"transdisciplinary studies - science, spirituality, society" no 2, 2011

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Research Works / RecherchesJean-François Malherbe, Socrate ou les droits de la « Transcendance » Vasile Chira, The Metamorphoses of the Soteriological Archetype Dana Oltean, Le musée d’art – espace éducationnel transdisciplinaire Gabriela Toma, The Pre-Christian Thanatological Representations in Romanian and Mexican Cultures Studies / EtudesCorin Braga, Le Paradis terrestre chez Dante Aliteea Turtureanu, De l’exil au translinguisme dans l’œuvre de Nancy Huston Irina Dincă, Stages in the Configuration of the Transdisciplinary Project of Basarab Nicolescu Axia Marinescu, La vocation de l’art en dialogue avec la théologie apophatique Book Reviews / Livres à signalerPetrişor Militaru, The Importance of Stéphane Lupasco’s Work for Contemporary Research

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SCIENCE, SPIRITUALITY, SOCIETY A series coordinated by Basarab Nicolescu and Magda Stavinschi

This volume is issued with the support of the Institute for Transdisciplinary Studies in Science, Spirituality, Society (IT4S).

www.it4s.ro

TRANSDISCIPLINARY STUDIESSCIENCE, SPIRITUALITY, SOCIETY No. 2 2011

BUCHAREST, 2011

TABLE OF CONTENTSEDITORIAL BOARD

RESEARCH WORKS / RECHERCHESJean-Franois Malherbe Socrate, ou les droits de la Transcendance

Director: Basarab Nicolescu Editor in chief: Magdalena Stavinschi Members: Ioan Chiril Philip Clayton Radu Constantinescu Milan Dimitrijevic Christopher C. Knight Thierry Magnin Eric Weislogel

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Vasile Chira The Metamorphoses of the Soteriological Archetype 47 Dana Oltean Le muse dart espace ducationnel transdisciplinaire 55 Gabriela Toma Pre-Christian Thanatological Representations in the Romanian and Mexican Cultures 71

STUDIES / TUDESCorin Braga Le Paradis terrestre chez Dante

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Aliteea Turtureanu De lexil au translinguisme dans luvre de Nancy Huston 109

ISSN 2069 0754

Irina Dinc Stages in the Configuration of Basarab Nicolescus Transdisciplinary Project 119 Axia Marinescu La vocation de lart en dialogue avec la thologie apophatique 137

BOOK REVIEWS / LIVRES SIGNALERPublished by Curtea Veche Publishing House Bucharest, RomaniaPetrior Militaru The Importance of Stphane Lupascos Work for Contemporary Research 151

RESEARCH WORKS / RECHERCHES

Transdisciplinary Studies no. 2 (2011), pp. 9-45

Curtea Veche Publishing, 2011

SOCRATE, OU LES DROITS DE LA TRANSCENDANCE Jean-Franois MalherbeDoyen honoraire de lUniversit de Sherbrooke, Canada, et Straordinario di filosofia morale presso lUniversit degli Studi di Trento, Italie [email protected]

Introductionelon la belle expression de Jean-Nol Duhot, chaque poque se livre un rhabillage de Socrate.1 Jajouterais qu chaque poque les habilleurs de Socrate se sont manifests divers et nombreux. Ds le dpart dailleurs, ce furent quelques-uns de ses plus proches amis qui sefforcrent de le rendre prsentable en socit. Les tmoignages que nous avons de lui par ses contemporains sont rares. Trois tout au plus : Aristophane, un auteur satyrique qui, pour tre son ami2, sest autoris son sujet quelques cinglantes caricatures et deux disciples dont lun fut aussi son compagnon darmes, Xnophon3, et lautre, Platon, le plus illustre de ses lves qui lui a consacr presque toute son uvre4. Chacun deux a habill Socrate selon sa propre vision du monde. Les rudits sefforcent de dmler le vrai du faux. Cest mon avis peine perdue,

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1. Jean-Nol Duhot, Socrate ou lveil de la conscience, Paris, ditions Bayard, 1999, p. 5. Deux autres ouvrages ont profondment marqu mon tude de Socrate : Jan Patochka, Socrate, a cura di Giuseppe Girgenti e Martin Cajthaml, Testi a fronte , Milano, Bompiani, 2003, 502 pages (cette dition donne le texte original tchque (1947) auquel est juxtapos une traduction italienne) ; ma connaissance, ce livre majeur nest pas traduit en franais; et Gregory Vlastos, Socrate. Ironie et philosophie morale, Paris, Aubier, 1996. 2. Leur amiti est patente dans le Banquet, tel que Platon la racont. De plus, ils se rencontraient volontiers chez Aspasie, la femme de Pricls, lorsquelle runissait des amis pour approfondir par la discussion quelque question difficile. 3. Voir les Mmorables et lApologie de Socrate. 4. La plus grande part des crits conservs de Platon mettent en scne un Socrate plus ou moins historique. Cest pourquoi lon parle habituellement des dialogues socratiques de Platon.

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car Socrate chappe toute tiquette, non seulement vestimentaire, mais aussi sociale et plus encore spirituelle. Mon but nest pas de prsenter le vrai Socrate. Lentreprise est vaine. Par contre, jai prouv le plus grand plaisir le frquenter sous ses multiples avatars et mditer en sa compagnie. Je me suis mme, je crois, li damiti avec lui travers le temps. Je me propose de raconter qui est mon ami Socrate, tel que jusquici jai cru pouvoir le connatre un peu. Evidemment, mobjecteront certains, tous nos amis sont toujours susceptibles de nous surprendre et de nous montrer ainsi que nous ne les connaissons, pas tels quils sont, mais plutt tels que nous croyions les connatre. Cette remarque est judicieuse et jy souscris sans hsiter. Car je nai dautre ambition en ralit que de raconter qui est mon Socrate, cest--dire dajouter la galerie de ses portraits celui que je porte en moi, pour le moment. Bien quil soit particulirement subjectif, ce portrait a quelque bonnes raisons de ntre pas totalement erron. Notamment : Socrate disait, parat-il, que nous ne pouvons jamais connatre dfinitivement avec justesse. Je reconnais demble cela et jprouve cet gard une sorte de petite fiert anticipe, car rien ne me ferait plus de plaisir que dtre surpris par Socrate lui-mme. Platon a vingt ans en 407 av. J.-Ch., lorsquil rencontre Socrate qui est au dbut de la soixantaine. Il suit lenseignement du matre pendant huit annes, jusqu sa mort, laquelle, toutefois, il ntait pas prsent. Il est donc raisonnable de considrer quil connat bien sa pense et que, lorsquil cre le Socrate littraire que ses Dialogues mettent en scne, il reste assez largement fidle, sinon la lettre, du moins lesprit des doctrines socratiques. Toutefois, mesure que passe le temps et que Platon mrit, sa pense personnelle saffermit et, progressivement, prend quelques distances lgard du Socrate vivant de lhistoire concrte. Platon a habill Socrate en pre de la philosophie, en dialecticien infaillible qui triomphe des mensonges des Sophistes et fonde la philosophie sur la recherche de la vrit.5 Cet habillage de Platon me parat avoir t soigneusement cultiv et perfectionn par des gnrations entires dhommes de cour et de professeurs de philosophie (Aristote, Ablard,5. La critique rudite rcente (Brisson, Dixaut, Friedlnder, Robin, Vlastos, etc.) semble converger aujourdhui pour asseoir un classement chronologique des dialogues platoniciens, ainsi que lhypothse (qui nen reste pas moins une hypothse) que plus Platon vieillit, plus il se dtache du souvenir du Socrate en chair et en os et plus il se sert de son nom comme dun simple mannequin quil affuble des grandioses crations de ses ateliers de haute couture. Cest la raison pour laquelle jviterai de me rfrer aux dialogues les plus rcents comme le Parmnide, le Sophiste, le Politique, le Time et les Lois, pour privilgier les plus anciens, notamment lAlcibiade, lApologie, le Banquet, le Cratyle, le Criton, lEuthydme, le Gorgias, le Phdon et le Phdre.

Thomas dAquin, Descartes, Kant, Hegel, Heidegger, Popper, etc.) qui croient pouvoir enseigner lamour de la sagesse sans se transformer eux-mmes en sujets de leur propre vie. Sous ce voile rassurant se cache lenseignement vivant de Socrate : que la connaissance vritable ne se transmet pas par voie discursive, mais par induction existentielle, du matre vers le disciple, dune exprience aussi ineffable quessentielle. Je prfre habiller Socrate en matre sotrique6, quitte prendre le contre-pied de toute une ligne de professeurs exotriques qui ont fait mine dignorer sa dimension initiatique, sans doute pour viter toute confrontation inquitante avec son insupportable exigence : Autant que possible, vivre ce quon dit et dire ce quon vit . Mais Socrate, peut-tre son insu, disposait en Athnes des services de plus dun tailleur. Comme Platon, son autre disciple Xnophon a donn sa version du procs de Socrate. ct de celle du philosophe, celle du haut grad de larme fait ple figure. Elle nest cependant pas dnue dintrt. L o Platon, comme on le verra plus loin en dtails, a donn du procs de Socrate une version soulignant limmense noblesse de laccus, Xnophon met en scne un Socrate pour ainsi dire utilitariste . Les tmoignages concordent pour souligner que Socrate semble avoir provoqu sa condamnation la peine capitale. Mais Platon et Xnophon en donnent des explications divergentes. Pour Platon, Socrate refuse de renier ce quil a toujours enseign : la congruence de la parole et des actes. Pour Xnophon, en revanche, si Socrate a provoqu sa propre condamnation, cest tout simplement pour sviter les souffrances quune vieillesse avance ne pouvait manquer de lui apporter. Il a 70 ans au moment de son procs et il prfre ne pas tre affront aux affres de la vieillesse dcadente. Socrate disposait en Athnes dun troisime tailleur qui, premire vue, semble lavoir revtu de lhabit dun bouffon. Aristophane, notamment dans Les Nues, dont la cration et lieu Athnes alors que Socrate avait quarante-sept ans, met en scne un Socrate cosmologiste qui, du haut de sa nacelle, se proccupe du Soleil et des astres plus que de ses contemporains et des dieux de la cit. Nous verrons plus loin que cette tentative de drision nest pas innocente. Elle se fonde sur la thologie critique de Socrate. Cest dailleurs ce qui explique quelle a t utilise plus de vingt annes plus tard pour justifier lune des accusations portes par Mltos contre le philosophe : introduire de nouveaux dieux dans la Cit.6. On qualifie une connaissance dexotrique si un sujet peut lacqurir sans aucunement se transformer lui-mme de lintrieur, et sotrique une connaissance quaucun sujet ne peut acqurir sans une profonde transformation intrieure de lui-mme. Le plus souvent, cette transformation sera induite loccasion de la frquentation dun matre, bien plus que guide par lui.

