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Lâaction publiqueVincent Dubois
To cite this version:Vincent Dubois. Lâaction publique. Cohen (A.), Lacroix (B.), Riutort (Ph.) dir. Nouveau manuel descience politique, La DĂ©couverte, p. 311-325, 2009. ïżœhalshs-00498038ïżœ
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Lâaction publique
Vincent Dubois
Dans les sociĂ©tĂ©s occidentales contemporaines, lâĂtat est devenu le cadre dans lequel sâexerce
le « fait de domination » (Weber, 1971). La croissance du rĂŽle de lâĂtat dans « lâadoption des
rÚgles générales concernant les rapports entre groupes sociaux [et] la légitimation des
pratiques en usage » (Lagroye et. al. 2002, p. 502) et avec elle le développement de
lâintervention publique dans de nombreux domaines constituent dĂšs lors des processus socio-
historiques décisifs pour la structuration de ces sociétés. Engagés dÚs la seconde moitié du
XIXe siĂšcle, poursuivis dans lâentre-deux-guerres et plus encore dans la pĂ©riode dite des
Trente glorieuses, ils ont notamment conduit à transférer la prise en charge de problÚmes
sociaux du privé vers le public, à renforcer les administrations publiques, et à intensifier leurs
relations dâinterdĂ©pendance avec les diffĂ©rents groupes professionnels et sociaux.
Avec une force et des rythmes qui diffĂšrent selon les pays et les secteurs, un processus inverse
de désengagement des pouvoirs publics ou au moins de redéfinition de leur intervention est en
cours depuis grosso modo le milieu des annĂ©es 1970 â ce quâon dĂ©signe communĂ©ment sous
le terme gĂ©nĂ©rique du « tournant nĂ©o-libĂ©ral ». Les faits les plus marquants de lâhistoire
sociale et politique rĂ©cente constituent en effet autant de traits caractĂ©ristiques dâune
involution. Des systĂšmes publics de socialisation des risques et services publics sont remis en
cause. La compression du budget, des effectifs et du pĂ©rimĂštre dâaction des administrations
publiques sâaccompagne dâune tendance à « externaliser » vers des opĂ©rateurs privĂ©s des
fonctions jusque lĂ exercĂ©es par des agents publics. Câest globalement lâĂ©tendue des
responsabilitĂ©s des pouvoirs publics qui est rĂ©visĂ©e Ă la baisse, au nom dâune autolimitation
pragmatique (« lâEtat ne peut pas tout faire ») et-ou du principe de responsabilitĂ© individuelle
(« il ne faut pas tout en attendre »).
Au gouvernement de la sociĂ©tĂ© pilotĂ© par lâĂtat succĂ©derait une « gouvernance » Ă laquelle
participerait de maniĂšre variable un ensemble dâacteurs publics et privĂ©s, situĂ©s tant aux
niveaux local et supranational quâau plan national. Cela nâĂ©quivaut cependant pas
mĂ©caniquement Ă une disparition de lâaction publique, ce dont tĂ©moigne entre autres la
multiplication des rĂ©formes ou lâ« inflation normative ». Cela nâempĂȘche pas non plus un rĂŽle
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important de lâĂtat, maintenu malgrĂ© les rĂ©formes libĂ©rales, renouvelĂ© dans ses fonctions (que
lâon pense aux dĂ©bats sur « lâĂtat rĂ©gulateur » ou « lâĂtat stratĂšge »), voire renforcĂ© sous ses
formes traditionnelles, par exemple rĂ©pressives lorsquâil sâagit de sĂ©curitĂ©.
Dâun processus de rationalisation (identifiĂ© par Weber) articulĂ© au dĂ©veloppement de lâĂtat,
on passerait ainsi à une politique de « rationalisation » (prÎnée par les réformateurs
contemporains) conduisant inversement Ă en rĂ©duire lâimportance ou Ă tout le moins Ă en
redĂ©ployer lâaction. Dans les deux cas, et quelles que soient par ailleurs les limites des
Ă©volutions dans un sens ou dans lâautre, des positions sociales sâĂ©tablissent ou se dĂ©font, des
ressources sont transférées, des systÚmes de relations et de représentation se (re)structurent ;
en bref des mutations sociales majeures sâopĂšrent. Que ce soit par sa genĂšse, son
institutionnalisation et son dĂ©veloppement ou Ă lâinverse du fait de sa rĂ©duction ou de son
dĂ©mantĂšlement, lâaction publique est bien ainsi au cĆur des transformations des sociĂ©tĂ©s
contemporaines, dont elle forme Ă la fois le rĂ©sultat et le vecteur. Câest la raison pour laquelle
son analyse doit ĂȘtre rapportĂ©e Ă ces transformations et peut contribuer de façon dĂ©cisive Ă
leur compréhension.
On dĂ©finira en ce sens lâaction publique comme lâensemble des relations, des pratiques et des
représentations qui concourent à la production politiquement légitimée de modes de
rĂ©gulation des rapports sociaux. Ces relations, plus ou moins institutionnalisĂ©es, sâĂ©tablissent
entre des acteurs aux statuts et positions diversifiĂ©es quâon ne peut rĂ©duire a priori aux seuls
« pouvoirs publics » : reprĂ©sentants de groupes dâintĂ©rĂȘt, journalistes, entrepreneurs privĂ©s ou
usagers y cĂŽtoient ministĂšres, organisations internationales, fonctionnaires ou responsables
politiques. Le statut des acteurs ne suffit donc pas Ă dĂ©finir lâaction publique. Les pratiques
qui contribuent Ă cette rĂ©gulation sociale sont elles aussi diversifiĂ©es, de lâĂ©diction de normes
au recours Ă lâexpertise, de lâallocation de ressources matĂ©rielles Ă la production discursive.
De sorte que lâaction publique ne peut pas plus ĂȘtre cantonnĂ©e Ă lâexercice de la « puissance
publique » ou à la délivrance de « services publics », pour reprendre les catégories
institutionnelles juridiques si prégnantes en la matiÚre. Par-delà son caractÚre protéiforme, la
spĂ©cificitĂ© de lâaction publique tient donc avant tout Ă la lĂ©gitimation politique des
« rĂ©ponses » quâelle apporte Ă des « problĂšmes sociaux », des ressources quâelle distribue ou
des formes dâorganisation sociale quâelle promeut.
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Si la sociologie de lâaction publique constitue un domaine de recherche Ă part entiĂšre, dans la
mesure oĂč elle a des terrains et des outils qui lui sont spĂ©cifiques, elle ne peut cependant ĂȘtre
dĂ©tachĂ©e de la rĂ©flexion gĂ©nĂ©rale des sciences sociales sur le fonctionnement des sociĂ©tĂ©s â
dĂ©tachement dont lâhyperspĂ©cialisation de lâanalyse des politiques publiques prĂ©sente parfois
le risque. Cette analyse doit au contraire se concevoir comme une contribution Ă la
connaissance des modes dâorganisation sociale et de leurs transformations. Elle est plus
prĂ©cisĂ©ment partie intĂ©grante de la sociologie politique, dans la mesure oĂč elle a pour but
dâanalyser les modes dâexercice du pouvoir et de la domination dans leur dimension politique.
Les pages qui suivent précisent et illustrent ces propositions, en revenant sur la formation et
les limites dâun savoir spĂ©cialisĂ© dans le domaine des politiques publiques, puis en Ă©tudiant la
structuration des relations constitutives des politiques et les pratiques par lesquelles elles se
réalisent.
