the herman show (falko denoël)

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Un soir de première, Marc Herman est contraint de quitter sa loge quelques instants avant son entrée en scène. Il est emmené, de force et les yeux bandés, jusqu’à Monsieur P***, personnage mystérieux qui lui impose un dilemme qui va bouleverser le reste de son existence. ISBN 978-2-87569-000-5 (numérique) ISBN 978-2-87569-001-2 (imprimé)

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The Herman ShowFALKO DENOEL

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The Herman Show

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ISBN 978-2-87569-001-2

© L’Aurore Editions, 2012 laurore.net

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Falko Denoël

The Herman Show

L’Aurore

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à Marie-Noëlle, François et Caroline

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La loge

Ca y est. La salle est comble. Il n’aura pas fallu plus de dix

minutes à la file patiente pour s’égailler bruyamment entre les chapelets de sièges rouges. Docile et silencieux tout à l’heure, l’essaim bourdonne maintenant, murmure sa menace. Il n’est pas disposé à murmurer longtemps. La pression monte. Je la sens frémir à travers les murs à l’épaisseur douteuse, qui me protège encore de sa fièvre.

Mon répit s’amenuise. Bientôt, il faudra que j’ouvre les yeux, franchisse le dédale de la coulisse, enfile un sourire et m’expose au poursuite aveuglant. La salle est comble et pourtant, elle disparaît derrière l’embrasement des éclairages. C’est pire que de la voir : on la hume, on la devine, on l’éprouve. Il faut plisser les paupières pour y distinguer un échantillon. C’est un symptôme de la popularité : la vue baisse à mesure que les salles grandissent.

Bientôt, il faudra que j’ouvre les yeux, mais bientôt, ce n’est pas maintenant, tout de suite. Il me reste quelques instants, que j’entends bien savourer, solitaire, reclus, protégé. Je suis l’ermite populaire. Je suis seul dans mon alvéole ; ils sont deux mille, dans leur ruche.

Si je vous parais serein, détrompez-vous : je flippe à mort. Trois décennies de carrière dans les jambes, un carnet de commandes à faire pâlir une starlette, un kilo

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de courrier hebdomadaire (et moins de cent grammes d’insultes), mais toujours le même doute. On se moque des vedettes durables qui répètent à tous les micros qu’elles subissent encore les effets du trac après tant d’années. Vous savez quoi ? C’est absolument vrai. J’ai le trac, comme à toutes les premières. Un trac sourd et musculaire qu’aucun rituel n’apaise. J’ai souvent tenté de troquer mon trac contre un truc. Nul salut. C’est mon sacerdoce d’ermite populaire.

J’en connais l’origine. C’est, paraît-il, le premier pas sur le chemin de la guérison. Un ami psychologue, qui était psychologue avant d’être mon ami, m’apprit un soir que les raisons du trac résident dans les injonctions de silence que nous subissons toute notre enfance, à table, à l’école ou dans les rangs, combinées à la prédominance, proprement européenne, accordée à l’écrit au détriment de l’expression verbale. Face à mes yeux grands ouverts et ma langue pendante, il s’empressa de conclure, comme le dictionnaire, que l’action en dissipe généralement les effets. « Moi, lui rétorquai-je alors, je n’ai pas peur d’affronter le public ni de lui débiter des âneries rigolotes, moi, j’ai simplement la trouille des trous de mémoire. »

Un trou de mémoire, c’est comme une fondrière sur une autoroute wallonne. Ca peut vous faire déraper un spectacle entier. Rien ne rattrape l’embardée. La voilà, ma réelle phobie : c’est d’être l’artisan d’un silence abyssal, là où, précisément, devait éclore, limpide et claquante, une vanne d’orfèvre façonnée des nuits durant. C’est la peur panique de n’entendre plus que le bruissement des vestes, le borborygme des gorges asséchées, les toux simulées. Ces instants mortels sont éternité.

« Ah bon ! » répondit le psychologue (qui n’est plus mon ami, depuis).