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Mais revenons Xnophon. Cest un intellectuel, certes : il a crit plusieurs pages de lhistoire militaire de la Grce. Cest aussi un homme darmes, un gnral darme, qui ne transige pas avec les lois et les rgles. Sous luniforme dont la affubl Xnophon, Socrate apparat comme un citoyen assez conservateur en politique et surtout dans les questions religieuses. Sans doute Xnophon, qui avait t llve de linclassable Socrate, voulait-il le rhabiliter. Mais force de trop en faire, il a fini par le desservir. La voix de ltranger (xno-phn) est rarement bien reue lorsquelle ne sinscrit pas dans lidologie dominante. Socrate est apparu, sous les vtements de Xnophon, comme un impie hypothse que nous discuterons un peu plus loin. Platon, Xnophon ou Aristophane ? Socrate nest pas un homme qui choisit son camp. Il a connu et frquent chacun de ses trois tailleurs athniens, mais na sans doute jamais imagin que ce seraient eux qui le rendraient immortel la mmoire des humains. Il na donc pas choisi.7 Socrate nest pas homme choisir arbitrairement un camp plutt quun autre. Ce trait caractristique de sa personnalit vaut la peine dtre soulign, car il se manifeste de faon trs gnrale dans sa vie. Ainsi, par exemple, Socrate adopte la raison la plus rigoureuse en mme temps quil tmoigne de son exprience spirituelle la plus personnelle. Sil se permet cette audace, cest parce quil sait que lexercice de la raison ne peut en aucun cas contredire son exprience lorsque celle-ci est authentique. La peur ne semble pas avoir de prise sur lui et il est tranger tout calcul politique. Cest un homme libre et inclassable, que nul ne peut contraindre quoi que ce soit. Socrate, sous ses vtements changeants, crit Jean-Nol Duhot, me parat saffirmer comme le sujet absolu de son action 8. Cela le rend suspect tous. Il est vrai quon aime les penseurs qui drangent, condition, bien entendu, que, rangs dans les archives du pass, ils ne drangent plus du tout

Propdeutique 9Socrate est n Athnes en 469 avant le Christ. Sa mre, Phnarte, tait sage-femme. Son pre, Sophronisque, artisan sculpteur. Les noms de ses parents expriment tout un programme, tout un hritage : Phnarte celle qui fait briller la vertu ; Sophronisque celui qui discerne la sagesse !7. Pas plus que Jsus ne choisira entre les quatre vanglistes. 8. Jean-Nol Duhot, Socrate ou lveil de la conscience, Paris, ditions Bayard, 1999, p. 53. 9. Ladjectif propdeutique signifie : relatif lducation, la formation des enfants , cest--dire de la gnration suivante.

De sa mre, Socrate a reu les vertus ncessaires pour aider aux accouchements. De son pre, lart de discerner la sagesse luvre. Socrate semblait trs conscient de son hritage. Dans une discussion avec Thtte propos des diffrents rles sociaux que peuvent jouer les accoucheuses, Platon lui fait dire ceci : mon mtier de faire des accouchements, appartiennent toutes les autres choses qui appartiennent aux accoucheuses, mais il en diffre par le fait daccoucher des hommes, mais non des femmes, et par le fait de veiller sur leurs mes en train denfanter, mais non sur leur corps. Et cest cela le plus important dans notre mtier : tre capables dprouver, par tous les moyens, si la pense du jeune homme donne naissance de limaginaire, cest--dire du faux, ou au fruit dune conception, cest--dire du vrai. 10 On ne peut se reconnatre plus explicitement hritier dune Phnarte et dun Sophronisque. Mme sils navaient pas la rputation dtre bien riches, les parents de Socrate devaient tre des gens cultivs. Ils ont veill, en tout cas, ce que leur fils reoive une ducation solide : lecture des auteurs anciens, Homre et Hsiode en particulier, posie, thtre, musique, mathmatiques, astronomie, thologie, droit, gymnastique rien ne semble avoir manqu la formation de leur garon. Il semble que, ds la fin de son adolescence, Socrate ait frquent les milieux philosophiques de sa ville natale. Cest du moins ce que suggre Platon qui fait raconter par Antiphon la rencontre du jeune Socrate avec le vieillard Parmnide : Un jour, Znon et Parmnide vinrent Athnes loccasion des grandes Panathnes. Parmnide tait dj dun ge trs avanc. Les cheveux tout blancs, il avait belle et noble prestance. Il avait dans les soixante-cinq ans. Znon, lui, approchait alors la quarantaine : de belle taille et lair gracieux, on disait quil avait t laim de Parmnide. Ils taient descendus chez Pythodore, au Cramique. L donc stait rendu Socrate et avec lui quelques autres, qui dsiraient ardemment entendre lire ce quavait crit Znon. lpoque, Socrate tait un tout jeune homme. 11 Bien que la rencontre en question soit historiquement possible, il est difficile de savoir si elle a vraiment eu lieu ou si elle nest que le fruit de limagination apologtique que le philosophe entend mettre au service de son Matre. On ne tirera donc de cet vnement incertain aucun argument permettant de soutenir que Socrate fut vraiment influenc par lontologie de Parmnide. Tout au plus, peut-on y voir laveu de ladmiration que le philosophe de la Caverne vouait au penseur dle.10. Platon, Thtte, 150 b-c. 11. Platon, Parmnide, 127 a-c.

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Socrate semble avoir rencontr plusieurs grands esprits de son temps. Il aurait notamment suivi les enseignements dAnaxagore de Clazomnes12. Celui-ci tait arriv en Athnes une dizaine dannes avant la naissance du fils de Phnarte et Sophronisque. Il tait bien connu en ville pour ses positions scandaleuses. Il avait mme subi un procs pour impit en 454 av. J.-Ch., soit lorsque Socrate avait quatorze ou quinze ans. Les dtracteurs dAnaximandre le prsentaient comme un athe intransigeant. Il soutenait, en effet, des positions incompatibles avec ce que croyait le peuple athnien dalors. Il substituait une vritable physique la mythologie communment admise. Les astres ne sont pas des dieux, enseignait-il, mais de simples masses incandescentes se dplaant dans le cosmos. Ce dernier, ajoutait-il, est form de substances diverses qui nont ni naissance ni fin, mais qui sagencent seulement par combinaisons et sparations successives. Il considrait entre autres que la lune est une masse forme de terre qui refltait la lumire du soleil selon leurs positions relatives. Quant au soleil lui-mme, il le concevait comme une simple pierre chaude. Il serait lorigine du principe que rien ne se perd, rien ne se cre, tout se transforme , principe hracliten repris plus tard par Lavoisier13. Du point de vue mtaphysique , Anaxagore introduisit le concept du nos () pour dsigner lintelligence organisatrice et directrice du monde. Il nest pas sans intrt de rapprocher ce concept du Logos hracliten. Socrate a d se passionner pour le procs que subit Anaxagore et lissue duquel il fut condamn pour athisme. Mme si rien nindique quil ait pris position dans les discussions, tout concorde suggrer quil est rest impressionn tant par la critique cosmologique de la mythologie qui imprgnait lesprit de ses contemporains, que par le dogmatisme de leur jugement lgard dun penseur se rclamant davantage de la raison que de la tradition.14 Socrate semble stre form galement auprs de deux femmes remarquables : Diotime de Mantine et Aspasie de Milet. Dans Le banquet, Socrate raconte que la premire lavait instruit de la science de lamour. Dans une discussion avec lui, Diotime avait rfut les prjugs de Socrate sur lros. Dans un premier temps, Socrate avait en effet soutenu quros, tant un grand dieu, devait ncessairement tre beau. Mais Diotime lavait12. Petite ville dIonie, proche dIzmir, dans lactuelle Turquie. 13. Antoine Laurent de Lavoisier (1743-1794), chimiste, philosophe et conomiste franais que lon considre comme le pre de la chimie, a donn au principe dAnaximandre sa version moderne sous la forme de la loi de la conservation de la matire. 14. lissue de son procs, Anaxagore se retira alors Lampsaque, une colonie grecque de Milet, o il mourut vingt-cinq ans plus tard (en 428 av. J.-Ch.), alors que Socrate tait g de 41 ans.

contredit. Socrate, en bon hritier (probablement feint) de Parmnide, avait contre-attaqu en objectant qualors ros devait tre laid, ce qui lui paraissait impossible. Diotime le contredisait toujours : Pas de blasphme, Socrate, timagines-tu que ce qui nest pas beau doit ncessairement tre laid ? Timagines-tu, de mme, que celui qui nest pas un expert est stupide ? Nas-tu pas le sentiment quentre science et ignorance il y a un intermdiaire ? Lequel ? demande Socrate. Avoir une opinion droite, sans tre mme den rendre raison. () Lopinion droite est bien quelque chose dintermdiaire entre le savoir et lignorance. () Ne force donc ni ce qui nest pas beau tre laid, ni non plus ce qui nest pas bon tre mauvais (202 a-b). Socrate raconte quil admit alors quros est quelque chose entre le laid et le beau, entre le mauvais et le bien. ros est dsir du beau, du bien et du vrai dans ce qui ne lest pas encore. Socrate semble ainsi renoncer Parmnide pour adopter Hraclite. Certains textes de Platon le Parmnide, notamment font de Socrate un parmnidien. Noublions pas cependant que ces textes sont du Platon vieillissant, tandis que ceux dans lesquels Socrate manifeste une relle sympathie pour Hraclite sont plus anciens. Quoi quil en soit, Socrate, ntant pas lhomme senfermer dans un clan, il ne choisira pas entre Hraclite et Parmnide. En certaines occasions, il cite et mme commente le philosophe dphse.15 En dautres, il nest pas insensible au dsir de permanence quil a dcel chez llate. Et je fais lhypothse que ce qui la subjugu, entre autres, dans lenseignement quil a reu de Diotime de Mantine, cest prcisment quelle mnage une voie entre les deux rivaux. Dun ct, propos dros, elle refuse de choisir entre laid et beau, mauvais et bon, faux et vrai ; de lautre, elle reprsente ros comme un intermdiaire entre ces extrmes, intermdiaire dont le mouvement conduit nous y reviendrons plus loin vers le stade ultime de la rvlation divine : la connaissance en acte de la beaut en soi. Bref, Parmnide aurait raison dans lunivers divinis. Et, par consquent, tort, car lunivers est loin dtre divinis ; tout au plus est-il en train de se diviniser au travers de la divinisation des hommes bons. Lenseignement de Diotime nest cependant paradoxal quen apparence. Il se heurte aux impossibilits du langage dont le Cratyle sest fait le tmoin : notre langage est trop pauvre que pour pouvoir parler tout la fois du divin il devient alors parmnidien et de lhumain il reste alors rsolument hracliten ! Socrate, la suite de Diotime, adopte une position au-del du choix entre Hraclite et Parmnide. On ignore quel ge avait Socrate lorsquil suivit les enseignements de Diotime. Il se peut mme que cet pisode soit une pure invention de15. Platon, Banquet, 187 a ; Cratyle, 202 a-d ; Hippias majeur, 289 a.

