soleil platon analytique

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    http://www.jstor.org

    Le soleil de Platon vu avec des lunettes analytiques Author(s): Jonathan Barnes Source: Rue Descartes, No. 1/2, Des Grecs (Avril 1991), pp. 81-92Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40978276Accessed: 24-02-2016 14:48 UTC

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  • Jonathan Barnes

    Le soleil de Platon vu avec des lunettes

    analytiques* i

    Le soleil de Platon brille d'une lumire intense. M. Taupe, pauvre philoso- phe analytique, ne peut gure le regarder. Surgi de son terrier oxonien, o les bougies ne donnent qu'une faible lueur, il doit avouer une certaine confusion. De plus, le style oxonien, pdestre et pdant, dans lequel il aime exprimer ses petites penses analytiques, ne le prpare point pour le style ampoul de Platon. Lorsqu'il lit l'analogie du Soleil, un des chefs-d'uvre de la posie philosophique de Platon, il se sent un peu embarrass : est-il vraiment possible que des thses philosophiques soient prsentes d'une telle faon ? Peut-on dcouvrir parmi les rhapsodies platoniciennes la for- mulation d'une pense strictement philosophique?

    C'est prcisment pour cette raison qu'il me semble utile de chercher une interprtation analytique du Soleil de Platon. Le texte est bien connu. Les difficults ne sont pas caches. Si l'on veut examiner une mthode ou un style d'interprtation, il faut choisir un texte dur et incommode. C'est en franchissant les lieux dangereux que se rvlent les vertus - et les vices - d'un voyageur. C'est en plein soleil qu'il faut juger des capacits et des ccits de M. Taupe.

    videmment je n'oserai pas proposer ici une interprtation dfinitive de ce texte clbre de Platon. Je ne veux pas non plus passer en revue les inter- prtations, assez nombreuses et assez pousses, qu'ont dj donnes les phi- losophes analytiques. Les paragraphes qui suivent doivent tre considrs comme une esquisse prcaire et peu raffine. Elle s'occupera des grandes

    * Cette tude est le procs-verbal d'une communication donne au sminaire de Barbara Cassin. Les traductions de Platon sont tires, avec de lgres modifications, de l'dition Bud d'Emile Chambry.

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  • 82 JONATHAN BARNES

    lignes du texte, en laissant de ct les dtails qu'une exgse polie devrait expliquer et que Mme Monique Dixsaut a si soigneusement labors. Mon but principal n'est que de donner un petit exemple de ce qu'on appelle le style analytique.

    ii

    En 504 d, Socrate annonce que les gouverneurs de Callipolis doivent s'atta- cher l'objet de la science la plus haute , parce qu'ils ne pourront jamais arriver une comprhension approfondie de la justice sans avoir appris cette science fond. Mais qu'est-ce que c'est que cette tude si importante, demande Adimante ? On n'en fait pas un mystre, rpond Socrate, tu m'as souvent entendu dire que l'Ide du Bien est l'objet de la science la plus haute (505 a).

    tude familire mais fort difficile. Socrate lui-mme ne sait pas ce qu'est le Bien (506 c). De plus, il ne peut pas offrir ses amis un plan grands traits, une U7coypa(pfj, du Bien, pareil celui qu'il a donn des vertus (506 dl-8; cf. 504 d6-8). Ce qu'il propose, ce n'est qu'une description du rejeton du Bien, qui lui ressemble beaucoup (506 e3-4).

