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1 Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, n° 1-2, mars-juin 1993, p. 379-406. ©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000 Ce document peut être reproduit librement, à condition d’en mentionner la source. ADOLPHE FERRIERE (1879-1960) Daniel Hameline Parmi les personnalités qui jouirent entre les deux guerres d’un incontestable rayonnement international, Adolphe Ferrière est sans doute l’une de celles qui a eu le plus à souffrir des "injures du temps". L’oubli dans lequel est tombée son oeuvre n’est d’ailleurs pas la pire de ces "injures". Lorsque, au hasard d’une citation ou d’une allusion, le nom de Ferrière est évoqué, on s’aperçoit souvent que ce qui demeure aujourd’hui dans les esprits, de cette "figure", ce sont des traits qui la font ressembler à un portrait-charge. La première image qui demeure de Ferrière est, à première vue, positive et sympathique : on vante en Ferrière le propagandiste infatigable d’une idée généreuse de l’enfance active. Mais le compliment, sous certaines plumes, a parfois quelque chose d’offensant : c’est le brave militant idéaliste que l’on salue, l’apôtre zélé, plus apte à l’envolée lyrique qu’à la pensée rigoureuse. La seconde image est plus manifestement négative. Et elle persiste. Ferrière serait, sous les dehors du modernisme, l’exemple même du psychopédagogue "spiritualiste", donc réactionnaire et borné. On sait combien fut vif, dans les années soixante, le réquisitoire, prononcé principalement par des sociologues ou des pédagogues d’inspiration marxiste, à l’égard de la psychologie ou de la psychopédagogie de l’École active. On y dénonçait le camouflage pseudo-scientifique de l’idéologie petite-bourgeoise, élitiste et individualiste. Ferrière est une des cibles préférées de cette critique (cf. par ex. Charlot, 1976 ; Vial, 1992). Cette double image de l’"apôtre" et du "réactionnaire" ne rend pas justice à ce que fut la vérité de l’oeuvre de Ferrière, et moins encore à ce que fut la vérité de l’homme. Or à le fréquenter par la lecture de son Petit Journal (43 volumes, 1918-1960), et par un retour sur son entreprise et sur ses oeuvres, on apprend à voir en lui un personnage qui nous parle encore aujourd’hui fortement, par ses contradictions mêmes. Ferrière apparaît ainsi comme un homme à la fois fragile et sûr de soi, vaniteux à faire sourire et généreux jusqu’à susciter l’admiration. Il se dit lui-même "introverti par nécessité" parce que muré dès l’âge de 20 ans dans une surdité totale, alors qu’"extraverti par tempérament", il se sent une légitime vocation d’homme public. Sincèrement désireux de se consacrer en priorité à la pratique éducative, il doit renoncer à cette "vocation" à cause de son infirmité et, contre son gré, se faire "pédagogue". Homme de conviction désintéressé, le souci du gagne-pain le condamne aux fonctions de plumitif mercenaire de l’Éducation nouvelle. Certes, il épouse bien des préjugés de son milieu social, mais, en même temps, ses écrits politiques révèlent en lui un observateur sagace et objectif de l’entre-deux-guerres. Ce "libéral" élitiste et défenseur des hiérarchies sociales publie une profession de foi "socialiste" en 1919 ; il est partisan du "plan" et plaide pour un redressement économique dirigé par l’État mais qui ne sacrifie pas le pouvoir d’achat des masses. Ce polémiste excessif est un homme du juste milieu, plaidant la réconciliation "de la science et du bon sens". Ce pathétique est un humoriste. Ferrière, à bien y regarder, est véritablement un "inclassable". Et c’est ce qui le rend attachant, bien au-delà de la figure convenue.

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Page 1: ADOLPHE FERRIERE - miniweb.com.br · ADOLPHE FERRIERE (1879-1960) Daniel Hameline Parmi les personnalités qui jouirent entre les deux guerres d’un incontestable rayonnement international,

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Le texte suivant est tiré de Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée(Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, n° 1-2, mars-juin 1993,

p. 379-406.©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000

Ce document peut être reproduit librement, à condition d’en mentionner la source.

ADOLPHE FERRIERE(1879-1960)Daniel Hameline

Parmi les personnalités qui jouirent entre les deux guerres d’un incontestable rayonnementinternational, Adolphe Ferrière est sans doute l’une de celles qui a eu le plus à souffrir des"injures du temps". L’oubli dans lequel est tombée son œuvre n’est d’ailleurs pas la pire de ces"injures". Lorsque, au hasard d’une citation ou d’une allusion, le nom de Ferrière est évoqué,on s’aperçoit souvent que ce qui demeure aujourd’hui dans les esprits, de cette "figure", cesont des traits qui la font ressembler à un portrait-charge.

La première image qui demeure de Ferrière est, à première vue, positive etsympathique : on vante en Ferrière le propagandiste infatigable d’une idée généreuse del’enfance active. Mais le compliment, sous certaines plumes, a parfois quelque chosed’offensant : c’est le brave militant idéaliste que l’on salue, l’apôtre zélé, plus apte à l’envoléelyrique qu’à la pensée rigoureuse.

La seconde image est plus manifestement négative. Et elle persiste. Ferrière serait, sousles dehors du modernisme, l’exemple même du psychopédagogue "spiritualiste", doncréactionnaire et borné. On sait combien fut vif, dans les années soixante, le réquisitoire,prononcé principalement par des sociologues ou des pédagogues d’inspiration marxiste, àl’égard de la psychologie ou de la psychopédagogie de l’École active. On y dénonçait lecamouflage pseudo-scientifique de l’idéologie petite-bourgeoise, élitiste et individualiste.Ferrière est une des cibles préférées de cette critique (cf. par ex. Charlot, 1976 ; Vial, 1992).

Cette double image de l’"apôtre" et du "réactionnaire" ne rend pas justice à ce que futla vérité de l’œuvre de Ferrière, et moins encore à ce que fut la vérité de l’homme. Or à lefréquenter par la lecture de son Petit Journal (43 volumes, 1918-1960), et par un retour surson entreprise et sur ses œuvres, on apprend à voir en lui un personnage qui nous parle encoreaujourd’hui fortement, par ses contradictions mêmes.

Ferrière apparaît ainsi comme un homme à la fois fragile et sûr de soi, vaniteux à fairesourire et généreux jusqu’à susciter l’admiration. Il se dit lui-même "introverti par nécessité"parce que muré dès l’âge de 20 ans dans une surdité totale, alors qu’"extraverti partempérament", il se sent une légitime vocation d’homme public. Sincèrement désireux de seconsacrer en priorité à la pratique éducative, il doit renoncer à cette "vocation" à cause de soninfirmité et, contre son gré, se faire "pédagogue". Homme de conviction désintéressé, le soucidu gagne-pain le condamne aux fonctions de plumitif mercenaire de l’Éducation nouvelle.Certes, il épouse bien des préjugés de son milieu social, mais, en même temps, ses écritspolitiques révèlent en lui un observateur sagace et objectif de l’entre-deux-guerres. Ce"libéral" élitiste et défenseur des hiérarchies sociales publie une profession de foi "socialiste"en 1919 ; il est partisan du "plan" et plaide pour un redressement économique dirigé par l’Étatmais qui ne sacrifie pas le pouvoir d’achat des masses. Ce polémiste excessif est un homme dujuste milieu, plaidant la réconciliation "de la science et du bon sens". Ce pathétique est unhumoriste. Ferrière, à bien y regarder, est véritablement un "inclassable". Et c’est ce qui lerend attachant, bien au-delà de la figure convenue.

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Les entreprises d’Adolphe Ferrière

Dans Mon grand journal1, à la date du 23 janvier 1944, Ferrière découpe sa vie intellectuelleen cinq décennies dominées chacune par une discipline différente : "De 1900 à 1910, j’ai vécudans la métaphysique. De 1910 à 1920, j’ai vécu dans la psychologie. De 1920 à 1930, lapédagogie a tenu le haut du pavé. De 1930 à 1940, la sociologie. Et me voici, depuis 1940,jusqu’au cou, jusqu’à l’âme, jusqu’à l’esprit, plongé dans la philosophie." Il n’y a pas lieud’insister sur le caractère évidemment arbitraire d’un pareil découpage décennal. Lacomparaison entre cette reconstitution et la chronologie établie par Gerber (1989) permetcependant de tirer un enseignement immédiat.

Cet enseignement modifie l’idée que l’on se fait communément du rapport de ce"grand pédagogue" à la pédagogie. S’il reconnaît que cette dernière a tenu dans sa vie de "lehaut du pavé", ce n’aura été que pour une période brève et circonstanciée : 1920-1930. Dès1930, ses intérêts seraient ailleurs. Cette assertion, qui brutalise la figure habituellement reçue,correspond bien à l’image que Ferrière se fait de lui-même. Et elle ne paraît pas si éloignée dela réalité.

Penseur et homme d’action, Ferrière a toujours répugné à cette appellation de"pédagogue" qu’il trouve étriquée et boutiquière. Il a ombrageusement revendiqué en 1924(La Pratique de l’école active, p. 39) de n’avoir pas "lu un seul ouvrage théorique depédagogie", et en 1931 (L’École sur mesure à la mesure du maître, p. 155), d’être un"ignorant en matière de théories pédagogiques"2.

En réalité, Ferrière répugne à se voir taxé de "pédagogue" pour deux raisons. Lapremière est que, dès sa jeunesse, il conçoit que sa place est d’abord au sein du débatpolitique, économique et social européen. Il y prend part effectivement très tôt. Il assume, de1918 à 1923, la direction du journal chrétien-social l’Essor, et il continue, jusqu’à son retraitdu débat public en 1953, son œuvre d’éditorialiste politique dont il faut souligner qu’elle est,par la quantité des publications, aussi importante que son œuvre pédagogique. S’intéresser àl’éducation, pour Ferrière, n’est qu’un volet de son action de libre citoyen.

Par ailleurs, - et c’est là que son "profil d’éducateur" prend son originalité non sanspathétique -, Ferrière a toujours fait l’éloge de l’intuition de l’homme d’action et il a toujoursrevendiqué d’avoir été un praticien (cf. Hameline, 1982). Lorsque son infirmité physique lecontraindra à renoncer aux responsabilités de la pratique directe avec les enfants, il inscrira sesactivités de publiciste dans le prolongement de sa "vocation" d’éducateur. Il ne sera"pédagogue" que par impossibilité de rien faire d’autre. On ne peut comprendre Ferrière sansavoir constamment à l’esprit le terrible handicap que constitue sa surdité précoce. Et qu’il aitpu mener, dans ces conditions, une vie sociale aussi intense tient d’un tour de forceconfondant.

L’homme qui aurait tant voulu être éducateur

Il n’est pas douteux que, si sa "dureté d’ouïe" ne l’avait pas tenu à l’écart, la premièreentreprise de Ferrière eût été de réaliser le Projet d’école nouvelle dont il publie la brochure-programme en 1909.

Gerber (1982) a fait le point sur l’émergence de cette "vocation" éducative. La lecturedu Journal reconstitué3 et de la correspondance de jeunesse de Ferrière avec ses parents, lameilleure connaissance du milieu familial et social permettent de confirmer trois données :Ferrière a prolongé adulte une activité précoce de "meneur" ; il présente le profil"individualiste" typique du novateur pédagogique ; il a vécu sa jeunesse dans une famille de la

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haute bourgeoisie philanthropique de Genève, dont les Écoles nouvelles étaient comme unhorizon "naturel".

ÉLOGE DU MENEUR

Tout d’abord, le Journal reconstitué situe en 1893 les débuts du rôle de moniteur que Ferrièreadolescent joue dans la "tribu" familiale puis, jeune homme, dans la société juvénile qu’ilfréquente à Genève.

Il faut s’arrêter un peu sur ce point. Ferrière a toujours souligné la composante"psychologique" de son penchant à s’occuper des enfants et des adolescents. En même tempsqu’il se dit "éducateur de profession", il se présente comme "psychologue de l’enfance"(L’Éducation dans la famille, 1921 ; cf. 1935, p. 3). Dans son bilan intime de 1953 (Un destinen marge des autres, p. 13), il insiste rétroactivement sur cette "curiosité" de psychologue.Cette curiosité, Ferrière semble l’avoir exercée très tôt à l’égard des phénomènes de groupe.Le "pédagogue" et le "politologue" rejoignent ici le "psychologue" : c’est à ce triple titre queFerrière s’inscrit dans le sillage de Gustave Le Bon, le premier interprète de la psychologie desfoules (1895). C’est ainsi que dans son ouvrage de 1921 l’Autonomie des écoliers, - qu’ilprésente (p. 68) comme une "étude de psychologie sociale" -, Ferrière termine un chapitre surles bandes d’enfants "en reproduisant les passages essentiels d’un document que (lui) a remisun éducateur" qui fut, dans son adolescence, le "leader de quelques unes d’entre elles" (p. 57).

