viveiros de castro eduardo - un corps fait de regards

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8/20/2019 VIVEIROS de CASTRO Eduardo - Un Corps Fait de Regards

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istoire suivante

es t

rapportée par Peter Gow,un ethnolo-

spécialistedes Pirode TAmazonie péruvienne. Dansune

ssion à Santa Clara,une institutrice, soucieuse d'inculquer

Pirodes notions d'hygiène, s'efforçait de convaincre une

me d'employer de i'eau bouillie pour préparer Ianourriture

son enfant.

La femme

se récria:«

Si

nous buvons de

Teau

uillie. nous attrapons Iadiarrhée.» Uinstitutrice rabroua

mère:

chacun sait que

c'est

Iaconsommation d'eau non

illiequi provoque Iadiarrhée infantile, et non 1'inverse.

passible, Iafemme pirorétorqua:« Peut-être cela est-il vrai

ur les gens de

Lima,

mais pour les gens d'icí, l'eau bouillie

ne Iadiarrhée. Nos corps sont différents des vôtres.»

férents en quoi

et

pourquoi?

Méianésie, Ia formation du corps humain procède par

et spécialisation ; androgyne ou indifférencié

rorigine, le corps devient humain en acquérant un genre

mesure qu'il

se

défait des éléments renvoyant à Tautre

xe. Dans les modèles de reprêsentation du corps humain

Europeet en Afrique,celui-ci es t pensé en fonction d'un

idéal dont il tire à Ia fois sa forme et son destin. II

iste cependant une autre manière de déciiner ce príncipe

incomplétude qui fait qu'un corps ne

se

suffit jamais à

c'est d'imaginer que sa forme es t déterminée

r le regard porté sur

lui,

en fonction de Iarelation entre-

avec lui.Cette manière d'appréhender le corps es t

mune chez les Indiens des Basses-Terres d'Amérique du

d. De toutes les configurations examinéesjusqu'ici,c'est

lle dont les implications sont les pius déroutantes pour un

prit occidental. Dans ce cas de figure, le corps humain

occupe pIusune place unique et stable dans leschème du

puisque sa forme

es t entièrement

relative a Ia

d'un

témoin:

Thumain - ou Tinhumain -

es t

ans le regard de l 'autre au lieu d'être Tattribut essentiel

classe d'êtres.

ologies amazoniennes impliquant ce genre de corps

ent toutes à attribuer une position de sujet - calquée

r celle propre aux hommes - à ungrand nombre d*êtres

n humains, qu'il s'agisse d'esprits, d'animaux, de plantes

d'artefacts. Cette disposition, commune au demeurant

à nombre de cul tures non occidenta les, es t désignée

en anthropologie par le terme «animisme». Elles reposent

ensuite sur l'idée que Tapparencerevêtue par unautre être

es t

une question de perspective: 1'identitédu corps perçu

dépend de Ianature du corps de Ia«personne» â Torigine

du regard. Le corps ne

peut

donc

être

envisagé en dehors

de sa relation nécessaire avec un sujet témoin. mais aucun

sujet ne peut être conçu sans une inscription corporelle

déterminée. Cette façonde relativiserTidentitédes existants

es t appelée «perspectivisme» par les ethnologues spécia-

listes de

l'aire

amazonienne.

Cesontologies qualifientIa relationqui fait 1'identitédu corps

en fonction d'un schème, dit de Ia«prédation »,fondé sur

une amplification

métaphysique

de Ia noti on de

chame

alimentaire: pour croítre et exister, tout être doit se nourrir

d'autres êtres. La pulsion prédatrice

es t

donc inhérente ã

toutes les

entités

vivantes, qu'il s'agisse d'humains, d'ani-

maux,de planteis ou d'esprits. D'après Ia griile de lecture

des rapports

entre

les

êtres

découlant de

cette

intuition. il

n'est possible d'occuper vis-à-vis d'une autre créature que

Tunede ces trois positions: celle de prédateur, celle de proie

ou celle dè congénère. Or. selon Ia position dans laquelle

se trouve unautre du point de vue d'unsujet quelconque. Ia

nature du corps avec lequelilse rend sensible varie.Sije suis

susceptible d'être mangé par autrui. celui-ci se manifeste

avec un corps de jaguar, d'aigle harpie ou d'esprit cannibale.

S'ilest, au contraire, une proie pour moi,je levois comme un

pécari ou un tatou, et j'ai sur luile point de vue d'un jaguar. Si

Tautre est semblable à moi - s'ilmange comme moi et avec

moi il offr e à mes sens un corps humain et

es t

représenté

comme tel (fig.

148 à 150).

Lelangagevisuelutilisépour parlerdes corps d'autrui décrit

des relotions

entre

êtres animés. Lamorphologie ne donne

pas au corps d'identité spécifique.Lorsqu'ils parlent de «voir»

lecorps d'autrui sous'telle ou telle forme - et donnent éven-

tuellement à le voir

- ,

les Indiens d'Amazonie font appel à

une image concrète pour se référer à une notion en réalité

três abstraite: Iaperception, à Iafoissynthétique et diffuse,

des intentions qu'on croit déceler dans lecorps d'autrui selon

14 9

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«prédateur».

Brakefield.

«proie».

D.Robert

m^m

les altitudes - amicales, séductrices, menaçantes - qu'il

adopte dans fe cours d'une interaction. Les dispositions

affectivesinscrites dansdes signes corporels sont figurées

par les comportements ou les altitudes typiques de divers

animaux. Par métonymie. ceux-ci en viennent alors à servir

d'icône pourdes formesde

relation. Ainsi,

direque

Ton

«voit

un jaguar» lorsque l'on se trouve en situation de

victime

éventuelleest une

manière

concisede désigner

Ia

sensation

éprouvée par un corps en présence d'unautre corps anime à

son égard d'tntentions agressives.

La mise

en

s cè ne d e

ce s manières amazoniennes

de faire

jouer le corps se heurte cependant à une difficulté parti-

cultère. Ces cultures répugnent à donner une forme

maté-

Un corps faít de

regards

rielle,détachée du corps, aux reiations qui se nouent autour

de lui; contrairement à celles de Nouvelle-Guinée, d'Afrique

occidentale ou d'Europe, les sociétés du Bassin amazonien

produisent peu d'images tangibles du corps

sous

forme de

gravures, de scuiptures ou de peintures. Eíles ne fabriquent

pasdes repréientations du corps, eilesfabriquent plutôt des

corps. Les ustensiles

sont

ainsi pensés,

décrits et souvent

décorés comme des corps. L'«ceuvre d'art» qui importe en

Amazonie, c'est le corps humain. Tout 1'imaginaire formei de

ces cultures, et les techniques qu'il nourrit,

es t

orienté vers

ce corps dont Tornementation spectaculaire contraste tant

avec

Ia sobriété des quelques objets dont s'entourent

les habitants de l'Amazonie (fig.

151).

Parures, peintures

Jeune couple arawecé,

représentant Ia position

«congénère».

Photographie d'Eduírdo

Viveiros

de Castro, 1981-1983.

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corporelles et masques n'ont de sens que portés par un

corps vivant.

Loin

d'être de simples décorations, une sorte

de dégulsement, ces artefacts sont, littéralement,des pro-

longements oudes éléments de corps. lisdoivent être ani

mes, au sens propre duterme. ou lisne sont rien.

Dans ces conditions, nous avons choisi, plutôt que de mon-

trer des pièces comme autant d'oeuvres signifiantes par

elles-mêmes, d'évoquer lespratiqueset lesformes de repré-

sentation auxquelles elles renvoient. Pour rester fidèles à

Tespritde Iaculture visuelle des peuplesd'Amazonie - quitte

â s'écarterde Ialettre de Tethnographie nous n'avons pas

hésité à associer pêle-mêle des objets provenant de sociétés

distinctes et renvoyant à des interprétations symboliques

différentes; nous

avons aussi eu

largement

recours à Ia

photographie de personnes.

I. Corps de

congénère,corps d'humain

Qu'est-ce qui, dans cet univers amazonien, justifie qu'un

corps puisse être appréhendé ou «vu» comme humain?

Uncorps d'humain, c'est Iamatérialisation d'une relation

d'affiliation ou d'apparentement, c'est-à-dire d'un rapport

qui n'e5t ni de prédateur à proie, ni de proie à prédateur.

L'«humain» est Iaforme que prend uncorps de parent ou de

congénère; de façon piusgénérale, c'est Iaforme de toute

créature perçue comme semblable.

c'est-à-dire

comme

sujet. Si les jaguars voient les («vrais») humains comme

des pécarls (c'est-à-dire des proies), en revanche ils se

perçoivent

comme

des personnes humaines, et ilen va de

même pour toutes les espèces dotées, en fonction des

contextes, de dispositions relationnelles.Uhumanité es t ainsi

un mode d'aperception accessible à toutes sortes d'êtres, et

pas du

tout

une espèce naturelle.

La position qui définit Thumain ne se situe pas au

même

niveauque celle de prédateur ou de proie.Larelation de pré

dateur ou de proie - fondée sur une présomption de diffé-

rence -

es t

toujours premiêre. Loinque Iaprédation soit un

accident

de Iarelation

entre semblables, c'est

au

contraire

Ia

relation d'identité définissant l'humainquiapparait comme un

cas particulier de Iarelation de prédation. L'humanité dérive

dj_la

suspensionou de

Ia

négationde

Ia

prédation, ellene Ia

précède pas. Uinimitié - donnons ce nom â Ia relationde

consommationagressive - est donnée, tandisque rhumanité

est produite; elle émerge d'un échange entre des intention-

nalités et se dévoile ou se cristailiseprogressivement. Lelan-

gage des

'Wari

du

Brésil

offre unebelleillustration de cette

structure : «aimer, penser à quelqu'un avec nostalgie» s'y

exprimepar une locution qui, littéralement,

signifie

«cesser

de ressentir de Iarage», en somme «déshaír».

Que signifie (fêtre humain»?

ÀTévidence, les termes «personne» et «humanité» recou-

vrent des notions différentes

en Amazonie

et dans no tr e

propre tradition culturelle. Dansleur conceptualisation de

ces notions. les Amérindiens se montrent à certains égards

pIus restrictifs que nous. Les termes vernaculaires dési-

gnant Iapersonne ou Têtre humainsont avant tout des

ethnonymes ;

ils

dénotent d'abord les membresdu groupe

Groupe d'lndiens.

Population xicrin.

Photographie

de UixVidal,

i985.

Lecorps est h productionh pIus

wjtorisée en Amazonie. Les poaces

et lespeinwrescorporelles moni/éstenf

son caroctèreproprement

humoin.

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c é r émon i e l l e .

ationmundunj ku.

e, Staatliches Museum

gescuipté sorcette tancecérémonele

Ia quahtéde personnerevéoie

dons

certorts contextes rituete.

ethnique ou tribal auquel appartient rénonciateur, ou

encere ceux de son groupe local, voire de sa parentèle,

3

i'exclusion

de teus lesautres. Les

seules

vraies

personnes

sont donc celles que le locuteur reconnaTt comme «non

autres», ce sont ses semblables ou ses parents. Cependant,

les

termes

indigènes ont aussi une

acception

pius

large que

ies

nôtres,

car

ils

incluent bien d'autres êtres que lesseuls

humains. Les Indiens des Basses-Terres

sont

enclins à

anthropomorphiser toutes sortes d'entités non

humaines,

â

se les

figurer

et éventuellement ã les représenter sous une

forme humaine. Ainsi, il

es t

courant d'entendre des Indiens

affirmer que telle plante sauvage ou domestique est, ou

était autrefois, un

humain

singulier, que les pécaris ou les

singes vivent dans des viliages «comme nous» ou que tel

panierde portage, tel motif de peinture corporelle, a une

bouche,

des sens et une rntentionnalité analogues a ceux

des humains (fig.152).

Le même terme peut désigner tantôt les seuls membres

du cercie de famille de Ténonciateur, tantôt Tensemble

de s

entités susceptibles de dire «je», soit Iaclasse des énon-

ciateursdanssonextension Ia pIus large. Dans ce derniercas,

le domaine de Thumain excède largement le monde des

hommes; dans

Tautre, il

n'en inclutqu'une infimepartie. Et

Iaqualité de personne reconnueà unanimal ou à une plante

par un informateur indigène peut être niée te lendemain

dans unautre contexte, sans que cette

labilité

soit jugée

troublante. Uappartenance au genre humain est élastique

dans son extension et fluctuante dans letemps.

Mais alors. que signifie «être humain» en Amazonie? Dans

Ia perspectiveoccidentale, c'est un type spécifique d'inté-

riorité qui définit 'humain - une âme, un esprit rationnel,

une faculte langagière ou une disposition morale- et pas

Ia

nature de son corps (bien au contraire, cette nature le tire

vers fanimalité). Pourles Indiens, en revanche,ce n'est pas

Iadimension subjectivequi forme le noyaude  '«humanité»

si généreusement

distribuée

aux existants du

monde.

Dire

d'une entité qu'elle es t une personne, c'est avant tout lui

attribuer Ia quali té de membre

d'une

communauté :

i'«humain» ne peut être qu'une affaire collective, et Ia

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«personne»représente un morceau de société avant d'être

un

individu avec

un

destin e t

un

caractère individuais.

Encorefaut-il comprendre que, pour les populations ama-

zoniennes, Tidée de société a un sens três différent de celui

que nous

lui

donnons. Pour nous. Iasociété est un agrégat

d*individus qui, à Ia suite d'un «contrat», s'accordent pour

vivre ensemble. La socié té , tel ie du moins que nous nous

plaisonsà Ia représenter, résulte de volitionsautonomes et

séparées, et le modèle qui Iafonde

es t

celui de Iacommu-

nauté librement choisie par ses membres.

Rien

de tel chez

les Indiens d'Amazonie : le modèle du collectif auquel il

faut être affilié pour

être

humain es t celui de Tespèce natu-

relle,selon le príncipe «qui se ressemble s'assemble». Toute

espèce

-

tout

collectif formé par

des

existants unis par

l'apparence et le comportement - fo rme une société.

Réciproquement, toute soc ié té - ã commencer par celle

à laquelle appartient Ténonciateur indigène - constitue

une espèce.

La

reconnaissance

d'une ident ité d e se s

membres

et entre

ses membres. qui s'actualise dans une sociabilité intrin-

sèque aux interactions

entre

des êtres semblables, tient

ensemble ce genre de collectif, calqué sur les ensembles

distincts présents dans Ia nature. Lasympathie spontanee

envers

un

aut rui semblable à soi-même se coul e dans

de s

modes d'action et des comportements présupposant des

aptitudes qui définissent à Iafois Iasubjectivité et le corps

d'un sujet.

Ainsi,

plutôt que d'être le principejustifíant une

position de suJet, Iacorporéité humaine

et

Iasubjectivité ou

Iavie intérieure découlent de Iaqualité de membre d'un col

lectif. Elles sont un e f fe t d e cet

attr ibut

et

no n

sa cause. En

effet, être une personne, donc un membre d'une société,

c'est posséder de ce fait les dispositions à s'engager dans

différentes formes

d'interaction

avec autrui, et c'est aussi

avoir le corps qui va avec. Lintentionnalité et Iaforme dont

'sonf créditées les entités-personnes consistent préci-

sément dans Tensemble de ces capacités relationnelles.

Elles représentent le kit requis pour appartenir â un collec

tif. maisne sont pas, en tant que telles. le critère

principal

d'un statut de personne ou d'humain.

Dequoi est fait Tensemblede dispositions constitutif de Ia

subjectivité? Au premier chef,de Ia

possession

du«langage»

au sens large,c'est-à-dire d'un outilde communication avec

se s

semblables et d'ac tion sur eux,

mais aussi d'autres

«facultés», notamment Tartd'orner et de peindreson corps

et celuide ses proches. Occuper une positionde sujet

sup-

pose de posséder, au moins virtuellement, les formes de

connaissance du

monde

reconnues dans

une

culture

donnée:

non seulement les savoir-faire techniques et sociaux. mais

aussi des savoirs piusésotériques concernant des aspects du

monde non immédiatement apparents à tous, par exemple

lessavoirs investis dans les mythes, comme Iaconnaissance

de Tapparenceprécise d'un animal lorsqu'il se pose en sujet.

Ces diverses aptitudes inhérentes à Ia«personnéité» attri-

buée par les Indiens à des autrui humains ou non humains

s'assortissent d'un corrélat corporel: être unsujet (donc un

sujet

social,

porteur de culture),c'est disposerde ce fait d'un

corps analogue à celui des humains par ses modalités sen-

sorielles,son anatomie, son organisationinterne et, sous cer-

taines circonstances, son apparence. Toutcela - Taptitude à

interagirverbalement. Iaconscienced'avoir (et de voirchez

ses semblables) uncorps de type humaindoté de parures, de

peintures et d'ornements, les savoir-agir sur autrui

et

sur

Iamatière, le savoir« métaphysique» - constitue Tintériorité

de ce «membre d'un collectif» qu'est Ia «personne» telle

qu'elleest conçue par lesAmazoniens (fig.153).

