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    Dominique Ottavi

    Lart

    Textes expliqus, sujets analyss, glossaire.

    Collection dirige par Laurence Hansen-Lve

    Edition numrique : Pierre Hidalgo

    La gaya scienza

    avril 2011

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    Table des matires

    Introduction ........................................................................ 6Lart doit tre pens ................................................... 7Le sentiment esthtique............................................. 9La cration artistique................................................12

    Lart et le travail ................................................... 12Lart est la cration du gnie ................................ 14

    Art et reprsentation.................................................15Lart en question .......................................................17

    1. Le sentiment esthtique ................................................. 20Texte 1: Lenthousiasme, Platon (v. 427-v. 347 av. J.-C.)............................................................................ 22

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 24Texte 2 : Le beau nest pas lagrable, E. Kant (1724-1804) ........................................................................ 25

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 27Texte 3 : Le beau est aussi une proprit des uvres,G. -W. F. Hegel (1770-1831)..................................... 29

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 30Texte 4 : Beaut naturelle et beaut artistique, G. -WF. Hegel (1770-1831) ................................................ 32

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    Pour mieux comprendre le texte ......................... 332. Art et travail ................................................................... 36

    Texte 5 : Lagir et la cration, Aristote (384-322 av.J. -C.)........................................................................ 39

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 40Texte 6 : Les abeilles exercent-elles un art ? E. Kant(1724-1 804) ............................................................. 42

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 43Texte 7 : Les rgles de lart, E. Kant (1724-1804) .... 45

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 46Texte 8 : Lart est une forme de la fte, G. Bataille(1897-1962) .............................................................. 47

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 49Texte 9 : Luvre dart comme modle rduit C.Lvi-Strauss (1908-2009).........................................51

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 533. La cration artistique..................................................... 56

    Texte 10 : Le gnie, E. Kant (1724-1804)................. 59Pour mieux comprendre le texte ..........................61

    Texte 11: Lillusion de la facilit, F. Nietzsche (1844-1900) ........................................................................ 62

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 64

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    Texte 12 : Le temps de la cration, H. Bergson(1859-1941) .............................................................. 65

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 67

    4. Art et reprsentation...................................................... 69Texte 13 : Lartiste imitateur, Platon (v. 427-v. 347av. J. -C.) .................................................................. 72

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 74Texte 14 : Le charme de limitation, Aristote (384-

    322 av. J. -C.) ........................................................... 76Pour mieux comprendre le texte ..........................77

    Texte 15 : Lart est un besoin 19 de lesprit G. -W. F.Hegel (1770-1831) .................................................... 78

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 80Texte 16 : Lart : une perception tendue H. Bergson

    (1859-1941) .............................................................. 81Pour mieux comprendre le texte ......................... 83

    5. Lart en question ............................................................ 86Texte 17 : Pouvoirs de linconscient, S. Freud (1856-1939).........................................................................89

    Pour mieux comprendre le texte ..........................91

    Texte 18 : Un amour suspect, P. Bourdieu (n en1930) ........................................................................ 93

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 94

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    Texte 19 : Innovation et tradition, C. Lvi-Strauss(1908-2009).............................................................96

    Pour mieux comprendre le texte ......................... 97

    Texte 20 : Une illusion salutaire, F. Nietzsche (1844-1900) ........................................................................ 99

    Pour mieux comprendre le texte ........................ 101Texte 21 : Peut-on reproduire une uvre dart ? W.Benjamin (1892-1940) ........................................... 102

    Pour mieux comprendre le texte ....................... 104Sujets analyss................................................................. 107

    Premier sujet : Devant une uvre dart, peut-ondire : chacun son got ? .................................107Deuxime sujet : Une uvre dart nous invite-t-elle nous vader du monde ou mieux le regarder ? .110

    Glossaire ........................................................................... 113 propos de cette dition lectronique ............................ 120

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    Introduction

    Lart, aujourdhui, semble sadresser tous ; la convic-tion, largement partage, quil concerne la socit dansson ensemble sallie aux moyens de communication demasse pour le rendre accessible mme ceux qui ne lerechercheraient pas spontanment.

    Toutefois, lart, dans ses formes contemporaines, estsouvent rput loign du public, daccs difficile et rser-v des initis.

    En fait, ces deux aspects entretiennent peut-tre secr-tement un rapport. La facilit apparente de laccs auxuvres dart, qui rpond un souhait galitaire, ne garan-tit pas que la perception et labord en soient plus aiss, ds

    que lon quitte cette apprciation quantitative poursintresser la ralit des ractions individuelles.

    Faut-il se fliciter sans rserve du succs, mesur ennombre dentres, de certaines grandes expositions ou decertains concerts, du mcnat dentreprise ou du fait queles muses sont devenus des lieux pdagogiques ? Cettesurenchre de bonne volont est peut-tre source de ma-

    lentendus : alors que luvre dart est toujours cense trele reflet dune individualit qui exprime ainsi son origina-lit, on lui demande, sans doute de manire contradic-toire, de plaire un public de plus en plus large. Certainshistoriens de lart ont dailleurs soulign dans lart con-

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    temporain un culte du nouveau , cest--dire une fuiteen avant dans la recherche systmatique de lindit ;comme si les formes devenaient primes ds quelles ne

    choquent plus lopinion, la provocation risquant de deve-nir la seule finalit de lart. Les artistes nont-ils le choixquentre laffirmation exacerbe dune singularit qui lesconduirait produire nimporte quoi et le fait de seconformer au got majoritaire ? Ici souvre la question desavoir quelles sont les finalits de lart et ce qui justifie lapratique artistique.

    Quant au public press et lamateur dsorient, deuxattitudes les guettent : le relativisme, qui sen tient lideque tout se vaut, et, par consquent, que rien ne vaut, et lescepticisme, pour qui nous sommes condamns lignorance, ce qui rejette lactivit artistique dans le do-maine de la futilit : lart nest-il pas de faon privilgie ledomaine de lirrationnel ?

    Lart doit tre pens

    Le secours de lrudition, les savoirs concernant lart,quil sagisse de lhistoire ou de la critique esthtique, peu-vent-ils permettre de lever ces difficults ? Peuvent-ilsconstituer une mdiation entre lartiste et son public ?

    Comment la philosophie doit-elle se situer par rapport eux ?

    Les connaissances sur lart dveloppent bien entendula rflexion. La connaissance de la gense dune uvre, de

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    son contexte historique, son tude formelle ou la restitu-tion des techniques employes permettent de mieux lacomprendre et, souvent, de mieux lapprcier. Mais ces

    connaissances sdifient autour dobjets auxquels on re-connat valeur et beaut avant de justifier ce jugement parune parole savante. Cest pourquoi, dans certains cas, onpeut tout autant soutenir que cet accompagnement estparasitaire et que, loin de faciliter le rapport aux uvres, ille rend plus superficiel.

    La philosophie aura, par exemple, pour tche

    dinterroger lexprience qui se trouve au fondement decette reconnaissance. Le sentiment esthtique,lexprience du beau constituent, ct de ce qui peutconcerner lart sous un aspect dtermin, un domainedinterrogation de porte gnrale.

    Sans ignorer les sciences de lart, la philosophie ne doitdonc pas sy substituer. En effet, celles-l traitent dobjetsparticuliers, alors que la tche de la philosophie est pluttdexplorer la signification de lactivit artistique en gn-ral. Elle tentera den dgager le pourquoi et dexpliciterles notions qui y sont appliques, commencer, parexemple, par le got, dont la prtendue souverainet justi-fie la drive des opinions.

    Il faut donc distinguer lesthtique au sens de com-mentaire exerc propos des uvres dart de lesthtique

    philosophique, qui, soit quelle soriente de manire privi-lgie vers ltude du sentiment de la beaut, ou quelletende devenir, comme chez Hegel, une science de lart,une science des uvres, recherche lintelligible au cur

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    mme de cette activit humaine qui semble chapper larationalit.

    Loin de devoir rester impens et finalement insigni-fiant, lart, qui invite penser, doit tre considr commeune partie de la conscience et de la lucidit conquises parlhumanit. Ainsi, lhistoricit de lart ne vient pas seule-ment de ce quil porte la marque de son poque et en t-moigne, mais de ce quil lexprime, de ce quil en rvle desaspects essentiels lesprit attentif. Linterrogation sur lesproductions artistiques en tant que porteuses de significa-

    tion nous permet de nous connatre nous-mmes, en effec-tuant au besoin un dtour par ce que nous a lgu le pass.

    En ce sens, il ny a pas isoler une partie de la philo-sophie qui serait la philosophie de lart, pourvue dunecertaine autonomie du simple fait quelle sattacherait undomaine particulier. Bien plutt, la philosophie sexerce propos de lart, pense incarne qui sexprime dans la ma-tire et les formes plutt que dans des concepts.

    Le sentiment esthtique

    Lexprience du beau est le phnomne irrductiblesur lequel se fonde notre interrogation. Ce caractre est denature compromettre la rflexion : questionner cetteexprience, nest-ce pas porter atteinte au point dappui leplus sr de lindividu et raisonner inutilement sur unecertitude qui nat dans la particularit intime de chaquetre ? Si les beaux-arts se donnent travers les uvres,

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    pourquoi y ajouter des mots, alors que la contemplationsuffit leurs vrais amateurs ?

    Faut-il en arriver une attitude obscurantiste ? Faut-il, ne voulant rien savoir de ce sentiment, accepter sansdiscussion quen matire de got lopinion majoritairepuisse prtendre la lgitimit ?

    Stendhal prtendait au contraire, la fin de La Char-treuse de Parme, que son roman tait rserv aux happyfew, cest--dire des destinataires, la fois heureux etpeu nombreux, quil imaginait disperss en dautres pointsde lespace et dautres poques, mais toujours capablesden saisir la subtile signification en mme temps que labeaut.

    Les uvres doivent souvent leur notorit, et leur sur-vie matrielle en dpend galement, ce type de ren-contre. Bien que singulire, lexprience esthtique estminemment partageable et cre une sorte de communau-

    t des esprits. Quil sagisse de happy few ou non, lenombre najoute rien la valeur de ce sentiment ni cellede luvre qui la suscit.