1. Les hĂ©ritages dâune discipline appliquĂ©e
De la science de gouvernement à la spécialité académique
Le retour sur lâhistoire des disciplines acadĂ©miques, par la rĂ©fĂ©rence-rĂ©vĂ©rence aux pĂšres
fondateurs ou le rappel des principes originels, sert souvent Ă lâĂ©dification autant quâĂ la
formation des Ă©tudiants qui sây consacrent. Un tel retour constitue ici plutĂŽt une invitation Ă
mettre à distance une certaine tradition comme préalable nécessaire à la formation de leur
posture intellectuelle. Cette tradition provient dâabord de la policy science amĂ©ricaine
(Parsons, 1995, p. 16-29 ; Duran in Boussaguet et. al., 2004, p. 232-241 ; Hassenteufel, 2008,
p. 19-25). Les travaux au demeurant trÚs variés qui en sont issus ont apporté leur lot
dâinformations empiriques et dâinnovations analytiques. La place quây occupent les
dimensions normatives et prescriptives les détournent toutefois pour partie de la visée de
connaissance propre aux sciences sociales au profit dâune visĂ©e pratique dâamĂ©lioration de
lâaction publique. Cette spĂ©cialitĂ© ne sâappuie guĂšre sur les apports de la sociologie
europĂ©enne qui, Ă lâinstar de ses initiateurs Weber, Marx et Durkheim, a abordĂ© la question de
lâĂtat dans une thĂ©orie gĂ©nĂ©rale du monde social. Elle emprunte davantage Ă lâĂ©conomie, Ă la
thĂ©orie des organisations ou au behaviorisme, dans la perspective dâun accompagnement de
programmes dâintervention publique dont il sâagit de rationaliser la conception, de rendre
lâorganisation fonctionnelle et les rĂ©sultats efficaces. Le politiste Ă©tats-unien Harold D.
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Lasswell (1902-1978) est un des premiers et principaux promoteurs dâune telle orientation.
Aux rĂ©fĂ©rences intellectuelles se combine une conception de lâactivitĂ© scientifique elle-mĂȘme
liĂ©e Ă une croyance politique : cette connaissance joue volontiers le rĂŽle dâauxiliaire technique
du pouvoir parce que ses promoteurs considĂšrent lâamĂ©lioration des performances
gouvernementales grùce à la science comme un gage de progrÚs démocratique. La policy
science se développe dÚs lors de concert avec le lancement de grands programmes
gouvernementaux, dans les années 1930 avec le New Deal, puis aprÚs la seconde guerre
mondiale et le dĂ©veloppement de lâintervention publique.
Les recherches rebaptisées policy analysis à partir de cette période se veulent moins
naĂŻvement optimistes quant Ă la conduite des politiques et aux rĂ©sultats quâon peut en
attendre. Elles mettent en évidence les « dysfonctionnements bureaucratiques » dans la lignée
des analyses de Robert Merton, se fondent largement sur le postulat de « rationalité limitée »
formulé par le psychologue et économiste Herbert Simon, et analysent le processus
dâĂ©laboration des politiques publiques sous lâangle de la « dĂ©brouillardise » et du
« tùtonnement » (muddling through) comme le propose notamment Charles Lindblom. On
peut y voir la manifestation dâune analyse critique de lâaction publique. Ă condition toutefois
de rappeler que cette dimension critique consiste (au moins implicitement) Ă rapporter les
politiques observĂ©es Ă lâidĂ©al dâune politique rationnelle et efficace, autrement dit Ă la vision
politique dominante. Ce domaine de recherche connaßt à partir des années 1960 aux Etats-
Unis notamment un fort développement, en partie lié aux programmes publics de la great
society. Il acquiert alors des caractĂ©ristiques qui le spĂ©cifient aujourdâhui encore dans
lâunivers des sciences sociales. Ce carrefour disciplinaire, oĂč la science politique croise
lâĂ©conomie, la gestion et dans une moindre mesure la sociologie, se dĂ©veloppe dans des
institutions publiques, des cabinets de conseil, des organisations hybrides comme les think
tanks en mĂȘme temps quâau sein du champ acadĂ©mique, oĂč son enseignement sâintĂšgre Ă la
formation des futurs public managers plus quâil nâest destinĂ© Ă lâanalyse distanciĂ©e des
processus politiques. Lâanalyse des politiques publiques se caractĂ©rise de ce fait par
lâimportance de travaux appliquĂ©s, elle-mĂȘme reflet de lâimportance des Ă©changes entre
analystes et « dĂ©cideurs » publics qui en sont souvent Ă lâorigine.
Le développement de cette spécialité est beaucoup plus récent en France. Sociologues et
politistes y ont de longue date Ă©tudiĂ© lâaction publique, au moins indirectement par le biais
des recherches sur lâĂtat, de la science administrative ou des travaux sur des domaines
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particuliers, notamment les politiques sociales. Mais rappelons que la traduction littérale du
syntagme public policy et avec elle lâimportation des prĂ©supposĂ©s dâune tout autre tradition
intellectuelle, si elles sont aujourdâhui banalisĂ©es, pouvaient faire lâobjet de commentaires trĂšs
critiques au dĂ©but des annĂ©es 1970 (Sfez, 1973). Câest surtout Ă partir des annĂ©es 1980 que
des chercheurs français revendiquent lâanalyse des politiques publiques comme spĂ©cialitĂ©.
Articulant le rÎle des idéologies analysé dans une inspiration gramscienne à celui des
relations entre groupes professionnels et haute fonction publique dans une perspective issue
du néo-corporatisme, les travaux de Bruno Jobert et Pierre Muller (1987) ont renouvelé les
approches traditionnelles de lâĂtat et donnĂ© lieu Ă de multiples Ă©tudes de politiques
sectorielles (Leca, Muller, 2008). Les autres recherches utilisent plus centralement les
références américaines (Padioleau, 1982), via notamment la sociologie des organisations
(ThĆnig, 1985 ; Musselin, 2005). Sans quâelle puisse sây limiter, lâimpulsion de lâanalyse des
politiques publiques en France correspond à un modÚle de recherche privilégiant les études de
cas, souvent en lien avec des commandes gouvernementales. Dans les années 1990, son
dĂ©veloppement doit ainsi beaucoup Ă celui de lâĂ©valuation des politiques. La possibilitĂ© de
financements pour les thÚses et autres recherches ainsi que les perspectives de débouchés
professionnels en dehors de lâuniversitĂ© et du CNRS dans une pĂ©riode difficile pour lâemploi
scientifique ont également contribué au trÚs rapide essor des travaux dans ce domaine, en
mĂȘme temps quâelles ont, lĂ encore, favorisĂ© leur dimension appliquĂ©e. Tout cela a conduit Ă
la production dâun grand nombre de travaux dont beaucoup tirent aujourdâhui un bilan
scientifique rĂ©servĂ©, y compris lorsquâils sâinscrivent eux-mĂȘmes dans ce domaine (P. Duran
(in Boussaguet et al., 2004, p. 239).
Le dĂ©veloppement de lâanalyse des politiques publiques a en mĂȘme temps donnĂ© lieu Ă
dâimportants efforts pour la doter de thĂ©orisations propres qui lui confĂšrent une lĂ©gitimitĂ©
scientifique en affirmant un questionnement autonome, lui permettent de dépasser la simple
accumulation empirique de travaux monographiques et, finalement, la constituent en domaine
de connaissance spécifié par rapport aux champs disciplinaires et sous disciplinaires établis. Il
faudrait pouvoir mobiliser les outils de lâhistoire et de la sociologie des sciences pour montrer
comment ces conditions particuliĂšres ont confĂ©rĂ© un « style » propre Ă lâanalyse des politiques
publiques. Notons simplement que cela a favorisé une tendance autoréférentielle qui présente
plusieurs risques. Dâabord celui dâun oubli de ressources analytiques Ă©prouvĂ©es dans dâautres
domaines des sciences sociales. Ensuite celui dâune discussion Ă prĂ©tention thĂ©orique dont la
dynamique gĂ©nĂšre la multiplication artificielle de diffĂ©renciations â dont lâinflation des
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prĂ©fixes en « nĂ©o » et des suffixes en « isme » nâest quâun des rĂ©vĂ©lateurs les plus visibles.
