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•
La citation dans«Le Livre des questions» d'Hdmond Jabès
par
Sophie Guillemette
Mémoire de maîtrise soumis à laFaculté des études supérieures et de la recherche
en vue de l'obtention du diplâne de
Maîtrise ès Lettres
Département de langue et littérature françaisesUniversité MoGill
Montréal
Novembre 1997
@ Sophie Guillemette, 1997
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0-612-43882-1
Canadl
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Ab.tract
By its structure and by the impressive quantity of
literary presuppositions that it questions, Le Livre des
questions sets itself in the margins of any classical
understanding of literature. For Jabès, citation holds a
central place in the book: it is one of the main elements
which subverts the literary text. It is not an addition, an
artifice or a purely stylistic process through which the
text is reinforced and given credibility: it is the essence
of writing, and the understanding of its importance made it
possible for the writer to continue writing in spite of what
he perceived as the failure of western culture after
Auschwitz. This thesis examines citation in Le Livre des
questions and attempts to define Jabès' conception of the
book and of writing. Le Livre des Questions encourages us ta
redefine citation as movement, otherneS5 and memory •
•
•
Résumé
Par la structure qu'il adopte et la quantité
impressionnante de présupposées littéraires qui y sont
interrogés, Le Livre des questions s'inscrit en marge de
toute conception classique de la littérature. Pour Jabès, la
citation occupe une place centrale dans le livre, elle est
un des éléments principaux par lequel le texte littéraire
est subverti. Elle n'est plus un aj out, un supplément, un
artifice, un procédé simplement stylistique qui viendrait
appuyer le texte et lui donner plus de poids, puisqu'elle
est l'essence même de l'écriture et que la conscience de son
importance permet à l'écrivain de poursuivre son oeuvre
malgré ce qu'il perçoit être l'échec de la culture
occidental après Auschwitz. Cette étude propose d'aborder Le
Livre des questions sous l'angle de la citation et tenter
ainsi de définir la conception jabèsienne du livre et de
l'écriture. Il est possible de concevoir la citation
autrement que dans son acceptation traditionelle: dans Le
Livre des questions, elle est mouvement, étrangeté et
mémoire .
•
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Tous mes remerciementsà Yvon Rivard
pour le soutien,
la disponibilité
et les encouragements.
Merci également
à Suzanne, André
et Francisà qui je dois beaucoup .
•
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Table de. matière•
I,RTRODUCTZOII •....•...•...•.•..•..................•..... p . .1.
p •••xi.. PAR~%.
Présence et fonctions de la citationdans Le Livre des questions •............•.p.7
IN'rR.ODUC'I'ION p . 8
PREMIER CHAPITRE
La citation postmoderne••••..•••••..•....••...•p.~2
La citation et le langage•••..•..•..•.•.••.....p.~5
La citation et l'écriture•.•............•.•.... p.22
La citation et le livre.•........••.•....•...•p.33
La citation et la lecture•....•..•.•......•.... p.43
Conclusion. . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . . . . . . . . . p . 48
DEUXIÈME CHAPITRE
La citation traditionnelle ....•.•••...•.•...••p.49
L'utilisation inusitéede la citation traditionnelle••..•..•..•..p.5~
L'utilisation subversive de la citation.•...•. p.56
Conclusion .•.•.•.••....••..•..•.•••.•..••....•p. 67
Le rôle de la citation dans une poétiquede l'après-Auschwitz ••.•.•..•..•..•.•.•••..... p.69
Introdu.ction ..•••••••.••••..•••..• •.••.••.•••• p •7 0
•
•
TROISIÈME CHAPITRE
La citation et l'altérité•.•••..•.......•..•.. p.72
Continuer d'écrire après Auschwitz •.•.•.•.•.... p.74
La citation et la condition juive ..•.•...•... p.78
Un droit de cité à la citation .••..•.•.•.•....p.85
Conclusion •.•..•..•.....•.•.••.••..•••...•....p. gO
QUATRIÈME CHAPITRE
La citation et la mémoire ••.•.•..•.•...•......p.9~
L'~uissance du langage ..•..•..••..•.•.•....•p.93
Dire l'indicible •.....•.•....•..•........•...•p. 95
Conclusion•.•.........•••.•••..•.•...•.•.•.••.p.106
CORCLUSZOR GiriIlALB••••••••••••••••••••••.•••••••••••p. ~07
BZBLZOGRAPBZB ••••••••••••••••••••••••••••.•••.•••••••p. ~~~
•
•
Introduction
(Oeuvre circulaire, tu affronteras
mon oeuvre dans ses cercles.
Et chacun exigera de toi une
nouvelle lecture.)
Edmond Jabès.
Jacques Derrida, dans son article «Edmond Jabès et la
question du livre», écrit à propos du Livre des questions:
«Déjà trahie par la citation, la puissance organisée du
chant se tient hors de prise pour le conmentaire.~ Le
lecteur qui voudrait expliciter Le Livre des questions
serait condamné à mettre en évidence ce que le livre dit
déjà de lui-même. Il se voit ainsi tenu en respect, à la
périphérie de l'oeuvre; il n'a aucune emprise sur elle mais
y trouve de nombreuses pietes de lecture. Malgré ce
1. Edmond Jabès, Le Livre des questions II, (Elya), paris, Gallimard,Coll. L'Imaginaire, p.2032 Jacques Derrida, L'Écriture et la différence, Paris, Seuil, Coll .Points, 1967, p.110
1
• caractère autotélique de 1'oeuvre, la tâche est complexe et
~'écoute du livre se doit d'être patiente et attentive
parce que, bien que tout semble y être clairement
exp~icité, une lecture superficielle ne pennet pas de
saisir l'essence de l'oeuvre. Si le chemin est indiqué au
~ecteur, celui-ci se doit de marcher de lui-même vers une
connaissance
circulaire».
toujours à parfaire de cette «oeuvre
•
«"Qu'est-ce que la citation? Il On pourrait presque
trouver chez chaque auteur une réponse. ilia citation, pour
moi, Cl est ... ": autrement dit, j'investis la citation de
telle valeur; lorsque je cite, je veux (dire) ceci. »3
Jabès parle rarement de la citation et n'a jamais
explicitement défini ce que représentait pour lui le fait
de citer. Mais, canme le suggérait Derrida, la pratique
citationnelle de Jabès et ses conséquences se voient
«trahies» par les citations qui envahissent Le Livre des
questions, et, faut-il ajouter, par ce qui s'y trouve dit
sur le livre et l'écriture. Les sept livres du cycle
révèlent une conception nouvelle de la citation; elle s'y
voit libérée de la marginalité ainsi que des rôles
secondaires, cœme l'ornementation et l'illustration, qui
lui sont traditionnel1ement assignés. Ce que veut dire
Jabès lorsqu'il cite ne peut cependant se résumer à
3 Antoine Compagnon. La Seconde main ou le travail de la cit:at:ion•Paris. Seuil. ~979, p.49
2
•
•
quelques conmentaires. Si le lecteur peut rapidement voir
que la citation jabèsienne déroge à toute convention, il
doit se faire une idée personnelle de ce qu'elle représente
et du rôle qu'elle joue dans Le Livre des questions.
La citation dans l'oeuvre de Jabès prend une telle
importance qu'elle ouvre la voie à une écriture nouvelle
dont la compréhension ne peut jamais être entière. Éric
Trudel écrit en introduction de son mémoire sur «Edmond
Jabès et l'écriture du fragment»:
Selon nous, le texte de fragments, bien loin d'être un simple
effet attribuable à la conception jabèsienne de l'écriture,
est plutôt l'expression même de cette conception. C'est par
lui que s'organise toute l'économie de l'oeuvre, ses
stratégies, et que se constitue l'essentiel de sa poétique.
Pour le dire autrement et de façon plus précise: l'écriture
fragmentaire s'insère chez Jabès si parfaitement dans la
pratique et la conception du livre (et de la littérature),
elles sont ensemble si inextricablement liées l'une à
l'autre, qu'il n'est plus possible de décider si l'une
conditionne l'autre ou inversement.4
On peut dresser un parallèle entre le fragment et la
citation puisque tous deux sont des morceaux d'écriture
détachés d'un ensemble plus ~ortant, et ce qu'Éric Trudel
dit à propos de ]., importance du fragment dans les livres de
Jabès pourrait tout aussi bien S'appliquer à la citation,
4 Éric Trudel, Edmond Jabès et l'écriture du fragment, Mémoire demaîtrise soumis à la Faculté des études supérieures et de la recherche,Aoa.t 1995, p.5
3
•
•
puisque cette dernière est un fragment ayant cœme
particularités supplémentaires d'être encadrée par des
guillemets ou d'autres marques citationnelles qui
amplif ient l'indépendance et la mobilité du fragment. Ces
marques indiquent aussi que le passage cité est répété et
déplacé. En précisant 1'origine du fragment, la citation
fait appel à la mémoire et confirme l'étrangeté du passage
cité.
Déterminer ce qui peut être considéré comme une
citation dans Le Livre des questions présente certaines
difficultés. Le phénomène de la citation ne s'y résume pas
aux sentences des rabbins qui envahissent les trois
premiers livres du cyc1e. Ces citations apparentes ne
représentent qu'une infime partie de tout ce qui pourrait
être considéré cœme une citation dans les livres
jabèsiens. Elles ne seraient en fait que des simulacres de
citations qui feraient signe au lecteur, qui le guideraient
vers la perception d'une présence citationnelle invisible
mais omniprésente dans toute l'oeuvre. Ces citations
apparentes des trois premiers livres du cycle révèlent
également au lecteur la présence dans Le Livre des
questions d'une interrogation sur la notion de livre. Le
lecteur se voit amené à repenser la citation et le livre,
l'un par l'autre, l'un à travers l'autre, à redécouvrir ces
deux notions qui se trouvent liées dans les sept livres du
cycle par un questionnement mutuel .
4
•
•
Le Livre des questions inaugure une pratique
citationnelle tout à fait personnelle qui se perpétue dans
les autres livres de Jabès. Tous les livres qui font suite
au Livre des questions dans l'oeuvre de Jabès pourraient
donc se prêter à une étude de la citation, et plus
particulièrement Le Livre des ressemb~ances parce qu'il
tourne autour de la problématique de la répétition. Le
Livre des Marges serait lui aussi particulièrement
approprié à une telle étude comme le laisse croire le titre
de l'un des deux livres qui le canposent: Dans la double
dépendance du di t . Le Livre des questions n'évoque peut
être pas aussi directement la citation, mais il s'y établit
une poétique de l'incertitude et du questionnement qu'il
sera intéressant de mettre en parallèle avec la pratique
jabèsienne de la citation. Le choix du Livre des questions
se justifie également par la présence, dans les trois
premiers volumes de ce cycle, d'un nombre de citations plus
impressionnant encore que dans tout autre livre, présence
qui se prolonge virtuellement dans les quatre derniers
volumes dont il sera moins fréquemment question, mais qui
seront mentionnés occasionnellement.
Les trois premiers Livres des questions font appel à
des énonciateurs nanbreux et variés constitués
principalement de rabbins et de deux personnages fictifs,
5
•
•
Sarah et Yukel. A10ra que les rabbins rappellent la
tradition juive du cœmentaire, Sarah et Yukel évoquent la
Shoah dont ils ont été victimes. Aussi, la plupart de ces
énonciateurs sont des écrivains qui s'interrogent et se
prononcent sur l'écriture. Cœme le souligne Derrida, Le
Livre des questions tourne ainsi autour de trois grandes
questions: «Toute l'~quiétude historique, toute
l'inquétude poétique, toute l'inquiétude judaique
tourmentent donc ce poème de la question interminable. »S
Deux de ces trois préoccupations seront abordées:
l'inquiétude poétique ou la question de l'écriture, et à
partir de celle-ci, la question historique, c'est-à-dire
l'élaboration d'une écriture de l'après-Auschwitz. La
citation sera donc vue en tant qu.' ~strument de
renouvellement et de subversion, elle devient étrangère et
exilée, mémoire et témoignage .
5 Jacques Derrida, L'écriture et la différence, op. cit., p.114
6
•
•
:Introduction
Les livres de Jabès reposent sur une conception du
langage qui remet en cause les acquis de la tradition
littéraire occidentale et qui pe~et à l'oeuvre jabèsienne
de Si inscrire en marge de cette tradition par une présence
constante, à tous les niveaux, dans chaque oeuvre, d'un
questionnement du livre et de l'écriture. Cependant, cette
marginalité n'est pas absolue puisque la conception du
livre et de l'écriture que Jabès partageait avec quelques
auteurs tout aussi éloignés de la tradition notanment
Maurice Blanchot - s'est répandue et est devenue une mode
théorique que le Livre des questions précède de peu, comme
le souligne Jacques Derrida:
En 1963, je remarque la date, dans une petite maison de la
presse - geste hasardé en direction d'un gallimard dont
l'auteur m'était inconnu j'ai ouvert Le Livre des
Questions coame un coffre. ( .•. ) La question de l'écriture
qui n'était pas encore à la mode, qui n'avait pas encore ses
titres, ses parades, ses monnaies dévaluées, ses frustes
mimes et tics, je l'y rencontrai déjà comme rassemblée,
8
• spéculée, misée, d'avance risquée dans chaque atome du
livre.6
Cette question de l'écriture qui avait d'abord contrïbué à la
marginalisation du Livre des questions lie désormais les
livres de Jabès à un courant de pensée qui, prolongeant le
structuralisme tout en s'en éloignant, est souvent désigné
par l'expression «post-structuralisme~.
La citation, qui se trouve également interrogée dans Le
Livre des questions, joue un raIe de première importance dans
ce questionnement du livre et de l'écriture. Les théoriciens
post-structuralistes tels Derrida, Kristeva et Barthes
commentent abondamment, par l'intermédiaire de la notion
d'intertextualité, l'anniprésence de la citation dans le
langage, l'écriture et le texte. Jabès, quant à lui, ne parle
que très rarement et toujours indirectement de la citation,
mais lui accorde une indéniable importance cOllUle le
manifestent, dans Le Livre des questions, les innanbraDles
citations de rabbins et de personnages de toutes sortes.
Comme le mentionne Helena Shillony dans
«Répétitions, ressemblances»:
son article
•
Le texte de Jabès devient une mosalque de citations, et ce
n'est pas par hasard que Pierre Missac propose d'ajouter à
l'anagramme suggéré par le poète lui-même: écrit-récit, un
troisième terme: le verbe citer.7
6 Jacques Derrida, «Edmond Jabès aujourd'hui» in Les Nouveaux cahiers,no.3.1, p.567 Helena Shillony, «Répétitions, ressemblances», in Le Livre lu en
9
• Pour Jabès, «il est absurde de penser que l'on puisse écrire
à partir d'une théorie»8 ; c'est à travers son expérience de
l'écriture, par son exploration des poss~ilités du langage,
que se révèle le caractère incontournable de la citation.
Ainsi, dans Le Livre des questions, la citation n'est pas un
thème mais une pratique d'écriture que les textes des post
structuralistes permettront d'éclairer.
Comme le dit Claudette Sartiliot: «A traditionnal
•
definition of quotation derived fran classical rhétoric no
longer pertains to the role of quotation in modernists
texts.»9 Le rôle traditionnellement attr~ué à la citation -
l'ornementation ou l'illustration - et la place marginale qui
lui est accordée dans les textes classiques ne sauraient
rendre compte de toute l'importance qu'elle prend dans Le
Livre des questions. L'acceptation post-structuraliste de la
citation est la seule qui puisse éclairer la pratique
citationnelle de Jabès puisqu'elle mène à une conception du
livre qui correspond à la poétique du Livre des questions.
Cependant, la citation en son sens traditionnel ne pourrait
être simplement rejetée de l'étude de la citation dans Le
Livre des questions puisqu'elle est présente dans les trois
Isra~~, paris, Éditions Point hors ligne, L987, p.L098 Edmond Jabès, Du Désert: au livre, Bncret:iens avec Marce.l Coben,Paris, Éditions Belfond, L98L, p.L5L9 Claudette Sartiliot, Cit:at:ion and Modernity, university of OklahomaPress, L993, p.3
10
•
•
premières oeuvres du cycle sous la forme de citations de
rabbins et de personnages. En conséquence, les conceptions
traditionnelle et post-structuraliste de la citation se
devront d'être explorées afin de découvrir ce qui motive et
ce qu'implique la pratique citationnelle de Jabès dans Le
Livre des questions•
l l
•
•
Premier chapitre
La ci tati.oD po.tao4erne
La citation est traditionnellement définie comme un
passage emprunté à un texte, transposé dans un autre texte,
et marqué carme tel par l'auteur qui cite; elle implique,
conme l'indique Antoine Compagnon dans l'ouvrage qu'il
consacre à la citation, «un énoncé répété et une énonciation
répétante». La conception post-structuraliste de la citation
- ou la citation postmoderne, ainsi que la désigne Claudette
Sartiliot - dérive de la définition traditionnelle, mais se
veut beaucoup moins précise puisqu'elle n'en conserve que
l'idée de reprise, de répétition. Elle recouvre de nombreux
phénomènes langagiers: les rapports d'analogie, de référence
ou d'allusion, que ce soit entre des textes, des passages,
des mots, des lettres et mêne des signes de ponctuation. La
citation postmoderne rejette ainsi la notion de propriété et
d'énonciateur. Sa présence dans un texte n'est pas déterminée
par 1 ' écrivain mais par le lecteur. À chaque lecture, de
nouvelles citations, toujours différentes, remonteraient à la
surface du texte. Il serait en conséquence impossible de
1 2
circonscrire objectivement 1es passages cités dans un texte,• de 1es identifier avec certitude, de les fixer
•
définitivement, d'en retrouver 1'origine précise. Coume le
souligne Barthes dans «De l'oeuvre au texte»:
les citations dont est fait un texte sont anonymes,
irrepérables et cependant déjâ l.ues: ce sont des citations
sans guillemets. lD
Comment aborder la présence dans une oeuvre d'un objet aussi
insaisissable? Toute étude de l'intertextualité au sens post
structuraliste serait nécessairement infinie et subjective.