    Le texte extrait du dialogue Ion de Platon (texte 1)nous procurera dabord une description de leffet duneuvre dart sur un public, dautant plus intressantequelle mane dun auteur qui se dfie de lart et des ar-

    tistes. Il comporte aussi une analyse de la relation, parnature ambigu, entre lartiste et son public. Notons quece texte antique naborde pas le sentiment esthtique entermes individuels, comme nous sommes spontanmentports le faire aujourdhui. Cest une motion collective

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    qui est dcrite, des effets de comportement sont pris encompte et non des modifications de lintriorit. Cest m-taphoriquement que lindividu est prsent, dune manire

    impersonnelle, comme maillon dune chaneLanalyse du sentiment esthtique comme modifica-

    tion intime, exprime en termes subjectifs, aura lieu chezKant, dans la Critique de la facult de juger. L, plus demythe, plus de mtaphore. Le sentiment na plus besoindu surnaturel, puisque nos facults de connatre dans leurlibre jeu suffisent lexpliquer, loin de sy opposer. Encore

    faut-il montrer que cest bien une libert qui est luvre,et non une dtermination, auquel cas le sentiment esth-tique serait une simple pathologie. Do la distinction dubeau et de lagrable (texte 2).

    On pourrait dire que, dans lesthtique subjective deKant, la contemplation est privilgie au dtriment de lacration, quune esthtique de la sensibilit se substitue la prise en compte des uvres. Lart nest quun cas parti-culier de ce qui peut provoquer le sentiment du beau.

    La rflexion ne saurait sen tenir cet objet du senti-ment, et laisser de ct le problme de la cration. Pourcette raison, Hegel met en vidence les limites de cetteesthtique, mme sil nen dnie pas totalement la perti-nence (texte 3). Mais elle doit tre complte par une ap-proche du sensible lui-mme et non seulement de la sen-

    sibilit ; la source du sentiment, luvre dart, ne doit pastre tenue pour indiffrente. Contrairement ce que sug-gre lesthtique oriente vers la sensibilit, il y a plus decontenu dans une uvre de lhomme que dans la nature,

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    qui peut pourtant, elle aussi, faire natre une motion es-thtique et mme nous inspirer le sentiment du sublime.Voil qui nous oriente vers le problme de la cration.

    La cration artistique

    Quelle est la diffrence entre production et cration,sil y en a une ? La notion de gnie a-t-elle un sens ? Est-ce linspiration, comme le suggre Platon, que lon doit

    principalement les belles uvres ?Lart et le travail

    Tout dabord, les beaux-arts conservent quelque chosede lart au sens de technique, dartisanat, de travail, brefdhabilet mise au service dune fin. Les interrogationssurgies de la modernit peuvent dailleurs trouver l desrponses provisoires : lart vritable nest-il pas dabord un

    travail bien fait ? Lartiste ne doit-il pas tre dabord unhomme de mtier ? La conception de la beaut commersultat dune matrise fait pendant la fuite en avant quise propose la rupture comme idal. La peinture acad-mique du XIXe sicle, tombe dans loubli aprs le succsde limpressionnisme, a joui rcemment dun regain defaveur accompagn de ce type darguments. Apprcier unsavoir-faire objectivement dfini permet en apparence de

    se prserver de lerreur de jugement, mais est-ce suffi-sant ?

    Au cur de cette question se trouve le problme desrgles de lart : les beaux-arts peuvent-ils tre, comme

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    dautres savoir-faire, rgis par des rgles qui dictent desnormes, fixent des idaux et permettent du mme coupleur transmission sous forme denseignement (texte 7) ?

    Nous invitant lever une alternative un peu simplifi-catrice i entre un art qui serait fait de rgles etsabsorberait dans une technique et un art qui rejetteraitradicalement toute contrainte, au risque de tomber dans le nimporte quoi , Aristote nous montre que, dans le tra-vail humain, y compris celui qui trouve sa justificationdans lutile, il y a une part de libert et de cration, et quil

    ny a pas de travail sans pense (texte 5). Lartisan est detoute faon un crateur ; son action se substitue celle dela nature pour faire surgir des formes ; lart, en ce sens,imite la nature dans son processus de cration.

    Mais, que lart soit lexpression de lintelligence doitjustement nous amener relativiser cette analogie : mmesans en connatre la fonction, nous identifions, dit Kant,un produit de lart, nous ne le confondons pas avec unproduit de la nature, parce que nous y voyons la marquede la libert qui sy est exprime. Lesprit peut bon droitstonner de trouver dans la nature des merveilles qui fontplir lart des hommes. Mais il sagit du rsultat dun d-terminisme, et, en ce sens, la nature ne cre pas, maisproduit simplement des effets (texte 6).

    Le travail, cependant, peut-il toujours tre dcrit

    comme le libre panouissement des facults humaines ?On doit aussi le considrer sous langle de lalination quela vie collective fait subir lindividu, de la limitation queses contraintes imposent ses capacits virtuelles.

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    Georges Bataille envisage la recherche du beau commeune mancipation des contraintes de lutile, de la vie ma-trielle, des pesanteurs de lorganisation sociale (texte 8).

    Lhumanit ne se spare pas, pour lui, du pouvoir detransgresser des normes et des rgles qui sont pourtantson uvre et sans lesquelles elle ne saurait vivre. Ce con-flit du beau et de lutile fait-il de lart une activit antiso-ciale ? Nous verrons que la subversion qui en rsulte n estpas contraire aux intrts suprieurs de la socit.

    On peut mme dire que cette vision de lart comme

    fonction sociale le fait apparatre comme un instrument dergulation plutt que comme une activit autonome, sejustifiant par elle-mme. Lethnologue Claude Lvi-Strauss nous incite penser quelle est rductrice. Retrou-vant par-del les sicles la pense dAristote, cest dans lapatiente contrainte du travail utile quil voit le germe desbeaux-arts, sans quil y ait de conflit fondamental entrelactivit productrice et la recherche de la beaut (texte 9).

    Lart est la cration du gnie

    Le gnie dsigne ce talent particulier qui permet defaire merger la beaut et lnigme aussi qui entoure lagense dune uvre exceptionnelle. En quoi et comment legnie crateur dpasse-t-il le savoir-faire ? Cette notion,au fond, est-elle pertinente, ou naurait-elle que lutilitngative de dsigner une ignorance ?

    Kant, nous rappelant ainsi lapproche platonicienne delinspiration, fait du gnie un tre qui recle dans sa na-ture le pouvoir de crer, alors que dautres nont que celui,proprement nomm le talent, de refaire ce qui a dj t

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    Platon dveloppe lextrme la premire proposition.Lorsquil nous dit que luvre dart est un simulacre, il nefaut pas sarrter une interprtation superficielle ; Platon

    ne pense pas, bien quil sentende le laisser croire, quequiconque puisse prendre une apparence figure pour laralit (texte 13). Si la reprsentation de la ralit peut faire croire , cest au sens o elle provoque une ractionmotionnelle, comme nous lavons vu prcdemment. Encela, elle est une antipdagogie, elle forme lhomme, ouplutt le dforme, dans un sens que Platon ne souhaite paslui voir prendre. Nexcluons pas trop rapidement cette

    position qui parat intenable : on a pu tenter dutiliser lart des fins de domination. On est parfois oblig de jugerluvre dart au nom du bien et pas seulement du beau.

    lve de Platon, Aristote sest fait sur ce point son con-tradicteur : pour lui, la reprsentation nest pas du ct delillusion (texte 14). On dit souvent de la philosophiedAristote quelle pense la nature sur le modle de lart

    parce quelle y fait intervenir la notion de finalit. Onpourrait soutenir aussi linverse car lart y est vu commequelque chose de naturel, les arts de la reprsentation ycompris. L, lhomme exerce pleinement sa libert, il pro-duit quelque chose qui est la fois inutile et indispensable.Aristote garde quelque chose du mdecin lorsquil consi-dre ainsi la prsence de luvre dart comme le rsultatde lpanouissement normal de la vie humaine.

    Reprsentation vraie ou reprsentation fausse suppo-sent toutes deux une aptitude reprsenter, comme Aris-tote le souligne. Hegel approfondit ce point de vue : peuimporte ce que lart reprsente, limportant est ce quil

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    donne connatre, savoir, avant tout, une intriorit.Cette intriorit ne se contemple pas la manire de Nar-cisse, en spuisant dans lauto-examen strile de ses par-

    ticularits. Luvre dart tmoigne dun dtour : se repro-duire, cest, travers soi, mieux comprendre lensemble dela ralit et le prsent auquel nous devons faire face, etdonner forme cette conscience (texte 15).

    La lucidit, la conscience que lart nous apporte nesont pas de lordre du reflet : Bergson nous apprend que,malgr ce que suggre un naf bon sens, la reprsentation

    nest pas donne, et que nous pouvons vivre sans que laralit existe vraiment pour nous (texte 16). Lartiste estun ducateur, dans la mesure o il nous permet de cons-truire cette reprsentation et o il fournit les symbolesncessaires pour lire lexprience.

    Lart en question

    La modernit a vu natre le sentiment que lart, dansses transformations rapides, ne produisait plus ni beautni signification. Claude Lvi-Strauss, encore, exprime clai-rement cette opinion (texte 19). Il faut analyser cette re-mise en cause et, au besoin, la nuancer.

    Platon avait inaugur la pense de lart par une cri-tique au nom de la recherche de la vrit ; souponnerlactivit artistique nest pas une innovation. Mais cethme a connu une reviviscence la faveur notammentdes recherches sur les processus inconscients, quil ne faut

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    dailleurs pas limiter la psychanalyse. Nietzsche (texte11) exprime dj ce doute (lart ne tourne-t-il pas dlib-rment le dos la ralit ?), et nous verrons que, pour

    conserver lart sa valeur, il faut passer par cette preuve.Du point de vue psychanalytique, luvre dart se

    prte, comme le rve, un dcryptage, elle soffre commeune nigme pourvue dindices interprter. Au fond, larflexion de Freud sapparente celle de Nietzsche ouencore de Schopenhauer, qui y voient laction dune volon-t ressemblant par bien des aspects aux forces de

    linconscient. Toutefois, le problme que Freud se proposede rsoudre concerne plutt la connaissance des mca-nismes de la pense inconsciente que la cration artistique(texte 17).

    Des remarques analogues peuvent tre faites proposde la sociologie dinspiration marxiste de Pierre Bourdieu(texte 18), lorigine elle aussi dun certain typedinterprtation : lart est considr comme un moyenpour la rivalit sociale de sexercer sur un plan symbo-lique, cest--dire dans le monde des signes (texte 18).

    Luvre dart, dont nous avons dit quelle faisait pen-ser, est-elle ennemie de la conscience ? Le beau nest-ildcidment quillusion ? Il faut la fois prendre en consi-dration les points de vue prcdents et bien voir quilsconcernent avant tout dans lart ce qui ne lui appartient

    pas en propre. Il y a bien dautres moyens que celui-lpour faire jouer la violence sociale ou exprimerlinconscient. Comme Freud le reconnaissait dailleurs,interprter ne veut pas dire puiser le sens de luvre.

