utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · utopies pirates durant «l’age d’or» de...

40
Utopies pirates... ... ainsi que Les bateaux ivres de la liberté et Between the devil and the deep blue sea Boîte à Outils Editions 2012 - révisé 2013

Upload: others

Post on 22-May-2020

1 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

Utopies pirates...... ainsi que Les bateaux ivres de la liberté

et Between the devil and the deep blue sea

Boîte à Outils Editions2012 - révisé 2013

Page 2: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

Les textesUtopies pirates est la traduction d’une brochure de Do or Die, un collectif libertairebritannique qui publie la revue d’écologie radicale du même nom. La première traductionest du collectif FTP, parue sous le nom de Bastions pirates, revue et corrigée pour parutionen plusieurs épisodes dans Archipel N° 186 à 190 (forumcivique.org).Les bateaux ivres de la liberté est un extrait de la préface que Julius Van Daal a rédigé pourPirates de tous les pays, de Markus Rediker, l’un des ouvrages les plus fréquemment citésdans Utopies pirates.Between the Devil and the Deep Blue Sea est la préface de l’auteur, Markus Rediker, àl’édition française Les Forçats de la mer, marins, marchands et pirates dans le mondeanglo-américain (Libertalia 2010).Professeur d’Histoire à l’Université de Pittsburgh, spécialiste du monde le la mer, MarkusRediker, né en 1952, est aussi l’auteur de L’Hydre aux mille têtes: L’histoire cachée del’Atlantique révolutionnaire (Ed. Amsterdam, 2008), The slave Ship (Viking-Pinguin)et Pirates de tous les pays: l’âge d’or de la piraterie atlantique, 1716-1726 (Libertalia, 2008).

Les illustrationsP. 6, les Ranters, gravure d’époque. Toutes les autres illustrations sont tirées de AGeneral History of the Robberies & Murders of the Most Notorious Pyrates, du Capi-taine Charles Johnson (1ère édition, 1724).

Page 3: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

Utopies piratesDurant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17ème et le 18èmesiècle, des équipages composés des premiers rebelles prolé-tariens, des exclus de la civilisation, pillèrent les voiesmaritimes entre l’Europe et l’Amérique. Ils opéraient depuisdes enclaves terrestres, des ports libres, des «utopies pirates»situées sur des îles ou le long des côtes, hors de portée de toutecivilisation.

Depuis ces mini-anarchies –des «Zones d’Autonomie Tempo-raire» – ils lançaient des raids sifructueux qu’ils déclenchèrent unecrise impériale, en s’attaquant auxéchanges britanniques avec les co-lonies, paralysant ainsi le systèmed’exploitation globale, d’esclavageet de colonialisme naissant1. Nouspouvons aisément imaginer l’at-traction qu’exerçait cette vie d’écu-meur des mers n’ayant de compteà rendre à personne. La sociétéeuro-américaine des 17ème et 18èmesiècles était celle du capitalisme enplein essor, de la guerre, de l’escla-vage, de l’expulsion des paysanshors des communaux2; la famineet la misère côtoyaient une richesseinimaginable. L’Eglise dominaittous les aspects de l’existence et lesfemmes avaient peu de choix hor-mis l’esclavage marital. Vous pou-viez être enrôlés de force dans lamarine et y endurer des conditionsbien pires que celles qui avaientcours à bord d’un bateau pirate:

«Les conditions pour les marinsordinaires étaient à la fois dureset dangereuses – et la paye étaitfaible. Les punitions infligées parles officiers incluaient les fers, laflagellation, le passage sous laquille – la victime étant tirée aumoyen d’une corde d’un côté àl’autre du bateau. Le passage sousla coque était un châtiment quis’avérait souvent fatal.»3 Commel’a très bien fait remarquer le DrJohnson: «Aucun homme ne seramarin s’il peut se débrouiller pouraller plutôt en prison; car êtremarin c’est être en prison avec le

1. Par exemple, la Compagnie des Indesfaillit être mise en déroute par les piratesdans les années 1690. Robert C. Ritchie -Captain Kidd and the War against thePirates, pp. 128-34.2. L’enclosure act a permis l’appropriationprivée des prés communaux et plusgénéralement des terres communales quiétaient auparavant mises en commun parles paysans et habitants. (ndlt)3. Larry Law - Misson and Libertalia(London, A Distribution / Dark Star Press,1991), p. 6.

3

Page 4: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

risque d’être noyé... En prison, unhomme a plus d’espace, unemeilleure nourriture, et commu-nément, une meilleure compa-gnie.»4

En opposition à cela, les pira-tes créèrent un monde qui leur étaitpropre, où ils avaient leur libre-ar-bitre – un monde de solidarité etde fraternité, où ils partageaient lesrisques et les gains de la vie en mer,prenaient collectivement les déci-sions et reprenaient leur vie enmain, refusant aux marchands leurutilisation comme outil d’accumu-lation de richesses. D’ailleurs, LordVaughan, Gouverneur de la Jamaï-que écrivait: «Ces Indes sont si vas-tes et riches, et ce genre de rapinesi doux, que c’est l’une des chosesles plus dures au monde que d’ensortir ceux qui en ont fait usagependant si longtemps.»5

Emergence de la piraterieL’ère de la piraterie euro-amé-

ricaine est inaugurée par la décou-

verte du Nouveau Monde et del’énorme empire conquis par lesEspagnols dans les Amériques. Denouvelles technologies permirentaux voyages en mer d’avoir plusde régularité et de précision, et lesnouveaux empires émergentsn’étaient pas tant basés sur le con-trôle des terres que sur celui desmers. Les Espagnols constituaientla superpuissance mondiale du16ème siècle, mais ils ne restèrent pastrès longtemps sans concurrence:Français, Hollandais, et Anglais ten-tèrent de les devancer dans lacourse à l’empire. Dans cette quête,ils ne se gênaient pas pour recourirà la piraterie et attaquer les Espa-gnols tant haïs, remplissant ainsileurs coffres avec les richesses dontles Espagnols avaient dépouillé lesAmérindiens. En temps de guerre,les raids étaient légitimés commeactes corsaires, mais le reste dutemps il s’agissait purement et sim-plement de piraterie d’Etat (ou dumoins d’une piraterie tolérée, voiremême encouragée). Au cours du17ème siècle, ces empires embryon-naires finirent par devancer les Es-pagnols et à s’établir. Grâce auxnouvelles technologies, la naviga-tion n’était plus uniquement utili-sée pour les produits de luxe, maisdevint la base d’un réseau com-mercial international essentiel dansl’émergence et le développementdu capitalisme. L’expansion mas-

Page 5: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

sive du commerce maritime du-rant cette période créa également,et de fait, une population de ma-rins – une nouvelle classe de sala-riés qui n’existait pas auparavant.Pour nombre d’entre eux, la pira-terie paraissait être une alternativeattractive aux dures réalités de lamarine marchande ou de guerre.

Mais en même temps que lesnouveaux empires – et plus parti-culièrement l’empire Britannique –se développaient, l’attitude enversla piraterie évolua: «Le boucanierfestoyeur ne convient pas auxmarchands à la tête froide ni auxbureaucrates impériaux, dont lemonde de bilans et de rapports quisent le renfermé entre en conflitviolent avec celui des pirates.» Laclasse dirigeante prit conscience dufait qu’un commerce stable, disci-pliné et réglementaire servait bienmieux les intérêts d’un pouvoir im-périal mature que la piraterie. Ainsila piraterie fut forcée d’évoluer en-tre la fin du 17ème et le début du18ème siècles. Les pirates n’étaientplus des gentlemen-aventuriers sub-ventionnés par l’Etat, tels que SirFrancis Drake, mais des esclavesdu salariat en fuite, des mutins, unmélange pluriethnique de prolétai-res rebelles. Alors que la frontièreentre activité commerciale légitimeet piraterie était auparavant plutôtfloue, les pirates réalisèrent vite qu’illeur restait très peu de leurs anciens

amis et qu’ils étaient de plus en plusconsidérés comme des «brutes, etdes prédateurs». Au fur et à me-sure que la société dominante reje-tait les pirates, ceux-ci devinrentaussi de plus en plus radicaux dansleur rejet de celle-ci. A partir de là,les vrais pirates étaient ceux qui re-jetaient explicitement l’Etat et seslois et se déclaraient en guerreouverte contre celui-ci.

Les pirates étaient chassés loindes centres de pouvoir tandis queles colonies américaines, à l’originehors du contrôle de l’Etat et relati-vement autonomes, étaient con-traintes de rentrer dans le rang dela gouvernance et du commerceimpériaux. C’est alors que se dé-veloppa une spirale infernale deviolence sans cesse croissante, alorsque les attaques de l’Etat entraî-naient la vengeance des pirates, cequi mena à une terreur d’Etat plusgrand encore6.Un tas de fumier

Durant la seconde moitié du17ème siècle, les Iles Caraïbes étaientun melting-pot d’immigrants re-4. Marcus B. Rediker - Beetween the Deviland the Deep Blue Sea: Merchant Seamen,Pirates and the Anglo-American World1700-1750, p. 258.5. Rediker, Op. Cit., p. 255; Ritchie, Op.Cit., p. 29, 142.6. Rediker, Op. Cit., p. 272 n52, 274 - «plusil y avait de pirates capturés et pendus, plusla cruauté des survivants était grande»;Ritchie, Op. Cit., p. 2.

5

Page 6: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

belles et paupérisés venant dumonde entier. Il y avait des milliersde déportés irlandais, de men-diants de Liverpool, de prisonniersroyalistes écossais, de pirates prisen haute mer anglaise, de banditsde grands chemins pris aux fron-tières écossaises, de Huguenots etde Français en exil, de religieux dis-sidents, et de prisonniers capturéslors de divers soulèvements etcomplots contre le Roi.

Les mouvements révolutionnai-res proto-anarchistes de la GuerreCivile de 1640 avaient été éradi-qués et vaincus avant l’aube de lagrande époque de la piraterie versla fin du 17ème siècle, mais il estprouvé que des Diggers , desRanters, des Muggletoniens, desHommes de la Cinquième Monar-chie7, etc. avaient fuit vers lesAmériques et les Caraïbes où ilsinspirèrent ou rejoignirent ces équi-pages pirates insurgés. En fait, ungroupe de pirates s’établit à Ma-dagascar à un endroit qu’ils nom-mèrent Ranter Bay8. Après la dé-faite des Levellers en 1649, JohnLilburne proposa de mener ses fi-dèles vers les Antilles, si le gouver-nement acceptait de payer la note.Il semble également que lesRanters et les Diggers durèrentplus longtemps aux Amériquesqu’en Grande-Bretagne – on notela présence de Ranters à Long Is-land jusqu’en 1690.