Risque enfin dâun usage ostentatoire ou routinier de notions mobilisĂ©es comme marques
dâaffiliation Ă une communautĂ© savante plus que comme outils destinĂ©s Ă la formulation
dâhypothĂšses.
Une analyse exposée à de nombreux biais
Les logiques mĂȘmes de son dĂ©veloppement font que lâanalyse des politiques publiques est
aussi au moins en partie une analyse pour des politiques publiques, risquant de ce fait dâĂȘtre
prise dans lâobjet quâelle se donne. La triple rupture quâopĂšrent les meilleurs travaux dans ce
domaine constitue de ce point de vue un acquis majeur (Lascoumes, Le GalĂšs, 2007, p. 16-
17). Rupture avec le volontarisme politique, qui prendrait le discours des Ă©lites gouvernantes
au pied de la lettre, et assimilerait lâaction publique aux volontĂ©s quâelles mettent en scĂšne.
Rupture avec le mythe de lâunicitĂ© de lâĂtat, battu en brĂšche tant par le dĂ©voilement de ses
concurrences internes que par lâidentification des ramifications multiples qui, bien au delĂ de
lâ « Ătat » conçu comme une entitĂ© close sur elle-mĂȘme, sont au principe de lâaction publique.
Rupture enfin avec le fétichisme de la décision, qui verrait dans le choix précisément
identifiable dâun « dĂ©cideur » clairement identifiĂ© le point de dĂ©part absolu de lâaction
publique, alors que ce quâon appelle dĂ©cision ne correspond bien souvent quâĂ lâofficialisation
dâun processus multiforme bien loin dâĂȘtre maĂźtrisĂ© par celui qui lâendosse (Lagroye et al.,
2002, p. 514-515).
Ces trois ruptures forment les conditions minimales nécessaires à une véritable sociologie de
lâaction publique. Mais elles ne sont pas toujours aussi consommĂ©es quâon pourrait
lâattendre : il nâest pas rare de lire des rĂ©fĂ©rences Ă la « volontĂ© » de lâ « Ătat » â pour le
coup rĂ©unifiĂ© â ou des rĂ©cits dĂ©cisionistes qui, au-delĂ des facilitĂ©s de langage (que signifient
au juste des phrases telles que « Le gouvernement souhaite rĂ©former ceci » ou « lâUnion
européenne a décidé cela » ?), témoignent de la prégnance des conceptions du sens commun
â ou plus prĂ©cisĂ©ment du discours des gouvernants. Câest quâil nâest pas si facile de se
déprendre des innombrables présupposés véhiculés par les représentations officielles de
lâaction publique. Les illusions fonctionnaliste (lâaction publique serait faite pour rĂ©soudre tel
problĂšme, remplir telle fonction) ou finaliste (son sens pourrait ĂȘtre dĂ©duit du but ultime
quâelle est censĂ©e poursuivre, gĂ©nĂ©ralement celui que revendiquent les gouvernants) figurent
parmi les piĂšges frĂ©quemment tendus Ă lâanalyse. Câest dans ces piĂšges que lâon tombe en
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considérant les politiques comme des moyens de résoudre des problÚmes (problem solving) et
non comme ce quâelles sont sociologiquement : le produit dâinteractions, justifiĂ©
rĂ©trospectivement, entre autres en invoquant lâexistence prĂ©alable dâun « problĂšme Ă rĂ©soudre
» parfois inventĂ© aprĂšs coup (Cohen et. al., 1991). Lâorientation Ă©valuative pose des
problĂšmes comparables lorsquâelle se focalise sur la rĂ©alisation des objectifs officiellement
assignés : elle se condamne alors à redoubler les constats formulés dans le champ politique, et
risque dans le mĂȘme temps de manquer les effets sociaux rĂ©els des politiques, qui ne se
confondent jamais avec les buts au nom desquels elles sont menées (voir par exemple Zunigo,
2008).
Plus largement, lâutilisation de principes de division aussi commodes et frĂ©quents que peu
fondĂ©s sociologiquement demeure frĂ©quente. La vision opposant lâĂtat Ă la sociĂ©tĂ© rĂ©siste plus
que lâon ne croit aux critiques des conceptions juridistes et objectivistes qui la sous-tendent
(Lacroix, 1985), et mĂȘme aux innombrables Ă©tudes empiriques des interactions qui rĂ©vĂšlent la
fausse Ă©vidence dâune telle cĂ©sure (Jobert et Muller, 1987). La notion plus politique que
scientifique de « société civile » illustre la persistance de cette pensée dichotomique. Autres
fausses oppositions, souvent combinées : politique vs administration ; décision vs mise en
Ćuvre. La distinction politique/administration, utile pour situer les positions des agents, ne
forme pas une ligne de partage systématique entre des activités ou des rÎles souvent trÚs
imbriqués en pratique, comme on le voit trÚs bien dans la haute fonction publique (Eymeri,
2003). Elle doit encore moins fonder la réduction du politique aux seuls jeux électoraux et
partisans, qui sert parfois Ă Ă©tablir une frontiĂšre entre la sociologie politique et une analyse
dĂ©politisĂ©e des politiques publiques. De mĂȘme, la distinction simplificatrice entre dĂ©cision et
mise en Ćuvre est souvent difficile Ă Ă©viter bien quâelle soit potentiellement contradictoire
avec les résultats des meilleures analyses. Celles-ci, en montrant le caractÚre diffus et dilué
dans le temps de la « dĂ©cision » et la dimension nĂ©gociĂ©e dâune « mise en Ćuvre » qui joue
parfois un rÎle décisif dans la définition du contenu des politiques, invitent plutÎt, contre un
usage mécaniste du modÚle séquentiel des politiques publiques (Jacquot in Boussaguet et. al.,
p. 71-77), Ă une conception continuiste de lâaction publique.
Il est dâautant plus difficile de se dĂ©prendre des reprĂ©sentations communes et-ou officielles
des politiques quâelles donnent lieu Ă des notions hybrides entre la science et lâaction. Celle
de « gouvernance », par exemple, a connu ces derniÚres années un important succÚs dans
lâanalyse des politiques publiques en mĂȘme temps que dans les discours politiques et
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institutionnels, au point de former un cas dâĂ©tude des nouvelles interdĂ©pendances entre
champs académique et politico-bureaucratique (Gaudin, 2002). Peut-on alors utiliser cette
notion en lui donnant une dĂ©finition scientifique dĂ©tachĂ©e de ses usages sociaux ? Nâest-on
pas cependant inĂ©vitablement pris dans des luttes de dĂ©finition oĂč lâon risque toujours de
glisser du descriptif au normatif (dire ce quâest vraiment la gouvernance ou Ă©noncer ce quâest
la bonne gouvernance) ? Ă lâinverse peut-on, du haut dâune science souveraine, congĂ©dier
cette notion au nom de son impuretĂ© conceptuelle, dĂ©niant lâexistence de ce Ă quoi des agents
sociaux accordent leur croyance, au risque cette fois de manquer une réalité à prendre en
compte dans lâanalyse fut-ce comme catĂ©gorie « indigĂšne » ou sous lâangle de la prophĂ©tie
auto-réalisatrice ? (Georgakakis, de Lassalle, 2007b).
