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Request Date: 2/4/2015 12:27:38 PM

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Location: carnegie

Book/Journal Title:

Article

Critique: revue generale des publications franc;aises et etrangeres. Un Heidegger sans autocensureCritique: revue generale des publications franc;aises et etrangeres.

Author: richard wolin

Article Title (if applicable): Un Heidegger sans autocensure

Issue: 811

Decem ber 2014 999-1007

ILL: 142382601

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Richard Wolin

Un Heidegger sans autocensure

Richa rd Wolin est Distinguished Professor of History of Ideas a la City University of New York. Outre de nombreux essats entre autres sur Carl Schmitt, Walter Benjamin, Theodor Adorno, ti a notamment p ublte La Politique de l'etre. La pensee politique de Martin Heidegger (Ed . Kime, 1991), Heidegger 's Children et The Seduction of Unreason (Pr ince ton University Press, 2003 et 2006). II ecrit actuellement un ltvre intitule : Les Cahiers noirs de Heidegger : national-socialism e, judalsm e mondial, et his toire de l'etre.

Sidonie Kellerer. - On a pu lire, en France comme en Alle­magne, que les Cahiers noirs ne revelatent rten de nouveau quant a la nature de la pensee de Heidegger et de son anti­semitisme. Souscrtvez-vous a cette appreciation ?

Richard WOLIN. - Ce genre de remarques m'amuse plu­t6t: elles sont generalement faites par des gens qui n'ont pas encore lu les Cahters noirs et qui veulent ecarter ou minimi­ser les problemes qu'ils posent aux defenseurs de Heidegger. Les Cahters notrs sont importants dans la mesure ou ils offrent un acces exceptionnel aux pensees et convictions phi­losophiques les plus in times de Heidegger. L autocensure y est minimale. C'est, de l'avis general, ce qui en rend la lec­ture si troublante. Le lecteur est confronte a une litanie de declarations ideologiques pronazies et antisemites. Ainsi Heidegger affirme que l'Amerique, l'Angleterre et la France, en tant qu'elles incarnent la « machination » ( « Machenschajt ») sont des expressions de la « juiverie mondiale » dont « la "tache" dans l'histoire du monde » est « le deracinement hors de l'etre 1 ». Il affirme que cette « machination » conduit a une

1. M. Heidegger, Uberlegungen XII-XV (« Schwarze Hefte » ,

1939-1941) , ed. P. Trawny, Gesamtausgabe [desormais GA] , vol. 96 ,

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« deracification totale des peuples » ( « v6llige Entrassung ») qui va de pair avec leur « auto-alienation 2 » . Soyons clairs : pour formuler ce type d'assertions delirantes, il faut etre fer­mement convaincu qu'il existe bien une conspiration juive a l'echelle mondiale, puisqu'elles impliquent que ce sont les Juifs qui sont pour l'essentiel responsables des traits dege­neratifs de la modernite occidentale. Dans un autre texte de la meme periode, Heidegger ecrit qu' « il faudrait se demander sur quoi est fondee la predestination particuliere de la com­munaute juive pour la criminalite planetaire [planetarisches Verbrechertum 3 ] ». C'est l'idiome meme et le vocabulaire qui ont servi de fondations discursives a la solution finale.

11 est malhonnete de chercher a minimiser OU a nier ce qu'il y a de profondement genant dans de telles declara­tions. Pis encore, c'est trouver des excuses a un homme qui a dame haut et fort son soutien aux decisions politiques et aux pratiques du regime et, ce faisant, a joue un role impor­tant en consolidant la Machtergreifung, la prise de pouvoir hitlerienne de 1933 ; un homme qui, de son propre aveu, ne voyait pas de difference essentielle entre Auschwitz, I' agricul­ture mecanisee et les blocus militaires (il nous le dit dans ses conferences de Breme de 1949, « Die Frage nach der Tech­nik ») ; un homme qui, huit ans a peine apres la fin de la guerre, reaffirme sans ciller sa croyance en la « verite interne et la grandeur du national-socialisme ».