    Comment interprter ces paroles modestes de Socrate ? Quelques frag- ments de comdie et les tmoignages sur la leon fameuse Ilspi TyotGoo nous montrent que le Bien de Platon tait renomm comme quelque chose d'trange et d'obscur. Il faut se demander si Platon lui-mme a su en tracer les contours d'une faon plus directe. Si l'on voulait chercher une rponse cette question, on serait sans doute oblig de suivre la piste tratre des ypoupa ooypiaia. Mais en ce qui concerne le texte de la Rpublique^ et en particulier l'analogie du Soleil, toutes ces questions sduisantes doivent tre laisses de ct. En effet le soleil n'est pas prsent comme une analo- gie ou une mtaphore qui pourrait indiquer ce qu'est le Bien : Socrate ne sait rien de la nature du Bien, il ne nous offre pas de description - pas mme d'esquisse - de cet objet de l'tude la plus haute. Bref, dans la Rpu- blique il ne s'agit pas de la nature du Bien. Il s'agit - voil ce que Socrate nous promet - de ce que le Bien a produit : nous allons apprendre ce que le Bien peut effectuer. La nature, l'ouoia, du Bien est obscure, mme insai- sissable ; ses pouvoirs et ses effets peuvent tre exposs la vue de tous. Bien que Socrate ait choisi une mthode indirecte et analogue afin de nous instruire, rien ne suggre qu'il a du mal expliquer les choses qu'il va dcrire. Le styJe lev du Soleil ne tmoigne pas d'un mystre indicible : il tmoi- gne plutt de la hauteur de son objet.

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  • Le soleil de Platon 83

    III

    On parle couramment des trois analogies : le Soleil, la Ligne, la Caverne. Mais Platon ne nous en propose que deux, car la Ligne est introduite comme complment du Soleil : lorsque Glaucon intervient pour exiger de Socrate qu'il reprenne la comparaison avec le soleil, si tu as omis quelque chose , Socrate lui rpond en disant : Je tcherai, autant qu'il est possible pr- sent, de ne rien omettre (509 c5-10). Tout de suite, il dcrit la Ligne. Donc Platon dveloppe l'analogie du Soleil de 507 a jusqu' 511 e. Si je me borne ici la premire partie de l'analogie (507 a-509 b), ce n'est pas parce que je crois que le Soleil se couche en 509 c.

    Cette premire partie se divise en deux : de 507 a 508 d, il s'agit du reje- ton, du soleil ; de 508 d 509 c, il s'agit du parent, du Bien. Ce que Socrate dit du soleil est assez simple - c'est prcisment pour cette raison qu'il nous offre l'analogie. De mme, les parallles que veut tablir Socrate entre le rejeton et le parent, entre les lments de la description du soleil et les lments de la description du Bien, sont prsents d'une faon plus ou moins claire.

    Au commencement, nous pouvons donc avancer assez rapidement. D'abord il faut exposer les lments pertinents du soleil, en nonant leurs correspondances avec les lments du Bien. On distinguera cinq lments principaux :

    [A] II y a les choses vues, que Socrate appelle x opcjieva (507 bl, 508 a6, 509 b2) ou x pax (507 d8). Elles sont des couleurs ou peut-tre des objets colors (507 d 12, e2). En tout cas, ce sont des choses ordinaires de ce monde-ci : x noXX (507 b6).

    Aux choses vues correspondent, du ct du Bien, les choses connues, que Socrate appelle x voopieva (508 cl) ou x yiTVCuOKOnsva (508 el; 509 b6). Bien qu'on doive distinguer ailleurs entre les verbes voev et yiyvcooKeiv, il ne parat pas que Platon cherche les distinguer dans notre texte. Adoptons donc l'hypothse qu'il n'y a pas de distinction smanti- que ici, hypothse qui, bien entendu, pourra toujours tre bouleverse. Les choses connues sont les Ides (507 blO). Il faut souligner que Socrate ne parle pas de la connaissance en gnral : il parle de la connaissance des Ides. Toute la discussion se droule dans le cadre de la thorie des Ides.

    [B] II y a aussi, bien entendu, la vision, f| OV|/i (507 d8, 11 ; el). La vision peut s'entendre ou comme capacit ou comme acte : l'vjnc est ou la vaiii par laquelle nous pouvons voir ou l'vpysia mme de cette vap-i. La

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  • 84 JONATHAN BARNES

    vision se ralise au moyen d'un instrument : c'est dans l'il, l'wia, qu'on trouve la vision (507 dll, 508 bl). De plus, la vision est sans doute la capa- cit ou l'acte de celui qui voit, du pcov - mais Platon n'en fait pas men- tion de faon explicite.

