texte rake s progress
TRANSCRIPT
IGOR STRAV I N S KY
THE RAKE’S PROGRESS
Livret de Wystan Hugh Auden & Chester Kallman
Opéra en trois actes
1951
OPERA de LYON
Illustration. William Hogarth
The Orgy, troisième gravure du Rake’s Progress, 1732-1733
LIVRET
9 Fiche technique
13 L’argument
17 Les personnages
THE RAKE’S PROGRESS20 Acte I
58 Acte II
98 Acte III
CAHIER de LECTURES
W.H. Auden
164 Pose ta tête endormie...
Francis Poulenc
165 Stravinsky, portrait américain
Igor Stravinsky
168 La tradition classique
Eric W. White
170 Débuts de la carrière du Rake
Theodor W. Adorno
173 Le néo-classicisme de Stravinsky
Maurice Fleuret
176 Néo-classique ? Classique !
W.H. Auden
178 Beauté, minuit, vision s’effacent
CARNET de NOTES
Igor Stravinsky
180 Repères biographiques
196 & Notice bibliographique
The Rake’s Progress
197 Orientations discographiques
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LIVRET
En 1947, Stravinsky visite à Chicago une exposition consa-
crée à William Hogarth (1697-1764) et y voit les gravures
réalisées d’après la série de tableaux intitulée The Ra ke ’ s
Progress. Il y trouve la matière de l’opéra en langue anglaise
qu’il souhaitait écrire depuis son installation aux États-Unis
au début des années quarante. Sur la suggestion d’Aldous
H u x l e y, il confie l’écriture du livret au poète Wystan Hugh
Auden qui le réalisera en collaboration avec Chester
Kallman. Le texte est achevé en mars 1948.
PARTITION
La composition de la partition demande trois ans de travail à
Stravinsky qui commence par le prélude de la scène au cime-
tière et termine par l’épilogue en forme de quintette. Le com-
positeur date sa partition du 7 avril 1951.
En 1959, le compositeur fait don du manuscrit de la partition
d’orchestre et de diverses esquisses à l’Université Southern
California de Los Angeles.
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PERSONNAGES
TRULOVE Basse
ANNE, sa fille Soprano
TOM RAKEWELL Ténor
NICK SHADOW Baryton
MOTHER GOOSE Mezzo-soprano
BABA LA TURQUE Mezzo-soprano
SELLEM, commissaire-priseur Ténor
LE GARDIEN DE L’ASILE DE FOU Basse
PROSTITUÉS & MAUVAIS GARÇONS
Des SERVITEURS
Des CITOYENS
Des FOUS
L’action se passe en Angleterre au XVIIIesiècle.
ORCHESTRE
2 flûtes dont 1 piccolo
2 hautbois dont 1 cor anglais
2 clarinettes
2 bassons
2 cors
2 trompettes
Timbales
Clavecin
Cordes
DURÉE MOYENNE
2 heures 20 minutes
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CRÉATION
11 septembre 1951. Teatro La Fenice, Venise
Direction. Igor Stravinsky
(Le compositeur ne dirige que la première, il est relayé
pour les autres représentations par Ferdinand Leitner.)
Mise en scène. Carl Ebert
Décors.Nicola Benois
Avec Raffaele Ariè (Trulove), Elisabeth Schwarzkopf
(Anne), Robert Rounseville (Tom Rakewell), Otakar
Kraus (Nick Shadow), Nell Tangeman (Mother Goose),
Jennie Tourel (Baba la Turque), Hugues Cuenod (Sellem),
Emanuel Menkes (Le Gardien de l’asile de fous)
CRÉATION en FRANCE
1953. Théâtre municipal, Strasbourg
Direction. Ernest Bour
Mise en scène. Roger Lalande
Décors & costumes. C. Perrier
Avec A. Pactat (Trulove), M. Luccioni (Anne), G. Genin
(Tom Rakewell), Heinz Rehfuss (Nick Shadow),
M. Koukal (Mother Goose), S. Darbans (Baba la Turque),
J. Peyron (Sellem)
L’ŒUVRE à LYON
1971
Création à Lyon. Version en français d’André de Badet,
donnée sous le titre : Le Libertin
Direction. Serge Baudo
Mise en scène. Louis Erlo
Décors & costumes. Jacques Rapp
Avec Louis Hagen-William (Trulove), Anne-Marie Blanzat
(Anne), Nolan Van Way (Tom Rakewell), Frantz Petri
(Nick Shadow), Emmy Greger / Agnès Disney (Mother
Goose), Régina Sarfaty / Emmy Greger (Baba la Turque),
José Denisty (Sellem), Christos Grigoriou (Le Gardien
de l’asile de fous)
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1995
Direction. Kent Nagano
Mise en scène. Alfredo Arias
Décors. Roberto Platé
Costumes. Françoise Tournafond
Éclairages. Laurent Castaingt
Chorégraphie. Andy Degroat
Avec David Marsh (Trulove), Dawn Upshaw (Anne),
Jerry Hadley (Tom Rakewell), William Shimell
(Nick Shadow), Inga Jonsdottir (Mother Goose),
Anne Collins (Baba la Turque), Steven Cole (Sellem),
Frédéric Caton (Le Gardien de l’asile de fous)
ACTE I
SCÈNE 1Printemps. Le jardin de la maison de Trulove, à la campagne.
Duo d’amour entre AN N E TR U L OV E et son fiancé TO M
RA K E W E L L. TR U L OV E, le père d’Anne, est inquiet : son
futur gendre n’a pas de situation et refuse celle qu’il lui
propose. Se basant sur la doctrine de la prédestination,
TOM s’en remet à la Fortune et rêve d’être riche.
Paraît alors un inconnu – NI C K SH A D O W – qui annonce à
TO M q u’il vient d’hériter d’un oncle et qu’il est riche.
SH A D O W se met au service de TO M, lui proposant de
n’être payé qu’un an plus tard. Les deux hommes partent
pour Londres afin de régler au plus vite la succession.
On se sépare. TR U L OV E est un peu inquiet, AN N E n’ e s t
pas complètement heureuse... « La carrière d’un libertin
c o m m e n c e », annonce NI C K au public.
SCÈNE 2Le bordel de Mother Goose à Londres.
PR O S T I T U É E S et MAU VA I S GA R Ç O N S chantent et boivent à
Vénus et à Mars. NICK et TOM sont là, le premier fait pas-
ser au second son examen de passage dans une nouvelle
vie : faire son devoir envers soi-même, suivre la nature, la
beauté, les plaisirs. Quant à l’amour, TO M ne peut le
définir et veut quitter la place. Mais NI C K fait retarder
l’horloge d’une heure : « Voyez. Le temps est vôtre. Les
heures vous obéissent. Ne craignez point. Jouissez. Assez
tôt vous pleurerez. » TO M reste et chante l’amour trahi,
l’amour blessé, l’amour saint ; mais il va finir la nuit avec
MOTHER GOOSE qui se l’est réservé.
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SCÈNE 3Automne. Le jardin des Trulove, nuit de pleine lune.
Sans nouvelles de TOM, ANNE s’inquiète et pressent qu’il
a oublié ses promesses et son amour. Malgré l’amour
qu’elle porte à son père, elle décide de le quitter, d’aller
chercher TOM, si faible à ses yeux.
ACTE II
SCÈNE 1Dans le salon de sa maison londonienne, TO M médite tristement
sur sa nouvelle vie, sur le vide qui l’habite, sur le trop-
plein de la ville : « Je voudrais être heureux », soupire- t - i l .
NI C K s u rgit alors et lui conseille d’épouser BA B A L A
TU R Q U E, la femme à barbe, la nouvelle star de la cité ; par
ce mariage publicitaire, TO M deviendra célèbre, montrera
sa liberté avec éclat en ignorant son désir et son devoir.
SCÈNE 2Automne. Une rue au crépuscule devant la résidence
de Tom à Londres.
AN N E est là, anxieuse, hésitant à frapper à la porte. Un cor-
tège arrive, avec flambeaux et chaise à porteur. En sort
TO M. Troublé et gêné de trouver AN N E, il lui enjoint de l’ac-
c u s e r, de le dénoncer, de partir et de l’oublier. Mais il est
touché par la constance de son ancienne fiancée. BA B A L A
TU R Q U E passe la tête entre les rideaux de la chaise à por-
teurs, AN N E apprend alors la vérité et s’en va rapidement.
Sous les acclamations de la foule, BA B A rejoint la maison,
laissant voir aux Londoniens ravis sa splendide barbe.
SCÈNE 3Dans le même salon qu’à l’acte II, scène 1,mais encombré du
bric-à-brac des objets appartenant à BA B A. TO M et sa
femme prennent le petit déjeuner. BA B A bavarde sans
arrêt, détaillant ses collections, racontant ses souvenirs
de voyages... TO M est de mauvaise humeur, TO M se tait,
TOM repousse violemment la tendresse de sa femme. Du
coup, BA B A s’énerve, BA B A casse les objets qui lui tom-
bent sous la main. TOM interrompt les récriminations de
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sa femme au milieu d’une phrase, lui couvrant le visage
de sa perruque. Elle reste muette et immobile. TO M s e
réfugie dans le sommeil.
Pendant qu’il dort, NI C K arrive dans la pièce avec une
machine soi-disant destinée à changer les pierres en
pains, dont il montre au public le mécanisme trompeur.
TO M s’éveille et raconte qu’il vient de rêver, justement,
d’une machine miraculeuse à transformer les pierres en
pain. NI C K lui montre son invention. TO M, ravi, se voit
déjà, grâce à sa machine, comme le sauveur du monde ;
NICK lui propose de lui faire rencontrer des investisseurs
et des souscripteurs pour fabriquer la machine en série.
ACTE III
SCÈNE 1Printemps. Dans le grand salon de Tom et Baba, tout est cou-
vert de poussière et de toiles d’araignées. BABA est assise,
immobile, la perruque retournée sur la tête. L’escroquerie
de la machine à pain a éclaté au grand jour ; c’est la
ruine des petits actionnaires, le scandale pour Tom qui est
en fuite. Le commissaire-priseur SELLEM est venu vendre
les biens et il mène ses enchères avec virtuosité : y pas-
sent les objets hétéroclites de la collection de BA B A. Et
finalement, c’est BABA elle-même, encore couverte de sa
perruque, qu’il met à prix et adjuge, dévoilant son visage
devant la foule ébahie. Impassible, elle achève la phrase
interrompue par Tom à la scène 2 de l’acte précédent !
Dans la rue, on entend alors NICK et TOM, braillant et se
moquant de BABA. ANNE arrive ; elle a reconnu la voix de
TO M. BA B A la prend sous sa protection, lui affirme que
TO M l’aime toujours et l’encourage à le sauver. Puis,
superbe, elle prend congé de la foule : « La prochaine
fois, vous paierez pour voir Baba ! »
SCÈNE 2Printemps. Un cimetière. Tombeaux. Au centre, une tombe fraî-
chement creusée. Un an a passé depuis la rencontre de
TOM RAKEWELL et de NICK SHADOW. C’est le moment de
régler les comptes : NI C K réclame son salaire, l’âme de
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Tom. Mais il lui laisse une chance : s’il parvient à iden-
tifier trois cartes choisies par NICK, TOM aura la vie sauve.
Malgré sa peur, TO M joue. Pensant à AN N E, il choisit la
dame de cœur : gagné. Voyant les piques de la bêche du
f o s s o y e u r, il annonce le deux de pique : gagné encore.
Contre toute attente, invoquant l’amour, TO M c h o i s i t
encore la dame de cœur et gagne la partie. NICK vaincu,
furieux, condamne toutefois TO M à devenir fou avant de
s’enfoncer dans une tombe.
SCÈNE 3A l’asile de Bedlam, TO M se prenant pour Adonis, attend la
visite de Vénus, entouré d’un triste CH Œ U R D E FO U S. Et
Vénus vient voir Ad o n i s : c’est AN N E. Ad o n i s /TO M d e m a n d e
à sa déesse de pardonner son inconstance et sa folie.
AN N E le berce et chante pour lui, il s’endort. TR U L OV E
vient chercher sa fille, l’histoire est terminée, seule la
mort délivrera le héros.
TOM s’éveille, ANNE est partie, il meurt. Le CHŒUR chante
une déploration.
ÉPILOGUE
Devant le rideau, la salle étant éclairée, les cinq protago-
nistes – sans perruques et sans barbe – viennent exposer
leur morale de l’histoire, saluent le public et s’en vont.
Inspirés par les tableaux de Hogarth et les gravures qui en
furent tirées, les personnages du Ra ke’s Pr o g r e s s sont dessinés
avec des lignes claires et une belle rigueur classique. Ce qui
ne les empêche pas d’avoir de la chair, du sang, du cœur.
Les protagonistes portent bien leur nom : T R U L OV E,
(amour véritable) le père, est un personnage tout de probité
et de simplicité. Il n’apparaît pratiquement qu’au début et à
la fin de l’ouvrage, y incarnant des valeurs simples. Peu lui
importe d’avoir un gendre pauvre, pourvu qu’il soit honnête.
Et si l’annonce de la soudaine richesse de TOM lui fait plaisir,
elle éveille aussi en lui une inquiétude intuitive. TR U L OV E
demeure toujours aux côtés de sa fille : il ne lui aura fait
aucun reproche, l’accompagnant à l’asile et partageant sa
tristesse devant la folie. Il est là, avec sa bonté de père.
ANNE TRULOV E porte bien son nom, elle aussi. Elle est
une autre déclinaison de l’amour vrai. Personnage lumineux,
elle risque beaucoup pour retrouver son homme et pour le sau-
v e r, avec une admirable constance. Elle retrouve TO M, fou, et
n’ayant pu le sauver, le berce comme un enfant, avec une
immense poésie, comme un ultime présent d’amour. Et comme
elle ne peut plus rien pour lui en ce monde, elle le laisse serei-
nement, sans drame, avec la promesse de ne jamais l’oublier.
TOM RAKEWELL est un débauché, c’est bien un liber-
tin (rake = débauché, libertin, roué ; well = bien). Mais le
personnage a aussi quelque chose de naïf, de profondément
enfantin. Son parcours, sa carrière, le laissent insatisfait, sté-
rile, sec : « Mon cœur a froid, je ne peux pas pleurer. » Mais
souvent affleure à sa conscience comme un regret, celui d’un
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amour vrai, celui de ANNE. C’est ce qui le sauve de l’enfer :
la dame de cœur qu’il choisit par deux fois dans le jeu diabo-
lique de NICK, c’est ANNE ; mais il n’est sauvé par elle ni de
la folie, ni de la mort.
NICK SHADOW (shadow = ombre) est l’incarnation
classique du diable, la figure que l’on retrouve dans bien des
œuvres. On pense, bien sûr, aux différents Méphisto du réper-
t o i r e ; le jeu, par lequel NI C K propose à TO M de racheter sa vie,
est une figure courante dans les contes de tradition populaire ;
sa machine à transformer les pierres en pains rappelle un épi-
sode de l’évangile de Mathieu (chapitre 4) : « Le tentateur,
s’étant approché, lui dit : si tu es fils de Dieu, ordonne que ces
pierres deviennent des pains. » Personnage des ténèbres, de
l’ombre, il est également l’ombre de TO M, une sorte de double
qui ne le quitte pas, si loin, si proche. Ayant échouer à damner
TO M, NI C K brûle, gèle, s’enfonce dans la terre sans autre pou-
voir que celui de la malédiction : il rend fou celui qu’il a –
dans tous les sens du terme – perdu.
BABA LA TURQUE : monstre de foire ou de cirque,
elle peut rappeler que Stravinsky aimait le cirque – il com-
posa une Circus Po l ka pour Barnum. C’est un personnage
extraordinairement pittoresque : volubile, impératrice à la
barbe fleurie, elle trône comme le plus bel objet de son cabi-
net de curiosités. Victime de TO M en un sens, qui l’épouse
pour faire une opération publicitaire, elle fait preuve de
constance dans l’adversité – comme ANNE – et – avec ANNE –
de noblesse et d’une bonté quasi maternelle.
Autour des protagonistes, le Londres d’en haut et le
Londres d’en bas, les BO U R G E O I S, les MAU VA I S GA R Ç O N S, l e s
PR O S T I T U É E S ; MOTHER GOOSE, la patronne du bordel ;
SELLEM ( q u’on entend comme une contraction de s e l l
t h e m = vendez-les) le commissaire-priseur virtuose qui
essaye de vendre BA B A avant de s’incliner respectueuse-
ment devant elle ; des F O U S et leur GA R D I E N. . .
NI C K SH A D O W s’adresse au public à plusieurs reprises.
Mais à l’épilogue, devant le rideau et lumières de la salle
allumées, ce sont les cinq protagonistes – ANNE, BABA, TOM,
TRULOVE et NICK – qui sans perruque et sans barbe viennent
tirer la morale de cette fable qu’est le Rake’s Progress, média-
teurs entre public, personnages, acteurs et auteurs.
IGOR STRAVINSKY
THE RAKE’S
P R O G R E S S
HANS WERNER HENZE L’UPUPA...
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ACT I
Prelude
SCENE 1
The garden of Trulove’s house in the country.
Afternoon in spring. House – right. Garden gate – Centre
Back, Arbour – left downstage in which
Anne and Tom are seated.
Duet and trio
ANNE
The woods are green, and bird and beast at play
For all things keep this festival of May;
With fragrant odours and with notes of cheer
The pious earth observes the solemn year.
TOM
Now is the season when the Cyprian Queen
With genial charm translates our mortal scene,
When swains their nymphs in fervent arms enfold
And with a kiss restore the Age of Gold.
ANNE
How sweet, within the budding grove
To walk, to love.
How sweet, how sweet beside the pliant stream
(Enter Trulove from house and stands aside.)
To lie, to dream. How sweet, how sweet.
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PREMIÈRE PARTIE TABLEAU 1
ACTE I
Prélude
SCÈNE 1
Le jardin de la maison de Trulove, à la campagne.
Après-midi au printemps. Maison à droite. Porte du jardin
au centre, à l’arrière-plan. Au premier plan à gauche,
charmille où Tom et Anne sont assis.
Duo & trio
ANNE
Les bois verdoient, l’oiseau, la bête s’ébattent,
Car tout observe la fête de mai ;
Par des parfums et des sons d’allégresse
La pieuse terre célèbre l’auguste saison.
TOM
Voici le temps où Cypris la reine
Par une douce magie transforme les humains ;
Quand bergers et bergères ardemment s’étreignent
Et d’un baiser réveillent l’Âge d’or.
ANNE
Qu’il est doux dans le bosquet naissant
De flâner et d’aimer !
Qu’il est doux le long du ruisseau docile
(De la maison arrive Trulove qui se tient de côté.)
De s’étendre, de rêver ! Qu’il est doux, qu’il est doux.
TOM
How sweet, beside the pliant stream
To lie, to dream.
How sweet, how sweet within the budding grove
To walk, to love. How sweet, how sweet
TRULOVE
O may a father’s
Prudent fears unfounded prove,
ANNE AND TOM
How sweet,
TRULOVE
And ready vows and loving
Looks be all they seem.
ANNE AND TOM
How sweet!
TRULOVE
In youth we fancy we are wise,
But time hath shown,
Alas, too often and too late,
We have not known
The hearts of others or our own.
ANNE
Love tells no lies
ANNE AND TOM
And in love’s eyes
We see our future state,
Ever happy, ever fair;
Sorrow, hate,
Disdain, despair,
Rule not there,
But love, but love alone
Reigns o’er his own,
Recitative
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
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TOM
Qu’il est doux le long du ruisseau docile
De s’étendre, de rêver !
Qu’il est doux, doux, dans le bosquet naissant
De flâner, d’aimer ! Qu’il est doux, qu’il est doux.
TRULOVE
Ah, que d’un père les prudentes craintes
Se montrent sans fondement,
ANNE & TOM
Qu’il est doux !
TRULOVE
Et que tendres vœux et regards ardents
Soient tout ce qu’ils semblent être.
ANNE & TOM
Qu’il est doux !
TRULOVE
Dans la jeunesse nous pensons tout savoir,
Mais le temps montre,
Hélas, trop souvent et trop tard,
Que nous ignorions
Le cœur d’autrui ou le nôtre.
ANNE
L’amour ne ment pas...
ANNE & TOM
Et dans les yeux de l’amour,
Nous voyons nos jours futurs
Toujours beaux, toujours riants ;
Chagrin, haine,
Dédain, regret,
N’y gouvernent pas ;
Mais l’amour, seul l’amour
Règne sur son domaine.
Récitatif
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ACTE I SCÈNE 1
TRULOVE (coming forward)
Anne, my dear,
ANNE
Yes, father.
TRULOVE
Your advice is needed in the kitchen.
(Anne curtsies and exits into house.)
Tom, I have news for you. I have spoken on your behalf to
a good friend in the City, and he offers you a position in
his counting house.
TOM
You are too generous, sir. You must not think me ungrate-
ful if I do not immediately accept what you propose, but I
have other prospects in view.
TRULOVE
Your reluctance to seek steady employment makes me
Uneasy.
TOM
Be
Assured your daughter shall not marry a poor man.
TRULOVE
So he be honest, she may take a poor husband if she
choose, but I am resolved she shall never marry a lazy one.
(Exits into the house.)
TOM
The old fool!
Recitative and aria
TOM
Here I stand, my constitution sound, my frame not ill
favoured, my wit ready, my heart light. I play the indus-
trious apprentice in a copy-book? I submit to the drudge’s
y o ke? I, slave through a lifetime to enrich others, and
then be thrown away like a gnawed bone? Not I! Have not
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
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TRULOVE (s’approchant)
Anne, mon enfant,
ANNE
Oui, père.
TRULOVE
On a besoin de ton conseil à la cuisine.
(Anne fait la révérence et rentre dans la maison.)
Tom, j’ai à vous entretenir. J’ai parlé de vous à un ami à
moi, de la Cité : il vous offre un poste dans sa comptabilité.
TOM
Vous êtes trop bon, monsieur. Ne me croyez pas ingrat si
je n’accepte pas aussitôt votre proposition mais j’ai
d’autres espérances.
TRULOVE
Votre aversion à vous fixer
M’inquiète.
TOM
Soyez
Sûr que votre fille n’épousera pas un homme pauvre.
TRULOVE
Qu’il soit honnête et il peut être pauvre si elle le désire,
mais elle n’épousera jamais un paresseux.
(II rentre dans la maison.)
TOM
Vieil imbécile !
Récitatif & aria
TOM
Me voici, saint de corps, point vilain, l’esprit vif, le cœur
léger. Moi, jouer à l’employé modèle grattant un registre ?
Moi, peiner sous le joug ? Moi, passer une vie entière
comme un esclave à enrichir autrui, puis être jeté comme
os rongé ? pas moi ! N’avons-nous pas reçu de graves
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ACTE I SCÈNE 1
grave doctors assured us that good works are of no avail
for Heaven predestines all? In my fashion I may profess
myself of their party, and herewith entrust myself to
Fortune.
Aria
Since it is not by merit
We rise or we fall,
But the favour of Fortune
That governs us all, that governs us all,
Why should I labour
For what in the end
She will give me for nothing
If she be my friend?
While if she be not, why,
The wealth I might gain
For a time by my toil would
At last be in vain, would at last be in vain.
Till I die, then of fever
Or by lightning am struck,
Let me live by my wits
And trust to my luck, and trust to my luck.
My life lies before me,
The world is so wide:
Come, wishes, be horses;
This beggar shall ride, this beggar shall ride.
Tom walks around.
TOM
I wish I had money.
Recitative
Nick appears immediately at the garden gate.
NICK
Tom Rakewell?
TOM (startled, turning around)
I...
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
26
docteurs l’assurance que les bonnes œuvres ne servent de
rien, puisque le ciel nous prédestine tous ? A ma façon, je
professe ce qu’ils enseignent, et, séance tenante, me voue
à la Fortune.
Air
Puisque ce n’est pas le mérite
Qui nous fait monter ou descendre,
Mais le caprice de la Fortune
Qui nous gouverne tous, tous
Pourquoi peinerais-je
Pour quelque chose qu’en fin de compte
Elle m’accordera pour rien
Si elle m’a de l’amitié ?
Et si elle ne m’en a pas, alors,
Tout le bien qu’il m’arriverait
De m’acquérir par mon labeur me serait
Finalement vain, finalement vain.
Jusqu’à ce que la fièvre m’emporte
Ou que la foudre me frappe,
Que je vive donc de mon industrie,
Me fiant à ma chance, me fiant à ma chance.
La vie s’étend devant moi,
Le monde est si grand :
Venez, désirs, soyez les destriers
Qu’enfourchera ce gueux, qu’enfourchera ce gueux.
Tom marche de long en large.
TOM (parlé)
Je voudrais être riche.
Récitatif
Nick apparaît brusquement à la porte du jardin.
NICK
Tom Rakewell ?
TOM (saisi, se retournant)
Je...
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ACTE I SCÈNE 1
NICK
I seek Tom Rakewell with a message. Is this his house?
TOM
No, not his house, but you have found him straying in his
thoughts and footsteps. In short...
NICK
You are he?
TOM (laughing)
Yes, surely. Tom Rakewell at your service.
NICK
Well, well.
