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M. Jean-Michel Adam

L'argumentation dans le dialogueIn: Langue franaise. N112, 1996. pp. 31-49.

Abstract Jean-Michel Adam, L'argumentation dans le dialogue Within the frame of textlinguistics and of a theory of the levels of discourse organization, this article provides a study of the forms of the insertion of argumentation in written dialogues (drama, fiction, newspaper interviews). Argumentation is first dealt with as a microlinguistic phenomenon (connected clauses and sentences) and is then examined as a macrolinguistic phenomenon (expanded argumentative sequences).

Citer ce document / Cite this document : Adam Jean-Michel. L'argumentation dans le dialogue. In: Langue franaise. N112, 1996. pp. 31-49. doi : 10.3406/lfr.1996.5359 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1996_num_112_1_5359

Jean-Michel ADAM Universit de Lausanne

L'ARGUMENTATION DANS LE DIALOGUE 1. L'organisation priodique et squentielle des textes dialogaux crits 1.1. Le cadre thorique d'une linguistique textuelle Le modle de la structure compositionnelle des textes que je propose et qui rompt avec l'ide mme de typologie des textes n'a de sens que dans la perspective globale d'une thorie des plans d'organisation du discours. J'ai esquiss ce cadre thorique dans mes lments de linguistique textuelle (1990) et dans Les textes : types et prototypes (1992). Cette rflexion est proche de certaines propositions de Bernard Combettes (1992) et de Michel Charolles (1988, 1993). En distinguant divers plans d'organisation de la textualit, nous cherchons tous trois rendre compte du caractre profondment htrogne d'un objet irrductible un seul mode d'organisation, d'un objet complexe mais en mme temps cohrent. Dans cette perspective, les textes appar aissent comme des configurations rgles par des plans d'organisation en constante interaction. Ces plans d'organisation principaux et les sous-plans qui les composent peuvent tre considrs comme autant de sous-thories (ou domaines) d'une thorie d'ensemble. Une thorie des plans d'organisation est ncessaire parce que les solidarits syntaxiques (structurales et locales) n'ont qu'une porte discursive trs limite : Une fois que l'on est sorti du domaine de localit dans lequel ces connexions peuvent fonctionner, d'autres systmes de connexion interviennent. Ces systmes ne reposent pas sur des critres structuraux, ils mettent enjeu des marques ou, plus exactement, des instructions relationnelles capables d'exercer leur pouvoir longue distance. (Charolles 1993 : 305). Le besoin d'une dfinition des plans d'organisation rsulte tout simplement de l'objet transphrastique de la linguistique du texte. En effet, les connexions proprement tex tuelles sont, d'une part, capables de fonctionner longue distance et, d'autre part, la diffrence des connexions phrastiques, elles n'entrent pas dans des schmas aussi contraints que les schmas syntaxiques. Ceci explique que le texte soit une entit structuralement ouverte (Charolles 1993 : 311), ncessitant un corps de concepts descriptifs propre : La constatation que les domaines textuels et morpho-syntaxiques sont dans une large mesure indpendants, que la cohrence du texte n'est pas la rsultante de faits de grammatic alit, conduit aussi s'interroger sur la pertinence des catgories linguistiques habituellement reconnues. Le travail sur le texte entrane, par dfinition, l'obligation d'la borer des notions spcifiques qui ne peuvent recouvrir sinon partiellement les concepts utiliss en grammaire phrastique. Ces derniers ne sont videmment pas rejeter en bloc ; ils possdent leur propre utilit, dans leur ordre, mais ne peuvent tre rutiliss tels quels, dans une problmatique qui s'attache un autre domaine que le leur. (Combettes 1992 : 113). 31

Les plans d'organisation sont constitus d'units qui ne s'intgrent pas les unes dans les autres pour former, par embotement hirarchique, des units de rang suprieur. Ces plans possdent assez d'autonomie pour tre disjoints thoriquement et donc tudis sparment, de faon indpendante. Interagissant en permanence, ils ne disposent toutefois que d'une autonomie trs relative : Les convergences entre marques relevant de diffrents plans d'organisation du discours sont trs souvent de type heuristique prfrentiel. Ce ne sont pas des rgles dterministes. Au niveau du discours, o il y a dveloppement en parallle de systmes de solidarit, les marques appartenant ces plans sont amenes soit se corroborer et se renforcer, soit, au contraire, s'inhiber et se contrecarrer. (Charolles 1993 : 313). L'tude de ces relations et leur modlisation est une tche primordiale de la linguistique textuelle. En raison des interactions entre les plans d'organisation, le cadre de cette thorisation ne peut tre que celui des modles intgrant la complexit. M. Charolles a raison de parler de modles de type interactif et massivement parallle dans lesquels on jouera sur des constellations d'indices pondrs s'inhibant ou se renforant (1993 : 314). 1.2. Une thorie des plans d'organisation Je propose, pour ma part, de distinguer deux plans d'organisation principaux. Le premier [A] assure l'articulation textuelle des suites de propositions et permet d'expli quer fait qu'un texte ne soit pas une suite alatoire de propositions. Texture [Al] et le structure compositionnelle [A2] assurent la continuit textuelle. Le second plan [] trait organisation pragmatique. Trois plans de cette organisation pragmatique doivent, mon sens, tre distingus et envisags dans leur interdpendance. Du sens des units lexicales aux isotopies (polyisotopie et htrotopie engendre par des figures), en passant par le thme ou topic global, une reprsentation est construite ( monde(s) ) qui correspond organisation smantico-rfrentielle du texte [Bl]. Les phnomnes de prise en charge des propositions (focalisation, polyphonie, modalisation) correspon dent eux organisation nonciative [B2]. Enfin, les buts ou vises sont quant constitus d'actes de langage successifs et globaux qui correspondent organisation illocutoire [B3]. Soulignons, au passage, que la combinaison de ces trois points de vue complmentaires permet de considrer les textes comme constitus de suites de propos itions (units smantiques Bl), de suites de clauses (units nonciatives B2) et/ou de suites d'actes de langage (units illocutoires B3). Faute de place, je ne parlerai pas ici de fi-tte organisation pragmatique et concentrerai mon propos sur deux aspects de la texture et de la structure compositionnelle. La texture phrastique [Al], en tant que systme de solidarits structurales et locales, n'a qu'une porte discursive trs limite. Des connexions transphrastiques sont, en revanche, responsables de l'articulation distance des noncs. Cette texture transphrastique met en jeu des marques qui dclenchent des instructions en vue de l'tablissement, par l'interprtant, de relations entre les units linguistiques. 32

