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Directeur-Fondateur Henry BLEIMAN
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A R T S M U S I Q U E
L I T T E R A T U R E T H E A T R E
S C I E N C E S A C T U A L I T E S
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_itas Bruxellensis
SARDOU (d'après Boyer).
DIRECTION : 42, rue du Congrès
BRUXELLES Le numéro : 30 francs
Mai 1947.
LA CONFERENCE
Revue mensx»elle
de diffusion artistique et littéraire.
ADMINISTRATION ET REDACTION :
42, rue du Congrès
BRUXELLES
COMITE DE PATRONAGE :
Madame W. BURLS.
Monsieur G. RENCY, Membre de l'Académie de Langue et de Littérature française.
Monsieur Théo BOGAERTS, Président de la Presse Etrangère en Belgique.
Chevalier Ad. BRAAS, Recteur de l'Université de Liège.
Monsieur S. SASSERATH, Président des Amitiés Françaises.
DIRECTION :
Henry BLEIMAN
ABONNEMENTS :
Les abonnements se souscrivent par 6 mois ou par année.
Prix des abonnements : 6 mois : 120 francs. 12 mois : 200 francs.
Versement au C. C. P. 3704.61 de . LA CONFERENCE ». 42, rue du Congrès à Bruxelles. — Etranger : Port en plus
Dédié à l'inconnue, inspiratrice de l'idée de . La Coniéience ».
Les paroles s'envolent Les écrits restent...
Sommaire du numéro 8.
CONFERENCES.
Fontenelle, précurseur de Cournot par Jean Paumen
Un Procès à reviser : Les de Concourt par G. Rency, de l'Académie
CHRONIQUES.
Hans Memling, peintre flamand par José Mirval
Musique, mon beau souci... par A. Getteman
Portraits pour un Musée de Littérature : Robert Vivier par Maurice Gauchez
Les Idées et les Livres : de l'Histoire à la Critique par A. Vandegans
Au Souvenir de Beer-Hotmann, Zweig et Werfel par Philippe Robert
Place au Théâtre : Si Sardou avait voulu par Tony Schaller
Nouvelles promenades dominicales par Georges Dopagne
-UNOS NATIONAL LA K;;;;HhRt;Ht SCIENUFIQUE
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LA CONFg^ENCir vous présente...
FONTENELLE,
précurseur de Cournot. par M. Jean PAUMEN.
Mesdames, Messieurs,
« Parmi les livres que j'ai lus, enfant ou adolescent, et qui ont exercé sur toute la suite de mes idées et de mes études une influence décisive, je citerai, dans l'ordre où je les ai lus, les « Mondes » de Fontenelle, ses « Eloges des Académiciens », r« Exposition du système du monde » de Laplace, la « Logique » de Port-Royal et les deux petits volumes in-12 où Desmazeaux a recueilli la correspondance entre Leibnitz et Clarke, avec d'autres opuscules philosophiques. Fontenelle et Laplace me donnaient un vit désir de posséder l'instrument scientifique avec lequel on pouvait pleinement posséder ces vérités imposantes et la profonde pénétration du grand philosophe allemand me saisissait d'admiration. »
A.-A. Cournot : « Souvenirs, 1760-1860. », édition E.-P. Bottinelli, 1913, p. 35).
L 'UNE des tâches essentielles de l'historien des idées, c'est de dépister les influences subies par l'auteur qu'il étudie. Lorsqu'il s'agit de penseurs dont la philosophie a peu évolué,
c'est aux lectures de jeunesse qu'il faut songer. C'est précisément le cas de Cournot : encore qu'il ait progressivement atténué son
probabilisme, et qu'il se soit finalement rallié, non sans de multiples réserves, au vitalisme que les grands succès de la biologie avaient alors mis à la mode, on peut dire que c'est surtout l'objet de ses préoccupations qui s'est peu à peu enrichi, amplifié, diversifié. Ce mathématicien de l'économie politique s'est découvert sur le tard le tempérament d'un biologiste, la vocation d'un historien. Mais de la méthode à laquelle il soumet les problèmes du nombre, de la vie et des civilisations, je dirai en gros, et pour ne pas compliquer mon exposé, qu'elle n'a point sensiblement varié.