(Bows.) Nick Shadow, sir, and at your service. For, surely
as you bear your name, I bear you a bright future. Yo u
recall an uncle, sir?
TOM
An uncle? My parents never mentioned one.
NICK
They quarrelled, I believe, sir. Yet he...
Sir, have you friends?
TOM
More than a friend. The daughter of this house and ruler
of my heart.
NICK
A lover’s fancy and a lovely thought. Then call her, call
her. Indeed, let all who will, make their joy here of your
glad tidings.
Tom rushes into the house. Nick reaches over the garden
gate, unlatches it, enters the garden and walks forward.
Tom reenters from the house with Anne and Trulove.
NICK (bows)
Fair lady, gracious gentlemen, a servant begs your pardon
for your time, but there is much to tell. Tom Rakewell had
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
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NICK
J’ai un message pour Tom Ra kewell. Est-ce là sa demeure ?
TOM
Sa demeure, non, mais lui, vous l’avez trouvé, vaguant et
musant en ce lieu. Bref...
NICK
Est-ce vous ?
TOM (riant)
Certes oui. Tom Rakewell, à votre service.
NICK
Eh bien, eh bien.
(Il s’incline.) Et moi au vôtre, monsieur, Nick Shadow. Car
aussi sûr que vous portez votre nom, je vous apporte un
bel avenir. Vous souvenez-vous d’un oncle, monsieur ?
TOM
Un oncle ? Mes parents ne m’en ont jamais parlé.
NICK
Ils étaient en froid, je crois, monsieur. Pourtant, il...
Monsieur, avez-vous des amis ?
TOM
Mieux. La fille de cette maison, la reine de mon cœur.
NICK
Pensée charmante, pensée d’amant. Alors, allez vite l’ap-
peler. Que tous ceux qui le veulent s’associent au bonheur
qui vous arrive aujourd’hui.
Tom se précipite dans la maison. Nick se penche par-dessus
la barrière, soulève le loquet et entre dans le jardin.
Tom revient avec Anne et Trulove.
NICK (s’inclinant)
Belle dame, aimables seigneurs, pardonnez à un valet de
prendre votre temps, mais il a beaucoup à dire. To m
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ACTE I SCÈNE 1
an uncle, one long parted from his native land. Him I ser-
ved many years. Served him in the many trades he served
in turn; and all to his profit. Yes, profit was perpetually
his. It was, indeed, his family, his friend, his hour of amu-
sement, his life. But all his brilliant progeny of gold could
not caress him when he lay dying. Sick for his home, sick
for a memory of pleasure or of love, his thoughts were but
of England. There, at least, he felt, his profit could be
pleasure to an eager youth; for such, by counting years
upon his fumbling fingers, he knew that you must be,
good sir. Well, he is dead. And I am here with this com-
mission: to tell Tom Rakewell that an unloved and forgot-
ten uncle loved and remembered. You are a rich man.
Quartet
TOM
I wished but once,
I knew
That surely my wish would come true,
That I
Had but to speak at last
And Fate would smile when Fortune cast
The die.
I knew, I knew!
(To Nick)
Yet you, who bring
The fateful end of questioning
Here by
A new and grateful master’s side
Be thanked, and as my Fortune and my guide,
Remain, confirm...
NICK
Be thanked, for masterless...
TOM
... Deny
NICK
... Should I
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
30
Ra kewell avait un oncle, depuis longtemps loin de sa
terre natale. Je le servis de longues années, dans les nom-
breux négoces qu’il tint tour à tour toujours avec profit.
Oui, le profit le poursuivit toujours. C’etait sa distraction,
sa vie, son ami, sa famille. Mais toute cette brillante pos-
térité dorée ne put l’embrasser à son heure dernière.
Languissant pour son pays, le souvenir d’une heure de
plaisir ou d’amour, il ne songeait qu’à l’Angleterre. Là, au
moins, sentait-il, sa fortune ferait le bonheur d’un fou-
gueux jeune homme ; car tel, comptant les ans sur ses
doigts tremblants, vous savait-il être, mon bon monsieur.
Eh bien, il est mort. Et me voici avec ce message : dire à
Tom Rakewell qu’un oncle, point aimé, oublié, l’aima et
ne l’oublia pas. Vous êtes riche.
Quatuor
TOM
Je ne fis qu’un vœu, une fois,
Mais je savais
Qu’il se réaliserait,
Que moi,
Je n’avais qu’à parler
Et le sort sourirait quand la Fortune
Jetterait le dé.
Je le savais, je le savais !
(A Nick)
Mais à toi, qui apportes
Le terme prévu de la quête
Auprès
D’un maître nouveau et reconnaissant,
Merci, et comme ma Fortune et mon mentor,
Reste avec moi. acceptes-tu...
NICK
Merci, car si sans maître...
TOM
... Refuses-tu
NICK
... Je devais rester...
31
ACTE I SCÈNE 1
Abide
Too long, I soon...
TOM
Be thanked, be thanked,
NICK
...Would die.
ANNE
Be thanked, O God, for him, and may a bride
Soon to his vows reply.
Be thanked.
TOM
... be thanked, be thanked, be thanked,
Be thanked,
NICK
Be thanked, be thanked, be thanked,
Be thanked,
TRULOVE
Be thanked, O God, and curb in him all pride,
That Anne may never sigh.
Be thanked.
Tom puts one arm around Anne and gestures outwards
with the other.
TOM
My Anne, behold, for doubt has fled our view,
The skies are clear and every path is true.
ANNE
The joyous fount I see that brings increase
To fields of promise and the groves of peace.
TOM
O clement love,
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
32
Rester
Trop longtemps, j’aurais tôt fait...
TOM
Merci, merci,
NICK
... De mourir.
ANNE
Merci, mon Dieu, et qu’une épouse
Puisse bientôt répondre à ses vœux.
Merci.
TOM
... Merci, merci, merci,
Merci.
NICK
Merci, merci, merci
Merci.
TRULOVE
Merci, mon Dieu, et refrène en lui toute gloire,
Que jamais Anne n’ait lieu d’en pleurer.
Merci.
Tom entoure Anne de son bras et de l’autre,
fait un grand geste montrant le paysage.
TOM
Ma chère Anne, vois, le doute a fui,
Les cieux sont clairs, tout sentier est le bon.
ANNE
Je vois la fontaine qui abreuve, rieuse,
Les champs fertiles et les bosquets paisibles.
TOM
Ô doux amour,
33
ACTE I SCÈNE 1
TOM AND ANNE
O clement love,
O clement love.
TRULOVE
My children, may God bless you
Even as a
Father.
NICK
Sir,
May Nick address you
A moment in your bliss?
Even in carefree May
A thriving fortune has its roots of care:
Attorneys crouched like gardeners to pay,
Bowers of paper only seals repair;
We must be off to London.
TOM
They can wait.
TRULOVE
No, Tom, your man is right,
Things must be done.
The sooner that you settle your estate,
The sooner you and Anne can be as
One.
ANNE
Father
Is right, dear
Tom.
NICK
A coach in wait
Is down the road.
TOM
Well then, if Fortune sow
A crop that wax and pen must cultivate,
Let’s fly to husbandry, and make it grow, and make it grow.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
34
TOM & ANNE
Ô doux amour,
Ô doux amour.
TRULOVE
Mes enfants, que Dieu vous bénisse
Comme le fait un
Père.
NICK
Monsieur
Nick peut-il troubler votre félicité
Par un moment d’entretien ?
Même dans mai l’insouciant,
Une fortune prospère s’enracine dans le soin.
Des fondés de pouvoir tapis comme jardiniers à gages,
Des tonnelles de papier attendent votre cachet ;
Il faut gagner Londres.
TOM
Ils attendront.
TRULOVE
Non, Tom, ton valet a raison,
Il faut faire les choses.
Le plus tôt tu régleras ta succession,
Le plus vite vous serez unis, Anne
Et toi.
ANNE
Mon père
A raison, cher
Tom.
NICK
Un carrosse attend
Au bas du chemin.
TOM
Eh bien donc, si la fortune sème
Une moisson que cultivent cire et plume,
Courons au champ et faisons-la lever, faisons-la lever.
35
ACTE I SCÈNE 1
Recitative
NICK
I’ll call the coachman, sir.
TRULOVE
Should you not mind, I’ll tell you of his needs.
NICK
Sir, you are kind.
Trulove and Nick exeunt by garden gate.
Duettino
ANNE
Farewell, farewell, farewell for now, my heart, my heart
Is with you when you go,
However you may fare.
TOM
Wherever, when apart,
I may be, I shall know
That you are with me there.
ANNE
Farewell, farewell!
Trulove and Nick reenter by garden gate.
Recitative
NICK
All is ready, sir.
TOM
Tell me, good Shadow, since, born and bred in indigence I
am unacquainted with such matters, what wages you are
accustomed to receive.
NICK
Let us not speak of that, master, till you know better what
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
36
Récitatif
NICK
J’appelle le cocher, monsieur.
TRULOVE
Ne vous déplaise,
J’aimerais vous toucher un mot de ses besoins.
NICK
Vous êtes bon, monsieur.
Trulove et Nick sortent ensemble par la porte du jardin.
Duettino
ANNE
Adieu, adieu, adieu pour l’heure, mon cœur, mon cœur
Est avec vous, en partant,
Quoi qu’il vous arrive.
TOM
Une fois au loin, en quelque lieu
Que je me trouve, je saurais
Que vous y êtes avec moi.
ANNE
Adieu, adieu !
Trulove et Nick reviennent par la porte du jardin.
Récitatif
NICK
Tout est prêt, monsieur.
TOM
D i s-moi, mon ami, puisque né et grandi dans la pauvreté,
j’ignore ces questions, quels gages as-tu coutume de toucher ?
NICK
Ne parlons pas de cela, maître, jusqu’à ce que vous
37
ACTE I SCÈNE 1
my services are worth. A year and a day hence we will
settle our account, and then, I promise you, you shall pay
me no more and no less than what you yourself acknow-
ledge to be just.
TOM
A fair offer. ‘Tis agreed.
Arioso and terzettino
Dear Father Trulove, the very moment my affairs are settled,
I shall send for you and my dearest Anne.
And when she arrives, all London shall be at her feet,
For all London shall be mine, and what is mine must of
needs at least adore
What I must with all my being worship.
Tom and Trulove shake hands affectionately.
Anne brings her hand quickly to her eyes and turns
her head away. Tom steps forward.
TOM (aside)
Laughter and light, and all charms that endear,
All that dazzles or dins,
Wisdom and wit shall adorn the career
Of him who can play and who
Wins...
ANNE (aside)
Heart,
You are happy, yet why, why should a tear
Dim our joyous designs?
TOM
... Who can play and who wins,
Who can play and who wins...
TRULOVE (aside)
Fortune so swift and so easy, I fear,
May only encourage his sins,
May only encourage his sins,
Fortune so swift and so easy, I fear,
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
38
sachiez mieux ce que valent mes services. Dans un an et
un jour nous réglerons nos comptes, et alors je vous pro-
mets, vous me paierez ni plus ni moins que ce que vous-
même reconnaîtrez être juste.
TOM
La proposition est honnête. Elle est acceptée.
Arioso & terzettino
Cher père, dès que mes affaires seront réglées,
Je vous ferai mander, vous et ma chère Anne.
Et quand elle viendra, tout Londres sera à ses pieds,
Car tout Londres sera mien, et ce qui est mien doit forcé-
ment tout au moins adorer
Ce que moi de tout mon être je vénère.
Tom et Trulove se serrent affectueusement la main.
Anne porte vivement sa main à ses yeux et détourne la tête.
Tom fait un pas en avant.
TOM (à part)
Rire et lumière et tout ce qui plaît,
Tout ce qui éblouit, assourdit,
Sagesse et esprit orneront la carrière
De celui qui sait jouer et
Gagne...
ANNE (à part)
Mon cœur,
Tu es heureux. Pourquoi donc une larme
Vient-elle voiler nos heureux desseins ?
TOM
... Qui sait jouer et gagne,
Qui sait jouer et gagne...
TRULOVE (à part)
Fortune si prompte et si facile, je le crains,
Ne peut que flatter ses défauts,
Ne peut que flatter ses défauts,
Fortune si prompte et si facile, je le crains,
39
ACTE I SCÈNE 1
May only encourage his sins,
May only encourage his sins.
TOM
... Who can play and who wins
And who wins, who can play
And who wins, and who wins.
ANNE (aside)
Why, why, why should a tear
Dim our joyous design?
Why, why, why should a tear
Dim our joyous design?
TRULOVE
Be well, be well advised.
ANNE
Be always near.
Anne, Tom and Trulove move towards the garden gate.
Nick holds it open for them and they pass through.
ANNE AND TRULOVE
Farewell, farewell!
NICK (turning to audience)
The PROGRESS OF A RAKE begins.
SCENE 2
Mother Goose’s Brothel, London.
At a table, downstage right sit Tom, Nick and Mother Goose,
drinking. Backstage left a Cuckoo Clock.
Whores, Roaring Boys.
Chorus
ROARING BOYS
With air commanding and weapon handy
We rove in a band through the streets at night,
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
40
Ne peut que flatter ses défauts,
Ne peut que flatter ses défauts.
TOM
... Qui sait jouer et gagne,
Et gagne, qui sait jouer
Et gagne, et gagne.
ANNE (à part)
Pourquoi, pourquoi, pourquoi une larme,
Vient-elle voiler nos heureux desseins ?
Pourquoi, pourquoi, pourquoi une larme,
Vient-elle voiler nos heureux desseins ?
TRULOVE
Soyez bien conseillé.
ANNE
Soyez toujours près.
Anne, Tom et Trulove se dirigent vers la porte du jardin.
Nick l’ouvre pour les laisser passer.
ANNE & TRULOVE
Adieu, adieu !
NICK (au public)
La CARRIÈRE D’UN LIBERTIN commence !
SCÈNE 2
Le bordel de Mère Goose, Londres.
Tom est attablé à l’avant-scène à droite. Nick et Mère Goose,
en train de boire. Au fond de la scène, un coucou.
Prostituées, mauvais garçons.
Chœur
MAUVAIS GARÇONS
Le ton haut et l’arme prête,
Nous courons les rues en bande la nuit,
41
ACTE I SCÈNE 2
Our only notion to make commotion
And find occasion to provoke a fight, to provoke a fight.
WHORES
In triumph glorious with trophies curious
We return victorious from Love’s campaigns;
No troops more practised in Cupid’s tactics
By feint and ambush the day to gain.
ROARING BOYS
For what is sweeter to human nature
Than to quarrel over nothing at all,
To hear the crashing of furniture smashing
Or heads being bashed in a tavern brawl, in a tavern
brawl?
WHORES
With darting glances and bold advances
We open fire upon young and old;
Surprised by rapture, their hearts are captured,
And into our laps they pour their gold.
TUTTI
A toast to our commanders then
From their Irregulars;
A toast, ladies and gentlemen:
To VENUS and to MARS!
Recitative and Scene
NICK
Come, Tom, I would fain have our hostess, good Mother
Goose, learn how faithfully I have discharged my duties
as a godfather in preparing you for the delights to which
your newly-found state of manhood is about to call you. So
tell my Lady Bishop of the game
What I did vow and promise in thy name.
TOM
One aim in all things to pursue: my duty to myself to do.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
42
N’ayant en tête qu’amener le trouble
Et provoquer une bagarre.
PROSTITUÉES
Des campagnes de l’amour, nous revenons victorieuses
Portant en triomphe nos trophées ; point
De troupes plus exercées dans les tactiques de Cupidon
A remporter l’avantage par la feinte et l’embûche.
MAUVAIS GARÇONS
Qu’est-il de plus doux à la nature humaine
Que de se quereller à propos de rien,
D’entendre le fracas des meubles défoncés
Et des têtes brisées dans une rixe de taverne ?
PROSTITUÉES
L’œil en coin et l’invite audacieuse,
Nous ouvrons le feu sur le jeune et le vieux ;
Surpris et ravis, leur cœur tombe captif,
Et leur or croule sur nos genoux.
TOUS
Nous, les troupes irrégulières,
Portons donc, mesdames et messieurs,
Un toast à nos commandants,
VÉNUS et MARS !
Récitatif & scène
NICK
Venez, Tom, je désire beaucoup que notre bonne hôtesse,
Mère Goose, apprenne avec quelle fidélité je vous ai servi
de parrain en vous préparant aux joies auxquelles vous
appelle désormais votre condition d’homme nouvellement
trouvée. Dites donc à la Folle du jeu ce que j’ai juré et
promis en ton nom.
TOM
Un seul but à poursuivre en tout : faire mon devoir envers
moi-même.
43
ACTE I SCÈNE 2
NICK (to Mother Goose)
Is he not apt?
MOTHER GOOSE
And handsome too.
NICK (to Tom)
What is thy duty to thyself?
TOM
To shut my ears to prude and preacher
And follow Nature as my teacher.
MOTHER GOOSE
What is the secret Nature knows?
TOM
What Beauty is and where it grows.
NICK
Canst thou define the Beautiful?
TOM
I can.
That source of pleasure to the eyes
Youth owns, wit snatches, money buys,
Envy affects to scorn, but lies:
One fatal flaw it has. It dies.
NICK
Exact, my scholar!
MOTHER GOOSE
What is Pleasure then?
TOM
The idol of all dreams, the same
Whatever shape it wear or name;
Whom flirts imagine as a hat,
Old maids believe to be a cat.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
44
NICK (à Mère Goose)
N’est-il pas doué ?
MÈRE GOOSE
Et bien fait aussi.
NICK (à Tom)
Quel est ton devoir envers toi-même ?
TOM
Sourd à prude et à prêcheur,
Suivre Nature mon directeur.
MÈRE GOOSE
Quel est le secret que sait Nature ?
TOM
Qu’est-ce que Beauté et où elle croît.
NICK
Peux-tu définir le Beau ?
TOM
Je le peux.
Cette source de plaisir aux yeux
Que jeunesse a, industrie happe et argent paie,
Envie dit mépriser mais ment ;
Un seul fatal défaut : il meurt.
NICK
Bien répondu, mon savant maître !
MÈRE GOOSE
Qu’est-ce que Plaisir alors ?
TOM
L’idole de tous rêves, le même
Quelque soit nom ou forme qu’il porte,
Que jeunesses voient comme un bonnet
Et vieilles comme un minet.
45
ACTE I SCÈNE 2
MOTHER GOOSE
Bravo!
NICK
One final question. Love is...
TOM (aside)
Love, Love!
That precious word is like a fiery coal,
It burns my lips, strikes terror to my soul.
NICK
No answer? Will my scholar fail me?
TOM (violently)
No, no more.
NICK
Well, well.
MOTHER GOOSE
More wine, love?
TOM
Let me go.
NICK
Are you afraid?
As the Cuckoo Clock coos one, Tom rises.
TOM
Before it is too late.
NICK
Wait.
(Nick makes a sign and the clock turns backward
and coos twelve.)
See. Time is yours. The hours obey your pleasure.
Fear not. Enjoy. You may repent at leisure.
Tom sits down again and drinks wildly.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
46
MÈRE GOOSE
Bravo !
NICK
Une dernière question. Amour est...
TOM (à part)
Amour, amour !
Mot précieux comme un charbon ardent
Qui me brûle les lèvres, terrifie mon âme.
NICK
Pas de réponse ? Mon savant me fait-il capot ?
TOM (violemment)
Non, c’est tout.
NICK
Eh bien, eh bien.
MÈRE GOOSE
Encore du vin, chéri ?
TOM
Je veux partir.
NICK
Avez-vous peur ?
Le coucou sonne un coup, Tom se lève.
TOM
Avant qu’il ne soit trop tard.
NICK
Attendez.
(Nick fait un signe : l’aiguille revient en arrière
et sonne douze coups.)
Voyez. Le temps est vôtre. Les heures vous obéissent.
Ne craignez point. Jouissez. Assez tôt vous pleurerez.
Tom se rassied et boit goulûment.
47
ACTE I SCÈNE 2
Chorus
Roaring Boys and Whores
Soon dawn will glitter outside the shutter
And small birds twitter.
But what of that?
So long as we’re able and wine’s on the table
Who cares what the troubling day is at?
While food has flavour and limbs are shapely,
And hearts beat bravely to fiddle or drum,
Our proper employment is reckless enjoyment,
For too soon the noiseless night will come.
NICK (rising to address the company)
Sisters of Venus...
Recitative
NICK
... Brothers of Mars, Fellow-worshippers in the Temple of
Delight, it is my privilege to present to you a stranger to
our rites who, following our custom, begs leave to sing you
a song in earnest of his desire to be initiated. As you see,
he is young; as you shall discover, he is rich. My master,
and, if he will pardon the liberty, my friend, Mister Tom
Rakewell.
Cavatine
Tom comes forward to sing.
TOM
Love, too frequently betrayed
For some plausible desire
Or the world’s enchanted fire,
Still thy traitor in his sleep
Renews the vow he did not keep,
Weeping, weeping,
He kneels before thy wounded shade.
Love, my sorrow and my shame,
Though thou daily be forgot,
Goddess, O forget me not.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
48
Chœur
PROSTITUÉES & MAUVAIS GARÇONS
Bientôt l’aube luira à travers le volet
Et les oiseaux pépieront.
Mais qu’importe ?
Aussi longtemps que nous sommes dispos, le vin sur la table,
Qui se soucie de ce que l’inquiétant jour apporte ?
Tant qu’un mets a du goût, une jambe du galbe,
Qu’un cœur bat fièrement au violon ou au tambour,
Notre tâche à nous est de s’amuser sans frein,
Car trop vite vient la nuit silencieuse.
NICK (se levant pour s’adresser à la compagnie)
Sœurs de Vénus...
Récitatif
... Frères de Mars, adorateurs comme moi au temple des
délices, j’ai l’honneur de vous présenter un étranger à nos
rites qui, selon la coutume, vous prie de lui laisser chan-
ter une chanson, gage de son sérieux à être initié. Vo u s
voyez qu’il est jeune, vous découvrirez qu’il est riche.
Mon maître, et, s’il m’en pardonne la liberté, mon ami,
monsieur Tom Rakewell.
Cavatine
Tom s’avance pour chanter.
TOM
Amour, trop souvent trahi
Pour quelque plausible désir
Ou pour le feu enchanté du monde,
Celui qui t’a trahi en son sommeil
Te renouvelle le vœu qu’il ne tint pas,
En pleurs, en pleurs,
Il s’agenouille devant ton ombre blessée.
Amour, mon chagrin et ma honte,
Journellement oublié,
Divine tendresse, ne m’oublie pas
49
ACTE I SCÈNE 2
Lest I perish,
O be nigh, o be nigh
In my darkest hour that I,
Dying, dying,
May call upon thy sacred name.
Chorus
WHORES
How sad a song.
But sadness charms.
How handsomely he cries.
Come, drown your sorrows in these arms.
Forget it in these eyes.
Upon these lips.
MOTHER GOOSE (pushing them aside and taking Tom’s hand.)
Away! Tonight I exercise my elder right
And claim him for my prize.
The Chorus form a lane with the men one side
and the women on the other, as in a children’s game.
Mother Goose and Tom walk slowly between them
to a door backstage. Nick stands down watching.
WHORES AND ROARING BOYS
The sun is bright, the grass is green.
Lanterloo, lanterloo!
The King is courting his young Queen.
Lanterloo, lanterloo, lanterloo, my lady.
ROARING BOYS
They go a-walking. What do they see?
WHORES
An almanack in a walnut tree.
They go a-riding. Whom do they meet?
ROARING BOYS
Three scarecrows and a pair of feet.
What will she do when they sit at table?
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
50
De peur que je ne dépérisse,
Sois toujours près, toujours près
A mon heure la plus noire, que je puisse,
Quand je meurs, je meurs
Invoquer ton saint nom.
Chœur
PROSTITUÉES
Quelle triste chanson.
Mais la tristesse charme.
Comme il pleure bien !
Viens noyer tes chagrins dans nos bras,
Les oublier dans nos yeux,
Sur nos lèvres.
MÈRE GOOSE (les écartant et prenant la main de Tom)
Ecartez-vous ! Ce soir j’exerce mon droit doyen
Et le revendique pour moi.
Le chœur forme une haie, hommes d’un côté,
femmes de l’autre comme dans un jeu d’enfant.
Lentement. Mère Goose et Tom passent lentement entre eux,
se dirigeant vers une porte au fond. Nick regarde.
PROSTITUÉES & MAUVAIS GARÇONS
Le soleil brille, l’herbe verdoie.
Lanterlou, lanterlou !
Le roi courtise sa jeune reine.
Lanterlou, lanterlou, lanterlou madame.
MAUVAIS GARÇONS
Ils vont se promener. Qu’est-ce qu’ils voient ?
PROSTITUÉES
Un almanach dans un noyer.
Ils montent à cheval. Qu’est-ce qu’ils rencontrent ?
MAUVAIS GARÇONS
Trois épouvantails et deux pieds.
Qu’est-ce qu’elle fera quand ils seront à table ?
51
ACTE I SCÈNE 2
WHORES
Eat as much as she is able.
What will he do when they lie in bed?
Lanterloo, lanterloo!
ROARING BOYS
Draw his sword and chop off her head.
WHORES
Lanterloo...
ALL
Lanterloo, lanterloo, my lady.