Or, à comparer ce récit avec deux notices biographiques consacrées à Ferrière etécrites sous son contrôle (Peeters, 1911 ; Meyhoffer et Gunning, 1929), on se rend compteque ce n’est pas autre chose que sa propre expérience que Ferrière met ainsi en scène souscouvert de l’anonymat : même bande de cousins-cousines, même création d’un "club alpin"puis d’une société littéraire où l’on joue ses pièces de théâtre. Le style lui-même ne peutd’ailleurs tromper.

Modestie? Habileté? Les deux sans doute. Le procédé permet à Ferrière de se raconterà la troisième personne, sans risquer le reproche d’occuper par trop la scène. Mais, c’est qu’enmême temps, Ferrière "psychologue social" souhaite dresser un portrait du "leader" quel’éducateur Ferrière ne peut pas totalement recommander. Car de quel type de meneurentreprend-il l’éloge? D’un autocrate, capable d’entretenir la rivalité au sein de sa troupe pourmieux imposer sa loi ; d’un "manipulateur" "qui dispense les autres de l’effort tout en leurlaissant l’illusion que le succès est dû à leur effort" et devient ainsi indispensable ; d’un petitMachiavel qui avoue avoir poussé le groupe à élire un autre président pour qu’on désirât sonretour à la présidence (p. 61).

Ainsi le jeune meneur mis en scène se révèle être un "psychologue" perspicace qui faitdu maniement humain vertu. Ce véritable morceau d’anthologie est une des premièresmanifestations d’une littérature psycho-managériale sur la psychologie du chef qui fleurira àpartir des années vingt. Ferrière éducateur en tirera une psycho-morale de la conduite desgroupes d’enfants par les adultes : il faut laisser aller (c’est-à-dire, en réalité, conduire) lesenfants de l’anarchie à l’ordre, en leur faisant désirer ce dernier. Les contraintes que sonabsence impose seront plus déterminantes pour mener à l’autonomie, que l’organisationprématurée et autoritaire du groupe par les éducateurs.

L’importance que l’auteur de L’Autonomie des écoliers accorde à ce récit qui le metlui-même en scène, montre combien Ferrière accordait à cette expérience de jeunesse le rôled’une première mise à l’épreuve de ses capacités dans l’observation et le maniement de sessemblables. Et cette mise à l’épreuve lui paraissait manifestement convaincante.

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UN INDIVIDUEL « NON CONFORMISTE »

Ferrière, en second lieu, confie dès 1911 à son premier biographe E. Peeters, qu’il avait"énormément souffert au collège". Le bilan de 1953 aggrave ce souvenir : "le collège a faillime tuer". L’argument est classique, banal même, de la part d’un tenant de l’Éducationnouvelle. Mais, dans l’évocation intime de ces années de collège, Ferrière ne s’en prend pasavec véhémence aux enseignants et à leur façon de faire les cours, sauf à se plaindre du murqu’édifie entre eux et lui une surdité qui s’aggrave de manière inexorable. Il est en revancheplus sévère à l’égard de la compagnie de ses camarades. Ce n’est pas sa seule surdité quil’isole, mais sa volonté, au demeurant assez hautaine, de ne pas sacrifier aux conventions enhonneur dans les "familles considérées de la ville" et qu’il retrouve dans les relations entrecollégiens : cas-type d’une vocation d’éducateur novateur, Ferrière est, à sa manière, un non-conformiste4. Tout en se montrant "serviable et sociable", ainsi qu’il l’écrit lui-même dans sonautobiographie clandestine de 1921, il agit en individualiste, ou, plus exactement, en"individuel" comme on dit dans le langage du sport.

Or c’est bien une caractéristique commune aux fondateurs d’écoles nouvelles à lacampagne, quand il sont porteurs d’un projet de rupture avec l’ordre scolaire existant5, d’êtredes individualités fortes et charismatiques. L’histoire des Écoles nouvelles, même si elle ne s’yréduit pas, est souvent l’histoire de collaborations orageuses et de ruptures entre despersonnalités très contrastées. Ferrière, en dépit de sa surdité, a été pour beaucoup un hommede dialogue, foncièrement désireux d’"écouter" et d’aider autrui. Mais cette disponibilitéd’âme n’est pas incompatible avec la conscience de sa propre valeur. Ce tour très personnel semanifeste dans le Projet d’école nouvelle de 1909. Ferrière a trente ans et se présente enhomme d’initiative, sûr du bien-fondé de son entreprise et des orientations qu’il adopte,désireux d’apporter sa marque dans l’œuvre de l’éducation. Mais en même temps, ce projet estle reflet de son adhésion aux idéaux des Écoles nouvelles à la campagne. Il veut, selon saformule, se faire reconnaître comme un "pionnier parmi les pionniers" (voir 1924, p. 36-37).

LES ECOLES NOUVELLES A L’HORIZON FAMILIAL

C’est qu’en effet, — et c’est une troisième donnée pour comprendre sa "vocation" —, il a uncontact précoce avec les Écoles nouvelles à la campagne, dont les débuts datent de 1889 avecla création de la New School d’Abbotsholme par Cecil Reddie. Or Adolphe n’est pas lepremier Ferrière à découvrir les Écoles nouvelles. C’est par sa famille qu’il entre en contactavec elles. Ainsi deux de ses cousins germains sont, dès 1899, l’un au Landerziehungsheimd’Ilsenburg en Allemagne, que dirige Hermann Lietz, et l’autre à la New School de Bedalesdont le directeur est J.H. Badley, ancien collaborateur de Cecil Reddie à Abbotsholme, enGrande-Bretagne : deux écoles-phares du mouvement. Ainsi son oncle, le pasteur LouisFerrière, visite avant lui les Deutschen Landerziehungsheime et publie à leur sujet une étudedès 1901.

C’est de 18996 que Ferrière date la visite qu’il fait, accompagné de son père, àEdmond Demolins à l’École des Roches de Verneuil-sur-Avre, en France. Il a lu le best-sellerdu sociologue français A quoi tient la supériorité des anglo-saxons (1897) ainsi queL’Éducation nouvelle, son manifeste aux pères de famille (1898). C’est Demolins, - Ferrière l’a rappelé à plusieurs reprises -, qui, compte tenu de la surdité croissante du jeune homme, luisuggère une tâche compatible avec son infirmité : constituer un bureau international des écolesnouvelles. Il pourra effectuer un travail comparatif et évaluatif au service des novateurs, maisaussi, à plus long terme, au service de l’École publique elle-même. Pourtant Ferrière n’a pasrenoncé à ce moment à son projet d’éduquer et c’est avec ses parents, auxquels il porte unegrande vénération7, qu’il en débat longuement8.

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LA PRATIQUE EDUCATIVE DE FERRIERE

Mais l’événement principal demeure son séjour de 1900-1902 chez Hermann Lietz auprèsduquel il éprouvera une véritable illumination9. Il y part avec le statut de "jeune maîtrevolontaire", consacre beaucoup de temps, si l’on en juge par la correspondance familiale, àorganiser et surveiller les études de ses frères cadets qui y sont inscrits comme élèves. Mais il ygagne la confiance de Lietz, se range à ses côtés lors d’une fronde des enseignants, et devientpendant quelques mois le collaborateur direct, assidu et fasciné de cette personnalitécharismatique.

Grunder (1987), à partir de documents inédits, a tenté de reconstituer l’activitéeffective de Ferrière au cours de cette expérience que celui-ci a toujours évoquée comme"exaltante", parlant de "la grande vie d’Haubinda". Ferrière surévalue-t-il après coup la portéede ce bref exercice de la fonction enseignante? Les programmes et horaires de l’école analyséspar Grunder semblent, au demeurant, bien classiques. Pourtant, Ferrière situe là ses premièrestentatives d’enseignement occasionnel à partir des "intérêts spontanés" des élèves (cf. 1931,p. 73), ce qui lui permet de revendiquer la priorité sur "les deux essais qui ont suivi, en 1907 et1908, ceux de Mme Montessori et du Dr Decroly" et qui, eux, "ont eu une diffusionmondiale".

Cette insistance de Ferrière à se poser comme le devancier des plus grands s’expliquepar le choix "stratégique" qu’il devra faire, quand il "entre en pédagogie" en 1921 : seprésenter comme un praticien de l’éducation et manifester par là sa différence avec ceux quin’ont été les pionniers de l’Éducation nouvelle que dans leurs livres. En 1936 (p. 219), il sedémarque ainsi des autres professeurs de l’Institut Jean-Jacques Rousseau (Claparède, Bovet,Piaget) : tous ont écrit abondamment, dit-il non sans un brin d’acidité, "le soussigné seul apratiqué".

Outre le séjour fondateur de 1900-1902 chez Hermann Lietz, Ferrière évoque sonpassage à Glarisseg en 1902, où il prête effectivement son concours pendant trois mois à W.Frei et W. Zuberbuhler, deux collaborateurs suisses de Lietz qui fondent le premierLanderziehungsheim helvétique. Il mentionne aussi ses six années de collaborationintermittente avec l’École-foyer des Pléïades (1914-1920) (cf. Hameline, 1982 ; Gerber et al.1993).

L’ECOLE NOUVELLE DE BEX (1920-1921) : LA TECHNIQUE DE L’ECOLE ACTIVE

Surtout il érige son année scolaire à l’École nouvelle de Bex (1920-1921) en véritablelaboratoire de la "pratique de l’école active": titre qu’il donnera à son livre de 1924. Cetouvrage est élaboré à partir du Journal de notre petite classe dont il reproduit de largesextraits. Le manuscrit de ce Journal a été retrouvé. Une étude de Hameline et Gerber (1986-1989) pour le Fonds national suisse de la recherche scientifique a permis une confrontationsynoptique des extraits publiés et du document resté inédit.

Cette comparaison confirme et amplifie le caractère précaire, sinon tout à faitmédiocre, de , l’expérience elle-même. Cette précarité, Ferrière a l’honnêteté d’en faire état,de son propre mouvement, dans son ouvrage. Il y reproduit une page du Journal : "Jecommence à comprendre beaucoup de choses. Elles se résument toutes en une phrase : on nefait pas ce que l’on veut" (1924, p. 61). Et il commente plus loin : "J’étais venu à Bex cherchercette technique de l’École active et chercher cette confirmation de mes convictions. Je n’ai puqu’ébaucher la technique, mais l’expérience, toute incomplète qu’elle fût, n’a pu que renforcermes convictions" (p. 82). On reviendra sur ce dernier propos.

La lecture du Journal de notre petite classe révèle cependant plusieurs données queFerrière n’a pas rendues publiques. C’est ainsi, par exemple, qu’il ne sélectionne que ses

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propres notes alors que le journal était un journal à trois voix, la sienne, celle de son épouseIsabelle Ferrière et celle de leur collaboratrice et amie Elisabeth Huguenin10. Le débat des cestrois "plumes" tout au long du Journal est instructif au plus haut point. Les deuxinterlocutrices de Ferrière émettent avec franchise leurs doutes à l’égard des convictions quianiment l’action éducative entreprise : non, écrivent-elles, ces élèves n’apprennent pas de leurpropre mouvement ; oui, elles aiment les exercices "scolaires" qui semblent ne répondre àaucun intérêt "spontané" ; si ces enfants sont passives ou perdues, c’est, bien sûr, qu’elles ontété déformées par leur scolarité antérieure, mais c’est aussi que ce programme de classe activeest trop ambitieux et compliqué, qu’elles n’en saisissent pas les intentions. Sans doute est-cel’idéalisme du militant qui empêche Ferrière de faire état des réserves de ses deuxcollaboratrices, moins convaincues que lui.