Unsujet amazonien ou un humain,en résumé, est un être qui

a les propriétés corporelles, les dispositions et les aptitudes

nécessaires pour développer des relations avec ses congé-

nères. Sa subjectivité na pas grand-chose à voir avec ce t

espace privé, opaque â autrui, antérieur â tout façonnage

culturel et socialque nous associons à Tesprit. Son intériorité

es t constituée précisément par cet ensemble de choses que

nous regroupons sous le terme de culture, Tessence à nos

yeux d'un domaine public,partagé par tous. Alors que pour

nous Ia

culture ressorti t

au domaine de Ia convention. de

Iarêgle et de Tartifice,en un mot de Iavariabilité,du point

de vue indigène elle

est

un attribut naturel de Iasociabilité

d'espèce et pas du

tout

une affaire de choix collectifs. de

15 3

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<i'e$prit

wauja.réson du Xingu.

ín réolisé

en2002 par un

Indien

ente un corpsde personne-sefpent

nbuts de Iapersome

fes, poa/res, copaüté à danser

nter),c'est doncun corpzhumain.

tfà

MM

circonstanceshistoriquesou de déterminismes issusdu milieu

naturel. Toutce qui Iacompose est inhérent â Iasociabilité

partagée par les individus - fussent-ils des animaux de teile

espèce, desesprits oude simples humains - qui se

reconnais-

sent

et sont reconnus par d'autres

comme

semblables.

Leperspéetívisme : /e corps comme point de vue

Cependant, le

príncipe

de

Tanimisme

- tel que nous

Tavons

caractérisé s'agissant des sociétés

des

Basses-Terres d'Amé-

rique duSud- nepermetpasà lui seulde rendrecomptede

Ia

courbureparticulière des

cosmologles

amazonlennes, et en

particulier des représentatlons du corps. Ces conceptions

manifestentuntrait que

Ia

tendance à imputerde Ia«per-

sonnélté» ne suffit pas a expliquer: c'est lefait que, sitous

tessujets actuels ou virtuelsreconnusdans le monde pren-

nent Iaformede Iapersonnehumaine, ces sujets identiques

ne voient pas nécessairement de Ia

même

façon les choses

qui composent ce monde. Ainsi, les pécaris se perçoivent

eux-mêmes et se voient entre eux avec des corps d'hu-

mains,à Tinstar des humains proprement dits. Celadécoule

du jugement d'identité qu'ils portent

sur

eux-mêmes

et

les uns sur les autres. ainsi que de l'élan de sociabilité lié

à Ia

reconnaissance

d'avoir

affaire

â de s

semblables.

Toute-

fois, ces mêmes sujets pécaris perçoivent les (vrais)

humains avec des corps de jaguar, et non pas sous forme

humaine,

La

première partie de Iaproposition - se voiravec

un

corps

humain. même si Ton es t

non

humain - s'inscrit

dans Ialogiquedu principede

Tanimisme.

Laseconde partie

introduit dans cette configurationunélément de complexité

que l'on es t loinde retrouver dans

tous

les univers animistes.

Siconférer une positionde sujet à des non-humains implique

rattribution d'un ensemble de dispositions et de capacités

de perception identiqueà celuidont jouissent les

humains,

il serait logique de supposer que ce qui est capté par ces

facultés de perceptioncommunes est également identique:

tous les sujets doivent partager lemême point de vue. Or.

il

n'en est rien; rhomogénéitéde principe des personnes-sujets

s'assortit d'unehétérogénéité des mondesperçus.Autrement

dit, les sujets non humains peuvent considérer selon des

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perspectives différentes unmonde composé dumême stock

d'éléments, lesquels changent de nature en fonction de

ridentitédutémoinà Torigine de

Ia

perception. Pourunsujet-

jaguar, par exemple, lesang de ses prolesconstitue (est vu

comme) de Iabière de maniocou de mais,telle que ceile-ci

es t perçue par les humains. Pour les personnes-colibrl, en

revanche, c'est Iarosée des fleursquitiendra lieude bière et

leur apparaítra

comme

telle. L'élément stable dans cette

configuration,c'est Iabière de manioc.Dansde nombreuses

culturesamazoniennes, celle-ciest en effet unecomposante

essentielle de Iasociabiiité. L'ensemblede relationsaffectives,

de gestes, de savoir-faire et de savoir-vivre qui entourent

Iaconsommation de ce breuvage font de celui-ci

Tindice

par excellence de Iacondition humaine.

Intimement

liée au

statut

de personne. Iabière relève de Ia

culture

et non de Ia

nature: elleest présumée faire partie du regime alimentaire

obligéd'un sujet, et c'est pourquoiellese retrouve seus une

formeou uneautre danstoutes les«natures»

(fig.

154).

Maiscomment des sujets identiques peuvent-ils vivre dans

des natures distinctes? Pour lecomprendre,

il

faut s'arrêter

sur Iamanièredont les

Indiens d'Am3zonie

pensent

Ia

dif-

férence des

corps.

Les

membres

dechacune desespèces qui

composent le monde ont, c'est entendu, une façon com-

mune de «faire sujet», autrement dit d'être humains vis-à-

vis

de

leurs

congénères. Du point

devuedes perroquets, par

exemple, leurs corps. leurs pensées et émotions et leur

régimede vie - alimentaire et social- sont identiquesà ceux

que perçoivent les humains lorsqu'ils s'observent. Toutefois,

s'iln'y a qu'une façon d'être une personne.

il

existe à Tévi-

dence unemultitude de corps ;

celui

des agoutis,

celui

des

moustiques.

celui

des aras,

celui

desjaguars,bref,Tensemble

deceux

incarnés

par lesdifférentes espèces.

La différenciation physique entre sujetsvirtuels- tous sem-

blables pardéfinition - est Ia grande affaire de Ia mythologie

amérindienne. Celle-ci postule Texistence, au commence-

ment, d'une seule collectivité dans laquelle se trouvaient

réunis humains,animaux et plantes, piusexactement í'en-

semble des «personnes » virtuelles avant leur différenciation

corporelle.

Notons

toutefois que ces «personnes» possé-

daient déjà certaines des caractéristiques de leur

état

futur

en tant qu'animalou plante (par exemple, tel oiseau parlait

déjà avec une voixdont Iaqualité sonore évoque son chant

futur),

comme

sitous

recelaient

déjà en

puissance leur

appa-

rence et leurscaractéristiques d'espèces, en bref,leurcorps

spécifique. Cependant, à ce stade pré-naturel misen scène

dans les mythes, tous les existants sont encore unifiés par

leur partage d'une humanité commune, «humanité »

étant

icisynonyme de culture. Les récits racontent comment par

Iasuite, généralement en raison d'un banal incident, cette

communauté

s'est

morcelée à mesure que les différentes

espèces acquéraientleurformeet leur

profíl

éthologique et

s'y enfermaient.sans

pIus

pouvoircommuniquer entre elles

ni se percevoir comme semblables, sauf dans

des

circons-

tances

exceptionnelles. Après Iadissolution de ce collectif

primordial, les «cultures» de chaque espèce deviennent

Jeune femme préparant

d e

Ia

b i èr e d e man ioc .

Population âraweté. Photograpíiie

d

Eduardo

Viveiros de

Casiro.

I981-1983.

Cette boisson represente 'es fçlfllions.

émoüons.gesíes ei sortxrsgiu (ont

1'humoin

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d'indlens.

araweté. Photographie

N^veiftjsde Castro,

local

est conçuconvne

noturelle «{dioqueespèce

e famille.Des membres de

aifséfféKnts peiA nt cependont

erde nsodété» por

octopoon

risotion.Cest tecos de ces

grésà un grouped'Miens.

incommensurables, tout en étant, du pointdevuedes mem-

bres de Tespèce.toujours semblables. Elles deviennent her-

métiqueslesunes auxautres parce qu'elles sont associées

à des régimes corporeis oudes habitus

éthologiques

dis-

tincts,

c'est-à-dire

des manières différentes d'habiter le

monde et donc dele percevoir.

La

«nature »qu'un corps se

donne

est ainsi déterminée parsa

propre «physicalité

»:à

chaque

corps

correspond un environnement à Ia fois physi-

que et social - unmonde vécu - qualitativementdifférent,

Chaque espècevitdansun

milieu

configuré pour et par

son

dosage de dispositions,

lequel

dépendà son tour des res-

sources corporelles dont Iaspéciation Tadoté. Autrement

dit. Ia sociabilité caractéristique de tout sujetvirtuel se réa-

lise de

manière

différente selon lespropriétés ducorps dont

il

dispose.

Une personne-jaguar vit dans une nature différente de celle

d'un

sujet-agouti parce queson monde est «colore» par Ia

manière

dont

elles'articule à son environnementet aux

autres

êtres,et

notamment

par

Tintensité

de

Ia disposition prédatrice

inscrite dans son corps. Celle-ci est certes commune à tous

lessujets,par

príncipe

- tous lesanimésdoiventse

nourrir

mais elle

n'estpasdistribuée de

façon

égale

entre lesexistants

et

varie

en

puissance

selon

Ia

naturedes

corps.

Un

corps

fait de

rtgardt

Tout en bas de

Techelle

des animés, les Indiens placent

les espèces de petite

taille,

pauvres en sang, dépourvues

d'« armes », c'est-à-direde

dard,

de venin, de griffes oude

crocs, et le pius souvent grégaires, formant des bandes

d'individus peudifférenciés - parexemplele menufretin, les

nuées de

papillons,

certaines variétés de tubercules. Àdéfaut

d'être três prédateurs, les corps des animaux situés vers

lebasde

réchelle

ont cependant d'autres compétences: en

particulier

Ia

capacite à «

faire

masse»de façoncoordonnée

(ce qui les prédispose à servir de modèle pour certaines

formes d'action collective) ou encore à «faire famille».

Cest

lecas par exemple des corps d'aras ou de perroquets.

Le

jugement porté sur Iaviesociale de ces oiseaux repose sur

Tobservation des caractéristiques éthologiques de cette

espèce; mâles et

femelles

forment des couplesinséparables

et

durables, volent toujours

par

paire

et s'occupent

assidQ-

ment de leur progéniture.Ces traits-là amènent les Indiens

à voirdans

Ia

vie socialedes perroquets une «culture» non

pas différente de Ia

leur,

mais simplement pIus réussie sous

certainsaspects limités oudanscertains

domaines (fig.

155).

Àl'autre

extrémité

de Ia chaTne des formes corporelles se

trouvent des esprits immortels, tels ces dieux cannibaies des

Araweté qui se nourrissent d'humains mais sont eux-mêmes

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invulnérables et éternels.

Juste

en

dessous

de ces dévo-

rateurs suprêmes prennent place les grands prédateurs

solitaires

et

fortement individualisés - félins,

anacondas,

aigles, serpents venimeux et les hommes en tant que

chasseurs et guerriers. Certains êtres incarnent par contraste

une corporéité pathologique, en même temps qu'iisillustrent

par Ia négative Tinvariance de Ia «personnéité» culturelle.

Tout en jouissant d'une certaine forme de conscience. ces

créatures sont condamnées

à être asociales

et

solitaires, elles

incarnent le caractère aberrant d'un être animé «non per-

sonne», privé de liens à un collectif. Cela

est

três souvent

associé au x

mor ts

récents.

En résumé,

autant

Ia configuraticn relationnelle qui fait

rhumain

est

unique, autant les corps susceptibles d'occuper

Ia position de l'humain sont multiples. Les Amérindiens se

donnent pour horizon de pensée un temps et un lieu oú

tous

les sujet s ava ient accês â Ia gamme entière des

ressources

corporeües,

oCi chacun disposai t d'un corps

«totipotent» (qui peut tout) et du coup d'une même

Nature. Vint Ia spéciation, et chaque classe d'êtres hérita

d'un fragment seulement de ce corps primordial toat-puis-

sant, fragment condensé dans un corps d'espèce particulier

art iculé à un monde lui aussi part iculier. Cet

événement

fondateur du monde d'aujourd'hui, celui de Texpérience

courante,

es t

une malédiction aux yeux des Amazoniens

parce qu'il limite désormais â une seule

espèce

les res

sources e t le s

vir tualités d ' ac t ion i nhé r en t es à t el le o u

telle forme de corporéité. Ainsi,depuis le point de rupture

évoqué dans les mythes, chaque corps d'espèce représente

une seule modalité d'être-au-monde parmi toutes celles

possibles. La perte qui hante Tuniversdes Indiens est celle

des virtualités d'existence que leur offrait un corps mythi-

que d'avant Iaspéciation, un corps synthétisant les proprié-

tés

de tous les corps d 'existan ts possibles. D'oli leur

attachement fervent à des parures faites d 'éléments de

corps

d'animaux : s'en orner, c'est retrouver une parcelle

d'une expérience du

monde

associée à des types decorpo

réité dont ils sont désormais excius dans leur vie ordinaire;

se

couronner

de

plumes.

c'est

r enouer avec l 'ap ti tude

spéciale des corps d'ara ã pratiquer Iaconjugalité ou Iavie

domestique; suspendre à son cou des colliersde griffes ou

de crocs, c 'e st doter son corps d'un écho de

cette

meur-

trière énergie propre au corps d'un jaguar.

Des espèces fixes en nombre limité, mais une infinité

d'images d'espèces

Linflexion

particuliéreque le perspectivisme imprimeà

Tani-

mismeamérindiena une

implication

quidoit être soulignée.11

n'existe pasdans ce monde de catégories ontologiquesfixes,

en dehors de celle de «sujet de culture ».Ce quiapparaTt

comme un pécari pour tel type de sujet apparaTtcomme un

humainpour une autre classe de sujets, ce qui es t jaguar pour

lesunsest

gibier

pour lesautres, et

ainsi

de suite. Fauted'un

point de vue transcendant et d'une Nature indépendante de

Tactionhumaine quipermettraient de fixer les existants dans

une identité immuable, ceux-ci migrent de forme

et

d'iden-

tité en fonction de qui les perçoit. Par exemple, iln'existe pas

de souris dans i'absolu, telle qu'elle serait fixée par le regard

de Dieuou de Iascience. Certes, r«habit-souris » - Iavirtua-

lité dune actualisation d'existence

sous forme de

souris -

es t une

donnée

du

monde depuis toujours présente.

Les

Amazoniens ne se donnent pas une Nature susceptible de

créer de nouvellesformes d'être sans jamais s'épuiser et Ia

variabilité des natures possibles est en droit limitée.

Àpremière vue,

Ia

plupartdes sociétés de cette région privi-

légient donc une conception fixiste de Tunivers, oCi lesparti-

cularités d'espèces existent depuis toujours et ne requièrent

pas d'explication quant à ieur origine. Bien súr, les aras

étaient dans les

temps

mythiques des personnes pour les

jaguars et vice verso; cependant, Iaforme «ara» existait

déjà. ellen'est pas née au moment oú les aras sont devenus

des oiseaux auxyeux des autres espèces. Ce n'est pas

tant

Tapparitiondes formes d'espèces (sur le mode des Just So

Stories de

Rudyard Kipling,

racontant comment tel

animal

obtint Iamorphologie qu'íl a) qui a besoin d'être expliquée,

ce à quoi s'emploient les mythes. mais plutôt Ia rupture

du collectifdans lequeltous lessujets se percevaient les uns

les autres comme humains et les conséquences de cette

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d'esprit.

bra. musée de runiversité,

Rodriguez Ferreira.

te

point

devue/eméme ítre peujétreperfu

cofps

différefií

comme /íNusre

ce mosque biface.

fragmentation: Ia

perte

d*un langage commun. Ia perception

d'autrui avecun

corps

de non-humain, Ia différenciation des

perspectives. Les Indiens neconçoivent pasquedes formes

inédites puissent naftre soitd'elles-mêmes,soit d'autres for

mes préexistantes. Tout cequi peutêtreexiste

déjà,

avec une

forme

spécifique. Les

«

natures

»

impliquées

par

les

différents

corps ne divergent que par Iadístribution de leurs éléments

et non par le caractère des éléments

eux-mêmes.

La gamme

desêtres offerts à

Ia

perception de

manière

vir-

tuelle dépasse cependant largement celle qui s'offre aux sens

des humains dans des contextes ordinaires. Cette

disjonction

entre, d'une part, Tidée

d'un

nombre fini de

formes

d'espèces

et,

d'autre

part, celle d'une prolifération

de

formes perçues

peut s'éclairer paranalogie avec lejeu d'échecs. Danscet

exercice,

les

pièces mises

en mouvement sont

limitées,

comme

le sont les espaces susceptibles

d'êtres

occupés par

chaque figure. En

revanche,

les

combinaisons

- les rapports -

possibles

entrecelles-ci sontà peuprès infinies.

De

même, il

existe un stock cios de corps d'espèces, mais les relations

possibles

entreces corps - et donc lesperceptions

(réci-

proquesou non)

impliquées

par ces relations- sont innom-

brables. II n'ya qu'uneseule forme «souris». mais une souris

peut assumer, vis-à-visd'autrui, toutes sortes d'apparences

corporelles

distinctes

enfonction dutype d'interaction qui

se noue entre les deux partenaires. Dans Ia« nature» d'une

sauterelle. Iasouris(à supposer qu'elle se nourrisse de ces

insectes) occupera Ia fonction - et Tapparence -

«jaguar».

Dans

Ia

natured'unocelot,

elle

sera«pécari», dans

celle

d'un

humain,

«souris». Quant

aux

populations

d'esprits avecles-

quelles

cohabitent

nombre

de groupes amazoniens, elles

possèdent unecapacité éminente d'assumer des corps dif

férents

:au

moins Tapparence

sous

laquelle

elles se manifes-

tent aux

humains

et

celle

sous

laquelle

elless'apparaissent

entre elles, à quoi

il

faudrait

encore ajouter

celle

qu'elles

prennent aux yeux

d'autres classes

d'esprits, quieux-mêmes

voient d*autres formes possiblesd'incarnation, et ainsi de

suite

(fig.

