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    ADORNO LECTEUR DE KIERKEGAARDSubjectivit et individualitEliane EscoubasEditions Kim | Tumultes

    2001/2-2002-1 - n17-18

    pages 45 56

    ISSN 1243-549X

    Article disponible en ligne l'adresse:

    --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-tumultes-2001-2-page-45.htm

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    Pour citer cet article :

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    Escoubas Eliane, Adorno lecteur de Kierkegaard Subjectivit et individualit,

    Tumultes, 2001/2-2002-1 n17-18, p. 45-56. DOI : 10.3917/tumu.017.0045

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    Distribution lectronique Cairn.info pour Editions Kim.

    Editions Kim. Tous droits rservs pour tous pays.

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    ce soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur en

    F Il t i t k d b d d t l t i t dit

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    TUMULTES, numro 17-18, 2002

    Adorno lecteur de Kierkegaard

    Subjectivit et individualit

    Eliane Escoubas

    Universit Paris XII-Val de Marne

    Le livre d'Adorno, Kierkegaard Construction del'esthtique1, a t publi en 1933. Adorno l'avait crit en 1929-30 et avait, avec ce texte, soutenu son habilitation en 1931 Francfort.

    C'est la premire uvre philosophique importanted'Adorno, bien qu'il ait auparavant crit sa dissertation sur LaTranscendance de la chose et du nome dans la phnomnologiede Husserl(1924). On peut donc remarquer qu'Adorno entre surla scne universitaire et intellectuelle par des travaux qui ontpour objet la philosophie et la philosophie la plus proche,presque immdiatement antrieure. Toutefois Husserl, sur lequelporte la thse de 1924, tait loin d'avoir achev son propreparcours et n'avait pas encore crit l'un de ses textes les plus

    importants, la Crise des sciences europennes et laphnomnologie transcendantale (1935). Quant Kierkegaard,le philosophe danois qu'Adorno lit dans les traductionsallemandes rcentes son poque il a crit au milieu du XIXe1. T. W. Adorno, Kierkegaard Construction de l'esthtique, tr. fr.E.Escoubas, Payot, coll. Critique de la politique, Paris, 1995.

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    sicle (1840-1855) et son uvre s'inscrit, en grande partie, dansl'opposition Hegel Hegel qui fera ultrieurement l'objet dela plus grande attention de la part d'Adorno, notamment dans lesannes 1956-1962 avec les textes rassembls dans Trois tudessur Hegel2.

    Nous voulons faire une seconde remarque. WalterBenjamin a fait une recension du Kierkegaardd'Adorno, publiedans la Vossische Zeitung le 2 avril 1933. Adorno avaitrencontr Benjamin dix ans auparavant, en 1923, dont il a lu letexte sur lesAffinits lectives de Goethe, puis sur le Trauerspiel(l'Origine du drame baroque allemand)3 publi en 1928. Lelivre d'Adorno sur Kierkegaard, crit dans les annes 1929-30,

    fut trs influenc par les analyses benjaminiennes du baroqueallemand du Trauerspielet les concepts que Benjamin met enuvre.

    Ainsi vont s'articuler dans le Kierkegaarddeux lecturescritiques: une lecture, dj sans doute adornienne, desthmes et des concepts philosophiques, et une lecture,benjaminienne, avec les concepts du baroque littraireallemand4. Les concepts benjaminiens vont devenir des outils delecture de ce qu'Adorno appelle l'idalisme. Kierkegaard estdsign par Adorno comme un penseur tardif, un rejetonde l'idalisme allemand. Or, c'est prcisment parce qu'il est untard-venu qu'il est intressant car, et Adorno est en cela djhglien, c'est la fin d'un processus, avant sa disparition, quece processus est susceptible de dlivrer sa vrit. Ds lorsKierkegaard, en tant que moment de l'explosion et/ou de ladisparition de l'idalisme, serait pour Adorno le posted'observation le plus appropri pour dlivrer le sens latent del'idalisme tout entier. D'o la ncessit pour Adorno de scrutermicrologiquementles textes de Kierkegaard. Le texte d'Adornoest un vritable travail de patience (ce dont Adorno ne nous

    donnera plus l'exemple dans ses textes des annes 1950-60 sur la

    2. T. W. Adorno, Trois tudes sur Hegel, Payot, coll. Critique de la politique,Paris, 1979.3. W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Flammarion, Paris,1985.4. Nous renvoyons notre prface de la traduction ci-dessus (note 1).