Comme le fait remarquer Compagnon, cette citation qu'il nomme
«capricieuse» parce qu'elle varie au gré des caprices de
chaque lecteur est particulièrement déroutante:
Quelle valeur peut avoir une répétition arbitrairement
déterminée par le caprice d' un individu, dépourvue de
signification (de nécessité) de symbolisation (de motivation),
ou, du moins, dont la signification et la connotation sont
inessentielles?ll
La valeur que prend ce type de répétition dans Le Livre des
questions est pourtant infinie; pour Jabès, la citation est
l'essence même de toute son activité, c'est elle qui permet
le langage et l'écriture, c'est par elle que le livre peut se
constituer et être lu. La citation postmoderne ne pourrait
10 Roland Barthes, «De l'oeuvre au texte»-, in Le Bruissement de lalangue, Paris, Seuil, 1984, p.73Il Antoine Compagnon, La Seconde main ou le travail de la cit:ation,op.cit., p. 385
1 3
•
•
permettre de circonscrire la présence de citations dans Le
Livre des questions, mais elle donne accès à ce que Jabès
considère être l'essence du travail de l'écriva~•
1 4
• La citation et le langage
TOut se passerait-il pourl'écrivain dans un avant-livre dontil ne verrait pas la fin, dont lelivre serait la fin? Mais rien nese passe qui ne soit déjà passé. Lelivre est au seuil.
Edmond Jabèsl2
Pour les écrivains post-structura1istes, les signes qui
constituent le langage - cles marques 1inguistiques», carme
les désigne parfois Derrida - sont des citations puisqu'ils
partagent avec e11e ses caractéristiques essentie11es,
caractéristiques qui seraient à la base du fonctionnement du
langage. D'abord, 1es signes linguistiques sont des
fragments, cODllle le manifeste le fait que toute phrase ne
puisse être lue que si elle est séparée des autres par un
point et que tout mot ne puisse être compris sans l'espace
qui le sépare des autres et qui maintient une certaine
distance entre chacune de ses 1ettres. Ensuite, les marques
linguistiques sont des citations parce qu'elles ne sont
jamais créées; elles se doivent d'être répétées, elles ne
peuvent véritablement signifier que si e11es ont déjà été
utilisées.
• 12
Cette citationnalité, cette duplication ou duplicité, cette
itérabilité de la marque n'est pas un accident ou une
anomalie, c'est ce (normal/anormal) sans quoi une marque ne
Edmond Jabès, Ça suit son cours, Paris, Fata Mbrgana, 1975, p.54
1 5
• pourrait avoir de fonctionnement dit «normal,.. Que serait
une marque que l'on ne pourrait pas citer? Et dont
l'origine ne pourrait être perdue en chemin?13
Seuls les signes connus de l'émetteur et du récepteur peuvent
permettre la cœmunication; les mots ne peuvent signifier
qu'en étant cités, c'est-à-dire répétés, tirés d'autres
•
contextes. La. mobilité des signes est aussi l'une des
conditions du langage puisque les déplacements de mots sont
nécessaires à la création de phrases et que 1es permutations
de lettres sont nécessaires à la formation de mots. Le signe
partage donc avec la citation le fait d'être fragmentaire,
mobile et emprunté, et cette nature citationnelle est la
possïbilité même du langage.
Si, pour les post-structuralistes, la citation permet
le langage, elle en complique également le fonctionnement en
multipliant les poss1bilités référentielles des signes.
Jabès suggère, dans La Mémoire des mots, que le passé d'un
signe ne peut jamais être véritablement effacé par sa
réinscription dans un texte.
Le mot qui est formé de lettres et de sons garde la mémoire
du manuel scolaire ou de tout autre ouvrage qui nous l'a,
un jour, révélé, en le révélant à lui-même; garde la
mémoire, aussi, de toutes les voix qui l' ont, au. cours des
années - et même des siècles - prononcé et réPandu. 14
13 Jacques Derrida, Harges de ~a phi~osophie, paris, Éditions deminuit, Coll. critique, 1972, p.38114 Edmond Jabès, La ~oire des mots, Paris, éditions Fourbis, 1990,p.14
1 6
• Ils 1 ensuit qu'étant touj ours en contact avec de nouveaux
contextes, les signes accumulent des possibilités
référentielles, des connotations:
Dès qu'un signe surgit, il commence par se répéter, sans
cela il ne serait pas ce qu'il est, c'est-à-dire une non
identité à soi qui renvoie régulièrement au même. C'est-à
dire à un autre signe qui lui -même nattra de se diviser .15
Le mot est polysémique parce que chaque fois qu'il est
employé, toutes ses utilisations en d'autres contextes s'en
trouvent potentiellement citées. La citation permet donc au
mot de signifier en lui procurant non pas un sens mais un
nombre croissant de sens.
Tout signe, linguistique ou non linguistique, parlé ou écrit
(au sens courant: de cette opposition), en petite ou en
grande unité, peut être cité, mis entre guillemets; par là
il peut rompre avec tout contexte donné, engendrer à
l'infini de nouveaux contextes, de façon absolument non-
saturable. Cela ne suppose pas que la marque vaut hors
•
contexte, mais au contraire qu'il n'y a que des contextes
sans aucun centre d'ancrage absolu. 16
Comme aucun des contextes dans lesquels les mots auraient
été inscrits ne prévaudrait sur les autres, ferait office
de référence, il n'y aurait pas de sens dénoté mais une
pluralité de sens connotés.
15 Jacques Derrida, cEllipse. in L'Écriture et la dïfférence, Paris,Seuil, Coll. Points, ~967, p.43216 Jacques Derrida, Marges de la philosophie, op. cit. ,p.38~
1 7
• Non seulement la citation permet le sens, le fait
dériver et proliférer, mais en tant que référence, elle le
met aussi en mouvement et le diffère inf~ent. Le mot ne
pourrait jamais désigner directement un objet réel
puisqu'il ne lui serait possible que de renvoyer à ses
occurrences passées, à d'autres mots ou encore à des signes
non linguistiques images, sons ou gestes, par exemple.
•
Comme le souligne Jabès:
L'ennui, c'est que le mot est Lncapable de reproduire la chose
dans sa nudité. Il nous renvoie seulement à l'image, vraie ou
fausse, que nous nous en faisons. 17
Le sens d'un mot ne peut être précisé qu'avec d'autres
signes.
À partir du moment, au contraire, où l'on met en question
la possibilité d'un tel signifié transcendantal et où l'on
reconnaît que tout signifié est aussi en position d'un
signifiant, la distinction entre signifié et signifiant, le
signe, devient problématique à la racine. 18
Toute marque linguistique impliquerait un ab~e référentiel.
En conséquence, de par son fonctionnement citationnel, le
langage ne serait plus qu'un mouvement incessant, qu'une
infinie «différance~ (le sens est continuellement différé)
pour reprendre l'expression suggérée par Derrida.
17 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p. 15718 Jacques Derrida, «Sémiologie et grammatologie», entretien avec JuliaKristeva~, in positions, Paris, tditions de Mînuit, 1972, p.30
1 8
• La langue serait formée de mots et d'autres types de
«signes» regroupés dans des discours ou des contextes
desquels ils peuvent être tirés et auxquels ils peuvent
renvoyer. Ces contextes - qui, en regard des signes, sont
en quelque sorte des niveaux de sens, des strates de
significations -, sont parfois désignés par les expressions
«voix» ,
Kristeva:
«codes» ou clangages» . Carme l'indique Julia
•
Car, si plusieurs systèmes signifiants sont possibles dans
la langue, celle-ci n'apparaît plus comme un système mais
comme une pluralité de systèmes signifiants dont chacun est
une strate d'un vaste ensemble. Autrement dit, le langage
de la communication directe décrit par la linguistique
apparaît de plus en plus comme un des systèmes signifiants
qui se produisent et se pratiquent en tant que langages
mot qu'on devrait écrire désormais au pluriel. L9
Ainsi, la langue serait fo~ée de plusieurs langages qui se
citent les uns les autres sans qu'aucun dl entre eux niait
préséance20 :
C'est le vertige de la copie, du fait que les langages
s'imitent toujours les uns les autres, qu'il n'y a pas de
fond au langage, qu'il n'y a pas de fond originel spontané,
L9 Julia Kristeva, Le Langage, cet inconnu, Paris, Seuil, Coll. Points,L98L, p.29220 La langue serait structurée (ou astructurée) comme un rhizome, ceque soulignent Deleuze et Guattari: ~ rhizome ne cesserait deconnecter des chaînons sémiotiques, des organisations de pouvoir, desoccurences renvoyant aux arts, aux sciences, aux luttes sociales ••.(Deleuze et Guattari, Rhisome, paris, Éditions de Mînuit, ~976, p.20)Tout comme dans un rhizome il n' y a ni centre ni origine, aucun langagen'aurait préséance sur les autres.
1 9
• que l' homme est perpétuellement traversé par des codes donc
il n'atteint jamais le fond. 21
Toute langue, pour les auteurs post-structuralistes, serait
formée de réseaux de textes qui se citent les uns les autres
et dont l'origine se perd.
Les signes et 1es langages se citent les uns les autres
sans jamais se trouver en contact avec le monde réel, sans
jamais désigner directement la réalité qu'ils sont censés
remplacer. Pour Jabès, parce qu'i1 n'est possible
•
d'appréhender le monde réel qu 1 à travers les mots, le
langage précède la réalité et en est le fondement, ce qui
l'amène à dire que «l' univers est un livre... » , que «le
monde existe parce que le livre existe... »:
- Je voulais dire que, dans le livre, les choses - les êtres
aussi forcénent - évoluent dans un univers de vocables: leur
univers. C'est ainsi que le monde est dans le livre. La
perception de l'univers passe par les mots et nous nous
apercevons vite que cette perception n'est que notre
métamorphose, d'abord inconsciente, puis acceptée, en mot.
Nous devenons le mot qui donne réal ité à la chose, à
l'être. 22
Les êtres seraient donc irrémédiablement séparés d'eux-mêmes
et du monde par le langage qui pennet de se représenter le
réel, mais qui le réinvente nécessairement. CODllle le dit
21 Roland Barthes, Sur la littérature, (Dialogue avec Maurice Nadeau)Presses universitaires de Grenoble, 1980, p.1722 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre , op. cit., p.128
20
• Jabès:
Et nous savons que le mot qui donne à voir, à entendre, à
rêver et à juger n'existe qu 1 en fonction de la réalité qu'il
crée et à laquelle il échappe.23
La réalité est langagière selon Jabès; elle est entièrement
formée de lettres, de mots et de toute autre marque
linguistique a~si que des systèmes de signes les
contextes qui forment toute langue - de discours ou de récit
qu 1 il évoque parfois en parlant des «voix du livre». Bref,
si tout coumence par le langage et que le langage est
citation, «tout carmence par la citation». Et cœme le dit
Barthes: «la vie ne fait jamais qu'imiter le livre, et ce
livre lui-même n'est qu'un tissu de signes,
perdue, infiniment reculée.»24
imitation
•23 Edmond Jabès, Le Livre des questions, I, Paris, Gallimard, Coll.L'imaginaire, 1991, p.10624 Roland Barthes, «La. mort de l'auteur», in Le Bruissement de laIangue, op. cit., p.65
2 1
• La ci tatioD et l' 6criture
NOUS partons toujours du texte écritpour revenir au texte à écrire, de lamer à la mer, du feuillet au feuillet.
Edmond Jabès25
- Tu. es, dans tes écrits, comme moi,un rassembleur de mots, identiques parle sens à la langue, le son et lenombre de lettres, à ceux de lalangue. Tu crois les habiter, alorsque tu n'es que 1 'hÔte accidentel deleurs reflets.
Edmond Jabès26
Conme la réalité est langagière, que le langage est
répétition et allusion, il y a citation avant même que
l'écrivain ait cœmencé à écrire, ce que souligne Antoine
Compagnon en
sérielle>} :
parlant de la citation «capricieuse ou
La citation est déjà sur la feuille avant que j'écrive, une
salissure, une tache, une macule. 27
DI autre part, s t il ne peut partir que du langage et des
constructions langagières par lesquelles le monde est
•
réinventé et organisé, ce que l'écrivain va écrire, récrire,
est déjà écrit: «Écrire, car c'est toujours récrire, ne
diffère pas de citer.•28 Derrida, à ce sujet, emploie une
25 . Edmond Jabès, Ça suit son cours, op. cit, p.5126 Edmond Jabès, Le Livre des Ressemblances, Paris, Coll. L'imaginaire,1991, p.9327 Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit., p.39228 Ibid, p.34
22
• expression métaphorique: «Écrire veut dire greffer. C'est le
même mot. Il n'y a pas plus de chose que de texte
original»29 . Jabès semble partager cet avis cœme le révèle
ce passage du Livre des marges:
J'écris sans imagination, par manque d'imagination. Écrire,
c'est le contraire d'imaginer. 30
Bref, l'écrivain cite parce qu'il cne peut se servir que de
mots connus»31, qu'il imite les différents langages qui
forment la langue, qu'il retranscrit «le livre~ c'est-à-dire
les signes par lesquels il perçoit le monde. Coume «il n'y a
rien avant le texte, il n'y a pas de prétexte qui ne soit
déjà un texte»32, l'écrivain ne peut jamais espérer parvenir
à une véritable originalité.
Bien qu'il soit condamné à copier, qu •il ne puisse
véritablement inventer, tout écrivain renouvelle par
•
l'écriture sa perception de la réalité, il réécrit et
transforme le «livre» carme le souligne notanment Julia
Kristeva dans Sémiotikè:
Là où [le texte] signifie, dans cet effet décalé ici présent
où il présente, il participe à la mouvance, à la
transformation du réel qu'il saisit au moment de sa non
clÔture. En d'autres termes, sans rassembler - simuler - un
29 Jacques Derrida, La. Dissémination, Paris, Seuil, Coll. eTel Quel»,1972, p.39530 Edmond Jabès, Ça suit son cours, op. cit., p.2831 Edmond Jabès, Le Livre du partage, Paris, Gallimard, 1987, 143 p .32 Jacques Derrida, La. Dissémination, op. cit., p.364
23
• réel fixe, il construit le théâtre mobile de son mouvement
auquel il contribue et dont il est l'attribut. 33
La réécriture de certains di.scours et la réaffectation de
certains mots dans de nouveaux contextes en viendrait à
modifier le «livre».34 Selon Derrida, la répétition,
habituellement synonyme d' inmuabilité, posséderait en fait
un puissant pouvoir de transformation:
Jamais citation n'aura aussi bien voulu dire mise en
mouvement (forme fréquentative du mouvoir ciere) et
s'agissant de l'ébranlement d'une culture en son texte
fondamental, sollicitation, c'est-à-dire mise en branle d'un
tout. 35
D'ailleurs, Campagnon fait remarquer qu'en un certain
contexte, citation et mouvement étaient associés: «Ci tare,
en latin, c'est mettre en mouvement, faire passer du repos
à l'action. »36 Cœme le dit Jabès dans Le Livre des
Marges, «Tout bouge de n'avoir jamais bougé. Écrire ..
•
Écrire. Seule l'écriture est mouvement .. »3?
33 Julia Kristeva, Sémiot:.ikè, Recherches pour une sémanalyse, Paris,Seuil, Coll, eTel Quel., ~969, p.934 «Car si l'écriture est toujours récriture, de subtils mécanismes derégulation, variables selon les époques, oeuvrent pour qu'elle ne soitpas simplement recopiage, mais une traduction, une citation•• (A.Compagnon, La Seconde main, op. cit., p. 35)35 Jacques Derrida, La. Dissémination, op. cit., p.39736 Antoine Compagnon, La. Seconde main, op. cit.,p .. 4437 Edmond Jabès, Dans la double dépendance du dit, Paris, Fata Mangana,1984, p.28
24
•
•
Même s'il s'estime condamné, carme tout écrivain, à
citer, à copier, c'est justement dans la réécriture qu. , il
croit pouvoir trouver le mouvement et la fertilité, un
renouvellement des sources d'inspiration. Il lui faut citer
pour se démarquer, chercher à imiter pour s'éloigner des
oeuvres conventionnelles. Or, s'il veut citer, l' écrivain
doit faire preuve d'une certaine passivité, son travail,
selon Jabès, ne devrait jamais être subjugué par une volonté
de dire.
Il Y a, face au texte, une certaine passivité à adopter. On
ne peut, à la fois, parler et écouter; or, en matière
d'écriture, l'écoute est essentielle. Ce n'est pas ce qui
est à dire qui est important mais ce qui, réellement, se dit
au gré de la plume. 38
Il radicalise la passivité de l'écrivain en s'effaçant
autant que possible du processus de l'écriture afin d'en
venir à citer le langage:
La position de l 'honune à sa table de travail est celle du
pêcheur à la ligne en bordure de la rivière. L'un a, sous
les yeux, à longueur d'heures, une feuille vierge; l'autre,
l'eau et, à la surface, un cercle d'eau plus claire dont
l'hameçon est le centre d'attraction. L'un épie le vocable;
l'autre le poisson. C'est montrer quel rÔle important joue
la plume et combien les doigts qui la tiennent doivent user
de soins afin de ne pas contrarier ses mouvements et
déplacements (lUi, discrètement et comme dans l'ombre,
38 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.132.
25
• suivent la trace et quelquefois même précèdent le passage
de leur proie. 39
Le travail de l'écrivain, pour Jabès, serait donc d'avoir
recours à l'écriture d'une façon consciemment int~sitive,
de laisser parler le langage à travers soi. «With Jabès,
coume
the writer is a catalyst only. He lures words cnte page, but
they come following thei.r own law.»-40
L'écriture jabèsienne consiste donc à laisser de côté
tout désir de s'expr~er afin d'écouter les mots, de laisser
la parole au langage. Cette écriture emprunte à la langue
son fonctionnement référentiel; elle s'élabore au gré des
analogies, elle se constitue de renvois constants à d'autres
mots, à d'autres contextes. Ainsi en est-il de la métaphore
qu'utilise Jabès. Dans Le Livre des questions,
1 r affirme Rosmarie Waldrop, « ••• les métaphores sont si
nombreuses qu'elles détruisent leur fonction originelle qui
consiste à unir deux termes.~41 Pour appuyer cette
•
allégation, elle cite ce passage du Livre des questions:
L'enfance est une terre baignée d'eau sur laquelle flottent
de petits bateaux en papier. Il arrive que les bateaux se
transforment en scorpions; alors, la vie meurt par le poison à
chaque instant.
