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Il 11 |m HILOSOPHIE DE L'ESPRIT If:^ ELECTION DIRIGÉE PAR L. LAVELLE ET R. LE SENNE : .CD '.CD 'm riil ÉTUDES K1ERKE6AARDIENNES |] par JEAN WAHL ii FERNAND AUBIER ÉDITIONS MONTAIGNE, OUAl CONTl, N* 13, PAKIS I. l_ T- ir-T-THir-in-nlr-rrn - .IirmTTnjtrT-r-a. n.g-rtr-.^^SS^-H vt ^i

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Kierkegaard

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    11

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    TUDESK1ERKE6AARDIENNES

    |] par

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    FERNAND AUBIERDITIONS MONTAIGNE, OUAl CONTl, N* 13, PAKIS

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    THIS BOOK IS PRESENTINOURLBRARYTHROUGHTHEGENEROUS

    CONTRIBUTIONS OFST. MICHAEUS ALUMNI

    TOTHEVARSITYFUND

  • Digitized by the Internet Archive

    in 2009 with funding fromOntario Council of University Libraries

    littp://www.archive.org/details/tudeskierkegaaOOwahl

  • tudes Kierkegaardiennes

    /ubrary]

  • DU MME AUTEUR

    Les philosophies pluralistes d'Angleterre et d'Amri-que (Alcan).

    Le rle de l'ide d'instant chez Descartes (Alcan).

    tude sur le Parmnide de Platon (Rieder).

    Le malheur de la conscience dans la philosophie deHegel (Rieder).

    Vers le Concret (Vrin).

  • PHILOSOPHIE DE L'ESPRITCOLLECTION DIRIGE PAR L. LAVELLE ET R. LE SENNE

    tudesI

    Kierkegaardiennes

    PAR

    JEAN WAHL

    FERNAND AUBIERDITIONS MONTAIGNE - 13, quai Conti - PARIS

  • Tous droits de traduction et de reproductionrservs pour tous pays. i-38.

  • CHAPITRE PREMIER

    Esquisse pour une vie et un portrait

    Et c'est pourquoi ce ne sont pas seule-ment mes crits, mais aussi ma vie, l'in-timit bizarre de toute la machinerie, quisera le sujet d'innombrables tudes.

    (Journal, 1847.)

    Dieu m'a donn la force de vivrecomme une nigme.

    (Journal, i848.)

    Ce qui m'occupe n'a pas seulement unerelation avec l'individu, mais toujours enmme temps avec un principe et uneide. La plupart des hommes pensent hla jeune fille qu'ils doivent pouser; moi,je devais penser au mariage en tant quemariage, et ainsi du reste.

    (Haecker, 1849, p. 63) (i).

    Kierkegaard dit de lui-mme : Je n'avais jamais thomme, ni enfant, ni jeune homme; ce fut ds monenfance mon malheur; les autres enfants jouent, s'amu-sent; et si on est un jeune homme... Lui est un esprit,n'a vcu que comme esprit. Il n'a eu aucune immdia-tet : il a toujours t

  • a TUDES KIERKEGAARDIENNES

    i84i, Haecker, p. 162; i848, ibid., p. 177). Il a seule-ment donn aux autres l'illusion qu'il tait jeune (i), Ilfut pendant longtemps enfantin au plus haut point, etdpourvu de srieux , crit le recteur Michal Nielsen(Geismar, p. 16). Mais lui-mme nous dit : u Je me suisfait une jeunesse imite. L'image du Christ en croix fut mise trs tt au centre

    de ses penses, la thologie de son pre tait la thologiedu Christ ensanglant.Son pre tait profondment religieux, et d'une humi-

    lit infinie (2).On a dj bien souvent fait le tableau angoissant de ce

    pre et de ce fils, rongs par un remords mal dfini : Pauvre enfant, dit le vieillard dont Kierkegaard sauraplus tard qu'il plie sous la maldiction du ciel, pauvreenfant; tu t'en vas dans un dsespoir sans cri. Enfant,il tait dj comme un vieillard; cette image du Crucifine le quittait pas, le pre et le fils taient les deux hom-mes les plus mlancoliques qui aient vcu depuis qu'il ya des hommes (i84A, p. 278).Son pre tait n dans la lande, la grande tendue o

    tout est nu devant Dieu, o la prsence de Dieu est sentiesi fortement (Cf. Monrad, p. 28); il avait t influenc parla prdication des frres moraves toute pleine de la pen-se des larmes, des blessures, et du sang de Jsus-Christ,tout anime de haine contre le monde (Monrad, p. 26) (3).

    (i) Chacun se venge du monde. Ma vengeance a consist garder enmoi ma douleur et mon souci profondment enferms, et divertirtous les autres par mon rire (5 juin 1887). Moi aussi, j'ai uni letragique et le comique

    ; je dis des mots ; on rit ; je pleure (i/ juil-let 1837). Il avait une virtuosit inne, qui le rendait capable de trom-per tous les autres, le faisant paratre tout rempli de vie et de plaisir(i848).

    (a) Cf. pour ce dernier point Ruttenbeck, p. 16, citt, de Pap. B.. 1. IV,p. III : Quand il tait avec un ami avec lequel il pouvait avoir uneconversation pleine de confiance, il rptait : Je ne vaux rien, je ne suis bon h rion. Il aurait pu dmontrer que, compare lui, riionunule plus insignifiant tait un gnie.

    (3) Dieu misricordieux, comme mon pre m'a fait tort ; il m'afait un tort terrible dans sa mlancolie. Un vieillard qui dcharge toutesa mlancolie sur un pauvre enfant... et pourtant le meilleur dos p-res n (iK,'(7, p. ,

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 3

    Cette impression profonde du christianisme qu'il areue dans son enfance, il est dcid, prcisment cause de sa profondeur, la manifester cote que cote.L'homme mr peut apprendre de l'enfant, de l'enfantqu'il a t. Et son pre lui a enseign ce que ses profes-seurs de thologie n'auraient pu lui enseigner : que lechristianisme est relation existentielle (Cf. Voigt, p. 227),et que le juste est perscut.

    Et son pre lui fournit en mme temps les armes aveclesquelles il devait combattre pour le christianisme, aveclesquelles aussi il devait se protger lui-mme : l'imagi-nation et la dialectique.De lui, il a hrit, nous dit-il lui-mme, l'imagination,

    la dialectique (i) et la mlancolie (Pap. IV, B 16, pp. 106,108, III. Ruttenbeck, p. i4).

    vieillard mlancolique a par amour rendu aussi malheureux quepossible (18/48, p. 402). Comme mon pre a rempli mon me d'an-goisse d'angoisse devant le christianisme (1848, p. l^i^).

    Cf. Hirsch, p. 108. Sur cette ducation terrible et l'impression qu'ellefit sur Kierkegaard : il a toujours considr que c'avait t une erreurde la part de son pre de l'avoir initi trop tt au ct terrible duchristianisme. Par exemple, 3o janvier 1887 : C'est pourquoi on doittre si prudent avec les enfants, ne jamais croire le pire, ne jamais,par un soupon importun, par une remarque jete en passant, veillerune conscience angoisse par laquelle des mes innocentes, mais nonpas trs fortes, peuvent aisment tre sduites, tentes de se croire cou-pables, dsespres, et par l faire le premier pas vers le but que lepressentiment angoissant annonait. Mme sous ce rapport, la parole estvalable qui dit : Malheur celui par lequel le scandale arrive I Onvoit ici l'origine de ce qui sera la thorie du Concept d'Angoisse sur l'o-rigine du pch, et aussi l'explication de la phase de dissipation dansla vie de Kierkegaard.Kierkegaard continue : Je me rappelle encore l'impression que cela

    me ft d'entendre mon pre me dire : il y a des crimes contre lesquelson ne peut combattre que par le secours de Dieu (cf. i843, p. 189).Voir aussi, II, 61, 6a, les observations plus gnrales sur la faon dont

    les parents gchent les dispositions de l'enfant (cf. Fischer, p. 3o). Maisil convient de noter galement les passages o il insiste sur les bienfaitsd'une ducation chrtienne (quand elle part de l'ide que le Christ estamour). Cette impression premire que Dieu est l'amour, voil ce quiest le principal (1867, Haecker, p. ai8). La meilleure dmonstration enfaveur de l'immortalit de l'me, de l'existence de Dieu, c'est l'impressionqu'on a reue de cela dans son enfance, et qui pourrait tre formuleainsi : cela est certain, parce que mon pre me l'a dit.

    (i) Il avait deux plaisirs : entendre les discussions entre son pre etses amis, et se promener dans la chambre avec son pre, en imaginant

  • 4 ETUDES KIERKEGAARDIENNES

    La lecture qu'il fait trs tt de Baader vient confirmerces enseignements (Geismar, p. 21).

    Mais d'autres courants traversaient cette pense. Il sedtache de l'glise. (( Ds que j'ai commenc penser, lecolosse immense s'est mis osciller (i3 juin i835). Eni835, il exprime un sentiment qu'il prouvera toujourstrs fortement, et surtout dans ses dernires annes. Ilme semble que de tels individus, si on les compare auxpaens, ont t privs de leur force par le christianisme.Ils ont t abtardis. Le christianisme tait une figureimposante quand il s'lana puissamment dans lemonde. A ce moment, il concluait non seulement lacondamnation de la chrtient, mais la condamnationdu christianisme. Il gaspille la force et le courage de sajeunesse en une sorte de rbellion contre Dieu (12 mai1839) (i).En i835, il constate qu'il n'a aucun point fixe dans la

    vie. (( Aussi bien sur la mer sans fond du plaisir quedans les abmes de la connaissance, j'ai cherch en vainun point o jeter l'ancre. Un sentiment d'ironie accom-pagne toutes ses rflexions, un doute universel; il s'int-resse trop de choses sans s'intresser rien de dter-min.

    Il s'agit de comprendre ma vocation, de voir ce queDieu veut que je fasse, il s'agit de trouver une vrit quisoit une vrit pour moi, que je trouve l'ide pour la-quelle je veux vivre et mourir (i"" aot i835) (2). Je

    eux deux toutes sortes de contres et de paysages (cf. ce sujet Monrad,p. 3o). Partout se trouve chez Kierkegaard une certaine odeur de ren-ferm, une odeur de serre. (Cette ide a t reprise avec talent parWiesengrund-Adorno.) Son pre avait l'art do Vendre inexplicable cequi paraissait tout h fait simple, douteux tout ce qui paraissait assur(Monrad, p. jq). Son argunjenlation savait transformer soudain les appa-rences, a II pouvait tout (cf. Fischer, p. 8j!i). Tout se changeait ondiscours, en dbats, on possibilits {Ibid., p. 87).

    (1) [oul-tro ce moment penso-t-il, comme ce dsespr dont il aparl plus lard, que le christianisme est une dcouverte du diable

    ;

    paut-Atro commet-il le pch contre le Saint-Esprit.(3) Une ide qui puisse rtrospectivement illuminer toute sa vie,

    voil c qu'il cherchera toujotirs ; voilh ce que sera pour lui la croyance.On peut noter dan le Journal i)ien do passage o e voit ce dvoue-

    ment l'ide (Journal, i8/|6).

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 5

    ne veux pas nier que je reconnaisse un impratif de

  • 6 TUDES KIERKEGAARDIENNE8

    core son doute alors mme qu'il commenait le dpas-ser; il le trouvait prcieux, intressant (26 dc. i838j.

    Kierkegaard prit assez tt conscience du fait que sapropre valeur ne pouvait rsider dans rien de ce qui faitatteindre le bonheur (i), mais dans l'esprit, dans ce ctintellectuel de l'homme, l'ide, qui devint sa seule joie;il devint un homme de pense (2).

    Mais il prenait conscience aussi de sa faiblesse : il taitun prdicateur, non un croyant; il pouvait a aider beau-coup d'hommes, mais non se supporter lui-mme .(( Fort, surnaturellement fort, fmininement faible, livraux folies audacieuses de l'imagination, aux sensationstonnantes, riche en explications de ses penses. Il yavait une dchirure dans son tre.

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 7

    quand tout mouvement lui est interdit. Que mon appren-tissage a t dur, dit-il encore; j'ai t plac dans un trousombre, je rampe dans la torture et la douleur. Il diraplus tard : C'est pourtant une chose terrible que deregarder dans l'arrire-fond sombre de ma vie depuis ledbut (i848, Haecker, p. ^27). Il sait que c'est depuisson enfance, que c'est cause de son enfance, qu'il estune individualit malheureuse (1849, Haecker, p. 61).Mlancolique, il aime les plaisirs de la mlancolie (i).Son romantisme est une sorte de romantisme de la mono-tonie : On parle beaucoup de la varit comme d'unlment ncessaire du romantisme, et je pourrais presquedire le contraire. Il voit le romantisme dans l'infiniesolitude (1837).

