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INFORMATION TO USERS This manuscript has been ntpIOduced from the microfilm mater. UMI films the text directly from the original or copy submitled. Thus, some thesis and dissertation copies are in typewriter face, while oIhers may be from any type of computer printer. The qua.ity of this rwpnMIuctIon .. dIpendent upon the qoellty of the copy submlttecl. Broken or indistinct coIored or pool" quaIity iIIustnItions and photographs, print bleedlhrough, substandard margins, and impmper alignment can adversely affect reproduction. ln the unlikely event that the author did not sMd UMI a complete manuscript and there are missing pages, these wiI be noted. Allo, if unaulholized copyright materia' had to be l'8moved, a note will indic8te the deletiOn. Oversize materials (e.g., m&pS, drawings. mar1S) are reproduced by sectioning the original. begiming al the upper Ieft-hanct corner and continuing tram 18ft ta right in equal sections with amall overtaps. Photographs induded in the original manuscript have been reproduced xerographically in this capy. Higher quality 8- x g- black and white photographie prints are available for any photogr-.phs or illustrationS appearing in this copy for an additiona' charge. Contact UMI diAlCtly ID arder. Bell & HCNI8IIlnfonnation and Leaming 300 Nor1h Zeeb ROIId, Ann Arbor, MI 48106-1348 USA UMI GI 800-521-oeoD

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INFORMATION TO USERS

This manuscript has been ntpIOduced from the microfilm mater. UMI films the

text directly from the original or copy submitled. Thus, some thesis and

dissertation copies are in typewriter face, while oIhers may be from any type of

computer printer.

The qua.ity of this rwpnMIuctIon .. dIpendent upon the qœllty of the copy

submlttecl. Broken or indistinct~ coIored or pool" quaIity iIIustnItions and

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ln the unlikely event that the author did not sMd UMI a complete manuscript and

there are missing pages, these wiI be noted. Allo, if unaulholized copyright

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an additiona' charge. Contact UMI diAlCtly ID arder.

Bell & HCNI8IIlnfonnation and Leaming300 Nor1h Zeeb ROIId, Ann Arbor, MI 48106-1348 USA

UMIGI

800-521-œoD

La citation dans«Le Livre des questions» d'Hdmond Jabès

par

Sophie Guillemette

Mémoire de maîtrise soumis à laFaculté des études supérieures et de la recherche

en vue de l'obtention du diplâne de

Maîtrise ès Lettres

Département de langue et littérature françaisesUniversité MoGill

Montréal

Novembre 1997

@ Sophie Guillemette, 1997

1+1 National Libraryof Canada

Acquisitions andBibliographie services

395 Wellington StreetOttawa ON K1A 0N4canada

Bibliothèque nationaledu Canada

Acquisitions etservices bibliographiques

395. rue WeUingtanonawa ON K1A 0N4canada

The author bas granted a 000­

exclusive licence allowing theNational Library ofCanada toreproduce, loan, distribute or sellcopies of this thesis in microfo~paper or electronic formats.

The author retains ownership of thecopyright in this thesis. Neither thethesis nor substantial extracts from itmay be printed or otherwisereproduced without the author' spernusslon.

L'auteur a accordé une licence nonexclusive permettant à laBibliothèque nationale du Canada dereproduire, prêter, distribuer ouvendre des copies de cette thèse sousla fonne de microfiche/film, dereproduction sur papier ou sur fonnatélectronique.

L'auteur conserve la propriété dudroit d'auteur qui protège cette thèse.Ni la thèse ni des extraits substantielsde celle-ci ne doivent être imprimésou autrement reproduits sans sonautorisation.

0-612-43882-1

Canadl

Ab.tract

By its structure and by the impressive quantity of

literary presuppositions that it questions, Le Livre des

questions sets itself in the margins of any classical

understanding of literature. For Jabès, citation holds a

central place in the book: it is one of the main elements

which subverts the literary text. It is not an addition, an

artifice or a purely stylistic process through which the

text is reinforced and given credibility: it is the essence

of writing, and the understanding of its importance made it

possible for the writer to continue writing in spite of what

he perceived as the failure of western culture after

Auschwitz. This thesis examines citation in Le Livre des

questions and attempts to define Jabès' conception of the

book and of writing. Le Livre des Questions encourages us ta

redefine citation as movement, otherneS5 and memory •

Résumé

Par la structure qu'il adopte et la quantité

impressionnante de présupposées littéraires qui y sont

interrogés, Le Livre des questions s'inscrit en marge de

toute conception classique de la littérature. Pour Jabès, la

citation occupe une place centrale dans le livre, elle est

un des éléments principaux par lequel le texte littéraire

est subverti. Elle n'est plus un aj out, un supplément, un

artifice, un procédé simplement stylistique qui viendrait

appuyer le texte et lui donner plus de poids, puisqu'elle

est l'essence même de l'écriture et que la conscience de son

importance permet à l'écrivain de poursuivre son oeuvre

malgré ce qu'il perçoit être l'échec de la culture

occidental après Auschwitz. Cette étude propose d'aborder Le

Livre des questions sous l'angle de la citation et tenter

ainsi de définir la conception jabèsienne du livre et de

l'écriture. Il est possible de concevoir la citation

autrement que dans son acceptation traditionelle: dans Le

Livre des questions, elle est mouvement, étrangeté et

mémoire .

Tous mes remerciementsà Yvon Rivard

pour le soutien,

la disponibilité

et les encouragements.

Merci également

à Suzanne, André

et Francisà qui je dois beaucoup .

Table de. matière•

I,RTRODUCTZOII •....•...•...•.•..•..................•..... p . .1.

p •••xi.. PAR~%.

Présence et fonctions de la citationdans Le Livre des questions •............•.p.7

IN'rR.ODUC'I'ION p . 8

PREMIER CHAPITRE

La citation postmoderne••••..•••••..•....••...•p.~2

La citation et le langage•••..•..•..•.•.••.....p.~5

La citation et l'écriture•.•............•.•.... p.22

La citation et le livre.•........••.•....•...•p.33

La citation et la lecture•....•..•.•......•.... p.43

Conclusion. . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . p . 48

DEUXIÈME CHAPITRE

La citation traditionnelle ....•.•••...•.•...••p.49

L'utilisation inusitéede la citation traditionnelle••..•..•..•..p.5~

L'utilisation subversive de la citation.•...•. p.56

Conclusion .•.•.•.••....••..•..•.•••.•..••....•p. 67

Le rôle de la citation dans une poétiquede l'après-Auschwitz ••.•.•..•..•..•.•.•••..... p.69

Introdu.ction ..•••••••.••••..•••..• •.••.••.•••• p •7 0

TROISIÈME CHAPITRE

La citation et l'altérité•.•••..•.......•..•.. p.72

Continuer d'écrire après Auschwitz •.•.•.•.•.... p.74

La citation et la condition juive ..•.•...•... p.78

Un droit de cité à la citation .••..•.•.•.•....p.85

Conclusion •.•..•..•.....•.•.••.••..•••...•....p. gO

QUATRIÈME CHAPITRE

La citation et la mémoire ••.•.•..•.•...•......p.9~

L'~uissance du langage ..•..•..••..•.•.•....•p.93

Dire l'indicible •.....•.•....•..•........•...•p. 95

Conclusion•.•.........•••.•••..•.•...•.•.•.••.p.106

CORCLUSZOR GiriIlALB••••••••••••••••••••••.•••••••••••p. ~07

BZBLZOGRAPBZB ••••••••••••••••••••••••••••.•••.•••••••p. ~~~

Introduction

(Oeuvre circulaire, tu affronteras

mon oeuvre dans ses cercles.

Et chacun exigera de toi une

nouvelle lecture.)

Edmond Jabès.

Jacques Derrida, dans son article «Edmond Jabès et la

question du livre», écrit à propos du Livre des questions:

«Déjà trahie par la citation, la puissance organisée du

chant se tient hors de prise pour le conmentaire.~ Le

lecteur qui voudrait expliciter Le Livre des questions

serait condamné à mettre en évidence ce que le livre dit

déjà de lui-même. Il se voit ainsi tenu en respect, à la

périphérie de l'oeuvre; il n'a aucune emprise sur elle mais

y trouve de nombreuses pietes de lecture. Malgré ce

1. Edmond Jabès, Le Livre des questions II, (Elya), paris, Gallimard,Coll. L'Imaginaire, p.2032 Jacques Derrida, L'Écriture et la différence, Paris, Seuil, Coll .Points, 1967, p.110

1

• caractère autotélique de 1'oeuvre, la tâche est complexe et

~'écoute du livre se doit d'être patiente et attentive

parce que, bien que tout semble y être clairement

exp~icité, une lecture superficielle ne pennet pas de

saisir l'essence de l'oeuvre. Si le chemin est indiqué au

~ecteur, celui-ci se doit de marcher de lui-même vers une

connaissance

circulaire».

toujours à parfaire de cette «oeuvre

«"Qu'est-ce que la citation? Il On pourrait presque

trouver chez chaque auteur une réponse. ilia citation, pour

moi, Cl est ... ": autrement dit, j'investis la citation de

telle valeur; lorsque je cite, je veux (dire) ceci. »3

Jabès parle rarement de la citation et n'a jamais

explicitement défini ce que représentait pour lui le fait

de citer. Mais, canme le suggérait Derrida, la pratique

citationnelle de Jabès et ses conséquences se voient

«trahies» par les citations qui envahissent Le Livre des

questions, et, faut-il ajouter, par ce qui s'y trouve dit

sur le livre et l'écriture. Les sept livres du cycle

révèlent une conception nouvelle de la citation; elle s'y

voit libérée de la marginalité ainsi que des rôles

secondaires, cœme l'ornementation et l'illustration, qui

lui sont traditionnel1ement assignés. Ce que veut dire

Jabès lorsqu'il cite ne peut cependant se résumer à

3 Antoine Compagnon. La Seconde main ou le travail de la cit:at:ion•Paris. Seuil. ~979, p.49

2

quelques conmentaires. Si le lecteur peut rapidement voir

que la citation jabèsienne déroge à toute convention, il

doit se faire une idée personnelle de ce qu'elle représente

et du rôle qu'elle joue dans Le Livre des questions.

La citation dans l'oeuvre de Jabès prend une telle

importance qu'elle ouvre la voie à une écriture nouvelle

dont la compréhension ne peut jamais être entière. Éric

Trudel écrit en introduction de son mémoire sur «Edmond

Jabès et l'écriture du fragment»:

Selon nous, le texte de fragments, bien loin d'être un simple

effet attribuable à la conception jabèsienne de l'écriture,

est plutôt l'expression même de cette conception. C'est par

lui que s'organise toute l'économie de l'oeuvre, ses

stratégies, et que se constitue l'essentiel de sa poétique.

Pour le dire autrement et de façon plus précise: l'écriture

fragmentaire s'insère chez Jabès si parfaitement dans la

pratique et la conception du livre (et de la littérature),

elles sont ensemble si inextricablement liées l'une à

l'autre, qu'il n'est plus possible de décider si l'une

conditionne l'autre ou inversement.4

On peut dresser un parallèle entre le fragment et la

citation puisque tous deux sont des morceaux d'écriture

détachés d'un ensemble plus ~ortant, et ce qu'Éric Trudel

dit à propos de ]., importance du fragment dans les livres de

Jabès pourrait tout aussi bien S'appliquer à la citation,

4 Éric Trudel, Edmond Jabès et l'écriture du fragment, Mémoire demaîtrise soumis à la Faculté des études supérieures et de la recherche,Aoa.t 1995, p.5

3

puisque cette dernière est un fragment ayant cœme

particularités supplémentaires d'être encadrée par des

guillemets ou d'autres marques citationnelles qui

amplif ient l'indépendance et la mobilité du fragment. Ces

marques indiquent aussi que le passage cité est répété et

déplacé. En précisant 1'origine du fragment, la citation

fait appel à la mémoire et confirme l'étrangeté du passage

cité.

Déterminer ce qui peut être considéré comme une

citation dans Le Livre des questions présente certaines

difficultés. Le phénomène de la citation ne s'y résume pas

aux sentences des rabbins qui envahissent les trois

premiers livres du cyc1e. Ces citations apparentes ne

représentent qu'une infime partie de tout ce qui pourrait

être considéré cœme une citation dans les livres

jabèsiens. Elles ne seraient en fait que des simulacres de

citations qui feraient signe au lecteur, qui le guideraient

vers la perception d'une présence citationnelle invisible

mais omniprésente dans toute l'oeuvre. Ces citations

apparentes des trois premiers livres du cycle révèlent

également au lecteur la présence dans Le Livre des

questions d'une interrogation sur la notion de livre. Le

lecteur se voit amené à repenser la citation et le livre,

l'un par l'autre, l'un à travers l'autre, à redécouvrir ces

deux notions qui se trouvent liées dans les sept livres du

cycle par un questionnement mutuel .

4

Le Livre des questions inaugure une pratique

citationnelle tout à fait personnelle qui se perpétue dans

les autres livres de Jabès. Tous les livres qui font suite

au Livre des questions dans l'oeuvre de Jabès pourraient

donc se prêter à une étude de la citation, et plus

particulièrement Le Livre des ressemb~ances parce qu'il

tourne autour de la problématique de la répétition. Le

Livre des Marges serait lui aussi particulièrement

approprié à une telle étude comme le laisse croire le titre

de l'un des deux livres qui le canposent: Dans la double

dépendance du di t . Le Livre des questions n'évoque peut­

être pas aussi directement la citation, mais il s'y établit

une poétique de l'incertitude et du questionnement qu'il

sera intéressant de mettre en parallèle avec la pratique

jabèsienne de la citation. Le choix du Livre des questions

se justifie également par la présence, dans les trois

premiers volumes de ce cycle, d'un nombre de citations plus

impressionnant encore que dans tout autre livre, présence

qui se prolonge virtuellement dans les quatre derniers

volumes dont il sera moins fréquemment question, mais qui

seront mentionnés occasionnellement.

Les trois premiers Livres des questions font appel à

des énonciateurs nanbreux et variés constitués

principalement de rabbins et de deux personnages fictifs,

5

Sarah et Yukel. A10ra que les rabbins rappellent la

tradition juive du cœmentaire, Sarah et Yukel évoquent la

Shoah dont ils ont été victimes. Aussi, la plupart de ces

énonciateurs sont des écrivains qui s'interrogent et se

prononcent sur l'écriture. Cœme le souligne Derrida, Le

Livre des questions tourne ainsi autour de trois grandes

questions: «Toute l'~quiétude historique, toute

l'inquétude poétique, toute l'inquiétude judaique

tourmentent donc ce poème de la question interminable. »S

Deux de ces trois préoccupations seront abordées:

l'inquiétude poétique ou la question de l'écriture, et à

partir de celle-ci, la question historique, c'est-à-dire

l'élaboration d'une écriture de l'après-Auschwitz. La

citation sera donc vue en tant qu.' ~strument de

renouvellement et de subversion, elle devient étrangère et

exilée, mémoire et témoignage .

5 Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., p.114

6

Première partie

Présence et fonctions de la citation

dans Le Livre des questions

:Introduction

Les livres de Jabès reposent sur une conception du

langage qui remet en cause les acquis de la tradition

littéraire occidentale et qui pe~et à l'oeuvre jabèsienne

de Si inscrire en marge de cette tradition par une présence

constante, à tous les niveaux, dans chaque oeuvre, d'un

questionnement du livre et de l'écriture. Cependant, cette

marginalité n'est pas absolue puisque la conception du

livre et de l'écriture que Jabès partageait avec quelques

auteurs tout aussi éloignés de la tradition notanment

Maurice Blanchot - s'est répandue et est devenue une mode

théorique que le Livre des questions précède de peu, comme

le souligne Jacques Derrida:

En 1963, je remarque la date, dans une petite maison de la

presse - geste hasardé en direction d'un gallimard dont

l'auteur m'était inconnu j'ai ouvert Le Livre des

Questions coame un coffre. ( .•. ) La question de l'écriture

qui n'était pas encore à la mode, qui n'avait pas encore ses

titres, ses parades, ses monnaies dévaluées, ses frustes

mimes et tics, je l'y rencontrai déjà comme rassemblée,

8

• spéculée, misée, d'avance risquée dans chaque atome du

livre.6

Cette question de l'écriture qui avait d'abord contrïbué à la

marginalisation du Livre des questions lie désormais les

livres de Jabès à un courant de pensée qui, prolongeant le

structuralisme tout en s'en éloignant, est souvent désigné

par l'expression «post-structuralisme~.

La citation, qui se trouve également interrogée dans Le

Livre des questions, joue un raIe de première importance dans

ce questionnement du livre et de l'écriture. Les théoriciens

post-structuralistes tels Derrida, Kristeva et Barthes

commentent abondamment, par l'intermédiaire de la notion

d'intertextualité, l'anniprésence de la citation dans le

langage, l'écriture et le texte. Jabès, quant à lui, ne parle

que très rarement et toujours indirectement de la citation,

mais lui accorde une indéniable importance cOllUle le

manifestent, dans Le Livre des questions, les innanbraDles

citations de rabbins et de personnages de toutes sortes.

Comme le mentionne Helena Shillony dans

«Répétitions, ressemblances»:

son article

Le texte de Jabès devient une mosalque de citations, et ce

n'est pas par hasard que Pierre Missac propose d'ajouter à

l'anagramme suggéré par le poète lui-même: écrit-récit, un

troisième terme: le verbe citer.7

6 Jacques Derrida, «Edmond Jabès aujourd'hui» in Les Nouveaux cahiers,no.3.1, p.567 Helena Shillony, «Répétitions, ressemblances», in Le Livre lu en

9

• Pour Jabès, «il est absurde de penser que l'on puisse écrire

à partir d'une théorie»8 ; c'est à travers son expérience de

l'écriture, par son exploration des poss~ilités du langage,

que se révèle le caractère incontournable de la citation.

Ainsi, dans Le Livre des questions, la citation n'est pas un

thème mais une pratique d'écriture que les textes des post­

structuralistes permettront d'éclairer.

Comme le dit Claudette Sartiliot: «A traditionnal

definition of quotation derived fran classical rhétoric no

longer pertains to the role of quotation in modernists

texts.»9 Le rôle traditionnellement attr~ué à la citation -

l'ornementation ou l'illustration - et la place marginale qui

lui est accordée dans les textes classiques ne sauraient

rendre compte de toute l'importance qu'elle prend dans Le

Livre des questions. L'acceptation post-structuraliste de la

citation est la seule qui puisse éclairer la pratique

citationnelle de Jabès puisqu'elle mène à une conception du

livre qui correspond à la poétique du Livre des questions.