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Platon destine dcharger Socrate des propos que lui-mme lui met dans la bouche. Mieux valait attribuer une femme ces propos rvolutionnaires qu Socrate lui-mme. En revanche, on sait que Socrate tait g de vingt-neuf ans quand il rencontra Aspasie de Milet, qui tait alors depuis quatre ou cinq ans dj la compagne de Pricls. Celui-ci, sduit par la beaut et lintelligence exceptionnelles dAspasie, avait divorc de sa premire femme, avec qui il avait eu deux fils. Cette union souleva quelques protestations Athnes, car Aspasie tait non seulement une trangre, mais galement une courtisane. La question est trs discute de savoir si Pricls la pouse ou non. Toujours est-il quil eut avec elle un troisime fils et quil posa des gestes politiques de grande porte symbolique pour limposer son entourage. Selon les lois que son pre avait fait voter, ce dernier fils tait un btard, puisque un seul de ses deux parents tait proprement athnien. Pricls russit toutefois, en hommage Aspasie, obtenir pour lui une drogation sa propre loi et le faire inscrire sur la liste des citoyens dAthnes. Cela montre linfluence tonnante quAspasie a pu avoir sur la vie athnienne du sicle de Pricls.16 Socrate rendait assez frquemment visite Aspasie, qui le recevait toujours avec joie. Lhomme et la femme avaient le mme ge. La condition sociale dAspasie, premire dame dAthnes, ne lui permettait pas, mme si son enseignement officiel la rapprochait deux, de circuler en ville comme le faisaient les Sophistes. Elle recevait donc chez elles les Athniens dsireux de se former aux ruses de la violence des discours politiques. Ce ntait probablement pas cela que Socrate venait chercher chez elle. On peut penser quau-del de la brillante rhtorique dont elle partageait la matrise avec Socrate, Aspasie disposait de nombreuses autres flches dans son carquois et que, pour elle comme pour le philosophe, leurs rencontres tendaient leur arc. En ralit, Aspasie partageait avec Socrate ce quelle ne pouvait partager avec Pricls, trop occup par ses devoirs de Stratge. Un point essentiel distinguait Aspasie des Sophistes. Et ce ntait pas son genre. Ctait bien plutt un point quelle partageait avec Socrate : son souci des choses de lesprit. Ltrangre Aspasie tait une femme dune surprenante libert non seulement de murs, mais de pense. Et cest l que Socrate et elles se rejoignaient. Socrate ntait point son client. Je crois bien quils vivaient une profonde amiti dans laquelle les affaires dargent neussent eu aucun sens. Ils sestimaient et probablement saimaient damour crateur et partageaient les diffrences qui les enrichissaient. Aspasie apportait Socrate ce que ce dernier ne pouvait pas trouver dans sa16. Danielle Jouanna, Aspasie de Milet, grie de Pricls, Paris, Fayard, 2005.

propre culture. Elle lui enseignait lart de ne pas dcider de ce qui nexige pas imprativement de dcision. Elle lui suggrait comment tre fidle lui-mme, comment se trouver sans savoir davance qui il deviendrait, comment saccepter dans cette diffrence insolite qui faisait de lui un tre part dans le peuple athnien. Aspasie laidait laisser retentir en lui cette petite voix qui depuis lenfance lavertissait des erreurs ne pas commettre. Elle coutait avec lui ces messages divins et, lorsquil savrait ncessaire, elle lassistait dans leur interprtation. Aspasie, par petites touches aussi respectueuses quhabiles instillait chez son ami la conviction que la divinit, finalement, ne rsidait pas dans les cieux, mais bien plutt au trfonds de son tre. En change, Socrate linformait des dbats qui agitaient lintelligentsia athnienne. Il linformait et lui expliquait gnreusement les tenants et les aboutissants de toutes ces batailles dides. Cosmologistes, physiciens, juristes, musiciens, mathmaticiens, thologiens en vue, Socrate les connaissait tous et exposait son amie leurs positions, lui expliquait leurs arguments, mme les plus obscurs. Parmnide, Hraclite, Anaxagore, Thals, Pythagore, Empdocle plus aucun de ces penseurs ntaient grce lui trangers Aspasie. On ne sait jusqu quand dura leur amiti. Probablement jusqu la mort dAspasie, car il nest nulle part fait mention quelle ait jou un rle quelconque autour du procs de Socrate et de sa mort, ce qui semble indiquer quelle ait disparu avant le procs. Sans doute avait-elle d se retirer discrtement aprs la mort de son protecteur, presque vingt-cinq ans avant celle de Socrate. Sans doute vivait-elle encore, discrte, sous la Tyrannie des Trente Socrate aurait-il pu, en effet, supporter, sans son soutien, linterdiction qui lui fut faite par ces derniers denseigner dans les rues dAthnes ? La formation de Socrate fut aussi celle dun soldat. Il a particip plusieurs campagnes militaires. En 432 av. J.-Ch., en pleine Guerre du Ploponse, il combat Potide dans les rangs des Athniens.17 Alcibiade raconte dans le Banquet que, grce sa vigueur et son intrpidit, Socrate lui a sauv la vie.18 On le trouve ensuite Hoplite (fantassin) la bataille de Samos en 430. Il intervint encore dans la bataille dAmphipoli en 422. Dans toutes ces circonstances, il est souligner que Socrate nest jamais prsent comme un pourfendeur dennemis 19, mais bien plutt comme un homme dun courage et dune fidlit indfectibles.17. Platon, Banquet, 219 e, Charmide, 153 a. 18. Platon, Banquet, 220 a-b. 19. Jean-Nol Duhot, Socrate ou lveil de la conscience, Paris, ditions Bayard, 1999, p. 52.

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Un dernier aspect de la formation de Socrate est largement ignor des commentateurs classiques et des professeurs : sa formation spirituelle. Platon, toutefois, y fait quelques allusions bien relles, mme si elles ont gn les gens de la confrrie philosophique. Plusieurs indices donnent penser que Socrate aurait t initi une forme de chamanisme dorigine hyperborenne. Voici les faits. Au commencement du dialogue qui porte son nom, Charmide se plaint dune migraine dont Socrate propose de le soulager grce un remde incantatoire.20 Socrate, qui rentre de la campagne de Potide, se dit dtenteur dune incantation que lui aurait enseigne un mdecin thrace de Zalmoxis, selon lequel tous les maux viennent de lme et peuvent tre soigns par des incantations, cest--dire par un discours (logos) qui engendre la sagesse dans les mes 21. Par ailleurs, dans le Banquet, le Matre de maison, Agathon, impatient de voir arriver Socrate qui tarde rejoindre lassemble laquelle il a t invit, demande un esclave daller la recherche du philosophe. Le serviteur revient bredouille et dclare : Votre Socrate sest retir sous le porche de la maison des voisins, et il sy tient debout ; jai beau lappeler, il ne veut pas venir 22. Agathon insiste, mais Aristodme sinterpose : Nen faites rien, laissez-le plutt. Cest une habitude quil a. Parfois, il se met lcart, nimporte o, et il reste l debout. Il viendra tout lheure, je pense. Ne le drangez pas, laissez-le en paix. 23 Cette extase nest pas la seule. Dans le Banquet, Alcibiade raconte que lors de la campagne de Potide, Socrate et un moment donn un comportement trange. Voici le rcit que Platon met dans la bouche du protg de Pricls : Concentr sur ses penses, il [Socrate] tait, lendroit mme o il se trouvait au point du jour, rest debout examiner un problme. Et comme cela navanait pas, il nabandonnait pas, et il restait l debout chercher. Il tait dj midi. Les hommes lobservaient, tout tonns ; ils se faisaient savoir les uns aux autres que Socrate, depuis le petit matin, se tenait l debout en train de rflchir. En fin de compte, le soir venu, certains de ceux qui le regardaient, une fois quils eurent fini de dner, sortirent leurs paillasses dehors, car on tait alors en t, et ils couchrent au frais, tout en le surveillant pour voir sil passerait la nuit debout. Or, il resta debout jusqu laurore, jusquau lever du soleil. Puis, aprs avoir adress sa prire au soleil, il sen alla. 2420. 21. 22. 23. 24. Platon, Charmide, 155 e 157 b. Platon, Charmide, 157 a. Platon, Banquet, 175 a. Platon, Banquet, 175 b. Platon, Banquet, 220 c-d.

Cette prire au Soleil est trange, car les Grecs ne comptaient pas le Soleil parmi les divinits de leur Panthon. Elle suggre un rapport la nature qui ne relve pas de la religion grecque classique. Il faudra donc prendre au srieux le caractre religieux du procs 25, car le fait que Socrate ait t accus de ne pas reconnatre les mmes dieux que la cit et dintroduire quelque chose de nouveau dans lordre du divin nest pas, contrairement ce que disent nombre de professeurs, un simple prtexte. Cest une accusation rellement grave et pertinente. Mais do vient ce nouveau dieu ? Supposons que Socrate, loccasion notamment de la campagne de Potide, ait reu une initiation chamanique, comme il semble le suggrer dans le Charmide et comme Alcibiade semble le confirmer dans son long discours du Banquet. Quest-ce que cette donne supplmentaire apporterait au portrait quon peut se faire de lui ? Trs prcisment, un lment fort important. En effet, quest-ce quun chamane ? Mme si la question a suscit des rponses qui remplissent une bibliothque entire, certains traits caractristiques du chamanisme peuvent tre considrs comme bien tablis. Selon les spcialistes les plus autoriss26, le chamanisme consiste en une spiritualit centre sur la mdiation entre les humains naturels et les esprits surnaturels. Lexprience spirituelle de base est lextase, ou la transe rituelle souvent accompagne de musique, qui permet dentrer en communication avec les esprits suprieurs en vue de mieux saisir la ligne de vie la plus juste. Do lassociation avec des prises de conscience, des conversions, voire des gurisons. Les songes et les visions jouent un rle important dans ce type de mdiation. Le chamane apparat comme un devin dont les absences (vanouissements, insensibilit, dshabitation momentane du corps) correspondent des voyages intrieurs (que certains qualifient de voyages astraux ), do le chamane rapporte les informations ncessaires au rajustement des tres singuliers avec le Grand Esprit universel. Quoi quil en soit, un chamane parat jouer un rle de guide inspir par le Grand Esprit. En ce qui concerne Socrate, ces points ne sont pas ngliger, comme nous le verrons dans lexpos de sa thologie et de sa propre perception de son destin personnel. Certains objecteront sans doute que le chamanisme est un phnomne oriental, qui nexistait pas en Grce. Lobjection pourrait avoir un poids si lexistence dun groupe de penseurs ou de mages prsocratiques navait pas t dmontre. Or, prcisment Milet, ville portuaire dAsie25. Jean-Nol Duhot, Socrate ou lveil de la conscience, Paris, ditions Bayard, 1999, p. 63. 26. Notamment : Mircea liade, Le chamanisme et les techniques archaques de lextase, Paris, Payot, 1992 ; J.P. Costa, Les chamans, hier et aujourdhui, Paris, Flammarion, 2001 (rd. : Monaco, ditions Alphe, 2007 ; Roberte Hamayon (dir.), Chamanismes, Paris, PUF, coll. Quadrige , 2003.