Ceci n’est guère étonnant dans lamesure où les territoires du Nou-veau Monde étaient utilisés par laGrande-Bretagne comme coloniespénitentiaires pour ses pauvresmécontents et rebelles. En 1655, laBarbade était décrite comme «untas de fumier sur lequel l’Angle-terre jette ses ordures». Parmi cesindésirables on trouvait forcémentde nombreux radicaux – ceux quiavaient allumé la mèche de la ré-volution de 1640. «Perrot, leRanter barbu qui refusait d’ôterson chapeau devant le Tout-Puis-sant, se retrouva à la Barbade»,comme beaucoup d’autres, tel l’in-tellectuel ranter, Joseph Salmon.Que les Caraïbes soient devenuesun havre pour les radicaux ne passapas inaperçu: en 1665, Samuel Hi-ghland suggéra au Parlement de nepas condamner l’hérétique QuakerJames Nayler à la déportation depeur qu’il n’infecte les autres im-migrants. Il est clair qu’à cette épo-que, les nouvelles colonies britan-niques à l’Ouest étaient considéréescomme un havre de relative libertéreligieuse et politique, d’autant pluséloignées qu’elles étaient de la main-mise de la loi et de l’autorité.9

Avant que les marchands euro-péens ne découvrent le commerced’esclaves africains et les possibili-tés commerciales du transportd’Africains vers les Caraïbes, desmilliers d’Européens pauvres et is-

6

Page 7: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

sus de la classe ouvrière furent ex-pédiés vers les nouvelles coloniescomme apprentis domestiques –en fait une autre forme de com-merce d’esclaves. La seule diffé-rence entre le commerce d’appren-tis domestiques et celui d’esclavesafricains était qu’en théorie, l’escla-vage de ces immigrants n’était pasconsidéré comme éternel et héré-ditaire. Cependant, beaucoup d’en-tre eux furent escroqués, et leurscontrats prolongés indéfiniment desorte qu’ils n’obtinrent jamais leurliberté. Les esclaves, qui étaient desinvestissements à vie, étaient sou-vent mieux traités que les appren-tis domestiques.10

Néanmoins, les maîtres avaientbeaucoup de difficultés à tenir leursdomestiques qui avaient tendanceà adopter le mode de vie indigèneet à fuir vers la liberté des myria-des d’îles des Antilles, ou vers desparcelles isolées de côtes ou de jun-gle. Là, ils formaient souvent despetites bandes ou tribus autogérées

de marginaux et de fuyards, imi-tant souvent les indigènes qui lesavaient précédés. Ces hommes –marins et soldats, esclaves et ap-prentis domestiques – formèrentle terreau de la piraterie des Caraï-bes qui émergea au 17ème siècle,conservant même en mer leurstructure tribale égalitaire. Leurnombre grandissant et de plus enplus d’hommes se ralliant au dra-peau rouge, leurs attaques contreles Espagnols devinrent plus auda-

7. Des groupes de protestants radicaux: lesDiggers (bêcheurs) tentèrent de réformerl’ordre social existant par un style de viestrictement agraire (refusant l’enclosure act),autonome et égalitaire. Les Ranters(divagateurs) préconisaient unrenversement des valeurs courantes,l’abolition de la propriété privée ainsi quedu mariage. Les Muggletoniens professaientun idéal égalitaire et étaient constituésd’une proportion élevée de femmes.Quant aux partisans de la CinquièmeMonarchies, ils voulaient ungouvernement exclusivement composé deSaints, ce qui signifiait le renversement dela royauté et de la noblesse qui les avaientjusque-là opprimés. (ndlt).8. Rediker - Libertalia: The Pirate’s Utopiain David Cordingly (ed.) - Pirates, p. 123.9. Christopher Hill - Radical Pirates? inCollected Essays, Vol. 3, pp. 162, 166– 9;Peter Lamborn Wilson - Le Masque deCaliban: L’Anarchie Spirituelle et leSauvage dans l’Amérique Coloniale inSakolsky and Koehnline (eds.) - Gone toCroatan: The Origins of North AmericanDropout Culture (New York / Edinburgh,Autonomedia / AK Press, 1993) p. 107;Ritchie, Op. Cit., p. 14-15.10. Jenifer G. Marx - Brethren of the Coast inCordingly (ed.) - Pirates, pp. 47, 49, 50;Ritchie, Op. Cit., pp. 65, 211, 226.

7

Page 8: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

cieuses. Après un raid, ils rejoi-gnaient des villes telles que PortRoyal en Jamaïque, pour y dépen-ser tout leur argent dans uneénorme fête où ils «couraient lagueuse», jouaient et buvaient avantde retourner à leur vie de chas-seurs-cueilleurs dans des îles iso-lées.11

Il y avait aussi bien sûr jusqu’à80.000 esclaves noirs qui tra-vaillaient dans les plantations, en-clins à de fréquentes et sanglantesrévoltes, tout comme les quelquesIndiens indigènes qui vivaient en-core sur les îles. En 1649, une ré-volte d’esclaves à la Barbade coïn-cida avec le soulèvement de do-mestiques blancs. En 1665, suivantun modèle semblable, les Irlandaisse joignirent aux Noirs dans la ré-volte. Il y eut des rébellions simi-laires aux Bermudes, à St Christo-phe et Montserrat, alors qu’en Ja-maïque les rebelles Monmouthitesdéportés s’unirent aux Indiens enrévolte. Ce salmigondis de dépos-sédés fut décrit en 1665 comme«du gibier de potence ou des indi-vidus séditieux, pourris avantl’heure, et au mieux paresseux etseulement bons pour les mines».Ce à quoi une dame colon d’Anti-gua ajouta «ce sont tous des sodo-mites». Voilà dans quel bouillon-nement de troubles sociauxmultiraciaux et de tensions nosRanters, Diggers et Levellers dé-

portés ou exilés volontaires sontprobablement arrivés et à partirduquel la grande époque de la pi-raterie euro-américaine prit formeavec l’émergence des boucaniersdans les Caraïbes vers le milieu du17ème siècle.12Arrgh, Jim Lad!

L’écrasante majorité des pira-tes était constituée de marins quichoisissaient de rejoindre les pira-tes lorsque leur bateau était cap-turé. Néanmoins, un petit nombred’entre eux étaient des mutins quiavaient collectivement pris le con-trôle du leur. «Selon le Jolly Rogerde Patrick Pringle, le recrute-ment des pirates se faisait surtoutchez les chômeurs, les esclaves enfuite, et les criminels déportés. Lahaute mer contribuait à une sta-bilisation instantanée des inégali-tés sociales.»

De nombreux pirates manifes-taient un sens aigu de la consciencede classe; par exemple, un piratedu nom de Capitaine Bellamy tintce discours au capitaine d’un na-vire marchand qu’il venait juste decapturer. Le capitaine du navirevenait de décliner son invitation àrejoindre l’équipage pirate: «Je suisnavré qu’ils ne vous laissent ré-cupérer votre sloop, car je nem’abaisserais pas à faire du tort àquiconque, lorsque cela n’est pasà mon avantage; maudit soit le

8

Page 9: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

sloop, nous devons le couler,d’autant qu’il pourrait vous êtreutile. Vous aussi, soyez maudit,vous n’êtes qu’un sournois gode-lureau, de même que tous ceux quis’abaissent à être gouvernés par leslois que les riches ont créées pourleur propre sécurité, car cescouards n’ont aucun courage si-non celui de défendre ce qu’ils ontobtenu par leur filouterie; maissoyez maudit aussi: que soit mau-dite cette bande de vauriens rusés,et vous aussi, qui les servez, n’êtesqu’un ramassis de stupides poulesmouillées. Ils nous calomnient, lesfripouilles, alors qu’en fait ils nediffèrent de nous que parce qu’ilsvolent le pauvre sous couvert dela loi, en vérité, et que nous pillonsle riche sous la protection de no-tre seul courage; ne feriez-vous pasmieux de devenir l’un des nôtres,plutôt que de lécher le cul de cesscélérats pour avoir un travail?»

Lorsque le capitaine réponditque sa conscience ne lui permettaitpas de violer les lois de Dieu et deshommes, le pirate Bellamy poursui-vit:

«Vous êtes la conscience dumal, vaurien, soyez maudit, moije suis un prince libre, et j’aiautant d’autorité pour faire laguerre au monde entier que celuiqui a une flotte de cent navires surmer, et une armée de 100.000hommes sur terre; voici ce que me

dit ma conscience mais que l’onne peut discuter avec des morveuxpleurnichards qui permettent à dessupérieurs de leur botter le trainà volonté d’un bout à l’autre dupont.»13

La piraterie était une stratégiedans un des premiers cycles de lalutte des classes dans l’Atlantique.Les marins recouraient aussi à lamutinerie et à la désertion et àd’autres tactiques pour survivre etrésister à leur sort. Les pirates étaientprobablement la section la plus in-ternationale et militante du proto-prolétariat constituée par les marinsdu 17ème et du 18ème siècle. Il y avaitpar exemple, de sérieux fauteurs detroubles tels qu’Ed-wardBuckmaster, un marin qui rejoignitl’équipage de Kidd en 1696, quiavait été arrêté et emprisonné à denombreuses reprises pour agitationet sédition, ou Robert Culliford, quimena nombre de mutineries, cap-turant le navire sur lequel il servaitet le transformant en bateau pirate14.

En temps de guerre, avec les de-mandes de la marine, il y avait une

11. Richard Platt et Tina Chambers(photographe) - Pirate (London, DorlingKindersley, 1995), pp. 20, 26-7; Ritchie, Op.Cit., p. 22-23.12. Hill, Op. Cit, pp. 169-170.13. Rediker, Op. Cit., p. 258; Hakim Bey -TAZ: Zone Autonome Temporaire (Paris,L’Eclat, 1997), voir aussi L’Art du Chaos(Paris, Nautilus, 2001).14. Ritchie, Op. Cit., pp. 65, 117-8.

9

Page 10: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

grande pénurie de main-d’oeuvrequalifiée, et les marins pouvaient es-pérer des salaires relativement élevés.La fin des guerres, et plus particu-lièrement celle de la Successiond’Espagne, qui s’acheva en 1713,mit un grand nombre de marins auchômage et provoqua une fortebaisse des salaires. 40.000 hommesse retrouvèrent sans travail à la finde la guerre – écumant les rues deports tels que Bristol, Portsmouthet New York. En temps de guerre,les corsaires bénéficiaient de l’op-portunité d’une liberté relative etd’une chance de s’enrichir.

La fin de la guerre signifiait aussila fin des courses et les ex-corsaires

au chômage ne faisaient que s’ajou-ter à l’énorme surplus de main-d’oeuvre. La Guerre de la Succes-sion d’Espagne avait duré 11 anset, en 1713, nombre de marinsn’avaient sans doute rien connud’autre que la guerre et le pillage debateaux. On constatait fréquem-ment qu’à la fin des guerres, les cor-saires devenaient pirates. La con-jonction de milliers d’hommes en-traînés et expérimentés dans la cap-ture et le pillage des navires se re-trouvant subitement sans travail etsommés d’accomplir des tâches deplus en plus dures et de moins enmoins payées rendit la situation ex-plosive – pour beaucoup la pirate-

Captain Bartholomew Roberts et sa flotille

Page 11: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

rie fut sans doute une des seules al-ternatives à la famine.15Liberté, Egalité, Fraternité

Ayant échappé à la discipline ty-rannique à bord des navires mar-chands, la chose la plus frappantedans les équipages pirates était leurnature anti-autoritaire.

Chaque équipage fonctionnaitselon les termes d’une charte écrite,la «chasse-partie», adoptée par l’in-tégralité de l’équipage et signée parchacun de ses membres. La chartede l’équipage de Bartho-lomewRoberts commence ainsi: «Touthomme a une voix dans les affai-res en cours; a un titre égal auxprovisions fraîches, ou aux liqueursfortes, saisies à tout moment, etpeut les utiliser selon son bon plai-sir, à moins qu’une disette nerende nécessaire pour le bien detous, le vote de réductions.»16

Les équipages de pirates euro-américains formaient une véritablecommunauté, dotée de coutumescommunes, partagées sur tous lesnavires. Les concepts de Liberté,d’Egalité, et de Fraternité floris-saient en mer plus de cent ans avantla Révolution française. Les autori-tés étaient souvent choquées par lestendances libertaires des équipagespirates; le gouverneur hollandais del’Ile Maurice commenta ainsi sa ren-contre avec un équipage pirate:«Chaque homme avait le même

droit de parole que le capitaine etportait ses propres armes sur lui.»Ceci était extrêmement menaçantpour l’ordre de la société euro-péenne où les armes à feu étaientréservées aux classes supérieures, etapportait un contraste saisissant avecles navires marchands où tout ce quipouvait servir d’armes était missous clé, et avec la marine de guerredont le but principal de ses soldatsétait de maintenir les matelots à leurplace17.