Cependant, la citation en son sens traditionnel ne pourrait

être simplement rejetée de l'étude de la citation dans Le

Livre des questions puisqu'elle est présente dans les trois

Isra~~, paris, Éditions Point hors ligne, L987, p.L098 Edmond Jabès, Du Désert: au livre, Bncret:iens avec Marce.l Coben,Paris, Éditions Belfond, L98L, p.L5L9 Claudette Sartiliot, Cit:at:ion and Modernity, university of OklahomaPress, L993, p.3

10

premières oeuvres du cycle sous la forme de citations de

rabbins et de personnages. En conséquence, les conceptions

traditionnelle et post-structuraliste de la citation se

devront d'être explorées afin de découvrir ce qui motive et

ce qu'implique la pratique citationnelle de Jabès dans Le

Livre des questions•

l l

Premier chapitre

La ci tati.oD po.tao4erne

La citation est traditionnellement définie comme un

passage emprunté à un texte, transposé dans un autre texte,

et marqué carme tel par l'auteur qui cite; elle implique,

conme l'indique Antoine Compagnon dans l'ouvrage qu'il

consacre à la citation, «un énoncé répété et une énonciation

répétante». La conception post-structuraliste de la citation

- ou la citation postmoderne, ainsi que la désigne Claudette

Sartiliot - dérive de la définition traditionnelle, mais se

veut beaucoup moins précise puisqu'elle n'en conserve que

l'idée de reprise, de répétition. Elle recouvre de nombreux

phénomènes langagiers: les rapports d'analogie, de référence

ou d'allusion, que ce soit entre des textes, des passages,

des mots, des lettres et mêne des signes de ponctuation. La

citation postmoderne rejette ainsi la notion de propriété et

d'énonciateur. Sa présence dans un texte n'est pas déterminée

par 1 ' écrivain mais par le lecteur. À chaque lecture, de

nouvelles citations, toujours différentes, remonteraient à la

surface du texte. Il serait en conséquence impossible de

1 2

circonscrire objectivement 1es passages cités dans un texte,• de 1es identifier avec certitude, de les fixer

définitivement, d'en retrouver 1'origine précise. Coume le

souligne Barthes dans «De l'oeuvre au texte»:

les citations dont est fait un texte sont anonymes,

irrepérables et cependant déjâ l.ues: ce sont des citations

sans guillemets. lD

Comment aborder la présence dans une oeuvre d'un objet aussi

insaisissable? Toute étude de l'intertextualité au sens post­

structuraliste serait nécessairement infinie et subjective.

Comme le fait remarquer Compagnon, cette citation qu'il nomme

«capricieuse» parce qu'elle varie au gré des caprices de

chaque lecteur est particulièrement déroutante:

Quelle valeur peut avoir une répétition arbitrairement

déterminée par le caprice d' un individu, dépourvue de

signification (de nécessité) de symbolisation (de motivation),

ou, du moins, dont la signification et la connotation sont

inessentielles?ll

La valeur que prend ce type de répétition dans Le Livre des

questions est pourtant infinie; pour Jabès, la citation est

l'essence même de toute son activité, c'est elle qui permet

le langage et l'écriture, c'est par elle que le livre peut se

constituer et être lu. La citation postmoderne ne pourrait

10 Roland Barthes, «De l'oeuvre au texte»-, in Le Bruissement de lalangue, Paris, Seuil, 1984, p.73Il Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la cit:ation,op.cit., p. 385

1 3

permettre de circonscrire la présence de citations dans Le

Livre des questions, mais elle donne accès à ce que Jabès

considère être l'essence du travail de l'écriva~•

1 4

• La citation et le langage

TOut se passerait-il pourl'écrivain dans un avant-livre dontil ne verrait pas la fin, dont lelivre serait la fin? Mais rien nese passe qui ne soit déjà passé. Lelivre est au seuil.

Edmond Jabèsl2

Pour les écrivains post-structura1istes, les signes qui

constituent le langage - cles marques 1inguistiques», carme

les désigne parfois Derrida - sont des citations puisqu'ils

partagent avec e11e ses caractéristiques essentie11es,

caractéristiques qui seraient à la base du fonctionnement du

langage. D'abord, 1es signes linguistiques sont des

fragments, cODllle le manifeste le fait que toute phrase ne

puisse être lue que si elle est séparée des autres par un

point et que tout mot ne puisse être compris sans l'espace

qui le sépare des autres et qui maintient une certaine

distance entre chacune de ses 1ettres. Ensuite, les marques

linguistiques sont des citations parce qu'elles ne sont

jamais créées; elles se doivent d'être répétées, elles ne

peuvent véritablement signifier que si e11es ont déjà été

utilisées.

• 12

Cette citationnalité, cette duplication ou duplicité, cette

itérabilité de la marque n'est pas un accident ou une

anomalie, c'est ce (normal/anormal) sans quoi une marque ne

Edmond Jabès, Ça suit son cours, Paris, Fata Mbrgana, 1975, p.54

1 5

• pourrait avoir de fonctionnement dit «normal,.. Que serait

une marque que l'on ne pourrait pas citer? Et dont

l'origine ne pourrait être perdue en chemin?13

Seuls les signes connus de l'émetteur et du récepteur peuvent

permettre la cœmunication; les mots ne peuvent signifier

qu'en étant cités, c'est-à-dire répétés, tirés d'autres

contextes. La. mobilité des signes est aussi l'une des

conditions du langage puisque les déplacements de mots sont

nécessaires à la création de phrases et que 1es permutations

de lettres sont nécessaires à la formation de mots. Le signe

partage donc avec la citation le fait d'être fragmentaire,

mobile et emprunté, et cette nature citationnelle est la

possïbilité même du langage.

Si, pour les post-structuralistes, la citation permet

le langage, elle en complique également le fonctionnement en

multipliant les poss1bilités référentielles des signes.

Jabès suggère, dans La Mémoire des mots, que le passé d'un

signe ne peut jamais être véritablement effacé par sa

réinscription dans un texte.

Le mot qui est formé de lettres et de sons garde la mémoire

du manuel scolaire ou de tout autre ouvrage qui nous l'a,

un jour, révélé, en le révélant à lui-même; garde la

mémoire, aussi, de toutes les voix qui l' ont, au. cours des

années - et même des siècles - prononcé et réPandu. 14

13 Jacques Derrida, Harges de ~a phi~osophie, paris, Éditions deminuit, Coll. critique, 1972, p.38114 Edmond Jabès, La ~oire des mots, Paris, éditions Fourbis, 1990,p.14

1 6

• Ils 1 ensuit qu'étant touj ours en contact avec de nouveaux

contextes, les signes accumulent des possibilités

référentielles, des connotations:

Dès qu'un signe surgit, il commence par se répéter, sans

cela il ne serait pas ce qu'il est, c'est-à-dire une non

identité à soi qui renvoie régulièrement au même. C'est-à­

dire à un autre signe qui lui -même nattra de se diviser .15

Le mot est polysémique parce que chaque fois qu'il est

employé, toutes ses utilisations en d'autres contextes s'en

trouvent potentiellement citées. La citation permet donc au

mot de signifier en lui procurant non pas un sens mais un

nombre croissant de sens.

Tout signe, linguistique ou non linguistique, parlé ou écrit

(au sens courant: de cette opposition), en petite ou en

grande unité, peut être cité, mis entre guillemets; par là

il peut rompre avec tout contexte donné, engendrer à

l'infini de nouveaux contextes, de façon absolument non-

saturable. Cela ne suppose pas que la marque vaut hors

contexte, mais au contraire qu'il n'y a que des contextes

sans aucun centre d'ancrage absolu. 16

Comme aucun des contextes dans lesquels les mots auraient

été inscrits ne prévaudrait sur les autres, ferait office

de référence, il n'y aurait pas de sens dénoté mais une

pluralité de sens connotés.

15 Jacques Derrida, cEllipse. in L'Écriture et la dïfférence, Paris,Seuil, Coll. Points, ~967, p.43216 Jacques Derrida, Marges de la philosophie, op. cit. ,p.38~

1 7

• Non seulement la citation permet le sens, le fait

dériver et proliférer, mais en tant que référence, elle le

met aussi en mouvement et le diffère inf~ent. Le mot ne

pourrait jamais désigner directement un objet réel

puisqu'il ne lui serait possible que de renvoyer à ses

occurrences passées, à d'autres mots ou encore à des signes

non linguistiques images, sons ou gestes, par exemple.

Comme le souligne Jabès:

L'ennui, c'est que le mot est Lncapable de reproduire la chose

dans sa nudité. Il nous renvoie seulement à l'image, vraie ou

fausse, que nous nous en faisons. 17

Le sens d'un mot ne peut être précisé qu'avec d'autres

signes.

À partir du moment, au contraire, où l'on met en question

la possibilité d'un tel signifié transcendantal et où l'on

reconnaît que tout signifié est aussi en position d'un

signifiant, la distinction entre signifié et signifiant, le

signe, devient problématique à la racine. 18

Toute marque linguistique impliquerait un ab~e référentiel.

En conséquence, de par son fonctionnement citationnel, le

langage ne serait plus qu'un mouvement incessant, qu'une

infinie «différance~ (le sens est continuellement différé)

pour reprendre l'expression suggérée par Derrida.

17 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p. 15718 Jacques Derrida, «Sémiologie et grammatologie», entretien avec JuliaKristeva~, in positions, Paris, tditions de Mînuit, 1972, p.30

1 8

• La langue serait formée de mots et d'autres types de

«signes» regroupés dans des discours ou des contextes

desquels ils peuvent être tirés et auxquels ils peuvent

renvoyer. Ces contextes - qui, en regard des signes, sont

en quelque sorte des niveaux de sens, des strates de

significations -, sont parfois désignés par les expressions

«voix» ,

Kristeva:

«codes» ou clangages» . Carme l'indique Julia

Car, si plusieurs systèmes signifiants sont possibles dans

la langue, celle-ci n'apparaît plus comme un système mais

comme une pluralité de systèmes signifiants dont chacun est

une strate d'un vaste ensemble. Autrement dit, le langage

de la communication directe décrit par la linguistique

apparaît de plus en plus comme un des systèmes signifiants

qui se produisent et se pratiquent en tant que langages ­

mot qu'on devrait écrire désormais au pluriel. L9

Ainsi, la langue serait fo~ée de plusieurs langages qui se

citent les uns les autres sans qu'aucun dl entre eux niait

préséance20 :

C'est le vertige de la copie, du fait que les langages

s'imitent toujours les uns les autres, qu'il n'y a pas de

fond au langage, qu'il n'y a pas de fond originel spontané,

L9 Julia Kristeva, Le Langage, cet inconnu, Paris, Seuil, Coll. Points,L98L, p.29220 La langue serait structurée (ou astructurée) comme un rhizome, ceque soulignent Deleuze et Guattari: ~ rhizome ne cesserait deconnecter des chaînons sémiotiques, des organisations de pouvoir, desoccurences renvoyant aux arts, aux sciences, aux luttes sociales ••.(Deleuze et Guattari, Rhisome, paris, Éditions de Mînuit, ~976, p.20)Tout comme dans un rhizome il n' y a ni centre ni origine, aucun langagen'aurait préséance sur les autres.

1 9

• que l' homme est perpétuellement traversé par des codes donc

il n'atteint jamais le fond. 21

Toute langue, pour les auteurs post-structuralistes, serait

formée de réseaux de textes qui se citent les uns les autres

et dont l'origine se perd.

Les signes et 1es langages se citent les uns les autres

sans jamais se trouver en contact avec le monde réel, sans

jamais désigner directement la réalité qu'ils sont censés

remplacer. Pour Jabès, parce qu'i1 n'est possible

d'appréhender le monde réel qu 1 à travers les mots, le

langage précède la réalité et en est le fondement, ce qui

l'amène à dire que «l' univers est un livre... » , que «le

monde existe parce que le livre existe... »:

- Je voulais dire que, dans le livre, les choses - les êtres

aussi forcénent - évoluent dans un univers de vocables: leur

univers. C'est ainsi que le monde est dans le livre. La

perception de l'univers passe par les mots et nous nous

apercevons vite que cette perception n'est que notre

métamorphose, d'abord inconsciente, puis acceptée, en mot.

Nous devenons le mot qui donne réal ité à la chose, à

l'être. 22

Les êtres seraient donc irrémédiablement séparés d'eux-mêmes

et du monde par le langage qui pennet de se représenter le

réel, mais qui le réinvente nécessairement. CODllle le dit

21 Roland Barthes, Sur la littérature, (Dialogue avec Maurice Nadeau)Presses universitaires de Grenoble, 1980, p.1722 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre , op. cit., p.128

20

• Jabès:

Et nous savons que le mot qui donne à voir, à entendre, à

rêver et à juger n'existe qu 1 en fonction de la réalité qu'il

crée et à laquelle il échappe.23

La réalité est langagière selon Jabès; elle est entièrement

formée de lettres, de mots et de toute autre marque

linguistique a~si que des systèmes de signes les

contextes qui forment toute langue - de discours ou de récit

qu 1 il évoque parfois en parlant des «voix du livre». Bref,

si tout coumence par le langage et que le langage est

citation, «tout carmence par la citation». Et cœme le dit

Barthes: «la vie ne fait jamais qu'imiter le livre, et ce

livre lui-même n'est qu'un tissu de signes,

perdue, infiniment reculée.»24

imitation

•23 Edmond Jabès, Le Livre des questions, I, Paris, Gallimard, Coll.L'imaginaire, 1991, p.10624 Roland Barthes, «La. mort de l'auteur», in Le Bruissement de laIangue, op. cit., p.65

2 1

• La ci tatioD et l' 6criture

NOUS partons toujours du texte écritpour revenir au texte à écrire, de lamer à la mer, du feuillet au feuillet.

Edmond Jabès25

- Tu. es, dans tes écrits, comme moi,un rassembleur de mots, identiques parle sens à la langue, le son et lenombre de lettres, à ceux de lalangue. Tu crois les habiter, alorsque tu n'es que 1 'hÔte accidentel deleurs reflets.

Edmond Jabès26

Conme la réalité est langagière, que le langage est

répétition et allusion, il y a citation avant même que

l'écrivain ait cœmencé à écrire, ce que souligne Antoine

Compagnon en

sérielle>} :

parlant de la citation «capricieuse ou

La citation est déjà sur la feuille avant que j'écrive, une

salissure, une tache, une macule. 27

DI autre part, s t il ne peut partir que du langage et des

constructions langagières par lesquelles le monde est

réinventé et organisé, ce que l'écrivain va écrire, récrire,

est déjà écrit: «Écrire, car c'est toujours récrire, ne

diffère pas de citer.•28 Derrida, à ce sujet, emploie une

25 . Edmond Jabès, Ça suit son cours, op. cit, p.5126 Edmond Jabès, Le Livre des Ressemblances, Paris, Coll. L'imaginaire,1991, p.9327 Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit., p.39228 Ibid, p.34

22

• expression métaphorique: «Écrire veut dire greffer. C'est le

même mot. Il n'y a pas plus de chose que de texte

original»29 . Jabès semble partager cet avis cœme le révèle

ce passage du Livre des marges:

J'écris sans imagination, par manque d'imagination. Écrire,

c'est le contraire d'imaginer. 30

Bref, l'écrivain cite parce qu'il cne peut se servir que de

mots connus»31, qu'il imite les différents langages qui

forment la langue, qu'il retranscrit «le livre~ c'est-à-dire

les signes par lesquels il perçoit le monde. Coume «il n'y a

rien avant le texte, il n'y a pas de prétexte qui ne soit

déjà un texte»32, l'écrivain ne peut jamais espérer parvenir

à une véritable originalité.

Bien qu'il soit condamné à copier, qu •il ne puisse

véritablement inventer, tout écrivain renouvelle par

l'écriture sa perception de la réalité, il réécrit et

transforme le «livre» carme le souligne notanment Julia

Kristeva dans Sémiotikè:

Là où [le texte] signifie, dans cet effet décalé ici présent

où il présente, il participe à la mouvance, à la

transformation du réel qu'il saisit au moment de sa non

clÔture. En d'autres termes, sans rassembler - simuler - un

29 Jacques Derrida, La. Dissémination, Paris, Seuil, Coll. eTel Quel»,1972, p.39530 Edmond Jabès, Ça suit son cours, op. cit., p.2831 Edmond Jabès, Le Livre du partage, Paris, Gallimard, 1987, 143 p .32 Jacques Derrida, La. Dissémination, op. cit., p.364

23

• réel fixe, il construit le théâtre mobile de son mouvement

auquel il contribue et dont il est l'attribut. 33

La réécriture de certains di.scours et la réaffectation de

certains mots dans de nouveaux contextes en viendrait à

modifier le «livre».34 Selon Derrida, la répétition,

habituellement synonyme d' inmuabilité, posséderait en fait

un puissant pouvoir de transformation:

Jamais citation n'aura aussi bien voulu dire mise en

mouvement (forme fréquentative du mouvoir ciere) et

s'agissant de l'ébranlement d'une culture en son texte

fondamental, sollicitation, c'est-à-dire mise en branle d'un

tout. 35

D'ailleurs, Campagnon fait remarquer qu'en un certain

contexte, citation et mouvement étaient associés: «Ci tare,

en latin, c'est mettre en mouvement, faire passer du repos

à l'action. »36 Cœme le dit Jabès dans Le Livre des

Marges, «Tout bouge de n'avoir jamais bougé. Écrire ..

Écrire. Seule l'écriture est mouvement .. »3?

33 Julia Kristeva, Sémiot:.ikè, Recherches pour une sémanalyse, Paris,Seuil, Coll, eTel Quel., ~969, p.934 «Car si l'écriture est toujours récriture, de subtils mécanismes derégulation, variables selon les époques, oeuvrent pour qu'elle ne soitpas simplement recopiage, mais une traduction, une citation•• (A.Compagnon, La Seconde main, op. cit., p. 35)35 Jacques Derrida, La. Dissémination, op. cit., p.39736 Antoine Compagnon, La. Seconde main, op. cit.,p .. 4437 Edmond Jabès, Dans la double dépendance du dit, Paris, Fata Mangana,1984, p.28

24

Même s'il s'estime condamné, carme tout écrivain, à

citer, à copier, c'est justement dans la réécriture qu. , il

croit pouvoir trouver le mouvement et la fertilité, un

renouvellement des sources d'inspiration. Il lui faut citer

pour se démarquer, chercher à imiter pour s'éloigner des

oeuvres conventionnelles. Or, s'il veut citer, l' écrivain

doit faire preuve d'une certaine passivité, son travail,

selon Jabès, ne devrait jamais être subjugué par une volonté

de dire.