Dès lors, on peut se demander si les exégètes, pour recréer génétiquement le climat de la pensée cournotienne, n'accordent pas trop d'importance aux aliments spirituels de la maturité. Ce n'est en effet que vers l'âge de trente-quatre ans, au temps du rectorat de Grenoble, que Cournot a lu avec attention Platon, Aristote, Bacon, Descartes, Kant, Reid, Condillac, d'autres encore... La formation de Cournot est au contraire nettement scientifique, et ce lecteur infatigable a préféré prospecter méthodiquement les sciences, avant même de songer à aborder la: philosophie. Libre à M. Raphaël Lévêque de rapprocher la méthode cournotienne de l'organon d'Aristote ; la ressemblance, outre qu'elle est négligeable, ne peut être que fortuite, puisqu'aussi bien Cournot, qui n'a vraisemblablement lu ni la « Métaphysique », ni la « Physique », n'a connu que tardivement les Derniers Analytiques ». Certes, M. Jean de la Harpe a eu raison d'étudier les rapports du criticisme kantien et de l'épistémologie cournotienne. Il n'en est pas moins vrai que ce sont surtout les aspects négatifs du kantisme — et cela, aux dépens de l'apport original et constructif — qui ont retenu l'attention de Cournot. Il est, par exemple, sympto-matique que c'est le tribunal de la « Dialectique transcendantale » que les commentateurs invoquent le plus fréquemment. Au reste, les catégories cournotiennes, cadres modifiables et extensibles du savoir, ne rappellent en rien les catégories kantiennes, concepts purs de l'entendement, arbitrairement figés pour l'éternité. En ce qui concerne une autre grande source que les exégètes reconnaissent aux courants de la pensée cournotienne, à savoir Leibnitz, là encore, il faut, à mon avis, préciser et distinguer. Il va sans dire que la continuité du réel, le principe de raison suffisante, le dynamisme intégral, la distinction du logique et du rationnel sont autant de thèmes que l'on retrouve chez Cournot, aussitôt corrigés, amplifiés, méthodiquement organisés. Mais Leibnitz est un philosophe difficile auquel la critique contemporaine a pu modeler un visage innombrable. Aussi Cournot, bien qu'il cite l'édition Dutens, ne connaît-il de Leibnitz que l'essentiel, ou plutôt, — et
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il faut savoir lire entre les lignes — c'est au Leibnitz de sa jeunesse qu'il retourne, au Leibnitz de la Correspondance avec Clarke où il est question avant toute chose de rechercher une méthode rationnelle. Or, si les « Souvenirs » mentionnent Leibnitz, c'est pour lui joindre Fontenelle, le Fontenelle des « Entretiens sur la pluralité des mondes » et des « Eloges des Académiciens ». De la part d'un auteur aussi réservé et aussi avare de ses sources, le renseignement revêt une importance singulière.
J'estime que c'est à tort que les exégètes négligent l'influence de Fontenelle sur Cournot. Je ne puis cependant m'expli-quer à ce sujet qu'en évoquant rapidement la philosophie de Fontenelle. Je me limiterai de préférence aux « Entretiens » et aux « Eloges » : il ne s'agit pas de faire dire à Cournot ce qu'il n'a point dit. Tout porte cependant à croire qu'il a lu de Fontenelle d'autres ouvrages : il n'est pas plausible qu'il se soit contenté des « Elntretiens » et des « Eloges », après les avoir tant goûtés.
A une époque où les valeurs de foi, d'autorité et de tradition gardaient encore l'essentiel de leur efficience prestigieuse, Fontenelle annonça une ère d'agnosticisme, de critique et de liberté. L'adversaire de toutes les tyrannies, de celle de Descartes comme de celle d'Aristote, le futur Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, le neveu de Pierre et de Thomas Corneille fut, comme Descartes et comme Cournot, l'élève des Jésuites : il s'y révéla brillant latiniste et médiocre logicien. Lorsque plus tard il s'appliqua à la logique de l'Ecole, en la comprenant, il comprit aussi qu'il n'y avait rien à en retirer, puisque cette technique verbale n'éclairait point, à son avis, les mécanismes variés et délicats de la, raison humaine éprise de vérité et toujours sollicitée par ce qu'il appela le « merveilleux vrai » d'une nature qui pour être sans miracle n'en est pas moins inépuisable. L'« Eloge de Tournefort » donne une exacte mesure du cartésianisme de Fontenelle : il importait de substituer à la chimie des mots la science du réel.