    Dj, cependant, il prouve la prsence de Dieu (8,9 mai 1837); il sent qu'il est saisi par Dieu (2).

    Il y eut dans sa vie quatre vnements dcisifs. Et cesvnements restent et resteront toujours entours de mys-tre. (( Rien, pensait Kierkegaard, ne peut ennoblir autantun homme que de savoir garder un secret (Cf. Voigt,p. 207). La catgorie du secret deviendra essentielle lapense de Kierkegaard. Seul le Pre connat le secret duFils de Dieu. Seul le Pre connat le secret du chrtien(Ibid., pp. 386, 387). Aussi crit-il : Aprs ma mort, per-sonne ne trouvera dans mes papiers une seule explicationde ce qui a empli ma vie; c'est une consolation (i843,p, i85). Sur ce qui constitue d'une faon totale et essen-

    ttielle, de la faon la plus intime, mon existence, je nepuis pas parler (i846, p. 290). Je n'ai jamais intro-

    (i) J'ai dans cette mlancolie aim le monde, car j'ai aim cette mlan-colie. Ma mlancolie est l'amie la plus fidle que j'aie jamais eue (iv, p. 17/i, Journal, I, 378, Fischer, p. i5o). Une telle mlancolie pri-mitive, un tel poison de douleur. C'est cette mlancolie qu'il attribuele fait qu'il ne peut prendre aucun mtier (cf. Fischer, p. 1G7), qu'il nepeut se marier (ibid., p. 68), qu'il ne peut tre mme en relation relleavec lui-mme (ibid.), qu'il ne peut disposer de lui. Il verra dans ce d-got de la vie quelque chose de ncessaire pour que se dveloppe le sen-timent religieux (Kiitemeyer, p. a37).

    (a) Ds l'enfance, il sent que Dieu veille sur lui, l'tre malheureuxet contrefait qui semble maudit de Dieu.

  • 8 TUDES RIERKEGAARDIENNES

    duit le lecteur dans mes penses, plus forte raison dansl'intrieur de mes penses (i8/i8, p. /i3).Deux vnements l'ont form, deux l'ont rvl. Le

    premier, c'est ce qu'il appelle le tremblement de terre, lagrande maldiction (i). Comme David connut le rve deSalomon, il a appris la faute de son pre, et sa dtresse

    double faute : le jeune ptre dans la lande dsole a levsa voix contre Dieu, a maudit Dieu; et le vieillard a cd la chair et a pous sa servante. Deux fautes contre l'es-prit de celui qui tait pour lui l'incarnation de l'esprit.

    Ainsi la vieillesse laquelle atteint son pre est non pasune bndiction, comme le jeune Kierkegaard l'avaitpens d'abord, elle est, retombant sur lui et sur safamille, la maldiction lance autrefois contre Dieu.

    Dj il avait eu le sentiment que le seul homme qu'ilet jamais admir pour sa force vacillait (Geismar, p. 26).

    C'est alors qu'arriva le grand tremblement de terre,la transformation terrible, qui soudain ncessita pourmoi une loi d'claircissement nouvelle de l'ensemble desphnomnes. Alors je pressentis que le grand ge auquelavait atteint mon pre n'tait pas une bndiction divine;mais plutt une maldiction; que les dons minents denotre famille n'taient l que pour se heurter et se consu-mer les uns les autres. Alors je sentis le terrible calme dela mort s'accrotre autour de moi, quand je vis mon precomme im malheureux qui devait nous survivre ^ tous, une croix funraire pose sur la lombe de toules sesesprances. Il devait y avoir un pch qui pesait sur lafamille et une punition de Dieu qui tait sur elle. Elle de-vait disparatre, tre raye par la main toute-puissante deDieu, tre anantie comme un essai malheureux (II,A 8o5, cit Geismar, p. 56) (2).

    (1) Router a soutenu que le tremblement de terre, In mort de son pre,les flanailloH ot leur rupture n'ont pas ou d'infliionre sur le dveloppe-ment do la pons^o do Kierke^^anrd. Maltrr/" ses liZ-silalions ol sos oscilla-tions, son caractre de penseur religieiuc tait tout entier form en iS^S (p. 3).

    () On a discut li perte de vue sur la date du c tremblement do lorro .Geismar le place en i838, Herbert en iS.'

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT Q

    L'exemple de son pre lui montre qu'on doit tre aban-donn de Dieu pour tre lu de Dieu. Dieu n'est pas leDieu des hommes pieux, mais le Dieu des pcheurs; ilfaut tre un pcheur pour tre l'lu de Dieu. Et il se scan-dalise devant Dieu (Geismar, p. 29).

    Il veut dcrire son histoire dans une nouvelle qui com-mencerait d'une faon tout fait patriarcale, idylli(|ue : de telle faon que personne n'et de pressentiment; jus-qu' ce que, soudain, ce mot retentit et que tout ft r-vl dans la terreur (i8/i3, p. 202).La mort de son pre fut pour lui une preuve non

    moins dcisive. 11 ne s'est pas par sa mort loign demoi; non, il est mort pour moi, afin que, si possible, onpuisse faire de moi quelque chose (11 aot i838). Pourune deuxime fois, il est devenu mon pre. Commeje te remercie, Dieu du ciel, de m 'avoir donn sur terre,en un temps comme celui d'aujourd'hui, o j'en ai tantbesoin, un pre terrestre qui aura, je l'espre, avec tonaide, une plus grande joie d'tre mon pre une secondefois, qu'il n'en a eu de l'tre une premire (8 juilleti838). A mon pre, je dois tout. C'tait le vuqu'il formait quand il me voyait plong dans la mlan-colie : aime Jsus. Je pense lui chaciue jour depuis le9 aot i838, et penserai lui jusqu' la runion bienheu-reuse au-del du tombeau (i848, pp. 370, 387, 390).

    Bien plus, le rapport qu'il a avec son pre n'est-il pas l'origine de toute sa conception du christianisme? De

    ajoute-t-il, de croire qu'il avait auparavant une connaissance ou du moinsun pressentiment du souci de son pre. Plusieurs auteurs parlent del'anne 1835 (Ellekilde, Bohlin, Himmelslrup, Heiberg, Landmark, Rutten-beck) (cf. Rutfenheck, p. 17). Aucun argument dcisif ne parait avoir tdonn en faveur de l'une ou de l'autre ttise. Il semble plus naturel de leplacer en i838.

    On ne se tromperait sans doute pas, dit Vctter (p. 38), en pensant qu'ct des motifs cits, il y en avait un autre et qu'une particularit hrdi-taire redoublait continuellement la tentation et les remords de son preou les aiguisait (p. 38, cf. l'hypothse de Geismar, Vetter, note 11).Vetter signale l'ambivalence des sentiments de Kierkegaard vis--vis de

    son pre : sympathie, antipathie (p. /|5).Schrempf note : Il n'est jamais arriv .^ faire de la relation avec son

    pre une relation vraie et relle (prface, p. 11). Remarquons que l'onpourrait en dire autant de toutes les relations o s'est trouv Kierkegaard.

  • lO ETUDES KIERKEGAARDIENNES

    lui j'ai appris ce qu'est l'amour paternel, et par l cequ'est l'amour paternel de Dieu, le seul lment inbran-lable dans la vie, le vrai point archimdique (i84o,17 juillet cit Monrad, p. 33) (i). Dieu est le pre dansle ciel. Nous pouvons lui crier : Abba, Pater (Hirsch,p. Ao). Comme le pre, il est celui qui juge et qui par-donne (ibid., p. A7 et ^^2). L'autorit du pre drive dela sienne ; et son autorit est absolue comme celle dupre (cf. Fischer, p. i56).

    Dj, avant le tremblement de terre , Kierkegaards'tait prcipit dans une vie de plaisirs : C'tait unessai pour devenir joyeux et jeune... initi toutes lesjouissances de la vie et ne jouissant jamais, et essayantde faire natre l'illusion que je jouissais de la vie (Geis-mar, p. 33). Son idal, ce n'tait plus la connaissanceintgrale de Faust, mais la jouissance intgrale de donJuan. D'une certaine faon, je puis dire de don Juan,comme dona Elvira : toi assassin de mon dernier bon-heur; car cette pice s'est diaboliquement saisie de moi.Don Juan m'a pouss, comme Elvira, hors de la tran-quille nuit du clotre (20 juillet 1839).

    Aprs le (( tremblement de terre , Kierkegaard, d-chir, isol dans son dsespoir, veut, d'une part, se rfu-gier dans l'ide, d'autre part, se proipiter dans ime viede distraction, et, s'il faut l'en croire, de dbauche(28 juillet 1839) (2). Il y fut pouss par la mlancolie etpar l'angoisse. Car c'tait pourtant l'angoisse qui medtourna du droit chemin (3). Il parcourut des sentiers

    (i) Cf. Veltor : La relation inconditionne de l'hoinino Dieu telle queKierkegaard la concevait est la forme spiritualise et la plus haute expres-sion de son amour filial exagr (p. a57). Cf. galement, p. 38, sur l'iden-tification de Dieu et du p^re. Cf. I. i.V-i, Fischer, p. ^17 : L'lmentreligieux est l'exprossion de l'amour paternel.

    (a) Il crit h propos de Faust : C'est parce qu'il no voulait vivre quecomme esprit qu'il sucroniha h la rvullo de sa sensibilit. Malheur h celuiqui se risque dans celte solitude (cf. Fischer, p. 69).

    (3) Cf. 3o janvier 1837 sur l'veil de la conscience angoisse sous l'effetdos interdictions du p^re, ot 8 mai 1837 : Je n'ai jamais ressenti unetelle angoisse; merci, A Dieu, d'avoir encore une fois pr^l l'oreille monappel. RI l'angoisse revenant apr^s la faute, comme elle l'avait prc-de : Pre, qui os dans le ciel, ouvre les sources de mes yeux, laisse un

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT II

    sombres o il se cachait de Dieu et des hommes (i6 aot1839). C'tait plus folie que culpabilit proprement dite,crira-t-il plus tard (i848, Haecker, p. 878).

    Il fait allusion souvent une faute. On a voulu voirdans un passage du Concept d'Angoisse une confidence :

  • 12 ETUDES KIERKEGAARDIENNE8

    Un instant, il avait pens, grce ses fianailles, gu-rir sa mlancolie (Monrad, p. 44); peut-tre aussi se dli-vrer de toutes ces petites histoires d'amour qui metroublaient beaucoup malgr tout (i84o, Haecker,p. 162). Il veut raliser le gnral. Mais ses fianailles,il les rompt. La rupture de ses fianailles n'est pas unvnement moins mystrieux que le

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT l3

    aux frontires de l'esprit est-il permis de se marier?(ibid., p. 173.) Le gardien qui veille non sur la rpubli-

    que platonicienne, mais sur cette insociable socit cons-titue par l'individu et Dieu, celui qui combat pourl'existence au sens le plus haut du mot, sera priv desjoies naturelles de l'existence (iv, p. 898 ; vi, p. 6). Sondevoir est d'accoucher les esprits, non de se marier,(( Dois-je trouver dans ce monde-ci ce que je cherche?...Ou bien l'ordre est-il : En avant 1 (2 fvrier iSSg. Jevois mon essence ternelle, elle m'est plus que preet mre et plus qu'une femme aime (iv, p. 39).

    Spar de Rgine par la religion et la muraille dureligieux, il est encore spar d'elle par la posie et levoile de la posie. Il est pote et se comporte potique-ment. Comme le jeune homme de la Rptition, il nepeul aimer qu'en dsir et en souvenir, et son amour nepeut s'adresser qu' une muse lointaine, Au momento la ralit s'introduit, tout est perdu (Geismar,p. i84). Pote, il ne peut redescendre dans le royaumeterrestre du mariage. Celle qu'il aime n'est que l'incar-nation du dsir qui la dpasse (m, p. 129), Son malheurest dans le fait qu'il ne peut transformer le rapport po-tique en une relation relle. J'ai bien agi : mon amourne pouvait s'exprimer dans un mariage. Il est unOrphe nouveau qui doit rester dans le royaume desesprits au moment o Eurydice redevient relle. Autre-ment dit, il est incapable de ce qu'il nomme la r-afir-mation. Il sait que la jeune fille n'est qu'un prtexte pourl'intensification de ses sentiments, pour le mouvementde ses sentiments, et qu'en mme temps l'image qu'il sefait d'elle est une consquence de cette intensificationmme. S'il l'aimait beaucoup, c'est parce qu'elle l'avaitrendu pote. Et, par l mme qu'il aperoit le rleimmense qu'elle a eu dans sa vie, il se dtache d'elle.