Les vaisseaux pirates opéraientsur le principe de «Pas de Prise, Pasde Paie», mais lorsqu’un vaisseauétait arraisonné, le butin était répartiselon un système de partage, un sys-tème répandu dans la navigationmédiévale, mais qui s’était progres-sivement éteint lorsque la navigationétait devenue une entreprise capita-liste et les marins des salariés. Il exis-tait encore chez les corsaires et leschasseurs de baleines, mais les pira-tes le développèrent sous sa formela plus égalitaire: il n’y avait pas departs pour les propriétaires, ni lesinvestisseurs, ni les marchands, il n’yavait pas de hiérarchie élaboréepour différencier les salaires, cha-cun recevait une part équitable du15. Ibid. pp. 42, 234.16. Captain Charles Johnson, HistoireGénérale des Plus Fameux Pyrates (Paris,Phébus, 1990).17. Robert C. Ritchie, Captain Kidd and theWar against the Pirates, p. 124.

11

Page 12: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

butin et le capitaine généralementseulement une part ou deux, maxi-mum. L’épave du Whydah, le vais-seau pirate de Sam Bellamy, décou-verte en 1984, le montre bien: parmiles objets retrouvés, il y avait desbijoux rares en or provenant d’Afri-que occidentale qui «avaient été dé-coupés et dont les entailles au cou-teau très visibles laissaient penserqu’on avait tenté de les diviseréquitablement».18

La rudesse de la vie en mer fai-sait de l’entraide une simple tacti-que de survie. La solidarité naturelledes matelots entre eux se perpétuadans l’organisation pirate. Les pira-tes se «concubinaient» souvent en-tre eux, de sorte que si l’un mour-rait, l’autre récupérait ses biens. Lesrèglements pirates incluaient aussigénéralement une forme d’entraidepour que les marins blessés incapa-bles de participer au combat reçoi-vent leur part sous forme de pen-sion. Les pirates prenaient très ausérieux ce genre de solidarité – unéquipage pirate au moins est connupour avoir offert une compensa-tion à ses blessés puis s’être aperçuqu’il ne restait plus rien. Selon lacharte de l’équipage de BatholomewRoberts: «Si (...) un homme per-dait une jambe, ou devenait in-firme durant son service, il devraitrecevoir 800 dollars, provenantdes fonds communs, et pour desblessures plus légères, une aide pro-

portionnelle.» Et celui de l’équipagede George Lowther: «Celui quiaura le malheur de perdre unmembre au combat recevra lasomme de cent cinquante livressterling, et restera avec la compa-gnie aussi longtemps qu’il lui con-viendra.»19

Les capitaines pirates étaient éluset pouvaient être destitués à toutmoment pour abus d’autorité. Ilsne jouissaient d’aucun privilège par-ticulier: lui «ou tout autre officiern’a pas droit à plus [de nourriture]que les autres hommes, et même,le capitaine ne peut garder sa ca-bine pour lui seul.» Les capitainespouvaient être destitués pour lâ-cheté, cruauté et, ce qui est révéla-teur, pour avoir refusé «de captu-rer et de piller des vaisseaux an-glais»: les pirates avaient tourné ledos à l’Etat anglais et à ses lois, et iln’était pas question de tolérer lemoindre relent de sentiment patrio-tique. Le capitaine avait juste le droitde commander durant la bataille,sinon toutes les décisions étaientprises par l’équipage tout entier.Cette démocratie radicale n’était pasforcément très efficace: souvent lesbateaux pirates erraient sans but jus-qu’à ce que l’équipage prenne unedécision.20

Les premiers boucaniers s’étaientsurnommés eux-mêmes les «frèresde la côte» – un terme appropriépuisque les pirates s’échangeaient les

12

Page 13: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

navires, se retrouvaient à des pointsde rendez-vous, se regroupaient en-tre équipages pour des attaquescombinées et se retrouvaient entrevieux potes. Même s’il semble sur-prenant qu’au travers de la vasteétendue des océans, les pirates aientgardé le contact et se soient rencon-trés, en fait ils retournaient réguliè-rement vers les divers «ports libres»où ils étaient accueillis par les trafi-quants du marché noir qui achetaientleurs marchandises. Les équipagespirates se reconnaissaient entre eux,ne s’attaquaient pas mutuellement ettravaillaient souvent ensemble pourformer de véritables flottes. En1695, par exemple, les équipagesdes capitaines Avery, Faro, Want,Maze, Tew et Wake s’unirent poureffectuer un raid sur la flotte dupèlerinage annuel vers la Mecque,avec leurs six navires comptant aumoins 500 hommes.

Ils se retrouvaient aussi pour fes-toyer; comme lors des «saturnales»en 1718, où les équipages de BarbeNoire et Charles Vane se rejoigni-rent dans l’Ile d’Ocracoke en Ca-roline du Nord. Il est même prouvéqu’il y avait un langage pirate uni-que, ce qui montre bien que les pi-rates étaient en train de développerleur propre culture. Philip Ashtonqui passa seize mois chez les piratesentre 1722 et 1723, rapporta quel’un de ses ravisseurs «selon la cou-tume des pirates, et dans leur pro-

pre dialecte, me demanda, si jevoulais signer leur règlement». Ilexiste une anecdote hilarante sur uncaptif des pirates qui «sauva sa vie(à force de) jurer et de blasphémer»– suggérant ainsi que l’une des par-ticularités de ce langage pirate étaitl’utilisation généreuse de jurons etde blasphèmes. Grâce aux sépara-tions et aux regroupements – leshommes changeant fréquemmentde bateaux – il existait une grandecontinuité parmi les divers équipa-ges pirates qui partageaient les mê-mes cultures et les mêmes coutu-mes et qui, au fil du temps, déve-loppèrent une «conscience pirate»spécifique. La perspective que cettecommunauté pirate puisse prendreune forme plus permanente cons-tituait une menace pour les autoritésqui craignaient qu’elle ne développeun «Commonwealth» dans les ré-gions inhabitées, où «aucun pouvoirdans les parties du monde ne seraitparvenu à le leur contester».21

18. Lawrence Osborne - A Pirate’sProgress: How the Maritime Rogue Becamea Multiracial Hero Lingua Franca, Mars1998.19. Ritchie, Op. Cit., p. 59, 258, n38; MarkusB. Rediker – Libertalia the pirate’s utopia, inDavid Cordingly (ed), p. 264; CaptainJohnson, Op. Cit., pp. 212, 308, 343.20. Rediker, Op. Cit., p. 262.21. Ritchie, Op. Cit., pp. 87-88, 117;Douglas Botting and the Editors of Time-Life Books - The Pirates (Amsterdam, TimeLife, 1979), p. 142; Rediker, Op. Cit., p. 278;Captain Johnson, Op. Cit., p.7.

13

Page 14: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

VengeanceUn aspect particulièrement im-

portant de ce que nous pourrionsappeler la «conscience pirate» étaitla vengeance envers les capitaineset les maîtres qui les avaient exploi-tés auparavant. Le pirate HowellDavis déclara: «leurs raisons pourdevenir pirate étaient qu’ils vou-laient se venger des vils mar-chands et des cruels commandantsde vaisseaux». En capturant unmarchand, les pirates lui adminis-traient généralement la «Distribu-tion de Justice», «en s’informantauprès de leurs hommes sur lamanière dont le commandant secomportait et ceux de qui on seplaignait» étaient «fouettés et pas-sés à la saumure». Il est intéres-sant de noter que la torture favo-rite infligée aux capitaines capturésétait la «Corvée» – en souvenird’autres corvées – lors de laquellele coupable devait courir en cercleautour du mat d’artimon entre lesponts, tandis que les pirates l’en-courageaient à accélérer en lui pi-quant les fesses à l’aide de «pointesde sabres, de couteaux, de com-pas, de fourches, etc.», ceci au sond’une gigue endiablée. Il sembleque les pirates étaient déterminés àdonner au maître le goût de sa pro-pre médecine – en créant un cer-cle littéralement vicieux ou un ma-nège de discipline qui évoquait lavie pénible du marin. Le plus mili-

tant de ces redresseurs de torts desmers était sans doute Philip Lyne,qui lors de son arrestation en 1726,confessa qu’il «avait tué 37 maî-tres de vaisseaux».22

L’historien radical MarcusRediker a découvert d’intéressantsindices sur l’intérêt porté par lespirates pour la revanche dans lesnoms donnés à leurs bateaux – legroupe de noms le plus répanducontenait le mot revenge23,comme par exemple le QueenAnne’s Revenge de Barbe Noire,où celui de John Cole, le NewYork Revenge’s Revenge. Le Ca-pitaine marchand ThomasCheckley avait raison en décrivantles pirates qui avaient capturé sonnavire comme se prétendant des«hommes de Robin des Bois». Il ya d’autres indices à ce sujet dans lenom d’un autre bateau, le LittleJohn24 qui appartenait au pirateJohn Ward. Pour Peter LambornWilson, ceci «nous donne une in-dication précieuse sur ses idées etsur l’image qu’il avait de lui-même: il se considérait à l’évi-dence comme une sorte de Robindes Mers. Certains indices noussuggèrent d’ailleurs qu’il donnaitaux pauvres et qu’il était nette-ment déterminé à prendre auxriches».25

La réponse de l’Etat à cesjoyeux marins des sept mers futbrutale – le crime de piraterie était

14

Page 15: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

puni de mort. Les premières an-nées du 18ème siècle virent les «offi-ciers royaux et les pirates [piégés]dans un système de terreur réci-proque» avec l’antagonisme despirates contre la société s’accen-tuant et les autorités étant plus quejamais déterminées à les traquer.Des rumeurs voulurent que les pi-rates qui avaient tiré profit du par-don royal de 1698 se virent refu-ser ses avantages en se rendant, cequi ne fit qu’accroître la méfianceet l’antagonisme; les pirates réso-lurent alors de «ne plus tenircompte des offres de pardon, maisen cas d’attaque, de se défendrecontre leurs compatriotes dé-loyaux qui tomberaient entreleurs mains». En 1722, le Capi-taine Luke Knott se vit accorder230 livres pour la perte de sonemploi: après avoir livré 8 pirates,«il fut obligé de quitter le servicemarchand, les pirates le menaçantde le torturer à mort si jamais iltombait entre leurs main». Il nes’agissait aucunement d’une me-nace en l’air – en 1720, les piratesde l’équipage de Bartho-lomewRoberts «brûlèrent et détruisi-rent, ouvertement et en pleinjour (...) des vaisseaux sur la routede Basseterre (St. Kitts) et eurentl’audace d’insulter H. M. Fort»,pour se venger de l’exécution de«leurs camarades à Nevis». Ro-berts envoya ensuite un courrier au

gouverneur, lui indiquant qu’«ilsviendraient et brûleraient la ville(Sandy Point) autour de lui poury avoir pendu les pirates». Ro-berts se fit même faire un drapeaule montrant debout sur deux crâ-nes avec les inscriptions ABH etAMH - A Barbadian’s Head et AMartican’s Head26. Plus tard aucours de cette même année, ildonna corps à sa vendetta contre22. Cordingly - Life Among the Pirates, p.271; Ritchie, Op. Cit., p. 234; Botting - ThePirates, p. 61; Rediker, Op. Cit., pp. 269-272.23. Vengeance (ndlt).24. Un des plus célèbres compagnons deRobin. Il doit son nom français, Petit Jean,alors qu’il est toujours présenté commequelqu’un de grand et fort, au fait que little,en anglais, veut aussi dire jeune. (ndlt)25. Rediker, Op. Cit., p. 269; PeterLamborn Wilson - Utopies Pirates:Corsaires Maures et Renegados (Paris,Dagorno, 1998).26. Une Tête de la Barbade et Une Têtede la Martinique (ndlt).

15

Page 16: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

ces deux îles en pendant le gou-verneur de la Martinique en boutde vergue. Comme des primesétaient offertes pour la capture despirates, ceux-ci y répondirent enoffrant des récompenses pour lacapture de certains personnagesofficiels. Et lorsque les piratesétaient capturés ou exécutés,d’autres équipages pirates ven-geaient généralement leurs frères enattaquant la ville qui les avait con-damnés, ou les bateaux qui se trou-vaient dans son port. Cette formede solidarité montre qu’une véri-table communauté pirate s’étaitdéveloppée, et que ceux qui navi-guaient sous «la bannière du Roide la Mort» ne se considéraientplus comme Anglais, Hollandaisou Français, mais comme des pi-rates27.Piraterie et Esclavage

L’Age d’Or de la piraterie estaussi celui du commerce d’escla-ves dans l’Atlantique. La relationentre la piraterie et le commerced’esclaves est complexe et ambi-guë.