Le problĂšme ne tient pas seulement Ă la porositĂ© sociale des univers de lâanalyse et de lâaction
publique. Il renvoie aussi aux caractĂ©ristiques de lâaction publique comme objet dâĂ©tude. Car
si la science sociale a toujours affaire « à des réalités déjà nommées » (Bourdieu et. al., 1968),
elle se confronte dans ce cas à des « réalités » (socialement reconnues comme telles)
construites et nommĂ©es dans et par la rĂ©alitĂ© (Ă objectiver sociologiquement) de lâaction
publique. Autrement dit il ne sâagit pas seulement de « rompre avec des prĂ©notions » mais de
restituer leurs production et diffusion. Car lâune des fonctions majeures de lâaction publique
consiste précisément à produire la représentation légitime de la réalité sociale sur laquelle elle
sâexerce (la « crise des banlieues », la « baisse du chĂŽmage ») et de la maniĂšre dont elle
sâexerce (la « concertation avec les partenaires », la « modernitĂ© des rĂ©formes »). Sâil est une
difficultĂ© particuliĂšre, câest que la prĂ©gnance des catĂ©gories de pensĂ©e quâelle vĂ©hicule expose
tout particuliĂšrement au risque dâĂȘtre pensĂ© par une action publique quâon croit penser, lors
mĂȘme que câest prĂ©cisĂ©ment cette prĂ©gnance quâil sâagirait de penser (on sâinspire ici de
Bourdieu, 1993, p. 49).
ConstituĂ©e comme spĂ©cialitĂ© disjointe de la sociologie gĂ©nĂ©rale, lâanalyse des politiques
publiques nâa que partiellement mobilisĂ© les acquis du raisonnement sociologique pour
surmonter ces obstacles. Dâun point de vue Ă©pistĂ©mologique et mĂ©thodologique, cette distance
avec les débats voire avec la tradition sociologiques a limité la réflexivité sur les postures
dâanalyse et mĂȘme sur les techniques de recueil des donnĂ©es (Bongrand et Laborier 2005 ;
Pinson et Sala Pala 2007), qui seule permettrait dâaffermir un point de vue scientifique dans
un domaine oĂč, prĂ©cisĂ©ment, dâautres points de vue (mĂ©diatique, politique, expert,
bureaucratique) dominent. Dâun point de vue conceptuel, le souci de construire des modĂšles
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propres Ă lâanalyse des politiques publiques a parfois privĂ© la rĂ©flexion dâoutils conceptuels Ă
mĂȘme de conjurer certains des Ă©cueils Ă©voquĂ©s plus haut. Dans ce domaine, les approches
dites cognitives, une partie du nĂ©o-institutionnalisme, lâapproche par les rĂ©seaux ou lâĂ©tude
des acteurs se sont curieusement développés sans guÚre de référence respectivement à la
sociologie de la connaissance ou lâhistoire des croyances, Ă la sociologie des institutions, des
réseaux sociaux ou aux constructions sociologiques des positions, trajectoires ou carriÚres.
Dâun point de vue Ă la fois analytique et empirique, enfin, la focalisation de lâanalyse des
politiques sur ses propres questions permet certes de constituer un agenda de recherche et un
corpus de rĂ©fĂ©rences transposables dâun terrain Ă lâautre (des politiques scolaires aux
politiques de santé, par exemple). Mais cela ne saurait se faire sans intégrer aussi les
questions, les références et les résultats des sociologies sectorielles correspondantes aux
domaines Ă©tudiĂ©s, sociologie de lâĂ©ducation (van Zanten, 2004) ou de la santĂ© (Hassenteufel,
1997 ; Pierru, 2007). Faute de cela, lâanalyse de lâaction publique assĂšche son objet et le
dissocie artificiellement des systĂšmes de relations dans lesquels il prend place. Inversement,
lâarticulation de ces deux niveaux de questionnement lui permet de contribuer conjointement
à la compréhension du gouvernement des sociétés et à la connaissance des espaces sociaux
qui la composent.
2. Les configurations sociales de lâaction publique
Cette articulation suppose de commencer par des questions en apparence simples : qui sont les
agents engagĂ©s dans la production dâune politique ? comment sâorganisent les relations quâils
entretiennent, leurs coopérations, leur division du travail, leurs hiérarchies officielles et
effectives, leurs concurrences internes et leurs soutiens externes ? Les rĂ©ponses quâon peut y
apporter nâont pas une visĂ©e seulement informative, se bornant comme les comptes-rendus
officiels ou journalistiques Ă lâidentification dâindividus « importants » ou « influents » et Ă la
chronique de leurs rencontres. Elles ont une visĂ©e analytique, dĂšs lors quâon sâaccorde sur le
principe selon lequel comprendre une politique (son orientation, la forme quâelle prend,
lâimportance quâelle revĂȘt) implique de connaĂźtre (sociologiquement) ceux qui la font et les
relations qui les lient.
2.1. SystĂšmes de position et structure des relations
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Lâaction publique forme le produit des pratiques et reprĂ©sentations des agents qui y sont
engagées ; ces pratiques et représentations sont orientées par leurs positions, trajectoires et
caractĂ©ristiques sociales : comprendre le « produit » (lâaction publique) implique donc de
faire la sociologie de ses producteurs. Lâanalyse positionnelle est en ce sens indispensable Ă la
sociologie de lâaction publique. Elle passe entre autres par lâĂ©tude des groupes les plus
réguliÚrement présents dans la fabrication des politiques publiques : les hauts fonctionnaires
nationaux (Eymeri, 1999 ; Laurens, 2006) ou européens (Georgakakis, de Lassalle, 2007a),
les membres des cabinets ministériels (Mathiot et Sawicki, 1999), les experts (Robert, 2003),
les Ă©lites sectorielles (Genieys, 2008), etc. Quelle que soit la configuration de la politique
Ă©tudiĂ©e (une structure de coopĂ©ration intercommunale, lâalliance entre des responsables
ministĂ©riels et des reprĂ©sentants dâintĂ©rĂȘt, le regroupement informel dâexperts, dâĂ©lus
nationaux et de fonctionnaires de la Commission europĂ©enne), et quel que soit lâoutil
analytique quâon juge le plus appropriĂ© pour en rendre compte (systĂšme dâaction, champ ou
rĂ©seau), il existe sinon une correspondance au moins une relation entre lâorganisation des
relations sociales qui donnent lieu à une politique et les caractéristiques de cette politique.
Lâanalyse positionnelle constitue de ce fait le point de dĂ©part Ă lâĂ©tablissement systĂ©matique
les structures relationnelles au fondement dâune politique.
Lâanalyse des politiques publiques dĂ©crit abondamment les groupes et espaces dans lesquels
sâĂ©laborent les politiques, et nâest pas avare dâappellations pour les dĂ©signer. Lâensemble ni
parfaitement stable ni homogÚne composé par les autorités publiques et les représentants du
secteur concerné est classiquement qualifié de « communauté de politique » (Heclo et
Wildawsky, 1974 ; MĂ©ny, 1989). Au sein dâun tel ensemble, on peut dans certains cas
identifier une « communauté épistémique », regroupant des acteurs qui « ont en commun un
modĂšle de causalitĂ© et un ensemble de valeurs politiques » et sâengagent afin de « traduire
cette croyance en politique publique » (Haas, 1990, p. 42). Bruno Jobert propose quant à lui
dâanalyser les changements globaux de politique publique en les rapportant Ă la maniĂšre dont
sâarticulent trois principaux « forums » â scientifique, du dĂ©bat politique et de la fabrication
des politiques â (Jobert in Jobert et ThĂ©ret, 1994). Ces notions prĂ©sentent des vertus
descriptives et-ou analytiques. Mettant lâaccent sur les mĂ©canismes dâinterdĂ©pendance, elles
tendent cependant à laisser de cÎté les rapports de forces et hiérarchies internes à ces
ensembles, de mĂȘme que les propriĂ©tĂ©s sociales des acteurs qui les structurent. Or ce nâest
quâau prix dâune restitution prĂ©cise des positions, dispositions et prises de position des agents
individuels et collectifs engagĂ©s dans la production dâune politique que lâon peut comprendre
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pleinement les modalitĂ©s de constitution et de fonctionnement des espaces relationnels quâils
constituent et, partant, les logiques de production des politiques.