39 Edmond Jabès, Le Livre des questions II, paris, Gallimard, Coll.L'Imaginaire, p.26-2740 Rosmarie Waldrop, «Signa and Wonderings., Comparative Literatnrevol. XXVII, no 4, (1975), p.35241 Rosmarie Waldrop, «Miroirs et paradoxes., Change. no 22 (fév. 1975),p.201
26
• Le poison est dans chaque corolle, comme la terre est dans
le soleil. La nuit, la terre est livrée à elle-même, mais les
hommes dorment heureusement. Dans le sommeil, ils sont
invulnérables.
Le poison est le rêve. 42
«Même dans les passages où les deux tenmes d'une métaphore
restent fidèles à leur premier rapport, les images se
succèdent à une vitesse verti.gineuse.~43 souligne-t-elle
également. L'écriture jabèsienne est mue par cette forme de
citation sérielle qu'est la métaphore, non pas une
métaphore qui se résume à associer deux te~es provenant de
contextes tout à fait distincts, mais une série de
•
métaphores qui fait éclater la relation binaire et donne
lieu, en quelque sorte, à «une chaine de signifiants sans
s ignifiés» .
New Jabès actualizes such an enormous ricbness of metaphor
that at first glance it seems a cswarning of the bees., a
naïve pleasure of analogy. But the richness paradoxically
undermines and empties itself. If there are always more images
no one image means anything. 44
L'écriture jabèsienne imite effectivement le langage que
conçoivent les post - stl:Ucturalistes ; par les innanbrables
métaphores, l'accession au sens est sans cesse retardée, le
texte se présente comme une série de signes qui se
42 Edmond Jabès, Le Livre des quest:ions,I, cité par Rosmarie Waldrop,op. cit., p.201.43 Rosmarie Waldrop, cMiroirs et paradoxes., op. cit., p.201.44 Rosmarie waldrop, cSigns and Wonderings» op. cit., p.354
27
• citeraient les uns les autres sans jamais qu'un seul d'entre
eux ne s'impose cœme point de référence. Ce recours si
particulier à l'analogie est ainsi évoqué par Rab carasso,
l'un des rabbins du Livre des questions: «Nous rassemblerons
les images et les ~ges des images jusqu'à la dernière qui
est blanche et sur laquelle nous nous accorderons.»45
«Entendre un mot c'est l'entendre surtout dans ses
échos, dans ses infinis prolongements. Le livre est bâti sur
cette écoute.»46 La métaphore est loin d'être l'unique
manifestation d'une écriture à l'écoute du langage; la
matérialité des mots inspire également à Jabès certains
passages de ses oeuvres, ce que mentionne aussi R. Waldrop:
Their own law ia partly semantic, but is even more the law
of their material being, their body of sound, their
letters. Again and again, a pun, a rhyme, an assonance, or
an alliteration will draw the words together and determine
the course of the phrase. «Vérité. will lead ta ~ertige.,
«dialogue. ta «diamant•• MOre characteristic, yet, the fact
that the letters of one ward are contained in another will
spark off pUDDing meditations: «Privé d'R, la mort meurt
d'asphyxie dans le mot. Or: «Dieu, il écrivait D'yeux. D
pour désir, ajoutait-il. Désir de voir, désir d'être vu.•47
Conme les mots qui, chaque fois qu'ils sont repris,
évoquent tous les textes dans lesquels ils se retrouvent,
les lettres d'un mot sont lourdes de leur présence dans
•454647
Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.231Edmond Jabès, Dans l.a doubl.e dépendance du dit, op. cit., p.8l
Rosmarie Waldrop, «Signa and Wonderings. op. cit., p.352
28
• d'autres mots:
(cDans commentaire, répétait-il, il y a les mots taire,
se taire, faire taire qU'impose la citation.• )48
Les anagrammes (récit/écrit), les mots-valises (mort/mot),
les homonymes également (cNos champs sont des chantS»49)
représentent une autre des sources de l'écriture jabèsienne.
Par son écriture, Jabès cite le langage, c'est-à-dire
qu'il en exploite les possibilités citationnelles en se
laissant guider par toutes les références, les allusions,
les découpages et les permutati.ons que lui inspirent les
mots. L'enchaînement sémantique des «vocables» et
lfarbitraire de leurs sonorités, de leur orthographe
deviennent le moteur de l'écriture jabèsienne. Jabès profite
ainsi des liens intertextuels, de ces citations déjà
présentes dans le langage. Antoine Compagnon décrit ai.nsi ce
que pourrait représenter la puissance de l'intertexte:
Llintertexte est un buvard brouillé par les vestiges de tout
11 écrit dont il a épongé les bavures. OU, plus exactement,
c'est une surface creusée de sillons, lacérée, érodée,
griffée, c'est le réseau profondément gravé dans toute surface
d'inscription. Je me mets à écrire, à tracer des signes sur
cette surface, et je tombe dans une rainure, ma plume glisse,
se prend dans un sillon déjà là, elle ne peut échapper, elle
suit jusqu'au bout, elle épuise le filon: Mme Savary
•4849
Edmond Jabès, Le Livre des questions, I, op. cit., p.473Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.229
29
• ressuscite sous ma plume, ou tout autre fantôme déterré. SO
pour Compagnon, 1'intertexte, cette fonne de citation qu'il
nomme «capricieus~, est en quelque sorte un piège, un
obstacle à la liberté de l'écrivain. Jabès mentionne
également que citer le langage risque d'amener l'écrivain à
se laisser entraîner dans des «sillons» plus profonds, dans
des chemins plus fréquentés; une écriture à l'écoute du
langage pourrait l'amener à utiliser des citations trop
souvent exploitées. Cœme le dit Jabès: «L'art de
1 ' écrivain, affirme Jabès, consisterait ici à respecter
l'attirance du mot pour le mot sans tomber, néamoins, dans
le cliché qui le menace.~Sl
Cependant, se laisser inspirer par l' intertexte ne
mènerait pas vraiment, contrairement à ce qu'affirme
Compagnon, à recopier des oeuvres. Carme le dit Barthes: «On
ne copie pas des oeuvres; on copie des langages, ce qui est
tout à fait autre chose~52 Pour Jabès, il ne s'agit pas de
faire renaître ses lectures passées, mais d'~ter la
pluralité de langages ce qu'il narme le livre - grâce
auxquels il réinvente la réalité. En interrogeant les mots,
il ne découvre pas que des références à des oeuvres connues,
il y retrouve surtout ses propres préoccupations: «Ces mots
•505152
Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit., p.392Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre, op. cit., p.129Roland Barthes, Sur la littérature, op. cit., p. 25
30
•
•
surgis du mot sont aussi le reflet de mon angoisse.~53 Le
nombre de citations présentes dans le langage est infini, ce
qui pennet une grande liberté à l'écrivain. Carme le dit
Jabès: «Plus que de laisser l~re cours aux mots, il S'agit
donc de les cerner au plus près de leurs possibilités. Notre
liberté est là.»54 L'écriture, telle que Jabès la conçoit,
serait donc fondée sur un paradoxe: c'est la citation qui
permet d'être personne1 et origina1. Lui-même cODII\ente ce
qui le fait écrire:
Prenons, si vous le voulez bien, un autre exemple tiré du
septième livre des questions: «Dans mon esprit, le mot sol
vient brusquement de se détacher du mot solitude.
cEtre seul est-ce, tel un reptile, ramper au sol ou mettre
front contre terre? - Mais sol, plus tendre que l'acier,
appelle confidentiellement le verbe solacier - Tout solitude
aspire-t-elle à être consolée? 0, peuple de la solitude, en
vous privant de sol, vous a-t-on privé de fraternelle
consolation?»55
Alors qu'il interroge le mot «solitude», surgissent d'autres
mots liés à l'une de ses principales préoccupations: la
condition juive. Ces liens intertextuels étant issus du
langage appartiennent à la collectivité, mais carme ils se
font le reflet d'une angoisse propre à l'écrivain, ils sont
53 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre, op. cit., p.1.3354 Edmond Jabès, Du Désert:. au ~ivre, op. cit., p. 1.3455 Edmond Jabès, Du oosert: au ~ivre, op. cit., p.1.36 Comme le ditMyriam Laifer: «Il se penche minutieusement sur le vocable. Le rythme,la sonorité, la répétition et le sens des vocables qu'il utilisemontrent son écoute des mots. Il manipule le vocable dans saviscéralité ... »-. M. Laifer, O'n Juda.fsme après Dieu, New-York, PeterLang, 1.986, p.98
3 1
•
•
personnels et n'ont rien à voir avec le clidbé. 56
L'hormne ne préexiste pas au langage r ni phylogénétiquement ni
ontogénétiquement. Nous n'atteignons jamais un état où l'homme
serait séparé du langage, qu' il élaborerait alors pour
cexprimer» ce qui se passe en lui: c' est le langage qui
enseigne la définition de l'homme et non le contraire. 57
Ce serait donc en puisant dans ce livre qu'est le langage,
en exploitant ses l.iens internes, que l.'écrivain peut se
révéler au monde et à soi -mêne. Un travail conscient et
délibéré de citation du langage est le seul moyen, selon
Jabès, par lequel. l'écrivain peut espérer s'expr~er.
56 Comme le dit Jabès dans Du Désert: au l.ivre: cIl va également de soique ma lecture de certains mots est on ne peut plus personnelle.. •• r
cEtre attentif au langage r c'est être attentif à soi-même. r p.~36 et ~29
57 Roland Barthes, Le Bruissement de l.a l.angue, op. cit., p.23
32
• La citation et 18 1ivr•
Nul besoin de briser le livre, luirépondit reb Haggaï. Il est brisé.tcrire ne serait que constater sesbrisures, que les expliciter pour soi,en les ~terprétant.
Edmond Jabès58
Pour les critiques post-structuralistes, puisque le
langage est formé de répétitions et de renvois, et que
chaque unité langagière qui entre dans la composition du
livre est nécessairement tirée du langage, tout livre est
entièrement constitué de citations:
Et cormne rien nia précédé le miroir, conune tout commence
dans le pli de la citation ( ... ) le dedans du texte aura
toujours été hors de lui, dans ce qui semble servir de
cmoyen» à l'«oeuvre•. 59
Barthes, dans «La mort de l'auteur», affinne que «le texte
est un tissu de citations, issues des mille foyers de la
culture» , et Julia Kristeva écrit dans Sémiotikè «tout
texte se construit caune une mosaïque de citations, tout
texte est absorption et transformation d'un autre texte» .
Ainsi, une oeuvre ne serait pas un système fenné de signes,
mais un rassemblement de signifiants ouvert à tous les
textes.
•5859
Edmond Jabès, Le Livre des ressemblances, op. cit., p • .104Jacques Derrida, La Dissémination, op. cit., p. 351.
33
• Pour donner une impression de fenneture, pour unifier
et linéariser un texte, bien qu'i1 soit entièrement greffé
de corps étrangers, l'écrivain prend traditionne11ement soin
d'effacer 1a trace de son travai1 citationne1. Barthes
résume ainsi le travai1 de 1 'écrivain: «Il canbine des
citations dont il enlève les guillemets. »60 Écrire
consisterait non seulement à associer des citations mais
également à enlever les guillemets, c'est-à-dire à faire
disparaître les origines multiples de chaque mot et de
chaque passage, à fondre ensemble les citations afin de
créer un texte linéaire:
cRéécrire, réaliser un texte à partir de ses amorces, c'est
les arranger et les associer, faire les raccords ou les
transitions qui s'imposent entre les éléments mis en présence:
toute l'écriture est collage et glose,
conunentaire .•61
citation et
Il s'agit, pour l'écrivain, de donner l'impression que tout
vient d'une seule et même source, c'est-à-dire de lui-même,
que tout est relié; il lui faut coudre les citations par
d'autres citations pour dissimuler les emprunts. Seules les
citations au sens traditionnel la répétition intégrale
d'un énoncé - peuvent conserver les marques citationnelles à
condition qu'elles canpranettent le moins possible
l'homogénéité et la linéarité apparente du texte. Une te1le
écriture donne lieu à des oeuvres classiques, ou, pour
•6061
Roland Barthes, Sur la littérature, op. cit., p.23Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit ., p. 32
34
• reprendre li expression de Barthes, des «textes lisibles»- ,
«incomplètement pluriels~.
Comme Cl est le processus de li écriture, le travail de
citation du langage, qui importe à Jabès, celui-ci,
contrairement aux écrivains traditionnels, ne cherche pas à
dissimuler l'aspect citationnel de ses oeuvres. Les livres
jabèsiens pourraient en ce sens être considérés coume des
juxtapositions de citations que seule une décision de leur
auteur - qui peut d ' ail1eurs semb1er arbitraire - est venue
délimiter. Chacun des sept Livres des questions serait le
projet d'une oeuvre, un «avant-livre~ se rapprochant ainsi
de ce que Barthes nomme le «texte scriptible»:
... le texte scriptible, c'est nous en crain d'~crire, avant que
le jeu infini du monde (le monde comme jeu) ne soit traversé,
arrêté, coupé, plastifié par quelque système singulier
(Idéologie, Genre, Critique) qui en rabatte la pluralité des
entrées, l'ouverture des réseaux, l' infini des langages. Le
scriptible, c'est ( .•. ) l'écriture sans le style, la production
sans le produit, la structuration sans la structure. 62
Les sept livres du cycle ne sont pas achevés puisque tout le
travail de structuration, de liaison des citations,
dl effacement des ambiguïtés et des contraditions ni est pas
réalisé. Le langage s' y trouve en quelque sorte à 1 •état
brut; il y conserve, plus encore que dans les «textes
lisibles», son aspect citationnel .
• 62 Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, Coll. Points, 1970, p.11
35
•
•
Pour les post- structuralistes, malgré tout l'effort
qu'on pourrait investir à rendre un texte linéaire, à en
unifier le sens, il n'en demeure pas moins qu'il ne puisse
être lu que s'il est composé de fragments tirés du langage.
Il Y a un lapsus essentiel entre les significations, ( ..... ) ..
Prétendre le réduire par le récit, le discours philosophique,
l'ordre des raisons ou de la déduction, c'est méconnaître le
langage, et qu'il est la rupture même de la totalité. Le
fragment n'est pas un style ou un échec déterminé, c'est la
forme même de l'écrit. 63
Jabès refuse d'investir tout l'espace du livre, il refuse de
coudre ses citations au profit d'une linéarité et d'une
unité qui lui paraitraient contrefaites:
La mainmise du romancier sur le livre m'a toujours été
insupportable. Ce qui me gène, c'est sa prétention à faire de
l'espace du livre l'espace de l'histoire qu'il conte; du sujet
de son roman le sujet du livre .. 64
Les pages du Livre des questions sont composées de fragments
de diverses longueurs qui s 'y trouvent de façon chaotique,
toujours isolés par des espaces et, souvent, par la présence
dl une marge, par l'emploi d'italiques, de guillemets et de
parenthèses. Ces fragments n'étant tout simplement pas liés
et unifiés par Jabès, Le Livre des questions met en évidence
qu'étant tissé de citations, tout livre est «naturellement»
fragmentaire.
63 Jacques Derrida, «Edmond Jabès et la question du livre., inL'Écriture et Ia dïfférence, p .. 107-10864 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op .. cit .. , p .. 141
36
Bien que le trava1~ de l'écrivain augmente la cohésion• interne d'une oeuvre, les fragments qui la canposent
posséderaient une certaine autonanie les uns par rapport aux
autres et se prêteraient nécessairement à la réinscription.
Derrida le suggère, aucune structure ne pourrait
véritablement abolir le côté aphoristique de l'écriture:
La lettre est séparation et borne où le sens se libère, d'être
emprisonné dans la solitude aphoristique. Car toute écriture
est aphoristique. 65
N'ayant pas été l'objet d'un travail conscient de
structuration, les sept volumes du Livre des questions
seraient tout aussi aphoristiques que fragmentaires. Leurs
multiples fragments canportent des récurrences fonnelles -
les dialogues et la fonne épigraphique reviennent
fréquemment -, ils font souvent allusion aux mêmes suj ets -
1 ' écriture, le j udaisme, la Shoah et sont liés par le
•
retour constant de certains mots - livre, Dieu, vocables,
par exemple. Cependant, ces liens intratextuels ne viennent
jamais canpranettre l'indépendance des fragments, ils ne
nuisent aucunement à leur caractère aphoristique. Ainsi, de
nombreux passages du Livre des questions portent en eux
mêmes leurs significations, ils prennent l'apparence de ces
formules «toutes-faites» «qui semblent résumer l'univers en
une fois»66. Carme ils se rapprochent de 1. 'aphorisme, les
65 Jacques Derrida, «Edmond Jabès et la question du livre., dansL'Écriture et la différence, op. cit., p.J.0766 Edmond Jabès, Le Livre des questions II, op. cit., p. 55
37
•
•
fragments des livres jabèsiens semblent avoir été cités et
sont prêts à être cités. Le caractère citationnel des sept
livres du cycle en devient tout simplement indéniable.
Comme le disait Mallarmé, «Un livre ne commence ni ne
finit; tout au plus fait-il semblant.» Un recueil de
citations n'est pas linéaire, il ne possède pas d'entrée
principale, il peut être lu dans nt importe quel ordre.
Comme toute oeuvre est composée de citations, elle pourrait
commencer et se terminer à n'importe quel endroit et ce,
même lorsque sa structure semble s'y opposer.
Et lorsqu'on le relit, on peut prendre le récit n'importe où
comme si l'on se trouvait devant quelque chose d'aussi
cohérent qu'une ville réelle dans laquelle on pourrait
pénétrer de toute part l'oeuvre ouverte. 67
Cette description de «1' oeuvre ouverte» s 1 applique tout à
fait au Livre des questions. Le style aphoristique et la
fragmentation qui en fondent l'ouverture renforcent cet
aspect alinéaire propre à toute oeuvre. Comme le dit Jabès,
« ••• dans mes livres, il n'y a ni départ ni arrivée.»68 Et
puisque Le Livre des questions ne possède aucune structure
rigide, ses fragments peuvent être pennutés, ce qui le
rapproche, une fois de plus, du recueil d'aphorismes.