Certains pirates participèrent aucommerce d’esclaves et eurent lamême attitude que leurs compa-triotes envers les Africains dont ilsse ser vaient comme monnaied’échange. Cependant, tous les pi-rates ne participèrent pas au com-merce des esclaves. En fait, un

grand nombre de pirates étaientd’anciens esclaves; il y avait bienplus de Noirs sur les bateaux pira-tes que sur les navires de guerre oude commerce, et les observateursqui ont mentionné leur présence neles qualifiaient que rarement d’es-claves. La plupart de ces piratesnoirs étaient des esclaves en fuite,qui rejoignaient les pirates au coursde leur voyage depuis l’Afrique,après avoir déserté les plantations,ou encore qui étaient envoyéscomme esclaves pour travailler àbord des navires.

Il y avait sans doute quelqueshommes libres, comme les «Nè-gres libres», des marins deDeptford qui en 1721 menèrent«une mutinerie parce que nousavions trop d’officiers, et que letravail était trop dur, et ainsi desuite». La vie en mer en généraloffrait plus d’autonomie aux Noirsque la vie dans les plantations, maisla piraterie, plus particulièrement,pouvait – bien que cela soit trèsrisqué – offrir l’une des rares chan-ces d’être libre pour un Africain,dans l’Atlantique du 18ème siècle.Par exemple, un quart des deuxcents hommes d’équipage du vais-seau du Capitaine Bellamy, leWhydah, étaient noirs, et des té-moignages sur le naufrage de cenavire pirate en 1717 à Wellfleet,Massachusetts, rapportent quenombre des corps rejetés sur le ri-

16

Page 17: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

vage étaient ceux de Noirs.L’historien de la piraterie KennethKinkor affirme que même si leWhydah était à l’origine un négrier,les Noirs qui se trouvaient à bordlors du naufrage étaient bien desmembres de l’équipage et non desesclaves. En partie parce que lespirates, comme d’autres matelots,«n’avaient que mépris pour lesterriens», un homme noir qui sa-vait manier les cordages et lesnoeuds était plus à même de ga-gner le respect qu’un homme vi-vant à terre et n’y connaissant rien.Selon Kinkor: «Les pirates ju-geaient les Africains sur leur fa-çon de parler et leurs aptitudesmaritimes – en d’autres termes,sur leurs connaissances – plutôtque sur leur race.»28

Les pirates noirs menaient sou-vent l’abordage pour capturer unnavire. Le vaisseau pirate leMorning Star «avait un cuisiniernoir doublement armé» lors desabordages et plus de la moitié deshommes d’abordage d’EdwardCondent sur le Dragon Volantétaient noirs. Certains pirates noirsdevinrent quartier-maître ou capi-taine. Par exemple, en 1699, lors-que le Capitaine Kidd jeta l’ancre àNew York, deux sloops l’atten-daient, dont l’un était «celui d’unpetit homme noir... qui avait étéauparavant le quartier-maître duCapitaine Kidd».29

Au 17ème siècle, les Noirs trou-vés sur un bateau pirate n’étaientpas jugés avec les autres piratesparce que l’on pensait qu’ils étaientdes esclaves, mais au 18ème, ilsétaient exécutés aux côtés de leurs«frères» blancs. Néanmoins, le sortle plus probable pour un piratenoir capturé était d’être venducomme esclave, qu’il soit affranchiou non. Lorsque Barbe Noire futcapturé par la Royal Navy en 1718,cinq de ses dix-huit hommesd’équipages étaient noirs, et selonle Conseil du Gouverneur de Vir-ginie, les cinq Noirs étaient «autantimpliqués que le reste de l’équi-page dans les mêmes actes de pi-raterie». Un «coquin déterminé,un Nègre» nommé César fut prisalors qu’il allait faire sauter le na-vire plutôt que d’être capturé etd’être probablement de nouveauréduit en esclavage.30

En 1715, le Conseil de la Co-lonie de Virginie s’inquiétait des27. Rediker, Op. Cit., pp. 255, 274, 277;Ritchie, Op. Cit., p. 234; Botting - ThePirates, pp. 48, 166; Platt and Chambers -Pirate, p. 35.28. Rediker, Op. Cit., pp. 133-4; W. JeffreyBolster, Black Jacks: African AmericanSeamen in the Age of Sail, HarvardUniversity Press, 1997, pp. 12-13; CaptainCharles Johnson, Histoire Générale des PlusFameux Pyrates, Paris, Phébus, 1990.29. Rediker, Op. Cit., p. 133; Bolster, Op.Cit., p. 15.30. Rediker, Op. Cit., pp. 133-4, 249 n37;Bolster, Op. Cit., p. 14; Captain Johnson,Op. Cit.

17

Page 18: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

liens entre le «ravage des pirates»et «une insurrection de Nègres».Il avait bien raison de s’inquiéter.En 1716, les esclaves d’Antiguaétaient devenus «très impudents etinsultants» et il fut signalé que bonnombre «rejoignirent ces piratesqui ne semblent pas faire grandcas des différences raciales». Cesliens étaient transatlantiques; s’éten-dant depuis le cœur de l’Empire, àLondres, jusqu’aux colonies d’es-claves des Amériques et la «Côtede l’Esclavage» en Afrique. Au dé-but des années 1720, un groupe depirates s’établit en Afrique occiden-tale, rejoignant et se mélangeant auxKru – un peuple d’Afrique occi-dentale originaires de ce qui est ac-tuellement la Sierra Leone et le Li-beria, renommé pour sa techniquede navigation dans de longues pi-rogues et pour avoir mené les ré-voltes d’esclaves lorsqu’il fut sou-mis. Ces pirates faisaient probable-ment partie de l’équipage deBartholomew Roberts qui avait dûs’enfuir dans les bois lors de l’atta-que de la Navy en 1722. Cette al-

liance n’est pas si inhabituelle lors-que l’on considère que sur les 157hommes qui ne purent s’échapperdu bateau de Roberts, et furentcapturés ou tués à bord, 45 étaientnoirs – probablement ni des pira-tes ni des esclaves, mais des «ma-rins noirs, plus communémentappelés grémetes» – des marinsafricains indépendants venant prin-cipalement de la Sierra Leone, etqui auraient rejoint les pirates «con-tre un modeste salaire».31On peut voir comment ces lienss’étaient étendus et comment l’hé-ritage des pirates s’est disséminémême après la défaite en obser-vant le destin d’une partie de ceuxqui avaient été capturés à bord dubateau pirate de Roberts. Par lasuite, les «Nègres» de son équipagese mutinèrent à cause des mauvai-ses conditions et des «repas ré-duits» que leur proposait la Navy.«Beaucoup d’entre eux avaientlongtemps vécu comme des pira-tes», ce qui signifiait bien évidem-ment pour eux plus de liberté etune meilleure nourriture.32Devenir indigène

Lionel Wafer était un chirurgienfrançais qui avait rallié un équipagede boucaniers aux Caraïbes en1677. Au retour d’un voyage auxIndes orientales, victime d’un acci-dent, il dut se rétablir dans un vil-lage indien et finit par adopter les

Page 19: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

coutumes locales. Voici sa descrip-tion du retour de marins anglaisdans ce village:

«J’étais assis, les jambes croi-sées parmi les Indiens. Selon leurscoutumes, j’étais peint commeeux, avec pour seul vêtement unpagne, et mon anneau de nez pen-dant au-dessus de ma bouche. Il afallu presque une heure avantqu’un membre de l’équipage, enme regardant de plus près, nes’écrie, ‘Voici notre docteur’, etimmédiatement tous saluèrentmon arrivée parmi eux.»33Ce genre d’abandon de la «civili-sation» pour le mode de vie indi-gène n’était pas toujours acciden-tel. Les boucaniers des Caraïbestirent leur nom du boucan, unetechnique de fumage de la viandequ’ils tenaient des Indiens Arawak.A l’origine, les boucaniers squat-taient des terres sur la vaste îled’Hispaniola qui appartenait à l’Es-pagne (désormais Haïti et la Ré-publique dominicaine) – et se tour-nèrent vers la piraterie lorsque lesEspagnols tentèrent de les expul-ser. Sur Hispaniola, ils vivaient dela même façon que les indigènesqui les y avaient précédés. Ce modede vie maroon34 était clairementidentifié à la piraterie. Hormis lesboucaniers d’Hispaniola et deTortuga, le principal grouped’Européens marginaux dans leNouveau Monde était celui des bû-

cherons de la Baie de Campeche(aujourd’hui Honduras et Belize),un «équipage d’ivrognes insolents»considérés par la plupart des ob-servateurs comme interchangeableavec des pirates. Ils choisirent cons-ciemment un mode de vie non-cumulatif dans des villages com-munautaires indépendants à la pé-riphérie du monde.35

Les relations des pirates avec lesindigènes qu’ils rencontraientétaient variables. Certains pirates enfaisaient des esclaves, les forçant àtravailler pour eux, violant les fem-mes et volant ce qui les intéressait.En revanche, d’autres pirates s’ins-tallaient et se mariaient – intégrantla société indigène. C’est plus par-ticulièrement à Madagascar, où lespirates se mêlèrent à la population,que se développa «une race demulâtres à la peau sombre». Lescontacts et les échanges culturelsentre pirates, marins et Africainsont entraîné des similarités incon-testables entre chansons de marins31. Rediker, Op. Cit., pp. 134, 249 n42, 250n44; Bolster, Op. Cit., pp. 50-132. Rediker, Op. Cit., p. 134; CaptainJohnson, Op. Cit.33. Lionel Wafer, Voyage de Mr. Wafer, oùl’on trouve la description de l’Isthme del’Amérique, 1723<www.buccaneer.net/piratebooks.htm>.34. Aux Antilles et en Guyane: esclaveévadé ou «Nègre libre».35. Platt and Chambers, Pirate pp. 26-7;Rediker, Op. Cit., p. 146; Cordingly, LifeAmong the Pirates, p.7

19

Page 20: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

et chants africains. En 1743, desmarins furent traduits devant unecour martiale pour avoir chanté un«chant nègre». Ce genre de rap-prochement se fit dans les deuxsens et n’était pas aussi rare que l’onpourrait croire. Un pirate du nomde William May, échoué sur l’île deJohanna à Madagascar, fut fortsurpris lorsqu’un des «nègres»s’adressa à lui en parlant anglaiscouramment. Il apprit quel’homme avait été enlevé de sonîle par un navire anglais et qu’il avaitvécu un moment à Bethnal Green,à Londres, avant de revenir chezlui. Son nouvel ami lui évita d’êtrecapturé par les Anglais et d’êtreensuite amené à Bombay pour yêtre pendu.36

Que les pirates se considèrentcomme des rois libres, comme desempereurs individuels autonomesétait une des caractéristiques de ceque l’on pourrait nommer «l’idéo-logie pirate». Ceci était en partie liéeau rêve de richesse – Henry Averyétait idolâtré pour l’énorme for-tune qu’il avait pillée; certains pen-saient qu’il avait même bâti sonpropre royaume pirate. Mais il yeut un pirate qui connut une his-toire encore plus édifiante, puisqu’ilavait débuté comme esclave enMartinique: Abraham Samuel,«Tolinor Rex», le Roi de Fort Dau-phin. Samuel était un esclave enfuite qui avait rallié l’équipage du

navire pirate John & Rebecca, dontil devint finalement quartier-maî-tre. En 1696, les pirates s’emparè-rent d’un important butin et déci-dèrent de se retirer et de s’établir àMadagascar. Samuel se retrouvadans l’ancienne colonie française deFort Dauphin où la princesse lo-cale l’identifia comme étant l’enfantqu’elle avait eu d’un Français du-rant l’occupation de la colonie. Sa-muel se retrouva soudainementhéritier du trône vacant de ceroyaume. Les négriers et les mar-chands venaient en masse pourcommercer avec le «Roi Samuel»mais il garda ses sympathies pourses camarades pirates, les autori-sant, et les assistant même dans lepillage des navires marchands quivenaient pour commercer avec lui.Il y eut un certain nombre de per-sonnages similaires, peut-êtremoins flamboyants, dans les portset les rades de Madagascar – despirates ou des négriers qui étaientdevenus des chefs locaux à la têted’armées privées d’au moins 500hommes.37Sexe, drogues & rock n’roll

Les pirates semblent s’êtrebeaucoup plus amusés que leurspauvres camarades des navires deguerre ou de commerce.