à partir de sa sociologie des champs, Pierre Bourdieu en a donné un exemple dans son étude de la
politique du logement (Bourdieu, 1990). Il sâagit de considĂ©rer cette politique, i.e. les formes quâelle
revĂȘt (rĂšglements, procĂ©dures dâaide, activitĂ© des organismes spĂ©cialisĂ©s) et les orientations quâelle
suit comme « lâobjectivation provisoire dâun Ă©tat du rapport de force structurel entre les diffĂ©rents
agents ou institutions intéressés qui agissent en vue de conserver ou de transformer le statu quo » (p.
66). LâenquĂȘte porte sur un moment critique : le milieu des annĂ©es 1970, quand se prĂ©pare une
nouvelle politique dâaide au logement qui dĂ©laisse le systĂšme dâaide Ă la construction (« aide Ă la
pierre »), instituĂ© en 1948 au profit dâune aide personnelle au logement attribuĂ©e en fonction du revenu
et de la situation de famille, dans une logique de marchĂ© et dâindividualisation. Comprendre cette
nouvelle politique implique, à partir du repérage des « agents efficients » au moment de sa préparation
(reprĂ©sentants des pouvoirs publics des groupes dâintĂ©rĂȘt, constructeurs, promoteurs, Ă©lus locaux),
dâĂ©tablir leurs rapports de force, câest-Ă -dire leurs capitaux respectifs et leurs oppositions ou alliances.
Car Ă cette structure des positions correspond la structure des orientations politiques possibles (prises
de position), et câest dans cette correspondance que rĂ©side la logique du poids relatif des diffĂ©rentes
options envisagĂ©es. On comprend ainsi comment lâaffinitĂ© des habitus entre les membres des grands
corps, la rencontre dâintĂ©rĂȘts divers et la dynamique des concurrences bureaucratiques a pu conduire
au succĂšs dâune rĂ©forme qui, portĂ©e par une minoritĂ© agissante de jeunes hauts fonctionnaires
rĂ©formistes, marque le dĂ©clin corrĂ©latif de groupes porteurs dâautres orientations. Au-delĂ du cas du
logement, cette recherche a une double portée. Elle ouvre plus généralement la voie à une sociologie
empirique (grĂące notamment Ă lâusage de lâanalyse statistique des correspondances) des configurations
sociales qui dĂ©terminent les choix publics. Dâun point de vue plus historique, elle illustre le dĂ©but en
France dâun basculement des politiques gouvernementales dans le sens libĂ©ral dâune valorisation du
jeu du marché et des choix individuels.
2.2. Les dynamiques relationnelles de lâaction publique
La sociologie des positions et des groupes ne se cantonne donc pas aux « structures » quand
lâanalyse des politiques publiques se concentre sur les « processus » : la sociologie de lâaction
publique rend compte de rapports de force qui renvoient indissociablement aux unes et aux
autres.
Ainsi lâanalyse du rĂŽle des agents subalternes dans la conduite de lâaction publique Ă©claire les
configurations particuliÚres qui permettent à des agents a priori cantonnés dans une fonction
dâexĂ©cution de jouer un rĂŽle important dans la dĂ©finition du contenu des politiques (Lipsky,
1980 ; Dubois, 2003, 2009c), dévoilant par là certains de leurs traits structuraux (Dubois,
2009b). Il en va ainsi tout particuliĂšrement de celles qui reposent sur le pouvoir
discrĂ©tionnaire dâagents auxquels est dĂ©lĂ©guĂ©e en pratique la responsabilitĂ© du traitement des
cas constitutif de la rĂ©alisation de lâaction publique (Evans et Harris, 2004). Alexis Spire lâa
bien montrĂ© Ă propos des petits fonctionnaires dans les politiques dâimmigration en France.
12
Dans les annĂ©es 1945-1975, quand lâarsenal rĂ©glementaire reste gĂ©nĂ©ral et sans
rĂ©amĂ©nagements notables malgrĂ© les transformations objectives de lâimmigration, les
employés des services préfectoraux jouent un rÎle important dans la définition des critÚres
dâautorisation dâentrĂ©e et de sĂ©jour et le tri des Ă©trangers selon leur origine nationale ou leur
qualification. Ils contribuent ainsi fortement Ă faire la politique dâimmigration (Spire, 2005).
Dans la période contemporaine, le surinvestissement politique et les objectifs chiffrés du
gouvernement ne conduit pas pour autant Ă une politique consistant en lâapplication
systĂ©matique de principes et critĂšres dĂ©finis au sommet de lâĂtat. Bien au contraire, la
disjonction entre les discours sur les droits des Ă©trangers et les conditions pratiques de leur
mise en Ćuvre conduit Ă une « politique des guichets » dĂ©finie aux Ă©chelons subalternes,
variable et trĂšs peu lisible ce qui est bien fait pour entretenir lâincertitude â et partant la
docilitĂ© â de ceux auxquels elle sâapplique (Spire, 2008). Aux Etats-Unis, la rĂ©forme du
welfare a Ă©galement renforcĂ© le pouvoir des street-level bureaucrats, favorisant lâarbitraire et
un contrĂŽle rapprochĂ© des populations qui, sâils ne sont pas explicitement prĂ©vus dans les
projets gouvernementaux, en constituent néanmoins la logique profonde (Morgen,
Maskovsky, 2003). Câest donc Ă la fois les dispositions des agents de base, les conditions
pratiques de leur travail, mais aussi toute la chaĂźne des interdĂ©pendances qui sâĂ©tablit par leur
intermĂ©diaire entre les instances dirigeantes et les populations concernĂ©es quâĂ©clairent ce type
de travaux (Dubois, 2009a).
Les liens Ă double sens entre les configurations sociales de lâaction publique et les
dynamiques de sa transformation sâobserve Ă©galement lorsquâon Ă©tudie les groupes dâintĂ©rĂȘt
et leur rĂŽle dans la production des politiques. DĂ©passant la tradition classique de lâanalyse des
« groupes de pression » limitée à une vision systémique parfois superficielle, la sociologie des
groupes dâintĂ©rĂȘt sâest rĂ©cemment renouvelĂ©e en faisant porter lâattention sur les trajectoires
et les pratiques des reprĂ©sentants dâintĂ©rĂȘt (OfferlĂ©, 1994 ; Michel, 2005). La mise en
Ă©vidence de formes de professionnalisation de la reprĂ©sentation dâintĂ©rĂȘts donne une bonne
illustration de ce quâune vĂ©ritable sociologie des acteurs peut apporter Ă la comprĂ©hension des
processus de fabrication des politiques. Outre les risques bien connus dâĂ©loignement entre « la
base » et ceux qui, appointĂ©s par lâorganisation, deviennent des « militants de cabinet », la
professionnalisation transforme les relations qui sâĂ©tablissent avec les autres catĂ©gories de
producteurs de politiques, Ă©lus, experts, fonctionnaires ou groupes dâintĂ©rĂȘt concurrents.