    A la vision correspond, videmment, la connaissance, que Socrate appelle vou (508 cl, d6), yvcoai (508 e4) et n'oT''iJ' (508 e3, 509 a6). Ici, encore une fois, nous ne sommes pas obligs de chercher des distinctions nuan- ces entre les mots diffrents dont Platon se sert : bien que ces mots puis- sent tre employs en des sens diffrents, Platon ne signale aucune diffrence de signification entre eux. Au contraire, son rcit implique qu'ils ont la mme valeur smantique.

    La vision se situe dans l'il ; la connaissance peut-tre dans l'me. (Voir 508 d4 - mais Platon ne dit pas expressis verbis que l'me et l'il corres- pondent entre eux.) La connaissance appartient au connaissant, au YiyvcoKCOV (508 e2). Et le connaissant correspond au voyant, dont Platon ne fait pas mention.

    [C] II y a aussi la lumire, x (p (507 e4). Pas de commentaire. Du ct du Bien nous avons la vrit, f' Xr'Qexa, qui quivaut la lumire

    (508 d5; el, 4). Un peu plus tard nous devrons nous demander en quel sens il faudra interprter la notion de vrit qu'invoque Platon dans ce texte. Mais cette tape prliminaire de notre enqute il suffira de dire, assez banalement, que Platon introduit la vrit du ct du Bien et qu'il lui accorde une position analogue celle de la lumire.

    [D] Les choses vues sont soumises la gnration, f| yveoi (509 b3) ; c'est--dire que les choses ordinaires de ce monde-ci sont engendres - elles ne sont pas ternelles. Du ct des choses connues, on trouve l'existence, r' ouoict (509 b7-8).

    Le mot ooia est ambigu : mais ici, dans ce contexte et oppose la gn- ration, 1'oGa ne peut signifier que l'existence.

    [E] Finalement, le soleil lui-mme, flXio (508 a7, 11; dl), qui est le corps lumineux que nous voyons (mme en Angleterre) dans notre boule sublunaire.

    En analogie avec le soleil on trouve Vide du. Bien (508 bl3; e2).

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  • Le soleil de Platon 85

    Une petite table peut nous servir de sommaire pour ces informations :

    SOLEIL BIEN

    A choses vues choses connues B vision connaissance C lumire vrit D gnration existence E soleil Ide du Bien

    IV

    Entre les cinq lments solaires, il existe des rapports. En effet, il y a trois rapports, desquels l'analogie du Soleil tire son importance et sa signi- fication comme analogie. Tous les trois se fondent sur la notion de la cau- salit. Deux d'entre eux sont d'ordre gnosologique. Le troisime appartient au niveau ontologique.

    Deux de ces rapports sont signals dans ce texte-ci : Quel est, selon toi, celui des dieux du ciel qui est la cause de cet effet

    et dont la lumire fait que nos yeux voient aussi parfaitement que possible et que les choses vues sont vues?

    - Celui-l dont toi et tout le monde parleraient, car il est vident que tu parles du soleil (508 a4-8).

    De ce texte, les thses suivantes se dgagent : (51) La lumire est la cause par laquelle nous voyons les objets vus. (52) Le soleil est la cause de la lumire. Un autre texte nous donne la troisime thse : Tu diras, je pense, que le soleil donne aux objets vus non seulement

    la capacit d'tre vus, mais aussi la gnration et l'accroissement et la nour- riture, bien qu'il ne soit pas lui-mme gnration (509 bl-3).

    C'est--dire : (53) Le soleil est la cause par laquelle les objets vus sont engendrs. (Socrate nous propose une quatrime thse, savoir : (54) Le soleil est la cause de la vision. Car on lit : N'est-il pas donc vrai aussi que le soleil qui n'est pas la vision en est

    la cause et qu'il est aperu par cette vision mme ? -C'est vrai (508 b9-10). Mais le petit mot donc (ouv) indique que cette thse n'est qu'un corol-

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  • 86 JONATHAN BARNES

    laire dduit des thses (Si) et (S2) : tant donn que le soleil cause la lumire et que la lumire cause la vision, il s'ensuit que le soleil cause la vision. Par consquent nous pouvons laisser de ct cette thse drive qui n'a aucune valeur indpendante des thses principales.)