Ils organisaient de sacrées fêtes– en 1669, près des côtes d’Hispa-niola, des boucaniers d’Henry

20

Page 21: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

Morgan firent sauter leur proprenavire lors d’une fête particulière-ment tapageuse qui, comme toutefête pirate qui se respecte, compor-tait son lot de fusillades éméchéesavec les armes du navire. Ilss’étaient débrouillés pour mettre lefeu aux poudres dans la soute dunavire, ce qui provoqua sa destruc-tion complète. Lors de certainsvoyages, l’alcool «coulait à flots»et pour nombre de matelots, lapromesse de grog à volonté avaitété l’une des principales raisonspour quitter la marine marchandeafin de devenir pirate. Mais ceci seretournait parfois contre eux – ungroupe de pirates mit trois jours àcapturer un navire parce qu’il n’yavait jamais assez d’hommes à jeundisponibles. Les marins en généraldétestaient les voyages sans alcool– l’une des principales raisons étant

que sous les tropiques l’eau avaittendance à accueillir des créaturesqu’il fallait filtrer entre les dents.38

Une fête pirate n’était pas di-gne de ce nom sans musique. Lespirates étaient renommés pour leuramour de la musique et ils enga-geaient souvent des musiciens pourla durée du voyage. Durant le ju-gement de l’équipage de BlackBart Bartholomew Roberts en1722, deux hommes furent acquit-tés parce qu’ils étaient de simplesmusiciens. Les pirates semblentavoir utilisé la musique lors desbatailles: il fut dit d’un des deuxhommes, James White, que «son

36. Captain Johnson, Op. Cit., Ritchie, Op.Cit., pp.86-7, 104, 118.37. Ritchie, Op. Cit., pp. 84-538. Robert C. Ritchie - Captain Kidd andthe War against the Pirates pp. 59, 69, 72-3;Cordingly - Life Among the Pirates, p.64.

21

Page 22: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

travail consistait à faire de lamusique à la poupe au momentde l’action».39

Pour certains, la liberté que lapiraterie offrait, à l’opposé dumonde de contraintes qu’ils ve-naient de quitter, s’étendait à lasexualité. La société européenne du17ème et du 18ème siècles était sau-vagement anti-homosexuelle. LaRoyal Navy menait régulièrementdes campagnes anti-sodomie sur lesnavires à bord desquels les hom-mes étaient confinés ensemble pourdes années.

Sur les navires de guerre et decommerce, on considérait lasexualité incompatible avec le tra-vail et la discipline à bord, commele précisa le pasteur John Flavel enécrivant au commerçant JohnLovering au sujet des marins: «lamort de leur désir est le meilleurmoyen pour donner vie à votrecommerce.» Dans Sodomy andthe Pirate’s Tradition, B. R. Burgsuggère que la grande majorité despirates étaient homosexuels, etmême s’il n’existe pas suffisam-ment de preuves pour soutenircette théorie, il n’en est pas moinssûr que pour ce genre de pratiques,une colonie pirate était l’endroit leplus sûr. Au début, certains desboucaniers d’Hispaniola et deTortuga vivaient dans une sorted’union homosexuelle connuesous le nom de matelotage, met-

tant en commun ce qu’ils possé-daient, le survivant héritant alors dela part de son compagnon. Mêmeaprès que les femmes eurent rejointles boucaniers, le matelotage con-tinua, un matelot partageant alorssa femme avec son partenaire.Louis Le Golif, dans ses Mémoi-res d’un Boucanier, se plaignait del’homosexualité à Tortuga, où ildut combattre dans deux duels afinde tenir à distance deux préten-dants pleins d’ardeur.

Finalement, le Gouverneurfrançais de Tortuga fit venir des cen-taines de prostituées, dans l’espoirde détourner les boucaniers deleurs pratiques. Le capitaine pirateRobert Culliford, avait un «grandconsort», John Swann avec lequelil vivait. Certains pirates achetaientde «beaux garçons» pour en faireleurs compagnons. Sur un navirepirate, un jeune homme qui recon-nut avoir eu une relation homo-sexuelle fut mis aux fers et maltraité,mais il semble qu’il s’agit là d’uneexception. Il est également signifi-catif que dans aucune charte pirateon ne trouve d’articles contre l’ho-mosexualité.40Femmes pirates

La vie de liberté sous le dra-peau noir, le Jolly Roger, s’éten-dait à un autre groupe qui pourraitsurprendre de voleurs des mers: lesfemmes pirates. Il n’était pas si rare

22

Page 23: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

de voir naviguer des femmes aux17ème et 18ème siècles. Il existait unetradition assez bien établie de fem-mes s’étant travesties pour faire for-tune, ou bien suivre leur mari ouleur amant en mer. Bien sûr, on neconnaît que celles qui ont été pri-ses et reconnues comme telles.Leurs soeurs plus chanceuses ontnavigué dans l’anonymat.

Même dans ce cas, il semble-rait que les femmes à bord desbateaux pirates étaient peu nom-breuses, ce qui, par ironie, a peut-être contribué à leur chute – il étaitrelativement facile pour l’Etatd’écraser la communauté pirate,parce que celle-ci était largementdispersée et fondamentalementfragile; les pirates avaient du mal àavoir une descendance ou à se dé-velopper. En comparaison, les pi-rates des mers de la Chine du Sud,qui eurent plus de chance et durè-rent plus longtemps, étaient orga-nisés en groupes familiaux rassem-blant les hommes, les femmes etles enfants sur les navires – de sortequ’il y avait toujours une nouvellegénération de pirates parée àl’abordage.41

De même que les pirates engénéral se définissaient en opposi-tion avec les relations sociales ducapitalisme naissant des 17ème et18ème siècles, certaines femmestrouvèrent dans la piraterie une fa-çon de se rebeller contre l’émer-

gence des rôles liés aux genres. Parexemple, Charlotte du Berry, néeen Angleterre en 1636, suivit sonmari dans la marine de guerre ens’habillant en homme. Après avoirété violée sur un vaisseau à desti-nation de l’Afrique, elle mena unemutinerie contre le capitaine quil’avait violentée, et lui trancha la têteavec un poignard. Elle devint alorscapitaine pirate, son navire croisantla côte africaine pour capturer desbateaux chargés d’or. Il y eut éga-lement d’autres femmes piratesmoins chanceuses; en 1726 lesautorités de Virginie jugèrent MaryHarley (ou Harvey) et trois hom-mes pour piraterie. Les trois hom-mes furent condamnés à la pen-daison mais Harley fut libérée.Thomas, le mari de Mary égale-ment pirate, semble avoir échappé

39. Cordingly - Life Among the Pirates,p.115.40. Ibid. pp. 122-5; Marcus B. Rediker -Liberty beneath the Jolly Roger: The Lives ofAnne Bonny and Mary Read, Pirates in M.Creighton and L. Norling (eds.) - IronMen, Wooden Women: Gender andAtlantic Seafaring, 1700-1920 (Baltimore,John Hopkins University Press, 1995), p. 9;Ritchie, Op. Cit., pp. 123-4; Marx - Brethrenof the Coast, p. 39.41. Rediker - Liberty beneath the JollyRoger, pp. 8-11, 233 n26; Captain Johnson,Op. Cit., p. 212; Platt and Chambers - Piratepp. 32-3, 62; Rediker, Op. Cit., p. 285;Klausmann Ulrike, Marion Meinzerin &Gabriel Khun (trad. Nicholas Levi) -Women Pirates and the Politics of the JollyRoger, pp. 36-7.

23

Page 24: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

à la capture. Mary et son mariavaient été déportés vers les colo-nies une année auparavant. Troisans plus tard, en 1729, une autredéportée était jugée pour pirateriedans la colonie de Virginie. Les sixmembres d’un gang pirate, dontMary Crickett (ou Crichett), etEdmund Williams, chef de cegang, furent déportés en Virginieen 1728 comme criminels.42

Cependant, les femmes piratesau sujet desquelles nous en savonsle plus sont Anne Bonny et MaryRead. Mary Read était une enfantillégitime, et fut élevée comme ungarçon par sa mère afin de la fairepasser pour son fils légitime parmi

sa famille. Elle dut s’endurcir pourfaire face à une vie difficile et ado-lescente, elle était déjà «audacieuseet forte». Mary semble avoir ap-précié son identité masculine et elles’engagea comme marin sur unnavire de guerre, puis comme sol-dat anglais lors de la guerre desFlandres.

A la fin de la guerre, elle em-barqua sur un navire hollandais àdestination des Caraïbes. Lorsqueson navire fut capturé par l’équi-page pirate de Calico JackRackam, dont faisait partie AnneBonny, elle décida de tenter sachance avec les pirates. Il semblequ’elle se soit adaptée à cette vie,et elle tomba bientôt amoureused’un des membres de l’équipage.Son amant s’étant disputé avec unautre pirate, ce qui impliquait, se-lon leur tradition, de régler l’affaire«à l’épée et au pistolet», Mary lesauva en cherchant la bagarre avecson adversaire: elle le provoqua enduel deux heures avant le combatprévu et le transperça de son sa-bre d’abordage.43

Anne Bonny était l’enfant illé-gitime d’une servante en Irlande etgrandit déguisée en garçon, sonpère prétendant qu’elle était l’en-fant d’un parent dont ont lui avaitconfié la garde. Il l’emmena par lasuite à Charleston, en Caroline duSud, où il n’était plus nécessaire dedissimuler son identité. Annie de-

Anne Bonny, ou l’inspiration pour Delacroix?

Page 25: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

vint une femme «robuste» avec un«tempérament féroce et coura-geux». En effet, «un jour où unjeune homme tentait de coucheravec elle contre sa volonté, ellele frappa si durement qu’il enresta longtemps alité». Elle s’en-fuit vers les Caraïbes où elle tombaamoureuse d’un capitaine piratenommé Calico Jack Rackam (onl’appelait ainsi à cause de ses vête-ments bizarres et pittoresques).Anne et Calico Jack, «découvrantqu’ils ne pouvaient jouir libre-ment de la compagnie l’un del’autre par des moyens honnêtes,décidèrent de s’enfuir ensemble,et d’en jouir malgré le mondeentier». Ils dérobèrent un naviredans le port et durant les deux an-nées qui suivirent, Bonny secondaRackam tout en étant son amante,à la tête d’un équipage (dont ferabientôt partie Mary Read déguiséeen homme qui les rejoindra suite àla capture de son navire) qui pillaitles navires dans les Caraïbes et leseaux côtières de l’Amérique.44

L’une des témoins à leur pro-cès, une femme du nom deDorothy Thomas qui avait été faiteprisonnière par les pirates, affirmaque les femmes «portaient des ves-tes d’hommes, des pantalons longs,et des foulards noués autour de latête, et que chacune d’entre ellesavait une machette et un pistoleten main». Bien que Read et Bonny

portaient des vêtements d’hommes,leur prisonnière ne s’y trompa pas;pour elle «la raison pour laquelleelle sut qu’il s’agissait de femmesétait la grosseur de leurs seins».