UN CONSEILLER PEU ECOUTE

La dernière tentative de Ferrière pour "pratiquer" se soldera par une déception. En 1924, on lesollicite pour participer à la conception et à la création d’une École internationale à Genève.Passant rapidement de l’expectative réticente à l’initiative presque impatiente, il se lance dansl’aventure, imposant ses vues au directeur pressenti, Paul Meyhoffer, qui lui estparticulièrement attaché, offrant même d’héberger l’école à ses débuts dans un chalet de lapropriété familiale. Le voici promu "directeur général" avec mandat de rédiger la chartepédagogique de l’école : il entrevoit dans cette entreprise l’ultime chance qui s’offre à lui demettre en œuvre ses idées. Mais le comité fondateur ne partage pas vraiment ses ambitionsnovatrices. Ce que l’on veut, c’est une école moderne qui donne confiance aux fonctionnairesinternationaux et s’assure un renom de bon aloi, mais pas un laboratoire de pédagogie.

Ferrière pressent sans doute les résistances et les restrictions mentales de sesinterlocuteurs. Il s’engage néanmoins sans assurer ses arrières et prend sur lui tous les risques.Les débuts sont laborieux : Ferrière souhaite rompre avec les programmes scolaires imposés, iltable sur l’ingéniosité des enseignants pour susciter l’activité spontanée des élèves et lesamener, comme il a tenté lui-même de le faire à Bex, à construire leur propre programme detravail. Mais ni les uns ni les autres - et les parents encore moins - ne sont prêts à une pareilleaventure qui, de plus, fait désordre. Ferrière, dès les premières semaines, confie sesinquiétudes à son Journal. En 1925, il essaie de faire pratiquer le self-government : mêmedéconvenue. Dès 1926, il considère que cette École ne sera pas le laboratoire dont il escomptele renouveau du système éducatif. Même s’il garde, à l’École internationale, une fonction deconseiller jusque vers 1929, il s’en éloigne psychologiquement dès la fin de 1926.

LE HOME "CHEZ NOUS"

Mais Ferrière trouvera en 1929 la compensation qu’il cherche à ses rêves frustrés d’éducateur.Il reste nostalgique de l’école-modèle qu’il n’a pu lui-même réaliser et dont il attendait laconfirmation de ses vues. Par ailleurs, il se console très difficilement de l’impossibilité où setrouve son épouse de lui donner une famille nombreuse qu’il se faisait une joie d’élever. SonJournal dit sa douleur de père aux prises avec un enfant unique, attachant, à la personnalitéaffirmée mais difficile. Le havre pédagogique qu’il cherche, ce sera le Home "Chez nous". Ilécrit dans le bilan de l’année 1929 : J’ai besoin d’enfants autour de moi. Or, au Home "Cheznous", j’ai trouvé des enfants affamés de tendresse, une atmosphère de fraîcheur, de sincérité,d’entraide, des directrices qui disent avoir besoin de mon appui, qui suivent mes conseils enmatière d’enseignement et les suivaient en matière d’éducation, dès avant que je les leur eussedonnés. Je m’y sens at home..." 11

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En échange de cet accueil, Ferrière se fera le propagandiste attitré du Home, érigeanten école active idéale cette modeste institution pour enfants hors famille. Il en devient leconseiller, exerçant son influence sur les directrices, s’instituant auprès des enfants dans unesorte de fonction "paternelle" (il est "oncle Adolphe") dont il règle le cours selon son coeur,intervenant avec sollicitude dans la conduite de leur éducation. Il se dépense inlassablement auservice du Home dont les difficultés financières sont endémiques. Les circonstances le fonthabiter dans les proches parages en 1933, et il accède à la présidence de l’Association detutelle. Il assumera cette fonction jusqu’en 1947 (cf. Coquoz, 1989).

Le promoteur d’idées

Ainsi, Ferrière a tenté de donner de lui-même l’image d’un praticien-expert. En réalité, il aassumé les responsabilités directes de l’éducation de façon sporadique et peu satisfaisante pourlui-même. Ce qui lui a manqué, ce n’est pas l’intuition, c’est la durée. La première luipermettait de saisir de manière aiguë ce qui faisait défaut au système éducatif. La seconde,seule, lui aurait permis de mettre ses propres convictions à l’épreuve. Mais était-il en mesurede remettre ces dernières en cause? On peut en douter si l’on en juge par l’affirmation évoquéeplus haut : à Bex, en 1920-1921, l’homme de conviction, qui "croit" à l’école active, s’affronteau "technicien" de cette même école active, qui, lui, tente d’élaborer des procédures. Letechnicien a beau ne pas pouvoir aller jusqu’au bout de sa tentative, le militant se voit confirmédans le bien-fondé de son combat. C’est que Ferrière tenait à ses convictions par une doubledémarche : il pensait les avoir étayées sur une argumentation "scientifique" ; il les jugeaitsusceptibles de provoquer une véritable transformation des mentalités, voire une "èrenouvelle".

Le penseur Ferrière se présentait comme "praticien" par stratégie : il avait perçu quel’audience d’un "théoricien" est d’emblée contestée dans les milieux éducatifs où l’on supportemal d’autres leçons que celles de la pratique. Mais il accorde, en définitive, à la promotionmilitante des idées un rôle déterminant. Il se fera donc propagandiste. C’est la seule alternativeque lui laisse sa surdité.

Le "praticien" de Bex, c’est, dans le même temps, le pamphlétaire de Transformonsl’école (1920) un ouvrage dont l’introduction "diabolise", au sens littéral, le système éducatiftraditionnel au travers d’un apologue mordant12. C’est aussi l’orateur du Congrès de Calais de1921, qui se retrouve élu vice-président de la toute nouvelle Ligue internationale pourl’Éducation nouvelle, The New Education Fellowship, et rédacteur de Pour l’ère nouvelle(janvier 1922), la version française de la revue de la Ligue. Cette fonction militante passionneFerrière. Ce sont des milliers de pages qu’il publie dans cette décennie 1920-1930 où, commeil l’écrit, la "pédagogie" "tient dans sa vie le haut du pavé". Sa correspondance est immense etconfirme le prestige dont il jouit. Il en relève les "quantités" dans son journal avec une fiertémêlée d’accablement. C’est qu’il est effectivement devenu un homme public.

CONDAMNE A LA NOTORIETE

L’année 1921 est l’année cruciale où Ferrière se voit, en quelque sorte, contraint de se faireconnaître pour simplement survivre. Car Ferrière, à ce moment-là, n’est plus le rentier qu’ilétait et qui pouvait se consacrer à l’éducation comme on choisit d’occuper utilement sesloisirs. Ferrière est devenu un gagne-petit. Marié en 1910, père d’un enfant en 1916, Ferrière,en 1921, est un homme dans la gêne : l’incendie de son chalet en 1918, provoquant ladestruction de vingt ans de travail, l’a ébranlé moralement13 Et en 1919, l’effondrement desmonnaies allemande et autrichienne entraîne la ruine de la fortune qu’il tient de sa mère.Ferrière se trouve dans l’obligation de gagner sa vie, au moment même où il se rend compte

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que ses projets de fonder sa propre institution ne sont pas réalisables. L’expérience médiocrequ’il vient de mener avec les fillettes de sa "petite classe" à l’École nouvelle de Bex, cettemême année 1921, lui a confirmé que sa surdité le rend désormais inapte à une tâche éducativeau contact direct et permanent avec des enfants.

Certes, il est ambivalent à l’égard de la renommée : il la cherche, avec une insistanceparfois ombrageuse, à travers une activité fébrile de publiciste qu’il compare lui-même à lasuperficialité du "papillon" ; il est sincère, pourtant, quand il écrit dans son Journal de 1922,que son rêve aurait été de "faire son trou", comme le "grillon", et de mener discrètement uneactivité d’éducateur dans le face-à-face avec un groupe d’enfants qu’il conduirait selon saconception de l’École nouvelle. Y renoncer est pour lui un véritable drame intérieur qui lelaisse souvent prostré et dépressif.

Et le voilà donnant courageusement le change, se laissant prendre dans un véritabletourbillon de relations publiques, alors qu’il déclare, dans une lettre de 9 décembre 1925, quesa surdité rend les rapports personnels "tout-à-fait incommodes, fatigants, assommants même",et qu’il cherche en vain à tirer de tout cet engagement quelques avantages lucratifs modestes.La plainte est continuelle sous sa plume : "avec ma surdité le souci pécuniaire estparticulièrement tenaillant", écrit-il, encore en 1925.

Dès 1921, il prend une part très active à la conception et à la mise sur pied laborieuseet progressive du Bureau international d’éducation (BIE), dont il est nommé directeur-adjointà sa fondation en 1925, fonction confirmée lors de la transformation du BIE en organismeinternational en 192914. Mais il ne se leurre pas sur cette nomination : il a décliné lui-même lafonction de "secrétaire général" que sa surdité lui interdit. Il a tenté en vain de "trouver unecase rémunérée", au sein du BIE, pour son Bureau international des écoles nouvelles dont ilétait, depuis l’origine, le seul et bénévole employé. Et ce bénévolat lui pèse. S’il trouvequelque compensation dans le prestige dont il jouit, il est trop lucide pour être complètementdupe de ce prestige.

Au cours des années vingt, il prend régulièrement la parole dans les congrès de laLigue (Montreux en 1923, Heidelberg, 1925, Locarno, 1927, Elseneur, 1929). Pour l’èrenouvelle absorbe une part considérable de son temps. Il en parle comme de sa revue, et en faitune véritable tribune pour ses idées, mais il n’en tire que des avantages pécuniaires fortmédiocres.

Sa décennie "pédagogique" est aussi celle de ses voyages à l’étranger au coursdesquels il multiplie les conférences qui sont autant de plaidoyers pour l’école active ou lapsychologie génétique telle qu’il la conçoit : Belgique et Pays-Bas (1924), France, Grande-Bretagne, Yougoslavie (1925), Italie (1926), France, Belgique, Allemagne, Italie, Hongrie,Roumanie, Autriche (1928), Allemagne, Tchécoslovaquie, Pologne (1929), Espagne,Venezuela, Equateur, Pérou, Chili, Argentine, Paraguay, Portugal (1930). Et il voit unevéritable consécration dans la mission officielle qui lui est confiée d’évaluer le système éducatifdu District de Smyrne en Turquie (1928).

LE PUBLICISTE ET LE PENSEUR

Mais il lui faut aussi occuper le terrain par sa propre production intellectuelle. Ferrière aentamé très tôt l’élaboration d’une vaste entreprise de pensée, dont son propos sur l’éducationn’est que l’un des volets. Il date lui-même de 1905, puis de 1909, à l’occasion de son premiercours de privat-docent à l’Université de Genève, ses premières idées d’une "psychologiegénétique".

Pourtant l’ardeur militante, jointe à la nécessité à laquelle il est contraint de vivre de saplume, vont en partie avoir raison de ce projet intellectuel. Ferrière penseur va devoir êtrerelayé par Ferrière publiciste. Mais le penseur et le publiciste vont se parasiter l’un l’autre. Le

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premier doit prendre son temps et méditer une œuvre. Le second doit aller vite, chercherl’audience...et faire rentrer de médiocres droits d’auteur. Sans compter des centaines d’articlesdans des revues et des journaux de toutes sortes, Ferrière va donc écrire des livres qu’ildestine au grand public, qui connaissent un grand succès et font l’objet de nombreusestraductions (Transformons l’école, 1920 ; L’éducation dans la famille, 1921 ; L’activitéspontanée chez l’enfant, 1922 ; La coéducation des sexes, 1926 ; Le grand cœur maternel dePestalozzi, 1927 ; Trois pionniers de l’éducation nouvelle, 1928 ; Nos enfants et l’avenir dupays, appel aux parents et aux éducateurs, 1942). Il dispose effectivement d’un réel talent dejournaliste, capable d’écrire vite et sans effort. Mais il ne peut s’empêcher d’inclure dans cesœuvres mineures des références à son entreprise magistrale, trop allusives pour ne pas paraîtreparfois difficiles, malgré son écriture chaleureuse et aisée.

Et quand il entreprend de s’adresser au public "spécialisé" des éducateursprofessionnels, sa préoccupation est autant de prendre date que de fournir des ouvragesachevés. Ainsi en dépit de l’ épaisseur de ses deux volumes, L’École active (1922) est un livrevite fait, bâclé même, que Ferrière doit d’abord à ses facilités de plume, à une documentationhâtivement reconstituée et à son art de réutiliser ses écrits plus anciens. Il en commence larédaction le 18 septembre 1921 ; le 23 octobre, à midi et demie, il boucle la quatre cent vingtcinquième page du manuscrit.