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    philosophie exception faite de ses textes sur Hegel). Dans leKierkegaard , Adorno fait intervenir, de manire trs

    benjaminienne, des pans entiers de citations issues des crits deKierkegaard, qu'il fait parler par leur rapprochement ou leurdistance, leur choc ou leur conjonction.

    Deux thmes nous semblent susceptibles de rendrecompte de faon centrale de cette lecture adornienne deKierkegaard, celui de subjectivit et celui d'individualit,rpondant du mme coup la recherche commune du prsentvolume: la philosophie critique, entre sociologie etphilosophie.

    Pourquoi subjectivit

    ? Parce que Kierkegaard prendfigure, dans les analyses adorniennes, comme l'ultime penseur

    subjectif. Pour cela, d'ailleurs, nul besoin de forcer la note:Kierkegaard lui-mme se dsigne comme un penseursubjectif et nombreux sont ses crits qui sont martels par uneformule qui va faire l'objet de la critique adornienne: lasubjectivit est la vrit.

    Pourquoi individualit ? Parce que Kierkegaard, autravers notamment de la thorie des stades ou des sphres del'existence (le stade esthtique, le stade thique et le stade

    religieux) met en place l'homme individuel, c'est--direl'existence prive, close sur soi, dont il parle comme d'unchteau fort cette existence prive dont il dit qu'elle estcontracte dans un point (un point sans dimensions), sansespace donc, un point du temps: c'est--dire l'instant.Kierkegaard met donc en place la notion d'intriorit, en tantqu'elle dfinit prcisment l'individu ou l'existant. Dans lalecture adornienne de Kiergegaard, individualit et intriorit sesuperposent et s'identifient et c'est sur cette double notionkierkegaardienne d'individualit-intriorit que va porter lesoupon adornien d'idalisme.

    C'est ainsi qu'Adorno va conjuguer les deux thmatiques :la thmatique philosophique, avec la critique de la subjectivit,et la thmatique sociologique, avec la critique de l'individualitintriorit.

    Nous voudrions remarquer que, malgr les diffrences dutype de lecture qu'Adorno fera de Hegel dans les annes

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    1956-62, on retrouvera des traces thmatiques de cette doublecritique. Mais si Hegel tombe aussi sous les coups de la critique

    adornienne de l'idalisme, il est, en revanche, constammentcrdit par Adorno d'tre un penseur de l'extriorit ce quisauve minemment Hegel, aux yeux de son critique.

    La subjectivit kierkegaardienne

    La critique adornienne du penseur subjectif et de lasubjectivit de la vrit s'enracine dans l'analyse de la notionkierkegaardienne d'esthtique. L'esthtique, chezKierkegaard est, comme l'affirme Adorno, une catgorie de laconnaissance et, plus prcisment, la position de la pensepar rapport l'objectivit, comme chez Hegel et comme chezKant. L'esthtique kierkegaardienne est donc l'hritire de laquestion philosophique du rapport du sujet et de l'objet.

    Question du rapport du sujet et de l'objet, l'esthtiquekierkegaardienne prsente, selon Adorno, trois emplois du termeesthtique. Le premier emploi caractrise le domaine de l'artet de la thorie de l'art. Mais le second emploi est pluscomplexe: c'est, chez Kierkegaard, une attitude ou unesphre de l'existence: l'attitude et la sphre de l'immdiatet.Kierkegaard crit que l'esthtique, dans l'homme, est ce parquoi il est immdiatement ce qu'il est, l'oppos de l'attitudethique par laquelle l'homme devient ce qu'il est. C'est cettenotion d'immdiatet qui va faire l'objet de la critiqueadornienne; car, l'immdiatet, dit-il, c'est le donn, c'est--dire ce qui n'a besoin d'aucune mdiation; c'est donc, selonAdorno, la catgorie philosophique d'intuition et toute lacritique adornienne de la philosophie portera ultrieurement surles philosophies de l'intuition (en un seul bloc: Husserl,Bergson, Heidegger), auxquelles il opposera les philosophies de

    la mdiation, c'est--dire la dialectique, ce qui consacrera leprivilge de Hegel dans la lecture adornienne de l'histoire de laphilosophie. Mais il y a un troisime emploi du termeesthtique chez Kierkegaard: celui qui met en uvre lanotion de communication; Adorno crit que l'esthtique serapporte la communication subjective et se justifie partir duconcept kierkegaardien d'existence. La particularit de la