Ironiste subtil, Fontenelle était naturellement prudent : ennemi de toutes les convictions, misanthrope indulgent, une souplesse déliée le rendait invulnérable aux critiques. Et, soit dit en passant, le portrait si fouillé que Louis Maigron et surtout M. J.-R. Carré nous ont laissé de Fontenelle, pourrait sans peine convenir à l'insaisissable héros des « Souvenirs », à l'opportuniste lucide dont a parlé non sans sévérité M. Jean de la Harpe. Aussi les morts que Fontenelle ressuscite dans ses « Dialogues », particulièrement les savants et les Grands dont il prononce à sa ma-
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nière le panégyrique, autant de porte-parole habilement choisis. Avec quelle émotion, le jeune Cournot a pu lire les Eloges de Cassini, de Lémery, de Newton, on l'imagine facilement. Et si r« Ars conjectandi » a exercé une influence considérable sur Cournot, n'est-ce point par le Fontenelle des Eloges, qu'il a pu connaître les travaux de Jacques Bernoulli ? Fontenelle n'a-t-il pas de même profité de r« Eloge de Leibnitz », pour confirmer une nouvelle fois sa propre conception de l'histoire ? Conception qui, pour reprendre une formule heureuse dont Bouglé se servit pour définir la théorie cournotienne de l'histoire, concilie les points de vue de !'« historien-historisant » et de l'historien-sociologue ». Quant aux Eloges de Dodart et de Régis, ils insistent sur la cloison étanche qu'il convient de maintenir entre la foi et la raison. Dieu est le sublime artisan dont les échecs du mécanisme (notamment en biologie, et là encore le finalisme occasionnel du mécaniciste préfigure le vitalisme du probabiliste) nous invitent à ménager sinon à saluer la présence. Il est même probable que les conceptions politiques de Fontenelle ont marqué l'esprit du jeune Cournot. Point n'était besoin en effet de lire à ce propos le fragment sur « La République ». Au travers des Eloges de M.-R. de Voyer de Paulmy d'Argenson, de Pierre le Grand, et surtout de Vauban (dont Fontenelle a approuvé «La Dîme royale»), les convictions de Fontenelle se font jour. Machiavélisme tempéré, despotisme éclairé, autarcie laïque, voilà sans doute ce qu'il faut en dire. Cet ennemi de la noblesse et des religions était aussi un ennemi de la démocratie. Mais le républicain très modéré que fut Cournot ne condamna-t-il point le suffrage universel et ne fut-il pas le contempteur sévère des idéologies socialistes ? A l'aristocratie de la filiation, Fontenelle et Cournot substituaient l'aristocratie de l'intelligence dont ils prévoyaient pourtant tous deux la fonctionnarisation prochaine. Dans r« Eloge de Montmort » enfin, Fontenelle mentionne, loue et commente à sa façon r« Arithmétique politique » du Chevalier Petty, précurseur méconnu de la démographie statistique, aïeul spirituel de notre grand Quetelet dont Cournot a médité les recherches. Si l'on veut bien se rappeler que la première œuvre originale de Cournot est un essai d'économie mathématique (dont il a malheureusement, sur le tard, et, à mon avis, sous l'influx du vitalisme, renié la méthode rigoureuse), • il va sans dire que la lecture de r« Eloge de Montmort » a pu déterminer dans l'esprit de l'adolescent une curiosité pour des problèmes qu'il devait bientôt se flatter de résoudre à son tour.
Mais il y a plus. Raisonner en perdant de vue les données de l'observation empirique, c'est divaguer, nous dit Fontenelle.
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N'est-ce point là l'humble anticipation du seul message kantien dont Cournot ait voulu se souvenir, à tel point que la leçon la plus générale de son enseignement pourrait s'énoncer comme suit : isoler la philosophie de la science, c'est en faire un bavardage vain ? Fontenelle et Cournot n'ont jamais dissimulé les faiblesses constitutives de la philosophie livrée à elle-même. Dans les « Dialogues des Morts », Fontenelle prête à Descartes quelques propos fort peu cartésiens.
Qu'importe sa quête de la vérité éternelle, si la philosophie repart toujours de zéro. Prodige de lucidité. Descartes reconnaît en Sisyphe son modèle : les philosophes se flatteront toujours de détruire pour remplacer. Mais ce ne sont que rêveries qui défilent. Les « Eloges » atténuent toutefois ce pessimisme : l'attrait de l'absolu demeure utile dans la mesure où il conduit à quelques découvertes inattendues. D'autre part, c'est de sa fameuse « logique supérieure » —• nous dirions à présent : de sa logique probabi-liste appliquée — que Cournot attend la rénovation d'une philosophie dont il a longuement déploré — et en se servant d'arguments identiques à ceux de Fontenelle — les défaillances et les abus.