Il Y a, face au texte, une certaine passivité à adopter. On

ne peut, à la fois, parler et écouter; or, en matière

d'écriture, l'écoute est essentielle. Ce n'est pas ce qui

est à dire qui est important mais ce qui, réellement, se dit

au gré de la plume. 38

Il radicalise la passivité de l'écrivain en s'effaçant

autant que possible du processus de l'écriture afin d'en

venir à citer le langage:

La position de l 'honune à sa table de travail est celle du

pêcheur à la ligne en bordure de la rivière. L'un a, sous

les yeux, à longueur d'heures, une feuille vierge; l'autre,

l'eau et, à la surface, un cercle d'eau plus claire dont

l'hameçon est le centre d'attraction. L'un épie le vocable;

l'autre le poisson. C'est montrer quel rÔle important joue

la plume et combien les doigts qui la tiennent doivent user

de soins afin de ne pas contrarier ses mouvements et

déplacements (lUi, discrètement et comme dans l'ombre,

38 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.132.

25

• suivent la trace et quelquefois même précèdent le passage

de leur proie. 39

Le travail de l'écrivain, pour Jabès, serait donc d'avoir

recours à l'écriture d'une façon consciemment int~sitive,

de laisser parler le langage à travers soi. «With Jabès,

coume

the writer is a catalyst only. He lures words cnte page, but

they come following thei.r own law.»-40

L'écriture jabèsienne consiste donc à laisser de côté

tout désir de s'expr~er afin d'écouter les mots, de laisser

la parole au langage. Cette écriture emprunte à la langue

son fonctionnement référentiel; elle s'élabore au gré des

analogies, elle se constitue de renvois constants à d'autres

mots, à d'autres contextes. Ainsi en est-il de la métaphore

qu'utilise Jabès. Dans Le Livre des questions,

1 r affirme Rosmarie Waldrop, « ••• les métaphores sont si

nombreuses qu'elles détruisent leur fonction originelle qui

consiste à unir deux termes.~41 Pour appuyer cette

allégation, elle cite ce passage du Livre des questions:

L'enfance est une terre baignée d'eau sur laquelle flottent

de petits bateaux en papier. Il arrive que les bateaux se

transforment en scorpions; alors, la vie meurt par le poison à

chaque instant.

39 Edmond Jabès, Le Livre des questions II, paris, Gallimard, Coll.L'Imaginaire, p.26-2740 Rosmarie Waldrop, «Signa and Wonderings., Comparative Literatnrevol. XXVII, no 4, (1975), p.35241 Rosmarie Waldrop, «Miroirs et paradoxes., Change. no 22 (fév. 1975),p.201

26

• Le poison est dans chaque corolle, comme la terre est dans

le soleil. La nuit, la terre est livrée à elle-même, mais les

hommes dorment heureusement. Dans le sommeil, ils sont

invulnérables.

Le poison est le rêve. 42

«Même dans les passages où les deux tenmes d'une métaphore

restent fidèles à leur premier rapport, les images se

succèdent à une vitesse verti.gineuse.~43 souligne-t-elle

également. L'écriture jabèsienne est mue par cette forme de

citation sérielle qu'est la métaphore, non pas une

métaphore qui se résume à associer deux te~es provenant de

contextes tout à fait distincts, mais une série de

métaphores qui fait éclater la relation binaire et donne

lieu, en quelque sorte, à «une chaine de signifiants sans

s ignifiés» .

New Jabès actualizes such an enormous ricbness of metaphor

that at first glance it seems a cswarning of the bees., a

naïve pleasure of analogy. But the richness paradoxically

undermines and empties itself. If there are always more images

no one image means anything. 44

L'écriture jabèsienne imite effectivement le langage que

conçoivent les post - stl:Ucturalistes ; par les innanbrables

métaphores, l'accession au sens est sans cesse retardée, le

texte se présente comme une série de signes qui se

42 Edmond Jabès, Le Livre des quest:ions,I, cité par Rosmarie Waldrop,op. cit., p.201.43 Rosmarie Waldrop, cMiroirs et paradoxes., op. cit., p.201.44 Rosmarie waldrop, cSigns and Wonderings» op. cit., p.354

27

• citeraient les uns les autres sans jamais qu'un seul d'entre

eux ne s'impose cœme point de référence. Ce recours si

particulier à l'analogie est ainsi évoqué par Rab carasso,

l'un des rabbins du Livre des questions: «Nous rassemblerons

les images et les ~ges des images jusqu'à la dernière qui

est blanche et sur laquelle nous nous accorderons.»45

«Entendre un mot c'est l'entendre surtout dans ses

échos, dans ses infinis prolongements. Le livre est bâti sur

cette écoute.»46 La métaphore est loin d'être l'unique

manifestation d'une écriture à l'écoute du langage; la

matérialité des mots inspire également à Jabès certains

passages de ses oeuvres, ce que mentionne aussi R. Waldrop:

Their own law ia partly semantic, but is even more the law

of their material being, their body of sound, their

letters. Again and again, a pun, a rhyme, an assonance, or

an alliteration will draw the words together and determine

the course of the phrase. «Vérité. will lead ta ~ertige.,

«dialogue. ta «diamant•• MOre characteristic, yet, the fact

that the letters of one ward are contained in another will

spark off pUDDing meditations: «Privé d'R, la mort meurt

d'asphyxie dans le mot. Or: «Dieu, il écrivait D'yeux. D

pour désir, ajoutait-il. Désir de voir, désir d'être vu.•47

Conme les mots qui, chaque fois qu'ils sont repris,

évoquent tous les textes dans lesquels ils se retrouvent,

les lettres d'un mot sont lourdes de leur présence dans

•454647

Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.231Edmond Jabès, Dans l.a doubl.e dépendance du dit, op. cit., p.8l

Rosmarie Waldrop, «Signa and Wonderings. op. cit., p.352

28

• d'autres mots:

(cDans commentaire, répétait-il, il y a les mots taire,

se taire, faire taire qU'impose la citation.• )48

Les anagrammes (récit/écrit), les mots-valises (mort/mot),

les homonymes également (cNos champs sont des chantS»49)

représentent une autre des sources de l'écriture jabèsienne.

Par son écriture, Jabès cite le langage, c'est-à-dire

qu'il en exploite les possibilités citationnelles en se

laissant guider par toutes les références, les allusions,

les découpages et les permutati.ons que lui inspirent les

mots. L'enchaînement sémantique des «vocables» et

lfarbitraire de leurs sonorités, de leur orthographe

deviennent le moteur de l'écriture jabèsienne. Jabès profite

ainsi des liens intertextuels, de ces citations déjà

présentes dans le langage. Antoine Compagnon décrit ai.nsi ce

que pourrait représenter la puissance de l'intertexte:

Llintertexte est un buvard brouillé par les vestiges de tout

11 écrit dont il a épongé les bavures. OU, plus exactement,

c'est une surface creusée de sillons, lacérée, érodée,

griffée, c'est le réseau profondément gravé dans toute surface

d'inscription. Je me mets à écrire, à tracer des signes sur

cette surface, et je tombe dans une rainure, ma plume glisse,

se prend dans un sillon déjà là, elle ne peut échapper, elle

suit jusqu'au bout, elle épuise le filon: Mme Savary

•4849

Edmond Jabès, Le Livre des questions, I, op. cit., p.473Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.229

29

• ressuscite sous ma plume, ou tout autre fantôme déterré. SO

pour Compagnon, 1'intertexte, cette fonne de citation qu'il

nomme «capricieus~, est en quelque sorte un piège, un

obstacle à la liberté de l'écrivain. Jabès mentionne

également que citer le langage risque d'amener l'écrivain à

se laisser entraîner dans des «sillons» plus profonds, dans

des chemins plus fréquentés; une écriture à l'écoute du

langage pourrait l'amener à utiliser des citations trop

souvent exploitées. Cœme le dit Jabès: «L'art de

1 ' écrivain, affirme Jabès, consisterait ici à respecter

l'attirance du mot pour le mot sans tomber, néamoins, dans

le cliché qui le menace.~Sl

Cependant, se laisser inspirer par l' intertexte ne

mènerait pas vraiment, contrairement à ce qu'affirme

Compagnon, à recopier des oeuvres. Carme le dit Barthes: «On

ne copie pas des oeuvres; on copie des langages, ce qui est

tout à fait autre chose~52 Pour Jabès, il ne s'agit pas de

faire renaître ses lectures passées, mais d'~ter la

pluralité de langages ce qu'il narme le livre - grâce

auxquels il réinvente la réalité. En interrogeant les mots,

il ne découvre pas que des références à des oeuvres connues,

il y retrouve surtout ses propres préoccupations: «Ces mots

•505152

Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit., p.392Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre, op. cit., p.129Roland Barthes, Sur la littérature, op. cit., p. 25

30

surgis du mot sont aussi le reflet de mon angoisse.~53 Le

nombre de citations présentes dans le langage est infini, ce

qui pennet une grande liberté à l'écrivain. Carme le dit

Jabès: «Plus que de laisser l~re cours aux mots, il S'agit

donc de les cerner au plus près de leurs possibilités. Notre

liberté est là.»54 L'écriture, telle que Jabès la conçoit,

serait donc fondée sur un paradoxe: c'est la citation qui

permet d'être personne1 et origina1. Lui-même cODII\ente ce

qui le fait écrire:

Prenons, si vous le voulez bien, un autre exemple tiré du

septième livre des questions: «Dans mon esprit, le mot sol

vient brusquement de se détacher du mot solitude.

cEtre seul est-ce, tel un reptile, ramper au sol ou mettre

front contre terre? - Mais sol, plus tendre que l'acier,

appelle confidentiellement le verbe solacier - Tout solitude

aspire-t-elle à être consolée? 0, peuple de la solitude, en

vous privant de sol, vous a-t-on privé de fraternelle

consolation?»55

Alors qu'il interroge le mot «solitude», surgissent d'autres

mots liés à l'une de ses principales préoccupations: la

condition juive. Ces liens intertextuels étant issus du

langage appartiennent à la collectivité, mais carme ils se

font le reflet d'une angoisse propre à l'écrivain, ils sont

53 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre, op. cit., p.1.3354 Edmond Jabès, Du Désert:. au ~ivre, op. cit., p. 1.3455 Edmond Jabès, Du oosert: au ~ivre, op. cit., p.1.36 Comme le ditMyriam Laifer: «Il se penche minutieusement sur le vocable. Le rythme,la sonorité, la répétition et le sens des vocables qu'il utilisemontrent son écoute des mots. Il manipule le vocable dans saviscéralité ... »-. M. Laifer, O'n Juda.fsme après Dieu, New-York, PeterLang, 1.986, p.98

3 1

personnels et n'ont rien à voir avec le clidbé. 56

L'hormne ne préexiste pas au langage r ni phylogénétiquement ni

ontogénétiquement. Nous n'atteignons jamais un état où l'homme

serait séparé du langage, qu' il élaborerait alors pour

cexprimer» ce qui se passe en lui: c' est le langage qui

enseigne la définition de l'homme et non le contraire. 57

Ce serait donc en puisant dans ce livre qu'est le langage,

en exploitant ses l.iens internes, que l.'écrivain peut se

révéler au monde et à soi -mêne. Un travail conscient et

délibéré de citation du langage est le seul moyen, selon

Jabès, par lequel. l'écrivain peut espérer s'expr~er.

56 Comme le dit Jabès dans Du Désert: au l.ivre: cIl va également de soique ma lecture de certains mots est on ne peut plus personnelle.. •• r

cEtre attentif au langage r c'est être attentif à soi-même. r p.~36 et ~29

57 Roland Barthes, Le Bruissement de l.a l.angue, op. cit., p.23

32

• La citation et 18 1ivr•

Nul besoin de briser le livre, luirépondit reb Haggaï. Il est brisé.tcrire ne serait que constater sesbrisures, que les expliciter pour soi,en les ~terprétant.

Edmond Jabès58

Pour les critiques post-structuralistes, puisque le

langage est formé de répétitions et de renvois, et que

chaque unité langagière qui entre dans la composition du

livre est nécessairement tirée du langage, tout livre est

entièrement constitué de citations:

Et cormne rien nia précédé le miroir, conune tout commence

dans le pli de la citation ( ... ) le dedans du texte aura

toujours été hors de lui, dans ce qui semble servir de

cmoyen» à l'«oeuvre•. 59

Barthes, dans «La mort de l'auteur», affinne que «le texte

est un tissu de citations, issues des mille foyers de la

culture» , et Julia Kristeva écrit dans Sémiotikè «tout

texte se construit caune une mosaïque de citations, tout

texte est absorption et transformation d'un autre texte» .

Ainsi, une oeuvre ne serait pas un système fenné de signes,

mais un rassemblement de signifiants ouvert à tous les

textes.

•5859

Edmond Jabès, Le Livre des ressemblances, op. cit., p • .104Jacques Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 351.

33

• Pour donner une impression de fenneture, pour unifier

et linéariser un texte, bien qu'i1 soit entièrement greffé

de corps étrangers, l'écrivain prend traditionne11ement soin

d'effacer 1a trace de son travai1 citationne1. Barthes

résume ainsi le travai1 de 1 'écrivain: «Il canbine des

citations dont il enlève les guillemets. »60 Écrire

consisterait non seulement à associer des citations mais

également à enlever les guillemets, c'est-à-dire à faire

disparaître les origines multiples de chaque mot et de

chaque passage, à fondre ensemble les citations afin de

créer un texte linéaire:

cRéécrire, réaliser un texte à partir de ses amorces, c'est

les arranger et les associer, faire les raccords ou les

transitions qui s'imposent entre les éléments mis en présence:

toute l'écriture est collage et glose,

conunentaire .•61

citation et

Il s'agit, pour l'écrivain, de donner l'impression que tout

vient d'une seule et même source, c'est-à-dire de lui-même,

que tout est relié; il lui faut coudre les citations par

d'autres citations pour dissimuler les emprunts. Seules les

citations au sens traditionnel la répétition intégrale

d'un énoncé - peuvent conserver les marques citationnelles à

condition qu'elles canpranettent le moins possible

l'homogénéité et la linéarité apparente du texte. Une te1le

écriture donne lieu à des oeuvres classiques, ou, pour

•6061

Roland Barthes, Sur la littérature, op. cit., p.23Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit ., p. 32

34

• reprendre li expression de Barthes, des «textes lisibles»- ,

«incomplètement pluriels~.

Comme Cl est le processus de li écriture, le travail de

citation du langage, qui importe à Jabès, celui-ci,

contrairement aux écrivains traditionnels, ne cherche pas à

dissimuler l'aspect citationnel de ses oeuvres. Les livres

jabèsiens pourraient en ce sens être considérés coume des

juxtapositions de citations que seule une décision de leur

auteur - qui peut d ' ail1eurs semb1er arbitraire - est venue

délimiter. Chacun des sept Livres des questions serait le

projet d'une oeuvre, un «avant-livre~ se rapprochant ainsi

de ce que Barthes nomme le «texte scriptible»:

... le texte scriptible, c'est nous en crain d'~crire, avant que

le jeu infini du monde (le monde comme jeu) ne soit traversé,

arrêté, coupé, plastifié par quelque système singulier

(Idéologie, Genre, Critique) qui en rabatte la pluralité des

entrées, l'ouverture des réseaux, l' infini des langages. Le

scriptible, c'est ( .•. ) l'écriture sans le style, la production

sans le produit, la structuration sans la structure. 62

Les sept livres du cycle ne sont pas achevés puisque tout le

travail de structuration, de liaison des citations,

dl effacement des ambiguïtés et des contraditions ni est pas

réalisé. Le langage s' y trouve en quelque sorte à 1 •état

brut; il y conserve, plus encore que dans les «textes

lisibles», son aspect citationnel .

• 62 Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, Coll. Points, 1970, p.11

35

Pour les post- structuralistes, malgré tout l'effort

qu'on pourrait investir à rendre un texte linéaire, à en

unifier le sens, il n'en demeure pas moins qu'il ne puisse

être lu que s'il est composé de fragments tirés du langage.

Il Y a un lapsus essentiel entre les significations, ( ..... ) ..

Prétendre le réduire par le récit, le discours philosophique,

l'ordre des raisons ou de la déduction, c'est méconnaître le

langage, et qu'il est la rupture même de la totalité. Le

fragment n'est pas un style ou un échec déterminé, c'est la

forme même de l'écrit. 63

Jabès refuse d'investir tout l'espace du livre, il refuse de

coudre ses citations au profit d'une linéarité et d'une

unité qui lui paraitraient contrefaites:

La mainmise du romancier sur le livre m'a toujours été

insupportable. Ce qui me gène, c'est sa prétention à faire de

l'espace du livre l'espace de l'histoire qu'il conte; du sujet

de son roman le sujet du livre .. 64

Les pages du Livre des questions sont composées de fragments

de diverses longueurs qui s 'y trouvent de façon chaotique,

toujours isolés par des espaces et, souvent, par la présence

dl une marge, par l'emploi d'italiques, de guillemets et de

parenthèses. Ces fragments n'étant tout simplement pas liés

et unifiés par Jabès, Le Livre des questions met en évidence

qu'étant tissé de citations, tout livre est «naturellement»

fragmentaire.

63 Jacques Derrida, «Edmond Jabès et la question du livre., inL'Écriture et Ia dïfférence, p .. 107-10864 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op .. cit .. , p .. 141

36

Bien que le trava1~ de l'écrivain augmente la cohésion• interne d'une oeuvre, les fragments qui la canposent

posséderaient une certaine autonanie les uns par rapport aux

autres et se prêteraient nécessairement à la réinscription.

Derrida le suggère, aucune structure ne pourrait

véritablement abolir le côté aphoristique de l'écriture:

La lettre est séparation et borne où le sens se libère, d'être

emprisonné dans la solitude aphoristique. Car toute écriture

est aphoristique. 65

N'ayant pas été l'objet d'un travail conscient de

structuration, les sept volumes du Livre des questions

seraient tout aussi aphoristiques que fragmentaires. Leurs

multiples fragments canportent des récurrences fonnelles -

les dialogues et la fonne épigraphique reviennent

fréquemment -, ils font souvent allusion aux mêmes suj ets -

1 ' écriture, le j udaisme, la Shoah et sont liés par le

retour constant de certains mots - livre, Dieu, vocables,

par exemple. Cependant, ces liens intratextuels ne viennent

jamais canpranettre l'indépendance des fragments, ils ne

nuisent aucunement à leur caractère aphoristique. Ainsi, de

nombreux passages du Livre des questions portent en eux­

mêmes leurs significations, ils prennent l'apparence de ces

formules «toutes-faites» «qui semblent résumer l'univers en

une fois»66. Carme ils se rapprochent de 1. 'aphorisme, les

65 Jacques Derrida, «Edmond Jabès et la question du livre., dansL'Écriture et la différence, op. cit., p.J.0766 Edmond Jabès, Le Livre des questions II, op. cit., p. 55

37

fragments des livres jabèsiens semblent avoir été cités et

sont prêts à être cités. Le caractère citationnel des sept

livres du cycle en devient tout simplement indéniable.