Lâaccumulation de ressources relationnelles ou de compĂ©tences techniques rapprochent alors
les profils et positions de ceux qui peuvent sâen prĂ©valoir de leurs interlocuteurs les plus
13
réguliers. Cela transforme leur maniÚre de voir et de penser et de faire, avec la valorisation
des activitĂ©s dâexpertise ou la dilution des positions revendicatives dans les procĂ©dures
routinisées de concertation et de « dialogue ». Cela transforme en fin de compte le rÎle des
groupes dâintĂ©rĂȘt dans lâĂ©laboration des politiques, et partant les modalitĂ©s de cette
Ă©laboration. Loin de se limiter Ă des portraits de groupes, une sociologie des positions et des
trajectoires permet ainsi de redonner de la chair sociale à des questions plus générales de
lâanalyse des politiques. La professionnalisation des reprĂ©sentants dâintĂ©rĂȘt renvoie Ă
lâinstitutionnalisation de la reprĂ©sentation des intĂ©rĂȘts, analysĂ©e notamment au prisme du
modÚle néo-corporatiste (Schmitter, Lehmbruch, 1979 ; Jobert et Muller, 1987 ; Hassenteufel,
1990), câest-Ă -dire rĂ©fĂ©rĂ©e Ă un mode bien particulier de rĂ©gulation Ă©tatisĂ©e des rapports entre
groupes sociaux. à un autre niveau, la multipositionnalité des acteurs et leurs déplacements
entre public et privĂ© fondent socialement les reconfigurations dâune action publique que
lâanalyse des rĂ©seaux de politiques prĂ©sente comme de plus en plus fragmentĂ©e, Ă la faveur de
la diminution du rĂŽle de lâĂtat, et changeante, au grĂ© de la fluctuation des intĂ©rĂȘts portĂ©s par
les groupes (Marsh et Rhodes, 1992 ; Le GalĂšs et Thatcher, 1995). Câest donc dans lâespace
relationnel de production des politiques que résident les principes de leur orientation et de leur
changement.
LâeuropĂ©anisation qui marque aujourdâhui les politiques des Etats membres de lâUnion
européenne le montre bien (Featherstone, Radaelli, 2003 ; Baisnée, Pasquier, 2007 ;
Hassenteufel, Surel, 2008). LâeuropĂ©anisation peut dĂ©signer le dĂ©veloppement des politiques
de lâUnion, le rĂŽle croissant du niveau europĂ©en ou des Ă©changes entre gouvernements dans la
dĂ©finition des politiques nationales, lâadaptation des cadres de perception et dâaction des
organisations politiques et administratives nationales en lien avec lâintĂ©gration europĂ©enne ou
encore les tendances convergentes Ă lâĂ©chelle europĂ©enne de ces politiques. Quel que soit le
sens retenu, lâeuropĂ©anisation des politiques correspond Ă lâeuropĂ©anisation de la
configuration, au sens de Norbert Elias, dans laquelle les politiques sont produites.
LâeuropĂ©anisation consiste en lâarrivĂ©e de nouveaux acteurs dans le « jeu » des politiques
publiques : des acteurs institutionnels supranationaux, au premier rang desquels la
Commission européenne, dont les orientations, les directives, les rÚglements, viennent
sâajouter au systĂšme prĂ©existant de contraintes des choix publics nationaux, et toute une sĂ©rie
dâintermĂ©diaires, agences, conseils, cabinets, lobbies, assistants parlementaires, chargĂ©s de
mission qui, vivant de et pour lâEurope, incarnent lâeuropĂ©anisation quâils promeuvent et
contribuent Ă rĂ©aliser (Georgakakis, 2002). LâeuropĂ©anisation offre Ă©galement de nouvelles
14
opportunités de jeu : des « coups » qui deviennent jouables, comme lorsque des groupes
dâintĂ©rĂȘt mobilisent Ă des fins locales des alliances ou des rĂ©fĂ©rences de niveau europĂ©en, ou
que des acteurs prennent appui sur lâagenda europĂ©en pour mettre sur la table des enjeux qui,
sans cela, auraient plus difficilement passĂ© les filtres nationaux. LâeuropĂ©anisation est alors
celle des calculs et anticipations des « joueurs ». Les effets de lâintĂ©gration europĂ©enne sur les
politiques nationales ne sont donc pas rĂ©ductibles Ă une imposition de lâ « Europe » sur les
Ătats membres (HĂ©ritier et. al., 2001 ; de Maillard, Smith in BaisnĂ©e, Pasquier, 2007). Les
reprĂ©sentants de ces derniers ont contribuĂ© Ă lâĂ©laboration des normes communes, quâelles
soient juridiquement contraignantes ou consistent en des « modÚles » de politique. Dans un
cas comme dans lâautre, leur effectivitĂ© suppose toujours des mobilisations (dâautres
gouvernements, de groupes dâintĂ©rĂȘtâŠ) et des rĂ©appropriations (adaptations, usages Ă dâautres
finsâŠ) qui peuvent avoir un effet dâeuropĂ©anisation sans pour autant se rĂ©duire Ă lâobĂ©issance
Ă la rĂšgle europĂ©enne ou poursuivre lâeuropĂ©anisation comme finalitĂ© (Dubois 2007). En
rĂ©sumĂ©, lâeuropĂ©anisation des politiques renvoie aux transformations des systĂšmes de position
et de relations induites par le processus dâintĂ©gration europĂ©enne, ces espaces relationnels
europĂ©anisĂ©s fondant Ă leur tour des modĂšles dâaction et des reprĂ©sentations rĂ©fĂ©rĂ©s Ă
lâEurope.
3. De la construction des problĂšmes publics aux modes de gouvernement
Quel que soit le niveau de gouvernement considéré, la construction des problÚmes publics,
lâinstitutionnalisation et la lĂ©gitimation des politiques sâopĂšrent dans les relations entre les
diffĂ©rentes catĂ©gories de producteurs dâaction publique et entre la configuration spĂ©cifique
quâils constituent et lâespace social plus vaste dans lequel ils interviennent.
3.1. Formation et politisation des problĂšmes
La mĂ©taphore de la construction sociale a connu un succĂšs tel quâelle est devenue un lieu
commun des sciences sociales contemporaines (Hacking, 2001). Elle nâen conserve pas moins
ses vertus heuristiques sâagissant de la construction des problĂšmes publics, analysĂ©e
notamment par la sociologie interactionniste (Gusfield, 1981). En rappelant que ces
problĂšmes ne sont pas « naturels », ne sâimposent pas dâeux-mĂȘmes, et que les pouvoirs
publics prennent généralement une part active à leur formation, cette perspective permet de
rompre avec la vision spontanément fonctionnaliste considérant les politiques comme des
15
réponses (nécessaires) à des problÚmes préexistants. En postulant que les problÚmes publics
sont le produit dâun travail social qui engage la mobilisation dâacteurs divers, elle invite Ă
considĂ©rer lâaction publique comme le produit de processus et relations sociales, et non
comme le rĂ©sultat dâune « volontĂ© » des dĂ©cideurs ou dâune simple application de rĂšgles
juridiques. Dans la mesure oĂč la formulation des problĂšmes est Ă©troitement liĂ©e aux modalitĂ©s
envisageables de leur traitement, son analyse sâavĂšre particuliĂšrement utile pour comprendre
les « solutions » qui ont été privilégiées. Michel Setbon montre par exemple comment les
rĂ©ponses gouvernementales apportĂ©es Ă lâĂ©pidĂ©mie de SIDA varient en fonction des
caractĂ©ristiques et des maniĂšres de penser et dâagir propres aux acteurs, diffĂ©rents dâun pays Ă
lâautre, qui ont orientĂ© la prise en charge publique de cette maladie (Setbon, 1993).
Trois conditions doivent ĂȘtre remplies pour quâun « problĂšme public » existe en tant que tel.