  • l4 TUDES KIERKEGAARDIENNES

    Sa nature potique devait servir sa nature religieuse.Son infriorit, qui consistait n'tre que pote, devaitfaire de lui le pote du religieux. Doublement spar deRgine, et par la posie et par la religion, il devait tirerde ses fianailles une uvre d'art, une uvre de vie, quiserait un appel vers le religieux, par la posie (i).

    Puis faut-il faire de la jeune fille une femme? L'imm-diat sera dtruit, et c'est malgr tout l'immdiat quil'attire en elle ! Cette promesse dont l'clat vient de cequ'elle ne peut tre tenue, faut-il tenter de la raliser?La ralisation ici est destruction (a).

    D'ailleurs, il ne la connaissait nullement. Bien qu'ellene sorte pas un instant de sa pense, elle est la jeunefille, un point c'est tout (ni, p. 170).Ce qui veut dire aussi que ce qu'il aime en elle, c'est

    la jeune fille, la jeune fille en gnral, la faon d'undon Juan, avide du gnral. Est-elle celle-ci oucelle-l, est-elle la grce, l'amabilit, la fidlit? il n'ypense pas. Son visage flotte devant lui dans une sorte de brume.

    Il la voit jeune, contente, joyeuse, en un mot tellequ'il ne l'a peut-tre jamais vue ; ou bien il la voit bla-farde, abme dans ses rflexions sur elle-mme, en unmot encore telle qu'il ne l'a jamais vue. Quand elle seprsente, il pense elle comme une absente. Il cher-chait quelque chose qui tait au-del d'elle (Fischer,p. 125).

    Il ne peut croire en elle; il ne peut croire elle.

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT l5

    contre lui et son indiffrence (m, p. 126) (i), et en mmetemps contre elle et son orgueil. La femme ne lui estrien, c'est lui-mme seulement qu'il aime et il se dcou-vre finalement seul avec lui-mme (2).

    Il prouve une rpulsion trs vive devant le mariage,la vie bourgeoise. Dans les drames de Tieck, dit VictorEremita, on voit un personnage qui a t roi de Msopo-tamie et est maintenant picier Copenhague. Touteexistence fminine est fantastique de la mme faon. Fraiilein Juliane, autrefois impratrice de l'empire sanslimite de l'amour, maintenant Mme Petersen, Coin dela Badestubestrasse (iv, p. 5o). ^^ Quant au mari, dans unmariage heureux, le plus haut gnie s'anantit. Maintgnie est devenu gnie, maint hros est devenu hros,maint pote est devenu pote, bien des saints sont deve-nus saints par l'influence d'une jeune fille. Mais qui estdevenu gnie, pote, hros ou saint, par l'influence de safemme ? Par elle, il devient conseiller du commerce,gnral, pre de famille (vi, pp. 58, 09 ; Geismar,pp. 229). Il y a un srieux dplorable : se marier,avoir des enfants, avoir la goutte, passer l'examen dethologie, tre dput (vu, p. 282).

    Il l'aimait dj en souvenir. Ds le premier jour,il tait capable de l'aimer en souvenir. En fait, il en avaitdj fini avec toute cette relation (m, p, 124). Elle taitpour lui un reflet et un prtexte de mouvements qui sepassaient en lui-mme (m, p. 169; Fischer, p. 12'). Elle

    (i) De l l'ide de Mme Lowtzsky, Kierkegaard sadique. Barbe-Bleueen puissance, Richard (m, pp. 38, 89, 53, 69). Malheur la femme dontle regard m'meut ! Il cherche sa vengeance.Ce qu'il y a de certain, c'est 1' ambivalence de ses sentiments. (Cf.

    Fischer, pp. 54, 55). Oh ! combien doux ce doit tre qu'un hommepuisse dire : J'aime telle ou telle personne, c'est dans cet amour que s'exprime ma vie ; ah ! ma vie exprime aussi ma cruaut envers celle que j'aime.

    (3) Vetter note de mme que le sducteur dpeint par Kierkegaard voitdans la femme, non la femme, mais la vierge. Dans la jeune fille, ditKierkegaard, la femme est invisible. Le sducteur, crit Vetter, embrasseune nue, il est exalt par la pure virginit, cette frle rsistance qu'ilne peut possder comme telle (p. i^g). Il sacrifie le mariage pour pouvoirprserver l'amour

    ; le rapport sexuel ne l'intresse pas ; la femme ne luiest rien (cf. Fischer, p. 77).

  • l6 TUDES KIERKEGAARDIENNES

    a une immense signification, mais elle n est pas unesignification en elle-mme, elle n'a de signification quepar rapport lui.

    Il n'est pas fait pour raliser quoi que ce soit sur terre.Il n'est pas plus fait pour le mariage que pour un mtier.Il reste enferm dans sa mlancolie ; il est moins que legnral ; il ne veut pas tre li, il ne veut pas tre uneplace dtermine dans l'tat ; comme Socrate, il est sans lieu . Pourquoi n'avez-vous pas compris que,ce qui manquait ce jeune homme, c'tait sa libert? Il avait donn sa parole, il ne pouvait pas ne pas lareprendre. Comment une subjectivit, une ngativitpourraient-elles se fixer dans le mariage? (vi, p. 170).

    Pouvait-il assez se dtacher de lui pour entrer danscette communaut avec un autre tre vivant? (cf. Vetter,p. 122). Il est une nature qui ne sait pas se livrer. Douterde tout, combattre tout, il le peut; mais non pas con-natre quelque chose, possder quelque chose {ihid.,p. 123). Il ne peut avoir aucune relation pleinement satis-faisante avec la ralit (p. i3i).

    (( Il faut tenir compte, dit Vetter, d'une pudeur mala-dive. Son narcissisme nous fait supposer qu'il restaittranger la femme sous le rapport sexuel (cf. Geismar,pp. 35, 243, 246). Il garde toujours la pudeur de la jeu-nesse. Dans ses derniers jours, l'hpital, Kierkegaarddit que sa pudeur si facilement blesse a eu une influenceprofonde sur sa vie, et a fait de lui l'homme trange qu'ilest devenu (Geismar, p. 35) (i).Un certain tal physiologique auquel il fait allusion a

    (1) Conslaiilin Coiislantius, dans la Hptilion,

  • JESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT I7

    t une raison de ses hsitations, puis de son refus ; uncertain dsaccord, suivant ses termes, une certaine rela-tion tendue entre son corps et son esprit (i846, p. 276).

    Cordelia dit d'Edouard le Sducteur : Parfois il taitsi compltement esprit que je me sentais anantie entant que femme ; d'autres fois si emport, si dsirant, queje tremblais presque devant lui, Gomme le dit Geismar,Kierkegaard n'arrivait pas fondre les deux aspects, l'as-pect religieux, l'aspect erotique, de sa personnalit(p. 129). Peut-tre mme faut-il dire que l'aspect erotiquetait son tour divis, par ce que comportait de narcis-sisme et de ddoublement sensuel la nature de Kierke-gaard.

    L'emportement soudain de son ardeur l'effrayait lui-mme comme sa froideur soudaine. Quelle tonnantedialectique : il dsire la jeune fille, il doit se faire vio-lence pour ne pas rester tout le jour attach ses pas

    ;

    et pourtant il jette un regard de vieillard sur toute cette

    de la satisfaction de ses dsii^s sans jamais se rassasier. C'est l l'erotiquesductrice (^Lowlzky, p. 43. Cf. m, pp. laa, laS). J'tais presqueamoureux moi-mfme de lui; car un jeune homme en cet tat n'est guremoins sduisant voir qu'une jeune fille.

    Cf. Lowtzky, p. ii5, sur l'homosexualit, p. lai; sur l'onanisme spiri-tuel . Cf. la citation de i, 62, Fischer, p. 47 : L'tonnement qu'il y aen moi, la sympathie, la pit, l'enfant qu'il y a en moi, la femme qu'il ya en moi , et i, 24, Fischer, p. 4g : Je suis rest arrt l'tat d'enfanceet n'irai jamais au-del. On trouvera dans le livre de Mme Lowtzky (ainsi d'ailleurs qu'au moins

    par instants dans les livres de Vetter et de Przywara) une interprtationpsychanalytique de l'uvre de Kierkegaard. Mme Lowtzky se fonde sur-tout sur le rve de Salomon, sur la peur et le dsir, ajoule-t-elle, d'avoirdes enfants (et, qui plus est, des enfants de sa mre). Ce qu'il voit dans R-gine, c'est sa mre. Ce serait l le malentendu qu'il ne peut expliquer Rgine. Ce serait l l'origine de son impuissance.Pour Przywara, ce qu'il voit dans Rgine, c'est la Vierge. Quelques

    rares passages do Kierkegaard pourraient seuls autoriser cette interprta-tation catholico-psychanalytique . Elle est mre, elle est purementesthtiquement la Virgo Mater (cf. Lowtzky, p. 97).Sur l'influence de la mre de Kierkegaard, voir Fischer, pp. 3o, 3i : L'ex-

    plication de la contradiction interne des tendances chez I(ierkegaard doitpour lui tre cherche dans le conflit entre la mre et le pre. De deuxchoses l'une, dit la voix du pre ; une chose comme l'autre, rien de trop,dit la voix de la mre (p. 43). Voir, pp. 96, 97 du mme livre, un relev,qui n'est pas trs convaincant, des comparaisons avec la mre : le sein dutemps, la nuit mre de tout, la mer comme mre de tout, etc..

  • l ETUDES KIERKEGAARDIENNES

    relation (m, p. 124). Il tait plus heureux quand il pen-sait sa fiance que quand il restait auprs d'elle.

    Kierkegaard disait, de lui-mme, qu'il tait erotique un point extraordinaire. Les emportements soudainsde sa sensibilit, de sa sensualit, venaient se heurter l'austrit des ides religieuses hrites de son pre (Vet-ter, p. 53).

    Et derrire tous ces motifs, ou plutt ml eux tous,rsonne le motif du secret. Le mariage est un tat oiichacun doit tre tout l'autre. Or, n'est-il pas des secretstrop profonds pour tre dits, le souvenir d'une faute, mon erreur, mon pch, mes dbauches, qui pourtantaux yeux de Dieu ne furent pas si scandaleuses? (Geis-mar, p. 58). Et peut-tre pourtant tait-ce scandaleux :

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT IQ

    Peut-tre enfin prouva-t-il une sorte de joie se fairedu mal lui-mme et ceux qu'il aimait le plus. On aremarqu que dans un de ses sermons, sur la conscienceque l'on doit avoir d'tre toujours dans son tort vis--visde Dieu, il parle de cette tranquillit qu'apporte le senti-ment de s'tre mis dans son tort (Geismar, p. i33), et,sans doute, put-il goter cette amre jouissance et cedsir dmoniaque de se torturer et de torturer ceux qu'on

    ne serais pas devenu ce que je suis devenu (i85o, Haecker, p. 166;

    Slolty, p. 10 ; Monrad, p. 89). A trente et un ans, il parle du cataplasmedgotant et pesant de son corps (Monrad, p. 39). Geismar, d'accord avecMonrad et Heiberg, voit dans l'charde dans la chair une allusion un tat physiologique (cf. Ruttenbeck, p. 27). Il dit un mdecin qu'il ya une circonstance essentielle dans sa constitution qui l'enipche de ra-liser le gnral, c'est--dire de se marier. Cf. 18/19, Haecker, p. 43 : Pro-fondment humili devant Dieu, je me suis tenu pour moins que legnral. C'est aussi pourquoi je ne me suis pas mari. Ibid., p. gS. Sij'avais t homme..., p. 94. Ici, intervient de nouveau mon malheur : jene peux pas me marier, parce que je ne suis pas un homme, i85o, p. 166. Je lui ai demand si je pouvais remdier au dfaut d'accord entre lecorporel et le psychique, de telle faon que je puisse raliser le gnral (VII A, p. 126 ; cf. VllI A i85, 390, C4o, 645 ; XII A 338, cit par Geismar,p. 69, 93). Le mdecin a rpondu qu'il en doutait. Depuis cet instant,j'ai choisi. Ce triste manque de relation entre le corps et l'esprit, et lessouffrances qui en rsultaient, je l'ai tenu pour l'charde dans la chair,ma limite, ma croix. Il lui manque, pour tre un homme complet, labase animale (E. P. VII, p. i85 ; i85o, Haecker, p. 166 ; Geismar, p. 69).Il lui manque un corps, la dtermination corporelle. Il est comme unvieillard sans force. Telle est sa croix particulire (i853, Haecker,p. 336).