Ces assertions sont loin d'etre marginales ou insigni­fiantes : elles nous disent quelque chose d'essentiel sur sa doctrine de « l'histoire de l'etre ». Ca veut dire que la« ques­tion de l'etre » ( « Seinsjrage ») qui revendique la primaute de

Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 2014, p. 243. La traduction de ce passage est reprise a Peter Trawny, La Liberte d'errer, avec Heidegger , trad. N. Weill, Indigene editions, 2014 (edition electronlque). Dans ce qui suit, sauf Indication contraire, les citations de Heidegger sont traduites par S. Kellerer [NdRJ.

2. Ibid., p. 243 et 56. 3. La traduction est celle de Julia Christ et Jean-Claude Monod

(P. Trawny, Heidegger et l'antisemltisme, Paris, Ed. du Seuil, 2014, p. 79). Comme l'explique Peter Trawny en note, cette phrase, qui figure dans le manuscrit de Die Geschichte des Seyns (GA 69, p . 78). « ne se trouve pas dans la version etablie par Fritz Heidegger, qui l'a ainsi bel et bien "barree" » INdRJ.

ENTRETIENS 1001

l'etre sur les etants, et qui occupe le centre de la pensee de Heidegger apres le « tournant » de 1930 (quand il rejette le Dasein, ou l'etre-humain, en faveur de l'etre), est liee d'une maniere necessaire et integrale avec des questions de « vision du monde » (ou de Weltanschauung). Elles sont !'expression de ce que j'ai decrit, dans un livre qui porte ce titre, comme « politique de l'etre » ( « Seinspolitilc » ).

Dans les Cahiers noirs, Heidegger a pu dire ce qu'il pensait vraiment puisqu'il savait que ces cahiers ne seraient publies que longtemps apres sa mort. Ses contemporains, pensait-il, avaient !'esprit trop etroit pour adopter ses vues dans toute leur originalite et profondeur. D'ou les instructions qu'il a lais­sees : les Cahiers noirs seraient les neuf derniers des cent deux volumes de ses reuvres completes ; ils paraitraient a une epoque OU l'humanite occidentale pourrait etre devenue plus favorable a ses vues. Aussi Heidegger affirme-t-il que sa philosophie sera comprise dans trois cents ans. 11 se prenait pour le plus grand penseur depuis Heraclite. On a le souffle coupe devant une telle arrogance philosophique. De la une incapacite a toute autocritique qui, dans les Cahiers, eclate a chaque page. Et cette attitude a contribue a le renforcer dans sa conviction delirante que le national-socialisme bien com­pris - c'est-a-dire compris selon l'approche ontologique-histo­rique de Heidegger lui-meme - representait le « pouvoir salva­teur » ( « das Rettende ») de l'Humanite occidentale en crise.

Sidonie Kellerer. - Les Cahiers noirs comportent des remarques critiques a l'egard de la race, cela signifie-t-il que l'antisemitisme qui s'exprime dans ces textes n'est pas un antisemitisme raciste et que pensez-vous de la quali-

fication « antisemitisme historial » proposee par leur edi­teur?

Richard WOLIN. - 11 faut etre prudent ici car les risques de confusion sont grands. Les doctrines et pratiques raciales nazis ne formerent jamais un bloc parfaitement coherent, loin de la. Dans cet ensemble, il y a plutot ce que Wittgen­stein appelait des «airs de famille ». La politique antisemite du nazisme a fortement evolue au cours des annees 1930 : Hitler s'est d'abord attache a mettre en sourdine son anti­semitisme; et cela jusqu'a la mort de Hindenburg, en 1934,

1002 CRITIQ U E

qui lui a permis d'asseoir vraiment son autorite. Ainsi, lors meme que le racisme et l'antisemitisme ont sans aucun doute ete les fondements ideologiques du nazisme, il n'en est pas mains vrai que leurs definitions comme les politiques mises en ceuvre ont change au fil des circonstances. Je trouve la formulation « antisemitisme historial » Juste ; a condition toutefois de rappeler que cette version de l'antisemitisme, Heidegger la jugeait en harmonie avec l'ideologie et les pra­tiques du regime nazi.