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Ce soir, le danger me guette plus qu’à l’ordinaire. Pour la première fois depuis mes débuts, je vais mâchonner un texte qui n’est pas de moi. Je l’ai pourtant potassé plus que de raison. Je l’ai rabâché tant de fois que ma fille le connaît par cœur. J’ignore pourquoi l’expérience me terrorise autant, alors que l’aide extérieure me fut d’un secours précieux sur l’écriture de ce dernier opus. Peut-être parce qu’il faut qu’il « passe », qu’il fasse mouche (mouche dont on redoute aussi le vol en cas de silence). Je ne suis pas l’auteur du texte, mais j’assume sa paternité, et toutes ses conséquences, y compris les mauvaises. A quoi tient la notoriété ? Une vanne bancale et la réputation chancelle. C’est comme une canette de coca : tous les détails comptent. A good Coke in a bad can is a bad can of Coke, me prophétisa un autre de mes amis, stratège et philosophe, et qui…

- Marc ! Je sursautai. En un éclair, j’étais debout, martial,

perpendiculaire, avant d’avoir ouvert le moindre œil. « Quoi ? Quoi ? »

Je me rassis. C’était ma femme. Alors j’ouvris un œil, puis l’autre et je la vis en relief. C’était ma Wolleke. Je dois à la vérité d’avouer que Wolleke n’est qu’un personnage fictif qui égrène mes spectacles et m’offre le prétexte à des tirades de plaisanteries sur le beau sexe. Mais il s’agit d’une couverture : ma femme a la chance de n’être pas affublée d’un tel prénom. Vous accepterez cependant qu’elle le porte encore le temps de cet ouvrage, pour d’évidentes raisons de sécurité. Des fois qu’on viendrait me la piquer. Je tiens à mon trésor. Elle est tout pour moi. Epouse, amante, assistante, attachée de presse, réceptionniste, et même partenaire artistique, parfois. C’est un amour de…

- Marc !

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Cette fois, j’atterris. Je me prends le réel de face et sans casque. J’écarquille et bafouille un râle moite qu’elle traduit aussitôt. « Je sais, me dit-elle, mais quelqu’un demande à te rencontrer. » - Quoi, ici ? Maintenant ? - Oui, ici, maintenant. - Mais, Wolleke, j’entre en scène dans une minute. - Il est derrière moi.

Lentement, très lentement, Wolleke effectue un travelling prudent vers la gauche. Le monde est immobile. J’entends un air éraillé de Richard Strauss. C’est théâtral, mais il faut dire qu’on baigne dedans tous les jours. Gentille femme, elle veut sans doute m’épargner la vision trop subite du personnage.

Grande idée. Le spectacle est féroce. Un massif humanoïde me fait face, silencieux et glacé, au teint buriné. Une moissonneuse s’est égarée sur son visage mais, des sillons, poussent en récolte quelques poils hirsutes. Tout de noir vêtu, en ce compris les yeux, le monstre est sans âge. Il n’a pas encore prononcé un mot mais son faciès est un livre ouvert. Je sais déjà tout de lui. C’est Tommy Lee Jones dans Men in Black. Je décide de l’appeler K.

Le poursuite aveuglant attendra. Je l’invite à prendre place sur le seul tabouret de la loge. Je finis par m’y asseoir moi-même. Wolleke ne fait qu’un avec le mur du fond.

Soudain, K parle. « Monsieur Herman, Marc

Herman ? (J’opine discrètement du chef.) Suivez-moi, je vous prie. »

Vous suivre ? Et puis quoi encore ? Savez-vous, monsieur K, qu’un public comprimé de deux mille âmes m’attend à côté ? Je travaille, monsieur, je dois honorer mon audience. Elle s’est délestée de quelques menues monnaies pour entendre mes saillies gaillardes. On n’arrache pas un artiste à sa destinée sans préavis, ou

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sans chèque. Qui que vous soyez, humain ou robot, terrien ou non, content ou pas, vaquez à vos fauconneries extraterrestres, grand bien vous fasse, je ne bouge pas d’ici !