NICK (raising his glass)
Sweet dreams, my master.
WHORES AND ROARING BOYS
Lanterloo, lanterloo.
NICK
Dreams may lie,
But dream.
For when you wake, you die.
SCENE 3
Same as Scene 1. Autumn night, full moon.
Anne enters from house in travelling clothes.
Recitative and aria
ANNE
No word from Tom.
Has love no voice, can love not keep
A Maytime vow in cities?
Fades it as the rose,
Cut for a rich display? Forgot! But no, to weep
Is not enough. He needs my help.
Love hears, Love knows,
Love answers him across the silent miles and goes.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
52
PROSTITUÉES
Manger autant qu’elle le pourra.
Qu’est-ce qu’il fera quand ils seront au lit ?
Lanterlou, lanterlou !
MAUVAIS GARÇONS
Tirer son épée et lui couper la fleur.
PROSTITUÉES
Lanterlou...
TOUS
Lanterlou, lanterlou madame.
NICK (levant son verre)
Doux songes, mon maître.
PROSTITUÉES & MAUVAIS GARÇONS
Lanterlou, lanterlou.
NICK
Songes, mensonges,
Mais songes.
Car une fois éveillé, vous mourez.
SCÈNE 3
Même décor qu’à la scène 1. Nuit d’automne, pleine lune.
Anne sort de la maison en habits de voyage.
Récitatif & air
ANNE
Pas un mot de Tom.
L’amour est-il sans voix ? Ne peut-il garder
Un serment de mai dans les villes ?
Il se fane comme la rose
Coupée pour une belle gerbe ? Oubliée ! Mais non, pleurer
Ne suffit pas. Il a besoin de moi.
L’amour entend, l’amour sait,
L’amour lui répond à travers les lieues silencieuses, et part.
53
ACTE I SCÈNE 3
Aria
Quietly, night,
O find him and caress,
And may thou quiet find
His heart, although it be unkind,
Nor may its beat confess,
Although I weep, although I weep, although I weep
It knows, it knows of loneliness.
Guide me,
O moon, chastely when I depart,
And warmly be the same
He watches without grief or shame;
It cannot, cannot be thou art
A colder moon, a colder moon upon a colder heart.
TRULOVE (calling from the house)
Anne, Anne.
Recitative
ANNE
My father! Can I desert him and his devotion
For a love who has deserted me?
(Starts walking back to the house.
Then she stops suddenly.)
No, my Father has strength of purpose, while Tom is weak,
And needs the comfort of a helping hand.
(She kneels.)
O God, protect dear Tom, support my father,
And strengthen my resolve.
(She bows her head, then rises and comes forward
with great decision.)
CabalettaI go, I go to him.
Love cannot falter,
Cannot desert;
Though it be shunned.
Or be forgotten,
Though it be hurt,
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
54
Air
Doucement, nuit,
Trouve-le et le caresse,
Et puisses-tu trouver en paix
Son cœur, même oublieux,
Même si son battement a cessé de confesser –
J’en pleure, j’en pleure, j’en pleure –
Qu’il se sent, qu’il se sent seul.
Guide-moi,
Ô lune, chastement à l’heure où je pars,
Et garde la même douce chaleur
Que sans chagrin ni honte il accueille.
Il ne se peut pas que tu luises
Froide, froide sur un cœur froid.
TRULOVE (appelant de la maison.)
Anne, Anne !
Récitatif
ANNE
Mon père ! Puis-je l’abandonner, lui et sa tendresse,
Pour un amour qui m’a abandonnée ?
(Elle commence à revenir sur ses pas,
puis soudain s’arrête.)
Non, mon père a l’âme forte et Tom est faible,
Il a besoin du réconfort d’une main secourable.
(Elle s’agenouille.)
Ô Dieu, protégez Tom, soutenez mon père,
Fortifiez ma résolution.
(Elle incline la tête, puis se lève et s’avance
avec beaucoup de décision)
CabaletteJe vais à lui.
L’amour ne peut hésiter,
ne peut renoncer ;
Même dédaigné.
Même oublié,
Tout blessé qu’il soit,
55
ACTE I SCÈNE 3
If Love be love
It will not alter.
Though it be shunned,
Or be forgotten,
Though it be hurt,
If love be love
It will not alter,
If love be love, if love be love,
It will not alter, it will not alter, it will not alter.
O should
I see
My love in need
It shall not matter, it shall not matter
What he may be.
I go,
I go to him
Love cannot falter, cannot desert,
Cannot falter, cannot desert, cannot desert
Time cannot alter, cannot, cannot, cannot alter
A loving heart, an ever loving heart.
(She turns and starts toward the garden gate.)
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
56
Si l’amour est amour,
Il ne change pas.
Même dédaigné.
Même oublié,
Tout blessé qu’il soit,
Si l’amour est amour,
Il ne change pas,
Si l’amour est amour, si l’amour est amour,
Il ne change pas, il ne change pas.
Ô si
Je devais voir
Mon amour en peine,
Peu importe, peu importe
Comment il l’est.
Je vais,
Je vais à lui.
Le temps ne peut changer, ne peut changer
Ne peut changer, ne peut, ne peut changer
Un cœur aimant, un cœur à jamais aimant.
(Elle se tourne et se dirige vers la porte du jardin.)
57
ACTE I SCÈNE 3
ACT II
SCENE 1
The morning room of Tom’s house in a London square.
A bright morning sun pours in through the window,
also noises from the street. Tom is seated at the breakfast table.
At a particularly loud noise he rises, walks quickly
to the window and slams it shut.
Aria
TOM
Vary the song, O London, change!
Disband your notes and let them range,
And let them range, and let them range;
Let rumour scream, let folly purr,
Let tone desert the flatterer.
Let Harmony no more obey
The strident choristers of prey.
Yet all your music cannot fill
The gap that in my heart is still.
Recitative
O Nature green unnatural mother, how I have followed
where you led. Is it for this I left the country? No plough-
man is more a slave to sun, moon and season than a gent-
leman to the clock of fashion. City! City!
What Caesar could have imagined the curious viands I
have tasted? They choke me. And let Oporto and
58
ACTE II
SCÈNE 1
Petit salon dans la maison de Tom dans un square londonien.
Un clair soleil matinal inonde la pièce, ainsi que les bruits
venant de la rue. Tom est assis à la table du déjeuner.
A un bruit particulièrement fort, il se lève,
va vite à la fenêtre qu’il ferme.
Air
TOM
Change ta chanson, Londres, change !
Disperse tes notes et laisse-les aller,
Laisse-les aller, laisse-les aller ;
Que rumeur hurle, que folie ronronne,
Que la voix manque au flagorneur.
Que l’harmonie cesse d’obéir
Aux stridents chantres prédateurs.
Mais toute votre musique ne peut remplir
Le vide qui dans mon cœur demeure.
Récitatif
Ô Nature, verte mère dénaturée, comme j’ai suivi où tu
conduis ! Est-ce pour ceci que je quittai la campagne ?
Aucun laboureur n’est plus esclave du soleil, de la lune
et de la saison qu’un homme du monde de l’horloge de la
mode. Ville ! Ville ! Quel César eût pu songer aux
curieux mets que j’ai goûtés ? Ils m’étouffent. Et
59
Provence keep all their precious wines. I would as soon
be dry and wrinkled as a raisin as ever taste another.
Cards! Living pictures! And, dear God, the matrons with
their marriageable girls! Cover their charms a little, you
well-bred bawds, or your goods will catch their death of
the rheum long before they learn of the green sickness.
The others too, with their more candid charms. Pa h !
Who’s honest, chaste or kind? One, only one, and of her I
dare not think.
(He rises.)
Up, Nature, up, the hunt is on; thy pack is in full cry.
They smell the blood upon the bracing air. On, on, on,
through every street and mansion, for every candle in this
capital of light attends thy appetizing progress and burns
in honour at thy shrine.
Aria (reprise)
Always the quarry that I stalk
Fades or evades me, and I walk
An endless hall of chandeliers
In light that blinds, in light that sears
Reflected from a million smiles
All empty as the country miles
Of silly wood and senseless park;
And only in my heart the dark!
(He sits down.)
(Spoken)
I wish I were happy.
Enter Nick. He has a broadsheet in his hand.
Recitative
NICK
Master, are you alone?
TOM
And sick at heart. What is it?
NICK (handing Tom the broadsheet)
Do you know this lady?
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
60
qu’Oporto et la Provence gardent tous leurs vins précieux.
J’aimerais mieux être sec et ratatiné comme un raisin de
Corinthe que d’en goûter jamais un autre. Cartes !
Peintures vivantes ! Et, misère, les mères avec leurs filles
à marier ! Couvrez un peu leurs charmes, vous précieuses
entremetteuses, sinon vos marchandises attraperont la
mort de poitrine longtemps avant qu’elles ne tâtent de la
chlorose. Les autres aussi, avec leurs charmes plus
francs. Bah ! Qui est honnête, chaste ou bonne ? Une
seule, et je n’ose penser à elle.
(Il se lève.)
Debout, Nature, debout, la chasse est lancée ; ta meute
donne de la voix. Ils flairent le sang dans l’air vif. Taïaut,
taïaut, par toutes les rues et les demeures, car chaque
chandelle dans cette ville de lumière sert ta course allé-
chée et brûle en ton honneur à ton autel.
Air (reprise)
La proie que je traque toujours
S’éteint ou m’échappe, et je parcours
Une galerie sans fin de lustres,
Lumière qui aveugle, lumière qui brûle,
Réfléchie dans des myriades de sourires
Tous aussi vides que les milles de campagne
Aux bois sots et aux parcs stupides ;
Et dans mon cœur seulement le noir !
(Il s’assied.)
(Parlé)
Je voudrais être heureux.
Entre Nick. Il tient une feuille de gazette à la main.
Récitatif
NICK
Maître, êtes-vous seul ?
TOM
Et triste à en mourir. Qu’est-ce ?
NICK (lui tendant la gazette)
Connaissez-vous cette dame ?
61
ACTE II SCÈNE 1
TOM
Baba the Turk! I have not visited Saint Giles Fair as yet.
They say that brave warriors who never flinched at the
sound of musketry have swooned after a mere glimpse of
her. Is such a thing possible in Nature?
NICK
Two noted physicians have sworn that she is no imposter.
Would you go see her?
TOM
Nick, I know that manner of yours.
You have some scheme afoot. Come sir, out with it.
NICK
Consider her picture.
TOM
Would you see me turned to stone?
NICK
Do you desire her?
TOM
Like the gout or the falling sickness.
NICK
Are you obliged to her?
TOM
Heaven forbid.
NICK
Then marry her.
TOM
Have you taken leave of your senses?
NICK
I was never saner. Come, master, observe the host of man-
kind. How are they? Wretched. Why? Because they are
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
62
TOM
Baba la Turque ? Je ne suis pas encore allé à la Foire de
S a i n t -Gilles. Ils disent que d’intrépides guerriers qui
jamais ne bronchèrent au son des mousquets se sont pâmés
de l’avoir entrevue. Est-ce chose possible dans la Nature ?
NICK
Deux hommes de l’art réputés ont juré qu’elle ne fraude
pas. Consentiriez-vous à l’aller voir ?
TOM
Nick, je connais ta manière. Tu as quelque projet en l’air.
Allons, monsieur, expliquez-vous.
NICK
Voici son portrait.
TOM
Veux-tu me pétrifier ?
NICK
La désirez-vous ?
TOM
Comme la goutte ou le haut mal.
NICK
Lui êtes-vous obligé ?
TOM
Dieu m’en préserve.
NICK
Alors épousez-la.
TOM
As-tu perdu l’esprit ?
NICK
Jamais je ne fus plus sensé. Maître, considérez l’armée
des hommes. Comment sont-ils ? Misérables. Pourquoi ?
63
ACTE II SCÈNE 1
not free. Why? Because the giddy multitude are driven by
the unpredictable Must of their pleasures and the sober
few are bound by the inflexible Ought of their duty, bet-
ween which slaveries there is nothing to choose. Wo u l d
you be happy? Then learn to act freely. Would you act
freely? Then learn to ignore those twin tyrants of appetite
and conscience. Therefore I counsel you, Master – Ta ke
Baba the Turk to wife. Consider her picture once more,
and as you do so reflect upon my words.
Aria
In youth the panting slave pursues
The fair evasive dame;
Then, caught in colder fetters, woos
Wealth, Office or a name;
Till, old, dishonoured, sick, downcast
And failing in his wits,
In Virtue’s narrow cell at last
The withered bondsman sits.
That man, that man alone, that man alone his fate fulfils,
For he alone, for he alone is free
Who chooses what to will, and wills
His choice as destiny.
No eye his future can foretell,
No law his past explain
Whom neither Passion may compel,
Nor Reason can restrain.
(Spoken)
Well?
Tom looks up from the broadsheet. He and Nick look at
each other. Pause. Then suddenly Tom begins to laugh.
His laughter grows louder and louder. Nick joins in.
They shake hands. During the finale, Nick helps
Tom get dressed to go out.
Duet – Finale
TOM
My tale shall be told both by young and by old,
By young and by old, by young and by old.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
64
Parce qu’ils ne sont pas libres. Pourquoi ? Parce que la
folle multitude est conduite par l’imprévisible « Il faut »
de ses plaisirs et que le sage petit nombre est tenu par
l ’ i n fl exible « On doit » de sa conscience : deux escla-
vages qui se valent. Voulez-vous être heureux ? Alors
apprenez à agir librement. Voulez-vous agir librement ?
Alors apprenez à ignorer ces deux tyrans jumeaux du
désir et du devoir. Donc, je vous conseille, maître, de
prendre pour femme Baba la Turque. Regardez une fois
encore son portrait, et, ce faisant, songez à mes paroles.
Air
Dans la jeunesse, l’esclave haletant poursuit
La belle sauvage ;
Puis, saisi dans des fers plus froids, courtise
Richesse, honneurs ou un nom ;
Jusqu’à ce que vieux, déshonoré, malade, abattu
Et ses facultés déclinant,
Dans l’étroite cellule de la vertu enfin,
Serf desséché, il est assis.
Cet homme seul accomplit son destin,
Car seul est libre, seul est libre
Qui élit ce qu’il veut, et veut
Ce qu’il élit en guise de destinée.
Nul œil ne peut prédire son avenir,
Nulle loi expliquer son passé,
Lui que la passion ne peut obliger
Ni la raison retenir.
(Parlé)
Eh bien ?
Tom lève les yeux de la feuille. Lui et Nick se regardent.
Un temps. Puis soudain Tom se met à rire. Il rit de plus
en plus fort. Nick se joint à lui. Ils se serrent la main.
Pendant le finale, Nick commence à aider Tom
à s’habiller pour sortir.
Duo – Finale
TOM
Mon histoire sera dite par jeunes et vieux,
Par jeunes et vieux par jeunes et vieux.
65
ACTE II SCÈNE 1
NICK
Come, master prepare
Your fate to dare.
TOM
A favourite narration
Throughout the nation
Remembered by all
In cottage and hall
With song and laughter
For ever after.
Nick
Perfumed, well-dressed
And looking your best,
A bachelor of fashion,
Eyes hinting passion,
Your carriage young
And upon your tongue
The gallant speeches
That Cupid teaches.
TOM
For tongues will not tire
Around the fire.
Or sitting at meat
NICK
With Shadow to guide
TOM
The tale to
Repeat...
NICK
Come,
Seek your
Bride...
TOM
Of the
Wooing and wedding...
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
66
NICK
Allons, maître, préparez-vous
A braver le sort.
TOM
Une histoire chérie
Par tout le pays,
Remémorée de tous
A la chaumière et au manoir
Avec rires et chansons
A tout jamais.
NICK
Bien vêtu, parfumé,
Tiré a quatre épingles,
Un élégant célibataire,
Yeux voilant leur flamme,
L’allure jeune,
Et sur les lèvres
Les mots galants
Qu’enseigne Cupidon.
TOM
Car les langues ne se lasseront pas
Autour de l’âtre
Ou de la table
NICK
Shadow comme guide
TOM
L’histoire à
Redire...
NICK
Venez
Quérir
Votre épouse...
TOM
De la
Cour et des noces...
67
ACTE II SCÈNE 1
NICK
Be up
TOM
Likewise the bedding
NICK
And doing
TOM
Of Baba the Turk
That masterwork
Whom Nature created
To be celebrated, to be celebrated.
For her features dire,
To Tom Rakewell Esquire.
NICK
Attend to your wooing,
On Baba the Turk
Your charms to work,
What deed could be as great
As with this gorgon to mate?
All the world shall admire
Tom Rakewell Esquire.
TOM
My heart, my heart beats faster.
Come, come Shadow.
NICK
Come, master, come, come master,
And do not falter, and do not falter.
TOM AND NICK
To Hymen’s Altar, to Hymen’s Altar.
Ye powers, inspire
Tom Rakewell Esquire.
(Exeunt.)
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
68
NICK
Debout...
TOM
De même la couche...
NICK
Marchez
TOM
De Baba la Turque,
Ce chef-d’œuvre
Créé par la Nature
Pour que l’on chante
Sa figure repoussante
Au sieur Tom Rakewell.
NICK
Allez courtiser,
Et sur Baba la Turque
Déployer vos charmes,
Quel exploit plus grand
Que de s’unir à cette Gorgone ?
Le monde entier admirera
Le sieur Tom Rakewell.
TOM
Mon cœur, mon cœur s’excite.
Viens, viens Shadow.
NICK
Venez, maître, venez, venez maître,
N’hésitez pas, n’hésitez pas.
TOM & NICK
A l’autel de l’Hymen, à l’autel de l’Hymen
Puissances, conduisez
Le sieur Tom Rakewell.
(Ils sortent.)
69
ACTE II SCÈNE 1
SCENE 2
Street in front of Tom’s house. London. Autumn. Dusk.
The entrance, stage centre, is led up to by a flight of
semi-circular steps. Servant’s entrance left. Tree right.
Enter Anne. She looks anxiously at the entrance for a moment,
walks slowly up the steps and hesitatingly lifts the knocker.
Then she glances to the left and, seeing a servant beginning
to come out of the servants’entrance, she hurries down to
the right and flattens herself against the wall under the tree,
her hand held against her breast, until he passes and exits
to the right. Then she steps forward.
Recitative and arioso
ANNE
How strange! Although the heart for love dare everything,
The hand draws back and finds no spring of courage.
London! Alone! seems all that it can say.
O heart, be stronger, that what this coward hand
Wishes beyond all bravery, the touch, the touch of his,
May bring its daring to a close, unneeded:
And love be all your bounty.
No step, no step in fear shall wander
Nor in weakness delay, nor in weakness delay.
Hear thou or not, merciful Heaven, ease thou or not my way;
A love that is sworn, sworn before Thee
Can plunder Hell, can plunder Hell of its prey,
Can plunder Hell of its prey.
No step, no step in fear shall wander nor in weakness delay.
As she turns again towards the entrance, a noise
from the right causes her to turn in that direction
and come forward, as a procession of servants carrying
wrapped, yet obviously strangely shaped packages,
starts crossing the stage from the right and exiting
into servants’entrance. While this is going on,
night begins to fall. As its close the stage is dark.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
70
SCÈNE 2
Une rue en face de l’hôtel particulier de Tom à Londres.
Automne. Crépuscule. Au milieu de la scène,
un escalier en demi-cercle monte vers la porte d’entrée.
A gauche, entrée de service. A droite un arbre. Anne entre.
Elle regarde anxieusement la porte pendant un moment, gravit
lentement les marches et, hésitante, soulève le heurtoir.
Puis elle jette un coup d’œil à gauche et, voyant venir un
serviteur de l’entrée de service, redescend vite 1’escalier
à droite et s’aplatit sous l’arbre contre le mur, la main pressée
contre le cœur jusqu’à ce qu’il ait passé et disparu à droite.
Puis elle s’avance.
Récitatif & air
ANNE
Que c’est étrange ! Le cœur ose tout par amour,
Mais la main se retire et ne trouve aucun ressort de courage.
Seule à Londres ! C’est tout dire, semble-t-il.
Ô cœur, affermis-toi, que ce que cette lâche main désire
Au-delà de toute vaillance, le toucher de la sienne suffise
A lui faire mener ce qu’elle ose à bonne fin :
Et que l’amour seul soit ta récompense.
Pas un pas, pas un pas n’errera de crainte,
Ni ne traînera de faiblesse, ne traînera de faiblesse.
Aide-moi ou non, ciel miséricordieux,
Ouvre-moi ou non mon chemin ;
Un amour juré, juré devant Toi
Peut arracher à l’enfer, peut arracher à l’enfer sa proie.
Peut arracher à l’enfer sa proie.
Pas un pas, n’errera de crainte ni ne traînera de faiblesse.
Au moment où elle s’apprête à remonter vers l’entrée,
un bruit sur la droite la fait se tourner dans cette direction
et s’avancer, alors qu’un cortège de domestiques portant
des ballots aux formes bizarres traverse la scène et sort
par l’entrée de service. Pendant ce temps la nuit commence
à tomber. A la fin la scène est dans l’obscurité.
71
ACTE II SCÈNE 2
ANNE (watching as they go behind)
What can this mean?... A ball?... A journey?...
A dream?...
How evil in the purple dark they seem... Loot from dead
fingers... Living mockery....
1 tremble. I tremble with no reason...
As the procession is completed, a sedan chair is carried in
from the left, preceded by two servants carrying torches.
Anne turns suddenly towards it.
ANNE (surprised)
Lights!
(The chair is set down before the steps.
Tom steps from it into the light.)
’Tis he!
Anne hurries to him, and he takes a few steps forward
to meet her and holds her gently away from himself.
Duet
TOM (confused and agitated)
Anne! here!
ANNE (with self-control)
And, Tom, such splendour.
TOM
Leave pretences, Anne, ask me, accuse me –
ANNE
Tom, no –
TOM
Denounce me to the world, and go, and go;
ANNE
Tom, no –
TOM
Return, return to your home, forget in your senses
What, senseless, you pursue.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
72
ANNE (les regardant passer)
Que signifie ? Un bal ? Un voyage ? Un songe ?
Comme dans l’obscurité violette ils semblent méchants...
Butin pris à des doigts morts... Vivante risée...
Je tremble, je tremble sans raison...
Après que le cortège est passé, on amène de la gauche
une chaise à porteurs, précédée de deux serviteurs portant
des torches. Anne se tourne vivement dans sa direction.
ANNE (surprise)
Des lumières !
(La chaise est déposée au bas des marches.
Tom en sort, en pleine lumière.)
C’est lui !
Anne court vers lui. Tom fait quelques pas à sa rencontre,
mais il la tient doucement à distance.
Duo
TOM (troublé et agité)
Anne ! Ici !
ANNE (avec sang-froid)
Et, Tom, quelle magnificence !
TOM
Parlez sans détours, Anne, interrogez-moi, accusez-moi...
ANNE
Tom, non –
TOM
Dénoncez-moi au monde, et partez, partez ;
ANNE
Tom, non –
TOM
Retournez, retournez chez vous, oubliez dans votre raison
Ce que sans raison vous poursuivez.
73
ACTE II SCÈNE 2
ANNE (quietly)
Do you return?
TOM (violently)
I!
ANNE
Then how shall I go?
TOM
You must!
(aside)
O wilful powers.
Pummel to dust
And drive into the void, one thought, one thought return!
ANNE (aside)
Assist me, Heaven, since love I must
To calm his raging heart, his eyes that burn.
TOM (turning to Anne and adressing
her with a more measured tone)
Listen, listen to me, for I know London well!
Here Virtue is a day coquette,
For what night hides, it can forget,
And Virtue is, till gallants talk and tell.
O Anne, that is the air we breathe; go home, go home,
’Tis wisdom here to be afraid.
ANNE
How should I fear, who have your aid
And all my love, and all my love for you beside,
Dear Tom?
TOM (bitterly)
My aid? my aid?
London has done all, all that it can
With me.
Unworthy am I, less
Than weak.
Go back, go back.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
74
ANNE (calmement)
Reviendrez-vous ?
TOM (violemment)
Moi !
ANNE
Alors comment m’en retournerai-je ?
TOM
Il le faut !
(à part)
Ô puissances acharnées, ...
Réduisez en poussière,
Renvoyez au néant cette seule pensée : revenir !
ANNE (à part)
Aide-moi, ô ciel, il faut que mon amour
Calme son cœur furieux, ses yeux qui brûlent.
TOM (se tournant vers Anne et lui parlant d’un ton plus mesuré)
Écoutez, écoutez-moi, car je connais bien Londres !
Ici, la vertu est de jour une coquette,
Car ce que la nuit cache, elle peut l’oublier et
Vertu elle demeure jusqu’à ce qu’un galant parle.
Ô Anne, tel est l’air que nous respirons. Retournez,
Il est sage ici de craindre.
ANNE
Comment craindrai-je, moi qui ai votre soutien
Et de plus tout mon amour pour vous, cher Tom ?
TOM (amèrement)
Mon soutien ? Mon soutien ?
Londres a fait tout, tout qu’il a pu faire
De moi.
Je suis indigne, moins encore
Que faible.
Retournez, retournez.
75
ACTE II SCÈNE 2
ANNE (simply)
Let worthiness,
So you still love, reside, reside in
That!