67 Umberto Éco, L'Oeuvre ouverte, Paris, Seuil, Coll. Points, ~965,p.2368 Edmond Jabès, Du Désert au livre, p.152
38
• «OUvert ainsi, en droit, sur tous les textes, de tout
temps, de tout genre, chaque texte est d'une épaisseur
infinie. »69 Parce qu'ils peuvent, en tant que citations,
faire référence à un nombre incalculable de contextes, les
signes qui entrent dans la composition des l.ivres en
multiplient les possïbilités sémantiques:
The law of iterability, which allows any mark ta be cited
andto function outside of its context, nullifies the presumed
authority of the ccontext~ as determinant of meaning, as weIl
as the closed and secure conception of the text itself.70
Comme Jabès le suggère, une oeuvre est nécessairement
plurielle: «Tu sauras qu'une fois écrit, il n'y a pas de
livre qui ne soit livres, ni de mot qui ne soit mots.»7l
Étant donné que les fragments du Livre des questions ne sont
jamais véritablement inscrits dans un contexte, leur sens
demeure en soi indécidable. Une infinité de sens potentiels
se trouve ainsi disséminée à travers l'oeuvre, inséminée par
les relations des mots avec d'autres textes.
Si les mots et les fragments d'une oeuvre sont
entièrement ouverts au nanbre incalculable de liens
•
intertextuels qu'ils présentent, l'oeuvre entière se trouve
à comporter nécessairement des contradictions internes. Le
69 Sarah Kofman, Lectures de Derrida, Paris, Éditions Galilée, Coll.Débats, 1984, p.l870 Claudette Sartiliot, Citation. and Moderniey, p.3l71 Edmond Jabès, Le livre des questions II, Bl. ou le dernier livre, op •cit., p. 479
39
• sens de l'oeuvre en devient insaisissable .
Je ne pense pas que mes livres soient illisibles. ( ... ) Je
crois, en effet, que leur lisibilité est dans le fragment,
mais les fragments S'affrontant sans cesse, la formation du
sens se voit bien reculée indéfiniment.
sont sans doute irrécupérables.72
C'est pourquoi ils
Dans Le Livre des questions, les répétitions, les
•
contradictions, les incohérences que provoque en tout l.ivre
la nature citationnelle de l'écriture ne sont et ne peuvent
être éliminées, ce qui en fait une oeuvre à la fois
i1lisïble et dont le potentiel est pourtant illimité. 73
Je ne suis pas volontairement contradictoire, je le suis
naturellement. En somme, j'accepte mes contradictions, faute
de quoi mes livres me paraîtraient basculer dans le mensonge,
le fabriqué. S'il y a une cohérence dans mes livres elle n'est
due qu'à la continuité de mes contradictions.74
En conséquence, le livre jabèsien est intransitif, il ne
porte en lui aucun message prédéterminé, mais présente une
infinité de significations possibles, ce qui amène Jabès à
les comparer à «une enveloppe dans laquelle on aurait oublié
de glisser le message~75.
72 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre, op. cit., p.15873 Comme le dit Derrida à propos du Livre des questions: «TOutes lesaff irmations et toutes les négations, toutes les questionscontradictoires y sont accueillies dans l'unité du livre, dans unelogique à nulle autre pareille, dans la Logique. Il faudrait dire ici laGrammaire.~ (L,tcriture et ~a différence, op. cit., p.~~4) Cettelogique, cette grammaire ne sont-elles pas les lois citationnelles dulangage?74 Edmond Jabès, Du Désert: au ~ivre, op .. cit., p.15275 Ibid, p.155
40
• En citant consciemment et volontairement le langage, en
étant à l'écoute du c1ivre», Jabès fait en sorte que son
oeuvre n'en soit pas une, c'est-à-dire qu'elle ne produise
aucunement l'impression de cohérence, de fenneture, d'unité,
de linéarité et de transitivité habituellement générée par
une «oeuvre». «Je crois, d'ailleurs, qu'aucun qualificatif
n'est plus éloigné de mon travai1 que celui d'oeuvre. ~76 Le
Livre des questions ne pourrait non plus ~tre désigné par le
mot «texte» - qui vient du mot tissu - puisque les citations
dont il est composé ne sont pas tissées mais décousues.
L'appellation «texte scriptible» «scriptible» parce
qu'encore à écrire semble vraiment la mieux appropriée,
comme le manifeste la description que Roland Barthes fait de
ce type de texte:
Dans ce texte idéal, les réseaux sont multiples et jouent entre
eux, sans qu'aucun puisse coiffer les autres, ce texte est une
galaxie de signifiants, non une structure de signifiés; il n'a
pas de commencement; il est réversible; on y accède par
plusieurs entrées dont aucune ne peut être à coup sar déclarée
principale: les codes qu'il mobilise se profilent à perte de
vue, ils sont indécidables ( ... ); de ce texte absolument
pluriel, les systèmes de sens peuvent s'emparer, mais leur
nombre n'est jamais clos, ayant pour mesure l • infini du
langage. 77
• 7677
Ibid, p.155Roland Barthes, S/Z, op. cit., p.12
4 1
•
•
Une telle conception du texte rend vraiment canpte de toutes
les particularités qu'une écriture attentive et passive a
procuré aux sept Livres des questions. La citation conçue
par les post-structuralistes et par Jabès provoque donc une
remise en question de ce qu'est un texte, une oeuvre, un
livre, remise en question qui est mise en évidence par
l'éclatement référentiel, l'ouverture des limites, la
rupture de la linéarité des sept livres du ~cle. Bref, la
citation pe~et au Livre des questions de se faire
questionnement du livre .
42
·'La citation et 1. lecture
La répétition fut notre voiesubversive: car elle est mue par lebesoin inné de détruire et d'être, àson tour, détruite ...
Edmond Jabès78
One lecture, donc, avant le livre,celle de l'auteur et une lecture aprèsle livre, celle du lecteur.
Edmond Jabès79
Étant donné le fonctionnement citationnel du langage,
reconnaître la présence de citations dans un texte est la
condition même de la lecture.
Quotation, in this respect, is no longer even «collages»
appl ied to the surface of texts that would exist before and
after those insertions: on the contrary, these texts can be
read only within this inscription, within this grafting
process. 80
Le lecteur a une connaissance du langage - de l'ensemble des
possibilités connotatives des mots - qui lui est propre.
Dire ClUe tout livre est livre de mémoire. c'est laisser
supposer que les vocables ont aussi une mémoire: mais cela
paraît absurde. Nous nous souvenons pour eux et c'est grâce
aux images ClU' ils drainent que nous le pouvons. 81.
Comme le dit Jabès, les mots et les autres signes n'ont une
mémoire que dans la mesure où «nous nous souvenons pour
•78798081.
Edmond Jabès, Le Livre des ressemblances, op. cit., p.88Edmond Jabès, Ca suit son cours, op. cit., p.26Claudette Sartiliot, Citation and Modernity, op. cit., p.31.Edmond Jabès, Du Désert au liltTe, op. cit., p.132
43
• eux»; leurs possibi1ités référentie11es sont tributaires de
la mémoire de chaque lecteur. Ce1ui-ci mêle son expérience
(du langage) et sa lecture pour donner une nouvelle
•
référentia1ité au livre et en ce sens, i1 réécrit le livre.
La citation ccapricieuse~ n'est pas tributaire de
1 •auteur, carme 1e veut la tradition, mais du lecteur. La
lecture consiste donc à retracer des citations dans une
oeuvre, des citations qui ne sont pas nécessairement celles
que l'auteur lui-même ou 1es autres 1ecteurs y perçoivent,
ainsi que le suggère Antoine Canpagnon:
Dans le texte chicanier qui fourmille de guillemets, je
commence par les Ôter tous afin de les mettre où j'ai
envie. Toute lecture récuse ou déplace celle qui se
dissimule dans l'écriture, et ce ne sont pas les guillemets
qui 1 s empêchent. 82
La citation postmoderne serait subversive; elle dépossède
l'auteur de son oeuvre au profit du lecteur. Ainsi, pour
Jabès, «Une fois écrit, le livre se libère de l'écrivain.»83
Aucun écrivain ne peut avoir conscience de toutes les
références citationnelles qui sont imp1iquées par chaque
signe qu'i1 utilise, c'est-à-dire de toutes les références
que chaque lecteur percevra à l'intérieur de son livre.
Tout créateur serait donc, malgré lui, comptable d'un futur
qu'il n'a aucun moyen de mattriser. Et, du m@me coup, l'on
82 Antoine Compagnon, La Seconde main, p.42
83 Edmond Jabès, Dans la doub~e dépendance du dit,op. cit., 1984, p.41
44
• conçoit tout l'enjeu de l'interprétation, du commentaire qui
peut dénaturer le texte jusqu.' A le fausser irrémédiablement
sans qu'il y ait toujours imposture. 84
Jabès le suggère, l'aspect citationnel du langage laisse une
telle place à l'interprétation que le lecteur peut faire
dire à un texte bien autre chose que ce que l'auteur croyait
dire. Bref, puisque le lecteur réécrit tout ce qu'il lit,
«écrire est un futur insaisissable».85
«L ' écrivain s •efface devant l'oeuvre et l'oeuvre est
tributaire du lecteur. »-86 Ce cœmentaire consigné dans Le
Livre des questions pourrait résumer la poétique jabèsienne
du livre. La passivité de Jabès qui donne lieu à
•
l'inachèvement de son oeuvre est en quelque sorte un appel
au travail du lecteur. Les sept livres du cycle «invitent le
lecteur à faire l'oeuvre avec l'auteur» , ils lui demandent
de lier les fragments, d'éliminer les contraditions et les
répétitions, d'imposer un ordre et une référentialité aux
citations.. Comme le dit l'un des rabbins du Livre des
questions:
84 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.11885 Rosmarie Waldrop citée par E. Jabès, Le Livre des marges, II, p.34Comme le dit Derrida: «Écrire, c'est produire une marque quiconstituera une sorte de machine A son tour productrice, que madisparition future n'empêchera pas principiellement de fonctionner et dedonner, de se donner à lire et à réécrire .• (~es, op. cit., p.376)OU encore, comme le dit Barthes: « ..... écrire c'est se placer dans cequ'on appelle maintenant un immense intertexte, c'est-A-dire placer sonpropre langage, sa propre production dans l'infini même du langage .• Lebruissement: du langage, op. cit., p. 1686 Edmond Jabès, Le Livre des questions, op. cit., p.44
45
• NOS paroles ne sont consignées nul.le part, mais ceux qui savent
nous lire, nous lisent en eux, car, en eux, nos paroles
5 'ordonnent coaune dans les ouvrages de nos sages. 87
Puisque ~es mu~tiples origines des citations, dans Le Livre
des questions, sont toutes potentiellement présentes, ne
sont jamais sacrifiées à une volonté de cohérence, le livre
jabèsien sol1icite le travail du lecteur plus encore que ne
le fait une oeuvre «lisible». Son illisLbi1ité, le caractère
indécidab~e de ses significations, met en évidence la
nécessité d'une réécriture de la part du lecteur; parce que
~ 'enveloppe est vide, il se sait dans l'obligation de
composer le message:
Enveloppe vide, oui, comme une enveloppe dans laquelle on
aurait oublié de glisser un message. ( ... ) Parce qu'il n'y a
pas de message; ou plutÔt, parce que le message est, au
fond, pure création du destinataire. 88
Pour Jabès, « ••• l'enjeu du travail littéraire {de la
•
littérature carme travail} c'est de faire du lecteur non
plus un consœmateur, mais un producteur de texte»89.
L'activité du lecteur dépend de la passivité de l'auteur,
c'est en laissant tel quel, dans ses livres, son travail de
citation du langage que Jabès peut espérer abolir la limite
87 Ibid., p .8088 Edmond Jabès, Du Désert au ~ivre. op. cit., p.1.5589 Roland Barthes, S/Z, op. cit., p.l.O.
46
•
•
entre écriture et lecture. Ainsi, carme le dit Pierre
Missac, « ••• la citation pe~et au ~ecteur de ne pas demeurer
le «spectateur mdsérable. ••• ~90
90 Pierre Mîssac, «Éloge de la citatioD», Change, no 22 (mars 1975),p.142
47
• ConclusioD
Bien qu'il mette en doute 1 •utilité de la conception
post-structuraliste de la citation, Compagnon en résume
efficacement le rôle et l'importance dans le fonctionnement
de toute manifestation langagière:
Loin d'être un détail du livre, un trait périphérique de la
lecture et de 11 écriture, la citation représente un enjeu
capital, un lieu stratégique et même politique dans toute
pratique du langage, quand elle assure sa validité, garantit
sa recevabilité, ou au contraire les réfute. SI
Libérée de sa définition restreinte, la citation et le
langage ne sont plus qu'une seule et même chose. De ce
fait, le travail de l'écrivain est un travail de citation,
le livre est composé de citations et la lecture est permise
par la citation. Non seulement s' immisce-t-elle partout,
mais elle ébranle tous les acquis de la tradition
littéraire puisqu'elle remet en question la référentialité
du langage, la possibilité d'être original, la linéarité et
l'unité de l'oeuvre, la différence entre écriture et
lecture. Jabès exploite la puissance subversive de
•
l'intertexte et Le Livre des questions peut être perÇU
comme 11 incarnation et la révélation de ce pouvoir que
possède la citation de transfoDmer les certitudes en
interrogation•
91 Antoine Compagnon, La. seconde main, op.cit., p.12.
48
•Deuxième chapi tre
La citation traditionnelle
Les trois premiers Livre des questions sont marqués par la
présence d'une quantité impressionnante de citations
traditionnelles ou de passages qui, étant délimités par des
marques citationnelles et attribués à des énonciateurs autres
que Jabès, en empruntent l'apparence. Antoine Canpagnon
rappelle, dans La Seconde main, les implications de la citation
telle qu'elle est traditionnellement concue:
La structure «normale» de la citation, qui a la fonction d'un
principe de régulation de l'écriture, met en relation deux
systèmes sémiotiques, chacun présumé complet et autonome
(composé d'un sujet et d'un texte), ainsi qu'indépendant l'un
de l'autre. La liaison instaurée par une citation est donc
partielle et ponctuelle.92
La citation traditionnelle ou classique - marquée et délimitée
par l'auteur qui emprunte repose en effet sur certains
présupposés tels que la c18ture des textes, la possibilité
d'être original, la propriété littéraire et la référentialité
des signes, ces mêmes présupposés qui, dans Le Livre des
• 92 Antoine Compagnon, La. Seconde main, op. cit., p.370-37 ~
49
•
•
questions, sont remis en cause par la conception post
structuraliste de la citation. Le recours à la citation
traditionne11e viendrait semblablement contredire l'usage
conscient et délibéré que fait Jabès de la citation post
moderne. Cependant, les attributs de la citation traditionnelle
sont si librement utilisés, dans Le Livre des questions, qu'ils
se voient détournés de leur usage habituel; non seulement en
viennent - ils à révé1er, par leur nanbre, l'importance que Jabès
accorde à la citation, mais ils renforcent la remise en
question de leurs propres implications, des présupposés sur
lesquels ils reposent .
so
•
•
UDe uti1i••tioD iDu.it6e 4. la c:l.tatioD tratitioDDel1•
L'utilisation de marques citationnelles et d'énonciateurs,
dans Le Livre des questions, est particulièrement canplexe:
elle allie et entremêle les façons d'emprunter ou de rapporter
des paroles propres à tous les genres littéraires sans
nécessairement tenir compte des règles que la tradition de ces
différents genres imposent à la citation. De plus, et surtout,
l'utilisation de la citation traditionnelle est déroutante
parce que les références indiquées par Jabès ne sont jamais
certaines. Malgré ces difficultés, il demeure possible de
repérer certaines constantes quant à 1 t utilisation des
citations traditionnelles dans Le Livre des questions.
Il arrive assez fréqueument, dans les trois premiers
livres du ~cle, que des paroles de personnages soient
rapportées en style indirect ou en style direct mais d'une
façon qui serait propre à la fiction. Ces paroles qui ne sont
pas véritablement répétées peuvent donc être considérées comme
des citations explicitement fictives comme il s'en trouve dans
les romans, et dans le cas de certains dialogues, dans les
oeuvres dramatiques. Les paroles ainsi rapportées sont
généralement attribuées à Yukel ou à Sarah, à un rabbin ou
encore à un pronan - «il» , le plus souvent - qui ne renvoie
explicitement à aucun nan dans le texte. Il arrive aussi que
des paroles soient attribuées à des voix inconnues (première
5 1
• voix, deuxième voix... ) ou encore à des objets tels que des
roses ou des cailloux.
Dans ces trois volumes du cycle, certains personnages sont
également cités coume s'ils étaient réels: par exemple, le
carnet de Yukel est cité en exergue, place qui serait, selon la
tradition de l'épigraphe, réservée aux citations d'auteurs
réels autres que Jabès. 93 D'autre part, de nombreuses citations
se présentent entre guillemets, alignées contre la marge gauChe
de la page ou en italique (quand ce n'est pas selon une
combinaison de ces trois modes) et sont attribuées à un
énonciateur presque touj ours un rabbin, quelquefois un
•
personnage - dont le nan est indiqué juste au-dessous de la
parole citée. 94 Ce type de citations est tout à fait inusité
étant donné qu'il ne s'apparente véritablement à aucun mode
traditionnel de citations autre que l'épigraphe et qu'il
envahit pourtant l'intérieur des trois premiers Livres des
questions. 9S Ces citations laissent supposer que les paroles
citées sont véritablement empruntées à une personne réelle
conme cela serait normal pour une épigraphe.
Jabès affirme que les citations de rabbins sont fausses,
même celles qui ont l'air authentiques: «Mes rabbins sont de
faux rabbins ... ~.96 Les nams de ces rabbins ne seraient que de
93 Voir les pages 209 et 253 du Livre des quest:ions94 Voir notamment la page 1.5 du Livre des questions95 Voir les pages 1.43 et 19396 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.75
52
• multiples pseudonymes. Malgré cette affirmation, le doute
demeure; les citations authentiques peuvent s'être glissées
parmi les fausses, cœme le souligne Pierre Missac:
Les noms des rabbins dont les cohortes emplissent les trois
premiers volumes du Livre des questions ne sont pas seulement
des pseudonymes que l'on endosse comme un vêtement tout fait.
L'interrogation qu.' ils posent porte sur leurs propos autant que
sur eux-mêmes. Combien de formules authentiques et originales
se glissent dans ces apocryphes et narguent le chercheur?97
Il est également à noter que Jabès cite quelques rares fois98
ses oeuvres antérieures, ce sont les seules citations dont on
peut constater l'authenticité.
