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Aragon, l'homme et l'oeuvre, Aragon, l'homme et l'oeuvre, sous le feu de la critique sous le feu de la critique Malcolm Cowley Sur Aragon (1923) Lettre à Kenneth Burke du 4 juin 1923 "J'ai l'intention de vous écrire une lettre au sujet de Louis Aragon," je l'ai dit le 4 juin [1923], «pour lui est un caractère qui demande une longue explication ... Imaginez cet élégant jeune homme, issu d'une famille dont la position sociale Est au-dessus de tout reproche: un jeune homme doué de sorte que le mot «génie» doivent avoir été appliquées à lui depuis qu'il a quatre ans, et écrit son premier roman. Une brillante carrière s'étend devant lui. Il a lu tout maîtrisé et il . Soudain, à un âge donné, il rejette sa famille et aux relations sociales et, avec un splendide dédain acquis auprès de ses premiers succès, tout le monde commence à dire exactement ce qu'il pense. Et il continue d'être couronnée de succès. Il a tellement de charme, quand Il veut l'utiliser, il faut que lui ans pour faire un ennemi, mais par la force des insultes répétées, il succède dans ce but également. Il conserve tous les compromis que la haine de ce qui est l'attribut de la jeunesse - et d'un type de la jeunesse nous Jamais totalement possédée. Il désapprouve La Nouvelle Revue Française, donc il refuse d'écrire pour elle, mais tous les autres canaux de publication sont déjà fermés pour lui. "Il vit en littérature. Si je lui dis que d'un poème de Baudelaire était mal écrite, il serait capable de

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Aragon, l'homme et l'oeuvre, Aragon, l'homme et l'oeuvre, sous le feu de la critiquesous le feu de la critique

Malcolm Cowley Sur Aragon

(1923)

Lettre à Kenneth Burke du 4 juin 1923

"J'ai l'intention de vous écrire une lettre au sujet de Louis Aragon," je l'ai dit le 4 juin [1923], «pour lui est un caractère qui demande une longue explication ... Imaginez cet élégant jeune homme, issu d'une famille dont la position sociale Est au-dessus de tout reproche: un jeune homme doué de sorte que le mot «génie» doivent avoir été appliquées à lui depuis qu'il a quatre ans, et écrit son premier roman. Une brillante carrière s'étend devant lui. Il a lu tout maîtrisé et il . Soudain, à un âge donné, il rejette sa famille et aux relations sociales et, avec un splendide dédain acquis auprès de ses premiers succès, tout le monde commence à dire exactement ce qu'il pense. Et il continue d'être couronnée de succès. Il a tellement de charme, quand Il veut l'utiliser, il faut que lui ans pour faire un ennemi, mais par la force des insultes répétées, il succède dans ce but également. Il conserve tous les compromis que la haine de ce qui est l'attribut de la jeunesse - et d'un type de la jeunesse nous Jamais totalement possédée. Il désapprouve La Nouvelle Revue Française, donc il refuse d'écrire pour elle, mais tous les autres canaux de publication sont déjà fermés pour lui. "Il vit en littérature. Si je lui dis que d'un poème de Baudelaire était mal écrite, il serait capable de gifler mon visage. Il juges un écrivain en grande partie par ses qualités morales, telles que le courage, la vigueur des sentiments, le refus des compromis. Il proclame lui-même un romantique. Dans la pratique, cela signifie que son attitude envers les femmes est abominable, il est soit en récitant des poèmes, que bientôt cesse de les intéresser, ou essaie de dormir avec eux, ce qu'ils disent devient aussi monotone. Il est toujours gravement en Amour, il n'a jamais philanders. Souvent, il est un terrible canon. Il est un égoïste et vain, mais fidèle à ses amis ... J'ai

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rencontré d'autres personnes dont le travail est intéressant, mais l'Aragon est la seule à s'imposer par la force des Caractère. Je dois ajouter qu'il a un doglike affection pour André Breton. "Mes excuses pour cette longue digression, mais je crois qu'il va expliquer une bonne affaire." Aragon, en fait, affecte plus que moi j'aimais l'admettre. Sous son influence j'étais devenir un dadaïste en dépit de moi-même, a été l'adoption d'un grand nombre de Dada normes, et a même été la préparation pour les mettre en action.

Malcolm Cowley, [Lettre à Kenneth Burke, 04.06.1923], cité dans Malcolm Cowley [1934], nouvelle édition de 1961

Les points de suspension se trouvent dans le livre de Malcolm Cowley.

Ivan Goll sur Aragon

(1924)

Louis AragonParmi les dadaïstes, Louis Aragon est, à l'heure actuelle, le seul resté fidèle à la négation pure et simple.Ses amis sont plus ou moins tombés dans le bureaucratisme de leur dogme. Tant il est vrai que toute révolution aboutit nécessairement à une étape où les chefs se font ronds-de-cuir et profiteurs.Mais Louis Aragon est le révolutionnaire né: il est toujours contre! Un jour il prendra une attitude contre lui-même et ses premiers amis, qui ne tiennent pas le coup.Louis Aragon est l'homme le plus jeune de France, quoiqu'il ait déjà quelques années de combat et quelques succès de valeur à son actif.Il est l'Adonis de la révolution. Il est l'Ingénu implacable de ce drame où l'humanité s'arrache les dents et le coeur.Avec sa cravate rouge sur un smoking de circonstance, il lance à la face des bourgeois des Générales, des baisers qui sont des bombes camouflées.Certains croient encore pouvoir le renflouer pour l'incorporer

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dans la flotte des grands bateaux de la Tradition - son style a l'allure d'un fier trois-mâts - mais ils se trompent. Il ne leur appartiendra plus. Il appartient à toutes les révolutions. Le Libertinage en fait foi.

I. Goll, 1924

René Crevel sur Aragon

(1924)

Barrès mort, il fallait donc récapituler [...] parce qu'on n'arrivait point à le résumer, on résolut de le partager; il s'agissait de mettre en pièces un nouvel empire de Charlemagne, et, une fois désarticulé, d'en donner les morceaux à des héritiers. Drieu La Rochelle divisa le tout par deux et proposa comme successeurs Louis Aragon et Henry de Montherlant.Soit mépris, soit incapacité, Aragon, jusqu'ici, n'a point exercé d'action; il est donc imüpossible de dire qu'il continue un homme qui, tout en semblant s'intéresser à son seul orgueil, exerça toujours une influence directe et indéniable. Or, poète et romancier, Aragon s'est révélé littérateur; il est d'ailleurs dans la bonne moyenne, mais en vérité, ses trois livres Feu de joie(AU SANS PAREIL), Anicet (NOUVELLE REVUE FRANÇAISE) et les Aventures de Télémaque (NOUVELLE REVUE FRANÇAISE) font de lui un écrivain plus proche d'Anatole France que de Barrès ou des grands inquiets dont il se réclame. Son prochain recueil de contes Libertinage (annoncé à la NOUVELLE REVUE FRANÇAISE) révélera-t-il en lui les qualités et les défauts vivants, humains?

René Crevel, "Coups d'oeil", 1924

André Germain sur Aragon

(1924)

[...]Mais Aragon, voilà le cas difficile, voilà où se rallume Dada. On

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ne peut se tirer d'affaire avec lui en opposant le poignard florentin au sabre empoisonné du Haschichin, l'innocence à l'innocence ou au dogmatisme le respect. Il ne digère pas son géant, lui: il le rend en cataclsmes et en éruptions dont terrible est la force et joli comme un bijou, le bouquet d'étincelles. Ne soyons pas prudents: cela vaut la peine de se brûler à lui.Cette audace sera d'ailleurs punie de plusieurs façons. Non seulement sa pensée est dangereuse, mais aussi sa personnalité. Gide qui le connaît bien pâlit, si son nom est prononcé; il sait les choses affreuses qui se produiraient si sa désinvolture passait aux actes; en attendant il redoute ses paroles. Un jour où on combinait de présenter les Dadas à Madame de Noailles, le Maître de Cuverville [= André Gide] devint grave, accepta de se compromettre et dit: "Du moins pas Aragon. Il y a tout à risquer avec lui."Écrire sur l'auteur d'Anicet, c'est agacer dans sa tanière un tigre. Si on attaque, si on cerne son talent, il se retourne vers vous, furieux et vous hurle l'imprécation du héros moderne. Si vous osez le louer, c'est bien pire. Il crache sur vous, s'il vous juge un indiscret quelconque; et, s'il vous distingue, il vous vomit au visage. [...][...] Aragon, c'est la force d'un Lénine et la logique d'une guillotine, toutes enguirlandées des jeux d'un poète. C'est la vertu destructive et l'entrain purgatif qu'apportait au monde Dada poussés par un esprit brave jusqu'à leurs extrêmes conséquences; c'est aussi la lampe d'Aladin dans une main jeune, c'est la lanterne magique devant un coeur d'enfant et toute une pluie stellaire dont un artificier dispose. Humons ce cimetière; balançons-nous à ce jardin suspendu. [...]

André Germain (1924)

Ernst Robert Curtius sur Aragon

(1925)

[...] Mais à lire Aragon - cela fait partie pour moi des plaisirs intellectuels, avec lesquels nous la littérature moderne n'est pas gâtés. En effet, alors que les modes passent littéraire, d'Aragon possède ce que tout changement de génération de

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points de vue survécu: un tempérament original, le charme, l'imagination, la grace et un style de schneidender élégance. Lors de la première rencontre avec ses livres, on sent le Fluidum indéfinissable de la forte et véritable talent. Et l'on sait que ce nom restera. Si l'on en ressent le besoin, on peut Aragon cynisme et Affektation reprocher. Il est soulèveront beaucoup de lecteurs, et cela veut-il aussi. Il est le plus jeune enfant terrible de la littérature française. Deux Elementartriebe casser passionné de la jeunesse, dans ses ouvrages: le besoin de détruire et de la chair de la faim d'amour. Les explosifs sont les mêmes que pour Rimbaud. Et, comme chez Rimbaud, le plaisir du Schimpfens. Mais derrière un secret, douloureux Rechercher. [...]

Ernst Robert Curtius, 1925

Robert Desnos sur Aragon

(fin des années vingt)

Louis AragonJe ne crois pas qu'il existe d'individu qui aille contre "son tempérament". C'est à tort qu'on s'imagine qu'un homme va contre ses penchants. Ce qu'on nomme vertu, au sens élevé du mot, n'est pas précisément cette lutte de sentiments et de volontés qui font d'un esprit le théâtre de l'inquiétude ou du désespoir. Chez Aragon plus que chez tout autre homme, ce conflit spirituel est sensible. Aussi se trouve-t-il en butte aux reproches ou aux haines de ceux qui, sans le moindre trouble, s'attachent à un seul de ses penchants et souhaitent sa victoire sur les autres au lieu de se passionner pour le drame intérieur qui se joue dans cette cervelle sentimentale et intelligente.Louis Aragon en effet est un sentimental. J'imagine que c'est sans honte qu'il donne à son intelligence qui est grande, très grande, le droit de s'en apercevoir.La sentimentalité d'Aragon est de tous les domaines, du domaine amoureux sur lequel je me ferais grief d'insister, du domaine amical (je parlerai longuement de ses relations publiques avec Breton), du domaine intellectuel, dans ses admirations et ses enthousiasmes, chaque domaine empiétant

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sur l'autre, le conditionnant et l'influençant.Le jour où, dans une salle du Val-de-Grâce, le médecin aide-major Aragon rencontra l'élève-médecin aide-major Breton fut pour le premier une grande date: celle du coup de foudre intellectuel qui, un jour ou l'autre, frappe des âmes prédestinées et les engage sur une route qu'ils ne soupçonnaient pas ou qui leur semblait interdite ou impraticable.Ce jour-là Aragon découvrait la poésie totale et le sens de sa vie. Il faut le louer d'avoir pu se trouver dans un état d'assez grande disponibilité pour accepter la révélation. Son inquiétude se transforma. Ce diamant brut mis en présence du brasier eut à choisir entre son prestige immobile (Aragon aurait pu devenir un littérateur de grande envergure et de grands succès. Je dis aurait pu... s'il n'avait rencontré Breton... mais dans cette rencontre Aragon lui-même a une part de responsabilité. Mystérieuses circonstances des destinées humaines!), eut à choisir dis-je entre son prestige immobile et la flamme pure et parfaite qui naîtrait de son sacrifice.Aragon a choisi la flamme. Je me refuse à considérer les cendres que cette gemme impure a pu laisser comme obscurcissant d'une fumée, si légère soit-elle, cette lumière dont les tribulations nous intéressent aujourd'hui.Aragon fit de Breton son ami et son critérium. Le second accepta l'amitié et le rôle élevé qu'elle voulait lui conférer, montrant par là en quelle estime il tenait le feu qu'il avait allumé. Sa sévérité, sa cruauté même montrèrent qu'il ne le croyait pas près de s'éteindre et, si c'était pour l'éprouver, chaque épreuve fut surmontée.Aragon ayant trouvé une voie à sa sensibilité se trouva alors en présence du spectre dangereux et accusateur de son intelligence. Il résolut d'asservir ce mécontent et c'est à cette lutte, que seule sans doute la mort éteindra, que nous assistons.Tous les avantages qu'il pouvait obtenir de ses facultés, sa séduction, sa chance même, il y renonça mais elles ne renoncèrent pas à le servir. Aussi le voit-on faire les plus vertueux efforts pour n'être que sensible et céder à toutes les impulsions et à tout ce qui lui paraît impulsions, à contrarier ses facultés dès qu'elles lui semblent prendre une importance incompatible avec ses desseins, tenter d'être injurieux et n'être qu'insolent.

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Il a engagé entre la poésie et sa passion une lutte inégale. La poésie se montre une esclave insoumise dans ses poèmes, elle devient femme et câline et séduisante dès qu'il écrit en véritable prose.Mais l'amitié d'Aragon elle, suit les mouvements de son coeur. Il lui apporte ses ressources passionnelles et sa grande honnêteté.De même le voit-on, dans ses enthousiasmes, brûler à force même de passion l'idole qu'il veut se donner. Celle-ci tombe en cendres et ses débris noirâtres encombrent son chemin jusqu'à celle qui lui succède. Breton seul a résisté à cette fatalité de déception qui n'atteint cependant pas l'optimisme désespéré de son esprit, Breton seul est resté d'un métal assez solide, est resté d'un feu assez brûlant pour triompher sans combat de l'incendie qu'il a allumé dans cette âme.Mais malheur à celui qui veut s'éclairer à cette lumière soumise à une lumière plus haute encore. S'il ne remonte à la source même du feu, au phosphore initial, à Breton, il n'allumera qu'un feu de paille fumeux et sans clarté. Car Aragon apporte à ceux mêmes de ses amis qui l'aiment le plus ses qualités avec ses défauts. Cette inquiétude est d'autant plus grande qu'elle n'est pas ostentatoire. S'ils n'étudient pas Aragon, ils ne connaîtront qu'une face de son génie particulier tour à tour détestable et merveilleux, le littérateur au lieu du poète, l'homme du monde au lieu du révolutionnaire.Sa participation au mouvement Dada fut l'histoire même de ses scrupules. Il obtint ainsi de passer pour suspect à ses propres amis alors que des personnages insouciants dans le fond et plus préoccupés d'imiter, d'adopter une attitude que de se poser des questions, comme Éluard par exemple, passaient impunément à travers les péripéties de cette véritable révolution morale.Et, dans les circonstances présentes, alors que nous nous sommes placés en face de la pensée, de la poésie et de la morale d'une part et de l'action d'autre part, il est rassurant de noter que l'attitude d'Aragon reste toute de témérité, d'honnêteté, de maladresse et de mépris de la compromission au contraire de ceux-là mêmes qui voici sept ans se faufilèrent à travers les rangs des passionnés. Nul en effet n'est à la fois plus et moins capable de jouer un rôle dans le parti communiste en temps de paix. Là encore Aragon va se trouver en lutte avec lui-même. Quelle que soit l'issue de ce sonflit je

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suis, bien qu'ayant adopté une attitude différente de la sienne, de ceux qui ne doutent pas de la moralité parfaite de son évolution.

Robert Desnos, "Louis Aragon" (fin des années vingt)

Romain Rolland sur Aragon

(1932)

Lettre à Jean Guéhenno du 26 novembre 1932

Mon cher ami,

J'ai échangé quelques lettres avec Aragon, depuis six mois. Tout en reconnaissant son talent, j'avais peu de sympathie pour l'homme. Mais les lettres qu'il m'a écrites de l'Oural m'ont frappé: elles sont simples, franches, sans orgueil, et elles reflètent une profonde commotion causée par le monde nouveau où il vit. Toute sa vie paraît en avoir été ébranlée.Est-ce que Europe ne pourrait pas, avec prudence, s'ouvrir à lui? N'y aurait-il pas intérêt à lui demander, pour commencer, de vous envoyer ses impressions de sa vie là-bas, en plein peuple ouvrier de l'Oural? Il serait curieux d'avoir, écrit par lui, le récit de son chemin de Damas.Je vous donne son adresse à Moscou: Kopievsky 3, Boîte postale 850 (Union Internationale des Écrivains Révolitionnaires) - (Écrire sous pli recommandé).Bien affectueusement à vous

ROMAIN ROLLAND

Romain Rolland, "Lettre à Jean Guéhenno" (26.11.1932)

André Breton sur Aragon

(1935, 1952)

1935

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V. - La rupture du surréalisme avec Aragon a-t-elle résulté de profonds différends touchant les postulats essentiels du surréalisme?

Elle a résulté surtout de l'impossibilité pour le surréalisme de maintenir sa confiance à un homme que des raisons strictement opportunistes pouvaient déterminer d'un jour à l'autre à condamner par ordre toute son activité passée, et qui se montrait ensuite incapable de justifier si peu que ce fût cette volte-face. Le postulat essentiel que heurte une telle attitude n'est pas propre au surréalisme: c'est le postulat de l'identité de l'esprit. Un esprit déterminé ne peut s'abdiquer si vainement dans toute l'étendue de sa démarche ou il en doit immédiatement un compte public dans la mesure même où cette démarche a été publique. Il ne peut s'agir, au cas contraire, que d'une conversion ou d'une trahison. Il faut dire que, depuis lors, Aragon tente de systématiser le reniement: "Il en viendra [Victor Margueritte] à contredire son passé (c'est lui qui souligne), et il y aura là aussi de la grandeur." Pour quiconque a connu Aragon, il est aisé de voir là l'aboutissant des deux tendances: "ne pas mettre ses actes en rapport avec ses paroles" (Traité du Style) et "crachons, veux-tu bien, sur tout ce que nous avons aimé ensemble" (La grande Gaîté). On ne se contredit pas autant qu'on le veut. Les deux derniers articles que nous ayons lus d'Aragon: "D'Alfred de Vigny à Avdeenko" (Commune, 20 avril 1935) et "Message au Congrès des John Reed Clubs" (Monde, 26 avril), quelque absence de scrupule qui s'y manifeste, dénotent chez lui un grave malaise. Derrière une série de déclarations ambitieuses et de faux témoignages - nous y reviendrons - s'exprime une inquiétude symptomatique: celle d'être victime de sa surenchère qui tend aujourd'hui à le mettre en déaccord avec les mots d'ordre du 1er Congrès des écrivains soviétiques, beaucoup plus larges que ceux de Kharkov.

André Breton,"Interview d'Indice", dans André Breton, Position politique du surréalisme, 1935,

1952

[Par rapport à Philippe Soupault] Aragon était de caractère et de formation bien différents. Tout à fait au début de nos relations, il mettait, en poésie, Villon bien au-dessus des

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modernes et, parmi les contemporains, donnait largement le pas, sur l'Apollinaire d'Alcools, au Jules Romains des Odes et Prières. On juge de l'hérésie que cela put constituer aux yeux de Soupault et aux miens, mais c'était là une opinion qui avait cours autour d'Adrienne Monnier qu'elle encourageait au possible et Aragon était des principaux familiers de sa librairie. Il avait tous les dons voulus pour y briller.

[...]

[André Parinaud:] Aragon était-il déjà l'esprit séduisant et original que devait révéler Le Paysan de Paris?

