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Table des matières :
1. Introduction page 2
2. La vie de Roman Fedorovitch von Ungern-Sternberg page 3
3. Là où le baron von Ungern Sternberg rencontre Corto Maltese page 11
-Analyse historique de la figure du baron dans l’œuvre de Hugo Pratt
4. Conclusion page 21
5. Bibliographie page 23
6. Annexe : page 24
-Apparitions du baron dans « Corto Maltese en Sibérie »
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1. Introduction
En représentant le personnage historique d’Ungern Sternberg, Hugo Pratt a
rendu une image du baron fortement influencée par ses sources. Ces dernières
n’étant pas forcement fiables, j’ai décidé d’analyser la différence entre le
personnage de Pratt et le véritable Ungern.
Il faut cependant savoir au préalable que le personnage décrit par Pratt a été
grandement inspiré par les racontars et l’image romancée du baron, de fait
lorsque Pratt publie Corto Maltese en Sibérie (Corte sconta detta Arcana1) il
n’existe aucune source réellement fiable (même si toute source « fiable » est
relative)… La documentation accessible est soit romancée, comme dans
Ungern, le dieu de la guerre de Jean Mabire, qui, pour les besoins de son livre,
n’a pas hésité à réinterpréter Ungern et sa vie, soit échue de témoins, comme
Ossendowski, qui rapporte dans Bêtes, Hommes et Dieux, à travers de la
Mongolie interdite, une partie (courte) de la vie du baron. Mais ces témoignages
sont à mettre en doute, le temps altèrant parfois les esprits…
Pratt a probablement été séduit par l’ambition, la folie et le caractère romantique
du baron, et l’a probablement identifié, du moins en partie, comme un autre
Corto.
On ne peut cependant nier que Pratt a fait dans l’ensemble un bon travail sur
Ungern Sternberg ; il a eu sa part inventive facilitée en basant son récit sur
époque assez mal connue de la vie d’Ungern (les instants précédant son entrée
en Mongolie), ce qui par la même occasion rend mon travail plus difficile.
Ce dernier se divisera en deux parties : D’abord une présentation de la vie du
Baron afin de situer le personnage au sein de son époque, puis le récit de Pratt
par rapport à la vie Ungern.
La deuxième partie comportera une analyse historique détaillée du baron au
travers de la bande dessinée de Pratt. Tout cela pour savoir si Pratt n’a d’Ungern
1 La première édition a été imprimée en 1982
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qu’une vision romancée ou s’il a eu conscience du monstre assoiffé de sang que
cachait l’intellectuel illuminé décrit par Ossendowski.
2. La vie de Roman Fedorovitch von Ungern-Sternberg :
Roman Fedorovitch von Ungern-Sternberg, de ses vrais prénoms Robert-
Nicolas-Maximilien, est né le 22 janvier 1886 en Autriche, dans la ville de Graz.
Il abandonna les deux derniers prénoms, remplaça le premier par le nom slave
de Roman et russifia le nom de son père, Theodor, en Fedor, d’où Fedorovitch
(fils de Fedor).
Suite au divorce de ses parents il s’installe à Reval, future Tallin, capitale de
l’Estonie, là où les Ungern-Sternberg possédaient la majeure partie de leurs
terres. Il fréquente le Lycée Nicolas Ier, mais, en raison de son manque
d’assiduité et son indiscipline, il en est exclu. Il entre alors dans le Corps de
Marine de Saint-Pétersbourg et est promu officier en 1908 ; pressentant une
deuxième guerre contre le Japon, il demande son affectation dans une troupe de
cosaques stationnée à Daouria en Transbaïkalie2. Il est muté par la suite à
Blagovechtchensk ; il parcourt les 400 kilomètres séparant les deux lieux
d’affectation à cheval, au lieu de prendre le train, en vivant uniquement du
produit de sa chasse. Il attribue cette aventure au fait qu’il ne supporte pas la vie
paisible et, comme il aimera à le rappeler incessamment, que le sang des
chevaliers baltes coule dans ses veines.
Ungern se veut le descendant d’une famille illustre. Il exposera sa généalogie à
Ossendowski. Selon ses dires, elle remonterait à Attila, comprenant des
templiers, des corsaires, des alchimistes et des chevaliers errants. Ce point est
essentiel pour comprendre la personnalité d’Ungern. Il est obsédé par sa
généalogie et se sent investi du devoir de perpétuer la noblesse de sa famille.
2 Où il « rencontrera » Corto quelques années plus tard.
3
Seuls son père et son grand-père, qu’il considère comme des excroissances
bourgeoises, font pâle figure dans son illustre tableau familial. Or en y regardant
de près on constate que la famille d’Ungern ne fut anoblie qu’en 1653 par la
reine de Suède et ne remonte aux Huns que dans les légendes. Il ne fait aucun
doute cependant que la famille se ramifia dans toute la région de la Baltique.
Jusqu’en 1911 il mène une vie tranquille de garnison. Suite à la révolution
chinoise, la Mongolie s’empresse de déclarer son indépendance et signe un
accord avec la Russie. L’objet de cet accord est d’ouvrir à Ourga une école
militaire avec des instructeurs russes. La guerre y était en effet toujours présente
ainsi qu’en Mongolie intérieure, la région frontalière chinoise. Le baron
demande immédiatement son affectation en Mongolie, affectation qui lui est
refusée. De peur que cette guerre s’achève sans lui, comme la guerre russo-
japonaise de 1904-1905, il quitte donc sa garnison sans autorisation.