Dans YaéI, El.ya, Aely et BI ou Ie dernier Iivre, les
marques citationnelles se font beaucoup plus rares, les rabbins
énonciateurs disparaissent, les fragments sont anonymes ou
attribués à l'un des personnages. Des dialogues, dont la
présence est révélée par des tirets, et quelques phrases entre
guillemets ponctuent occasionnel.lement les quatre livres. Le
j eu des marges, des italiques et des parenthèses demeure
cependant aussi présent que dans les trois premiers livres,
suggérant ainsi, malgré l'anonymat des fragments, une certaine
fo~e de dialogue. Il s'y trouve également quelques citations
qui ne laissent aucun doute quant à leur provenance et qui
empruntent l'apparence de l'épigraphe: il s'agit de citations
• 97
98Pierre Missac, «Éloge de la citation>, op. cit., p.143voir les pages 3~9 et 407 du Livre des quest:ions
53
•
•
d'auteurs connus tirées d'oeuvres dont le titre est clairement
indiqué. Elles se trouvent principalement à deux endroits, dans
la dédicace de Ya~~ et dans les premières pages d' E~ ou ~e
dernier ~ivre. Il est probable qu'elles servent à marquer,
coume l'épigraphe, une certaine filiation entre les oeuvres
citées et Le Livre des questions. Cependant, à l'exception
d'une citation de «La Kabale» dans E~ ou le dernier livre (dont
l'authenticité est plus difficile à vérifier), elles ne sont
pas clairement placées en exergue et c'est pourquoi il est
difficile de déterminer s'il s'agit de véritables épigraphes.
Les citations qui se trouvent dans la dédicace de Yaë~
laissent croire que Jabès, en les y inscrivant, dédie son livre
à Bataille, Blanchot et Leiris; il en résulte une fonne
inusitée de dédicace et de citation.
Ce ne sont là que les principales occurrences, dans Le
Livre des questions, de la citation classique ou faussement
classique. Les citations traditionnelles du Livre des
questions, par leurs anœalies, leurs diversités, leur
provenance douteuse, présentent certaines difficultés, la plus
embarrassante étant celle d'une classification qui respecterait
les règles admises pour la citation classique. Elles
pourraient, dans l'ensemble, être classées selon le genre
littéraire auquel elles peuvent être associées et selon le type
d'énonciateur à qui elles sont attrïbuées, mais une
classification exhaustive des citations serait vaine et
poserait de nanbreux problèmes: chaque citation présente tant
54
•
•
de particularités qu'il faudrait créer un nanbre infini de
catégories. Ainsi, que ces citations représentent un phénomène
apparent et objectivement détenniné dans Le Livre des questions
ne les rend pas véritablement plus simples à circonscrire que
les citations postmodernes. Plutôt que d'offrir au lecteur,
telles qu' elles le font habituellement, un point de
reconnaissance, une confirmation, une certitude, un lien avec
le connu, les citations traditionnelles telles qu'utilisées par
Jabès suscitent l'incertitude et laissent le lecteur dans la
perplexité .
55
•
•
Une utilisation .ubver.:lv. 4. la c:ltatloD
Il est possible de prêter à la citation traditionnelle
telle qu' e~le est utilisée dans Le Livre des questions de
nombreuses fonctions autres que celles qui lui sont
habituellement attribuées. Les énonciateurs, par exemple, ne
servent jamais à faire autorité ou à préciser l'identité du
personnage qui parle. L'un des rôles qui pourraient leur être
assignés serait d'entremêler fiction et réalité. Que les
rabbins soient cités parfois comme s'ils étaient fictifs,
parfois comne s'ils étaient réels, gœme la traditionnelle
limite entre le réel et le fictif. La question de savoir si les
rabbins cités par Jabès sont tous imaginaires, ainsi qu'il le
prétend, ne se pose plus si l'on considère conme l'auteur que
le langage par lequel l'hœme connaît le monde transfo:cne tout
en fiction. En usant librement de l'exergue et du mode
épigraphique dans ces citations, Jabès met sur le même pied
personnes réelles et personnages fictifs et abolit ainsi la
frontière que sa conception du langage remettait en question.
ùùùùù
La citation s'appuie traditionnellement sur le principe de
la référentialité - un passage cité renvoie généralement à un
auteur, à un texte précis - ce qui n'est pas le cas dans Le
Livre des questions, et ce, mêne lorsque les auteurs des
citations sont indiqués. Les énonciateurs des trois premiers
56
•
•
Livres des questions ne sont jamais des sources sûres qui
renverraient à un référent précis, unique, certain. Les rabbins
auxquels Jabès attribue la paternité d'un certain nombre des
aphorismes du Livre des questions étant inconnus, il est
impossible, pour le lecteur, de se référer à eux ou à leurs
écrits. Et, cœme leur nan n'est jamais repris dans Le Livre
des questions, carme ils ne sont aucunement construits en tant
que personnages, ces noms demeurent sans référent aussi bien à
1 •intérieur de l'oeuvre qu •à l'extérieur. Il en est de même
pour les sages et les savants, dont l' identité n'est jamais
précisée, ainsi que pour les pronoms - les quelques «je», les
quelques «tu» et les nombreux cil» - qui souvent ne renvoient à
aucun nom. Tous ces énonciateurs, rabbins, pronaos, sages et
savants anonymes, ne sont en conséquence que des «vocables
vides» , sans référents connus. Ainsi, non seulement les
énonciateurs choisis par Jabès ne le sont pas pour leur
autorité - comme le sont souvent les auteurs cités - mais ils
contreviennent à la référentia1ité extérieure qu'~lique
habituellement l'emploi de citations au sens classique.
Les nans de personnages fictifs présentent parfois une
référence presque aussi concrète que s' ils désignaient des
êtres réels parce que leur nan possède une certaine
référentia1ité à l'intérieur de l'oeuvre. Sarah et Yukel,
personnages fictifs souvent cités dans les sept livres du
cycle, assument une part de l'oeuvre en y apparaissant par leur
57
• propres paroles, par la citation:
Dans ces pages, il sera crès peu question de Yukel sérafi. - Il
sera, cependant, appelé à intervenir souvent -; car Yukel
sérafi est le témoin.99
Mais ces deux personnages ne sont jamais décrits et développés
par un narrateur, comme si le simple fait de mentionner leur
prénom suffisait à évoquer une réalité toute familière. En
fait, ils n'acquièrent jamais le même poids référentiel que
Julien Sorel, par exemple, ou Tartuffe. Jabès le dit: «Dans mes
livres, tout développement est occulté. Les paroles de mes
personnages sont paroles du dernier effacement.~100 Ainsi, même
les citations de personnages dans Le Livre des questions
transgressent cette référentialité sur laquelle repose la
•
citation traditionnelle.
Comme le suggère Fernandez - zo:i.la dans un article qu'il
consacre aux livres jabèsiens, ce serait davantage à des
assemblages de lettres qu'à des personnages que seraient
attrïbuées les paroles réunies dans Le Livre des questions:
L'attention est requise, l'auteur prend la peine de le
formuler, pour apprendre que les «personnages. sont les mots.
Dans le Livre, c'est l'écrit seul qui a la parole et les voix
qu'il renferme et fait éclater. lOI
99 Edmond Jabès, Le Livre des quest:ions, p.S8100 «Dialogue avec Edmond Jabès., Colloque de Cerisy-Lasalle, p.304101 A. Fernandez-Zoila, Colloque de Cerisy-Lasalle, op. cit., p.115
58
• Coume les multiples énonciateurs des livres jabèsiens sont des
noms plutôt que des êtres, leur présence viendrait souligner
l'effacement de Jabès au profit des mots. Puisqu'il est à
l'écoute du langage, que les mots lui dictent ce qu'il écrit,
il attribue ses aphorismes à des vocables.
Les multiples énonciateurs des trois premiers volumes du
cycle mettent également en évidence la polyphonie de toute
écriture, le nanbre incalculable de voix qui oblitèrent, dans
un texte, celle de l'auteur:
L'écrivain effacé se soumet à la question de ses mots; il est
absent dans le texte, à côté des Noms propres, à côté de ces
aphorismes mis en guise de descriptions définies, à cOté des
pronoms. Beaucoup de voix. One polyphonie. Anonymat. l 02
Certains énonciateurs du Livre des questions ne sont pas des
noms propres ou des pronoms, mais des objets - des roses et des
cailloux, par exemp1.e. Il s'agit, évideument, de faux
•
énonciateurs qui ne sont pas plus développés, en tant que
personnages, que ne 1.e sont les rabbins. Ils pourraient être
considérés canne l'incarnation des voix anonymes du livre et
leur présence rappel1.e que l'écriture n' a pas véritab1.ement
besoin d' émetteurs. Ces obj ets qui parlent révèl.ent l.e peu
d'importance qu'accorde Jabès à l'énonciation.
102 Ibid, p.116
59
•
•
L'utilisation des marques citationnelles dans les trois
premiers volumes du cycle soulignent également la polyphonie et
l'anonymat de l'écriture. Toutes ces phrases qui prennent
1 1 apparence de citations parce qu'elles sont en italique, entre
guillemets ou en marge - qu'elles soient ou non attribuées à un
énonciateur - suggèrent en effet que .le matériau du livre est
hétérogène, que ses provenances sont diverses. Elles viennent
appuyer ce que révélait la citation post-moderne à savoir que
le travail. de l'écrivain est un travail de citation. Jabès
semble avoir volontairement omis d'enlever les marques
citationnel~es afin de souligner le fait que tout livre serait
entièrement composé de «déjà lu»; les pages des trois premiers
Livres des questions sont marquées par les «cicatrices» d'un
discours visiblement composé de «greffes». Ainsi, alors
qu'elles établissent habituellement la limite entre le texte et
le discours de l'autre, les marques citationnelles telles
qu'utilisées par Jabès soulignent l'intrusion généralisée de
l'autre dans le texte.
Dans les trois premiers volumes du cycle, certaines
citations vont, plus visiblement que d'autres, à l'encontre de
la traditionnelle délimitation du livre. Par exemple, les
citations fausses ou réelles qui provoquent une certaine
impression d'authenticité - surtout lorsqu'elles se présentent
comme des exergues - insistent davantage sur l'extériorité des
nombreuses paroles qui canposent le livre. Aussi, les citations
60
•
•
d'oeuvres antérieures de Jabès, qui sont les seules à être
assurément authentiques, produisent un effet semblable. Elles
sont peu fréquentes, mais en s'inmisçant dans les trois
premiers Livres des questions, elles font fi de la clôture des
oeuvres jabèsiennes les unes par rapport aux autres et
rappellent l'antériorité de ce qui est écrit dans ces trois
volumes. D'autre part, le fait que l'exergue - «espace hors
d'oeuvre» soit envahi par des citations de personnages
fictifs, compranet non seulement la limite entre fiction et
réalité, mais également les délimitations entre l'extérieur et
l'intérieur du livre. Les limites du livre se voient donc
transgressées par l'usage que fait Jabès de la citation
traditionnelle en général et, plus particulièrement, par son
emploi de l'exergue.
La remise en question de l'unité et de la linéarité du
livre se voit également confiDmée par la présence des marques
citationnelles. Par exemple, les guillemets et l'utilisation
des marges renforcent la fragmentation du livre, mettent en
évidence l'éclatement de sa canposition. Aussi, les marques
citationnelles redoublent la nature aphoristique de certaines
phrases; celles-ci semblent d'autant plus avoir été citées et
être citées qu'elles se présentent sous la forme de citations.
La possibilité de mouvoir les fragments et l'invitation à les
réinscrire sont soulignées par les marques citationnelles,
lesquelles rendent ainsi les fragments encore plus détachés les
6 1
• uns des autres, plus autonanes, et de ce fait, contribuent à
libérer leurs potentialités citationnelles. Bref, la citation
traditionnelle te11e qu'utilisée par Jabès renforce
•
l'écl.atement du livre et son ouverture à l'interprétation.
L'utilisation de la citation classique permet également
aux trois premiers volumes du Livre des questions de mettre en
évidence leur caractère inclassable et leur questionnement des
limites entre les genres. Cœme le dit Sean Band dans son
article «Double indemnity: the ends of citation in Edmond
Jabès»:
The story of Sarah and Yukel remains an elliptical one, and its
problematic and indeterminable genre (citation breaks genre) ia
emphasized... 103
Cette caractéristique est notamment provoquée par les attrLbuts
de la citation classique qui permettent dl intrOduire divers
genres littéraires dans l'oeuvre. Les aphorismes - qui sont en
eux-mêmes des citations - et certains commentaires que Jabès ne
développe pas contribuent à l'aspect essayistique des oeuvres
du cycle. Les nanbreuses citations de rabbins qui semblent
faire autorité par cette signature qui suit 1es paroles citées
renforcent aussi la présence de l'essai et plus précisément du
commentaire exégétique dans les trois premiers vo1umes du
cycle. Les marges et les italiques ne font qu'ajouter à
l'~ression d'autorité et d'authenticité qui rappe11e les
103 Seàn Hand, «Double indemnity: the ends of citation in EdmondJabès~,op. cit., p.78
62
• invocations propres aux textes essayistiques. Ce genre est
également présent sous la forme dialoguée, ce qui transforme
certains passages en dialogues philosophiques:
Un sage: Nous avons calculé la distance qui nous séparait. Nous
avons cessé de mourir.
Un sage: La mort, c'est l'éloignement en soi et dans
l' espace. 1 04
Évidemment, ce sont les énonciateurs, l'utilisation des deux
points - ou encore, dans d'autres passages, la s~le présence
de tirets qui p~ttent cette allusion au dialogue
philosophique. Quant au récit, sa présence se voit confirmée
par certains dialogues et par les paroles rapportées en style
indirect qui ont toute l'apparence d'avoir été tirés d'une
narration:
Ils sont réunis autour de lui, comme après le coucher du
soleil, les rabbins autour d'une lampe.
- Ah, dit Reb Amon, quand je retrouve ma lampe, je suis tout
oreille et son savoir a façonné le mien.
Et Yukel dit: cIl m'a suivi le long des pavés de Paris et il
connaissait mon histoire par coeur. lOS
Le lecteur peut également constater la présence de
l'épistolaire et du journal, sous-genres du récit, grâce à un
procédé propre à la citation classique canne l'indication des
sources.
• ~04
105Edmond Jabès, Le Livre des ques~ions, op. cit., p.108Edmond Jabès, Le Livre des ques~ions, op. cit ., p. 32
63
• «Tu es là; mais ce lieu est si vaste qu'être l'un près de
l'autre signifie être déjà si loin que nous n'arrivons ni à
nous voir ni à nous entendre.:.
{Journal de Sarah)106
Seule la poésie n'a pas nécessairement recours aux énonciateurs
et aux marques citationnell.es, mais le choix de certains
énonciateurs, dans les trois volumes, tels les roses et les
cailloux, introduisent une tonalité poétique.
Dans les trois premiers volumes du Livre des questions,
les attributs de la citation cl.assique pe~ettent la remise en
question des limites du livre, de son unité et de sa l.inéarité,
y introduisent les différents genres littéraires, soul.ignent de
ce fait l'inachèvement de l'oeuvre jabèsienne et la rapprochent
davantage du texte scriptible:
Le scriptible, c'est le romanesque sans le roman, la poésie
sans le poème, l'essai sans la dissertation, l'écriture sans le
style, la production sans le produit. 107
L'utilisation de la forme de l'épigraphe dans Le Livre des
questions, Le Livre des Yu.ke~ et Le Retour au livre donne
également l'~ression que les oeuvres de Jabès ne sont en fait
jamais carmencées, qu •el.les ne sont que l' exergue d •un livre
touj ours à venir. Cette utilisation d •une des formes de la
citation traditionnelle soul.igne tout particulièrement
• 106
107Edmond Jabès, Le Livre des questions, op. cit., p.~69
Roland Barthes, S/Z, op. cit., p.~~
64
• l'inachèvement du Livre des questions et l'invitation qui est
faite au lecteur d'écrire ce livre à partir des amorces qui lui
sont présentées. Ainsi, alors que la citation traditionnelle
est censée achever l'oeuvre, en confirmer le sens, elle
suggère, dans Le Livre des questions,
l'oeuvre.
l'incomplétude de
Jusqu'à maintenant, il n'a que très peu été question des
quatre derniers volumes du cycle, étant donné que les marques
citationnelles et les énonciateurs s'y font beaucoup plus
rares.
De plus fort en plus fort, même lorsque les rabbis
disparaissent, gommés par la volonté de l'auteur, le doute
qu'ils communiquaient ne S'évanouit pas avec eux mais subsiste
comme en un palimpseste. C'est le texte entier qui est devenu
totalement anonyme, absolument soumis à l'idée d'une citation
qui n'invoque aucune autorité et veut être jugée ou aimée sur
des mérites qu'elle tient en réserve. lOS
Étrangement, cette libération de fausses autorités est
introduite par trois citations d'auteurs réels Bataille,
•
Leyris et Blanchot - lesquelles, placées dans la dédicace de
Yaël, font véritablement autorité. Suite à l'invocation de ces
trois auteurs, l'anonymat s'installe dans Yaê~, E~ya et Ae.Iy,
créé à la fois par le ton qu'ont instauré les rabbins dans les
trois livres précédents, mais aussi par la présence d'un «je»
108 Pierre Mîssac, «Éloge de la citatioD>, op. cit., p.143
6S
•
•
ConclusioD
Je laissais les mots prendre place dansle livre et je les suivais du doigt. Ilss'avançaient deux à deux, et, parfois, àcinq ou à dix. Je respectais l'ordreaffectif de leur entrée en moi; car jesavais, maintenant, que je portais celivre depuis longtemps.