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mineure sur la mer ge, probablement lpoque mme du philosophe et mathmaticien Thals (625 547 av. J.-Ch.), vivait un groupe de devins appels hyperborens . Rien dtonnant, car cinquante annes seulement sparent la mort de Thals de la naissance de Socrate Athnes et dAspasie Milet. De plus, les Grecs avaient colonis vers 630 av. J.-Ch. la rgion de la Mer Noire o vivaient les Scythes et le fameux mdecin Zalmoxis voqu par Socrate au dbut de sa conversation avec Cratyle semble un hritier en droite ligne de ces mages hyperborens . De plus, ces mages taient galement appels apolliniens . Tous ces indices convergent pour accrditer la thse selon laquelle Socrate, probablement sous les conseils dAspasie, sest fait initier aux pratiques et aux croyances des chamanes. Je forme lhypothse que cette initiation, que lon qualifierait aujourdhui dinterculturelle, la aid prendre de profondes distances lgard de la religion populaire de sa ville natale. Un dernier vnement sinscrit mon avis dans la longue formation de Socrate : lpisode de la consultation de la Pythie de Delphes par Chrphon, son ami denfance. Dans son apologie, Socrate raconte ses juges que Chrphon, sans doute inquiet de lagressivit quil sent saccumuler lencontre de son ami, a consult lOracle de Delphes pour savoir sil existait un homme plus sage que lui, Socrate. Chrphon se serait fait rpondre par la Pythie que Socrate est le plus sage de tous les hommes 27. Cette rvlation , Socrate laura mdite toute sa vie. Sans doute Aspasie laura-t-elle aid la comprendre, cette rvlation apparemment paradoxale. Sans doute a-t-elle aussi assist Socrate dans laccouchement de la conscience de son destin personnel trs probablement li ce que lui avait dj appris son initiation chamanique. Toujours est-il que le philosophe a tir avec une rigueur rationnelle et morale exemplaire les consquences tant de son initiation spirituelle, que de son amiti avec Aspasie, que de la rvlation de lOracle de Delphes. Sa cohrence la dailleurs conduit devant le tribunal qui la condamn mort. Le mot dordre de sa pratique philosophique stait forg dans le creuset de son amiti avec Aspasie : Ta sagesse est de savoir que tu ne sais pas !

propre sagesse et de la responsabilit spirituelle qui est la sienne, il tente, par diverses manuvres, dinduire cette sagesse chez ses concitoyens. Lun de ses stratagmes auquel il a le plus frquemment recours est lironie. La fameuse ironie de Socrate consiste, selon lheureuse formule de Jean Brun, prendre lhomme srieux son propre pige en lui montrant que ce srieux repose sur une ignorance qui signore 29. Il sagit de tendre le pige de lautosatisfaction 30. Dans la brillante thse de doctorat quil lui a consacre31, Sren Kierkegaard souligne que lironie surgit quand Socrate veut mettre linfini au premier plan 32. Linfini, cest linsaisissable, cest ce qui perptuellement chappe toute tentative de larraisonner, cest ce qui peut nous surprendre chaque instant. Et cest bien ce qui anime la pratique dialogique de Socrate : faire apparatre toute lignorance que reclent nos pseudo-savoirs et dessiner ainsi cest--dire comme en creux lespace de lincertitude, la bance du savoir, la fragilit de ltre. Il nest dailleurs pas sans intrt de remarquer que lapparence physique de Socrate lui-mme exprime cette mme ironie. Pierre Hadot, avec sa finesse habituelle, observe que le masque de Socrate, droutant et insaisissable, jette le trouble dans lme de son interlocuteur et le conduit une prise de conscience qui peut aller jusqu la conversion philosophique.33 Lon Brunschvicg observait : Tout contribue faire de la connaissance de Socrate lui-mme un thme dironie socratique. La seule chose que nous sachions srement de lui, cest que nous ne savons rien. 34 Lironie socratique nest donc pas en elle-mme la vrit. Elle est, en revanche, le chemin maeutique par excellence vers la vrit. Contrairement aux apparences, lexercice de lironie, tel que le pratiquait Socrate, nest pas une pratique arbitraire. Cest, tout au contraire, une pratique trs codifie. Platon lui-mme sest charg de lexprimer par la bouche de Socrate. Dans un dialogue intitul Gorgias, le fondateur de lAcadmie le fait discuter avec Callicls, Polos et Chrphon. Monique Canto-Sperber, dans la brve introduction quelle a rdige sa traduction du Gorgias dans la rcente publication des uvres compltes de Platon29. Jean Brun, Socrate, Paris, 1992, p. 98. 30. Jean-Nol Duhot, Socrate ou lveil de la conscience, Paris, ditions Bayard, 1999, p. 87. 31. Sren Kierkegaard, Du concept dironie constamment rapport Socrate, in : uvres compltes, tome 2, Paris, ditions de lOrante, 1975, pp. 1-297. 32. Sren Kierkegaard, Post-scriptum, in : uvres compltes, t. 11, p. 188. 33. Pierre Hadot, loge de Socrate, 1998, p. 14. 34. Lon Brunschvicg, Le progrs de la conscience dans la philosophie occidentale, Paris, 1927, t. 1, p. 4.

Maeutique 28

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ocrate avait trente-cinq ans environ, semble-t-il, lorsquil entrepris de philosopher publiquement dans les rue dAthnes. Conscient de sa

27. Platon, Apologie de Socrate, 21 a. 28. La maeutique est lart daider aux accouchements, art que Socrate a hrit de sa propre mre.

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sous la direction de Luc Brisson, considre ce dialogue comme vif, voire violent 35. Il sy agit de la rhtorique comme savoir-faire et de la justice comme mode de vie. Lintrt intrinsque de ces thmes ne doit pas cacher que ce texte admirable recle une vritable mthodologie de la dialogique socratique. de nombreuses reprises, en effet, merge dans la bouche de Socrate la formulation de principes dont il recommanderait assurment lobservation tous ceux qui voudraient mener bien un dialogue authentique. Quels sont ces principes directeurs dun authentique dialogue ? Avant de rpondre avec Socrate cette question, il faut prciser que le mot dialogue est entendu ici dans son sens tymologique : travers tout et jusquau bout par la parole . Cette dfinition du dialogue est plus restreinte que celle quon donne le plus souvent de nos jours ce terme qui connote simplement aujourdhui limpression de confort communicationnel que peuvent prouver des interlocuteurs au cours dune conversation. Pour Socrate, le dialogue est une conversation dun genre extrmement exigeant. Il me parat commode de synthtiser ces exigences sous la forme de sept principes.

Il sagit dentretenir un prjug favorable lgard des interlocuteurs : Quelque chose mtonne dans ce que tu dis. Dailleurs, il est probable que tu as raison, et que je nai pas bien saisi (458 e). Il sagit aussi de critiquer des opinions ou des arguments, non des personnes : Jai peur que tu ne penses que lardeur qui manime vise, non pas rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion, mais bien te critiquer (457 e).

Principe de clartPas de dialogue sans clart. Ou, du moins, sans volont de clart et dont ouverture aux demandes ventuelles de clarification. Il sagit de rendre parfaitement vident pour nous ce dont elle [la discussion] traite (453 c, 457 e). Commenons par voir tout de suite quel est le point prcis sur lequel porte la discussion (d), [] le point sur lequel nous ne sommes pas daccord (472 c). Cette recommandation rsulte dobservations dune grande finesse. La pratique quotidienne du dialogue socratique confirme en effet quil est fructueux de se mettre daccord, dtape en tape, sur les points de dsaccord quil reste rgler. Cette stratgie permet dviter bien des pitinement dans la recherche commune. Par ailleurs, une autre remarque de Socrate est capitale. La mdecine, dit-il, parce quelle peut rendre raison de chacun de ses gestes, est un art et non un simple savoir-faire, comme lest la cuisine qui procde par routine (501 a). La clart exige que lon rende raison des opinions que lon dfend. Ils sagit que les interlocuteurs proposent la discussion des arguments et non des sentiments. Les sentiments et les motions qui les engendrent sont certes de grands rservoirs dnergie qui alimentent la formulation darguments, mais ils sont, par leur nature mme, indiscutables et donc impropres au dialogue. Ce qui nexclut nullement quil puisse tre agrable, fructueux et apaisant de pouvoir partager ses motions.

Principe de rechercheUn authentique dialogue consiste en une recherche commune du vrai, du beau ou du bien : On na jamais rfut ce qui est vrai. [] Cest impossible (473 b). Callicls, tu es en train de dmolir tout ce qui avait t dit avant, et tu naurais mme plus les qualits requises pour chercher avec moi ce qui est vrai si tu te mets dire des choses contraires ce que tu penses (495 a). Sans recherche commune, point de dialogue. Par ailleurs, le dialogue est incompatible avec le mensonge.

Principe dquitDans un authentique dialogue, les interlocuteurs parlent tour de rle : Tour tour, interroge et puis laisse-toi interroger (462 a). Lun pose une question, lautre y rpond, en vitant les trop longs discours (449 b). Cest dire que les interlocuteurs ont tout autant le devoir dcouter les autres que lobligation de ne pas passer leur tour.

Principe de comptence Je suis convaincu que si on doit contrler une me et la mettre lpreuve pour voir si elle vit bien ou mal, il faut avoir trois qualits ; or toi, Callicls, tu les as toutes les trois. Il sagit de la comptence, de la bienveillance et de la franchise (486 e 487 a). La bienveillance et la franchise ont t dj mentionnes dans les principes 3 et 1 respectivement. Que signifie ici la comptence ? Il y a tout lieu de penser quil sagit de comptence pistmologique , cest--dire de cette forme dattitude critique qui permet un sujet de discerner ce quil sait dexprience personnelle de ce quil croit savoir parce que dautres le lui ont dit, en qui il a plus ou moins confiance, de ce dont il forme lhypothse, de ce quil aimerait savoir, etc.

Principe de bienveillanceLes interlocuteurs se doivent de considrer que chacun deux est en mesure dapporter quelque chose de pertinent la recherche commune.35. Monique Canto-Sperber, Gorgias in : Luc Brisson, uvres compltes de Platon, Paris, Flammarion, 2008, pp. 415-416.

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Principe de rfutationLexigence de ce principe parat souvent contraire lintuition qui nous ferait prfrer spontanment la confirmation la rfutation. Certes, les confirmations ont leur importance, surtout quand il sagit de construire un consensus. En revanche, quand il sagit de mener bien une recherche, la stratgie des conjectures audacieuses et des rfutations impitoyables , pour reprendre la formulation que Karl Raymund Popper leur donnera au XXe sicle36, savre dune exceptionnelle fcondit. Linventeur en est sinon Socrate, du moins Platon : Voil, si la discussion que nous avons eue tintresse, si tu veux y apporter des correctifs, je te lai dj dit, reprends ce qui te parat tre faux : tour tour, interroge et puis laisse-toi interroger, rfute et laisse-toi rfuter, comme nous lavons fait, Gorgias et moi (462 a). Je tai dit que, si tu considrais, comme moi, quil y avait profit tre rfut, ctait la peine de discuter, mais que sinon, le mieux tait de laisser tomber (461 a). En fait, jestime quil y a plus grand avantage tre rfut, dans la mesure o se dbarrasser du pire des maux fait plus de bien quen dlivrer autrui. Parce qu mon sens, aucun mal nest plus grave pour lhomme que de se faire une fausse ide des questions dont nous parlons en ce moment. Donc, si tu massures que tu es comme moi, discutons ensemble; sinon, laissons tomber cette discussion, et brisons-l (458 a-b). Allons, naie pas peur de te fatiguer pour rendre service un ami : je ten prie, rfute-moi (470 c). Car moi, je ne suis pas sr de la vrit de ce que je dis, mais je cherche en commun avec vous, de sorte que, si on me fait une objection qui me parat vraie, je serai le premier tre daccord. Bien sr, je parle comme cela en pensant quil faut pousser cette discussion jusqu son terme (506 a). Ce principe de rfutation appelle un dernier principe destin prvenir les ventuelles blessures narcissiques que subiraient des interlocuteurs qui, pour stre identifis leurs propres opinions, se sentiraient rfuts en personne lorsque leur opinion est dmontre fausse.

Tout au long de la discussion dj si abondante, que nous avons eue, toutes les autres conditions [dune vie juste] ont t rfutes et la seule qui reste sur pied est la suivante : il faut faire bien attention ne pas commettre dinjustices plutt qu en subir ; tout homme doit sappliquer non pas avoir lair dtre bon , mais plutt ltre vraiment, en priv comme en public ; et si un homme sest rendu coupable en quelque chose, il faut le punir (527 a-b). Il sagit l dune exigence extrme mais fondamentale de toute lthique : prfrer subir linjustice la commettre. Cela ne signifie aucunement quil conviendrait de se complaire dans linjustice subie, car, si lon prtend participer au dialogue, il faut parler son tour et dnoncer linjustice en en demandant rparation. Le septime principe socratique du dialogue est en ralit une exigence de non vengeance. Il exclut le rapport de force au bnfice de la parole travers tout jusquau bout ! Tels sont les principes que Socrate mme a observs jusqu sa mort.