1. Carte de la frontière mongole ; source :Le Monde extraordinaire de Corto Maltese, p.115
Cette demande d’affectation peut paraître étrange : elle peut s’expliquer de deux
manières qui ne sont pas inconciliables : Arvid von Ungern-Sternberg, son
4
cousin, soutient que le baron avait toujours eu un incontestable don pour
comprendre la foi et les coutumes mongoles : « Les Mongols ont une mentalité
différente de celle des blancs : être soldat est pour eux un honneur »3. Son autre
cousin, Ernst, rapporte quant à lui une conversation où Roman aurait dit : « Les
relations en Mongolie et en Extrême-Orient s’ordonnent de telle façon que, avec
un peu de chance et une certaine habileté, on peut facilement devenir Empereur
de Chine »4. Son but n’était pas de devenir empereur, mais de trouver quelqu’un
qui puisse réinstaurer, avec son aide, la dynastie Qing, qui s’opposait au
communisme naissant, une ineptie à ses yeux. Le peuple le plus approprié pour
mener à bien son projet était le peuple Mongol descendant de Gengis Khan. Il
voit en lui le peuple futur défenseur du panasiatisme.
C’est donc avec un mélange de fascination, d’intérêt personnel et d’idéalisme
que le baron tente, sans en référer à ses supérieurs, de rejoindre Dja-Lama,
personnage très renommé en Mongolie et qui s’oppose aux Chinois. Cependant
l’idée d’Ungern ne soulève aucun sentiment favorable. Le consul et le chef de la
garnison de Kobdo, ville où réside Dja-Lama, lui conseillent de rentrer en
Russie, ce qu’il fait sans rencontrer Dja-Lama.
Au moment de la déclaration de la Première Guerre mondiale, Ungern est à
Reval depuis près de six ans sans argent et sans profession. La guerre lui donne
une nouvelle raison d’exister - bien que je n’arrive à m’expliquer la facilité qu’il
eut à réintégrer les rangs de l’armée après sa désertion. Mes sources restent
obscures à ce sujet.
Les témoignages de ses hommes nous le dépeignent comme un homme
amoureux de la guerre. Il est blessé quatre fois en trois ans de guerre et n’a droit
qu’à un avancement modeste, probablement à cause de son caractère lunatique
et imprévisible. Au début 1917, il est appelé à Petrograd où se tient un
rassemblement des chevaliers de l’ordre de Saint-Georges, auquel il ne prendra
3 Cité dans Léonid Youzéfovitch Le Baron Ungern Khan des steppes p.664 Cité dans Léonid Youzéfovitch Le Baron Ungern Khan des steppes p.59
5
jamais part. Il est arrêté à Tarnopol, ville russe au nord de la Roumanie, pour
s’être battu avec l’adjudant du commandant de la place.
Nous perdons Ungern pour quelques mois. Il a probablement passé ce temps en
prison avant de retourner à Reval. Ce que nous savons c’est que de Reval,
Ungern rejoint l’ataman Semenov, général blanc, monarchiste convaincu et qui
marchait sur Petrograd révoltée.
Semenov recrutait pour la création de son propre régiment à Mandchouria.
Ungern s’établit ainsi à Daouria dans le cantonnement qu’il a quitté quelques
années auparavant. Semenov lui octroie des droits souverains dont il abusera
fortement, allant jusqu’à tuer ses officiers pour des raisons insignifiantes. Ceci
ne l’empêcha pas de constituer sa division de cavalerie asiatique.
En novembre 1918, Koltchak, ancien amiral du tsar et commandant en chef des
armées blanches, s’octroie le titre de régent de toute la Russie. Semenov,
toujours secondé d’Ungern, se déclare prêt à s’opposer à lui et les armes à la
main, si besoin est. Pour ce faire, il obtient le soutien des Japonais.
Au début 1919, le bolchevisme a atteint toutes les sphères de la société et les
armées blanches vont progressivement vers la débâcle. Semenov se voit obligé
de réfléchir à l’avenir. En restant inactif, il tomberait tôt ou tard ; il tourne donc
ses regards vers la Mongolie, seule terre pouvant accueillir ses troupes et son
désir, conjoint à celui d’Ungern, de promulguer la monarchie au travers de
l’Asie.
Pendant l’une de ses permissions, en août 1919, Ungern se marie avec une
princesse mandchoue du nom d’Elena Pavlovna (un nom probablement russifié,
son nom réel ne nous étant pas parvenu). Ce mariage ne peut se comprendre que
comme un acte politique. Ungern est réputé pour sa misogynie, il perçoit les
femmes comme l’incarnation de la corruption et de l’hypocrisie. L’une des
explications possibles de ce mariage peut se trouver dans la généalogie d’Elena
Pavlovna : sa famille dispose d’un grand pouvoir en Mongolie, pouvant ainsi
6
faciliter l’éventuelle création d’une grande Mongolie soumise à Ungern. Il ne lui
parle que peu et la renvoie chez elle assez rapidement.
De retour à Daouria, le baron commence à préparer, en accord avec Semenov,
une entrée en Mongolie. Face à cette décision, le Bogdo-geghen, chef religieux
doté de pouvoirs temporels en Khalkha (Mongolie intérieure) et troisième
dignitaire de la religion bouddhiste, est confronté à un triple choix : se soumettre
soit à Pékin en échange de l’indépendance, soit à Semenov, soit à Moscou. Le
Bogdo-geghen choisit la première option, la plus sûre. Mais autant le Bogdo,
que Semenov et que les bolcheviques furent pris de vitesse par le général chinois
Sui Shicheng qui prit Ourga, capitale mongole. La Khalkha redevient une
province chinoise et non indépendante ralliant ainsi le Bogdo-geghen aux idées
de Semenov, qui, lui, proposait l’indépendance.
En octobre 1920, Ungern répudie son épouse, afin de ne pas lui causer de
problèmes vis-à-vis de ses compatriotes, et part à la conquête d’Ourga, pendant
que Semenov reste à mener des attaques contre les partisans communistes. C’est
juste avant ce moment-là que, dans la fiction de Pratt, Corto aurait rencontré le
baron.
Le voyage jusqu’à la capitale se fait sans encombre, mais Ourga n’est pas
envahie facilement. Après deux jours de combats infructueux, il se résout à aller
hiverner avec son détachement de cavalerie à une cinquantaine de kilomètres.
