourner complètement la lecture faite parGulliver et en montrer les limites (Travels, II, 6, p. 117-121) . Cetteimpitoyable reprise du discours gullivérien se solde par la célèbrecondamnation de la "race humaine" comme "ignoble vermine" : "Icannot but conclude the Bulk of your Natives, to be the mostpernicious Race of little odious Vermin that Nature ever suffered tocrawl upon the Surface of the Earth" (Travels, II, 6, p. 121). Cejugement impitoyable n'épargne pas le lecteur, qui n'est autre que lesemblable et le frère de Gulliver, et qui voudrait comme lui faire del'Angleterre une riante contrée sans défauts, et n'a lui aussi que troptendance à être l'objet de "pleasing visions" (Travels, III, 10, p. 206).Si le lecteur peut choisir dans un premier temps de profiter de la portede sortie offerte par le monarque de Brobdingnag lorsque celui-ciépargne Gulliver ("the bulk of your natives"), le répit est toutefois decourte durée, puisque le héros myope des Travels subit quelques pagesplus loin une condamnation cette fois sans appel du roi, qui le réduit àl'état de misérable insecte ("so impotent and groveling an Insect as Iwas" (Travels, II, 7, p.123-124).

On trouve ainsi dans les dernières œuvres de Swift le refus desprésupposés épistémologiques des Modernes qui caractérise lesœuvres de jeunesse, mais surtout un questionnement de plus en pluspressant quant à la question de l'interprétation, ce qui ne va pas sanscertaines contradictions. En effet, la satire swiftienne estsystématiquement associée à l'auto-référentialité débilitante desModernes. Or, la critique du solipsisme de ces derniers, qui se déploieautour de la métaphore centrale de Narcisse, se fait au nom d'unepensée elle-même monologique, reposant de manière quasi autotéliquesur l'anti-herméneutique latitudinaire. En d'autres termes, c'est au nomd'un "système", notion anathème dans la perspective swiftienne, qu'estdéclaré invalide un autre système. À ceci près que, comme nousl'avons dit, on discerne en filigrane de l'œuvre de Swift une évolutionqui traduit la complexification progressive de la gnoséologie decelui-ci : l'univocité interprétative, présentée dans les œuvres dejeunesse comme possible, est remplacée dans Gulliver's Travels par

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une interrogation sur la possibilité même de l'interprétation. Or,mutatis mutandis, cette remise en cause de la possibilité del'interprétation modifie radicalement la nature même de la satire.

De A Tale à Gulliver's Travels, c'est peu ou prou le mêmediscours que tient le satirique ; mais de philosophique, la démarche sefait poïétique. Même si la méthode adoptée par Swift dans A Tale etdans The Mechanical Operation of the Spirit est rhétorique et nonargumentative, ces œuvres se situent néanmoins dans une perspectivede confrontation de deux gnoséologies antagonistes,l'(anti)-herméneutique latitudianire d'une part, anti-spéculative etpostulant la lisibilité de tout texte grâce au recours à une raison noncorrompue, l'épistémologie moderne d'autre part, dont les fondementsque sont la spéculation et l'expérimentation sont représentés commeabsurdes et vains, manifestations exacerbées de l'orgueil de leursauteurs. Gulliver's Travels et, dans une moindre mesure, A ModestProposal, sont au contraire des œuvres essentiellement poïétiques. Parpoïétique, nous entendons toute la polysémie que véhicule le termegrec de ποιειν et que "poétique" a perdu : "C'est tout ce qui a trait à lacréation d'ouvrages dont le langage est à la fois la substance et lemoyen"35. Il convient pour saisir toute la polysémie du terme grec deremonter jusqu'à Aristote, dont la Métaphysique s'attache entre autresà définir avec précision la notion d'œuvre36. Le terme grec d'ergon esten effet équivoque, car il signifie aussi bien l'ouvrage fait que letravail par lequel on le fait. C'est pourquoi Aristote introduit uneopposition entre deux verbes, poïein et prattein, faire et agir : ce quicaractérise l'œuvre d'art par contraste avec l'objet naturel, c'est quel'œuvre d'art a sa cause formelle hors d'elle-même, dans la volonté del'artiste. La poïétique est "l'art qui se fait […]" ou, plus précisémentencore, une "réflexion en acte"37. Grâce à la poïétique, l'artiste"re-produit esthétiquement les aspects dynamiques d'une réalité tenueen général pour non-esthétique" (une réalité dogmatique, par exemple)et peut "représenter l'ambigu, le contradictoire mêmes"38.

C'est précisément ce qu'offre Swift dans A Modest Proposal etdans Gulliver's Travels qui proposent, dans un discours

35 René Passeron, "La Poïétique", in Recherches poïétiques, Groupe de recherche duCNRS, Paris, Kincksieck, 1975, I, p. 14 ; je souligne.36 C’est la Métaphysique et non la Poétique qui fournit cette définition, car l’objet dela Métaphysique est notamment de préciser la définition de termes importants que legrec courant laisse indécis.37 René Passeron, "La Poïétique" ; Raymond Bellour, "L’énonciateur", in Recherchespoïétiques, op. cit., I, p. 16 et 90.38 Michel Zéraffa, "Le langage poïétique", ibid., p. 54 et 62.