Euthanasique 37

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Principe de rparation la fin du Gorgias, Socrate rcapitule toute la discussion en des termes saisissants : En ralit, tu vois bien qu vous trois, qui tes les plus sages des Grecs aujourdhui, oui, toi [Callicls], Polos et Gorgias, vous navez pas pu dmontrer quon doit vivre une autre vie que celle dont jai parl, vie qui nous sera de plus fort utile quand nous arriverons dans le monde des morts. En fait, cest tout le contraire qui sest produit.36. Karl R. Popper, Logik der Forschung, Vienne, Springer Verlag, 1934 (trad. anglaise : The Logic of Scientific Discovery, Londres, Hutchinson, 1957 ; trad. franaise : La logique de la dcouverte scientifique, Paris, Payot, 1974). Voir aussi : Jean-Franois Malherbe : La philosophie de Karl Popper et le positivisme logique, Paris, PUF, 1977 ; 2e dition 1979.

ocrate est mort en 399 av. J.-Ch., 70 ans. Tous les lecteurs savent quil a assum lui-mme sa dfense et que celle-ci a t juge trs maladroite puisquelle a abouti sa condamnation mort. A-t-elle t si maladroite que le disent certains avocats en mal de cause ? Rien nest moins sr. En effet, Socrate, conformment lthique dont il sest fait le porte-parole, sest prsent ses juges tel quil tait, avec ses forces et ses faiblesses, et surtout en tmoignant de ses convictions. Quels taient les chefs daccusation noncs contre Socrate ? Il lui fut reproch de ne pas reconnatre les dieux de la Cit et dy en introduire de nouveaux38, ainsi que de corrompre la jeunesse. En ralit, dans un premier temps, on stonne : Socrate corrupteur de la jeunesse, alors quil tait probablement lun de ses plus profonds ducateur ? On plaisante. Il sagit dautre chose, bien naturellement. Lobstination de Socrate faire avouer chacun son ignorance lui cra des ennemis, certes. Mais il affirmait galement que des dieux on ne peut rien savoir, et que la justice nest pas ce quelle prtend, quil entendait une voix que seule la Pythie et Aspasie peut-tre pouvaient our. Socrate drangeait lordre tabli. Il fut, pour reprendre les catgories dfinies bien plus tard par Spinoza, un dissident trait comme un sditieux .39

37. Ladjectif euthanasique signifie : relatif une bonne mort. 38. Platon, Apologie de Socrate 24 b-c ; Euthyfron 3 a-b. 39. Un dissident est un citoyen qui, tout en ntant pas daccord avec une loi de la Cit et en agissant pour la faire modifier selon les procdures prvues cet effet, continue de

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Socrate avait pour principal adversaire, travers ses multiples interlocuteurs, la sclrose de la conscience publique 40. LOracle de Delphes avait rpondu la question de Chrphon : Il ny a pas dhomme plus sage que Socrate . Loracle ne pouvait mentir ; il fallait donc, pour Socrate, dmontrer son affirmation : interroger, discuter, dgonfler, dconcerter, scandaliser, exasprer, arracher son masque la sottise Cest ce quil fit jusqu ce que son peuple irrit le frappe comme un taon quon crase dune tape parce quil vous agace. Socrate vraiment tait agaant. Il fait mme la leon ses Juges : Craindre la mort, ce nest rien dautre, en effet, Juges, que de passer pour sage alors quon ne lest point, que de passer, en effet, pour savoir ce que lon ne sait pas. Car de la mort, nul na de savoir, pas mme si ce nest pas prcisment pour lhomme le plus grand des biens ; mais on la craint, comme si lon savait parfaitement quil ny a pas de plus grand mal ! Et cela, comment ny pas voir cette ignorance, justement, qui est rprhensible, celle qui consiste simaginer savoir ce quon ne sait pas ? Quant moi, Citoyens, cest dans cette mesure et sur ce point que je diffre de la majorit des hommes, et si, enfin, il doit y avoir quelquun que, par quelque endroit, je me dclarerais surpasser en sagesse, celui-l, je dclarerais que ma supriorit, cest de navoir pas de savoir suffisant sur ce qui se passe chez Hads et, ainsi, de ne pas me figurer savoir ce que je ne sais pas. 41 De plus, il tente de les persuader de ne pas commettre une nouvelle injustice et de le librer : Oui, supposons quen rponse cela vous me disiez : Socrate, nous ne suivrons pas aujourdhui lavis dAnytos. Nous tacquittons au contraire, une condition pourtant : cest que poursuivre cette enqute, non plus que philosopher, noccupera pas dsormais tout ton temps. Mais, si on te prend encore le faire, alors tu mourras ! (d) Si ctait donc ces conditions, dis-je, que vous seriez disposs macquitter, voici ce que je vous dirais : Athniens, je vous salue bien et je vous aime ! Mais jobirai au Dieu plutt qu vous : jusqu mon dernier souffle et tant que jen serai capable, ne vous attendez pas que je cesse de philosopher, de vous adresser des recommandations, de faire voir ce qui en est tel de vous qui, en chaque occasion, se trouvera sur mon chemin,respecter la loi en question. Cest parce quil na pas la prtention davoir raison contre tous quil soumet sa conduite la loi dfinie par la collectivit. Un sditieux est un citoyen qui ne respecte pas la loi avec laquelle il est en dsaccord. Spinoza proposait driger des statues la mmoire des dissidents parce quils font avance la socit. Il recommandait par contre dempcher les sditieux de nuire, quitte les emprisonner sil le faut. Voir son Trait thologico-politique (nombreuses ditions). 40. Micheline Sauvage, Socrate et la conscience de lhomme, Paris, Seuil, coll. Matres spirituels , 1956, p. 13. 41. Platon, Apologie de Socrate, 29 a-b.

en lui tenant le langage mme que jai coutume de tenir : le meilleur des hommes, toi qui es un Athnien, un citoyen de la ville la plus considrable, de celle qui, pour le savoir et la puissance, a le plus beau renom, tu nas pas honte davoir le souci de possder la plus grande fortune possible, (e) et la rputation, et les honneurs, tandis que de la pense, de la vrit, de lamlioration de ton me, tu ne te soucies point et ny penses mme pas ! Et sil sen trouve un parmi vous pour le contester et pour prtendre quil en est soucieux, je ne le lcherai pas sur lheure, je ne men irai pas non plus ; mais je lui poserai des questions, je lexaminerai, je lui montrerai son erreur et, sil ne me semble pas possder de vrai mrite, et quil le prtende cependant, je lui reprocherai dattribuer la moindre valeur ce qui en a la plus grande (a) tandis quil met plus haut prix ce qui est le plus misrable ! Voil ce que je ferai, avec les plus jeunes comme avec les plus gs, au hasard de la rencontre, avec ltranger comme avec lhomme de la ville, mais surtout avec vous, les gens de cette cit, pour autant que par lorigine vous mtes plus proches ! Cest cela, en effet, sachez-le bien, que minvite le Dieu. Clouant moi, je ne crois pas quil y ait eu encore dans la Cit de bien plus grand que cette soumission de ma part au service du Dieu ! Si, en effet, vous me faites prir, il ne vous sera pas facile den trouver un autre qui soit comme je suis : tout bonnement (quand bien mme il serait par trop ridicule de parler ainsi !), attach par le Dieu au flanc de la Cit, comme au flanc dun cheval puissant et de bonne race, mais auquel sa puissance mme donne trop de lourdeur et qui a besoin dtre rveill par une manire de taons. Cest justement en telle manire que moi, tel que je suis, le Dieu ma attach la Cit ; moi qui rveille chacun de vous individuellement, qui le stimule, qui lui fais des reproches. 42 Ce discours dlirant la assimil un corrupteur de la jeunesse, dautant que deux de ses disciples, Alcibiade et Critias, avaient trahi la Cit. En ralit, il stait consacr provoquer la jeunesse se dgager de la servile obissance lopinion reue. Il poursuivit dailleurs ses provocations jusqu apprendre penser, non seulement aux jeunes gens, mais encore ses juges. Il finit donc par tre le bouc missaire charg demporter dans la mort tous les vieux pchs dAthnes , comme dit si joliment lhellniste suisse Andr Bonnard. Mais plus que sa vie, cest finalement sa mort, quil semble avoir voulue, qui a scell lauthenticit de sa parole. Socrate, lorsquil sest heurt au caractre obtus des membres du Tribunal, a provoqu dlibrment sa propre mort, car il a compris que ctait non seulement la seule faon de ne pas renier sa pratique philosophique, mais aussi,42. Platon, Apologie de Socrate, 29 c 31a.

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et peut-tre surtout, parce quil a saisi que ce serait sa mort accepte, mme si elle tait profondment injuste, qui rendrait immortel le tmoignage quil avait mission de rendre de la vracit du divin. Nenseignait-il pas Callicls, Polos et Gorgias quil est de loin prfrable pour un homme juste de subir linjustice que de la commettre ? Le procs de Socrate, cest donc le procs fait la pense qui recherche, en dehors de la mdiocrit quotidienne, la solution des problmes vritables. Socrate, en harcelant les Athniens comme un taon, les empchait de dormir et de se reposer dans les solutions morales, sociales toutes faites ; Socrate est celui qui, en nous tonnant, nous interdit de penser selon les habitudes acquises. Socrate se situe donc aux antipodes du confort intellectuel, de la bonne conscience et de la srnit bate. Pour tous ceux qui pensent que lvidence de lautorit doit lemporter sur lautorit de lvidence, que lordre et la stabilit ne sauraient souffrir les crimes de non conformisme et de lse-socit, Socrate ne pouvait tre que lennemi de la Cit.43

Les manifestations du dieuLexprience socratique du divin se prsente de prime abord comme la prsence dune petite voix qui lavertit derreurs ne pas commettre. Platon, dans ses Dialogues les plus anciens, rapporte de multiples interventions de cette petite voix . En voici quelques unes dont il met lvocation dans la bouche de Socrate lui-mme. Le dbut de ce qui se manifeste moi comme quelque chose de divin, dclare le philosophe dans son discours au tribunal athnien, remonte mon enfance : Cest une voix qui, lorsquelle se fait entendre, me dtourne toujours de ce que je vais faire, mais qui jamais ne me pousse laction 48. Elle soppose notamment ce que je me mle des affaires de la cit. Non seulement la voix divinatoire ne ma-t-elle pas empch de me prsenter au tribunal ce matin, mais elle ne ma pas empch de dire quoi que ce soit lorsque je suis mont la tribune pour me dfendre.49 Faire ce que jai fait est donc une bonne chose, car Si le signal ne ma aucun moment retenu de plaider ainsi ma propre cause, cest bien quil valait mieux pour moi mourir maintenant et tre libr de tout souci 50. Par ailleurs, Socrate explique Alcibiade, dans le dialogue qui porte son nom, que le dmon qui la retenu jusquici de sapprocher de lui ne le lui dfend plus.51 Socrate a donc attendu la permission du dieu pour dialoguer avec Alcibiade. La raison en est, Socrate le voit clairement maintenant, quAlcibiade ntait pas prt dialoguer vraiment avec lui : Ce dieu qui ma longtemps retenu de dialoguer avec toi, cest ma foi en lui qui me fait dire quil ne se manifestera toi que par moi 52, avoue Socrate Alcibiade. Ce dernier semble maintenant dispos reconnatre en Socrate la manifestation du dieu. Socrate tmoigne encore que ce mme dieu organise ses rencontres : Grce un dieu, sans doute, je me trouvai assis l o tu mas vu, dclare-t-il Criton ; jtais seul dans le vestiaire, et dj javais lintention de me lever. Mais quand je me levai, le signal dont jai lhabitude, mon signal divin, se produisit. Je me rassis donc, et peu de temps aprs, voil que ces deux hommes, Euthydme et Dionysodore, font leur entre .53 Or, cest prcisment dans un dialogue avec ces deux hommes que Socrate sest trouv provoqu dmontrer que le bonheur ne vient pas de la possession des biens, mais de leur usage clair par le vritable savoir en quoi consiste la sagesse.48. 49. 50. 51. 52. 53. Platon, Apologie de Socrate, 31 c-d. Ibidem, 40 a-b. Ibidem, 41 d. Platon, Alcibiade 103 a-b, 105 d 106 a. Ibidem, 124 c. Platon, Euthydme 272 e.