Edmond Jabèsl09
La citation traditionnelle dans Le Livre des questions
fait l'objet d'une habile subversion. ~ors qu'elle est
parcimonieusement utilisée, dans une oeuvre traditionnelle,
qu'elle ne prend jamais le dessus sur le discours principal,
Jabès lui concède toute la place jusqu'à effacer complètement
ce qui aurait traditionnellement été considéré comme sa propre
voix. La quantité si importante de citations dans les trois
premiers Livres des questions littéralise la théorie post
structuraliste de l'intertextualité en faisant en sorte que
1 •oeuvre se présente canme une mosaïque de citations issues de
diverses voix:
ondoubtedly, therefore, Jabès's work confirms many theories of
intertextuality. Barthes's claim that a text is composed from a
topos of codes, each of which Mis a perspective of quotations,
a mirage of structureR, such that any resulting unit is in fact
a fragment "of something that as always been already readn ,
finds an easy exemplum in Jabès. liO
1.09 E. Jabès, Le Livre des questions, op. cit., p.33LLO seàn. Hand, «Double Lodemnity: the ends of citation in EdmondJabès., op. cit., p.8l
67
•
•
L'écoute du langage aurait donc révélé à Jabès, pendant sa
rédaction des trois premiers Livres des questions, que
l'écriture était citationnelle non seulement parce qu'elle se
présentait sous forme de fragments et d'aphorismes, mais aussi
parce qu'elle s'accompagnait de marques citationnelJ.es et lui
était inspirée par des voix inconnues.
Par ses livres, Jabès remet en question la notion de
livre, et, par l'usage de la citation traditionnelle, il
éloigne son oeuvre des acquis de la tradition littéraire.
Derrida écrit à propos du Retour au ~ivre: «La pure répétition,
ne changeât-elle ni une chose ni un signe, porte puissance
illimitée de perversion et de subversion.*111 Jabès aurait donc
recours à ce pouvoir subversif de la citation: il cite la
tradition en reprenant les attributs de la citation classique
et, en les détournant de leur usage conventionnel, il en
renverse les fonctions et les implications habituelles .
l.ll Jacques Derrida, L'Écriture et la différence, op. cit., p.431
68
•
•
Introduction
L'écriture qui aboutit à elle-mêmen'est qu'une manifestation du mépris.
Edmond Jabèsll2
Comme de l' abtme de la nuit ont surgiles astres, l'homme de la secondemoitié du vingtième siècle est né descendres d'Auschwitz.
Edmond Jabèsll3
Le Livre des questions, par son usage si particulier de
la citation classique, suscite une première interrogation
que le lecteur est amené à poursuivre et à approfondir. Si
les marques citationnelles s' estanpent dans les derniers
livres du cycle, c'est qu'elles auront joué leur rôle de
guide, qu'elles auront f inal.ement révélé et instauré un
questionnement radical des limites de la citation et du
livre. Le travail de subversion amorcé par la citation n'est
pas gratuit. Ce renouvellement du langage, de l'écriture, du
.1.12 Edmond Jabès, Le Livre des quest:ions , op. cit., p.21.
.11.3 Edmond Jabès, Désir d'un commencement:, Angoisse d'une seu~e fin,MOntpellier, Fata Mbrgana, 1.991., p.~5
70
• livre et de la lecture à travers une transfonnation de la
citation n'est purement esthétique. Il s'appuie lapas sur
nécessité de transfo~er la littérature après Auschwitz, de
faire en sorte qu'elle puisse témoigner de l'événement et
qu'elle évite de perpétuer certaines tendances ostracisantes
de la pensée occidentale.
Edmond Jabès a assumé sa vocation d'écrivain à un moment de
l' Histoire où s'élaborait une tentative de mise à mort de la
judéité et où s'affirmait une mise en question de la poésie
traditionnelle. l 14
Dans et par Le Livre des questions, Jabès cherche de
nouvelles fonnes pour dire 1. ' indicible et tente de se
détacher d'une culture qui a pe~s Auschwitz.
Rien, apparenunent, au seuil de la page ouverte, que cette
blessure retrouvée d'une race issue du livre dont l'ordre et le
désordre sont chemins de souffrance: rien que cette douleur
dont le passé et la continuité se confondent avec ceux de
l'écriture. 11S
Les citations classiques et postmodernes du Livre des
questions font partie intégrante de la remise en question
des présupposés de la tradition littéraire, et jouent
•
également un rô1.e primordial en permettant à Jabès non
seulement d' écrire après les événements d'Auschwitz mais
aussi de les évoquer.
114 Max Bilen, «Jabès, du déchirement à l'unité» in Écrire le livre:autour d'Edmond Jabès, op. cit., p.265115 Edmond Jabès, Le Livre des questions, op. cit., p.30
7 1
•
•
Troisième chapitre
«Mais pourquoi deux? Pourquoi deuxparoles pour dire une même chose?«C'est que celui qui la dit, c'esttoujours l'Autre .•
Maurice Blanchot
Il faut penser que l'étranger seloge dans la répétition.
Jacques Derrida l 16
La ci tation et 1 •alt'ri t6
Bien avant d'écrire Le Livre des questions, Jabès
faisait déjà preuve, à travers son attirance pour le
surréalisme, d'un certain détachement face à la pensée
occidentale qui ~se souvent au langage une position
ancillaire. Suite à son exil forcé d'Égypte, qui l'a
confronté à son identité juive, et face au sort que les
nazis ont infligé aux harmes et aux fenmes de son peuple
durant la deuxième guerre mondiale, ce détachement est
devenu plus radical et s'est transfonné en rupture.
L'aventure de la parole poétique d' auj ourd' hui, qui résume
tout, termine tout par une question qui, béante, est celle-là
même que s'adresse Israêl à lui-m~me sur son exil et son
malheur. un jour, la blessure est aperçue: une rupture nous
coupe à jamais d'un irrécupérable qui est sans doute notre
116 Jacques Derrida, Dissémination, op.cit., p.324
72
•
•
patrie. Les chemins d'encre et les chemins de sang sont les
mêmes. L'expérience poétique et l'expérience de l'univers
juif se recoupent et se vérifient l'une 1 'autre. 117
Les préoccupations esthétiques qui se manifestent dans Le
Livre des questions auraient été suscitées par une nécessité
éthique de transformer l'écriture afin qu'elle s'éloigne le
plus possible de cette culture qui, selon Jabès, a donné
lieu aux horreurs de la Shoah. Parole étrangère et exilée,
la citation serait victime, canme le peuple juif, du mode
organisationnel de la pensée occidentale; ce n'est donc
qu'en accordant tout l'espace de ses livres à la citation
que Jabès pouvait envisager, malgré Auschwitz, de continuer
à écrire.
~~7 Gabriel Bounoure, Bdmond Jabt!s: la demeure et: le livre,MOntpellier, Fata Mbrgana, 1994, p.33
73
• Continuer 4'6crire apr•• Au.chwits
Pour un juif, rester silencieux surune partie déterminante de sa proprehistoire est une automutilation.
George Steiner
Le Livre des questions est né de toutes les
interrogations sur la légitimité de 1. 'écriture qu'a
suscitées la découverte des camps de la mort ainsi que d'une
réaction à l'affirmation d'Adorno sel.on laquel.le «écrire un
poème après Auschwitz est barbare-». Jabès partage avec
Adorno certaines opinions: écrire ne ferait que perpétuer
une culture littéraire qui n'a pas su empêcher la mise en
oeuvre de la destruction systématique d'un peuple et qui,
d'une certaine façon, y aurait contribué. Sel.on Jabès, la
littérature occidentale dans toutes ses fonnes fait donc
partie intégrante d'une culture qui a sa part de
.'
responsabilité dans le génocide des Juifs:
il faut lutter contre l'idée, qui tend à s'imposer à
mesure que l'oubli fait son oeuvre, selon laquelle les nazis
n'étaient que des brutes descendues d'une autre planète.
Comment oublier qu'ils ont été soutenus par la grande
majorité du peuple allemand, y compris, à quelques exceptions
près, par son élite intellectuelle? C'est donc la culture
sur laquelle nous nous appuyons qu'il faut interroger. Nous
devons chercher à saisir comment elle a pu enfanter le pire
et pas seulement en quoi elle s'est révélée incapable de
l'empêcher; car peut-on séparer l'homme de sa culture?118
11.8 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.93
74
• Cependant, pour Jabès, il ne faut pas cesser d'écrire après
Auschwitz . L' écriture lui semble au contraire essentielle,
ne serait-ce que pour «réveiller une conscience qui. risque
de s' endormir»119, pour éviter que cet échec de la culture
occidentale ne tombe dans l'oubli. Pour cette raison, bien
qu'il lui semble impossible de s'inscrire tout à fait hors
de sa propre culture, Jabès ne saurait envisager de se taire
et de rejeter l'écriture.
À l' aff irmation d'Adorno: «OD. ne peut plus écrire de poésie
après Auschwitz» qui nous invite à une remise en cause
globale de notre culture, je serais tenté de répondre: oui,
on le peut. Et, même, on le doit. Il faut écrire à partir
de cette cassure, de cette blessure sans cesse ravivée. 120
Jabès croit donc l'écriture essentielle, à condition qu'elle
soit profondément transformée et marquée par la Shoah, afin
de S'éloigner le plus possible de ce qui, dans la culture et
la tradition littéraire occidentales, a permis d'en arriver
à la «solution finale».
Selon Jabès, la pensée occidentale, dans son
acharnement à vouloir organiser les discours et le monde,
inciterait à la méfiance et au refus de l'autre; elle aurait
en ce sens sa part de responsabilité dans le génocide.
•~19
120
«L'étranger est l'être qui suscite, autour de lui, le plus de
Ibid, p.92
Ibid, p.93
75
• méfiance. L'incompréhension manifestée, à son égard, par les
honorables citoyens du pays qui l'héberge, leur égoisme, aux
conséquences, parfois, tragiques, en font le porte-parole
qualifié de la solidarité humaine., disait-il. 121
Le Juif, qui ~t toute son histoire a été persécuté et a
vécu l'exil, devient le symbole de l'autre, de cet étranger,
comme le souligne Marcel Cohen en se référant à Blanchot:
Si être juif c'est être «l'autre., l'antisémitisme,
toujours selon Blanchot, n'est pas accidentel. «Il figure,
dit-il, la répulsion qu'inspire à autrui {..• l le besoin de
tuer l'autre .•122
Dans Le livre des questions, Jabès suggère que c' est parce
qu'il menace la pureté et la simplicité que le Jui.f est
constamment opprimé.
- Le chiffre -4-, dit-il, est celui de notre perte. Ne me
•
crois pas fou. Le chiffre -4-, c'est 2 fois 2 et c'est au nom
de cette logique désuète que nous sommes persécutés; car nous
témoignons que 2 fois 2 font aussi 5 ou 7 ou 9. Il n'y a qu'à
se référer pour le constater aux coumentaires de nos sages.
Tout n'est pas si simple dans la simplicité. L'on nous hait
parce que nous n'entrons pas dans le calcul simple des
mathématiques. on leur a appris que 2+2 = 4 et ils ont, du
coup, déduit que nous étions de trop.123
Comme le souligne Guy Walter dans un essai sur Jabès: «Et
c'est contre la folie de cette s~licité que le poète doit
121. Edmond Jabès, un gt:ranger avec sous ~e bras, un ~ivre de petit:fozmat, Paris, Gallimard, 1989. p.57122 Edmond Jabès, Du Désert au livre, op. cit., p.93-94123 Edmond Jabès, Le Livre des questions, op-. cit., p.103
76
voudrait organiser le langage et conquérir le monde. ~~24
D'après Jabès, la littérature ne serait pas exempte de cet
esprit de système qui tend à tout simplifier, de ce désir
d'homogénéité, de cette recherche de l'~le qui aurait
conduit les nazis à persécuter ce peuple er~t qui venait,
à leur avis, canpranettre la pureté de la race.
• désormais écrire, contre cette folle simplicité qui
• 124 Colloque de Cerisy, Écrire le livre autour d'Edmond Jabès, Paris,Champ vallon, 1989, p. 79
77
•
•
La citation et la cOll4it:LoD ju:Lve
Dans ~es ~ivres de JëlDès, ~e Juif devient ~'incarnation
non seulement de tout étranger, mais par extension, de tout
ce qui est étranger. En ce sens, au niveau de l'écriture, la
citation serait juive parce qu'elle est «~e signe même de
~'a~térité», te~ que ~e souligne Richard Stame~ dans «Le
dialogue de ~'absence~:
Chez Jabès, en plus, il Y a des rabbins imaginaires dont
l'existence se fonde sur les citations fictives, mots
inventés qu'il les fait adresser aux disciples et aux
lecteurs. En tant que forme écrite, la citation s'entoure
d'une aura d'altérité, car elle n'est qu'un fragment, un
morceau de langage qui, ayant été déchiré et enlevé d'un
texte antérieur, est greffé à son nouveau milieu textuel.
C'est un langage qui erre. La. citation se souvient
nostalgiquement de la patrie langagière de laquelle elle est
en exil. N'arrivant pas tout à fait à s'intégrer au texte
étranger à quoi on l'a jointe, la citation est le signe de
l'altérité même. 125
La citation ~liserait donc, au même titre que le Juif,
non seulement ~'altérité, mais aussi l'errance. Étant donné
qu'aux yeux de Jabès, tout fragment d'écriture, aussi court
ou aussi long soit-il, est une citation, la lettre, le mot
et le livre seraient juifs également:
- Je le répète. Le signe est juif. Le vocable est juif. Le
livre est juif. Le livre est fait de juifs; car le juif,
.125 Ibid, p.20S
78
•
•
depuis des millénaires, s' est voulu signe, vocable, livre.126
Les mots et les lettres étant toujours extérieurs aux textes
et aux mots dans lesquels ils ne s'installent jamais que
provisoirement, l'étrangeté et l'errance les rapprochent de
la condition juive. Que les signes soient à jamais séparés
de leur origine, de leur première occurrence, rappelle en
effet la diaspora. Quant au livre, puisqu'il est en quelque
sorte une longue citation, une parole errante et différente,
sans racine, toujours en attente d'être accueillie par un
nouveau lecteur, il peut lui aussi être considéré Camle
juif. En conséquence, pour Jabès, toutes les instances de
l'écriture, de la lettre au livre, sont juives parce
qu'elles partagent avec le Juif la recherche constante d'un
nouveau lieu où s'inscrire et l'éternelle condition
d'étranger.
La méfiance envers l'autre qui, selon Jabès, marque
aussi bien la culture que la pensée occidentale expliquerait
le traitement réservé à la citation postmoderne par
certaines fOmles littéraires traditionnelles telles que le
roman et l'essai. Ces deux types de textes - que Barthes
classerait panni les «textes lisibles» - reposent sur une
conception du langage qui, en prétendant à la référentialité
des mots, à leur pouvoir représentationnel, en nie l'aspect
citationnel. Les romanciers et les essayistes croient
126 E. Jabès, Le Livre des questions II, op. cit., p.1~4
79
• pouvoir réduire les signes au sens qu'ils souhaitent leur
imposer, oblitérant ainsi les origines diverses des mots, le
passé de chacune des lettres qui les canposent. Ce désir
d'éliminer les sens indésirables des mots, de réduire la
pluralité inhérente aux signes, relèverait pour Jabès de
cette volonté de simplification et d'épuration propre à la
pensée occidentale. Certains écrivains traiteraient donc
leur texte de la même façon qu'un certain pouvoir politique
traitait les nations européennes avant la Seconde guerre,
c'est-à-dire en cherchant de toutes les façons à les
homogénéiser.
Un savant: La pensée, pour s'éprouver, a besoin de se mesurer
aux mots sur lesquels par ailleurs, tel un prince despotique
sur ses sujets dociles, elle exerce un pouvoir hautement
arbitraire; mais, comme le cruel Prince, elle sait QU'à la
nui t de la tyrannie succède l'aurore de la liberté. Le
vocable vaincra ayant, par sa soumission apparente et
concertée, porté la pensée à son apogée d'ombre pour mieux la
détruire au matin. 127
De même qu'il était illusoire d'effacer toute trace de
l'autre au sein d'une nation, l'étoilement référentiel des
mots se laisse trompeusement contraindre, finissant toujours
par faire éclater le texte et compromettre la transmission
du message que l'auteur souhaitait cœmuniquer.
• 127 Ibid, p.258
80
•
•
La tradition littéraire manifeste également sa méfiance
envers la citation par le traitement qu'elle réserve à
l'unique phénanène qu'elle désigne par ce tenne, c'est -à
dire tout passage emprunté dont l'expression n'aurait pas
été transformée. Selon les règles de la rhétorique
classique, la citation doit être soigneusement délimitée,
son extériorité et sa différence se doivent d'être
soulignées. Pour Jabès, la citation ainsi marginalisée
subirait une guettoisation semblable à celle gui fut souvent
imposée aux Juifs tout au long de leur histoire. Que
l'origine des citations doive toujours être indiquée
rappelle ce besoin des nazis de marquer les Juifs d'une
étoile jaune. Bien que citer un auteur soit
traditionnellement considéré cOllIne une marque de respect,
comme une soumission à l'autorité, le rôle réservé à la
citation n'en demeure pas moins de servir l'auteur qui cite.
Celui - ci s'arroge généralement l'autorité d'un auteur plus
connu et tente mime de la subordonner, cOIl'II\e le souligne
Claudette Sartiliot:
The classical definition and theory of quotation reflects the
paradoxical nature and practices of citation, which writers
turned to their advantage through play and simulations.
According to classical rhetoric, the functions of quotation
are ei ther illustration or ornament. As an ornament, a
quotation is something extraneous, something coming from the
outside to embellish the main discourse in which it bas been
inserted. This concept of quotation imposes a grade between
the quoted text (the ornament) and the quoting text (the main
8 1
• discourse). In this respect, the quoted fragment appears as a
Mere appendage to the main discourse, something superfluous,
but aiso paradoxically privileged, as it appears as a
stylistic exemplum. Thus one sees the subtle ways in which
the apparent respect dispIayed by the quoting author is
compromised by a simultaneous and arrogant subornation of the
authorities. 128
Cette méfiance et cette exploitation de la citation
n'empêchent pas le texte qui cite de se voir travaillé et
transfonné par son activité citationnelle étant donné que
celle-ci provoque nécessairement des liens intertextuels
avec les textes cités.
Le livre serait lui aussi victime de cet esprit de
simplification et de délimitation que Jabès réprouve puisque
la tradition ne tient jamais compte de l'extériorité des
signes qui le composent. Les livres sont traditionnellement
considérés canne des entités pures et distinctes les unes
des autres, entités dont on peut déterminer sans difficulté
le début et la fin, l'intérieur et l'extérieur. Une fois
encore, c'est le caractère citationnel des mots qui se
trouve ainsi nié.
• 128
«Ce qui nous sépare - écrivait un sage - ce sont les murs,
les hospitalières demeures de pierre. En établissant une
radicale distinction entre le dehors et le dedans, entre les
gens du dehors et les gens du dedans, ils nous habituent à
nous ignorer .