    Cf. Ruttenbeck, p. 47 ; Monrad, p. 6. Hirsch (p. m) note que cettecharde dans la chair signifie quelque chose de maladif, mais qui estproche du pch.

    Il semble, dit Velter (p. 4o), qu'il attribue cet tat physiologique desfautes de jeunesse, ou l'hrdit, et qu'il ait pens pouvoir en triompherpar un elTort de la volont. Il esprait peut-tre trouver dans les fianail-les la force ncessaire. Son attente fut due, et il se confia un mdecinqui lui enleva tout espoir de gurison. Cf. Lowtzky, pp. 46, 119, qui s'ap-puie sur l'histoire du Nixe dans Crainte et Tremblement, et sur les Sta-des. Il voit la jeune fille et reoit une impression erotique ; mais celane va pas plus loin. De mme encore : J'tais si bien un vieillardqu'elle devenait pour moi un enfant, d'un sexe ou de l'autre. C'est lqu'est crainte et tremblement {Briefe und Aufs&tze, p. ii5). Il se scan-dalise devant les relations naturelles.

    Vetler signale l'ambigut fondamentale de la situation de Kierkegaard.Il n'a pas fait preuve de cette franchise qu'il exige. Et ce fut l prcis-mont une des causes de sa souffrance, qu'il ne pouvait ni passer soussilence le corporel, ni en parler ouvertement. En cachant ainsi la causede sa souffrance, il la transfra dans le domaine psychique.

  • 20 TUDES KIERKEGAARD1ENNE8

    aime, dont il a parl dans Crainte et Tremblement, unrepentir qui corrompt. (( Et en mme temps, faut-il ajou-ter, il y a dans la souffrance une communaut avec Dieu,un pacte des larmes qui, en soi et par soi, est si beau (18A1, Haecker, p. 170). Il crira plus tard (1849, Haec-ker, p. 72) : J'ai eu aussi une inclination presquedmoniaque me forcer tre plus fort que je ne suis.Peut-tre est-il exig de moi que je m'aime et que jerenonce la haine mlancolique contre moi-mme quipeut devenir un plaisir mlancolique. Tout son orgueil revient se mler toute son humilit;

    la pense de sa tche et la pense de sa pnitence, sonsecret religieux et son secret dmoniaque, son me depote et son me de croyant, tout lui commande lesacrifice (Geismar, p. 90). Est-ce l'ensemble de ces rai-sons qui l'a dtermin ? Est-ce l'une d'entre elles quis'enveloppe des autres comme d'un voile? Nous ne lesavons pas. L'explication concrte que je cache en moiet qui contient d'une faon prcise ce qui me terrifie,celle-l, je ne l'cris pas (1849, Geismar, p. 94).

    Ce qu'il nous a dit, du moins, c'est combien il a souf-fert : Ce furent des moments terribles : tre si cruel etpourtant aimer comme j'aimais. Elle combattait commeune lionne. Si je n'avais pas cru fermement que Dieumettait son veto, elle aurait triomph (cf. Lowtzsky,p. 26).Chacun d'eux a eu tort, mais lui plus qu'elle. Ma

    faute vis--vis d'elle est si grande qu'elle absorbe sa fautevis--vis de moi (i848, Haecker, p. An).

    Il s'effora de se noircir aux yeux de sa fiance, afinde la dtacher de lui. Quand l'enfant doit tre sevr, lafemme se noircit le sein (cf. Geismar, p. 180). C'est pourla rendre heureuse, qu'il rend sa fiance malheureuse(Journal; III, A 179; Rultenbeck, p. >^). Son intenliontait bonne. Je suis fidle autant que jamais (i84i).

    Est-ce tromper que prouver ainsi sa fidlit par unetromperie (i) ? Sa cruaut vient de son amour ; le positif

    (1) Au moment m^mo do se flanaillei, Kierkegannl a crit sa Disser-tation ur le Concept d'ironi, o on trouve expose la ncessil d'iisor de

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 21

    se voit au ngatif, et c'est l une de ces relations qu'ilappellera dialectiques; et cette exprience qu'il fit de cesrelations dialectiques fut mme une des sources de sadialectique et de ce qu'il appela mthode d'expressionindirecte (Ruttenbeck, p. 24). En mme temps, il permet-tait sa fiance, et lui-mme (comme le remarqueHirsch, p. s>5i) un acte de choix : qui est-il : l'esthteou l'homme moral? Telle est la question qu'il lui pose,qu'il se pose, et dont il modifiera plus tard la forme parla publication de Crainte et Tremblement, o elle se pr-sentera de la faon suivante : Ne suis-je pas plutt quel'esthte ou le moraliste, l'homme religieux? (Cf. Hirsch,p. 257).

    C'est parce qu'il est l'homme religieux qu'il renonceau mariage, comme Luther a renonc au clibat. Chacund'eux a brav le monde. L'un en se mariant, l'autre enne se mariant pas (Kiitemeyer, p. 169) (i).Nous rappelions l'ide de Geismar suivant laquelle

    Kierkegaard n'avait pu fondre les deux aspects de sa vie,l'aspect religieux et l'aspect erotique. Les fondre, c'auraitt pour lui rester sur le plan thique, raliser le gn-ral

    ; c'aurait t ne pouvoir donner ses tendances reli-gieuses les dveloppements extrmes qu'il leur a donns.

    temps en temps de fausset Quand on ne cache pas un secret avec l'ar-rire-pense de quelque fin extrieure, il n'y a pas dissimulation (p. sio).Quand il s'agit d'tre un homme et non pas d'obtenir tel poste dter-min, quand une infinit potique se fait sentir dans l'action, quandl'art de la mystification atteint son plus haut degr, alors apparat nonplus la dissimulation, mais l'ironie. A ce moment, l'individu ressentla joie de la libration. Cf. i843, Haecker, p. i8a : N'tait-ce pas un bongnie qui lui a fait garder son secret? Et p. i83 : Christ a cach quelquechose ses disciples, quelque chose qu'ils n'auraient pas pu supporter.Cela tait de la bont de sa part; mais tait-ce thique ? C'est l un desproblmes thiques les plus difiiciles. Quand, par mon silence, j'ai lapossibilit d'pargner un autre une souffrance, en ai-je le droit C'esten ce point que rside le paradoxe de ma \ie. Vis--vis de Dieu j'ai tou-jours tort, mais y a-t-il eu crime contre les hommes ?

    (i) Dj, auparavant, il avait esquiss une comparaison entre son refusdu mariage et le mariage de Luther. Comme Luther a eu raison dese marier pour montrer, par opposition aux fantaisies nes de l'abstrac-tion, que la temporalit et la vie humaine plaisent Dieu, de mme ilserait utile aujourd'hui que quelqu'un laisse de ct le mariage, afind'exprimer que le spirituel a encore assez de ralit pour suffire unevie, et pour faire plus que lui suffire (VIII, I, A 369, 1847).

  • 22 TUDES KIERKEGAARDIENNES

    De mme, Kierkegaard a vu qu'en un sens l'chardedans la chair tait pour lui un bien : Je serais plus heu-reux dans un sens fini, si j'cartais de moi cette chardedans la chair ; mais dans un sens infini, je serais perdu.L'charde m'a bris une fois pour toutes, dans un sensfini. Mais, dans un sens infini, je ne saute que plus lg-rement grce cette pine dans le pied. Je saute plushaut que n'importe lequel de ceux qui ne souffrent pas (VIII, A 56 ; Geismar, p. iklx). u Oui, dit-il encore, si masouffrance, ma faiblesse n'taient pas la condition quipermet toute mon activit spirituelle, je ferais de nou-veau une tentative pour m'attaquer cela avec l'aide dela mdecine. Mais c'est ici qu'est le mystre : il va unecorrespondance entre la signification de ma vie et madouleur (Journal, n, 99, Fischer, p. i43). Cette infirmitfait partie, il le devine, de sa relation avec Dieu.

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 23

    Et pourtant, il est arriv Kierkegaard de penser qu'il

    aurait d, mme du point de vue religieux, ne pas rom-pre les fianailles. N'tait-ce pas une faute que cette rup-

    ture? Ma faute, c'est de ne pas avoir eu la croyance,la croyance que pour Dieu tout est possible; mais o estla limite entre cela et tenter Dieu? (i84i, Haecker,p. 167.) (( Si j'avais eu la croyance, je serais rest prsde Rgine... Dieu soit lou, j'ai compris cela mainte-nant (III, A 166 ; IV, A 107, 108, ii3 ; Geismar, p. io8,177). S'il avait cru, comme Abraham, que l'absurdetait possible, qu'il pouvait la fois consommer le sacri-fice et tre rcompens par l'anantissement du sacrifice.Dieu aurait bni cette croyance draisonnable. S'il avaiteu plus de foi, il aurait pu, pensa-t-il un moment, recon-qurir sa fiance et difier en toute clart, par la conqutede soi-mme, sa demeure dans le monde. C'est l l'u-vre de la raffirmt ion, ce qu'Ibsen dpeint peut-trecomme le troisime rgne, union de la ncessit et de lalibert. Mais il a trop raisonn, et, par l mme, a perdul'aide de Dieu. Il n'avait pas la foi du matre de lacroyance. Il n'avait pu croire que Dieu gurirait sa bles-sure, sa mlancolie insense (i848, p. 878).

    Il pensait parfois aussi que la chose n'tait pas dfini-tive (Geismar, p. 162). Et il s'en attristait (i); mais aussiil s'en rjouissait.Aux yeux de Kierkegaard, cette rupture n'tait pas

    une rupture vritable ; ils taient lis l'un l'autre pourle temps et l'ternit ; mme s'ils ne devaient pas semarier. A dfaut de la raffirmation transcendante, ilrestait dans une ternit immanente. L'amour peut sepasser du prsent (Geismar, p. 108). Il pense elle plusque jamais : A-t-elle trouv une explication consolante?Est-elle mlancolique ? elle qui tait heureuse commeun enfant (m, p. 178V Et encore : (( Dieu peut tousmoments faire natre en moi l'angoisse en faisant natre

    (i) IV, A 97 : Aprs que Rgine lui et fait signe qu'elle l'apercevait : Plt au ciel qu'elle ne l'et pas fait. Voici une anne et demie de souf-frances qui est gaspille, elle ne croit pas que je l'ai trompe, elle croiten moi.

  • 24 TUDES KIERKEGAARDIENNE8

    la question : ai-je le pardon de Rgine? (Cf. Hirsch,p. 90.)

    L'annonce des fianailles de Rgine avec Schlegel futpour lui trs pnible, bien que ce ft exactement cela

    qu'il et voulu (i). Il est rejet dans l'abme sans fond

    de sa mlancolie (18A8, Haecker, p. 378).Il parvint cependant conserver toujours intact son

    amour ; l'amour ne peut jamais tre tromp, ne peutjamais tre du . Il ne s'est pas pass un seul jour,depuis ce jour, o je n'aie pens elle matin et soir (i846, p. 269). Sa dernire pense fut pour Rgine. Lanouvelle Ophlie peut avoir cru qu'elle s'tait dlivrede cette relation sacre; mais son cruel amant se dirige,au-del d'Elseneur, vers le temple ; il ne se pose plus la

    question mtaphysique : tre ou ne pas tre , commeses matres les philosophes d'Allemagne ; il se pose laquestion : coupable ou non coupable (Vetter, p. 201), eten Dieu il conserve son amour pour Ophlie. Ses fian-ailles, interrompues temporellement, seront maintenuesternellement. Les supprimer, c'tait les prserver, et ence sens la raiirmation tait une forme de l'ide hg-lienne de VAufhebung.Dans l'ternit, la plus profonde blessure qu'il a

    jamais ressentie sera gurie... C'est mon espoir quedans l'ternit nous nous comprendrons, et que l elleme pardonnera (iv, 35o, 356, Ruttenbeck, p. 268) (2).