Ourga est bloquée, à la fois par le désert, par les Rouges et par Ungern, qui
reconstitue ses forces. Il était alors un des derniers chefs en vie de l’armée
blanche, Semenov, s’étant envolé vers la Mandchourie en abandonnant ses
troupes. Le réarmement de la division de cavalerie asiatique va plus vite que
prévu, des survivants blancs, des mongols et même un détachement tibétain -
envoyé par le Dalaï-lama pour défendre le bouddhisme- le rejoignaient
constamment.
C’est vers cette époque que le baron est devenu pour les Mongols « le Dieu de la
guerre ». Une légende mongole prédisait la venue d’un chef blanc invincible,
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restaurateur de la paix mongole, Cette venue devait avoir lieu l’année de la
poule blanche, c'est-à-dire en 1921. C’est dire si Ungern, qui raffolait des
symboles, a cité cette prophétie. La crédulité populaire allait jusqu’à dire qu’à la
fin d’une bataille, Ungern secouait son manteau pour en faire tomber les
balles…
Bien que béni par le dalaï-lama et admiré du peuple, Ungern était sujet à
controverse : d’une part les légendes en donnaient l’image d’un sauveur, de
l’autre les déserteurs de son détachement rapportaient des histoires de
populations civiles massacrées, de tortures ignobles et d’un baron battant à mort
les prisonniers… Ces propos sont sans doute fondés, car ils ressemblent
étrangement à ceux récoltés après sa prise d’Ourga. Comment ces deux visions,
celle du héros défenseur du bouddhisme et celle du barbare ignoble, pouvaient-
elles se superposer pour les Mongols ? Les lamas l’avaient en réalité déclaré
Mahagala réincarné, en d’autres termes Ungern était la réincarnation d’un esprit,
combattant au nom de la foi, protégeant les lamas et détruisant les esprits
malins, mais incapable d’atteindre lui-même le nirvana, mettant ainsi tout le
monde d’accord.
Entre janvier et février Ungern et sa division prennent Ourga, dans un premier
temps, le baron amène ses troupes aux portes de la ville et fit enlever le Bogdo-
geghen par l’élite de ses troupes. Il s’assure ainsi le soutient des mercenaires
mongols récemment ralliés à lui pour la prise d’Ourga. Dans un deuxième
temps, après avoir démoralisé les soldats chinois terrés dans la ville avec des
moyens de guerre psychologique dignes de l’époque moderne, il lance l’assaut
de la ville pour la troisième fois. Le soir du deux février, la division de cavalerie
asiatique prend une partie de la ville et au matin du trois février 1921 les troupes
chinoises quittent la ville.
Les jours qui suivent la capitale est le tableau de scènes ambiguës, la populace
envahit les temples, fermés depuis deux mois, le jour même du départ des
Chinois ; parallèlement Ungern et ses hommes font subir à Ourga les premières
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exécutions publiques de son histoire ainsi qu’un massacre ignoble des résidents
juifs et russes. Les uns sont exécutés à cause de leur « faute nationale » : pour
Ungern, ils sont à la base de la corruption du peuple russe et de sa dérive vers le
communisme ; les Russes, quant à eux, sont exécutés parce qu’ils cachaient des
juifs et à cause de petites fautes, parfois inexistantes, probablement sacrifiés
pour étancher la soif des bourreaux d’Ungern.
Le Bogdo-geghen, destitué par les Chinois, est couronné quelques jours plus
tard. En remerciement Ungern reçoit les titres de tsin-van et de khan. En
d’autres termes, Ungern est reconnu prince du premier degré et descendant de
Gengis Khan, lui autorisant à porter les atours des plus grands dignitaires
mongols.
Notons au passage que le baron ne vénérait en aucun cas le Bogdo-geghen ; il
critiquait son penchant pour la boisson, mais était persuadé que les défauts d’une
idée ne peuvent modifier l’idée elle-même ; il se posera comme le grand
défenseur de l’idée de monarchie, qu’il incarnait dans le Bogdo-geghen5, et ira
jusqu’à soutenir lors de son procès qu’il « n’y a qu’un seul vrai monarchiste au
monde et c’est moi »6.
L’accalmie due à la prise de la ville est de courte durée. L’armée chinoise
récemment battue revient sur ses pas fermement décidée à reprendre la ville
perdue. Le baron se lance avec ses meilleures troupes à la rencontre de son
adversaire, mais il manque totalement l’armée adverse. Ourga se retrouve sans
défense. En définitive la force chinoise se heurte à une troupe de miliciens
prestement mise sur pied puis est prise de dos par Ungern et son détachement de
cavalerie. Après trois jours de combats une partie des Chinois se constituèrent
prisonniers pendant que l’autre fuyait vers la frontière ; Ungern les poursuit
jusqu’à la frontière mongole ne laissant ainsi que des bribes de l’armée de
quinze mille hommes qui avait franchi la frontière une année et demi plus tôt.
5 Il allait même plus loin, le Bogdo-geghen se trouvait être le dernier représentant des monarques temporels et spirituels-6 Cité dans Léonid Youzéfovitch Le Baron Ungern Khan des steppes p.174
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Ungern reste quatre mois à Ourga, il tyrannise la ville durant tout son séjour : en
plus des pogroms divers qu’il mène envers les Russes et les Juifs, ses hommes
achètent des denrées auprès de la population pour des prix dérisoires, grâce à la
terreur qu’ils inspirent, et les revendent en faisant de gros bénéfices. C’est vers
cette période qu’Ossendowski rencontre Ungern. Il réussit à le convaincre de sa
non-implication dans les conspirations communistes qu’Ungern-Sternberg
voyait partout. La délation bat en effet son plein car les témoins reçoivent le
tiers des biens de ceux qui commettaient la moindre faute et qui sont pendu sans
jugement. Un dixième de la population russe d’Ourga est exterminée durant ces
quatre mois.
En mars 1921 un gouvernement révolutionnaire est crée sous la houlette russe.
Soukhe-Bator, un ancien diplômé de l’école militaire d’Ourga, en devient le
premier ministre, ministre de la guerre et commandant en chef des forces rouges
mongoles. C’est le début de la fin pour Ungern.