Voilà ce que je lui aurais répondu, si ça m’était venu sur le moment, pensai-je en le suivant vers sa voiture.

La limousine

Tandis que je pénètre, presque sans m’incliner, dans

le véhicule de K, bâtard éléphantesque hésitant entre la limousine et le 4x4 (je parle bien de la voiture), je pense à mon public, lâchement abandonné. Je l’imagine en ce moment même, fragile, vulnérable, laissé aux mains du guignol provincial qui prétend assurer ma première partie. Heureux soit l’audacieux comique : il hérite de toute la soirée. S’il tient le coup. La salle ne se laissera pas ensorceler par des blagues sur les blondes et des calembours sur les flamands éructés par un béjaune impubère qui n’était pas encore né quand j’étais déjà décoré de Rochefort. Je le connais, mon public. Il aime rire, il apprécie l’ivresse de l’abandon aux fables, mais il ne faut pas se jouer de lui. Son murmure finit par chatouiller la colère, puis subitement s’embrase et tombe en révolte. Les programmes, pliés en petits avions, kamikasent le pauvre jouvenceau, seul en scène, cible désignée, bouc émissaire ; puis les sièges sont dévêtis, arrachés et fusent de toutes parts ; la mêlée est aveugle et

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totale ; elle s’exporte dans les rues ; enfin la Bastille se livre et le gouvernement démissionne. En Belgique, les révolutions commencent toujours au sein des théâtres.

Qui va payer mon cachet ? Vous, monsieur K ? Et Wolleke, restée sur place avec une émeute à contenir, est-elle sauve ?

Je prends le risque de poser une question à mon mystérieux ravisseur. Où m’emmène-t-on ? A vrai dire, je n’espère nulle autre réponse que mon reflet dans ses lunettes. Il est posé face à moi, à l’équerre sur la banquette. Ma question est rhétorique : quelle que soit la destination de notre excursion, mon spectacle est foutu, ma réputation compromise et ma recette envolée. Triste fin pour un amuseur public de ma trempe, arraché au faîte de sa majesté par un automate sourd-muet au beau milieu d’une insurrection culturelle.

Or, soudain : « Je vous emmène rencontrer Monsieur P***, à sa demande. Il désire vous entretenir sur le champ d’un sujet extrêmement important et qui ne souffre aucun délai. »

C’est sorti d’une traite. La réponse a jailli, cinglante et monocorde. K parle. Il est peut-être humain, finalement. « En quoi puis-je aider Monsieur P*** qui justifie pareille précipitation ? » - « Je l’ignore, Monsieur Herman. Votre oligotrichie, sans doute. »

D’accord. Je feins d’abord de comprendre et en témoigne d’un

ricanement poussif. Je reviens immédiatement sur mon diagnostic : cette chose est un robot programmé par un amoureux des Lettres. Il me faut urgemment une astuce salvatrice. Je scanne en trois nanosecondes mon répertoire de plaisanteries de secours, celles qu’on émet doucement lorsque s’épuisent les conversations. En vain, bien entendu. Alors j’improvise.

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- Oligotrichie ! Quel joli terme ! Vous savez, K, j’ai toujours été un amoureux des mots. Surtout des mots rares. Je les aime parce qu’ils racontent une histoire, ils portent en eux la trace de leur origine. D’ailleurs, j’ai toujours sur moi un petit carnet dans lequel je retranscris ceux que je croise, au détour de mes rencontres. Vous permettez que je m’approprie celui-ci ? O-li-go-tri-chie. Voilà. Et… ça signifie ?

- L’oligotrichie désigne la rareté des cheveux, naturelle, sénile ou pathologique.

D’accord. Je repliai mon moleskine et rengainai mon crayon. Le

reste de la course se fit en silence, rythmé par les seules saccades lumineuses des réverbères se reflétant sur la paire de lunettes.