[André Breton:] Lui-même. Sur le plan des goûts qui pouvaient l'opposer à Soupault aussi bien qu'à moi, il avait eu très vite fait de jeter du lest. Je revois l'extraordinaire compagnon de promenade qu'il était. Les lieux de Paris, même les plus neutres, par où l'on passait avec lui étaient rehaussés de plusieurs crans par une fabulation magico-romanesque qui ne restait jamais à court et fusait à propos d'un tournant de rue ou d'une vitrine. Même avant Le Paysan de Paris, un livre comme Anicet donne idée, déjà, de ces richesses. Nul n'aura été plus habile détecteur de l'insolite sous toutes ses formes; nul n'aura été porté à des rêveries si grisantes sur une sorte de vie dérobée de la ville (je ne vois que lui qui ait pu souffler à Jules Romains celui-ci en fait état dans Vorge contre Quinette la prestigieuse fable des 365 appartements à communication clandestine qui existeraient à Paris). Aragon était en ce sens étourdissant y compris pour lui-même.Dès cette époque, il avait vraiment tout lu. Une mémoire à toute épreuve lui retrace à longue distance les intrigues de romans innombrables. Sa mobilité d'esprit est sans égale, d'où peut-être l'assez grande laxité de ses opinions et, aussi, une certaine suggestibilité. Extrêmement chaleureux et se livrant sans réserve dans l'amitié. Le seul danger qu'il court est son trop grand désir de plaire. Étincelant...

[André Parinaud:] Est-il déjà, de quelque façon, un révolté?

[André Breton:] En lui, à ce moment peu de révolte. Le goût de la subversion plutôt affiché par coquetterie mais, en réalité, les impositions de la guerre et de l'orientation professionnelle (médicale) supportées avec allégresse: croix de guerre au

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front; il s'arrangeait pour avoir "pioché" toujours un peu plus que les autres les "questions d'internat".

[André Parinaud:] Ce n'était donc pas encore pour lui la période d'incubation d'une crise morale qu'il devait traverser plus tard?

[André Breton:] De crise profonde chez lui, à ce moment, aucune... Oui, elle devait se produire plus tard et, autant qu'il me semble, par contagion. (pp. 43-45)

[...]

[André Parinaud:] À cette époque [vers 1924-25], monsieur Breton, quelle était la position d'Aragon dans votre groupe?

[André Breton:] Aragon? Il est tel que je l'ai déjà présenté: il a toujours aimé les acrobates; nul ne s'entend comme lui à prendre le vent; vous n'avez pas décidé, même contre son avis, de gravir une colline qu'il est déjà au sommet... Le sentiment général, parmi nous, est qu'il reste très "littérateur": même cheminant avec vous par les rues, il est rare qu'il vous épargne la lecture d'un texte achevé ou non. Fatalement ces textes en viennent à être de plus en plus à effets; tout comme il aime, en parlant dans les cafés, à ne rien perdre de ses attitudes dans les miroirs. À l'époque, cela n'est tenu que pour un travers et ne porte qu'un léger préjudice à ses interventions, toujours remarquablement intelligentes et déliées. (p. 109)

André Breton, 1952

Robert Brasillach sur Aragon

(1939)

S'il y avait un gouvernement, M. Aragon aurait été fusillé mercredi matin.1

Robert Brasillach, "La France doit prendre l'initiative du véritable pacte antikomintern", Je suis partout, 25.08.1939

Fußnote - Note

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1Le 23.08.1939, date de parution, dans Ce soir, de l'article "Vive la paix" d'Aragon.

L'Action Française sur Aragon

(1939)

La police a saisi Ce Soir et l'Humanité journaux d'Hitler et de Staline en France.

[...]

Nous répétons: "La Haute-Cour pour Aragon, et douze balles dans la peau".

L'Action Française, 26.08.1939

André Malraux sur Aragon

(1941, 1945)

Malraux sur Aragon selon Maria van Ruisselberghe

[...] et tout à coup, à propos d'Aragon, à qui il [= Malraux] accorde des dons mais point d'intelligence, comme Gide proteste, il dit: "Sachons d'abord ce que nous entendons par intelligence; pour moi, l'intelligence c'est savoir qu'une carafe est une carafe", et je [= Maria van Ruisselberghe] pense: oui, voilà pour lui l'intelligence, c'est ne jamais rien confondre, même dans les domaines les plus subtils [...].

André Malraux, 16.12.1941

Klaus Mann sur Aragon

(1935)

[...]

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Le Spaltungs expérience, la schizophrène inspiration, Julien Green à la manière civilisée avec nonchalance connu, a été réalisée auprès des surréalistes au programme de circulation bruyante, envahissante plakatierten slogan. Ce groupe - le seul, par les multiples mouvements de l'avant-garde de la guerre et les années d'après-guerre était resté - était alors sur le point culminant de sa carrière: Il y avait quelques-uns des plus talentueux des peintres, des poètes et des écrivains qui ont la responsabilité d'André Breton, l'initiateur et le leader du Surréalisme, les, René Crevel faisait partie de leur cercle. Grâce à lui j'ai appris à connaître les surréalistes. Pourtant, le «maître» lui-même - André Breton -, il est resté mon rapport avec lui une fraîche et distant. "Führernaturen" me rencontrer plus tôt, et c'est un Breton, bien qu'il ne sphère spirituelle, et peut séduire. Ses intuitions intellectuelles sont Kapricen et lui résultant de la clique comme une révélation, la loi suprême. Qui ne se tolère adorateurs, il est juste que les meilleures têtes bientôt parmi ses amis aliénés. Et vraiment, il est un fait que de la vieille-garde surréaliste - Max Ernst, le peintre - au jour d'aujourd'hui, le tyrannique capricieuse Breton juge de la fidélité. Les autres, à la fin des années vingt, les piliers de la «mouvement», et notamment avec l'époque où j'ai réuni de temps en temps, tous sont dégradées: le poète Paul Éluard [...]; Louis Aragon, à l'époque, un "littéraire de l'espoir" Pour que l'on ne savait cercles initiés (comme siegesgewiß il a porté le petit, léger, raffiné formé tête! Et ses gestes - comme il l'était à l'époque jeune - les meurtriers ont eu l'élégance, les toreros, nous admirons le ...); Romancier et critique Philippe Soupault [...].

Klaus Mann, 1949 (1960,

Tristan Tzara sur Aragon

(1949)

Lorsque j'ai connu Aragon, en ces temps lointains où le printemps paraissait éternel et les nuits couleur de l'espoir, le sens tragique de l'homme, certes, s'annonçait déjà comme un sourd pressentiment. Mais personne n'aurait pu dire que, au sortir d'une guerre que de toute notre force nous avions

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refusée et qui avait marqué notre adolescence, une autre guerre ferait de nous des combattants conscients, des volontaires. Aragon fut de ceux qui depuis longtemps déjà prévoyaient l'issue dramatique d'une situation où les classes au pouvoir avaient trahi leur mission. Pendant la lutte clandestine, Aragon fut un des premiers à donner le signal du rassemblement national contre les troupes noires de la barbarie. Il a chanté la France meurtrie avec les accents mêmes de son histoire. Et c'est dans une histoire de la France que, désormais, l'oeuvre d'Aragon s'inscrit, dans la lignée de ceux pour qui la conscience de la liberté est toujours restée l'unique marque de la dignité de l'homme, de son passage sur la terre.

Tristan Tzara, 1949

André Blanchet (1957) Les Français sont-ils à ce point divisés qu'ils ne puissent plus lire que les poètes de leur parti? Aragon est un communiste. L'un des plus officiels. N'importe: son poème m'appartient. Je lirai Aragon comme je voudrais que les communistes lisent Péguy, par exemple. L'expérience d'un homme de quarante ans, c'est Péguy qui nous l'a fait connaître. Avec Aragon, c'est l'expérience d'un homme de soixante ans. Et certes, que le premier soit passé du socialisme au christianisme, le second du surréalisme au communisme, impossible de l'oublier. Eux-mêmes ne nous le pardonneraient pas. Un choix si grave marque à jamais leur visage le plus intérieur. Mais enfin, ce que nous demandons à un bagarreur qui se trouve être en même temps un poète, c'est de dominer un instant ses polémiques, et, d'où que soient venus les coups, de compter ses blessures, de nous dire comment la vie lui apparaît, et la mort, maintenant que, vainqueur ou non, il n'en est pas moins, comme tout le monde, un vaincu.Mais qu'une telle confession puisse tomber en mains ennemies, Aragon le redoute.[...]Qu'il se rassure! Nous ne ferons pas payer de vieilles dettes au directeur des Lettres françaises, quand il se présente à nous comme un homme fourbu, harassé par la lutte quotidienne; quand cet homme "engagé" dans un

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harnais fort strict demande à se dégager un instant, pour respirer, pour se souvenir. [...]Nous n'accablerons pas le journaliste dont le parti ne connaît, paraît-il, que des victoires, quand cet homme avoue, se parlant à lui-même: "Ton histoire est celle de tes défaites." Quand il se compare au "sanglier blessé", attendant "l'hallali", implorant le coup de grâce.[...]Écorché! il l'est de naissance. Tous les coups marquent cette fine fleur de bourgeoisie, cette sensitive. Son instinct a toujours ramené le romancier des "beaux quartiers" à la description des vies oisives s'écoulant dans la féerie de décors luxueux. Goût de la nuance avant toute chose, du détail qui scintille, des couleurs qui dansent et se marient, de l'arc-en-ciel au grand complet. Intelligence agile et déliée, un peu féminine en ce qu'elle vise surtout à étonner, à briller, à plaire. Parbleu! Plutôt que mêlé aux militants de base, plutôt que journaliste gagné par la hargne polémiste, comme Louis Aragon serait mieux à son aise en flâneur des deux rives, ou encore en gentilhomme campagnard guettant le gibier au bord d'un lac immémorial! [...]Comment a-t-il pu s'engager dans la politique, dans ce manège où, sous le fouet, il tourne en rond depuis tant d'années? Comment ce "paysan de Paris", qui en connaît, qui en chérit toutes les pierres, peut-il tenir ses yeux rivés sur Moscou? [...] Toujours est-il qu'il était fait pour continuer la chanson française, cette chanson légère et tremblante, rieuse jusque dans les larmes, à la fois populaire et savante, qu'on n'a cessé d'entendre chez nous de Villon à Musset, de Charles d'Orléans à Apollinaire, à Max Jacob, à Cocteau, - et qui prend parfois des formes plus humbles, non moins délectables, comme Au pont du Nord ou Au clair de la lune. Tous les mètres, tous les genres, Aragon les pratique, de la fatrasie à la comptine, et de la complainte à la romance. Ce révolutionnaire prétend ne rien perdre du "sanglot organique et profond... dont chaque poète français est héritier". Jamais il ne fut plus inspiré que du temps de l'occupation allemande, quand tout un côté Péguy affleura en lui: désir de rapprocher les Français divisés ("celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas, en

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remontant plus haut que leurs divisions. Dans notre pays une fois de plus humilié et saccagé, qui pouvait mieux figurer la pérennité et l'espoir que ce ménestrel de toujours reparaissant sur nos routes pour dire la captivité de Duguesclin et la mort de Jeanne d'Arc, les beaux noms de nos villages, la rose, la vigne et le clocher?Las! ce temps est loin où, sorte d'aède national, Aragon se sentait "reconnu" partout. Renié aujourd'hui par la plupart, vieilli, durci, boucané par la lutte, le voici qui passe de nouveau sous nos fenêtres, chantant cette fois le "roman" de sa vie; - et son instrument n'est plus la guitare, mais, comme il dit, un vieil orgue de barbarie. Qui l'accueillera avec des pierres? "Allez, va-z-y la mécanique! Allez, va-z-y la mélodie"[...]Comme tant d'autres, comme Breton lui-même en ces années 30, la différence ne lui apparaît pas d'abord entre Rimbaud qui veut "changer la vie" (intérieure) et Marx qui promet de "changer le monde" (social), entre "la poésie par tous" de Lautréamont et le bonheur pour tous de la société sans classes. Dans les deux cas, chambardement du passé, négation des limites traditionnelles, grand soir; après quoi, des matins qui brillent... ou qui chantent, et l'avènement de l'Homme nouveau. En entrant au parti, Aragon croit donc rester fidèle au flamboyant espoir de ses belles années. Ce qu'il va renier, ce n'est pas le but, ce ne sont que les moyens du surréalisme. Ces derniers ont commencé à le décevoir. Décidément, la poésie n'est ni une écriture sainte, ni un sacrement. Elle laisse inchangés l'homme et le monde. Ce n'est pas elle qui fera descendre sur terre le Paradis. "Le chant ne remue pas les pierres", constate-t-il. "Il n'y a que de faux Orphées." Avec d'autres moyens, le communisme va tenir les promesses du surréalisme. Le miracle attendu exige une Grâce, une Révélation. La Grâce? Cherchons-la dans une communion avec le peuple: l'amitié surréaliste n'était qu'une chapelle d'initiés: la fête communiste sera l'efficacité bouleversante du cantique unanime, la chapelle élargie en cathédrale. Quant à la Révélation, ne se trouverait-elle pas dans ces livres de Marx et de Lénine, si déconcertants pour un raffiné, mais dont le double attrait est d'être, comme les produits obscurs de

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"l'écriture automatique", condamnés par le bourgeois et chargés de mystère?[...]A-t-il fait beaucoup de progrès, notre écolier poète, dans l'exégèse des "écritures" marxistes? Qu'importe! Il s'agit moins de science que de foi. Mais est-il téméraire de supposer que la foi et l'espérance elles-mêmes n'eussent pas suffi sans l'amour? L'amour d'Elsa. Car enfin d'autres surréalistes ont fait à la même époque les mêmes pas vers le communisme, puis se sont retirés soudain, horrifiés par la mécanique du parti. En 1924, dans un excès de zèle anti-communiste, Aragon avait raillé "Moscou la gâteuse", et "la misérable petite activité révolutionnaire qui s'est produite à notre Orient au cours de ces dernières années". Mes yeux, disait-il alors, sont fixés sur un point plus "lointain". Et puis voici qu'Elsa Triolet (belle-soeur de Maïakowski) entre dans sa vie, et l'étoile surréaliste ne se distingue plus de l'étoile communiste. La patrie d'Elsa prend pour Aragon les couleurs de l'amour, l'attrait d'un paradis. Reproches des anciens compagnons, rebuffades, "inhumanité" des nouveaux, Aragon avale tout, il avalera toutes les couleuvres, pour l'amour de l'amour.[...] On ne crut pas d'abord à une conversion définitive. Aragon passait pour instable. "À quand le prochain bond? et pour où?", raillait Éluard. Mais justement la raillerie, qui ne cessera plus de le poursuivre, va fixer dans une attitude de défi un homme dont l'enfance fut humiliée. Pris au piège de sa susceptibilité, il va faire front de plus en plus. Inventé-je ce trait de son caractère? C'est lui qui nous le livre. [...][...] Non, l'étoile surréaliste n'est pas éteinte en lui. Peu soucieux, semble-t-il, d'une construction laborieuse, lente, technicienne du paradis rêvé, Aragon attend toujours pour demain, et avec la même impatience, la "merveille" annoncée par Apollinaire. C'est la révolte qui l'inspire, même quand il écrit "révolution". Ce n'est pas par le travail, c'est par le saccage pur et simple, par le feu mis au vieux monde, le feu de joie, que les fronts des humbles vont être relevés, leurs coeurs comblés, leurs yeux séchés et illuminés. En dépit des "commissions de contrôle", c'est bien l'espoir surréaliste que l'on reconnaît [...].[...] Rire de l'espérance? Nous sommes les derniers, nous

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chrétiens, à pouvoir le faire. L'Apocalypse? elle nous appartient, étant écrite en paraphes de feu dans l'Évangile. Ce qui stupéfie, c'est qu'on puisse attendre de l'appareil communiste cette novation fulgurante, cet absolu du bonheur. Le colossal engrenage paraît si peu fait pour usiner rien de pareil! Aragon croit-il vraiment que, liquidés tous les dissentiments d'origine économique, les hommes ne connaîtraient plus ni conflits entre eux, ni souffrance intime? Laissons ce qu'il croit. Tenons-nous à ce qu'il écrit.[...] O poète inconfusible! O prophète qui annonces ce que tu ignores, qui projettes sur le présent la lueur de l'avenir, qui déformes le réel ou même le nies, pour rester fidèle à ta vocation prophétique! À la longue, pourtant, il faut bien que les yeux s'ouvrent. L'écrivain officiel du parti confessera-t-il tout haut sa déception? Dans le Roman inachevé, il y a des "pages lacérées". Des lignes de points ont fait gloser. Censure du parti? C'est possible. Un poète qui accepte le bâillon est clairement déshonoré. Mais pourquoi se jeter sur l'explication la plus abjecte? Une autre paraît appelée par le contexte: l'homme chu de son rêve n'ose plus se regarder en face.[...]Ni le surréalisme ni le communisme ne sont armés pour assumer l'échec, pour faire fructifier la souffrance. Les défaites? Les humiliations? Mieux vaut ne pas toucher cette plaie. Mieux vaut se taire.[...]Un mot amer: "On ne meurt que lentement des blessures de l'utopie." Aragon se plaint de "l'interminable nuit". Où est l'aube spirituelle annoncée par Rimbaud et cette métamorphose que les jeunes fous du surréalisme croyaient imminente? [...]Mais pourquoi soumettre à la "question" cet homme qui visiblement n'en peut plus, qui n'est que déception, plaie ouverte, souffrance crue? Qui donc, lisant les vers de Dante, s'émeut encore aux détails féroces de sa querelle avec Florence? Nous ne voyons plus qu'un homme exilé de partout: de son passé, de la vie, de lui-même. Grâce à quoi ce chant pur de l'exil devient le nôtre. Ainsi devons-nous lire Aragon poète, lors même que les allusions à l'actualité sont le plus claires. Parfois la douleur crève en

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lui à la manière d'un sanglot prolongé, comme une lamentation qui charrie tout dans son flot et cela même qu'il faudrait taire; et c'est alors une sorte de prose poétique qui rompt les formes reçues: rimes, rythmes,un peu comme un fleuve en crue noie ses rives. [...] Voilà donc ce qu'il grommelle entre ses dents, le gentil trouvère qui chantait autrefois comme on respire! Doublement étranger parmi nous, mendiant un peu d'affection, il passe, serrant dans sa besace les morceaux de son passé, ce pain durci. L'oeil pourtant reste farouche. Car chacun de ses pas fait devant lui lever la haine et en lui la rallume: cycle infernal des coups reçus, des coups rendus [...].Dans la débâcle, au ciel dévasté, une étoile reste, une du moins, et c'est l'amour d'Elsa: un amour porté d'un coup au zénith, à l'absolu, et qui s'épanche ici en litanies, en cantiques, en professions d'obédience et de foi, en invocations effervescentes, dans un style quasi religieux qui rappelle l'"amour courtois". Elsa, c'est la Béatrice de Dante, la Laure de Pétrarque. "Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne." "Tu m'as retiré de la chair le désespoir comme une épine." "La vie est ton sillage... tout le reste est mirage." Ne nous moquons pas.Ne nous moquons pas de ce couple, condamné à l'optimisme officiel, quand il s'avoue vieilli et réduit à lui-même, quand il a le courage de laisser percer une détresse simplement humaine, quand il mendie une pitié dont, au vrai, tout homme a besoin. Ne nous moquons pas de ce gentil garçon de chez nous fiérot, fantaisiste et un peu fol; l'un des mainteneurs, l'un des élus de l'éternelle chanson française quand, devenu le prisonnier d'un système d'airain, il revient vers nous, méconnaissable et nous suppliant de le reconnaître.[...]Le voici qui passe à nouveau sous ma fenêtre, avec, aux doigts, non plus le flûtiau, la viole ou l'ocarina, mais un vieil orgue de barbarie. [...]Salut, Aragon, vieux Compagnon de la marjolaine!

Stephan Hermlin sur Louis Aragon

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Une salutation de l'Aragon. Retour au 60ème Anniversaire

(1957)

La France est le plus grand poète vivant, le 3 Octobre 1957, soixante ans. [...]

[...]

[...] Étant donné que l'on n'est pas, à tort, avec Aragon, Victor Hugo avait comparé (je pense d'ailleurs, avec respect, Aragon, pour le plus grand poète), et étant donné que depuis de André Gide était chic, Hugo obsolète trouver, comparer politique Aragon snobs littéraires et continuer avec Hugo, mais cette fois-ci, ils en ont souri sans ambages.

[...] L'incroyable réside dans le fait que de plus en plus de cette importante et intéressante, surprenante écrivain est un grand travailleur, qui n'a pas connu de pause. [...]