Claudette Sartiliot, Citation and Modernity, op. cit.,p.4
82
• «L'étranger est dehors. Dans nos cellules aménagées à notre
goftt, il n'y a de place que pour nous .• ( ... )
Abattre les murs, non ceux qui nous protègent mais ceux qui
nous divisent. ( ... )
Faire sien le lieu quelconque n'est-ce pas, aussitôt, en
exclure le voisin?~29
Ce sont les délimitations qui permettent de croire à la
possïbilité de se débarrasser de l'autre et de le maintenir
hors de chez soi; c'est en imposant des limites que l'homme
classe, divise, se permet de faire des distinctions qui
rendent possibles des condamnations, des persécutions
massives. La conception traditionnelle du livre serait donc
liée à ce besoin de simplifier la réalité par des
délimitations et des classifications, c'est-à-dire par les
opérations qui ont permis la ségrégation d'un peuple.
Ainsi, bien que certaines fonnes littéraires traitent
avec méfiance et marginalisent la citation traditionnelle,
qu'elles nient l'aspect citationnel du langage et
l'éclatement du livre, elle sont gagnées par la citation,
par cette présence de l'autre laquelle, si elle ne se révèle
pas au niveau de l'écriture, prend toute sa force au niveau
de la lecture:
Car ma lecture n'est ni monotone ni unifiante; elle fait
éclater le texte, elle le démonte, elle l'~arpille. C'est
•pourquoi, même si je ne souligne quelque phrase ni la déporte
129 Edmond Jabès, Un Étranger avec sous ~e bras, un ~ivre de petitformat, op. cit., p.40.
83
•
•
dans mon calepin, ma. lecture procède déjà d'un acte de
citation qui désagrège le texte et détache du contexte. l30
LiaItérité n'est jamais qu' en genne dans le langage et naît
touj ours de la lecture. Ne pas tenir compte de l'aspect
citationnel des mots, pour Jabès, c'est refuser au lecteur
de participer à la consti.tution du sens du texte. Malgré le
désir de fixer le ~i.vre et d'en déterminer les marges, i~
ni en reste pas moins que son caractère citationnel demeure
et se manifeste au niveau de la lecture puisque celle-ci,
coume le souligne Antoine Canpagnon, procède nécessairement
par découpage .
130 Antoine Compagnon, La Seconde main, op. cit. p.18
84
•
•
Un droit 4. cit6 l la citation
L'écriture jabèsienne relèverait de cette nécessité de
s'éloigner d'une tradition littéraire qui entretient des
liens étroits avec la pensée génocidaire. Puisque la
citation est 1 t incarnation de l'autre dans tout texte et
qu 1 elle a été et demeure niée ou marginalisée par certains
écrivains occidentaux, il devenait nécessaire pour Jabès non
seulement de marquer sa présence dans son oeuvre, mais de
lui donner la part centrale de ses livres. Le mode jabèsien
d'écriture - l'écoute du langage et l'utilisation des
attributs de la citation classique dans les trois premiers
Livres des questions soulignent et amplifient la présence et
l'apport de l'autre dans la constitution du livre. En
soulignant cette extériorité propre à tout livre, Le livre
des questions s'oppose à cette tendance de la culture
occidentale à délimiter, à i.lrp)ser des clôtures entre les
oeuvres et entre les houmes.
Puisqu'il fallait continuer à écrire, mieux valait
privilégier une forme littéraire qui tienne canpte de la
polyphonie des mots, et qui laisse, par le fait même, plus
de place à l'interprétation du lecteur. Ainsi les sept
livres du cycle empruntent-ils très souvent le style
poétique.
Yukel: La pensée respecte le mot dans son intégralité, alors
8S
• que la société répudie le Juif. La société a, souvent, autant
de mépris pour la pensée que pour le Juif. Les poètes donnent
aux mots la chance de vivre avec leurs songes. Ils leur
permettent d'avoir une âme. Sentimentalement, je me sens près
du mot brimé parce qu'il est de ma. race. Ma révolte couve en
lui. Mes écrits sont la conséquence de cette révolte. À
travers les mots, je vise le tyran. 131
Bien que tous les genres littéraires soient présents dans Le
Livre des questions, le style poétique est peut-être cel.ui
qui domine étant donné que le mode d'écriture de Jabès, la
citation du langage, ne peut donner lieu à des textes aussi
linéaires et achevés que les ranans et les essais, aussi
construits que les oeuvres dramatiques.
Le Livre des questions se rapproche davantage de la
poésie, mais, puisqu 1 il ne rej ette aucun genre en les citant
tous, il demeure inclassable. En accordant tant de place à
la citation, Jabès a donné naissance à une oeuvre plus
étrangère à e11e-même en ce qu'elle se renouvelle à
•
travers chaque lecture - que toute oeuvre traditionnelle et
plus étrangère aussi à toute catégorie littéraire .
. . . c'est pourquoi j'ai rêvé d'une oeuvre qui n'entrerait dans
aucune catégorie, qui n'appartiendrait à aucun genre, mais
qui les contiendrait tous; une oeuvre que l'on aurait du mal
à définir, mais qui se définirait précisément par cette
131 Edmond Jabès, Le Livre des quescions I, (Le Livre de Yukel>, op.cit., p.259À noter: Il est écrit dans Le Livre du partage: «Soeurs siamoises,séparées par la tête: la pensée et la poésie••
86
• absence de définition••• 1.32
Ce travail conscient de citation du langage pennet donc à
Jabès de créer un livre qui, en citant tous les genres
littéraires, ressemble aux autres livres et en est
•
différent. À la fois semblable et dissemblable, Le Livre des
questions résiste autant que possible à la classification;
étant sans appartenance, il est, canne le juif, un étranger.
En ouvrant sa parole à la citation, Jabès l'ouvre tout
autant à la voix des auteurs passés qu'à celle des lecteurs
à venir. Cependant, une telle place accordée à la citation
transforme nécessairement la lecture; puisque l'écriture
jabèsienne multiplie dans le livre les voix de toutes
provenances, une pluralité de messages contradictoires émane
du Livre des questions et le lecteur doit en conséquence
renoncer à sa traditionnelle passivité: «J'ai une telle
estime du lecteur - n'est - il. pas la réalité du livre?
qu' en contrepartie, je lui demande un petit effort»l3 3. Une
oeuvre consciemment intransitive rebute par son illis1bilité
première, par son obscurité, par la radicalité de sa
nouveauté, mais c'est à ce prix qu'elle s'ouvre à l'autre et
rompt avec la pensée occidentale. Ce paradoxe, également
présent dans la poésie de Celan, lacoue-Labarthe le cOlIIl\ente
ainsi:
1.32 Edmond Jabès, Le Livre des questions II, (Aely), p.343
133 Edmond Jabès, «Dialogue avec Edmond Jabès., in Colloque de Cerisy,p.306
87
•
•
C'est évidemment là que réside ce que j'ai appelé, faute d'un
terme plus judicieux, la menace «idiomatique» : la menace de
l'hermétisme et de l'obscurité: Celan en a, si je puis dire,
une conscience très claire, c'est même un risque qu'il
revendique. ( •.• ) Le surprenant est que cette revendication
soit en fait, là encore, absolument paradoxale: car si elle
se fait bien, comme on peut s 'y attendre, au nom de la
catastrophe elle-même ( ... ) elle ne se justifie ou ne
stautorise en droit que d ~une seule chose: de l'espoir de ce
que Celan appelle la «rencontre», die Begegunung. 134
Jabès, comme Celan, prend le risque, par son écriture
intransitive, que ses livres n'aboutissent jamais à la
rencontre espérée, qu'ils ne donnent jamais lieu à la
création de sens, mais par ce risque, un véritable dialogue
entre le lecteur et le livre devient possible. Ainsi,
contrairement à l'oeuvre traditionnelle, le livre n'est plus
le lieu d'un échange à sens unique, d'une prise de parole de
l'auteur que le lecteur reçoit passivement. 135 Coame le dit
Yukel, le personnage écrivain du Livre des questions:
« ••• reçois mon livre dont chaque feuillet est une colombe à
ta fenêtre et non un perroquet insolent; accepte mon présent:
l'oubli de moi et le sauvetage du signe... »136
134 Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, p.SS.135 «Un poème risque toujours de n'avoir pas de sens et il ne seraitrien sans ce risque. Pour que le poème de Jabès risque d'avoir un sens,pour que sa question du moins risque d' avoir un sens, il faut présumerla source, et que l'unité n'est pas de rencontre, mais qu'en cetterencontre aujourd'hui sous-vient une autre rencontre.» (Derrida,L'Écriture et: la différence, op. cit., p.1~1)
136 Edmond Jabès, Le livre des questions, op. cit., p.322 .
88
•
•
Etre à l'écoute du langage, c'est avant tout être à l'écoute
de l'autre et espérer la rencontre. Toutes les formes que
prend la citation dans Le Livre des questions permet à Jabès
d' espérer que la discussion amorcée entre les rabbins et
autres personnages se poursuive au-delà du livre avec le
lecteur .
89
.'
•
Conclusion
La conception jabèsienne du langage, en s'ouvrant à la
c~tation, en lui accordant droit de cité, en la considérant
même coume l'origine du si.gne, réhabili.te l'écriture
puisqu'elle l'éloigne de ce qui, dans la pensée occidentale,
pouvait être lié à la mise en oeuvre du génoci.de. Le
renversement du rôle traditionnellement accordé à la
c~tati.on p~et donc d'espérer que le livre ne soit plus le
lieu d'une exclusion de l'autre, qu'il ne serve plus à
l'érection de discours, à la construction de systèmes qui
nient, rejettent ou marginalisent tout ce qu'ils considèrent
étranger. Parce qu'elle se présente littéralement comme une
ouverture à la parole de l'autre, la citation dans Le Livre
des questions permet la formation d'une pensée dialogique et
de discours qui ne s'élaborent pas contre l'autre, mais se
déconstruisent de bien vouloir s' interranpre et se remettre
en question. Ainsi Jabès s'éloigne-t-il de la littérature
classique pour donner lieu, par les sept Livres des
questions, à une écriture de l'après-Auschwitz .
90
•Quatrième chapitre
La citation et la _6Bolre
Face à l'impossibilité d'écrire quiparalyse tout écrivain et àl'impossibilité d'être Juif qui,depuis deux mille ans. déchire lepeuple de ce nom, l'écrivain choisitd'écrire et le Juif de survivre.
Edmond Jabès 1.37
La remise en cause des conceptions traditionnelles du
langage et de II écriture par Jabès est liée à la Shoah non
seulement par l'incontournable questionnement éthique qu 1 elle
suscite à propos de la culture occidentale mais également par
son caractère indicible et inarticulable. Cette impossibilité
d'une parole di.recte sur Auschwitz a une influence décisive sur
l •écriture j abèsienne et sur 1 1 organisation du Livre des
questions catine le souligne Paul Auster:
• 137
Ni roman, ni poème, ni essai ni pièce de théâtre, Le Livre des
ques t:ions en combine toutes les formes en une mosaique de
fragments, d'aphorismes, de dialogues, de chansons et de
commentaires qui gravitent indéfiniment autour de la question
centrale du livre: comment parler de ce qui ne peut être dit?
La question, c'est l'holocauste juif, mais c'est aussi la
Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.1.53-1.54
9 1
• littérature elle-même. Par un saut stupéfiant de l'imagination,
Jabès traite les deux comme s'ils n'étaient qu'un. L38
Jabès se pose cette question sans pour autant chercher à
écrire sur la Shoah. Ses mots, son écriture sont tout
simplement marqués par l'événement, par l'tmpuissance
représentationnelle du langage et l'échec de la raison
qu'Auschwitz n'aurait fait que mettre en évidence. Pour
Jabès, la blessure, naturellement présente dans les mots, se
manifeste par une écriture à l'écoute du langage. Le Livre
des questions se fait donc mémoire de l'événement non pas
en le racontant, mais en témoignant de ce que sont devenus
les mots et le livre depuis la découverte des camps. Parce
•
qu'elle représente l'écueil du langage, l'impossibilité
d'écrire, mais aussi parce qu'elle réveille la mémoire des
mots, la citation sous toutes ses formes pe~et d'exhiber la
blessure, d'exprimer le silence et l'absence, et c'est par
cette voie détournée que Le Livre des questions parle de la
Shoah.
138 Paul Auster, Le caznet rouge,L'Art de la faim, Actes SUd, Coll •Babel, 1995, p.198
92
• L' impui•••Dce du 1azagage
Conne le rappelle Derrida en coumentant Le Livre des
questions, « ••• les choses viennent à exister et perdent
existence à être nommées.139 ; les mots ne pourraient donner
vie aux êtres sans les réinventer. L'expérience des camps de
la mort, en révélant plus que toute expérience
l'irrémissïb1e distance entre les noms et les êtres, serait
liée à la conception jabèsienne du langage. L'~ssïbilité
de représenter la réalité ni même une certaine perception
d'un aspect du réel se verrait en effet confirmée et
amplifiée par l'expérience concentrationnaire; face à
Auschwitz, aucun mot ne peut donner l'illusion du vrai,
l'impression de décrire adéquatement l'horreur et la dou~eur
suscitée par cette réalité historique.
Et Yukel ( ... ) parla de la souffrance de Sarah et de Yukel
autour de laquelle, comme les pétales de la corolle, les
vocables se sont flétris. 140
L'expérience concentrationnaire aurait mis en évidence
l'impossibilité de représenter parce que les langues se sont
fonnées au contact de réalités tout autres que celle des
camps de concentration. Les mots seraient impuissants à
rendre une expérience dont l'horreur demeure sans
comparaison; toute parole sur le génocide nécessiterait la
création de nouveaux signes pour exprimer une horreur aussi
•139140
Jacques Derrida, L'Bcriture et la différence, op. cit., p.107Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.328
93
•
•
radicalement nouvelle. Mais puisque les signes n'ont de sens
que grâce à leur existence passée, d'inventer de nouveaux
mots ne ferait qu'amplifier le caractère incanmunicable de
1.' événement. Bref, devant une réalité aussi extrêne et aussi
radicalement nouvelle que celle de la Shoah, la nature
citationnel.J.e des mots les rendrait plus que jamais
impuissants à représenter .
94
• Dire l'indicible
un thème juif, non, ne suffit pas àfaire un livre juif. Le récit juif estbien moins dans l'anecdote, dans l'aveu,dans la peinture d'un milieu, que dans
. l'écriture. on ne raconte pas Auschwitz.Chaque mot nous le raconte.
Edmond Jabès141.
Pour Jabès, il était déjà impossible, avant Auschwitz,
de décrire sans mentir, de raconter un événement sans le
réinventer, mais il était possible d'en créer l'illusion. La
Shoah ayant révélé l'~uissance du langage dans ses
fonctions traditionnelles, il serait devenu impensable de
continuer à croire aux possibilités représentationnelles des
mots, qu'il S'agisse de raconter l'expérience
•
concentrationnaire ou tout autre réalité. Jabès ne pouvait
donc se penser en mesure d'écrire sur le génocide puisque le
langage ne pouvait lui permettre de s'exprimer, et qu'en
plus, il n'avait pas vécu l'expérience concentrationnaire.
Les gens s'imaginent que j'ai essayé de parler d'Auschwitz.
Mais je n'ai jamais essayé de parler d'Auschwitz, puisque je
n'ai pas vécu Auschwitz. Mais Auschwitz est quelque chose que
nous avons, d'une certaine façon, tous vécu. Cette chose
horrible, indicible, elle est entrée dans les mots. ( •.. ) Je
vois le mot blessé, exactement comme si je voyais quelqu'un,
dans la rue, ou un ami, qui me montrait une blessure. Je
vois cela, et c'est entré dans les mots. 142
;'41 Edmond Jabès, Dans la double dépendance du dit, op. cit., p.81
142 Propos tenus par Edmond Jabès in Philippe de Saint-Cherron,«Entretien avec Edmond Jabès., La Ngyvelle Rgwle Française, no 464
95
• Jabès n'aurait jamais eu l'intention d'aborder lui -mBne
cette question, mais simplement de faire témoigner le
langage qui est véritablement victime de la Shoah. Ainsi, Le
Livre âes questions cite les mots qui attestent, par leur
impuissance à dire, de leur blessure. Mettre en évidence et
même accentuer l'échec du langage permettrait donc à Jabès
de consacrer son oeuvre à remémorer le génocide.
Est-ce encore écrire que de ressasser l'impossLbilité
d'écrire? N'est-ce pas plutÔt se rebiffer contre cette
impossibilité même de toute écriture? avait-il noté.
A quoi il lui fut répondu : Il ne s'agit point de se
retrancher derrière l'impossibilité d'écrire pour n'écrire que
cette impossibilité; mais, au contraire, de repousser jusqu'à
l'impossibilité cette possibilité illusoire; car rien ne
s'écrit qui fut maintes fois écrit.~43
Puisque c'est la nature citationnelle des signes qui
compromet l'efficacité du langage, Jabès prend un soin
particulier à la mettre en évidence, que ce soit par son
écriture intransitive ou par les citations fictives ou
réelles des sept livres du cycle. Ainsi, la pratique
•
citationnelle de Jabès, en augmentant la distance entre les
mots et la réalité, rappelle ce qu.' est devenu le langage
depuis qu'il a été confronté à l'indicïble.
(avril ~99~), p.69143 Edmond Jabès, Le Livre des ressemblances, op. cit., p.4~-42
96
L'échec du langage se révè1e également dans Le Livre• des questions par les fréquentes interruptions du texte.
«Si on li.t un texte dans le mouvement de son écriture, écrit
Barthes, on le canprend très bien. »1.44. Parce que chaque
énoncé du Livre des questions est indépendant des autres,
qu'il retombe dans le silence plutôt que de laisser place à
un autre énoncé, l'écri.ture citationnelle de Jabès met en
évidence l'éclatement du langage.