Quelle est alors la méthode de Fontenelle, et en quoi pré-figure-t-elle la critique cournotienne ?
Un esprit curieux et des yeux de taupe, telle est, selon Fontenelle, toute l'explication du roseau pensant. Le peu qu'on voit, on le voit de travers : l'imagination bat la campagne — et c'est l'apologue du Vol de Phaéton, la clé des « Entretiens ». Plus habilement que Malebranche, Fontenelle discerne, à propos des sens et des passions, l'utilité pratique et la nocivité rationnelle. Aussi est-ce à la raison qu'appartient surtout le pouvoir de saisir intuitivement la vérité. Sous son impulsion, la physique, science de la nature, dégage du donné de l'expérience les lois et les rapports qui, peu à peu, nous le révèlent en son armature interne. Les récompenses matérielles couronneront ce labeur méthodique, et le bien-être des hommes s'en trouvera accru : tout au long des « Eloges », Fontenelle a vu dans les sciences appliquées le gage le plus solide de la fécondité des sciences théoriques. Mais les moyens de réussir ? Il y faut une prudence extrême, une autocritique constante et beaucoup d'humilité d'esprit. Voilà qui est nouveau.
Certes, Fontenelle qui a déjà entrevu le dangereux pouvoir de dissolution de la raison, sait combien la nature humaine répugne au doute, et les « Entretiens » nous ont laissé le croquis
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malicieux d'une marquise plus éprise de certitude que de vérité. C'est le moment de préciser succinctement ce qui oppose Fonte-nelle à Descartes, à l'ermemi du probabilisme que nous ont révélé les « Regulœ ». Un disciple docile de Fontenelle, rapporte M. J.-R. Carré, Dav. Ren. Boullier n'a-t-il point dans son « Traité de la certitude morale » jeté les bases d'une logique probabiliste dont voici, à titre d'exemple, l'articulation palmaire : plus nombreux sont les effets réductibles à une cause hypothétique, plus la probabilité de celle-ci croît ? Fontenelle qui avait déjà renoncé à la théorie des animaux-machines, préférant en l'occurence la sagesse de Montaigne à la logique cartésienne, outre qu'il s'est plu à réfuter la thèse des causes occasionnelles exploitée par Male-branche, a donné une explication génétique de la raison — et j'y vois l'amorce de son scepticisme constructif. Frappé par l'uniformité des fables chères aux peuples les plus divers, il a reconnu dans les religions et dans les mythes les produits naturels d'une humanité élémentaire dont l'étude nous permet de conjecturer ce que fut notre plus lointain passé. Sous la relativité des coutumes, sur laquelle les « Entretiens » eux-mêmes portent l'accent, le philosophe découvre le vieux cœur humain, superstitieux et sot, Imaginatif et crédule. Mais si le passé se survit en nous, notre raison continue à évoluer, et nos recherches progresseront toujours sans jamais atteindre les rives pétrifiées du savoir achevé. Ce progrès scientifique, il restait à le concevoir. Avec Hume et avec Locke, Fontenelle renonce à l'innéisme cartésien (et du même fait à la preuve de l'existence de Dieu, tirée de l'idée de l'infini actuel), se rallie à cet adage scolastique que n'a d'ailleurs pas désavoué le criticisme, « Nihil in intellectu quod non prius fuerit in sensu ».
Les idées, les axiomes eux-mêmes, naissent de l'expérience, ne sont jamais parfaits, toujours à la merci de l'expérience. Avant de chercher la raison d'un phénomène, assurons-nous plutôt de de sa production : la « dent d'or » est la leçon inaugurale de l'étio-logie historique. Deux conséquences décisives nous permettent aussitôt de définir le scepticisme de Fontenelle : la raison est faillible ; son pouvoir est limité et sa pénétration superficielle. Elle n'arrache pas à la nature son secret, s'estimant heureuse si elle réussit à subsumer quelques effets sous un même principe, à saisir une séquence d'idées dont les implications successives, ont cette simplicité qui persuade, cette clarté qui convainc. L'ignorance suscite les hypothèses les plus variées; mais celles-ci s'élimineront au fur et à mesure que celle-là se dissipe. De ce que l'on ne peut forcer le réel, on retiendra du quatrième Soir des
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« Entretiens » que le réel peut toujours ruiner les théories. Bref, la confirmation expérimentale et la grâce rationnelle sont les lettres de créance d'une hypothèse féconde. Une philosophie est plus vraie qu'une autre, lit-on en substance dans les « Entretiens », dans la mesure où elle autorise à « faire les choses à moins de frais. » La thèse copernicienne séduit d'abord par sa simplicité. Les « Entretiens » somment le lecteur de choisir entre la grandiose simplicité de l'héliocentrisme et la complexité tortueuse du géocentrisme. Mais il faut lire entre les lignes, et Bayle ne s'y est pas trompé, qui a surtout vu dans les « Entretiens » un manifeste philosophique.