TOM (touched, stepping towards her with emotion)
O Anne!
Baba the Turk suddenly puts her head out through
the curtains of the sedan-chair window.
She is very elaborately coiffed, and her face is,
below the eyes, heavily veiled in the Eastern fashion.
Recitative
BABA (interrupting with vexation)
My love, am I to remain in here for ever? You know that I
am not in the habit of stepping from my sedan unaided.
Nor shall I wait, unmoved, much longer. finish, if you
please, whatever business is detaining you with this person.
She withdraws her head.
ANNE (surprised)
Tom, what?
TOM
My wife, Anne.
ANNE
Your wife!
(With slight bitterness)
I see, then, it is I who was unworthy.
She turns away. Tom again steps towards her,
then checks himself.
Trio
ANNE (aside)
Could it then, could it then have been
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
76
ANNE (simplement)
Que ta dignité
En ton amour réside
En ton amour !
TOM (touché, s’avance vers elle avec émotion)
Ô Anne !
Soudain Baba la Turque passe la tête entre les rideaux
de la chaise à porteurs. Elle porte une coiffure
très compliquée, et sous les yeux un voile épais
à la manière orientale.
Récitatif
BABA (interrompant avec humeur)
Chéri, dois-je rester ici à jamais ? Tu sais que je n’ai pas
coutume de sortir sans aide de ma chaise. Je n’attendrai
pas beaucoup plus longtemps sans bouger. Achève, je te
prie, l’affaire, quelle qu’elle soit, qui te retient auprès de
cette personne.
Elle rentre la tête.
ANNE (surprise)
Tom, qu’est-ce ?
TOM
Ma femme, Anne.
ANNE
Votre femme !
(Avec une dédaigneuse amertume)
Je vois donc que c’est moi qui étais indigne.
Elle se détourne. Tom s’avance de nouveau vers elle,
puis se reprend.
Trio
ANNE (à part)
Aurait-on pu
77
ACTE II SCÈNE 2
Known
TOM (aside)
It is
Done, it is
Done.
ANNE
When
Spring was love, and
Love took all our ken,
That I and I alone
Upon that forsworn ground,
Should see, should see, should see love dead?
TOM
I turn away, yet should I turn again,
The arbour would be gone,
And on the frozen ground
The birds lie dead.
BABA (poking her head out of the curtains for each remark)
Why this delay? Away!
(She sees Anne)
... Oh! Who is it, pray,
He prefers to his Baba on their wedding-day?
TOM
O bury, o bury the heart there
Deeper than it sound,
Upon its only bridal bed;
ANNE
O promise the heart to winter, swear it bound
To nothing live, and you shall wed;
BABA
A family friend? An ancient flame?
TOM
And should
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
78
Savoir ...
TOM (à part)
C’est
Fait, c’est
Fait.
ANNE
... Quand
Le printemps était amour, et
Que l’amour s’emparait tout de nous,
Que moi, et moi seule,
Sur cette terre répudiée
Verrais, verrais, verrais l’amour mort ?
TOM
Je m’en détourne, mais si je retournais,
Il n’y aurait plus de charmille
Et sur le sol gelé
Gisent les oiseaux morts.
BABA (passant sa tête à travers les rideaux à chaque remarque)
Pourquoi ce retard ? Allons !...
(Voyant Anne)
... Oh ! Qui est-ce, s’il vous plaît,
Qu’il préfère à sa Baba, le jour de leurs noces ?
TOM
Ah là enterre, enterre le cœur
Plus bas que son battement,
Sur sa seule couche nuptiale ;
ANNE
Ah, glace le cœur d’hiver, jure de ne l’attacher
A rien de vivant, et tu convoleras ;
BABA
Une amie de famille ? Une ancienne passion ?
TOM
Et si
79
ACTE II SCÈNE 2
It, dreaming, dreaming love, ask: when
Shall I awaken once again...
ANNE
But should you, should you vow to love, o then
See that you shall not feel again...
BABA
I’m quite perplexed...
And more, I confess, than a little vexed.
ANNE
O never, never, never, never,
TOM
Say never, never, never, never,
ANNE AND TOM
O never, never, never, never.
ANNE
Lest you,
You alone your promise keep,
Walk the long aisle, and walking, and walking weep
TOM
We shall this
Wint’ry promise keep,
Obey thy exile, honour sleep
BABA
Enough is enough!
Baba is not used to be so abused; she is not amused.
Come here, my love, I hate waiting.
I’m suffocating. I’m suffocating.
Heavens above!
Will you permit me to sit in this conveyance for ever
For ever and ever?
ANNE AND TOM
For ever.
Anne exits hurriedly.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
80
Rêvant encore d’amour, il devait demander quand
M’éveillerai-je à nouveau...
ANNE
Mais si tu devais jurer d’aimer, assure-toi alors
De ne plus jamais rien ressentir...
BABA
Je suis toute surprise...
Et plus, je le confesse, qu’un peu contrariée.
ANNE
Ah, jamais, jamais, jamais,
TOM
Dis jamais, jamais, jamais,
ANNE & TOM
Oh, jamais, jamais, jamais.
ANNE
De peur
Que toi seule, gardant ta foi,
Remontes la longue nef et, marchant, pleures
TOM
Nous échangerons
Ces vœux glacés d’hiver,
Obéirons à ton exil, respecterons le sommeil
BABA
Assez, c’est assez !
Baba n’est pas habituée à être si mal traitée ;
Tel n’est pas son plaisir.
Viens ici, chéri, j’ai horreur d’attendre.
J’étouffe. J’étouffe. Seigneur !
Vas-tu me garder assise dans cette chaise à jamais
A jamais et jamais ?
ANNE & TOM
A jamais.
Anne sort en hâte.
81
ACTE II SCÈNE 2
Finale
BABA (from the carriage)
I have not run away, dear heart.
Baba is still waiting patiently for her gallant.
TOM (squaring his shoulders, and helping her from the chair
with a gallant bow)
I am with you, dear wife.
BABA (patting him affectionately on the cheek)
Who was that girl, my life?
TOM (ironically)
Only a milk-maid, pet,
To whom I was in debt.
As Tom takes his wife’s hand and lifts it to begin
conducting her up the steps, the entrance doors are thrown
open, servants carry off the sedan chair, servants appear
from the entrance torches and line the sides
of the steps carrying torches.
VOICES (off)
Baba the Turk is here! Baba the Turk is here!
At this Baba, as she begins her ascent, draws herself up
with obvious pride and the town people pour on to the
stage. Baba and Tom have reached the top of the steps.
He exits the house.
TOWN PEOPLE
Baba the Turk, Baba the Turk, before you retire,
Show thyself once,
O grant us our desire.
Baba, with an eloquent gesture, sweeps around to face
the town people, removes her veil and reveals a full and
flowing black beard. Baba blows them a kiss and keeps
her arms outstretched with the practiced manner
of a great artiste.
TOWN PEOPLE (entranced)
Ah! Baba! Baba! Baba! Ah!
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
82
Finale
BABA (de la chaise)
Je suis toujours là, cher cœur.
Baba attend toujours, patiemment, son amant.
TOM (rejetant les épaules, l’aidant à sortir, d’un geste galant)
Me voici, chère épouse.
BABA (lui tapotant affectueusement la joue)
Qui est cette fille, trésor ?
TOM
Un laitière, mignonne,
Envers qui j’avais une dette.
Alors que Tom prend la main de sa femme et la conduit
vers les marches, la porte de l’entrée est ouverte à deux
battants, des serviteurs enlèvent la chaise à porteurs,
d’autres, torches en main font la haie
le long de l’escalier.
DES VOIX (en coulisse)
Baba la Turque est là ! Baba la Turque est là !
A ces mots, Baba se redresse avec une visible fierté
et commence à gravir l’escalier et les Londoniens
emplissent la scène. Baba et Tom atteignent le haut
des marches, Tom entre dans la maison.
LES LONDONIENS
Baba la Turque, Baba la Turque, avant de vous retirer,
Montre-toi encore une fois,
Accorde-nous notre désir.
Baba se retourne, d’un geste royal, fait face aux
Londoniens, enlève son voile, et montre une barbe noire,
abondante et ondulée. Baba leur envoie un baiser,
les bras ouverts, à la manière d’une grande artiste.
LES LONDONIENS (ravis)
Ah ! Baba ! Baba ! Baba ! Ah !
83
ACTE II SCÈNE 2
SCENE 3
The same room as Act II, Scene 1, except that now it is
cluttered up with every conceivable kind of object:
stuffed animals and birds, cases of minerals, china, glass, etc.
Tom and Baba are sitting at breakfast, the former sulking,
the latter breathlessly chattering.
Aria
BABA
As I was saying, both brothers wore moustaches,
But Sir John was taller; they gave me the musical glasses.
That was in Vienna, no, it must have been Milan
Because of the donkeys. Vienna was the Chinese fan
Or was it the bottle of water from the River Jordan?
I’m certain at least it was Vienna and Lord Gordon.
I get so confused about all my travels.
The snuff boxes came from Paris, and the fulminous gravels
From a cardinal who admired me vastly in Rome.
You’re not eating, my love.
Count Moldau gave me the gnome
And Prince Obolowsky the little statues
Of the Twelve Apostles,
Which I like best of all my treasures except my fossils.
Which reminds me I must tell Bridget
Never to touch the mummies.
I’ll dust them myself. She can do the waxwork dummies.
Of course, I like my birds, too, especially my Great Auk;
But the moths will get in them.
My love, what’s the matter, why don’t you talk?
What’s the matter?
TOM
Nothing.
BABA
Speak to me!
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
84
SCÈNE 3
Le même salon qu’à l’acte II, scène 1, sauf qu’il est
maintenant encombré d’objets de toutes sortes : oiseaux et
animaux empaillés, vitrines de minéraux, porcelaine, verrerie, etc.
Tom et Baba sont assis à la table du petit déjeuner, le premier
de mauvaise humeur, la seconde bavardant à perdre haleine.
Air
BABA
Comme je le disais, les deux frères portaient moustache,
Mais Sir John était plus grand ; ils me donnèrent l’harmonica.
C’était à Vienne, non, ce devait être à Milan
A cause des ânes. Vienne, c’était l’éventail chinois
Ou bien la bouteille d’eau du Jourdain ?
Je suis certaine au moins que c’était Vienne et Lord Gordon.
Je m’y perds tellement dans tous mes voyages.
Les tabatières venaient de Paris et les graviers fluviaux
D’un cardinal à Rome qui m’admirait beaucoup.
Tu ne manges pas chéri.
Le comte Moldau me donna le nain,
Et le prince Oblowsky les statuettes des douze apôtres,
Que j’aime le mieux dans tous mes trésors, à part mes fossiles.
Ça me rappelle que je dois dire à Brigitte
De ne pas toucher aux momies.
Je les époussetterai moi-même.
Elle peut faire les poupées en cire.
Bien sûr, j’aime aussi mes oiseaux,
Surtout mon Grand Pingouin ;
Mais les mites s’y mettront.
Chéri, qu’as-tu ? Pourquoi ne parles-tu pas ?
Qu’est-ce qui ne va pas ?
TOM
Rien.
BABA
Parle-moi !
85
ACTE II SCÈNE 3
TOM
Why?
Baba rises and puts her arm lovingly round Tom’s neck.
She sings unaccompanied.
Babas Song
BABA
Come, sweet, come.
Why so glum?
Smile at Baba who
Loving smiles at you.
Do not frown, Husband dear...
TOM (pushing her away violently away)
Sit down.
Baba bursts into tears and rage. During her aria
she strides about the stage. At each of the following
four words Baba picks up some object and smashes it.
Aria
BABA
Scorned! Abused! Neglected! Baited!
Wretched me!
Why is this? Why is this?
I can see. I know, I know, I know who is
Your bliss, your bliss, your love, your love, your love,
Your life,
While I, your loving wife,
Lie not! am hated, am hated.
(At each of the following four words Baba picks up
some object and smashes it as before.)
Young, demure, delightful, clever,
Is she not?
(Shoving her face into Tom’s)
Not as I.
That is what I know you sigh.
Then sigh! Then cry! For she
Your wife shall never, shall never, never be.
Oh no! no, never, ne...
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
86
TOM
Pourquoi ?
Baba se lève et entoure tendrement du bras le cou de Tom.
Elle chante a cappella.
Chanson de Baba
BABA
Allons, chéri, allons.
Pourquoi cette mine ?
Souris à ta Baba qui
Tendrement te sourit.
Ne fronce pas le sourcil, cher mari...
TOM (la repoussant violemment)
Assieds-toi.
Baba se met à pleurer de rage. Pendant son air,
elle arpente la pièce. Sur chacun des quatre mots
qui suivent, elle saisit des objets et les brise.
Air
BABA
Méprisée ! Abusée ! Délaissée ! Trompée !
Malheureuse que je suis !
Et pourquoi ? Pourquoi ?
Je sais voir. Je sais, je sais, je sais qui est
Ton bonheur, ton amour, ton amour, ton amour, ta vie,
Alors que moi, ton épouse aimante
Ne mens pas ! Tu me détestes.
(Sur les quatre mots qui suivent, Baba saisit des objets
et les brise comme précédemment.)
Jeune, modeste, charmante, intelligente,
N’est-ce pas ?
(Avançant son visage face à celui de Tom)
Pas comme moi.
C’est pour elle, je le sais, que tu soupires.
Soupire alors ! Pleure alors ! Car elle
Ne sera jamais ta femme, jamais.
Oh non ! Non jamais, ja...
87
ACTE II SCÈNE 3
Tom rises suddenly, seizes his wig and plumps it down over
her head, back to front, cutting her run off. Baba remains
silent and motionless in her place for the rest of the scene.
Tom walks moodily about with his hands in his pockets,
then flings himself down on a sofa backstage.
Recitative
TOM
My heart is cold, I cannot weep; one remedy is left me:
sleep.
Pantomime
He sleeps. A door opens and Nick peeps in. Seeing all
c l e a r, he withdraws his head and then enters, wheeling in
front of him some large object covered by a dust sheet.
When he has brought it to the front centre of stage he
removes dust sheet; discloses a fantastic baroque machine.
He looks about, picks a loaf of bread from the table, opens
a door in the front of the machine, puts in the loaf and
closes the door. Then he looks round again and picks off
the floor a piece of a broken vase. This he drops into a
hopper on the machine. He turns a wheel and the loaf of
bread falls out of a chute. He opens the door, takes out the
piece of china, replaces it by the loaf and repeats the per -
formance, so that the audience see that the mechanism is
the crudest kind of false bottom. The second time he ends
with the loaf in the machine and the piece of china in his
hand. Then he puts back the dust sheet and wheels the
machine backstage, near To m’s sofa and takes up a posi -
tion near To m’s head.
NICK (singing to himself)
Fa la la la la la fa la la la la la la fa la la la la la
La la la la la la la la la fa la la la la la la la
(Tom stirring in his sleep.)
La la la la la la.
Recitative – Arioso – Recitative
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
88
Tom se lève subitement, saisit sa perruque, coiffe Baba,
le devant derrière, l’arrêtant net.
Pendant tout le reste de la scène, Baba reste silencieuse
immobile, à la même place. Tom arpente tristement
la scène, les mains dans les poches, puis se jette
sur un sofa au fond.
Récitatif
TOM
Mon cœur a froid, je ne peux pas pleurer ; il me reste un
remède : dormir.
Pantomime
Il dort. Une porte s’ouvre et Nick passe la tête. Voyant la
voie libre, il retire sa tête puis entre, roulant devant lui un
objet de grande dimension couvert d’une housse poussié -
reuse. Quand il l’a apporté au milieu de la scène, il enlève
la housse, découvrant une machine fantastique et baroque.
Il regarde autour de lui, prend une miche de pain sur la
table, ouvre une porte dans la machine, y glisse la miche et
ferme la porte. Puis il regarde autour de lui et ramasse à
terre un morceau de vase brisé. Il le fait tomber dans une
hotte placée sur la machine. Il tourne une roue et la miche
tombe d’un conduit. Il ouvre la porte, sort le débris de por-
celaine, le remplace par la miche et répète son action, de
façon que le public voit le mécanisme qui est une sorte de
d o u b l e-fond de la plus grossière fabrication. La seconde
fois, il finit par avoir la miche dans la machine et le bout
de porcelaine dans la main. Puis il replace la housse et
roule la machine au fond, prêt du sofa de Tom, et se met à
son chevet.
NICK (chantant pour lui-même)
Fa la la la la la fa la la la la la la fa la la la la la
La la la la la la la la la fa la la la la la la la
(Tom s’agite dans son sommeil.)
La la la la la la.
Récitatif – Arioso – Récitatif
89
ACTE II SCÈNE 3
TOM (spoken voice)
O, I wish it were true.
NICK
Awake?
TOM (starting up)
Who’s there?
NICK
Your shadow, master.
TOM
You!
O Nick, I’ve had the strangest dream.
I thought –
How could I know what I was never taught,
Or fancy objects I have never seen?
I had devised a marvellous machine.
An engine that converted stones to bread
Whereby all peoples were for nothing fed.
I saw all want abolished by my skill
And earth become an Eden of goodwill.
NICK (with a conjuror’s gesture, whips the dust sheet
off the machine)
Did your machine look anything like this?
TOM
I must be still asleep. That is my dream.
NICK
How does it work?
TOM (very excited)
I need a stone.
NICK (handing him a piece of china)
Try this.
TOM
I place it here. I turn the wheel and then
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
90
TOM (parlé)
Ah, je voudrais que ce soit vrai.
NICK
Éveillé ?
TOM (se levant en sursaut)
Qui est là ?
NICK
Votre ombre, maître.
TOM
Toi !
Nick, j’ai fait le plus étrange des rêves.
Je pensais –
Comment puis-je connaître ce que je n’ai jamais appris,
Ou imaginer des objets que je n’ai jamais vus ?
J’avais inventé une machine merveilleuse.
Une machine qui changeait les pierres en pain,
Grâce à elle tous les peuples étaient nourris pour rien.
J’ai vu tout besoin aboli par mon art
Et la terre devenue un Eden de bonne volonté.
NICK (avec un geste de prestidigitateur,
enlève la housse de la machine)
Votre machine ressemblait-elle à quelque chose comme ceci ?
TOM
Je dois dormir encore. C’est mon rêve.
NICK
Comment marche-t-elle ?
TOM (très excité)
Il me faut une pierre.
NICK (lui tendant un morceau de porcelaine)
Essayez ceci.
TOM
Je le place ici. Je tourne la roue et alors
91
ACTE II SCÈNE 3
(The loaf falls out.)
The bread!
NICK
Be certain. Taste!
TOM (after tasting it, falls to his knees)
O miracle!
O may I not, forgiven all my past,
For one good deed deserve dear Anne at last?
Duet
TOM (beside his machine, «très exalté»
and oblivious to his surroundings)
Thanks to this excellent device
Man shall re-enter Paradise
From which he once was driven.
Secure from need, the cause of crime,
The world shall for the second time
Be similar to heaven.
NICK (downstage, in worldly-wise manner and taking
the audience into his confidence)
A word to all my friends, where’er you sit,
The men of sense in boxes or the pit.
My master is a fool as you can see,
But you may do good business with me.
TOM
When to his infinite relief
Toil, hunger, poverty and grief
Have vanished like a dream,
This engine Adam shall excite
To hallelujahs of delight
And ecstacy extreme.
NICK
The idle drone and the deserving poor
Will give good money for this toy, be sure.
For, so it please, there’s no fantastic lie
You cannot make men swallow if you try.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
92
(La miche tombe.)
Du pain !
NICK
Assurez-vous-en. Goûtez !
TOM (après avoir goûté, tombe à genoux)
Ô miracle !
Ah, pourrais-je enfin, tout mon passé pardonné,
Par une bonne action mériter ma chère Anne ?
Duo
TOM (près de sa machine, très exalté, oubliant ce qui l’entoure)
Grâce à cet excellent engin,
L’homme rentrera au paradis
D’où il fut jadis chassé.
Sauvé du besoin qui crée le crime,
Pour la seconde fois le monde
Ressemblera au ciel.
NICK (au fond, sagement et en confidence au public)
Un mot à tous mes amis, où que vous soyez assis,
Gens avisés aux loges ou au parterre.
Mon maître est un fou comme vous le savez,
Mais vous pouvez avec moi faire de bonnes affaires.
TOM
Quand, à son infini soulagement,
Labeur, faim, pauvreté, chagrin
Auront disparu comme un songe
Cette machine suscitera en Adam
Des alléluias de joie
Et de ravissement extrême.
NICK
Le bourdon oisif et le pauvre méritant
Donneront, soyez-en sûr, bonne monnaie pour ce jouet.
Car, comme va le monde, il n’est point de si grosse ruse
Que vous ne puissiez, si vous le voulez,
Faire avaler à l’homme.
93
ACTE II SCÈNE 3
TOM
Omnipotent
When armed with this,
In secular abundant
Bliss
He shall ascend the Chain of Being to its top to win,
To win
The throne of Nature and begin
His everlasting reign,
His everlasting reign.
NICK
So you who know your proper interest,
Here is your golden chance.
Invest. Invest.
Come, take your chance immediately, my friends,
And praise the folly that pays dividends.
Recitative
NICK
Fo rgive me, master, for intruding upon your transports;
but your dream is still a long way from fulfillment.
Here is the machine, it is true. But it must be manufactu-
red in great quantities. It must be advertised, it must be
sold. We shall need money and advice. We shall need
partners, merchants of probity and reputation in the City.
TOM
Alas, good Shadow, your admonitions are only too just;
and they chill my spirit. For who am I, who am become a
byword of extravagance and folly, to approach such men?
Is this dream too, this noble vision, to prove as empty as
the rest? What shall 1 do?
NICK
Have no fear, master. Leave such matters to me. Indeed, I
have already spoken with several notable citizens
concerning your invention; and they are as eager to see it
as you to show.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
94
TOM
Tout puissant
Une fois qu’il en est armé,
Nageant dans l’abondance du monde
Et le bonheur
Il grimpera la chaîne de l’Être jusqu’au sommet
Pour gagner
Pour gagner le trône de la nature et commencer
Son règne qui n’aura pas de fin,
Son règne qui n’aura pas de fin.
NICK
Donc, vous qui avez à cœur votre juste intérêt,
Voici votre chance en or.
Investissez, investissez.
Venez, ne tardez pas, amis, à saisir votre chance,
Et louez la folie qui paie des dividendes.
Récitatif
NICK
Pardonnez-moi, maître, d’interrompre vos transports ;
mais votre rêve est encore loin d’être réalisé. Voici la
machine, il est vrai. Mais elle doit être fabriquée en série.
Elle doit être annoncée, elle doit être vendue. Nous
aurons besoin d’argent et de conseil, d’associés, de négo-
ciants honnêtes et reconnus dans la City.
TOM
Hélas, mon ami, tes recommandations ne sont que trop
justes ; elles me refroidissent. Car qui suis-je, moi, image
de déraison et de gaspillage, pour solliciter de tels
hommes ? Ce rêve, cette noble vision, va-t-il se montrer
aussi vain que les autres ? Que dois-je faire ?
NICK
Soyez sans crainte, maître. Fiez-vous à moi. J’ai, en
effet, entretenu divers notables citoyens touchant votre
invention ; et ils sont aussi désireux de la voir que vous
de la montrer.
95
ACTE II SCÈNE 3
TOM
Ingenious Shadow! How could I live without you?
I cannot wait. Let’s visit them immediately.
Tom and Nick begin wheeling the machine out.
Just as they reach the door, Nick, who is pulling
in front, turns.
NICK
Should you not tell the good news to your wife?
TOM
My wife? I have no wife. I’ve buried her.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
96
TOM
Ingénieux Shadow ! Que ferais-je sans toi ?
Je ne peux attendre. Allons les voir tout de suite.
Tom et Nick commencent à rouler la machine
vers la sortie. Nick se retourne.
NICK
Ne devriez-vous pas dire la bonne nouvelle à votre femme ?
TOM
Ma femme ? Je n’ai pas de femme. Je l’ai enterrée.
97
ACTE II SCÈNE 3
ACT III
SCENE 1
The same as Act II, Scene 3, except that everything is covered
with cobwebs and dust. Afternoon. Spring.
Baba is still seated motionless at the table,
the wig still covering her face.
CHORUS (from behind the curtain)
Ruin, Disaster, Shame.
When the curtain rises a group of the Crowd of Respectable
Citizens are examining the objects, two other groups enter
as the scene progresses.
RESPECTABLE CITIZENS
What curious phenomena are up today for sale.
What manner of remarkables.
What squalor,
What detail!
I am so glad I did not miss the auction.
So am I.
I can’t begin admiring.
O fantastic!
Let us buy!
VOICES (from off the stage)
Ruin, Disaster, Shame.
98
ACTE III
SCÈNE 1
Même décor qu’à l’acte II, scène 3, sauf que tout est couvert
de poussière et de toiles d’araignées. Après-midi. Printemps.
Baba est toujours assise à la table, immobile,
la perruque retournée sur la tête.
CHŒUR (derrière le rideau)
Ruine, désastre, honte.
Quand le rideau se lève, un groupe de citoyens respectables
examinent les objets, deux autres groupes entrent en scène
progressivement.
CITOYENS RESPECTABLES
Quels curieux objets on vend aujourd’hui.