156).Les

Indiens

expriment cette idéeen

parlant

des corps non

humains

comme d'un«habit»que lesexis-

tants peuvent revêtir ou enlever en fonction

des

interactions

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dans lesquelles ilssont engagés. Pour reprendre i'exemple

dujaguar, celui-ci se défait de son corps-habit pour révéler

un corps d'humain lorsqu'ilrejoint ses congêneres; autrement

dit, parce qu'il se trouve avec des semblables qu'il aime,

ilcesse d'avoir cette corporéité enragée sous Iaforme du

jaguar telle que ses proies potentieiles Tappréhendent.

Les images engendrées par des perspectives différentes

de celle du témoin à Iasource du regard sont elles-mêmes

partiellement visibles pour ce témoin. Elles adhèrent à Ia

forme perçue à Iamanière d'une connotation ou d'un écho.

Décelables dans Ia pupille, dans le reflet ou dans Tombre

d'un corps, dévoilées en rêve ou dans d 'aut res états de

conscience altérée, ces perceptions issues d'autres corps

représentent une instance «cachée» des êtres. Trompés par

Ia

ressemblance superficieile entre ledualisme perspectiviste

des

Indiens

- tout être porte en lui lefantôme de ce qu'il est

pour unautre regard -

et

leur propre dualisme, celuientre Ia

chair et Tesprit,les missionnaires(et à leursuite biensouvent

les ethnologues) ont tôt fait d'assimiler cette instance à

Tâme. En réalité, les nomsindigènes qui Ia désignent ren-

voient à tout autre chose que le principe spirituelintérieur,

opposé au corps, implique dans notre notion d'âme. lis se

réfèrent plutôt à cette part invisiblepropre à tout existant,

et pius précisément à Tapparence qu'a le corps d'un sujet

pour un être diffêrent de l'énonciateur témoin, La forme

(humaine) sous laquelle un pêcari se presente à un autre

pécari constitue ainsi,du point de vue d'un humain,)'« âme »

du pêcari; de même, r«âme »d'un humain, c'est Timagequll

offre à ses congêneres telle qu'elleserait vue par unpréda-

teur

d'humain - espri t, animal ou

encore

«âme »

d'un autre

humain. On comprend dês lors pourquoi Ia photographie

constitue un dispositif troublant pour de nombreux Amêrin-

diens

d'Amazonie,

dans

Ia

mesure

oCi

elle

introduit

une

vision

«tierce » - celle de Iafocale - entre le sujet percevant et le

corps perçu. Laphotographie n'est pas - ne serait-ce qu'en

raison du changement d'éche le - Iavision «naturelle » qu'a

d'une autre personne celle qui Iaphotographie; du coup, elle

convoque un fantôme, celui du sujet indéfiniet

invisible

dont

elle reflète le regard «autre».

Enbref,r«âme »indienneest forméepar Iaperspective d'au-

trui. D'oij Ia prévalence en Amazonied'esprits qui se dêdou-

blent eux-mêmes en «âme» et «corps», comme c'est lecas

chez les Wauja du Xinguoü i s ont à Iafois des «habits» qui

leur permettent d'apparaTtresous telleforme à uncertain type

Dessin

d'e5prits.

Populationwauja.

Dessinréaksé par un Men

en

2002

et feprésentont un coupíe

cíesphis «nus», c'es£-í</i>e sons

  hobiíj) despèce. Leregardet Ia

bouche

àentée

som souli^és.

tondisque le ucorps» est índé/ini.

Dessin

d'esprits.

Population wauja.

Ce òesstn íéoitsé paruo

Inejien

en

2002

resviue 1'opporence

re^tue

par une populouon de non-humoins.

Les«hobitsii des espnts sont dessinés

a^ec beaucoup pIus de piéüsion

que leur iicorps».

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de

témoins

et danscertainscontextes- par

exemple

pourles

humains

lorsde rituels et un «corps»qui constitue leur

forme

pour

d'3utres témoins

- par

exemple

leurs

congénères

(fig. 157 et 158).Le fait

qu'une

«âme»peut

avoir

un

corps,

lui-même démultiplié en une nouvelle paire d'âme et

de

corps.

et

ainsi

de suite en

abyme, montre bien

que

Ia

vir-

tualitétoujours présente

d'une perspective

autreestehjeuici,

et non une entité distincte du corps par essence.

Aux

yeux

des Amazoniens, de fait, le«corps»est autant une

image

que r«âme», et celle-cis'avèreaussimatérielle que Tautre;

ces

deux

instances se trouvent dans une relatlon réversible

analogue â celle entrefond et forme, et Ia seule chose

qui

les

distingue

est lepointdevueporté sur

elles.

Pour faireTinventaire de toutes lesformes d*existant. ilfeu-

drait donc additionner les natures perçues par toutes les

créatures possibles, une totalisation en vérité inconcevable

puisque

Ton

ne saurait clore Ialistedes autruisusceptibles

d'engendrer de nouvelles perspectives, donc de nouveaux

existants.

Ainsi,

le perspectivisme combine une

sorte

de

créationnisme

sans

auteur

débouchant sur une

vision fixiste

de

Tunivers

- aucune

nouvelle

formene peutnaltre- et une

conception admettant Iaproliférationdes formes virtuelles

dufeitde

Textension

à

Tinfini

despointsdevue

possibles.

Fabríquerdu corps

humain

Le corps

humain

est un effet de

relatlon

:

percevoir

autrui

sous Iaformed'un homme revient à partager avec lui une

position de sujet, ce qui

es t

lié à Ia reconnaissance d'une

mêmeidentité entresoiet

Tautre.

Que

recouvre

unteljuge-

ment didentité? Pourles

Indiens

d'Amazonie, Iaréponseest

simple : un corps d'humain est

Texpression

matérielle d'un

rapport entre semblables. Lecorps humain n'est pas un

«habit d'espèce» comme un autre; de fait. iln*estrien de

piusque Iaformepar défaut d'un sujet en tant quemembre

d'une«sodété». Dans lesmythes de cosmogenèse. rappe-

lons-le.Tétat initial des sujets regroupésdans le collectif

primordial unique - celuiqui a précédé Iaspéciation - est

Tétat

humain. L'humanité est

une

modalité

d'existence

ouverteâ tous les

animés

susceptibles de faire sujet.et non

Un eorps fait de regards

une forme attachéede

manière

stable et univoque à une

espèce partículière. Cependant, Ia vision amazonienne de

rhumanité comme uneffet de perspectiveliéâ Ia qualité

d'une relation- plutôt que comme un attribut essentiel -

n'empêche nullement les groupes indiens d'Amazonie de se

concevoir comme espèces, en tant que tribus dotées

d*une

identité ^ropre.

Si

les

«humains» en

tant

que

tels ne font

pasespèce,les

humains implantés

dansun territoire et pré-

sentant des traits de ressemblance forment bel et bien,

quant

â eux,

des

collectifs discontinus assimtlables â de s

espèces.

Les Indiens

reconnaissent parfaitementque,même

si lés attributs de Iaculture sont partout identiques, eux-

mêmes et d'autres nations indigènes ou non indiennes

pratiquent Tart naturel du vivre ensemble de manière dif-

férente. Cette variation, seloneux, s'explique aisément: de

mêmeque les aras et les pécarissé nourrissent et se com-

portent

de façon distincte

tout

en

étant

humains de Ia

même façon, de mêmelesIndiens de tel groupeet ceuxde

tel autre ont des moeurs divergentesparcequ'ils appartien-

nent ã des espèces différentes (nous dirions des sociétés),

autrement dit parce qu*ils ont des corps différents. Cette

variationcorporelleest renduesensible par des écarts dans

le vêtement, les parures, les marques et les peintures cor-

porelles. Ces différences, pour nous d'ordre culturel, tra-

duisent du point de vue

indigène

un procès de spéciation.

Ainsi.

les membres d'un collectif donné portent, «par-

dessus » leur forme d'humain et en continuité avec elle,

Téquivalent

d'un «habit d'espèce» composé d'éléments qui

sont

tout

à Ia fois des marques d'identité et des índices

de dispositions relationnelles valorisées.

Laspécificité de Iacorporéité humaine tient aux procédés

par lesquelselleest fabriquée: Iachair et Iaforme du corps

sont Ia mémoire littéralement

incarnée d'interactions affec-

tives entre lesujet et son entourage. Aulieud'être donnée

comme l'est le corps d'une espèce naturelle, Ia forme

humaineducorpsest entièrement produite: elleest lerésul-

tat d'une action intentionnelle et collective. Onn'advient pas

au mondecomme humain, on ledevient par lebiaisdes rap-

ports nourricierset des soins que les parents se prodiguent

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entre eux et du souci qu'ilsse témoignent les uns aux autres.

Enpartidpant, par don de nourriture sous forme de

 sperme,

à Iacroissanced'un foetus, un homme acquiert vis-à-vis d'un

enfant unstatutde «père».

II devient littéralement son père

à mesure que Tenfant lui-même devient «fils» ou «filie» de

cet homme.Offrir des aliments è autrui de manière régulière

avec des marques d'affection est uncomportement typique

de congénère. source d'une relation de parente,

II

exprime

une disposition à évoquer ses proches en pensée, en parti-

culier lorsqu'lls sont absents, auxmoyensd'images mentaíes

qui suscitent tendresse, désir

et

nostalgie. Cette attitude

mentale constitue d'ailleurs pour les Indiens Iaforme pre-

mière de Iaréflexlon : «penser»,

c'est penser

à ses proches

- par opposrtionâ

Texercice

spécialiséde Iapensée spécula-

tive. laquellerelève du savoir. Enbref. Iaparente n'est pas

donnée par un lien biologique qui lui préexisterait; elle se

constitue dans Ia construction mutuelle d'une corporéité

partagée, dépositaire d'une conscience corporelie faite d'une

mémoire

d'interactions

avec

de s

êtres,

de s

lieux et

de s

objets familiers (fig. 159).

Ledon de nourriture maisaussi le regardjouent un rolecen

tral dans ce processus,en fonctiond'une

logique

qui

assimile

étroitement Taliment offert. Iarelationentre personne nour-

ricière et sujet nourri, et le regard mutuei, axe majeur de Ia

relationd'intersubjectivité. Manger, c'est donc incorporerun

rapport - notamment visuel - tout autant qu'une substance,

assimilation

justifiant

raffirmation

déroutante des

Indiens

waiwai

selon

laquelle

c'est en regardant leurs enfants

qu'ils

les font croTtre. Dansd'autres groupesamazoniens,

Taccent

porte davantagesur les

manipulations

et lescontacts corpo-

rels: le corps du bébé es t massé et modelé selon diverses

techniquesde manière

qu'il

développeunechair spécifique-

ment

humaine

en absorbant les relations de

proximité

affec-

tive présupposées dans ces pratiques.

La

même logique

sous-tend l'application de motifs de peinture corporelie

surlecorps d'unproche, enfentouconjoint; dans Ia mesure

oü il renvoie àces relations et à leurs dimensions qualitatives,

ledessin est Ticône

d'une

chair socialisée, modelée pardes

rapports aux congêneres (fig. 160).

L'« humanité»est en somme Tattribut d'un corps produit en

commun par un collectif d'individusdéfinis comme parents,

comme semblables ou comme congêneres -

ici

les trois

ter-

mes peuvent être priscomme synonymes - en vertu de leur

engagement dans ce travail. Cette fabrication conjointe de

matière et de conscience corporelles - en même temps que

de parentê - est ce quienAmazonie s'assimileau pius près

à une act iv ité de production au sens oú Tentendent les

Occidentaux.

Par contraste

avec Ia

manufacture de

biens

matêriels (ou des moyens de les produire), qui es t pour nous

le modèle de Taction valorisée, les Amérindiens s'investissent

dans un labeur

tout

autre : confectionner des personnes.

Lecorps humain est Iachose IapIusvalorisée dans cet uni-

vers parce qu'il matérialise Iasociabilité, et aussi parce qu'il

témoigne d'une capacité d'action - fabriquer des vivants

semblables - perçue comme le propre de Thumain. Les

intentions et lesaffects imbriqués dans le travail parental de

production de corporéité humaine sont condensés dans les

parures et lespeintures recouvrant lescorps. Lesornements

sont lesattributs obligésdes «vraies personnes» ; ilssignent

Ia présence d'un corps pleinement humain, c'est-à-dire

richement doté en ressourcescorporellesvariées et donc en

possibilités d'interaction avec autrui.

Un enfant

et se s

grands-parents.

Populationaraweté. Photographie

d

Eduardo

Viveiros

de Castro.

1981-1983.

/(s'ogit de ^bhquer descorps

semblableset de àeveiir porenB por

leregonjet les

oRent^

reciproques.

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%

4

m

Jeune

homme

p«int

pa r

sa mère e t son

épouM.

Population wa/ana.Photographie

de Jean-MarcelHurautt 1965.

On(uictonne uncorpshumoin en dessinont fesmanques

sbéd/ioues de Iosooobiké.

Page 16: VIVEIROS de CASTRO Eduardo - Un Corps Fait de Regards

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m

s^-

h* ?

'

Comment cette aptitude à fabriquer de l'humain s'arti-

cule-t-elle avec rintentionnalité prédatrice propre à tous

les vivants? Elie en es t

l'envers.

Ia

face

positive, de Ia

même manière que Téchange matrimonial es t Tenvers de

Ia prohibi tion de l 'inceste. Loin de s'opposer. «pulsion

prédatrice» et «pulsion parentaie» sont indissociables :

dans un monde gouverné par le

schème

de Ia prédation,

pius on «aime» ses parents, pius on se les représente

mentalement, pius on participe ainsi à le ur croissance

et à leur bien-être corporel , pius intenses aussi sont Ia

«rage» éprouvée contre ceux qui les menacent de préda

tion et Ia «faim» pour ceux dont son propre collectif

s'alimente. Prédation et production, disposition à détruire

autrui et à

engendrer

des semblabies

s'entremèlent

si

bien que les deux capacites apparaissent chacune comme

Iacondition de l'autre (fig. 161): Iafécondité présuppose

Taptitude à Iaprédation, l'homicide confère un surcroít de

puissance productive.

«Les

Bororo

s o n t

des

a r a r a s»

L'ornementation corporelle, qui distingue simultanément

rhumain et le membre d'un collectifspécifique, emprunte ses

signes principalement au monde animal.Elie privilégie trois

types de matériaux: les plumes, lessurfaces irisées.lesdents

et les griffes. Encouvrant leur corps de plumes, hommes

et femmes

montrent

qu'ils

possèdent

des

aptitudes

à Ia

conjugalitéou à Ia «parentalité » telles que certains oiseaux

les

manifestent;

en

dansant

collectivement

avec

un «

habit

d'espèce» homogène fait de plumes d'aras, ces Kayapo

du Brésil central (fig.162) célèbrent leur capacité à former

un e communauté de

semblabies;

en choisissant

enfin

de s

plumesjaunes plutôt que rouges ou bleues, ces mêmes

Indiens affirment; «Voici des corps de tel le espèce», par

opposition à ceux d'une société voisine.De même, en ornant

les poitrines masculines de coiliers faits de crocs de jaguar,

tel grouperend

visible Ia disposition

d'unhomme accompli à

adopter unecorporéité de prédateur. Ainsi, un corps humain

 m

i'\Ví

Homm e

a ve c u n

enfan t

ent re le s jambes .

Population araweté.Photographie

díduardo Viveiros de

Castro,

1981-1903.

Locapacité de prédaocn et facapacité

d pmduiie des corps de congénèressont

étrwtement

tées.

Danse u r s exécu t an t

une ehorégraph ie

rituelle.

Population kayapo.Photographie

de Gustââf Verswijven 1996.

Onse dofineuncorpsd'humoinvéritoble

en se vêtant de corps d'oiseou*

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pleinement constituéapparaTt

comme

unartefact hybride

fait de morceauxde corps d'espèces naturelles, chaque élé-

ment condensant des qualités propres à Thabitparticulier

dont il est tiré. Cecorps réunit des aspects de tous les corps

possibles,

sans renvoyer à

celui

d'uneespèce en

particulier.

Lescoiffes et les bijoux en plumes ou en dents n'ont pas

seulement une fonction expressive, celle d'évoquer par

métonymie des types de comportements prêtés aux ani-

maux, ils permettent également de transposer auxhumains

Iafonction de parade et surtout d'individuation que revêt

pour de nombreuses espèces d'oiseaux - notamment pour

les males - un plumagerutilant. Centrée sur lescombinai-

sons de couleurs, Iarégularité et Iadélicatesse du travail

d'agencement. Taspect irisé des plumesou des élytres, le

brillant du duvet blanc et des particules de coquilles d'ceufs

collées sur le visage, Testhétique est convoquée pour exhi-

ber Timportance de Tindividu (et par extension celle du

collectif auquel il se rattache) en même

temps

que son

caractère uniqueet singulier. Lessurfaces nacrées ou trans-

lucides comme le quartz, les coquillages ou les perles de

verre, moirées comme les plumes ou les ailes de coléoptères

sont particulièrement recherchéespourévoquer Téclat d'un

corps (fig. 163 et 164). Couplées avec des diadèmesde

plumesbrillantes, ces parures iridescentessont un équivalent

du nimbe entourant les saints dans Iapeinture chrétienne, ã

ceciprèsqu'ellesrenvoientà unétat de corps extraordinaire

plutôt qu'à une «intériorité » (une âme) hors du commun.