Thologique 44ocrate saffirme clairement comme un serviteur du dieu qui lui a command de rveiller ses concitoyens. Il ajoute que, par contraste avec les Sophistes, il na aucun intrt financier cet engagement. La preuve en est son extrme pauvret personnelle.45 Il proteste que ses affirmations senracinent dans son exprience personnelle et non dans une sorte de tromperie vise commerciale, comme celle que commettent certains Sophistes qui gagnent grassement leur vie en inventant des discours sur des nouveauts purement imaginaires et donc fausses. Socrate rfute donc laccusation de Mltos. Il dmontre quelle est contradictoire : dun ct, il lui est reproch son athisme et de lautre dintroduire de nouveaux dieux dans la Cit.46 Socrate nest manifestement pas athe, puisquil se fie son damn et que celui-ci ne peut tre quun fils de dieu 47. Mais il passe sous silence laccusation dintroduire de nouveaux dieux dans la Cit. Ce silence serait-il un aveu ? La question vaut la peine dtre souleve.

S

43. 44. 45. 46. 47.

Jean Brun, Socrate, Paris, PUF, coll. Que sais-je ? , 1992, p. 38. Ladjectif thologique signifie : relatif aux discours sur les choses divines. Platon, Apologie de Socrate, 28 e 29 d, 30 b 31c; Euthyfron, 3 b. Platon, Apologie de Socrate, 26 a 28 b. Ibidem.

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Enfin, dans une discussion avec Phdre, Socrate lui confie ceci : Comme jallais traverser la rivire, le signal divin, celui dont jai lhabitude, sest manifest en moi ; or, il me retient toujours lorsque je suis sur le point de faire une chose. Jai cru entendre une voix qui venait de lui et qui minterdisait de men aller avant davoir expi pour une faute contre la divinit. En fait, tu le vois, je suis un devin, pas trs fort, cest vrai, mais la faon des gens qui savent peine lire et crire, jai tout juste la capacit qui rpond mes besoins. Oui, prsent, je vois clairement o est ma faute. () Le discours que tu as prononc par ma bouche aprs mavoir drogu () a prsent ros comme quelque chose de mauvais. Or, ros est un dieu, il ne saurait tre quelque chose de mauvais. () Avant dtre puni pour avoir dit du mal dros, je vais tcher de lui offrir ma Palinodie, la tte dcouverte et non point, comme je ltais tout lheure, encapuchonn, parce que honteux. 54 Lensemble de ces tmoignages permet manifestement de conclure que Socrate vit dans la prsence perptuelle dun dieu qui lui envoie des messages par lintermdiaire dune voix/dun signal dont il fait grand cas.

Quoi quil en soit, il parat clairement assur que Socrate considrait son propre damn comme un intermdiaire entre les dieux et lui-mme et, plus gnralement, entre les hommes et les dieux. cet gard, la discussion que Socrate voque dans le Banquet, entre Diotime et lui, semble avoir t dcisive. Diotime le convainc quros est un intermdiaire entre le mortel et limmortel, entre lhumain et le divin.58 Il y a donc un lien trs troit tablir entre damn et ros. Ce lien est le suivant : le damn est porteur dun message destin orienter conformment au dsir du dieu la vie de celui qui le reoit. ros est, tout la fois, le dsir divin et le dsir du divin. Il est lamour du dieu pour lhomme et de lhomme pour dieu. Et de cet amour, cest le damn qui est le messager. Il y a donc entre damn et ros un rapport proprement mtonymique : lun contient lautre. Cest pourquoi les textes platoniciens recourent presque indiffremment lune ou lautre des expressions. Mais que disait Socrate des dieux mmes ?

Thologie socratiqueCe qui se manifeste avec le plus dvidence dans les propos de Socrate sur les dieux, cest leur caractre critique. Le philosophe ne se satisfait nullement des propos thologiques que la culture athnienne avait hrits dHomre et dHsiode dune part, des cosmologistes prsocratiques dautre part. Dans le Cratyle, Socrate explique Hermogne que : Les premiers hommes en Grce reconnaissaient comme dieux seulement ceux que reconnaissent aujourdhui beaucoup de Barbares : le soleil, la lune, la terre, les astres et le ciel. Parce quils les voyaient toujours en course, cest-dire courant (thonta), ils les ont surnomms thoi ( coureurs ), daprs cette facult naturelle quils ont de courir. 59 Il nadmet pas cette vision du divin. Sans doute influenc par Anaxagore, dont il avait suivi le procs alors quil ntait encore quun adolescent, Socrate ne considre pas les astres comme des dieux. Les dieux existent, certes, mais pas sous la forme des astres. Et lorsque dans le Banquet, Alcibiade raconte que, lissue de son incroyable mditation debout qui a dur dun lever de soleil un autre, Socrate a fait sa prire au soleil, il nonce sa propre comprhension de lattitude du philosophe, et non le vcu authentique de ce dernier. Socrate nadorait pas le soleil, ni ne le priait. Il sinclinait, je pense, devant la prsence du dieu recteur de lUnivers. Mais Socrate naccepte pas non plus la thologie mythologique traditionnelle hrite dHomre et dHsiode. Les croyances populaires,58. Platon, Banquet, 202 d. 59. Platon, Cratyle, 397 c-d.

Quest-ce que le damn de Socrate ?Quen est-il de cette voix, de ce signal, que Socrate prtend entendre et quil considre comme porteur de messages du dieu ? Par souci de clart, je lappellerai de son nom grec damn, car lquivalent franais est aujourdhui charg de connotations malfiques qui ntaient manifestement pas celles que Socrate entendait lorsquil en parlait. Dans son apologie, le philosophe affirme sans ambages que les damonoi 55 sont des fils des dieux.56 Ce sont aussi des guides qui accompagnent chacun de nous dans la mort : On raconte que pour chacun, une fois mort, le dmon qui, de son vivant, lavait reu en partage, est charg de le conduire vers un lieu o ont t rassembls ceux qui doivent, une fois jugs, sacheminer vers lHads sous la conduite de ce guide dont la mission consiste justement acheminer l-bas ceux qui viennent dici. Quand ils ont obtenu le sort quils devaient obtenir, et quils y sont demeur le temps assign, un autre guide les ramne de nouveau par ici ce qui prend de nombreuses et longues rvolutions du temps. 57 Certes, Socrate ne reprend pas explicitement son compte cette vision du rle des damonoi, mais il ne la rcuse pas non plus.54. Platon, Phdre, 242 b 243 b. Une palinodie (du grec palin, de nouveau , et d, chant ) est un texte dans lequel on contredit ce que lon avait affirm auparavant. 55. Forme plurielle de damn. 56. Platon, Apologie de Socrate, 26 a 28 a. 57. Platon, Phdon, 107 d-e. On retrouve la mme vision du rle post-mortem des damonoi dans un autre passage du Phdon : 113 d.

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attire-t-il lattention dEuthyphron, ne semblent pas avoir remarqu que les dieux nont pas dopinion commune sur ce qui est impie et ce qui est pieux. Et que les rivalits, les querelles et mme les guerres entre dieux que nous racontent les mythes sont les indices probants que ces dieux-l nexistent pas !60 Il va mme encore plus loin encore : il rfute la pertinence de tout commerce avec les dieux. Il dmontre au mme Euthyfron linanit de la prire et des sacrifices : La pit consisterait-elle en une espce de troc que les dieux et les hommes feraient les uns avec les autres ? () Explique-moi quel espce de profit les dieux peuvent bien tirer des dons quils reoivent de nous ? Les dons quils font sont manifestes aux yeux de tout le monde, car nous navons rien de bon quils ne nous aient donn. Mais en quoi profitent-ils de ce quils reoivent de nous ? 61 Et dans le Second Alcibiade, Socrate observe que : Dans un premier temps, les gens font des prires pour avoir des enfants, et lorsquils en ont eu, ces mmes gens se trouvent confronts ce quil y a de pire en fait de calamits et de malheurs. Car les uns, parce que leurs enfants se plaisent dans la mchancet, passent leur existence dans le chagrin, tandis que les autres, qui ont eu de bons enfants, mais sen sont trouvs privs par quelque mal, nont pas eu plus de chance que les prcdents et auraient prfr que ces enfants ne fussent jamais ns. 62 Cest dire que non seulement il ne croyait pas lefficacit des prires et des sacrifices, mais, quil trouvait absurde lide mme de demander quoi que ce soit aux dieux. On comprend que le procs intent par Anytos et Mltos lencontre de Socrate ait eu un vritable fondement religieux. Le philosophe rcuse avec dtermination la validit de toute la thologie populaire de sa patrie. Il fallait donc, pour protger la paix du peuple, quil en soit exclu ! Et cette exclusion tait dautant plus ncessaire que Socrate ne sest pas content de rcuser la thologie populaire, il a aussi tmoign explicitement dune tout autre thologie. Dans le Phdon, alors quil attend en prison lheure de mourir, Socrate confie Simmias sa faon de comprendre le chant si grandiose que les cygnes, les oiseaux dApollon, lancent la face du ciel lorsquils sentent sapprocher lheure de la mort : Pour moi, ce nest pas la souffrance qui les fait chanter () ; cest la prescience des biens quils trouveront chez Hads qui les fait chanter et se rjouir ce jour-l bien plus quauparavant 63. Puis, il se compare ces cygnes : Jestime justement60. 61. 62. 63. Platon, Euthyphron, 7 a 8 a. Ibidem, 14 e 15 a. Platon, Second Alcibiade, 142 b-c. Platon, Phdon, 85 a.

que je partage avec ces cygnes le mme service et que je suis consacr au mme dieu ; je ne pense pas tre plus mauvais devin queux, car cest du Matre que je tiens ce don, et je nprouve pas plus damertume queux me sparer de la vie 64. Voil une cl essentielle pour comprendre Socrate : il se dclare lui-mme serviteur dApollon, cest--dire du dieu dont le Temple est Delphes et dont la Pythie a affirm Chrphon quil est le plus sage de tous les hommes . Socrate lui-mme (ou au moins Platon) comprenait sa propre vie comme celle dun devin, dun interprte des signes du dieu. Et le plus grand signe quil ait reu, nest-ce pas prcisment linscription sculpte sur le fronton du Temple dApollon : Connais-toi toi-mme ? Mais connatre soi-mme, nest-ce pas se connatre comme destinataire de messages divins, se connatre comme impossible connatre, puisque toute connaissance dtermine de soi reste susceptible dtre rfute par un divin message ? Nest-ce pas tout la fois connatre le dieu comme inconnaissable, puisque toute thologie positive reste susceptible dtre dmentie par un message du dieu ? Socrate ne confie-t-il pas dailleurs Alcibiade que : Cest quand on connat lensemble du divin que lon est au plus prs de se connatre soi-mme 65 ? Lhumain comme le divin sont inconnaissables, tant dans leur gnralit que dans leur singularit. La seule chose que lon puisse connatre deux, cest que Tout homme bon a quelque chose de divin (damonion einai), quil soit mort ou vivant, et quil est correct dappeler damn ce quelque chose de divin 66. Cest pourquoi, dailleurs, Socrate estime que sa mission est de fconder les jeunes gens de la bont quil a reue du dieu et de faire accoucher de leur bont les jeunes hommes qui la reclent en eux. Tous, en effet, ne reoivent pas la semence divine et cest le dieu mme qui indique au philosophe lesquels il peut fconder : [Ces jeunes gens], lorsquils reviennent, rclamant de mavoir pour partenaire, quelques-uns la chose divine qui marrive me retient de munir eux, quelques-autres elle me laisse le faire, et ces derniers, nouveau donnent en abondance. Maintenant, ceux qui se font mes partenaires prouvent aussi ceci, qui est identique pour les femmes en couches : car ils sont dans les affres, et ils sont emplis, pendant des nuits et des jours, beaucoup plus quelles, de quelque chose qui ne trouve pas dissue ; et ce malaise, lveiller aussi bien que le faire cesser, mon art peut le faire. 6764. 65. 66. 67. Platon, Phdon, 85 b. Platon, Alcibiade, 133 c. Platon, Cratyle, 398 c. Platon, Thtte, 151 a.