"Une salutation de l'Aragon. Retour au 60e anniversaire», dans Stephan Hermlin, déclarations 1944-1982, Berlin et

Weimar, Aufbau-Verlag, 1983, p. 255

Présentation d'Aragon par Stephan Hermlin

Aragon aurait d'énormes talents de poètes importants dix suffi. Mais cet excès de talent s'est concentrée juste en lui, il avait également l'expression de la tendresse et de dérision, de désespoir et de la confiance, il va dans le même moment, sur la langue de la vie quotidienne et l'art le plus élevé, il a été de toutes les blessures et les Son propre parler, il a présenté, et en la portant de son secret, il portait des masques, il a été brillant et sombre, il était ce que l'on ne s'attend pas eu le même effet, de plus en plus, il possédait la terrible force de la séduction, y at-il Fidélité de la chose, il ya bien longtemps que prescrit. En fait, c'était trop. J'ai connu beaucoup que l'admiraient. Amoureux l'ont probablement pas beaucoup. Parce que l'on aime ce que l'on ne peut pas être?

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(Texte paru dans Aragon parmi nous. L'album de Monique Dupont-Sagorin. Paris: Éditions Cercle d'art, 1997, p. 98)

Traduction française, par amour et Emmanuelle Yasemin Gunak, ibidem, p. 146:

L'immense talent d'Aragon aurait suffi pour faire dix grands poètes. Cependant, cet excédent de talent se concentrait en lui seul, et de la même manière, il disposait de la capacité d'exprimer la sensibilité [la tendresse] et à la dérision, le désespoir et la confiance, il passait dans le même instant du langage De tous les jours au langage artistique le plus raffiné, il pouvait parler des blessures de tous et des siennes, il se donnait en spectacle et demeurait un mystère [et gardait son secret], et il portait des masques, il était brillant et obscur, le Était ce qu'on n'attendait pas, toujours le même, il possédait un pouvoir de séduction terrifiant mais [et de plus] il restait fidèle à toute cause [à la cause] à laquelle il s'était voué depuis longtemps [il ya Longtemps]. En réalité [Au fond], c'était trop J'en ai connu beaucoup qui l'admiraient. Ceux qui l'ont aimé n'étaient probablement pas aussi nombreux. Mais aime-t-on ce qu'on ne peut pas être?

Edgar Morin sur Aragon

(1959)

Je ne saurais évidemment réduire le cas d'Aragon aux quelques lignes qui vont suivre. L'important pour le moment est ceci: que cet homme, d'une fidélité imperturbable au parti depuis vingt-cinq ans, soit en même temps demeuré esthète, que cet esthète ait cependant fondé sa fidélité sur une vision policière du monde, que ce militant ait pu constituer, au sein du parti, l'univers salonnard et mondain du C.N.E. Ce mélange de dévouement ignorant, de complexe policier et de coquetterie mondaine n'est pas seulement le cas psychologique d'Aragon, c'est le cas sociologique de tout un secteur de l'intelligentzia stalinienne.Aragon est le type d'une race d'homme qui croit effacer sans cesse la tache (imaginaire à l'origine) qu'il porte sur la main en se lavant dans la non moins imaginaire culpabilité d'autrui. Il

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était toujours prêt à dénoncer le flic qu'on lui désignait et même à en inventer d'inattendus.Tout ceci suppose évidemment l'effarante niaiserie politique que propage, alimente, encourage, félicite la machine du parti. Si Aragon organise son propre culte de la personnalité, c'est dans la norme. Du moment qu'il est sacré poète national, il a droit au culte. Aragon se constituera une cour, une clientèle, où régnera désormais le caprice d'Elsa. Ainsi se constitue un petit royaume littéraire, hors du temps, où selon les humeurs sont accueillis Barrès, Pierre Benoît, Maurice Chevalier, Queneau, ou expulsés J.-J. Rousseau, Gide, Sartre, Roger Vailland. L'admirable est que le parti sanctionne les goûts et les dégoûts d'Aragon. C'est qu'ils n'enfreignent jamais les grands tabous. Aragon a une marge de liberté qui n'est qu'une marge de frivolité et cette frivolité se justifie par le recours à l'argument de la littérature nationale: en affichant Pierre Benoît dans Les Lettres Françaises, Aragon défend la culture française contre la cosmopolitisation américaine. En exaltant Barrès, il lutte contre la C[ommunauté] E[uropéene de] D[éfense].La marge de frivolité est toujours sauvée parce que Aragon est toujours politiquement le plus docile, le plus empressé: quand les biologistes se dérobent, c'est lui qui intronise Lyssenko. Quand les peintres se dérobent, il présente en grande pompe la peinture soviétique. Son rôle de roitelet est indissociable de son rôle de bonne à tout faire. Aussi jamais Aragon n'a-t-il été aussi bas et aussi superbe qu'en ces années de la seconde glaciation.

Edgar Morin, 1959

François Mauriac sur Aragon

(1959)

Bloc-Notes du 18.02.1959

Sur l'effondrement de la gauche, tout a été dit. Mais qu'on est discret à droite sur la déconfiture communiste! C'était pourtant une belle occasion de se congratuler. Car enfin le Parti Communiste est le seul chez nous qui soit ouvertement

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révolutionnaire, le seul que la conjoncture n'aurait pas dû surprendre et dont on aurait pu croire qu'il était en mesure d'opposer tueur à tueur. La gauche socialiste ou radicale, on savait que la mitraillette n'était pas son fort. Mais l'homme au couteau entre les dents, qu'attendait-t-il pour se manifester enfin? On a été bien discret à droite sur cet incroyable dégonflement. C'est que l'épouvantail communiste devenu, au vu et au su de toute la France, un perchoir à moineaux, ne pourra plus servir de quelque temps.J'ai pris conscience de ce renversement l'autre jeudi, à l'Académie, où l'un de mes confrères - et qui siège du côté droit de notre compagnie - cherchant avec moi des écrivains dont nous pourrions solliciter la candidature, a prononcé tout à coup (et le plus sérieusement du monde) ce nom: Aragon. Moi que rien n'étonne plus, la stupeur m'a changé en statue de sel. Je ne voudrais surtout pas donner à Aragon de fausses espérances. Mais peut-être recueillerait-il aujourd'hui chez nous plus de voix que Me Biaggi qui a pourtant, si nous en croyons MM. Bromberger, des côtés bucoliques dans sa nature, et qui récite volontiers du Virgile au dessert, les soirs de bataille.

François Mauriac, 1959

Bloc-Notes du 28.02.1959

Les livres de la semaine couvrent le divan, les tables. Certains rampent sur le tapis, insectes qui ne s'écrasent pas. [...]L'amour des livres, cette passion de mon enfance, et de mon adolescence, tourne sur mes vieux jours au dégoût, c'est un fait. Moi [...] je rêve d'une maison aux murs nus, où aucun livre ne traînerait. Je respire mal dans un monde où chacun veut me raconter sa vie. [...]

Pourtant, j'ai résolu aujourd'hui d'échapper à la politique et de plonger la main dans tout cet imprimé. Il ne fait de mal à personne, après tout. Du moins ne tuons-nous personne, nous autres. Les mauvais livres sont inoffensifs puisqu'ils ne sont pas lus. Que la politique criminelle le cède donc, dans ce Bloc-Notes, à cette littérature cancéreuse mais anodine!Anodine? Non: il suffit d'un regard à la surface de ce flot. Et le chef-d'oeuvre apparaît. Voici un nom qui s'y inscrit, un petit nom de femme, Elsa, et au-dessus celui de l'auteur: Aragon. O

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littérature que je blasphémais! O poésie de France, fleuve qui roule son flot, aujourd'hui comme hier, qui ne tarit jamais - et c'est trop peu dire: dont le niveau ne baisse à aucun moment. Ce poème qui ne saurait être confondu ni avec ceux de Claudel, ni avec ceux de Valéry, pour ne parler que des grands morts les plus récents, procède un peu de l'un et de l'autre. C'est merveille d'y voir le libre verset claudélien s'épandre et puis tout à coup se durcir sous nos yeux en strophes le plus souvent octosyllabiques, d'un incorruptible métal.Et que cette eau profonde, contenue entre les vieilles pierres de l'art poétique traditionnel, demeure partout limpide, et que la pensée du poète ne cesse à aucun moment d'être intelligible, j'en loue et j'en bénis Aragon; car il y a beau temps que j'ai fait mien cet aveu de Joubert: "J'ai fort étroite cette partie de la tête destinée à recevoir les choses qui ne sont pas claires." Je n'ai besoin de personne pour mettre à sa place l'auteur d'Elsa. Je me garderai de le comparer aux poètes vivants et de dire s'il l'emporte sur eux (comme je le crois). Mais je l'introduis sans effort parmi les plus grands du passé.Qui est ce poète d'Elsa? Que nous dit-il? Rien qui rappelle le petit surréaliste insolent de l'autre après-guerre, ni le communiste "invivable" de la Libération. C'est le visage inconnu et démasqué d'un enfant romantique, plus proche de Musset que de Lautréamont, mais que son amour n'aura pas trahi.Cet aspect insolite du communisme: une sorte de manchon isolant pour conserver intact l'amour conjugal d'un illustre couple.

Je songe tout à coup que si les jeux de la politique et du hasard avaient porté Aragon à la place qu'occupe Malraux aujourd'hui, il n'aurait peut-être pas écrit Elsa - ou, plus profondément, que c'est parce qu'il est le poète d'Elsa, qu'il ne pouvait devenir ministre - et qu'il ne le deviendra jamais, du moins tant que le poète en lui restera vivant: qui perd gagne.

François Mauriac, 1959

Jean Dutourd sur Aragon

(1960)

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Le père Aragon

[...]Dans ce livre que voici [= l'anthologie Poésies], on entend tour à tour le léopard, la colombe, et bien d'autres chants, bien d'autres cris. C'est le panorama, arrêté à ce jour, du poète français le plus riche, le plus savant, le plus doué, le plus épanoui, le plus puissant dont la voix résonne quotidiennement à nos oreilles. Je ne borne d'ailleurs pas son excellence à notre pays. Je le crois unique dans le monde actuel; je ne lui vois point de pair. Je l'ai déjà écrit; je le répète. J'énumère à la file, et sans le moindre sentiment de disproportion, Villon, Corneille, Chénier, Lamartine, Hugo, Baudelaire, Apollinaire, Aragon.Aragon est un cas unique dans la poésie contemporaine: ce n'est pas un poète contemporain. Je veux dire qu'il apporte, pour animer des thèmes qui sont évidemment de notre temps et non d'un autre, un souffle, une générosité, qui n'ont leur équivalent qu'au XIXe, ou au XVIIe siècle ou encore au Moyen Âge. On s'étonne souvent de son goût pour Claudel. Ce goût, pourtant, est tout naturel. Aragon voit en Claudel beaucoup de choses qui sont en lui; il voit un poète du XVIe siècle; je crois enfin à une fraternité des grands ogres: ils s'aiment bien entre eux (et ils ont raison) en dépit de leurs opinions politiques.La science poétique d'Aragon, elle non plus, n'est pas de notre époque, où le mouvement des arts est de tendre vers le primitivisme, et même au-delà: vers le néant. Aragon, au contraire, riche comme Crésus à vingt ans (mais forcément mauvais administrateur de ses richesses), a pénétré, au cours des quarante années consécutives, le secret des bons placements. Il possède aujourd'hui la liberté totale et la décision infaillible des Maîtres, ce qui veut dire, entre autres, qu'il ne se trompe pas, ou que ses erreurs mêmes sont fécondes, car ce sont des erreurs dues exclusivement à un excès de générosité. Ce poète qui fut surréaliste, puis réaliste ce qui l'amena à la poésie héroïque et à la poésie épique, nous offre, à travers ses transformations (ou plutôt son évolution), l'exemple rare et oublié d'une découverte et d'une application progressive des principes classiques les plus beaux, lesquels, comme on sait, et au rebours des esthétiques modernes, commandent de charger l'art de toutes les significations possibles.Ennemi des mystères, comme le sont naturellement les grands

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artistes, Aragon a expliqué son art poétique dans de nombreux textes: préfaces, chroniques, articles [...]. Cet acharnement à s'expliquer est caractéristique des grands artistes, qui disent tout sur eux-mêmes, sans façons et sans peur, car ils savent bien que c'est inutilisable, que cela ne vaudrait que pour une personne possédant un génie non seulement égal, mais encore semblable au leur. [...] À partir d'un certain degré de talent, on peut tout dévoiler. La vérité, la sincérité ne nuisent qu'aux petits bricoleurs, aux inventeurs de banlieue, qui gardent soigneusement leurs recettes, crainte des contrefaçons. [...] Mais qui donc, avec les cinquante ou cent secrets qu'Aragon ne se lasse pas de crier à toutes les oreilles, saurait refaire de l'Aragon? Même les critiques et les universitaires, qui se penchent anxieusement sur les confessions des poètes, croyant y trouver une clef pour pénétrer dans leur art et dans leur âme, n'y comprennent rien. [...] [...] J'entends ce chant dans toute la poésie d'Aragon. Cette poésie n'est pas une marqueterie de mots comme chez les innombrables versificateurs impuissants à chanter. C'est le bruit méprisé, le bruit surmonté. [...] Le surréalisme, école sérieuse, par opposition aux écoles littéraires futiles de 1920, et au mauvais goût du temps, a été pour Aragon ce que les Beaux-Arts sont pour un vrai peintre. Autrement dit, afin que l'enseignement fût fécond, il fallait qu'il quittât cette école, et en claquant la porte, sous peine de sclérose. La virulence des préjugés d'avant-garde est aussi nocive que les poncifs académiques. Du reste, à la lumière des années écoulées et des oeuvres, il apparaît que le Surréalisme, ce n'était pas assez pour Aragon. Il l'a traversé comme un voyageur traverse une rivière. Cet homme-là n'était pas fait pour appartenir à un mouvement, pour se laisser enfermer dans une école. C'est un maître. C'était déjà un maître quand il débuta. Et les maîtres sont nécessairement solitaires, ou suivis de très loin par des imitateurs.Aragon fut un jeune homme de feu. Il avait un grand appétit de vivre, de mettre son empreinte sur le monde. Il avait aussi sans doute quelques revanches à prendre sur son enfance. [...] Lorsque je lis les poèmes qu'il écrivait à cette époque, lorsque je les lis avec ma sensibilité de lecteur, [...] j'ai deux idées qui ne se contredisent qu'en apparence. D'abord je me dis que j'ai affaire à un jeune fossoyeur, qui porte en terre avec un mélange d'allégresse et de mépris toutes les pensées qui

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existaient avant lui. Je vois quelqu'un qui ne respecte rien (sauf le langage). Quelle ascèse admirable! Se force-t-il, ou bien, au contraire, est-ce naturel? [...] Mais la richesse de ses poèmes, leurs fortes images, leur signification, leurs discours, parfois leur perfection, me montrent qu'Aragon n'a rien abandonné de l'essentiel; qu'il a prospecté à sa façon le torrent aurifère du passé. [...]Le chemin qui a mené Aragon du Surréalisme au réalisme puis à l'épopée, constitue un itinéraire poétique peu courant dans notre siècle, car il traverse des territoires de plus en plus vastes. On observe un tempérament puissant qui, parti de l'idéalisme et s'y asphyxiant progressivement, s'aperçoit enfin de la fécondité du monde réel, comprend qu'il y a en celui-ci une inspiration majeure et inépuisable, et qu'il ne saurait exister d'art durable en dehors de lui. [...] L'artiste s'aperçut qu'en abandonnant l'image, il avait trouvé le tableau, c'est-à-dire une masse d'images, et qu'en fermant la porte des rêves il avait ouvert celle du monde vivant, du vaste monde, plein de spectacles enfin merveilleux.[...]J'avais vingt-trois ans - c'était en 1943 - quand je lus pour la première fois un poème d'Aragon. [...] Ce poème d'Aragon, c'était Les Yeux d'Elsa. [...]Que m'importait, à moi qui n'était pas communiste, que ce poète le fût? Il parlait de la France et de ses enfants irréductibles comme j'aurai voulu en parler moi-même. C'était la voix de Corneille et de Hugo qui retentissait de nouveau à nos oreilles déshabituées. [...][...]Aragon, poète classique de ce Moyen Âge dans lequel nous sommes embourbés, a établi, pour son usage, une vaste théorie poétique [...].[...] Il est toutefois un point sur lequel je voudrais revenir. Un génie puissant se nourrit avec abondance. Aragon a su nourrir son génie. Son appétit de lecture est insatiable, et cela se retrouve par-ci par-là dans son oeuvre. "Le génie égorge ceux qu'il pille", dit plaisamment Rivarol, songeant aux "emprunts" faits par Molière et Corneille à des devanciers moins grands qu'eux. Mais il est des cas aussi où le génie, tout en empruntant, ne pille ni n'égorge. Il s'agit d'une autre chose, que faute d'un meilleur mot j'appellerai la culture. Aragon a tout lu, et singulièrement les poètes. Il connaît comme

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personne le haut chant français; il en a suivi en connaisseur les modulations variées. Rien de ce que notre langue poétique renferme de beautés, concertées ou de hasard, ne lui est étranger. Sa tête contient des milliers de petites musiques françaises, qui forment une grande symphonie française dont il tire, de temps à autre, des mots ou des mélodies qu'il incorpore à ses propres partitions. La poésie est sa patrie, comme la musique était la patrie de Mozart, et il faut user de toutes les ressources de cette patrie pour la servir.D'ailleurs Aragon est un bien trop grand artiste pour se contenter de pastiche ou de plagiat. Quelquefois un vers, chez lui, rappelle vaguement Apollinaire ou La Fontaine, mais ce n'est jamais rien de plus qu'un air de famille, quelque chose comme une façon de parler, une façon de penser, héritée d'un ancêtre. À noter aussi qu'Aragon ne s'attaque point aux petits promeneurs des lettres, faciles à égorger, mais aux géants. Pour saisir l'origine de telle mélodie aragonienne, qui n'est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre que telle mélodie de Racine ou de Du Bellay, il faut connaître soi-même pas mal de musiques. [...][...] Les grands artistes sont de bons ouvriers, des artisans savants et consciencieux, possesseurs d'un trésor de formes légué par les artisans du passé. Ils savent bien qu'un ne découvre pas le monde à chaque instant, que l'on vient à la suite d'une traditions précieuse, et que toute la civilisation est là. Les civilisations les plus brillantes ont la tradition la plus longue. Manet doit en savoir bien plus que Giotto pour être aussi grand que lui. Manet n'imite-t-il pas Goya? La question est tranchée.[...] Dira-t-on un jour [...] "le père Aragon"? Je le croirais volontiers, car ce poète de son temps et de ses circonstances n'est pas un poète d'aujourd'hui. Il est de la race des poètes de tous les temps. De la race des pères de la poésie.

Jean Dutourd, 1960

J.-M. K. sur Aragon

(1965)

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[...] Poète de l'appareil, [Pablo] Neruda devient désorganisateur quand il s'agit de son art. En cela il s'oppose diamétralement à de nombreux poètes communistes, à Aragon par exemple, qui s'est efforcé de transmettre tout le génie de notre langue. On peut détester les idées d'Aragon, mais souhaiter à ses enfants d'apprendre le français dans ses textes. [...]

J.-M. K., 1965,

Emmanuel Berl sur Aragon

(1968)

C'était un jeune page avec des moyens littéraires si monstrueux que vous en ressentiez à la fois de la jalousie, parce qu'on se croyait vraiment très pauvre à côté de lui, et aussi de la pitié, parce qu'on se demandait comment il pouvait porter une telle charge de moyens. C'est le seul que j'ai connu qui ait eu des moyens littéraires pareils. Montherlant aussi. Sans oublier la grande facilité de Giraudoux. [...] cette facilité monstrueuse d'Aragon qui, s'il le voulait, nous faisait un pastiche d'Hernani, une seconde Bérénice. [...] [Chez Éluard] il n'y avait pas eu l'éblouissement des premières oeuvres d'Aragon, vous savez, Le Paysan de Paris, Le Libertinage, plus tard La Diane française.

[...] Traité du style, il nous l'a montré morceau par morceau. C'était à l'époque où on faisait Mort de la pensée bourgeoise1. Aragon aimait lire ce qu'il écrivait à haute voix. Il aime baucoup lire, ou réciter, jusqu'à vous épuiser complètement, n'est-ce pas? Il est capable de vous lire du Victor Hugo depuis 8 heures du soir jusqu'à 2 heures du matin, jusqu'à ce que vous soyez complètement écrasé. Comme il aime lire les autres poètes, il est bien normal qu'il aime lire ses oeuvres à lui. Alors il vous les lit aussi. Moi, j'aime moins ça parce que, quand je lis des choses que j'ai écrites, je les trouve terriblement mauvaises et elles me démoralisent.