Ce qui se passe dans Le Livre des questions, c'est donc
1 r écriture du Livre des questions - au, plus exactement, la
tentative de l'écrire, une démarche dont le lecteur est le
témoin autorisé dans taus ses tâtonnements et ses
hésitations. Comme le narrateur dans l'Innommable de Beckett,
affligé de cl'incapacité de parler [et de] l'incapacité de se
taire~, le récit de Jabès ne va nulle part, se contente de
tourner sans cesse autour de lui-même. Une page du Livre des
questions rend bien cette impression de difficulté:
affirmations isolées et paragraphes sont séparés par des
espaces blancs, puis brisés par des remarques entre
parenthèses, par des passages en italique et des italiques
entre parenthèses, de sorte que l'oeil du lecteur ne peut
jamais s'habituer à un seul champ visuel ininterrompu. On lit
le livre par à-coups, exactement comme il a été écrit. 145
La matérialité du texte est marquée par la difficulté
d'écrire et l'~ssibilité de construire un discours suivi.
Les changements de locuteurs et les marques citationnelles,
en contribuant à l'interruption constante du texte,
• 144 Roland Barthes, Sur la littérature, op. cit., p.46.145 paul Auster, L'Art: de la faim, op. cit., p.202
97
• contribuent égal.ement à souligner cette
d'élaborer un discours cohérent.
impossibilité
Prenons par exemple le cas de la Shoah. Jabès ne fait: pas
usage de l'écriture pour exprimer l'Événement: il
l'intériorise, comme faisant partie de l'expérience de
l'écriture... 146
Comme le font remarquer Paul Auster et Max Bilen,
l'impossibilité d'écrire depuis la Shoah s'incarne dans le
mouvement de l'écriture j abèsienne par la fragmentation du
texte, celle-ci étant inhérente au travail de citation du
langage. Ainsi Le Livre des questions parle indirectement
de la Shoah en rappelant la difficulté dt écrire et
l ' impossibilité de construire un discours depuis qu'a été
envisagée la solution finale.
L'impuissance du langage se manifeste aussi par le fait
que Le Livre des questions se présente calme une
•
juxtaposition de citations séparées par des espaces blancs
qui mettent en évidence non seulement la discontinuité du
livre mais aussi son échec en tant que «tissu de citations».
Si pour Jabès, cles mots de la tribu,. ont perdu leur sens, ce
n'est pas parce qu'ils ont vieilli, parce qu'ils se sont usés
ou corrompus, mais de manière plus radicale, parce que, pour
cit:er à. nouveau Paul Celan, cil n'y a plus de mots pour ce
146 Max Bilen, cDu déchirement à l'unité,. in Écrire ~e ~ivre autour:d'Edmond Jabês, op. cit., p.264
98
dit Jabès comme en écho, des cendres, «les restes amoncelés
d'un livre incendié» .147• qui s'est produit». Pas de mots, non, mais peut-être nous
Ces citations sont comparables à des ruines puisque, carme
celles-ci, elles font référence au passé tout en comportant
une certaine potentialité en ce qu'elles peuvent être
intégrées dans de nouveaux textes. En ce sens, le corps du
texte devient en quelque sorte un ramassis de membres épars,
de greffons détachés les uns des autres. Le livre jabèsien
nrest plus un livre - c'est-à-dire un texte structuré - il
est en quelque sorte un «entre deux livres», un endroit qui
srapparenterait aux limbes. Ainsi, les mots du Livre des
questions se trouvent en exil, dans l'attente d'@tre
•
réinscrits dans un nouveau texte. Le livre jabèsien réunit
«les cendres d'un livre incendié», ces cendres étant les
citations de ce livre qui lui-même est le langage.
Ruines, débris, poussières, dans laquelle, pourtant, le poète
«trace des lignes» • Car l'effondrement du sens, qui rend
dérisoire à présent, la prétention classique de la parole
poétique à déchiffrer le monde, ne la fait pourtant pas
taire; le langage poétique dont la légitimité même semble
désormais remise en question, se tourne vers lui -même pour
s'interroger sur la possibilité, ou l'impossibilité, de
continuer à parler. 148
147 Stéphane MOsès, «Edmond Jabès: d'un passage à l'autre» in Écrire IeIivre autour d'Bdmond Jabès, op. cit., p.46148 Ibid, p.46
99
• Le livre figurant un ensemble de ruines interroge en effet
la possibilité de continuer à parler après la Shoah. Ce qui
unit les citations, c'est qu'ensemble elles évoquent cet
indicible qui a mis en ruine le langage, le discours, la
construction de formes.
L'inachèvement du livre, opéré par une écriture à
1. ' écoute des mots et par une mise en évidence de la nature
citationnelle du langage, rappelle Auschwitz en montrant que
la conception traditionnelle de l'écriture exprimer,
représenter - est désonrais désuète de s'être confrontée à
l'indicible.
Il ne faut pas croire que le mot soit sans mémoire. Là où
nous avons tout effacé, il est présent pour nous rappeler
notre passé dans ce qu' il eQ.t pu être et dans ce qu' il fut,
d'un éclair, d'une unique lumière. 149
Cependant, si les mots ne procurent plus l'illusion d'un
pouvoir représentationne1, leurs possibilités connotatives
se seraient enrichies par ce profond traumatisme que fut
l'expérience concentrationnaire, conme l'évoque Celan dans
ce passage du cdiscours de Br@me»:
• 149
Elle, la langue, fut sauvegardée, oui, malgré tout. Mais elle
dut alors traverser son propre manque de réponses, dut
traverser un mutisme incroyable, traverser les mille ténèbres
Edmond Jabès, Le Livre des ques t:ions II, op. cit ., p. 391
100
• des discours meurtriers. Elle traversa et ne trouva pas de
mots pour décrire ce qui se passait, mais elle traversa ce
passage et put enfin ressurgir au jour, enrichie de tout
cela.
Parce qu'il est porteur de la mémoire collective et
individuelle, le mot en lui-même fait référence à la Shoah.
«Dans tout nan, il y a un nan dérangeant: Auschwitz.» La
Shoah se trouverait en effet inscrite dans chaque mot, ne
serait-ce que par les lettres que chaque «vocable» partage
avec les noms qui ont servi à construire l'empire nazi, les
atrocités de la guerre et du génocide. Ainsi, en écoutant le
langage, Jabès en vient nécessairement à parler de la Shoah,
celle-ci étant devenue l'une de ses principales
•
préoccupations. par exemple, interrogeant le nom de son
personnage, Sarah Schwall, il apprend qu'elle est non
seulement dépouillée de sa voix mais également de son propre
nom.
(Comment s'appelait, Sarah, ce jeune S. S . qui portait tes
initiales gravées dans son âme, qui circulait partout, grâce
à tes initiales, qui portait un uniforme que l'on désignait
par tes initiales?
( ... )
Comment S'appelait ce jeune arrogant sans scrupules qui
détenait sa puissance des deux Majuscules de ton nom?
Sarah Schwall.
arah chwal1
rah wall
S. S.150
150 Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.164
101
• Parmi les innombrables possïbilités citationnelles du nom de
son personnage se trouve l'évocation de la blessure et c'est
elle qui se voit mise en évidence. Cœme le révèle Le Livre
des questions, la Shoah en serait venue à inséminer les
mots, à transformer non seulement leur mode de
fonctionnement mais aussi leur référentialité.
Sarah, survivante des camps de la mort, est plus que
tout autre personnage du Livre des questions marquée par le
souvenir de la Shoah; ses paroles manifestent à la fois
cette ~uissance à coammwniquer et les
évocatrices du langage.
possibilités
J'éprouve le besoin de jeter aux flammes les pages que j'ai
durant des nuits, hantées, comme une somnanbule foule, de ses
pieds aériens, le sol paisible du sommeil.
Ah mourir, mourir enfin sur ma peau.
(Journal de Sarah) 151
Elle est si touchée par ce qu'elle a vécu qu'elle en a perdu
la raison, et de ce fait, toute maîtrise sur les mots. Bien
qu'elle ne puisse témoigner de ce qu'elle a vécu, son
langage est marqué par l'intensité de sa douleur, par
l'ampleur du traumatisme .
• 151 Ibid, p.275
102
• Comment aurais-tu pu t'exprimer, toi qui n'ouvres la bouche
que pour prolonger le cri, comment aurais-tu eu le désir et
la patience d'expliquer ta démarche, toi qui es sans désir ni
patience?152
Je ne t'ai pas cherchée, Sarah. Je te cherchais. Par toi, je
remonte à l'origine du signe, à l'écriture non formulée
qu'esquisse le vent sur le sable et sur la mer, à l'écriture
sauvage de l'oiseau et du poisson espiègle. 153
Ainsi, c'est par une écriture qui se rapproche des paroles
de Sarah - qui échappe à la raison et se veut impuissante à
dire - que le Livre des questions évoque «le cri~ ; conme
les mots parlent à la place de Sarah, Jabès, en écrivant,
laisse parler les mots. Son écriture se veut ainsi, comme
les paroles de son personnage, marquée par le souvenir de la
Shoah.
Grâce à l'espace qu'il accorde la citation, Le Livre
des questions révèle à la fois l'éclatement du langage
depuis Auschwitz et la folie que la douleur a pu entraîner
chez certains survivants de l'expérience des camps.
Plaignez l'écrivain dans ses pIets, plaignez l'écrivain dont
les livres sont remplis des cris de Sarah et dont le silence
multiplie les marges ou gisent, avec les paroles de YuJeel,
les vocables d'une autre vie. 154
•152153154
Ibid, p.39Ibid, p.193Ibid, p.291
103
• Les victimes qui ne sont jamais revenues des camps ou cel.les
qui n'ont jamais pu parl.er de leur expérience sont également
citées dans Le Livre des questions par 1es si1ences; par les
blancs qui séparent chaque citation ou par l' histoire de
Sarah et de Yuke1 qui n'est jamais racontée.
L' horreur a son propre langage et la voix de l' homme sera
toujours trop faible pour la rendre. Souvent, le cri n'est
rendu que par le silence. rI faut qu ~ il Y ait beaucoup de
silences dans de tels livres, alors, les plaintes des
victimes, leur révolte, leurs peurs seront entendues. L55
Les blancs du Livre des questions rappellent les morts et
•
toutes les victimes qui ne peuvent parler de la Shoah,
permettant ainsi la création d'une poétique du silence et de
l.'absence.
Pour Jabès, on ne peut rien écrire sur l' holocauste sans
mettre d'abord l'écriture en question. S'il faut pousser le
langage à l'extrême, l'écrivain doit se condamner à un exi·l
de doute, à un désert d'incertitude. Ce qu'il doit faire, en
effet, c'est créer une poétique de l'absence. Les morts ne
peuvent être ramenés à la vie. Mais on peut les entendre, et
leur voix est dans le Livre. L56
Ainsi, conme la parole se fait silencieuse dans le l.ivre
jabèsien, le silence s'y fait aussi paro1e. Citant le
langage en tant que victime, Le Livre des questions évoque
la folie, l'absence et 1e mutisme de ceux qui ont vécu les
camps de la mort.
L55 Arma Langfus, revue l'Arche, no 50L56 Paul Auster,·L'Art de la faim, op. cit., p.206
104
•
•
Jabès est tellement silencieux, son écoute du langage,
tellement attentive, qu'il entend et peut même citer ceux
qui ne peuvent plus parler: «La parole du silence, pour
l'écouter, il faut se faire. peut-être, plus silencieux
qu'elle» . 1S7 Jabès ne peut témoigner, mais il peut citer le
langage en tant que témoin de la Shoah. En attribuant de
nombreux fragments des trois premiers tanes du Livre des
questions à des survivants comme Sarah et Yukel et à des
spécialistes imaginaires de la condition juive, cœme les
rabbins, Jabès littéralise le fait que le langage soit cité
à comparaître en tant que témoin.
Un savant: Au début, les nazis n'envoyaient aux fours que les
Juifs inutiles. Puis. cette notion même d'inutilité a disparu.
Tous les Juifs devaient être exterminés. 1S8
Et Yukel dit:
Dans un village d'Europe centrale, les nazis - un soir,
enterrèrent vivants quelques-uns de nos frères. Le sol, avec
eux, remua longuement. Cette nuit -là, un même rythme
rattachait les Israélites au monde. 159
Ainsi, les trois premiers livres du cycle prennent parfois
l'allure d'un procès bien qu'il ne s' y trouve aucun juge
sauf le lecteur qui peut être amené, par sa lecture, à
constater l'ampleur du cr~e.
.157 Colloque de Cerisy-la-Salle, ~crire ~e ~ivre autour d'Edmond Jabés,op. cit., p.30S158 Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.259159 Ibid., p.320
lOS
• Conclu.ion
Que le fait concentrationnaire, l'extermination des juifs et les camps de la mortoù la mort continue son oeuvre, soient pourl'histoire un absolu qui a interrompul'histoire, on doit le dire sans cependantpouvoir rien dire d'autre.
Maurice Blanchot
Pour Jabès, s'il n'est plus possible de s'exprimer,
après Auschwitz, il est possible de se taire et de laisser
ainsi se dire les choses à travers le silence et la mémoire
des mots: «Plus silencieux que le serpent. Tu es la parole
•
de la parole. ,>160 Bien qu'il ne puisse témoigner sur ce qui
ne peut se dire et qu'il n'a pas vécu, Jabès arrive, en
lïbérant le passé citationnel des mots et en montrant
l'échec de la conception traditionnelle de l'écriture, non
pas à parler d'Auschwitz mais à créer des livres qui se
fassent mémoire de l'événement. La citation lui penmet donc,
tout en ne cessant pas d'écrire, de demeurer silencieux et
par cette écriture silencieuse, de rappeler que l'humanité a
connu l'indicible. Selon Helena Shi11ony, «la tâche du poète
moderne est de dire la négation, de trouver des figures de
langage pour exprimer l'absence et l'échec»1 6 1 • La citation
serait donc l'une de ces figures puisqu'elle pe~et à Jabès
d'exprimer l'échec du langage, de rappeler le silence et
l'absence des victimes de la Shoah.
160 Edmond Jabès, Le Livre des questions I, op. cit., p.253161 Helena Shillony, «Métaphores de la négation» in Écrire le livreautour d'Edmond Jabès, op. cit., p.25
106
•Conclusion générale
J'ai érigé mes livresmanques du livre. Lesdu livre créent chaquenouveau 1 ivre. Lesdans un livre,indispensables.
sur lesmanquesfois un
manques,sont
Edmond Jabès162
Pour expliciter les fonctions de la citation dans
Le Livre des questions, il fallait préalablement
déterminer ce qu'elle représentait pour Jabès. De
nombreux indices, coame l'exploration des possibilités
anagrammatiques et la perversion de la citation
classique, suggéraient que du livre à la lettre, du mot
à l'espace, tout pouvait être considéré canme une
citation. Cette redéfinition touchait directement le
langage puisqu' elle en faisait la condition même de son
fonctionnement. Tout recours au langage, toute
production langagière l'écriture, la lecture et le
• 162 «Dialogue avec Edmond Jabès. in Écrire Ie Iivre: autour d'EdmondJabès, op. cit.,312
107
•
•
livre - s'en voyaient également redéfinis. Approcher Le
Livre des questions par la citation pennet aussi de voir
ce qui fait la particularité de l'écriture jabèsienne
qui est un travail conscient de citation du langage - et
de son oeuvre, qui se présente littéralement carme un
tissu de citations. La citation serait donc
inextricablement liée à la poétique jabèsienne, à sa
conception du livre et de l'écriture.
De surcroît, la citation prend une valeur capitale
étant donné la présence, dans Le Livre des questions,
d'une des trois grandes préoccupations de Jabès, la
question de la Shoah. La citation, considérée carme
parole étrangère, exilée, est liée à la condition juive.
De plus, la citation aurait subi, au sein de la
tradition littéraire occidentale, la même
marginalisation que le juif. Elle aurait provoqué une
méfiance similaire. L'ouverture du Livre des questions à
la citation et la mise en évidence de ce phénomène par
les marques citationnelles et les changements
d'énonciateurs prend ainsi un sens éthique tout
particulier. De plus, la citation pennet de parler
indirectement d'Auschwitz, d'évoquer une douleur qui ne
peut être canmuniquée en montrant que les mots et le
livre ne sont plus les mêmes depuis lors. Le langage et
toute production langagière sont marqués et citent
108
•
•
l'événement en montrant l'échec des mots, en
radicalisant l'intransitivité du langage qu'Auschwitz a
mis en évidence. La. citation se fait ainsi mémoire,
trace de la blessure qui est entrée dans les mots.
L'usage que fait Jabès de la citation - son écoute du
langage - lui pe~et de faire entrer dans ses livres le
silence, l'échec de la parole et de la raison.
Aussi la citation est-elle intimement liée à la
tradition juive du cœmentaire, conme le suggère Jabès
clans Le Livre du partage: «Essentiel, dans le judaïsme,
est le constant recours à la citation.~ Cet aspect n'a
pas été abordé dans ce travail, mais il pourrait faire
l'objet d'une étude subséquente. L'utilisation
jabèsienne de la citation fait écho aux commentaires de
la Bible, qui sont principalement constitués de
citations de rabbins. L'importance attachée à la
citation par Jabès vient de la même source: la gravité
accordée à l'interprétation du Livre. Pour Jabès, les
juifs et les écrivains existent à travers leur
réécriture du Livre (qu'il S'agisse du langage ou de la
Bible) et c'est l'ambiguïté des mots - permise par leur
nature citationnelle qui rend possible cette
réécriture. Dans Le Livre des questions, juifs et
écrivains en viennent à être considérés comme des
citations parce qu'ils sont création et prolongement du
109
• Livre:
- En citant le Livre, le juif se cite.
- Le juif n'est-il que citations du Livre?
- Le juif ne cite pas le Livre. Il est cité par lui. 163
Une étude du lien entre la tractition juive de la
citation et la pratique citationnelle de Jabès aurait
sûrement permis d'en arriver à la constatation que les
trois grandes préoccupations présentes dans Le Livre des
questions sont liées. Le renouvellement de la
littérature par la pratique citationnelle permet à Jabès
de continuer à écrire après Auschwitz et d'aborder cet
événement, tout ccxnne elle fait en sorte de renouer avec
la tradition juive dont l'esprit les privilèges
•
accordés au livre, à 1 ' écriture, à la citation ainsi
qu'à l'étrangeté, au mouvement et à l'incertitude - est
aussi celui du Livre des questions. La citation est
l'incarnation la plus palpable de cet esprit juif et de
ce désir de renouvellement clans Le Livre des questions.
163 Edmond Jabès, Un Étranger avec sous Ie bras un Iivre de petitfor.mat, op. cit., p.83.
110
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