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    lecture adornienne consiste ici dire que ce troisime emploi duterme esthtique concerne le comment subjectif de lacommunication, c'est--dire la forme de la communication.Ce qui est important pour comprendre la saisie adornienne del'histoire de la philosophie: la philosophie (idaliste) rsiderait,selon lui, fondamentalement dans la sparation de la forme etdu contenu, autrement dit dans la sparation dutranscendantal et de l'empirique mise en uvre depuis Kant, etdans l'impossibilit d'un quelconque passage de l'un l'autre.Oublieux de la thorie du schmatisme de l'imaginationqui assure prcisment chez Kant ce passage, Adorno va voirdans ce qui est, selon lui, une absence de rapport entre formeet

    contenu

    , le dfaut de l'idalisme, qu'il va dcrire commerefus de l'empirique et de l'historique. Ce sera, au contraire, ce

    dfaut idaliste que Hegel bien qu'il soit aussi, d'un autrect, idaliste chappera, en considrant, au contraire, lesformes comme des contenus sdiments.

    Si immdiatet et subjectivit sont, dans la philosophie,quivocables ou rciprocables l'un avec l'autre, c'est--dire sil'on peut dire: seul l'immdiat est subjectif, seul le subjectif estimmdiat, alors surgit dans cette configuration conceptuellescrute par Adorno, un autre terme philosophique majeur: celuide rflexion et, par suite, celui du soi quoi Adornoconsacre les analyses du chapitre IV du Kierkegaard. Qu'est-ce,en effet, que la rflexion chez Kierkegaard ? C'est unrapport se rapportant soi. C'est au cur de ce rapport soi que se constitue le soi. Le soi n'existe,paradoxalement, que comme rapport soi redoublement,retour, rflexion. DansLa maladie la mort, Kierkegaard crit:Mais qu'est-ce que le soi? Le soi est un rapport qui se rapporte soi-mme et Kierkegaard parle ici de double rflexion5.Donc le soi est miroir de soi et non pas, comme chez Hegel,sortie de soi. Le soi kierkegaardien est rflchi en soi, ilest, selon Adorno, pure identit soi, et pure identit abstraite.Ainsi sont nies, selon Adorno, toute extriorit et toutevariation ou transformation du sujet; le sujet prend la formede la rflexion, il a cette forme, mieux: il est cette forme. Ce quiveut dire : le sujet est pure forme (sans contenus). On voit donc5. Cit par Adorno, in Kierkegaard, op. cit., p. 135.

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    que la notion de forme englobe aussi bien le sujettranscendantal kantien (en tant que l'unit synthtiqueoriginaire de l'aperception) que le sujet kierkegaardien.

    Adorno pose alors la question: En quoi un rapportse distingue-t-il d'un rapport qui se rapporte soi? La seulerponse possible est, selon lui, celle-ci: ce dernier rapportproduit comme unit, partir de lui-mme, les moments qui serapportent les uns aux autres, de mme que la vie est pour le jeune Hegel l'unit de ce qui se divise; alors que le simplerapport mettrait des moments divergents en relation les unsavec les autres. Le rapport qui se rapporte soi-mme est unedsignation mtaphorique pour l'unit originaire, productive, qui

    pose les contradictions et en mme temps les unit. Ainsi se cachedans le microcosme du soi kierkegaardien non seulement lasynthse transcendantale kantienne, mais aussi le macrocosmede la totalit hglienne, productive et infinie. Le soikierkegaardien est le systme, concentr dans le point sansdimensions6. On voit donc que Kierkegaard, le penseursubjectif, oppos au systme hglien, a reconstitu le systmesans le savoir.

    D'autres catgories kierkegaardiennes ont leur source dansce rapport du rapport, dans cette pure forme. D'abord,comme le note Adorno, la rptition kierkegaardienne gravitedans le centre mythique de sa philosophie: le rapport du rapportpar lequel il dtermine le soi. Mais aussi le dsespoir : dans La maladie la mort, Adorno lit: le dsespoir est le non-rapport dans le rapport d'une synthse, lequel rapport se rapporte lui-mme... Mais c'est dans la synthse que rside la possibilitdu non-rapport7. Ce qui veut dire, selon Adorno, que larflexion, ou rapport se rapportant soi, est aussi bien non-rapport, c'est--dire: dsespoir. Le dsespoir apparat donccomme le matre-mot de la subjectivit kierkegaardienne quoi Adorno opposera plus tard, dans Trois tudes sur Hegel, letravail comme matre-mot de la subjectivit hglienne.

