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UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES

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UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES

                                               

Cuneo Monaco Classico 2015

UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES

Octobre 2015

UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES « Si j’arrive au virage avant la voiture, Manech reviendra vivant… » Depuis les derniers virages sous le Colle di Tenda, je ne cesse de ressasser dans ma tête cette séquence du film de Jean-Pierre Jeunet, « Un long dimanche de fiançailles » (1). Les mains solidement accrochées au guidon de mon Victoire Versus, voilà maintenant près de trente minutes que j’arrache à la pente du Col de Brouis mon vélo, au seul reste de force que mes cuisses en feu transmettent encore, demie révolution après demie révolution, au pédalier Force (2) de mon vélo vert. Engagé dans le second col du Cuneo Monaco Classico 2015, je ne cesse de chercher du regard, d’espérer sur la gauche, le point haut, cet ultime virage sur la droite avant la bascule, celui où j’apercevrai enfin Mathilde (1), ce virage synonyme de plongeon vers Sospel et donc d’une échappatoire vers Menton via le Col du Castillon, le virage pour un retour vivant à Monaco… Samedi 17 octobre 2015 – En tout début d’après-midi, Simon et moi avons quitté en voiture la bourgade de Cavaillon en direction de la Principauté de Monaco. La Chilkootmobile file à présent au rythme du cruise-control sur l’A7 et puis viennent l’A8, la forêt varoise, la plaine du Var, le massif de l’Estérel, la Riviera « et moi je t’aime Baie des Anges » (3)… Nous cheminons à présent sur la Promenade des Anglais – bleue royale - ravivant tour à tour pour Simon et moi-même, qui les souvenirs d’une « Traversée inachevée » de juillet 2014 (4), qui ceux de « La Revanche des Alpes » (5) voyant Thierry Saint-Léger terminer là notre parcours collectif en deux tomes de funambules à pignon fixe sur le fil des Grandes Alpes. 16h15 – A l’approche de Cap d’Ail, au détour d’un virage, j’aperçois sur la gauche un maillot 200. Chiffres bleus sur bande blanche pour un pied droit sur le frein et le clignotant à gauche. Arrêt au stand pour la Chilkootmobile qui vient trouver place de parking (gratuit) pour le week-end non loin du break Volvo du magazine 200 – Le Vélo de route autrement. « Le vélo de route autrement » (6), c’est mot pour mot ce qui a incité Alain – fondateur et éditeur de 200 – à s’engager au rang des participants de ce Cuneo Monaco Classico 2015. Une course, ou plutôt un voyage d’un jour « On-Off Roads & Up Hills », comme mentionné sur le logo de l’événement. Quelques minutes plus tard, un quatrième volontaire pour l’expédition italo-franco-monégasque arrive. Thierry déplie son mètre quatre-vingt-neuf du baquet rosso de l’auto noire aux anneaux qui vient à son tour de se stationner sur ce parking perdu du littoral. Au sortir des coffres, chacun fourbit son arme. En vue d’un « papier » sur le Gravel dans son numéro 7 (à paraître en janvier 2016), Alain a choisi de tester un pur « gravel », de la marque française Caminade, équipé Sram Force CX1 en 38x11-36. Cuneo Monaco Classico 2015 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – 3

De son côté, Thierry roulera avec son fidèle Trek Madone de route chaussé pour l’occasion d’un train de pneumatiques Michelin Pro Race 4 Endurance. Mon « vélo vert » (Victoire Versus Disc) équipé Sram Force CX1 en 40x11-32 trouve place tout contre le grillage d’un abri-bus. Chaussé des tous nouveaux pneus Mavic Allroad de 30 mm, je le sais parfaitement taillé pour la campagne du lendemain. La palme du minimalisme (ou plus exactement de la complication comme j’aime à qualifier l’art de la pratique du vélo à pignon fixe) revient à Simon. Et pour cause, c’est avec son Vivalo bleu que Simon a fait le voyage depuis Strasbourg, le même vélo que celui de « La Traversée inachevée ». Au regard de son unique braquet à pignon fixe (47x17 – le même que l’iconique et médiatique suisse Patrick Seabase), de l’absence de frein sur sa monture et d’un train de pneus de 25 plus qu’éprouvé (skiddé), on peut aisément qualifier Simon de « Brakeless Sniper » (7)… 16h45 – Désormais en selle, nous descendons rapidement en formation en direction du Port de Monaco et de la place Sainte-Dévote. C’est là que nous retrouvons le très élégant Matthieu, tout de green, brown et purple vêtu (par le voisin niçois Café du Cycliste) et le très fluo (jaune) et souriant Martin. Ils sont arrivés respectivement par trains de Marseille et de Grenoble (via Toulon) avec leur Jaegher Phantom de route et Lapierre de cyclocross. Le commando de six unités est désormais réuni et prend rapidement la pose – tout sourire - devant le Rocher. Gare de Monaco Monte Carlo oblige on patiente et discute avec élégance sur le quai et sous une voute céleste de béton ciré aux mille spots. Notre entrée groupée dans le TER de la SNCF armés de nos six vélos provoque une évacuation « manu-militari » des strapontins de l’espace réservé aux vélos. Faute d’un sixième crochet de suspension, mon Victoire restera au sol. Direction Vintimille, quelques minutes et tunnels plus loin. 4 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – Cuneo Monaco Classico 2015