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essentiellement fictionnel, l'actualisation, au sens de mise en acte,d'une vérité dialectique, à savoir la nécessaire auto-destruction de toutdiscours à visée totalisatrice. Les "narrateurs non fiables" des deuxdernières fictions swiftiennes sont l'incarnation suprême de cette véritédialectique, puisque c'est l'anéantissement du narrateur au niveaudiégétique qui constitue la condition d'existence de l'œuvre d'art. Alorsseulement peut être exprimé le "message" dont est porteur le narrateur.Nulle coïncidence dans le fait que A Modest Proposal et Gulliver'sTravels recèlent les deux assertions qui s'apparentent le plus àl'irruption de la voix de Swift s'exprimant in propria persona au seinde sa fiction. C'est au moment même où apparaît toute l'horreur de la"solution" suggérée par le modest proposer qu'est énoncée la célèbreprétérition, qui énumère une à une les suggestions à la "questionirlandaise" que le Doyen de Saint-Patrick n'avait eu de cesse deproposer au gouvernement anglais :

Therefore, let no man talk to me of other Expedients: [...] Oflearning to love our Country, wherein we differ even fromLAPLANDERS, and the Inhabitants of TOPINAMBOO: Of quittingour Animosities and Factions; nor act any longer like the Jews, whowere murdering one another at the very Moment their City wastaken: Of being a little cautious not to sell our Country andConsciences for nothing39. (PW II, 116)

De même, ce n'est qu'une fois la crédibilité de Gulliver sérieusementremise en question que se fait jour la voix de cet interprète idéal qu'estle monarque de Brobdingnag, sous la forme à peine voilée dequestions rhétoriques :

When I had put an End to these long Discourses, his Majesty in asixth Audience consulting his Notes, proposed many Doubts,Queries, and Objections, upon every Article. He asked, whatMethods were used to cultivate the minds and Bodies of our youngNobility; and in what kind of Business they commonly spent the firstand teachable Part of their Lives. What Course was taken to supplythat Assembly, when any noble Family became extinct. WhatQualifications were necessary in those who are to be created newLords: Whether the humour of the Prince, a Sum of Money to aCourt-Lady, or a Prime Minister; or a Design of strengthening aParty opposite to the publick Interest, ever happened to be Motivesin those Advancements. What Share of Knowledge these Lords hadin the Laws of their Country, and how they came by it, so as toenable them to decide the Properties of their Fellow-Subjects in thelast Resort. Whether they were always so free from Avarice,

39 Jonathan Swift, A Modest Proposal, in The Prose Works, op. cit., vol. II, p.116.

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Partialities, or Want, that a Bribe, or some other sinister View [i.e.,dishonest consideration], could have no Place among them. (Travels,II, 6, 117)

À l'assertion de la Vérité sur le mode dogmatique a succédé l'uniquevérité possible : l'œuvre d'art.

***

Le mode poïétique est ainsi le seul qui permette de dénoncerprésupposés et effets néfastes de la science moderne. Le cadre deréférence théocratique qui est celui de Swift détermine en effet laspécificité du mode de l'attaque : la conception swiftienne de l'erreurrend de facto caduque une dénonciation opérée selon une logiqueargumentative qui revient in fine à accorder à l'adversaire un créditque Swift lui dénie. Seul le discours fictionnel, incarnationactualisante de la pensée swiftienne, peut "dire" le refus de l'hubrisexpérimentale. C'est pourquoi le combat mené contre la science nesaurait être autre que rhétorique, la force du discours étant seule àmême de jeter le discrédit sur un autre discours, lequel n'étaitvraisemblablement pas pris très au sérieux par Swift :

But I can find no evidence that Swift recognised the potential ofnatural philosophy genuinely to infringe on the religious realm. Forhim there was no problem of demarcation for the simple reason thathe did not take empirical science seriously enough as a new branchof learning. I do not think, for instance, that Swift foresaw therupture between science and religion as it gradually emerged in thecourse of the spectacular successes of science in the nineteenthcentury; to do so would have meant to see in experimentalphilosophy an epistemic force that could seriously rival the firmgrasp religion then still had over almost all aspects of life. That isclearly not how Swift conceived of science. He was too confidentthat most of what went under the name of experimental naturalphilosophy was but a passing fashion, certainly not a movement thatwould ultimately change the face of the earth40.

"A passing fashion" : c'est en effet de cette manière que, selon touteprobabilité, Swift concevait la science, lui qui, dans la polémique quioppose "Anciens" et "Modernes", ce "principe agonistique de laculture moderne de l’Europe"41, se situe résolument du côté despremiers, "those Antients, that were most renowned for Wit and 40 Beat Affentranger, op. cit., p. 153.41 La Querelle des Anciens et des Modernes, ed. Marc Fumaroli, Paris, Gallimard,2001, p. 7.

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Learning" (Travels, III, 8, p. 189). Et tandis que les Modernes,scientifiques et autres, ne regardent que vers l’avenir, désireux de s’"émanciper" du "génie antique"42, Swift se veut, comme tous lessages, davantage abeille qu’araignée, faisant son miel de la richessedes Anciens :

I visit indeed all the flowers and blossoms of the field and thegarden; but whatever I collect from thence enriches myself withoutthe least injury to their beauty, their smell, or their taste. . . Youboast, indeed, of being obliged to no other creature but of drawingand spinning out all from yourself; that is to say, if we may judge ofthe liquor in the vessel by what issues out, you possess a goodplentiful store of dirt and poison in your breast . . . So that, in short,the question comes all to this–Whether is the nobler being of thetwo, that which, by a lazy contemplation of four inches round, by anoverweening pride, which feeding and engendering on itself, turnsall into excrement and venom, produc[es] nothing at last but flybaneand a cobweb; or that which, by an universal range, with longsearch, much study, true judgment, and distinction of things, bringshome honey and wax.43 (The Battle of the books, pp. 111-112)

42 Ibid., p. 8.43 Jonathan Swift, The Battle of the Books, op. cit., p. 253.