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    Dans un dernier texte de Nietzsche (texte 20), nous ver-rons que, par lart, il est possible datteindre une luciditqui ne mne pas au pessimisme.

    Un autre phnomne menace notre rapport lart,comme cration ou contemplation, mais situ de toutefaon du ct de ce que Walter Benjamin appelle la rcep-tiondes uvres (texte 21). Cela concerne la place que nossocits occidentales contemporaines accordent auxuvres dart et la beaut ; parce que, comme lobjet in-dustriel, luvre dart est devenue reproductible, son sta-

    tut ne peut que changer par rapport ce quelle fut dans lepass. Il ny a pas lieu de se rjouir sans nuances du faitque la reproduction la met la porte du plus grandnombre. Comme nous lavions aperu plus haut, laccsny tant plus mnag ni prpar le chemin parcouriravant que lindividu puisse connatre un vritable face--face avec elle est dautant plus long et alatoire.

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    1. Le sentiment esthtique

    Le sentiment esthtique est le fait dprouver unplaisir particulier : en ce quil ne se rattache aucun avan-tage prsent ou futur pour le sujet qui lprouve, il est d-sintress. Difficile cerner, matire controverse, il estun dfi lexplication rationnelle. Cest dailleurs sous le

    signe de lirrationalit quil est mis en avant par Platon,sous la forme de lenthousiasme, cest--dire, au senspremier, dune rvlation qui ne passe pas par la raisonmais qui est luvre dun dieu. Lenthousiasme suscit parluvre dart tant vritablement conu comme une inspi-ration divine, le sujet sy efface devant un ordre de ralitsuprieur. Cependant, sil y a vraiment ravissement par undieu, ce nest pas en tant que thologien que Platon re-

    court cette explication. La notion denthousiasme sou-ligne en mme temps quelle essaie de la surmonter ladifficult de penser laction propre de luvre dart, alorsque lon ne peut viter de la constater.

    Cest au contraire lintrieur du sujet pensant lui-mme que Kant trouvera de quoi rendre compte de cetteexprience : cest lui, si lon excepte son prdcesseur,Baumgarten, qui fondera lesthtique proprement dite.Toutefois, le sens gnralement accord ce terme au-jourdhui est quelque peu diffrent de celui dans lequellentend Kant. Par esthtique on dsigne une rflexion surlart, ou, dans un emploi encore plus courant mais peu

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    prcis, lesthtique dsigne la beaut dun objet quel-conque. Lesthtique, qui vient du grec aisthsis, qui signi-fie sensation, dsigne pour Kant ltude du sentiment du

    beau et du jugement dapprciation relatif au beau. Cettetude est donc tout entire centre sur le sujet quilprouve et le jeu de ses facults. Dun autre ct, le sen-timent du beau peut trs bien exister devant le spectaclede la nature. Il faut alors se demander si le sentiment de labeaut inspir par la nature est identique celui que susci-tent les uvres dart.

    Dautre part, si lon sen tient lide que la subjectivi-t est la seule voie vers la beaut et quen tout tat decause elle est le seul guide dans lapprciation dune uvredart, on peut se trouver devant la difficult du relati-

    visme, qui, parce que le jugement esthtique est subjectif,lassimile larbitraire, aucune opinion dans ce domainene pouvant alors se prtendre plus lgitime quune autre.La juxtaposition dapprciations diverses et indiffrentes

    en dcoule. Nous verrons comment Kant ou Platon nousinvitent penser quil y a dans lexprience du beau autrechose que lexpression dune aussi vaine libert.

    Cette difficult nest quapparente si, comme Hegelnous invite le penser, nous considrons quil y a, au fon-dement du sentiment esthtique, une ralit objective. Lebeau artistique oppos au beau naturel est porteur dun

    contenu spirituel que la nature ne saurait recler. Cestpourquoi, critiquant lattention exclusive porte aux con-ditions subjectives de la reconnaissance du beau, Hegelenvisage la question de la formation du got. Lartsadresse au sensible, et des raisons objectives de ressentir

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    et de juger peuvent apparatre la faveur dune culture quipeut du moins clairer certaines conditions du jugementde got. Mais lesthtique philosophique demande davan-

    tage : lart nest dcidment pas quune affaire de got et,au-del du sensible, il faut comprendre le sens des uvresdart.

    Texte 1: Lenthousiasme, Platon (v. 427-v. 347 av.J. -C.)

    Platon met en scne dans lun de ses premiers dia-logues, le personnage dIon, qui est un rhapsode1, et celuide Socrate, le sage, qui essaie de faire comprendre cedernier quelle est la vritable signification de son art. Ilapprofondit ici la comparaison entre la fascination exer-ce par les potes et les artistes et laction de la pierreMagntis, cest--dire de laimant, avec son pouvoir

    dattacher par une force mystrieuse.Le rhapsode ne rcite pas proprement parler les

    uvres des potes, il se livre des improvisations o lamusique joue un grand rle, il est la fois acteur, chan-teur, compositeur.

    1 La fonction du rhapsode contemporain de Platon, rcitantofficiel dHomre, tait de rendre la posie dHomre accessible etmouvante plusieurs sicles aprs le moment probable de sa com-position. Monique Canto, Introduction Ion, Garnier-Flammarion, p. 13.

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    Ion : () Je les vois, chaque fois, du haut de mon es-trade, en train de pleurer, de lancer de terribles regards,tout frapps de stupeur, en mentendant parler. Car il faut

    que je fasse attention eux, et mme trs attention ! Eneffet, si je les fais pleurer, cest moi qui serai content enrecevant mon argent, mais si je les fais rire, alors cest moiqui vais pleurer, en pensant largent que jaurai perdu !

    Socrate : Sais-tu donc que le spectateur dont tu parlesest le dernier de ces anneaux dont je disais quils tirentleur puissance de la pierre dHracle et se la transmettent

    les uns aux autres ? Lanneau du milieu, cest toi, le rhap-sode et lacteur. Le premier anneau, cest le pote lui-mme. Mais, par lintermdiaire de tous ces anneaux, cestle dieu qui tire lme des hommes jusquo il veut, car cestbien sa puissance qui passe au travers de ces anneaux quisont suspendus lun lautre. ()Ainsi, comme cest le casavec la pierre que jai mentionne, il se forme une chanefort longue de choreutes, de matres et de sous-matres de

    chur, rattachs latralement aux anneaux suspendus quidpendent de la Muse. En fait, tel pote dpend de telleMuse, tel autre dune autre Muse nous disons alors quele pote est possd , ce qui est tout prs de la vrit,puisquil est tenu par sa Muse. Ainsi, de ces premiers an-neaux que sont les potes dautres hommes dpendent,chacun tant suspendu tel ou tel pote et inspir par lui.Certains dpendent dOrphe, les autres de Muse, mais la

    plupart sont possds dHomre et sont tenus par lui. Toi,Ion, tu es un de ceux-l, je veux dire que tu es un possddHomre. Ainsi, chaque fois quon chante un autre pote,tu te mets dormir et tu ne trouves rien dire, mais dsquon te fait entendre un air de ce pote, aussitt te voil

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    rveill, ton me se met danser, et tu trouves facilementquoi dire.

    Platon,Ion, 535e-536b, trad. Monique Canto, Garnier-Flammarion, 1989, p. 106-108.

    Pour mieux comprendre le texte

    On peut distinguer dans cet extrait une description parIon de laction de lartiste sur les spectateurs, puis la re-prise de ses propos par Socrate, qui compare son action celle de la pierre dHracle. Le lien de linterprte sesspectateurs est modifi la lumire de cette comparaison.Il envisage enfin la relation privilgie qui destine enquelque sorte tel interprte tel artiste.

    Commenons par la dclaration de Ion. La maniredont elle est rapporte par Platon nest pas dpourvuedironie. La description des spectateurs transports con-traste en effet avec la distance affiche par lartiste quivante son mtier, qui voque sa matrise de leffet provo-

    qu, et son ralisme, son souci du gain.

    Cest donc en dpit du ton dsinvolte de cette dclara-tion que Socrate rend justice lart de lartiste, quil nefaut pas confondre avec lart du technicien : de celui-ci, ilfait le rsultat dune possession. Comme la pierre qui, parune force cache, fait tenir ensemble des lments querien ne relie en apparence, il est dans la nature de lart

    dramatique, ou, comme ici, de lart du rhapsode, et peut-tre dans celle de tout art, de lier des individus par uneforce qui les domine tous. Les artistes, les potes ne choi-sissent pas vritablement ce quils font et sont incapablesden rendre compte. Sous lempire dune Muse, ou divinit

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    inspiratrice, ils enchantent dautres individus qui se fontleurs interprtes, cest--dire littralement des interm-diaires ; ces interprtes leur tour font partager leur en-

    thousiasme aux auditeurs, qui sont donc le dernier mail-lon de la chane. Cela ne diminue en rien leur importancecar, sans cette communication, que serait lart ? Cepen-dant, le dsir de plaire au public nest pas la cause deluvre, elle nest pas faite pour plaire, maislenthousiasme prouv par lartiste est lorigine delinterprtation quil offre au public.

    Rien nest dit, au fond, du mystre par lequel Orpheet Muse, potes lgendaires, laissent Ion indiffrent,alors quen prsence dHomre son me se met dan-ser . Quoi quil en soit, son art ne se laisse pas rduireaux rgles dun savoir-faire codifi. Malgr sa certitudedtre un homme de mtier, il doit admettre que faire par-tager la beaut nest pas un savoir-faire comme un autre.Dautre part, lart soppose la connaissance : lartiste ne

    sait pas dfinir et justifier son amour de la posie et sondsir de communiquer. Ignorant de lui-mme, du proces-sus dont il est lagent, il apparat comme loppos du phi-losophe.

    Texte 2 : Le beau nest pas lagrable, E. Kant(1724-1804)

    Alors que le texte prcdent dcrivait les effets deluvre dart, nous trouverons ici une interrogation surla nature du sentiment esthtique lui-mme, en tant quil

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    sexprime par un jugement. La forme de ce jugementpermet davoir une ide prcise de la spcificit du senti-ment en question et dviter ainsi de faux dbats.