Lescaracteres sensibles des plumes - Tabondance de cou

leurs, de dimensions et de formes qu'elles offrent - les pré-

disposent aussi à un usage symbolique (fig.

165

et 167).

Ainsi, certaines grandes coiffes circulaires figurent Torga-

nisation spatiale d'un village de «vrais humains» vue d'en

haut - du point de vue de

Taigle

- en même temps qu'elles

évoquent le rayonnement de Ia «personne» détentr ice

de

cette

perspective celeste (fig. 166). Létrange casque en

cire (appelé Icutop)couronné, au bout d'une tige. d'un petit

diadème de plumes d'ara et porté par les hommes kayapo

mekranoti lors de certains rituels représente, làencore. Iavue

qu'ont sur les villageskayapo - et piusgénéralement sur le

Pendan t s cToreil les

en élytres de coléoptère.

Équateur. L30cm.

Paris,rrwsée du quai Brant)',

lnv.7l.1908.22,1380,1-2.

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Perfora teur

labial .

Fbpolalionbororo. H.48 cm.

Paris,

muséedu quai

Braní)

Inv.7l.]936.48.248.

Coiffe.

Ropulation kara/a. H.124cm.

Sl o Paulo, Innrtuto Cirtural

Banco

Santos, crtleciion Od . Inv.

922.

CeRecaffé est lout ò Iofoisun «habit» «fespèce.un bkaon,

une

f.gu-ioicr: jjmpíi/iée

de

lorganisoxion

spotia/eer sodote

er un emblèmedideniité penonnelle.

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Icayapa

L 180cm.

, musée du quaiBranl)(

monde terrestre - des

Mekranoti

restés au

ciei depuis

les

temps

mythiques. La

tige

symbolise

Ia

cordepar

laquelle

les

autres Mekranoti sont descendussur terre.

Les

coiffespor-

tées parles différentsgroupeskayaposont par ailleurs

utili-

sées comme blasons ; chague groupe cérémoniel, clan,

moitiéou classed'âge possède uneparurespécifique - pius

exactement le modele d'une parure qui n'appartient qu'à

lui

- et cet habit,à Iafoisexpressifet productifd'unecor-

poréité

commune

aux membres du collectif,

constitue

un

patrimoinejalousement gardé.

Les

couronnesen plumes des

sociétés du Nord-Est amazonien évoquent elles aussi des

corps, en 1'occurrence des corps d'êtres primordiaux. La

grande coíffedite orokdes Wayana-Apalai est en réalité un

masque plutôt qu'une parure ; censée être Thabit- enten-

donsle

corps

- d'unêtre créateurdestemps

mythiques, elle

n'est revê tue qu'au

cours

de

certains rituels. Porter

un

te l

costume revient en effet à assumer une part de Iacorpo-

réitéd'un être surnaturel,

ainsi

que iesfacultés et lescapa-

cités qui

lui

sont propres (fig. 185).

Un eorps foit de rtgardt

um

La peinture

corpore//e;

les corps d'espèces

vus

de r i n t é r i eu r

La

peinture

corporelle es t

omniprésente

dans les

Basses-

Terres d'Amérique du Sud. Portée de façon quotidienne

aussi bien que dans des contextes ri tuels, dans Ia paix

comme

dans Iaguerre. elle

es t

pIus ou moins élaborée et

raffinée dans son appiication comme dans sa conceptua-

lisation. Certains groupes s'ornent le corps en combinant,

selon des règles savantes. jusqu'à une quarantaine de

motifs géométriques distincts, tous nommés et reconnus

(fig.

168).

Des combinaisons de dessins

et

de couleurs

peuvent

être

mises au service d'une signalétique sociale

três précise : elles indiquent non seulement les apparte-

nances tribale, clanique, de classe d'âge, de groupe céré

moniel.comme peuvent le faire les parures en plumasserie,

mais aussi Tétat relationnel dans lequel se trouve celui qui

porte Iapeinture : veuf depuismoins de six mois, père d'un

deuxième enfant âgé de moins de deux mois, convalescent

d'une

maladie de telle

ou telle nature.

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Mais Ia peinture

corporelle

n'est pas l'apanage des

seuls

(vrais)

humains.

Du

pointde vue

indien,

tous les êtres sus-

ceptibles de

«faire sujet» arborent

des

dessins

surle

corps;

Ia

peinture corporelle

faitpartiede Ia

panoplie

de

rhumain.

Ainsi, cequi

apparait

auxhumains commele pelage tacheté

desjaguars estvuparlescongêneres des

jaguars comme

des

motifs peintssur uncorps humain.

Si

Iaconstitutiond'une

chair

et

Ia

perception d'uneforme

humaine

s'enracinent dans

une relationd'identité entre congénères - autant diredans

une relationde parenté ia peinture corporelle constitue

aveclesparures Iapeauvisible d'unsujeten tant quemembre

d'un collectif ou d'une espèce spécifiques. Tous les êtres

animés potentiellement sujets sont, rappelons-le, présumés

appartenir ã un collectif, â une «espèce » nécessairement

singulière

dotée d'une«culture-ethogramme» elle

aussi

sin-

gulière; or.Iapeinture,et piusgênêralementrornementation

corporelle, es t le condensé visuel de cette culture propre â

l'espèce. Pour reprendre rexemple du jaguar, le pelage

tacheté

forme Thabit

d'espèce

du jaguar en perspective

«proie», tel qu'ilest vu par ceuxqu'ilmange, tandis que ses

peintures corporelles forment son habit d'espèce en pers

pective «congênere ».Elles sont sa robe de sujet-jaguar vu

«du dedans», telle qu'elleest perçue par les membres de son

collectif(fig.169).

Au demeurant, les mêmes

motifs se

re trouvent sur de s

artefacts ; Iadécoration géomêtrique des poteries, de Ia

vannerie,

des ê to ff es

peintes ou

t issées représente

presque toujours de façon pIusou moins stylisée les pein

tures corporellesdes esprits ou des animaux (fig. 170). Ces

motifs ne reproduisent pas exactement les peintures cor

porelles. Fidèles à leur parti pris antifiguratif, les artistes

indigènes cherchent à évoquer celles-ci par d 'autres

dessins (et parfois au moyen d'un nom attaché à unmotif)

plutôt qu'à les copier à partir d'une représentation mentale.

Lerôlede Tart «dêcoratif» associé aux objets fonctionnels

es t surtout de déciencher des processus de visualisation :

Timage qui compte, c'est celle que chacun se fait mentale-

ment, pas celle matérialisêe dans le graphisme. Celui-ci

n'est qu'un moyen de mettre en branie une forme dlmagi-

nationdêdiêe à Iareprésentationde corps sous toutes leurs

facettes possibles.

Une

fonction identique

est attribuée à Ia

robe de certains

animaux

: le caractère abstrait et labyrin-

thique des dessins formês par Iapeau des serpents, par le

plumage de tel rapace, par le pelage des fêlins faitde ces

créatures des rêservoirs ambulants de peintures corporelles

virtuelles. *

Connartre les peintures propres aux autres collectifs, c'est

donc

connaTtre

Tapparence spêcifiquequ'offrent les autres

à leursparents,

connaTtre

en sommeleur face cachée.Ainsi

ce type de savoirforme une composante essentielle de Ia

«science » indienne. Par ailleurs.porter les motifs d'une

certaine espèce permet de s'identifier â cette société-là

et de signalersa non-appartenance, dans un contexte et

pourun temps donnê,à son propre

collectif.

Silesfemmes

achuar (l'un des sous-groupes de Tensemble jivaro) se

peignentdes motifs sur levisage lorsqu'elles vont travailler

dans les essarts, c'est pour s'assimiler aux populations

végétales avec lesquelles elles interagissent et

apparaTtre

à ces dernières sous un jour familier.

Cette

logique se

retrouve dans des contextes rituels, lorsqu'ils'agit de faire

venir des esprits (ou d'en figurer) pour interagir avec eux.

Ense peignant, en s'ornant ou en arborant des masques en

fonction d'un certain modèle d'apparence, le groupe qui

rêalise le rituel dit en substance aux esprits : «Voyez, nous

ne sommes pas pour vous des étrangers, des autres; nous

portons vos habits, noussommes donc vos parents.»

Cependant, Ia peinture corporelle ne renvoie pas toujours

au monde de Iasociabilitéet de Iaproximité parentale. Elle

peut aussi, et même par omission, synthêtiser d'autres

conditions relationnelles. L'absence de peinture

est tou t

aussi parlante que le port de motifs élaborés, dans Ia

mesure oú elle indique un état d'«invisibilité cosmologique»,.

Cet

état

peut être recherché lorsqu'une personne se sent

menacêe par des tentatives d'affiIiation êmanant d'un col

lectif ennemi - par exemple en cas de maladie. Danscette

situation, elle perçoit sur elle le regard des aut res, qui

menace de Iafaire basculer dans une positionde proie. Elle

tente donc

d e se rendre

invisible en

s 'abstenant d'endosser

16 9

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filie

revâtue de

p«inture$.

kayapo. Photographie

GustaafVerswijver 1996.

peintxire

et (eduvetbloncdont esl

tue cette jeune /Meest un ((hobitw

espèce désigneet modèlelecorps

certaír>e

dosse

«fítres.

de

peíntures.

atiofi paralcana.

raphie de

LuxVidal,

(98S.

ffsdontso mère orne le visoge

ce bébé kiífèmntun coips

férxe

yeuxdeprédoieun invisíWes.

s un corps «Chuiroinou* yeux

se s semblaUes.

son habit d 'espèce, de telle sorte qu'elie ne puisse être

reconnue ni catégorisée. L'invisibilité assurée par Ia nudité

de Ia peau équivaut à une condition d'isolement social

choisie, éventuellement renforcée par Ia rédusion dans un

espace séparé de Tunivers domestique parental (fig. 171).

Une

manière distincte de

( se) rendre invisible

es t de

recou-

vrir

entièrement

le

corps d'une couche

de peinture noire. La

couleur fait ici off ice d'écran, elle cache le corps qu'elle

revêt e t le rend

indécelable au x

Ennemis.

L'autre modalité d'apparence à laquelle s'opposent les pein-

tures indiquant un

état

de sujet ou de parent

es t

celle asso-

ciée aux peintures de guerre. Ces motifs-là se distinguent des

«dessins d'humains » par une couleur différente - par exem

ple lenoir par contraste au rouge ou au bichromatique -

et

par un

tracé

distinct. La peinture de guerre signale une

corporéité non humaine, Intégralement prédatrice, aussibien

aux yeux des victimes pourchassées qu'à ceux des parents

des guerriers.

Un corps

fait

de regords

II.

Corps

de prédateur

Le schème

de

Ia

prédation

: voir et manger

Inscrite dans un schème de rapports entre les êtres selon

lequel toute entité vivante se nourrit d'autres

espècesrani-

males ou végétales. et sert elle-même d'aliment à d'autres

espèces. Ia relation constitutive de Tldentité d'un corps

n'est pas neutre sur le planqualitatif,et Iatonalité affective

qu'elle prend ne doit rien au hasard. Toutes les créatures

sont

habitées par un désir

et

une capacité d'agression à

régard d'autres consommables. Cet appétit vital inhérent à

tous le s

animes

est le

modèle

de

rintentionnalité

attribuée

dans les procès de subjectivation, sans

doute

parce qu'll

synthétise de manière immédiate à Ia fois le désir - Ia

tension vers Tavoir - et le

jugement

- Ia catégorisation

d 'une chose , son identif ication en tant

qu'élément

du

monde

: Ia forme première de

r«être-au-monde» d'un

sujet est une relation d'appréhension - dans tous les sens

du t erme - d'autrui.

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Grand

panter d«

portage.

Populationwayana.

Belem do Para, museu R E.Goeldi.

Comme toplupartdesmotifs géométriques omant(esortefijcts

amazoniens,

tes

dessíns

de ce paniersontune repréieníocion

styHsée, oumieuxencoreuneévocotion, des

peintures

corporefles

d'â[res sumocuiels.

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dans un e hu tt e d e r édu si on .

Population Wâyampi. Photographie

de Jean-Maixel Hurautt. I96S.

Lecorps de cesjeunes Indiensen rmés dam unehutte de

réckjsicnnest pos peint.apn quíls soíent

fnvrsíbtes

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Toutre.

 1

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Cette

vision

prédatrice des rapports entre les êtres justifie

1'importance que Iapensée indienneaccorde à la'question

du regime

aümentaire. Celui-ci

constítue

Tun

des principaux

critères

de

classification

de s êtres

animés. Taune

servant

à

mesurer ledegré d'identité et de différenceentre deux espè-

ces ou deux exemplaires d'espèces. Pour prendre les choses

dans l'autre sens, commensalité

vaut

communauté, qui elle-

même vaut identité. D'oli le poids attribué aux gestes d'of-

frande - oude refus - d'aliments,notamment entre conjoints

et entre parents et enfants.D'oüaussiIaforce et Iamultiplicité

des proscriptíons et prescriptions alimentaires observées par

les Indiens dans toute

TAmazonie.

Modifier son regime, c'est

marquer un mouvement tantôt d'affiliation

et

d'identification

à

uneautre

classe d'êtres

dont

Ia nouriture

coutumière

se dis

tinguede celledes humains,tantôt au contraire unmouvement

de désaffiliationet de différenciationpar rapport à uneespèce

dont le régimeserait anti-humain (fig. 172). Ainsi, les guer-

riers homicidessont longtemps soumisà un régime draconien

visant à les sevrer de leur goQt postule pour ia viande de

«gibier» humain.Ons'en doute, lecannibalismede guerre pra-

tiqué jadispar nombre de sociétés amazoniennes s'inscritdans

Ia même togique. Entraitant le corps d'un humain ennemi

comme de Iaviande de gibier,le cannibale se livreà une dou-

bleopération :

 

s'assimile

d'un côté à un prédateur

suprême,

voire à Tun de ces Immortels qui se nourrissent justement

des humains; il marque de l'autre Ia distance ontologique - Ia

non-identité - entre lui (et le

collectif auquel

ilappartient)et

Tennemi

(etlecollectif

auquel

celui-ci

appartient).

Le schèmede Iaprédation imprime aussi sa marquesur les

rapports entre hommeset femmes, dedeux façonsdistinctes.

D'un côté. Ia communauté de régime alimentaire

fait

que Ia

différence

entre

les sexes estminorée par rapport àcelle

entre

humains

et

non-humains,

Thétérogénéité de régime étant le

principal

critère

de discrimination entrecesdeux catégories.

D'un

autre

côté, Ia

différence anatomique

et surtout compor-

tementale entrehommes et femmes - aupremier chefle

fait

que cesont les

femnnes

et ellesseulesquiportent et accou-

chent des membres de Tespece - prédispose à considérer

Iensemble des

hommes

et

Tensemble

des

femmes comme

des

collectifs distincts, à tout lemoins comme des sous-espèces

différentes (les Indiens hispanophones utilisent volontiers le

terme rozo- «race» - pourdésignerchacun des deuxsexes).

Cette divergence-là, lorsqu'elle es t combinée avec Iadiffé

rence assignée par principeaux parents par mariage ou affins,

autrement dit lorsquil s'agit de partenaires épousables, abou-

tit à des comportements «prédateurs» stylisés. Ainsi, le

mariage amazonien, lãoú iles t rituellement marqué, se coule

de manière piusou moins littérale dans lemoule du rapt ou de

l'enlèvement d'une femme à ungroupeennemi, même lorsquH

s'agit d'une parente proche. Cest qu'une femme «consom-

mable» sur le plansexuel doitêtre*autre», sans quoi Tunion

avec elle serait incestueuse; maisdès lors que cette femme

es t

définie

comme

différente de sol, les relations avec elle ten-

dent â être subsuméessous le schème de Iaprédation; d'oCi Ia

présence de ces éléments de

ccmportement

chasseur ou

guerriermarquant ledébut d'unecohabitationconjugale.

Lapensée indienne ne ménage guère de place à Ianotion de

genre au sens de «sexe culturel». Enfonction des contextes

et des sphères de sociabilité enjeu.Iadifférence entre hom

mes et femmes es t soit dissoute au profitd'une différence plus

lourdesur leplanontologique,celleentre «nous»(les humains)

et«les

autres»(les non-humains) - auquel cas Técart entre

les deux sexes

es t

annulé soit elleest exagérée

et

exacer-

bée

par assimilation du rapport homme-femme à une relation

entre espèces

distinctes prises dans un rapport proie-préda-

teur. Cela explique que les femmes tiennent souvent un rôie

de premier plandans lesrituelscannibalesou guerriers, oú elles

sont chargées d'incarner les Ennemis et de parler pour eux ou,

à Tinverse,de prendre Iaplace des hommes en donnant corps

au «Nous» - sexes confondus tandisque les hommes occu-

pent Iaposition des autres - parfoisd'ailleursen parodiant des

femmes. Ensomme, hommeset femmessont soittrop sem-

blablessoit trop différents pour constituer chacun un«genre ».

lisne peuvent former, les uns vis-à-vis des autres, que des

variétés de Iamême espèce, ou alors des espèces distinctes.

II reste

â souligner

que

le rôle déterminant tenu par le

schème de Ia prédation dans Iaconceptualisation indienne

des

rapports

entre les êtres n'implique pas que ceux-ci

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en céramique.

pulatjonpiro.H. 28 cm.