Ventimiglia. C’est l’heure à présent de la correspondance et de l’achat du billet pour un voyage « Interstellar » (8) : Ventimiglia > Cuneo. 18h37 - Un à un nous embarquons arme et paquetage dans la navette ferroviaire pour un voyage de près de trois heures en direction du Nord via la vallée profonde et étroite de la Roya. Peu après le lancement – pardon le départ – nous nous installons dans le salon très lounge de notre train à destination du Piémont et de la province de Cuneo. Le noir mat s’affiche désormais aux fenêtres du train et nous ne verrons rien ou si peu de ce que sera pour partie notre voyage retour à vélo et en autonomie complète. Comme pour dompter peut-être la peur – l’inconnue - du lendemain, chacun raconte quelques faits d’armes. On parle du Paris-Brest-Paris 2015, fièrement bouclé en août dernier par Matthieu et Alain, des 24 heures de l’INSA auxquels ont participé Martin et Simon, de la traversée inachevée des Alpes de Simon, du récent voyage en solitaire de Matthieu de Grenoble à Gap en passant par la Croix de Fer, le Télégraphe et le Galibier, du Tour du Mont Blanc dans le sens antihoraire d’Alain, d’un Le Puy – Alès à pignon fixe, de matos, de Café du Cycliste et sa collection Automne-Hiver 2015 portée en partie par le très élégant Matthieu, on parle aussi du très rapidement très convoité maillot Rapha Lombardia qui sera décroché par l’un de mes cinq compagnons d’aventure au soir du classico qui s’annonce entre Cuneo et Monaco… 21h11 – Au terme d’un long voyage à travers le trou noir de la Roya, notre train vient de s’immobiliser en gare de Cuneo. Uscita par le bas ou par le haut ? Après un rapide cafouillage de sortie, on cherche à s’orienter, à trouver notre route vers le centro storico de Cuneo. Deux passantes m’indiquent la direction alors que Thierry informe la Réception du Cristal Hotel de notre arrivée tardive pour raison de dîner en premier. A défaut de la Pasta Party annoncée (le Restaurant Just Pasta n’étant visiblement pas apte à nous accueillir avec nos vélos), nous trouvons finalement sourires et chaleur sous le chapiteau-terrasse d’une pizzeria Via Felice Cavallotti. L’idéale, comme l’ancienne marque de bicyclette, puisque notre table en terrasse (couverte et chauffée) nous permet d’appuyer et de surveiller nos précieux vélos ! Cela s’arrose par une pinte de bière (légère) et cela se déguste d’une pizza au choix et d’un tiramisu avec ou sans décaféiné du cycliste…

6 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – Cuneo Monaco Classico 2015