Le détachement de cavalerie coûte cher au Baron, et le gouvernement
récemment créé pour diriger la Khalkha a bien du mal à subvenir à ces besoins.
On décide donc de repartir en campagne contre l’armée rouge. En accord avec
les astrologues au service de la division, qu’Ungern consultait pour chacune de
ses décision, la date du 21 mai est fixée comme jour du départ de la division.
Personne ne tient compte du rapport de force entre l’armée russe et la cavalerie
asiatique, (un contre six) car tous ont encore foi en la bonne étoile du baron. Ce
qu’Ungern ignore, dépourvu qu’il est de téléphones de campagne et de radios,
c’est qu’entre l’armée rouge et lui, se trouve Soukhe-Bator et sa brigade
d’infanterie équipée par les Russes.
Ungern et Soukhe-Bator se rencontrent à Altan-Bulak, une petite ville au nord
de la Mongolie. Le baron, qui a décidé, sur conseil des ses astrologues, de ne pas
utiliser ses mitrailleuses, est battu à plates coutures ; lui et la moitié restante de
sa division n’en réchappent qu’à cause de l’imprécision des cartes de l’état
major russe.
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En sortant de Mongolie pour entrer en Transbaïkalie (province russe), le baron
rend un grand service à l’armée rouge, il lui offrait une raison d’envahir la ex-
province chinoise insurgée… trois semaines plus tard, Soukhe-Bator, en
compagnie du général Neuman, commandant de la 5ème colonne russe, entrent à
Ourga et Bogdo-geghen reconnaît le gouvernement révolutionnaire.
Pendant ces trois semaines, Ungern, suivant les conseils de ses astrologues,
s’enfonce en Transbaïkalie. Cette décision relève du suicide, car quinze mille
hommes marchent à sa rencontre. Lorsque l’ensemble de ses astrologues se
volatilise, le baron réalise son erreur. Il fait demi-tour et repasse la frontière
mongole.
Ungern, qui n’a plus rien en dehors de sa division, refuse de la laisser se
désagréger. Il décide de la conduire au Tibet, en traversant toute la Mongolie et
le désert de Gobi. Pour Ungern, le Tibet est associé à la Sagesse, mais pour ses
troupes, ce voyage revient à courir à sa mort : franchir le désert en plein été est
impossible, et le Tibet est pour eux un pays sauvage et barbare. Un vent de
révolte souffle alors sur la division : et après quelques jours, Ungern fut démit
de ses fonctions, mais réussit à s’enfuir sous le feu de la division entière. Il est
rattrapé par ses propres troupes et livré aux Soviétiques. Il a droit à un jugement
sommaire et est fusillé.
3. Là où le baron von Ungern-Sternberg rencontre Corto Maltese :
Pourquoi Pratt a-t-il introduit Ungern-Sternberg dans l’aventure de son héros ? Il
a probablement été séduit par l’aspect romantique du baron ; sa folie l’y a incité
d’autant plus, car la plupart des personnages des aventures de Corto cultivent
une certaine folie. Ses sources lui donnaient l’image d’un homme instruit,
philosophe, et croyant en la nécessité de la force brute. Ses aventures ayant pour
toile de fond un empire et des valeurs morales en décomposition, on pouvait
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facilement lui excuser son recours à la violence. Ces actes sont décrits, à la fois
par Ossendowski et par Mabire, comme s’ils étaient attribués aux subalternes du
baron. A aucun moment de leurs livres, ils ne nient sa folie ni sa violence
personnelle, ce qui est rendu dans les aventures de Corto. Le personnage y
apparaît comme un fou inquiétant jusqu’à ce qu’il rencontre Corto ; alors il
retourne sa veste et devient un intellectuel à la fois sympathique et cultivé - en
somme le même retournement que vécut Ossendowski. Le point principal que
l’on peut reprocher à Pratt, c’est de n’avoir rendu l’aspect antipathique d’Ungern
qu’en partie, négligeant sa xénophobie à l’encontre des Juifs et des Russes ainsi
que son aspect sanguinaire.
C’est la duchesse Marina Séminova qui, à la fin du chapitre « La Duchesse
romantique », parlera la première du Baron. Dans une discussion avec Corto,
elle le présentera comme un descendant des chevaliers teutons. Nous savons que
c’est faux, Ungern se plaisait à parler de ses ancêtres à tout moment et à
n’importe qui. Cette erreur ne peut pas être directement imputée à Pratt, il se
peut qu’il fût au courant de cette rumeur, il l’a peut-être rendue par soucis de
cohérence.
En revanche, on peut mettre en doute la probabilité de la première apparition
physique du Baron. Quelques cases après son entrée dans la bande dessinée, il
part pour Daouria avec son détachement de cavalerie. Le temps qui sépare son
départ de Mandchouria et sa rencontre avec Corto à Daouria, à la veille de sa
campagne de Mongolie, ne peut excéder quelques semaines dans la bande
dessinée. Cependant dans la réalité, Ungern passera plus d’une année à Daouria,
année qu’il mettra à profit pour entraînant ses hommes et en recrutant pour sa
campagne de Mongolie. Sa présence à lui est imaginable, mais pas celle du
détachement de cavalerie – notons toutefois que dans la Cour des mystères, le
roman racontant Corto Maltese en Sibérie, il n’est accompagné que d’une
escorte restreinte.
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Lorsque nous rencontrons Ungern, il est vêtu d’un uniforme de l’armée tsariste,
et on peut apercevoir sa croix de l’ordre de Saint Georges, qu’il portait par
n’importe quel temps. Pratt aurait pu le représenter avec un autre habit, car à ce
moment-là Ungern a déjà rompu tout lien avec ses anciens supérieurs, ne
gardant que Semenov comme chef direct. Le témoignage d’Alexandre Greiner,
journaliste américain qui visita Daouria, le décrit ainsi : « Je vis (…) un homme
avec de longues moustaches rousses et une barbichette pointue, revêtu du long
manteau mongol et coiffé d’une calotte de soie »7 ; par la suite Ungern se
justifiera en soutenant qu’il s’habillait ainsi pour se rapprocher de ses troupes
mongoles. Un aspect de son habillement pour lequel Pratt s’est trompé - et ce
genre de faute lui arrive rarement - est qu’il a donné à Ungern une profusion
d’armes, alors qu’il ne portait jamais autre chose qu’un bâton en bambou
plombé.