Les autres prisonniers capturéspar les pirates racontèrent queBonny et Read «étaient toutes deuxtrès dévergondées, ne cessant desacrer et de jurer, et toujours prê-tes et désireuses de faire ce qu’il yavait à faire à bord». Les deuxfemmes semblent avoir bénéficiéd’un certain ascendant; par exem-ple, elles faisaient partie du groupedésigné pour monter à l’abordage– un rôle confié aux membres lesplus courageux et les plus respec-tés de l’équipage. Lorsque les pira-tes «apercevaient un navire, letraquaient ou l’attaquaient», lesdeux femmes «portaient des vê-tements d’hommes», et en toutesautres occasions, «elles portaientdes vêtements de femmes».45

Rackam, Bonny et Read furentcapturés ensemble par un sloopbritannique qui quittait la Jamaïque42. Platt and Chambers - Pirate p. 33;Rediker - Liberty beneath the Jolly Roger,pp. 10, 232-233 n24 n25.43. Rediker - Liberty beneath the JollyRoger, pp. 3-5, 8, 13; Platt and Chambers -Pirate, pp. 32-3.44. Rediker - Liberty beneath the JollyRoger, pp. 5-7, 13-16, 234 n41; Platt andChambers - Pirate pp. 32-3; Cpt Johnson,Op. Cit., pp. 623-6.45. Rediker - Liberty beneath the JollyRoger, pp. 7-8.

25

Page 26: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

en 1720. L’équipage était complè-tement ivre (un fait banal) et se ca-cha dans la cale – un seul d’entreeux hormis Read et Bonny eut lecourage de combattre. Ecoeurée,Mary Read fit feu avec son pisto-let en direction de la cale «tuantun homme d’équipage et en bles-sant plusieurs autres».

Dix-huit hommes d’équipageavaient déjà été jugés et condam-nés à la pendaison lorsque les fem-mes arrivèrent au tribunal. Troisd’entre eux, dont Rackam, furentplus tard pendus à des emplace-ments de choix afin de servir d’ins-truction morale et d’«exemple pu-blic» aux marins qui passeraient àcôté de leurs corps en décompo-sition.

Cependant, Mary Read insistasur le fait que les «hommes de cou-rage» – comme elle – ne craignentpas la mort. Le courage était unedes principales vertus parmi les pi-rates – car seul le courage leur per-mettait de survivre. Calico JackRackam était passé du rang dequartier-maître à celui de capitainelorsque le capitaine en charge,Charles Vane, avait été destitué parson équipage pour lâcheté. C’estpourquoi ce fut une fin ignomi-nieuse pour Rackam, de s’enten-dre dire par Anne Bonny, avantd’être pendu, que «s’il s’était battucomme un homme, il n’aurait pasété pendu comme un chien».

Bonny et Read échappèrent toutesdeux à l’exécution car elle «plaidè-rent que leur ventre portait en-fant, et implorèrent que l’exécu-tion soit reportée».46Misson et Libertalia

La plus célèbre utopie piratefut celle du Capitaine Misson et deson équipage, qui établirent leurcommunauté intentionnelle, leurutopie sans loi, Libertalia, au nordde Madagascar au 18ème siècle.47

Misson était français, il naquiten Provence, et c’est à Rome alorsqu’il était en permission de sonposte sur le vaisseau de guerrefrançais La Victoire, qu’il perdit safoi, dégoûté par la décadence dela cour papale. A Rome, il rencon-tra Caraccioli – un «prêtre liber-tin» qui décida d’embarquer aveclui sur la Victoire. Au cours deslongs voyages sans grande occu-pation si ce n’est la discussion, Ca-raccioli convertit progressivementMisson et une grande partie del’équipage à une sorte de commu-nisme athée:«Il s’attaqua à la question politi-que, et montra à ses auditeurs quetout homme était né libre et avaitautant droit aux ressources néces-saires à sa vie, qu’à l’air qu’il res-pirait. (...) Que l’immense diffé-rence qui existait entre l’hommequi se vautrait dans le luxe et ce-lui qui se voyait plongé dans la

26

Page 27: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

misère la plus noire résultait seu-lement de l’avarice et de l’ambi-tion d’une part, d’une sujétioncraintive de l’autre.»

S’embarquant pour une carrièredans la piraterie, l’équipage de LaVictoire, fort de 200 hommes, fitappel à Misson pour qu’il deviennele capitaine. Les hommes collecti-visèrent les biens du vaisseau, dé-cidant que «tout devrait être misen commun». Les décisions se-raient soumises au «vote de toutela compagnie». Et c’est ainsi qu’ilsse mirent en route pour une nou-velle «vie de liberté». Au large descôtes de l’Afrique de l’ouest, ils cap-turèrent un vaisseau négrier hollan-dais.

Les esclaves furent libérés etemmenés à bord de La Victoire,Misson déclarant que «le com-merce de gens de notre propre es-pèce ne saurait jamais trouvergrâce aux yeux de la justice di-vine: qu’aucun homme n’a lepouvoir de liberté sur un autre»et qu’«il n’avait pas libéré son coudu joug de l’esclavage et affirmésa propre liberté pour asservir lesautres». A chacun de leurs com-bats, l’équipage se renforçait denouvelles recrues françaises, anglai-ses et hollandaises, ainsi que d’es-claves africains libérés.

Alors qu’il naviguait au large descôtes de Madagascar, Misson dé-couvrit une crique parfaite située

dans un territoire au sol fertile, àl’eau claire et dont les habitantsétaient amicaux. C’est là que lespirates établirent Libertalia, renon-çant à leurs titres d’Anglais, deFrançais, de Hollandais ou d’Afri-cains pour se rebaptiser Liberi. Ilscréèrent leur propre langue, unmélange polyglotte de langues afri-caines, combinées au français, àl’anglais, au hollandais, au portu-gais et à la langue des indigènes deMadagascar. Peu après avoir com-mencé à travailler à l’implantationde la colonie, La Victoire croisa lepirate Thomas Tew, qui décida deles accompagner jusque Libertalia.

Ce genre de colonie n’était pasune idée nouvelle pour Tew; il avaitperdu son quartier-maître et 23membres d’équipage qui s’étaientétablis un peu plus loin sur la côtemalgache. Les Liberi – «les enne-

46. Ibid. pp. 2-3, 5-7, 13-14; Platt andChambers - Pirate pp. 32, 35; CaptainJohnson, Op. Cit., pp. 158-9.47. A ce jour, aucune preuve historiquen’atteste que Libertalia ait jamais existémais des années durant, les historiens et legrand public y ont cru très fort, tant cettehistoire mériterait d’être vraie! (ndlt). Elleest tirée de l’ouvrage du Captain CharlesJohnson, General History of the Robberiesand Murders of the most notorious Pyrates,publié à Londres en 1728, (CaptainJohnson, Op. Cit. 1, pp. 383-439), voir aussiLibertalia, une utopie pirate (EspritFrappeur), Histoire générale des plus fameuxpirates (Phébus) du Captain Johnson, ainsique Utopies Pirates (Dagorno) de PeterLamborn Wilson.

27

Page 28: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

mis de l’esclavage», prévoyaientd’accroître leur nombre en captu-rant un autre navire négrier. Le longdes côtes de l’Angola, Tew et sonéquipage capturèrent un négrieranglais avec dans ses cales 240hommes, femmes et enfants. Lesmembres africains de l’équipagepirate découvrirent parmi les es-claves de nombreux amis et pa-rents, qu’ils délivrèrent de leurs en-traves, les régalant d’histoires surla gloire de leur nouvelle vie de li-berté.

Les pirates s’établirent là pourdevenir fermiers, gérant la terre encommun – «aucune haie ne déli-mitant la propriété de quicon-que». Le butin et l’argent pris enmer étaient «mis dans le trésorcommun, l’argent étant inutile làoù tout est mis en commun».L’Empire contre-attaque

L’Age d’Or de la piraterie euro-américaine dura approximative-ment de 1650 à 1725, avec sonapogée aux alentours de 1720, ceciétant lié à des conditions et des cir-constances particulières. La périodedébute avec l’émergence des bou-caniers sur les îles caraïbes d’His-paniola et de Tortuga. Durant lamajeure partie de cette période, lapiraterie était centrée autour desCaraïbes, et ce pour d’excellentesraisons. Les îles Caraïbes offraientd’innombrables cachettes, des cri-

ques secrètes et des îles qui ne fi-guraient sur aucune carte; des en-droits où les pirates pouvaienttrouver de l’eau et des provisions,se reposer et attendre. La localisa-tion était parfaite; située sur la routeempruntée par des flottes de navi-res lourdement chargés de trésorsretournant vers l’Espagne ou lePortugal et venant d’Amérique duSud, la mer des Caraïbes était réel-lement impossible à contrôler pourles marines de guerre et la plupartdes îles étaient inhabitées ou n’ap-partenaient à personne. Un vérita-ble paradis pour la flibuste.

En 1700, une nouvelle loi futintroduite, autorisant le jugementet l’exécution rapide des pirates,quel que soit l’endroit où ils étaientpris. Auparavant, ils devaient êtreramenés à Londres pour y être ju-gés et exécutés à la laisse48 de bassemer à Wapping. La «loi pour unesuppression plus efficace de la pi-raterie» mettait également en vi-gueur l’usage de la peine de mortet récompensait toute résistanceaux attaques pirates mais le plusimportant, c’est qu’elle remplaçaitle jugement par jury populaire parun tribunal spécial constitué d’of-ficiers de la marine de guerre.

Le célèbre Capitaine Kidd futl’une des premières victimes decette nouvelle loi – celle-ci futd’ailleurs partiellement adoptée enurgence afin de pouvoir lui être

28

Page 29: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

appliquée. Il fut pendu àl’Execution Dock de Wapping, etson corps exposé au gibet à Til-bury Point49, recouvert de goudronpour mieux le conserver, et ainsiinspirer la «terreur à tous ceux quile verraient». Son cadavre noirciet en décomposition devait servird’avertissement clair concernant lesrisques que les marins encouraienten résistant à la discipline du tra-vail.50Le cas de Kidd s’avère plutôt in-habituel puisqu’il fut exécuté à Lon-dres. Après 1700, grâce à cettenouvelle loi, la guerre contre lespirates allait se développer de ma-nière croissante aux périphéries del’Empire britannique, et il ne s’agis-sait plus d’un ou deux cadavres qui

pendaient aux gibets près des lais-ses de basse mer, mais parfois devingt ou trente d’un coup. En 1722,lors d’une affaire particulièrementsignificative, l’Amirauté britanniquejugea 169 pirates de l’équipage deBartho-lomew Roberts et exécuta52 d’entre eux à Cape Coast Castlesur la côte de Guinée. Les 72 Afri-cains qui se trouvaient à bord, qu’ilsaient été libres ou non, furent ven-dus en esclavage, dont certainsavaient échappé pour une courtepériode51.

C’est la disparition de ces con-ditions favorables uniques de l’Aged’Or de la piraterie qui mit unterme au règne des pirates. Avec ledéveloppement du capital au 17èmesiècle vint l’émergence de l’Etat,favorisée par les guerres impéria-les qui ruinèrent le globe à partirde 1688. Ces vastes campagnes deguerres nécessitaient un dévelop-pement énorme du pouvoir del’Etat.

Lorsqu’en 1713, le Traitéd’Utrecht mit fin à la guerre entre48. Limite extrême atteinte par l’eau àmarée basse. Le niveau de la Tamise àLondres peut varier de six mètres selon lamarée. (ndlt).49. Avant-port de Londres, dans l’Essex.(ndlt).50. Robert C. Ritchie - Captain Kidd andthe War against the Pirates, pp.153-4, 228,235; Cordingly - Life Among the Pirates,p.237.51. Ritchie, Op. Cit., p. 235; Bolting - ThePirates, pp.174-5

29

Page 30: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

les nations européennes, la capa-cité de l’Etat à contrôler la pirate-rie s’était massivement développée.La fin de la guerre permit égale-ment aux navires de combat de seconcentrer sur la chasse aux pira-tes et offrit aux Britanniques desintérêts commerciaux accrus dansles Caraïbes, ce qui fournit unemotivation supplémentaire pouraccomplir cet effort. Tandis que lenouvel Etat encore plus puissantconsolidait son monopole sur laviolence, les colonies durent s’ali-gner.