22h45 – Une très fine bruine nous saupoudre au sortir du restaurant et gilet jaune et/ou lumières nous signalent sur la route entre une Piazza Galimberti en fête (du Marron) et un Cristal Hotel lové le long de la SS20 contre une concession Land Rover et Jaguar. Du centro storico à la rive rive commerciale de la rivière Stura di Demonte… On décline notre matricule à la réception, débourse une partie de notre solde et l’on se répartit rapidement dans les chambrées. C’est veillée d’armes… Le temps d’une dernière cigarette pour Matthieu et Thierry alors que d’autres finissent de suivre la déroute du XV français face à une marée noire néo-zélandaise ou naviguent sur les réseaux sociaux. Avec la nuit vient l’heure des questions en regard du combat du lendemain. Serais-je suffisamment en forme et à la hauteur du tracé ? Comment vont rouler les autres ? A quoi va vraiment ressembler le parcours ? Va-t-il pleuvoir ? La neige risque-t-elle d’être encore – à nouveau – présente dans les dernières pentes du Col de Tende ? Mon équipement vestimentaire sera-t-il adapté aux conditions météorologiques ? A la veille d’un départ, le sommeil est souvent difficile à trouver… Dimanche 18 octobre 2015 – 6h20 – Finalement le clairon iPhone n’a même pas eu besoin de sonner. L’horloge interne du « grand rendez-vous » a fait son œuvre si bien que Thierry et moi-même sommes debout dix minutes avant l’horaire prévu. Rapide douche chaude avant d’enfiler la tenue de combat : cuissard long d’hiver, chaussettes thermiques, sous-maillot thermique, maillot chaud (à dominante mérinos pour moi puisque j’ai décidé de porter un exemplaire du fameux maillot Rapha Lombardia (splendide hommage à l’édition de 1909 du mythique Giro di Lombardia qui récompensera le premier de mes cinq compagnons à se présenter ce soir sur le port de Monaco), cache col, gants chauds, casquette et brassard numéroté. Le buffet du petit déjeuner n’ouvrant qu’à 7h00, on improvise en chambre un rapide shooting d’avant course. Le ton de la journée – noir & blanc – est donné ! 8 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – Cuneo Monaco Classico 2015

7h00 – Nous voilà à présent attablés au rez-de-chaussée du Cristal Hotel, concentrés sur notre tasse de café ou de thé, après avoir fait une véritable rasia de munitions alimentaires sur le copieux buffet proposé pour le petit-déjeuner. Dehors, derrière de lourds rideaux tirés, c’est noir-gris mais sans pluie. Quelques rapides commentaires à l’annonce d’Alain qui joue les commissaires-priseurs pour nous inviter à réviser à la hausse nos enchères sur le score des All-Blacks face aux Bleus et puis vient l’heure de quitter l’hôtel, partagés entre un « will to go » et le rêve d’un farniente dans le centro storico de Cuneo à manger des marrons chauds… 8h00 – Bras croisés et torses bombés, le commando du jour pause fièrement entre les colonnes de l’entrée magistrale de la cathédrale Santa Maria del Bosco, à l’arrière de l’immense Piazza Galimberti par trop encombrée des très nombreux barnums blancs de 17ème Foire Nationale du Marron. Sans tarder, on dégringole par la SP 422 avant d’enjamber le torrente Gosso et d’obliquer à droite direction Francia. Du noir mat, nous sommes passés au gris pâle et la rosée matinale fait office de brumisateur sur nos visages. Ni chaud ni froid, on chemine sans parler les uns derrière les autres sur la Strada Provinciale 21 à une moyenne de 28-29 km/h. Globalement, c’est moche tout autour et chacun espère atteindre au plus vite les sommets, cette ligne frontalière que l’on distingue sur notre gauche dans une trouble grisaille. Rapidement monté en température, je profite d’un rond-point au sommet d’une petite déclivité à l’entrée de Roccavione pour proposer un rapide pit-stop afin de tomber les vestes (le cas échéant) et de m’enquérir de la perception par chacun du rythme de notre progression. « J’osais pas le dire mais oui, on est peut-être partis un peu fort » reconnaissent simultanément Alain et Matthieu. Tout nouveau groupe de cyclistes qui se forme flirte généralement avec la zone rouge lors des premiers kilomètres et puis, naturellement, ça casse ou ça sert les rangs. Dans notre cas, on emprunte la SS20 en ayant choisi de serrer les rangs. L’équipe, le commando, prend forme alors que la pente se lève… Le pourcentage est faible, doux même, et l’on contourne ou traverse successivement Robilante, Tetto Chiappello, Vernante, Tetto Marinè. A Limone-Piemonte la confrontation avec la ligne de frontière se précise et c’est à Tetti Mecci que les choses sérieuses commencent. Une succession de « esses » suspendus agissent tel un ascenseur. Nos quatre hommes de l’avant sont partis et je ferme la marche en suivant Alain dont le vélo semble scotché à la route. L’effet pneus (tubeless) à crampons à faible pression sans doute ; mais Alain m’indique très vite qu’il lui semble que le pneu avant perd rapidement en pression. Une crevaison lente, un pneu monté trop vite, une valve capricieuse ? Premier arrêt pour tenter de remettre un peu de pression même si ce n’est pas chose aisée avec une mini-pompe à main… Nous ne le savons pas encore, mais commence ici une longue série d’arrêts répétés qui auront pour effet d’user force des jambes et moral d’Alain. A hauteur de Panice Sottana / Limonetto, on emprunte à droite la direction du Colle di Tenda après un nouvel arrêt pour regonflage du pneu avant du Caminade. J’en profite pour prendre une photo, roues et pieds foulant les feuilles mortes d’un Classico en devenir. 10 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – Cuneo Monaco Classico 2015