Tout à fait remarquables.
Quelle saleté !
Quel travail !
Je suis si content de n’avoir pas manqué la vente.
Et moi donc !
Je n’ai pas assez d’yeux.
Oh, prodigieux !
Achetons !
VOIX (en coulisse)
Ruine, désastre, honte.
99
The crowd pauses in its examination, looks at each other,
then comes forward and addresses the audience with
hushed voices that barely conceal a tinge of complacency.
CROWD
Blasted! Blasted! so many hopes of gain:
Hundreds of sober merchants are insane;
Widows have sold their mourning-clothes to eat;
Herds of pale orphans forage in the street;
Many a Duchess divested of gems,
Has crossed the dread Styx by way of the Thames.
O stricken, take heart in placing the blame.
Rakewell, Rakewell. Ruin, Disaster, Shame.
They begin to disperse again into groups
examining the objects.
Enter Anne. She looks about quickly and then approaches
the crowd, group by group.
ANNE
Do you know where Tom Rakewell is?
CROWD
America. He fled.
Spontaneous combustion caught him hurrying.
He’s dead.
ANNE
Do you know what’s become of him?
CROWD
Tom Rakewell? How should we?
He’s Methodist.
He’s Papist.
He’s converting Jewry.
ANNE
Can no one tell me where he is?
CROWD
We’re certain he’s in debt;
They’re after him, they’re after him,
And they will catch him yet.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
100
La foule s’arrête de passer les objets en revue, se regarde,
puis s’avance et s’adresse au public à voix confidentielles
qui cachent à peine une pointe de satisfaction.
LA FOULE
Anéantis ! Anéantis ! Tant d’espoirs de gain ;
Des centaines de graves négociants ont perdu la raison ;
Des veuves pour manger ont vendu leurs habits de deuil ;
Des troupeaux de pâles orphelins fourragent dans la rue ;
Mainte duchesse dépouillée de ses diamants
A passé le Styx, via la Tamise.
Ô vous, les frappés, reprenez courage, dénoncez le coupable.
Rakewell. Rakewell. Ruine, désastre, honte.
Ils se dispersent à nouveau par groupes,
pour examiner les objets.
Anne entre. Elle regarde vivement autour d’elle,
s’approche passant d’un groupe à l’autre.
ANNE
Savez-vous, où se trouve Tom Rakewell ?
LA FOULE
En Amérique. Il s’est enfui.
Combustion spontanée dans sa course.
Il est mort.
ANNE
Savez-vous, ce qu’il est advenu de lui ?
LA FOULE
Tom Rakewell ? Comment le saurions-nous ?
Il s’est fait méthodiste.
Il s’est fait papiste.
Il convertit les juifs.
ANNE
Personne ne peut-il me dire où il se trouve ?
LA FOULE
Nous savons pour sûr qu’il a des dettes ;
On est à ses trousses et on l’attrapera.
101
ACTE III SCÈNE 1
ANNE (aside)
I’ll seek him in the house myself.
(Exit.)
CROWD
I wonder at her quest.
She’s probably some silly girl he ruined like the rest.
They return to their examination unconcernedly.
Then the door is flung open and Sellem enters with a great
flurry followed by a few servants who begin clearing space
and setting up a dais.
SELLEM
Aha!
CROWD
He’s here! The Auctioneer.
SELLEM (to the servants)
No! over there.
(They begin nervously setting it up again in another spot.)
Be quick. Take care.
CROWD (to each other)
Your bids prepare.
Be quick. Take care.
Sellem mounts the dais and bows.
Recitative
SELLEM
Ladies, both fair and gracious: gentlemen: be all welcome
to this miracle of, this most widely heralded of, this I am
sure you follow me, ne plus ultra of auctions. Truly there
is a divine balance in Nature: a thousand lose that a thou-
sand may gain; and you who are the fortunate are not so
only in yourselves, but also in being Nature’s missio-
naries. You are her instruments for the restoration of that
order we all so worship, and it is granted to, ah! so few of
us to serve.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
102
ANNE (à part)
Je vais moi-même le chercher dans la maison.
(Elle sort.)
LA FOULE
Je me demande pourquoi elle le cherche.
Sans doute quelque sotte fille qu’il ruina comme les autres.
Indifférents, ils se remettent à examiner les objets.
La porte s’ouvre brusquement, Sellem entre,
l’air important, suivi de quelques valets qui commencent
à nettoyer la place et à dresser une estrade.
SELLEM
Ah ah !
LA FOULE
Le voici ! Le commissaire-priseur.
SELLEM (aux valets)
Non ! Par ici.
(Nerveusement, ils recommencent à dresser l’estrade
dans un autre coin.)
Vite. Faites attention.
LA FOULE (les uns aux autres)
Préparons nos offres.
Vite. Faites attention.
Sellem monte sur l’estrade et s’incline.
Récitatif
SELLEM
Dames belles et gracieuses, messieurs, soyez tous les
bienvenus à cette merveille, ce tant annoncé, le – je suis
sûr que vous me suivez – nec plus ultra des ventes aux
enchères. Il y a vraiment une harmonie divine dans la
nature : mille perdent pour que mille gagnent ; et vous qui
êtes les fortunés l’êtes non seulement par vous- m ê m e s ,
mais parce que vous êtes missionnaires de la Nature. Vous
êtes ses instruments pour rétablir cet ordre que nous véné-
rons tous tant, et qu’il est permis à si peu, hélas, de servir.
103
ACTE III SCÈNE 1
(He bows again. Applause.)
Let us proceed at once. Lots one and two: which cover all
objects subsumed under the categories: animal, vegetable
and mineral.
Aria
(During the following, Sellem is continually on the move,
indulging in elaborate by-play, holding up objects;
servants are running on and off the dais with objects;
the Crowd is eager and attentive).
Who hears me, knows me; knows me
A man with value; look at this –
(Holding up the stuffed auk)
What is it? Wit
And Profit: no one, no one
Could fail to conquer, fail to charm,
Who had it by
To watch.
And who could not be
A nimble planner, having this, having this, having this
(Holding up a mounted fish)
Before him? Bid, bid
To get them, get them, get them, hurry!
(During the next bars, various individuals and groups
in the crowd begin are bidding excitedly.)
La! come bid.
Hmm! come buy.
Aha! the auk.
Witty, lovely, wealthy.
Poof! go high!
La! some more.
Hmm! come on.
Aha! the pike.
Bidding Scene
CROWD
Seven...
SELLEM
Seven...
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
104
(Il salue encore. Applaudissements.)
Opérons de suite. Lots un et deux : il comprend tous les
objets classés par catégories, animale, végétale et minérale.
Air
(Pendant ce qui suit, Sellem se démène dans un jeu
de scène compliqué, exhibant les objets ; des valets,
en courant, montent à l’estrade et en descendent, apportant
et emportant des objets. La foule est empressée et attentive.)
Qui m’entend, me connaît ; me connaît
Comme homme de bien ; regardez ceci –
(Élevant le pingouin empaillé)
Qu’est-ce ? De l’esprit
Et du profit : nul
Ne manquera de conquérir, de charmer,
L’ayant près de lui,
L’observant.
Et quel est celui qui
Manquerait d’agile prévoyance ayant ceci, ceci
(Élevant un poisson monté sur un support)
Devant les yeux ? Enchérissez
Pour les avoir, pour les avoir, faites, vite !
(Pendant les mesures suivantes, on commence
à enchérir fiévreusement.)
Là ! Faites vos offres.
Hum ! A combien ?
Ah ! ah ! le pingouin.
Spirituel, beau, riche.
Boum ! Montez !
Là ! Un petit effort.
Hum ! Décidez-vous.
Ah ! ah ! le brochet.
Scène d’enchères
LA FOULE
Sept...
SELLEM
Sept...
105
ACTE III SCÈNE 1
CROWD
Eleven...
SELLEM
Eleven...
CROWD
Fourteen...
SELLEM
Fourteen...
CROWD
Nineteen...
SELLEM
Nineteen...
CROWD
Twenty...
Twenty-three...
SELLEM
Twenty,
Twenty-three going at twenty-three going, going, gone!
CROWD
Hurrah!
Sellem’s Aria (continuing)
SELLEM (holding up a marble bust)
Behold it, Roman, moral,
The man who has it, has it
Forever, yes!
(Holding up a palm branch)
And holy, holy curing
The body, soul and spirit;
A gift of God’s, a gift of God’s!
(Holding up various objects)
And not to mention this or
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
106
LA FOULE
Onze...
SELLEM
Onze...
LA FOULE
Quatorze...
SELLEM
Quatorze...
LA FOULE
Dix-neuf...
SELLEM
Dix-neuf...
LA FOULE
Vingt...
Vingt-trois...
SELLEM
Vingt,
Vingt-trois, à vingt-trois une fois, deux fois, trois fois,
Adjugé !
LA FOULE
Hourra !
Air de Sellem (suite)
SELLEM (élevant un buste en marbre)
Regardez-le, Romain, intègre,
Celui qui l’a, l’a
Pour toujours, oui !
(Élevant une branche de palmier)
Et saint, saint, guérissant
Le corps, l’âme et l’esprit ;
Un don de Dieu, un don de Dieu !
(Élevant divers objets)
Et sans parler de ceci ou
107
ACTE III SCÈNE 1
The other, more and more and,
So help me, more!
Then bid,
O get them,
O get them, get them, get them, hurry!
La! come bid.
(The crowd bids as before.)
Hmm! come buy.
CROWD
Four...
SELLEM
Aha! the bust.
Feel them, life eternal:
Poof! go high!
La! some more.
Hmm! come on.
Aha! the palm.
Bidding Scene
CROWD
Fifteen...
SELLEM
Fifteen...
CROWD
And a half,
SELLEM
And a half
CROWD
Three quarters,
SELLEM
Three quarters,
CROWD
Sixteen...
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
108
De cela, de plus en plus et que
Le ciel m’assiste, et plus !
Alors, enchérissez
Oh, achetez-les,
Achetez-les, vite !
Là, venez enchérir.
(La foule enchérit comme précédemment.)
Hmmm ! Achetez.
LA FOULE
Quatre...
SELLEM
Ah ah ! Le buste.
Sentez-les, vie éternelle.
Boum ! Montez !
Là. Un petit effort.
Hum ! Décidez-vous.
Ah ah ! La palme.
Scène d’enchères
LA FOULE
Quinze...
SELLEM
Quinze...
LA FOULE
Et demi,
SELLEM
Et demi
LA FOULE
Trois quarts,
SELLEM
Trois quarts,
LA FOULE
Seize...
109
ACTE III SCÈNE 1
SELLEM
Sixteen...
CROWD
Seventeen...
SELLEM
Seventeen... going at seventeen, going, going, gone.
CROWD
Hurrah!
Recitative
SELLEM
Wonderful. Yes, yes. And now for the truly adventurous –
(Walking over slowly to the covered Baba and changing
his voice to a suggestive whisper)
Aria (continued)
An unknown object draws us, draws us near.
A cake? An organ?
Golden Apple Tree?
A block of copal? Mint of alchemy?
Oracle? Pillar? Octopus? Who’ll see?
Be brave! Perhaps an angel will appear.
(The crowd bids as before, but this time they get so excited
that they almost drown out Sellem, and they begin fighting
among themselves.)
La! come bid.
CROWD
Ten,
SELLEM
Hmm! come buy.
CROWD
Twenty five
Twenty five
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
110
SELLEM
Seize...
LA FOULE
Dix sept...
SELLEM
Dix-sept... à dix-sept une fois, deux fois, trois fois, adjugé.
LA FOULE
Hourra !
Récitatif
SELLEM
Superbe. Oui, oui. Et maintenant pour le vrai audacieux –
(Marchant lentement vers Baba, couverte, et changeant
sa voix en un murmure suggestif)
Air (suite)
Un objet inconnu nous attire, nous attire.
Un gâteau ? Un orgue ?
L’arbre aux pommes d’or ?
Un bloc de copal ? Trésor alchimique ?
Oracle ? Pilier ? Pieuvre ? Qui osera ?
Courage ! Peut-être verra-t-on un ange.
(Les gens font de nouvelles offres, mais cette fois
ils s’excitent tant qu’ils submergent presque Sellem,
et commencent à se battre.)
Là ! Venez enchérir.
LA FOULE
Dix,
SELLEM
Hmm ! venez acheter.
LA FOULE
Vingt-cinq
Vingt-cinq
111
ACTE III SCÈNE 1
SELLEM
Aha!
The it.
CROWD
Thirty
SELLEM
This may be...
CROWD
Thirty one
SELLEM
... Salvation.
CROWD
Thirty two,
SELLEM
Poof! go high!
CROWD
Thirty three
SELLEM
La! be calm.
CROWD
Thirty five,
SELLEM
Hmm! come on.
Aha! the what.
CROWD
Thirty seven, thirty eight,
Forty, forty three, forty five, forty six, forty eight.
Final Bidding Scene
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
112
SELLEM
Ah ah !
Le truc.
LA FOULE
Trente
SELLEM
C’est peut-être...
LA FOULE
Trente et un
SELLEM
... le salut.
LA FOULE
Trente-deux,
SELLEM
Boum ! Montez !
LA FOULE
Trente-trois
SELLEM
Là ! Du calme.
LA FOULE
Trente-cinq,
SELLEM
Hmm! allons
Ah ah ! La chose..
LA FOULE
Trente-sept, trente-huit,
Quarante, quarante-trois, quarante-cinq, quarante-s i x ,
quarante-huit.
Dernière scène d’enchères
113
ACTE III SCÈNE 1
CROWD
Fifty,
SELLEM
Fifty,
CROWD
Fifty five,
SELLEM
Fifty five
CROWD
Sixty,
SELLEM
Sixty,
CROWD
Sixty one,
SELLEM
Sixty one,
CROWD
Sixty two
SELLEM
Sixty two,
CROWD
Seventy
Ninety
SELLEM
Seventy
Ninety, going at ninety, going at
Ninety,
CROWD
Hundred...
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
114
ACTE III SCÈNE 1
LA FOULE
Cinquante,
SELLEM
Cinquante,
LA FOULE
Cinquante-cinq,
SELLEM
Cinquante-cinq
LA FOULE
Soixante,
SELLEM
Soixante,
LA FOULE
Soixante et un
SELLEM
Soixante et un
LA FOULE
Soixante-deux
SELLEM
Soixante-deux
LA FOULE
Soixante-dix
Qautre-vingt-dix.
SELLEM
Soixante-dix
Quatre-vingt-dix une fois, quatre-vingt-dix
Deux fois
LA FOULE
Cent...
115
SELLEM
Hundred, going at a hundred
Going at a hundred, going, going, going, gone!
At this point the crowd is so rancous that Sellem is
practically shouting by the time he ends his phrases.
In order to quiet the crowd, Sellem, as he shouts his last
«Gone», snatches the wig off Baba’s head.
The effect quiets them immediately and she, for the
moment completely impervious to her surroundings,
finishes the cadenza she began in the last scene.
BABA
... ever.
(She looks quickly around, snatches up a veil that is lying
on the table, stands up indignantly and during the next
verse of her aria brushes herself off.)
Aria
Sold! Annoyed!
I’ve caught you thieving!
If you dare, if you dare
CROWD (murmurs in the background)
It’s Baba...
BABA
Touch
A thing,
CROWD
It’s Baba, his wife.
BABA
Then beware,
CROWD
It’s Baba,
BABA
Then
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
116
SELLEM
Cent une fois,
Cent une fois, cent deux fois, cent trois fois, adjugé !
A ce moment, la foule est si agitée que Sellem hurle la fin
de ses phrases. Pour calmer la foule, Sellem, criant son
dernier « Adjugé », arrache la perruque de la tête de Baba.
Le calme se rétablit immédiatement. Baba, complétement
insensible à ce qui se passe autour d’elle, finit la cadence
qu’elle avait commencée à sa dernière scène.
BABA
... mais
(Puis elle regarde rapidement tout autour d’elle, saisit un
voile sur la table, se lève avec indignation et s’époussette.)
Air
Vendue ! Vexant !
Je vous y prends à voler !
Si vous osez, si vous osez
LA FOULE (murmurant au fond)
C’est Baba...
BABA
Toucher
A quoi que ce soit,
LA FOULE
C’est Baba, sa femme.
BABA
Prenez garde,
LA FOULE
C’est Baba,
BABA
Alors
117
ACTE III SCÈNE 1
Beware
CROWD
It’s Baba,
BABA
My reckoning;
Be off, be gone,
CROWD
It passes believing, it’s Baba.
BABA
Be gone, desist:
I, Baba, must insist
Upon your leaving.
The voices of Tom and Nick are heard giving a street-cry
from off stage.
TOM, NICK
Old wives for sale, old wives for sale! Stale wives, prim
wives, silly and grim wives! Old wives for sale!
Recitative and duet
CROWD
Now what was that?
BABA (aside)
The pigs of plunder!
Anne enters hurriedly. She rushes to the window.
ANNE
Was that his voice?
CROWD
What next, I wonder?
BABA (aside)
The milk-maid haunts me.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
118
Prenez garde
LA FOULE
C’est Baba.
BABA
Au compte à régler ;
Sortez, partez,
LA FOULE
C’est inouï, c’est Baba.
BABA
Laissez tout et partez ;
Moi, Baba, j’insiste
Pour que vous vous retiriez.
On entend en coulisse les voix de Tom et de Nick criant
comme des marchands ambulants.
TOM, NICK
Vieilles femmes à vendre, vieilles femmes à vendre !
Rassises, pincées, sottes et sinistres femmes ! Vi e i l l e s
femmes à vendre !
Récitatif & duo
LA FOULE
Qu’est-ce que c’est, maintenant ?
BABA (à part)
Les cochons à la gratte !
Anne entre en hâte. Elle se précipite à la fenêtre.
ANNE
Était-ce sa voix ?
LA FOULE
Quoi d’autre encore, je me demande ?
BABA (à part)
La laitière me hante.
119
ACTE III SCÈNE 1
ANNE (at the window)
Gone.
BABA (reflectively, after glancing about)
All I possessed seems gone.
(Shrugging her shoulders)
Well, well.
(To Anne, a bit imperiously and indulgently)
My dear!
ANNE (turning)
His wife!
BABA
His jest –
No matter now. Come here, my child, to Baba.
Anne goes over to her.
SELLEM (obviously under a strain)
Ladies, the sale, if you could go out.
BABA (impatiently)
Robber, don’t interrupt.
CROWD (to Sellem)
Don’t interrupt or rail;
A SOLO VOICE
A scene like this is better than a sale.
Duet
BABA (to Anne)
You love him, seek to set him right:
He’s but a shuttle-headed lad:
Not quite a gentleman, nor quite
Completely vanquished by the bad:
Who knows what care and love might do?
But good or bad, I know he still loves you.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
120
ANNE (à la fenêtre)
Parti.
BABA (après un coup d’œil à la ronde)
Tout ce que j’avais semble parti.
(Haussant les épaules)
Bien, bien.
(A Anne un peu protectrice et indulgente)
Ma chère !
ANNE (se retournant)
Sa femme !
BABA
Une plaisanterie de sa part.
Peu importe maintenant. Venez ici, mon enfant, près de Baba.
Anne va vers elle.
SELLEM (visiblement surmené)
Mesdames, la vente, si vous vouliez bien sortir.
BABA (impatiemment)
Larron ! N’interromps pas.
LA FOULE (à Sellem)
N’interrompez pas, ne raillez pas.
UNE VOIX SOLISTE
Une scène comme celle-ci vaut mieux qu’une vente.
Duo
BABA (à Anne)
Vous l’aimez. Essayez de le sauver.
Ce n’est qu’un gars qui papillonne :
Pas tout à fait un homme de bien, ni tout à fait
Complètement perdu par le mal.
Qui sait ce que feraient l’amour et la patience ?
Mais bon ou mauvais, je sais qu’il vous aime encore.
121
ACTE III SCÈNE 1
ANNE
He loves me still, he loves me still!
Then I, I alone, then I alone
In weeping doubt have been untrue.
O hope, endear my love,
SELLEM AND CROWD
He loves her.
ANNE
Atone,
Atone,
SELLEM AND CROWD
Who? That isn’t known.
ANNE
Enlighten,
Enlighten grace, whatever may ensue.
BABA
But good or bad, I know he still loves you.
CROWD
He loves her still.
The tale is sad –
SELLEM
The tale is sad –
CROWD
– If true.
BABA
So find him, and his man beware!
I may have made a bad mistake
Yet I can tell who in that pair
Is poisoned victim and who snake.
Then go –
ANNE
But where shall you...?
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
122
ANNE
Il m’aime encore ! Il m’aime encore !
Alors moi seule, moi seule
Dans le doute et les larmes ai été infidèle.
Ô espoir, donne du prix à mon amour,
SELLEM & LA FOULE
Il l’aime.
ANNE
Expie,
Expie,
SELLEM & LA FOULE
Qui ? On ne sait pas.
ANNE
Illumine,
Embellis quoi qu’il arrive.
BABA
Mais bon ou mauvais, je sais qu’il vous aime encore.
LA FOULE
Il l’aime encore
L’histoire est triste –
SELLEM
L’histoire est triste –
LA FOULE
– Si elle est vraie.
BABA
Donc trouvez-le, et gare au valet !
J’ai pu m’être lourdement trompée,
Mais de ce couple je sais
Qui eut le venin et qui fut le serpent.
Alors partez –
ANNE
Mais où irez-vous ?...
123
ACTE III SCÈNE 1
BABA (lifting her hand to interrupt gently)
My dear,
A gifted lady never need have fear.
I shall go back, I shall go back,
I shall go back and grace the stage
Where manner rules and wealth attends.
(With an all-inclusive gesture)
Can I deny, can I deny, can I deny my time its rage?
My self-indulgent intermezzo ends.
ANNE
Can I for him
All love engage, can I for him, can I, can I for him
All love, all love, all love engage.
BABA
Can I deny my time, can I, can I, can I deny
My time, can I, can I deny my time its rage?
CROWD (in different groups)
She will go back.
Her view is sage.
BABA
My self-indulgent, my self-indulgent intermezzo ends,
My self-indulgent intermezzo ends,
My self-indulgent intermezzo ends.
CROWD
Her view is sage.
That’s life.
We came to buy.
See how it ends.
See how, see how it ends, see how it ends.
ANNE
And yet, and yet believe, believe her happy when love ends
When loves ends, when love ends.
SELLEM (despodently)
Money farewell... money farewell.
Who’ll buy? The auction ends.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
124
BABA (levant la main pour doucement l’arrêter)
Ma chère,
Une femme d’esprit n’a rien à craindre.
Je retournerai, je retournerai
Je retournerai orner la scène
Où le maintien règne et qu’assiste la fortune
(Embrassant tout avec un grand geste)
Puis-je refuser, refuser à mon siècle sa fureur ?
Mon plaisant intermède prend fin.
ANNE
Puis-je lui
Donner tout amour, pour lui, pour lui
Donner tout mon amour, tout mon amour.
BABA
Puis-je refuser à mon siècle, puis-je,
Refuser à mon siècle, à mon siècle sa fureur?
LA FOULE (en plusieurs groupes)
Elle retournera.
Elle a raison.
BABA
Mon plaisant, plaisant intermède prend fin,
Mon plaisant intermède prend fin,
Mon plaisant intermède prend fin.
LA FOULE
Elle a raison.
C’est la vie.
Nous sommes venus acheter.
Voyons la fin.
Voyons, voyons la fin, voyons la fin.
ANNE
Et pourtant, pourtant, la croire heureuse quand l’amour finit.
Quand l’amour finit, quand l’amour finit.
SELLEM (abattu)
Adieu écus... adieu écus.
Qui achètera ? La vente est finie.
125
ACTE III SCÈNE 1
Ballad Tune
The voices of Tom and Nick are again heard
from the street. All on the stage pause to listen.
TOM AND NICK
If boys had wings and girls had stings
And gold fell from the sky,
If new-laid eggs wore wooden legs
I should not laugh or cry.
ANNE
It’s Tom, I know, I know, I know!
BABA
The two, then go!
SELLEM AND CROWD
The thief, the thief below!
Stretto – Finale
ANNE
I go to him, I go, I go, I go, I go to him.
BABA
Then go
To him,
In love be brave,
Be swift, be true
Be strong, be strong for him, be strong for him and save.
ANNE
O love, be brave,
Be swift, be true,
Be strong, be strong for him and save.
SELLEM AND CROWD
They’re after him.
His crime was grave.
Be swift if you want, if you want time enough to save.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
126
Ballade
On entend de nouveau les voix de Tom et de Nick dans
la rue. Sur la scène, tout le monde s’arrête pour écouter.
TOM & NICK
Si les garçons avaient des ailes, les filles des dards,
Et que l’or tombât du ciel,
Si des œufs frais avaient des jambes de bois,
Je n’en rirais ni n’en pleurerais.
ANNE
C’est Tom, je sais, je sais, je sais !
BABA
Avec l’autre, alors allez !
SELLEM & LA FOULE
Le voleur, le voleur en bas !
Strette – Finale
ANNE
Je vais à lui, je vais, je vais, je vais à lui.
BABA
Alors allez
A lui,
Que l’amour vous rende vaillante,
prompte, loyale,
forte, forte pour lui et pour le sauver.