BSIe,

de r

Kulturen, Inv.IVc16946.

ponmit (fun«préáneur»poumide dents. d'unregord

visage

human ec

d'éWments

de cotporétéanimah.

prennent toujours et nécessairement Iaforme de l'agression

dévoratrice. Lincorporation d'autrui constitue

certes

Iatoile

de

fond

du

monde

des

animés.

Ia tendancegouvernant par

défaut

leurs relations.

Cependant, le«désirde Tautre» peut

s'afflrmer dans toute une gamme de relations affectlves,

jusqu'è yerser dans le contraire de Iaprédation, à savoir Ia

pitié. Celle-ci est une suspension de ranímosité cannibale

quifaitd'autruiune

viande

consommable.

La

compassion

- un affect três souvent évoqué, sous des noms variables,

dans

le discours

amoureux

ou

dans

les

énoncês adressés

à

des esprits - traduit Iaperception, parfois involontaire,

d'une identité possible entre le sujet et autrui. La pitié

implique

doncaussiunetransformation dans l'appréhension

de Iaformedu corps d'autrui: au lieude voirson gibieravec

un corps d'animal, le chasseur ou le guerrier saisi de com

passion prendra

subitement conscience

d'avoir affeire à un

corps humain.

Dans

un corps de Jaguar

Sedoter d'uncorps auxcapacités de prédation renforcées,

analogue à celuidu jaguar, es t un objectif poursuivi par les

hommes dans presque toutes les sociétés amazoniennes.

Pourtant, cette quête de puissance implique un éloignement

de ses semblables et par conséquent une sortie au moins

partiellede Tétatd'humanité.Cette condition-lá est dange-

reuse pour les proches, parce qu'ils risquent de n'être pius

reconnus comme congénères. Etelle est difficileà supporter

pour soi, car elle es t associée par principe à Iasolitude. En

même temps. le régimecorporeldu jaguar fascine parce qu'il

illustreune conditionsuprême d'autonomie et d'individuation.

Enraison de son énergie prédatrice, le grand félinest Umage

même de Iapuissance d'être.

Se placer en situation de prédateur permet de se situer vis-

à-vis d'autrui dans une relation d'objectivation : au lieude

percevoirTautresous Tangle de sa subjectivité, le prédateur

ne voit en luique du gibier, de Iaviande dépourvue d'une

subjectivité qui pourrait leconcerner. Cette attitude est celle

que les Indiens prêtent aux prédateurs à Tégard des espèces

dont ilss'alimentent. Pourtant, bien qu'ils se livrent quoti-

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diennement à Iachasse et valorisent â Textrême cette pra

tique, lesAmazoniensne considèrent pas que leur gibierest

«naturellement» dépourvu de subjectivité, nique Iamise à

mort d'animaux à de s fins

de

consommation

soi t une act ion

banaie

et

sans conséquences pour celui qui Tentreprend.

Alors mêmequ'ilss'en nourrissent, ilsfont du gibierdes per-

sonnes. La

plupart des

animaux de chasse sont même

des

sujets par excelience, certains Indiens, comme les 'Wari,

considérant que seuls les animaux dotés d'une «âme» sont

dignes d'être tués et consommés. Dans

Ia

grande majorité

de s

cas, les

animaux chassés sont

donc

traités comme des

sujets jusqu'à Tinstantde leurmiseâ mort. Tantque lechas-

seur traque son gibier, il lui parle comme â un humain, lui

adressant de s

incantations

silencieuses

destinées

à Tinfluen-

cer et à Tapprivoiser; ilcherche à Tattirer par Iaséduction,

comme

ille ferait

avec

une

femme.

En

outre,

le

traitement

respectueux réservé à Iadépouille de Tanimaltué montre

bienque Iasubjectivité de Iabete vivante reste présente.

Ainsi,

son cadavre est soumis à divers procédés visant à

le séparer de Ia «personne» qui Thabitait et à renvoyer

son «âme » ou son image â son collectif d'affiliation. Cette

opération permet de transformer son corps en viande afin

qu'il

puisse être consommésans danger.

L'objectivation liée â Ia

mise

â

mort d'un

animal es t

donc

fortement minorée par rapport aux comportements de

séductionou de respect manifestant

Ia

subjectivation des

animaux

que i'on traque. De manière paradoxale, tandis

que le meurtre d'animaux de chasse est plutôt «euphé-

misé»,

ia guerre contre les

humains.

elle.ne l'est pas du

tout.

Assimilée

à une agression

animale, Taction

guerrtère

es t

au contraire célébrée, chantée. mimée, ritualisée, et se s

aspects sanguinaires sont mis en vaieur. De fait. Iaguerre

es t identifiée à une forme de chasse à des fins de consom

mationtellequ'elleest pratiquéenonpar les

(vrais)

humains

mais bien

par les animaux, et pius précisément par les

grands carnivores telsquele

jaguar,

Taigle oulevautour. Si

dans Ia chasse le

«prédateur»

(humain) traite sa

proie

de

façon três humaine et doit se faire violence pour

animaliser

sa victime, dans

Ia guerre

se produit exactement

Tinverse

:

Collier de dents de ja^ar.

L.21 cm.Paris,musée du quai Brant>

lriv.7l . l878.32. '?S.

Onafficheses disposíDons priáatiices en

somont ci'<iames»donimaux:dents,voes,

gríffes.

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le guerrier perd son humanité et se transforme en animal.

Voilà

ce qu'exprime avec concision le propos

recueilli

au

XVI® siècle par Hans Staden auprès du chef tupinamba

Cunhambebe,

justifiant ainsi songout pour Ia chair

humaine:

«Je suis unjaguar. Et

c'est

bon.»

La

prédjlection des

Indiens

pour les ornements falts avec les

«armes»prélevéessur lescorpsd'animaux, surtout lesdents

et lesgriffes

(fig.

173),

renvoie

â

Ia

même idée : en s'ornant

de signes d'aptitude carnassière, les Indiens affichent et

rehaussent

leur propre disposition

à

devenir

«jaguaresques »,

disposition indissociable deIa volonté deproduire de la.parenté

et de faire des corps semblables. Dans les rituels associés à

Ia

guerre,

Tassimilation

des

guerriers

- et en

particuller

des

hommes responsables d'homicides - âdesgrands prédateurs

animaux

es t

constante et pour cela, entre autres raisons, le

meurtre

est

souvent

assimile

â un acte

de dévoration.

Le

meurtrier

es t

généralement soumisaprès son acte à toute une

série de

prohibitions alimentaires censées

lesevrer de

son

goOt

pour

Ia viande

crue et le réhabituer à un

régime alimentaire

humain.

De

Ia même façon, rappiication surlecorps duguer

rier

de

peintures corporelles

distinctes de

celles

qui expriment

et reflètent Iacondition d'humanité visent à ledoter des attri-

buts de ranimalité, en tout cas de Ianon-humanité. L'identi-

fication

àdes propriétés

corporelles animales, signalée

parces

emblèmes de

dispositions

prédatricesquesont lesornements

en griffes et en

crocs,

est poussée dansce cas

jusqu'à

une

corporéitéintégralement prédatrice. Plutôtque le déguise-

ment

d'un humain

en

jaguar. Ia

peinture deguerreest un

habit

d'espr(t-jaguar. le vêtement d'une entité qui réunirait, â

Ia manière

d'uneessence,toutes les

qualités

prédatrices de

l'animal et seulement celles-là

(fig.

174).

L'assimilation du guerrier à un carnassier dévorateur de

viande humaine confère à ia guerre amazonienne un fort

relent de cannibalisme, même dans les aires culturelles oú

n'ont

jamais

été

relevées

detraces

d'anthropophagle.

Cepen-

dant, les

cannibales amazoniens

avérés- tels lesTupinamba

du

XVI®

siècle - auraient été horrifiés par Taccusation de

manger

leurs semblables. En réalité, le cannibalisme indien

affirmaitjustement unedifférence radicaleentre le consom-

Guerrier

en «habit» de jaguar.

Population yanomami. Photographie

de Napoleon Chágnon,début des anr>ées 1970.

Or>

se dome

votonfters

un«corps> de joguai. à \a monière

fieceg(iernç'

<ior'

Ia petriiure corporelle evoque (es

ocefes

de to robs du féhn

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mateur et sa victime.

II

les précipitait

Tun et

1'autre en dehors

de leur

commune

humanité

: le

meurtrier vers une identité

de prédateuranimal ou divin. Iavictime (du moins soncorps)

vers celle de gibier.Parlerd'anthropophagie dans ce cas est

donc.àstrictement

parler,

unnon-sens ; ce qui est mangé

es t

cer tes de Thumain,

mais

comme le

cannibale.

lui,

n'est

pas humain, ce qu'il consomme

es t

du différent , donc de

Iaviande(fig. 176).

Devenir fennem/

La

consommation(réelleou imaginaire) d'une victime de Ia

guerre ne concerne toutefois qu'un aspect de Iapersonne de

Tennemi, D'autres aspects, inhérents â sa qualité de sujet,

sont détachés de son corps-objet pourformer de

nouvelles

entités anthropomorphisées, qui peuvent être adoptées,

apprivoisées,

ou faire Tobjet d'unegestation dansle

corps

du

tueur. Ces

éléments de «personnéité» associés au

corps

d'un

individudont Tidentité «ennemie »vient d'être abolie finis-

FIG. 175

Cache-sexe féminln en

dents humaines.

P^ulation

yagua.

L32on. Rome,

Museo Nazionale Preistorico Etnográfico

Liijgi Pigonni,

Inv. 3335.

íe

còouecs.

Droduii ou

cours

duriruel. decetonden omement

esr évoqué dans

des

cíwnts etcfes recits ossoóés à

Ia guem.

sent donc par être intégrés au collectif des tueurs, sous Ia

forme d'une personne virtuelle suppiémentaire ou sous celle

d'une capacite d'engendrement intensifiée, premesse d'une

future augmentation du collectif.

Bien souvent, ces éléments de subjectivité issus de l 'en-

nemi sont figurés par des trophées. Ainsi. les têtes réduites

jivaro renvoient. par leur taille, au nourrisson que Tennemi

tué deviendra ou engendrera, cependant. elles incarnent

aussi, de manière simultanée, d'autres positions structura-

les, notamment celle de TEnnemi et celle du Parent consan-

guin, t'un et Tautre également abstraits (fig,

178).

L'ennemi

humainsubit un traitement analogue à celui appliqué à un

animalde chasse ; sa subjectivité porteuse d'identité et son

corps porteur d'altérité sont dissociés, afin que Ia première

s'attache à une nouvelle silhouette de congênere et que le

second se transforme en objet de consommation.

Le

port ostentatoire,

notamment

en

contexte

rituel,

d'orne-

ments

fabriqués avec

des restes

humains - dents, cheveux.

Singe

euit, mets t r ês

prísé

e t presque humain.

Photographie de Sieve Hugh-jones.

<i)esuis unjaguar, et c'est bon»,

ésát

en 1557 lechefüjpinomba Çunhambebe

à Hons Siaden,son copüf.à 1'occasion

d'un /éstin cannibale.

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Téte humaine réduit«.

Population

jrwo. H.70cm.

Paris, musée du qua: Braniy.

Inv,7l.1880.7,170.

Scíndée dans

son fmfil, effe prtsenie un wsoge

oppoítenonf

à

deux

sijeB

virtuels;

un

ennemí

etunporent

un

homme etune ^me.

un

consonguin eton

offin,

ur

fnonet unemtwywi,

tous

cofjvoqivés te tempscfun

rituei

[•í^-

y ^

j?f,. •

•-}>v - '

í ' i ; ;' - • •'•f.rr-

.'•'vV'

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Masque cara

groncfe ou ypt.

Population

upirapé.

K 80 cm.

Paris,

musécdu quai

Branty.

Inv.

70.2003.2.4,

ftjrté ovecun coAn-chefet uoe looguecape de fibfes

^gétaíes. rffguv lespni ifunguerrier ennemi ossassiné.

quon convoqueou cours de ntuefccfestinésò firwiserto ehosse

et pendam /escjue/s est évoquéun combat

vietorieax

entr^

les

Topiropé

ei

leurs

ennemís koyopo

ou

korojo.

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Masque en ci re couronné

d*un diadème en plumes d'ara.

Population kayapo.

H.

156

cm.Paris,

musée

<du

quai

Braniy,

tnv. 70.2003.2.6.

  represente

sons

doute unesprit tfennemi, comme íemosque

ype tapiropé. II s'ogf£ peut-étretfune oéotioo tso/ée,

inspirée

por

ísxemple

rfun groupe voisin.

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Tète mominée représentant

un ennemi transfomié en congénère.

Ropulaüonmutvjuruku.H.30 cm.

Paris,

muséedg quaiBranly,lnv,7l.l950.87.l.

Que/quesoitlese« cte )o

vicome.

h lôce est

comWérée

comme moscu'me. Le

meurtrier

occompogne fesc/wssews

ovec

son wphée.

dei^nu

«mère des

pécahs».

pour attirer

te

ffbier.

peaux,

ossements

divers (fig.

175

et177) - obéit ã

une

logi-

que similaire

(mais

inverse) â

celle

qui

preside

à l'exhibition

par

les humains d'éléments de corporéité animale. De même que

les humains

signalent

par le port

degriffes etdecrocs ani-

maux des dispositions

prédatrices, corollaires de

Ia capacrté

à

febriquer

descorps deparents, enarborant des

morceaux

de

corpS d'humain leguerrier manifeste sa capacite â assumer

une

corporéité non humaine et

donc

- et surtout - Ia pers

pective

Inhérente

â cette

forme

de corporéité. Le port dece

genre d'ornement signifie ; «Attention. ilya un corps (et

un

regard) de jaguar tapisous

mon apparence d'humain.j» La

corporéité ambiguè

duguerrier s'assortlt

d'une

perspective

également

équivoque; bien

que congénère.

le

guerrier vouéâ

rhomicide

est

susceptible

de

voir

le

corps

deses

semblables

comme du gibier,

de

prendre subitement

ses

propres parents

pour

des

ennemis etde les

traiter

enconséquence.

La fesci-

nation

pour

le

«point devue deTennemi» s'exprime defaçora

spectaculaire dans denombreux rituels amazoniens organisés

autour deIa

perspective du prédateur d'humain. Les masques

tapirapé dits caro grande ouype, par exemple, figurent Tâme

d un

ennemi kayapo

abattu aucoursd'unaffrontement armé

(fig. 179). L'«acteur»

qui porte le

masque est

le

protagoniste

de

Ia

cérémonie, et c'est â

partir

de son point devue que

toute

Taction

rituelle se

déploie.

Une fonction

similaire

est

attribuée au masquekayapoen cire couronnéd'undiadème

(fig. 180) ouencoreauxcrânesdécorés

munduruku.

Cesarte-

facts

macabres

ne figurent pas seulement,

ni même

de

manière privilégiée,

Tennemi

abattu aucoursd'un

raid,

cesont

plutôt des sortes departenaires blancs

appelés

à incarner, tout

au long d'ün cycle rituel. différentes formes d'une identité

structurelle - celle deTautre oude ['Ennemi - et de

Ia

pers

pectivequecelle-ciporte. Les ritesqui s'effectuent autourde

ces «objets-sujets» mettent

en

place une inversion progres-

sive de Iarelation qui unit le tueur à sa victime - du moins

à

cette part qui

ne

s'est pas résorbée en

viande de

gibier

de

telle

sorte que le

meurtrier finit par prendre

Ia place desa

victime. Celle-ci, devenue meurtrier deson

assassin,

raconte

- souvent par Iavoix des femmes participantau rituel - ses

exploitsguerriers, comment elle a extermine les hommes du

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groupe des vainqueurs, commentellea sédurt et fécondé leurs

femmes. Ensomme, tout se passe comme si c'étaient les

ennemisquieffectuaient lerituelet nonceuxquilesont effec-

tivementvaincus(fig.181). Létrangetéde cette configuration

s'atténue si l'on songe que dans Iarelation d'homicide Iavic-

time occupe le pôle de rhumain et le tueur celui de l'animal;

or, produire un

contexte

rituel

es t

une activité d'humains- L'ob-

jectif des pratiques

rituelles

qu'observele meurtrierpendant

de longs mois après

rhomicide

est justementde revenir â sa

position humaine initiale.

Les visoges de lUnhumain

Cettedéroutante

inversion

des

roles dans

les

rituels guerriers

amazoniens s'explique sans doute par

Tobjectivation

ducorps

social produite par Ia perspectived'unautre sur soi - d'un

autredifférent de

soi.

L'objectivation est unecondition pour

fonder

les

identités

tant

coliectives

qu'individuelles, mais

cela

n'est possible que par lerecours au

point

devued'unautre.

Or, dans lemonde amazonien, Tautre

es t

pris dans leschème

de Iaprédation. Puisquil es t par définition différent du sujet,

ilentretient avec luiun rapport qui ne peut être que de proie

oude prédateur.Ce point de vue de Tautredont lesoia besoin

pour

s'éprouver

comme soi es t donc représenté comme

perspective de prédateur sur lesoi, c'est-à-dire sur rhumain.

On conçoit dans ces condrtions pourquoi Ia

três

grande majo-

rité des masques amazoniens sont pourvus de bouches

dentées. Lafonction des masques es t de représenter des

non-humains; qu'ils'agisse d'ennemis, d'animaux ou d'entités

surnaturelles, ce sont toujours des esprits - des images - qui

sont figurés. Ces derniers sont forcément des prédateurs

d'humains, même ceux ayant une valeur positive et que i'on

appellerait

des

dieux (par exemple ces immortels que

deviennent les morts araweté). Lesesprits sont non humains

et occupent le pius souvent une position supérieure â celle

des humains su r l 'échelle

des

exis tants animes d' inten-

tionnalité prédatrice. Cela suffit à en faire des «cannibales »,

Masque en écorce bat tue .