La pente est désormais soutenue à très soutenue. Seul un tracé sinueux nous sauve de l’escalade verticale, d’une « directissime » en face Nord. Versant italien, le Col de Tende se mérite, surtout par temps de grisaille, sans visibilité aucune, perdus dans un brouillard que rien ne déchire si ce n’est quelques lignes de bâtiments de béton et de bois d’une station de ski fermée. Si tout est encore silencieux à l’approche des 10 heures, le combat a débuté. Simon fonce en éclaireur vers la ligne frontière, ses jambes pilonnent sans faillir les manivelles du pédalier de son Vivalo. Il est léger, il progresse et s’élève vite en direction de « La ligne rouge » (9), dans un brouillard à couper au couteau... Nous sommes engagés dans un assaut frontal, à l’image de celui des soldats de la Compagnie Charlie en prise avec le difficile franchissement de la colline 210 lors de la bataille de Guadalcanal (9). Alors que notre rythme de progression se ralentit et que le doute s’installe, mon esprit s’évade. « L’amour, d’où vient-il ? Qui a allumé cette flamme en nous ? » (10). Toujours cette question lancinante qui taraude l’esprit quand on souffre à vélo, et puis, comprendre en continuant d’oser, quitte à franchir La ligne rouge comme le soldat Witt (9), que nous ne devons pas faire les choses uniquement pour ce qu’elles nous permettent de gagner – « je parle de celles qui font référence aux thunes » comme le dit ABD AL MALIK (11) -, mais avant tout pour ce qu’elles permettent d’offrir aux autres, à commencer par la liberté. « J’étais un prisonnier ; tu m’as libéré… » « Tout est un mensonge. Ô mon âme, recueille moi ! » « Maintenant, tout est lumineux… » (10), comme ce ciel bleu qui perce par moment le toit gris de cette colline infranchissable au matin de ce dimanche 18 octobre 2015… 12 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – Cuneo Monaco Classico 2015

Un peu plus haut, Thierry, Martin et Matthieu en terminent à leur tour avec l’ascension par le court secteur « gravel » d’arrivée au col. Après avoir rejoint Simon, faute de la moindre signalétique, tous s’interrogent sur la suite de l’itinéraire. Faut-il encore escalader à gauche ou bien à droite ? Faut-il au contraire, peu après le premier baraquement en ruine et l’oratoire dédié à la Madone obliquer à gauche pour descendre au risque de revenir versant italien sur les hauteurs du tunnel de Tende ? A l’arrière, l’alternance roulage – gonflage se poursuit. L’artillerie lourde des deux seuls véritables « Gravel Bikes » (Caminade et Victoire Versus) progresse lentement. Il faut dire tout de même qu’Alain et moi prenons le temps de réaliser quelques photos entre feuilles mortes et trouées dans les nuages laissant apparaître tout en haut quelques sommets fraîchement enneigés d’une fine première couche d’automne. A chaque virage, je crois enfin en finir avec ce Colle di Tenda mais déjà s’offre à moi une nouvelle ligne étroite d’asphalte jusqu’à un nouveau virage. Alain galère à l’arrière sans agiter pour autant la lanterne rouge. Il hisse courageusement son Caminade, virage après virage, jusqu’à la nausée. Nous nous rejoignons à hauteur d’un ultime panneau indicateur Colle di Tenda alors que je tente de comprendre la suite du programme en discutant dans un curieux italo-franco langage avec trois randonneurs sortis soudainement des nuages. Si ces derniers me confirment bien la présence un peu plus haut de « quattro ciclisti », je crois comprendre qu’ils me disent que la descente côté France est impossible avec nos vélos à pneus étroits et à guidons de route… Les italiens de CICLICORSA avec leurs splendides De Rosa ne nous auraient-ils joué qu’un tour de cinéma ? https://www.youtube.com/watch?v=g8jeSX0b_pE Alain s’accroche, repart et me propose de prendre un peu d’avance afin de tenter de shooter une couverture ou une double d’ouverture sur ce secteur gravel comme sorti d’un autre monde. Après avoir tenté de faire un nouveau point topographique, je m’élance au guidon de mon Victoire Versus Disc dans ce chaos de pierres, de trous, de graviers. Le Victoire est dans son élément, même si un pignon de 36 (versus 32) ne serait pas de trop pour gagner en agilité dans la pente caillouteuse. Ce Cuneo Monaco Classico touche là ses lettres de noblesse. Après une ultime et courte session d’asphalte, l’étroite route se mue en champ de bataille. « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous pauvres pêcheurs, maintenant et à l’heure de notre mort »… Je viens d’appuyer le Victoire tout contre un oratoire dédiée à la Madone. On n’y voit pas à 10 mètres. C’est par où la France ? Où sont nos compagnons ? Il fait froid, très froid si bien que les poils de laine mérinos de mon maillot Rapha se dressent et deviennent blancs, givrés. J’enfile mon coupe-vent, remonte mon cache col jusqu’au nez. J’appelle, je crie : « Simon ! Thierry ! Matthieu ! Martin ! Oh Oh ! ». Rien, pas le moindre bruit. Tout est calme comme après la boucherie du champ de bataille, le silence des hommes tombés au front. 14 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – Cuneo Monaco Classico 2015