ANNE
Ô amour, sois vaillant,
prompt, loyal,
Sois fort , sois fort pour lui et pour le sauver.
SELLEM & LA FOULE
Ils le poursuivent.
Le délit est grave.
Soyez prompte si vous le voulez sauver à temps.
127
ACTE III SCÈNE 1
ANNE
O love, be brave,
Be swift
Be true,
Be strong for him to save.
CROWD
Be swift, be swift, be swift,
If you want time enough to save.
BABA
Be true,
Be strong, for him and save.
SELLEM
Be swift
If you want time enough to save.
ANNE (to Baba)
May God bless you.
BABA, SELLEM, CROWD
Be swift if you want time enough to save.
Anne rushes out.
Ballad Tune (reprise)
The voices of Tom and Nick are heard disappearing
in the distance.
TOM AND NICK
Who cares a fig for Tory or Whig?
Not I, not I, not I.
BABA (she turns and adresses Sellem, with lofty command)
You! Summon my carriage!
Sellem, impressed in spite of himself and certainly
forgetting that he came to auction off her carriage,
bows, goes to the door and opens it for her.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
128
ANNE
Ô amour, sois vaillant,
Sois prompt
Sois loyal
Sois fort pour le sauver.
LA FOULE
Soyez prompte, prompte, prompte
Si vous voulez le sauver à temps.
BABA
Soyez loyale,
Soyez forte pour lui, et pour le sauver.
SELLEM
Soyez prompte
Si vous voulez le sauver à temps.
ANNE (à Baba)
Que Dieu vous bénisse.
BABA, SELLEM, LA FOULE
Soyez prompte si vous le voulez sauver à temps.
Anne se précipite au-dehors.
Ballade (reprise)
On entend les voix de Tom et de Nick s’éteindre au loin.
TOM & NICK
Qui se soucie des Conservateurs ou des Libéraux ?
Pas moi, pas moi, pas moi.
BABA (à Sellem, avec hauteur)
Vous ! Appelez mon carrosse !
Sellem, impressionné malgré lui, oubliant certainement
qu’il est venu vendre le carrosse aux enchères, salue,
se dirige à la porte et l’ouvre devant elle.
129
ACTE III SCÈNE 1
BABA (to the Crowd)
Out of my way!
(They fall back and she starts out.
At the door she pauses to remark:)
The next time you see Baba, you shall pay!
Grand exit of Baba.
CROWD (murmuring)
We’ve never been through such a hectic day.
SCENE 2
Prelude
A starless night. A churchyard. Tombs.
Front centre a newly-dug grave. Behind it a flat raised tomb,
against which is leaning a sexton’s spade.
On the right a yew-tree.
Duet
Enter Tom and Nick left, the former out of breath,
the latter carrying a little black bag.
TOM
How dark, how dark, how dark and dreadful is this place.
Why have you led me here?
There’s something, there’s something Shadow, in your face
That fills my soul with fear!
NICK
A year and a day have passed away
Since first to you I came.
All things you bid, I duly did
And now my wages claim.
TOM
Shadow, good Shadow, be patient; I
Am beggared as you know,
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
130
BABA (à la foule)
Place !
(Ils se reculent. Elle sort.
Elle s’arrête à la porte pour remarquer :)
La prochaine fois, vous paierez pour voir Baba !
Grande sortie de Baba.
LA FOULE (murmurant)
Nous n’avons jamais eu journée si mouvementée.
SCÈNE 2
Prélude
Une nuit sans étoiles. Un cimetière. Tombeaux.
Au centre, une tombe fraîchement creusée.
Contre une pierre tombale est posée une bêche de fossoyeur.
Un if sur la droite.
Duo
Tom et Nick entrent, le premier hors d’haleine,
le second portant un petit sac noir.
TOM
Que cet endroit est sombre, sombre et effrayant !
Pourquoi m’as-tu mené ici ?
S h a d o w, il y a quelque chose, quelque chose sur ton visage
Qui m’emplit l’âme de terreur !
NICK
Un an et un jour sont passés
Depuis notre rencontre.
J’ai accompli tout ce que vous me demandiez.
Maintenant, je veux mes gages.
TOM
Shadow, mon ami, un peu de patience ; tu sais
Que je suis ruiné ;
131
ACTE III SCÈNE 2
But promise when I am rich again
To pay you all I owe.
NICK
’ Tis not your money but your soul , ’tis not your money
but your soul.
Which I this night require.
Look in my eyes, look in my eyes and recognise
Whom, Fool! you chose to hire.
(Pointing out the grave)
Behold, behold your waiting grave, behold
(Taking the objects mentioned out of his bag)
Steel, halter, poison, gun.
Make no excuse, your exit choose:
Tom Rakewell’s race is run.
TOM
O let the wild hills cover
Me
Or the abounding wave. O why...
NICK
The sins you did
May not be hid.
Think not your soul to save.
TOM
... Did an uncle
I never knew ...
Select me for his heir?
NICK
It pleases well the damned in Hell
To bring
Another there.
Midnight is come: by rope or gun
Or medicine or knife,
On the stroke of Twelve you shall slay yourself
For forfeit is your life.
(A clock begins to strike.)
Count one, count two, count three, count four,
Count five and six
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
132
Je te promets de te payer dès que je serai riche
Tout ce que je te dois.
NICK
Ce n’est pas ton argent, mais ton âme
Que je demande cette nuit.
Regarde-moi dans les yeux et reconnais
Celui que, imbécile ! tu pris pour valet.
(Montrant la tombe)
Voici, voici la tombe qui t’attend, voici ...
(Tirant de son sac les objets qu’il désigne)
Fer, corde, poison, pistolet.
Sans chercher d’excuses, choisis ta sortie :
La course de Tom Rakewell est courue.
TOM
Ah, que les monts sauvages
Me couvrent
Ou la vague déferlante. Ah, pourquoi ...
NICK
Les péchés que tu fis
Ne peuvent être cachés.
Ne songe pas à sauver ton âme.
TOM
... Un oncle
Que jamais je ne vis ...
Me choisit-il pour héritier ?
NICK
Les damnés en enfer aiment beaucoup
Qu’on leur en amène
Un autre.
Minuit va sonner : par la corde ou le feu
La potion ou le couteau,
Sur le coup de minuit tu te tueras,
Car ta vie t’est confisquée.
(Une horloge commence à sonner.)
Compte un, deux, trois, quatre, ...
Compte cinq et six ...
133
ACTE III SCÈNE 2
TOM
Have mercy, have mercy on me,
Heaven.
NICK
And seven,
Count eight;
TOM
Too late.
NICK
No, wait.
(He holds up his hand and the clock stops
after the ninth stroke.)
Recitative
NICK (urbanely)
Very well, then, my dear and good Tom, perhaps you
impose a bit upon our friendship; but Nick, as you know,
is a gentleman at heart, forgives your dilatoriness and
suggests a game.
TOM
A game?
NICK
A game of chance to finally decide your fate. Have you a
pack of cards?
TOM (taking a pack from his pocket)
All that remains me of this world, and for the next.
NICK
You jest. fine, fine. Good spirits make a game go well. I
shall explain. The rules are simple and the result simpler
still: Nick will cut three cards. If you can name them, you
are free; if not, (he points to the instruments of death)you
choose the path to follow me. You understand? ( To m
nods.) Let us begin.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
134
TOM
Aie pitié, aie pitié de moi,
Ô Dieu.
NICK
... Et sept
Compte huit ;
TOM
Trop tard.
NICK
Non, attends.
(Il lève la main et l’horloge s’arrête
après le neuvième coup.)
Récitatif
NICK (avec urbanité)
Très bien, donc, mon bon et cher Tom, peut-être abuses-tu
un peu de notre amitié ; mais, tu le sais, Nick est fonciè-
rement galant homme ; il te pardonne ta lenteur à te déci-
der et te propose un jeu.
TOM
Un jeu ?
NICK
Un jeu de hasard pour décider de ton sort. As-tu sur toi
un paquet de cartes ?
TOM (tirant un paquet de sa poche)
Tout ce qui me reste de ce monde, et pour l’autre.
NICK
Tu plaisantes. bien, bien. De la gaieté met du cœur au
jeu. J’explique. Les règles sont simples, l’issue encore
plus simple : Nick va couper trois cartes. Si tu peux les
nommer, tu es libre ; sinon, (montrant les instruments de
mort) tu choisis la méthode de me suivre. Saisis-tu ? (Tom
incline la tête.) Commençons.
135
ACTE III SCÈNE 2
Nick shuffles the cards, places the pack in the palm
of his left hand and cuts with his right, holding then
the portion with the exposed card towards the audience
and away from Tom.
Duet
NICK
Well, then.
TOM
My heart is wild with fear, my throat is
Dry.
NICK
Come, try.
TOM
I cannot think, I dare, I dare not wish.
NICK
Let wish be thought and think on one to name,
You wish in all your fear could rule the game
Instead of Shadow.
TOM (aside)
Anne!
(Calmly)
My fear departs;
I name the Queen of Hearts.
NICK (holding up the card towards Tom)
The Queen of Hearts.
(He tosses it to one side. The clock strikes once.)
You see, it’s quite a simple game.
(As Tom lifts his head in silent thanks,
Nick adresses to the audience.)
To win at once in love or cards is dull;
The gentleman loves sport, for sport is rare;
The positive appals him;
He plays the pence of hope to yield the guineas of despair.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
136
Il mêle les cartes, les bat, place le jeu dans la paume
de sa main gauche, et de la droite coupe, tenant la partie
de la carte exposée vers le public loin de la vue de Tom.
Duo
NICK
Eh bien alors.
TOM
Je suis fou de peur, ma gorge est
Sèche.
NICK
Allons, essaye.
TOM
Je ne peux penser, je n’ose souhaiter.
NICK
Que ton désir formule ta pensée et pense à qui
Tu voudrais de toute ta peur voir régner sur le jeu
Au lieu de Shadow.
TOM (à part)
Anne !
(Calmement)
Ma peur se dissipe ;
J’appelle la Dame de Cœur.
NICK (tournant la carte vers Tom)
La Dame de Cœur.
(Il jette la carte de côté. Un coup sonne à l’horloge.)
Tu vois, c’est un jeu très simple.
(Alors que Tom élève la main en un merci silencieux,
Nick s’adresse au public :)
Réussir du premier coup en jeu ou en amour est ennuyeux ;
Le gentleman aime le sport, car le sport est rare ;
Ce qui est sûr le désole ;
Il risque les pences de l’espoir pour gagner les guinées du
désespoir.
137
ACTE III SCÈNE 2
(Turning back to Tom.)
Again, good Tom.
You are my master yet.
(Nick repeats the routine of shuffling and cutting the cards.)
TOM
What shall I trust in now?
How throw the
Die,
NICK
Come try.
TOM
How throw the die
To win, to win my soul back for myself?
NICK
Was Fortune not your mistress once?
Be, be fair.
Give her at least the second chance to bare
The hand of Shadow.
The spade falls forward with a great crash.
TOM (startled, cursing)
The deuce!
(He looks at what fell. Calmly:)
She lights the shades
And shows the two of spades.
NICK (with scarcely contained anger throwing the card aside)
The two of spades.
(The clock strikes once.)
Congratulations.
The Goddess still is faithful.
(Changing his tone)
But we have one more, you know, the very last.
Think for a while, my Tom, where you have come to.
I would not want your last of chances thoughtless.
I am, you may have oftentimes observed,
Really compassionate.
Think on your hopes.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
138
(Se tournant de nouveau vers Tom)
Tom, mon ami, tu restes
Encore mon maître.
(Nick recommence à battre et à couper les cartes.)
TOM
A quoi me fierai-je maintenant ?
Comment jeter
Le dé,
NICK
Allons, essaye.
TOM
Comment jeter le dé
Pour me racheter mon âme ?
NICK
N’eus-tu pas jadis pour maîtresse la Fortune ?
Sois juste.
Donne-lui au moins ta seconde chance de découvrir
La main de Shadow.
La bêche tombe avec un grand bruit.
TOM (saisi, jurant)
Au diable !
(Il regarde la bêche. Calmement :)
Elle éclaire les ombres,
Et montre le deux de pique.
NICK (jetant la carte avec une colère à peine contenue)
Le deux de pique.
(Un coup sonne à l’horloge.)
Félicitations.
La déesse te reste fidèle.
(Changeant de ton)
Mais nous en avons encore une, tu sais, la toute dernière.
Songe un peu, cher Tom, au point où tu en es venu.
Je ne voudrais pas que ta dernière carte
Soit choisie à l’étourdie.
Je suis, tu l’as souvent constaté, vraiment compatissant.
Songe à tes espoirs.
139
ACTE III SCÈNE 2
TOM
Oh God, what hopes have I?
(He covers his face in his arm and leans against the tomb.
Nick reaches deftly down, picks up one of the discarded
cards and holds it up while he addresses the audience.)
NICK
The simpler the trick, the simpler the deceit;
That there is no return, I’ve taught him well,
And repetition palls him:
The Queen of Hearts again shall be for him the Queen of
Hell.
(He slips the card into the pack and then turns to Tom.)
Rouse yourself, Tom, your travail soon will end.
(Routine as cards.)
Come, try.
TOM
Now in his words
NICK
Now in
My words ...
TOM
... I
Find no aid.
NICK
He’ll find no aid
And Fortune gives no other sign, no other sign
And Fortune gives no other sign.
TOM
Will Fortune gives another sign
Will Fortune give another sign?
Tom looks nervously about him.
NICK
Afraid, Love-lucky Tom? Come, try!
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
140
TOM
O Dieu, quels espoirs ai-je ?
(Il s’appuie contre la tombe, se cachant le visage du bras.
Prestement, Nick se penche et ramasse une des cartes
qu’il a jetées, et qu’il montre au public.)
NICK
Plus simple le tour, plus facile la triche ;
Il tient de moi qu’il n’existe pas de retour en arrière,
La répétition le lasse :
De nouveau la Dame de cœur, elle lui sera la Reine d’enfer.
(Il glisse la carte dans le jeu, puis se tourne vers Tom.)
Reprends-toi, Tom, ton épreuve touche à sa fin.
(Il accomplit les mêmes gestes de battre et de couper.)
Allons, essaye.
TOM
Désormais dans ses paroles ...
NICK
Désormais dans
Mes paroles...
TOM
... Je ne
Trouve aucun secours.
NICK
Il ne trouvera aucun secours.
Et la Fortune ne lui donnera pas d’autre signe,
Et la Fortune ne lui donnera pas d’autre signe.
TOM
La Fortune me donnera-t-elle un nouveau signe
La Fortune me donnera-t-elle un nouveau signe ?
Tom regarde avec effroi autour de lui.
NICK
As-tu peur, heureux-en-amour Tom ? Allons, essaye !
141
ACTE III SCÈNE 2
TOM (frightened looking away from the ground)
Dear God, a track of cloven hooves!
NICK (sardonic)
The knavish goats are back
To crop the spring’s return.
TOM (stepping forward, agonized)
Return! and Love! The
Banished words torment.
NICK
You cannot now
Repent.
TOM
Return, return!
O Love!
(He breaks off, startled, when he realizes he is singing
with Anne.)
ANNE (off stage)
A love
That is sworn before Thee can plunder Hell,
Can plunder Hell of its prey.
Nick stands as though frozen.
TOM
I wish for nothing else.
Love, first and last, assume eternal reign;
Renew, renew my life, O Queen of Hearts, again!
(He snatches the exposed half-pack from the still
motionless Nick. The twelfth stroke strikes.
With a cry of joy Tom sinks to the ground senseless.)
NICK
I burn! I burn! I freeze! In shame I hear
My famished legions roar;
My own delay lost me my prey
And damns myself the more.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
142
TOM (levant les yeux, terrifié)
Mon Dieu, une piste de sabots fourchus !
NICK (sardonique)
Ces friponnes de chèvres sont revenues
Brouter le retour du printemps.
TOM (déchiré, s’avançant)
Retour ! Et Amour ! Les
Mots bannis torturent.
NICK
Tu ne peux maintenant
Te repentir.
TOM
Retour, retour !
Ô Amour !
(Tom s’interrompt, effrayé quand il réalise qu’il chante
avec Anne.)
ANNE (hors scène)
Un amour
Juré devant Toi peut arracher à l’enfer
Peut arracher à l’enfer sa proie.
Nick reste figé.
TOM
Je ne veux rien d’autre.
L’amour, du début à la fin, règne éternellement ;
Fais-moi renaître, renaître ô Reine de cœur !
(Il arrache le demi-paquet avec la carte exposée de la main
de Nick toujours immobile. Le douzième coup sonne.
Tom, avec un cri de joie, s’effondre sur le sol, inanimé.)
NICK
Je brûle ! Je brûle ! Je gèle ! Dans la honte j’entends
Mes légions affamées rugir ;
Mon propre recul m’a perdu ma proie
Et me damne moi-même encore plus sûrement.
143
ACTE III SCÈNE 2
Defeated, mocked, again I sink
In ice and flame, in ice and flame to lie.
But Heaven’s will I’ll hate and till
Eternity defy.
(Looking at Tom)
Your sins, my foe, before I go
Give me some power to pain:
(With a magic gesture)
To reason blind shall be your mind;
Henceforth be you insane!
Slowly Nick sinks into the grave. Blackout.
The dawn comes up. It is spring. The open grave is now
covered with a green mound upon which Tom sits smiling,
putting grass on his head and singing to himself
in a child-like voice.
TOM
With roses crowned, I sit on ground;
Adonis is my name,
The only dear of Venus fair:
Methinks it is no shame.
SCENE 3
Bedlam. Backstage centre on a raised eminence a straw pallet.
Tom stands before it facing the chorus of madmen who include
a blind man with a broken fiddle, a crippled soldier,
a man with a telescope and three old hags.
Arioso
TOM
Prepare yourselves, heroic shades.
Wash you and make you clean.
Anoint your limbs with oil, put on your wedding garments
and crown your heads with flowers.
Let music strike.
Venus, queen of Love, will visit her unworthy Adonis.
Dialogue
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
144
Vaincu, bafoué, de nouveau je sombre
Dans la glace et la flamme.
Mais je persisterai à haïr la volonté du ciel
Et à le défier jusque dans l’éternité.
(Regardant Tom)
Tes péchés, avant que je ne m’en aille,
Me donnent sur toi quelque pouvoir de nuire.
(Faisant un geste magique)
Aveugle à la raison sera ton esprit.
Désormais, tu seras fou.
Nick s’enfonce lentement dans la tombe. Obscurité totale.
L’aube se lève. C’est le printemps. La tombe est maintenant
refermée par un tertre vert sur lequel est assis Tom,
souriant, se piquant sur la tête des brins d’herbe,
et se chantant à lui-même d’une voix d’enfant.
TOM
Couronné de roses, à terre assis,
Adonis est mon nom,
De Vénus la belle le seul chéri.
Me semble que c’est bon.
SCÈNE 3
Bedlam. Au fond, au centre, une paillasse sur une éminence.
Devant se tient Tom, faisant face au chœur des fous
comprenant un aveugle portant un violon brisé, un soldat
invalide, un homme avec un télescope et trois vieilles sorcières.
Arioso
TOM
Apprêtez-vous, ombres héroïques,
Faites vos ablutions.
Oignez vos membres d’huile, revêtez vos vêtements de
noces et couronnez vos têtes de fleurs.
Que résonne la musique.
Vénus, reine de l’amour, va rendre visite à son indigne Ad o n i s .
Dialogue
145
ACTE III SCÈNE 3
MADMEN
Madmen’s words are all untrue;
She will never come to you.
TOM
She gave me her promise.
MADMEN
Madness cancels every vow;
She will never keep it
Now.
TOM
Come
Quickly, Venus, or I die.
Tom sits down on the pallet and buries his face
in his hands. The chorus dance before him
with mocking gestures.
Chorus – Minuet
MADMEN
Leave all love and hope behind!
Out of sight is out of mind
In these caverns of the dead.
In the city overhead
Former lover, former foe
To their works and pleasures go,
Nor consider who beneath
Weep and howl and gnash their teeth.
Down in Hell as up in Heaven
No hands are in marriage given,
Nor is honour or degree
Known in our society.
Banker, beggar, whore and wit
In a common darkness sit.
Seasons, fashions, never change;
All is stale yet all is strange;
All are foes and none are friends
In a night that never ends.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
146
LES FOUS
Mots de fous sont tous mensonges ;
Elle ne viendra jamais.
TOM
Elle me l’a promis.
LES FOUS
Folie révoque toute promesse ;
Elle ne la tiendra jamais
Maintenant.
TOM
Viens
Vite, Vénus, ou je meurs.
Tom s’assied sur la paillasse et enfouit sa tête
entre ses mains. Le chœur danse autour de lui
avec des gestes moqueurs.
Chœur – Menuet
LES FOUS
Laisse derrière toi tout amour, espérance.
Oubliés de tous et d’eux-mêmes sont
Les morts qui vivent dans ces caves.
Dans la ville là-haut,
L’amant et l’ennemi de jadis
Vont à leurs travaux et leurs plaisirs,
Sans songer à ceux qui, en dessous,
Pleurent et hurlent et grincent des dents.
Au fond de l’enfer comme en haut dans le ciel,
On ne donne aucune main en mariage,
Ni ne connaît-on chez nous
Distinction ou grade.
Banquier, mendiant, putain ou bel esprit,
Sont ensemble assis dans les communes ténèbres.
Saisons, modes, rien n’y change jamais ;
Tout est croupi et pourtant étrange ;
Il n’est point d’amis, tous sont ennemis
Dans une nuit qui ne s’achève jamais.
147
ACTE III SCÈNE 3
(The sound of a key being turned in a rusty lock is heard.)
Hark! Minos comes who cruel is and strong:
Beware! Away! His whip is keen and long.
They scatter to their cells. Enter Keeper and Anne.
Recitative
KEEPER (pointing to Tom)
There he is. Have no fear. He is not dangerous.
ANNE
Tom!
Tom still does not stir.
KEEPER
He believes that he is Adonis and will answer to no other
name. Humour him in that, and you will find him easy to
manage. So, as you desire, I’ll leave you.
ANNE (giving him money)
You are kind.
KEEPER
I thank you, lady.
Exit Keeper. Anne goes up and stands close to Tom
who still has not moved.
ANNE
Adonis.
TOM (raising his head and springing to his feet)
Venus, my queen, my bride. At last.
Arioso
I have waited, I have waited for thee so long,
Till I almost believed those madmen who blasphemed
against thy honour.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
148
(On entend le son d’une clef tournant dans une serrure rouillée.)
Attention ! Voici Minos, cruel et fort,
Gare ! Fuyons ! Son fouet est long et acéré.
Ils se dispersent dans leurs cellules.
Le Gardien entre avec Anne.
Récitatif
LE GARDIEN (montrant Tom)
Le voici. Ne craignez pas. Il n’est pas dangereux.
LES FOUS
Tom !
Tom ne bouge toujours pas.
LE GARDIEN
Il se croit Adonis et ne répond à aucun autre nom. Ne le
contrariez pas et vous le trouverez doux. Puisque vous le
désirez, je vous laisse.
ANNE (lui glissant une pièce)
Vous êtes bon.
LE GARDIEN
Je vous remercie, madame.
Il sort. Anne va vers Tom et se tient près de lui ;
il ne bouge toujours pas.
ANNE
Adonis.
TOM (levant la tête et se dressant vivement)
Vénus, ma reine, mon épouse. Enfin.
Arioso
J’ai attendu, je t’ai tant attendue
Que j’en arrivai presque à croire ces fous qui blasphé-
maient contre toi.
149
ACTE III SCÈNE 3
They are rebuked.
Mount, Venus, mount thy throne.
(He leads her to the pallet on which she sits.
He kneels at her feet.)
O merciful goddess,
Hear the confession of my sins.
Duett
TOM
In a foolish dream, in a gloomy labyrinth
I hunted shadows, disdaining thy true love;
Forgive thy servant, who repents his madness,
Forgive, forgive Adonis, and he shall faithful prove.
ANNE (rising and raising him by the hand)
What should I forgive?
Thy ravishing penitence
Blesses me, dear heart, and brightens all the past.
Kiss me, kiss me, Adonis: the wild boar is vanquished.
TOM
Embrace me, Venus: I’ve come home at last.
ANNE AND TOM
Rejoice, beloved: in these fields of Elysium
Space cannot alter, nor time our love abate;
Here has no words for Absence or Estrangement
Nor Now a notion of Almost or Too Late.
Tom suddenly staggers. Anne helps him gently to lie down
on the pallet.
Recitative
TOM
I am exceeding weary. Immortal queen, permit thy mortal
bridegroom to lay his head upon thy breast.
(He does so.)
The Heavens are merciful, and all is well.
Sing, my beloved, sing me to sleep.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
150
Ils sont confondus.
Monte, Vénus, monte sur ton trône.
(Il la conduit à la paillasse où elle s’assied.
Il s’agenouille à ses pieds.)
Ô déesse miséricordieuse,
Écoute la confession de mes péchés.
Duo
TOM
Dans un sot rêve, un sombre dédale,
J’ai poursuivi des ombres, dédaignant ton amour ;
Pardonne à ton serviteur qui se repent de sa folie,
Pardonne à Adonis et il se montrera fidèle.