Cette hâte ne peut manquer de fournir à ses détracteurs les arguments qu’ils attendent.Une attaque viendra peu après la parution du livre et dont Ferrière sera particulièrementaffecté. Sans lui en toucher un mot, son "cher ami et collègue" genevois Edouard Claparède,en février 1923, publie une analyse du livre où il ridiculise l’auteur, lui reprochant d’avoirproposé là un fourre-tout au sein duquel la notion d’école active, à ses yeux si simple, estnoyée dans un fatras philosophique doctrinal insupportable. Certes ce compte-rendu assassinn’est pas dénué d’arrière-pensées politiques : Claparède est agacé par la tendance de Ferrière àjouer son propre jeu et à s’approprier l’idée d’"école active". Cette réserve posée, il fautconvenir que Claparède n’a pas, intellectuellement, tout-à-fait tort. Si Ferrière avait pris sontemps, il aurait, sans nul doute, complètement recadré son livre. D’ailleurs, l’ouvrage de 1946qui porte le même titre, L’École active, mais dans des dimensions beaucoup plus réduites, esten réalité un montage de quelques chapitres extraits à la fois de L’autonomie des écoliers(1921), de La Pratique de l’école active (1924) et de L’École active (1922) : il reste endéfinitive peu de chose de l’ouvrage de 1922. On dirait aujourd’hui de ce livre que, malgré soncaractère d’opération à la fois publicitaire et militante,

UNE ŒUVRE INACHEVEE

Un public, Ferrière a cru pourtant en avoir un pour son grand œuvre intellectuel. Quand, en1927, il fait paraître Le Progrès spirituel, ce gros livre de 364 pages devait ouvrir une sérieambitieuse sous le titre général "L’éducation constructive". Ferrière y aurait présenté lesattendus pédagogiques de ses analyses des décennies précédentes. Mais l’ouvrage est un échecéditorial, et la suite ne sera jamais publiée. Là encore, Ferrière ne parvient pas à cerner unpublic capable de le lire sans se décourager : "L’éducation constructive" est présentée commeune série de "causeries de psychologie génétique aux parents et aux maîtres", mais Le Progrèsspirituel, qui cite plus de trois cents auteurs, est, en réalité, une somme doctrinale plutôtdestinée aux intellectuels. Cependant, dans cet ouvrage de synthèse, Ferrière aborde trop desujets désormais revendiqués par des disciplines cloisonnées entre elles et dont il n’est pasreconnu comme un spécialiste par les milieux universitaires. Ses perspectives demeurent tropcentrées sur l’éducation. Soucieux de présenter une pensée à la fois globale et axée surl’essentiel, Ferrière propose un discours "décalé" qui prend le risque de n’être pas entendu.

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La désertion du public tient cependant à d’autres raisons. La fin des années vingt voitle désenchantement des militants idéalistes ou psychologistes15. Elle voit la pédagogieexpérimentale s’ériger en discipline scientifique face à la pédagogie "expériencée" des "intuitifspurs" telle que la conçoit Ferrière16. Elle voit les "praticiens" réduire l’"école active", — cetteutopie porteuse —, au statut de "méthodes actives", - simple recueil de procédures utiles. Elleconfirme la montée, dans les rangs du Groupe français d’Éducation nouvelle (GFEN) fondépar Ferrière, des tendances socialistes et communistes qui, au Congrès de la Ligueinternationale, à Nice en 1932, contribueront à substituer aux principes "spiritualistes" inspirésen 1921 par Ferrière17, des principes plus orientés par les préoccupations d’égalité sociale etde démocratisation.

A la fin de la décennie, malgré le grand nombre de traductions dont ses livresbénéficient, Ferrière constate, non sans amertume, son isolement intellectuel. Sous-estimantl’influence qu’il exerce sur beaucoup par ses ouvrages de vulgarisation, il écrit dans sonJournal, à la date du 16 février 1929 : "Mes déceptions (souligné dans le texte). Je constateavec quelque amertume que j’ai consacré ma vie, apparemment, aux écoles nouvelles etqu’elles ignorent mes efforts et mes écrits... Beaucoup de directeurs à qui j’ai pourtant écritont oublié que j’existe. La plupart de leurs collaborateurs n’ont jamais su que j’existais. Leslivres que j’ai écrits pour eux sont lettre morte (...) Pas d’éditeurs à mes livres : ou si l’entrouve, ils réussissent à accaparer tout le bénéfice ; pas d’argent, donc pas de secrétaire, doncpas de moyen d’écrire mes livres. J’ai, je le crois, quelques qualités de fond, et j’éparpille mavie en menus services dont nul ne me sait gré..."

Ferrière n’aura pas de disciples18. Il n’existera pas de "mouvement" Ferrière comme onparle d’un "mouvement" Montessori ou d’un "mouvement" Freinet (cf. Hameline, 1992)19. AGenève, aussi bien au sein de l’Institut Jean-Jacques Rousseau qu’au BIE, Ferrière demeureraun isolé. Parmi les rares fidélités dont il pourra faire état, il faut citer celle de Célestin Freinetqui, au risque même de transformer un peu l’histoire (cf. Hameline, 1991) -, fera de sa lecturede L’École active et de la rencontre de Ferrière au Congrès de la Ligue à Territet-Montreux(1923) l’étincelle de sa vocation de novateur.

La pensée de Ferrière

Il n’est pas possible de comprendre la pensée éducative d’Adolphe Ferrière sans avoir présentà l’esprit que son œuvre intellectuelle n’est pas, d’abord, pédagogique. Elle est, en quelquesorte, une anthropologie, doublée d’une philosophie sociale, dont le propos sur l’éducationest l’une des composantes logiques. Entendons ici que ce qui préoccupe Ferrière, dès sajeunesse, au cours de la période qu’il qualifie lui -même de "métaphysique" (1900-1910), c’estde situer le phénomène humain dans le contexte où il prend sa signification, et ce contexte estreconstitué à la fois par l’apport des sciences biologiques et celui des sciences sociales, surfond d’évolutionnisme.

UN ECLECTISME APPARENT

Ses études, à l’Université de Genève, le conduisent d’abord à entamer de front (1898-1900)des cours de zoologie et d’anatomie comparée à la Faculté des sciences et le coursd’"Economie sociale et systèmes politiques" à la Faculté des lettres. Puis en 1902, il suit lesenseignements de philosophie, des cours d’histoire, de psychologie et d’histoire des religions.Il obtient, en 1905, une licence de sciences sociales.

Tout Ferrière est dans cet apparent éclectisme. Cet étudiant est habité par le dessein deconstruire une vaste synthèse. Il s’y sent intellectuellement capable et socialement autorisé : ilest issu d’un milieu où il va de soi qu’un jeune intellectuel "distingué", ayant les facilités qui

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sont les siennes, peut très vite et comme spontanément s’ériger en interlocuteur des gens quicomptent. Et il fréquente ces derniers tout "naturellement" : ce sont des "relations", autant quedes maîtres. Adolphe Ferrière acquiert donc très tôt le ton de l’assurance, avec la certitude desa propre valeur et la conscience d’une ambition légitime. Mais c’est, en même temps, ungrand travailleur. Il organise méthodiquement sa documentation. Il lit beaucoup et vite. Il écritde même. Sa thèse de 1915, couronnée par l’Université de Genève, est le fruit de dix ans delabeur. Mais déjà deux opuscules de 1910 La loi biogénétique et l’éducation et La science etla foi annoncent bien ce que sera sa pensée. La première paraît dans les Archives depsychologie, la revue "scientifique" que dirige Claparède. Elle témoigne de l’aspiration du"généraliste" à choisir l’un des collèges de "spécialistes" où réaliser son œuvre et asseoir sanotoriété dans le monde étroit des "savants": ce sera la psychologie. La seconde étude est uneréponse à un concours international organisé par Coenobium, dont il fut l’un des lauréats,heureux d’être apprécié d’Henri Bergson qui siégeait au jury et de Théodore Flournoy quiassure la préface de la publication.. C’est dans la ligne de ces deux penseurs que Ferrièreinscrit sa double démarche, mais il se veut tout autant le débiteur de "son vieux et regrettémaître de philosophie" (1922, p. 104), Jean-Jacques Gourd.

L’ELEVE DE JEAN-JACQUES GOURD

La pensée de Ferrière, telle qu’elle se présente dans les deux opuscules. de 1910, peut êtreinterprétée comme une tension impossible. Trois donnes en effet sont à faire tenir dans lamême construction. L’univers humain que Ferrière inventorie est d’abord un univers de lanécessité (les "lois"), soumis à la détermination, voire la pré-détermination "naturelles" del’ordre des choses,- ce que son maître Jean-Jacques Gourd appelle le "coordonnable matériel".Mais c’est aussi l’univers de l’obligation ("la" loi), là où s’effectue, selon ses termes, lejaillissement tout aussi naturel de la "spontanéité créatrice" au service du "progrès de l’esprit"et de la libération du higher self sous le signe de l’acceptation autonome de l’ordre des choses,- ce que J.-J. Gourd appelle le "coordonnable pratique". Mais il reste une troisième dimensionde l’univers humain, que Ferrière emprunte aussi à Gourd, la dimension sacrée du "hors laloi," de l’"incoordonnable" où gît la mystérieuse éventualité que les choses humaines sepassent effectivement bien ou mal. Comment parler tout ensemble de science, c’est-à-dire desoumission à la "coordination" des faits, et de foi, c’est-à-dire de l’appel à la croyance en une"incoordination" fondamentale que ne peuvent éviter ceux qui veulent légitimer une entreprisevraiment humaine et donc, à ses yeux, vraiment divine?

Ferrière est, d’une certaine manière, de conviction "scientiste". Il pense pouvoirtrouver dans les sciences les ressources pour construire une connaissance rationnelle duphénomène humain et en tirer deux lignes d’action : d’une part, proposer une conceptionraisonnée de l’éducation de l’avenir ; d’autre part, fournir une lecture "moderne" et"progressiste" de l’héritage des religions20.

Cette perspective "biogénétique" s’inscrit dans la mouvance intellectuelle del’Evolutionnisme qui, au début du siècle, est devenu le lieu commun de l’approche scientifiquedu vivant. Ferrière l’applique au développement de l’être humain. Ses premières tentativespour élaborer sa conception de la psychologie génétique et des types psychologiques21, il lesreconduira à travers toute son œuvre, jusqu’à son livre inachevé L’Orthogénèse humaine oul’ascension vers l’Esprit, 1959. Il en donne un résumé déjà quasi-définitif dans sa Notice surles problèmes de la psychologie génétique et sur les applications de cette science àl’éducation et à l’économie sociale, qu’il présente en 1923 comme une contribution à laconception d’un Institut de génétique à Genève.

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UN BIOGENETICIEN

Certes, il refuse avec véhémence qu’on qualifie sa méthode de "philosophique déductive"(1930, p. 10). Et sur ce point, - à l’instar de Jean-Marie Guyau (cf. Esquisse d’une moralesans obligation ni sanction, 1903 ; L’irréligion de l’avenir, 1909), un penseur dont il est aussitrès proche -, Ferrière serait offusqué d’être tenu pour un métaphysicien scolastique etdogmatique. En quoi sa démarche est-elle à finalité métaphysicienne? C’est qu’il s’agit, endernier ressort, de rendre raison d’un "pourquoi" : "pour quoi" cet "énergétisme" propre à toutvivant devient chez l’homme un accroissement de la puissance de l’esprit?22 Pourquoi déjà lavie, chez tout vivant, constitue-t-elle "un effort spontané d’auto-création" (1930, p. 11)?

La notion centrale est bien celle de biogenèse. Aux yeux de Ferrière, elle ne faitqu’expliciter les données de l’expérience la plus positive. Un dynamisme universel est àl’œuvre où le psychisme des humains trouve à la fois son moteur et ses voies. "Favoriser cepassage et cet aboutissement à l’harmonie entre le microcosme humain et le macrocosme,voilà l’œuvre de l’éducation" (id., p. 10). Les images, à ses yeux puériles, que véhiculent lesreligions établies, Ferrière propose de les réinterpréter de manière toute symbolique. Dieu estd’abord pour lui cette immanence au travail qui provoque l’ascendance intérieure vers le plusvrai, le plus beau, le meilleur, et la fait coïncider, à son point d’achèvement, avec l’ordre mêmedu monde : "Ma croyance et ma science sont un. Car je n’ai pas de croyance métaphysique etma science s’élève au dessus de la matière. La biologie m’enseigne la vie ascendante dans legerme et dans l’esprit. C’est là ma croyance. Le reste est hypothèse et espérance". (Réponseau questionnaire de Coenobium, voir la IIe éd. de La science et la foi, 1912, p. 58.)