Comme le disait Mallarmé, «Un livre ne commence ni ne

finit; tout au plus fait-il semblant.» Un recueil de

citations n'est pas linéaire, il ne possède pas d'entrée

principale, il peut être lu dans nt importe quel ordre.

Comme toute oeuvre est composée de citations, elle pourrait

commencer et se terminer à n'importe quel endroit et ce,

même lorsque sa structure semble s'y opposer.

Et lorsqu'on le relit, on peut prendre le récit n'importe où

comme si l'on se trouvait devant quelque chose d'aussi

cohérent qu'une ville réelle dans laquelle on pourrait

pénétrer de toute part l'oeuvre ouverte. 67

Cette description de «1' oeuvre ouverte» s 1 applique tout à

fait au Livre des questions. Le style aphoristique et la

fragmentation qui en fondent l'ouverture renforcent cet

aspect alinéaire propre à toute oeuvre. Comme le dit Jabès,

« ••• dans mes livres, il n'y a ni départ ni arrivée.»68 Et

puisque Le Livre des questions ne possède aucune structure

rigide, ses fragments peuvent être pennutés, ce qui le

rapproche, une fois de plus, du recueil d'aphorismes.

67 Umberto Éco, L'Oeuvre ouverte, Paris, Seuil, Coll. Points, ~965,p.2368 Edmond Jabès, Du Désert au livre, p.152

38

• «OUvert ainsi, en droit, sur tous les textes, de tout

temps, de tout genre, chaque texte est d'une épaisseur

infinie. »69 Parce qu'ils peuvent, en tant que citations,

faire référence à un nombre incalculable de contextes, les

signes qui entrent dans la composition des l.ivres en

multiplient les possïbilités sémantiques:

The law of iterability, which allows any mark ta be cited

andto function outside of its context, nullifies the presumed

authority of the ccontext~ as determinant of meaning, as weIl

as the closed and secure conception of the text itself.70

Comme Jabès le suggère, une oeuvre est nécessairement

plurielle: «Tu sauras qu'une fois écrit, il n'y a pas de

livre qui ne soit livres, ni de mot qui ne soit mots.»7l

Étant donné que les fragments du Livre des questions ne sont

jamais véritablement inscrits dans un contexte, leur sens

demeure en soi indécidable. Une infinité de sens potentiels

se trouve ainsi disséminée à travers l'oeuvre, inséminée par

les relations des mots avec d'autres textes.

Si les mots et les fragments d'une oeuvre sont

entièrement ouverts au nanbre incalculable de liens

intertextuels qu'ils présentent, l'oeuvre entière se trouve

à comporter nécessairement des contradictions internes. Le

69 Sarah Kofman, Lectures de Derrida, Paris, Éditions Galilée, Coll.Débats, 1984, p.l870 Claudette Sartiliot, Citation. and Moderniey, p.3l71 Edmond Jabès, Le livre des questions II, Bl. ou le dernier livre, op •cit., p. 479

39

• sens de l'oeuvre en devient insaisissable .

Je ne pense pas que mes livres soient illisibles. ( ... ) Je

crois, en effet, que leur lisibilité est dans le fragment,

mais les fragments S'affrontant sans cesse, la formation du

sens se voit bien reculée indéfiniment.

sont sans doute irrécupérables.72

C'est pourquoi ils

Dans Le Livre des questions, les répétitions, les

contradictions, les incohérences que provoque en tout l.ivre

la nature citationnelle de l'écriture ne sont et ne peuvent

être éliminées, ce qui en fait une oeuvre à la fois

i1lisïble et dont le potentiel est pourtant illimité. 73

Je ne suis pas volontairement contradictoire, je le suis

naturellement. En somme, j'accepte mes contradictions, faute

de quoi mes livres me paraîtraient basculer dans le mensonge,

le fabriqué. S'il y a une cohérence dans mes livres elle n'est

due qu'à la continuité de mes contradictions.74

En conséquence, le livre jabèsien est intransitif, il ne

porte en lui aucun message prédéterminé, mais présente une

infinité de significations possibles, ce qui amène Jabès à

les comparer à «une enveloppe dans laquelle on aurait oublié

de glisser le message~75.

72 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre, op. cit., p.15873 Comme le dit Derrida à propos du Livre des questions: «TOutes lesaff irmations et toutes les négations, toutes les questionscontradictoires y sont accueillies dans l'unité du livre, dans unelogique à nulle autre pareille, dans la Logique. Il faudrait dire ici laGrammaire.~ (L,tcriture et ~a différence, op. cit., p.~~4) Cettelogique, cette grammaire ne sont-elles pas les lois citationnelles dulangage?74 Edmond Jabès, Du Désert: au ~ivre, op .. cit., p.15275 Ibid, p.155

40

• En citant consciemment et volontairement le langage, en

étant à l'écoute du c1ivre», Jabès fait en sorte que son

oeuvre n'en soit pas une, c'est-à-dire qu'elle ne produise

aucunement l'impression de cohérence, de fenneture, d'unité,

de linéarité et de transitivité habituellement générée par

une «oeuvre». «Je crois, d'ailleurs, qu'aucun qualificatif

n'est plus éloigné de mon travai1 que celui d'oeuvre. ~76 Le

Livre des questions ne pourrait non plus ~tre désigné par le

mot «texte» - qui vient du mot tissu - puisque les citations

dont il est composé ne sont pas tissées mais décousues.

L'appellation «texte scriptible» «scriptible» parce

qu'encore à écrire semble vraiment la mieux appropriée,

comme le manifeste la description que Roland Barthes fait de

ce type de texte:

Dans ce texte idéal, les réseaux sont multiples et jouent entre

eux, sans qu'aucun puisse coiffer les autres, ce texte est une

galaxie de signifiants, non une structure de signifiés; il n'a

pas de commencement; il est réversible; on y accède par

plusieurs entrées dont aucune ne peut être à coup sar déclarée

principale: les codes qu'il mobilise se profilent à perte de

vue, ils sont indécidables ( ... ); de ce texte absolument

pluriel, les systèmes de sens peuvent s'emparer, mais leur

nombre n'est jamais clos, ayant pour mesure l • infini du

langage. 77

• 7677

Ibid, p.155Roland Barthes, S/Z, op. cit., p.12

4 1

Une telle conception du texte rend vraiment canpte de toutes

les particularités qu'une écriture attentive et passive a

procuré aux sept Livres des questions. La citation conçue

par les post-structuralistes et par Jabès provoque donc une

remise en question de ce qu'est un texte, une oeuvre, un

livre, remise en question qui est mise en évidence par

l'éclatement référentiel, l'ouverture des limites, la

rupture de la linéarité des sept livres du ~cle. Bref, la

citation pe~et au Livre des questions de se faire

questionnement du livre .

42

·'La citation et 1. lecture

La répétition fut notre voiesubversive: car elle est mue par lebesoin inné de détruire et d'être, àson tour, détruite ...

Edmond Jabès78

One lecture, donc, avant le livre,celle de l'auteur et une lecture aprèsle livre, celle du lecteur.

Edmond Jabès79

Étant donné le fonctionnement citationnel du langage,

reconnaître la présence de citations dans un texte est la

condition même de la lecture.

Quotation, in this respect, is no longer even «collages»

appl ied to the surface of texts that would exist before and

after those insertions: on the contrary, these texts can be

read only within this inscription, within this grafting

process. 80

Le lecteur a une connaissance du langage - de l'ensemble des

possibilités connotatives des mots - qui lui est propre.

Dire ClUe tout livre est livre de mémoire. c'est laisser

supposer que les vocables ont aussi une mémoire: mais cela

paraît absurde. Nous nous souvenons pour eux et c'est grâce

aux images ClU' ils drainent que nous le pouvons. 81.

Comme le dit Jabès, les mots et les autres signes n'ont une

mémoire que dans la mesure où «nous nous souvenons pour

•78798081.

Edmond Jabès, Le Livre des ressemblances, op. cit., p.88Edmond Jabès, Ca suit son cours, op. cit., p.26Claudette Sartiliot, Citation and Modernity, op. cit., p.31.Edmond Jabès, Du Désert au liltTe, op. cit., p.132

43

• eux»; leurs possibi1ités référentie11es sont tributaires de

la mémoire de chaque lecteur. Ce1ui-ci mêle son expérience

(du langage) et sa lecture pour donner une nouvelle

référentia1ité au livre et en ce sens, i1 réécrit le livre.

La citation ccapricieuse~ n'est pas tributaire de

1 •auteur, carme 1e veut la tradition, mais du lecteur. La

lecture consiste donc à retracer des citations dans une

oeuvre, des citations qui ne sont pas nécessairement celles

que l'auteur lui-même ou 1es autres 1ecteurs y perçoivent,

ainsi que le suggère Antoine Canpagnon:

Dans le texte chicanier qui fourmille de guillemets, je

commence par les Ôter tous afin de les mettre où j'ai

envie. Toute lecture récuse ou déplace celle qui se

dissimule dans l'écriture, et ce ne sont pas les guillemets

qui 1 s empêchent. 82

La citation postmoderne serait subversive; elle dépossède

l'auteur de son oeuvre au profit du lecteur. Ainsi, pour

Jabès, «Une fois écrit, le livre se libère de l'écrivain.»83

Aucun écrivain ne peut avoir conscience de toutes les

références citationnelles qui sont imp1iquées par chaque

signe qu'i1 utilise, c'est-à-dire de toutes les références

que chaque lecteur percevra à l'intérieur de son livre.

Tout créateur serait donc, malgré lui, comptable d'un futur

qu'il n'a aucun moyen de mattriser. Et, du m@me coup, l'on

82 Antoine Compagnon, La Seconde main, p.42

83 Edmond Jabès, Dans la doub~e dépendance du dit,op. cit., 1984, p.41

44

• conçoit tout l'enjeu de l'interprétation, du commentaire qui

peut dénaturer le texte jusqu.' A le fausser irrémédiablement

sans qu'il y ait toujours imposture. 84

Jabès le suggère, l'aspect citationnel du langage laisse une

telle place à l'interprétation que le lecteur peut faire

dire à un texte bien autre chose que ce que l'auteur croyait

dire. Bref, puisque le lecteur réécrit tout ce qu'il lit,

«écrire est un futur insaisissable».85

«L ' écrivain s •efface devant l'oeuvre et l'oeuvre est

tributaire du lecteur. »-86 Ce cœmentaire consigné dans Le

Livre des questions pourrait résumer la poétique jabèsienne

du livre. La passivité de Jabès qui donne lieu à

l'inachèvement de son oeuvre est en quelque sorte un appel

au travail du lecteur. Les sept livres du cycle «invitent le

lecteur à faire l'oeuvre avec l'auteur» , ils lui demandent

de lier les fragments, d'éliminer les contraditions et les

répétitions, d'imposer un ordre et une référentialité aux

citations.. Comme le dit l'un des rabbins du Livre des

questions:

84 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.11885 Rosmarie Waldrop citée par E. Jabès, Le Livre des marges, II, p.34Comme le dit Derrida: «Écrire, c'est produire une marque quiconstituera une sorte de machine A son tour productrice, que madisparition future n'empêchera pas principiellement de fonctionner et dedonner, de se donner à lire et à réécrire .• (~es, op. cit., p.376)OU encore, comme le dit Barthes: « ..... écrire c'est se placer dans cequ'on appelle maintenant un immense intertexte, c'est-A-dire placer sonpropre langage, sa propre production dans l'infini même du langage .• Lebruissement: du langage, op. cit., p. 1686 Edmond Jabès, Le Livre des questions, op. cit., p.44

45

• NOS paroles ne sont consignées nul.le part, mais ceux qui savent

nous lire, nous lisent en eux, car, en eux, nos paroles

5 'ordonnent coaune dans les ouvrages de nos sages. 87

Puisque ~es mu~tiples origines des citations, dans Le Livre

des questions, sont toutes potentiellement présentes, ne

sont jamais sacrifiées à une volonté de cohérence, le livre

jabèsien sol1icite le travail du lecteur plus encore que ne

le fait une oeuvre «lisible». Son illisLbi1ité, le caractère

indécidab~e de ses significations, met en évidence la

nécessité d'une réécriture de la part du lecteur; parce que

~ 'enveloppe est vide, il se sait dans l'obligation de

composer le message:

Enveloppe vide, oui, comme une enveloppe dans laquelle on

aurait oublié de glisser un message. ( ... ) Parce qu'il n'y a

pas de message; ou plutÔt, parce que le message est, au

fond, pure création du destinataire. 88

Pour Jabès, « ••• l'enjeu du travail littéraire {de la

littérature carme travail} c'est de faire du lecteur non

plus un consœmateur, mais un producteur de texte»89.

L'activité du lecteur dépend de la passivité de l'auteur,

c'est en laissant tel quel, dans ses livres, son travail de

citation du langage que Jabès peut espérer abolir la limite

87 Ibid., p .8088 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre. op. cit., p.1.5589 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p.l.O.

46

entre écriture et lecture. Ainsi, carme le dit Pierre

Missac, « ••• la citation pe~et au ~ecteur de ne pas demeurer

le «spectateur mdsérable. ••• ~90

90 Pierre Mîssac, «Éloge de la citatioD», Change, no 22 (mars 1975),p.142

47

• ConclusioD

Bien qu'il mette en doute 1 •utilité de la conception

post-structuraliste de la citation, Compagnon en résume

efficacement le rôle et l'importance dans le fonctionnement

de toute manifestation langagière:

Loin d'être un détail du livre, un trait périphérique de la

lecture et de 11 écriture, la citation représente un enjeu

capital, un lieu stratégique et même politique dans toute

pratique du langage, quand elle assure sa validité, garantit

sa recevabilité, ou au contraire les réfute. SI

Libérée de sa définition restreinte, la citation et le

langage ne sont plus qu'une seule et même chose. De ce

fait, le travail de l'écrivain est un travail de citation,

le livre est composé de citations et la lecture est permise

par la citation. Non seulement s' immisce-t-elle partout,

mais elle ébranle tous les acquis de la tradition

littéraire puisqu'elle remet en question la référentialité

du langage, la possibilité d'être original, la linéarité et

l'unité de l'oeuvre, la différence entre écriture et

lecture. Jabès exploite la puissance subversive de

l'intertexte et Le Livre des questions peut être perÇU

comme 11 incarnation et la révélation de ce pouvoir que

possède la citation de transfoDmer les certitudes en

interrogation•

91 Antoine Compagnon, La. seconde main, op.cit., p.12.

48

•Deuxième chapi tre

La citation traditionnelle

Les trois premiers Livre des questions sont marqués par la

présence d'une quantité impressionnante de citations

traditionnelles ou de passages qui, étant délimités par des

marques citationnelles et attribués à des énonciateurs autres

que Jabès, en empruntent l'apparence. Antoine Canpagnon

rappelle, dans La Seconde main, les implications de la citation

telle qu'elle est traditionnellement concue:

La structure «normale» de la citation, qui a la fonction d'un

principe de régulation de l'écriture, met en relation deux

systèmes sémiotiques, chacun présumé complet et autonome

(composé d'un sujet et d'un texte), ainsi qu'indépendant l'un

de l'autre. La liaison instaurée par une citation est donc

partielle et ponctuelle.92

La citation traditionnelle ou classique - marquée et délimitée

par l'auteur qui emprunte repose en effet sur certains

présupposés tels que la c18ture des textes, la possibilité

d'être original, la propriété littéraire et la référentialité

des signes, ces mêmes présupposés qui, dans Le Livre des

• 92 Antoine Compagnon, La. Seconde main, op. cit., p.370-37 ~

49

questions, sont remis en cause par la conception post­

structuraliste de la citation. Le recours à la citation

traditionne11e viendrait semblablement contredire l'usage

conscient et délibéré que fait Jabès de la citation post­

moderne. Cependant, les attributs de la citation traditionnelle

sont si librement utilisés, dans Le Livre des questions, qu'ils

se voient détournés de leur usage habituel; non seulement en

viennent - ils à révé1er, par leur nanbre, l'importance que Jabès

accorde à la citation, mais ils renforcent la remise en

question de leurs propres implications, des présupposés sur

lesquels ils reposent .

so

UDe uti1i••tioD iDu.it6e 4. la c:l.tatioD tratitioDDel1•

L'utilisation de marques citationnelles et d'énonciateurs,

dans Le Livre des questions, est particulièrement canplexe:

elle allie et entremêle les façons d'emprunter ou de rapporter

des paroles propres à tous les genres littéraires sans

nécessairement tenir compte des règles que la tradition de ces

différents genres imposent à la citation. De plus, et surtout,

l'utilisation de la citation traditionnelle est déroutante

parce que les références indiquées par Jabès ne sont jamais

certaines. Malgré ces difficultés, il demeure possible de

repérer certaines constantes quant à 1 t utilisation des

citations traditionnelles dans Le Livre des questions.

Il arrive assez fréqueument, dans les trois premiers

livres du ~cle, que des paroles de personnages soient

rapportées en style indirect ou en style direct mais d'une

façon qui serait propre à la fiction. Ces paroles qui ne sont

pas véritablement répétées peuvent donc être considérées comme

des citations explicitement fictives comme il s'en trouve dans

les romans, et dans le cas de certains dialogues, dans les

oeuvres dramatiques. Les paroles ainsi rapportées sont

généralement attribuées à Yukel ou à Sarah, à un rabbin ou

encore à un pronan - «il» , le plus souvent - qui ne renvoie

explicitement à aucun nan dans le texte. Il arrive aussi que

des paroles soient attribuées à des voix inconnues (première

5 1

• voix, deuxième voix... ) ou encore à des objets tels que des

roses ou des cailloux.

Dans ces trois volumes du cycle, certains personnages sont

également cités coume s'ils étaient réels: par exemple, le

carnet de Yukel est cité en exergue, place qui serait, selon la

tradition de l'épigraphe, réservée aux citations d'auteurs

réels autres que Jabès. 93 D'autre part, de nombreuses citations

se présentent entre guillemets, alignées contre la marge gauChe

de la page ou en italique (quand ce n'est pas selon une

combinaison de ces trois modes) et sont attribuées à un

énonciateur presque touj ours un rabbin, quelquefois un

personnage - dont le nan est indiqué juste au-dessous de la

parole citée. 94 Ce type de citations est tout à fait inusité

étant donné qu'il ne s'apparente véritablement à aucun mode

traditionnel de citations autre que l'épigraphe et qu'il

envahit pourtant l'intérieur des trois premiers Livres des

questions. 9S Ces citations laissent supposer que les paroles

citées sont véritablement empruntées à une personne réelle

conme cela serait normal pour une épigraphe.