Emmanuel Berl in E. Berl - J. d'Ormesson, Tant que vous penserez à moi, Paris: Grasset 1992, p. 132-133, 137-138

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Anmerkung - Note 1 Buch von - Livre d'Emmanuel Berl, paru en 1929; réédition chez Robert Laffont, Paris 1970, coll. Libertés 85.

Philippe Sollers sur Aragon

(1971, 1997)

Tac au tac

 Entretien enregistré de Philippe Sollers avec la revue PEINTURE

le 26 Novembre 1971

[...]

Philippe SOLLERS : [...[ Nous traiter de «gauchistes occidentaux», c'est reprendre les arguments sinophobiques et profondément réactionnaires qui fleurissent désormais dans le camp révisionniste. Il ne s'agit pas du tout de notre part d'une prise de position «gauchiste», il s'agit d'une prise de position révolutionnaire absolument simple, évidente, et qui est un constat de rupture avec la montée de l'idéologie petite-bourgeoise et sociale-chauvine des révisionnistes dont Thibaudeau, sans doute par une absence de travail idéologique, et aussi de travail profond sur le language, par une sorte d'illusion nationaliste limitée à un langage superficiel, donne, à sa façon, et sous la subordination du fantoche-mannequin Aragon-Cardin, un exemple soumis, d'ailleurs secondaire. (p. 9)

[...]

PEINTURE : Du même bord, dans un autre genre, l'agent idéologique de la bourgeoisie Aragon, dit à propos de la Chine dans le Nouvel Observateur (fin Novembre) : « Prenons la Chine par exemple : il s'y fait de grands changements très passionnants, cela n'est pas niable. Mais il est bien que le voyageur ne voyant qu'une part des choses et ne parlant pas la langue, ne perde pas l'esprit critique. Sans doute tout n'est pas

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bon, et tout n'est pas mauvais. Pour moi, je sais trop comment j'ai pu d'ailleurs m'enthousiasmer pour jeter la pierre à celui qui revient de Pékin enthousiaste ». Que pensez-vous de cette prise de position sur le problème chinois?

PHILIPPE SOLLERS : Tout cela fait partie du cirque auquel il faut s'attendre de la part des révisionnistes et des bourgeois unis désormais dans une même lutte idéologique, puisque le révisionnisme est le dernier rempart de l'idéologie bourgeoise et que l'idéologie bourgeoise le sait et par conséquent, l'encourage et l'encouragera partout. Ce cirque évidemment atteindra son point culminant, avant de basculer lui aussi dans les poubelles de l'histoire. De ce point de vue il y aurait mille symptômes à analyser : on vient d'en voir un avec Thibaudeau, il y en a beaucoup d'autres, et je propose de les mettre tous à la remorque du drapeau qu'ils se sont choisi : ce que j'appelle « le fantoche Aragon - Cardin », c'est-à-dire le dogmatisme désormais repensé, redessiné et rhabillé par la bourgeoisie à des fins de drugstore. Autrement dit lorsque Aragon vient sur le devant de la scène pour faire son tour de chant liquidateur, ce qu'il faut voir c'est que toute une phase de l'édifice historique vient, lui aussi, ravalé et rhabillé, faire son numéro, et ceci es± très important car en l'absence de toute protestation, sauf la nôtre, il faut dire que c'est un symptôme très grave. Pourquoi les intellectuels français acceptent-ils ce cirque qui porte sur trente ou quarante ans de leur histoire ? Le cirque Aragon, donc, devient de plus en plus envahissant, car d'une part la bourgeoisie a compris tout ce qu'elle pouvait tirer de ce spectacle de music-hall, d'autre part le révisionnisme ne peut pas faire autrement que le supporter, le subir, même si la pilule lui semble un peu grosse mais de plus en plus inévitable à avaler. En conséquence je propose de noter que c'est dans une intervention de Marcelin Pleynet (« Lautréamont politique » Tel Quel 45) que l'on trouve la première position publique articulée contre cette opération que nous avons appelé de « réconciliation posthume », et qu'il faut désormais appeler de « rhabillage Cardin », de l'idéologie révisionniste avec l'idéologie bourgeoise, unies encore une fois dans un même combat qui consiste à effacer un demi-siècle d'histoire pour se mettre sur une ligne de chansonnettes. Cette protestation, il faut le souligner, venant d'un très grand poète d'avant-garde comme Pleynet est importante en ceci qu'elle repose sur des bases théoriques et politiques justes, et juge

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l'affaire de l'exploitation « néo-surréaliste » dont nous avons donné dans le numéro 46 de Tel Quel une analyse approfondie. Ce qu'il faut voir et apprécier dans le cirque Aragon, c'est la ligne de regroupement des intellectuels qu'il peut proposer ; car si la bourgeoisie et le parti révisionniste avalent cette vieille pilule, c'est probablement dans le but d'abrutir suffisamment les masses populaires et de s'opposer à toute montée d'une avant-garde révolutionnaire. Regardez ce que présente ce cirque à son programme et ce qu'on peut y trouver comme vedettes : c'est, à part Alain Jouffroy, médiocrité reconnue, un certain nombre de petits poètes sans aucune importance. Les cartes du fantoche Aragon - Cardin, de la bourgeoisie et du parti révisionniste, me semblent donc fort mineures, car si l'on examine en revanche la progression continue de la lutte de l'avant-garde révolutionnaire et [p. 10] des intellectuels qu'elle est susceptible de regrouper, on s'aperçoit que le plateau de la balance pour n'être pas encore tout à fait explicitement en notre faveur aux yeux des masses, ne peut manquer de l'être un jour. Le cirque Aragon se développe en fonction de la montée des luttes internes en France, en fonction même du travail opéré par Tel Quel, en fonction du travail et du saut qualitatif opéré par le Mouvement de Juin 71, et de la rupture de Tel Quel, ou du moins des membres les plus avancés de Tel Quel, avec le parti et l'idéologie révisionnistes. Il est donc tout à fait intéressant de voir comment le cirque se déplace en fonction même de cette montée, et par exemple, la phrase que vous citez d'Aragon sur la Chine, me paraît être une correction hâtive du tir révisionniste qui se demande tout à coup s'il n'aurait pas mis les pieds dans un engrenage tout à fait irréversible avec ses positions violemment réactionnaires, xénophobiques, et appel à peine voilé au racisme, par rapport à la Chine révolutionnaire.

Donc Aragon a une réputation, désormais bien établie, de « libéral à tout faire » qu'il lui faut quand même conserver par rapport à la bourgeoisie, s'il veut conserver son hégémonie. Car tout cela, vous le pensez bien, nous conduit directement aux funérailles nationales où le cortège sera mené par Pompidou et Marchais, la main dans la main. Nous aurons le loisir, j'espère, de suivre de loin cet enterrement national où bourgeois et révisionnistes iront enfouir définitivement le fantoche qui représente aujourd'hui l'idéologie dominante de

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notre pays. Donc, je dirai que cette petite rectification de tir à propos de la Chine me paraît d'une énorme et grossière naïveté. Car c'est un fait qu'Aragon tout en faisant semblant « d'excuser » - comme s'il pouvait se permettre de tenir le moindre propos sur le moindre militant-révolutionnaire aujourd'hui vivant dans le monde - « d'excuser », donc, qui revient de Chine avec enthousiasme sous prétexte que lui se serait « enthousiasmé » sur Staline, met une fois de plus le pied dans la merde qui le constitue. Car enfin, non seulement il ne s'agit pas du tout de la même chose, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas dans la Chine révolutionnaire d'aujourd'hui et dans la pensée maotsetoung d'un « retour au stalinisme », comme voudrait le faire croire le révisionnisme au service de la bourgeoisie. Il s'agit de tout autre chose : d'une critique de gauche du dogmatisme, il s'agit d'une extension considérable de la théorie et de la pratique de la lutte révolutionnaire du prolétariat. Quand Aragon vient, dans son tour de chant, dire qu'il aurait une sorte « d'indulgence » par rapport à qui s'enthousiasmerait pour la Chine révolutionnaire, étant donné que lui, vieille coquette rhabillée par Cardin, se serait « enthousiasmé » pour Staline, il met encore une fois le doigt sur le chancre écoeurant que représente le révisionnisme. En glissant, comme il le fait, entre le comité central du parti révisionniste et les salons bourgeois, Aragon, qui va décidément de peau de banane en peau de banane, ne peut pas s'empêcher un peu plus loin pour rassurer sa clientèle qui est parallèlement à la fois le comité central du parti révisionniste et la bourgeoisie, de rappeler, pour sa clientèle du comité central, qu'il approuve et qu'il partage l'opinion de son parti « sur tous les plans ». Ce qui fait que par, conséquent, il partage l'opinion de son parti révisionniste sur la Chine révolutionnaire, sur la [p. 11] pensée - maotsetoung - et, aujourd'hui, sur la pointe la plus avancée du prolétariat révolutionnaire dans le monde. Ce qui veut dire que le révisionnisme représenté, comme il doit l'être, par un mannequin comme Aragon se prononce une fois de plus contre la Chine révolutionnaire. Cela pourrait faire l'objet d'un nouveau costume dessiné par Cardin et qui pourrait désormais servir de publicité à la pourriture bourgeoise.

PEINTURE : Aragon dit aussi en parlant des 30 000 gauchistes inscrits au parti : « Je ne suis pas d'accord sur la maladie du gauchisme, mais ces gauchistes-là ont prouvé qu'elle n'est pas

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incurable ». Que pensez-vous, Philippe Sollers, de cette maladie et de cette « incurabilité » soulignée par Aragon.

PHILIPPE SOLLERS : Encore une fois, l'accusation de « gauchisme », l'emploi du terme « gauchisme » par des droitiers révisionnistes et réactionnaires ne sera jamais un argument comme il n'en a jamais été un. Donc, désormais, le mot employé à des fins exclusivement réactionnaires ne veut rien dire. En somme, Aragon veut dire ceci : Pour des militants révolutionnaires de Mai 68, et d'après, il y a deux solutions : ou bien la taule que leur promet la bourgeoisie, ou bien l'inscription au parti révisionniste français. Aragon se permet d'employer le terme de maladie à l'égard du gauchisme sans se rendre compte de l'agonie dans laquelle il se trouve lui-même, agonie qui représente parfaitement celle du révisionnisme, tant sur le plan idéologique que politique. Aragon signifie aux « gauchistes » : si vous ne vous inscrivez pas au parti révisionniste, vous irez en prison, donc inscrivez vous au parti révisionniste et, il semblerait que si, en effet, « 30 000 gauchistes se sont inscrits au parti révisionniste », eh bien ! tout simplement ça prouve ce que soutient ce parti révisionniste lui-même : à savoir la convergence entre le gauchisme et l'idéologie bourgeoise. Cà veut dire tout simplement que ces étranges gauchistes ont rejoint l'idéologie bourgeoise dont le parti révisionniste prétend qu'elle est objectivement convergente avec le gauchisme. En conséquence je crois que ce gauchisme-là, le révisionnisme et la réaction bourgeoise forment une unité parfaite qui pourrait remplir tous les soirs l'Olympia où pourrait se produire dans un tour de chant, Aragon.

Mais vous pensez bien que tout ceci n'a rien à voir [avec] le marxisme-léninisme, avec la pensée maotsétoung, ni avec la révolution. Tout ceci n'a absolument rien à voir avec aucun travail qu'il soit idéologique, politique, ou théorique, sérieux.

A ces fameux 30 000 gauchistes soi-disant inscrits au parti révisionniste, il faut opposer certainement la grande masse de ceux qui, réprimés, par la bourgeoisie policière, ou un moment trompés par les forces révisionnistes, préparent la riposte et la contre-attaque à ce cirque hideux que représente le chancre révisionniste s'ouvrant sur le fumier bourgeois.

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Cette riposte, elle est d'abord là, en ce moment, dans ce que je suis en train de dire, elle sera de plus en plus vaste de plus en plus profonde, elle résistera à toutes les répressions, à tous les brouillages et à toutes les calomnies et par exemple on [p. 12] verra qu'en face du petit éventail de petits poètes, proposés par Aragon à la France comme ligne culturelle bourgeoise-révisionniste, montreront de plus en plus des forces importantes tant sur le plan esthétique que théorique et politique. J'en veux pour preuve, par exemple, le livre de Guyotat Littérature interdite, qui fera parfaitement le point sur la complicité objective, dans la lutte réelle contre la censure, entre le révisionnisme et la bourgeoisie avec toujours, comme principal acteur, habillé par Cardin, Aragon.

PEINTURE : Après l'ultra-chic Aragon-Cardin, passons à l'ultra-flic « Cinéthique », son envers, qui dans son numéro 11-12 se livre à une attaque indifférenciée de la revue Tel Quel et de ses collaborateurs. [p. 13]

(PEINTURE. Cahiers théoriques, no 2/3, 1972

1997

[...]

Contre la légende pieuse des dévots communistes ou académiques; contre, aussi, le dépit amoureux d'un certain gauchisme et l'agressivité programmée des réactionnaires de tout poil (cela fait beaucoup de monde), le cas Aragon devrait être réexaminé comme l'un des plus singuliers du XXe siècle. Pour cela, il faut non pas endormir les textes dans une perspective historique prédéterminée, mais bel et bien examiner l'histoire à travers ce que révèlent ou cachent ces textes eux-mêmes.[...]On sait que Breton a accueilli avec un silence glacial la lecture de passages de Défense de l'infini. [...] il suffisait sans doute de pousser le libertinage jusqu'à ses plus extrêmes conséquences. On imagine par ailleurs sans peine les surenchères hystériques de Nancy Cunard, ou, assez vite, la dissuasion séductrice et amère d'Elsa Triolet. La bourgeoisie poursuivait sa mise en scène moisie. Le jugement "prolétarien" de l'appareil stalinien, lui, n'était pas moins prude et sévère. Que pouvait faire

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Aragon? Brûler ses papiers?Se tuer? Il n'a réussi ni l'un ni l'autre. [...]

Philippe Sollers, 1997

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Tel Quel - Mouvement de Juin 71Informations sur Louis Aragon

(1971)

"Les premières affiches (sur le modèle des "dazibaos" placardés sur les murs en Chine, pendant la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne) apparurent sur les murs du bureau de Tel Quel le 22 juin 1971.Certains membres du comité de la revue s'en servirent afin de manifester clairement - en un premier temps - leur révolte (ralbol) devant la poussée grandissante de la droite et du révisionnisme à l'intérieur de la revue et à l'extérieur (collaborateurs). Écrites au feutre rouge sur des feuilles de format 21x27, elles couvrirent les murs du bureau jusqu'au mois de Septembre 71; rédigées par l'un ou par l'autre, elles continuent d'apparaître sur les murs du nouveau bureau, à l'étonnement, la fureur, ou la terreur de tel ou tel visiteur.En forme d'auto-critique, ou de critiques, elles ont pour but de matérialiser visuellement ce qui est analysé plus longuement, et plus profondément par écrit, par le mouvement de Juin 71.Elles sont à la disposition de tout visiteur, dans le bureau de la revue Tel Quel, dans une boîte destinée à conserver ce qui scande sous forme de slogans non-stéréotypés les diverses phases du mouvement dans sa lutte concrète, quotidienne.Nous les reprenons ici afin de donner au lecteur la possibilité d'apprécier de quelle façon se développe pas à pas, peu à peu, les grandes lignes de la révolution opérée par l'apparition dans les superstructures idéologiques du Mouvement de Juin 71."

Mouvement de Juin 1971 dans PEINTURE. Cahiers théoriques, no 2/3, 1972,

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Affiches du Mouvement de Juin 71

(Dazibaos)

Camarades ! Luttez contre la ligne ultra-sectaire d'Aragon et de ses complices ! Ne vous appuyez pas sur des tigres de papier ! "Tout ce qui est réactionnaire est pareil, si on ne le pousse pas, impossible de le faire tomber,"

Camarades ! Vous ne pouvez pas accepter d'être les valets idéologiques de la bourgeoisie ! Vive le marxisme-léninisme ! Vive la pensée maotsétoung !

Camarades ! Assez d'hypocrisies ! Dites clairement votre ligne ! Assez de coups dans le dos ! La Chine oui ou non ? Aragon oui ou non ?

Camarades du front littéraire ! Edmonde Charles-Roux ou Sollers ?                                                Banier ou Pleynet ?                                                 Jouffroy ou Rottenberg ?                                                Bourdet ou Tel Quel ?

[...]

Camarades ! On vous parle de Marx, Engels, de Lénine... et vous vous retrouvez (1971 !) dans "l'immense apport théorique du camarade Aragon!

Comment est-ce possible ?

Vous êtes-vous posé la question ?

[...]

À bas le stalinisme renversé, liquidationnisto-éclectique (les "Lettres Françaises")

Vive la pensée-maotsétoung!

 

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On ne peut pas soutenir à la fois Vertov et Visconti !                                                    Tel Quel et Aragon !                                                    Mao Tsé-Toung et Leroy !                                                    Le marxisme et Barberis !

[...]

À bas le stalinisme renversé, liquidationnisto-éclectique (les "Lettres Françaises") définition, ce que vous voulez : une "révolution" au passé, que votre papa, par exemple, aurait pu faire, mais voilà : plus de papa, c'est ici aujourd'hui, que ça se passe : Tel Quel,

[...]

Deux conceptions du monde, deux lignes, deux voies : Aragon ou Mao Tsé-Toung ? Camarades, il faut choisir !

[...]

Vive la pensée du Président Mao Tsé-Toung !

[...]

Camarades ! Pas de passéisme !

Appliquez les formalistes, Brecht, Eisenstein, les surréalistes... aujourd'hui !

Enterrez Aragon !

Soutenez la Chine rouge !

[...]

Thibaudeau, valet d'Aragon-Cardin !

[...]

(Mouvement du 22/6/71, dans PEINTURE. Cahiers théoriques,

Robert Kanters sur Aragon

(1973)

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Louis AragonTout isole cet homme sociable, et même socialiste. Le souci de sa grandeur, l'exaltation de son amour, la rigueur de son parti politique forment un triple cercle qui le met à part. Les personnages de l'amoureux fou et de l'homme de parti risquent de gêner l'observateur qui voudrait dégager le personnage purement littéraire. D'autant que ses admirateurs et ses détracteurs le sont souvent pour de mauvaises raisons. Ce qui est évident, c'est l'intelligence et le grand talent. On ne peut prendre aucune vue cavalière du paysage littéraire français actuel sans marquer sa place. On le fera ici par deux articles sur deux de ses derniers livres [La Mise à mort, Je n'ai jamais appris à écrire ou Les incipit], qui donnent l'occasion de quelques retours en arrière, et suggèrent qu'il a peut-être, lui, les clés des portes secrètes qui lui permettent de sortir de ses cercles intérieurs.

R. Kanters,1973

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Philippe Soupault sur Aragon

(Début des années 1980))

[...]C'est avec Louis Aragon que je me sentais le plus d'affinités. Il avait choisi, comme moi, l'indépendance, le mouvement et une certaine distance. J'ignorais alors qu'il tomberait plus tard dans le piège d'une nouvelle servitude.J'avais retrouvé Louis (qui n'avait pas encore renié son prénom) après sa démobilisation. Louis était déconcertant. Aimable, parfois trop aimable. Cherchant tantôt à plaire, tantôt à déplaire. D'une insolence incomparable. Le plus impertinent de tous mes amis, plus insolent même que Tristan Tzara. Ce qui n'est pas peu écrire.Il avait publié, avec un grand succès, des textes. Il aurait pu, s'il l'avait voulu, être accueilli et édité avec enthousiasme par les revues et les éditeurs. Mais il semblait ne pas s'en soucier, ni s'en étonner. Pourtant, il vivait difficilement, très

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difficilement. Il habitait encore à Neuilly chez sa mère, et il ne parlait jamais de son entourage ni de sa famille. Il fallait deviner qu'il était très dépourvu car, à cette période, il ne se vantait pas de ses difficultés. [...]C'est aussi à cette période que Louis nous fit connaître un de ses meilleurs et nombreux amis, Pierre Drieu La Rochelle. Nous le jugions un peu "dandy britannique" mais sympathique, malgré sa prudence et sa crainte (en 1923) de se compromettre. Il était ébloui par la désinvolture et l'insolence de Louis, et ce dernier était fasciné par l'élégance et le comportement froid de Drieu, on pourrait écrire son cynisme, voire sa mufflerie quand il parlait des femmes qu'il courtisait. Cette amitié entre Drieu et Louis Aragon nous paraissait étrange car ces deux hommes étaient tellement différents! Drieu plus silencieux que nature, aussi avare de ses gestes que de ses sourires. Aragon étourdissant, infatigable "parleur", détecteur de l'insolite à tous les coins de rue. Il faisait toujours de grands gestes et ne pouvait s'empêcher de se regarder dans toutes les glaces et tous les miroirs. Et Drieu ricanait, mais ne riait ni ne souriait de cette singulière et irrésistible habitude de Louis.J'étais toujours surpris par les comportements de Louis. Je le connaissais moins bien que son plus cher ami de cette période, André Breton, mais quand nous parlions de lui, André et moi, nous étions d'accord pour reconnaître que Louis était "étincelant". [...]J'étais, comme tous nos amis, séduit par son enthousiasme et sa verve, sauf quand il nous parlait de ses aventures féminines. Il en devenait ennuyeux. Il nous racontait ses "exploits" et ses entretiens [...]. [...] Louis plaisait aux femmes.En vérité, l'amour et ses conséquences jouaient un grand rôle dans notre vie. [...] nous étions très discrets en ce qui concernait nos expériences amoureuses. Sauf, bien entendu, Louis, qui nous tenait régulièrement au courant de ses amours. [...]