ANNE (se levant et le relevant de la main)
Qu’ai-je à pardonner ?
Ton merveilleux repentir
Me bénit, cher cœur, et illumine tout le passé.
E m b r a s s e-moi, embrasse-moi Ad o n i s : le sanglier est vaincu.
TOM
Embrasse-moi, Vénus : je suis enfin de retour.
ANNE & TOM
Réjouis-toi, mon amour : en ces champs élyséens,
La distance ne peut changer ni le temps ni notre amour ;
Il n’existe pas de mots ici pour absence, aliénation ;
Ni maintenant de Bientôt ou de Trop Tard.
Soudain Tom défaille. Anne l’aide doucement
à s’étendre sur la paillasse.
Récitatif
TOM
Je suis extraordinairement las. Reine immortelle, laisse
ton mortel époux reposer sa tête sur ton sein.
(Il le fait.)
Les cieux sont compatissants, tout est bien. Chante, ma
bien-aimée, chante pour m’endormir.
151
ACTE III SCÈNE 3
Lullaby
ANNE
Gently, little boat,
Across the ocean float,
The crystal waves dividing:
The sun in the west
Is going to rest;
Glide, glide, glide
Toward the Islands of the Blest.
MADMEN (off in the cells)
What voice is this?
What heavenly strains
Bring solace to tormented brains?
ANNE
Orchards greenly grace
That undisturbed place,
The weary soul recalling
To slumber and dream,
While many a stream
Falls, falls, falls,
Descanting on a child-like theme.
MADMEN (off in the cells)
O sacred music of the spheres!
Where are our rages and our fears?
ANNE
Lion, lamb and deer,
Untouched by greed or fear
About the woods are straying.
And quietly now
The blossoming bough
Sways, sways, sways
Above the fair unclouded brow.
MADMEN
Sing on! For ever sing! Release
Our frantic souls and bring us peace!
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
152
Berceuse
ANNE
Doucement, petite barque,
Flottant sur l’océan,
Ouvrant les vagues de cristal.
Le soleil se couche
Pour dormir.
Glisse, glisse, glisse
Vers les Iles Fortunées.
LES FOUS (dans leurs cellules)
Qui chante ?
Quels célestes accents
Consolent nos cerveaux torturés ?
ANNE
Des vergers ornent de leur verdure
Ce lieu de quiétude,
Rappelant l’âme lassée
Au repos et au rêve,
Et mainte source
Coule, coule, coule,
Sur un chant enfantin.
LES FOUS (dans leurs cellules)
Ô musique sacrée des sphères !
Où sont nos fureurs et nos terreurs ?
ANNE
Lion, agneau et daim,
Sans désir ni peur,
Errent par les bois.
Désormais dans la paix
La palme fleurie
Se balance, balance, balance,
Au-dessus du beau front sans nuages.
LES FOUS
Chante ! Chante toujours ! Délivre
Nos âmes forcenées ! Apporte-nous la paix !
153
ACTE III SCÈNE 3
Enter Keeper with Trulove.
Recitative
TRULOVE
Anne, my dear, the tale is ended now. Come home.
ANNE
Yes, father.
(To Tom)
Tom, my vow holds ever, but it is no longer I you need.
Sleep well, my dearest dear. Good-bye.
Anne comes down-stage and joins Trulove.
Duettino
ANNE
Every wearied body must
Late or soon return to dust,
TRULOVE
God is
Merciful and just.
God ordains what ought to be,
ANNE
Set the frantic spirit free.
In this earthly city we shall not
Meet again, love,
Yet
Never think that I forget.
TRULOVE
But a father’s eyes are wet.
Exeunt Anne and Trulove and Keeper. Tom wakes,
starts to his feet and looks wildly around.
Finale (Recitative and chorus)
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
154
Le Gardien entre avec Trulove.
Récitatif
TRULOVE
Anne, ma chérie, l’histoire est terminée. Rentrons.
ANNE
Oui, père.
(A Tom)
Tom, mon serment tient toujours, mais ce n’est plus de
moi que tu as besoin. Dors bien, mon très cher aimé.
Adieu.
Anne va à l’avant-scène et rejoint son père.
Duettino
ANNE
Chaque corps épuisé doit
Tôt ou tard retourner en poussière...
TRULOVE
Dieu est
Bon et juste.
Dieu dispose ce qui doit être,
ANNE
... Libérer l’esprit forcené.
En cette terrestre vie nous ne
Nous retrouverons plus, mon amour,
Mais
Ne crois jamais que j’oublie.
TRULOVE
Mais les yeux d’un père se mouillent.
Sortent Anne, Trulove et le Gardien. Tom s’éveille,
se met debout et regarde, effaré, autour de lui.
Finale (Récitatif & chœur )
155
ACTE III SCÈNE 3
TOM
Where art thou Venus? Venus, where art thou? The
flowers open to the sun. The birds renew their song. It is
spring. The bridal couch is prepared. Come quickly, belo-
ved, and we will celebrate the holy rites of love.
The Chorus enter from all sides.
TOM (a moment’s silence, shouting:)
Holà! Achilles, Helen, Euridice, Orpheus, Pe r s e p h o n e ,
all my courtiers. Holla!
Where is my Venus? Why have you stolen her while I
slept? Madman! Where have you hidden her?
MADMEN
Venus? Stolen? Hidden? Where?
Madman! No one has been here.
TOM
My heart breaks. I feel the chill of death’s approaching
wing. Orpheus, strike from thy lyre a swanlike music,
and weep, ye nymphs and shepherds of these Stygian
fields, weep for Adonis, the beautiful, the young; weep for
Adonis whom Venus loved.
(He falls back on the pallet.)
Mourning Chorus
Mourn for Adonis!
Mourn for Adonis,
Ever young.
Mourn for Adonis,
Venus’ dear,
Mourn for Adonis,
Venus’ dear,
Weep, weep, weep,
Tread softly round his bier.
Weep, weep, for the dear of Venus, weep, weep.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
156
TOM
Où es-tu, Vénus ? Vénus, où es-tu ? Les fleurs s’ouvrent
au soleil. Les oiseaux reprennent leur chant. C’est le
printemps. La couche nuptiale est prête. Viens vite, mon
aimée, et nous célébrerons les saints rites de l’amour.
Le chœur entre de tous côtés.
TOM (après un moment de silence, criant :)
Holà ! Achille, Hélène, Eurydice, Orphée, Pe r s é p h o n e ,
toute ma cour. Holà !
Où est ma Vénus ? Pourquoi l’avez-vous prise pendant
que je dormais ? Fous ! Où l’avez-vous cachée ?
LES FOUS
Vénus ? Volée ? Cachée ? Où ?
Fou ! Personne n’est venu ici.
TOM
Mon cœur se brise. Je sens de la mort m’effleurer l’aile
glacée. Orphée, frappe ta lyre et fais-lui rendre des sons
de cygne, et pleurez, vous, nymphes et bergers des rives
du Styx, pleurez Adonis, jeune et beau, pleurez Ad o n i s
que Vénus aima.
(Il retombe sur la paillasse.)
Chœur de déploration
Pleurez Adonis !
Pleurez Adonis,
Toujours jeune.
Pleurez Adonis,
Aimé de Vénus.
Pleurez Adonis,
Aimé de Vénus
Pleurez, pleurez, pleurez,
Et doucement entourez son cercueil.
Pleurez, pleurez, celui qu’aima Vénus, pleurez, pleurez,
157
ACTE III SCÈNE 3
EPILOGUE
Before the curtain. House lights up.
Enter Baba, Tom, Nick, Anne,Trulove,
the men without wigs, Baba without her beard.
ALL
Good people, just a moment:
Though our story now is ended,
There’s the moral to draw
From what you saw
Since the curtain first ascended.
ANNE
Not every rake is rescued
At the last by Love and Beauty;
Not every man
Is given an Anne
To take the place of Duty.
BABA
Let Baba warn the ladies:
You will find out soon or later
That, good or bad,
All men are mad:
All they say or do is theatre.
TOM
Beware, young men who fancy
You are Virgil or Julius Caesar,
Lest when you wake
You be only a
Rake.
TRULOVE
I heartily agree, Sir!
NICK
Day in, day out, poor Shadow
Must do as he is bidden.
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
158
ÉPILOGUE
Devant le rideau. Salle éclairée.
Entrent Baba, Tom, Nick, Anne et Trulove,
les hommes sans perruques, Baba sans barbe.
TOUS
Braves gens, un instant :
Notre conte est terminé,
Mais il faut tirer la morale
De ce que vous avez vu
Depuis que le rideau s’est levé.
ANNE
Il n’est pas donné à tout libertin
D’être sauvé à la fin par Amour et Beauté ;
A tout homme
N’est pas donnée une Anne
Pour tenir la place du devoir.
BABA
Un avertissement de Baba aux dames :
Tôt ou tard, vous découvrirez
Que, bons ou mauvais,
Tous les hommes sont fous.
Tout ce qu’ils disent ou font, c’est du théâtre.
TOM
Attention, jeunes gens qui croyez
Être Virgile ou César,
Craignez au matin
De vous retrouver
Libertin.
TRULOVE
J’abonde en votre sens, monsieur !
NICK
Du matin au soir, le pauvre Shadow
Doit faire ce qui lui est ordonné.
159
ÉPILOGUE
Many insist
I do not exist.
At times I wish I didn’t.
ALL
So let us sing as one.
At all times, in all lands
Beneath the moon and sun,
This proverb has proved true,
Since Eve went out with Adam:
For idle hands
And hearts and minds
The Devil finds
A work to do,
A work, dear Sir, fair Madam,
For you and you.
Bow and exeunt.
End of the opera
© Boosey & Hawkes, New York, 1949-1951
STRAVINSKY THE RAKE’S PROGRESS
160
Beaucoup disent
Que je n’existe pas.
Il m’arrive de le souhaiter.
TOUS
Donc, tous d’un seul cœur chantons.
En tous temps, en tous lieux,
Sous la lune et le soleil,
Le proverbe a dit vrai,
Depuis qu’Ève s’est mise avec Adam :
A mains,
Têtes et cœurs oisifs,
Le diable a tôt fait
De trouver besogne,
Besogne, cher monsieur, belle dame,
Pour vous et vous.
Ils saluent tous et sortent.
Fin de l’opéra
Traduction : N. Lesieur
161
ÉPILOGUE
CAHIER de LECTURES
W.H. Auden
Pose ta tête endormie...
Francis Poulenc
Stravinsky, portrait américain
Igor Stravinsky
La tradition classique
—
Eric W. White
Débuts de la carrière du Rake
Theodor W. Adorno
Le néo-classicisme de Stravinsky
Maurice Fleuret
Néo-classique ? Classique !
W.H. Auden
Beauté, minuit, vision s’effacent
Pose ta tête endormie, mon amour,
Tendre, sur mon bras infidèle ;
Le temps et les fièvres consument
La beauté toute individuelle
Des enfants rêveurs, et la tombe
Prouve que l’enfant est fragile :
Mais dans mes bras, jusqu’à l’aurore,
Que repose la créature
Vivante, mortelle, coupable,
Mais pour moi, belle entièrement.
WYSTAN HUGH AUDEN
In Collected Poems
Traduction : Jean Lambert
164
ALBAN BERG
’ ’
165
FRANCIS POULENC
STRAVINSKY, PORTRAIT AMÉRICAIN
Peu de musiciens ont tiré de l’orchestre un plus beau bruit
que Stravinsky. Entre ses mains, tout devient musique. Je me
souviens d’un jour lointain où, à la sortie d’une répétition de
Noces au théâtre Sarah-Bernhardt, nous prenions un bock, lui,
Auric, Rieti, Marcelle Meyer et moi. Tout en parlant, il heur-
tait avec le manche d’une cuillère nos verres vides. Croyez-
moi, c’était du Stravinsky. Ce Stravinsky de 1923, je l’ai re-
trouvé prodigieusement le même voici un mois.
Comme les êtres vraiment authentiques, Stravinsky pro-
mène avec lui son ambiance, ce qui fait que dans son studio
de Californie, je me croyais soit à Garches, à Biarritz, à Nice
ou à Paris dans les diverses résidences de Stravinsky de 1920
à 1938. Au mur les mêmes photos, les mêmes dessins de
Picasso, le même pochoir de Braque, sur les tables les
mêmes objets qui donnent à son bureau l’aspect d’un atelier
d’artisan : ici une lime, là un petit étui, une armée de grat-
toirs, un taille-crayon géant, des encres de toutes couleurs,
des règles de toutes tailles, des plumes de toutes grosseurs,
des régiments de gommes, du papier collant, des punaises,
une petite bibliothèque à cigarettes – un sofa pour les repos
au milieu du travail avec un mouchoir taie d’oreiller posé sur
un coussin. « Au bout d’une heure de travail intense, m’ a
souvent répété Stravinsky, reposez vous dix minutes, fermez
les yeux et jugez-vous. »
166
S t r a v i n s ky a toujours composé sur un piano quasi-muet.
Cet homme qui a écrit quelques unes des pages les plus toni-
truantes de la musique prétend qu’on n’entend bien ce que
l’on écrit que lorsqu’on le joue pianissimo.
Sur le pupitre de son piano, nous voyons une grande plan-
chette de bois et, en guise de papier à musique, une larg e
feuille de papier... à dessin. Car Stravinsky règle lui-même
son papier suivant les besoins de la composition.
Une montre est accrochée à l’angle droit de la tablette.
Comme je comprends cela, moi qui n’ai jamais pu écrire de
musique sans voir l’heure. C’est hélas ma seule commune
mesure avec le génie de Stravinsky.
Chaque matin, ayant pris son petit déjeuner au soleil sur
sa terrasse, Stravinsky se met ponctuellement à sa table, j’al-
lais dire à son établi. Ne me répétait-il pas jadis : « Mon cher
Poulenc, je ne nie pas l’inspiration, mais il faut la mettre tous
les jours à heure fixe sur le pot, comme on met les enfants. »
Dans sa ravissante maison californienne noyée dans les
fleurs, auprès d’une compagne exquise, entouré de ses enfants
et de ses petits-enfants, Stravinsky, au comble de la gloire,
continue à défricher les routes les plus difficiles. Même s’il lui
arrive, dans une œuvre comme le Scherzo à la russe, de flirter
avec le style de Pe t r o u c h ka , c’est toujours avec une technique
nouvelle et un art chaque jour plus exigeant.
[...]
Dès que j’entre dans le studio de Stravinsky, avec l’ins-
tinct que me donnent trente ans d’amitié, je saurais dire
exactement où il en est rien qu’à regarder les musiques qui
l’entourent. Cette fois, une pile impressionnante d’œuvres de
Palestrina me fait immédiatement présager des recherches
d’ordre religieux.
Les disques complets du Mariage de Figaro , de Così et de
L’Enlèvement me font augurer quelque œuvre scénique. Je ne
m’étais pas trompé, Stravinsky vient d’achever une messe et
compose actuellement un opéra bouffe en trois actes. Jadis, à
l’époque du Concerto de violon, les sonates de Bach ne le
quittaient pas ; à l’époque de Mavra, son piano était encom-
bré des partitions de Gounod, Chabrier, Delibes. Alors me
direz-vous, Stravinsky s’amuse à pasticher. Erreur, il regarde
tout simplement et il écoute, mais de quelle oreille !
FRANCIS POULENC
Picasso réagit de même devant un dessin d’Ingres ou telle
bacchanale de Poussin. Après un examen minutieux de ces
modèles illustres, Stravinsky se concentre sur lui-même et
nous donne sa solution du problème, car toute œuvre offre
une série de problème à résoudre.
Tandis que nous déjeunions en plein air de succulents
homards grillés arrosés de merveilleux vins français
(Stravinsky ne peut s’en passer), il m’expliquait l’esthétique
de son nouvel opéra. Orchestre de Mozart, bois par deux, pas
de trombone et un piano conducteur chargé d’accompagner
les récitatifs.
« Je veux pour la représentation de mon ouvrage un petit
théâtre d’où l’on entend partout de près : Monte-Carlo serait
le rêve. »
En effet, ce serait l’idéal, et j’espère bien que ce théâtre
qui a donné la première représentation française de Parsifal
ne laissera pas échapper celle de l’opéra de Stravinsky.
A bâtons rompus, 1949
STRAVINSKY, PORTRAIT AMÉRICAIN
168
IGOR STRAVINSKY
LA TRADITION CLASSIQUE
Depuis de nombreuses années je songe à écrire un opéra
en anglais. Par là je veux dire une musique qui ait son origine
dans la prosodie anglaise et élaborée à ma façon, comme je
l’ai fait autrefois pour les prosodies russes (Le Ro s s i g n o l,
Mavra, Les Noces), française (Perséphone) et latines (Œdipus
rex, Symphonie de psaumes).
Il y a six ans, c’est-à-dire en 1947, à Chicago, dans une
exposition de peinture anglaise, j’ai été frappé par les diffé-
rentes séries de Hogarth comme par une succession de
tableaux d’opéra. Peu après, lors d’une conversation avec
mon ami et voisin de Hollywood Aldous Huxley – qu’il faut
considérer comme le parrain de mon opéra, car c’est lui qui a
suggéré Wystan H. Auden comme librettiste – nous avons
parlé des problèmes posés par un opéra en langue anglaise.
En septembre 1947, après avoir achevé mon Orpheus, j’ai
informé mon éditeur que, le regretté Ralph Hawkes, de mon
projet d’écrire un grand opéra. L’idée lui plut beaucoup et il
commanda par la suite le livret à Wystan H. Auden. En
novembre, Auden me rejoignit à Hollywood. Nous nous
sommes mis d’accord sur le sujet, une fable morale en trois
actes, fondée sur la série du Rake’s Progress et avons rédigé
un synopsis de l’action, du décor et des personnages. De
retour à New York, Auden prit Chester Kallman comme coli-
brettiste. Et en mars 1948, ils donnèrent ce qui est certaine-
ment un des plus beaux livrets. La composition de la
musique m’a occupé pendant trois ans.
Lorsqu’on eut annoncé que je travaillais à un opéra, j’ai
lu dans la presse des spéculations sur ce que je ferais.
C e l l e s-ci se fondaient inévitablement sur mes deux opéras
précédents – Le Rossignol et Mavra. Le Rossignol me paraît
plus éloigné de moi que les opéras anglais d’il y a trois
siècles ou que l’opéra italo-mozartien qui a été tant négligé et
si mal compris par le monde des musiciens dramatiques.
Pour autant que M a v r a puisse se comparer à mon travail
actuel, c’est une œuvre qui représente ma conception de
l’opéra. Je pense qu’ « o p é r a » et « drame musical » sont
deux choses extrêmement différentes. L’œuvre de ma vie est
consacrée à la première.
The Ra ke’s Pr o g r e s sest vraiment un opéra – un opéra d’airs,
de récitatifs, de chœurs et d’ensembles. Sa structure musicale,
la conception de l’emploi de ces formes jusqu’aux relations de
tonalités sont dans la lignée de la tradition classique.
Texte écrit par le compositeur à l’occasion de la première américaine de l’œuvre
Cité dans Stravinsky d’Eric Walter White, © Flammarion, 1983
LA TRADITION CLASSIQUE
170
ERIC WALTER WHITE
DÉBUTS DE LA CARRIÈRE DU RAKE
Dès le départ, le compositeur avait conçu The Ra ke ’ s
Pr o g r e s s comme un opéra de chambre, avec un petit
orchestre, un petit chœur et un nombre limité de solistes
« musica da camera » disait-il dans une interview accordée à
Emilia Zanetti – un peu comme Così fan tutte – et il semblait
préférable de le créer dans un cadre moins grandiose. C’est
pourquoi il choisit d’en donner la première représentation au
Teatro la Fenice de Venise, au cours du XIVe
Festival interna-
tional de musique contemporaine organisé par Fe r d i n a n d o
Ballo. Et comme la Fenice n’avait pas sa propre compagnie,
c’est la Scala de Milan qui fournit l’orchestre, tandis que les
rôles principaux étaient confiés aux meilleurs chanteurs dis-
ponibles. Stravinsky lui-même accepta de diriger.
Il arriva donc en Europe avec son épouse au cœur de
l’été ; les premières répétitions eurent lieu à la Scala vers la
fin du mois d’août. Puis l’orchestre, le chœur et les solistes
gagnèrent Venise dans trois wagons de chemin de fer spécia-
lement réservés. La première à la Fenice, le 11 septembre
1951, fut une soirée extrêmement brillante.
171
« A mesure que le Rake progressait, il devenait clair
que Stravinsky atteignait à plus d’ampleur que jamais
auparavant. Les mouvements courts, très serrés, qui étaient
typiques de lui, le cédaient à des arias et des scènes d’une
grande liberté et expressivité lyriques. Malgré l’intérêt
et la précision étonnante de l’orchestre, c’était un opéra de
chanteurs et d’une fécondité dans l’invention mélodique
qui avait longtemps manqué à l’opéra. Durant les
entractes, les gens qui ne savent pas entendre la musique
discutaient de questions urgentes, comme celle de savoir
si le Rake avait ou non ce que Coleridge, traduisant
Schelling, appelait une forme organique. On entendait
également les commentaires sur le droit de Stravinsky
d’utiliser les anciennes conventions et formules de l’opéra
– venant de personnes qui n’avaient pas encore perçu la
sagesse de la remarque d’Ezra Pound “la beauté est
un bref sursaut entre un cliché et un autre” – mais
la majorité du public lui aurait tout concédé ou
l’aurait suivi n’importe où*. »
S t r a v i n s ky n’eut pas le temps d’écrire ni de publier un
manifeste ou une déclaration sur The Rake’s Progressavant la
représentation de Venise. Mais le soir de son arrivée à Milan,
il fit clairement comprendre, dans l’interview avec Emilia
Zanetti, qu’il était toujours radicalement opposé à l’idée de
drame lyrique, lequel souffrait, selon lui, d’une absence to-
tale de forme : « On doit toujours se borner, se donner des
l i m i t e s . » Il terminait en avouant son admiration pour
Monteverdi et son penchant pour L’Elixir d’amour d e
Donizetti. Il faisait également l’éloge d’Auden et Kallman,
prétendant que, à son avis, leur livret était aussi bon, sinon
m e i l l e u r, que le Don Giovanni de Da Ponte ; Auden devait
d’ailleurs lui rendre le compliment en publiant en guise de
dernière partie de The Dyer’s Hand (1963) un hommage à
S t r a v i n s ky comportant ses plus importants essais sur la
musique et l’opéra.
D’après Robert Craft, ce fut pour Stravinsky un succès
considérable.
DÉBUTS DE LA CARRIÈRE DU RAKE
* In The Ra ke’s Progress in Venice de Robert Craft. Publié dans le pro-
gramme de la production du Boston University Opera, 1953.
« Lorsque les lumières se sont éteintes et que Stravinsky
est entré dans la fosse, les applaudissements qui le saluaient
se décomposaient en trois niveaux : de tout le théâtre
des applaudissements rendaient hommage à l’homme
de grande stature (ce que lui eût appelé ses « lettres de
créance ») ; des places chères, on applaudissait pour
saluer un important événement social ; des balcons on
applaudissait un maître au faîte de ses capacités, qui
présentait son œuvre la plus grande. Stravinsky dirigeait
avec sa dignité habituelle, et avec une fermeté et une
intensité qu’aucun chef ne sait donner à son œuvre.
Et c’était là l’aspect le plus remarquable d’une exécution
qui, compte tenu des circonstances – trois semaines de
préparation seulement – était loin d’être idéale... Dès la fin
du deuxième acte, il y avait dans l’air une excitation et
un enthousiasme qui correspondaient bien à la création
d’un grand opéra. Les scènes du cimetière et de Bedlam
sont parmi les choses les plus émouvantes qu’il ait jamais
écrites, et elles n’ont pas manqué de toucher l’auditoire...
Stravinsky reçut une véritable ovation. Il était une heure
du matin avant que le théâtre ne fût vide ; et nous ne nous
sommes couchés qu’à six. »
Sans que cela fût évident au moment même, The Rake’s
Progress concluait la splendide série de chefs-d’œuvre néo-
classiques que Stravinsky écrivait depuis Mavra.
Extrait de Stravinsky de Eric Walter White (Traduction Dennis Collins)
© FLammarion, 1983
ERIC W. WHITE
173
THEODOR W. ADORNO
LE NÉO-CLASSICISME DE STRAVINSKY
L’œuvre d’Igor Stravinsky est entrée après la Seconde
Guerre mondiale dans une toute nouvelle constellation. Alors
q u’en 1930, si l’on fait exception de la plus stricte école
s c h ö n b e rgienne, tous les musiciens soucieux de se montrer
modernes faisaient de lui leur modèle stylistique, Stravinsky
n’est plus aujourd’hui qu’un « grand old man », l’unique sur-
vivant de ceux à qui l’on donne l’étiquette de « classiques de
la musique moderne », leur faisant perdre ainsi, inévitable-
ment, cette qualité de « m o d e r n e s » qu’on cherche à leur
g a r a n t i r. Stravinsky a, parallèlement à Picasso, lancé au
début des années vingt le néo-classicisme. Mais à la diffé-
rence de Picasso, il lui est resté fidèle pendant plus de trente
ans. Il a fallu attendre les œuvres postérieures au Ra ke ’ s
Pr o g r e s s pour le voir essayer sa technique sur un matériau
autre que la tonalité restaurée.