Ami des recensements provisoires, Fontenelle préfère aux affirmations péremptoires et téméraires, les présomptions suggestives. L'ordre naturel que la raison peu à peu découvre, s'élabore au cours d'un labeur prudent ; jamais pourtant il ne s'accomplira dans l'esprit comme il s'est déployé dans la nature : l'achèvement, en cette matière, n'est pas à notre portée. La raison procède par approximations de plus en plus précises, mais sa finitude la rend incapable de démasquer l'absolu, de pénétrer au cœur même du réel, là où gît l'inconcevable, l'accidentel, l'historique pur. Car l'historien Fontenelle a entrevu l'élément cosmologique de la plupart des sciences. La géologie, enseignent les « Entretiens », est une histoire dont le savant ne peut que suivre les péripéties, retracer la lente évolution.
Le probabilisme implicite de Fontenelle s'accompagne enfin de relativisme. L'anthropomorphisme est le piège auquel se prennent constamment les philosophes : le mythe des abeilles, au troisième Soir des « Entretiens », prélude à toute une psychanalyse de l'esprit scientifique, stigmatise avant la lettre l'obstacle animiste. Chacun projette sur le réel, lit-on au sixième Soir des « Entretiens », les idées que lui propose son tempérament. Dès lors, impossible de concevoir la nature des éventuels habitants de la lune ; qui plus est, la terre d'Alexandre n'est pas celle de Céladon et celle de Céladon diffère de celle du disciple cartésien ( ;< Entretiens », troisième Soir). A la limite, notre connaissance est encore relative à notre globe.
Or, il se fait que sur tous les points que je viens de rappeler, Cournot raisonne fort souvent de la même manière. Il faut se méfier des sens, enseigne-t-il, et se confier à la raison. Les sens ne sont pour l'esprit que de très médiocres sources d'information. Aussi, quand Gaston Milhaud et M. Raphaël Levêque songent à Platon, voire même à Pythagore, il me paraît plus évident de
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nommer Fontenelle. D'autre part, la « logique supérieure » préconisée par Cournot, joue sur deux plans : elle intervient dans la critique de l'élément théorique des sciences et elle coordonne les disciplines isolées. Si l'on parvient à dégager l'ordre qui se trouve dans les choses, professe Cournot, ce ne sera point par la creuse logique formelle, mais par un jeu subtil de présomptions, d'estimations probables qui fondent l'induction, l'analogie et la critique historique. Les quatre critères dont la probalité philosophique dispose pour découvrir l'ordre des choses, pour séparer l'essentiel de l'accidentel, sont en effet : la simplicité, l'harmonie, la cohérence et la fécondité. Il faut, poursuit Cournot, apprécier la valeur des conjectures, en fonction de l'ordre qu'elles suscitent dans l'enchaînement de nos connaissances. Nous renoncerons à l'hypothèse qui ne créerait dans notre interprétation du réel que du désordre ou de l'irrégularité, alors que nous retiendrons celle qui coordonnerait les phénomènes selon un schéma simple et harmonieux. Une hypothèse s'identifiera d'autant plus à une loi, qu'elle est simple. La compliquer, la déformer, c'est déjà la condamner. Si Kepler-Cournot a traduit le « traité d'Astronomie » de John Herschel — a substitué l'ellipse au cercle pour expliquer le mouvement des astres, c'est que l'hypothèse ptolémaïque du mouvement circulaire s'était compliquée au point qu'il fallait la corriger par des épicycles, des excentriques, e tc . . La description elliptique offre une justification plus simple, plus cohérente, plus élégante. Le simple y est devenu la raison suffisante du complexe. Ce raisonnement qui est à la base même de toute la critique cournotien-ne, n'en trouve-t-on point déjà l'illustration dans les « Entretiens » ? Car le postulat fondamental accepté par les deux philosophes demeure le suivant : il n'est pas possible que la nature n'ait point procédé simplement. La science — et Cournot rejoint toujours Fontenelle — n'est donc pas un amas de faits empiriques mais un complexe