    Pour ce qui est de lagrable, chacun reconnat que lejugement par lequel il dclare quune chose lui plat, tantfond sur un sentiment particulier, na de valeur que poursa personne. Cest pourquoi, quand je dis que le vin desCanaries est agrable, je souffre volontiers quon me re-prenne et quon me rappelle que je dois dire seulementquil mest agrable ; et cela ne sapplique pas seulement

    au got de la langue, du palais et du gosier, mais aussi cequi peut tre agrable aux yeux et aux oreilles de chacun.Pour celui-ci la couleur violette est douce et aimable, pourcelui-l elle est terne et morte. Tel aime le son des instru-ments vent, tel autre celui des instruments corde. Ceserait folie de prtendre contester ici et accuser derreur lejugement dautrui lorsquil diffre du ntre, comme silstaient opposs logiquement lun lautre ; en fait

    dagrable, il faut donc reconnatre ce principe que chacuna son got particulier (le got de ses sens).

    Il en est tout autrement en matire de beau. Ici, en ef-fet, ne serait-il pas ridicule quun homme, qui se piqueraitde quelque got, crt avoir tout dcid en disant quunobjet (comme, par exemple, cet difice, cet habit, ce con-cert, ce pome soumis notre jugement) est beau pour lui

    Car il ne doit pas appeler beau ce qui ne plat qu lui.Beaucoup de choses peuvent avoir pour moi de lattrait etde lagrment, personne ne sen inquite ; mais lorsque jedonne une chose pour belle, jattribue aux autres la mmesatisfaction ; je ne juge pas seulement pour moi, mais pour

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    tout le monde, et je parle de la beaut comme si ctait unequalit des choses. Aussi dis-je que la chose est belle, et sije mattends trouver les autres daccord avec moi dans ce

    jugement de satisfaction, ce nest pas que jai plusieurs foisreconnu cet accord, mais cest que je crois pouvoir lexigerdeux. Jugent-ils autrement que moi, je les blme, je leurrefuse le got, tout en exigeant pourtant deux quils lepossdent. On ne peut donc pas dire ici que chacun a songot particulier. Cela reviendrait dire quil ny a point degot, cest--dire quil ny a point de jugement esthtiquequi puisse lgitimement rclamer lassentiment universel.

    Emmanuel Kant, Critique de la facult de juger, (1790), 7, inAnalytique du beau, trad J. Barni revue par O. Hansen-L0ve, coll.

    Profil Textes philosophiques , Hatier, 1983, p. 65.

    Pour mieux comprendre le texte

    Dire quun objet est beau, cest exprimer un juge-ment esthtique, fond sur un sentiment de plaisirprouv par un individu. Ce sentiment suffit-il fonder unvritable jugement, comme lorsquon applique une rgle un cas particulier ? Ou faut-il renoncer la possibilit dujugement esthtique en disant : chacun son got ?

    Il est trop facile den appeler la diversit arbitrairedes gots pour sortir de la difficult devant laquelle nousplace lexistence du jugement de got. Kant distinguelagrable du beau pour montrer que cest lgitimement

    que ce jugement prtend lassentiment dautrui, cest--dire luniversalit.

    Tout dabord, lexpression du caractre agrable dunechose qui nous procure un certain plaisir, un certain con-

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    fort, est absolument indiscutable parce quindiffrente : leplaisir des sens, le sentiment de notre intrt ne concer-nent que nous, et, dune manire gnrale, ces considra-

    tions sont lobjet dun change, mais non de vritablesdiscussions animes par le dsir dargumenter et de con-vaincre. Il ne sagit dailleurs que dun intrt potentiel, laprfrence affiche nayant pas de consquences pratiquesqui demanderaient alors lintervention de la notion debien. Dans le premier paragraphe, Kant ne parle dailleursque de sons et de couleurs. Il ne sagit pas l de musiqueou de peinture, mais seulement dimpressions senso-

    rielles. En revanche, juger beau un objet, cest forcmentestimer que cette affirmation peut tre universelle, cest--dire quelle peut valoir pour tout autre, comme si lon por-tait ce jugement en vertu dune rgle applique aux objetsqui tombent sous nos sens. Bien que la justification dujugement de got, qui permet descompter lassentimentdautrui, nen soit que le sentiment subjectif, on ne sauraitle tenir pour arbitraire.

    Il ny a l nulle contradiction Cest la prtention lassentiment dautrui qui caractrise ce jugement ;mais, en mme temps, lobtention de cet assentimentnobit aucune ncessit, il faut sattendre, dans les faits, voir persister des dsaccords, mme si, souvent, des ap-prciations convergentes suggrent quil existe un bongot objectif. Il est lgitime de sattendre voir partager

    un jugement subjectif sil nest pas dtermin par le cercletroit de nos intrts.

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    Texte 3 : Le beau est aussi une proprit desuvres, G. -W. F. Hegel (1770-1831)

    La reconnaissance du caractre spcifique du senti-ment esthtique, ainsi que nous venons de le voir, est in-dispensable. Toutefois, la rflexion sur lart ne sauraitspuiser dans lanalyse des sentiments provoqus par lesuvres, comme la mauvaise critique nous en donne tropsouvent lillustration. Le sentiment du beau peut aussiavoir un fondement objectif.

    En sengageant propos de lart dans ltude des sen-timents, on se heurte des gnralits dpourvues de con-tenu. Le contenu propre de luvre dart doit rester endehors de ces considrations, sous peine de ne pas tre cequil doit tre.

    En disant que chaque forme de sentiment a son conte-nu, on nnonce rien sur la nature essentielle et prcise dusentiment, lequel reste un tat purement subjectif, unmilieu des plus abstraits dans lequel la chose concrtedisparat. Le point principal est celui-ci : le sentiment estsubjectif, mais luvre dart doit avoir un caractreduniversalit, dobjectivit. En la contemplant, je doispouvoir my plonger, jusqu moublier moi-mme ; maisle sentiment a toujours un ct particulier, et cest pour-quoi les hommes ressentent si facilement. Luvre dartdoit, comme la religion, nous faire oublier le particulierpendant que nous sommes en train de lexaminer ; enlexaminant la lumire du sentiment, nous ne consid-rons pas la chose en elle-mme, mais nous-mmes avec

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    nos particularits subjectives. Du fait que lattention setrouve concentre sur les petites particularits du sujet, unpareil examen devient une occupation fastidieuse, dsa-

    grable.Une rflexion qui se rattache ce que nous venons de

    dire est celle-ci : lart a un but qui lui est commun avecbeaucoup dautres manifestations de lesprit et qui con-siste sadresser aux sens et veiller, susciter des senti-ments. Et pour tre plus prcis, on ajoute que lart est faitpour veiller en nous le sentiment du beau. Ce sens ne

    serait pas inhrent lhomme, en tant quinstinct, oucomme quelque chose qui lui serait imparti par la natureet quil possderait ds sa naissance, comme il possde sesorganes, lil par exemple. Non, il sagirait dun sens qui abesoin dtre form et qui, une fois form, deviendrait cequon appelle le got.

    G. -W. Friedrich Hegel,Introduction lEsthtique (1835), coll. Champs , Aubier-Montaigne, 1964, p. 83-84, Hegel G. W. F.,

    trad. S. Janklvitch.

    Pour mieux comprendre le texte

    Il convient de distinguer dans cet extrait deux aspects :la mise en garde contre une pseudo-rflexion sur lart quiconsiste tudier les sentiments subjectifs en oubliant lachose elle-mme ; une thorie du got qui fait ressortirson insuffisance et annonce un dpassement de

    lesthtique (voir texte prcdent) vers une philosophie delart.

    Le rle de lesthtique ne peut tre seulement derendre compte du sentiment subjectif. Quel intrt cela

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    peut-il avoir, de dtailler le pourquoi de telle prfrence ?La raison dtre peut sen trouver dans les hasards duneexistence, il est possible dexprimer les mille facettes du

    sentiment prouv, mais cela napprendra rien sur ce qui,dans luvre, du ct objectif, et non subjectif, au sensde particulier, justifie ce sentiment, et qui est, pour Hegel,lessentiel. Pour cette raison, lartiste commet une erreurfatale en se rglant sur le dsir suppos dun public pourraliser son uvre : Le contenu propre de luvre dartdoit rester en dehors de ces considrations. Loin dtreexalte, la particularit du sentiment individuel disparat

    dans la contemplation de luvre. Celle-ci abolit la limiteque reprsentent pour chacun son histoire personnelle etltroite sphre de ses proccupations pour le faire accder un sentiment dune valeur universelle : cest ce qui justi-fie la comparaison entre lart et la religion.

    Accder cette valeur universelle de luvre dart sup-pose dailleurs autre chose que la simple capacit

    dprouver des sentiments, laquelle le got ne saurait serduire. Si ctait le cas, on naurait du reste pas besoin delart : les hommes ressentent si facilement CommeKant lavait dj indiqu dailleurs, le got demande treform. On peut admettre quil existe un sens du beau, unecapacit de reconnatre la beaut, qui procde dune cul-ture de la sensibilit. Cependant, le fondement de ce sensdu beau reste obscur, et il convient de se mfier de sa su-

    perficialit. Des connaissances spcifiques, commelhistoire de lart, lrudition, cherchent pallier cette dif-ficult ; malgr leur utilit, elles nen chouent pas moinsdevant lexplication du beau lui-mme. Lesthtique deHegel cherchera, travers la recherche dune vritable

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    science des uvres et non du sentiment, ce quest lebeau en gnral2 .

    Texte 4 : Beaut naturelle et beaut artistique, G. -W F. Hegel (1770-1831)

    Lmotion esthtique ne nat pas exclusivement desproduits de lart, mais aussi du spectacle de la nature. Labeaut naturelle ne serait-elle pas suprieure celle de

    lart, qui ne pourrait alors que tenter de lgaler ? Contrecette ide, Hegel introduit une hirarchie entre beautnaturelle et beaut artistique.

    Lesprit tant suprieur la nature, sa supriorit secommunique galement ses produits, et par consquent lart. Cest pourquoi le beau artistique est suprieur aubeau naturel. Tout ce qui vient de lesprit est suprieur

    ce qui existe dans la nature. La plus mauvaise ide quitraverse lesprit dun homme est meilleure et plus leveque la plus grande production de la nature, et cela juste-ment parce quelle participe de lesprit et que le spirituelest suprieur au naturel. En examinant de prs le contenudu beau naturel, le Soleil, par exemple, on constate quilconstitue un moment absolu, essentiel, dans lexistence,dans lorganisation de la nature, tandis quune mauvaise

    ide est quelque chose de passager et de fugitif. Mais, enconsidrant ainsi le Soleil du point de vue de sa ncessit

    2Introduction lEsthtique,Aubier-Montaigne, p. 105.