    Ces trois thses - il vaut la peine de le remarquer - sont vraies. Il est vident que sans lumire personne ne voit rien. Il est vident que le soleil est l'origine principale de la lumire grce laquelle nous voyons les objets de ce monde-ci. (Platon ne dit pas que le soleil est la seule cause de la lumire : en 508 c6 il parle des flambeaux de la nuit.) Il est vi- dent aussi que le soleil, par sa propre chaleur, est une cause de la gnra- tion : une explication complte de la gnration et de l'accroissement des plantes et des animaux devrait faire rfrence la chaleur productrice du soleil.

    Si l'on considre la forme abstraite des trois thses solaires, on y trou- vera les schmas suivants :

    (1) [C] est la cause par laquelle [B] saisit [A]. (2) [E] est la cause de [C]. (3) [E] est la cause par laquelle [D] appartient [A]. En appliquant les schmas abstraits aux lments de la description du

    Bien, on trouvera les trois thses pertinentes du ct du Bien. Et les trois thses que nous pourrions trouver par ce moyen dductif peuvent tre dga- ges, elles aussi, du texte de Platon.

    A la thse solaire (SI) correspond : (Bl) La vrit est la cause par laquelle nous connaissons les choses

    connues. Texte : Quand [l'me] fixe ses regards sur un objet clair par la vrit

    et par l'tant, aussitt elle le pense et elle le connat et elle semble avoir connaissance (508 d3-6).

    A la thse solaire (S2) correspond : (B2) L'Ide du Bien est la cause de la vrit. Texte : Or ce qui communique la vrit aux objets connus et qui donne

    au connaissant la capacit de connatre, tiens pour assur que c'est l'Ide du Bien (508 e 1-3).

    (De ce texte on peut aussi dgager une thse (B4) qui correspondra la thse solaire drive (S4).) A la thse solaire (S3) correspond :

    (B3) L'Ide du Bien est la cause par laquelle les objets connus existent. Texte : De mme pour les objets connus, tu diras que non seule-

    ment ils tiennent du Bien le fait d'tre connus, mais qu'ils lui doivent aussi leur tre et leur existence, quoique le Bien ne soit pas existence mais quelque chose qui dpasse l'existence en majest et en puissance (509 b6-10).

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  • Le soleil de Platon 87

    Or, si les trois thses solaires sont la fois claires et vraies, leurs quiva- lents du ct du Bien prsentent pour nous un aspect un peu bizarre. Le problme n'est pas que les propositions (Bl) - (B3) sont au moins discuta- bles, ou peut-tre, tout simplement, fausses : au contraire, elles peuvent sem- bler inintelligibles, tout fait dpourvues de sens. (Si une phrase est dpourvue de sens, videmment elle n'est ni vraie ni fausse.)

    D'o le problme exgtique le plus troublant : ces propositions (Bl) - (B3) sont-elles vraiment des non-sens, ou peut-on y retrouver, ou y impo- ser, une interprtation cohrente ? Les deux sections qui suivent discutent les thses (Bl) et (B2); la thse ontologique, (B3), doit tre laisse de ct pour raison de temps.

    V

    Commenons avec (Bl), o le Bien n'est pas mentionn : (Bl) La vrit est cause de la connaissance. La vrit donne au connaissant sa connaissance et aux objets connus leur

    tre-connu. Deux dons ou un seul ? L'analogie avec la lumire - avec la thse (SI) - pourrait suggrer qu'il s'agit de deux dons. Car, pour voir un objet quelconque, on aura besoin de deux choses : il faut que la lumire s'tende l'objet vu, et il faut aussi que des rayons viennent de l'objet l'il. Donc afin que x connaisse y, il faut que la vrit s'tende y, et il faut aussi que des rayons de vrit viennent jusqu' x.

    Or ces constatations mtaphoriques se prtent une interprtation assez simple. La vrit s'tend y en tant que y est vrai. C'est--dire :

    (a) Si y est connu, y est vrai. La vrit doit aussi venir de y x. C'est--dire que, du fait que y est vrai,

    on ne peut pas dduire que y est connu - la vrit ne fournit pas en elle- mme une condition suffisante pour la connaissance.