La pratique consistant à traiteravec les pirates et à investir dansleurs voyages était encore monnaie

courante dans les colonies bienlongtemps après que ceci ne soitdevenu intolérable en Angleterre;elle fut annihilée par une extensiondu pouvoir de l’Etat de la mèrepatrie qui devait renforcer la disci-pline dans les colonies.

Le début de la fin fut marquépar le retour à la Jamaïque de l’an-cien boucanier Sir Henry Morgancomme gouverneur avec l’ordreprécis de détruire les pirates. Lespatrouilles navales les firent sortirde leurs repaires et les pendaisonsmassives éliminèrent les chefs. Aubout du compte, la guerre des pi-rates contre le commerce était de-venue trop efficace pour être to-lérée; l’Etat combattait pour per-mettre au commerce de s’effectuersans contraintes et au capital des’accumuler, apportant la richesseaux marchands et des rentes pourl’Etat52.

Si nous voulons rechercher leshéritiers de la piraterie libertaire decet Age d’Or, il ne faut pas regar-der du côté des pirates modernes,mais plutôt voir de quelle façon lapiraterie fut introduite dans la luttedes classes atlantique. Tout commel’élan initial de la piraterie des 17èmeet 18ème siècles provenait de mou-vements radicaux axés sur la terre,tels que celui des Levellers, le cou-rant d’idées et de pratiques circuladans le monde atlantique, pourémerger dans des endroits parfois

Captain Edward England, destitué de son poste

Page 31: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

surprenants. En 1748, il y eut unemutinerie à bord du HMS Ches-terfield, près de Cape Coast Castle,le long de la côte d’Afrique. L’undes meneurs – John Place – étaitdéjà passé par là; il faisait partie deceux qui avaient été capturés avecBartholomew Roberts, en 1722.

Ce furent les «vieux loups demer» tels que John Place qui su-rent faire vivre la tradition pirateet assurèrent la continuité des idéeset des pratiques. Les mutins espé-raient «installer une colonie» se-lon la tradition pirate. Le termeanglais to strike (faire grève) vientdes mutineries, et plus particuliè-rement des «Grandes Mutineries»de Spithead et de Nore en 1797,lorsque les marins abaissèrent lesvoiles pour interrompre le flot in-cessant du commerce ainsi que lamachine de guerre étatique. Cesmarins anglais, irlandais et africainsétablirent leur propre «conseil» etune «démocratie de bord» et cer-tains parlèrent même d’établir une«Nouvelle Colonie», en Amériqueou à Madagascar53.Les pirates ont prospéré grâce àun vide dans le pouvoir, pendantune période de bouleversement etde guerre qui leur conféra la libertéde vivre véritablement en dehorsdes lois. Le retour de la paix en-traîna une extension du contrôle etla fin des possibilités de l’autono-mie pirate. Ceci n’est guère surpre-

nant lorsque l’on considère que lespériodes de guerre et de troubleont souvent favorisé l’éclosiond’expériences révolutionnaires,d’enclaves, de communes etd’anarchies.

Des pirates des 17ème et 18èmesiècles, jusqu’à la République deFiume, d’inspiration pirate et con-crétisée par D’Annunzio durant lapremière guerre mondiale, en pas-sant par la Commune de Paris quifit suite à la guerre franco-prus-sienne, les communes des Diggerspendant la Guerre Civile Anglaiseet les paysans makhnovistes enUkraine pendant la Révolutionrusse, on constate que c’est souventlors d’étapes transitoires que les ex-périences de la liberté peuventtrouver l’espace pour s’épanouir.

Do or Die52. Ritchie, Op. Cit., pp. 7, 128, 138, 147-51.53. Rediker - Liberty beneath the Jolly Roger,pp. 137-8.

31

Page 32: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

Les bateaux ivres de la libertéPour celles et ceux qui veulent en savoir plus, voici delarges extraits de la préface que Julius Van Daal* a rédigépour Pirates de tous les pays, de Markus Rediker, l’un desouvrages les plus fréquemment cités dans l’article de Door Die.

Quels hommes – quelles fem-mes parfois – étaient vraiment lesprotagonistes de l’épopée de la fli-buste? De quelles classes socialesprovenaient-ils et quelle était la na-ture exacte des rapports humainsà bord d’un sloop battant pavillonnoir? Pourquoi et comment deve-nait-on pirate? En quoi les activi-tés de ces hors-la-loi s’inscrivaient-elles dans les bouleversements so-ciaux et économiques de leur épo-que avant de fasciner leurs contem-porains, puis des générations d’en-thousiastes? Il n’est guère de do-maine où le mythe – la légendenoire de ces aventuriers mais plusencore leur gloire – ait autant oc-culté la réalité. Il y a pourtant biendes leçons à tirer de l’étude de lalibre piraterie, flotte disparate d’es-quifs frêles et redoutés, disperséeaux quatre vents des mers du Sud.

L’érudit Marcus Rediker nouslivre le résultat de ses longues re-cherches sur ce sujet, passionnantentre tous. En se fondant scrupu-leusement sur la documentationdisponible, il se concentre sur ladeuxième décennie du 17ème siècle.

(…) Le grand mérite de ce textelumineux, c’est d’attribuer à la pi-raterie sa juste place dans l’histoirede la lutte des classes. Car la pira-terie de cette période atteignait auplus haut point la pratique d’unmouvement de révolte des forçatsde la mer contre la disciplineodieuse qui régnait à bord des na-vires. Les travailleurs de la flottemarchande se voyaient piétinés parl’esprit de lucre des armateurs et ladureté pleine de morgue des offi-ciers. Le développement des voiesmaritimes, l’accroissement du com-merce mondial, les améliorationstechniques dans la constructionnavale étaient en passe de faire duvaisseau marchand une sorte debagne flottant, préfigurant la fabri-que des premiers pas de la révolu-tion industrielle.

Les conditions d’exploitation yétaient généralement effroyables, lanourriture exécrable et chiche, lapaye trop vite bue, les dangers cer-tains, les chances de survie très aléa-toires. Aussi l’amour du grand largen’entrait-il que pour très peu dansla vocation du matelot de France

32

Page 33: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

ou d’Angleterre, de Hollande oud’Espagne. Il était souvent enrôléde force, comme on en usait avecla piétaille des armées ou avec lesgueux qu’on envoyait défricher desterres lointaines et inhospitalières.Et le malheureux qui devenait ma-telot de son «plein gré» était en réa-lité réduit à cette extrémité par lamisère la plus sordide. Avec par-fois comme arrière-pensée le dé-sir de se faire pirate à la premièreoccasion…

Sur un navire, comme dans uneprison ou une caserne, l’émeute –l’émotion populaire – se nommemutinerie; et par la mutinerie, lematelot rompait toute attache avecle vieux monde, pétri d’entraves etde contraintes, qui l’avait jeté surles flots hasardeux pour faire cir-culer et croître de la valeur. C’étaitdonc de la mutinerie, geste collec-tif précurseur de la grève sauvage,que procédait l’entrée en piraterie.La mutinerie était d’abord uneaudacieuse réaction de défense faceà l’iniquité des conditions de vie àbord, permettant d’éviter la famineet l’humiliation à des pauvres quin’avaient depuis longtemps plusrien à perdre.

Hormis la très hasardeuse fon-dation de colonies à l’écart de lacivilisation, comme il arrivad’ailleurs sans doute en certaines îlesdes océans Indien et Pacifique,cette révolte ne pouvait se prolon-

ger que par des actes de briganda-ges répétés. En s’emparant des«moyens de production» nautiques,les matelots indociles n’avaientd’autre choix que de les retournercontre l’ennemi – ainsi que les ca-nons dont tous les navires étaientalors équipés. Et de poursuivre lalutte jusqu’à la mort. Ils savaient queleur mise au ban du monde mar-chand leur interdirait d’employerleurs vaisseaux pirates et leurs pri-ses à quelque négoce licite. La pro-fanation initiale qu’ils avaient com-mise à l’encontre d’une propriétéprivée, en se rendant maîtres deleur outil de travail, était vouée àse perpétuer par une guérilla per-manente contre toute propriétéprivée.

Un simulacre de procès pour ridiculiser la loi

33

Page 34: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

Rediker y insiste à juste titre: lapiraterie était, avant de se connaî-tre comme utopie praticable, lerésultat d’un conflit de classe nourrides visions d’une vie meilleure –c’est-à-dire une existence moinschétive mais surtout libre et fon-dée sur des rapports égalitaires. Lecapitaine typique d’un vaisseau pi-rate, appelé à exercer une fonctionindispensable sur un navire dehaute mer, était élu par l’équipage.

Choisi pour son aptitude ouson bagout, il était révocable à toutinstant et ne tirait de son statut etde ses attributions guère plusd’avantages matériels que les hom-mes d’équipage: «[Les pirates] luipermettaient d’être capitaine à lacondition qu’ils fussent capitainesau-dessus de lui», comme le noteun témoin de leurs aventures. Sin-gulier dans une époque où les pri-vilèges féodaux sclérosaient encoreamplement les sociétés européen-nes, cet engouement pour l’égalitétranscendait les barrières de langueet de nationalité. Mieux, les piratesavaient pour coutume de libérer lescaptifs africains – marchandiseshumaines d’entre les marchandiseshumaines – que transportaient leursprises; et ils en faisaient volontiersdes frères d’armes et de bombance.

Quant à la liberté, si brusque-ment acquise, ils en usaient parfoisavec maladresse et pouvaient ver-ser dans une sorte de cruauté in-

fantile, excessivement vindicative –comme il arrive souvent aux es-claves qui viennent de rompre deschaînes ancestrales. Mais enfin, ilsen usaient. Ayant pris en main leurdestinée et châtié à leur aise ceuxdes fauteurs de pénurie qu’ils te-naient à leur merci, leur but princi-pal était de vivre à foison. Beau-coup de liqueurs fortes, bien sûr,et une abondance de bonne chère,une succession presque incessantede réjouissances. Et suffisammentde numéraire pour rétribuercomme des princes les faveurs desputains d’escale. L’exigence, ensomme, d’une profusion d’instantsvéritablement vécus, dans le com-bat et la ripaille, dans les débats etles pagailles. Du moins, autant etplus que les inconforts et désagré-ments d’une cavale perpétuelle lepermettaient…

C’était une république frater-nelle, sans autre territoire que l’im-mensité océanique, sans autre cons-titution que d’antiques et collectifsrêves de cocagne. Et où le vouloirde chaque pirate n’était limité quepar les «articles» qu’ils adoptaientde concert: ces règles simples – etpeu contraignantes dans de tellescirconstances – suffisaient au bonfonctionnement de ces petitescommunautés partageuses et éphé-mères. C’est ainsi qu’à l’instar desouvriers luddites un siècle plustard, des flibustiers pouvaient se

34

Page 35: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

présenter en toute bonne foicomme étant «les hommes de Ro-bin des bois», paradigme increva-ble des aspirations égalitaires.

Rediker confirme en historienrigoureux ce dont les chantres fri-voles de l’imaginaire flibustier étaientconvaincus de longue date: la librepiraterie, ce n’était pas seulement lamise en pratique balbutiante d’uneorganisation sociale plus juste et plushumaine par le triomphe éphémèrede quelques redresseurs de torts;c’était aussi une belle tentative de né-gation de la notion même d’éco-nomie. Nul parfum de «nihilisme»avant la lettre dans les dilapidationseffrénées et l’intrépidité vertigineusequ’ont décrites des chroniqueurs of-fusqués par cette fast life, ce vivre-vite jugé absurde, voire démonia-que. Bien au contraire: de cette ful-gurance anarchique, de cette impré-

voyance délibérée naissaient une vo-lonté commune, une cohésion re-belle. Et ce goût du renversementse révélait propice à l’accomplisse-ment des plus beaux exploits au dé-triment des ennemis de la liberté.Cette quête d’une vraie vie sur leseaux tumultueuses du négatif cons-tituait une mise à nu tragique du sys-tème marchand, une réponserailleuse à son extension planétaire,une sagesse en mouvement. Dansle secteur hautement stratégique del’offensive capitaliste qu’était alorsle transport maritime, les piratescritiquaient en actes les aberrationsdu principe de rentabilité – et lesâmes d’épiciers, les esprits policierss’en trouvèrent à jamais désolés.