Alain vient de me rejoindre au carrefour. Pas le moindre panneau directionnel… Faut-il prendre derrière nous la piste qui s’élève plus encore ? Celle devant nous, obliquant légèrement sur la droite par laquelle vient de filer un Land-Rover 110 ? Faut-il basculer sur notre gauche dans ce qui ressemble à un début de descente vertigineuse ? Le froid est sournois, il vous cueille toujours au plus mauvais moment. Tout ressemble ici au mythique Chilkoot Pass, l’épaisse couche de neige de l’hiver 1897-1898 en moins. Nous sommes à notre tour des Stampeders, des Chercheurs d’or, des Pionniers d’un « Gravel Bike » bien plus engagé que celui qui consiste à dérouler sur de longues et sinueuses pistes de terre du Colorado, de la Colombie Britannique ou bien encore du Québec. Le Col de Tende, « C’est du lourd, du lourd, un truc de malade » (11) ! Alain profite de ce flottement, de cet égarement de l’artillerie lourde pour photographier son Caminade lové contre les restes d’un ancien bâtiment militaire en léger contrebas quand soudainement des voix claques telles des balles dans le silence frontalier. Un, puis deux, puis trois, puis quatre. Simon, Matthieu, Thierry et Martin arrivent par l’arrière, du fameux fort, plus haut disent-ils, là où souffle un vent violent traversant les bâtisses en ruine que je cherchais en vain, au seul souvenir de la fameuse vidéo CICLICORSA… Nous nous congratulons tous les six, pétris de froid, glacés de givre mais heureux d’être à nouveau tous ensemble. Martin semble convaincu à la lecture de son GPS, que notre descente vers la France, vers la vallée de la Roya, emprunte l’itinéraire de gauche. On hésite, on discute pendant qu’Alain nous tire le portrait. Nul doute, on aura vraiment l’air de soldats ! Décision est prise pour un plongeon par la gauche. C’est rocailleux, caillouteux et sinueux. Peu à peu, au rythme d’une descente vertigineuse, on s’éloigne du plafond gris argent. Fermant la troupe, je suis de près le funambule Super Simon qui virevolte tel un cabri dans un paysage de « Légendes d’automne » (12). Nous rejoignons Alain, arrêté, dépité, le pneu avant crevé. J’invite Simon à poursuivre sa descente à la force des cuisses, tout en retenue de son énorme 47x17 brakeless ! Le pneu d’Alain est certes – presque – à plat mais semble ne pas être crevé. On regonfle une nouvelle fois, plus longuement, et c’est reparti. Le secteur « Gravel » s’achève dans un lit de crottes de moutons. L’asphalte étroit est de retour, la crevaison aussi (la deuxième !), pour Matthieu qui roule faut-il le rappeler avec des pneus de route. Alain voudrait rester seul, nous laisser partir de l’avant, le temps d’installer une chambre à air dans ce foutu ensemble de roue avant à pneu tubeless. Nous retarder ? La belle affaire. « Ensemble on est parti, ensemble on arrivera ! » (13). La brume desserre progressivement son étau. Simon en profite pour s’atteler à l’installation d’une chambre à air. L’innovation à ses limites et il en va de la cohésion du groupe. Chacun apporte son concours, blague comprise et ça repart. La route, superbe et sinueuse, « dans ses rouleaux continue son même thème, sa chanson vide et têtue, pour quelques ombres perdues sous des capuchons, on doit être hors-saison » (14). Elle nous offre un régal de pilotage et Simon s’offre en virtuose du fixe un festival de skidds ! 16 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – Cuneo Monaco Classico 2015