Lors de son apparition le baron est en compagnie d’une sorcière mongole qui
retire des os de mouton calcinés du feu et lui prédit son avenir. Cette scène,
quasiment identique, se retrouve à la fois chez Mabire et Ossendowski. Il existe
deux différences : la première est qu’elle se déroule au début de la vie d’Ungern
pour le premier et à la fin pour le deuxième. La deuxième différence, de taille,
est qu’Ungern n’assassine pas la sorcière, dans aucune des deux versions ; on ne
le trouve pas non plus dans la Cour de mystères. Ce meurtre a probablement été
ajouté afin d’accentuer le côté barbare du Baron. Sans le meurtre de la sorcière,
Ungern n’est coupable, dans la bande dessinée, « que » de la mort des deux
officiers, fusillés plus loin dans l’aventure ; cette deuxième condamnation est
déjà horrible en soit, mais ne rend pas toute l’horreur du personnage. Cette
permission que Pratt s’est accordée, ne peut avoir aucun fondement : le baron
avait un respect total pour les astrologues et les sorciers qu’il consultait très
régulièrement ; il ira contre le bon sens militaire pour suivre les avis de ses
conseillers. De plus le comportement d’Ungern à ce moment-là de sa carrière
7 Cité dans Léonid Youzéfovitch Le Baron Ungern Khan des steppes p.79
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relève du tyran, mais il n’est pas envisageable de lui attribuer un meurtre pour
une faute si minime.
La scène qui suit immédiatement celle de la sorcière est celle des adieux à
Semenov. Or, dans la Cour des mystères, elles sont séparées de plusieurs
années : la première est située au début de la carrière d’officier du baron, la
deuxième avant son départ pour la Mongolie, via Daouria – un ordre
chronologique venant probablement de Mabire.
Lorsqu’il voit Semenov pour la dernière fois, il rencontre un homme cynique, le
prenant de haut à plusieurs reprises et ne croyant pas en la réussite de son
entreprise. Cependant, ce plan a été mis sur pied par eux deux. Semenov avait,
tout comme Ungern, foi en la puissance mongole et en le mythe de Gengis
Khan. L’idée d’invasions périodiques ravageant l’Asie et provenant de
Mongolie était très répandue ; cela peut s’expliquer par la croyance bouddhiste
selon laquelle l’histoire était un cycle : ainsi les massacres de Gengis Khan ou
de Tamerlan allaient forcément se répercuter tôt ou tard sur l’histoire. La
Mongolie était considérée en quelque sorte comme un baril de poudre prêt à
exploser à tout moment. La différence essentielle entre Semenov et le baron
réside en leur conception de la guerre : l’ataman ne croit qu’en la puissance de
ses trains blindés et ne peut se passer d’un grand confort. Ungern, lui, est un des
premiers adeptes de la guerre de mouvement, et vit avec ses hommes de manière
ascétique. Voilà qui explique l’air hautain de Semenov : il croit en l’idée
d’Ungern, mais pas en la manière avec laquelle le baron veut la réaliser.
Cependant Pratt ne se contente pas de décrire un Semenov hautain : ce dernier a
définitivement perdu espoir en sa cause. Il compte sur le train de l’or russe pour
disparaître ; dans la réalité, l’or n’existant pas, Semenov décidera de pactiser
avec les Russes sans en informer Ungern. De cette manière, il espérait acquérir
en définitive, son indépendance. Mais sa tentative échouera, la vague des armées
contre-révolutionnaires balayera ses espérances et il s’enfuira en Mandchourie.
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Le fait qu’il n’ait pas informé Ungern était capital : pour ce dernier envahir la
Mongolie sous les couleurs rouges n’était pas envisageable, car la Révolution
s’était substituée à la religion. Il dira : « La révolution est le mal absolu, car elle
va tout détruire en brisant les individus et les nations. Après son triomphe, il n’y
aura plus d’hommes mais seulement « des enfants de Marx », comme on a voulu
naguère nous faire tous des « enfants de Dieu. » » 89. A ce mal absolu il
opposait l’Asie unie par la force mongole.
La scène avec Semenov se termine sur le départ d’Ungern. On peut noter deux
références que Pratt fait à Mabire : d’abord le drapeau orné d’un « U »
majuscule – que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Puis, dans la dernière case
de cette scène, l’ataman fait référence à la folie d’Ungern. Le baron n’était pas
qualifié de fou de son vivant, on attribuait son attitude hagarde et exaltée ainsi
que ses extravagances à l’alcool et aux drogues.
La rencontre suivante avec Ungern, au début du chapitre « Ungern de
Mongolie », se passe à Daouria. Corto, Raspoutine et Changaï Li viennent
d’assister à la chute de l’or russe dans le lac des trois frontières et sont faits
prisonniers par trois soldats de la division de cavalerie asiatique.
Lors de leur arrivée à Daouria, les compagnons trouvent un ensemble de
bâtiments à l’architecture légèrement orientale, le tout dans un cadre enneigé,
propre et presque calme si l’on fait abstraction du peloton d’exécution. Là, Pratt
fait erreur : « Les casernes de Daouria étaient des bâtiments sinistres de brique
rouge, de style pseudo-gothique. Les murs massifs atteignaient une épaisseur
d’un mètre et demi, les corridors voûtés étaient hauts et les fondations
profondes (…) »10. De plus les environs de Daouria étaient marqués par la
présence du Baron et de ses bourreaux ; les témoignages parlent des corps
exsangues des torturés et des fusillés abandonnés dans la steppe à même le sol,
8 Cité dans Jean Mabire Ungern Le dieu de la guerre P.1989 C’est cet aspect de la pensée d’Ungern qu’utilisera la propagande nazie, dans ses romans d’aventures, présentant le baron comme un défenseur de l’ordre aryen contre le bolchevisme et le judaïsme.10 Citation de Léonid Youzéfovitch Le Baron Ungern Khan des steppes p.76
15
sans sépulture. J’accorde foi à ces témoignages car ils concordent avec ceux
récoltés après la prise d’Ourga.