Sa thèse est une thèse de sociologie. Mais c’est qu’il pense retrouver, dansl’organisation des sociétés, les mêmes "lois" au travail, notamment celle du progrès, que dansl’organisation du vivant, du vivant humain en particulier. Dans une notice biographiqueanonyme de 1940, dont on peut penser que Ferrière est lui-même l’auteur, il est précisé :"Ilchoisit la sociologie dont il fit le doctorat, réservant à ses études personnelles - beaucoup pluspoussées - la psychologie, en particulier celle de l’inconscient".

L’INCONSCIENT

Ce dernier terme a pour Ferrière une signification peu freudienne. Ferrière a, comme beaucoupd’autres, rencontré la psychanalyse et observé l’extraordinaire effervescence que provoquent,dans le milieu intellectuel qui est le sien, les débats au sujet de l’inconscient. Son Journalreconstitué situe en novembre-décembre 1911 une cure psychanalytique avec le Dr de Montet.Courte expérience : mais cette brièveté est la règle à l’époque. Ce qui se passe là, sous couvertde psychanalyse, en a-t-il pour autant le label freudien? Ferrière fait montre à l’égard dufreudisme d’une très grande réserve. Le "pansexualisme" de la théorie de la libido le heurte.Est-ce "résistance"? Jusqu’où Ferrière a-t-il "analysé" ses propres affects? Dans un article de1926 consacré aux "types psychologiques révélés par les rêves", il parle effectivement de"notre action de psychanalystes". Mais il cite le propos de Jean-Marie Guyau : "l’analyse tue lesentiment". Et il dit son appréhension de voir la démarche analytique déstabiliser les"sentiments bons". C’est aux seuls "sentiments mauvais" qu’elle doit s’en prendre.

Ces catégories morales du "bon" et du "mauvais" témoignent, chez Ferrière, de laprésence attentive de l’éducateur sous le psychologue. C’est au titre de la supériorité duconscient sur l’inconscient, de la primauté de l’esprit sur les mécanismes élémentaires de laconduite, que l’action éducative, comme thérapeutique, doit être menée. Ferrière est peu tentéde confondre psychanalyse et exaltation des pulsions. Il ne partage pas le messianismelibertaire de certains de ses contemporains, comme un Reich ou un Neill23. Ferrière se veut unmodéré, et Neill trouvait qu’il était demeuré bien "puritain".

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L’ANTHROPOLOGIE FERRIERIENNE

Ferrière fait découler son investigation "psychologique" de quatre grands axes que laperspective biogénétique lui a permis de dégager dès 1910 (cf. 1922, p. 215 ; 1923, p. 8 ;1931, p. 9) : 1) l’énergétisme : comme tout vivant, l’être humain est animé du dedans par un"élan vital" (l’expression est reprise explicitement à Bergson) qui le pousse à se conserver et às’accroître ; 2) la loi du progrès (objet de la thèse soutenue en 1915) : cet accroissements’opère au travers de deux phénomènes complémentaires qui s’"équilibrent", la "différenciationet la concentration fonctionnelles". 3) l’hérédité : l’espèce se conserve par neutralisation destraits divergents et elle varie par le legs démultiplié des divergences ; 4) la récapitulation (queFerrière nomme loi biogénétique) : le développement de l’individu passe par des stades quireproduisent celui de l’espèce.

Sur ces quatre axes "théoriques" se greffent quatre problèmes qui appellent desrecherches "pratiques" auxquelles la psychologie, selon Ferrière, doit se consacrer. Ainsiapparaîtront, fondés en nature et en raison, de nouveaux principes éducatifs, qui ne sont pasautres que ceux de l’Éducation nouvelle et de l’École active :1) à la loi de récapitulation biogénétique doit effectivement correspondre une nouvelle

éducation basée sur l’intérêt vital et qui respectera, chez les enfants, le passage du"primitif" au "civilisé"24. Ce passage s’effectue à travers des stades dont la descriptionet le nombre varient au cours de l’œuvre de Ferrière. Douze périodes sont distinguéesdans le tableau publié en 1922 et repris en 1946. Elles y sont regroupées par trois, cequi donne quatre âges : sensorialité (1ère enfance), imitation (seconde enfance),intuition (adolescence), raison (jeunesse et maturité) ;

2) le fait de l’hérédité doit conduire à entamer un inventaire des types psychologiques dont lesphases mêmes de la loi biogénétique fournissent déjà les désignations : types sensoriel,conventionnel, intuitif, rationnel, dont les combinaisons reconstituent les douzepériodes (on aura ainsi un conventionnel sensoriel, un conventionnel pur, unconventionnel intuitif, etc.) ;

3) combiné avec cet inventaire, et lié aux capacités de progrès de chacun, le psychologuefournira le diagnostic individuel qui sera en même temps pronostic et orientation ;

4) enfin, l’énergie du vivant chez l’humain étant, pour la plus grand part, de l’ordre del’inconscient et de ses virtualités, l’aide au passage de l’inconscient à la conscienceconstitue l’une des tâches de la psychologie, si l’on veut qu’elle soit vraiment"génétique".25

En 1930, Ferrière résume de nouveau ses thèses dans une brochure à compte d’auteurL’avenir de la psychologie génétique et l’éducation. Or, deux choses peuvent frapper au vude cette date : plus de vingt ans après ses premières ébauches, le mot "avenir" est encoreemployé dans le titre, comme si Ferrière exposait toujours un programme à réaliser ; et,effectivement, l’opuscule de 1930 ne fait que réitérer, à quelques détails près, les assertionsproposées dans le cours de 1909. Entre les deux dates, Ferrière a écrit, sur ces quatrecomposantes de la psychologie génétique, plusieurs milliers de pages. En revanche, il n’a menéque de façon très velléitaire et infructueuse les tentatives empiriques de vérification, a fortioride falsification, qu’appelaient ses hypothèses. Il en a lui-même conscience et, en 1922, quand ilfait de cette quadruple construction les "fondements psychologiques" de son École active, ilavertit ses lecteurs, "comptant sur leur intuition" pour se faire entendre : "Les véritésfondamentales exposées dans ce chapitre sont mêlées et comme enveloppées d’hypothèses.Mais si ces hypothèses sont moins fondées que des données de la science expérimentale, sielles ne sont pas encore [c’est lui qui souligne] toutes appuyées par des statistiques ou par toutautre moyen de contrôle objectif et exprimable en chiffres, elles sont certainement plus et autrechose que des suppositions en l’air. Elles reposent, en réalité, sur l’expérience, sur la vie, et

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sont édifiées sur elles avec la prudence et l’objectivité d’une méthode scientifique consciente àla fois de sa puissance et de ses limites" (1922, p. 215).

Or, en 1946, quand il compose la nouvelle version de l’École active, il reproduit motpour mot cet avertissement (p. 29) et la même formule ("pas encore"...) est soulignée. Laconfirmation empirique demeure annoncée. Reste au lecteur à faire confiance à la méthode del’auteur, quand celui-ci ne renonce pas à la présenter comme "scientifique" 26

TYPOCOSMIE

Paradoxalement, l’entreprise de vérification-falsification que cette typologie exigeait, c’est ducôté de l’astrologie, que dès 1923 et surtout 1924 à l’occasion de sa rencontre avec K.E.Kraft, qu’il va tenter de la mener. "Il y a là, écrit-il dans son bilan de l’année 1923, une pisteque je veux poursuivre : l’échec ou le succès m’attirent autant l’un et l’autre ; c’est larecherche et le contrôle qui m’amusent..." Cette ambivalence de sentiment, dont il fautreconnaître qu’elle préjuge assez bien de ce qu’est une attitude scientifique, sera présente toutau long d’une investigation particulièrement obstinée qui durera trente ans, s’apparentant àune véritable routine. Ce sont des milliers de "ciels de naissance" qu’il a collationnés etcomparés à l’aide d’une instrumentation statistique complexe élaborée dans sa collaborationparfois orageuse avec Kraft. Des pages entières de son Journal et de son Grand Journal sontcouvertes de ces symboles graphiques qui lui permettaient de répertorier chez sesinterlocuteurs ou chez les auteurs dont il lisait les ouvrages, des attitudes, des conduites, destendances dont il alimentait sa typologie.

Au demeurant l’œuvre est importante : Caractérologie typocosmique, 1932 ; Symbolesgraphiques de la typocosmie, 1940 ; Vers une classification naturelle des typespsychologiques, 1943 ; et surtout Typocosmie (4 volumes), 1946-1955. Elle a toujours faitl’objet soit d’une grande discrétion, soit de mentions fugitives, moqueuses, scandalisées ou, àtout le moins, perplexes. On peut effectivement s’interroger sur le choix, apparemment sansespoir pour sa crédibilité dans l’intelligentsia, que fait Ferrière de mener dans cette voiel’enquête que l’on attend de lui. Mais il croit en la récapitulation de l’histoire de l’espèce enchaque histoire individuelle. Il croit aussi en la correspondance des événements humains avecl’ordre cosmique des choses. Et, par ailleurs, il ne déteste pas de se singulariser là encore, aurisque d’accroître son isolement.

L’EDUCATION SELON FERRIERE

Par contraste, les idées éducatives de Ferrière ne sont pas d’un isolé. Ce sourd est à l’écoutede l’enfance, et s’en fait le porte-parole. Son œuvre en direction du "grand public" demeurel’un des grands véhicules des thèmes fondamentaux de l’Éducation nouvelle. Elle a contribuétrès certainement à faire aller de soi ce rapport quotidien aux enfants qui, pour n’avoir rien decommun avec le "laisser-faire" permissif, tente de s’instaurer dans la confiance etl’authenticité.

Le film qu’il consacre en 1929 au Home "Chez nous"27 constitue un bon récapitulatifde cette conception d’une éducation de l’enfance heureuse et responsable. Son scénario met enscène un groupe d’enfants qui se prend totalement en charge, du lever au coucher. Le pointd’honneur des petites est de "faire tout seul". La sollicitude des plus grandes est d’aider lesplus jeunes sans se substituer à elles. La concorde règne dans cette petite république. Le pleinair est sa règle d’hygiène. On va chercher du bois dans la forêt voisine. On jardine. On grimpeaux arbres. On se baigne nu sans fausse pudeur. On y apprend en mobilisant les centresd’intérêt empruntés à la vie courante, elle-même lieu privilégié de la "vie" tout court : les motsque l’on apprend à lire désignent les objets de l’environnement quotidien, la plante que l’on

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dessine et que l’on découpe, on l’a d’abord cueillie dans le pré voisin, si l’on calcule, c’est enjouant à la marchande ou en enfilant des perles pour s’en faire des colliers. Et les plus grandestiennent leur "livre de vie" : catalogue amoureusement confectionné et décoré, sous les yeuxdu spectateur, avec des matériaux des plus simples, et où l’on range selon un classementraisonné les documents divers que l’occasion aura fait trouver. Bien sûr, cette occasion,l’enseignante peut évidemment la provoquer ou la solliciter un peu... . Mais l’initiative revientaux enfants. Le travail individuel alterne avec les mises en commun et les explicationscollectives. Il n’y a pas de classe, il n’y a pas de "leçons". Tout se passe au bonheurd’apprendre, au bonheur de s’auto-discipliner et de se manifester solidaire. L’énergie pour lebien, latente chez tout enfant "sain", peut se donner libre cours. Chacun éprouve ses donsparticuliers et les épanouit à sa mesure, en les mettant sans contention au service de lacommunauté. Ni violence, ni culpabilité, ni sanction. Mais, pour autant, ce n’est pas l’anarchie.Et tout demeure "propre en ordre", selon l’adage vaudois.

UNE LECTURE DOCTRINALE

Faut-il reprocher à Ferrière d’avoir fait défiler en cette journée idyllique et forcément fictive,les Trente points de son inventaire d’évaluation des écoles nouvelles, publiés pour la premièrefois en 1915 et utilisés par lui au cours des années ultérieures pour en établir le palmarès? LeHome "Chez nous", à partir de 1929, va tenir la tête de ce hit-parade. Mais, en même temps,parce que cet inventaire est une charte, et que cette charte repose sur la conceptionbiogénétique de l’enfance active, Ferrière s’interroge en 1933 (p. 79) sur la "joie contagieuse"et la "spontanéité rayonnante" des enfants du Home : "Faut-il faire remonter à la pratique del’École active leur entrain au travail, c’est-à-dire, somme toute, au respect, par les adultes, dela personnalité de chacun, de ses intérêts vivants et sa puissance d’autoformation(prolongement de l’énergie spécifique auto-formative de la morphologie, en biologie et enphysiologie)?"