Philippe Soupault (début des années 1980

Jean d'Ormesson sur Aragon

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Tombeau pour un poète: Aragon(1982)

Le plus grand poète français est mort. Et un romancier de génie. Et un critique, un essayiste, un polémiste hors pair. Un écrivain universel pour qui tout était possible et qui ne reculait devant rien.

En une période où la poésie hésite entre une tradition qui s'essouffle et une avant-garde qui se cherche, Aragon était sans conteste le premier des poètes français. Le plus éclatant. Le plus populaire. Le plus habile et le plus déchirant. Le plus connu en France et dans le monde entier. Celui qui, à travers le temps et l'espace, couvrait le plus de terrain. Pendant plus d'un demi-siècle, il occupe la scène et domine la situation. De ses débuts jusqu'à sa fin, avec ce nom sonore qui n'avait pas besoin de prénom et qu'il s'était choisi, avec une sensibilité à l'esprit du temps qui touchait au génie, avec des dons stupéfiants, il aura été un mythe, une légende, une sorte d'énigme en pleine lumière.

Du surréalisme au communisme, en passant par le stalinisme et un nationalisme résistant dans la ligne de Rostand et parfois de Déroulède, la trajectoire éblouissante d'Aragon semble s'inscrire d'abord sous le signe de la révolte. Une révolte diverse, contradictoire - et apparemment constante. Le disciple de Breton se change en thuriféraire de Staline. Le poète de l'amour fou - "Oui, je ne songe à rien, si ce n'est à l'amour" - et de tous les délires trouve son chemin de Damas sur la route de Moscou: "Moscou la gâteuse" se transforme soudain sous sa plume en phare de l'histoire et de l'humanité en marche. La révolte débouche sur une double fidélité: à Elsa Triolet et au communisme le plus orthodoxe.

Inébranlable jusqu'à l'adulation sentimentale et au conformisme politique, cette double fidélité est traversée de courants souterrains et de tentations de transgressions. On pourrait aller jusqu'à voir une sorte de libération dans la mort d'Elsa Triolet, et il arrive que le poète se mette à ruer dans les brancards de l'orthodoxie politique. Mais les yeux d'Elsa et la

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main de Moscou imposent à l'immense écrivain son unité d'éternité.

Brillant, hautain, toujours mobile, provocant, il était capable de tout: du meilleur et du pire. Son prodigieux talent prend les formes les plus stupéfiantes. Le même auteur qui écrivait un célèbre poème constitué d'un seul mot - "Persiennes" - indéfiniment répété est aussi celui qui compose les vers les plus traditionnels et les plus classiques de la littérature contemporaine.

Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire J'ai vu tous les soleils y venir se mirer Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire...

ou:

Au cloître que Rancé maintenant disparaisse Il n'a de prix pour nous que dans ce seul moment Et dans ce seul regard qu'il jette à sa maîtresse Qui contient toutes les détresses Le feu du ciel volé brûle éternellement

Le même prosateur qui écrit le Traité du style et ce livre magique plein de fantaisie et de rêves qu'est le Paysan de Paris donne un admirable roman historique qui est un modèle du genre: la Semaine sainte, récit de la fuite de Louis XVIII au début des Cent-Jours. La fresque sociale des Communistes et le roman d'amour d'Aurélien, l'un des plus beaux de tous les temps - "la première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide..." - nourrissent les fièvres opposées de Neuilly et de Billancourt. Les Cloches de Bâle ou les Voyageurs de l'impériale décrivent avec allégresse, avec emportement la ruine d'une société, où son adresse narquoise est comme un poisson dans l'eau, et la naissance du nouveau monde qu'il appelle de ses voeux. Il dépeint avec le même bonheur une grève et un dîner en ville, le passage des Panoramas et les usines de l'Oural, tout le mouvement de l'histoire et un brin d'herbe au bord du chemin. Poète et prosateur également inspiré, critique, historien, romancier, polémiste redoutable, révolté de génie et révolutionnaire officiel, coeur d'un Caliban et Ariel, l'homme libre et l'homme enchaîné, le rêveur et le commissaire de la littérature française.

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Il avait une sorte de génie au sens à la fois le plus haut et le plus contestable du mot. Le génie de l'imagination et de la soumission, le génie de la mystification et de la fidélité, le génie de la grandeur et de la facilité - et du génie tout court. Il aura été adulé et injurié comme il injuriait et adulait lui-même ceux qu'il croisait sur son chemin. Il avait autant d'ennemis que d'admirateurs - et c'était souvent les mêmes.

Le poète est mort. Qu'il le veuille ou non, il appartient maintenant, n'en doutons pas, au parti communiste. À défaut d'être encore une grande source d'espérance, le parti communiste, à la différence de ses adversaires, sait enterrer ses morts. Force de concervation plus que force d'avenir, il le fera avec éclat. Mais, avec ses ombres et ses lumières, Aragon appartient aussi et surtout à la littérature française. Les militants monteront la garde autour de sa dépouille. Mais, ce qui est plus important, des jeunes gens exaltés se souviendront de lui entre Éluard et Drieu. Ils réciteront ses vers et reliront ses livres tant que la langue française, qu'il maniait comme personne, avec une insolence et une habileté vertigineuses, brillera encore sur le monde.

Il y a des poètes qu'on aime, des romanciers qu'on chérit contre vents et marées, en dépit de tout et de soi. Aragon, vivant ou mort, est un écrivain qu'on admire. Je l'admire plus que personne. Il y a des aspects de sa vie et de sa personnalité que, par respect pour lui, beaucoup préféreront oublier. Peut-être entrons-nous dans un âge où il sera de plus en plus difficile de vénérer en bloc les grands hommes de notre histoire. Aragon, en tout cas, était un écrivain d'une dimension exceptionnelle. Le dernier sans doute des géants de notre temps. Ceux qui croient au ciel et ceux qui n'y croient pas se retrouveront dans le souvenir de ce magicien sans égal, réaliste et lyrique, sentimental et narquois, imprudent et superbe, et jetteront sur sa tombe des lilas et des roses.

Jean d'Ormesson, 1982

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Le moderne par excellence(1992)

Aragon n'est pas seulement, avec Apollinaire et Péguy, avec Claudel et Valéry, un des plus grands poètes de notre siècle. Héritier de Chateaubriand et de Hugo, il inscrit son nom dans la lignée sans égale de cette littérature française qui, de la Cantilène de sainte Eulalie, vers la fin du IXe siècle, ou de la Chanson de Roland, dont tous les écoliers connaissent au moins le nom, jusqu'à Julien Gracq ou Marguerite Yourcenar, court de gloire en gloire sur un peu plus de mille ans. Il contribue à constituer ce trésor commun qui fait l'essentiel de la communauté à laquelle nous appartenons tous : la langue de notre pays. Et il l'illustre mieux que personne. Célébrer le dixième anniversaire de la mort d'Aragon, c'est célébrer ce chef-d'oeuvre collectif qui est notre bien à tous et à chacun : la langue et la littérature française.

Ce qui frappe d'abord chez Aragon, c'est la diversité de ses dons. Il est journaliste, il est romancier, il est poète, il est essayiste, il est critique d'art et polémiste. Et dans chacun de ces genres, dont un seul suffirait à assurer une durable célébrité, il excelle. Aragon est un créateur aux multiples visages et à la facilité déconcertante. Il ne s'exerce pas seulement dans des genres différents. Il épouse tour à tour toutes les passions du siècle. Comme un Picasso, comme un Chaplin, comme un Einstein, il incarne son époque. Il se confond avec elle. Il la traduit et il la marque.

Avant d'illustrer une littérature française dont il sera, par la magie du style, par l'intelligence de la forme, par la tempête des passions, un des maîtres et un des sommets, il s'affrontera d'abord avec elle. Notre littérature est continuité. Elle est aussi rupture. On ne poursuit une lignée qu'en s'opposant à elle. Aragon s'y conna1ît en refus et en rejet. Il a à peine vingt ans qu'il rompt déjà avec le monde ancien. C'est qu'il a vingt ans dans l'enfer de la Premièrre Guerre mondiale. Il ne donne pas dans le conformisme, dans la routine, dans l'abêtissement. Il veut autre chose. Du nouveau. Dans le sillage d'Apollinaire, il rencontre Breton et Soupault. Et Éluard. Et Tzara. S'il contribue à fonder la revue «Littérature», c'est pour se moquer de la littérature - et pour la combattre. Ses pompes, ses

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solennités, ses ridicules empesés lui sont insupportables. Il se jette dans le dadaïsme, puis dans le surréalisme.

Les textes d'Aragon sont déjà éblouissants. L'écriture automatique est un dogme du surréalisme. Aragon se moque des dogmes. Il écrit avec un brillant, une élégance, une violence, un lyrisme qui ne sont qu'à lui. Le Paysan de Paris, qui ne soutient aucune intrigue, où n'apparaît aucun personnage, qui n'est rien d'autre qu'une promenade à travers des paysages urbains transfigurés par le rêve, est un enchantement. Aragon est déjà Nerval. Ou Lautréamont, Ou peut-être Rimbaud. Il lui reste à devenir Zola. Et peut-être Hugo. Il sera Aragon.

La sortie du mouvement paroxystique qu'était le surréalisme et les rapports entre surréalisme et communisme constituent une des pages les plus fascinantes de notre histoire intellectuelle. On a pu résumer - un peu en gros - l'itinéraire d'Aragon en trois rencontres décisives : Breton, Elsa Triolet, Staline. Elsa Triolet était la belle-soeur d'un grand poète soviétique, ennemi du monde tel qu'il est, un peu plus âgé qu'Aragon et qui allait se suicider à trente-sept ans : Vladimir Maïakowski. L'influence d'Elsa Triolet l'emporta sur celle de Breton et orienta Aragon vers une conception militante du rôle de l'intellectuel au service de la révolution. Il jeta dans cette bataille nouvelle tout le poids immense d'un talent multiforme. Après l'univers onirique du Paysan de Paris, ce fut Hourra l'Oural et l'exaltation lyrique de l'édification du communisme en Union soviétique.

Le monde réel succédait au monde du rêve. Mais le poète, sans cesse, poursuivait son chemin aux côtés du militant et de l'homme d'action. Non seulement Aurélien constitue un admirable roman d'amour dans le cadre général du réalisme socialiste, mais encore l'histoire et ses cruautés vont fournir à Aragon, venu du surréalisme, venu du communisme, l'occasion de revenir à la prosodie traditionnelle et de chanter, plus fort et plus haut que personne, l'amour de la patrie piétinée. Avec le Crève-Coeur, avec Les Yeux d'Elsa, avec la Diane française, dans l'amour, dans la colère, dans l'espérance, Aragon devient le plus grand poète populaire de notre temps. Après Villon, après Marot, après La Fontaine, bien sûr, et après Victor Hugo, il est le poète du peuple de France.

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La tradition et la révolte, la patrie et la révolution, l'élégance et la force, l'amour et la violence marchent d'un même pas chez Aragon. Il est capable de tout écrire et la variété de son talent stupéfie ceux qui l'approchent. Impossible, naturellement, de faire ici autre chose que d'effleurer très vite quelques-uns des aspects de son génie littéraire. Impossible de citer tous les livres où il ne cesse de s'exprimer avec un éclat confondant. Quand il revient au roman, il brosse une fresque historique où tous les détails sont exacts, où revit toute une époque et qui est un chef-d'oeuvre du genre : la Semaine sainte. Il parle des peintres merveilleusement et il inspire en même temps à Brassens, à Ferré, à Ferrat quelques-unes des plus belles chansons de notre temps. Il a été le moderne par excellence. Il a été aussi un de ces talents universels qui poursuivent les ambitions des génies de la Renaissance.

Grâce à François Nourissier, qui est mon ami et qui était très lié avec lui - au point qu'Aragon démissionna des Goncourt qui n'avaient pas couronné un roman de Nourissier -, j'ai eu la chance incomparable de connaître Aragon. Il incarnait pour moi tous les prestiques de la littérature, au-dessus de laquelle je ne mettais rien. L'admiration que je lui ai portée m'a encouragé dans la conviction que l'art de combiner les mots les uns avec les autres ouvrait le chemin d'un des deux seuls paradis - l'un est l'amour, bien entendu, et c'est sans doute le même -, que les hommes puissent connaître ici-bas. Ce n'est un secret pour personne que je ne partageais pas les idées politiques d'Aragon. Je n'ai jamais été communiste. C'était donc qu'il y avait quelque chose qui pourrait unir des hommes que séparait la conception qu'ils se faisaient de la société: c'était l'amour des livres et des mots, c'était la puissance des rêves.

Aragon a fait rêver des millions de lecteurs, en France et hors de France. Il leur a appris la beauté, l'audace des idées et des formes, la force des passions, l'amour. D'innombrables jeunes gens ont appris ce qu'étaient la langue française et ses mots de tous les jours en répétant après lui les phrases de lumière et de feu qui se confondent à jamais avec lui :

"Je suis plein du silence assourdissant d'aimer"

"Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire..."

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ou

"Au cloître maintenant que Rancé disparaisseIl n'a de prix pour nous que dans ce seul momentEt dans ce seul regard qu'il jette à sa maîtresseQui contient toutes les détressesLe feu du ciel volé brûle éternellement"

La première phrase - l'incipit - d'Aurélien : "La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide" est devenue aussi célèbre que la première phrase de Madame Bovary ou de l'Éducation sentimentale, que la première phrase de Salammbô - "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar" -, que la première phrase d'À la recherche du temps perdu - "Longtemps, je me suis couché de bonne heure".

Surréaliste, communiste, militant révolutionnaire, résistant aussi, hérault de l'internationalisme prolétarien et du patriotisme, blessé, engagé dans toutes les grandes batailles de ce siècle batailleur, Aragon appartient aujourd'hui à notre patrimoine commun : il est un grand poète français, il est un grand écrivain pour tous les hommes de cette Terre. Parce qu'il a su traduire dans une langue éclatante tant de souffrances et de rêves, il entraîne derrière lui, venus de tant d'horizons différents, des peuples d'admirateurs. Je me range parmi eux. Si Aragon n'avait pas écrit le Paysan de Paris, les Yeux d'Elsa, Aurélien, la Semaine sainte, nous serions tous plus pauvres, plus démunis devant le destin, moins heureux de cette vie, qui est si affreusement cruelle et que les poètes transfigurent.

Je crois qu'Aragon a pris place pour toujours dans l'aventure merveilleuse de la littérature française. C'est déjà beaucoup dire. Je crois qu'il prend place aussi - ce qui est plus encore -, dans l'aventure des hommes en quête de leur destin, à la poursuite de leurs rêves. Il avait sa place, bien entendu, à l'Académie française, entre Julien Green et Lévi-Strauss, entre Dumézil et Ionesco. Pour des raisons différentes, j'aurais voulu faire entrer trois écrivains sous la coupole du quai Conti : Marguerite Yourcenar, Aragon, Raymond Aron. Je n'ai été capable de forcer les barrages que pour la première des trois.

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Je crois bien, pourtant, que le plus grand des trois était Louis Aragon.

Quelle importance? Aragon n'a pas besoin de l'Académie pour devenir immortel. Il l'est déjà sur les lèvres de tous ceux - "Celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas..." - dont ses mots enchanteurs bercent les joies et les peines. Que de fois, sous le soleil et sous la pluie, en Europe, en Asie, sur les chemins de l'été ou dans les neiges de l'hiver, avons-nous récité, à deux, à trois, à quatre, tout seul parfois, ou en foule, les mots ailés d'Aragon? Il me suffit d'y penser pour que les larmes me viennent aux yeux.

Jean d'Ormesson, l'Humanité du 17 décembre 1992. Les deux premiers paragraphes sont repris dans Le continent Aragon,

décembre 2002

Une autre histoire de la littérature française (1997)

Avant-propos

Aragon me transporte.

[...]

Gide, Proust, Claudel, Valéry, Saint-John Perse, Aragon, et tant d'autres, ouvrent indéfiniment des perspectives nouvelles et contribuent plus que personne à la gloire d'une langue française qui règne alors sans rivale.

[...]

Je préfère Chateaubriand à Voltaire et à Lamartine, je préfère Aragon à Sartre et Queneau à Camus. Il est permis de faire le choix inverse. Je dis le mien parce que l'amour de la littérature, qui est naturellement un savoir, est d'abord un plaisir et qu'il y a, pour chacun de nous, une hiérarchie des plaisirs.

[...]

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S'il ["ce mince volume"] donne à quelques jeunes gens d'aujourd'hui l'envie d'ouvrir un roman de Stendhal ou de Queneau ou de découvrir un poème d'Aragon, l'auteur aura atteint son but. [...]

Jean d'Ormesson,

Pascal

Pascal n'est pas seulement un écrivain catholique. Comme Bossuet, comme Bloy, comme Péguy, comme Claudel, il est un catholique qui écrit pour convaincre. Mais son génie est tel qu'il ne s'adresse plus seulement aux croyants, mais à tous ceux qui s'interrogent sur le mystère de l'existence. Et telle est la force de sa pensée et des mots que, lui qui ne croit plus qu'à Jésus, il n'est pas besoin de croire pour le lire encore avec passion et avec admiration. Aragon est communiste et ceux qui ne croient ni en Staline ni en Marx lisent encore avec bonheur non seulement Aurélien, La Semaine sainte ou Les Yeux d'Elsa, mais L'Affiche rouge ou Hourra l'Oural qui sont des poèmes engagés. [...]

Jean d'Ormesson, Une autre histoire de la littérature française, Paris: NiL éditions, 1997,

Le miroir du siècle

Aragon était capable de tout. C'est un pasticheur de génie qui passe d'Apollinaire à Déroulède et de Barrès à Gorki. Tout le siècle se reflète en lui et il traduit tout son siècle. On pourrait saluer en lui le fils illégitime de Lautréamont et de Rosa Luxemburg. Avec Rostand pour parrain. Incroyablement doué, écrivant n'importe quoi au fil de la plume, parfois des pauvretés, parfois des ignominies et souvent des chefs-d'oeuvre, il est tour à tour poète, critique, romancier, historien, directeur de journal, militant politique, image de vertu et dandy, fidèle et infidèle, surréaliste et stalinien. À un niveau de grâce et de charme peu commun, il est le pot-pourri de l'époque. François Nourissier, qui était son ami - Aragon a démissionné du Goncourt parce que le prix à échappé à Nourissier -, m'a présenté à lui: je l'ai un peu connu. Au-delà de ce qui nous séparait, je l'ai admiré et j'ai aimé ses livres.

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[...]

Poète immense qui unit comme personne l'insolence et la polémique au sens épique des mythes et au chant le plus tendre, Aragon est aussi un romancier d'une force et d'une habileté peu communes. [...]

À l'extrême fin de sa vie, après la mort d'Elsa qui l'avait tenu en bride autant que le Parti lui-même, Aragon retrouvera les allures et les audaces du dandysme de la jeunesse. On le verra dans des couleurs vives et sous de grands chapeaux, entourés de jeunes gens si longtemps écartés par les éclairs des yeux d'Elsa. Il sera devenu alors une sorte d'institution, une grande figure nationale, le poète lauréat surgi du communisme et du surréalisme pour chanter l'amour de la patrie ressuscitée et d'Elsa disparue.