Après avoir rejoint la D6204, la petite troupe file à vive allure dans la longue, très longue descente qui doit nous conduire jusqu’au pied de la seconde difficulté du jour, le Col de Brouis. Une fois encore je ferme la marche derrière Simon qui continue de tourner les jambes et de retenir le Vivalo dans sa chevauchée sans frein. Victoire Disc Versus Vivalo. La descente est inégale… On traverse Vievola et l’on s’arrête à Tende. Ce sera le BAR DES SPORTS, 23 ans pour moi après mon tout premier événement, « Le Raid du Sel 92 » ou une chevauchée à VTT de 24 heures non-stop et avec assistance entre Menton et Tende, par les chemins muletiers de la Roya. Déjà ! Du chaud, un café double et un sandwich ! On prend la pause repos et j’en profite pour alimenter le fil du LIVE sur Instagram. « Communicant Volontaire » (15) depuis 1992, on ne se refait pas, surtout à 45 ans… La chaussée humide déroule au creux de la vallée profonde de la Roya. Cela descend doucement, longuement, comme un voyage sans retour. Après Saint-Dalmas-de-Tende, Fontan et Saorge, nous effectuons un regroupement à Breil-sur-Roya. Depuis quelques kilomètres je ne cesse de penser à cette nouvelle bosse, à ce second col, à ce nouveau combat. Je n’ai pas les jambes d’un grimpeur aujourd’hui et redoute cette seconde difficulté. Chacun se découvre, la pluie cesse, je shoote le peloton à l’Olympus « Auprès de mon arbre » (16) et m’élance en dernier, la boule au ventre, Alain m’ayant dit que je ne tarderai pas à le rattraper. La ceinture bouclée de mon sac Chrome, je relance le Victoire Versus dans la côte. C’est parti pour 9 kilomètres et près de 550 mètres de dénivelé. En temps normal, une paille. Après le combat du Col de Tende, un enfer. De 13 km/h je passe rapidement à 11, puis 10 et enfin 9. J’enrage, je n’avance pas, je n’avance plus. Entre deux bornes kilomètriques c’est un « Voyage au bout de l’Enfer » (17). La machine cérébrale s’emballe aussi vite que les rotations du pédalier ralentissent. Il est bientôt 4h00 et l’on est seulement dans le deuxième col d’un voyage qui en compte quatre. Je ne cesse de regarder de l’avant, le gilet jaune fluo d’Alain que je n’arrive pas à rejoindre. Finalement, je perds la visu, je gilet jaune disparaît de ma ligne de mire, je mets pied à terre. Une gorgée de Coca, un berlingot de compote de pomme et je repars, à la vitesse d’un escargot. 7 km/h. Autant marcher puisque les jambes ne tournent plus. Plus loin, je retrouve Alain, arrêté parce qu’inquiet de ne pas me voir le rejoindre. Et pour cause, je marche. Nous repartons. Ultime « esse » et puis, tout droit, au loin, tout en haut du virage, Thierry qui crie, qui nous encourage, « Allezzzz ! ». 20 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – Cuneo Monaco Classico 2015