Dès lors, magistrats et négo-ciants, animés par l’effroi et la haine,mirent tout en œuvre pour rétablirl’ordre sur les mers.

35

Page 36: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

La répression implacable qui éra-diqua la piraterie eut pour effet depriver pour longtemps le proléta-riat maritime de la moindre pers-pective de dépassement de sa mi-sérable condition. Prospérant surla résignation des équipages et sousla protection accrue des forces na-vales étatiques, les armateurs pu-rent se livrer plus tranquillement àleurs trafics. A commencer par latraite des esclaves noirs, que les pi-rates avaient osé saboter les armesà la main – un siècle avant que desphilanthropes n’aient l’idée de s’enémouvoir dans de beaux discoursun peu tardifs. La disparition de laflibuste laissait le champ libre à uneentreprise de prédation autrementefficace et massive que les rapinesdes forbans: la mainmise du capi-tal européen sur le commerce in-ternational, la conquête et l’asser-vissement de territoires immensesaux quatre coins de la planète.

Après l’élimination des derniersécumeurs des mers du Sud naquitle mythe du forban maléfique etmagnifique. Ce fut le dénigrementmême du mode de vie des piratespar les moralistes et autres écono-mistes qui les rendit si populaires.Leurs vices tant décriés, leurs trans-gressions impies, leurs excursionspérilleuses aux portes de l’enfer,leurs tempéraments farouches etpresque sauvages parurent autantde titres de gloire à ceux de leurs

contemporains qui voyaient poin-dre le règne de l’ennui obligatoireet s’en affligeaient. Aux yeux despoètes et des rebelles, la flibustedans son ensemble avait tenté decombattre l’emprise du temps – letemps uniforme et quantifié destâches productives, bientôt ryth-mées par la cloche de la fabriquepuis par la pointeuse de l’usine, letemps aride qu’égrène le grand mé-canisme dont l’homme n’est qu’unrouage.

En effet, les pirates aimaient fu-rieusement festoyer, ils se consu-maient en de copieuses libations auson du violon et chantaient enchœur des hymnes païens. Certainsexcellaient aussi à conter, en aèdesplébéiens, de petites odyssées tru-culentes et picaresques qui fourni-rent la matière de bien des légen-des, d’innombrables romans et desrêves d’une multitude d’enfants.S’étant ainsi repus, les pirates quiétaient pris par l’ennemi montaientà l’échafaud en blasphémant et enmaudissant leurs tristes juges. Ilsallaient à la mort, conscients et fiersd’avoir connu la vraie richesse, quin’est ni d’or ni de titres mais d’artde jouir ensemble et sans mesure.(…)

Julius Van Daal* Auteur de Beau comme une prison qui brûle,éd. l’Insomniaque, mai 2010, et de Le rêve enarmes: anarchisme, révolution et contre-révolution en Espagne (1936-1937), éd. Nautilus,Coll. Utopies en action, 2002.

36

Page 37: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

Beaucoup de choses ont changédans la recherche historique, et pourle mieux, depuis que Between theDevil and the Deep Blue Sea a étépublié en 1987.

Lorsque j’ai commencé à étudierla vie des marins et des pirates il y aplus de trente ans, les réactions queje rencontrais étaient pratiquementtoujours les mêmes, déprimantes:«Ce doit être très intéressant d’étu-dier ces marginaux.» La réponsehabituelle mêlait à la fois roman-tisme et condescendance. Roman-tisme parce que les marins étaientconsidérés comme une version dé-suète, fascinante, exotique et excen-trique de «l’Autre». Condescendanceparce qu’ils étaient observés commedes acteurs historiques sans impor-tance.

Les historiens du monde ouvrierfaisaient des commentaires similai-res: parce que les marins ne tra-vaillaient pas dans les usines et neproduisaient pas de biens, ils netrouvaient qu’une petite place dans

les histoires de la classe ouvrière tellequ’elle était alors définie.De telles réponses m’ont toujourshérissé. Je répondais que les marinsn’étaient pas des personnages ro-mantiques. Ils étaient de simples pro-létaires partant en mer, issus du pre-mier groupe important de tra-vailleurs ayant vendu leur force detravail aux capitalistes marchands,eux mêmes au service de l’écono-mie mondialisée. J’ajoutais que lesmarins pouvaient être considéréscomme «marginaux» dans l’histoirede certaines nations, mais que si onles envisageait au regard des origi-nes et du développement du capi-talisme globalisé, ils étaient l’exactopposé puisqu’ils ont été au cœurdu processus historique qui a radi-calement transformé le monde.Leur travail a littéralement quadrilléle globe en structures de produc-tion, d’échange et de communica-tion.

Les marins étaient, en plus decela, au centre des conflits de classe

Between the Devil and theDeep Blue SeaEt pour finir, la préface de Rediker à l’édition française deBetween the devil and the deep blue sea (Les Forçats de lamer, marins, marchands et pirates dans le monde anglo-américain (1700-1750)), parue fin 2010 en France, éditionoriginale 1987.

37

Page 38: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

Captain Avery

qui ont émergé entre le capital et letravail à partir du 18ème siècle.Comme les lecteurs l’apprendront[en lisant le livre], ils ont inventé lagrève, l’une des armes les plus im-portantes du prolétariat mondial.Les marins ont également relié di-verses catégories de producteurs:esclaves, domestiques, artisans etautres travailleurs et leurs luttes àtravers l’espace et le temps

Même le drapeau rouge du so-cialisme et du communisme était audépart un symbole maritime, utilisépar les pirates et les flottes pendantles batailles pour signifier qu’aucunquartier ne serait fait ou accepté aucours de l’assaut, que ce serait uncombat à mort. Ces connexionssont étudiées dans un livre que j’ai

écrit avec Peter Linebaugh, intituléThe Many Headed Hydra: Sailors,Slaves, Commoners, and The Hid-den History of the RevolutionaryAtlantic (2000), traduit par HélèneQuiniou et Christophe Faquet etpublié en France sous le nom deL’Hydre aux mille têtes: L’histoirecachée de l’Atlantique révolution-naire (Paris, éditions Amsterdam,2008). J’ai le plaisir d’affirmer quedepuis que Between the Devil andthe Deep Blue Sea a été publié, lesmarins ne sont plus considéréscomme désuets et marginaux.

De nouvelles recherches, créati-ves, n’ont cessé de prouver à quelpoint ils ont été importants à desmoments cruciaux de l’histoiremondiale. Julius Scott a montrécomment les marins noirs, blancset métis ont largement diffuséautour de l’Atlantique des informa-tions subversives concernant la ré-volution haïtienne. Niklas Frykmanmontre maintenant comment desmarins des années 1790 ont initiéde puissantes mutineries au sein desmarines française, anglaise, néerlan-daise, danoise, suédoise et améri-caine, engendrant une vaste crise aucœur des nations maritimes et don-nant des significations transnationaleset prolétariennes aux luttes pour «lesdroits de l’homme».

L’histoire a accordé une atten-tion nouvelle aux marins, et en réa-lité à tous les navigateurs en tant que

Page 39: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

39

personnages stratégiques dans la di-vision globale du travail. Et parceque les mouvements sociaux multi-formes de la nouvelle gauche nousont permis d’écrire «l’histoire paren bas» (L’expression a apparem-ment été utilisée la première fois parGeorges Lefebvre, le grand histo-rien de la Révolution française), nouspouvons constater les pouvoirs decréation de l’histoire par les marinset les autres travailleurs au delà del’État nation.

Il y a encore beaucoup d’histoireà créer «par en bas». En réalité, c’estla seule façon dont les changementsvers le progrès se font lorsque lesmouvements populaires parvien-nent à proposer de nouvelles solu-tions pour régler de vieux problè-mes. À mon avis, la lutte pour unautre futur est toujours une luttepour des idées et des pratiques nou-velles, réellement démocratiques etégalitaires. Le passé peut nous êtretrès utile dans cette recherche. Sinous savons comment les peuplesont, par le passé, essayé d’échapperà l’exploitation et à l’oppression enorganisant leurs vies différemment,comme les marins et les pirates onttenté de le faire au cours du 18èmesiècle, cela peut à la fois nous inspi-rer et nous donner de nouvellesidées pour l’époque actuelle.

Parce que ce livre est le complé-ment de Villains of All Nations:Atlantic Pirates in the Golden Age

(2004), traduit par Fred Alpi et pu-blié en décembre 2008 par les édi-tions Libertalia sous le titre Piratesde tous les pays: l’âge d’or de lapiraterie atlantique (1716-1726),j’ajouterai que les pirates ont com-mencé à jouer un rôle nouveau dansla politique contemporaine. RogerLeisner, de Radio Free Maine, m’aenvoyé les photos de manifestationsrécentes contre la guerre, manifes-tations qui ont rassemblé des «pira-tes pour la paix» des personnes quis’habillent en pirates pour exprimerleurs revendications politiques!

Et Tariq Ali, dans son excellentouvrage Pirates of the Caribbean:Axis of Hope (qui parle du tour-nant progressiste des politiques enAmérique latine), exprime le désirselon lequel «nous sommes tous despirates» devienne un chant de ral-liement lors des manifestationspour la justice sociale.

Les mouvements anti-guerres etanticapitalistes actuels peuvent ap-prendre beaucoup de ces tra-vailleurs remuants et multiethniquesdont les travaux n’ont pas seulementconstruit le monde, mais dont l’autoorganisation radicale a fait trembler,dans les époques et les luttes pas-sées, ses fondations les plus profon-des.

Marcus RedikerPittsburgh, Pennsylvanie, USA

Page 40: Utopies pirates - [infokiosques.net] · 2015-06-12 · Utopies pirates Durant «l’Age d’Or» de la piraterie, entre le 17 ème et le 18 siècle, des équipages composés des premiers

Aussi dans la Boîte à OutilsManuel pour un peu plus d’autonomie face aux premiers secours (Joviale,Benton); Biname, et hop! (Paroles de chansons); Le progrès, c’est mal!(Bertrand Louart, Pierre Thuillier, Simon Fairlie, Teodor Shanin, TheodoreKaczynski); Cuisine de survie (Joviale); Dôme géodésique, sur le «modèle duNo Border (!)» (Joviale); 1968 et les portes ouvertes sur de nouveaux mon-des (John Holloway); La Crise, quelle crise? (Krisis, Anselm Jappe, JohannesVogele); Muscle Power (Simon Fairlie); La Princesse de Clèves aujourd’hui(Anselm Jappe); Antisémitisme et National-Socialisme (Moishe Postone); Letemps des bûchers (Starhawk); - Les radicaux urbains et paysans dans larévolution anglaise (extrait de la nouvelle édition de L’Incendie Millénariste.)

BoiteAoutilsEditions«Boîte à outils», parce que le capitalisme et le patriarcat ne s’effondreront pas

tous seuls et que pour les y aider, il nous semble nécessaire de se doterd’outils d’analyse pour comprendre les mécanismes de leur domination.

Pour cela, nous recherchons et publions des textes, analyses historiques, surdes thèmes parfois vus sous des angles différents, qui peuvent nous aider

dans une réflexion autonome.Et parce que nous plaçons l’autonomie en tête des valeurs que nous chéris-sons, comme mode de lutte et comme mode de vie, nous publions égale-

ment des «guides pratiques» pour contribuer à cette autonomisation.Toutes nos brochures sont à prix libre, c’est-à-dire que vous êtes invité-e-s, àhauteur de vos moyens, à participer aux frais d’édition et de reprographie.

Contact: <boiteaoutils@no-log. org>Parce que la subversion se propage aussi par l’écrit, parce que l’écrit se

propage aussi par Internet, il existe infokiosques. net<http://www. infokiosques. net>