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Cest ce qui, en dfinitive, permet Socrate daffirmer ses interlocuteurs du Phdon que la nature des dieux nest accessible qu ceux qui entreprennent de philosopher : Mais pour la nature des dieux, si lon ne sest pas occup de philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du dpart, il nest pas permis darriver jusqu elle ; ce nest permis qu celui qui aime apprendre 68. Dans cette phrase, Platon distingue les philosophsanti ( ceux qui philosophent ) des philomathei ( ceux qui aiment apprendre ). On comprend toutefois que le vritable philosophe est prcisment celui qui aime apprendre, cest--dire celui qui sait quil ne sait pas. En un mot : le sage. Et quapprennent ceux qui aiment apprendre ? Tout simplement ceci : Un dieu nest injuste daucune faon, sous aucun aspect, mais entirement juste, au plus haut degr, et il ny a rien qui lui soit plus semblable que celui dentre nous qui pourrait son tour devenir le plus juste possible 69. Et Socrate ajoute que devenir ou non le plus juste possible, cest ce qui caractrise soit lhabilet dun homme au vrai sens de ce mot, soit son insignifiance qui le rend indigne du nom dhomme. Car savoir cela, cest la vritable comptence, la vritable excellence ; lignorer, cest une sottise manifeste et du vice 70. La nouveaut de cette thologie na pas chapp aux adversaires de Socrate et ils en ont fait le principal chef de leur acte daccusation. Socrate lui-mme ne pouvait se rcuser sans se renier. Il a donc assum avec courage sa destine, convaincu quil tait que le dieu qui ne lavait pas dissuad de se prsenter au tribunal lui offrait cette dernire occasion de lui rendre un dcisif tmoignage. Il reste deux points clarifier avant de conclure. Tout dabord, concernant le divin, la question du singulier et du pluriel. Parfois, Socrate parle du dieu, parfois des dieux. Je forme pour ma part lhypothse que Socrate tait monothiste, sinon pourquoi aurait-il parl certaines fois du dieu ? Mais Socrate considrait que le dieu est inconnaissable et admettait par consquent toutes sortes de noms pour le dsigner. Socrate serait donc monothiste sur le fond et polythiste pour la forme. Non pas quil ait cru lexistence de plusieurs dieux, mais bien quil ait admis que plusieurs chemins taient praticables par ceux qui aiment apprendre . Le dernier point est relatif la fin du Phdon. Socrate a bu la cigu et le poison commence faire son effet. Dj ses membres infrieurs sont raides et froids et le bas-ventre refroidit. Bientt le cur sera atteint et Socrate partira. Il le sait et dit Criton : Nous devons un coq Esculape.68. Platon, Phdon, 82 b-c. 69. Platon, Thtte, 176 c. 70. Ibidem.

Payez cette dette, ne soyez pas ngligents ! 71 Serait-ce lultime faiblesse dun homme qui rfutait prires et sacrifices ? Nullement ! Il ne sagit pas de tenter dinflchir le dieu, mais de le remercier, de lui rendre un dernier hommage. Le coq que dailleurs Criton lui promet de ne pas oublier est le dernier tmoignage de lamiti qui lie Socrate avec le dieu. Dans la culture grecque classique, Esculape est le dieu de la mdecine et le coq le symbole de la vigilance. Il tait dusage doffrir un coq Esculape quand, aprs une pnible maladie, lon recouvrait la sant. Il ne serait pas faux de comprendre que Socrate veut ainsi remercier le dieu de le librer de la maladie en quoi a consist ses yeux sa vie terrestre. Mais je forme lhypothse que lon peut aller plus loin, en totale congruence avec la vie de Socrate : Esculape nest-il pas le fils dApollon, le fils du dieu dont Socrate est le serviteur ? Lui offrir ce coq, nest-ce pas le remercier de lui avoir permis en ne lempchant pas de se rendre au tribunal et dy faire sa provocante dposition de rester, jusquau bout, fidle son destin ?

Diffrences davec la thologie platonicienneCette brve vocation de la thologie ngative 72 de Socrate tait ncessaire pour la dgager de la gangue dans laquelle Platon, et aprs lui toute une tradition chrtienne) semble lavoir enferme. En effet, la thologie propre de Platon, quil exprime naturellement dans ses plus rcents Dialogues, manifeste de toute vidence un retour aux affirmations de Parmnide sur les proprits de ltre. Parmnide, dans son pome De la Nature, explicite, en effet, ainsi les proprits de ltre : Ltre est et le non-tre nest pas . Et ltre, prcisment en tant quil est, est tout la fois : inengendr , imprissable , entier , unique , inbranlable , sans terme , maintenant-ternel , tout entier ensemble , un et continu .73 Cette caractrisation parmnidienne de ltre sera reprise par toute une tradition chrtienne inspire de Platon. Cela na rien dtonnant, puisquon la retrouve explicitement chez ce dernier.71. Platon, Phdon, 118 a. 72. O appelle ngative toute forme de thologie qui se fonde non pas sur ce quil serait possible de dire positivement du dieu (quil est bon, ternel, tout puissant, etc. ; voir les proprits de ltre recenses par Parmnide), mais sur le fait quil est, en rigueur de termes, impossible den dire quoi que ce soit de vrifiable. Un des plus grands Matres de la thologie ngative est Johannes Eckhart von Hochheim (dit Matre Eckhart ), un des plus grands mystiques du Moyen ge. Voir ce sujet : J.-Franois Malherbe, Souffrir Dieu , La prdication de Matre Eckhart, Paris, ditions du Cerf, coll. Thologies , 1994 (2e dition, 2004). 73. Diels-Kranz, Parmnide : Fragment VIII.

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On trouve en effet, tout au long de la Rpublique, du Parmnide, du Philbe, du Time et des Lois, toute la srie des caractristiques parmnidiennes de ltre, reformule sur le monde anthropocentrique, la diffrence prs quelles sont rapportes au dieu plutt qu ltre : la divinit est parfaite et ne se transforme pas74, la divinit ne saurait ni se tromper, ni nous tromper 75, la divinit est omnisciente 76, la divinit ne connat ni plaisir, ni douleur 77, la divinit est providence 78, etc. Cette trop brve vocation na pour but que de souligner, par contraste, toute loriginalit de la thologie de Socrate. Elle est si peu compatible avec les superstitions de la religion populaire, quil faudra attendre les plus lucides des Pres de lglise, comme Irne de Lyon ou Ambroise de Milan, pour en retrouver un cho chez les thologiens. Finalement, la thologie socratique se rsume en une phrase dune exceptionnelle beaut, que jemprunte Matre Eckhart : Dieu est plus proche de lme quelle ne lest delle-mme 79. Autrement dit, et pour lexprimer dans un langage qui voque celui de la Bible plutt que celui du philosophe grec : le dieu et lhomme sont lun pour lautre le miroir de leur tre propre : lincognoscibilit.

Eudmonique 80 Leudmonismen thique, Socrate est le crateur dun principe quadopteront presque tous les philosophes de lAntiquit classique. Gregory Vlastos, dans la magistrale tude quil a consacre au rle de lironie dans lthique socratique81, qualifie ce principe d axiome eudmoniste , du mot grec eudaimonia, que lon traduit habituellement par bonheur, mais que lon pourrait rendre galement par bien-tre ou, mieux encore, selon ltymologie, par accord avec le damn . Cet axiome peut tre formul comme suit : Vivre quotidiennement sa vie en accord avec le damn est lobjet du dsir de tous les humains ; cest la fin ultime, le telos, de tous leurs actes

E

Platon, Rpublique, II, 379 e 381 b. Ibidem, 381 b 382 c. Platon, Parmnide, 134 c-e. Platon, Philbe, 33 b. Platon, Rpublique, II, 365 d-e. Matre Eckhart, Sermons, volume I, sermon 10 (traduction franaise de Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, ditions du Seuil, p. 107. 80. Ladjectif eudmonique signifie : relatif au bonheur et, plus prcisment, du point de vue de ltymologie : relatif la vie (-que) en harmonie (eu-) avec le damonion (-dmon-). 81. Gregory Vlastos, Socrate. Ironie et philosophie morale, Paris, Aubier, 1996. 74. 75. 76. 77. 78. 79.

rationnels . Cela signifie que, lorsquon me demande pourquoi je fais x, et que je rponde en vue de y, on pourra me reposer la mme question propos de y, puis de z, et ainsi de suite jusqu ce que jarrive la motivation ultime qui, toujours, sera le bonheur que je dsire, cest--dire cette unit radicale de ma conscience avec mon tre. Mais cet axiome ne prcise pas en quoi consiste concrtement ce bonheur universellement dsir. Si la plupart des philosophes anciens acceptent laxiome, leurs opinions divergent propos de la dfinition du bonheur. Platon, Aristote, picure, Cicron et Snque construiront leurs propres rponses la question de la dfinition du bonheur. Socrate, quant lui, affirme la souverainet de la vertu de justice : Mais pour nous, puisque le raisonnement nous y force, dclare-t-il Criton dans sa prison, la seule chose que nous devrions envisager, cest [] si nous agirons avec justice [] ou si, en vrit, nous commettrons une injustice []. Et sil devenait vident que cette action est une injustice, alors le fait quen restant ici, je devrais mourir ou subir quoi que ce soit dautre, ce fait ne devrait pas tre mis dans la balance face au risque dagir dune faon injuste. 82 Socrate se donne comme rgle inflexible de la vie quotidienne la subordination de son confort, de sa sret, de sa vie mme lautorit de la vertu, cest--dire, encore une fois, lharmonie (eu-) avec la voix divine qui parle en lui (-damn). Comme on la vu plus haut, il va jusqu dclarer, dans le Gorgias, prfrer subir lui-mme une injustice plutt que den faire subir une quelquun dautre.83 Il va mme plus loin : ne dclare-t-il pas ses juges qu aucun mal ne peut arriver un homme bon, que ce soit dans la vie ou dans la mort 84 ? Et de nouveau dans le Gorgias, il soutient que ltre (homme femme) dot dune bonne nature morale est heureux, mais que ltre injuste et mchant est malheureux 85. Socrate semble donc exiger que toutes les valeurs qui, daprs son estimation, sont strictement non morales (comme le confort, la sant, la belle apparence, la richesse), aient une influence nulle sur le bonheur. Mais en ralit, sa position est plus nuance. Il reconnat, en effet, les valeurs non morales comme des constituants authentiques du bonheur.86 Il prcise toutefois quil sagit de valeurs ne prendre en considration que pour opter entre deux lignes daction aussi compatibles lune que lautre avec la vertu. Si lune des deux devait savrer incompatible avec la vertu, il faudrait imprativement opter pour lautre, quelles que soient82. 83. 84. 85. 86. Platon, Criton, 48 c-d. Platon, Gorgias, 469 b. Platon, Apologie de Socrate, 41 c. Platon, Gorgias, 470 e. Ibidem, 467 e 468 b ; 499 c 500 a.