Ftipulationtikuna H.42 cm.

Berlin, Museum fijrVõlkeHojnde,

tnv.Vb 11607.

Sile corpsdes esprits est informe.

on represente cependani levrs

extroordinares capadtés, telleíowé

figuréew par de grandes oreiHes.

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Populatlon

kamayura. régiondu

Xingu.

H.I3I cm. Paris,musée du quai Braniy,

Inv.

70.2003,2.1.

Cemosque represente ceuxponéspar /esesprits torsquV/s

occupenih positíondhumoins.(/ évoqueégolemempo'

so

forme

etso«boíte» de fibres le eomctère irrepréseniable

des

lícoros»

de

non-humains.

I M' í J

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6

des

mangeurs dhommes,

untrait

invariablement

représenté

dans les figurations d'esprits, au point que

leur

portrait se

réduit

parfbis

à resquisse d'un visage entourant untroudenté.

Les traits formeis des masques amazoniens renvoient ã

bien d'autres aspects ducorpsdes esprits. La plüpartde

ce s masques appartiennent â des ens.embles, ils forment,

des«familles».

Cela

indique que

les

esprits sontdês

popu-

lations,

autrement ditdes

espèces.

Par ailleurs, lesmasques

ne reproduisent pas le corpsdes esprits, ils représentent

plutôt

leurs

«habits», c'est-à-dire

leurs parures,

peintures

et ornements: ce sont en sommedes masquesde masques

(fig.183 à

185).

Trêssouvent, ilssont attachés à des robes

d'écorce

battueouâ de

longues

jupes

en

fibres

végétales.

Cesappendices servent d'unepart â cacherlecorpsde

Ia

personne

humaine

quirevêtlemasqueet prête son inten-

tionnalité aucorpsd'esprit, d'autre partã figurer lecaractère

informe de cecorpsd'autreet autre, son

apparence

à Ia

fois

indéfinie, non humaine

et anthropomorphe

(fig.

182).

Lecaractère menaçantdes esprits

n'implique

pas que les

humains ne puissent jamais

développer

aveceuxdes rela-

tions nonprédatrices.Au contraire. Iaplupartdes sociétés

amazoniennes comprennent de larges populations d'esprits

cohabitant paisiblement avec les vivants et nouant même

avec eux des relations de parenté. Toutefois.ces relations

amicales

supposent un

rapprochement ontologique

entre

humains et non-humains,

une

«familiarisation»

qui

prend

souventIaforme d'un

apprivoisement.

soitde Tesprit par

rhumain

(rexemple

le

pius connu

est

celui

desesprits

auxi-

liaires

des chamanes), soitde

Thumain

parlesesprits, soit

- et c'est même le cas lepIusfréquent - lesdeux â Iafois.

Cesexercicesde socialisation réciproque se font dans des

rituels dont

les

femmes sont

souvent

exclues. Parfois, ti

s'agit

simplement defeire

venir les

esprits

pour les

fêter, â Ia

feçon

d'une invitation entre voisins,afin d'entretenir de bonnes

relations. Dans

d'autres cas. il s'agtt

aussi

et surtout de

s'identifieraux êtres surnaturelsen revêtant leurs habits,

assimilés â ceux des «corps premiers» propres au temps

du

mythe.

L'expérience répétéede cette corporéité extra-

humaine - et des affects inhumains qui Taniment, que

Uneorps fait de regards

prouve

Ia volonté manifeste desêtresmasqués

d'effrayer

etdefeire souffrir les enfants - estsouventjugée nécessaire

à Ia

formation

d'un individu

mOr

(fig.

186).

La

capacitéã nouer, individuellement ou collectivement, des

relations

non

prédatrices

avecdesautres - aptitudedont

Ia forme Ia

pIus

élémentaire

est

Tart

d'apprivoiser des petits

d'animaux

sauvages - est indispensable pouraccéder au

statut depersonne accomplie. et celane

concerne

passeu-

lement

les

chamanes.

Le

succès

de bon

nombre

de

procès

techniques «

profanes

» - chasse,

pêche,

production d'arte-

facts

- dépend eneffetdes rapports d'attachement qu'un

individu parvient à nouer avecdescollectifs d'esprlts, sans

parler des relations, à Iafois d'ídentifícation

et

d'affronte-

ment, qu'unguerrier amazonien doit développer avec des

esprits «ennemis» afin d'acquérir Iapuissancenécessaire â

Taccomplissement

d'un

homicide. En revanche, si Ia

prédation

des humains parlesespritsn'est pastransforméeen relation

positive par familiarisation et identification

réciproque,

les

humains risquent

fort de se retrouver dans

Ia position

deleur

propre gibier: ils deviennent Ia proie d'unprédateur pIus fort

qu'eux, lequel voitleurcorpssousIa

forme

d'un

gibier.

III.

Corps

de proie

La position de proieest logiquementassociée â Ia

maladie

et

au trépas, quirésultent d'une agression exercée de façon

directe, parunennemi en

chair

et enos,ou indirecte, pardes

esprits agissant pour lecompte d'un chamane ennemiou d'un

non-humain - par exemple un esprit maítre du

gibier.

Les

Amazoniens assimilent

Ia

maladie et

Ia

mort

â un

acte

de

dévoration, preuve suppiémentaire, s'ilen fallaitune, du rôle

joué par leschème de Iaprédation. Ainsi, ils disent couram-

mentd'unmortoud'unmourant

qu'il

«a été mangé»,quelle

que soit Iacause de son agonie. Aureste, les Indiensne font

pasde distinctiontranchée entre unassassinat ostensible, une

mort causée par uneagressionchamanique et unemort que

nous qualifierions de naturelle.Dans tous les cas. le décès ou

lemal-êtreest causépar

Taction

prédatriced'autrui.

qu'il

s'agissed'unautre humain, d'une variété d'esprits ou encore

d'une classe

d'animaux,

notamment ceux qui constituent

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Come onk .

Populationwsyana.H.160 cm.Paris.

musée du quai Branl/,lnv.70.2004.6.1.

Lacoiffé orok estun masqueplutôtqu'uneparurehumaine,

e'estrahobit»

íun

ítre destemps

ontínoiVes.

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Homme

portant

un

masque maríwin,

Population

matis-

Photographie

de Philippc Erikson,1982.

LesdrsposíOons pnítées ouxcorps

despiis conMKjués por 'es mosques

se moni/èstentpar ks souffmnxs

el topeur

quIlS

in/Ii nt aux enfants.

Jeun«

femme

portant

so n

enfanC

Fbpulation araweté. Photographie

d'EduardoVn«iros

de Castro,

I98l- i9e3 .

Lesbébés ne peuvmts'anpécher

dtríteropr

o«e te non-íiumoins,

qtáfes

gueoem poumnt t tenfontkur

pm

le

gibier.

En guerre contre les humainscomme les humains

sont en guerre contre eux (puisqu'ils les chassent pour s'en

nourrir). ces animaux se vengent des hommes en leur

envoyantdes maladies pourles«manger».D'oüle dllemme

évoqué par Tinformateurde

Knud

Rasmussen - inuit,en Toc-

currence.mais

il

auraittout aussibienpu être amazonien: «Le

problème

avecnotre

nourriture,

c'est

qu'elle

est entièrement

faited'âme.» Même unemort accidentelle peut s'inscrire

dans cette

íogique,

les

Indiens

postuíant qu'à

Torigine

de

Ten-

chamement

des causes

immédiates

ayant

entraTné Ia

mort-

Ia

chute d'un arbre,

une

noyade

dans

un

rapide

-

II

yaune

faim

qui

demande àêtre

apaisée. La

mortet lesétats patho-

logiques

qui

Ia

préfigurent nesontpasdes«faitsdenature ».

des accidents

biologiques nécessaires

:

il

s'agitplutôt

d'acci-

dents de Iavie relationnelle.liésà Iacoexistence de collectifs

en luttecontinuelle lesunscontre lesautres

pour

se

nourrir

et

maintenir

leurseffectifs par prélèvementd'exemplaires

issus d'autres

populations

ou

espèces (fíg.

187).

Un corp%fait de

regardt

Lesagents du mal responsables des états de mal-être, de

souffrance physiqueou morale, et piusencore d'une maladie

aiguèet de

Ia

mort opèrent de deux manières principales:

soit en introduisantdans le corps de Iavictimedes «objets

animés» - souvent figures comme de minuscules armes

vivantes, tels des dards de sarbacane ou des hameçons,

organisées en bandes, voire en espèces distinctes, qui

tedévorent de 'intérieur soità

Tinverse

en s'emparant de

l'«ãme» du corps et en Tempêchant d'y revenir, éventuel-

lement en

consommant

celui-ci.

Les exécutants de

ce s

actions sont distinguésdu «commanditaire»,lequelcontrôle

ses meutes de fléchettes et entretient avec elles des rap-

ports d'affiliation parentale ou quasi parentale. Le mode

d'opération prêté aux agents pathogènes responsables de

Ia maladie justifie que les

Indiens

n'attachentguèrede

poids

à Iadistinction entre une mort par feit d'arme visible et un

assassinatà distance perpétré par unennemiau moyen de sa

parentèle de «microbes» hostiles.

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8/20/2019 VIVEIROS de CASTRO Eduardo - Un Corps Fait de Regards

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Cependant, Iaprédation exercée par des non-humains sur le

collectif

de s

humains vivants n'est pas nécessairerrient ou

exclusivement animée par Iarage ou Ia«faim» propre au

guerrier. De Iamême façon que les Indiensapprivoisent des

animaux sauvages ou convertissent des esprits en congé-

nères pour les incorporer à leur propre collectif, les non-

humains cherchent parfois à apprivoiser un humain - les

enfants sont particulièrementvisés (fig.188) - pourTattirer

dans leur société, avec des conséquences le pius souvent

létales pour Iavictime, saufdans le cas

des

chamanes.

QueIaprédationà i'égard des humainssoit violenteet agres-

sive, animée par une faimmeurtrière ou dictée par Ianos-

talgie, le besoin de compagnie et le souci d'enrichlr et

d'augmenter son propre collectif, le résultat es t le même :

une aliénation qui change les semblables en non-humains

- esprits, dieux, gibier, ennemis, parfois

tout

cela en

même

temps

- et débouche

su r

Ia mort

et

Ia soustraction d'un

membre du collectif des vivants (fig. 189). Lamaladie

et

Ia

mort résultent d'une transformation corporelle subie, impo-

sée

par un autrui hostile. Cest une verston négative de Ia

métamorphose- recherchéeet assumée par lesujet - vers

des états de surpuissance corporelle.

AlUéde ses

prédateurs:

le ehamane

Les états pathologiques provoqués par les petites armes

animées

qui

dévorent

de Tintérleur et de manière invisible

Ia chair des

humains,

et leur infligent unaffect

corporel

invo-

lontaire et douloureux, exigent Tintervention thérapeutique

d'un

ehamane,

pourpeu

qu'ils

se prolongent et revêtent un

caractère

de gravite.

L'aptitude

du ehamane â

guérir

les

malades

victimes d'une

prédation invisible tientà Ia nature particulière desoncorps

- et du savoir qui va avec. Leehamane est un être bifaee,

capable d'apparaTtre comme un

congénère

à deux espèces

ordinairement

étrangères Tune à ['autre et unies par une

relation

de prédation : par

exemple,

les humains et les

animaux de chasse, ouencore leshumains et tellecatégorie

d'esprits

cannibales. Le ehamane a aequis ce dédoublement

corporel

en

cultivant une

relation

amieale

- un

rapport

de

congénère ou de parent - avec des non-humains, souvent

à Ia suite d'une rencontre fortuite. Celle-ei prend Iaforme

d'une séduction de l'humain par un non-humain de sexe

opposé, débouchant sur un rapport stable de conjugalité.

La «bi-nationalité» ontologique du ehamane peut

éga-

lement provenir d'une adoption par un animal-esprit

- souvent un jaguar - saisi de compassion pour l'humain

souffrant qu'il rencontre en rêve ou dans Ia solitude de Ia

forêt. Tandis que pour Ia plupart des Indiens le eommeree

accidentel avec les non-humains finit tragiquement par Ia

consommation de Tun par Tautre, le ehamane parvient à

devenir

le

familier

des

autres.

Cette

aptitude

lui confere Ia eapacité de voir Tâme des

autres, autrement dit de les pereevoirtels qu'ils sont vus par

leursproprescongêneres.Parcequ'ils possèdent ce type de

savoir, les chamanes

on t souvent

dans leur

société

un statut

équivalentà celuidu savant ou de fintellectuel et y exercent

parfois des fonetions assimilablesà eelles d'un prêtre. Leur

Enfant portant Ia

marque

peinte

d'une

main su r le dos.

Population araweté. Photçgraphie

d'Êduândo

Viveiros de

Castro.

1981-1983.

Les/eunes enfontsooirent lesprédoieurs

imiübles et sont souvent leurs viccimes.

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Vieille Ind íenne dans

un hamac.

Population araweté.Photographie

d'Eduardo

Viveiros de Castro,

1981-1981

La moi t et I a

moMe

imíussent une oliénaüon

cofporelle

quiríestjamaisacodenalle.

capacitéà être vus comme des congénèrestant par leurs

alliés invisibles que par leurs propres parents humains les

prédispose à agir endiplomates entre

les

deux populations

et à régier leurs interactions.

AinsI,

pourrattraperun

malade

en tra in de basculer vers une affil iation à un

autre

collectif

-

c.^est-à-dire en

train

de

mourir le chamane négocie un

échange avec

ses

alliés non humains : ceux-ci rendront le

malade aux humains contreTofíre d'unecompensation, par

exemple

lecorpsd'un

ennemi,

ou encoreautoriseront lepré-

lèvement raisonnable

du «

gibler»

queforment leurs

animaux

domestiques en

échange

de quelques humains qu'ils rendront

malades pouren faire leurpropregibier(fig.190). Dansle

mêmeesprit, pour interrompre

Ia

consommation par les

espritsd'un

malade

vu par euxcommeune

proie.

lechamane

5'efforce - en recouvrantle corpsdu maladede peintures

corporelles, parexemple - de lefaire apparaTtre comme un

congênere de ces esprits. II cherche ã persuader les noil-

humains qu'ils se trompent d'aiiment ; le malade est un

«humain »comme

eux,

et

non

une

proie

offerteâ leur appétit.

IV.

Instruments de transformation corporelle

La notion de métamorphose

es t

au cceur de Ia manière

indienne de conceptualiser le corps, comme 1'illustrent les

donnéesévoquées tout au longde ces pages,

La

métamor

phose - Iatransformation

tout

à Ia fois de Ia forme, de Ia

substanceet duvécu corporel en fonctionde

Ia relation

avec

autrui - est le pendant «expérientiel» d'une épistémologie

perspectiviste, c'est le vécu d'un basculement de points de

vue.

Un

changement dans

Ia

perception et Ia catégorisation

d'un oiter suppose un changement parallèle de régime

corporel; coroliairement, changer de corps,c'est changerde

point de vue.On comprend que les états de corps altérés

puissent être tantôt des stratégies de connaissance,s'ilssont

délibérément provoques, tantôt des symptômes patho-

logiques, s'iis

sont involontaires.

Cest ainsi

que les

Indiens

d'Amazonie

ont développéunevaste gammede pratiques

visant à agir sur Iamatière corporelle. à modifier Iacons-

cience et leressenti du corps. enfin à éviter des états cor-

porels indésirables.

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Ch aman e médi tan t devan t

un

alignement

de

marmites.

Population

araweté-

Photop^hie

d EduardoVivcTOs de Castro,

1981-1983.

(d e p/DWèmede notre noomtufe,

cest qu'eHe esi foiteenttèwnent

(fSmes».conpaitun chamam

inufl

à Km d Rosmossen,

f:-

o ^

-

5 ^

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19 2

Avantde détaillerces techniques, quelques précisions s'im-

posent sur Ianaturegénéraleduchangementqu'ellesvisent.

Notre imaginaire culturel,illustrépar lesécrits d'Ovide ou de

Kafka.

pense Ia métamorphose comme Ia transformation

involontaire de l'enveloppe corporelle d'un indívidudortt

le noyau central - Tâme,Iaconscience - reste cependant

humain. La forcetragiquede ces febles vientprécPsément de

Iadescriptiondes tourments d'une consciencehumainequi

sent qu'elle

s'abTme

dans le corps et Texistencemuette d'un

être de Ianature. Lamétamorphose telle que Iaconçoivent

les Indíens se réfêreã unprocèsinverse;c'est rintérioritéqui

se transformed'abord,et quidicteunchangement corporel

piusou

moins

littéralement

exprimé.

Le«devenirjaguar» du

guerrieramazonienne consistepas â se déguiseren jaguaret

à donner librecours à une rage toute humaine,en mimant

éventuellement des comportem^ts de carnassier. II s'agit

plutôt de subir unemodulation de Iasubjectivité, une inten-

sification qualitative de Iadisposition prédatrice telle que

le sujet accède pour untemps à Tintérioritéd'un corps de

jaguar. Cette métamorphose peut rester invisible pour les

congénères du «jaguarisé», ne pas entraTnerune transfor

mation parallèle du corps humainen corps de félin et ne se

manifester que par des signes indirects (altération de Ia

parole,du comportement social),bref,par des symptômes,

comme c'est aussi lecas dans ces métamorphoses involon-

taires que sont les maladies.