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    et du rle ncessaire quil joue dans lensemble de la na-ture, nous perdons de vue sa beaut, nous en faisons pourainsi dire abstraction, pour ne tenir compte que de sa n-

    cessaire existence. Or, le beau artistique nest engendrque par lesprit, et cest en tant que produit de lesprit quilest suprieur la nature.

    Il est vrai que suprieur est un qualificatif vague.Aussi bien, en disant que le beau artistique est suprieurau beau naturel convient-il de prciser ce que nous enten-dons par l ; le comparatif suprieur ne dsigne quune

    diffrence quantitative ; autant dire quil ne signifie rien.Ce qui est au-dessus dune autre chose ne diffre de cetteautre chose quau point de vue spatial et peut lui tre galpar ailleurs. Or, la diffrence entre le beau artistique et lebeau naturel nest pas une simple diffrence quantitative.Le beau artistique tient sa supriorit du fait qu il parti-cipe de lesprit et, par consquent, de la vrit, si bien quece qui existe nexiste que dans la mesure o il doit son

    existence ce qui lui est suprieur et nest ce quil est et nepossde ce quil possde que grce ce suprieur. Le spiri-tuel seul est vrai. Ce qui existe nexiste que dans la mesureo il est spiritualit. Le beau naturel est donc un rflexe delesprit.

    G. -W. Friedrich Hegel,Introduction lEsthtique (1835), coll. Champs , Aubier-Montaigne, 1964, p. 10-11, Hegel G. W. F.,

    trad. S. Janklvitch.

    Pour mieux comprendre le texte

    Cest de manire volontairement paradoxale que Hegelexprime lopposition de la nature et de lesprit. Il peut

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    en effet sembler inacceptable au bon sens que la plusmauvaise ide qui traverse lesprit dun homme soitmeilleure que la plus grande production de la nature .

    Pour soutenir un tel jugement, Hegel introduit la fin dutexte une importante mise au point concernant lemploidu comparatif suprieur .

    Malgr le sentiment de la beaut que paraissent en-gendrer de manire gale la nature et lart, il convient desparer radicalement deux types de beaut qui nont pas lamme origine, en les hirarchisant et en montrant que la

    beaut naturelle nest quun effet de la beaut artis-tique.

    Les crations de lesprit participent dune histoire quiest celle de la vrit : celle-ci, loin de se livrer dun seulcoup lesprit pensant, apparat progressivement dans lelong travail des gnrations et se manifeste dans lesuvres de lesprit. La vrit ne se prsente pas seulement travers les concepts de la philosophie et de la science,mais aussi travers les uvres dart : celles-ci sont la ma-nifestation sensible du vrai. Cest pourquoi Hegel lit danslhistoire de lart un progrs de la conscience.

    Contrairement lesprit, qui se cherche et se trompe,et passe par diffrentes formes de connaissance, la natureest ce quelle est, expression dans son changement mmedune ncessit immuable ; en ce sens, elle est un absolu.

    Ceci, malgr les apparences, ne lui confre aucune sup-riorit : il lui manque cette partie de ltre que sont la pen-se et la conscience de soi, ainsi que la libert.

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    Au-del du fait quil est un tre naturel remarquable, leSoleil, animant le temps dun mouvement cyclique, illustrecette opposition. Malgr la fascination quil nous inspire et

    son importance, on peut le dire infrieur lesprit en cequil nest quun effet des lois physiques. Les sciences, quiconsidrent la nature comme un mcanisme, traitent defaon adquate du Soleil, en renonant lapprhendercomme beau pour le rendre comprhensible.

    Lorsque Hegel dit que le beau artistique est suprieurau beau naturel, il souligne que cette comparaison nest

    pas dordre quantitatif et quelle ne concerne pas la naturemme de ce qui est compar. Il ne les hirarchise pas eugard leur grandeur, mais en fonction dune antrioritlogique, dans la mesure o le beau naturel est conditionnpar le beau artistique : sans la capacit de lesprit humain se reconnatre dans des uvres, sans son pouvoir de lescrer, la nature ne pourrait tre perue comme belle. Cestparce quil existe des uvres dart que nous sommes en-

    clins trouver la beaut dans la nature ; celle-ci nest belleque par notre regard, accoutum trouver lesprit dans lesobjets sensibles : Le beau naturel est donc un rflexe delesprit.

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    2. Art et travail

    Nous avons pu voir que linterrogation sur le senti-ment esthtique tait fondamentale mais insuffisante :luvre qui provoque ce sentiment nous invite aussi comprendre son laboration, sa production, nous de-mander quelle est la nature de lactivit artistique. cet

    gard, la notion dinspiration reprsente un vritable dfipour la rflexion. Inversement, intgrer lart la rationali-t et dire que luvre dart manifeste lesprit, quelle a unrapport la vrit, accorde un sens luvre mais ne nousrenseigne pas directement sur le processus de cration.

    En effet, la dimension sensible de lart, le fait quil sedploie dans le domaine matriel, nous invite envisagerla cration artistique comme un travail, quitte prati-quer entre ces deux notions les distinctions qui convien-nent. Lart suppose la matrise dune matire plie uncertain dessein, une habilet conquise par lartiste,linvention de moyens pour parvenir la ralisation. Na-t-on pas souvent limpression que ce qui fait luvre dartest la qualit de lartisanat qui sy laisse voir, comme unesorte de performance ? Ce serait alors le rsultat dun ap-prentissage, dune persvrance, de techniques patiem-ment reproduites et amliores. Cependant, nous avonsspontanment le sentiment que toutes les uvres soignesne relvent pas de lart au mme titre, ne sont pas bellesdans le mme sens ; pour savoir si ce sentiment est fond,

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    il faudra examiner les notions de technique et dartisanat,et essayer de dpasser peut-tre lopposition rigide entrece qui relve de lart et ce qui nen relve pas. Aristote

    nous y aidera, en nous proposant une conception de latechnique et de la production qui inclut une part de cra-tion : il y a dans le savoir-faire et dans lintention fabrica-trice quelque chose qui appartient en mme temps lartisan et lartiste. Kant, qui souhaite dans les beaux-arts la dissimulation et loubli du travail, ne dnie paspour autant son importance. Il nous suggre cependantque le travail nest pas la valeur laquelle se rfre le ju-

    gement esthtique

    Un autre type de difficult vient du fait que linventionet lhabilet humaines ne semblent pas tre les seulessources de la perfection formelle.

    Quelle uvre humaine peut rivaliser avec certainsproduits de la nature, qui semble se plaire nous dcon-certer par des performances que seul le dterminisme deses lois peut en principe expliquer ? Lanimal est-il suscep-tible de produire, et de produire des uvres dart, mmeinvolontairement ? Oui, si lon ne regarde que le rsultat,nous dit encore Kant ; mais non, si lon considre par quelprocessus lobjet contempl est venu lexistence. Lesmotions issues du spectacle de la nature ne doivent pastre source de confusion.

    Cette distinction entre art et nature conduit sinterroger sur la dimension anthropologique de lart ;cette activit spcifiquement humaine ne doit pas treconsidre isolment mais tre comprise comme un aspect

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    de la vie sociale. Que lhomme cre, fabrique et cherche labeaut travers certaines de ses crations indique, pourGeorges Bataille, un conflit entre deux types de travail que

    simpose lhomme : celui qui est li aux contraintes de lasurvie et celui dont la fonction est de dpasser, de trans-gresser cette contrainte. Art et travail sopposent ici dansune liaison intime ; contrainte et rigueur dun ct, man-cipation et plaisir de lautre ne se contredisent pas mais secompltent.

    Cependant, on peut se demander si faire de lart un cas

    particulier de la transgression nest pas un peu rducteur :lart ne vaut-il que par sa fonction sociale, par la ncessitde transfigurer et, finalement, de fuir le rel ? Revenantdune certaine manire au point de vue dAristote, ClaudeLvi-Strauss considre quil ny a pas antinomie entre letravail et ! a cration artistique, lhomme cherchant dansson activit productrice une rconciliation avec le monde ;celui-ci nest Pas seulement pesanteur et contrainte, mais

    invitation comprendre, connatre. La notion de mo-dle rduit, quil entend dans un sens plus large quecelui auquel lusage nous a habitus, articule les deux di-mensions. Ici, la cration nest plus Pense dans le cadredun conflit entre des formes de travail ; sous toutes sesformes, artisanales ou proprement artistiques, luvredart tmoigne dune exprience du rel et invite ses con-templateurs la partager.

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    Texte 5 : Lagir et la cration, Aristote (384-322av. J. -C.)

    Aristote propose ici une dfinition de lart quisapplique toute forme de production, aussi bien cellesqui, pour nous, relvent de lartisanat quaux uvresdart ; cest que lart est dabord une manire dagir,lexercice dune libert.

    Pour ce qui est des choses susceptibles dtre autre-

    ment, il en est qui relvent de la cration (poesis),dautres de laction (praxis), cration et action tant dis-tinctes (). Aussi la disposition accompagne de raison(logos) et tourne vers laction est-elle diffrente de ladisposition, galement accompagne de raison, tournevers la cration ; aucune de ces notions ne contientlautre ; laction ne se confond pas avec la cration, ni lacration avec laction. Puisque larchitecture est un art

    (techn) , que cet art se dfinit par une disposition ac-compagne de raison et tourne vers la cration ; puisquetout art est une disposition accompagne de raison ettourne vers la cration, et que toute disposition de cettesorte est un art (techn) , lart et la disposition accompa-gne de la raison conforme la vrit se confondent.Dautre part, tout art a pour caractre de faire natre uneuvre et recherche les moyens techniques et thoriques

    de crer une chose appartenant la catgorie des possibleset dont le principe rside dans la personne qui excute etnon dans luvre excute. Car lart ne concerne pas cequi est ou ce qui se produit ncessairement, non plus quece qui existe par un effet de la seule nature toutes choses

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    ayant en elles-mmes leur principe. Du moment que cra-tion et action sont distinctes, force est que lart se rapporte la cration, non laction proprement dite. Et en une

    certaine mesure, art et hasard sexercent dans le mmedomaine, selon le mot dAgathn : Lart aime le hasard,le hasard aime lart.

    Donc, ainsi que nous lavons dit, lart est une disposi-tion susceptible de cration, accompagne de raison vraie ;par contre, le dfaut dart est cette disposition servie parun raisonnement erron dans le domaine du possible.

    Aristote,thique Nicomaque, livre VI, 5-6, trad. Voilquin,Garnier-Flammarion, 1965.