Pour en revenir a votre question : chez Heidegger non plus, on ne trouve pas de vision parfaitement coherente de la « race ». Au printemps 1934, quand il demissionne, apres avoir ete le premier recteur nazi de l'universite de Fribourg, la campagne assidue qu'il a menee pour prendre la direction intellectuelle et culturelle du mouvement vient d'echouer. I1 a ete mis sur la touche par ses concurrents - Alfred Baeumler, Ernst Krieck, Alfred Rosenberg. Apres cette defaite politique humiliante, encore toute fraiche, les Cahiers servent d'exu­toire a sa frustration et il y exprime sa deception face a la politique de ses rivaux. Mais en d'autres circonstances, on le sait, Heidegger a manifeste une sympathie sans reserve pour les doctrines raciales du national-socialisme. Car enfin, il n'aurait jamais accepte le paste de Rektor-Filhrer a Fribourg s'il n'avait adhere pleinement aux objectifs ideologiques cen­traux du regime - antisemitisme compris ! C'est ainsi que dans son discours du rectorat de mai 1933, il celebre sans vergogne les « forces de la terre et du sang » ( « erd- und bluthajten Kr<ijte ») comme les valeurs primordiales, exis­tentielles, du Dasein allemand. Si l'on veut vraiment des pro­fessions de foi racistes sans ambiguite chez Heidegger, pas besoin de chercher plus loin que celle-ci.

Sidonie Kellerer. - J;antisemitisme qui s'exprime dans les Cahiers vous surprend-il ?

Richard WOLIN. - Pas vraiment, puisqu'il ya de nombreux autres exemples parfaitement documentes de l'antisemitisme de Heidegger. Et cela remonte loin. En 1916, dans une lettre, il se plaint de I'« enjuivement » (« VeTjudung »)de la vie uni­versitaire allemande. De telles attaques contre le judaisme forment systeme avec son adoption des valeurs de l'enraci-

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nement existentiel ( « Bodenstdndigkeit » ). Ce qui surprend dans les Cahiers noirs, c'est l'accent obsessionnel et deli­rant de son antisemitisme. Des le milieu des annees 1930, Heidegger donne !'impression d'avoir totalement interiorise l'antisemitisme « eliminationniste » du regime qu'il sert. On trouve dans les Cahiers noirs des affirmations comme celles­ci : « Laccroissement temporaire de la puissance de la jui­verie a son fondement dans le fait que la metaphysique de !'Occident, surtout dans son deploiement moderne, a offert le lieu de depart pour la propagation d'une rationalite et d'une capacite de calcul qui seraient entierement vides si elles n'avaient pas reussi a se menager un abri dans "l'esprit". sans pour autant jamais pouvoir saisir a partir d'elles-memes les domaines de decision caches 4 • » De telles assertions ne sont pas des digressions benignes, elles sont implicitement geno­cidaires . Si nous voulons reevaluer la valeur de la philoso­phie de Heidegger a la lumiere des Cahiers noirs , il faut don­ner toute leur place a ces assertions ontologico-historiques.

Sidonie Kellerer. - Jean-Luc Nancy a recemment explique dans les colonnes du Monde que « Heidegger a exclu toute mention d'antisemitisme (et d'antijudeochristianisme) de ses ecrits ». Etes-vous d'accord avec Lui?

Richard WOLIN. - Cela me semble un peu conjuratoire. Prenez Apports a la philosophie (Beitrdge. 1936-1938). que certains considerent comme une suite de Sein und Zeit : Heidegger y rejette violemment le christianisme comme une « metaphysique » des arriere-mondes incompatible avec les orientations de l'ontologie fondamentale vers l'enracinement existentiel. Et dans un seminaire de 1934 ou il developpe sa theorie personnelle du Lebensraum, il denonce « les nomades semitiques » incapables de trouver leurs racines dans l'espace ( « Raum ») allemand. Dans ces passages, Heidegger ne cesse d'affirmer son adhesion philosophique a la notion d'enracinement - Bodenstdndigkeit.