J'ai beaucoup admiré Aragon, qui est si plein de défauts. Parce que nous n'étions d'accord sur rien, il m'a appris que la littérature est plus forte que tout. Comme des millions de Français, j'ai su ses vers par coeur. Et du Paysan de Paris au Fou d'Elsa, en passant par Hourra l'Oural qui était franchement engagé, ses livres me faisaient chavirer. Je ne l'ai pas seulement admiré. J'ai eu comme un élan vers l'homme qui avait écrit:

Je suis plein du silence assourdissant d'aimerou Dites flûte ou violoncelle Le double amour qui brûla L'alouette et l'hirondelle La rose et le réséda.

Jean d'Ormesson

L'ami secret(1997)

Aragon est un et multiple. Il est un parce que, d'un bout à l'autre d'une vie constamment dominée au-delà des épreuves, il est fidèle à lui-même et à ses hautes ambitions servies par des dons prodigieux. Il est multiple parce que plus qu'aucun autre

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écrivain de son siècle il épouse son temps et ses phases successives. Pasticheur de génie, caméléon de son temps. Il est, à lui tout seul, l'image et le résumé de toute une série se manifestations et de tendanc es souvent différentes, parfois opposées et même contradictoires. Et il emballe le tout dans la splendeur d'un style incomparable qui le situe au premier rang des écrivains de son temps - et peut-être de tous les temps.

[...]

Aragon est un des fondateurs et une des chevilles ouvrières du surréalisme français. À cette époque, le jeune Aragon brille déjà de mille feux. Il est beau. Il est comblé de dons. Il manie la provocation comme personne et avec un talent éblouissant. Il écrit surtout des livres où éclate ce talent - et, par-dessus tout, un chef-d'oeuvre: Le Paysan de Paris. [...]

L'homme que fut Aragon au temps de sa jeunesse surréaliste [...]. La séduction même. Un charme puissant. La cnscience de ce qu'il est et de ce qu'il doit être. Et, en même temps, quelque chose d'inquit et de divisé contre lui-même. Une faiblesse qui s'allie étrangement à la puissance d'un personnage supérieurement doué.

[...]

[...] Surréaliste et communiste, Aragon est aussi l'héritier de plusieurs générations d'écrivains romantiques et classiques dont il retrouve l'élégance et la force.

[...]

Péguy, Apollinaire, Valéry et Claudel disparus, Aragon est dès lors le plus illustre des poètes français vivants et un écrivain d'une stature exceptionnelle qui s'inscrit dans la grande lignée de la littérature classique. Mauriac ne s'y trompe pas, et le situe à son juste rang qui est naturellement le premier. Journaliste, critique d'art, essayiste, polémiste, Aragon est présent sur tous les fronts [...]. Le rebelle, le surréaliste, le militant communiste, le poète national et populaire est devenu une sorte de poète officiel, massivement fêté, et un monument historique inlassablement visité.

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Pour beaucoup d'entre nous, Aragon, loin de ces honneurs publics nés étrangement de leur refus, est un ami secret dont les mots de feu ne nous quittent pas. Il est à la fois la modernité même et un lien vivant avec une tradition qu'il incarne mieux que personne après l'avoir rejetée avec tant de violence. Il descend en droite ligne de Chateaubriand avec qui il partage, non seulement l'éclat du style et l'intelligence historique, mais le thème de Rancé qui, amant de la dichesse de Montbazon, entre à la trappe à la mort de sa maîtresse [...].

Au-delà du romantisme, il ne serait pas difficile de montrer qu'Aragon, poète de la révolte, théoricien de la rupture, renoue avec les classiques - il serait bien intéressant d'établir un parallèle, à première vue surprenant, entre Bossuet et Aragon - et avec notre admirable poésie du XVIe siècle.

Tel qu'il apparaît dans les photographies de Monique Dupont-Sagorin, Aragon est un immense écrivain qui traite de pair à égal avec les ancêtres honnis, étudiés avec soin et savamment prolongés. Il est secret, provocateur, contradictoire, suprême. C'est le plus fidèle des traîtres. Le mentir vrai l'habite. Il est puissant et faible. Il a besoin d'Elsa. Il a besoin du Parti. Les tentations venues de partout, des filles et des garçons, de la Révolution et de la tradition, du déchaînement et de l'ordre, du départ et du retour, du snobisme et de l'indépendance, ne cessent de le menacer. Il est capable de tout et il traduit avec splendeur ce qui l'agite et l'angoisse.

Aragon est le fils naturel de Lautréamont et de Rosa Luxemburg. Avec Rostand pour parrain. Il saute dans tous les trains de l'histoire sans jamais retourner sa veste. Si les communistes, par une de ces aberrations dont l'histoire n'est guère avare, avaient pris le pouvoir rn France, il reposerait au Panthéon à la place de Malraux, ou peut-être à ses côtés,

Rien n'est plus difficile que de deviner, à tâtons, le rang qu'occuperont dans la postérité les artistes d'aujourd'hui. [...] S'il fallait pourtant parier, je parierais qu'Aragon sera encore lu dans cent ans, et peut-être dans cinq cents, par des jeunes gens qui ne sauront plus rien, ou à peine, du communisme ni du surréalisme. Il prend place, sous nos yeux, aux côtés de Ronsard et de Baudelaire, de Saint-Simon et de Stendhal, de

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Chateaubriand et de Rimbaud, dans la formidable galerie des écrivains français.

Regardez-le. Il est de ceux qui ont changé l'image que nous nous faisons de la vie et qui ont conservé, embelli, magnifié l'instrument qu'à travers les âges lui ont transmis ses ennemis qui étaient aussi ses frères: la langue française.

Jean d'Ormesson, 1997

Le Rapport Gabriel(1999)

Gide et Aragon me remplissaient de terreur. Le Paysan de Paris d'Aragon était un de mes livres fétiches. Il ne quittait guère ma table et sa lecture me plongeait dans des alternances d'exaltation et de désespoir. C'était un ouvrage qui ne tenait que par le style. Il n'y avait ni intrigue, ni personnages, ni rien. Mais une flânerie sans but et pourtant rigoureuse, une rêverie violente et tout le vertige du merveilleux moderne. Je récitais par coeur des pages entières du livre. Sa perfection nonchalante constituait à mes yeux la plus formidable machine à empêcher d'écrire. Pourquoi vouloir ajouter quoi que ce fût à une réussite si achevée? L'auteur se situait à des hauteurs aussi inexpugnables que son oeuvre. Protégé du vulgaire par les bataillons fanatisés et sacrés de la chapelle surréaliste, puis de la citadelle communiste, il était un mythe, une légende, une espèce de Saint-Graal révolutionnaire et laïque. Le voir et lui parler étaient hors de question.

[...]

J'allais rencontrer, plus tard, au hasard de la fourchette, quelques autres écrivains dont j'avais longtemps rêvé. Grâce à François Nourissier qui était son ami et le mien et me présenta à lui, je finis par approcher Aragon dont je connaissait par coeur beaucoup de vers. Je l'admirais éperdument, et il m'intimidait. Je le trouvais beau. Il avait un côté - qui le rapprochait de Drieu - de cavalier français. Je crois que les contradictions le minaient et qu'il lui fallait des tuteurs et peut-être es bourreaux. André Breton, fils de gendarme - l'autorité -,

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Staline, ancien séminariste - la terreur, Elsa Triolet, si proche de Maïakovski - le rival -, ont tenu, tour à tour, Aragon sous la menace et à bout de bras. -

Quand je l'ai connu, Elsa s'effaçait déjà et, selon le mot de Jean-Louis Bory, «il avait retrouvé les pédales». Il aimait bomber le torse et donner les preuves d'une virtuosité époustouflante et, à vrai dire, sans égale - il écrivait ses poèmes d'un jet et presque sans ratures - mais qui cachait peut-être quelque fêlure secrète. Un soir que je dînais avec lui, un peu tard, au Lutétia si mes souvenirs sont exacts, et que la conversation se prolongeait dans la nuit, le chauffeur que le Parti mettait à la disposition de notre plus grand poète populaire passa la tête par la porte et demanda, d'un ton timide, s'il lui fallait attendre. Aragon leva la tête, se cala sur sa chaise, me jeta un regard que je n'oublierai jamais et répondit d'une voix douce et très ferme à la fois:

- Je crois, mon ami, que vous êtes payé pour ça.

- Ce sont des mots, murmurai-je dans un souffle, que personne dans ma famille n'aurait osé prononcer.

[...]

Il y avait trois écrivains que je souhaitais ardemment voir entrer sous la Coupole. Le premier était une femme: Marguerite Yourcenar; et il est permis de dire que la bataille fut chaude. Le deuxième était communiste: Aragon; après sa démission des Goncourt, il m'avait confié qu'il ne rejetterait pas l'idée d'une élection triomphale - "Je vais vous dire un secret: je suis snob" - et un des regrets de ma vie est de ne pas avoir assisté à la réception sous la Coupole de l'auteur du Fou d'Elsa et du Paysan de Paris:

Dites flûte ou violoncelle Le double amour qui brûla L'alouette et l'hirondelle La rose et le résédaOu: Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir

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Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant

Le troisième était [Raymond] Aron qui méritait bien, j'imagine, ce qu'on appelle dans le jargon une "élection de maréchal".

Jean d'Ormesson, Le rapport Gabriel. Paris: Gallimard, 1999,

C'était bien(2003)

Les livres me faisaient souffrir. Les miens et ceux des autres. Ceux des autres parce qu'ils étaient trop bons. Les miens parce qu'ils ne l'étaient pas assez. Ah! les flammes de l'enfer. Je feuilletais sans fin Le Paysan de Paris d'Aragon, Le soleil se lève aussi d'Hemingway ou Paludes d'André Gide. Je ne pouvais pas les lâcher. [...] Dans Le Paysan de Paris et dans Paludes, franchement, il ne se passe presque rien. [...] Le Paysan de Paris est peut-être plus simple encore [que Paludes] : le héros, dont on ne sait rien, se promène sur les Grands Boulevards et passage des Panoramas. Il profère des mots sans suite. «J'annonce au monde ce fait divers de première grandeur : un nouveau vice vient de naître, un vertige de plus est donné à l'homme... Entrez, entrez dans les royaumes de l'instantané...» Les larmes me venaient aux yeux. (p.98-100)

[...]

[...] Essayer de passer à la postérité sans le sexe est un pari risqué et le plus souvent insensé. Avec le sexe, c'est un pari presque perdu d'avance. La pornographie d'hier est à peu près certaine de déclencher demain l'hilarité générale. Il faut être Casanova, Sade, Apollinaire, Aragon ou Pierre Louys pour élever le sexe à la hauteur de la littérature. Mais Apollinaire, Aragon et les autres appartiennent d'avance à la famille de ces grands écrivains qui n'ont pas besoin du sexe pour écrire des chefs-d'oeuvre. Ils s'en servent s'ils veulent, pour notre lus vif plaisir, et ils pourraient s'en passer. Ils font ce qui leur plaît. Et, parce qu'ils sont si grands, ce qui leur plaît nous plaît. (p. 111)

Jean d'Ormesson, C'était bien. Paris: Gallimard, 2003

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Et toi mon coeur pourquoi bats-tu(2003)

Postface

[...] quelque divers qu'ils puissent être et même quand ils s'opposent avec violence à tout ce qui les a précédés, trois poètes surtout s'inscrivent dans notre tradition la plus éclatante : Pégy, Valéry, Aragon.

Quand nous nous interrogeons avec fièvre sur les gloires nationales à faire entrer au Panthéon, pourquoi le nom de Péguy n'est-il jamais prononcé ? Catholique souvent dissident, socialiste ardent, partisan e Dreyfus, symbole d'un esprit résistant confisqué par Vichy qui se situait à l'extrême opposé, il incarne le peuple français dans son génie et dans sa diversité. Est-il possible d'imaginer que sa mort pour une patrie ingrate sur un de ces champs de bataille qu'il avait célébrés d'avance puisse être portée à son débit ? D'une intelligence étourdissante, Paul Valéry a été une espèce de poète officiel de la République - et pourtant un vrai et authentique poète. Le plus important de tous, à mes yeux, devant Valéry et devant Péguy, celui qui croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas, reste Louis Aragon, rebelle à l'enfance massacrée, mystificateur en tout genre, agitateur surréaliste, militant communiste, magicien tout terrain : son génie poétique et littéraire le situe parmi les plus grands écrivains français et l'approche de Hugo.

Jean d'Ormesson, "Postface", Et toi mon coeur pourquoi bats-tu. Paris: Robert Laffont

2003**************************************************************************

Angelo Rinaldi sur Aragon

(1982, 1997, 2003)

Les masques d'Aragon(1982)

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C'est un poète "officiel" que l'on enterre à Paris, où il est né. Celui-là même qui, dans sa jeunesse de casseur de carreaux surréaliste, invitait la petite bande des débutants groupés autour de son ami Breton à cracher sur le cercueil d'Anatole France, quand on fit des obsèques nationales à l'auteur du Lys rouge, un homme de gauche pourtant...

Un jeune homme d'aujourd'hui ne manquerait pas de raisons pour siffler le convoi funèbre d'Aragon, qui, en quatre-vingt-cinq années d'existence, amassa, au nom de la fidélité à l'URSS, un joli lot de comédies, de reniements et de bassesses. L'éloge de la police politique, qui décimait ses meilleurs camarades, n'étant pas le moindre des fleurons de la couronne au front de l'obstiné tartufe, présent depuis soixante ans sur la scène littéraire. [...]

Toute honte bue, c'est l'expression consacrée. Mais la coupe où Aragon trempait des lèvres semblait inépuisable. Le mépris que s'attirait l'homme qui avait connu la vérité avant tout le monde et n'avait pas parlé était amplement justifié. Ne va-t-il pas peser outre mesure sur l'examen des dizaines de livres écrits par ce travailleur infatigable? Certes, il n'est pas facile à surmonter, surtout au moment où l'air retentit de tous les cris de l'affliction convenue d'une république en deuil. Mais l'effort s'impose: on ne saurait faire moins pour Aragon que pour Céline, qui, sur l'autre rive, le dépassait sans conteste dans l'abjection. Et cependant, malgré ses répugnances, la critique le traite avec objectivité. Car il ne faut pas mélanger les genres, la littérature et la politique. Disons, par exemple, que la mauvaise foi peut être nécessaire à l'artiste autant que le vin ou la drogue.

Seule compte l'oeuvre, et la rose, qui demande toujours un peu de fumier pour s'épanouir. L'oeuvre d'Aragon, poète d'un "État dans l'État", depuis son passage fracassant du surréalisme au communisme, aura bénéficié, pour la diffusion et le soutien, de toutes les commodités que comporte la situation de l'écrivain adossé à une organisation puissante, capable de déchaîner les applaudissements à la commande. Quelle que fût la qualité du spectacle, Aragon était sûr d'avoir un public. Même pour sa fresque réaliste-socialiste Les Communistes, qui fut un total fiasco et où l'ancien admirateur de Barrès voulut faire pour sa doctrine ce que le maître de son adolescence avait tenté de

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faire pour le nationalisme dans Colette Baudoche: galvaniser les coeurs, forcément purs, des adhérents.

Les polémiques, les anathèmes et les sarcasmes que suscitait ce personnage aux manières d'évêque ont alimenté la chronique jusqu'à la fin. [...]

Quand on était de bonne humeur, on le jugeait pathétique, et grotesque quand on songeait au sort d'un Nizan. Le tapage autant que le l'engagement politique a contribué à la surévaluation des mérites du poète, du romancier et de l'essayiste Aragon, dont le savoir-faire ne pouvait se comparer qu'à la souplesse d'échine, ne s'étant pas limité à un seul genre. Que restera-t-il d'un si volumineux ensemble? Impossible de répondre à la place de la postérité, dont il eût un avant-goût de son vivant, grâce aux citations des manuels pour la classe de 3e et aux kermesses du Parti. Mais nous voyons bien, en 1982, ce qui est encore susceptible de nous toucher: Le Paysan de Paris, où Aragon a codifié l'esthétique surréaliste, pour de merveilleuses descriptions; Les Voyageurs de l'impériale, roman bavard à l'infini, pour les tableaux de la décadence d'une certaine société bourgeoise; son Traité du style; Aurélien, dans la mesure où il a emprunté certains traits à Drieu La Rochelle pour son personnage principal. Enfin, Le Crève-Coeur, petit recueil de poèmes inspirés par la guerre, qui prête une voix émouvante au résistant qui restait roi de ses douleurs.

C'est peu pour rehausser le socle de la statue, et bien mince si l'on songe aux milliers de pages noircies. Mais c'est suffisant pour qu'apparaisse la faiblesse d'Aragon, souvent intéressant par bribes, toujours discutable dans la totalité d'un livre, rarement convaincant et jamais original. Si le génie consiste à mettre partout une marque identifiable au premier coup d'oeil, on ne reconnaît pas celle d'Aragon. On distingue seulement, en filigrane, le modèle dont il s'est inspiré. Voltaire, Musset, Verlaine, Apollinaire, Anna de Noailles, Rostand père et fils, il les a pastichés tous, avec un brio qui faisait illusion et qui témoigne de son habileté à capter l'air du temps passé et présent. Ainsi a-t-il su rejoindre certaine avant-garde formaliste des années 60, dans un art coupé de la communication, pour prendre un bain de jouvence, sans cesser de produire parallèlement de charmantes romances avec trop

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de paroles. Ni de déposer au pied de la peinture moderne, Matisse l'ayant inspiré, des textes ambitieux mais obscurs. Dans le feuilleton esthétique, Malraux avait quand même plus de brio et d'imagination.

Aragon devait à sa dextérité hors de pair d'avoir traversé toutes les époques, pareil en cela à Cocteau autrefois. Pour le meilleur, du reste, les deux poètes, qui furent à la ville des causeurs d'un égal brillant, ne sont pas trop éloignés l'un de l'autre, bien que Cocteau, dont la vie ne souffrit d'aucune hypocrisie, ait, dans Plain-Chant, dépassé le trompe-l'oeil. Aragon le rejoint vaille que vaille dans la lignée très française des poètes de cour qui font entendre la même gracieuse chanson depuis Ronsard. Un public habitué à ces accents par des siècles d'écoute distraite à l'école a aimé les retrouver sous sa plume; il n'était pas dépaysé. Un "classique" doublé d'un "révolutionnaire", quelle aubaine quand la poésie moderne en crise ne dépasse pas, en général, le bricolage de l'indicible à l'usage des initiés! La poésie d'Aragon n'a rien apporté de neuf. Elle pâlit jusqu'à l'évanouissement, comparée à celle d'un Éluard, d'un Char, d'un Bonnefoy, d'un Reverdy, d'un Milosz. Dans l'histoire de la littérature, elle compte moins, tout entière, que le premier quatrain d'un sonnet de Mallarmé. Disparaîtrait-elle des anthologies que l'on ne s'en apercevrait pas, puisque ses ingrédients sont décelables en amont et en aval, à l'état pur.

La jeunesse ne s'y est pas trompée: Aragon n'a jamais eu de disciples ni même d'imitateurs, alors que les courtisans ne lui ont pas manqué. Que prendre à un copieur - fût-il supérieurement doué - sinon une invitation à lire des maîtres plus assurés d'eux-mêmes? En définitive, toutes les fautes qu'on lui reproche d'avoir commises auront été sans profit pour son oeuvre. C'est la première fois qu'en littérature le "vice" ne s'est pas trouvé récompensé en proportion de ses excès.

Angelo Rinaldi, L'Express, 31.12.1982

Aragon à regret(1997)

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Commémoration du centenaire de la naissance de l'écrivain oblige, et aussi entrée de son oeuvre dans la collection de la Pléiade. [...] Aragon sera toujours un peu et même beaucoup Gorki à Capri, île qui n'est pas un lieu de particulière damnation. Il était amusant, à la fin, de voir les membres du bureau politique - le BP - réactionnaires s'il en fut en matière de moeurs, se comporter telles des gouvernantes devant le vieil homme qui, émancipé de la tutelle de l'épouvantable Elsa, médiocre femme de lettres, rien moins que le genre nuisette La Perla, s'abandonnait aux fantaisies vestimentaires et garçonnières. L'un d'eux doit se rappeler la visite qu'il dut effectuer à l'aube dans un commissariat parisien, où l'on avait conduit Aragon surpris en train de caresser les fesses d'un nu de Maillol, en bordure des jardins du Louvre. "Mais qu'est-ce que vous fabriquez, grand-père? avait demandé le gradé de la patrouille. - C'est que je voudrais savoir comment on peut l'en..." Tard, trop tard, ressuscitait le sympathique dandy provocateur, complice du beau Crevel - il avait assez aimé celui-ci pour le trahir avant d'autres. Et qui fera jamais la part, chez ce caméléon, des troubles de l'âge et de la malice qui consiste à en jouer? Il faudrait interroger sur ce point le romancier François-Marie Banier, témoin juvénile des dernières années. Ne pas oublier non plus le poète Jean Ristat, qui fut son compagnon et son dernier amant.