    6. Op. cit. , p.p. 136-137.7. Op. cit. , p.p. 138-139.

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    L'individualit kierkegaardienne comme intriorit

    Dans les textes ultrieurs, tout particulirement, dans lesTrois tudes sur Hegel, Adorno mettra en uvre une critiqueacre et acerbe de la notion mythique d'individu,entendue comme la sphre du priv, la sphre de ce quichapperait au social et l'historique. Cette critique sera alors lepropre d'un Adorno sociologue; dans le livre surKierkegaard, Adorno revendique dj le social et l'historique,contre l'individuel et le priv, mais il n'a pas encore travers lasociologie et la critique sociale, de sorte que la notiond'individu reste en quelque sorte l'arrire-plan d'une autrenotion philosophique majeure: celle d'intriorit. Non pas qu'iln'y ait pas dans le Kierkegaard, une critique de l'individu,mais cette critique s'identifie avec la critique de l'intriorit :dans le Kierkegaard, individualit et intrioritconcident.

    Il s'agit de ce qu'Adorno appelle une dialectique del'immanence. Ainsi crit-il au chapitre II: Les momentscontradictoires dans la mise en place kierkegaardienne du sens,du sujet et de l'objet, ne se prsentent pas de faon disparate. Ilssont entrelacs les uns avec les autres. Leur figure s'appellel'intriorit8. A la mme page, Adorno cite de nouveauKierkegaard dans La maladie la mort: Ici c'est--diredans le dsespoir l'extriorit est compltement indiffrente,ici o l'on doit considrer principalement la rclusion, ou bien cequ'on pourrait dsigner comme une intriorit dont la serrure estbloque. Le mot est prononc par Kierkegaard: la rclusion.Et Adorno commente: Pour lui, le monde des choses n'est nipropre au sujet, ni indpendant du sujet. Bien plutt, il estsupprim. Il n'offre au sujet qu'une simple occasion pourl'action, une simple rsistance pour l'acte de foi... Il n'y a pasplus chez Kierkegaard de sujet-objet au sens hglien du terme,

    qu'il n'y a d'objets teneur ontologique; il n'y a qu'unesubjectivit isole, cerne par une obscure altrit9.Rclusion, subjectivit isole: ainsi sont dtermines la

    fois et en un seul geste la notion d'individu et celle d'intriorit8. Op. cit. , p. 53.9. Op. cit. , p.p. 53-54.

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    l'individu, en tant qu'isol, seul au monde, est prcismentsans monde, pure intriorit. La critique d'Adorno consistedonc montrer comment individu et intriorit ne font qu'un,sont une seule et mme catgorie philosophique. C'est iciqu'Adorno met en uvre, au chapitre II, ce qu'il appelle unesociologie de l'intriorit: l'intriorit kierkegaardienne estl'image de l'intrieur bourgeois du XIX

    esicle. L'habitation

    bourgeoise est appele un intrieur, de mme que l'hommede la bourgeoisie du XIXe sicle est appel un individu. Il estintressant de remarquer ici que le principe d'explicationd'Adorno est celui qui a lieu dans le passage et la transformationdes contenus en formes, c'est le principe suivant lequelles formes sont des contenus sdiments

    , suivant lequel doncon ne peut comprendre les formes (abstraites) qu'en les

    comprenant comme rsultat de la sdimentation des contenus(historiques). C'est ce principe qui travaille tout le livre surKierkegaard comme principe de la mthode critiquesociologique et qu'Adorno continuera par la suite appliquer l'histoire de la philosophie tout entire comme auxcomportements sociaux. Suivant ce principe, la forme del'intriorit rsulte de la sdimentation des contenus de lasocit bourgeoise du XIX e sicle. Adorno cite longuement uncrit de jeunesse de Kierkegaard, leJohannes Climacus qui, dit-il, claire remarquablement la production de l'individuisol10:

    Quand Johannes demandait de temps en temps la permissionde sortir, cela lui tait le plus souvent refus; en revanche, le pre luiproposait de temps en temps en compensation de se promener de longen large dans la pice en lui tenant la main. A premire vue, c'tait unepauvre compensation et pourtant il s'y cachait quelque chose de toutautre. La proposition tait accepte et le soin tait laiss entirement Johannes de dterminer o il voulait aller. Alors ils allaient, par l'entre

    jusqu' un chteau de plaisance qui tait proche, ou bien dehors sur laplage, ou bien ils se promenaient de long en large dans les rues,absolument comme Johannes le voulait; car le pre tait capable detout. Alors, tandis qu'ils arpentaient de long en large la pice, le preracontait tout ce qu'ils voyaient; ils saluaient des passants, des voitures10. Op. cit., p.p. 72-73.