Lors de sa seconde apparition, nous retrouvons le baron, seul, sur l’un des murs
qui entourent Daouria. Il soliloque sur ses projets de contre-révolution. Puis il
parle du chamanisme et de l’éthique de la guerre comme des valeurs qu’il faut
opposer au bolchevisme ; en réalité on ne peut pas dire qu’Ungern ait été un
fervent bouddhiste, mais plutôt, comme le dit Léonid Youzéfovitch, emprunt
d’un certain mysticisme politique. Ungern avait un besoin constant de se
retrouver dans l’occultisme. Il ne quittait jamais sa collection de breloques
censée lui porter chance. Sa solitude et son besoin de repères pour confirmer sa
vision de l’ordre moral sont probablement à la base de son affection pour
l’occultisme. Quant à son éthique, il considérait la guerre comme faisant part
intégrante de la vie ; pour lui celui qui refusait la guerre refusait de vivre à
grande échelle… elle était donc nécessaire à son entreprise.
Le soliloque du baron est interrompu par le général Suzuki, qui est décrit par
Mabire comme un descendant de samouraï - ce qui explique le sabre qu’il porte
- et comme le général des forces japonaises au sein de la division, on ne retrouve
le général-samouraï nulle part ailleurs.
La scène qui suit, tirée d’une histoire réelle, est la scène des officiers déserteurs.
Elle est pratiquement identique à la description qu’en fait Mabire, sauf que
placer la scène juste avant le départ de la division la vide d’une partie de son
sens. Dans la vision de Mabire trois officiers, lassés par la vie de garnison,
décidèrent de quitter Daouria pour rejoindre Semenov ; Ungern les fit revenir
pour toucher leur solde et, par la même occasion, les faire fusiller. Seuls deux
des trois officiers eurent la bêtise de rentrer à Daouria, la suite est transcrite
pratiquement mot pour mot dans la bande dessinée. Le facteur déclenchant de
cette histoire étant l’ennui des officiers, leur désertion n’a de sens que dans une
morne vie de garnison ; à la veille d’une campagne, elle perd tout son sens. Mais
cette anecdote met en évidence la discipline de fer que le baron imposait à ses
16
troupes, bien que la punition de mort pour les déserteurs, en temps de guerre,
soit répandue. C’est sa façon de jouer avec la vie de ses subalternes qui choque.
Pratt a réussi son effet.
Par la suite le baron rencontre Corto et ses amis. L’examen qu’il leur fait subir
s’appliquait à toutes les personnes qui tombaient entre les griffes de ses sbires. Il
prétendait pouvoir déterminer par ce seul examen si quelqu’un était un espion
rouge ou non. Ossendovski a lui aussi subi un interrogatoire du baron. Le point
commun entre lui et Corto est que tous deux gardent leur calme. Ils vont jusqu’à
surprendre Ungern par leurs réponses légèrement impertinentes et dénuées de
toute peur. Lors du dialogue qui meuble cet interrogatoire, Pratt fait une petite
erreur : le baron destine Changaï Li à son bordel militaire, cependant compte
tenu de sa misogynie et de l’interdiction faite à son détachement de côtoyer des
femmes en campagne, il est peu probable qu’il ait jamais autorisé l’ouverture
d’un bordel militaire.
A la fin de leur première rencontre, le héros de Pratt fait référence à Port
Arthur11, ce qui provoque le départ d’Ungern, prétextant qu’il « ne veut pas
penser à ces conneries ». Lorsque éclate la guerre russo-japonaise, le baron
étudie dans le but de devenir officier au Corps de marine de Saint-Pétersbourg ;
il s’engage alors comme simple soldat dans un régiment d’infanterie en partance
pour le front. Malheureusement pour lui, qui affectionnait tant la guerre, il
n’atteindra le front qu’après la signature de l’armistice, ce qui occasionnera pour
lui une grande frustration. Voilà qui explique son expression quelque peu
bourrue.
La dernière apparition du baron a lieu à la fin du chapitre « Ungern de
Mongolie », elle est, dans la bande dessinée, la seule partie exclusivement de
Pratt. Corto et ses amis viennent de faire sauter le canon de l’ataman Semenov et
il est quatre heures de matin. Lorsque Ungern-Sternberg entre en scène et qu’on
lui annonce le méfait de Corto, il part d’un grand éclat de rire. Cette réaction
11 Port Arthur est une des grandes défaites russes de la guerre russo-japonaise de 1904-1905.
17
n’étonne pas trop le lecteur : il connaît les extravagances du baron et s’attend à
une réprimande digne de la faute commise. Notons en passant l’heure tardive et
que, comme à son habitude, le baron ne dort pas. Sur sa demande, Corto arrive.
S’ensuit un déroutant échange à propos d’un poème de Samuel Taylor
Coleridge12. L’apparition de ces vers dans la bouche d’Ungern n’est pas
fortuite : d’une part Pratt veut nous montrer que nous avons affaire à quelqu’un
d’instruit ; d’autre part il montre clairement la croyance d’Ungern qui voyait en
le cœur de l’Asie le berceau de la sagesse. Pratt perçoit le baron comme un
intellectuel ; c’est un point qui peut être mis en doute. Une partie des personnes
ayant rencontré Ungern, Ossendowski le premier, en parle comme d’un homme
sociable et instruit ; mais d’autres, ses subalternes et ses supérieurs, le voyait
plutôt comme un être ascète, indifférent de son entourage et de l’effet qu’il
produisait sur lui et faisant preuve d’ « un étonnant manque de culture »13. Cet
étrange contraste est explicable : Ungern n’est ni le premier, ni le dernier tyran à
faire preuve d’un excellent sens des convenances en dehors de sa façade de
despote. De temps à autre, le baron avait probablement besoin de se confier,
comme il l’a fait avec Ossendowski, Semenov ou avec ses cousins, par lettres.