« Si j’arrive avant la voiture que j’entends monter en-dessous, nous reviendrons vivants à Monaco ». J’accélère, me dresse sur les pédales, arrache mon beau vélo vert à la route. 200 mètres. C’est décidé, je les laisserai filer à Sospel car je sais que je n’aurai pas la force d’escalader les 12 kilomètres et 700 mètres de dénivelé du Col de Braus. Il est 4h00, dans trois heures ce sera la nuit. Les calculs sont faits, j’ai perdu, je dois me sacrifier pour permettre aux autres de terminer le parcours, de rejoindre le second secteur gravel, le Col de la Madone, la Turbie et Monaco. 100 mètres avant le virage, Thierry hurle, « Allez Luc, tu y es ! ». Col de Brouis (Alt. 879 m) – J’annonce la couleur, j’annonce ma décision de l’échappatoire par le Col de Castillon de Sospel à Menton puis un retour en TER jusqu’à Monaco. Ils sont tous là, bienveillants, « arrivés il n’y a pas si longtemps que cela ». 4h00. Déjà ! Matthieu me dit qu’il ne sait plus bien où il en est. J’offre quelques gorgées de Coca-Cola. Je décris la suite de l’itinéraire : descente sur Sospel, les 12 kilomètres du Col de Braus, la longue section de gravel jusqu’au Col Saint-Sébastien, les 300 derniers mètres de dénivelé positif du col de la Madone et enfin la plongée via La Turbie sur Monaco. Finalement, solidairement, tout le monde vote pour l’échappatoire par Menton, mais ce sera sans TER ! Nous roulerons jusqu’à Monaco. Laissant seul à l’arrière Simon qui poursuit son déroulé fixé, nous prenons à Sospel de l’avance avec Alain pour escalader à notre rythme la « facile » remontée sur Castillon via la D566A malgré son interdiction aux vélos. Interdit ? Alors que ça revient fort de l’arrière, nous nous engouffrons malgré l’interdiction dans l’étroit tunnel de Castillon. 790 m de longueur ne permettant pas le dépassement mais on file vite, trop pressés de rejoindre le littoral. Un, deux, trois. Ils ont filé si vite dans le tunnel que je ne suis plus certain de mon compte. Alain poursuit son effort au sortir du tunnel et bascule en force avec le groupe de tête. Il en manque un. Un scooter arrive. « Vous avez doublé un cycliste ? » « Oui, il est en train d’enfiler une veste ». Martin arrive, tout de jaune fluo (veste, guidoline et sac de selle). On s’élance tous les deux à vive allure dans la descente alors que la pluie nous asperge copieusement. Attention, chaussée très sinueuse et glissante sur près de 7 kilomètres. A l’approche des faubourgs de Menton, je me laisse surprendre par un virage marqué sur la droite, non signalé. Ma roue arrière se bloque et sors très large sans qu’une voiture ne se présente heureusement en contre-sens mais déjà derrière, Martin est parti à la chute. Je l’entends glisser sur la chaussée et vois deux bidons me rattraper. Carnage dans le virage mais là encore, heureusement, personne ne descend ni ne monte ! Rapide réflexe d’évacuation du vélo et récupération des bidons éparpillés. On checke le bonhomme et le matos. Pas de blessures ni de déchirures. Tout juste une patte de dérailleur tordue et la guidoline jaune fluo éraflée sur le côté droit. « Normal, elle était neuve ! » me dit Martin. On repart avec plus de prudence et de distance. A l’entrée de Menton, nous rejoignons Simon et Alain. Thierry et Matthieu sont partis de l’avant. Ah oui, c’est vrai, il y a un maillot Rapha Lombardia à décrocher pour le premier arrivé à Monaco ! Sacrés joueurs ces deux là ! 22 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – Cuneo Monaco Classico 2015