Le bureau

J’ignore le temps que dura le trajet ; le silence en

dilate la perception. Ballotté entre inquiétude (pour ma femme) et dépit (pour mon oligotrichie), je perdis toute notion de durée et d’orientation. Ma torpeur est rompue par le Petit Robert (anciennement K). Il ceinture mes yeux d’une écharpe rugueuse à l’odeur métallique. Visiblement, si l’on peut dire, je dois ignorer le lieu de ma réclusion.

Un millier de tâtonnements plus loin, grossièrement guidés par un bras puissant, je recouvre enfin la vue. Je campe au beau milieu d’une vaste pièce somptueusement

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décorée ; seul un écran trônant au coin d’une large table indique qu’il s’agit d’un bureau - c’est sûrement celui de Michaël Douglas dans Wall Street : ça respire le bon goût newyorkais des années Reagan, époque bénie où le capitalisme financier était encore un concept encensé. Il y règne une lourde odeur de cuir grenu et de bourbon collé. Je viens de faire un bond de vingt-cinq ans en arrière. Ce sont pourtant les minutes à venir qui canalisent toute mon attention. Petit Robert s’est évaporé entre deux rayonnages ; il a rejoint les armoires à glace.

Derrière l’autel, une vaste baie vitrée laisse entrer la nuit. Entre les deux, un homme adipeux me présente ses plus belles omoplates, et contemple l’opacité du ciel. Sait-il que je suis là ? Evidemment. Ceux qui vous tournent le dos savent toujours que vous êtes là : ils ne font que renforcer la solennité du moment. L’espace d’un instant, je me surprends à sourire en l’imaginant se retourner soudainement pour entonner, index au plafond, un torride et chaloupé Staying Alive, comme dans les meilleurs clips d’époque. Comment puis-je encore badiner en pareilles circonstances ?

Effectivement, il finit par tourner sur lui-même, lentement, souverainement. Il m’offre alors une trogne empâtée qu’endigue une paire de lunettes carrées. Un gros pif, des oreilles incarnées, et une vénérable oligotrichie, option sénile. (C’est très bien d’apprendre des mots rares et précieux, encore faut-il pouvoir les replacer.) Sa main droite se distrait d’un cigare interminable que je reconnais comme un cohiba esplendidos de grande facture. Les plus gros. Vingt-cinq centimètres de long, pour presque deux de large, le genre de bâton que vous n’allumez que si vous avez quinze heures devant vous. Le monarque avise ma surprise et satisfait ma convoitise en me proposant un exemplaire. Il les fait

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importer directement par une filière discrète, etc, etc. La matraque fait son poids, l’air de rien. Bon, je suis amateur de ce genre de plaisir, consommateur moi-même ; quitte à être convié de force, ne boudons pas les libéralités du geôlier. J’allume et profite.

Un temps, j’en oublie ma condition de captivité. L’objet est un délice infini. La caresse de sa cape vaut mille vierges, l’odeur des arômes, bois nobles et vieux poivres, surpasse de loin le meilleur des bordeaux ; c’est un ensorcellement étourdissant. La fumée ronde, épaisse, charnue, m’enveloppe et m’isole du monde. Je plane littéralement dans le cocon d’un nuage bleuté. Béni sois-tu, Colomb, gloire à toi, Nicot !

- Merci, fis-je sèchement. Mon fumeux compagnon m’observe silencieusement,

attise quelques bouffées, courtes et régulières (c’est un connaisseur, à n’en pas douter), les libère en volutes sensuelles, puis confesse enfin : « Je suis Monsieur P***. » - Marc Herman. - Je sais.

« Laissez-moi vous montrer quelque chose, mon cher Marc. » D’un geste posé, il fait pivoter l’écran pour le diriger vers moi. Il appuie ensuite sur une touche d’un clavier d’une telle finesse que je ne l’avais pas remarqué, comme moulé dans la ramure du bureau. Le moniteur s’éveille. La scène est irréelle. Séquestré contre mon gré, je me délecte du meilleur cigare au monde et m’immisce au cœur d’un film d’espionnage. Je suis captif et captivé.