    (i) Cf. Thust, p. 584 : Geismar reconnat que les fianailles de Rgineaevc Schlegel taient prcisment ce que Kierkegaard avait voulu. Il nese laissa dominer par sa souffrance qu'un instant, avant de poursuivreson ide de nouveau. Quant h lui, alors que Rgine lui avait demand si son intention tait

    de ne jamais se marier, il rpondit par une raillerie. Car s'il avait r-pondu : non, n'aurail-il pas empit sur la vie intrieure de Rgine, enla faisant aller, d'une faon qui n'aurait pas t assez spontane, vers lereligieux? (XI, A 485, 1849). Il crit (i846, p. a6o) : Je ne puis rien direau sujet d'elle; ces feuilles pourraient la troubler, maintenant que tout vai bien, n Si je n'avais pas fait cela, et tout le reste, serait-elle main-tenant fiance 7 (p. 370).

    (}) Il faut en mme temps mentionner que ses ides sur la femme,trka proches de celles do Schopenhauer, lui permettent d'interprterautrement la rupture des fianailles.

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 25

    Telles sont les deux figures qui ont domin toute samditation, toute sa production. Il est rest en commu-nication constante avec elles. Et il peut dire que toutesses uvres sont ddies un vieillard perdu dans sespenses et une jeune fille innocente.Une figure tout entire retourne en elle-mme, rfl-

    chie en soi ; une figure tout entire spontane, imm-diate et tendue vers le monde. Que pourra-t-il faire, sinonmditer ces deux images de la vieillesse damne et de lajeunesse non baptise, de ce vieillard mort pour lui etde cette jeune fille qu'il pleure, sinon se repentir et expri-mer sa douleur?

    Mais fianc pour l'ternit, il reste aussi le clibataireendurci par son clibat. Les autres hommes viventtrop garantis dans la vie et par consquent n'appren-nent pas connatre Dieu. Ils ont des fonctions assures;ils ne se tendent jamais jusqu' l'extrme; ils sont tran-quilliss par femmes et enfants. Je ne mdirai jamaisde ce bonheur, mais je crois que ma tche est de me pas-ser de tout cela... Chaque fois que l'histoire du monde faitun pas important en avant et franchit une passe difficile,s'avance une formation de chevaux de renfort : les hom-mes clibataires, solitaires, qui ne vivent que pour uneide (1847, P- m> 324).

    Ce n'est que peu peu qu'il en vint voir que cesacrifice tait dfinitif et ncessaire. Toutes ses uvresont t une tentative pour s'expliquer devant Rgine,peut-tre pour la reconqurir, une confession voile,aprs d'ailleurs qu'elles eurent t une tentative pourembrouiller la situation dans le Journal du Sducteur.

    Sa production esthtique fut un long dialogue avec safiance. De ce dialogue, nous ne percevons pas le but

    ;

    et lui non plus sans doute ne le percevait pas. Voulait-il, en lui dcrivant l'histoire d'Elvire, de Marie Beau-

    qui m'a retenu au moment o j'allais me marier, et je vois enfin que ceque j'appelle particulier, c'est ce que le christianisme devrait appeler legnral, le normal, que le christianisme tient au clibat, et fait bienplutt du mariage quelque chose de particulier (Kuteraeyer, p. 197).Le christianisme exige le clibat (ibid., p. ao8).

  • a6 TUDES KIERKEGAARDIENNES

    marchais, de Marguerite, et celle de Cordlia, la dta-cher de lui? Mais, en mme temps, il lui miontrait sasympathie. Voulait-il lui rvler les fautes de l'amourhumain ? Mais, en mme temps, il lui rvlait son dsirdu mariage. Voulait-il l'aider se rsigner ou rtablirla possibilit d'une entente? 11 est son propre accusateur,son tmoin et son juge, au milieu d'un tourbillon depenses qui s'accusent et s'excusent rciproquement. Ettout cela pour une jeune fille (i) (ni, p. 176).

    Dsir de se noircir devant elle pour la dtacher de lui,ensuite dsir de la reconqurir ; dsir de s'expliquer de-vant elle et de la voir se rvler par le jugement mmequ'elle portera sur lui (saura-t-elle percer jour ces rusespleines de bienveillance, et, travers les dtours de lacommunication indirecte, le saisir lui tel qu'il est), tousces motifs se succdent et se mlent l'un l'autre.

    Des trois stades de la vie, stade esthtique, stadethique, stade religieux, il a sacrifi le deuxime ; ils'est refus prendre place parmi les ralits sociales etlgales pour devenir de plus en plus le religieux, l'extra-ordinaire, l'unique.

    Comme le dit trs bien Vetter, il avait pris sur lui unpch qui n'tait plus incertain, qui n'tait plus cach.Il lui devenait impossible de rejeter loin de lui leremords. Il n'y avait aucune justification humaine pour8on action : la rupture des fianailles terrestres devaitdevenir le lien d'un tre repentant avec la divinit(p. 55) ; elle signifie la rupture entre lui et le monde

    ;

    comme les fianailles auraient signifi l'union avec lemonde par la dcision de jouir du monde (p. i^v). Ilnie la femme, il nie le monde de l'exprience, et cetterelation de l'intrieur l'extrieur qui le constitue.

    (i) Cf. Thu8t, p. i3 : Pourquoi los flannillos furoni-olles rompues parlui, cflla reulft on secrol, qu'il n'a fait quo muirtniror on des allusionsmystrieuses. tait-ce parre qu'il iw voulait pas Hro I5on .Tuan ol s/'^duireM flance, ou parce qu'il voulait la sarrifler, comme Ahraliam, sacrifier cequ'il a de plus cher? Ou

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 27

    Cette priode de sa vie fut sans doute traverse de mo-ments d'extase, qui prenaient place au milieu de ce dsertd'angoisse et d'une sorte de pessimisme de la connais-sance (i). Lui-mme n'a jamais parl clairement de cesmoments, et le livre qu'il projetait sur Adler expliquepourquoi il ne pouvait le faire : il n'y a pas de rvlationdirecte qui puisse tre mentionne directement (cf. Vet-ter, p. 43). Tout chez Kierkegaard sera dialectique, dittrs bien Vetter ; de l le caractre indtermin de sesaffirmations essentielles; elles doivent la fois le rvleret le cacher, comme, d'aprs Pascal, l'obscurit des mira-cles cache Dieu et leur vidence le rvle.

    Mais, ces moments existent; ils succdent aux priodesde la plus grande scheresse et du plus grand dsespoir.(( Chaque fois qu'il croit tre abattu, dit Vetter, la joiesoudaine fond sur lui (p. 65) : il en avait t ainsi aprs le tremblement de terre , il en est de mme aprs larupture des fianailles (2) ; aprs la lutte avec Le Cor-saire (cf. ibid., p. 820). Chaque fois nous nous trouvonsen prsence d'un approfondissement de la conversionprcdente (3).

    (i) Voici une de ses notations sur la douleur de la connaissance : Jesuis malheureusement une tte trop bonne pour ne pas sentir les dou-leurs de l'enfantement de la connaissance, trop mauvaise pour sentir sonbonheur

    ; et la connaissance qui conduit au bonheur et le bonheur quiconduit la connaissance sont devenus pour moi depuis longtemps unmystre (18 juillet i84o).

    Et voici rirrlip:ion : Je suis si languissant et sans joie que non seu-lement je n'ai rien qui remplisse mon me, mais que je ne vois rien quipuisse la satisfaire; ah! mme pas la batitude du ciel (17 juillet i84o).

    Je pourrais presque croire, pour expliquer Ips oppositions qui se meu-vent en moi, que je suis un Irlandais : ce peuple ne peut prendre sur luide plonger compltement ses enfants dans l'eau du baptme... Ils laissentle bras droit libre, afin qu'il puisse porter l'pe, entourer la jeune flUe(16 novembre i84o).

    C'est le moment o il crit (16 novembre i8/|o) : Je puis douter de tout;oui, de tout.

    Et un an plus tard : Mon doute est terrible, rien ne peut le contenir(i840.

    (3) Je revis maintenant, sain, fort, joyeux, le sang chaud, souplecomme un jeune enfant (1847, p. 189).

    (3) Voir les indications qui vont en ce sens, Thust, p. 5i8.

    3

  • 28 TUDES KIERKEGAARDIENNES

    D'avril juin i836, il n'crit rien dans son Journal.En juin, il crit qu'il faut avoir l'aide de Dieu pour deve-nir autre ; il a pass la priode de l'angoisse devant lemal. Le retour au bien fut long. C'est seulement deuxans plus tard, le 19 mai i838, que le sentiment religieuxreparat avec force dans une minute de joie extatique.

    C'est la joie inexprimable (19 mai i838).Le 6 juillet i838, il communie. Le 9 juillet, il lve

    vers Dieu une action de grces : Dieu lui a donn un prequi ne fut pas seulement un pre dans la chair, mais unpre dans l'esprit : Comme je te remercie. Dieu duciel.

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 29

    homme. tre moi-mme, tre fidle moi-mme (i846,pp. 25o, 267, 271 ; i848, p. 398; cf. i85/i, p. 878).

    La consquence de tout cela, disons la consquence,et non la rcompense, ce n'est rien d'autre que la ba-titude (i846, p. 270).Une batitude dialectique qui nat du fond de la dou-

    leur. Car, il ne faut pas l'oublier, c'est le mme Kierke-gaard qui crit, cette mme anne, ce mme mois : Jesuis en un sens profond une individualit malheureusequi, depuis l'poque la plus lointaine, a t cloue unedouleur ou une autre, dans une souffrance qui allaitpresque juscju' la folie (i846, p. 276).A la fin de janvier 1847, il prend conscience du fait

    qu'il doit tre, qu'il sera l'extraordinaire au service deDieu (Vil, A 221, 229, cit Geismar, p. 352). Lui, le fl-neur des rues de Copenhague car tel il avait vouluapparatre aux autres il est le pnitent choisi pourtre l'extraordinaire (i). L'extraordinaire m'tait ac-cord (x, p. 70). Cette conscience qu'il a prise de cettemission va, vrai dire, tre en lui intermittente, etcomme divise. Il est appel tre l'extraordinaire ; etpourtant il n'y est pas appel par la rvlation ; il n'estpas le prophte-martyr dont l'poque a besoin (Geismar,pp. 370, 388, 4oi). Il doit se tenir une certaine distancedu martyre qu'il dcrivait dans les deux dissertations de1847 (xiii, p. 494, Geismar, p. 388).

    C'est l une observation sur laquelle il revient sou-vent : Sans avoir une relation immdiate avec Dieu,j'ai cru devoir me charger de souffrances qui correspon-dent une relation immdiate avec Dieu (Geismar,p. 466). Ah ! comme j'ai souffert en voulant faire duNouveau Testament une rgle pour moi, pour moi quin'ai pas de relation immdiate avec Dieu (Geismar,p. 46i).Kierkegaard a besoin de ces relations ambigus, il se

    (i) En 1843, il crivait dj : Ma vocation parat tre d'exposer lavrit, pour autant que je la dcouvre, en dtruisant en mme tempstoute mon autorit possible (p. 187).

  • 3o TUDES KIERKEGAARDIENNES

    pose des nigmes ici comme il s'en posait au sujet deRgine ; il pose des nigmes Dieu comme il en posait Rgine. Il est l'tre qui ne peut tre dans aucune rela-tion immdiate : amant sans aucune immdiatet dansson amour, prophte sans toute-puissance et sans pro-phtie, martyr en tout cas, mais dont le tmoignage estencore plus peut-tre dans les questions qu'il force poser que dans des rponses qu'il fournirait.

    C'est le moment oii il renonce tre pasteur. C'auraitt pour lui la vie assure, les soucis d'argent vits et,plus profondment, c'aurait t un acte d'humilit parlequel il pouvait se montrer lui-mme qu'il n'tait pasl'extraordinaire. Mais, prcisment, faut-il se faire ainsiune place bien dtermine l'intrieur de la socit? (i)L'important n'est-il pas de rester en dehors des cadres, de faire comme Socrate, qui ne recevait pas d'argent,de faire comme le Christ, qui reste l'ami des pauvres?(Geismar, pp. 872, 44i, 44A) (2).

    Entrer dans l'glise ou rester pote, c'taient l deuxsolutions ; la premire lui assurait la vie, la seconde nela compromettait pas. Il en choisit une troisime.

    (i) Il veut tre aussi peu que possible . C'est l l'ide de ma mlan-colie (1846, p. ago). Mais, d'autre part, il peut y avoir quelque vanitou orgueil mpriser un sort aussi brillant . Enfin, il ne peut rienchoisir dans le fini ; car, pour cela, il faudrait tre contraint (18/17, Haec-ker, p. 336).