d'observations reliées et expliquées par une théorie dont les idées furent soumises à la critique de l'esprit. Mais si les théories peuvent varier, les faits ne changent pas. Et notre esprit doit se familiariser avec les défaites. C'est avouer qu'il n'atteint pas l'absolu. Par l'exemple du spectre chromatique de l'or, Cournot nous montre comment la science cerne de plus en plus la réalité absolue, sans jamais l'atteindre. Le phénomène se décante progressivement, le réel, peu à peu, se révèle ; mais l'épuration ne cessera, jamais, et l'histoire de la pensée renvoie à l'histoire des peuples dont il conviendra d'étudier les phases tumultueuses. C'est enfin en raisonnant sur la marche du navire
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et de son passager, que le philosophe nous persuade de la relativité de notre connaissance. t
Fontenelle et Cournot ont vu dans la révolution copernicien-ne le cas le plus typique de l'histoire de la pensée, dont la philosophie devait alors tirer un enseignement durable qui la pût sauver à jamais des querelles verbales où trop souvent on la vit s'enliser. L'esprit de système fait défaut à ces deux philosophes co-perniciens, encore que leur pensée se déploie et s'ordonne selon un plan clairement défini. Tous deux — et les textes le prouvent, à suffisance — s'inquiètent sans cesse de la raison des choses, de l'utilité respective des méthodes, de la valeur générale de nos connaissances scientifiques. En saisissant pareillement l'urgence qu'il y avait à donner à la réflexion philosophique, comme champ de prospection, les données de la science, ils ont ranimé un organisme qu'un Malebranche d'une part, qu'un Victor Cousin d'autre part, menaçaient de sclérose. Ils se sont résignés à voir dans la philosophie la coordination toujours provisoire et jamais exhaustive de quelques faits d'observation ; ils l'ont ainsi mieux servie que ceux-là même qui la dévitalisent dans les sables de l'absolu. Souci commun de ne pas mutiler le réel, de ne pas « assurer » au delà de ce qui est « représenté » pour parler comme l'un d'eux. Leur érudition illimitée leur a permis de léguer de l'activité scientifique des époques où ils vécurent, une relation variée et précise, à la fois critique et constructive, puisqu'ils n'hésitèrent pas à établir entre les multiples disciplines expérimentales de l'esprit, des rapprochements féconds, des comparaisons judicieuses et prudentes. Même leur théodicée — pour ce qui regarde Fontenelle, cela est évident après la « Relation de l'Ile de Bornéo » ; en ce qui concerne Cournot, j'adopte sans hésiter le point de vue de Mil-haud — extrêmement dépouillée, réduite par une critique intrépide à l'essentiel, épurée de tout apport imaginaire, conserve je ne sais quel air de parenté subtile. Ces deux comparatistes privaient Dieu de ses attributs coutumiers, annonçaient la défaite irrémédiable de la religion, le primat spirituel des sciences. Préférer à l'architecture artificielle des systèmes métaphysiques l'humble soumission au donné de l'expérience, reconnaître à la raison sa force, sans se dissimuler ses faiblesses, se libérer de tous les préjugés surannés, autant de formules qui suggèrent à quel point la mission dont Fontenelle et Cournot chargèrent le philosophe de l'avenir, est identique et cohérente.
Quand bien même, après cela, on se refuserait à admettre une influence prépondérante de Fontenelle sur Cournot, il resterait que l'identité des climats donne singulièrement à réfléchir. Et si
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Cournot n'avait hérité de Fontenelle, par delà les siècles, qu'une certaine manière de goûter les sciences, cela mériterait encore d'être souligné.
Jean PAUMEN, Dr. Phil. Let. - Asp. F. N. R. S.
Notice biographique. — Œuvres de Fontenelle et de Cournot. — Travaux de Louis Maigron, J.-R. Carré, et Paul Hazard. — Travaux de F. Mentré, E.-P. Bottinelli, Gaston Milhaud, Raymond Ruyer, Jean de la Harpe, Raphaël Levêque, C. Bouglé.
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