Sa personnalité intime, que j’oppose là à sa personnalité « professionnelle »,
ainsi que ses convictions ressortent alors clairement. Je pense aussi qu’Ungern
aimait à se montrer, dans sa sphère intime, comme un homme instruit, et se
plaisait à faire étalage de ses lectures.
A la suite de cet échange poétique, on s’attend à ce que le baron retourne
brusquement sa veste et qu’il sanctionne Corto, comme il l’a fait pour les deux
officiers déserteurs. Mais non, le baron propose à Corto de se joindre à lui.
Ungern a compris quel genre d’homme est Corto Maltese. Il a saisi la rivalité
qui existe14 entre Corto et Semenov, et déduit que le héros de Pratt est prêt à
12 Samuel Taylor Coleridge publia « Koubla Khan ».13 Le général Wrangel est à l’origine de cette citation provenant du site http://lebaronungern.freezee.org/p2.html, qui fut le supérieur du baron pendant quelques temps.14 Qui existe ou a existé, Pratt n’est pas clair sur la question de la vie de Semenov à ce moment-là ; il a disparu en tombant du train et on n’en entend plus parler.
18
aller au bout de ses convictions et de ses passions. De plus, à ce moment-là,
Semenov n’intéresse plus le baron, persuadé qu’il est que l’ataman va être mis
en déroute par les forces contre-révolutionnaires15. On comprend mieux la
réaction du baron une fois que ces éléments ont été mis en évidence.
La proposition d’Ungern entraîne un refus de la part de Corto, qui est
suffisamment bien formulé pour ne pas passer pour une insulte aux yeux du
baron, d’autant plus que nous savons maintenant qu’il estime le Maltais.
Avec la scène du « mopa », Pratt achève de tisser une corrélation entre nos deux
personnages principaux. Tous deux sont des idéalistes rêveurs prêts à aller au
bout de leurs idéaux, tous deux ont un goût pour la poésie et surtout, comme le
prédit le « mopa », tous deux vont faire face à un « dragon noir » : pour Ungern
ce sera le chef de guerre Chu Lijiang16, commandant de l’armée chinoise
occupant Ourga et pour Corto, ce sera le général Tchang. Dans cette scène, en
plus de finir d’unir Corto et le baron, Pratt insiste sur la superstition du baron et
ajoute le fantastique qui caractérise les aventures de son gentilhomme de
fortune.
Dans sa prédiction à Ungern, le « mopa » parle de la réussite de son entreprise et
de son incompréhension de l’aboutissement de cette dernière. Il fait évidemment
référence à la future prise d’Ourga, et non à ses projets de panasiatisme ; quand
il parle de l’incompréhension du baron, il nous prédit le départ en campagne
d’Ungern contre les Rouges, et son refus d’admettre que certaines causes sont
perdues d’avance.
Dans La « Cour des mystères », Pratt inverse la scène de la discussion entre
Ungern et Corto et la scène du « mopa » et intègre entre les deux une rencontre
avec un hutuktu17, moine bouddhiste de très haut rang. Ossendovski parle de
deux rencontres avec des hutuktus différents, dont le plus éminent est le Bogdo-
15 Hugo Pratt le montre dans la « Cour des mystères » p.176.
16 Dans la bande dessinée, son nom est Hsou Tchou-Tseng le nom que je lui donne là provient de l’ouvrage de Léonid Youzéfovitch17 Les orthographes de ce mot étant diverses, j’ai choisi celle proposée dans la « Cour des mystères »
19
geghen d’Ourga. La rencontre entre Corto et l’hutuktu de Zhain est inspirée de
la moins connue de ces rencontres. Ainsi quand le prince bouriate, qui
accompagne Ungern et Corto, s’exclame : « Om ! Mani Padme Hung ! »18, il fait
référence à Ossendowski. Ce salut peut paraître bien faible pour tisser une
corrélation entre les deux textes, mais quand Ossendovski parle d’un
« houtouktou hautement estimé, non seulement dans toute la Mongolie, mais
jusqu’au Tibet et en Chine lamaïste »19, il devient évident que c’est le même
personnage qu’Ungern qualifie de « l’une des principales référence pour tous
les bouddhistes »20. Par la suite Pratt exploite le personnage du Dieu Vivant pour
les besoins de son roman et prends des libertés en s’éloignant du texte
d’Ossendowski. Il montre l’hutuktu prédisant le futur du Baron et renseignant
Corto sur une ancienne croyance quant à l’existence d’une cité souterraine
secrète, héritière de l’Atlantide et gouvernée par le roi du monde. Ce dernier
point est de nouveau inspiré par Ossendowski. Avant de quitter le moine,
Ungern, Corto et le bouriate lui font des présents, comme le fera Ossendovski au
Bogdo-geghen. Pratt a occulté cette partie de son roman dans sa bande dessinée,
au même titre que plusieurs passages faisant référence à Ungern, probablement
pour ne pas l’alourdir de détails et se concentrer sur l’essentiel. Notons que dans
le roman, juste avant que les deux hommes ne se quittent, nous apprenons le
départ immédiat de la division pour Ourga.
A la fin de la scène du « mopa », Ungern et Corto se quittent sur un adieu
solennel. La dernière manifestation du baron réside en la casquette qu’il fait
parvenir au Maltais, manifestant une fois de plus sa sympathie à l’égard du
marin, geste qui ne manque pas de faire sourire le lecteur.