La premiĂšre est de lâordre de la connaissance. Pour quâun problĂšme existe socialement, il faut
disposer Ă son propos dâinformations et des cadres pour les interprĂ©ter. On le voit par exemple
en matiĂšre de santĂ© publique (crises alimentaires, effets de pollutions, Ă©pidĂ©mies), oĂč la
publicisation dâun danger est liĂ©e Ă sa connaissance mĂ©dicale. Plus largement, la diffusion de
lâinformation dans le travail journalistique (sans mĂȘme parler de son rĂŽle de mise en forme)
sâavĂšre frĂ©quemment dĂ©terminante (Cohen, 1972). Une seconde condition renvoie aux normes
sociales au regard desquelles une situation est dĂ©finie comme problĂ©matique. Il nây a de
déviance ou de problÚme que rapportés à une norme (Becker, 1985). Pour que le chÎmage ou
le travail des enfants soient des « problĂšmes », il faut attendre lâimposition du travail salariĂ©
permanent et du droit Ă lâĂ©ducation comme normes (Castel, 1995). Une troisiĂšme condition,
partiellement incluse dans les deux prĂ©cĂ©dentes, rĂ©side dans la mobilisation dâacteurs pour
que le problĂšme devienne public. Sans lâactivitĂ© des syndicalistes, des hommes politiques, des
médecins et autres « entrepreneurs » de morale » (Becker) qui font croisade contre le « fléau
de lâalcoolisme » (Gusfield, 1981 ; Dargelos, 2008), des statisticiens qui mettent en forme la
catégorie statistique des chÎmeurs (Salais, et. al., 1985), des journalistes, policiers et experts
de la sécurité qui mettent en scÚne les « violences urbaines » (Collovald, 2001 ; Bonelli,
2008), des sondeurs qui Ă©tablissent lâimportance que lâ « opinion publique » leur accorde
(RĂ©mond, 2007), que seraient en effet ces problĂšmes publics dont lâexistence semble si
Ă©vidente ?
Une fois ces conditions réunies, comment un problÚme devient-il politique ? Car si, en dehors
de ceux touchant au fonctionnement des institutions et Ă lâorganisation de la vie politique
16
(paritĂ© hommes/femmes, cumul des mandats, financement des partis, par exemple), il nây a
guĂšre de problĂšmes qui soient par dĂ©finition politiques, il nây a guĂšre plus de problĂšmes qui Ă
lâinverse ne puissent potentiellement ĂȘtre dĂ©finis politiquement. Les domaines du politique et
du « politisable » ne pouvant ĂȘtre circonscrits au prĂ©alable, la question consiste donc Ă savoir
comment un problÚme est politisé (Lagroye, 2003). Deux éléments apparaissent ici
dĂ©terminants. Dâabord le statut des acteurs qui prennent publiquement position Ă son propos
et les situations dans lesquelles ils le font : que le chef de lâEtat intĂšgre le handicap au nombre
des « chantiers prĂ©sidentiels » lors dâune occasion aussi ritualisĂ©e quâune allocution tĂ©lĂ©visĂ©e
transforme, par un effet quasi magique, le handicap en objet politique. Ensuite les termes dans
lesquels les problĂšmes sont Ă©noncĂ©s : que le PrĂ©sident Chirac Ă©voque « lâaccĂšs Ă la
citoyennetĂ© » des personnes handicapĂ©es dote le problĂšme dâun statut politique, comme
lâavait fait la rĂ©fĂ©rence Ă la laĂŻcitĂ© et aux valeurs de la RĂ©publique Ă propos du port du voile
dit islamique. Lâaction publique ne concerne cependant pas seulement, ni mĂȘme
prioritairement, des problÚmes symboliquement chargés et politiquement débattus. Plus
largement, un problĂšme devient politique (au sens des politiques publiques), dĂšs lors quâil est
construit comme Ă©tant susceptible dâĂȘtre traitĂ© par les pouvoirs publics, selon des logiques qui
sont celles qui prĂ©valent dans lâaction publique.
Plus que la métaphore de la « mise sur agenda », qui peut laisser sous-entendre la séparation
de deux étapes et univers disjoints (1. formulation par la société ; 2. prise en compte par le
gouvernement), la perspective en termes de construction des problĂšmes publics permet de les
situer dans le continuum des Ă©changes politiques. On peut ainsi voir dans la genĂšse des
problĂšmes publics une forme dâenregistrement politique des rapports sociaux, qui consiste Ă
officialiser le rĂ©sultat des luttes entre groupes, lâeffet du rĂŽle central jouĂ© par les mĂ©dias dans
le courtage politique, ou encore la production dâune offre politique rĂ©sultant des concurrences
internes aux champs politique et bureaucratique (Garraud, 1990). Sâils sont variĂ©s et
complexes, et ce dâautant plus du fait de lâintĂ©gration europĂ©enne qui les multiplient
(Campana et. al., 2007), les circuits que suivent les problĂšmes pour devenir objets
dâintervention publique sont toutefois loin dâĂȘtre totalement alĂ©atoires et imprĂ©visibles. Il
existe des régularités repérables, ne serait-ce que parce que ces circuits sont déterminés par le
pouvoir inĂ©gal des acteurs sociaux Ă faire valoir des intĂ©rĂȘts et-ou Ă prescrire des
reprĂ©sentations du monde social. Ce pouvoir nâest certes pas distribuĂ© une fois pour toutes,
mais sa rĂ©partition renvoie Ă une structure sociale dotĂ©e dâune certaine stabilitĂ©.
17
3.2. Mise en forme et institutionnalisation des politiques
La construction des problÚmes publics a partie liée avec la genÚse des catégories
dâintervention publique qui forme un des processus dâinstitutionnalisation des politiques. Les
catĂ©gories institutionnalisĂ©es de perception et dâaction propres aux politiques publiques
constituent en effet lâobjectivation institutionnelle (dans une structure administrative ou de
nouveaux dispositifs) de « problĂšmes » qui sâimposent Ă un moment donnĂ© comme cruciaux.
La production politico-médiatique de la « crise des banlieues » dans les années 1980 associée
au succĂšs dâune vision spatialisĂ©e des problĂšmes sociaux portĂ©e par des experts et des
militants a ainsi donné lieu à la « politique de la ville » qui a pu constituer un élément
important du traitement gouvernemental dâun grand nombre de questions sociales et urbaines
(accĂšs Ă lâemploi, dĂ©linquance, jeunesse, logement, etc.) (Tissot, 2007). Lorsque la genĂšse de
lâintervention publique doit beaucoup Ă des mobilisations collectives antĂ©rieures, comme ce
fut le cas pour lâenvironnement (Lascoumes, 1994) ou la consommation (Pinto, 1992), lâenjeu
est que lâofficialisation du problĂšme (Lahire, 1999) ne se retourne pas en dĂ©possession de
ceux qui lâont portĂ© Ă lâorigine. On retrouve lĂ tous les dĂ©bats sur les cycles de construction
des problĂšmes (Downs, 1972).
La formation des catĂ©gories dâaction publique renvoie Ă©galement Ă lâaffirmation des fonctions
et domaines dâintervention lĂ©gitimes des pouvoirs publics. Le fait par exemple que la culture
fasse partie de ces fonctions et domaines nâa rien dâĂ©vident (Dubois, 1999). Les
représentations sociales de la culture comme relevant de choix personnels et en tout cas
privĂ©s, la force des conceptions non-interventionnistes en la matiĂšre, de mĂȘme que les
relations parfois conflictuelles entre les champs politico-bureaucratique et culturel ont
longtemps entravĂ© la formation dâune politique publique de la culture, qui nâintervient que
dans des conditions en partie fortuites en France à partir de la fin des années 1950, souvent
plus tard ailleurs, et demeure parfois trĂšs embryonnaire comme câest le cas au niveau de
lâUnion europĂ©enne.