    Mais comment interprter la formule (a) ? M. Taupe se contenterait sans doute d'une interprtation prosaque : il conoit la vrit signale dans (Bl) comme vrit propositionnelle, et la connaissance comme connaissance pro- positionnelle. En ce cas, les objets auxquels on attribue la vrit doivent tre des propositions. En d'autres mots, la variable y dans notre for- mule (a) doit tre borne au domaine des propositions. Il serait donc plus clair de dire P est vrai - mieux : II est vrai que P - au lieu de y est vrai . Donc :

    () Si x sait que P, il est vrai que P. La formule () possde le caractre gnial d'tre vraie. Nanmoins, mme dans les terriers oxoniens la formule () pourrait sem-

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  • 88 JONATHAN BARNES

    bier banale - Platon a assurment voulu dire quelque chose d'une importance plus grande. En effet, il y a deux raisons pour lesquelles nous ne devons pas nous satisfaire de cette interprtation minimaliste. En premier lieu, Platon souligne que la lumire se prsente comme un troi- sime genre :

    La vision a beau tre dans les yeux, et l'on a beau vouloir en faire usage ; de mme la couleur a beau se trouver dans les objets : s'il ne s'y joint une troisime espce de choses faite en particulier dans ce dessein mme, tu sais que la vision ne verra rien et que les couleurs seront non vues? (507 d8-e2).

    Par consquent, la vrit doit tre un troisime genre, part des objets connus et de la connaissance. La formule () ne montre pas le caractre de ce mnage trois. En second lieu, nous devons nous rappeler que les objets connus dont il s'agit dans l'analogie du Soleil sont des Ides - rien dans la formule () ne nous indique qu'on y traite des Ides.

    Si nous voulons retenir la formulation canonique pour exprimer la connaissance, x sait que P , si nous voulons insister sur le fait que c'est une connaissance propositionnelle que vise Platon lorsqu'il parle de FTCiarnuTi, nous devrons expliquer la connaissance des Ides en termes propositionnels : connatre une Ide, c'est savoir quelque chose de cette Ide, savoir que cette Ide doit tre A ou B ou C. Par consquent, la for- mule dont nous avons besoin ici devra faire rfrence aux Ides d'une faon toujours propositionnelle. On se satisfera donc de la formulation x sait que A (i) - o i doit tre remplac par le nom d'une Ide. En employant cette formulation, nous pouvons avancer de () :

    (y) Si x sait que A (i), il est vrai que A (i). C'est (y) qui nous offre la meilleure interprtation de la thse (Bl). Notons

    que (y) n'est qu'un cas particulier de (a), et par consquent est une propo- sition vraie.

    Mais en quel sens la vrit invoque par (y) est-elle un troisime genre ? Si je sais que P, il faut que P soit vrai ; mais il ne faut pas que je sache que P est vrai. La vrit de P vient (pour ainsi dire) en surcrot : bien qu'elle soit une condition ncessaire pour qu'on sache quelque chose, elle ne figure pas comme lment du contenu de la connaissance. (Elle n'y figure pas, mme si je sais qu'il est vrai que P; car en ce cas il faut qu'il y ait une seconde vrit au-dessus de la vrit de P. Il faut qu'il soit vrai qu'il est vrai que P - et cette vrit surajoute n'est pas un lment du contenu de ma con- naissance.) Pour que je voie y, il faut qu'il y ait de la lumire ; mais la lumire ne fait partie ni de l'objet vu ni de l'il. Pour que je sache que P, il faut qu'il y ait de la vrit ; mais la vrit ne fait partie ni de l'objet connu ni de mon me.

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  • Le soleil de Platon 89

    Voil la thse (Bl), interprte de la taupinire. Interprtation dgonflante qui a vid la thse de son air mtaphysique ? Interprtation dgonflante qui a rendu la thse la fois prcise, intelligible et vraie.