Le moniteur s’éveille sur la photographie d’une famille ordinaire se partageant un vaste divan, chacun des membres contemplant, en prière, une télévision aux dimensions disproportionnées. Les visages sont enflammés par le chatoiement de l’image qui en émane, comme une éclatante radiation ; l’hypnose est tangible ; le lien entre l’homme et la machine est visuel et

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lumineux. Soudain, une voix-off. « A l’âge de quatre-vingt ans, un être humain occidental aura passé 20 années de sa vie devant la télévision. »

Le sujet est posé, limpide. Le petit documentaire que je m’apprête à subir va dépeindre les transformations sociales amenées par « le poste », les néfastes effets des images animées au contenu vide sur les cerveaux de nos adolescents, les générations d’obèses abrutis, les dangers tacites de la télé-réalité, la redoutable efficacité des tunnels publicitaires et la blondeur des speakerines. Ah non, ça n’existe plus, les speakerines. Elles ont toutes été recyclées à la météo ou aux alcooliques anonymes.

Je m’attends à pareils discours sermonneurs, laisse échapper un soupir convenu avant de replonger dans mon divin cigare. Monsieur P***, au fond de son cuir vachette, me fixe, impassible. Il doit deviner mon appréhension et se réjouir de ma méprise. En effet, je me trompais. Au contraire d’un anathème passionnel, le document se révèle le meilleur plaidoyer que peuvent espérer les professionnels de la télévision. Il rappelle, à qui l’ignore encore, que la télé, loin de constituer un luxe dispensable, reste, au sein des ménages les plus modestes, voire carrément miséreux, l’objet le plus chéri, le plus récent et le plus investi. Il est celui dont, dénué de tout, on ne se privera pas ; il résiste à la pauvreté, à la faim, aux saisies, à l’ennui, au malheur, aux successions ; il se dédouble avec l’éclatement des familles. La voix-off explique que la télévision s’est progressivement substituée à la table d’autrefois, autour de laquelle on se retrouve ; on s’y soude, s’y réalise par l’échange et la parole. Ce n’est plus autour de la tablée, mais face à la télé que désormais se fédère le clan. Le centre de gravité des regards s’est déplacé ; il ne réunit plus la maisonnée : il fuit par la lucarne cathodique.

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Je synthétise ces premières minutes en mon for intérieur : « Tout ce verbiage pour confirmer ce que l’on sait déjà. Et alors ? »

La suite du film aborde une seconde théorie, dite des « patates de canapé », ou couch potatoes, en bon angliche. Pour l’occasion, la famille envoutée s’efface au profit d’une succession de témoignages de spécimens aléatoires (assure-t-on), échantillon représentatif des victimes de cet opium postmoderne. Prototypes cachetés du sacrifice, ils attestent, à tour de rôle, leur inconsciente résignation face au pouvoir sédatif du téléviseur. Ils y déclarent leur nonchalance et leur soumission à son endroit. Ils y verbalisent leur passivité, leur conscience aspirée, avalée, leur « regard hébété devant quelque chose qui bouge ». L’addition de ces aveux consentants finit par dessiner les traits du propos. La thèse, progressivement, s’incarne sans s’afficher, comme pour ne pas se compromettre ; ne pas affirmer : laisser dire les autres.

Fondu au noir. « Voyez-vous, mon cher Marc, dit Monsieur P***, avec l’arrivée de la télévision dans les ménages, une grande partie de l’humanité s’est subitement assise. Rituellement, seul ou en groupe, face à l’écran, pendant un temps relativement long tirant souvent jusqu’à plusieurs heures quotidiennes. De toute l’histoire humaine, c’est la première fois qu’un assujettissement s’avère aussi massif et durable ; bien mieux que la religion catholique au temps des plus fortes affluences en ses églises.