    Pour mieux comprendre le texte

    La cration, ou poesis, do vient dailleurs le motposie, diffre de la praxis, do vient cette fois le motpratique ; il convient de se mfier de la rsonance tropfamilire de ces mots, qui dsignent en grec des catgories

    de laction.

    Toute action sexerce dans le domaine de la contin-gence, cest--dire des choses ou des vnements qui peu-vent exister de diffrentes manires, contrairement celles qui adviennent ncessairement, cest--dire qui nepeuvent tre autrement quelles ne sont. Une telle distinc-tion peut paratre inutile car trop vidente ; elle nous rap-

    pelle pourtant que certaines choses sont hors de notrepouvoir, sont dtermines lavance, invitables, ou fixespar la nature : distinguer le possible de limpossible est unpralable lexercice de la libert.

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    Les types dactions sont ici distingus par leur fin : lapraxis a sa fin en elle-mme, cest--dire que lactiondroite doit tre recherche sans autre justification que

    lamlioration de celui qui la pratique ; ainsi, le citoyen quiexerce ses responsabilits doit faire passer lintrt de lacit avant le sien propre, ou bien il ne mrite pas dtre ditlibre. La poesis est au contraire la production duneuvre extrieure son auteur, qui peut tre utile, commecelle de lartisan, ou procurer la satisfaction par sa beaut.Elle suppose la possession de lart, au sens de techn, quil encore ne recouvre que partiellement le terme moderne

    de technique, lequel dsigne aujourdhui lensemble desprocds dun mtier ou la science applique. Ici,lexemple de larchitecture montre que lart comportedabord une part dhabilet, une aptitude produire, une disposition , mais que cette capacit, ce souhait de ra-lisation doivent tre soutenus par la raison, qui distinguele rel et le possible.

    La justesse du raisonnement est galement indispen-sable pour mener bien la cration : en dpit du fait quilmanifeste une disposition crer, celui qui ce type deraisonnement fait dfaut sera dit sans art .

    Par lart, lhomme se rend donc capable dagir,dexercer sa libert, dune manire diffrente que parlaction morale ou politique. Par ce pouvoir dagir sur le

    monde extrieur, il se fait le rival de la nature : la pierreest naturelle, et son rosion dpend du hasard mais, souslempire de la raison et du travail, elle devient temple oustatue.

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    Texte 6 : Les abeilles exercent-elles un art ? E.Kant (1724-1 804)

    Nous venons de voir quil ne convient pas de sparerla fabrication de la cration ; Kant prcise la relation dutravail et de la libert, en nous invitant nous dfier delanalogie entre luvre dart et les perfections naturelles.

    Lart est distingu de la nature comme le faire (fa-cere) lest de l agir ou du causer en gnral (agere),

    et le produit ou la consquence de lart se distingue en tantquuvre (opus) du produit de la nature en tant queffet(effectus).

    En droit, on ne devrait appeler art que la productionpar libert, cest--dire par un libre arbitre (Willkr), quimet la raison au fondement de ses actions. On se plat nommer une uvre dart (Kunstwerk) le produit desabeilles (les gteaux de cire rgulirement construits),mais ce nest quune analogie avec lart ; en effet, ds quelon songe que les abeilles ne fondent leur travail sur au-cune rflexion proprement rationnelle, on dclare aussittquil sagit dun produit de leur nature (de linstinct), etcest seulement leur crateur quon lattribue en tantquart.

    Lorsquen fouillant un marcage on dcouvre, comme

    il est arriv parfois, un morceau de bois taill, on ne ditpas que cest un produit de la nature, mais de lart ; lacause productrice de celui-ci a pens une fin, laquellelobjet doit sa forme. On discerne dailleurs un art en toutechose qui est ainsi constitue quune reprsentation de ce

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    quelle est a d, dans sa cause, prcder sa ralit (mmechez les abeilles), sans que toutefois cette cause ait pupenser leffet (ohne dass doch die Wirkung von ihr eben

    gedacht sein drfe) ; mais quand on nomme simplementune chose une uvre dart pour la distinguer dun effetnaturel, on entend toujours par l une uvre de lhomme.

    Emmanuel Kant, Critique de la facult de juger (1790), 43,trad. A. Philonenko, Vrin, 1974, p. 134-135.

    Pour mieux comprendre le texte

    Parler des uvres de la nature est, en toute rigueur,impropre pour Kant : la nature ne produit que des effets,cest--dire que la volont, le libre choix guid par la rai-son ny interviennent pas. Pourtant, les productions de lanature ressemblent quelquefois des uvres dart, etlon est tent dutiliser les mmes mots pour dsigner deschoses diffrentes. La gomtrie des gteaux de miel desabeilles est lune de ces merveilles de la nature qui font

    plir lart humain : il faut y songer pour remettre leschoses leur place et y voir dabord un produit delinstinct.

    Linstinct nest-il pas alors lgal de lintelligencehumaine ? Du point de vue de ses ralisations, il peutmme tre considr comme suprieur celle-ci. Maisjustement, cest extrieurement que lart et le produit de lanature se ressemblent ; lanalogie entre les deux nest lgi-time que si lon a conscience quil sagit dune analogieseulement.

    Si lon sintresse la nature de laction et non sonrsultat, il apparat que linstinct est infaillible justement

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    parce quil est automatique, que le choix ny prend pas outrs peu de part. Cette sret de linstinct nest pas prsen-te ici selon la thorie de lvolution, comme une adapta-

    tion progressive des conduites innes de lorganisme aumoyen de la slection naturelle, mais comme explicablepar la providence divine : si les tres naturels manifestentune adaptation, une harmonie avec le monde o ils vivent,cest quune intelligence les a conus ainsi. La nature en-tire peut tre vue comme luvre dun artisan suprme.De ce point de vue seulement, il serait possible de parlerdun art chez des tres naturels.

    Kant accorde cependant quune reprsentationpuisse prcder la ralisation mme chez lanimal. Il fautlentendre comme une image de lobjet, sans laquelle lesefforts seraient sans cohrence ; mais, chez lhomme, letravail est guid la fois par une reprsentation et par larflexion.Ainsi, un objet trs modeste et qui peut mmese confondre au premier regard avec un objet naturel

    quelconque, sera nanmoins identifiable comme un pro-duit de lart humain parce quil manifeste une consciencede laction, une prvision et des choix. Lexploitation destourbires rvle fortuitement des objets de bois trs an-ciens, que limmersion ininterrompue a prservs de ladgradation. Mme si lusage en est oubli, un tel objetlaisse voir quil a t pens avant dtre fabriqu, quelartisan avait en vue une fin qui nous chappe et que,

    pour cela, il a choisi sa forme et son matriau. Luvredart rvle que lhomme est vraiment cause de son action,quil nest pas dtermin faire telle ou telle chose,mais quil en dcide, quil est libre.

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    Texte 7 : Les rgles de lart, E. Kant (1724-1804)

    Kant examine ici les conditions dans lesquelles lartparvient susciter le sentiment esthtique. Bien que lesmerveilles de la nature diffrent des uvres dart, lartdoit dune certaine manire prendre modle sur la na-ture.

    Devant une production des beaux-arts, on doit avoirconscience que cest de lart et non de la nature, mais il

    faut aussi que la finalit dans la forme de luvre paraisseaussi libre de toute contrainte de rgles arbitraires que sictait un produit pur et simple de la nature. Cest sur cesentiment de libert libert jointe la finalit -que re-pose la sorte de plaisir qui est seule universellement com-municable, sans cependant se fonder sur des concepts. Lanature tait belle quand elle avait laspect dune uvredart ; lart son tour ne peut tre appel beau que si, tout

    en nous laissant conscients quil est de lart, il nous offrepourtant laspect de la nature.

    En effet, quil sagisse dart ou de nature, nous pouvonsdire en gnral : est beau ce qui plat dans le simple juge-ment(non dans la sensation ni par un concept). Or, lart atoujours un certain dessein : produire quelque chose. Sictait une simple sensation (purement subjective) qui soitaccompagne de plaisir, cette production ne plairait dansle jugement que par lintermdiaire de la sensibilit. Si ledessein tait de produire un objet dtermin, lobjet pro-duit par lart ne plairait quau moyen de concepts : ce neserait plus lun des beaux-arts, mais un art mcanique.

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    Ainsi la finalit dans les productions des beaux-arts,quoique produite dessein, ne doit pas le paratre ; au-trement dit, lart doit avoir lapparence de la nature, bien

    que lon ait conscience quil est de lart. Or, une productionde lart parat naturelle la condition que les rgles, quiseules lui permettent dtre ce quelle doit tre, aient tobserves exactement, mais que cet accord ne soit pasacquis pniblement, quil ne laisse pas souponner quelartiste avait la rgle sous les yeux et les facults de sonme entraves par elle.

    Emmanuel Kant, Critique de la facult de juger (1790), 45,trad. A. Philonenko, Vrin, 1974, p. 137-138.

    Pour mieux comprendre le texte

    Les beaux-arts atteignent leur but, provoquent le plai-sir esthtique, quand ils parviennent faire oublier lescontraintes et les procds dont luvre procde et le tra-vail concret de lartiste, mme si ces contraintes sont in-

    dispensables. Luvre dart doit paratre naturelle, labeaut suppose un oubli de lartifice.

    Cest en ce sens que lart doit prendre modle sur lanature ; la sorte de plaisir qui est seule universellementcommunicable, sans cependant se fonder sur des con-cepts est atteinte, nous lavons vu (texte 2), dans la con-templation libre de lintrt et des contraintes logiques,quand lobjet nest pas apprhend du point de vue dessens ni de la connaissance. Cependant, nos facults deconnatre sont sollicites dans le plaisir esthtique :limagination, grce laquelle nous nous reprsentons leschoses, et lentendement, qui les pense laide de con-

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    cepts, sexercent sans aboutir dfinir objectivement laraison du plaisir prouv. Dans lobjet technique, aucontraire, lobjet produit par les arts mcaniques , la

    satisfaction sera conditionne par des concepts, des no-tions dusage, dutilit, la correspondance une fin dter-mine. Toute uvre dart ne vise pas le beau.

    Or, la nature peut plaire esthtiquement quand ellese donne contempler, quand elle donne limpressionquune libert sy est exprime (voir texte 6). Luvre dartdoit ressembler la nature en donnant galement cette

    impression de libert, lorsquelle fait oublier les con-traintes du travail et de la raison, mme si ces contraintesont t choisies par lhomme lui-mme. Luvre dart nedoit pas laisser voir quelle a comme dessein de produire lebeau, elle ne doit pas, dans cet esprit, laisser souponnerque lartiste a travaill, quil a voulu bien faire, quil sestimpos des contraintes. Luvre doit se laisser contemplercomme la nature, sans que lide du but poursuivi et des

    moyens employs viennent perturber le libre jeu des facul-ts. Autant la matrise de lartisan et ladquation de sonuvre une ide pralable sont satisfaisantes, autant,dans les beaux-arts, il est pnible de percevoir dabord lemtier et le dsir de plaire.