Jabès affirme que les citations de rabbins sont fausses,

même celles qui ont l'air authentiques: «Mes rabbins sont de

faux rabbins ... ~.96 Les nams de ces rabbins ne seraient que de

93 Voir les pages 209 et 253 du Livre des quest:ions94 Voir notamment la page 1.5 du Livre des questions95 Voir les pages 1.43 et 19396 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.75

52

• multiples pseudonymes. Malgré cette affirmation, le doute

demeure; les citations authentiques peuvent s'être glissées

parmi les fausses, cœme le souligne Pierre Missac:

Les noms des rabbins dont les cohortes emplissent les trois

premiers volumes du Livre des questions ne sont pas seulement

des pseudonymes que l'on endosse comme un vêtement tout fait.

L'interrogation qu.' ils posent porte sur leurs propos autant que

sur eux-mêmes. Combien de formules authentiques et originales

se glissent dans ces apocryphes et narguent le chercheur?97

Il est également à noter que Jabès cite quelques rares fois98

ses oeuvres antérieures, ce sont les seules citations dont on

peut constater l'authenticité.

Dans YaéI, El.ya, Aely et BI ou Ie dernier Iivre, les

marques citationnelles se font beaucoup plus rares, les rabbins

énonciateurs disparaissent, les fragments sont anonymes ou

attribués à l'un des personnages. Des dialogues, dont la

présence est révélée par des tirets, et quelques phrases entre

guillemets ponctuent occasionnel.lement les quatre livres. Le

j eu des marges, des italiques et des parenthèses demeure

cependant aussi présent que dans les trois premiers livres,

suggérant ainsi, malgré l'anonymat des fragments, une certaine

fo~e de dialogue. Il s'y trouve également quelques citations

qui ne laissent aucun doute quant à leur provenance et qui

empruntent l'apparence de l'épigraphe: il s'agit de citations

• 97

98Pierre Missac, «Éloge de la citation>, op. cit., p.143voir les pages 3~9 et 407 du Livre des quest:ions

53

d'auteurs connus tirées d'oeuvres dont le titre est clairement

indiqué. Elles se trouvent principalement à deux endroits, dans

la dédicace de Ya~~ et dans les premières pages d' E~ ou ~e

dernier ~ivre. Il est probable qu'elles servent à marquer,

coume l'épigraphe, une certaine filiation entre les oeuvres

citées et Le Livre des questions. Cependant, à l'exception

d'une citation de «La Kabale» dans E~ ou le dernier livre (dont

l'authenticité est plus difficile à vérifier), elles ne sont

pas clairement placées en exergue et c'est pourquoi il est

difficile de déterminer s'il s'agit de véritables épigraphes.

Les citations qui se trouvent dans la dédicace de Yaë~

laissent croire que Jabès, en les y inscrivant, dédie son livre

à Bataille, Blanchot et Leiris; il en résulte une fonne

inusitée de dédicace et de citation.

Ce ne sont là que les principales occurrences, dans Le

Livre des questions, de la citation classique ou faussement

classique. Les citations traditionnelles du Livre des

questions, par leurs anœalies, leurs diversités, leur

provenance douteuse, présentent certaines difficultés, la plus

embarrassante étant celle d'une classification qui respecterait

les règles admises pour la citation classique. Elles

pourraient, dans l'ensemble, être classées selon le genre

littéraire auquel elles peuvent être associées et selon le type

d'énonciateur à qui elles sont attrïbuées, mais une

classification exhaustive des citations serait vaine et

poserait de nanbreux problèmes: chaque citation présente tant

54

de particularités qu'il faudrait créer un nanbre infini de

catégories. Ainsi, que ces citations représentent un phénomène

apparent et objectivement détenniné dans Le Livre des questions

ne les rend pas véritablement plus simples à circonscrire que

les citations postmodernes. Plutôt que d'offrir au lecteur,

telles qu' elles le font habituellement, un point de

reconnaissance, une confirmation, une certitude, un lien avec

le connu, les citations traditionnelles telles qu'utilisées par

Jabès suscitent l'incertitude et laissent le lecteur dans la

perplexité .

55

Une utilisation .ubver.:lv. 4. la c:ltatloD

Il est possible de prêter à la citation traditionnelle

telle qu' e~le est utilisée dans Le Livre des questions de

nombreuses fonctions autres que celles qui lui sont

habituellement attribuées. Les énonciateurs, par exemple, ne

servent jamais à faire autorité ou à préciser l'identité du

personnage qui parle. L'un des rôles qui pourraient leur être

assignés serait d'entremêler fiction et réalité. Que les

rabbins soient cités parfois comme s'ils étaient fictifs,

parfois comne s'ils étaient réels, gœme la traditionnelle

limite entre le réel et le fictif. La question de savoir si les

rabbins cités par Jabès sont tous imaginaires, ainsi qu'il le

prétend, ne se pose plus si l'on considère conme l'auteur que

le langage par lequel l'hœme connaît le monde transfo:cne tout

en fiction. En usant librement de l'exergue et du mode

épigraphique dans ces citations, Jabès met sur le même pied

personnes réelles et personnages fictifs et abolit ainsi la

frontière que sa conception du langage remettait en question.

ùùùùù

La citation s'appuie traditionnellement sur le principe de

la référentialité - un passage cité renvoie généralement à un

auteur, à un texte précis - ce qui n'est pas le cas dans Le

Livre des questions, et ce, mêne lorsque les auteurs des

citations sont indiqués. Les énonciateurs des trois premiers

56

Livres des questions ne sont jamais des sources sûres qui

renverraient à un référent précis, unique, certain. Les rabbins

auxquels Jabès attribue la paternité d'un certain nombre des

aphorismes du Livre des questions étant inconnus, il est

impossible, pour le lecteur, de se référer à eux ou à leurs

écrits. Et, cœme leur nan n'est jamais repris dans Le Livre

des questions, carme ils ne sont aucunement construits en tant

que personnages, ces noms demeurent sans référent aussi bien à

1 •intérieur de l'oeuvre qu •à l'extérieur. Il en est de même

pour les sages et les savants, dont l' identité n'est jamais

précisée, ainsi que pour les pronoms - les quelques «je», les

quelques «tu» et les nombreux cil» - qui souvent ne renvoient à

aucun nom. Tous ces énonciateurs, rabbins, pronaos, sages et

savants anonymes, ne sont en conséquence que des «vocables

vides» , sans référents connus. Ainsi, non seulement les

énonciateurs choisis par Jabès ne le sont pas pour leur

autorité - comme le sont souvent les auteurs cités - mais ils

contreviennent à la référentia1ité extérieure qu'~lique

habituellement l'emploi de citations au sens classique.

Les nans de personnages fictifs présentent parfois une

référence presque aussi concrète que s' ils désignaient des

êtres réels parce que leur nan possède une certaine

référentia1ité à l'intérieur de l'oeuvre. Sarah et Yukel,

personnages fictifs souvent cités dans les sept livres du

cycle, assument une part de l'oeuvre en y apparaissant par leur

57

• propres paroles, par la citation:

Dans ces pages, il sera crès peu question de Yukel sérafi. - Il

sera, cependant, appelé à intervenir souvent -; car Yukel

sérafi est le témoin.99

Mais ces deux personnages ne sont jamais décrits et développés

par un narrateur, comme si le simple fait de mentionner leur

prénom suffisait à évoquer une réalité toute familière. En

fait, ils n'acquièrent jamais le même poids référentiel que

Julien Sorel, par exemple, ou Tartuffe. Jabès le dit: «Dans mes

livres, tout développement est occulté. Les paroles de mes

personnages sont paroles du dernier effacement.~100 Ainsi, même

les citations de personnages dans Le Livre des questions

transgressent cette référentialité sur laquelle repose la

citation traditionnelle.

Comme le suggère Fernandez - zo:i.la dans un article qu'il

consacre aux livres jabèsiens, ce serait davantage à des

assemblages de lettres qu'à des personnages que seraient

attrïbuées les paroles réunies dans Le Livre des questions:

L'attention est requise, l'auteur prend la peine de le

formuler, pour apprendre que les «personnages. sont les mots.

Dans le Livre, c'est l'écrit seul qui a la parole et les voix

qu'il renferme et fait éclater. lOI

99 Edmond Jabès, Le Livre des quest:ions, p.S8100 «Dialogue avec Edmond Jabès., Colloque de Cerisy-Lasalle, p.304101 A. Fernandez-Zoila, Colloque de Cerisy-Lasalle, op. cit., p.115

58

• Coume les multiples énonciateurs des livres jabèsiens sont des

noms plutôt que des êtres, leur présence viendrait souligner

l'effacement de Jabès au profit des mots. Puisqu'il est à

l'écoute du langage, que les mots lui dictent ce qu'il écrit,

il attribue ses aphorismes à des vocables.

Les multiples énonciateurs des trois premiers volumes du

cycle mettent également en évidence la polyphonie de toute

écriture, le nanbre incalculable de voix qui oblitèrent, dans

un texte, celle de l'auteur:

L'écrivain effacé se soumet à la question de ses mots; il est

absent dans le texte, à côté des Noms propres, à côté de ces

aphorismes mis en guise de descriptions définies, à cOté des

pronoms. Beaucoup de voix. One polyphonie. Anonymat. l 02

Certains énonciateurs du Livre des questions ne sont pas des

noms propres ou des pronoms, mais des objets - des roses et des

cailloux, par exemp1.e. Il s'agit, évideument, de faux

énonciateurs qui ne sont pas plus développés, en tant que

personnages, que ne 1.e sont les rabbins. Ils pourraient être

considérés canne l'incarnation des voix anonymes du livre et

leur présence rappel1.e que l'écriture n' a pas véritab1.ement

besoin d' émetteurs. Ces obj ets qui parlent révèl.ent l.e peu

d'importance qu'accorde Jabès à l'énonciation.

102 Ibid, p.116

59

L'utilisation des marques citationnelles dans les trois

premiers volumes du cycle soulignent également la polyphonie et

l'anonymat de l'écriture. Toutes ces phrases qui prennent

1 1 apparence de citations parce qu'elles sont en italique, entre

guillemets ou en marge - qu'elles soient ou non attribuées à un

énonciateur - suggèrent en effet que .le matériau du livre est

hétérogène, que ses provenances sont diverses. Elles viennent

appuyer ce que révélait la citation post-moderne à savoir que

le travail. de l'écrivain est un travail de citation. Jabès

semble avoir volontairement omis d'enlever les marques

citationnel~es afin de souligner le fait que tout livre serait

entièrement composé de «déjà lu»; les pages des trois premiers

Livres des questions sont marquées par les «cicatrices» d'un

discours visiblement composé de «greffes». Ainsi, alors

qu'elles établissent habituellement la limite entre le texte et

le discours de l'autre, les marques citationnelles telles

qu'utilisées par Jabès soulignent l'intrusion généralisée de

l'autre dans le texte.

Dans les trois premiers volumes du cycle, certaines

citations vont, plus visiblement que d'autres, à l'encontre de

la traditionnelle délimitation du livre. Par exemple, les

citations fausses ou réelles qui provoquent une certaine

impression d'authenticité - surtout lorsqu'elles se présentent

comme des exergues - insistent davantage sur l'extériorité des

nombreuses paroles qui canposent le livre. Aussi, les citations

60

d'oeuvres antérieures de Jabès, qui sont les seules à être

assurément authentiques, produisent un effet semblable. Elles

sont peu fréquentes, mais en s'inmisçant dans les trois

premiers Livres des questions, elles font fi de la clôture des

oeuvres jabèsiennes les unes par rapport aux autres et

rappellent l'antériorité de ce qui est écrit dans ces trois

volumes. D'autre part, le fait que l'exergue - «espace hors

d'oeuvre» soit envahi par des citations de personnages

fictifs, compranet non seulement la limite entre fiction et

réalité, mais également les délimitations entre l'extérieur et

l'intérieur du livre. Les limites du livre se voient donc

transgressées par l'usage que fait Jabès de la citation

traditionnelle en général et, plus particulièrement, par son

emploi de l'exergue.

La remise en question de l'unité et de la linéarité du

livre se voit également confiDmée par la présence des marques

citationnelles. Par exemple, les guillemets et l'utilisation

des marges renforcent la fragmentation du livre, mettent en

évidence l'éclatement de sa canposition. Aussi, les marques

citationnelles redoublent la nature aphoristique de certaines

phrases; celles-ci semblent d'autant plus avoir été citées et

être citées qu'elles se présentent sous la forme de citations.

La possibilité de mouvoir les fragments et l'invitation à les

réinscrire sont soulignées par les marques citationnelles,

lesquelles rendent ainsi les fragments encore plus détachés les

6 1

• uns des autres, plus autonanes, et de ce fait, contribuent à

libérer leurs potentialités citationnelles. Bref, la citation

traditionnelle te11e qu'utilisée par Jabès renforce

l'écl.atement du livre et son ouverture à l'interprétation.

L'utilisation de la citation classique permet également

aux trois premiers volumes du Livre des questions de mettre en

évidence leur caractère inclassable et leur questionnement des

limites entre les genres. Cœme le dit Sean Band dans son

article «Double indemnity: the ends of citation in Edmond

Jabès»:

The story of Sarah and Yukel remains an elliptical one, and its

problematic and indeterminable genre (citation breaks genre) ia

emphasized... 103

Cette caractéristique est notamment provoquée par les attrLbuts

de la citation classique qui permettent dl intrOduire divers

genres littéraires dans l'oeuvre. Les aphorismes - qui sont en

eux-mêmes des citations - et certains commentaires que Jabès ne

développe pas contribuent à l'aspect essayistique des oeuvres

du cycle. Les nanbreuses citations de rabbins qui semblent

faire autorité par cette signature qui suit 1es paroles citées

renforcent aussi la présence de l'essai et plus précisément du

commentaire exégétique dans les trois premiers vo1umes du

cycle. Les marges et les italiques ne font qu'ajouter à

l'~ression d'autorité et d'authenticité qui rappe11e les

103 Seàn Hand, «Double indemnity: the ends of citation in EdmondJabès~,op. cit., p.78

62

• invocations propres aux textes essayistiques. Ce genre est

également présent sous la forme dialoguée, ce qui transforme

certains passages en dialogues philosophiques:

Un sage: Nous avons calculé la distance qui nous séparait. Nous

avons cessé de mourir.

Un sage: La mort, c'est l'éloignement en soi et dans

l' espace. 1 04

Évidemment, ce sont les énonciateurs, l'utilisation des deux

points - ou encore, dans d'autres passages, la s~le présence

de tirets qui p~ttent cette allusion au dialogue

philosophique. Quant au récit, sa présence se voit confirmée

par certains dialogues et par les paroles rapportées en style

indirect qui ont toute l'apparence d'avoir été tirés d'une

narration:

Ils sont réunis autour de lui, comme après le coucher du

soleil, les rabbins autour d'une lampe.

- Ah, dit Reb Amon, quand je retrouve ma lampe, je suis tout

oreille et son savoir a façonné le mien.

Et Yukel dit: cIl m'a suivi le long des pavés de Paris et il

connaissait mon histoire par coeur. lOS

Le lecteur peut également constater la présence de

l'épistolaire et du journal, sous-genres du récit, grâce à un

procédé propre à la citation classique canne l'indication des

sources.

• ~04

105Edmond Jabès, Le Livre des ques~ions, op. cit., p.108Edmond Jabès, Le Livre des ques~ions, op. cit ., p. 32

63

• «Tu es là; mais ce lieu est si vaste qu'être l'un près de

l'autre signifie être déjà si loin que nous n'arrivons ni à

nous voir ni à nous entendre.:.

{Journal de Sarah)106

Seule la poésie n'a pas nécessairement recours aux énonciateurs

et aux marques citationnell.es, mais le choix de certains

énonciateurs, dans les trois volumes, tels les roses et les

cailloux, introduisent une tonalité poétique.

Dans les trois premiers volumes du Livre des questions,

les attributs de la citation cl.assique pe~ettent la remise en

question des limites du livre, de son unité et de sa l.inéarité,

y introduisent les différents genres littéraires, soul.ignent de

ce fait l'inachèvement de l'oeuvre jabèsienne et la rapprochent

davantage du texte scriptible:

Le scriptible, c'est le romanesque sans le roman, la poésie

sans le poème, l'essai sans la dissertation, l'écriture sans le

style, la production sans le produit. 107

L'utilisation de la forme de l'épigraphe dans Le Livre des

questions, Le Livre des Yu.ke~ et Le Retour au livre donne

également l'~ression que les oeuvres de Jabès ne sont en fait

jamais carmencées, qu •el.les ne sont que l' exergue d •un livre

touj ours à venir. Cette utilisation d •une des formes de la

citation traditionnelle soul.igne tout particulièrement

• 106

107Edmond Jabès, Le Livre des questions, op. cit., p.~69

Roland Barthes, S/Z, op. cit., p.~~

64

• l'inachèvement du Livre des questions et l'invitation qui est

faite au lecteur d'écrire ce livre à partir des amorces qui lui

sont présentées. Ainsi, alors que la citation traditionnelle

est censée achever l'oeuvre, en confirmer le sens, elle

suggère, dans Le Livre des questions,

l'oeuvre.

l'incomplétude de

Jusqu'à maintenant, il n'a que très peu été question des

quatre derniers volumes du cycle, étant donné que les marques

citationnelles et les énonciateurs s'y font beaucoup plus

rares.

De plus fort en plus fort, même lorsque les rabbis

disparaissent, gommés par la volonté de l'auteur, le doute

qu'ils communiquaient ne S'évanouit pas avec eux mais subsiste

comme en un palimpseste. C'est le texte entier qui est devenu

totalement anonyme, absolument soumis à l'idée d'une citation

qui n'invoque aucune autorité et veut être jugée ou aimée sur

des mérites qu'elle tient en réserve. lOS

Étrangement, cette libération de fausses autorités est

introduite par trois citations d'auteurs réels Bataille,

Leyris et Blanchot - lesquelles, placées dans la dédicace de

Yaël, font véritablement autorité. Suite à l'invocation de ces

trois auteurs, l'anonymat s'installe dans Yaê~, E~ya et Ae.Iy,

créé à la fois par le ton qu'ont instauré les rabbins dans les

trois livres précédents, mais aussi par la présence d'un «je»

108 Pierre Mîssac, «Éloge de la citatioD>, op. cit., p.143

6S

énonciateur qui prend la parole mais dont l'identité n'est

jamais révélée .