17h15 - Le cri d’une mouette sonne la fin des hostilités. Nous venons d’atteindre le front de mer à Menton. Ambiance « Hors-saison » (14) pour cette Riviera que j’affectionne et que j’ai roulé de long en large et en travers, deux ans durant, la nuit venue, à pignon fixe. Un dernier shoote et l’on remonte à quatre la D52 en direction de Monaco. Ultime bosse que celle de Roquebrune-Cap Martin et Monaco s’offre à nous. Nous cheminons derrière un bus, jaune, jusqu’à l’entrée de la Principauté. On survole la plage du Larvotto pour rejoindre Monte Carlo. 18h00 - Les six coups d’horloge sonnent au clocher de l’église Saint-Charles. S’en est finit du voyage. On se laisse glisser jusqu’au port, on négocie le virage de La Rascasse et on s’immobilise devant la terrasse couverte du STARS ‘N’ BARS. Roland a géré le décorum CHILKOOT en noir & blanc et Thierry et Matthieu sont attablés devant une bonne bière. On ne saura jamais qui est arrivé le premier des deux. Ce que l’on sait tous par contre, c’est que nous sommes tous arrivés, parce que solidaires, tout au long de cet incroyable Cuneo Monaco. Ultimes photos sur le quai Antoine 1er, celles d’une bande de frères, sous le regard du Maître des lieux qui semble-t-il aime lui aussi le vélo. Que le STARS ‘N’ BARS se rassure, on reviendra en force en 2016 ! 19h30 - Alors que je viens de claquer la porte de la Chilkootmobile, je tourne une dernière fois la tête vers ces Alpes du Sud qui terminent ici leur course, qui se déversent dans un ultime mouvement désespéré en falaises urbanisées, sur une Principauté de béton et d’or, jusque dans la Méditerranée et me remémore soudainement cet instant magique de notre regroupement au franchissement même, quelques 1871 m plus haut, du Col de Tende. « Nous étions soldats » (18). Je mesure qu’avec mes « Frères d’armes » (19), nous venons de partager l’un des plus beaux combats qui soit donné de vivre à vélo : un combat contre les éléments, un combat contre soi-même, un combat pour les autres, bref l’œuvre de « Capitaines Courageux » (20). Ce tout premier Cuneo Monaco Classico, celui des Pionniers est désormais un combat « gravé dans la roche » (21), au pied du Rocher... 24 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – Cuneo Monaco Classico 2015

J’ai bien fait d’arriver au virage du Col de Brouis avant la voiture, après mes compagnons de voyage. Thierry était là, à m’encourager depuis le sommet du virage, avec Simon, Matthieu, Martin et Alain. Tous m’attendaient. « Aimer ce (ceux) que nous sommes » (22), des rouleurs. Voilà pourquoi nous sommes tous revenus vivants d’« Un long dimanche de grisailles » (1). « Peu importe » les nausées, les corps frigorifiés, les muscles tétanisés, les traits tirés, la guidoline éraflée, « la route c’est la vie » (23). Cuneo Monaco Classico 2015 Dimanche 18 octobre 2015 132 KM / 10 heures (1) Un long dimanche de fiançailles – un film de Jean-Pierre Jeunet (2004) (2) Force CX1 (40x11-32) – un groupe pour le cyclocross et le gravel de la marque Sram (3) Baie des Anges – une chanson de Julien Doré (2011) (4) La Traversée inachevée – première tentative en duo de traversée des Alpes (Evian > Nice) à pignon fixe (12 & 13 juillet 2014) (5) La Revanche des Alpes – Première traversée des Alpes (Evian > Nice) à pignon fixe réussie par Thierry Saint-Léger (27-29 juin 2015) (6) 200 – Le Vélo de route autrement – un magazine trimestriel édité par l’Agence Cinquième Colonne depuis 2013 (7) American Sniper – un film de Clint Eastwood (2014) (8) Interstellar – un film de Christopher Nolan (2014) (9) The Thin Red Line – un film de Terrence Malick (1998) (10) Extraits de The Thin Red Line – un film de Terrence Malick (1998) (11) C’est du lourd – une chanson d’Abd Al Malik (2008) (12) Légendes d’automne – un film de Edward Zwick (1995) (13) Les Randonneurs – un film de Philippe Harel (1997) (14) Hors-saison – une chanson de Francis Cabrel (1999) (15) Naufragé volontaire – une aventure et un livre d’Alain Bombard (1956) (16) Auprès de mon arbre – une chanson de Georges Brassens (1955) (17) Voyage au bout de l’Enfer – un film de Michael Cimino (1979) (18) Nous étions soldats – un film de Randall Wallace (2002) (19) Band of Brothers – une série de Tom Hanks et de Steven Spielberg (2001) (20) Capitaine Courageux – un roman de Rudyard Kipling (1897) (21) Gravé dans la roche – une chanson du groupe Sniper (2003) (22) Aimer ce que nous sommes – un album et une chanson de Christophe (2008) (23) Extrait de « On the Road » - un roman de Jack Kerouac (1957)

Cuneo Monaco Classico 2015 - UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES – 27

Cuneo Monaco Classico 2015

UN LONG DIMANCHE DE GRISAILLES

Textes & Images - Luc Royer - Octobre 2015

(sauf pages 26 et 28 : Images par Roland Torregrossa)

www.chilkoot-cdp.com