    Texte 8 : Lart est une forme de la fte, G. Bataille

    (1897-1962)

    Cest en insistant sur la dimension de contrainte quiintervient dans le travail que lcrivain Georges Bataille

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    thorise ici la fonction de lart : li la fte et au jeu, lartserait lune des conditions dexistence de la socit.

    Les formes de lart nont dautre origine que la fte detous les temps, et la fte, qui est religieuse, se lie au d-ploiement de toutes les ressources de lart. Nous ne pou-vons imaginer un art indpendant du mouvement qui en-gendre la fte. Le jeu est en un point la transgression de laloi du travail : lart, le jeu et la transgression ne se rencon-trent que lis, dans un mouvement unique de ngation desprincipes prsidant la rgularit du travail. Ce fut appa-

    remment un souci majeur des origines comme il lestencore dans les socits archaques daccorder le travailet le jeu, linterdit et la transgression, le temps profane etles dchanements de la fte en une sorte dquilibre lger,o sans cesse les contraintes se composent, o le jeu lui-mme prend lapparence du travail, et o la transgressioncontribue laffirmation de linterdit. Nous avanons avecune sorte dassurance quau sens fort, la transgression

    nexiste qu partir du moment o lart lui-mme se mani-feste et qu peu prs, la naissance de lart concide, lgedu renne, avec un tumulte de jeux et de fte, quannoncentau fond des cavernes ces figures o clatent la vie, quitoujours se dpasse et qui saccomplit dans le jeu de lamort et de la naissance.

    La fte, de toute faon, pour la raison quelle met en

    uvre toutes les ressources des hommes et que ces res-sources y prennent la forme de lart, doit en principe lais-ser des traces. En effet, nous avons ces traces lge durenne, alors qu lge antrieur, nous nen trouvons pas.Elles sont, comme je lai dit, fragmentaires, mais si nous

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    les interprtons dans le mme sens que les prhistoriens(ils admettent lexistence de la fte lpoque des pein-tures des cavernes), elles donnent lhypothse que nous

    formons un caractre si accentu de vraisemblance quenous pouvons nous appuyer sur elle. Et mme supposerque la ralit diffra de la reconstitution que nous tentons,elle nen put diffrer quassez peu et si, un jour, quelquevrit nouvelle apparaissait, je gage quavec peu de va-riantes je pourrais redire ce que jai dit.

    La ralit de la transgression est indpendante des

    donnes prcises. Si nous nous efforons de donner duneuvre une explication particulire, nous pouvons avancerpar exemple on la fait -quune bte fauve grave dansune caverne lavait t dans lintention dloigner les es-prits. Chaque fait relve toujours dune intention pratiqueparticulire, sajoutant cette intention gnrale que jaivoulu saisir en dcrivant les conditions fondamentales dupassage de lanimal lhomme que sont linterdit et la

    transgression par laquelle linterdit est dpass.Georges Bataille,Lascaux ou la Naissance de lart, 1955 et

    1980 by ditions dArt Albert Skira SA, Genve, p. 38.

    Pour mieux comprendre le texte

    Georges Bataille se livre ici une rflexion anthropo-logique : lart sy trouve impliqu dans la dfinition mmede humanit. Li la fte et au jeu, il nest quen appa-rence superflu ; ces activits permettent la socit hu-maine de durer en dpit des contraintes et des renonce-ments quelle impose aux individus. La fte est la notiongnrale laquelle sont rapportes les deux autres ; il ne

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    faut pas la considrer comme un moment de rjouissanceet de distraction apportant simplement un repos. Son fon-dement est la transgression, par quoi lhumanit se dis-

    tingue de lanimalit.En effet, la vie en commun procure une scurit rci-

    proque mais demande une organisation qui implique lerenoncement la jouissance immdiate. Le respect dergles et de lois, lorganisation du temps sont des con-traintes artificielles auxquelles lhomme ne sadapte ja-mais tout fait.

    La transgression serait-elle un mal invitable, lamarque de limperfection de lorganisation ? Au contraire,elle forme avec la contrainte un quilibre lger auquelnous devons les belles ralisations de lhumanit. Ellenest pas un retour incontrl de la sauvagerie, maisloccasion daffirmer la civilisation.

    Dans le moment transgressif, le moment de fte, la

    transgression permet la raffirmation de linterdit : parexemple, lchange des rles sociaux pendant le carnavalraffirme les caractristiques symboliques de ces rles, lesmime en tant que conventions, ce qui permet un meilleurretour aux conditions ordinaires de la vie. Le jeu prendlapparence du travail , car il arrive que ce type de mani-festation require plus de talent, de savoir-faire, dnergie,que le travail lui-mme.

    Lart relve de la mme explication : il est une formede fte, et Georges Bataille saisit ce lien au moment osinvente lart, dans la grotte de Lascaux, orne il y a peuprs quinze mille ans. Lart prhistorique nous parle en

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    dpit de lloignement irrmdiable de la culture qui laproduit ; le rduire son intrt archologique, ou s entenir aux informations quil nous donne sur la vie des

    hommes dautrefois, manque lessentiel. En effet, les pein-tures peuvent illustrer une croyance (loigner les esprits),mais lessentiel est que les hommes, ds cette poque,aient attach la plus grande importance une activit gra-tuite, nous aient transmis ce tmoignage de moments defte. Il y ont consacr leur temps, leur savoir, leurs res-sources, parce quils trouvaient dans lart la mme joie quenous.

    Texte 9 : Luvre dart comme modle rduit C.Lvi-Strauss (1908-2009)

    Contrairement ce que suggre le texte prcdent, olart apparat comme une chappe ncessaire du monde

    de ta contrainte, pour lethnologue Claude Lvi-Strausslart est un moyen pour lhomme de sapproprier la rali-t, matriellement et intellectuellement. La notion de mo-dle rduit permet de rendre compte de cette appropria-tion.

    La question se pose de savoir si le modle rduit, quiest aussi le chef-duvre du compagnon, noffre pas,

    toujours et partout, le type mme de luvre dart. Car ilsemble bien que tout modle rduit ait vocation esthtique et do tirerait-il cette vertu constante, sinon de ses di-mensions mmes ? Inversement, limmense majorit desuvres dart sont aussi des modles rduits. On pourrait

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    croire que ce caractre tient dabord un soucidconomie, portant sur les matriaux et sur les moyens,et invoquer lappui de cette interprtation des uvres

    incontestablement artistiques, bien que monumentales.Encore faut-il sentendre sur les dfinitions : les peinturesde la chapelle Sixtine sont un modle rduit en dpit deleurs dimensions imposantes, puisque le thme quellesillustrent est celui de la fin des temps. Il en est de mmeavec le symbolisme cosmique des monuments religieux.Dautre part, on peut se demander si leffet esthtique,disons dune statue questre plus grande que nature, pro-

    vient de ce quelle agrandit un homme aux dimensionsdun rocher, et non de ce quelle ramne ce qui est dabord,de loin, peru comme un rocher aux dimensions dunhomme. Enfin, mme la grandeur nature suppose unmodle rduit, puisque la transposition graphique ou plas-tique implique toujours la renonciation certaines dimen-sions de lobjet : en peinture, le volume ; les couleurs, lesodeurs, les impressions tactiles, jusque dans la sculpture ;

    et, dans les deux cas, la dimension temporelle, puisque letout de luvre figure est apprhend dans linstant.

    Quelle vertu sattache donc la rduction, que celle-cisoit dchelle, ou quelle affecte les proprits ? ()

    linverse de ce qui se passe quand nous cherchons connatre une chose ou un tre en taille relle, dans le mo-

    dle rduit la connaissance du tout prcde celle des par-ties. Et mme si cest l une illusion, la raison du procdest de crer ou dentretenir cette illusion, qui gratifielintelligence et la sensibilit dun plaisir qui, sur cetteseule base, peut dj tre appel esthtique.

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    Nous navons jusquici envisag que des considrationsdchelle, qui, comme on vient de le voir, impliquent unerelation dialectique entre grandeur cest--dire quantit

    et la qualit. Mais le modle rduit possde un attributsupplmentaire : il est construit, man mode, et, qui plusest, fait la main . Il nest donc pas une simple projec-tion, un homologue passif de lobjet : il constitue une vri-table exprience sur lobjet ; or, dans la mesure o le mo-dle est artificiel, il devient possible de comprendre com-ment il est fait, et cette apprhension du mode de fabrica-tion apporte une dimension supplmentaire son tre ; de

    plus nous lavons vu propos du bricolage, maislexemple des manires des peintres montre que cestaussi vrai pour lart -, le problme comporte toujours plu-sieurs solutions. Comme le choix dune solution entraneune modification du rsultat auquel aurait conduit uneautre solution, cest donc le tableau gnral de ces permu-tations qui se trouve virtuellement donn, en mme tempsque la solution particulire offerte au regard du specta-

    teur, transform de ce fait sans mme quil le sache enagent. () Autrement dit, la vertu intrinsque du modlerduit est quil compense la renonciation des dimensionssensibles par lacquisition de dimensions intelligibles.

    Claude Lvi-Strauss,La Pense sauvage, Pion, 1962, p. 34-36.

    Pour mieux comprendre le texte

    En montrant que lart, la fois au sens de beaux-arts etau sens de fabrication, lie lactivit intellectuelle au travailconcret, Claude Lvi-Strauss nous renvoie la pensedAristote (texte 5) ; le modle rduit nous conduitau seuil des beaux-arts, o cette production vaut plus par

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    ce quelle apporte au dveloppement des facults intellec-tuelles que par lobjet extrieur qui est produit. Ceci vautpour lactivit productrice, mais galement pour le con-

    templateur des uvres dart.La notion de modle rduit est ici prise dans un sens

    tendu par rapport lusage courant. Il peut sagir duchef-duvre de lartisan, ralis, au premier abord, dansle but de prouver son mtier ; mais toute uvre dart peuttre considre comme un modle rduit dans la mesureo elle opre, par rapport la ralit qui la inspire, la

    suppression de certaines qualits. Cette suppression estanalogue la rduction dchelle qui est au principe du vrai modle rduit. Il faut noter que cette rductionpeut avoir un sens symbolique, comme lorsquil sagitdune glise, donne comme un quivalent terrestre duneralit cleste. Elle peut provoquer une analyse de la rali-t, comme lorsque le peintre propose notre seule vuelquivalent, sur un espace plan, du spectacle dune ralit

    concrte dont la plupart des attributs ont alors disparu.Lactivit artistique est donc dabord une interprta-

    tion plastique dune ralit matrielle ou spirituelle : ellevise nous en donner un quivalent imaginairement ma-tris, linverse de la connaissance, qui avance pas pasdans une ralit qui nous rsiste. Mais cette illusion estloccasion dune exprience, au sens o le faire per-

    met une comprhension de la ralit. Cest pourquoi lartexiste dans leffort pour reproduire en rduction uneuvre de matre, car cette reproduction nest servile quenapparence, comme dans lart du peintre qui nous donne

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    voir sa manire , sa solution vis vis dune ralitplus vaste quil cherche lui aussi dominer.