- Oui, et en quoi cela me concerne-t-il ? - J’y viens, mon cher Marc, j’y viens. » Une insidieuse nervosité, armée de picotements

chirurgicaux, fait le siège de mon dos. Il va falloir dégoupiller ce malaise grandissant qui remplace, petit à

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petit, ma curiosité candide. En pareilles circonstances, depuis mon plus jeune âge, c’est l’humour qui se trouve être la plus efficace des réponses. Depuis un demi-siècle, je combats le stress en faisant le pitre. Enfant, c’était pour détourner l’ire parentale après une bêtise de gosse. Si t’arrives à faire marrer le grondeur, c’est à moitié gagné : l’inévitable punition se réduit, s’annule parfois, et alors la victoire est totale. Plus tard, ce fut pour combattre la timidité fiévreuse qui entravait mon intégration sociale, ou, plus fréquemment, pour combler le vide sidéral de mon érudition. A l’école, je ne préparais jamais mes élocutions : j’improvisais sur les estrades - mes premières scènes. En m’annonçant l’échec de mes interrogations, le professeur était souvent mort de rire, et quand il m’appelait au tableau, je savais que c’était pour lui servir un sketch. Bref - les circonstances présentes s’y prêtant peu, je décide donc de lâcher une connerie.

« Vous savez, Monsieur P***, c’est normal que les gens soient devant leur télévision. J’ai essayé derrière, mais on voit franchement moins bien. »

Peut-être a-t-il réprimé un sourire. Nul n’en saura

jamais rien. Le silence assourdissant qui s’ensuivit permit à mon intervention de fleurir dans toute la splendeur de sa faiblesse. Imperturbable, P*** en vint enfin à l’objet de son aimable convocation.

- Mon cher Marc, si je vous ai montré ce petit documentaire, c’est pour vous introduire aux principes complexes qui président aux lois de la télévision.

- Permettez-moi de rectifier : pour m’introduire aux principes complexes qui président aux lois de la télévision, vous m’avez extrait de mon spectacle à trois minutes de mon entrée en scène.

- Effectivement, et veuillez excuser la rudesse de mon invitation, justifiée cependant par l’urgence de la décision

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qu’il vous faudra prendre dans quelques minutes. Le film que vous avez visionné démontre l’omniprésence du téléviseur dans la vie des ménages contemporains, en dépit de la progression des nouveaux médias comme le web ou la téléphonie mobile. Ceci n’est pas neuf, il suffit d’y penser pour s’en convaincre. Mais le film met également en lumière la passivité des téléspectateurs. En allumant leur poste, ils font la vidange de leur conscience et de leurs soucis, abandonnent tout libre arbitre et entrent dans un état second. Dans ce sens, les séances de télévision font office de stupéfiant légal. Il existe une vaste littérature sur ce sujet, habilement résumée par ces quelques témoignages. Frank Lloyd Wright a écrit que la télé était du chewing-gum pour les yeux. On malaxe un contenu difforme, dont on avale le suc par réflexe. C’est le sens du message, et je suis ici pour changer les choses.

- Vous n’ignorez pas, répondis-je, que la télévision est également un canal fort commode pour l’entretien de la notoriété des artistes dont je suis ; n’espérez pas que je contribue à scier la branche sur laquelle je suis confortablement assis.

- Il n’en est pas question. Je vous invite au contraire à en profiter.

Je ne tiens plus, je dois savoir. La temporisation de mon interlocuteur a raison de ma patience. Il se peut que je vomisse quelques grossièretés apaisantes, que je pourrais aggraver par l’une ou l’autre torgnole dans sa tronche de Jack Nicholson. J’ai toujours rêvé d’un jour rosser le sale type de Shining. C’est l’invisible présence de Petit Robert qui me retient. J’ai des fourmis dans mon poing. J’en ai maté des plus costauds ; à seize ans j’étais la terreur du collège archiépiscopal, j’amusais les anciens et terrorisais les nouveaux ; par ailleurs mon close-combat est honorable.

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