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    les dpassaient bruyamment et couvraient la voix du pre; les gteauxaux fruits de la ptissire taient plus apptissants que jamais.

    Et Adorno commente: Ainsi le flneur se promne dansla chambre; la ralit lui apparat seulement reflte par la pureintriorit. Au centre des constructions philosophiques du jeuneKierkegaard apparaissent parfaitement des images d'espacesintrieurs qui sont certes engendrs dans l'uvre mme par laphilosophie, par la strate de la relation sujet-objet, mais qui vontau-del de cette strate, par la force des choses qu'elles retiennent.De mme que dans l'intrieur mtaphorique les intentions dela philosophie de Kierkegaard se croisent, de mmel'intrieur est en mme temps l'espace rel qui libre hors desoi les catgories de la philosophie. Le grand motif de larflexion relve de l'intrieur11.

    C'est pourquoi s'organise chez Kierkegaard uneimmanence affective, dont l'affect central est la mlancolie. C'estpourquoi, selon Adorno, mlancolie et rflexion secorrespondent chez Kierkegaard. Et c'est cette immanencerecluse en soi qu'Adorno dsigne comme baroque:D'aprs sa gense dans l'histoire des ides, le baroque deKierkegaard est anachronique il a eu lieu deux sicles avantKierkegaard, au XVIIe sicle mais il est historique sous la loide l'intriorit mythique (il correspond l'intrieur bourgeois duXIX

    esicle), dont l'individu traverse le labyrinthe et qui

    adhre de faon insparable ses images historico-naturelles12. Ce qui veut dire que, selon Adorno, laphilosophie idaliste transforme l'histoire en nature, en naturehumaine, et que la tche de la sociologie critique seraitalors de dvoiler dans les formes abstraites les contenushistoriques sdiments et dans la position de la nature descontenus de l'histoire. Il s'agit donc d'effectuer ce dcryptage dela nature13. Par exemple, s'agissant de l'esthtisme, c'est--dire de l'attitude esthtique chez Kierkegaard, Adorno montreque ce n'est pas une attitude naturelle, comme le disait

    11.Ibid.12. Op. cit., p. 111. Les explicitations entre parenthses sont de nous.13. Dcryptage trs proche de ce que W. Benjamin avait mis en uvre dans ladouble notion d'image mythique/image dialectique.

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    Kierkegaard lorsqu'il parlait de l'immdiatet de l'esthtique,mais une attitude historique, qui apparat une certaine poque

    et en un certain lieu. L'esthte kierkegaardien, de mme que ledandy baudelairien, nat dans les grandes villes. Ce n'est pas lanature de l'homme, mais l'apparition historique des grandesvilles qui constitue la figure de l'esthte ou du dandy. Ds lors, lavrit critique rside dans le dvoilement des contenushistoriques sdiments dans les formes abstraites: catgoriesphilosophiques ou formes de l'art. Pour Adorno dans leKierkegaard, comme pour le Benjamin du Trauerspiel,catgories philosophiques et comportements sociaux doivent trelus comme des images mythiques, des nigmes et des rbusdont il faut dcouvrir les contenus socio-historiques sdimentset occults.

    Nous voudrions conclure en insistant sur desrapprochements qu'il conviendrait de faire entre le livre surKierkegaard et les Trois tudes sur Hegel, pourtant distants depresque trente ans. Peut-tre n'y a-t-il pas trs loin de celles-ci celui-l. Peut-tre surtout quelque chose de commun s'y inscrit-ils'agissant de la mthode de lecture d'Adorno. Dans latroisime tude sur Hegel, Skoteinos ou comment lire, lapratique adornienne des textes philosophiques s'exprime par une

    double exigence: exigence de distance critique et exigenced'immersion dans le texte. Ces deux exigences ne sontcontradictoires qu'en apparence, car, ce sont bien plutt les deuxfaces insparables d'une mme micrologie adornienne.

    Mais ne pourrait-on se demander: pourquoi l,Kierkegaard et ici, presque trente ans plus tard, Hegel? On lesait, une des obsessions majeures du philosophe Kierkegaard at son opposition Hegel au Hegel du systme. Maisest-ce une raison suffisante pour qu'Adorno, prs de trente ansaprs le livre sur Kierkegaard, valorise ce point Hegel, comme

    s'il avait une dette lui restituer dans l'histoire de laphilosophie? Il s'agit, bien sr, de la dette que constitue ladialectique devenue entre-temps la catgorie majeure dela philosophie d'Adorno, compte tenu de la transformation qu'illui fait subir en dialectique ngative.