Je trouve par ailleurs artificielle et fallacieuse la dis­tinction introduite par certains heideggeriens entre les pro-

4. GA 96, op. cit.. p . 243 et 56 ; trad. J . Christ et J .-C. Monad, op. cit. , p. 51 -52.

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pos tenus dans le Nachlass ou dans la correspondance, qui seraient accablants, et les textes publies. Les rapproche­ments, en bien des cas, peuvent fournir aux chercheurs une cle interpretative de l'ceuvre publiee. Ainsi, quand Heidegger en 1929 ecrit au Geheimrat Schwoerer une lettre ou il deplore 1'« enjuivement de !'esprit allemand » (« Verjudung des deuts­chen Geistes »), c'est un indice irremplac;able qui nous est fourni sur la radicalisation au fil des annees 1920 de ce qu'on pourrait appeler son «ethos anticivilisationnel », c'est-a-dire le rejet absolu, sur des bases ideologiques, des « ideaux de 1 789 » entre autres valeurs occidentales.

Chose non mains importante : Heidegger est un Ver­nunjtkritiker - un critique de la raison ; et ce sont souvent les Juifs qui apparaissent comme les fourriers du « progres­sisme », de la« raison» et plus generalement des effets dis­solvants de la modernite. Sous ce chef, et les Cahier noirs le demontrent, Heidegger tient la « juiverie mondiale » pour responsable de la tendance generale au declin de la civilisa­tion. Lun des motifs de son vigoureux soutien a la « Revolu­tion brune » est que celle-ci se mantra capable de prendre les « decisions essentielles », les mesures politiques extraordi­naires necessaires, selon lui, a !'elimination definitive de !'in­fluence juive sur la vie spirituelle allemande. Sa seule crainte est que ces mesures extraordinaires n'aillent pas assez loin et qu'elles ne parviennent pas a ce que Nietzsche avait appele la « grande politique » ( « die groj3e Politik ») et retombent dans la mediocrite de la machination qu'il voit comme une autre manifestation de la domination spirituelle juive. Il l'ecrit dans les Cahiers noirs : « Le national-socialisme est un principe barbare. La reside son essence et sa possible grandeur. Le danger, ce n'est pas lui, c'est qu'il soit rendu inoffensif et qu'il devienne un sermon sur le Vrai, le Bon et le Beau 5 . ».

Sidonie Kellerer. - Pensez-vous qu'il y alt dans les Cahiers noirs une critique a l'egard du nazisme et, si oui, peut-on

5. « Der NS ist ein barbarlsches Prlnzip . Das ist sein Wesentliches und seine mogliche Gr613e. Die Gefahr ist nicht er selbst - sondern da/3 er verharmlost wird in eine Predigt des Wahren, Guten und Schbnen »

(M. Heidegger, Uberlegungen II-VI(« Schwarze Hejte » , 1931 -1938), GA 94, p. 194).

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la mettre en parallele avec l'attaque lancee par Heidegger contre les Juifs ?

Richard WOLIN. - Heidegger n'ajamais repudie l'idee que le national-socialisme etait non seulement le droit chemin pour l'Allemagne, mais encore, objectivement, une force qui pouvait permettre a !'Occident d'echapper au rapide declin spirituel ( « Untergang ») qui etait son lot. Du point de vue de 1'« essence » - selon ce que dicte la « politique de l'etre » -Heidegger voyait dans le national-socialisme une maniere ontologico-historique de contrecarrer le nihilisme euro­peen tel que l'avaient defini Nietzsche, Spengler et d'autres. Dans ce contexte, la « politique de l'etre » veut dire qu'on ne peut pas separer la philosophie et la politique de Heidegger, comme le voudraient beaucoup de ses defenseurs. Ses juge­ments politiques, dans une large mesure, sont bases sur ses croyances et ses positions ontologiques.

Il est exact, comme votre question le suggere, que dans les Cahiers noirs Heidegger se montre critique de certaines mesures ou pratiques particulieres du national-socialisme. Reste que, dans !'ensemble, ces critiques traduisent tout sim­plement sa crainte que le mouvement ne se montre pas a la hauteur du destin « metapolitique » qu'il lui a fixe en tant que contre-poids historique au declin spirituel de !'Occident : il redoute qu'au lieu de realiser sa « verite interieure et sa gran­deur», le nazisme ne finisse par succomber aux forces spiri­tuelles malignes et destructives responsables de la decadence occidentale : la technologie, la democratie et l'individualisme.