4. Conclusion :18 Se retrouve à la fois dans la « Cour des mystères », p.191 et dans « Bêtes, Hommes et Dieux », p.87 cela signifie « Salut ! Grand Lama à la fleur de Lotus »19 Cité dans Ferdynand Ossendovski ; « Bêtes, Hommes et Dieux », p.8720 Cité dans Hugo Pratt ; « Cour des mystères », p.189
20
Pratt s’est énormément inspiré de Mabire et d’Ossendowski pour décrire
Ungern-Sternberg, ce qui explique la qualité de l’esquisse qu’il en fait. Au fil de
la bande dessinée, on retrouve tous les aspects constituant la vie d’Ungern. Tour
à tour, Pratt nous montre tous les grands traits de la vie d’Ungern : d’abord son
mysticisme, son aspect barbare, ses projets de panasiatisme, son opposition au
bolchevisme, son identification à Gengis Khan, sa dureté avec ses subordonnés,
sa misogynie, sa folie et finit par nous montrer l’homme pondéré derrière le
tyran. Tous ces concepts sont abordés avec une quantité de références au passé
et au futur du baron ; en bref tous les aspects du baron sont rendus en même
temps qu’une foule d’informations.
Mais Pratt s’est trompé sur de nombreux détails. Cependant ce ne sont pas des
points importants pour saisir l’âme du baron. Une partie de ces erreurs est due à
la transposition d’événements et de personnages réels dans son récit : l’or de
Koltchak influence la personnalité de Semenov, l’anecdote des deux déserteurs
perd un peu de son sens à ce moment-là de l’histoire de la division et
l’habillement que Pratt attribue à Ungern ne correspond probablement pas à
celui qu’il portait à cette époque de sa vie. L’autre partie des erreurs est plutôt
due à un manque de documentation, ou à l’inexactitude de ses sources : la
description de Daouria est faussée par celle qu’en fait Mabire, le mysticisme du
baron est mêlé de foi, alors qu’en l’occurrence on parlerait uniquement d’un
mysticisme politique. L’erreur qui pour moi est la plus importante et qui doit
être imputée aux sources de Pratt est le peu d’insistance qu’il fait sur le caractère
sanguinaire du personnage ; pendant son occupation d’Ourga, rappelons
qu’Ungern avait autorisé la torture systématique de tous les suspects et qu’à
Daouria, sa prison était la plus horrible des onze geôles de la mort de toute la
Transbaïkalie.
De manière générale, Pratt a très bien rendu la substance du baron. La
correspondance qu’établit notre auteur entre Ungern et Corto est très étonnante,
21
à laquelle on peut donner deux explications : le baron serait une parfaite anti-
thèse de Corto Maltese, parfaitement identique dans une partie de leurs
caractères et dans leurs manières de gérer leurs idéaux, mais avec des idées
totalement opposées. Grégoire Prat, qui considère Corto comme un assassin en
puissance21, a fait surgir une autre explication à mon esprit : si le héros de Pratt
est un tueur, alors le baron serait, à ses yeux, un autre Corto, avec des idées
différentes, mais parfaitement identique pour le reste. Dans les deux cas, une
chose différencie les deux hommes : le Maltais gardera toujours un pied dans la
réalité tandis que le baron ne saisira plus la différence entre ses projets
réalisables et ses folies.
Le dernier point que je voudrais aborder c’est celui de l’aspect ambigu de la
personnalité d’Ungern. Pour moi cet homme n’était pas « fou » comme son
appellation de « baron fou » a tendu à le faire croire. Cet homme était un grand
malade ; il était pervers. Maurice Hurni22 nous rappelle les caractéristiques des
grands pervers : « Le pervers exporte ses conflits : il fait souffrir les autres. (…)
il ne connaît pas la culpabilité, l’amour ne lui dit rien (…) Il est très habile,
grand manipulateur (…) : la souffrance de l’autre ne l’affecte pas, mais
l’excite ». On reconnaît bien là la description d’Ungern, qui devient
soudainement très opposé à la vision de Pratt, et qui empêche une quelconque
correspondance entre le personnage réel et Corto Maltese.
5. Bibliographie :
21 Thèse qu’il expose dans « Corto Maltese et ses crimes »22 Dans un interview que fit Anna Lietti pour le Nouveau Quotidien, en page 3 du numéro du 27 août 1996
22
BAUER Olivier, édit., Le monde extraordinaire de Corto Maltese, Gütersloh,
Casterman, 2002.
HUDELOT Claude, La Longue Marche vers la Chine moderne, Découverte
Gallimard, [s.l.], 1986
LIETTI Anna, « La haine de l’amour anime le pervers. Mais sa violence peut
être très urbaine », in Le Nouveau Quotidien, 27 août 1996, p.3
MABIRE Jean, Ungern, le Dieu de la Guerre, Art et Histoire d’Europe, [s.l.],
1973
OSSENDOWSKI Ferdynand, Bêtes, Hommes et Dieux, A travers la Mongolie
interdite, Phébus, 1995
PRAT Grégoire, Corto Maltese et ses crimes, Horay, Lausanne, 2005-12-07
PRATT Hugo, Corto Maltese en Sibérie, Tournai, Casterman, 2001
PRATT Hugo, Cour des mystères, [s.l.], Folio, 1996
WERTH Nicolas, La Russie en Révolution, Découverte Gallimard, Evreux, 1997
YOUZEFOVITCH Léonid, Le baron Ungern, Khan des steppes, éd. Des Syrtes,
Paris, 2001
Illustration page de titre : http://lebaronungern.freezee.org ; Contenu du site : La
vie du baron von Ungern Sternberg
6. Annexe :
23
Voici toutes les apparition du baron dans « Corto Maltese en Sibérie » :
D’abord la présentation du baron par la duchesse, puis la rencontre avec la
sorcière et enfin l’adieu à Semenov (p.60-62):
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25
La scène des officiers déserteurs, suivi de la rencontre entre Corto, ses amis et le
baron (p.92-96) :
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29
La scène où Corto refuse de se joindre au baron, celle du « mopa » et pour finir
le départ de chacun des deux personnages vers son destin (p.101-104) :
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