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les valeurs non morales associes la premire. Ce nest quune fois quon a satisfait aux exigences de la vertu que les valeurs non morales sont des guides pour orienter notre choix devant une alternative.87 Cest ainsi que Socrate articule lun lautre laxiome eudmoniste et la souverainet de la vertu, dans une philosophie que nombre de manuels qualifient dintellectualisme moral, pour souligner la conviction socratique que nul ne fait le mal sinon par ignorance de soi-mme. Nest-ce pas, en effet, de ne pas se connatre soi-mme (cest--dire faire la sourde oreille la voix divine qui parle en nous) qui est la source de tous nos maux ? Qui se connat soi-mme ne suit-il pas ncessairement les indications de la voix du divin en lui, que sa raison critique lui donne le pouvoir dinterprter harmonieusement, cest--dire partir de lexigence de la vertu ? Et cette raison critique ne sexerce-t-elle pas le mieux par la pratique du dialogue ? Selon le portrait quen dessine Diotime dans le Banquet, on sen souvient, ros est un damn indfinissable, inclassable, comme lest dailleurs Socrate lui-mme.88 Il nest ni dieu, ni homme, ni beau, ni laid, ni sage, ni insens, ni bon, ni mauvais. Mais il est dsir, parce que, comme Socrate, il a conscience de ne pas tre beau et de ne pas tre sage. Cest pourquoi il est philosophe, amoureux de la sagesse, cest--dire dsireux datteindre un niveau dtre qui serait celui de la perfection divine. Il est dsir de sa propre perfection.89 Ainsi donc, nous retrouvons, dans lros socratique, la mme structure fondamentale que dans lironie : une conscience ddouble qui ressent passionnment quelle nest pas ce quelle devrait tre. Cest de ce sentiment de sparation et de privation que nat lAmour.90 La tche du dialogue consiste essentiellement montrer les limites du langage, limpossibilit pour le langage de communiquer lexprience morale et existentielle. Mais le dialogue lui-mme, en tant quvnement, quactivit spirituelle, a dj t une exprience morale et existentielle. Pour Socrate, il sagit, pour le dire dans un vocabulaire qui nest pas le sien, dassumer le manque , cest--dire la solitude, la finitude et lincertitude de lhumaine condition. Cest ainsi que je comprends son affirmation que le philosophe doit tre le propre artisan de sa sagesse : autourgos ts philosophias 91. Il sagit, en bon hracliten et comme il avait coutume de le faire, mme lissue des banquets les plus arross, de veiller jusqu laube et de poursuivre ensuite sa journe en toute conscience.87. 88. 89. 90 91. Platon, Euthydme, 278 e 282 d ; Mnon 87 e 88 e. Platon, Banquet, 203-204. Pierre Hadot, loge de Socrate, Paris, ditions Allia, 1998, p. 51. Ibidem, p. 53. Xnophon, Le Banquet, I, 5 (cit par Jean Brun, 1992, p. 24).

Le refus de la loi du talion Comme tout ce qui est bon, la justice selon Socrate est ineffable, mais on peut la vivre. Comme Wittgenstein le dira au XXe sicle : Ce qui ne peut se dire peut se montrer . La thologie de Socrate comporte des consquences du plus haut intrt en matire de justice. Sa contribution, au sens de la justice, en Grce, lge classique, consiste en son refus dtermin de la loi du talion. Par contre, la limite de ses positions en matire de justice se marque dans son acceptation de la discrimination entre les citoyens dune part et, dautre part, les femmes, les trangers et les esclaves. Il ne met pas en cause, en effet, que seuls les premiers soient sujets de droit. Quoi quil en soit, ce nest pas une petite innovation que son refus du talion comme principe moral. La loi du talion, cest : il pour il, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brlure pour brlure, blessure pour blessure, coup pour coup 92. Il est remarquer que ce principe impose dj une limite la vengeance : il faut quelle soit proportionne loffense. Cette proportion donne forme la distinction entre punition et vengeance, ce que lon peut considrer comme une conqute majeure de lesprit humain dans son long cheminement de la barbarie vers la civilisation. Dans le Mnon, linterlocuteur de Socrate rsume bien la mentalit commune Athnes ce sujet : Socrate, si tu veux savoir ce quest la vertu virile, la voici : cest tre capable de conduire les affaires de la cit en faisant du bien ses amis et du mal ses ennemis, tout en veillant ne pas tre ls soi-mme 93. Et Vlastos observe que la plus ancienne dfinition de la justice dont on ait gard trace, et quAristote attribue aux Pythagoriciens94, assimile celle-ci un subir en retour , que lon traduit trop souvent de nos jours par rciprocit , qui nen est quune forme affaiblie. Mais Socrate, lui, considre que le talion est une fraude, que sa justice est une imposture 95. Criton, qui le presse de svader de la prison aprs sa condamnation, Socrate enseigne encore qu il ne faut jamais faire du tort en retour, ni faire du mal aucun tre humain, quoi quil nous ait fait subir 96. Pourquoi ? Largument de Socrate est renversant pour des oreilles athniennes : Il y en a bien peu qui pensent ou penseront ainsi. Et ceux qui pensent ainsi et ceux qui ne pensent pas ainsi ne92. 93. 94. 95. 96. La Bible, Livre de lExode, chap. 21, vv. 24-25. Platon, Mnon, 71 c. Aristote, thique Nicomaque, 1132 b, 21-27. Gregory Vlastos, Socrate. Ironie et philosophie morale, Paris, Aubier, 1996, p. 270. Platon, Criton, 49 c.

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Jean-Franois Malherbe

Socrate, ou les droits de la transcendance

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peuvent pas avoir de dlibration en commun. Ncessairement, ils doivent se mpriser les uns les autres, en considrant leurs dlibrations respectives. 97 Autrement dit : Le talion est une fraude parce que le dialogue est impossible avec quelquun qui en accepte le principe (et a fortiori entre deux interlocuteurs qui lacceptent) ! Or, l o le dialogue nest pas possible, la raison ne fait-elle pas dfaut, elle aussi ? Le dsaccord entre des interlocuteurs, lun qui accepte le principe du talion, lautre qui le considre comme une injustice, cre entre ces deux personnes un abme quil sera impossible de combler lorsquil sagira de dcider ce qui doit tre fait 98. En termes socratiques, lide dun homme juste faisant tort quelquun, ami ou ennemi, est proprement parler impensable 99. Le plus important nest pas de vivre, mais de bien vivre. 100 Bien vivre , cest vivre selon la justice cest--dire, tout le moins, sabstenir de linjustice. On ne doit jamais commettre dinjustice. [] On ne doit donc pas, non plus, rpondre linjustice par linjustice. [] Et rendre le mal pour le mal, cela nest pas juste. [] Cest quentre faire du mal aux gens et tre injuste, il ny a pas de diffrence. [] Entre ceux qui sont de cet avis et ceux qui ne le sont pas, il ny a pas dentente possible, et ils ne peuvent que se mpriser en voyant quils prennent des directions opposes. 101 Aristote, qui fera lloge du talion, marquera un recul cet gard : Il est noble de se venger de ses ennemis et de ne pas composer avec eux, car rendre la pareille est juste et le juste est noble, et ne pas savouer vaincu relve du courage 102.

Lexprience vivante de la conscienceLe point absolument capital dans cette mthode ironique est le chemin parcouru ensemble par Socrate et son interlocuteur. Socrate feint de vouloir apprendre quelque chose son interlocuteur : cest l que rside exactement lautodprciation ironique. Mais, en fait, alors quil semble sidentifier avec son interlocuteur, entrer totalement dans son discours, cest finalement linterlocuteur qui, inconsciemment, entre dans le discours de Socrate, sidentifie Socrate, cest--dire laporie et au doute, car Socrate ne sait rien, il sait seulement quil ne sait rien. la fin de la discussion, linterlocuteur na donc rien appris. Il ne sait mme plus rien.97. 98. 99. 100. 101. 102. Platon, Criton, 49 d. Gregory Vlastos, Socrate. Ironie et philosophie morale, Aubier, Paris, 1996, p. 271. Ibidem, p. 273. Platon, Criton, 48 a. Ibidem, 49 b-d. Aristote, Rhtorique, 1367 a 19-20.

Mais, pendant la discussion, il a expriment ce quest lactivit de lesprit ; mieux encore, il a t Socrate lui-mme, cest--dire linterrogation, la mise en question, le recul par rapport soi, cest--dire, finalement, la conscience. Tel est le sens profond de la maeutique socratique.103 Kierkegaard crivait : Le disciple est loccasion pour le matre de se comprendre lui-mme ; le matre est loccasion pour le disciple de se comprendre lui-mme. sa mort, le matre na rien prtendre sur lme du disciple, pas plus que le disciple sur celle de son matre La meilleure faon de comprendre Socrate, cest de comprendre quon ne lui doit rien, cest cela que prfre Socrate et quil est beau davoir pu prfrer. 104 Ainsi, linterlocuteur de Socrate prend conscience du problme vivant quil est lui-mme pour lui-mme. Ainsi devient-il lauthentique sujet de sa propre existence. La justice ne se dfinit pas, elle se vit. Tous les discours du monde ne pourront exprimer la profondeur de la dcision de lhomme qui choisit dtre juste. Mais toute dcision humaine est prcaire et fragile. En choisissant dtre juste dans tel ou tel acte, lhomme a le pressentiment dune existence qui serait juste, dune manire plnire. Ce serait celle du Sage. Socrate a conscience de ntre pas sage. Il est non pas un sophos, mais un philo-sophos, non pas un sage, mais quelquun qui dsire la sagesse parce quil en est priv. [] De ce sentiment de privation nat un immense dsir. 105 Chez Socrate, le damn intrieur exprime ce par quoi le langage se rattache une transcendance qui le dpasse, mais qui le fonde. Le damn ne dicte jamais des chemins suivre, il nindique pas la voie, cest lhomme lui-mme de la dcouvrir dans la mesure o le damn signale les impasses ; il arrte Socrate devant les chemins o il ne pourrait pas progresser vers cet incommunicable sur lequel repose toute communication. Le langage est la vocation mme de lhomme, il est ce qui lappelle et ce par quoi lhomme rpond. 106 Le but du dialogue socratique, qui bien souvent sachve sur une interrogation, est prcisment de permettre Socrate de dtruire le matre dans le disciple, de faon faire natre en celui-ci le dsir dune vritable matrise intrieure, dune egkrateia107103. Pierre Hadot, loge de Socrate, Paris, ditions Allia, 1998, p. 28. 104. Sren Kierkegaard, Riens philosophiques, traduction franaise de Ferlov et Gateau, Paris, Gallimard, 1948 (cit par Pierre Hadot, op. cit