66

ConclusioD

Je laissais les mots prendre place dansle livre et je les suivais du doigt. Ilss'avançaient deux à deux, et, parfois, àcinq ou à dix. Je respectais l'ordreaffectif de leur entrée en moi; car jesavais, maintenant, que je portais celivre depuis longtemps.

Edmond Jabèsl09

La citation traditionnelle dans Le Livre des questions

fait l'objet d'une habile subversion. ~ors qu'elle est

parcimonieusement utilisée, dans une oeuvre traditionnelle,

qu'elle ne prend jamais le dessus sur le discours principal,

Jabès lui concède toute la place jusqu'à effacer complètement

ce qui aurait traditionnellement été considéré comme sa propre

voix. La quantité si importante de citations dans les trois

premiers Livres des questions littéralise la théorie post­

structuraliste de l'intertextualité en faisant en sorte que

1 •oeuvre se présente canme une mosaïque de citations issues de

diverses voix:

ondoubtedly, therefore, Jabès's work confirms many theories of

intertextuality. Barthes's claim that a text is composed from a

topos of codes, each of which Mis a perspective of quotations,

a mirage of structureR, such that any resulting unit is in fact

a fragment "of something that as always been already readn ,

finds an easy exemplum in Jabès. liO

1.09 E. Jabès, Le Livre des questions, op. cit., p.33LLO seàn. Hand, «Double Lodemnity: the ends of citation in EdmondJabès., op. cit., p.8l

67

L'écoute du langage aurait donc révélé à Jabès, pendant sa

rédaction des trois premiers Livres des questions, que

l'écriture était citationnelle non seulement parce qu'elle se

présentait sous forme de fragments et d'aphorismes, mais aussi

parce qu'elle s'accompagnait de marques citationnelJ.es et lui

était inspirée par des voix inconnues.

Par ses livres, Jabès remet en question la notion de

livre, et, par l'usage de la citation traditionnelle, il

éloigne son oeuvre des acquis de la tradition littéraire.

Derrida écrit à propos du Retour au ~ivre: «La pure répétition,

ne changeât-elle ni une chose ni un signe, porte puissance

illimitée de perversion et de subversion.*111 Jabès aurait donc

recours à ce pouvoir subversif de la citation: il cite la

tradition en reprenant les attributs de la citation classique

et, en les détournant de leur usage conventionnel, il en

renverse les fonctions et les implications habituelles .

l.ll Jacques Derrida, L'Écriture et la différence, op. cit., p.431

68

D.uxi~m. partie

Le rôle de la citation

dans une poétique de l'après-Auschwitz

Introduction

L'écriture qui aboutit à elle-mêmen'est qu'une manifestation du mépris.

Edmond Jabèsll2

Comme de l' abtme de la nuit ont surgiles astres, l'homme de la secondemoitié du vingtième siècle est né descendres d'Auschwitz.

Edmond Jabèsll3

Le Livre des questions, par son usage si particulier de

la citation classique, suscite une première interrogation

que le lecteur est amené à poursuivre et à approfondir. Si

les marques citationnelles s' estanpent dans les derniers

livres du cycle, c'est qu'elles auront joué leur rôle de

guide, qu'elles auront f inal.ement révélé et instauré un

questionnement radical des limites de la citation et du

livre. Le travail de subversion amorcé par la citation n'est

pas gratuit. Ce renouvellement du langage, de l'écriture, du

.1.12 Edmond Jabès, Le Livre des quest:ions , op. cit., p.21.

.11.3 Edmond Jabès, Désir d'un commencement:, Angoisse d'une seu~e fin,MOntpellier, Fata Mbrgana, 1.991., p.~5

70

• livre et de la lecture à travers une transfonnation de la

citation n'est purement esthétique. Il s'appuie lapas sur

nécessité de transfo~er la littérature après Auschwitz, de

faire en sorte qu'elle puisse témoigner de l'événement et

qu'elle évite de perpétuer certaines tendances ostracisantes

de la pensée occidentale.

Edmond Jabès a assumé sa vocation d'écrivain à un moment de

l' Histoire où s'élaborait une tentative de mise à mort de la

judéité et où s'affirmait une mise en question de la poésie

traditionnelle. l 14

Dans et par Le Livre des questions, Jabès cherche de

nouvelles fonnes pour dire 1. ' indicible et tente de se

détacher d'une culture qui a pe~s Auschwitz.

Rien, apparenunent, au seuil de la page ouverte, que cette

blessure retrouvée d'une race issue du livre dont l'ordre et le

désordre sont chemins de souffrance: rien que cette douleur

dont le passé et la continuité se confondent avec ceux de

l'écriture. 11S

Les citations classiques et postmodernes du Livre des

questions font partie intégrante de la remise en question

des présupposés de la tradition littéraire, et jouent

également un rô1.e primordial en permettant à Jabès non

seulement d' écrire après les événements d'Auschwitz mais

aussi de les évoquer.

114 Max Bilen, «Jabès, du déchirement à l'unité» in Écrire le livre:autour d'Edmond Jabès, op. cit., p.265115 Edmond Jabès, Le Livre des questions, op. cit., p.30

7 1

Troisième chapitre

«Mais pourquoi deux? Pourquoi deuxparoles pour dire une même chose?«C'est que celui qui la dit, c'esttoujours l'Autre .•

Maurice Blanchot

Il faut penser que l'étranger seloge dans la répétition.

Jacques Derrida l 16

La ci tation et 1 •alt'ri t6

Bien avant d'écrire Le Livre des questions, Jabès

faisait déjà preuve, à travers son attirance pour le

surréalisme, d'un certain détachement face à la pensée

occidentale qui ~se souvent au langage une position

ancillaire. Suite à son exil forcé d'Égypte, qui l'a

confronté à son identité juive, et face au sort que les

nazis ont infligé aux harmes et aux fenmes de son peuple

durant la deuxième guerre mondiale, ce détachement est

devenu plus radical et s'est transfonné en rupture.

L'aventure de la parole poétique d' auj ourd' hui, qui résume

tout, termine tout par une question qui, béante, est celle-là

même que s'adresse Israêl à lui-m~me sur son exil et son

malheur. un jour, la blessure est aperçue: une rupture nous

coupe à jamais d'un irrécupérable qui est sans doute notre

116 Jacques Derrida, Dissémination, op.cit., p.324

72

patrie. Les chemins d'encre et les chemins de sang sont les

mêmes. L'expérience poétique et l'expérience de l'univers

juif se recoupent et se vérifient l'une 1 'autre. 117

Les préoccupations esthétiques qui se manifestent dans Le

Livre des questions auraient été suscitées par une nécessité

éthique de transformer l'écriture afin qu'elle s'éloigne le

plus possible de cette culture qui, selon Jabès, a donné

lieu aux horreurs de la Shoah. Parole étrangère et exilée,

la citation serait victime, canme le peuple juif, du mode

organisationnel de la pensée occidentale; ce n'est donc

qu'en accordant tout l'espace de ses livres à la citation

que Jabès pouvait envisager, malgré Auschwitz, de continuer

à écrire.

~~7 Gabriel Bounoure, Bdmond Jabt!s: la demeure et: le livre,MOntpellier, Fata Mbrgana, 1994, p.33

73

• Continuer 4'6crire apr•• Au.chwits

Pour un juif, rester silencieux surune partie déterminante de sa proprehistoire est une automutilation.

George Steiner

Le Livre des questions est né de toutes les

interrogations sur la légitimité de 1. 'écriture qu'a

suscitées la découverte des camps de la mort ainsi que d'une

réaction à l'affirmation d'Adorno sel.on laquel.le «écrire un

poème après Auschwitz est barbare-». Jabès partage avec

Adorno certaines opinions: écrire ne ferait que perpétuer

une culture littéraire qui n'a pas su empêcher la mise en

oeuvre de la destruction systématique d'un peuple et qui,

d'une certaine façon, y aurait contribué. Sel.on Jabès, la

littérature occidentale dans toutes ses fonnes fait donc

partie intégrante d'une culture qui a sa part de

.'

responsabilité dans le génocide des Juifs:

il faut lutter contre l'idée, qui tend à s'imposer à

mesure que l'oubli fait son oeuvre, selon laquelle les nazis

n'étaient que des brutes descendues d'une autre planète.

Comment oublier qu'ils ont été soutenus par la grande

majorité du peuple allemand, y compris, à quelques exceptions

près, par son élite intellectuelle? C'est donc la culture

sur laquelle nous nous appuyons qu'il faut interroger. Nous

devons chercher à saisir comment elle a pu enfanter le pire

et pas seulement en quoi elle s'est révélée incapable de

l'empêcher; car peut-on séparer l'homme de sa culture?118

11.8 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.93

74

• Cependant, pour Jabès, il ne faut pas cesser d'écrire après

Auschwitz . L' écriture lui semble au contraire essentielle,

ne serait-ce que pour «réveiller une conscience qui. risque

de s' endormir»119, pour éviter que cet échec de la culture

occidentale ne tombe dans l'oubli. Pour cette raison, bien

qu'il lui semble impossible de s'inscrire tout à fait hors

de sa propre culture, Jabès ne saurait envisager de se taire

et de rejeter l'écriture.

À l' aff irmation d'Adorno: «OD. ne peut plus écrire de poésie

après Auschwitz» qui nous invite à une remise en cause

globale de notre culture, je serais tenté de répondre: oui,

on le peut. Et, même, on le doit. Il faut écrire à partir

de cette cassure, de cette blessure sans cesse ravivée. 120

Jabès croit donc l'écriture essentielle, à condition qu'elle

soit profondément transformée et marquée par la Shoah, afin

de S'éloigner le plus possible de ce qui, dans la culture et

la tradition littéraire occidentales, a permis d'en arriver

à la «solution finale».

Selon Jabès, la pensée occidentale, dans son

acharnement à vouloir organiser les discours et le monde,

inciterait à la méfiance et au refus de l'autre; elle aurait

en ce sens sa part de responsabilité dans le génocide.

•~19

120

«L'étranger est l'être qui suscite, autour de lui, le plus de

Ibid, p.92

Ibid, p.93

75

• méfiance. L'incompréhension manifestée, à son égard, par les

honorables citoyens du pays qui l'héberge, leur égoisme, aux

conséquences, parfois, tragiques, en font le porte-parole

qualifié de la solidarité humaine., disait-il. 121

Le Juif, qui ~t toute son histoire a été persécuté et a

vécu l'exil, devient le symbole de l'autre, de cet étranger,

comme le souligne Marcel Cohen en se référant à Blanchot:

Si être juif c'est être «l'autre., l'antisémitisme,

toujours selon Blanchot, n'est pas accidentel. «Il figure,

dit-il, la répulsion qu'inspire à autrui {..• l le besoin de

tuer l'autre .•122

Dans Le livre des questions, Jabès suggère que c' est parce

qu'il menace la pureté et la simplicité que le Jui.f est

constamment opprimé.

- Le chiffre -4-, dit-il, est celui de notre perte. Ne me

crois pas fou. Le chiffre -4-, c'est 2 fois 2 et c'est au nom

de cette logique désuète que nous sommes persécutés; car nous

témoignons que 2 fois 2 font aussi 5 ou 7 ou 9. Il n'y a qu'à

se référer pour le constater aux coumentaires de nos sages.

Tout n'est pas si simple dans la simplicité. L'on nous hait

parce que nous n'entrons pas dans le calcul simple des

mathématiques. on leur a appris que 2+2 = 4 et ils ont, du

coup, déduit que nous étions de trop.123

Comme le souligne Guy Walter dans un essai sur Jabès: «Et

c'est contre la folie de cette s~licité que le poète doit

121. Edmond Jabès, un gt:ranger avec sous ~e bras, un ~ivre de petit:fozmat, Paris, Gallimard, 1989. p.57122 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.93-94123 Edmond Jabès, Le Livre des questions, op-. cit., p.103

76

voudrait organiser le langage et conquérir le monde. ~~24

D'après Jabès, la littérature ne serait pas exempte de cet

esprit de système qui tend à tout simplifier, de ce désir

d'homogénéité, de cette recherche de l'~le qui aurait

conduit les nazis à persécuter ce peuple er~t qui venait,

à leur avis, canpranettre la pureté de la race.

• désormais écrire, contre cette folle simplicité qui

• 124 Colloque de Cerisy, Écrire le livre autour d'Edmond Jabès, Paris,Champ vallon, 1989, p. 79

77

La citation et la cOll4it:LoD ju:Lve

Dans ~es ~ivres de JëlDès, ~e Juif devient ~'incarnation

non seulement de tout étranger, mais par extension, de tout

ce qui est étranger. En ce sens, au niveau de l'écriture, la

citation serait juive parce qu'elle est «~e signe même de

~'a~térité», te~ que ~e souligne Richard Stame~ dans «Le

dialogue de ~'absence~:

Chez Jabès, en plus, il Y a des rabbins imaginaires dont

l'existence se fonde sur les citations fictives, mots

inventés qu'il les fait adresser aux disciples et aux

lecteurs. En tant que forme écrite, la citation s'entoure

d'une aura d'altérité, car elle n'est qu'un fragment, un

morceau de langage qui, ayant été déchiré et enlevé d'un

texte antérieur, est greffé à son nouveau milieu textuel.

C'est un langage qui erre. La. citation se souvient

nostalgiquement de la patrie langagière de laquelle elle est

en exil. N'arrivant pas tout à fait à s'intégrer au texte

étranger à quoi on l'a jointe, la citation est le signe de

l'altérité même. 125

La citation ~liserait donc, au même titre que le Juif,

non seulement ~'altérité, mais aussi l'errance. Étant donné

qu'aux yeux de Jabès, tout fragment d'écriture, aussi court

ou aussi long soit-il, est une citation, la lettre, le mot

et le livre seraient juifs également:

- Je le répète. Le signe est juif. Le vocable est juif. Le

livre est juif. Le livre est fait de juifs; car le juif,

.125 Ibid, p.20S

78

depuis des millénaires, s' est voulu signe, vocable, livre.126

Les mots et les lettres étant toujours extérieurs aux textes

et aux mots dans lesquels ils ne s'installent jamais que

provisoirement, l'étrangeté et l'errance les rapprochent de

la condition juive. Que les signes soient à jamais séparés

de leur origine, de leur première occurrence, rappelle en

effet la diaspora. Quant au livre, puisqu'il est en quelque

sorte une longue citation, une parole errante et différente,

sans racine, toujours en attente d'être accueillie par un

nouveau lecteur, il peut lui aussi être considéré Camle

juif. En conséquence, pour Jabès, toutes les instances de

l'écriture, de la lettre au livre, sont juives parce

qu'elles partagent avec le Juif la recherche constante d'un

nouveau lieu où s'inscrire et l'éternelle condition

d'étranger.

La méfiance envers l'autre qui, selon Jabès, marque

aussi bien la culture que la pensée occidentale expliquerait

le traitement réservé à la citation postmoderne par

certaines fOmles littéraires traditionnelles telles que le

roman et l'essai. Ces deux types de textes - que Barthes

classerait panni les «textes lisibles» - reposent sur une

conception du langage qui, en prétendant à la référentialité

des mots, à leur pouvoir représentationnel, en nie l'aspect

citationnel. Les romanciers et les essayistes croient

126 E. Jabès, Le Livre des questions II, op. cit., p.1~4

79

• pouvoir réduire les signes au sens qu'ils souhaitent leur

imposer, oblitérant ainsi les origines diverses des mots, le

passé de chacune des lettres qui les canposent. Ce désir

d'éliminer les sens indésirables des mots, de réduire la

pluralité inhérente aux signes, relèverait pour Jabès de

cette volonté de simplification et d'épuration propre à la

pensée occidentale. Certains écrivains traiteraient donc

leur texte de la même façon qu'un certain pouvoir politique

traitait les nations européennes avant la Seconde guerre,

c'est-à-dire en cherchant de toutes les façons à les

homogénéiser.

Un savant: La pensée, pour s'éprouver, a besoin de se mesurer

aux mots sur lesquels par ailleurs, tel un prince despotique

sur ses sujets dociles, elle exerce un pouvoir hautement

arbitraire; mais, comme le cruel Prince, elle sait QU'à la

nui t de la tyrannie succède l'aurore de la liberté. Le

vocable vaincra ayant, par sa soumission apparente et

concertée, porté la pensée à son apogée d'ombre pour mieux la

détruire au matin. 127

De même qu'il était illusoire d'effacer toute trace de

l'autre au sein d'une nation, l'étoilement référentiel des

mots se laisse trompeusement contraindre, finissant toujours

par faire éclater le texte et compromettre la transmission

du message que l'auteur souhaitait cœmuniquer.

• 127 Ibid, p.258

80

La tradition littéraire manifeste également sa méfiance

envers la citation par le traitement qu'elle réserve à

l'unique phénanène qu'elle désigne par ce tenne, c'est -à­

dire tout passage emprunté dont l'expression n'aurait pas

été transformée. Selon les règles de la rhétorique

classique, la citation doit être soigneusement délimitée,

son extériorité et sa différence se doivent d'être

soulignées. Pour Jabès, la citation ainsi marginalisée

subirait une guettoisation semblable à celle gui fut souvent

imposée aux Juifs tout au long de leur histoire. Que

l'origine des citations doive toujours être indiquée

rappelle ce besoin des nazis de marquer les Juifs d'une

étoile jaune. Bien que citer un auteur soit

traditionnellement considéré cOllIne une marque de respect,

comme une soumission à l'autorité, le rôle réservé à la

citation n'en demeure pas moins de servir l'auteur qui cite.

Celui - ci s'arroge généralement l'autorité d'un auteur plus

connu et tente mime de la subordonner, cOIl'II\e le souligne

Claudette Sartiliot:

The classical definition and theory of quotation reflects the

paradoxical nature and practices of citation, which writers

turned to their advantage through play and simulations.

According to classical rhetoric, the functions of quotation

are ei ther illustration or ornament. As an ornament, a

quotation is something extraneous, something coming from the

outside to embellish the main discourse in which it bas been

inserted. This concept of quotation imposes a grade between

the quoted text (the ornament) and the quoting text (the main

8 1

• discourse). In this respect, the quoted fragment appears as a

Mere appendage to the main discourse, something superfluous,

but aiso paradoxically privileged, as it appears as a

stylistic exemplum. Thus one sees the subtle ways in which

the apparent respect dispIayed by the quoting author is

compromised by a simultaneous and arrogant subornation of the

authorities. 128

Cette méfiance et cette exploitation de la citation

n'empêchent pas le texte qui cite de se voir travaillé et

transfonné par son activité citationnelle étant donné que

celle-ci provoque nécessairement des liens intertextuels

avec les textes cités.