    (3) C'est seulement quelques mois avant la mort de l'vque Mynster,que Kierkegaard, h la suite des entretiens qu'il avait eus avec lui, renonce l'ide de devenir pasteur. Il sait que son capital dcrot et que sesmoyens de vivre ne sont plus suffisants

    ;pourtant il refuse tout poste.

    C'tait sans doute Ih, dit Geismar, le sacrifice silencieux dont il parlequelquefois (Geismar, p. 556). (Schrempf, 11, 344, dit qu'un sacrifice dela grandeur duquel on a une telle conscience cesse, d'npr^s Kierkegaardlui-mme, d'tre un sacrifice.) Il consent sa propre ruine temporelle,pour ne pas consommer ce qu'il regarderait comme sa ruine spirituelle.Hirscb fait remarquer que ds la publication de la Mandic jusqu' laMort et de VRxercicc du ChrUlianisme, Kierkegaard rendait bien diffi-elle pour lui de devenir pasteur (p. 407).

    Hirsch, p. 408, note propos de l'volution des sentiments de Kierke-gaard au sujet de chacune de ses grandes dcisions : Il aperoit devantlui un problme, une tAche accomplir, en est tourment, de plus enplus tourment; le problme est rsolu : d'o un sentiment de bonheur,de bonheur de plus en plus grand ; se transforme en un nouveau pro-blme, plus profond, d'o tourment , etc..

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 3l

    Il avait pens pouvoir s'tendre, largir le royaumede sa pense ; il voit que la vrit est pour lui dans lalimitation, dans une limitation qui est intensification(Bohlin, S. K., p. 2o5).Dans l'tat actuel des choses, il n'y a aucune possibi-

    lit pour l'lu d'exprimer son intriorit, et le devoir del'exprimer n'en subsiste pas moins (Veller, p. 274). Saprtrise secrte ne pourra se rvler que par sa lutte avecla prtrise officielle (Ibid., p. 276).

    Plus que jamais il se sent isol;parfois il se sent

    dlaiss de Dieu lui-mme; en tout cas, il est dlaiss deshommes. Tandis que tous, au Danemark, sont remplis,en 1847 ^t 1848, d'ides politiques et de sentiment natio-nal, il ne connat qu'un danger, celui qui menace larelation de l'homme avec Dieu : Personne ne devinece qui se passe en moi ; telle est ma vie ; toujours desmalentendus. On me hait.

    Mais n'est-ce pas l le signe de l'lection ? N'y a-t-il pasdans chaque gnration des tres destins tre sacri-fis, et ne sont-ils pas les lus? Et il conoit l'ide depages qui ont pour titre : Un homme a-t-il le droit dese laisser tuer pour la vrit ?

    Le Christ tait la vrit et connaissait les curs ; ilsavait que sa mort tait rconciliation, mais tout hommeautre que l'Homme-Dieu, mme s'il est l'extraordi-naire , est dans des conditions absolument diffrentes(Abhandlungen, pp. 3io-3ii). A plus forte raison Kierke-gaard, qui sait (par instants) qu'il n'est dcidment pasl'extraordinaire. Un homme sans autorit peut-il s'of-frir au martyre? Tant qu'il ne se sait pas pardonn, n'est-ce pas prsomption de sa part d'agiter cette question?Pourtant le destin du Christ reste prsent devant ses

    yeux comme le modle et la prdiction de son propredestin.En aot 1847, il sent les symptmes d'une transforma-

    tion intrieure (Bohlin, S. K., p. 267). Les thmes lesplus divers tournent autour de son esprit comme desoiseaux dans la tempte : thme de la gurison radicale,thme du martyre, thme du pardon des pchs. Pauln 'a-t-il pas t dlivr de l'charde dans la chair? C'est

  • 32 TUDES KIERKEGAARDIENNES

    le jour O il sera pardonn qu'il sera lu pour le mai'tyre.Le pardon de ses pchs dans le ciel sera son arrt demort sur la terre (vni, p. i33, ii, Geismar, p. 392).

    Il pouvait peine croire ce pardon des pchs ; celalui semblait si grand, si invraisemblable. Celui qui vitdans la mlancolie ne peut se rsoudre croire cebonheur (Geismar, p. 5i5). Et pourtant : Je crois aupardon des pchs. Sa solitude est adoucie par la pen-se que Dieu lui a pardonn (i848, Haecker, p. 376).

    Tout mon tre intrieur est chang. Je ne suis plusrenferm en moi ; le sceau est bris ; il faut que je parle ;Dieu tout-puissant, donne-moi la grce. Kierkegaardcrit ces mots dans son Journal en i8/i8, au moment dePques le 19 avril (VIII, A 64o ; Geismar, p. 3q^) (i). Maintenant je suis dans la croyance au sens le plusprofond (VIII, A 64o ; Geismar, p. 395).

    Maintenant une nouvelle esprance s'est leve dansmon me, l'esprance que Dieu veut supprimer le mal-heur fondamental dans mon tre... Pour Dieu, tout estpossible, cette pense est maintenant, au sens le plus pro-fond, la solution de mon problme. Maintenant lavie vient plus prs de moi, ou je viens plus prs de moi-mme, je viens moi-mme (cf. Hirsch, p. 376).

    Et, en effet, il s'est dcid agir, se lancer sur cettemer 011 on ne peut tenir l'eau sans croyance. C'est ledanger qui maintient la croyance vivante ; c'est lacroyance qui permet d'affronter le danger (cf. Bohlin,S. K., p. 209). La rvlation de i838 lui avait enseign rester en lui-mme, sparer l'intrieur et l'extrieur.La rvlation de i848 lui enseigne sortir de lui-mme, sceller un nouvel accord entre l'intrieur et l'extrieur(Reuter, p. 119).

    Mais les interrogations reprennent encore. Sa mlan-colie est-elle vraiment efface, rconcilie avec le divin ?(Geismar, p. 393.) Est-il celui qui est appel? L'chardedans la chair est-elle vraiment le signe de sa destination,

    (i) Il /crira copondoril, le mois suivant : Non, non, mon silenco, monMcrel, ne m lalnuont pas rompre (n) aot 18/18).

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 33

    de sa vocation d'extraordinaire, ou bien est-elle seulementce qui l'cart de l'universel? (La Maladie jusqu' laMort, XI, 189, 191; Geismar, p. 4oo.) N'a-t-il pas tropaim sa mlancolie? N'affronte-t-il pas des risques tropgrands pour lui, le faible fils d'un vieillard? Il se sentdevant de terribles possibilits (XS A 39, janvier 18^9 ;cf. Hirsch, pp. 867, 368, 369). La mlancolie, l'impa-tience et le souci m'ont men trop loin. J'aurais fini partre bris (X\ A, p. 281, avril 1849; cf. Hirsch, p. 36o).

    Le pch mme n'est-il pas une punition? Cette pen-se ferme toutes les issues (i).

    D'autre part, s'il faut qu'il se borne imaginer l'exis-tence de l'extraordinaire au lieu d'tre l'extraordinaire,ne commet-il pas de nouveau une faute? a Considrechrtiennement, et en dehors de toute esthtique, touteexistence de pote est un p

  • 3^ TUDES KIERKEGAARDIENNE8

    Oh! dit-il encore, plus je pense tout ce qui m'a taccord, plus je sens le besoin d'une ternit pour remer-cier Dieu (1847, P- 3^2 ; i848, pp. 383, ^og) (i).

    (i) Cf. Au bout de quelque temps, l'abcs crve, et au-dessous il y al'activit la plus agile, la plus riche, et juste celle dont j'ai besoin cemoment-l (Journal, i, 4o6, Fischer, p. i/|3).

    Il note de mme que tous ses checs deviennent des russites ; i846,p. 289 : Je vois de plus en plus clairement que je suis fait de telle faonque je n'arrive jamais raliser mes idaux, tandis que d'une autrefaon, parler humainement, je suis bien plus que tous mes idaux...Mon idal tait de me marier, et tandis que je dsespre d'y arriver, jedeviens un crivain, et peut-tre un crivain de valeur. Ensuite, c'est dedevenir pasteur, et, tandis que je dois y renoncer, peut-tre suis-je enpasse de devenir quelque chose de bien suprieur. Il y a des instru-ments dont les cordes, loin d'tre abmes par ce qui abmerait les autres,acquirent ainsi des sonorits nouvelles (1847, P- 33o).Citons encore, i846 (p. a5/l) : Malgr toute ma rflexion, il y a un

    plus dont j'ai remercier non moi, mais la Providence. Constamment, ilarrive que, ce que j'ai fait aprs une longue rflexion, je le comprendsbien mieux plus tard, en mme temps que sa signification idale. 1847 (p. 3io) : Un tel lan, si riche, si inpuisable, qui maintenant,aprs s'tre continu pendant cinq ou six ans, coule aussi riche... c'estune vocation divine. 1847 (p. 342) : Que par mes travaux j'aie servi,que Dieu m'ait approuv et m'ait aid de toutes faons, cela est sr.

    Et moi, l'auteur, je suis, comme toujours, d'une certaine faon, unsot. Je fais des choses dont je ne vois jamais la signification qu'aprs coup.Cela, je m'en suis rendu compte bien souvent... Il y a une force infiniequi me vient en aide (X 2, A i63, i84o)- Et alors, longtemps aprs,ou parfois peu de temps aprs, je comprends ce qui a t produit parmoi, et je vois qu'on m'a aid {ibid.).Rien de touchant, rien d'mouvant comme son orgueil et la lutte

    contre son orgueil : Que moi, Sren Abbie Kierkegaard, Ag de trente-cinq ans, aux jambes grles, Magister Artiuin, beau-frre de Lund, quemoi j'ose me rapporter Dieu, rapporter Dieu les circonstances dema vie, n'est-ce pas folio? (1849, Ilaeckor, p. 4-) Il se dfend de vouloirpour lui la place d'un aptre {ibid., p. 48). Je suis sans autorit, jesuis un gnie, non un aptre et, plus forte raison, je no suis pas cequi est infiniment plus qu'un aptre {ibid., p. 48). Je dois me plaindreet m 'accuser; car dans diverses choses consignes en ce journal il y ades tentatives pour m 'exaller. Que Dieu veuille me pardonner (ibid., p. 70). Je crois que je pourrai avoir le roiirag

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 35

    La Providence a fait natre chacun de ses livres en sus-citant en lui l'humeur qui, chaque jour, tait ncessaire cette closion (i). Tout s'est arrang providentielle-ment. Il ne peut mme pas dire, tellement cela remonteloin dans son pass, quand il a eu cette ide pour la pre-mire fois. Dans sa solitude la Providence vient lui par-ler : (( La nuit, je n'tais plus seul (x, pp. 46, 5o).Une tche lui a t confie : l'expos potique du chris-

    tianisme, et cette consigne de la fides non propaganda. Ma tche est quelque chose de si nouveau que, dansles dix-huit cents annes de la Chrtient, il n'est per-sonne qui je puisse demander un conseil sur la faonde me conduire. Tout ce que les extraordinaires jusqu'iciont fait, a t fait pour l'expansion du christianisme,et moi, ma tche, c'est d'arrter cette expansion (F. P.,IX, p. 43; juin i844, Hirsch, p. 424).

    Les risques, les possibilits terribles, il doit les affron-ter. Il prend de plus en plus conscience de son oppositionavec le monde. Abandonnant la mthode indirecte,il cherche, dans sa lutte avec le journal Le Corsaire, faire paratre cette opposition aux yeux de tous (2) ; et

    mme de l'humilit : Il serait pourtant possible que, malgr le peu queje me sens lre devant Dieu, par suite de ce que j'ai personnellementviol, je sois pour mon peuple un don de Dieu (i846, p. 27/j). C'estalors qu'il prend conscience d'accomplir l'extraordinaire (p. 279), d'trecelui qui Dieu a accord l'extraordinaire (1847, p. Sgo). Quand jeme vois moi-mme, cela me fait presque rire que moi, tel que je suis, un tre pitoyable, j'aie une telle signification. a J'ai fait cequi sera admir pendant longtemps. J'ai eu des dons extraordinaires. Et mme, ce dont il vient seulement de prendre conscience, il pense enavoir pris conscience depuis i)ien longtemps. Tout cela a son fonde-ment dans le fait quo j'ai compris si tt et si profondment que je suisl'exceptionnel (p. 167).Mais sa grandeur mme est une grandeur qui l'touff : Cela n'est

    pas heureux, humainement parl, d'tre l'extraordinaire en d'aussi peti-tes circonstances que celles du Danemark. C'est l un martyre (1849,p. 45 ; cf. i846, p. a5o).