Il conclut son éloge du Home de 1933 par le rappel de ses propres thèses, au risque dela redondance : "la vie est un élan vital. La vie de l’esprit est un élan vital spirituel". Et ilpoursuit avec une formule qui revient sans cesse sous sa plume28 : "l’énergie créatrice semanifeste du dedans au dehors". Toute la "pédagogie" de Ferrière trouve là son résumé. Si le"dedans" prime le "dehors", l’éducation négative que préconisait Jean-Jacques Rousseaudemeure d’actualité : ne pas intervenir prématurément. Et la métaphore horticole s’impose,aux dépens de celle du potier : l’éducation, c’est laisser croître une plante et non façonner ungrès (cf. Hameline, 1986 ; Charbonnel, 1991). Mais ce respect de la "puissanced’autoformation" n’entraîne pas l’abdication de l’éducateur, car la liberté de l’esprit est une"liberté de libération" (1928). L’enfant, que ses tendances "naturelles"29 poussent vers le bien,a besoin d’être aidé, ne serait-ce que pour acquérir des habitudes bonnes. "Une habitude, pourmériter de s’appeler bonne, doit avoir pour effet de libérer l’esprit. Mécaniser l’inférieur, afinde libérer le supérieur, voilà la formule" (1921 ; cf. 1935, p. 20) 30

L’ECOLE ACTIVE, ECOLE DU RENDEMENT

Cette dernière notion de mécanisation révèle un Ferrière préoccupé par la notion moderne durendement. Il ne sera pas le dernier à reprendre la célèbre formule de Washburne, l’un despromoteurs américains du travail individualisé :" il faut tayloriser l’instruction pour valoriserl’éducation". Il n’est paradoxal qu’en apparence que le chantre de l’enfance heureuse etspontanée soit en même temps un partisan explicite de l’organisation scientifique du travail.

L’admiration de Ferrière pour Taylor n’est pas feinte. Et il n’en fait pas mystère. Ilpartage avec lui trois principes. Le premier, Ferrière l’exprime sous forme d’un slogan de la

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rationalisation des coûts dont il fait une des règles d’or de l’école active :"le plus d’effets utilespour le moins d’efforts inutiles" (cf. 1922, p. 286. et Hameline, 1987 ). Le second tient à laconception que Ferrière comme Taylor se fait de l’organisation scientifique du travail : seul un"expert" peut, du dehors, grâce à l’observation méthodique des activités du travailleur et à leurinterprétation, prescrire les manières de faire les plus rentables. Cependant, pour Ferrière, cetexpert n’est pas un technocrate du bureau des méthodes : il cumule l’intuition et leraisonnement, "la science et le bon sens". Ferrière ne doute pas, alors, que cette observation"du dehors" coïncidera avec les tendances naturelles qui "du dedans" poussent à la rentabilitéde l’effort. Car celle-ci ne peut être contraire à l’harmonie et à l’épanouissement. Taylordéclarait vouloir faire le bien de l’ouvrier, et, s’il le fallait, contre les routines de l’ouvrier pourleur en substituer d’autres, plus rationnelles. De même, Ferrière veut ardemment le bien del’élève, et, s’il le faut, en luttant contre les habitudes reçues de l’ancienne école, mais non sansles remplacer par d’autres, plus aptes à "libérer" l’esprit pour sa vocation supérieure.

Enfin, autre point de rencontre avec Taylor, Ferrière pense que chacun ne peutprétendre à occuper n’importe quelle place. La mobilité, pas plus que l’éducabilité nesuppriment les hiérarchies "naturelles" entres les individus. La culture des aptitudes de l’élèvedoit permettre de "trouver la solution d’un problème d’économie politique (...) : placertoujours les hommes dans la sphère dans laquelle ils peuvent être le plus utiles" (cf. 1922,p. 285). Cette dernière phrase est une citation que Ferrière emprunte à Marc-Antoine Jullienquand en 1812 ce dernier présente l’Esprit de la méthode d’éducation de Pestalozzi. Ainsi lemême Ferrière qui célèbre en 1927 le "grand cœur maternel de Pestalozzi", est celui qui faitréférence à la figure emblématique de la pédagogie active pour légitimer son souci de placer"the right man in the right place" (1922, p. 285).

UNE THEORIE COHERENTE DE L’ORGANISATION SOCIALE

Et qu’il y en ait qui soient faits pour commander et d’autres pour obéir, le "leader" précoce degroupes qu’a décrit Ferrière dans son auto-portrait inavoué ne peut manquer de souscrire àcette conception des rapports économiques et sociaux. Le démocrate est aussi un élitiste. Maisl’élitiste est sincèrement démocrate. Les travaux de Ferrière sur la planification économique(cf. Pour un plan suisse du travail au-dessus des partis, 1935) sont à mettre en rapport avecses conceptions de l’éducation. Ils recommandent d’éviter aussi bien l’Étatisme que lecapitalisme sauvage. Pour faire échec à la loi du plus fort qui est la règle de ce dernier, Ferrièrepréconise le contre-pouvoir des coopératives de producteurs et de consommateurs dont il futun fervent avocat. Mais, précise-t-il, s’il convient désormais d’"agir par et pour les masses", ilfaut "non pas les exaspérer, mais les éclairer et les satisfaire" (1935, p. 225). Et seule une"sociologie scientifique", placée entre les mains d’hommes qualifiés et préparés, permettra defaire coïncider la volonté propre de l’État et la réalisation de la volonté populaire (1935,p. 144), par un dirigisme où se retrouve ce mixte de "science et de bon sens" que Ferrièrepréconise en éducation.

Bilan : l’héritage d’Adolphe Ferrière

Science et bon sens : cette dernière formule est la marque d’un esprit modéré. Ferrière, enpolitique, serait aujourd’hui considéré comme un homme du centre, centre-droit selon les uns,centre-gauche selon les autres. Sa pensée éducative n’est pas davantage marquée parl’extrémisme. S’il est virulent contre l’"école traditionnelle", c’est que les esprits"conventionnels", prompts à se soumettre aux normes du groupe et à adopter ses préjugés, luiparaissent aussi dangereux que les révoltés. Ni les uns ni les autres ne sont les vrais acteurs duprogrès.

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Or le progressisme est la marque de la pensée de Ferrière. La "loi du progrès"demeure, tout au long de son entreprise intellectuelle, une référence constante. On la retrouvedans les derniers ouvrages de Ferrière, par exemple L’Essentiel, publié en 1952. La pensée deFerrière n’est pas conservatrice. Il est remarquable que le passé intéresse peu cet homme.C’est le mot "avenir" qui vient comme un leitmotiv sous sa plume militante. Si un penchantintellectuel lui fait "penser" le devenir historique, il le fait en philosophe du phénomènehumain, peu porté à en examiner les déroulements effectifs, avec leurs séries propres et,surtout, leur caractère conjectural et aléatoire.

En dotant le progrès d’une loi, Ferrière inscrit ce phénomène dans la nature des choses.Il le métaphorise en une marche d’autant plus harmonieuse qu’elle est implacable. Il fait de lafinalité nécessité. C’est que sa pensée, en même temps qu’elle est un cosmisme, demeurefondamentalement un naturalisme.

SUIVRE LA NATURE

Or, deux notions de la nature humaine se superposent dans la pensée de Ferrière. La premièren’est pas sans rapport avec l’image de la "statique" telle qu’il l’oppose à celle de la"dynamique". Elle inclut les individus humains dans l’"organisation" d’un Tout (1952, p. 215),non seulement social mais cosmique, où chacun "reçoit" sa place plus qu’il ne la "prend".Chacun appartient à un type. Et c’est en assumant ce type qui le différencie que chacunapporte sa contribution à l’édification du Tout. Mais cette différence amène les uns à occuperun niveau supérieur, les autres un niveau inférieur dans l’échelle, elle-même "progressive",c’est-à-dire ici hiérarchique, des types: tous lestypes ne sont pas égaux. Et cette hiérarchie psychologique est en définitive le décalque d’unehiérarchie anthropologique et sociale.

Les étapes du progrès que décrit Ferrière sont aussi les points de fixation où certainss’arrêtent par nature. L’éducabilité des humains n’est pas indéfinie. L’enfant "conventionnel"est appelé à demeurer "conventionnel". Et il développera les virtualités de son type, heureux etvaleureux dans sa catégorie.

Ce naturalisme des types et sa lecture biogénétique représentent sans doute l’héritagele plus discutable de la pensée de Ferrière. Non qu’il n’y ait pas de régularités dans lesdifférences, mais telles qu’il en construit le faisceau, ces régularités, en dépit des nuances queFerrière apporte, risquent bien de donner l’impression d’emprisonner les singularités dans uneespèce de fixisme paradoxal. Dans une lettre du 24 février 1902, son père le mettait en garde :"Tu es abstrait, imaginatif, forgeur d’idées, avec le danger de devenir songe-creux dans ledomaine de l’insondable". Peut-être est-ce la plus grande erreur de Ferrière d’avoir maintenu,dans l’ édition condensée de 1946 de L’École active, le tableau comparatif des "fonctionsprépondérantes aux différents âges de l’enfance et de l’humanité", préparé pour l’édition de1922. Se laissant aller aux facilités de son talent de classificateur, il y schématise sa proprepensée au point de l’offrir à la caricature.

La seconde notion de "nature" présente chez Ferrière correspond, dans sa pensée, àl’image de la "dynamique". Tout vivant peut aller jusqu’au bout de son propre progrès, c’est-à-dire accomplir sa nature et, dès lors, coïncider avec l’universel. L’un de ses adages est lamaxime pindarique chère au stoïcisme ancien : "Deviens ce que tu es". Dans son exemplairepersonnel de La liberté de l’enfant à l’école active (1928), Ferrière corrige de sa main laformule : "Deviens celui que tu es". La loi-biogénétique, qui fait récapituler au développementindividuel les étapes du développement de l’espèce, explique aussi bien l’un que l’autre en lesinscrivant dans l’ordre des choses naturelles. La liberté est ainsi le couronnement du progrèsd’une évolution. Elle est essentiellement "libération" : un individu libre est quelqu’un qui estparvenu, dynamiquement, à se délivrer de ce qui l’empêche de coïncider avec ce qu’il a de

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meilleur en lui, tel que la nature l’a fait, puisqu’elle ne peut, sauf accident, l’avoir mal fait31.A partir "des instincts qui, à leur base, sont normaux et sains" (1953), l’esprit doit

accroître sa puissance. Et c’est là le progrès. Mais quand il aura accru sa puissance, onconstatera qu’il n’a rien fait là que de naturel. Et pourtant, rien n’est fatal puisque l’esprit peutne pas accroître sa puissance.

UN NEO-STOÏCISME MODERNE

Il y a une incontestable grandeur dans ce néo-stoïcisme moderne où l’énigme de la libertéhumaine se trouve posée en termes à la fois rigoureux et généreux. Le "spiritualisme" deFerrière est un plaidoyer pour l’énergie (cf. Cultiver l’énergie, 1933) loin de toute mièvreriebigote. Ferrière bâtit une synthèse anthropologique certes hâtive et plus imaginée que mise àl’épreuve des faits. Mais il saisit le phénomène humain comme une progression forte etexaltante. La métaphore de la "montée" vers un surcroît de puissance de l’esprit retrouveaujourd’hui, à l’heure de la défaillance du matérialisme historique et du triomphe dumatérialisme tout court au quotidien, une grande capacité de stimulation, en dépit descynismes qu’alimentent les défaillances de l’image trop naïve du progrès.