    VI

    Dirigeons-nous maintenant vers la thse (B2) : (B2) L'Ide du Bien est la cause de la vrit. A ce point, l'Ide du Bien arrive dcisivement sur le champ de bataille,

    et d'abord nous devons nous demander ce que Platon veut dire par le mot Bien , ou bon , yaG, dans ce contexte. Il est vident que nous ne pourrons pas interprter la thse (B2) si nous ne comprenons pas la signifi- cation exacte de son concept cl. Or Platon ne s'explique pas de faon directe, mais il nous donne des informations prcieuses :

    ... l'Ide du Bien est l'objet de la science la plus haute, et [...] c'est d'elle que les choses justes et les autres choses qui l'utilisent tirent leur utilit et leurs avantages. C'est encore, tu t'en doutes bien, ce que je vais te rpondre prsent, en ajoutant que nous ne connaissons pas exactement cette Ide, et que, si nous ne la connaissons pas, connussions-nous tout ce qui est en dehors d'elle aussi parfaitement qu'il est possible, cela, tu le sais, ne nous servira de rien, de mme que sans la possession du Bien celle de toute autre chose est inutile. Crois-tu en effet qu'il y ait quelque avantage possder quelque chose que ce soit, si elle n'est bonne, ou connatre tout, sans connatre le bien, et ne rien connatre de beau ni de bon ? (505 a2-b3).

    L'Ide du Bien est ce qui donne aux choses utiles leur utilit, ce qui rend avantageuses les possessions qui sont avantageuses. En bref : le Bien, c'est l'Utilit.

    Cette constatation ne doit pas tre choquante, car parmi les sens cou- rants de ce mot polyvalent le sens d' utile ou d' avantageux se trouve assez souvent. Par exemple, lorsque Glaucon propose, au commencement du Livre II, la division des Biens en trois classes, il veut classifier des cho- ses que nous souhaiterions avoir, que nous aimons, qui nous avan- tagent (357 bc). Les biens ne se trouvent pas dans un cadre moral : il ne s'agit pas de l'thique. Ils ne se trouvent pas non plus dans le cadre de la beaut : il ne s'agit pas de l'esthtique. Il s'agit de l'utilit, de l'avantage. L'Ide du Bien n'est pas le Bien-en-soi : elle est le Bien-pour-moi.

    Mais ce rsultat pralable ne rsout point le problme central qu'engen- dre la thse (B2) : comment lier la notion du Bien au concept de la vrit ? Mme si le Bien n'est pas autre chose que l'utilit, ce problme ne recule pas, car au premier abord la possibilit d'un lien entre l'utilit et la vrit

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  • 90 JONATHAN BARNES

    n'est pas moins paradoxale que la possibilit d'un lien entre la bont et la vrit.

    Comment s'approcher du problme ? Peut-tre faudra-t-il se demander pourquoi Platon a choisi l'Ide du Bien comme cause de la vrit des cho- ses vraies. Pourquoi n'a-t-il pas choisi l'Ide du Vrai} En effet c'est l'Ide de la Justice grce laquelle les choses justes sont justes ; c'est l'Ide de l'ga- lit grce laquelle les choses gales sont gales : en gnral, c'est grce l'Ide de F que les objets qui sont F sont F. Platon a donc d dire que c'est l'Ide du Vrai, l'Ide de la Vrit, qui est la cause de la vrit des choses vraies.

    Au contraire, il a dit que c'est l'Ide du Bien qui est la cause de la vrit des choses vraies.

    Dans un texte clbre du Phdon, Platon dvoile une double possibilit explicative, en ayant toujours recours aux Ides. A la question Pourquoi ? , il y a une rponse sans risques. Il y a aussi une rponse plus dangereuse. La rponse sans risques consiste prcisment dire que c'est l'Ide de F qui explique pourquoi x est F. Ma peau est chaude. Pourquoi ? Parce qu'elle participe la Chaleur. En gnral :

    C'est cause de la Chaleur que les choses chaudes sont chaudes. La rponse plus dangereuse fait entrer une deuxime Ide qui explique

    la prsence de la premire Ide. Par exemple, ma peau est chaude cause de la Chaleur qui y est entre ; mais la Chaleur y tait apporte par une fivre. Alors :

    C'est cause de la Fivre que cette chose chaude est chaude. La Fivre apporte la Chaleur avec elle : l o la Fivre se prsente, la

    Chaleur se trouve aussi. Si quelque chose est chaud, et si sa chaleur a t apporte par la Fivre, c'est cause de la Fivre que la chose est chaude.