Le livre serait lui aussi victime de cet esprit de

simplification et de délimitation que Jabès réprouve puisque

la tradition ne tient jamais compte de l'extériorité des

signes qui le composent. Les livres sont traditionnellement

considérés canne des entités pures et distinctes les unes

des autres, entités dont on peut déterminer sans difficulté

le début et la fin, l'intérieur et l'extérieur. Une fois

encore, c'est le caractère citationnel des mots qui se

trouve ainsi nié.

• 128

«Ce qui nous sépare - écrivait un sage - ce sont les murs,

les hospitalières demeures de pierre. En établissant une

radicale distinction entre le dehors et le dedans, entre les

gens du dehors et les gens du dedans, ils nous habituent à

nous ignorer .

Claudette Sartiliot, Citation and Modernity, op. cit.,p.4

82

• «L'étranger est dehors. Dans nos cellules aménagées à notre

goftt, il n'y a de place que pour nous .• ( ... )

Abattre les murs, non ceux qui nous protègent mais ceux qui

nous divisent. ( ... )

Faire sien le lieu quelconque n'est-ce pas, aussitôt, en

exclure le voisin?~29

Ce sont les délimitations qui permettent de croire à la

possïbilité de se débarrasser de l'autre et de le maintenir

hors de chez soi; c'est en imposant des limites que l'homme

classe, divise, se permet de faire des distinctions qui

rendent possibles des condamnations, des persécutions

massives. La conception traditionnelle du livre serait donc

liée à ce besoin de simplifier la réalité par des

délimitations et des classifications, c'est-à-dire par les

opérations qui ont permis la ségrégation d'un peuple.

Ainsi, bien que certaines fonnes littéraires traitent

avec méfiance et marginalisent la citation traditionnelle,

qu'elles nient l'aspect citationnel du langage et

l'éclatement du livre, elle sont gagnées par la citation,

par cette présence de l'autre laquelle, si elle ne se révèle

pas au niveau de l'écriture, prend toute sa force au niveau

de la lecture:

Car ma lecture n'est ni monotone ni unifiante; elle fait

éclater le texte, elle le démonte, elle l'~arpille. C'est

•pourquoi, même si je ne souligne quelque phrase ni la déporte

129 Edmond Jabès, Un Étranger avec sous ~e bras, un ~ivre de petitformat, op. cit., p.40.

83

dans mon calepin, ma. lecture procède déjà d'un acte de

citation qui désagrège le texte et détache du contexte. l30

LiaItérité n'est jamais qu' en genne dans le langage et naît

touj ours de la lecture. Ne pas tenir compte de l'aspect

citationnel des mots, pour Jabès, c'est refuser au lecteur

de participer à la consti.tution du sens du texte. Malgré le

désir de fixer le ~i.vre et d'en déterminer les marges, i~

ni en reste pas moins que son caractère citationnel demeure

et se manifeste au niveau de la lecture puisque celle-ci,

coume le souligne Antoine Canpagnon, procède nécessairement

par découpage .

130 Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit. p.18

84

Un droit 4. cit6 l la citation

L'écriture jabèsienne relèverait de cette nécessité de

s'éloigner d'une tradition littéraire qui entretient des

liens étroits avec la pensée génocidaire. Puisque la

citation est 1 t incarnation de l'autre dans tout texte et

qu 1 elle a été et demeure niée ou marginalisée par certains

écrivains occidentaux, il devenait nécessaire pour Jabès non

seulement de marquer sa présence dans son oeuvre, mais de

lui donner la part centrale de ses livres. Le mode jabèsien

d'écriture - l'écoute du langage et l'utilisation des

attributs de la citation classique dans les trois premiers

Livres des questions soulignent et amplifient la présence et

l'apport de l'autre dans la constitution du livre. En

soulignant cette extériorité propre à tout livre, Le livre

des questions s'oppose à cette tendance de la culture

occidentale à délimiter, à i.lrp)ser des clôtures entre les

oeuvres et entre les houmes.

Puisqu'il fallait continuer à écrire, mieux valait

privilégier une forme littéraire qui tienne canpte de la

polyphonie des mots, et qui laisse, par le fait même, plus

de place à l'interprétation du lecteur. Ainsi les sept

livres du cycle empruntent-ils très souvent le style

poétique.

Yukel: La pensée respecte le mot dans son intégralité, alors

8S

• que la société répudie le Juif. La société a, souvent, autant

de mépris pour la pensée que pour le Juif. Les poètes donnent

aux mots la chance de vivre avec leurs songes. Ils leur

permettent d'avoir une âme. Sentimentalement, je me sens près

du mot brimé parce qu'il est de ma. race. Ma révolte couve en

lui. Mes écrits sont la conséquence de cette révolte. À

travers les mots, je vise le tyran. 131

Bien que tous les genres littéraires soient présents dans Le

Livre des questions, le style poétique est peut-être cel.ui

qui domine étant donné que le mode d'écriture de Jabès, la

citation du langage, ne peut donner lieu à des textes aussi

linéaires et achevés que les ranans et les essais, aussi

construits que les oeuvres dramatiques.

Le Livre des questions se rapproche davantage de la

poésie, mais, puisqu 1 il ne rej ette aucun genre en les citant

tous, il demeure inclassable. En accordant tant de place à

la citation, Jabès a donné naissance à une oeuvre plus

étrangère à e11e-même en ce qu'elle se renouvelle à

travers chaque lecture - que toute oeuvre traditionnelle et

plus étrangère aussi à toute catégorie littéraire .

. . . c'est pourquoi j'ai rêvé d'une oeuvre qui n'entrerait dans

aucune catégorie, qui n'appartiendrait à aucun genre, mais

qui les contiendrait tous; une oeuvre que l'on aurait du mal

à définir, mais qui se définirait précisément par cette

131 Edmond Jabès, Le Livre des quescions I, (Le Livre de Yukel>, op.cit., p.259À noter: Il est écrit dans Le Livre du partage: «Soeurs siamoises,séparées par la tête: la pensée et la poésie••

86

• absence de définition••• 1.32

Ce travail conscient de citation du langage pennet donc à

Jabès de créer un livre qui, en citant tous les genres

littéraires, ressemble aux autres livres et en est

différent. À la fois semblable et dissemblable, Le Livre des

questions résiste autant que possible à la classification;

étant sans appartenance, il est, canne le juif, un étranger.

En ouvrant sa parole à la citation, Jabès l'ouvre tout

autant à la voix des auteurs passés qu'à celle des lecteurs

à venir. Cependant, une telle place accordée à la citation

transforme nécessairement la lecture; puisque l'écriture

jabèsienne multiplie dans le livre les voix de toutes

provenances, une pluralité de messages contradictoires émane

du Livre des questions et le lecteur doit en conséquence

renoncer à sa traditionnelle passivité: «J'ai une telle

estime du lecteur - n'est - il. pas la réalité du livre?

qu' en contrepartie, je lui demande un petit effort»l3 3. Une

oeuvre consciemment intransitive rebute par son illis1bilité

première, par son obscurité, par la radicalité de sa

nouveauté, mais c'est à ce prix qu'elle s'ouvre à l'autre et

rompt avec la pensée occidentale. Ce paradoxe, également

présent dans la poésie de Celan, lacoue-Labarthe le cOlIIl\ente

ainsi:

1.32 Edmond Jabès, Le Livre des questions II, (Aely), p.343

133 Edmond Jabès, «Dialogue avec Edmond Jabès., in Colloque de Cerisy,p.306

87

C'est évidemment là que réside ce que j'ai appelé, faute d'un

terme plus judicieux, la menace «idiomatique» : la menace de

l'hermétisme et de l'obscurité: Celan en a, si je puis dire,

une conscience très claire, c'est même un risque qu'il

revendique. ( •.• ) Le surprenant est que cette revendication

soit en fait, là encore, absolument paradoxale: car si elle

se fait bien, comme on peut s 'y attendre, au nom de la

catastrophe elle-même ( ... ) elle ne se justifie ou ne

stautorise en droit que d ~une seule chose: de l'espoir de ce

que Celan appelle la «rencontre», die Begegunung. 134

Jabès, comme Celan, prend le risque, par son écriture

intransitive, que ses livres n'aboutissent jamais à la

rencontre espérée, qu'ils ne donnent jamais lieu à la

création de sens, mais par ce risque, un véritable dialogue

entre le lecteur et le livre devient possible. Ainsi,

contrairement à l'oeuvre traditionnelle, le livre n'est plus

le lieu d'un échange à sens unique, d'une prise de parole de

l'auteur que le lecteur reçoit passivement. 135 Coame le dit

Yukel, le personnage écrivain du Livre des questions:

« ••• reçois mon livre dont chaque feuillet est une colombe à

ta fenêtre et non un perroquet insolent; accepte mon présent:

l'oubli de moi et le sauvetage du signe... »136

134 Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, p.SS.135 «Un poème risque toujours de n'avoir pas de sens et il ne seraitrien sans ce risque. Pour que le poème de Jabès risque d'avoir un sens,pour que sa question du moins risque d' avoir un sens, il faut présumerla source, et que l'unité n'est pas de rencontre, mais qu'en cetterencontre aujourd'hui sous-vient une autre rencontre.» (Derrida,L'Écriture et: la différence, op. cit., p.1~1)

136 Edmond Jabès, Le livre des questions, op. cit., p.322 .

88

Etre à l'écoute du langage, c'est avant tout être à l'écoute

de l'autre et espérer la rencontre. Toutes les formes que

prend la citation dans Le Livre des questions permet à Jabès

d' espérer que la discussion amorcée entre les rabbins et

autres personnages se poursuive au-delà du livre avec le

lecteur .

89

.'

Conclusion

La conception jabèsienne du langage, en s'ouvrant à la

c~tation, en lui accordant droit de cité, en la considérant

même coume l'origine du si.gne, réhabili.te l'écriture

puisqu'elle l'éloigne de ce qui, dans la pensée occidentale,

pouvait être lié à la mise en oeuvre du génoci.de. Le

renversement du rôle traditionnellement accordé à la

c~tati.on p~et donc d'espérer que le livre ne soit plus le

lieu d'une exclusion de l'autre, qu'il ne serve plus à

l'érection de discours, à la construction de systèmes qui

nient, rejettent ou marginalisent tout ce qu'ils considèrent

étranger. Parce qu'elle se présente littéralement comme une

ouverture à la parole de l'autre, la citation dans Le Livre

des questions permet la formation d'une pensée dialogique et

de discours qui ne s'élaborent pas contre l'autre, mais se

déconstruisent de bien vouloir s' interranpre et se remettre

en question. Ainsi Jabès s'éloigne-t-il de la littérature

classique pour donner lieu, par les sept Livres des

questions, à une écriture de l'après-Auschwitz .

90

•Quatrième chapitre

La citation et la _6Bolre

Face à l'impossibilité d'écrire quiparalyse tout écrivain et àl'impossibilité d'être Juif qui,depuis deux mille ans. déchire lepeuple de ce nom, l'écrivain choisitd'écrire et le Juif de survivre.

Edmond Jabès 1.37

La remise en cause des conceptions traditionnelles du

langage et de II écriture par Jabès est liée à la Shoah non

seulement par l'incontournable questionnement éthique qu 1 elle

suscite à propos de la culture occidentale mais également par

son caractère indicible et inarticulable. Cette impossibilité

d'une parole di.recte sur Auschwitz a une influence décisive sur

l •écriture j abèsienne et sur 1 1 organisation du Livre des

questions catine le souligne Paul Auster:

• 137

Ni roman, ni poème, ni essai ni pièce de théâtre, Le Livre des

ques t:ions en combine toutes les formes en une mosaique de

fragments, d'aphorismes, de dialogues, de chansons et de

commentaires qui gravitent indéfiniment autour de la question

centrale du livre: comment parler de ce qui ne peut être dit?

La question, c'est l'holocauste juif, mais c'est aussi la

Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.1.53-1.54

9 1

• littérature elle-même. Par un saut stupéfiant de l'imagination,

Jabès traite les deux comme s'ils n'étaient qu'un. L38

Jabès se pose cette question sans pour autant chercher à

écrire sur la Shoah. Ses mots, son écriture sont tout

simplement marqués par l'événement, par l'tmpuissance

représentationnelle du langage et l'échec de la raison

qu'Auschwitz n'aurait fait que mettre en évidence. Pour

Jabès, la blessure, naturellement présente dans les mots, se

manifeste par une écriture à l'écoute du langage. Le Livre

des questions se fait donc mémoire de l'événement non pas

en le racontant, mais en témoignant de ce que sont devenus

les mots et le livre depuis la découverte des camps. Parce

qu'elle représente l'écueil du langage, l'impossibilité

d'écrire, mais aussi parce qu'elle réveille la mémoire des

mots, la citation sous toutes ses formes pe~et d'exhiber la

blessure, d'exprimer le silence et l'absence, et c'est par

cette voie détournée que Le Livre des questions parle de la

Shoah.

138 Paul Auster, Le caznet rouge,L'Art de la faim, Actes SUd, Coll •Babel, 1995, p.198

92

• L' impui•••Dce du 1azagage

Conne le rappelle Derrida en coumentant Le Livre des

questions, « ••• les choses viennent à exister et perdent

existence à être nommées.139 ; les mots ne pourraient donner

vie aux êtres sans les réinventer. L'expérience des camps de

la mort, en révélant plus que toute expérience

l'irrémissïb1e distance entre les noms et les êtres, serait

liée à la conception jabèsienne du langage. L'~ssïbilité

de représenter la réalité ni même une certaine perception

d'un aspect du réel se verrait en effet confirmée et

amplifiée par l'expérience concentrationnaire; face à

Auschwitz, aucun mot ne peut donner l'illusion du vrai,

l'impression de décrire adéquatement l'horreur et la dou~eur

suscitée par cette réalité historique.

Et Yukel ( ... ) parla de la souffrance de Sarah et de Yukel

autour de laquelle, comme les pétales de la corolle, les

vocables se sont flétris. 140

L'expérience concentrationnaire aurait mis en évidence

l'impossibilité de représenter parce que les langues se sont

fonnées au contact de réalités tout autres que celle des

camps de concentration. Les mots seraient impuissants à

rendre une expérience dont l'horreur demeure sans

comparaison; toute parole sur le génocide nécessiterait la

création de nouveaux signes pour exprimer une horreur aussi

•139140

Jacques Derrida, L'Bcriture et la différence, op. cit., p.107Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.328

93

radicalement nouvelle. Mais puisque les signes n'ont de sens

que grâce à leur existence passée, d'inventer de nouveaux

mots ne ferait qu'amplifier le caractère incanmunicable de

1.' événement. Bref, devant une réalité aussi extrêne et aussi

radicalement nouvelle que celle de la Shoah, la nature

citationnel.J.e des mots les rendrait plus que jamais

impuissants à représenter .

94

• Dire l'indicible

un thème juif, non, ne suffit pas àfaire un livre juif. Le récit juif estbien moins dans l'anecdote, dans l'aveu,dans la peinture d'un milieu, que dans

. l'écriture. on ne raconte pas Auschwitz.Chaque mot nous le raconte.

Edmond Jabès141.

Pour Jabès, il était déjà impossible, avant Auschwitz,

de décrire sans mentir, de raconter un événement sans le

réinventer, mais il était possible d'en créer l'illusion. La

Shoah ayant révélé l'~uissance du langage dans ses

fonctions traditionnelles, il serait devenu impensable de

continuer à croire aux possibilités représentationnelles des

mots, qu'il S'agisse de raconter l'expérience

concentrationnaire ou tout autre réalité. Jabès ne pouvait

donc se penser en mesure d'écrire sur le génocide puisque le

langage ne pouvait lui permettre de s'exprimer, et qu'en

plus, il n'avait pas vécu l'expérience concentrationnaire.

Les gens s'imaginent que j'ai essayé de parler d'Auschwitz.

Mais je n'ai jamais essayé de parler d'Auschwitz, puisque je

n'ai pas vécu Auschwitz. Mais Auschwitz est quelque chose que

nous avons, d'une certaine façon, tous vécu. Cette chose

horrible, indicible, elle est entrée dans les mots. ( •.. ) Je

vois le mot blessé, exactement comme si je voyais quelqu'un,

dans la rue, ou un ami, qui me montrait une blessure. Je

vois cela, et c'est entré dans les mots. 142

;'41 Edmond Jabès, Dans la double dépendance du dit, op. cit., p.81

142 Propos tenus par Edmond Jabès in Philippe de Saint-Cherron,«Entretien avec Edmond Jabès., La Ngyvelle Rgwle Française, no 464

95

• Jabès n'aurait jamais eu l'intention d'aborder lui -mBne

cette question, mais simplement de faire témoigner le

langage qui est véritablement victime de la Shoah. Ainsi, Le

Livre âes questions cite les mots qui attestent, par leur

impuissance à dire, de leur blessure. Mettre en évidence et

même accentuer l'échec du langage permettrait donc à Jabès

de consacrer son oeuvre à remémorer le génocide.

Est-ce encore écrire que de ressasser l'impossLbilité

d'écrire? N'est-ce pas plutÔt se rebiffer contre cette

impossibilité même de toute écriture? avait-il noté.

A quoi il lui fut répondu : Il ne s'agit point de se

retrancher derrière l'impossibilité d'écrire pour n'écrire que

cette impossibilité; mais, au contraire, de repousser jusqu'à

l'impossibilité cette possibilité illusoire; car rien ne

s'écrit qui fut maintes fois écrit.~43

Puisque c'est la nature citationnelle des signes qui

compromet l'efficacité du langage, Jabès prend un soin

particulier à la mettre en évidence, que ce soit par son

écriture intransitive ou par les citations fictives ou

réelles des sept livres du cycle. Ainsi, la pratique

citationnelle de Jabès, en augmentant la distance entre les

mots et la réalité, rappelle ce qu.' est devenu le langage

depuis qu'il a été confronté à l'indicïble.

(avril ~99~), p.69143 Edmond Jabès, Le Livre des ressemblances, op. cit., p.4~-42

96

L'échec du langage se révè1e également dans Le Livre• des questions par les fréquentes interruptions du texte.

«Si on li.t un texte dans le mouvement de son écriture, écrit

Barthes, on le canprend très bien. »1.44. Parce que chaque

énoncé du Livre des questions est indépendant des autres,

qu'il retombe dans le silence plutôt que de laisser place à

un autre énoncé, l'écri.ture citationnelle de Jabès met en

évidence l'éclatement du langage.