Modifier rexpéríenee corporelle

pour

changer de corps

Lechangement qui focalise Tattention des indíens concerne

Iasubjectivité, et nonIaformeapparente. Cependant,comme

Iaconscienceest Timage ducorps. le

meilleur

moyen d*agir

sur elleest de modifierle corps qu'elle reflète. Lafaçon Ia

pIusélémentaire d'effectuer

cette

modulation,c 'est de varier

le

régime

alimentaire.

Celui-ci

catégorise lesêtres, définit

leur

identité

ou leur différence,

ouvre

à de s affiliations iné-

dites ouau contraireles prévient.L'attentionmaniaqueque

les

Indiens

accordentâ ce qu'ils mangent s'explique par ces

fonctions. S'interdire telle sorte d'aliment équivaut â se

désaffilier d*un collectifdéfinipar ses manièresde manger

Un

eoipsfalt

de regards

pourenjejoindre.unjutre.S'ob iger â consommer teltypede

nourriture,

à goutertel type de saveurpermetd'agrégerà sa

chairunagentde changement, unélémentdu régime propre

â une espèce donnée, humaine ou non humaine.

II

fóut ana-

lyser Iapratique du vomissement, parfois rituelle et occa-

sionnelle,

parfois

quotidienne, dans Iamêmeperspective.La

régurgitationvisetout à Iafoisâ ailéger lecorps, â lerendre

pIus

aérien - comme l'est celui des esprits - et à vider

l'organisme des restes accumulés durant lesbanquets noc-

turnes, peut-être douteux, auxquels r«âme » aurait éven

tuellement partidpédurantses errances

oniriques

(fig. 191).

Uneautre manièrede feirevarier le régimecorporelconsiste

à changer subtilement ia qualité de ces «accroches » im-

médiatesducorpsaumilieu que sont Iarespiration ou Iaper-

ception de Tenvironnement sonore et tactile. L'une des

nombreuses fonctions de

cette

plante si prisée des Amérin-

diens qu'est le tabac est de produire, par sa fumée, un*

«airsensible»différentde celuidans lequelbaigneordinaire-

ment le corps. Même objectif pour ces paquets de fouilles

avec lesquels les chamanes éventent le corps de leurs

patients ou pour ces hochets qui servent â créer unmilieu

sonore et tactile «autre». propre à Tenvironnement d'une

espèce nonhumaine(fig.

192

et 193).

Ladouleur. pIusoumoinsvive.représente uneformeextrême

de modificationde Iasubjectivité par le biais du corps. La

souffrancephysiqueconstitue Tunedes expériences lespIus

immédiates

et

frappantes permettant d'éprouver un chan

gement interne du corps. Pour

cette

raison, de nombreux

rituels amazoniens, notamment ceux qui relèvent de l'initia-

tion, s'assortissent d'épreuves douloureuses,

censées tout

à

Iafois faire vivre au néophyte un bouleversement de sa

nature corporelle. rendre mémorable

cette

expérience de

changement et luidonner Iapossibilité d'exhiber sa capacité

â Ia

contrôler

- e t â se contrôler.

Les

Indiens se son t do tés à

cette fin

d*un

important arsenal d'instruments de douleur et

d'effroi.depuislestamiset « gants »en vannerie auxquelsils

fixent des guêpes oudes fourmis rouges (fig. 194 et 195)

jusqu'aux scarificateurs destinés à faire couler le sang et â

marquer Iapeau. Notons au passage que si les Amazoniens

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s'adonnent volontiers à

des

formes pius ou moins

sévères

d'automutilation. ils ne se livrent qu'exceptionnellement à des

actes de torture pratiquéesur autrui.

Infliger

de Iadouleurpour

détruire, humilier ou «déshumaniser» n'a pour eux aucun sens.

Exercicede connaissance plutôt que châtiment. Iasouffrance

assumée a une valeur positive, et elle n'est donc imposée qu'à

se s

semblables.

L'introduction dans Torganisme de substances provoquant des

sensations pIus ou moins for tes de mal-ê tre permet de

moduler Ia perception synesthésique d'une manière moins

spectaculaire - mais parfois pIus dangereuse. Les jeunes

hommes cashinahua, par exemple, sinjectent â l'occasion des

doses infinitésimales de venin de dendrobate (cette petite

grenouille

tropicale

sécrèteune

substance hautement

toxique)

pour endurcir leurcorpsen rhabituant à absorber de r«amer-

tume», quitte à se rendreviolemmentet parfois mortellement

malades. De même, les effets émétiques

et

anxiogènes de

nombreux psychotropes amazoniens, loin d'être des «effets

secondaires» indésirables, comme on Ta longtemps cru, sont

délibérément recherchés car ils signalent et symbolisent une

métamorphose corporelle parallèle à Taltération de Ia cons-

cience. Une version

«douce»

de ce travail sur le corps consiste

â

l 'orner

d'«ornicaments» - mot construit

comme

«alica-

ments» c'est-à-dire de parures thérapeutiques: les Cashi-

nahua se ceignent ainsi le haut des bras et des mollets de

bandelettes ornées de touffes de plantes médicinales. dont te

parfum s'insinue dans Ia chair et Iatransforme pour Ia rendre

pIus apte à interagir avec telle ou telle

espèce

non humaine.

Toutes les parures ont une fonction «performative» : en les

portant, on absorbe une partie de Tintentionnalité investie dans

le corps animal ou végétal dont elles proviennent (fig. 197).

Le fait que dans certaines l angues pano le même vocable

désigne les «plumes» et le «remède» ne releve pas du hasard.

Lapeinture faciale, technique de modulation de Iamatière cor

porelle, es t combinée à des «remèdes» pour Ia doter d'une

odeur, d'une puissance d'attraction ou de répulsion. Dans Ia

mesure oij elle es t une «peau d'espèce»,iles t d'ailleurs logique

qu'elle dégage un parfum, puisque

toutes

les

espèces

se

caractérisent par une odeur particulière.

Spatule

i

vomir

en bois scuipté.

Poputaton taíno.H.7 em.Paris, musée

du quai

Branly.

Inv. 71.1939,41,190,

On

vomit

pour

ailéger

lecofpset te

rendre

sembtoWe ò céiè

des esprts.pourte purgerdesrésidus de touches

festins

oniriques, pourposserd un r^me âümencoire ò unoutrv.

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C/ianger de conscience

pour

se donner un

autre

corps

Lingestion - en décoction, par inhalation, par mastication -

de substances qui altèrent pius ou moins fortement l'état

normal de Ia

conscience

constitue une

autre

technique

de modification de Iasubjectivité. Les Indiens utilisent un

vaste éventail de substances psychotropes dont Iapharma-

cologieoccidentale commence à peineã mesurer Iarichesse.

Outre

le

tabac et

Ia

coca, dont

les

effets

d'altération

de

Ia conscience ne sont pas toujours perceptibles pour un

consommateur non averti, les drogues les pIus couramment

utilisées sont leyojé, également connu sous le nom quichua

d'oyahuasca{Banisteriopsis caapi), et ledatura {Brugmansia

sp.), Tun et Tautre sous Iaforme d'une boisson obtenue par

réduction de décoction d'écorce, ainsi que Iapoudre à priser

(inhalée

aumoyende pipettes), soit de Virola elongata,soit

d'Anadenantheroperegrina

(fig.

196). ilen existe beaucoup

d'autres, dont Iaplupartsont composées à partir de plusieurs

plantes,en fonction des sensations recherchées. Ledévelop-

pement d'une culture de Iadrogue chez lesIndiensd'Amazo-

nie,à

Tévidence

três anciennepuisqueles instrumentsqui lui

sont associés (pipes, planchette et inhalateurs) ont été

retrouvés par les archéologues dans des sites d'une haute

antiquité, s'aju5te parfaitement auxnotions

indigènes

sur les

rapports entre lecorps et Iaconscience et Iareprésentation

de ce corps. L'objectifvisé par Iaprise de psychotropes est

lemêmeque celui recherché dans lesopérationssur Ia chair:

donner accès à Texpérience de Iamétamorphose. Cepen-

dant, Ia drogue inverse Iadirectiondu procès évoqué dans

les paragraphes précédents ; au lieude travailler le corps

pour modifier Iaconscience en Tamenant à éprouver des

sensations corporelles inusuelles, ellealtère Iaconscience ou

Iaperception du corps et permet de faire l'expérience d'un

corps

«autre»

sans

toucher

à celui-ci, et sans que

cette

transformation soit visible sur lui. L'un des exemples les

pIus frappants d'une métamorphosecorporelle vécue par Ia

conscience, invisible aux spectateurs, est celleque vivent les

chamanes yanomami sous Teffet de Ia poudre yakoana

(résine d'écorce de

Virola

elongata). Aucours de leur transe,

ils

deviennent des esprits, mais leurcorps ne reflète cette

transformation que par son comportement aberrant.

sug-

gestif d'une «biologie »et d'une «physique» différentes de

celles

quiprévalentdans lemondedes

humains.

Comme Ia douleur

et

d'autres expériences de boulever-

sement corporel,

Taltération

délibéréede Iaconscience obéit

Ch am a n e t e n aj it

un hochet e t un

dgare.

Population araweté.Photographie

cl'Eduardo Viveiros de Castro,

1981-1983.

On

crée

un

ewifonnement

sonon

et olfoctifáfférem pour évoquer

Ia présenced'une nature outre.

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%

FIG,

194

Indien

de

Guyane subissant

l'application du tamis à fourmis.

Photographle de Jean-Marcel Hurautt 1965.

tepreuve

de

Io

doukurpemet un

changement

coiponL

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ã une voionté de connaissance, et par conséquent de socia-

bilité élargie ; se droguer de manière contrôlée permet de

voir le «visage d'envers>» d'êtres qui en temps normaln'ap-

paraissent pas, ou seulement sous une forme non humaine,

de se prés ent er à eux avec un corps de congénè re et de

développer avec eux de s relations «humaines», c'est-à-dire

des relationsde parenté ou de quasi-parenté.

Cinq sièeles auparavant. Ia même hísto/re

Claude Lévi-Strauss rapporte ã píusieurs reprises dans ses

ouvrages uneanecdote tirée de l'Histoire des Indesde Miguel

deOviedo:«DanslesGrandes Antilles, quelques annéesaprès

Iadécouverte de

TAmérique,

pendant que les Espagnois

envoyaientdes commissionsd'enquête pour rechercher si les

indigènesavaient ou nonune âme, cesderniers s'employaient

à immerger des

Blancs

prisonniers afin de

vérifier,

par une

surveiliance prolongée, sileurcadavreétait ou nonsujet à Ia

putréfection.» L'histoire vient illustrer

Ia

thèse d'une nature

humainecaractérisée parle déni obstiné de sa propreuniver-

salité: de fait, l 'humanité de Tautre

es t

mise en

doute

autant

par les

Indiens

que par lesEuropéens. L'ethnocentrismeserait

donc Iachose au monde Iamieuxpartagée, même si,«à igno-

ranceégaie»,commeledit

Lévi-Strauss,

Tattitudedes Indiens

était pius respectable : ils penchaient pour Iadivinité des

Blancs, tandis que ces derniers prenaient les Indienspourdes

animaux. L'épisode révèle surtout un écart décisif entre

Européens et Amérindiens dans leur manière respective

d'envisager Taltérité de

Tautre.

Siles Indiens, commele note

avec ironie Lévi-Strauss, ont eu recours aux sciences naturel-

les pour déterminer le statut ontologique des Blancs. tandis

Appiicateur á fourmis.

L 94 cm, Paris,musée du quai Braniy.

Inv. 70.2003.Z i

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Chamane avec un insuffleur

à poudre hallucinogène.

Popotation

bara(groupe

tukano).

Photographie de Gerãído Reichet-Dobnatofi;

début des année í 1980.

Onoftère fesétotsde

consdeoce

pour

conrwftre

une corporéité(S/ferente

que ces derniersse sont appuyéssur lessciences

humaines

pour décider

de Ia bestiaüté des Indiens, c'est que pourles

Amérindiens Ia

diversité

desêtressesitueauniveau du

corps,

et pour lesEuropéens au plande l'âme.LesOccidentauxn'ont

jamais

doutéqueies

Indiens avaient

uncorps(les

animaux

en

ont unaussi).

Les

Indiens, eux,n'ont jamais douté que les

Blancs avaient une

âme

(les

animaux et lesesprits enont

une

aussi). Ainsi, Tethnocentrisme des Occidentaux consistait à

douter que des corps autres aient une âme comme Ia leur;

celui des Indiens consistaità douter que des âmes autres

puissent avoiruncorps identiqueau leur.

De ce premier chiasme découle toute une

série

de différen-

ces,souventmasquées pardes convergences de façade.

La

notionde sujet, tellequ'elle est conçue en Occidentet dans

les ontologies indiennes, en synthétise les

principales.

Pour

nous, Tintimité du sujet, son noyau le piuscentral, se situe

en amont de Iaculture. et cela rend le sujet universel.

La

*

forme d'intériorité qu'il synthétise est toutefois réservée

auxseuls

humains.

Pour les

Indiens,

lesujet est par

principe

«culturel», mais cette inscriptiondans Tordrede Iaculture,

loin

de limiter Iaqualitéde personne aux seuls

Indiens

de

tel le ou tel le «tr ibu», es t au

fondement d'une

distribution

de subjectivité qui déborde largement Tespèce humaine.

Les

entités-sujets

ont nécessairement

tous

les attributs de

Ia

culture,

y

compris

descorpsqui ne diffèrent pasde

celui

des

humains

par leur organisation et leurforme générale.

Ainsi, tous les sujets se ressemblent: du point de vue de

leur qualité de sujet, et donc de leursubjectivité,

ils

sont

identiques, qu'ilssoient animaux, plantes ou esprits. lisse

différencient par leur «physicalité», par le monde de rela-

tions que leuroffrent lesressourcesde leurcorps d'espèce.

La métaphysique des Indiensd'Amazonie présente donc

une configuration inverse de celle qui sous-tend nos

propres conceptions du

monde

; Tidentité entre humains et

non-humains ne renvoie pas à Ianature, comme c'est lecas

chez

nous (qui

acceptons

d'avoir en

commun avec

les

animaux une part «naturelle» de bestialité), elle repose sur

le partagede Ia méme

culture.

Cest bien

pourquoi

lecorps

indien

es t

diffèrent du nôtre.

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II serait difficiled'tmaginer une notion du corps pius contraire

à Ianôtre que celle que Tonvient d'observer en Amàzonie. Le

corps amazonien reçoít sa forme du regard d'un autre sujet,

qu'il soit humain ou non humain. Des perspectives réci-

proques circulent entre des agents qui s'opposent dans une

relatlonde prédatton. Danscejeu â somme nulle,oü Tonne

peut gagner que siTautreperd, oü l'onne peut manger que

si Tautrees t mangé, lecorps humainn'émerge que de façon

provisoire: lorsqu'on se trouve face â un congénère.

Par contraste avec le corps occidental, le corps amazonien

est

du côté de 1'esprit,puisquesa forme dépend des inten-

tions et des perceptions changeantes tournées vers luiou

trouvant leur source en lui.

II

n'est pas inné mais construit.

non pas le

même

pour tous mais relatrf â Iatournure parti-

cullèreet momentanêe que prend Iarelationentre des sujets

plongésdans unmilieu d'agressionnaturelleet quine cessent

de définirau moyen du corps Ianature de leurconfrontation.

Bref, c*estuncorps fluctuant dépendant d'autres corps, une

construction occasionnellefòitede regards.

De son côté, Tontologie du corps occidental

es t

éternel-

lement stable. Untel corps ne dêpend pas de Iarencontre

ducorps d'unautre pourêtre ce qu'il est. II existe avanttoute

relation sociale. II relève de Ia matière par opposition à

Tesprit, de

l*inné

par opposition au construit, de Tuniver-

sel par oppositionau particulier. II ne s'agit donc pas d'un

contraste entre des conceptionset des pratiquessimplement

éloignées. maisd'ontologies antithétiques. Le corps ama

zonienest Tétranger radicaldu corps occidental.Celui-ciest

uncorps positif,celui-làest purement relatif.

Lorsqu'on

s'attache â rendrecompte d'uneautre formede vie

que Ia nôtre, il peut être éclairant d'exposer notresystèmede

référence

à un

antagonisme

systématique. Ceschémabrutal

comporte cependant tous les risques d'une simplification:

il est

futile

de penserquelecorpsamazonien

puisse

êtreune

simplenégationdu nôtre, commesi leseuldesseindes onto-

logies

non modernes êtaitde

nous

apporter Ia contradiction.

Toutefois,

Ia

méthodeantithétique - qui est

celle

de Boesoou

(rapportée par

Leenhardt),

de

Ia

mère

piro (v/o

Peter

Gow),

ainsi

que des EspagnoIs et des CaraTbes (v/o Oviedo et

Lévi-Strauss) - comporte aussi Tavantage de montrer

combienles outilsconceptuelsoccidentauxsont inadéquats

lorsqu'on se trouve face ã des arrangements et â des inter-

prétations exotiques.

Lerisque qu'ily aurait de confronter TOccidentet TAmazonie

sous Iaformed'antithèsesexactepest évité dans

Texposition

Qu'est-ce

qu'un corps ? par Ia présence de deux

autres

étrangetés, apportées par

TAfrique

de l'Ouest et IaNouvelle-

Guinée.