    (i) Pourtant, il prtend toujours rester sans autorit . La tche qu'ilaccomplit est un risque qu'il assume; et de mme ceux qui l'coutentet sont disposs le suivre prennent sur eux un risque (cf. Hirsch, p. 433).

    (2) En 1845, il prpare un article o il demanderait au Corsaire de ces-ser de vouloir immortaliser Victor Eremita. Qu'il l'injurie plutt. Il neveut pas tre le seul habitant de Copenhague qui soit lou par un tel

  • 36 TUDES KIERKEGAARDIENNES

    quand elle a paru, il est sans doute effray par ces rail-leries qu'il a provoques; sa sensibilit ne peut supporterqu'on le trouve ridicule ; mais, en mme temps, il saitque c'est l ce qu'il cherchait : cette douleur de l'Uniqueque le Christ a connue dans toute son amertume; la dou-leur de celui qui est venu pour tre aim et qui est ha.Il avait t aux yeux du monde le sducteur d'une jeunefille; il est maintenant l'auteur ridiculis. Lui, le docteurde l'Ironie, il se livre l'ironie de la foule; l'ironie estdevenue, en effet, le contraire d'elle-mme, par le faitqu'elle est devenue un tat d'esprit de la masse; l'ironisten'a plus qu'une chose faire : retourner le rapport etdevenir l'objet de l'ironie de tous. Il existe aussi unmartyre du rire (cf. Ktemeyer, p. 189). C'est le mar-tyre propre l'poque des lumires (p. 83).

    Je dois considrer qu'tre crivain, c'est tre aban-donn la moquerie et aux rires (i)... Il est clair que jeserai la victime... Mais Dieu peut tout. A parler humai-nement, je dois savoir non pas seulement que j'agis dansune direction incertaine, mais que je vais vers la ruinecertaine, vers la victoire si j'ai confiance en Dieu... Cen'est pas mon intention de les frapper. Un seul ne peutfrapper la masse; mais je les forcerai me frapper. S'ilsme frappent, ils deviendront attentifs, et s'ils me frap-pent mort, ils deviendront infiniment attentifs et j'au-rai vaincu (1847, pp. 307, 3o8, 309, 3i6). C'est ainsique son exposition directe sera encore une faon de lesamener indireclemeni lui.

    Il n'tait pas justju'ici et ds sa jeunesse sanschrir sa mlancolie; maintenant, il va plus loin; il cher-

    journal. Attaqu un peu plus tard dans le journal FSderlandet par un col-laborateur du Corsaire, il parle de cet organe dplaisant, d'une ironiedgotante et demande h Atre bientt mentionn par lui (Monrad,p. 71). Dans son esprit, son attaque contre le Corsaire est une attaquecontre la presse entire. Hirsch fait observer trs justement (p. 843) que,sans le Journal, nous no saurions rien de cette loulour qu'a ressonlieKierkegaard devant les attaques qui rpondirent aux siennes. Il garde lesilence.

    (i) Il me semble que j'ai crit des choses qui feraient pleurer des pierres,nui* elles font rire mes contemporains (18&8, Haecker, p. .^80).

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 87

    che sa douleur. Mon vu, c'est maintenant la douleuramre et l'humiliation de chaque jour (i846, p. 278). Je veux aller dans la rue, parmi les hommes, l oij estle danger et l'obstacle. Je ne puis pas vivre la Heiberg, la Martensen, lchement et faiblement (i846, p. 287).

    Il tait destin tre le tmoin ( tre ainsi choisicomme victime, tre tellement et si douloureusement pla-c en dehors du gnral , 18/17, Haecker, p. 334). Ce dontle temps a besoin, ce n'est pas de gnies, il en a certai-nement assez; mais d'un martyr, d'un homme qui,pour apprendre aux hommes l'obissance, ait obi jus-qu' la mort; d'un homme que les hommes frapperaient mort (1847. Haecker, p. 356). Et il dit encore : Si lasocit frappe un homme mort, elle devient attentiveet rflchie (1847, Haecker, p. 317). Plus tard, quand ildresse une liste de ce qu'il doit Dieu, il met le fait qu'ils'est expos volontairement tre injuri par Le Corsaire(i85/i, p. 398).H a servi Dieu et a trouv l le bonheur. C'est pour-

    tant vrai ; il est heureux de subir les hues pour unebonne cause; on ne peut le supporter, mais c'est heu-reux (1847, Haecker, p. 356).

    Il sent de plus en plus son opposition avec l'glisetablie. Ce sera comme pour les fianailles; mais, Dieumerci, il y a une diffrence : je ne fais tort personne ;je ne romps aucune promesse. Mais la ressemblance con-siste en ceci : que, de nouveau, je dois me prcipiter dansla pleine mer.

    Et, pourtant, que cette situation est difficile suppor-ter : passer par le martyre, alors qu'on a toutes les dli-catesses d'me du pote! (1849, Haecker, p. 33.) Il reculeparfois devant la tche qu'il s'est assigne : Je suis unpote, rien de plus. Et c'est un effort dsespr que devouloir dpasser mes limites (ibid., p. 70).

    Le scandale exerce sur lui un grand attrait. Seul uninstrument lu par Dieu peut veiller l'immense scan-dale , et lui, injuriant Mynster sur sa tombe, il veilleral'immense scandale, le troisime grand scandale peut-tre aprs celui de la prdication du Christ, aprs celuidu mariage de Luther (cf. X', A 219, i85o).

  • 38 TUDES RIERKEGAARDIENNES

    Un homme a-t-il le droit de se laisser tuer pour lavrit? Le problme qu'il se pose dans l'opuscule quiporte ce titre, Kierkegaard se l'est pos avec acuit en1849, i85o. 11 sait que le vritable rformateur est tou-jours mis mort, comme s'il tait un ennemi du genrehumain, u J'ai considr la possibilit de faire un pasde plus, et de manuvrer systmatiquement le gouver-nail, conservant devant mes yeux la possibilit d'tremis mort (1849, Haecker, pp. 3i, 89). Mais il serepent de cette pense (et tel est le sens de l'opuscule). On fait ici tort aux hommes ; ils ne sont malgr toutque des enfants; et c'est une injustice leur gard, etun pch contre soi, de les juger avec un tel critre. (( Si j'ai vraiment pens faire ce pas : tre mis mort, je dois m'en repentir {ibid., p. 4i). Mais il saitaussi que s'il mourait maintenant l'effet de sa vie seraitextraordinaire (ibid., p. 121). Un homme mort, c'estce qu'il faut pour Copenhague, pour le Danemark, si onveut dtruire cette bassesse (ibid., p. 35).

    Maintenant, il veut non plus seulement la raillerie,mais l'indignation. Chaque fois qu'un homme risquede soulever un immense scandale, il y a de la joie dansle ciel. Un homme au Danemark pouvait, par un mot,rtablir l'glise dans sa vrit (i). C'tait Mynster, legrand ami du pre de Kierkegaard. Or, Mynster n'a rienfait pour lui dans sa lutte contre Le Corsaire. Mynster estle prtre d'un christianisme officiel.

    Les ouvrages religieux de Kierkegaard taient des invi-tations faites Mynster pour l'engager se dsolidariserde ce faux christianisme. Qu'il dise un mot, un seul mot.Du moins une lutte contre Mynster vivant est-elle par-gne Kierkegaard (2). Mais quand, sur la tombe de

    (i) Kierkegaard, par instants, se sent coupable, non peut-tre dans lamme mesure, ninis do la mAmo faon quo lui (Ilirsch, p. /ia5).

    (a) Il s'oBl i]M(\f' lontniiinnt h l'allaquo : A cortninos poques, il estncestalre (|u'un individu oxposc; la concoplion svre du christianisme.Mais ce qu'il no doit pa fairo, c'est do se servir do cello concoplioncomme d'un point do dpart pour uno altaquo contro rR^lise lnblio.Alon, il oft dans In faussot. Car, s'il est trs vrai

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT Sq

    Mynster, Martensen le range parmi les successeurs desaptres, Kierkegaard ne peut le supporter.

  • 4o TUDES KIERKEGAARDIENNES

    dans son oraison funbre qui provoquent sa dcision.Comme il l'crivit : C'tait un mensonge qui criaitvers le ciel (xrv, p. 699, Geismar, p. 699). Aussitt quece mot,

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 4l

    tant que je devienne la lettre une victime, je ne seraipas une victime pour dfendre le christianisme, maisparce que je voulais l'honntet (Monrad, p. ii5). Sonhumilit l'empche de prendre la parole au nom duchristianisme.

    Il crit son article, mais le laisse reposer dix mois, nevoulant pas le publier tant que la question de l'lvation

    de Martensen l'piscopat n'tait pas rsolue, voulantaussi n'oprer qu'avec lenteur et rflexion.

    L'vque Mynster a t le malheur de ma vie, nonpas tant parce qu'il n'a pas t un tmoin de la vrit cela n'aurait pas t si important mais parce qu'ildonne l'impression d'tre un caractre, un homme deprincipes. Il tait habile, mais faible, avide de jouissan-ces et grand seulement comme dclamateur. Que l'espce humaine se rvolte contre le christia-

    nisme, qu'elle dise Dieu : nous ne pouvons pas, nousne voulons pas nous courber sous cette force, pourvuque cela se passe de faon honorable, honnte, directe,ouverte, bien, si trange que cela paraisse, j'en suis,car je veux l'honntet, et partout o est l'honntet jepuis tre (Monrad, p. ii4).

    Le temps tait arriv, le temps de rvler quelle taitsa tche.

  • 42 TUDES KIERKEGAARDIENNES

    ce dont je dsesprais presque jusqu' la fin, mais celaa t obtenu, ce qui tait ma pense intime, mon vule plus cher : que d'abord l'vque Mynster termine savie, qu'il soit enterr avec beaucoup d'honneur et demusique (xiv, p. 9, Geismar, p. 698).

    Habile, mais faible, avide de bien-tre, Mynster n'-tait nullement un tmoin de la vrit (i); le mot tmoinde la vrit correspond ce fait que le christianismeest htrogne par rapport ce monde : le tmoin esthtrogne par rapport ce monde; il renonce et il souf-fre. Reconnat-on l les sentiments de Mynster, et cebesoin de conciliation, d'homognit avec le mondequ'il ressentait? (xiv, p. 17, Geismar, 71, p. 6o4).

    L'attaque contre Mynster est en mme temps une atta-que contre l'glise. Mais, en fait, tout ce que Kierke-gaard devait dire contre l'glise, il le pensait ds 18A7-

    (i) Martensen rpondit que tmoin de la vrit et martyr nesont pas la mme chose, que d'ailleurs il y a un caraclre commun autemps des martyrs el celui de l'iglise nouvelle : la croyance la sainteglise universelle, prcisment ce que Kierkegaard a jet par-dessus bord.Il l'accuse d'avoir hypocritement flatt Mynster de son vivant, pour l'in-jurier mort. C'est l peut-tre la morale du gnie. En tout cas, il estsr que le D"" Kierkegaard qui a crit autrefois sur l'acte d'amour quiconsiste honorer les morts, s'est protg d'une faon remarquable contrela possibilit d'tre oubli, par la faon dont il vnre l'vque mort (Geismar, p. 6oa). C'est Thersite sur la tombe du hros. Il a cherch lescandale, il l'a trouv. Geismar note trs justement que les contempo-rains ne pouvaient pas comprendre l'attaque de Kierkegaard; sa pseu-donymie, son art de ne pas dire sa pense d'une faon directe taientfaits pour garer le lecteur. Et l'attaque contre l'vque mort scandali-sait. Jrmie aussi, dit Geismar, donnait ses contemporains l'impres-sion d'tre sans cur (Geismar, p. 607). C'tait, crit Martensen, ausujet de Kierkegaard, la critique de Mphistophls, la critique sans cur,qui voit avec joie la corruption, persuade que les hommes seront dam-ns (tbid.). Ce jugement a t repris par Schrempf (11, pp. i33, a8G).Kierkegaard voulait d'abord, par exemple par ses crits de i8.'i8, servir

    l'gliso. Il travaille pour l'Eglise, il est vrai, avec l'arrire-pcnsc, irri-tante, lassante, que son travail est peut-tre bien inutile. S'il arrivequ'une glise constitue ne puisse supporter que ceci soit dit, c'est l unsigne que celte glise est dans l'erreur, et il faut alors mener contre elleune attaque directe (septembre i85o, Hirsch, p. oo5). Ds Crainte etTremblement, Kierkegaard parlait contre le pasteur, du moins le pasteurmoyen, de le Poit-Scripttim contre la thologie de l'enfance; en 18/17, '1crit : Jeune homme, prends garde; protge-toi avant tout contre lespattoun et Im potes. En lA/io et i8!)o, ses attaques deviennent plus vives(X, A i/|6; X, A iSi; X , A f,r>^; cf. Hirsch, pp. 330, 337).