Ferrière certes n’est pas cynique. Mais il n’est pas non plus naïf : s’il maintient, aprèsdeux guerres mondiales, sa foi intacte dans le triomphe possible de l’énergie spirituelle surl’entropie ou les forces de dissociation, c’est sans aveuglement. Ferrière est un homme quiespère. Et s’il espère, c’est d’espérance, et non pas simplement d’espoir. Il irait même, s’il lefallait, jusqu’à "espérer contre toute espérance", car il a posé qu’espérer est bien le moteur detoute éducation. Il écrit les dernières lignes de L’Essentiel le 15 mai 1951. Le même jour il estfrappé d’un attaque cérébrale qui compromet la poursuite de son grand œuvre intellectuel. Cesont donc en quelque sorte des ultimaverba que Ferrière nous livre dans la conclusion de cet ouvrage : Il ne s’agit pas d’êtreoptimiste, il faut voir clair et agir. A l’échelle des millénaires, l’humanité consciente de lapuissance de l’Esprit n’en est qu’à ses débuts" (1952, p. 241).

Notes

1. Mon Grand Journal (1930-1960) est une chronique de ses réflexions et de ses lectures. Il comportequatorze volumes d’environ trois à quatre cents pages chacun.

2. La lecture de son Petit Journal aux dates où il rédige L’École active (1921) montre qu’à l’âge de quaranteans Ferrière n’avait encore lu systématiquement ni Rousseau ni Pestalozzi. Et il n’éprouve aucun remordsà avouer ces lacunes. Il s’en vanterait plutôt. Au cours de sa formation universitaire, Ferrière n’accordequ’une place extrêmement restreinte à la pédagogie, entendue ici comme le savoir dispensé parl’Académie sur l’éducation. Il a, certes, suivi le cours de Paul Duproix à la Faculté des lettres au semestred’été 1902. Mais il ne s’agit que de quelques semaines, et cet enseignement ne semble pas l’avoirparticulièrement marqué.

3. Adolphe Ferrière a entrepris très jeune de tenir la chronique quotidienne de son existence. L’incendie deson chalet en 1918 provoque la destruction de tous les carnets antérieurs à cette date. Ferrière tienttellement à cette chronique qu’avec l’aide de la correspondance et des témoignages de sa famille, ilreconstituera autant qu’il lui fut possible les carnets perdus de son enfance et de sa jeunesse.

4. Un détail qui peut faire sourire aujourd’hui : sur les photos officielles des congrès de la Ligue, Ferrièreapparaît souvent le col de chemise largement ouvert, alors que tous les autres messieurs, officiels commeparticipants, sont en cravate.

5. Grunder (1992 ; à paraître 1993) a consacré une étude aux chefs d’écoles nouvelles en Suisse et montréque, dans leur ensemble, il s’agissait de chefs d’institutions, bons gestionnaires aux idées ouvertes, maisqui étaient loin de partager les ardeurs militantes des gens de la Ligue.

6. Gerber (1982) relève dans le Journal reconstitué que Ferrière évoque la probabilité que la visite à

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Demolins se situerait en janvier 1900. Mais, par la suite, Ferrière a toujours accrédité 1899 comme date defondation de son Bureau international des écoles nouvelles.

7. Dans un recueil de sonnets publiés sous le pseudonyme de Dr Frédéric Emmanuel en 1926, Ferrières’adresse à sa mère et à son père, Parentibus meis : "Mère, tu m’as donné ma muse poétique,/L’imagination qui peut tout animer ;/ Tu m’as donné l’amour et le rêve enflammé,/ Les larges visions et ledon prophétique./ Père, tu m’as donné l’esprit scientifique,/ Le caractère droit qui sait se réprimer./ Père,c’est toi qui m’as appris à me former :/ De toi je tiens ce que mon âme a de stoïque".

8. Le Dr Frédéric Ferrière, son père, une grande figure de la Croix-Rouge internationale, va jusqu’àenvisager de le voir prendre la tête d’un établissement pour enfants à la santé fragile sur le site climatiquede Leysin. Mais Adolphe Ferrière n’est pas enthousiaste.

9. A 2 heures et demie du matin dans la nuit du 23 au 24 mars 1902, il écrit à ses parents : "je viens depasser une des plus belles heures de ma vie. De 10 heures et demie à maintenant j’ai tout le temps causéavec le directeur (...) J’ai entrevu réellement ce soir l’immensité de son génie, et j’en suis comme écrasé.Je vous en parlerai. C’est comme si un voile s’était déchiré au ciel et que je vois un second ciel derrière ;j’ai l’impression qu’un prophète est descendu du ciel et m’a parlé..."

10. Isabelle Bugnon, professeur de sciences naturelles, nièce du grand naturaliste et penseur Auguste Forel,rencontre Adolphe Ferrière en 1908. Fiancés en 1909, ils se marient en 1910. Isabelle Ferrière sera lacollaboratrice infatigable de son mari et son interprète attitrée, du fait de sa "dureté d’ouïe". ElisabethHuguenin (1885-1963), originaire du Locle, collaboratrice de Paul Geheeb à l’École d’Humanité, fait uncourt passage (1919-1920) peu concluant à la tête de l’École Vinet à Lausanne et, sans emploi, acceptel’offre d’Adolphe Ferrière de participer à l’expérience de Bex. Elle sera ensuite enseignante à l’École desRoches, en France, et consacrera sa plume à écrire de nombreux ouvrages sur l’éducation des femmes (cf.Käppeli, 1992 ; Chaponnière, 1992).

11. Plusieurs poèmes de ses deux recueils (Dieu dans l’homme, 1926 ; La Forge de l’Esprit, 1936) disent sondésir quasi charnel d’être entouré d’enfants : "Tout mon bonheur tient en une formule/ Je ne vis vraimentque de vos baisers,/ Frais enfantelets au sourire aisé,/ Et du chant léger que vos voix modules..." "Toutmon malheur tient en ce fait unique :/ Je n’entendrai plus vos chants et vos ris.../ Le coup le plus dur de cesort inique,/ C’est que vos baisers aussi me sont pris." Ferrière évoque, en 1936, dans un tryptiquepoétique, de manière déchirante et pudique, l’accident survenu à sa femme et qui le prive de la fillette dontil rêvait. Il évoque l’"autre amour" qu’il portera à l’une des orphelines du Home : "La serrer dans tes brasdissipe ta misère,/ Tu renais aux petits baisers qu’elle te rend..."

12. Cette critique vive et ironique de l’école publique a contribué, dans maints esprits, à faire de Ferrière undétracteur des enseignants. Dans la nouvelle édition de son ouvrage en 1947, il se croira obligé deprotester de son estime pour la corporation.

13. Ferrière fut si impressionné par cet incendie, dans lequel périt une employée de la maison et où disparaîttoute son œuvre intellectuelle, qu’il en fit un récit qu’il lui arriva de lire plus de dix ans après aux enfantsdu Home "Chez nous". Dans son recueil de poèmes de 1926, Ferrière ne consacre pas moins de six sonnetsà cet événement. Le 26 septembre 1946, il écrit à Roger Cousinet :"30.000 fiches documentaires etobservations, une immense bibliothèque d’ouvrages, minutieusement annotés par moi : plus de vingt ansde travail acharné, tout cela volatilisé en une nuit (avec quatre manuscrits prêts pour l’impression" (cf.Cousinet, 1960). On lira le "profil" de Roger Cousinet dans Perspectives, 1987, XVII (4), repris dans leprésent ouvrage.

14. Sur le rôle de Ferrière dans la naissance du BIE, cf. Stovoick, 1979.15. J. Moll (1989) a retracé l’histoire du courant psychanalytique dans les années vingt et son reflux après une

période de forte effervescence.16. Raymond Buyse, fondateur du Laboratoire de pédagogie expérimentale de Louvain, écrit dans

L’Expérimentation en pédagogie (1935, p. 49) :"Nous avons proposé de désigner par l’épithète"expériencée" cette tendance, si à la mode dans les milieux avancés, à vivre intensément, généreusementl’œuvre d’éducation considérée comme la grande "aventure sociale" (...) Dans sa partie théorique, cemouvement se prétend, sans modestie, scientifique ; mais il faut entendre par là qu’il s’inspire surtout desconclusions osées ou des hypothèses hasardeuses des sciences connexes de la pédagogie : la biologie (loi derécapitulation abrégée), la psychologie infantile (lois de l’intérêt), la sociologie (interprétation de l’âmeenfantine en comparaison de la mentalité primitive). (...) Il ne s’agit en fin de compte que d’analogiesplutôt vagues ou d’à-peu-près inconsistants. Ce que, le plus souvent, nous y percevons, c’est uneredoutable confusion entre la science expérimentale et une sorte de philosophie, dite scientifique, qui n’esten rien de la science". Ferrière est manifestement la cible de cette sévère mise en garde.

17. Les Archives Institut Jean-Jacques Rousseau détiennent un document émouvant : une note manuscrite deFerrière à Béatrice Ensor, présidente de la Ligue, lors de la réunion où, au Congrès de Nice en 1932, l’on

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révise les principes de ralliement :"sauvons au moins l’article 1er". C’est précisément l’article"spiritualiste" rédigé par Ferrière à Calais en 1921, et qui assigne à l’éducation le rôle d’"accroître enchacun la suprématie de l’esprit".

18. En 1929, un groupe d’amis décide de constituer une "fonds Adolphe Ferrière" pour financer la publicationde ses livres. Mais cette initiative ne reçoit qu’un très modeste écho. En 1959, une Association des amisd’Adolphe Ferrière publie un cahier trimestriel ronéotypé intitulé L’Essentiel. Elle se donne pour butd’étudier et de diffuser l’œuvre d’Adolphe Ferrière, partir de ses données vers de nouvelles recherches.Mais ce "centre de recherches" ne survivra pas à Roger Munsch, son fondateur.

19. On trouvera le "profil" de Maria Montessori dans Perspectives, 1982, XII (4), et celui de Célestin Freinet,1980, X (3) et dans le présent ouvrage.

20. Cette entreprise correspond à un état d’esprit fort répandu en Suisse romande dans les milieux intellectuelsprotestants (cf. Berchtold, 1964). Fernando Vidal, dans une thèse récente (1989) a montré combien lajeunesse de Jean Piaget participait, elle aussi, de cette ambiance. Piaget fut, entre 1915 et 1919, un"militant" de cette nouvelle lecture de l’héritage religieux et Ferrière (L’Essor, 1919) voyait déjà en ce toutjeune homme, le réconciliateur prophétique de la science et de la foi qui marquerait le XXe siècle.

21. Il se réfère avec enthousiasme en 1922 (p. 247) à la classification de Jung. Mais, non sans sa pointehabituelle de rivalité, il prend soin de préciser que sa propre typologie est antérieure.

22. La formule figure déjà chez le philosophe Jean-Jacques Gourd (Le Phénomène, 1888) que Ferrièreconsidère comme son maître.

23. On trouvera le "profil" de Alexander Neill dans Perspectives, 1988, XVIII (2).24. Ferrière aime à reprendre une boutade qu’il attribue à Stanley Hall :"pour devenir un bon civilisé, il faut

avoir été préalablement un bon sauvage".25. Il serait instructif de comparer le sens que Ferrière et Piaget donnent au qualificatif "génétique". A

première vue, tout sépare les deux Genevois. Piaget a tenu l’œuvre théorique de Ferrière dans un totalmépris. C’est qu’il avait rompu avec les spéculations philosophico-religieuses de sa jeunesse militante,celles qui faisaient l’admiration de Ferrière. Le cosmo-vitalisme et le spiritualisme affiché de ce dernier, letour oratoire et vibrant de ses écrits, l’absence de mise à l’épreuve factuelle, le mélange constant duconstat et de la prescription ne pouvaient qu’agacer Piaget qui, en plus, se voyait rappeler là tout ce dont ilavait voulu se séparer. Dans Biologie et connaissance (1967 ; cf. 1992), Piaget montre le peu d’intérêtépistémologique de la notion téléologique de "progrès" surchargée de jugement de valeur. "Ceci dit,ajoute-t-il, le problème est donc de trouver des critères objectifs d’une hiérarchie des types d’organisation,autrement dit d’une vection évolutive" (1992, p. 123). Et voici qu’il emprunte à Rensch la notiond’"ouverture" croissante, "au sens d’un accroissement des possibilités acquises par l’organisme au cours del’évolution", la connaissance étant érigée en "aboutissement nécessaire" de ce "progrès", "en tant quemultipliant le champ des possibilités". Nous sommes là à la fois très loin et très proches de Ferrière,d’autant que Piaget, dans le même ouvrage (p. 92), renvoie aux hypothèses "récapitulatives" de Baldwinauquel Ferrière fait lui-même référence. Piaget évoque ainsi des expériences faites auprès d’écoliersgenevois de 7-9 ans dont les interprétations de certains phénomènes physiques "correspondent" à celles du"bon sens" adulte des contemporains d’Aristote. La vection de la connaissance, à l’échelle de l’espèce,passerait donc bien par des étapes dont on retrouve l’équivalent dans le développement cognitif del’enfant.