    Peut-on se servir du Phdon pour expliquer notre texte de la Rpublique ? C'est--dire, peut-on avancer le rapport :

    Fivre i> Chaleur chose chaude comme parallle au rapport :

    Soleil Lumire i> chose illumine et par consquent comme modle pour le rapport :

    Bien i> Vrit i> chose vraie? Or, dans le rapport Fivre-chose chaude, la Fivre apporte la Chaleur

    avec elle. (Mais la Chaleur n'apporte pas ncessairement la Fivre.) C'est- -dire que, si la Fivre s'approche de x, alors la Chaleur s'approche de x, cause prcisment de l'approche de la Fivre. On pourrait formuler cette proposition plus exactement comme suit :

    Si x est fivreux, x est chaud parce qu'il est fivreux. En nous appuyant sur ce paradigme, nous pourrions constater que : Si x est ensoleill, x est illumin parce qu'il est ensoleill.

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  • Le soleil de Platon 91

    Cette proposition est sans cloute vraie. (Remarquons en passant qu'elle n'implique pas que toute chose illumine est ensoleille, implication qui serait fausse. Platon lui-mme, tout en insistant sur le fait que le soleil donne la meilleure lumire aux choses illumines, reconnat, comme j'ai dj dit, qu'il y a aussi d'autres sources d'illumination.)

    L'adaptation de cette proposition solaire la thse (B2) n'est pas une affaire tout fait mcanique, parce que nous ne pouvons pas dire tout simplement :

    Si x est bon, x est vrai parce qu'il est bon. Une telle formule manque de sens dtermin. Auparavant, j'ai interprt

    la vrit comme vrit propositionnelle, et pour cette raison j'ai substitu la formule II est vrai que P la formule x est vrai . Mais si nous disons II est vrai que P, comment interprter x est bon? Est-ce qu'on peut dire II est bon que P ? Rappelons-nous que le Bien dsigne ici l'utilit, qu'il s'agit toujours du Bien-pour-moi. Introduisons donc l'Utilit, dans toute sa relativit, dans notre formule, en disant : II est utile y que P. Cette formulation utilitariste exprime de faon plus exacte la signification pertinente de x est bon. (Il faut ajouter, pour chapper tout malen- tendu, que II est utile y que P veut dire que y est avantag par le fait que P. La formule ne dit pas, hypothtiquement, que y serait avantag s'il tait vrai que P. Elle dit que, cause du fait que P, y est avantag.)

    Et voil. Nous avons jet la thse (B2) dans notre chapeau analytique et maintenant nous en retirons un lapin soi-disant platonicien. La thse (B2) sort du chapeau dans cette formulation :

    S'il est utile y que P, il est vrai que P parce qu'il est utile y que P. On voit ici ce que Platon a voulu dire, ce qu'il aurait dit s'il avait eu

    la bonne chance d'tre lev dans notre terrier. Comment estimer le poids et la valeur de ce lapin ? Or, s'il est utile

    moi que je sois Paris, il s'ensuit que je suis Paris - et par consquent qu'il est vrai que je suis Paris. videmment il est bien possible, hlas ! qu'il soit vrai que P sans qu'il soit utile moi que P : la vrit n'implique pas l'utilit, ni pour moi ni pour toi. Mais l'utilit est accompagne de la vrit : si y est avantag par le fait que P, il est un fait que P ; et s'il est un fait que P, il est vrai que P.

    Donc, la thse (B2) est-elle vraie ? Jusqu' maintenant nous nous som- mes carts de la difficult la plus grande de la thse. Platon dit que s'il est utile y que P, alors il est vrai que P parce qu'il est utile a y que P, La prsence de cette clause causale n'est pas imprvue ou accidentelle. Au contraire, la thse que nous offre Platon se soucie intimement de la notion de l'explication et de la causalit. Platon nous avoue qu'il ne peut pas nous instruire quant l'essence du Bien. Mais il ne veut pas se borner une des- cription statique des rapports entre le Bien et d'autres Ides. Il nous pro-

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  • 92 JONATHAN BARNES

    pose une dynamique Idale : il dcrit la puissance de l'Ide du Bien. Sans la clause causale dans notre formule, la partie la plus significative de la thse platonicienne serait perdue.