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 43

    i848, comme en fait foi son Journal (Geismar, pp. 368,374) (i).De ce grand difice, il ne doit plus rester une pierre

    (Geismar, p. 609). Qu'est-ce que je veux? demande-t-il,et il rpond : C'est bien simple; je veux l'honntet (xiv, p. 52, Geismar, p. 610). Aucun crime n'est plusabominable que celui de tous ces prtres, car leur crimeest vnr par la communaut (xiv, p. 89, Geismar,p. 160), en mme temps que dans l'arrire-fond de saconscience, elle est rassure, parce qu'elle sent que toutcela n'est pas srieux (xiv, p, 198, Geismar, p. 617).Quand la religion tait dans toute sa force, l'tat voyaiten elle une ennemie; mais maintenant, elle est affaiblie,et il voit qu'il peut se servir d'elle.

    L'tat a fait des prtres ses fonctionnaires; en mmetemps qu'il se charge de construire des rues, des ponts,des conduites d'eau, il se charge aussi de la batitudedans l'au-del, pour un prix aussi modique que possible.Cela revient moins cher aux citoyens que si chacun avait s'occuper de son salut, sans tenir compte des autres;et le salut est assur dans des conditions de confort net-tement meilleures (xiv, p. 129, Geismar, p. 616). Maiscomment ne voit-on pas qu'il y a contradiction entre lechristianisme dont l'essence est polmique et l'tat dontl'essence est quantit? (Geismar, p. 617). Comment nevoit-on pas que si l'tat voulait payer des fonctionnairespour dtruire le christianisme, il ne s'y prendrait pasautrement? Il remercie Dieu de l'avoir empch de deve-nir pasteur, au sens o on est pasteur aujourd'hui; cequi est se moquer du christianisme (i85/i, p. 298).

    Par l mme qu'on ne prend pas part au service divin,

    (1) Si la position de Kierkegaard vis--vis de Dieu et du inonde ettambigu, son attitude vis--vis de l'glise est ambigu par essence; ill'attaque, et tmoigne envers elle d'une profonde tendresse (P. VII B.,p. 235, Geismar, pp. 36i-36a). Sur le premier moment o apparatchez Kierkegaard l'ide de chrtient constitue (voir Hirsch, p. 771). Hirsch (p. 771) fait remonter l'opposition l'glise l'anne 1887. Cf.Koch, p. 18C. Beaucoup des traits les plus amers de l'Instant avaient tcrits plus de huit ans auparavant. Kierkegaard les emprunte directement son .Tournai, en modifiant peine quelques mots.

  • 44 TUDES KIERKEGAARDIENNE8

    on diminue le nombre de ses pchs (i) : car c'est unpch que de prendre Dieu pour un sot (xiv, pp. 741,324, Geismar, p. 611). Dieu aime infiniment mieux quetu avoues n'tre pas chrtien que de te voir le prendrepour un sot. Si nous sommes vraiment des chrtiens,qu'est-ce que ce Dieu? L'tre le plus risible qui ait jamaisexist (xiv, p. i33, Geismar, p. 622). Kierkegaard n'-pargne ni le baptme, ni la vie de famille chrtienne,ni l'ducation des enfants, ni la confirmation (xiv,

    pp. 259, 202, 264, 267, Geismar, p. 619). Quelle drision Ien tant qu'individu on n'a pas de religion, mais commepre de famille, on a une religion, la religion chr-tienne qui, ne riez pas, recommande de ne pas semarier (xiv, pp. 244, 177, Geismar, p. 620). Hypocri-sie et hypocrisie, et, suivant le jugement du Christ,homicide. Et il s'lve contre les prtres, comdiensplus mprisables que les comdiens, dilapidateurs du ca-pital le plus sacr, voleurs des martyrs, dtrousseurs etmangeurs des cadavres des martyrs. Les prtres sont lesplus corrompus des hommes.

    C'est aussi le moment du discours sur l'immutabilitde Dieu. C'est dans cette ide qu'il trouve son refuge : Quelle que soit l'poque o un homme vienne le trou-ver, dans quelque tat qu'il vienne le trouver, s'il vientavec des sentiments droitS; il trouve toujours semblableau rafrachissement inaltrable de la source ton amourtoujours aussi ardent, Immuable ! (Monrad, p. i3o).

    Kierkegaard a t, pendant toute cette priode, pluscalme que jamais ; apais, car il avait trouv sa vrit.Une tranquillit inconnue pour lui jusqu'ici s'tait r-pandue sur son visage (2). Pourtant, il ne put supporterla tension de cette lutte, il fut terrass par la maladie,transport l'hpital. Mais tous taient frapps, nousdit-on, par la joie victorieuse et la clart qui rayonnaientde tout son tre (Henriette Lund, Geismar, p. 634). Tun'as pas ide, dis;iil-il, sur son lit d'hApital, h un de sesamis, de la plante empoisonne qu'tait Mynster, tu n'as

    (t) DZ-j, on i85o, Kierke(7aard crivait : Le service divin est uneaccommodation; il nst fait pour la faiblesse.

    (i) BrfK-linnr, rll/< riniKinnr, p. Tm.

  • ESQUISSE POUR UNE VIE ET UN PORTRAIT 45

    pas ide de cette corruption qu'elle a rpandue autourd'elle; c'tait un colosse; il fallait de grandes forces pourle terrasser; et la lutte devait tre fatale celui qui lamenait contre lui. Ainsi pour le chien qui a t victo-rieux du sanglier (E. P., ix, p. 693, Geismar, p. 633).Et, comme on lui demandait s'il avait encore un message adresser ses amis : Non, dit-il, salue de ma part tousles hommes; je les ai tous aims. Dis-leur que ma vie at une grande douleur, inconnue de tous. Tout parais-sait du dehors tre fiert et vanit; il n'en tait rien. Jene suis pas meilleur que les autres. Je l'ai toujours dit;j'avais l'charde dans ma chair, c'est pourquoi je n'aipu me marier et n'ai pu avoir de profession; je suis uncandidat en thologie, j'avais le titre officiel et de gran-des dispositions; j'aurais pu avoir ce que je voulais; maisj'tais l'exception (Geismar, p. 635). Peux-tu prier?Mourras-tu en paix? Oui, je le peux; je demande d'a-bord le pardon de mes pchs, puis la dlivrance dudsespoir devant la mort. Parce que tu crois en lagrce de Dieu et y trouves ton refuge? Oui, naturelle-ment. Sinon, comment le pourrais-je?

    Il avait vaincu. Il savait que, chrtiennement, seul estvainqueur celui qui succombe (Hirsch, p. 427).

    Et, il demanda que l'on inscrivt sur sa tombe les versde Brorson :

    Encore un peu de tempsEt le ciel est gagn.Et toute cette lutteSe sera dissipe,Dans la salle pleine de roses, je puisSans interruptionEt pour l'ternitParler avec Jsus (i).

    (i) Pour commenter ces vers, on pourrait rappeler deux des problmeskierkegaardiens : comment rsoudre cette dissonance qui caractrise lavie humaine? Quels doivent tre nos rapports avec le temps? (i843,p. 207.) On pourrait rappeler aussi que, si avide de paix qu'il ait t,il se savait fait pour les temps orageux. C'est lorsque des orages commen-cent se rassembler sur une gnration que des hommes comme lui servlent (i845, p. aSi).

    C'est le moment de nous reprsenter cette vie tout entire ou presque

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    L'uvre de Kierkegaard, en mme temps qu'un appel,est une longue explication avec lui-mme. D'o vientcette grande maldiction qui a pes sur lui et sur sonpre, le ptre de Jutland qui a maudit Dieu? D'o vientqu'il ait rompu ses fianailles et viol sa promesse? Com-ment se fait-il que de stade en stade, chass de l'esthti-que vers l'thique et de l'thique vers le religieux, il setrouve enfin seul, en dehors de toute glise, anticlri-cal (i) par religion, devant Dieu? Qu'est-ce que cette lec-tion terrible, cet apostolat d'un non-aptre? Par lui,l'homme souill, l'homme en dtresse, c'est la voix deDieu qui se fait entendre aux hommes. La Providence aveill amoureusement sur le maudit, et finalement ilserait prt reconnatre qu'il a su transformer lesenvoys de Satan en des anges du Seigneur, s'il nese rappelait qu'en ce domaine spirituel aucune certituden'est possible, et que sur cette terre jusqu'au derniermoment l'homme doit rester angoiss, pouvant peinesavoir si de l'autre ct de l'abme une voix lui rpond.Ruttenbeck crit trs justement (p. 9) : Cette vie, en

    somme, assez pauvre en vnements extrieurs, enfermeune richesse, une multiplicit de penses presque sansexemple. Dans son amour, il n'a t que jusqu'auxfianailles, dans sa carrire, il n'a t que jusqu'au titrede Magister (Voigt, p. 875) . Une histoire de fianail-les, quelques lignes d'une feuille humoristique et un

    tout entire angoisse et ces passages qui jalonnent les mmoires. i863 : Il y eut une poque o, pour ne pas m 'enorgueillir de mes soulTrances,j'tablissais la proposition que tous les hommes souffrent essentiellementautant les uns que les autres. Ponloppidan crit qu'il y a des hommes quisubissent l'preuve d'exceptionnelles douleurs, mais que ceci remplitleur me de pit ! C'est bien plus beau. i845 : Il y a dans chaquegnration quelques hommes qui sont placs au-dessus des autres commedes harengs dans une caque, ils protgent ceux qui sont au milieu. 18/17 : < Chaque fois que l'histoire du monde doit faire un pas en avant,el franchir un passage dangereux, il s'avance une formation de chevauxde renfort; les hommes clibataires, solitaires, qui ne vivent que pour l'i-de. i8.')3 : Il y a des penses qui sont si claires dans mon me queJe ne puis savoir quand elles me sont venues; la premire est qu'il y ades hommes dont In vocation est d'tre sacrifis pour les autres, pour faireprogresser l'ide, et que, avec la croix particulire que je porte, je suisun de ceux-l.

    (1) Ou plus prrismont ennemi des pasteurs. Cf. Velter, p. 96.

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    mot dans une oraison funbre , voil le rsum fortjuste que Monrad nous donne (p. 21) de son histoirevue de l'extrieur; ces fianailles, ces lignes du Corsaire,ce mot prononc par Martensen furent chaque fois l'ori-gine, ou plutt l'occasion de bouleversements extraor-dinaires dans l'me de Kierkegaard, de dveloppementsimprvus, de tout un mode de penser, de tout un mondede penses.

    Il a toujours su mettre les apparences contre lui, sedguisant devant sa fiance, injuriant un mort. Il agard ses secrets, et en mme temps il a t le serviteurde la sincrit tout prix et a rvl de lui-mme toutce qui pouvait tre rvl. Il a voulu avant tout l'honn-tet. Il a t pur en ce sens qu'il n'a voulu qu'une seulechose; et telle est, en effet, sa dfinition de la puret (i).Il a t au bout de son ide, il a vcu pour l'ide, m parson mouvement infini, arrt devant sa borne, qui estDieu, qui est amour, devant lequel toute ide s'vanouit.

    (i) Il est intressant d'opposer le portrait de Kierkegaard trac toutau long de son livre par Schrenrjpf, et celui, par exemple, que trace Mon-rad. Schrenipf nous montre un ^tre sans amour et qui ne peut s'attacher rien qu' lui-mme; haineux et toujours en procs contre autrui; nesachant rien pardonner; n'ayant avec les autres que des relations ambi-gus, avec son pre, avec sa fiance, avec ses amis; se faisant gloire deses sacrifices, alors qu'en ralit, il ne sacrifie que ce quoi il ne tientpas; se prenant pour l'extraordinaire ; n'ayant pas une vraie passionpour la vrit, mais seulement le dsir d'acqurir la gloire du martyre;no