Ce qui se passe dans Le Livre des questions, c'est donc

1 r écriture du Livre des questions - au, plus exactement, la

tentative de l'écrire, une démarche dont le lecteur est le

témoin autorisé dans taus ses tâtonnements et ses

hésitations. Comme le narrateur dans l'Innommable de Beckett,

affligé de cl'incapacité de parler [et de] l'incapacité de se

taire~, le récit de Jabès ne va nulle part, se contente de

tourner sans cesse autour de lui-même. Une page du Livre des

questions rend bien cette impression de difficulté:

affirmations isolées et paragraphes sont séparés par des

espaces blancs, puis brisés par des remarques entre

parenthèses, par des passages en italique et des italiques

entre parenthèses, de sorte que l'oeil du lecteur ne peut

jamais s'habituer à un seul champ visuel ininterrompu. On lit

le livre par à-coups, exactement comme il a été écrit. 145

La matérialité du texte est marquée par la difficulté

d'écrire et l'~ssibilité de construire un discours suivi.

Les changements de locuteurs et les marques citationnelles,

en contribuant à l'interruption constante du texte,

• 144 Roland Barthes, Sur la littérature, op. cit., p.46.145 paul Auster, L'Art: de la faim, op. cit., p.202

97

• contribuent égal.ement à souligner cette

d'élaborer un discours cohérent.

impossibilité

Prenons par exemple le cas de la Shoah. Jabès ne fait: pas

usage de l'écriture pour exprimer l'Événement: il

l'intériorise, comme faisant partie de l'expérience de

l'écriture... 146

Comme le font remarquer Paul Auster et Max Bilen,

l'impossibilité d'écrire depuis la Shoah s'incarne dans le

mouvement de l'écriture j abèsienne par la fragmentation du

texte, celle-ci étant inhérente au travail de citation du

langage. Ainsi Le Livre des questions parle indirectement

de la Shoah en rappelant la difficulté dt écrire et

l ' impossibilité de construire un discours depuis qu'a été

envisagée la solution finale.

L'impuissance du langage se manifeste aussi par le fait

que Le Livre des questions se présente calme une

juxtaposition de citations séparées par des espaces blancs

qui mettent en évidence non seulement la discontinuité du

livre mais aussi son échec en tant que «tissu de citations».

Si pour Jabès, cles mots de la tribu,. ont perdu leur sens, ce

n'est pas parce qu'ils ont vieilli, parce qu'ils se sont usés

ou corrompus, mais de manière plus radicale, parce que, pour

cit:er à. nouveau Paul Celan, cil n'y a plus de mots pour ce

146 Max Bilen, cDu déchirement à l'unité,. in Écrire ~e ~ivre autour:d'Edmond Jabês, op. cit., p.264

98

dit Jabès comme en écho, des cendres, «les restes amoncelés

d'un livre incendié» .147• qui s'est produit». Pas de mots, non, mais peut-être nous

Ces citations sont comparables à des ruines puisque, carme

celles-ci, elles font référence au passé tout en comportant

une certaine potentialité en ce qu'elles peuvent être

intégrées dans de nouveaux textes. En ce sens, le corps du

texte devient en quelque sorte un ramassis de membres épars,

de greffons détachés les uns des autres. Le livre jabèsien

nrest plus un livre - c'est-à-dire un texte structuré - il

est en quelque sorte un «entre deux livres», un endroit qui

srapparenterait aux limbes. Ainsi, les mots du Livre des

questions se trouvent en exil, dans l'attente d'@tre

réinscrits dans un nouveau texte. Le livre jabèsien réunit

«les cendres d'un livre incendié», ces cendres étant les

citations de ce livre qui lui-même est le langage.

Ruines, débris, poussières, dans laquelle, pourtant, le poète

«trace des lignes» • Car l'effondrement du sens, qui rend

dérisoire à présent, la prétention classique de la parole

poétique à déchiffrer le monde, ne la fait pourtant pas

taire; le langage poétique dont la légitimité même semble

désormais remise en question, se tourne vers lui -même pour

s'interroger sur la possibilité, ou l'impossibilité, de

continuer à parler. 148

147 Stéphane MOsès, «Edmond Jabès: d'un passage à l'autre» in Écrire IeIivre autour d'Bdmond Jabès, op. cit., p.46148 Ibid, p.46

99

• Le livre figurant un ensemble de ruines interroge en effet

la possibilité de continuer à parler après la Shoah. Ce qui

unit les citations, c'est qu'ensemble elles évoquent cet

indicible qui a mis en ruine le langage, le discours, la

construction de formes.

L'inachèvement du livre, opéré par une écriture à

1. ' écoute des mots et par une mise en évidence de la nature

citationnelle du langage, rappelle Auschwitz en montrant que

la conception traditionnelle de l'écriture exprimer,

représenter - est désonrais désuète de s'être confrontée à

l'indicible.

Il ne faut pas croire que le mot soit sans mémoire. Là où

nous avons tout effacé, il est présent pour nous rappeler

notre passé dans ce qu' il eQ.t pu être et dans ce qu' il fut,

d'un éclair, d'une unique lumière. 149

Cependant, si les mots ne procurent plus l'illusion d'un

pouvoir représentationne1, leurs possibilités connotatives

se seraient enrichies par ce profond traumatisme que fut

l'expérience concentrationnaire, conme l'évoque Celan dans

ce passage du cdiscours de Br@me»:

• 149

Elle, la langue, fut sauvegardée, oui, malgré tout. Mais elle

dut alors traverser son propre manque de réponses, dut

traverser un mutisme incroyable, traverser les mille ténèbres

Edmond Jabès, Le Livre des ques t:ions II, op. cit ., p. 391

100

• des discours meurtriers. Elle traversa et ne trouva pas de

mots pour décrire ce qui se passait, mais elle traversa ce

passage et put enfin ressurgir au jour, enrichie de tout

cela.

Parce qu'il est porteur de la mémoire collective et

individuelle, le mot en lui-même fait référence à la Shoah.

«Dans tout nan, il y a un nan dérangeant: Auschwitz.» La

Shoah se trouverait en effet inscrite dans chaque mot, ne

serait-ce que par les lettres que chaque «vocable» partage

avec les noms qui ont servi à construire l'empire nazi, les

atrocités de la guerre et du génocide. Ainsi, en écoutant le

langage, Jabès en vient nécessairement à parler de la Shoah,

celle-ci étant devenue l'une de ses principales

préoccupations. par exemple, interrogeant le nom de son

personnage, Sarah Schwall, il apprend qu'elle est non

seulement dépouillée de sa voix mais également de son propre

nom.

(Comment s'appelait, Sarah, ce jeune S. S . qui portait tes

initiales gravées dans son âme, qui circulait partout, grâce

à tes initiales, qui portait un uniforme que l'on désignait

par tes initiales?

( ... )

Comment S'appelait ce jeune arrogant sans scrupules qui

détenait sa puissance des deux Majuscules de ton nom?

Sarah Schwall.

arah chwal1

rah wall

S. S.150

150 Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.164

101

• Parmi les innombrables possïbilités citationnelles du nom de

son personnage se trouve l'évocation de la blessure et c'est

elle qui se voit mise en évidence. Cœme le révèle Le Livre

des questions, la Shoah en serait venue à inséminer les

mots, à transformer non seulement leur mode de

fonctionnement mais aussi leur référentialité.

Sarah, survivante des camps de la mort, est plus que

tout autre personnage du Livre des questions marquée par le

souvenir de la Shoah; ses paroles manifestent à la fois

cette ~uissance à coammwniquer et les

évocatrices du langage.

possibilités

J'éprouve le besoin de jeter aux flammes les pages que j'ai

durant des nuits, hantées, comme une somnanbule foule, de ses

pieds aériens, le sol paisible du sommeil.

Ah mourir, mourir enfin sur ma peau.

(Journal de Sarah) 151

Elle est si touchée par ce qu'elle a vécu qu'elle en a perdu

la raison, et de ce fait, toute maîtrise sur les mots. Bien

qu'elle ne puisse témoigner de ce qu'elle a vécu, son

langage est marqué par l'intensité de sa douleur, par

l'ampleur du traumatisme .

• 151 Ibid, p.275

102

• Comment aurais-tu pu t'exprimer, toi qui n'ouvres la bouche

que pour prolonger le cri, comment aurais-tu eu le désir et

la patience d'expliquer ta démarche, toi qui es sans désir ni

patience?152

Je ne t'ai pas cherchée, Sarah. Je te cherchais. Par toi, je

remonte à l'origine du signe, à l'écriture non formulée

qu'esquisse le vent sur le sable et sur la mer, à l'écriture

sauvage de l'oiseau et du poisson espiègle. 153

Ainsi, c'est par une écriture qui se rapproche des paroles

de Sarah - qui échappe à la raison et se veut impuissante à

dire - que le Livre des questions évoque «le cri~ ; conme

les mots parlent à la place de Sarah, Jabès, en écrivant,

laisse parler les mots. Son écriture se veut ainsi, comme

les paroles de son personnage, marquée par le souvenir de la

Shoah.

Grâce à l'espace qu'il accorde la citation, Le Livre

des questions révèle à la fois l'éclatement du langage

depuis Auschwitz et la folie que la douleur a pu entraîner

chez certains survivants de l'expérience des camps.

Plaignez l'écrivain dans ses pIets, plaignez l'écrivain dont

les livres sont remplis des cris de Sarah et dont le silence

multiplie les marges ou gisent, avec les paroles de YuJeel,

les vocables d'une autre vie. 154

•152153154

Ibid, p.39Ibid, p.193Ibid, p.291

103

• Les victimes qui ne sont jamais revenues des camps ou cel.les

qui n'ont jamais pu parl.er de leur expérience sont également

citées dans Le Livre des questions par 1es si1ences; par les

blancs qui séparent chaque citation ou par l' histoire de

Sarah et de Yuke1 qui n'est jamais racontée.

L' horreur a son propre langage et la voix de l' homme sera

toujours trop faible pour la rendre. Souvent, le cri n'est

rendu que par le silence. rI faut qu ~ il Y ait beaucoup de

silences dans de tels livres, alors, les plaintes des

victimes, leur révolte, leurs peurs seront entendues. L55

Les blancs du Livre des questions rappellent les morts et

toutes les victimes qui ne peuvent parler de la Shoah,

permettant ainsi la création d'une poétique du silence et de

l.'absence.

Pour Jabès, on ne peut rien écrire sur l' holocauste sans

mettre d'abord l'écriture en question. S'il faut pousser le

langage à l'extrême, l'écrivain doit se condamner à un exi·l

de doute, à un désert d'incertitude. Ce qu'il doit faire, en

effet, c'est créer une poétique de l'absence. Les morts ne

peuvent être ramenés à la vie. Mais on peut les entendre, et

leur voix est dans le Livre. L56

Ainsi, conme la parole se fait silencieuse dans le l.ivre

jabèsien, le silence s'y fait aussi paro1e. Citant le

langage en tant que victime, Le Livre des questions évoque

la folie, l'absence et 1e mutisme de ceux qui ont vécu les

camps de la mort.

L55 Arma Langfus, revue l'Arche, no 50L56 Paul Auster,·L'Art de la faim, op. cit., p.206

104

Jabès est tellement silencieux, son écoute du langage,

tellement attentive, qu'il entend et peut même citer ceux

qui ne peuvent plus parler: «La parole du silence, pour

l'écouter, il faut se faire. peut-être, plus silencieux

qu'elle» . 1S7 Jabès ne peut témoigner, mais il peut citer le

langage en tant que témoin de la Shoah. En attribuant de

nombreux fragments des trois premiers tanes du Livre des

questions à des survivants comme Sarah et Yukel et à des

spécialistes imaginaires de la condition juive, cœme les

rabbins, Jabès littéralise le fait que le langage soit cité

à comparaître en tant que témoin.

Un savant: Au début, les nazis n'envoyaient aux fours que les

Juifs inutiles. Puis. cette notion même d'inutilité a disparu.

Tous les Juifs devaient être exterminés. 1S8

Et Yukel dit:

Dans un village d'Europe centrale, les nazis - un soir,

enterrèrent vivants quelques-uns de nos frères. Le sol, avec

eux, remua longuement. Cette nuit -là, un même rythme

rattachait les Israélites au monde. 159

Ainsi, les trois premiers livres du cycle prennent parfois

l'allure d'un procès bien qu'il ne s' y trouve aucun juge

sauf le lecteur qui peut être amené, par sa lecture, à

constater l'ampleur du cr~e.

.157 Colloque de Cerisy-la-Salle, ~crire ~e ~ivre autour d'Edmond Jabés,op. cit., p.30S158 Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.259159 Ibid., p.320

lOS

• Conclu.ion

Que le fait concentrationnaire, l'exter­mination des juifs et les camps de la mortoù la mort continue son oeuvre, soient pourl'histoire un absolu qui a interrompul'histoire, on doit le dire sans cependantpouvoir rien dire d'autre.

Maurice Blanchot

Pour Jabès, s'il n'est plus possible de s'exprimer,

après Auschwitz, il est possible de se taire et de laisser

ainsi se dire les choses à travers le silence et la mémoire

des mots: «Plus silencieux que le serpent. Tu es la parole

de la parole. ,>160 Bien qu'il ne puisse témoigner sur ce qui

ne peut se dire et qu'il n'a pas vécu, Jabès arrive, en

lïbérant le passé citationnel des mots et en montrant

l'échec de la conception traditionnelle de l'écriture, non

pas à parler d'Auschwitz mais à créer des livres qui se

fassent mémoire de l'événement. La citation lui penmet donc,

tout en ne cessant pas d'écrire, de demeurer silencieux et

par cette écriture silencieuse, de rappeler que l'humanité a

connu l'indicible. Selon Helena Shi11ony, «la tâche du poète

moderne est de dire la négation, de trouver des figures de

langage pour exprimer l'absence et l'échec»1 6 1 • La citation

serait donc l'une de ces figures puisqu'elle pe~et à Jabès

d'exprimer l'échec du langage, de rappeler le silence et

l'absence des victimes de la Shoah.

160 Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.253161 Helena Shillony, «Métaphores de la négation» in Écrire le livreautour d'Edmond Jabès, op. cit., p.25

106

•Conclusion générale

J'ai érigé mes livresmanques du livre. Lesdu livre créent chaquenouveau 1 ivre. Lesdans un livre,indispensables.

sur lesmanquesfois un

manques,sont

Edmond Jabès162

Pour expliciter les fonctions de la citation dans

Le Livre des questions, il fallait préalablement

déterminer ce qu'elle représentait pour Jabès. De

nombreux indices, coame l'exploration des possibilités

anagrammatiques et la perversion de la citation

classique, suggéraient que du livre à la lettre, du mot

à l'espace, tout pouvait être considéré canme une

citation. Cette redéfinition touchait directement le

langage puisqu' elle en faisait la condition même de son

fonctionnement. Tout recours au langage, toute

production langagière l'écriture, la lecture et le

• 162 «Dialogue avec Edmond Jabès. in Écrire Ie Iivre: autour d'EdmondJabès, op. cit.,312

107

livre - s'en voyaient également redéfinis. Approcher Le

Livre des questions par la citation pennet aussi de voir

ce qui fait la particularité de l'écriture jabèsienne ­

qui est un travail conscient de citation du langage - et

de son oeuvre, qui se présente littéralement carme un

tissu de citations. La citation serait donc

inextricablement liée à la poétique jabèsienne, à sa

conception du livre et de l'écriture.

De surcroît, la citation prend une valeur capitale

étant donné la présence, dans Le Livre des questions,

d'une des trois grandes préoccupations de Jabès, la

question de la Shoah. La citation, considérée carme

parole étrangère, exilée, est liée à la condition juive.

De plus, la citation aurait subi, au sein de la

tradition littéraire occidentale, la même

marginalisation que le juif. Elle aurait provoqué une

méfiance similaire. L'ouverture du Livre des questions à

la citation et la mise en évidence de ce phénomène par

les marques citationnelles et les changements

d'énonciateurs prend ainsi un sens éthique tout

particulier. De plus, la citation pennet de parler

indirectement d'Auschwitz, d'évoquer une douleur qui ne

peut être canmuniquée en montrant que les mots et le

livre ne sont plus les mêmes depuis lors. Le langage et

toute production langagière sont marqués et citent

108

l'événement en montrant l'échec des mots, en

radicalisant l'intransitivité du langage qu'Auschwitz a

mis en évidence. La. citation se fait ainsi mémoire,

trace de la blessure qui est entrée dans les mots.

L'usage que fait Jabès de la citation - son écoute du

langage - lui pe~et de faire entrer dans ses livres le

silence, l'échec de la parole et de la raison.

Aussi la citation est-elle intimement liée à la

tradition juive du cœmentaire, conme le suggère Jabès

clans Le Livre du partage: «Essentiel, dans le judaïsme,

est le constant recours à la citation.~ Cet aspect n'a

pas été abordé dans ce travail, mais il pourrait faire

l'objet d'une étude subséquente. L'utilisation

jabèsienne de la citation fait écho aux commentaires de

la Bible, qui sont principalement constitués de

citations de rabbins. L'importance attachée à la

citation par Jabès vient de la même source: la gravité

accordée à l'interprétation du Livre. Pour Jabès, les

juifs et les écrivains existent à travers leur

réécriture du Livre (qu'il S'agisse du langage ou de la

Bible) et c'est l'ambiguïté des mots - permise par leur

nature citationnelle qui rend possible cette

réécriture. Dans Le Livre des questions, juifs et

écrivains en viennent à être considérés comme des

citations parce qu'ils sont création et prolongement du

109

• Livre:

- En citant le Livre, le juif se cite.

- Le juif n'est-il que citations du Livre?

- Le juif ne cite pas le Livre. Il est cité par lui. 163

Une étude du lien entre la tractition juive de la

citation et la pratique citationnelle de Jabès aurait

sûrement permis d'en arriver à la constatation que les

trois grandes préoccupations présentes dans Le Livre des

questions sont liées. Le renouvellement de la

littérature par la pratique citationnelle permet à Jabès

de continuer à écrire après Auschwitz et d'aborder cet

événement, tout ccxnne elle fait en sorte de renouer avec

la tradition juive dont l'esprit les privilèges

accordés au livre, à 1 ' écriture, à la citation ainsi

qu'à l'étrangeté, au mouvement et à l'incertitude - est

aussi celui du Livre des questions. La citation est

l'incarnation la plus palpable de cet esprit juif et de

ce désir de renouvellement clans Le Livre des questions.

163 Edmond Jabès, Un Étranger avec sous Ie bras un Iivre de petitfor.mat, op. cit., p.83.

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