26. En 1941, Piaget évoque la tentation de "concevoir la réalité comme un flux irréversible et l’esprit commeun pouvoir de se libérer du temps et de l’espace...". Mais il ajoute, montrant par là combien il se sépare dela position métaphysicienne qui fut la sienne dans sa jeunesse et qui demeure celle de Ferrière : "maispourquoi improviser individuellement des systèmes subjectifs lorsque l’on peut contribuer si faiblementque ce soit, à l’effort collectif que constitue la recherche scientifique?". Cette citation m’a été fournie parFernando Vidal que je remercie pour son aide amicale.

27. Avec le laitier, Ferrière est le seul adulte visible à l’écran. On peut voir dans cette mise en scène de soi lesouci du propagandiste qui fera projeter le film à des dizaines de milliers de spectateurs (c’estcertainement l’un des films pédagogique les plus vus entre 1930 et 1940). On peut y voir aussi unecompensation symbolique, - et touchante au demeurant -, quand on sait sa douloureuse frustration den’avoir pas pu réaliser ce qu’il fixe là sur la pellicule... Mais les directrices, elles, sont restées hors champ.

28. En réalité l’idée est déjà pestalozzienne. Ferrière en fait le fondement même de l’École active.29. "Ce qu’il y a en l’homme de bon, de sain et d’harmonieux, il l’a hérité de millions d’ancêtres qui ont

adapté leur30. nature intime aux lois immuables de la nature" (1921 ; cf. 1935, p. 26). L’un des sonnets du recueil de

poèmes Dieu dans l’homme (1926) est intitulé "L’Enfant naît bon". C’est un dialogue avec Rousseau, etqui donne raison à ce dernier.

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31. Ferrière reprend à William James la distinction du higher self opposé au lower self (cf. 1928, p. 24).32. Dans un article de L’Essor, en juin 1919, "Le problème de la philosophie nouvelle", Ferrière écrit déjà :

"En un mot, statiquement, nous sommes ce que nous pouvons être, ce que nous ne pouvons pas ne pas être.Nous sommes déterminés. Dynamiquement, au contraire, nous sommes une force, une énergie cosmique,une étincelle d’esprit, un fragment de cette grande lumière que nous devinons et que nous appelonsl’Esprit". Ferrière ajoute qu’une existence peut être statiquement une "non-valeur", mais "au point de vuedu dynamisme spirituel", il lui revient de se révéler comme une "force qui peut, par son seul exemple,engendrer d’autres forces". Ainsi le dynamisme de l’esprit vient corriger ce que le statisme de la dotationhéréditaire, du placement social ou des accidents de la vie peuvent avoir de fatal. Ferrière sait que,"statiquement", en 1919, il est un être diminué par sa surdité, par l’incendie de 1918, par la ruinefinancière de 1919. Comment, porteur de ces handicaps, n’être pas une "non-valeur"? Tel est le défi quilui fait opter pour le "sursaut" dynamique où sa "valeur" se révélera, sans rien changer à sa "non-valeur"statique. Mais il suffit que d’autres fassent dépendre toute valeur de la "statique" des choses et des places,pour stigmatiser en Ferrière le chantre d’un spiritualisme de soumission à l’ordre social érigé en diktatfatal de la "nature". C’est ce que n’ont pas manqué de faire les détracteurs de son spiritualisme.

Ouvrages d’Adolphe Ferrière cités (*)

Petit Journal, inédit, 43 volumes, 1918-1960.Journal reconstitué, inédit, 1879-1918.Mon grand Journal, inédit, 14 volumes, 1930-1960.Journal de notre petite classe, inédit, 1921.Un destin en marge des autres, inédit, 1953.Projet d’école nouvelle, Neuchâtel, Foyer solidariste, 1909.La loi biogénétique et l’éducation, Genève, Kundig, 1910.La science et la foi, Lugano, Casa editricie del Coenobium, 1910 ; 2e éd. augmentée, Neuchâtel, Delachaux &

Niestlé, 1912.Biogenetik und Arbeitsschule, Langensalza, Beyer u. Söhne, 1912.Les fondements psychologiques de l’école du travail, Bruxelles, Imprimerie Rossel et fils, 1914.La loi du progrès en biologie et en sociologie et la question de l’organisme social, Paris, Giard et Brière,

1915.Préface à Faria de Vasconcellos (A.) - Une École nouvelle en Belgique, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1915.Transformons l’école, Bâle, Azed, 1920 (trad. en suédois, espagnol, italien, portugais, tchèque, espéranto); 2e

éd. revue, Paris, J. Oliven, 1947.L’autonomie des écoliers, l’art de former des citoyens pour la nation et pour l’humanité, Neuchâtel et Paris,

Delachaux & Niestlé, 1921 (trad. en italien, espagnol, polonais).L’éducation dans la famille, Neuchâtel et Genève, Editions Forum, 1921 (traduit en espagnol, roumain,

allemand, grec, finlandais, turc, hollandais) ; 4e éd. revue, Lausanne Editions du Secrétariat romandd’hygiène sociale et morale, 1935.

L’activité spontanée chez l’enfant, Genève, Editions internationales populaires, 1922.L’école active, 2 vol., Neuchâtel et Genève, Editions Forum, 1922 (traduit en roumain, espagnol, italien,

allemand, serbe, japonais, portugais, anglais, urdu et hindi) ; nouvelle éd. complètement refondue,1946.

Notice sur les problèmes de la psychologie génétique et sur les applications de cette science à l’éducation et àl’économie sociale, Genève, Imprimerie du Commerce, 1923 ; nouvelle éd. révisée, sous le titreL’avenir de la psychologie génétique et l’éducation, Genève, Société générale d’imprimerie, 1930.

La pratique de l’école active, Neuchâtel et Genève, Editions Forum, 1924 (trad. en russe, portugais, italien,espagnol).

La coéducation des sexes, Genève, Imprimerie générale, 1926 (traduit en espagnol).Dieu dans l’homme, sonnets, (sous le pseudonyme de Dr Frédéric Emmanuel), Genève, Editions de la Petite

fusterie, 1926.Le grand coeur maternel de Pestalozzi, Paris, Groupe français d’éducation nouvelle, 1927 (traduit en

espagnol) ; nouvelle éd. Yverdon, Centre de documentation et de recherche Pestalozzi, 1983.Le progrès spirituel, Genève, Editions Forum, 1927 (traduit en espagnol, allemand, portugais).La liberté de l’enfant à l’école active, Bruxelles, Lamertin, 1927 (traduit en espagnol).Trois pionniers de l’éducation nouvelle, Paris, Flammarion, 1928 (traduit en espagnol).L’école sur mesure à la mesure du maître, Genève, Ateliers Atar, 1931 (traduit en serbe, italien, espagnol).Caractérologie typocosmique, Genève et Paris, Atar et Bureau français d’éducation nouvelle, 1932.

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Cultiver l’énergie, Saint-Paul, Editions de l’Imprimerie à l’école, 1933.Un foyer : "Chez nous", Pour l’ère nouvelle, 1933, XII (86), 76-79.Pour un plan suisse du travail au-dessus des partis: essai de sociologie pure appliquée à l’actualité, Lausanne

et Zurich, Guilde du Livre Gutenberg, 1935.La forge de l’esprit, sonnets, Imprimerie de Nessonvaux (Belgique), 1936.Symboles graphiques de la typocosmie, chez l’auteur, 1940.Nos enfants et l’avenir du pays, appel aux parents et aux éducateurs, 1942 (traduit en italien).Vers une classification naturelle des types psychologiques, Nice, Editions des Cahiers astrologiques, 1943.L’essentiel, introduction au symbolisme universel des religions, Lausanne, Held, 1952.Typocosmie, 4 vol., Nice, Cahiers astrologiques, puis Turin, Rigois, 1946-1955.L’orthogénèse humaine ou l’ascension vers l’esprit. Les types psychologiques selon la tradition, la science et

la religion, Neuchâtel, H. Messeiller, 1959.(*) La bibliographie pratiquement exhaustive des quelque 2.000 articles publiés par Ferrière entre 1904 et

1960 a été établie par Eva Stroot-Kiraly en 1982. La bibliographie des ouvrages de Ferrière a étévérifiée et récapitulée par Rémy Gerber en 1988. Ces documents, non publiés, peuvent être consultésaux Archives I, Institut Jean-Jacques Rousseau (Université de Genève).

Autres ouvrages cités

Berchtold, A. - La Suisse romande au cap du XXe siècle, Lausanne, Payot, 1964.Buyse, R. L’expérimentation en pédagogie, Bruxelles, Lamertin, 1935.Chaponnière, M. Devenir ou redevenir femme. L’Éducation des femmes et le mouvement féministe en Suisse, du

début du siècle à nos jours, Genève, Société d’histoire et d’archéologie, 1992.Charbonnel, N. La tâche aveugle, 2 vol., Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1991.Charlot, B. La mystification pédagogique, Paris, Payot, 1976.Coquoz, J. Le Home "Chez nous" (1919-1989), un modèle d’éducation nouvelle entre célébrité et anonymat,

Genève, Archives Institut Jean-Jacques Rousseau, 1989 ; à paraître en 1993.Cousinet, R. "Adolphe Ferrière (1879)", in L’École nouvelle française, s.d. (1960), 84, 2-9.Gerber, R. "Naissance d’une vocation", in (coll.) Autour d’Adolphe Ferrière et de l’Éducation nouvelle, Genève,

Cahiers de la Section des sciences de l’éducation de l’Université de Genève, 1982, 39-58.——. Chronologie d’Adolphe Ferrière (1879-1960), 1ère partie : 1879-1934, Genève, Archives Institut Jean-

Jacques Rousseau, 1989.Gerber, R. et al. Les écoles nouvelles à la campagne : entre l’idéal et la réalité. La cas de l’École-Foyer des

Pléiades, Genève, Archives Institut Jean-Jacques Rousseau, 1990. A paraître en 1993.Grunder, H.U. Das Schweizerische Landerziehungsheim zu Beginn des 20. Jahrhunderts, Bern, Peter Lang, 1987.——. "Les fondateurs d’écoles nouvelles en Suisse : qui étaient ces gens-là?", contribution au colloque

international Éducation nouvelle et Reformpädagogik (Genève, 1992), à paraître dans Éducation nouvelle :au-delà de l’histoire hagiographique ou polémique, Berne, Peter Lang, 1993.

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Ferrière et e l’Éducation nouvelle, Genève, Cahiers de la Section des sciences de l’éducation de l’Universitéde Genève, 1982, 9-37.

——. L’éducation, ses images et son propos, Paris, ESF éditeur, 1986.——. "Le pédagogisme contre l’excellence", Autrement (Paris), 1987, 86, 100-109.——. Célestin Freinet et Adolphe Ferrière ou le pourquoi d’un compromis (1991), à paraître dans Actualité de

Célestin Freinet II, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1993.—— L’Éducation nouvelle et la confection des grandes figures (1992), contribution au colloque international

Éducation nouvelle et Reformpädagogik (Genève, 1992), à paraître dans Éducation nouvelle : au-delà del’histoire hagiographique ou polémique, Berne, Peter Lang, 1993.

Käppeli, A.M. Sublime croisade. Ethique et politique du féminisme protestant, 1875-1928, Genève Editions Zoé,1990.

Le Bon, G. Psychologie des foules, Paris, Alcan, 1895.Meyhoffer, P., Gunning, W. Adolphe Ferrière. Notices biographique et bibliographique à l’occasion du

cinquantième anniversaire de sa naissance (sans indication de lieu ni d’éditeur), 1929.Moll, J. La pédagogie psychanalytique, origine et histoire, Paris, Dunod, 1989.Peeters, E. Le Dr Ad. Ferrière, Bruges, Ad. Moens-Patfoort libraire-éditeur, s.d. (1911).Piaget, J. Biologie et connaissance, Paris, Gallimard, 1967 ; nouvelle édition, Neuchâtel et Paris, Delachaux &

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Niestlé, 1992.Stock, R. "L’entre-deux-guerres", in (coll.) Le Bureau international d’éducation au service du mouvement

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Colin, 1990.Vidal, F. Piaget adolescent, 1907-1915, thèse de doctorat, Université de Genève, 1989.