    Mais avec sa clause causale, la formule est, semble-t-il, fausse. Si je suis fivreux, je suis chaud - et je suis chaud prcisment parce que je suis fi- vreux. S'il est utile moi que le soleil brille, il est vrai que le soleil brille - mais est-il vrai que le soleil brille prcisment parce qu'il m'est utile que le soleil brille ? Il y a sans doute des cas o l'utilit de P peut expliquer, ou peut aider expliquer, le fait que P. (Il est bon pour moi que je sois Paris, et il est vrai que je suis Paris parce qu'il est bon pour moi d'tre ici : du moins, une explication adquate de ma prsence Paris ferait sans doute rfrence cette utilit sduisante.) Mais dans la plupart des cas l'utilit n'explique gure la vrit. Ce n'est pas pour moi, parce que cela m'est utile, que le soleil brille ; la vrit de la proposition Le soleil brille ne vise point ma propre utilit. Grce la clause causale, la thse (B2) prsente un fina- lisme extrme, en proposant un lien causal entre l'utilit et la vrit. Ce lien n'existe pas.

    VII

    J'ai esquiss grands traits une interprtation d'une petite partie d'un texte fameux de la Rpublique de Platon. J'y ai dcouvert trois thses prin- cipales que j'ai essay d'exprimer avec la plus grande clart analytique pos- sible. De plus, j'ai examin, titre d'essai et de prliminaire, deux de ces trois thses, et j'ai essay d'indiquer les aspects qui sont (ou qui semblent tre) vrais et les aspects qui sont (ou qui semblent tre) faux. Les rsultats n'en sont que provisoires. Les recherches doivent se prolonger. Je dois m'excuser pour le fait que je ne vous ai offert qu'une tude demi acheve. Pourtant, d'autre part, je ne m'excuse pas. Dpouilles de leurs robes po-

    tiques, les thses platoniciennes peuvent sembler nues, ples, peu dignes de la haute valeur que leur attribue Platon. M. Taupe ne regrette rien de tout cela : c'est l'espoir et le but de la mthode analytique de dvoiler la pense pour mieux y rvler la vrit toute nue - et aussi pour mieux mettre en vidence la fausset nue et tremblante. La vrit analytique, elle aussi, demande un dvoilement.

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    Article Contentsp. [81]p. 82p. 83p. 84p. 85p. 86p. 87p. 88p. 89p. 90p. 91p. 92

    Issue Table of ContentsRue Descartes, No. 1/2 (Avril 1991) pp. 1-273Front Matter[Avant-propos] [pp. 5-6]Sur le principe de contradiction chez Aristote [pp. 9-32]Les stratgies contemporaines d'interprtation d'Aristote [pp. 33-55]L'Athnain Politeia avec et sans Athniens. Esquisse d'un dbat [pp. 57-79]Le soleil de Platon vu avec des lunettes analytiques [pp. 81-92]L'analogie intenable [pp. 93-120]Comment crire l'histoire de la philosophie ? Hraclite et Empdocle sur l'un et le multiple [pp. 121-138]Les nominaux et les raux : sophismata et consequentiae dans la logique mdivale [pp. 139-164]Plotin, le premier des cartsiens ? [pp. 165-178]Antigone encore. Les femmes et la loi [pp. 179-190]La parole d'origine, l'origine de la parole. Logique et sigtique dans les Beitrge zur Philosophie de Martin Heidegger [pp. 191-212]Beitrge zur Philosophie (Vom Ereignis), GA 65, VIII, 267 [pp. 213-224]Soi-mme comme un autre [pp. 225-237]La prescription [pp. 239-254]AtelierL'atelier de Gilles Aillaud: Voir et se taire [pp. 257-273]

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