Principes institutionnalisĂ©s de vision et division du monde social et dâaction sur le monde
social appuyés sur les ressources matérielles et symboliques accumulées par les pouvoirs
publics (Bourdieu, 1993), les catĂ©gories dâintervention publique servent enfin la mise en
forme institutionnelle du social. Câest Ă partir dâelles que les populations sont classĂ©es et
traitĂ©es, avec des effets indissociablement symboliques (reconnaissance ou assignation dâun
18
statut) et matériels (octroi des ressources qui y sont liées), comme on le voit bien dans les
politiques sociales. Elles forment Ă©galement les matrices de la construction des problĂšmes, qui
sont pré-cadrés dans les structures et la « pensée » des institutions (Douglas, 1989).
3.3. Modus operandi et modes de légitimation
Les pratiques dâintervention publique, la signification qui leur est accordĂ©e et leurs effets
potentiels sont ainsi les produits de processus de mobilisation (faire advenir un problĂšme Ă
traiter) et dâinstitutionnalisation (la stabilisation de cadres de pensĂ©e et dâaction) eux-mĂȘmes
liés au systÚme des relations entre les acteurs engagés, à titres divers, dans la production
dâune politique. Pour comprendre les multiples rĂ©formes dont les gouvernements europĂ©ens
sont aujourdâhui si friands, par exemple dans le domaine social (que lâon pense aux retraites,
Ă la santĂ© ou au traitement du chĂŽmage), pour saisir le fait quâelles soient considĂ©rĂ©es comme
inĂ©vitables ou rĂ©sultant dâun habillage idĂ©ologique de la dĂ©fense dâintĂ©rĂȘts Ă©conomiques, pour
mesurer enfin leur portée, il faut les rapporter aux conditions de leur genÚse, aux structures
institutionnelles qui les facilitent ou les entravent (Pallier, 2005), et aux rapports de forces qui
les orientent (e.g. entre organisations syndicales et patronales, entre administrations
financiÚres et sociales, entre gouvernements nationaux et Union européenne). On voit ainsi
comment lâagencement des pratiques, instruments, modes dâorganisation, etc. qui constituent
les « styles » dâaction publique sont parties prenantes des modes de domination politique,
câest-Ă -dire des modalitĂ©s dâexercice et de lĂ©gitimation du pouvoir politique.
Ce lien apparaĂźt tout particuliĂšrement au travers des transformations des modes dâĂ©laboration
des politiques. Il suffit en effet de rappeler ce qui a pu constituer le « modÚle français » de
politique publique dans les Trente glorieuses pour sâen convaincre (Muller, 1992). Les
évidences qui se renforçaient mutuellement, de la nécessaire impulsion étatique dans un sens
modernisateur, dâune prĂ©Ă©minence de lâĂ©chelon central et du rĂŽle dĂ©terminant des relations
entre hauts fonctionnaires et reprĂ©sentants de groupes professionnels dans lâorientation des
choix publics dessinaient à la fois des modes opératoires (comme modÚle du « grand projet »
technologique et Ă©conomique, dont lâavion Concorde fut lâun des derniers exemples) et un
mode de gouvernement de la société qui a peu à peu été battu en brÚche. On le voit par
exemple au travers du déclin de la planification comme mode privilégié de conduite des
politiques publiques. FondĂ©e Ă la fois sur lâidĂ©e technocratique dâune politique rationalisĂ©e
par le recours à la science (Dubois, Dulong, 1999) et sur une conception de la démocratie
19
préférant le « dialogue entre partenaires » au jeu parlementaire, la planification a formé à la
fois lâoutil et le symbole dâun gouvernement prĂ©visionnel de la sociĂ©tĂ© par des instances
centralisĂ©es. La dĂ©centralisation, lâintĂ©gration europĂ©enne, la conversion des Ă©lites politiques
et administratives à un modÚle privilégiant le libre jeu du marché ont progressivement remis
tout cela en cause.
Sans pour autant tomber dans lâillusion de la nouveautĂ© ou les Ă©noncĂ©s autant prescriptifs que
descriptifs du modĂšle de la gouvernance, selon lesquels lâEtat deviendrait toujours plus
subsidiaire dans une « communauté de politiques publiques » toujours plus fragmentée
(Lagroye et. al., 2002 : 544-545), les transformations qui ont affecté les espaces de production
des politiques ont de fait favorisĂ© le renouvellement des pratiques de gouvernement. Lâessor
de la rhétorique et des pratiques évaluatives à partir de la fin des années 1980 en France en est
lâun des principaux exemples (Duran, Monnier, 1992 ; Corcuff, 1993 ; Jacob, 2005). Pour
partie inspirĂ©e de techniques managĂ©riales issues de lâentreprise privĂ©e, lâĂ©valuation des
politiques publiques met en scÚne un gouvernement plus « modeste » car sachant revenir sur
ses éventuelles erreurs (« expérimentation »), plus « rigoureux » car soucieux des meilleurs
résultats au moindre coût (« efficience »), plus « démocratique » car informant mieux les
citoyens sur son action (« transparence »). Le développement de formes de consultation,
forums et autres dĂ©bats citoyens, au moins dans la mise en scĂšne de lâaction publique, montre
Ă©galement comment des procĂ©dures qui se veulent « innovantes » ont partie liĂ©e Ă lâĂ©volution
des modes de lĂ©gitimation politique (Blatrix et. al., 2007). De mĂȘme, si le recours des
pouvoirs publics Ă des formes rationalisĂ©es de gestion de lâopinion nâa rien de nouveau, le
recours aux campagnes dâinformation publiques est dĂ©sormais thĂ©orisĂ© par des experts en
communication et politiques publiques (Weiss, Tschirhart, 1994). Avec la « communicative
governance », lâhorizon dâune action publique dâoĂč les rapports de domination auraient
disparu rejoint lâutopie dâune dĂ©mocratie parfaite par les techniques de communication
(Neveu, 2002). Lâanalyse des connivences entre Ă©lites gouvernantes et journalistes (Duval,
2006) ou du recours Ă ces techniques (RĂ©mond, 2007) montre cependant comment cette
domination est dâautant plus efficace quâelle peut sâautoriser dâune opinion publique
« informée » (au sens de mise en forme) par les croyances que diffusent conjointement
médias et pouvoirs publics.
*
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Lâaction publique forme bien ainsi lâune des modalitĂ©s pratiques dâexercice de la violence
symbolique (Bourdieu, 1993), par lesquelles en mĂȘme temps quâils se lĂ©gitiment et lĂ©gitiment
leur intervention, les pouvoirs publics légitiment les représentations dominantes du monde
social. Et parce que ce pouvoir symbolique sâappuie sur des institutions, des instruments
incitatifs (aides financiĂšres) ou coercitifs (rĂ©glementation) il a, plus que dâautres, des chances
de produire des effets rĂ©els. Câest quâĂ la production et la diffusion de reprĂ©sentations
sociales, lâaction publique articule des dispositifs de gestion des populations (des personnes
ĂągĂ©es aux dĂ©linquants), lâarbitrage entre des intĂ©rĂȘts contraires (pour le tracĂ© dâune route ou la
fiscalitĂ©), lâallocation de ressources de tous ordres et la rĂ©gulation dâune infinitĂ© de pratiques
(de la protection de lâenvironnement Ă la sĂ©curitĂ© routiĂšre). Loin de se rĂ©duire Ă une question
technique, lâaction publique participe pleinement au « fait de domination » pour reprendre le
terme de Weber. Ainsi construit il sâagit dĂšs lors dâun objet majeur pour lâanalyse
sociologique de lâorganisation politique des sociĂ©tĂ©s.
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