Passons sur le livre qui sert de prétexte à la chronique [La Défense de l'infini]. Nous y reviendrons sans doute à la faveur des lectures de l'été prochain, et alors , nous n'aurons plus à dire les mérites de l'éditeur [Gallimard] et ceux de M. Lionel Follet, qui, poursuivant les travaux et les recherches d'Édouard Ruiz, a collationné ces inédits que l'on croyait perdus. Ou tout entiers dévorés par les flammes d'un autodafé de la main d'Aragon lui-même, à Madrid, en 1927. [...] De la littérature, c'en est, La Défense de l'infini, et de la meilleure, du moins pour ceux qui savent lire. Ils ne sont pas nombreux, aimait à répéter l'écrivain, en contravention avec le credo démocratique. [...] Peu ou prou, le scandale de la veille devient la norme du lendemain, dans l'intérêt de la liberté individuelle, sinon du style. Alors, on ne juge plus que la forme. Et le fait est que, dans ces morceaux disparates, elle est superbe, bien que l'on s'ennuie dans les tunnels - ils ne manquent pas. On n'aura garde d'oublier que lorsque Aragon écrit cela, sur la commande d'un mécène, la bourgeoisie savoure Marcel

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Prévost et Henri de Régnier avec autant de gourmandise qu'elle déguste Marguerite Duras aujourd'hui. Voilà tout pour l'heure et les obligations, en ce qui concerne La Défense de l'infini, qui est à placer juste au-dessous des meilleurs bouquins d'Aragon, lequel fut un polygraphe d'une confondante dextérité ou un écrivain prodigieusement doué. Deux façons de signifier la même chose. Et peut-être les mouvements d'une inlassable marée étaient-ils nécessaires pour que, échappant aux bouillonnements inutiles, trois chefs-d'oeuvre fussent déposés sur la rive: La Semaine sainte, hantée par l'ombre de Stendhal, et les fruits de la maturité, presque de la vieillesse, Le Traité du style et Aurélien, qui contient une figure de Drieu La Rochelle, le partenaire des soirées au bordel, des ruses des inaccomplis qui, dans le lit de la même femme, n'estiment pas coucher ensemble.

Pléiade, commémoration et tout le tremblement sont, au principal, l'occasion de faire une observation. Des terres, contrées et régions, le poète Patrice de La Tour du Pin disait: "Les pays qui n'ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid." Il en est de même pour les artistes, indépendamment de leurs qualités. Aussi divers qu'ils soient, Char, Léautaud, Cocteau, Colette, Crevel, et Artaud donc! en ont une. Aragon, poète mineur et majoré, reste devant la postérité l'arrogant et servile apparatchik qu'il devint, le vieillard n'étant pas parvenu à l'humaniser par de sympathiques frasques. Et il n'est pas exclu que ce soit parce que Louis, infidèle à sa nature, a vécu contre Aragon. Regret est toujours le mot de passe à l'entrée du royaume des morts.

Angelo Rinaldi, L'Express, 02.05.1997

Aragon, si l'on veut...(2003)

Il était fils «illégitime» d'un préfet e police. Il n'eut de cesse de se trouver un père officiel qui, dans le même métier, faisait figure de géant: Staline. On pourrait résumer de la sorte la vie de Louis Aragon (1897-1982), dernière figure de la littérature française de l'entre-deux-guerres, la plus brillante qui fût sans doute, avec le romantisme. D'un bout à l'autre du paysage,

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chacun avait du talent, voire davantage. Le PC, à qui il demeura fidèle jusqu'au bout, lui réserva des funérailles d'édrivain officiel, à la Gorki. C'en était un pour un État dans l'État, une société isolée du corps national par l'idéologie, mais nombreuse, puissante, organisée, fraternelle à la base au moins, qui fournissait de gros bataillons de lecteurs. Où est-on mieux qu'au sein de sa famille?

La mort d'Aragon provoqua cependant une déploration générale. Il en est souvent ainsi dans un pays où les quantre-vingts premières années d'apprentissage sont pour l'artiste les plus dures à passer. Ensuite, c'est l'éloge unanime. Plus tard, l'entrée de l'oeuvre dans la Pléiade. Clle-ci, maisntenat, en est à la publication du troisième volume pour le rassemblement des écrits, de l'ancien surréaliste aux sincérités successives, et aux bonheurs varies du point de ue de la prose et des vers. Sur papier bible, donc, un roman, «Aurélien», et le cycle des «Communistes», qui resta inachevé, à l'instar des «Chemins de la liberté» de Sartre. Du premier, il est convenu de penser que c'est l'un des plus beaux romans d'amour que son auteur ait conçus. Respectueux des convenances, admettons. Aragocha, comme l'appelait Elsa Triolet (1896-1970), sa compagne depuis 1928, son commissaire politique, son épine dorsale, qui était d'origine russe, Aragocha rédigea «Aurélien» au temps où il vivait, dans la clandestinité, avec cette romancière, d'une séduction de tricoteuse au pied de l'échafaud, et qui, romancière, le fut parce que dans un couple l'hystérique imite toujours l'autre. Celui-là eut dans la Résistance une conduite qui l'exposa à de réels dangers. [...]

Sur le plan de la technique, on observe, en cuistre, que ce récit d'une liaison n'a pas le ton lisse des grandes narrations, quand elles diminuent au maximum l'épaisseur du voile - le style - pour réduire la distance entre le public et les personnages. Le recours systématique aux démonstratfs, sous l'influence probable de Barrès, confère à l'ensemble le mouvement général du monologue d'un conteur au coin du feu. Il surplombe les protagonistes au lieu d'être à leur hauteur exacte. Il emprunte beaucoup au langage parlé, qui hélas se délite avec le temps. Un exemple, à propos du moral des troupes, en 14-18: «L'état d'esprit était déplorable... à force d'entendre dire que les Fritz bouffaient des briques, et de recevoir des parpins dans la gueule.

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Bérénice se détachera d'Aurélien, qui est devenu un homme d'ordre, et s'engagera ans la voie qui conduira Drieu à l'imbécillité, pour user d'un mot faible. Dans l'intervalle, on aura goûté le meilleur: la peinture, au cours de l'hiver 1922 d'une haute bourgeoisie qui rempoche ses billes, après le conflit dont les survivants ont grand-peine à se remettre. Intéressantes et vives, presque journalistiques, les scènes de la vie littéraire et théâtrale. [...]

M. Daniel Bougnoux, qui est le remarquable maître d'oeuvre de cette édition, ne se cache pas que «les Communistes», publiés par fascicules de 1949 à 1951, au plus fort de la guerre froide, sont, à la lettre, «mal famés». Il entend les défendre d'un discrédit simplificateur. Quand on aime, on n'a peur de rien. Et contre l'amour, pas un mot ne nous échappera, même si l'on ne voit pas trop où réside l'injustice dans l'accueil que la critique, à l'époque, réserva à la besogne du militant. Elle s'apparentait à la pénitence infligée au pêcheur. Elle coûta plus d'efforts qu'elle n'eut de resultats. Aragon n'avait pas qu'une fabuleuse adresse, c'était aussi un travailleur. Sans jouer sur les termes au sujet de quelqu'un qui dînait en ville, sinon à la cantine de «l'Huma», qui était snob et imbu de lui-même. «Roman à l'eau de rouge», avait affirmé Blondin, à droite, tandis que Nadeau, à gauche, renchérissait : «Brochure de patronage». On n´éprouvera pas le besoin de nuancer beaucoup pareils avis. Sauf si l'on s'apprête à soutenir une thèse sur l'histoire du presque défunt PC, Aragon essayant, dans son pensum, de cauteriser une plaie apparue là où le bât avait blessé. Avec la signature du pacte germano-soviétique, dénoncé par un Nizan, qui paya très cher sa caneur et son indignation.

[...] À la différence des militants, Aragon [...] savait depuis longtemps à quoi s'en tenir sur le goulag. Il se taisait, avalant toutes les couleuvres, tant et tant que son estomac dut ressembler, à la fin, au vivarium du Jardin des Plantes. On parlera une autre fois du poète qui fut moins original et profond que les Char, Éluard, Supervielle, Milosz, Cocteau, Desnos et Max Jacob, mais qui plut aux foules, doté qu'il était de la facilité macaronique des Rostand, Edmond et Maurice. Et si l'on évoque sa vieillesse, c'est que, généralement, on s'en desole. Parce que Aragon, coiffé d'un Stetson en velours blanc, habillé place Vendôme, apparaissait entouré de débutants des lettres au frais minois, qui avaient de l'avenir mais n'auraient

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jamais que cela. De chenapans de Saint-Germain-des-Prés qui eussent déconcerté les p'tits gars de l'UJC, destinés à devenir de bons époux, sur le modèle de Louis et Elsa. Or, à e moment-là, il était humain parce qu'il cherchait l'issue du dandy. Avait-il écouté Cioran, quandil conseille à l'individu de mourir en déserteur de toutes les causes «puisque seul le reniement rajeunit»? Si quelqu'un d'intelligent s'y attelait, sa biographie pourrait être plus captivante que son oeuvre.

Angelo Rinaldi, Le Nouvel Observateur, 24.04.2003

Joseph Hanimann sur Aragon

(1997)

Les multiples talents littéraires, l'écrivain Louis Aragon, au lieu de tout droit à l'oubli sélectif à l'immortalité. Déjà lors de sa mort il ya une quinzaine d'années, il a eu en France des centaines de taille année. À cet égard, la nouvelle publication de l'inondation centenaire de la naissance de diverses études, rassemblées par Jean Ristat Aragon album chez Gallimard et - fin - inscription à l'édition de la Pléiade classique est loin d'être une redécouverte. Tous les cas elle apporte une diversité de cette nouvelle Umgewichtung écrivain profil. Aragon, la Surrealist, le communiste, de la poétique Antikonformist, linientreue des liens intellectuels, de l'indiscipline Avantgardist, de la grandiose Volksliterat, le Goncourt d'universitaires ou de la vieillesse selbstparodistische Narr: selon l'humeur du temps, ces différents registres de l'existence de taux Lite envisagée. Le dernier registre que: Aragon, le génie de la jeunesse perdue provocatrice. [...] Derrière le surréalistes, le peuple de l'auteur, de la propagande et de partisans se dresse toujours, une tête plus grand, et que la Unklassifizierbare tourne parfois posthume de l'oeuvre encore à l'édition croisées. [...]

Joseph Hanimann, 1997

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Pierre Daix sur Aragon

(1994)

[...]André Clavel: À propos des rapports entre Aragon et le PC, vous allez beaucoup plus loin qu'en 1975. Vous n'hésitez pas à écrire que le communisme fut "son pire drame"

Pierre Daix: Oui. Parce qu'il s'est senti terriblement floué après avoir cru si fort au communisme: il pensait que cette idéologie allait accoucher d'une société vraiment meilleure, capable de le comprendre et de l'aimer. À ce niveau, il a été extraordinairement sincère.

[...] Pierre Daix: [...] Je ne veux évidemment pas l'excuser de ses fautes politiques, mais je crois que son vrai visage est ailleurs: dans l'avenir, seuls ses romans et ses poèmes compteront. Le reste tombera dans l'anecdote.

André Clavel:Vingt ans se sont écoulés entre vos deux portraits d'Aragon. Que gagne celui que vous esquissez aujourd'hui?

Pierre Daix: Je crois que ce nouveau portrait accentue la complexité d'Aragon en nous permettant de mieux saisir son déchirement intérieur: nous mesurons désormais à quel point son besoin d'écrire fut lié à ce déchirement-là, à sa volonté farouche de s'en guérir, pour connaître le bonheur. Du coup, l'image de l'Aragon politique perd en densité et laisse apparaître son véritable drame: c'est-à-dire sa terrible solitude, son incapacité à trouver la main fraternelle.

André Clavel: Cette vie si complexe fut "une vie gâchée", écrivez-vous...

Pierre Daix: Je ne parle évidemment pas de l'écrivain, mais de l'homme: il a gâché sa vie parce qu'il n'a pas pu changer la vie et parce qu'il a vu s'effondrer toutes les utopies dont il avait rêvé.

[...] André Clavel: Quel dernier visage gardez-vous d'Aragon?

Pierre Daix: À la fin de sa vie, il y avait chez lui des moments de lucidité exemplaires et des moments d'absence pathétiques. Il a été très malheureux quand le parti a mis fin à l'aventure des Lettres françaises. Après la

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mort d'Elsa, en 1970, il se trouva soudain sans confidente, sans complice: il a pourtant eu le courage de survivre.

Pierre Daix, 1994

Pierre Lepape sur Aragon

(1997)

[...]Que reste-t-il d'Aragon stalinien ignominieux, ami félon, amoureux truqueur? Rien ou presque: des rancunes qui disparaîtront avec la mémoire de ses contemporains, de la matière à psychanalyse, des énigmes pour biographes, quelques points d'exclamation pour jalonner les chemins tortueux de l'histoire intellectuelle de ce siècle. Des écrits aussi, hélas, parfois lamentables, parfois abjects, jaillis de la même plume et de la même pensée que les plus beaux poèmes et qu'on s'efforce vainement à imaginer d'une autre main, d'un autre homme, d'un autre Aragon à la face de ténèbres. Vainement, car au plus bas de la bassesse on y décèle encore, inimitables, sa griffe, son style, son orgueilleuse jouissance à s'avilir. On peut oublier Racine dans Bérénice, il est impossible d'oublier Aragon dans la moindre phrase d'Aragon.[...] S'il est vrai qu'Aragon n'eut pas la prudence ou la complaisance de placer ses livres hors d'atteinte des violences partisanes, si même il les y plongea avec un sens affirmé de la provocation, les remous et les clameurs n'ont jamais suffi à masquer l'évidence et l'ampleur de son génie. Il y a toujours veillé. Que chacun, dans cette vaste et chatoyante étoffe, se taille ensuite un habit à sa mesure et à son goût, Aragon lui-même y invite qui passa sa vie d'écrivain à remanier les proportions et les perspectives de son oeuvre, ajoutant ici, retranchant là, glosant ailleurs, sans parvenir jamais à trouver ses aises. Pas plus que la Révolution française, les écrits d'Aragon ne sont un bloc: à prendre ou à laisser; mais la signification n'en est évidemment fournie que par l'ensemble, brisures comprises et rafistolages inclus.[...]

Pierre Lepape, 1997

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Maurice Nadeau sur Aragon

(1997)

[...]

Tout de même, vous ne trouvez plus un seul motif d'indignation dans l'actualité littéraire?M.N. Si, bien sûr! Un exemple récent: le supplément de huit pages que Le Monde a consacré à Aragon. Ce n'est pas injustifié, c'est exagéré. Ça m'a fait bondir, même si j'y ai participé en y publiant un billet un peu discordant. J'ai arrêté de lire ce journal à cause de ça. D'accord, Aragon existe, il est là. Je ne le relis pas mais je ne le considère pas pour autant comme un écrivain négligeable. Mais pourquoi n'a-t-on pas consacré autant de place aux centenaires de Breton, de Bataille ou de Tzara?

À quoi bon comparer!M.N. On ne peut s'en empêcher. [...] Aragon aussi occupe trop de place. Au fond, je ne l'ai jamais pris au sérieux. Au début, ses textes me plaisaient. Mais après, avec son engagement politique, tout ça...

C'est votre côté trotskiste qui reprend le dessus?M.N. Peut-être.

Maurice Nadeau (Propos recueillis par Pierre Assouline), LIRE, no 260, novembre 1997,

Philippe Sollers sur Aragon

(1997)

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Contre la légende pieuse des dévots communistes ou académiques; contre, aussi, le dépit amoureux d'un certain gauchisme et l'agressivité programmée des réactionnaires de tout poil (cela fait beaucoup de monde), le cas Aragon devrait être réexaminé comme l'un des plus singuliers du XXe siècle. Pour cela, il faut non pas endormir les textes dans une perspective historique prédéterminée, mais bel et bien examiner l'histoire à travers ce que révèlent ou cachent ces textes eux-mêmes.[...]On sait que Breton a accueilli avec un silence glacial la lecture de passages de Défense de l'infini. [...] il suffisait sans doute de pousser le libertinage jusqu'à ses plus extrêmes conséquences. On imagine par ailleurs sans peine les surenchères hystériques de Nancy Cunard, ou, assez vite, la dissuasion séductrice et amère d'Elsa Triolet. La bourgeoisie poursuivait sa mise en scène moisie. Le jugement "prolétarien" de l'appareil stalinien, lui, n'était pas moins prude et sévère. Que pouvait faire Aragon? Brûler ses papiers?Se tuer? Il n'a réussi ni l'un ni l'autre. [...]

Philippe Sollers, 1997

François Taillandier sur Aragon

(1997)

[...]C'est pourquoi il y a plus que de la myopie à reprocher à Aragon de n'avoir pas, face aux lenteurs de la déstalinisation française, adopté une attitude plus fracassante, autrement dit de ne pas s'être fait le héros d'anecdotes journalistiques - alors qu'à soixante-cinq ans, devant le fait historique de l'impasse stalinienne, il n'entreprend rien de moins que de bouleverser et reconstruire son art romanesque, ses présupposés, ses notions, ses procédés, tout ce par quoi l'écriture dit le monde, au risque de n'être plus suivi, de s'y perdre lui-même, dans l'apprentissage du chaos, la remise en question du "pouvoir de l'homme sur les événements montrés". Aragon a fait mieux,

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bien mieux que de devenir le Garaudy du Paris littéraire (je veux parler du Garaudy de 1970, naturellement, et non pas de sa plus récente métempsycose): il a accusé le coup de l'Histoire au coeur de son travail et de son oeuvre, ouvrant grandes les portes, acceptant désormais d'écrire "au milieu", comme il dit, depuis cette nuit par quoi commence Murmure, et dans laquelle passe le souvenir d'une baignoire de 1952 où le temps s'est perdu.Oui, il y a plus que de la myopie à regretter je ne sais quelle guéguerre de communiqués de presse, alors qu'en 1964, un quart de siècle avant l'écroulement du mur de Berlin, Aragon a tiré dans son activité même de romancier toutes les conclusions de l'Histoire, et de telle façon qu'il est encore en avance sur nous.[...]

F. Taillandier, 1997

Olivier Barbarant sur Aragon(1997)

Avant-propos (extraits)

Éclipsé dans ses nombreux miroirs, Aragon demeure un poète méconnu.

Sans doute appartient-il à une période où les auteurs, pour des raisons qui n'ont rien d'esthétique, disposaient dans la vie sociale d'un statut et d'une chambre d'échos. Sans doute chacun garde-t-il souvenir, au sujet du poète de la France, du communiste, du chantre d'Elsa, de quelques idées et de quelques textes. Le seul nom d'Aragon évoquerait donc, au-delà des seuls fervents de poésie, au moins des extraits de poèmes ou de chansons, et les images d'un parcours complexe, généralement réduit à ses ruptures et à ses liens : rupture avec les surréalistes et André Breton en 1932, refus de rompre, quoi qu'il arrive, avec le Parti Communiste jusqu'au décès de 1982. Dans sa très longue biographie, il a connu et orchestré bien des métamdemeurent également orphoses, pratiqué de nombreuses formes, contribuant de lui-même à compliquer ses propres traces. Qu'il dmeure de cet écheveau de signes une

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image, même confuse, dans la mémoire collective n'est peut-être pas si mal. Très peu d'auteurs après tout ont droit à l'injustice d'une légende.

On peut appeler gloire en effet un tel phénomène de réduction. On pourrait, appréciant Aragon, se féliciter qu'il évoque encore, dans un cercle moins restreint que d'ordinaire, des lambeaux de vers, les débris d'un portrait. Mais la figure de l'auteur, encombrée de mythes, d'anecdotes souvent partiales, de schématisations, projette son ombre sur les poèmes comme sur les romans. Beaucoup moins lus que cités, les textes n'ont longtemps servi qu'à confirmer des partis pris.