[...]
Son néo-classicisme a eu beaucoup à souffrir de ce qui
s’est fait en son nom, de la stupidité de tous ceux qui,
jusqu’au néo-baroque, se sont imaginé que les modèles de cet
174
artiste souverainement joueur offraient une règle de ce qui
était à faire ou à ne pas faire en musique, et qu’il n’ é t a i t
besoin que d’une énergique volonté de style pour restaurer
un langage musical qui fasse autorité et triompher ainsi de ce
qui est calomnieusement présenté comme le vain bavardage
du « s u b j e c t i v i s m e ». L’ expérience qui forme le noyau du
néo-classicisme – tout au moins celui qui s’est développé au
même moment en peinture, et qui est loin d’avoir eu le reten-
tissement de celui de Stravinsky – ne visait aucunement à
l’origine la reconstruction de formes autrefois en vigueur,
bien qu’on ait pu à tout moment avoir le réflexe de recourir à
elle. Ce qui a fait du néo-classicisme, indirectement, un idéal
stylistique, c’est la possibilité qu’il procure à l’individu
dégoûté de lui-même d’investir sa libido sur des formes anté-
rieures à l’évolution historique et encore incomplètement
individuées. [...] L’inspiration du néo -classicisme, au départ,
est proche de celle du surréalisme ; les revenants baroques
de Stravinsky sont les doubles de ces statues qui, dans L a
Femme 100 têtes de Max Ernst, basculent au milieu des
vivants, et qui souvent n’ont pas de visage, comme s’il avait
été gommé par la censure du rêve.
[...]
Plutôt que de s’interroger sur la qualité de la production
n é o-classique de Stravinsky, et de ses fluctuations, il serait
plus urgent de se demander ce qui a amené l’auteur du
Sacre du printemps – du strict point de vue de la compo-
sition, et non du point de vue psychologique – à adopter des
conditions aussi restrictives et à s’imposer ainsi, en quelque
sorte, un handicap insurmontable. Il faut se représenter ce
q u’implique le fait qu’un compositeur illustre, d’une virtuo-
sité réellement straussienne, n’écrive plus que des œuvres
qui, au lieu de lui assurer des succès larges et éclatants, ou
de le gratifier des succès négatifs et ésotériques du scan-
dale, l’ont privé au contraire de ce qui un jour l’avait défini
tout entier : l’intérêt. Peut-être un cas analogue ne s’est-il
produit qu’avec les dernières pièces de Brecht. Le prestige
accumulé fait sans doute que toutes ces œuvres sont jouées
dans le monde entier ; mais il n’y a guère Œdipus rex et que
la Symphonie de psaumesqui aient trouvé dans le public un
écho durable et, plus récemment, The Ra ke’s Pr o g r e s s : ce
pastiche a été servi par le manque d’opéras contemporains
THEODOR W. ADORNA
représentatifs et par un livret qui promet ce pour quoi les
A n g l o-S a xons disposent du terme intraduisible de s o p h i s t i -
cated. L’horizon qu’il avait lui-même ouvert dans la phase
du Sacre du printempsa dû inspirer à Stravinsky un effroi –
d’autant plus grand qu’il était le premier à le ressentir – qui
a également frappé par la suite d’autres compositeurs,
moins révisionnistes, de sa génération.
1962
Extrait de Quasi una fantasia (Traduction de Jean-Marie Leleu)
© Gallimard, 1982
LE NÉO-CLASSICISME DE STRAVINSKY
176
MAURICE FLEURET
NÉO-CLASSIQUE ? CLASSIQUE !
Ce n’est ni agréable ni confortable, mais je dois m’ y
résoudre : on n’a pas tous les jours l’occasion de réviser de
fond en comble une opinion que l’on croyait sinon définitive,
du moins assez solidement étayée pour vous donner long-
temps bonne conscience. J’ai dit, j’ai répété, que la période
n é o-classique de Stravinsky inaugurée dès 1919 avec
P u l c i n e l l a n’avait été finalement qu’une manière habile de
fuir les perspectives ouvertes à coups de hache par le Sacre
du printemps, qu’un recours au passé par peur de l’avenir,
qu’un jeu de grand virtuose pris au piège de sa facilité pen-
dant que d’autres (Schoenberg, Webern, Varèse) s’escri-
maient, dans le désert, à construire les cités du futur. Même
la conversion tardive de Stravinsky à l’héritage viennois me
devenait suspecte au point que j’y voyais plutôt l’ultime
pirouette d’un néo-webernisme de circonstance qu’un enga-
gement réellement profond. Depuis cinquante ans, le vieux
renard n’avait-il donc réussi qu’à changer de masques pour
mieux nous abuser ?
Certes, je n’étais pas à la création de The Rake’s Progress
à la Fenice de Venise en 1951, mais ni les deux enregistre-
ments dirigés par le compositeur avec le Metropolitan Opera
de New York et avec le Sadler’s Wells de Londres, ni la
médiocre production de l’Opéra-Comique il y a quelques
années, ne m’avaient fait changer d’avis. Or, voici qu’en une
seule soirée la représentation de l’Opéra de Lyon vient de
renverser mon Stravinsky préfabriqué, de bouleverser ce que
je croyais être une certitude, et de me bouleverser tout court.
Néo-classique, ce livret inspiré des gravures baroques de
Hogarth, conseillé par Aldous Huxley et tracé à la pointe
sèche, mais avec du sang, par Wystan Auden et Chester
Kallman comme une moralité condensant à la fois Don Juan ,
Faust et l’Histoire du soldat en une succession de tableaux de
genre sur la vanité et la misère et l’irrémédiable solitude
humaine ? Néo-classiques, ces récitatifs ponctués par le cla-
vecin, ces airs d’une expressivité concentrée, ces ensembles
denses et foisonnant d’inventions, ces chœurs de forte élo-
quence, cette musique impérieuse, inéluctable comme le des-
tin qu’elle illustre ? Néo-classiques, non ! Classiques, oui !
Si le classicisme c’est l’efficacité dramatique, l’homogénéité
du langage, la rigueur de la forme, l’harmonie des propor-
tions, le refus de l’élégance, la volonté de dépassement, la
quête éperdue de l’essentiel.
Le roi Igor aurait bien pu écrire tous les concertos déco-
ratifs et d’ameublement de Vivaldi et de Telemann réunis...
Qu’importe, si c’était pour en arriver là, pour parvenir enfin,
et seul en ce siècle, à cette synthèse dure et rayonnante, à cet
exaltant embrasement de la tradition qui recule les limites du
possible artistique bien au-delà de toutes les modernités. Les
stravinskiens me trouveront naïf, mais le vertige de l’éviden-
ce me saisit : The Rake’s Progress c’est Bach Haydn, Mozart
et tous les autres, élevés au dénominateur commun et su-
prême de leur éternité par une pensée globale et fertilisante
qui, loin de les figer, les engage vers l’aventure.
Extrait d’un article paru dans le Nouvel Observateurdu 1er
février 1971
à l’occasion de la production de l’Opéra de Lyon
NÉO-CLASSIQUE ? CLASSIQUE !
Beauté, minuit, vision s’effacent :
Que les vents de l’aube, soufflant
Autour de ta tête rêveuse
Révèlent un jour si propice
Que l’œil et le cœur te bénissent,
Satisfaits du monde mortel ;
Que les midis arides te trouvent nourri
Par les forces involontaires,
Que les nuits d’affronts te laissent passer,
Veillé par toutes les amours humaines.
WYSTAN HUGH AUDEN
In Collected Poems
Traduction : Jean Lambert
’ ’
CARNET de NOTES
Igor Stravinsky
Repères biographiques
& Notice bibliographique
—
The Rake’s Progress
Orientations discographiques
IGOR STRAVINSKYREPÈRES BIOGRAPHIQUES
180
H I S T O I R E S T R AV I N S KY
1881-1882.
Pogroms contre les Juifs
en Russie.
1889.
Premier emprunt russe lancé
en France.
1882.
Naissance le 17 juin
à Lomonossov près de
Saint-Petersbourg.
1891.
Commence ses études
musicales : piano, puis
harmonie et contrepoint.
1898.
Réalise sa première
composition musicale,
Tarantelle pour piano,
restée inédite.
1902.
Suit des études de droit à
l’université de Saint-Pe t e r s b o u rg.
Soumet ses premières
compositions à Rimski-Ko r s a kov
qui l’engage à poursuivre.
STRAVINSKY & SON TEMPS
181
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCE & ART S
1882.
Wagner, Parsifal .
1883.
Mort de Wagner.
Naissance d’Ernest Ansermet.
1889.
Rimski-Korsakov,
Schéhérazade.
1890.
Tchaikovski, La Dame de pique.
1891.
Naissance de Serge Prokofiev.
1893.
Mort de Tchaïkovski.
Verdi, Falstaff.
1900.
Naissance d’Aaron Copland.
1901.
Mort de Verdi.
1902.
Debussy, Pelléas et Mélisande.
1883.
Pavlov passe sa thèse
de doctorat en médecine.
1885.
Mort de Victor Hugo.
1887.
Naissance de Marc Chagall.
Tchekhov : Ivanov.
1890.
Naissance de Boris Pasternak.
1892.
Naissance de Marina Tsvétaeva.
1893.
Émile Zola : Le Docteur Pascal,
dernier volet des
Rougon-Macquart.
Naissance de Maïakovski.
IGOR STRAVINSKYREPÈRES BIOGRAPHIQUES
182
H I S T O I R E S T R AV I N S KY
1904.
Entente cordiale entre la
France et l’Angleterre.
1905.
France : Séparation de l’Église
et de l’État.
1re
Révolution russe.
1906.
Réhabilitation du capitaine
Dreyfus.
1912.
Chine : abdication de
l’empereur Pu Yi. Proclamation
de la république par
Sun Yat-sen.
1903.
Rimski-Korsakov devient son
professeur pour la composition,
l’orchestration et l’analyse.
1905.
Achève ses études
universitaires.
1906-1907.
Mariage avec Catherine
Nossenko ; naissance de
son premier fils, Theodor,
puis de sa fille Ludmila l’année
suivante.
1910.
Premier voyage à Paris ; ren-
contre Debussy, Ravel, Satie,
de Falla. Création de L’Oiseau
de feu à l’Opéra de Paris.
Naissance de son fils Soulima.
1911.
Création de Petrouchka au
Châtelet sous la direction de
Pierre Monteux.
1912.
Avec Diaghilev, assiste
à Parsifal au festival
de Bayreuth.
Rencontre Schoenberg
dont il admire beaucoup
le Pierrot lunaire.
STRAVINSKY & SON TEMPS
183
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCE & ART S
1905-1908.
Schoenberg élabore la musique
sérielle, se détournant de la
tonalité.
1906.
Charles Ives, Central Park in
the dark. (L’œuvre ne sera
créée qu’en 1954.)
1908.
Mort de Rimski-Korsakov.
Naissance d’Olivier Messiaen.
Scriabine, Poème de l’extase.
1909.
Rachmaninov, Troisième
concerto pour piano et orchestre.
1911.
Mort de Mahler.
1912.
Schoenberg, Pierrot lunaire.
1907.
Naissance du poète
Wystan Hugh Auden.
Picasso, Les Demoiselles
d’Avignon.
1910.
Marinetti : Manifeste futuriste
Kandinsky : Du spirituel
dans l’art.
IGOR STRAVINSKYREPÈRES BIOGRAPHIQUES
184
H I S T O I R E S T R AV I N S KY
1914.
Début de la Première Guerre
mondiale. L’Allemagne déclare
la guerre à la Russie le 1er
août.
1916.
Autriche-Hongrie : mort de
l’empereur François-Joseph.
1917.
Révolution d’octobre en Russie.
1918.
Fin de la Première Guerre
mondiale.
1918-1920.
Guerre civile en Russie,
victoire des bolcheviks.
1919.
Fondation du Komintern
(Internationale communiste).
Traité de Versailles.
Ecrasement de la révolution
spartakiste à Berlin et
naissance de la République
de Weimar.
1913.
Première mouvementée du
Sacre du printempsau Théâtre
des Champs-Elysées.
Collabore avec Ravel à une
version de La Khovantchina
de Moussorgski.
1914.
Naissance de sa fille Milena.
Création du Rossignol à l’Opéra
de Paris.
La famille Stravinsky s’installe
en Suisse.
1915.
Débuts en tant que chef
d’orchestre à Genève où
il dirige la Suite de L’Oiseau
de feu.
1917.
Première rencontre avec
Picasso.
1918.
Création de L’Histoire du soldat
à Lausanne.
1920.
Création de Pulcinella à
l’Opéra de Paris sous la
direction d’Ernest Ansermet.
La famille Stravinsky s’installe
en France.
STRAVINSKY & SON TEMPS
185
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCE & ART S
1913.
Naissance de Benjamin Britten.
1917.
Erik Satie, Parade .
1918.
Mort de Debussy.
Naissance de Leonard Bernstein.
Bartók, Le Château
de Barbe-Bleue.
1915.
Malevitch, Carré noir
sur fond blanc.
1916.
Freud : Introduction
à la psychanalyse.
1918.
Manifeste Dada.
1919.
Fondation du Bauhaus à
Weimar.
IGOR STRAVINSKYREPÈRES BIOGRAPHIQUES
186
H I S T O I R E S T R AV I N S KY
1921.
Révolte et répression des
marins de Cronstadt et des
ouvriers de Petrograd.
Adoption en URSS de la NEP
(nouvelle politique économique)
tolérant la propriété et le com-
merce privés.
1922.
Staline devient secrétaire
général du Parti communiste.
Mussolini et ses troupes
marchent sur Rome.
1924.
Mort de Lénine.
Dictature de Mussolini
en Italie.
1929.
Exil de Trotski.
Krach boursier à Wall Street et
début d’une crise économique
internationale.
1921.
Serge Koussevitsky dirige
la création de la Symphonie
d’instruments à ventsà Londres.
1922.
Termine la création de son
opéra Mavra, qui sera
un échec.
Création de Renard à l’Opéra
de Paris.
Rencontre Marcel Proust.
1923.
Création de Nocesà la
Gaîté-Lyrique (direction,
Ernest Ansermet).
1925.
Première tournée aux
États-Unis.
1927.
Accueil froid pour la création
d’Œdipus rex écrit avec
Jean Cocteau.
1928.
Création d’Apollon musagète
et du Baiser de la fée.
STRAVINSKY & SON TEMPS
187
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCE & ART S
1921.
Prokofiev, L’Amour des trois
oranges.
1923.
Naissance de Gyorgy Ligeti.
1925.
Alban Berg, Wozzeck.
Naissance de Pierre Boulez et
de Luciano Berio.
1928.
Kurt Weill, Bertolt Brecht,
L’Opéra de quat’sous.
1929.
Chostakovitch, Le Nez.
1921.
Einstein, prix Nobel
Chaplin, Le Kid.
1922.
Joyce : Ulysse.
1923.
Chagall quitte l’URSS pour
s’installer en France.
1924.
Thomas Mann : La Montagne
magique.
1925.
Soutine, Le Bœuf.
1928.
Fleming découvre la pénicilline.
1929.
Max Ernst, La Femme 100 têtes.
IGOR STRAVINSKYREPÈRES BIOGRAPHIQUES
188
H I S T O I R E S T R AV I N S KY
1933.
Allemagne : accession
au pouvoir du NSDAP, Hitler
devient chancelier.
1934.
Entrée de l’URSS à la Société
des Nations.
1936.
Arrivée au pouvoir du Front
populaire de Léon Blum.
Début de la guerre civile
en Espagne.
1939.
Pacte de non-agression signé
entre l’Allemagne et
l’Union soviétique.
Début de la Deuxième Guerre
mondiale.
1941.
Début de l’opération
Barberousse, offensive
allemande sur l’URSS.
Pearl Harbour, entrée des
États-Unis dans le conflit.
1930.
Création à Bruxelles de la
Symphonie de psaumes
(direction, Ernest Ansermet).
1934.
Création de Perséphone, sur un
texte d’André Gide.
Reçoit la nationalité française.
1939.
Mort de sa femme Catherine et
de sa mère. Quitte l’Europe en
guerre pour les États-Unis.
1940.
Épouse Vera de Bosset.
1941.
S’installe à Hollywood.
STRAVINSKY & SON TEMPS
189
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCE & ART S
1931.
Ravel, Concerto pour la main
gauche et Concerto en sol.
Varèse, Ionisations.
1933.
Kurt Weill et Bertolt Brecht,
Les Sept Péchés capitaux.
1935.
Mort de Berg.
1936.
Prokofiev, Pierre et le loup.
1941.
Création de Lady in the dark
à New York.
1930.
Naissance d’Antoine Vitez.
Mort de Maïakovski.
1932.
Naissance de Vassili Axionov.
Aldous Huxle : Le Meilleur
des mondes.
1933.
Malraux : La Condition
humaine
Première rétrospective Hopper
au MOMA de New York.
1936.
Mort de Maxime Gorki.
André Gide : Retour de l’URSS.
1938.
Mort de Stanislavski.
Eisenstein, Alexandre Nevski
(musique de Prokofiev).
1939-1940.
Arrestation et mort de
Meyerhold.
1940.
Walt Disney, Fantasia .
Cholokhov : Le Don paisible.
IGOR STRAVINSKYREPÈRES BIOGRAPHIQUES
190
H I S T O I R E S T R AV I N S KY
1942-1943.
Bataille de Stalingrad,
capitulation des forces allemandes.
1944.
Débarquement des Alliés
en Normandie.
1945.
Conférence de Yalta : Staline,
Churchill, Roosevelt définissent
l’organisation du monde
de l’après-guerre.
8 mai : capitulation
de l’Allemagne.
1946.
Début de la « guerre froide ».
1948.
Naissance de l’état d’Israël.
1949.
Traité de l’Atlantique nord.
Proclamation de la République
populaire de Chine par
Mao Tse Toung.
Création de la République
fédérale d’Allemagne.
1950.
Aux États-Unis, début
du maccarthysme.
1944.
Dirige la création de Quatre
Impressions norvégiennes avec
l’Orchestre symphonique
de Boston.
1945.
Reçoit la nationalité
américaine.
1948.
Rencontre Robert Craft
qui devient son assistant.
Création à la Scala de Milan
de la Messe.
1951.
Création de The Rake’s Progress
à la Fenice de Venise.
STRAVINSKY & SON TEMPS
191
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCE & ART S
1944.
Naissance de Peter Eötvös.
1945.
Mort de Webern et de Bartók.
1946.
Mort de Manuel de Falla.
Pierre Boulez, Sonatine pour
flûte et piano, Première sonate
pour piano.
1947.
Naissance de John Adams.
1949.
Mort de Richard Strauss.
Naissance de Michaël Levinas.
1942.
Lubitsch, To be or not to be.
1945.
Simenon s’installe
aux États-Unis.
1949.
William Faulkner, prix Nobel
de Littérature.
1950.
Mort de George Orwell
et de Nijinski.
1952.
Stanley Donen, Chantons
sous la pluie.
IGOR STRAVINSKYREPÈRES BIOGRAPHIQUES
192
H I S T O I R E S T R AV I N S KY
1953.
5 mars : mort de Staline.
Exécution des époux Rosenberg
aux États-Unis.
1956.
Insurrection de Budapest
et intervention militaire
des Soviétiques.
1957.
Signature du traité de Rome
instituant la Communauté
économique européenne.
1958.
En France, retour de Charles
de Gaulle au pouvoir et début
de la Ve
République.
1961.
Construction du mur de Berlin.
1962.
Indépendance de l’Algérie.
Crise des missiles de Cuba
entre Kennedy et
Khrouchtchev.
1963.
Assassinat de J.F. Kennedy.
1956.
Création de Canticum sacrum
ad honorem Sancti Marci
nominis à la basilique
Saint-Marc de Venise.
1957.
Création de Agon sous la
direction de Robert Craft.
1958.
Dirige la création de Threni,
œuvre dodécaphonique à
l’église San Rocco de Venise.
1962.
Voyage en Russie où il n’était
pas revenu depuis 48 ans.
1964.
Création d’Elegy for J.F.K. et, à
Jerusalem, d’Abraham et Isaac.
STRAVINSKY & SON TEMPS
193
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCE & ART S
1953.
Mort de Prokofiev.
1954.
Britten, Le Tour d’écrou.
1955.
Naissance de Pascal Dusapin.
1957.
Poulenc, Dialogues
des carmélites.
Bernstein, West Side Story.
1964.
Mort de Pierre Monteux.
1953.
Mort de Dylan Thomas.
1957.
Publication en Italie du
Docteur Jivago de Pasternak,
interdit en URSS.
Lancement du premier satellite,
le Spoutnik.
1958.
Palme d’or du festival de
Cannes décernée à Quand
passent les cigognes
de Kalatazov.
Jacques Tati, Mon oncle.
1961.
Yuri Gagarine fait le premier
vol spatial habité à bord
du vaisseau Vostok.
IGOR STRAVINSKYREPÈRES BIOGRAPHIQUES
194
H I S T O I R E S T R AV I N S KY
1967.
Guerre des Six Jours.
1968.
Mouvements étudiants
et sociaux en France et dans
le monde.
Assassinat de Robert Kennedy
et de Martin Luther King.
Richard Nixon élu président
des États-Unis.
1969.
Charles de Gaulle démissionne
de la présidence de
la République.
1966.
Création de Requiem Canticles
(direction, Robert Craft).
Compose sa dernière œuvre,
The Owl and the Pussycat,
dédiée à son épouse.
1967.
Derniers enregistrement
et concert public.
1971.
Meurt le 6 avril à New York
d’un œdème pulmonaire. Est
enterré à Venise le 15 avril.
Il repose au cimetière de l’île
San Michele, non loin de la
tombe de Diaghilev.
STRAVINSKY & SON TEMPS
195
M U S I Q U E L I T T É R AT U R ESCIENCE & ART S
1965.
Bernd Aloïs Zimmermann,
Les Soldats.
1968.
Berio, Sinfonia.
1966.
Publication posthume du
Maître et Marguerite de
Boulgakov (mort en 1940).
Mort d’Anna Akhmatova.
Andreï Tarkovski,
Andreï Roublev.
1968.
Publication en France du
Premier Cerclede Soljenitsyne.
1969.
Premiers pas de l’homme
sur la lune.
1973.
Mort du poète W.H. Auden.
Du compositeur
IGOR STRAVINSKY. Chroniques de ma vie, Denoël-Gonthier, 1971.
Sur le compositeur
ERIC WALTER WHITE. Stravinsky, le compositeur et son œuvre,
traduit par Dennis Collins, Collection Harmoniques,
Flammarion, 1983.
ANDRÉ BOUCOURECHLIEV. Stravinsky, Fayard, 1989.
MARCEL MARNAT. Stravinsky, Collection Solfèges, Seuil, 1995.
Sur The Rake’s Progress
L’Avant-Scène / Opéra, numéro 145 (1992).
IGOR STRAVINSKYNOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
196
THE RAKE’S PROGRESS ORIENTATIONS DISCOGRAPHIQUES
197
IGOR STRAVINSKY
Royal Philharmonic Orchestra de Londres
Chœur du Sadler’s Wells Opera
Avec Don Garrard (Trulove), Judith Raskin (Anne),
Alexander Young (Tom Rakewell), John Reardon
(Nick Shadow), Jean Manning (Mother Goose), Regina Sarfaty
(Baba la Turque), Kevin Miller (Sellem), Peter Tracey
(Le Gardien de l’asile de fous)
1964
KENT NAGANO
Orchestre & Chœur de l’Opéra de Lyon
Avec Robert Lloyd (Trulove), Dawn Upshaw (Anne),
Jerry Hadley (Tom Rakewell), Samuel Ramey (Nick Shadow),
Anne Collins (Mother Goose), Grace Bumbry (Baba la Turque),
Steven Cole (Sellem), Roderick Earle
(Le Gardien de l’asile de fous)
1996
JOHN ELIOT GARDINER
London Symphony Orchestra
Monteverdi Choir
Avec Martin Robson (Trulove), Deborah York (Anne),
Ian Bostridge (Tom Rakewell), Bryn Terfel (Nick Shadow),
Anne Howells (Mother Goose), Anne Sofie von Otter
(Baba la Turque), Peter Bronder (Sellem), Julian Clarson
(Le Gardien de l’asile de fous)
1999
Chargé d’édition
Jean Spenlehauer
Conception & Réalisation
Brigitte Rax / Clémence Hiver
Impression
Imprimerie Lussaud
Opéra national de Lyon
Saison 2006/07
Directeur général
Serge Dorny
OPÉRA NATIONAL DE LYON
Place de la Comédie
69001 Lyon
Renseignements & Réservation
0.826.305.325 (0,15 e/ m n )
www.opera-lyon.com
L’Opéra national de Lyon est conventionné par le ministère de la Culture et
de la Communication, la Ville de Lyon, le conseil régional Rhône-Alpes
et le conseil général du Rhône.
ACHEVÉ d’IMPRIMER
en ce mois de mai 2007
pour les représentations du
RAKE’S PROGRESS
à l’Opéra national de Lyon
Mise en scène
Robert Lepage
Direction musicale
Alexandre Lazarev