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    Toutefois ne peut-on pas penser aussi que l'aveuglanteclart de cette dette occulte paradoxalement, pour Adorno lui-

    mme, une thmatique qu'il relve puissamment chez Hegel,mais qu'il oublie de reconnatre et de reconnatre aussipuissante chez Kierkegaard? Ou mme que les crits deKierkegaard, seuls, ont permis de dcouvrir aprs coup et devaloriser chez Hegel? Et qu'Adorno ne cesse de revendiqueraussi pour lui-mme et pour sa propre philosophie? Nousvoulons parler de la thmatique anti-positiviste qui est, noussemble-t-il, galement commune Adorno, Hegel etKierkegaard.

    De la thmatique adornienne anti-positiviste, on trouve le

    dveloppement dans les Trois tudes sur Hegel. Deux citations,que nous retenons au sein des explications adorniennes de l'anti-positivisme de Hegel, peuvent nous permettre de cerner laquestion.

    Dans la deuxime tude sur Hegel, le Contenu del'exprience, nous lisons: Form la science, et l'aide de sesmoyens, il (Hegel) a franchi les limites d'une science qui seborne constater et ordonner, telle qu'elle rgnait avant lui etde nouveau aprs lui quand la pense perdit la tensiondmesure de son auto-rflexion. Sa philosophie est en mme

    temps une philosophie de la raison et une philosophie anti-positiviste14. Et plus loin: La critique hglienne de lascience, dont le nom revient constamment chez lui de manireemphatique, ne veut pas faire l'apologie de la mtaphysique pr-kantienne et la restaurer contre une pense scientifique qui n'acess de la dpossder toujours davantage de ses objets et de sesthories... Le fait que la science se soucie moins de la vie deschoses que de leur conformit avec ses propres rgles de jeu justifie le concept hglien de rification. [...] On trouve djchez lui, entirement dveloppe la critique du positivisme

    scientifique qui aujourd'hui et de plus en plus se fait partoutpasser pour la seule forme lgitime de connaissance. Hegel areconnu en lui, bien avant qu'on en soit arriv l, ce qu'il s'avretre aujourd'hui dans d'innombrables recherches creuses et sansintrt, l'unit de la rification - d'une fausse objectivit,

    14. Trois tudes sur Hegel, op. cit. , respectivement p. 75 et p.p. 83-84.

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    extrieure la chose mme, abstraite pour employer levocabulaire hglien et d'une navet qui confond le simplereflet du monde, les faits et les chiffres, avec son principe15.

    Aussi la mthode adornienne de lecture de Hegel, exposedans la troisime tude, Skoteinos ou comment lire, s'attache-t-elle montrer que ce sur quoi il parle est plus important que cequ'il voulait dire autrement dit qu'une lecture de Hegel doits'attacher manifester la chose mme dont parle Hegel. Parceque la rgle philologique, d'ailleurs problmatique, quiconsiste dgager le sens vis subjectivement par l'auteur,convient sans doute Hegel moins qu' quiconque, car,insparable de la chose, sa mthode entend laisser se dvelopper

    la chose mme et non dvelopper des considrationspersonnelles16. Ne pouvons-nous convenir que c'est lamthode qu'Adorno a dj, prs de trente ans plus tt, appliquedans sa lecture de Kierkegaard? Mais ne pouvons-noussupposer aussi que c'est galement la mthode que Kierkegaarda lui-mme applique l o il a mis Hegel en lecture ou en jeu?Dans les lectures croises qu'on pourrait faire entre Adorno,Hegel et Kierkegaard, ne peut-on dire qu'il ne s'agit, pour aucund'eux, de dgager le sens vis subjectivement par l'auteur,mais de dvelopper la chose mme qui est en question dansle texte en lecture? Aussi le dernier mot, s'agissant de la lecturedes philosophes (et pas seulement de Hegel), resterait-il encore Adorno: Lire Hegel serait par consquent un processusd'exprimentation: imaginer, proposer des explicationspossibles et les mettre en contraste avec le texte etl'interprtation dj prouve. [...] Le lire de manireexprimentale signifie le mesurer son propre critre17.

    15.Ibid., p. 121.16.Ibid., p.p. 83-84.17.Ibid., p. 158.