En dehors des travaux universitaires, qui vont croissant, la critique ainsi s'est trop longtemps placée sur un terrain de bataille : celui de l'admiration béate contre l'hostilité systématique, chaque simplisme alimentant l'autre. L'homme Aragon n'a guère arrangé les choses, de son vivant, en refusant de réduire des paradoxes souvent superficiels, en lancant d'imprudentes sentences, en orchestrant finalement une grande parade où le poète circula un temps un masque sur la face, une traîne de feu charriant, comme ses vers, un mélange de dorures et de douleurs, de malheur crié et de sang véritable. Malgré les injustices, il serait donc vain de le présenter comme une victime des malentendus qu'il a contribué à faconner. Mais sur les aspects les plus irritants de sa biographie, de son militantisme ou de son oeuvre, les deux points de vue demeurent également insuffisants et infructueux. Procureurs et avocats ne servent jamais que leurs causes, les uns en se payant le luxe facile d'avoir raison trop tard, les autres souvent pour tenter, au socle d'un grand homme, de justifier leurs dérisoires errements. Pour évoquer Aragon, peut-être faut-il à présent sortir du tribunal, et recommencer la lecture.

Olivier Barbarant, Aragon : la mémoire et l'excès

SN. Sur Aragon

(1997)

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Personne ne peut plus authentique sur les mouvements d'avant-garde que celui de donner des renseignements qui les mitprägt. Lors de sa soirée thématique sur Louis Aragon Arte a laissé les surréalistes français, décédé en 1982, lors de son centième anniversaire donc largement la parole - par ses poèmes, romans et articles, ainsi que d'extraits d'entrevue, la vague image de l'écrivain précis. La richesse et la densité des citations, souvent laissés dans l'original et avec des sous-titrée, a été en partie périodes difficiles, mais sexy Kost. Elle a fait la soirée «Un poète dans son opposition" - il est aussi de la culture Arte oui d'habitude - à un Gageure, le spectateur a demandé et récompensé. Ce dernier n'était pas à l'extravagance de l'Aragon et de ses propres textes, usage du langage, qui, une fois découvert, difficile en fait son charme. [...]

SN. 1997

Frédéric Ferney sur Aragon

(1997)

[...]Où le situer, entre la soumission et l'esclandre?C'est toujours un jeune homme qui se récrie et qui se déplore: Tous ce que je sais, je l'abaisse. C'est celui-là, lui, et lui seul, qui m'importe et qui me demeure incompréhensible. (p. 18)[...]

Plus je te lis, moins je te connais, et plus je te désapprouve, et plus je t'aime, pardon! On n'aime pas forcément qui mérite de l'être, et c'est cela qui est beau, sinon on ne saurait aimer qui que ce soit. L'amour n'est-il pas toujours déjà là, au-dessus ou à côté de nos mérites? (pp. 19-20)

[...]

Ce cerf aux abois qui se mire à la dérobée dans les frayeurs et l'ignominie de la meute,

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cet amant triste, ce veuf gai, puis gay, puis gaga, ce trublion coiffé un matin par Dada, mais si tu salis ton beau gilet tout neuf, gare à toi, Louis! tu seras puni par Maman, au piquet, mon garçon!Et que je me drape dans mes erreurs, et que je farde mes agonies, en me mordant le pouce, et que je plaide obstinément coupable!L'infini, est-ce aux antipodes du bonheur? Et comment, par quelle.bizarrerie, cette forte tête finira-t-elle par s'engager, au-delà des écueils et des songes que son cerveau invente, hordes! brumes! légions! sur une voie étroitement surveillée?Je ne sais.Et, au fond, éperdument, je m'en fiche, je répugne à toute hypothèse définitive, grave ou sensée, sur la question. J'aime tout, abusivement, dans ce que j'aime. Et quand on aime, même si c'est mal, il faut le crier, sinon le coeur éclate. (p. 21)

[...]

Aimer!Je ne demande rien d'autre à un écrivain. (p. 31)

[...]

Et puis, parmi eux, soudain, il en est un qui paraît, comme un étranger, dans sa primauté dansante, dans une langue qu'on croyait morte, qui se détache du cortège et sort du rang. Pour moi, aujourd'hui, et sans l'ombre d'un doute, c'est lui et ce n'est pas un autre: Aragon.Quoi, le tovaritch en robe de chambre, le chantre de la Guépéou, l'éternel fakir en lévitation sur sa planche à clous! [...] C'est un cadavre que tu déterres. Pas défendable. Pas toi.Si, moi.Il avait la passion de ce qui commence: aube, fleur, incipit.Il n'était pas de mon bord, et après! ni du vôtre ni du leur. Il campait toujours sur une autre rive. C'est ainsi qu'on perd tous ses amis. Ô Louis, ta mémoire est un sépulcre où pourrit le coeur de tes camarades: âmes, soeurs, faux jumeaux, frères ennemis: [...] (p. 32)[...]

On devient, en lisant cet auteur défendu - et dans tous les sens -, le contraire d'un adepte.

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Soyez donc des lecteurs, pas des adeptes.Avec lui, on s'absente, on s'éloigne de son camp, n'importe lequel, on désapprend de croire. On rend sa carte, on se désabonne. [...] (p. 36)[...]

Aragon est tout l'opposé d'un guide spirituel, d'un gouvenreur d'âmes.Appelons les choses par leur nom: c'est un dépravateur. [...] (p. 37)[...]

Ce jeune homme [qu'il fut] m'intimide: il ne m'est ni un ami, ni un maître - quel mauvais maître ce serait, je le redis, mais je n'en connais pas de bons, ils sont toujours si lointains ou si proches! (pp. 38-39)[...]

Je résume: un Pour Aragon sera forcément un Contre Breton et réciproquement.Sa seule excuse: Aragon l'a aimé.Breton fut le premier qui donna à Aragon le sentiment d'appartenir: à un groupe, à un clan d'élus, à un parti, déjà. C'est malin! (p. 61)[...]

Sans père, sans famille, forcément scandaleux, bâtard, sans foi ni loi, voyou, et Arthur Rimbaud, ce n'était pas aussi une petite frappe! ni Dieu ni maître, cordon rouge moscovite (pardon Messieurs les jurés, l'Ode à Staline, ce n'est quand même pas lui, c'ést Éluard!), poète de grand chemin, saboteur de charme. (p. 82)[...]

J'ai eu autrefois un prof, un communiste, qui disait: C'est un mauvais communiste; pas fiable.Un autre, un jésuite: Un vrai jésuite, un bolchevik de Dieu, mais sans Dieu, évidemment. Comment savoir? Évidemment, ils ne l'avaient pas lu. Pas tout entier. (p. 87)[...]

A-t-on bien compris cela? Pour toi, il n'y a pas d'un côté vivre, de l'autre écrire: il n'y a qu'une seule manière d'exister. Oui,

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plusieurs façons d'aimer.Et une seule façon d'écrire: la tienne. (p. 106)[...]

Je crois vain de te rechercher, Louis, ailleurs que dans l'encre: je refuse de lâcher la proie pour quérir l'ombre. C'est dans l'encre que tu te risques et que tu te noies. Tu n'es pas le premier: Beau liquide, du reste, que ce liquide sombre! et dangereux! Comme on s'y noie! Comme il attire! (Flaubert, à Louise Colet, le 14 août 1853). (p. 108)[...]

Et pourtant, le jeune homme, engagé et prometteur, est intact en toi jusqu'à la fin, et même il semble renaître, plus large de front et plus frêle d'épaules, sous un Stetson blanc, plus provocant que jamais, plus frivole, après la mort d'Elsa. [...]

Soupault seul parle de ta bonté, Louis, il s'en souvient. Je crois à cette bonté: tu ignores le Mal qui a partie liée avec la vérité, tu as toujours eu du mal avec la vérité: tu ne connais que la ferveur.C'est ce côté inhumain, irréligieux au fond, que désapprouvait Breton, ta ferveur. Apôtre sans Dieu: il avait peut-être raison, mon jésuite, après tout.Oui, oui, on dira ce qu'on veut, mais au moins celui dont on parle n'a jamais maltraité l'amour. (p. 117)[...]

On parle de la facilité d'Aragon, on oublie toujours le travail. Rien de forcé dans ce labeur qui se donne pour caprice. Vivre, écrire, comme on respire. Nul plus que lui, dans ce siècle (à l'exception, peut-être, de Valéry) n'a su, pourtant, aussi bien faire fructifier ses dons.Travailler, ça s'appelle. (p. 135)[...]

Tu veux aimer, tu ne sais qu'adorer. Tu es à toi-même une contrée, un empire, un monde, c'est tout, oui? Avec cela, pressé de conclure et, comme tu fais fuir les bonnes gens, tu te crois dangereux. (p. 143)[...]

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Le sais-tu? Tu quittes un monde que tu jugs sans aménité pour un autre qui te jugera encore plus sévèrement. On va classer tes élans, tes inclinations, tes lacunes. On va déplorer tes penchants. Tu vas devenir la proie des chasseurs d'ombres, des scribouillards et des interprètes,Je ne suis qu'un de ceux-là parmi tant d'autres. (pp. 165-166)[...]

Tu n'es pas un homme de plaisir. Ce que tu veux, toi, c'est le vertige. Nuance. [...]

Tu es le siècle, sa force, son piètre instinct, comme Voltaire et Hugo l'ont été dans le leur. Mais auprès de toi, Hugo me fait l'effet d'un paysan qui rentre du marché, les poches gonflées, ayant fait ses affaires. Et Voltaire lui aussi, ayant des doutes comme on an des rentes. [...]

Ton oeuvre à elle seule, mais lisez donc! est un délicat traité du pastiche - et dans le pastiche, il y a l'amour qui est la divine douleur de vivre; et dans la parodie, mais ça ne t'effleure pas,il y le contraire de l'amour.Tu as ce charme d'alambic, voleur! cette faculté d'abeille, cette ardeur à piller tous les parfums. (p. 175)[...]

[...] mais comme ton style est à toi, qualités et défauts! comme toi seul sais le manier sans qu'on puisse impunément te le dérober! [...] [...]

Un art qui se souvient et qui invente, jamais l'un sans l'autre, voilà le secret. Un lien, une salutaire infidélité et un jeu. C'est cela, la tradition. Et c'est cela, écrire. [...]

Concilier le français, cette langue de caissier, précise et inhumaine, avec le scandale et la féerie érotique, factieuse et facétieuse, c'est cela que tu veux?Je n'ai jamais cherché autre chose que le scandale.Non, tu n'as voulu qu'être écrivain. Tu t'es mouillé, tu t'es compromis - flingué! comme dit Taillandier.

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Dans tes commentaires - quel mot, comment taire? - tu superposes à celui qui a écrit celui qui a vécu. Les chapitres épars et lacunaires d'une existence. On n'y peut rien, c'est toi qu'on cherche: le mal d'écrire ne se sépare pas du mal de vivre, du moins à cette époque.Tu as toi-même voulu nous livrer la genèse ou la signification de certains détails, de certains épisodes, comme si on pouvait rectifier la cendre, l'or, la facétie, mais à quoi bon? Ton travail de critique, ta glose, tout s'enfonce dans la fiction. Ton commentaire entretient et prolonge l'équivoque. On nage entre deux eaux, on erre entre deux récits. (pp. 184-185)

Frédéric Ferney, 1997

Daniel Rondeau sur Aragon(2000)

Aragon, songes et mensonges

[...] Dès 1931, Aragon prend la peine d'expliquer, dans Les Écrivains dans les soviets s'il vous plaît, qu'il faut "se garder de la phrase révolutionnaire, de la phrase gauche, cette maladie dangereuse dont a souffert particulièrement le mouvement ouvrier français", de "cette surenchère à la réalité révolutionnaire qui n'est pas sans comique".

On voit qu'Aragon ne cesse de s'interroger sur ce qu'il fait, c'est-à-dire sur ce qu'il écrit, ce qui lui évitera toujours d'avoir à manger son chapeau. Aucune trace de phrase gauche dans Les Beaux Quartiers et Les Voyageurs de l'impériale. Aucune tache de propagande (de même qu'il n'y a aucune tache d'antisémitisme dans Le Voyage de Céline). Le romancier crée une machine à explorer le monde réel, comme il inventera plus tard, au moment de Blanche ou l'Oubli, une machine à explorer le roman. Il manifeste dans ses deux livres une singulière connaissance des âmes, une science de la société, de son "petit

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hexagone", et une virtuosité sans pareille dans l'art et la manière de s'emparer du mouvement de la vie - souvenirs, naufrages, forces de la pensée et du coeur, liberté, absurdité, élans perdus, respiration de l'Histoire - sans pourtant se priver du plaisir de "fixer des secrets" de son histoire personnelle.

[...]

Aragon savait qu'il n'y a pas de couronnes innocentes. Sa couronne fit parfois de sa vie un terrible voyage, mais, contrairement à Sartre, Aragon avait toujours beaucoup appris, ou plutôt beaucoup désappris, et il trouva toujours dans le miroir des mots la force, le coeur et le sang, de donner à ses livres la couleur des songes.

Daniel Rondeau: "Aragon, songes et mensonges", L'Express, 24.02.2000

Jean-Louis Ézine sur Aragon(2000)

Aragon sans retouche

[...] Entre 135 et 1945 [...] Aragon déploie une activité et un magistère sans exemple, peut-être, dans l'histoire de la vie intellectuelle. Alors que les combats, les tragédies dépassent de beaucoup l'échelle d'une oeuvre et d'un individu (montée des périls fascistes, victoire du Front populaire, Munich, la guerre mondiale), et qu'Aragon, qui dirige la rédaction du grand quotidien populaire Ce Soir, aux côtés de Jean-Richard Bloch, doit affronter jour après jour ce chaos insensé, il trouve encore le temps d'écrire deux chefs-d'oeuvre, Les Beaux Quartiers et les Voyageurs de l'impériale, qui non seulement le montrent au sommet de son génie romanesque mais constituent sans doute les plus violentes bombes à retardement jamais fabriquées contre le "réalisme socialiste", école supérieure de la médiocrité dont ses adversaires auraient voulu faire de lui le parangon mafieux (voire le pape, pour les plus haineux).

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À cette légende complaisamment entretenue du missionnaire servile et de l'"ingénieur des âmes", pour reprendre un mot d'ordre auquel l'intelligentsia militante était alors priée de se conformer, l'édition de la Pléiade établie par Daniel Bougnoux apporte un démenti aussi flamboyant qu'argumenté. Par son adhésion au Parti, Aragon rompt avec le désordre suicidaire qui l'avait fait jeter au feu manuscrits, amours et rêveries surréalistes. C'est bien d'un pacte avec le "réel" qu'il s'agit, et c'est à cette enseigne que se rangeront ses plus grands textes. Pourtant, fidèle aux devoirs du "mentir-vrai", Aragon n'est jamais là où on l'attend, et "les Beaux Quartiers" comme "les Voyageurs de l'impériale", qu'il faut relire pour leur incroyable modernité, l'installent hors des champs de bataille et des contingences de l'Histoire: "Jamais rien ne nous sera plus ressemblant que notre imaination, notre pure imagination..."

Jean-Louis Ézine: "Aragon sans retouche", Le Nouvel Observateur, 12.04.2000

Louis Aragon vu par la Bibliothèque de la Pléiade(2001)

Présentation d'Aragon par la Bibliothèque de la Pléiade

Poète, romancier, journaliste, communiste et dandy, Aragon (1897-1982) fut de toutes les aventures littéraires et politiques du siècle. Son oeuvre, comme lui-même, est hantée par toutes les questions qui survivent à leurs réponses. Où est le véritable amour, et comment faire jamais face à l'infini du désir? À quelles fins l'art peut-il servir? Les histoires ou l'Histoire ne sont-elles que bruit et fureur? Quelle est cette chose insaisissable qu'on appelle "monde réel"? Et, surtout, tant le risque de trahison est intime, "Quel est celui qu'on prend pour moi"?

Bibliothèque de la Pléiade, Catalogue 2001, Gallimard, 2001,

Jean Ristat sur Aragon

(2003)

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"Je veux réhabiliter Aragon"

[...] Après 1970, Aragon n'était ni débile, ni gâteux, il lui restait douze ans à vivre, qu'il a vécus dans une liberté qui scandalise, et en déployant une activité créatrice importante.

[...] Il m'a séduit tout de suite par sa grande élégance, son respect, son attention aux autres. Il n'y avait chez lui nulle condescendance. Il aimait vraiment ls textes [de Ristat]. [...]

[...] Mais Aragon était un homme extraordinaire, éblouisant, drôle, vif, beau, cabot, tandis qu'Elsa était déjà marquée par la vieillesse et la maladie.

[...] Petit à petit, une affection filiale nous a liés. Elsa m'appelait «mon complice». J'avais d'elle, comme beaucoup de gens, une image de femme autoritaire, cassante. Mis il faut dire qu'il n'était pas facile de vivre avec Aragon!

[Question de Jean-Claude Perrier: Votre opinion sur Elsa Triolet a-t-elle évolué au cours de ces années d'amitié?]

Tout à fait. Il faut réhabiliter Elsa! C'est assez extraordinaire, cette haine qui entoure leur couple. Les gens ne peuvent pas supporter qu'il y ait une femme auprès d'Aragon. Rien de semblable avec le couple Sartre-Beauvoir. Je peux affirmer qu'Elsa savait tout de Louis, et notamment qu'elle connaissait ses amitiés avec des jeunes gens, qu'il a eues tout au long de leur vie commune. Contrairement à l'opinion toujours colportée, Aragon n'a absolument pas «libéré» son homosexualité seulement après la mort d'Elsa.

[Question de Jean-Claude Perrier: Que s'est-il passé après la mort d'Elsa?]

Nos rapports ont encore évolué, mêlant l'amour filial et l'amour tout court. [...] Avec Louis, nos rapports étaient complexes, difficiles, mais on a vécu comme ça. Il était amoureux e moi, qui en aimait un autre. Il était naturellement jaloux. Cet amour impossible l'a sans aucun doute fait beaucoup souffrir... Il y a

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eu de la cruauté de part et d'autre. Mais je n'ai jamais été l'amant d'Aragon! Théâtre/Roman, quIl a publié en 1974, c'est notre histoire, bien sûr transcendée par la littérature. À partir de 1979, je suis devenu le fils, l'ordonnateur des plaisirs, le fondé de pouvoir d'Aragon. C'st moi qui, désormais, m'occupais de tous les aspects matériels de sa vie, ainsi que de la gestion de son oeuvre, et de celle d'Elsa Triolet.

[...]

[1979] C'est le moment de l'effondrement d'Aragon. [...] il est victime d'hallucinations, de délire paranoïaque. Il sombre même dans le coma. Il s'en remettra, et, jusqu'en 1982, érira encore un peu, se mettra à dessiner.

[Question de Jean-Claude Perrier: De quoi vivait Aragon?]

De ses droits d'auteur. [...] Ses principales sources de revenus provenaient de la Sacem, pour ses poèmes mis en musique par de très nombreux chanteurs; des ventes de son OEuvre poétique complet en quinze volumes [...]; et d'une mensualité de son éditeur, Gallimard [...]. Ses livres se vendaient, Aragon vivait de sa plume. Mais il n'avait pas de fortune, ni, contrairement à des écrivains comme Breton, Éluard ou Tzara, de collection de tableaux. Aragon ne pouvait thésauriser, ni capitaliser, il n'était pas intéressé, l'argent lui filait entre les doigts. Toute sa vie, il a vendu ses manuscrits, ou ses livres, pour se faire de l'argent.

[À propos des problèmes de Ristat avec l'appartement parisien et la maison d'Aragon dans les Yvelines:]

Oh oui! Er je ne suis pas sûr que la droite n'aurait pas réglé tous ces problèmes avec plus de sens national... [...]

[...] en 1972, il y a eu un moment très grave, avec la suppression des Lettres françaises. Certes, le journal coûtait cher au Parti, mais il en avait, à l'époque, les moyens. Mais il est évident que cette décision fut politique et non financière. Georges Marchais jugeait Aragon politiquement incontrôlable. Dans son dernier éditorial, Aragon écrivit : «J'ai gâché ma vie.» La suppression du journal d'Aragon était une étape d'une dérive ouvriériste amorcée par le PCF, contre les intellectuels

Page 81: Aragon, l'homme et l'oeuvre,les.tresors.de.lys.free.fr/poetes/aragon/critique_sur... · Web viewIl y a tout à risquer avec lui." Écrire sur l'auteur d'Anicet, c'est agacer dans

dont il s'est peu à peu coupé, ce qui explique entre autres son état actuel, vidé de sa substance.

[...]

[...] Aragon. Lui, il était la poésie en acte.

(Propos recueillis par Jean-Claude Perrier, Livres Hebdo, no

500, 7 février 2003,