    Ceci nous conduit dire que ce qui est peru dansune uvre reprsente beaucoup plus que ce que les senspeuvent apprhender, cette perception est aussi une exp-rience imaginaire et intellectuelle. Le contemplateur peutentrer dans le cheminement de la pense du crateur, per-cevoir les choix qui ont t faits, reconstituer les alterna-tives qui furent les siennes, comprendre pourquoi et avecquel avantage la rduction a t effectue dans ce sens.

    La contemplation nest donc aucunement une attitudepassive ; lexpression banale et imprcise de comprendreune uvre dart peut ici recevoir un sens : si celui quicontemple voit vraiment une uvre, il doit tre capabledeffectuer ce cheminement auquel linvite lartiste.

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    3. La cration artistique

    Le prestige dont jouit la cration artistique nest pastoujours de bon aloi ; lexcs des discours la gloire de lacrativit produit quelquefois leffet inverse de celui quiest recherch : la cration apparat comme une prtentioninjustifie la reconnaissance, moins quelle ne se dilue

    en quelque sorte, chacun tant cens pouvoir trouver aufond de lui-mme une inspiration artistique capable debriser la monotonie du quotidien.

    Un gnie, dans le mme ordre dides, passe pour unepersonnalit excentrique dont le talent le plus visible estde dconcerter le sens commun, la manire de SalvadorDali, qui sest plu incarner ce strotype.

    Les questions sous-jacentes ce constat sont cepen-dant srieuses : la notion de gnie a-t-elle un sens ? Faut-il, si on laccepte, lexpliquer par quelque don surnaturel,cest--dire sincliner devant son caractre inexplicable ?Le gnie nest-il quune apparence, auquel cas le termemme devrait tre proscrit de lusage ? Est-il assimilable un talent dvelopp par lapprentissage et des conditionsfavorables ? Dans quelle mesure est-il lgitime de penser

    que chacun a la capacit de crer ?Ces questions nous invitent reprendre le problme

    des rapports de lart et du travail, en essayant de cerner lanotion de gnie crateur.

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    Nous avons examin laspect crateur du travail, et vuquil ne fallait pas opposer de manire fige lactivit dontle but est utilitaire, ou technique, celle qui naurait

    comme fin que le beau. La diffrence entre elles naurait-elle donc aucune raison dtre ? Nous avons dj pu voirque la fin du travail de lartiste ntait pas assignable, ausens o le beau est une notion ouverte : viser le beau nedsigne pas par avance la forme dans laquelle il se ralise-ra. Comment, dans ces conditions, lartiste se dirige-t-il,trouve-t-il ce que lobjet doit tre ? Nous avons aussi ex-plor la dimension du faire , et rencontr lide que

    dans lexprimentation que suppose la cration se dploiela libert de lartiste.

    Cela suggre que lartiste, sil ne se distingue pas, parbien des cts, du technicien ou de lartisan, sen loignedans la mesure o il saffranchit de la rptition ; inverse-ment, on pourrait dire, si lon veut fixer, mme provisoi-rement, la terminologie dans ce sens, que lartisan qui

    saffranchit de la rptition devient artiste. En effet, il estdans la nature de la technique, mme si elle invente, depermettre la rptition dun produit dans la mesure o elleest matrise, savoir-faire, rflexion applique. Le travail delartisan tire sa valeur du renouvellement dune fabricationdont, par ailleurs, la valeur augmente en vertu des irrgu-larits du fait main . Sans mpriser ce charme du pro-duit artisanal, on peut dire que, partir du moment o la

    fidlit au type de produit considr limite cette inventivi-t, il doit tre distingu de la cration artistique, qui sedonne au contraire pour priorit linvention formelle.

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    considrer que, si la cration artistique est, pour beaucoupde raisons, hors de porte de la majorit des gens, il nestpeut-tre pas absurde de supposer que chacun recle le

    pouvoir de redonner valeur au temps vcu et datteindrepar l une des vertus du crateur.

    Texte 10 : Le gnie, E. Kant (1724-1804)

    Le terme de gnie dsigne le privilge de celui qui

    lon reconnat le pouvoir de produire la beaut. Kantmontre ici que le gnie nobit pas une inspirationaveugle, mais est le crateur des contraintes quilsimpose.

    Le gnie est le talent (don naturel) qui donne desrgles lart. Puisque le talent, comme facult productiveinne de lartiste, appartient lui-mme la nature, on

    pourrait sexprimer ainsi : le gnie est la disposition innede lesprit (ingenium) par laquelle la nature donne desrgles lart.

    Quoi quil en soit de cette dfinition, quelle soit sim-plement arbitraire, ou quelle soit ou non conforme auconcept que lon a coutume de lier au mot de gnie (ce quelon expliquera dans le paragraphe suivant), on peut toute-fois dj prouver que, suivant la i signification en laquellece mot est pris ici, les beaux-arts doivent j ncessairementtre considrs comme des arts du gnie.

    Tout art, en effet, suppose des rgles sur le fondementdesquelles un produit est tout dabord reprsent comme

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    possible, si on doit lappeler un produit artistique. Le con-cept des beaux-arts ne permet pas que le jugement sur labeaut de son produit soit driv dune rgle quelconque,

    qui possde comme principe de dtermination un concept,et, par consquent, il ne permet pas que lon pose au fon-dement un concept de la manire dont le produit est pos-sible. Aussi bien les beaux-arts ne peuvent pas en eux-mmes concevoir la rgle daprs laquelle ils doivent rali-ser leur produit. Or, puisque, sans une rgle qui le pr-cde, aucun produit ne put jamais tre dit un produit delart, il faut que la nature donne la rgle lart dans le sujet

    (et cela, par la concorde des facults de celui-ci) ; endautres termes, les beaux-arts ne sont possibles quecomme produits du gnie.

    On voit par l : 1) que le gnie est un talent, qui con-siste produire ce dont on ne saurait donner aucune rgledtermine ; il ne sagit pas dune aptitude ce qui peuttre appris daprs une rgle quelconque ; il sensuit que

    loriginalit doit tre sa premire proprit ; 2) que,labsurde aussi pouvant tre original, ses produits doiventen mme temps tre des modles, cest--dire exemplaires, et, par consquent, que sans avoir t eux-mmes en-gendrs par limitation, ils doivent toutefois servir auxautres de mesure ou de rgle du jugement ; 3) quil ne peutdcrire lui-mme ou exposer scientifiquement comment ilralise son produit, et quau contraire cest en tant que

    nature quil donne la rgle ; cest pourquoi le crateur dunproduit quil doit son gnie ne sait pas lui-mme com-ment se trouvent en lui les ides qui sy rapportent, et ilnest pas en son pouvoir ni de concevoir volont ou sui-vant un plan de telles ides, ni de les communiquer aux

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    service de la ralisation concrte dune ide, et ruine aupassage toute vritable possibilit denseignement desbeaux-arts par lexplicitation dune telle rgle.

    Or, il y a bien un produit, cest un fait, on alexprience de la beaut travers certains produits delart (voir le premier chapitre). La production qui corres-pond cette fin manifeste quelle nest pas une fantaisiegratuite, donc quelle obit une rgle : dans lartiste,quelque chose dautre que son savoir-faire, ou quelacquis, agit, et cest ce que Kant dsigne par nature.

    tant ainsi lorigine de quelque chose dindit, il montreune originalit, qui ne doit dailleurs pas tre une fin enelle-mme. Loriginalit ne saurait rien enseigner, maiselle apporte des exemples de la beaut qui permettront dautres dexercer leur jugement et de trouver, peut-tre,la voie de leur propre originalit.

    Texte 11 : Lillusion de la facilit, F. Nietzsche(1844-1900)

    Le texte qui suit peut tre oppos au prcdent dans lamesure o il analyse de faon critique la notion de gnie,ou plutt une certaine manire den user. Le gnie estquelquefois sacralis, mais Nietzsche dcle sous cette

    admiration excessive une malhonntet.Comme nous avons bonne opinion de nous-mmes,

    mais sans aller jusqu nous attendre jamais pouvoirfaire mme lbauche dune toile de Raphal ou une scne

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    comparable celles dun drame de Shakespeare, nousnous persuadons que pareilles facults tiennent dun pro-dige vraiment au-dessus de la moyenne, reprsentent un

    hasard extrmement rare, ou, si nous avons encore dessentiments religieux, une grce den haut. Cest ainsi notrevanit, notre amour-propre qui nous poussent au culte dugnie : car il nous faut limaginer trs loin de nous, en vraimiraculum, pour quil ne nous blesse pas (mme Gthe,lhomme sans envie, appelait Shakespeare son toile desaltitudes les plus recules ; on se rappellera ce vers : Lestoiles, on ne les dsire pas ). Mais, compte non tenu de

    ces insinuations de notre vanit, lactivit du gnie ne pa-rat vraiment pas quelque chose de foncirement diffrentde lactivit de linventeur mcanicien, du savant astro-nome ou historien, du matre en tactique ; toutes ces acti-vits sexpliquent si lon se reprsente des hommes dont lapense sexerce dans une seule direction, qui touteschoses servent de matire, qui observent toujours avec lamme diligence leur vie intrieure et celle des autres, qui

    voient partout des modles, des incitations, qui ne se las-sent pas de combiner leurs moyens. Le gnie ne fait riennon plus que dapprendre dabord poser des pierres, puis btir, que de chercher toujours des matriaux et de tou-jours les travailler ; toute activit de lhomme est une mer-veille de complication, pas seulement celle du gnie : maisaucune nest un miracle . Do vient alors cettecroyance quil ny a de gnie que chez lartiste, lorateur etle philosophe ? Queux seuls o