Elles créent des différencessuppiémentairesau sein

du contraste dominant que nous venons de dêcrire. Elles

nous donnent

un e idée des nombreuses manières

dont

on

peut ne pas être occidental - et dont on peut aussi ne pas

être amazonien.

Sans cesser de jouer son rôle inévitable de référence

- puisque après

tout

le corps es t notre problème, le pro-

blèmede TOccident et donc celuide Tanthropologue, ce qui

ne rempêche pas cependant de fournir 1'instrument d'opti-

que permettant d'observer, par contraste, à quoiressemble

le problème qui se pose â d 'autres cultures l'Occident

devient tout â coup moins familier, c'est-à-dire moins anti-

amazonien.

En même temps, poser Ia quest ion du corps au sein d'une

comparaison élargie (et quelque peu incontrôlée) permet

de montrer que les partis pris philosophiques amazonien et

occidentalont, de manièreinattendue, des pointsen commun.

Dans une perspective amazonienne (quand on parle de

perspective, en

Amazonie

et ailleurs, tlne s'agit pas de façons

différentes de voir une chose identique, par exemple un

corps humain qui serait par tout égal, mais d'une chose

conçue et vue dans Tactionde façon différente dans chaque

cas), on ne peut manquerd'être frappépar lesconvergences

et lesdivergencesentre lesquatre régions.

Tout d'abord, les corps africain et méianésien ont au moins

une chose en commun; ilssont déterminés par un point de

vue intra-humain. Leur principede totalisation

es t

interne.

Par ailleurs,ilsappartiennent à des sociétés dont Iarègie de

perpétuation n'est pas soumise au bon vouloir des individus.

Reproduire le corps revient à reproduirenon pas une simple

personne,maisune communautéglobale.

20 1

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20 2

lei, le corps

«st

un problèmequise pose entre humains.

II

est le produit. mais aussi le signe et rinstrument, d'une

reiationfondamentale: Iareproduction. Lecorps africain ou

méianésien est avant tout l'agent de Iaparenté, le terme

d'un processus de fabrication récursif : ilfaüt des corps

pour produire un autre corps. Les corps s'engendrent et

c'est cela qui es t apprêhendé dans Iadéfinition même du

corps. La corporéité es t Ia parenté,

et

réciproquement.

Cependant,le corps de Iaparenté n'est pas le mêmedans

chaque cas : le corps africainest définisur un axe vertical,

le méianésien

su r

un

axe

horizontal.

Ce qui es t en jeu dans le cas africain

es t

Iasuccession des

générations.

La

reiation dont lecorpsest lesigneet

Tinstru-

ment es t

Iafiliation, nouée

entre

les vivants et les morts. On

appelle ancêtre ce grand attracteur vers lequelle vivant

s'avance tout au longde sa vie.Enmême temps. Iafiliation

quifait

circuler

lessubstanceset

établit Ia

reiation

spéculaire

entre lecorps et son image engendre de nombreuxrestes

génératifs (le placenta, par exemple)dont

Ia

permanence

témoigned'un système perpétuellement projetévers l'ave-

nir, comme si lecorps individuel avait puisédans unensem-

bletropvastepourlui et devait restituer Texcédent pouvant

servirà d'autres. Lecorps individuel se trouve réfracté, à tra-

vers letemps et

Tespace,

en unesériede

doubles

quitémoi-

gnentde Tabsence de séparation avecson

principe

génératif

On pourrait imaginerles choses ainsi: lecorps africainn'est

pas lui-même le point de référence fixede Iatransmission

ancestrale, iln'est en somme que le reste ou Taccidentde

cette filiation continue ignorant toute différence entre le

mort, le vivant et le pas-encore-né. Lecorps

humain

ne

serait alors que l'expression temporaire et fugitive d'une

lignéede géniteurs. Encela, le corps africain est três diffé-

rent du corpsoccidental. fondé nonpassur leprincipe de Ia

transmission généalogique mais sur un acte de création

(divin ou génêtique) instaurant une rupture radicale entre

rhumanitéet son principe génératif.

En Nouvelle-Guinée,

parcontrasteavec

TAfrique

de TOuest,

ce dont lecorps

est

lesigne et Tinstrumentest une reiation

Le corps de /'un vu pa r fautra

horizontale -

l'alliance

matrimoniale entre groupes sociaux

contemporains. Cequil incorpore est Taltérité des corpsasso-

ciés dans Iareproduction. quidécouledu feit qu'ungroupe

d'hommes a besoind'un autre groupe d'hommespour se

reproduireen

lui

prenant unefemme. Lecorps méianésien

tran^pose

Ia

différence

horizontale

entre

groupes exogames

en unedifférenceentre lessexes,quis'exprimedans Iacom-

position interne de Iapersonne.

Cest

â ce moment que les

deux groupes exogamesdeviennent les paternels d'un côté,

le s maternels de Tautre.

Lecorps humainest d'abord androgyne car ilrésulte du

méiange d'un pêre et d'une mère (manière de direque les

paternels

et

les maternels se ledisputent). Leféminin enve-

loppelemasculin commeIamèreenglobel'enfent

qu'elle

porte.

Maiscelui-cidevrapourtantapparteniraugroupede son père,

de

sorte

que Ia formule iconique deTenglobement

exprime

^

dépendance initiale des paternels à Tégard des maternels. Ia

soumission d'ungroupe d'hommes à Iacapacité d'agird'une

femme,situationqu'il feudraretournerauseinmêmeducorps.

Le corps masculin

(sur qui repose

Tidentité

collective)

l^it

donc face à Tautre sexe, au sexe maternel qui le met au

monde et Tenveloppe, maisauquel ildevra se soustraire pour

appartenir au groupe de son père. L'autre sexe doit

être

ritueilement expurgé de manière à reconstituer Tincomplé-

tude corporelle quiest

Ia

condition nécessaire de l'exogamie.

Lecorps es t donc lesigne et l'instrument de Iareiation entre

paternels et maternels: ilreflète Iareiation initialeet sa

trans-

formation rituelle,laquelleest destinée à inverser Iahiérar-

chie procréative et à rétablir Iaprimauté masculine.

Lescorps amazonien

et

occidental, de leur côté. reposent

sur un fondement extra-humain : Ia corporéité humaine,

rhumanité comme conditioncorporelle,est définie par rap-

port

à

une

altérité non humaine (animale ou divine). Leur

principede totalisation

es t

externe. Ces corps appartiennent

en revanche â des sociétés reposant sur le principede Tau-

tonomie ; Iarègie de leur perpétuation résulte du jeu des

actions individuelles. Reproduirele corps revient à multiplier

le s

occasions de s'associer l ibrement.

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Dans le cas occidental, le corps est Iareproduction non

sociale d'un modèle génératif incorporei (autrefois divinet

transcendant,devenuâ

Tâge

modernebiologique et imma-

nent).

Cela

condultà

Tabandon

de Iaparenté, et piuspréci-

sément de Iafiliatlon, comme

fondement

de Ia communauté

humaine.

II

n'ya pIus, entre lescopiescorporellesindividuelles

et le modèlegénératif incorporei, qu'une relationintransitive

(toutes

sont

tournées vers lui mais aucune vers les autres).

alors qu'en Afrique de TOuestle caractêre transitif du lien

entre descendants et ascendantsfòndeIasociété perpétuée.

En

Occident. c'est

dans

Ia

solitude et sans devoir

entretenir

de

relations

réciproques quelessujetssont â présentattirés

par le

modèle. Tandis

qu'en

Afrique

de rouest un fils peut

devenirpêre (maisjamaisson proprepère), en OccidentIa

copienepeutjamaisdevenirmodèle(saufleFils. quiest son

proprePère); toute formede relation a été absorbéepar

Iareprésentation(quiva de

Tempreinte

â rimage,aspirant

toujoursà Iaconformité).L'opération prend ainsi Iaforme

d'une

origine

absolue et séparée (Iacréation divine ou Ia

reproductiongénétique).

Lerefus chrétien de fonder Ia communauté humaine sur Ia

parenté reste pourtant fortement attaché au langagede

Ia

filiation et de

Ia

consanguinité: on

parle

du Père et duFils.

de Ia fraternité des

fidèles, d'une fécondation

par

TEsprit,

de

rÉgIise

représentée

par

Ia

Mère de

Dieu,

de

Ia

communauté

résultant

dupartagede Ia chair et dusangde Ia personne du

Fils. et ainsi de suite.

Dans

Ia modernité postchrétienne. ce

schéma

n'est

d'ailleurs

pas

modifié:

ona

affaire

à

ridéologie

duneparentéchoisie(dont leslienssontacquisetnondon-

nés).

d'une parenté

sans parents

et deparents sansparenté

(cequemontrent

Tadoption.

Ia

greffe

d'organes

prélevés

sur des consanguins.Tinsémination artificlelle. Iaféconda

tionin

vitro. Ia

mère porteuse. Ia

famille recomposée). La

parentémoderne, en somme.ressemble fort â Ia promis-

cuité

primitive que

les pères

fondateurs

de

Tanthropologie

avaientimputéeauxsauvages,et quiest une

manière

de

résorber Tabsence de parentédansuneparentéenvahis-

sante puisqu'elle est optionnelle.

Onpeut ètre tenté de

voir

dans

Ia

métaphysique de

Ia

géné-

ration en Occident une forme de filiation générique par

contraste avec lemodèlede reproduction africain. Dupoint

devueafricain. lecorpsoccidental (faitâ Timage de Dieu ou

desonpatrinrioine génétique) apparáit

comme

uneexagéra-

tion presque pathologique

du s^éma filiatif.

II

s'agit

d'une

filiation dans lesens lepIus

simple,

élémentaire, nonentachée

par ses effets secondaires et dont Iaforme concrète serait le

clonage.duplication sans différenciation ultérieure. Cette filia

tiongénériqueet nonmarquée pourrait se

diviser

en plusieurs

types, en plusieurs espèces marquées;une formepossible:

Ia filiation africaine (selon lesensdonné dans l'exposition),

quiproduit desdifférences (desexeet de génération) et des

restes (Ia substance dans

laquelle

ona puisé mais qui n'apas

touteservià Ia

fabrication

du

corps). La relation

qui unitDieu

à sa créature ne repose pas sur de telles différences: ellees t

entièrement

duplicative

et

fondée

surunrapport

d'image. En

effet,

représenter,

dans lechristianisme, revient à engendrer:

rimage es t Iarépétition de Iacréation divineet de Tlncarna-

tionelle-méme.La transmission s'est dissoute dansIapure

création. La représentationest ainsi Iagénérationfiliative sous

uneformeintensiveet purifiée.

Onobserve en Afriquede TOuestet en Méianésie une

ten-

sion complexe entre relation et représentation : les deux

cultures produisent unemultitude d'images d'uncorps inscrit

dans Iarelation de parenté, dans un cas filiative,dans l'autre

affinale.

En

ce

qui

concerne

l'Occident,

au

contraire,

Ia

repré

sentation épuise complètement Iarelation, au point que tou

tes les relations relèvent du rapport normatif entre modèle

et copie.Lecorps lui-mêmeest une imagenon relationnelle

du modèle.

II

est

Timage

de toutes les imagesou lemodèle

de rimage, cequiexplique lecaractêreprivilégié du Nu dans

notre

iconographie.

La

fonction

métaphysique

du Nu est pro

preà rOccident: ilest transparentà Tesprit, ilest Iarepré

sentationpurede son principe génératif.alorsquedans les

autres cultures le nu n'est rien nine signifierien. Privé de

quelque

chosed'essentiel,

incapable

de Tâme, il nepeut être

que lecorps d'un mort ou d'un nouveau-né.

203

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204

Qu'en est-il de TAmazonie en ce quiconcerneTimage? Dans

cette

configuration

d'eRsemble, le perspectivisme

amazonien

pourrait représenter lecas de figure manquant, celui dans

leque Iarelation

prévaut

de manière absoiuesur

Ia

représen-

tation. Nousavons remarqué que les cultures amazoniennes

sont

moins intéressées par Iareprésentation du corps que

par sa fabricatíon. Nousavons vu aussi que ce corps est

constituéde manière relationnelle d'une doublefaçon: parle

regard d'un autre, selon les positions respectives du moi et

d'autrui dans IachaTne alímentaire réelle ou métaphysique

(quimangequi? quiimposesonapparenceà qui?); par les

pratiques sociales - commensalité, don de nourriture, coha-

bitatlon, parenté quiconstruísent une identité d'espèce

naturelle commune auxdivers sujets en annulant Iadiffé-

rence entre leurs corps.

Au

lieu

d'unepureimage-représentation,commedansTOcci-

dent chrétienou déchristianisé, le corps amazonien est une

pure relation-perspective. II n'est Iareprésentation de rienet

sonimagen'est autre que leregardde celuiquiluifaitface.Cela

ressembleà

une

formulation nouvelledu contraste entreTAma-

zonieet

TOccident

par leque nous avionscommencé et que

nous voulions compliqueren faisant monter sur scène deux

étrangers à

TEurope

(venus d'AfrÍque de 'Ouest et de Nou-

velie-Guinée).

Remarquons seulementque

l'Amazonie

ressem

ble â présentà Ia

Nouvelle-Guinée

tout en partageant avec

rOccidentunemêmeconceptionextra-humainedu corps.

En

effet,tout se passe

comme

si

Ia

cosmologie

amazonienne

transformait Taccent méianésien sur Taffinité (ralüance

matrimoniale) de Iamême façon que Iafiliation générique

occidentaletransforme Taccent africain porté sur Iarépéti-

tion des générations. L'ontologie de Iaprédationtypiquede

runivers perspectiviste amazoniens'exprimesous Iaforme

de Iarelation entre espèces naturelles: il y a cellesquiman-

gent. celles quisont

mangées.

Or, le langage sociologique

qui

qualifiecouramment

cette

situation chez lesAmazoniens

es t

celui de 'affinité. lis préfèrent éviter ce vocabulaire et les

attitudes quil'accompagnentdans les relationsmatrimonia-

les réelles entre

humains

alorsqu'ils en usent sans retenue ã

Le corps de 1'un vu pa r /'autre

Tégard de sujets avec lesquelson ne peut pas se marier: les

ennemis,les animaux,lesesprits, les Européens,lesmorts.

On peut parler d'affinité générique dans e cas amazonien

(comme

on

parlait

de filiation générique dansle casocciden-

tal),c'est-à-dire d'uneaffinité élémentaire supposantIapure

hétérogénéité des termes associés, leur réelle différence.

Cest

en somme raffinitéinitiale résultantdujeu

universel

de

Iaprédation, qui a cours entre des gens qui ne se ressem-

blent pas,affiniténon contaminée par Iaconsanguinitécom-

mençant dês qu'un mariageest contracté.

Cest

que, dans e

monde amazonien, épouser quelqu'uh revient â le dévorer,

manière

de transformer

le non-moi

en

mo i

e t

de décrire le

moi

comme

étant

fait

de

non-moi.

Loin

de

créer

de s

relations

affinales

réelles,

 'al iance matrimoniale défait

ce s

liens

d'affinitégénérique et lestransforme aussitôt en relationsde

consanguinité.

Uunivers

perspectiviste

amazonien

es t composé d'unè

multitude de sujets différents qui s'affrontent. Le degré

élémentaire de leur s re lat ions es t donc

celui de

l'affinité

générique: confrontation de leurs singularitéssourcilleuses

et de leurs antagonismes. Or,l'alliance matrimonialechange

les étrangers en parents. L'affinitégénérique qui subsiste

après que le flot matrimonial s'est retiré

es t

donc Ia relation

avec les autres, avec ceux qui ne sont pas des congénêres,

que

Ton

n'épousera pas et dont on ne pourrajamais'devenir

les parents. Cest avec eux que l'on peut encore vraiment

se faire face, se ressembler ou se dévorer, échanger des

regards en somme, puisque Iadifférence de potentiel

es t

préservée.

Ainsi, Ia parenté amazonienne est-elle bâtie contre Taffi-

nité générique, forme de Iarelation entre des sujets dont

le corps

es t

dissemblable. La parenté n'est donc pas un

présupposé en Amazonie. Comme dans le christianisme, ce

qui est donné

es t

Iaprésence d'une extériorité nonhumaine

(bien qu'elle soit icinaturelle, puisquil s'agít de Iadifférence

des espèces, alors qu'elle

es t

chez nous transcendante ou

immanente, divine ou biologique). Laconspécificité, qui se

traduit par le fait d'avoir le même corps, doit être produite

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au

prix

de

beaucoup

d'efforts surcet

arrière-plan

de

rela-

tions différendées, c'est-à-dire de corporéités opposées.

De sorte que si, en imposant Ia nécessité d'un créateur

originaire. rOccIdent

obéit à une sortede

filiation générique

et incorporée (on pourrait dire incarnée),

TAmazonle

au

contraire bâtit son monde sur le concept d*une affinité

générique - condition nécessaireet antérieure à toute

expérience sociale - entre des sujets humainset non

humains se trouvant opposés par leurs différences cor-

porelles. Voilà qui nous place aux antipodes non pas de

rOccidentmaisde TAfrique de

TOuest,

oü le franchissement

de Ia barrièrede s différences

et

des

espèces es t

rigoureu-

sement impensable et représente Téchec absolu. Ainsi,

TAmazonie et TAfrlque témoignent-elles de deux manières

différentes - c'est-à-dire récipVoquement indifférentes -

de ne pas être occidental.

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