Les Cahiers noirs designent a plusieurs reprises le moteur cache qui est l'arriere-plan de cette situation quasi apocalytique de degenerescence spirituelle. C'est la « juive­rie mondiale » : « Une des figures les plus dissimulees du gigantesque et peut-etre la plus ancienne est la tenace habi­lete au calcul, au trafic et au brassage, ce qui fonde !'absence de monde propre a lajuiverie 6 • »

Dans son vocabulaire, « !'absence de monde » est une serieuse accusation. Si l'on remonte a !'analyse existentielle de Sein und Zeit, la capacite d'avoir un « monde » - Weltlich-

6. M. Heidegger, Uberlegungen VII-XI (Schwarze Hefte 1938-1939), GA 95, p. 97.

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keit - est l'un des traits de l'authentique Etre-au-monde. C'est un trait qui distingue l'humain de !'animal. Aussi Heidegger definit-il !'animal comme « pauvre en monde » ( « weltarm » ). Decrire les Juifs en termes de Weltlosigkeit ou « absence de monde )) est done grave : cela revient a dire qu'en tant que peuple, les Juifs ne sont pas pleinement humains. Pas besoin d'etre grand clerc pour discerner les implications politiques d'une telle conviction dans l'Allemagne de la fin des annees 1930 ... Ce qui devait arriver aux Juifs en cas de guerre etait d 'ailleurs un secret de Polichinelle. Hitler l'avait dame des son discours au Reichstag du 30 Janvier 1939 : « Aujourd'hui, je serai encore une fois prophete : si les finan­ciers juifs internationaux en Europe et au-dehors reussissent une fois de plus a plonger les nations dans une guerre mon­diale, alors, il en resultera, non pas une bolchevisation du globe, et done la victoire de la Juiverie, mais !'annihilation de la race juive en Europe 7 • »

Ce qui me met particulierement mal a l'aise dans la reception des Cahiers, un peu partout aujourd'hui, ce sont les tentatives faites par certains specialistes de Heidegger pour minimiser son antisemitisme ou l'absoudre. Ainsi Peter Trawny, dans son tout recent livre, Irrnisfuge, rapproche-t-il Auschwitz et les Protocoles des Sages de Sion en tant qu'ils seraient devenus des « mythes » modernes jusqu'a ecrire qu'ils « vont de pair 8 ».Pour l'editeur des Cahiers, Heidegger nous aide plus que tout autre philosophe a comprendre la Shoah, assertion pour le mains contestable qu'il justifie par une autre assertion selon laquelle la Shoah aurait ete essen­tiellement une manifestation de « l'errance » ou du « destin », et que ces deux concepts sont centraux dans la philosophie heideggerienne tardive ! I1 conclut sur une affirmation encore plus bizarre et improbable : a savoir que Heidegger serait

7. Traduction franc;:aise, La Documentation Catholique, n° 895 , 20 avrll 1939 ; repris dans N. H. Baynes (ed .), The Speeches of Adolf Hitler, I, Londres, Oxford University Press, 1942, p. 731-741.

8. « Les Protocoles des Sages de Sion vont cependant de pair avec ''Auschwitz" . Ils sont une piece du grand Recit de l'errance, telle qu'elle est le fruit de la narration heideggerienne » (P. Trawny, La Llberte d 'errer, avec Heidegger, op. cit., p. 62).

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« le philosophe ayant sauve ''.Auschwitz 9" ». La proposition centrale du livre - Irrnisfuge, dans le titre original, faisant allusion au celebre poeme de Celan Todesjuge - est qu'on ne peut tenir Heidegger pour responsable de ses mefaits poli­tiques dans la mesure ou taus ces errements seraient nes de « l'errance » ou du « destin ». Il en conclut qu'au lieu de blamer Heidegger, nous devrions le celebrer comme un heros tragique, une sorte d 'CEdipe. Mais a ma connaissance, CEdipe n'a jamais soutenu un regime responsable d'une guerre qui fit cinquante millions de marts.

Cet entretten, traduit de l 'ang lais, a ete realise pour Critique le 8 octobre 2014 par Sidonie Kellerer.

9. Ibid.