TEXTURE [A.I] TEXTURE PHRASTIQUE : Domaines classiques de la linguistique allant du phonme au syntagme. TEXTURE TRANSPHRASTIQUE : Liages transphrastiques allant de l'anaphore et de la progression thmatique aux faits de connexion en gnral (organisateurs et connecteurs, structure priodique du discours). Segmentation (recouvrant tous les phnomnes de ponctuation lis la matrialit de la mise en texte crite comme orale). Dans la suite du prsent article, je ne vais insister que sur deux de ces plans d'organisation : prioritairement la structure priodique du discours, marque par des connecteurs (Adam 1990 : 72-83 & 1991 : 151-160), et secondairement la segmentation typographique (Adam 1990 : 68-72 & 1991 : 161-190). Il faut ajouter cette premire organisation micro-linguistique, relativement admise par les linguistes qui travaillent sur l'unit texte, un plan d'organisation macro-linguistique, moins communment reconnu (non pris en compte par M. Charolles et trs partiellement envisag par B. Combettes), que je dsigne comme la structure compositionnelle des textes [A2]. Ce plan d'organisation concerne, la fois, de faon insparable, l'articulation des types de squences de base et les plans de textes plus ou moins rhtoriquement stabiliss. Les plans de textes sont gnralement fixs par l'tat historique d'un genre de discours : plan canonique des articles de revues de psycholog ie, des annonces de films dans les programmes de tlvision, articles de dictionnaire ou d'encyclopdies, recettes de cuisines, catalogues d'exposition, dispositio du plaidoyer de la tradition rhtorique, structures du sonnet italien ou lisabthain, structure en actes et scnes du thtre. Cette liste ouverte recouvre l'ensemble des pratiques discur sives rgles. On peut ainsi rsumer ce que j'entends par structure compositionnelle des textes : STRUCTURE COMPOSITIONNELLE [A.2] STRUCTURE RHTORIQUE : STRUCTURE SQUENTIELLE : (Proto-)types de squences de base : Plans de textes plus ou moins rgls par des genres discursifs Narratif Descriptif Argumentatif Explicatif Dialogal

Modes d'articulation des squences : Suites linaires : Insertion :

Squences coordonnes Squences alternes Squences enchsses

Conformment au fonctionnement complexe dont il a t question plus haut, plans de texte et structure squentielle ne sont pas toujours utiliss de faon convergente. Un principe de composition peut l'emporter sur l'autre et un texte apparatre comme un rcit canonique ou bien comme dpourvu de toute organisation squentielle au profit d'une structuration rhtorique particulire. Le plus souvent, un plan de texte prend en charge l'organisation globale tandis que la structuration squentielle organise telle ou 33

telle partie ou sous-partie d'un plan. Mes propositions thoriques relatives aux (proto)types squentiels ont pu laisser croire que tout texte tait exclusivement rgl par ce second principe de composition, mais il faut bien voir que les textes sont, en fait, trs souplement structurs et que l'importance des plans de texte est essentielle. Certains textes ne comportent pas d'organisation squentielle canonique et leur plan de texte n'a rien d'un plan prtabli. Dans ce cas, d'autres plans d'organisation, smantique et/ou illocutoire (actes de discours) par exemple, prennent le dessus ; les marques de connexion en gnral et surtout la segmentation jouent alors un rle primordial. L'interaction entre les plans d'organisation explique le fait qu'une organisation squent ielle descriptive ou argumentative, comme nous allons le voir plus loin, ne parvienne pas se mettre en place et qu'il ne reste que des propositions descriptives clates ou des micro- mouvements argumentatifs de type priodique. 1.3. De la priode la squence argumentative Pour Aristote, c'est la notion rythmique de nombre qui dfinit la priode. Plus tardivement, la notion se grammaticalise et les ouvrages de rhtorique dfinissent la priode comme une phrase complexe dont l'ensemble seul forme un sens complet et dont chaque proposition constitue un membre, la dernire formant une chute ou clausule. Depuis Dumarsais (article construction de Encyclopdie), la priode n'est plus qu'un assemblage de propositions lies entre elles par des conjonctions . Dans l'article Mot de VEncyclopdie Mthodique du XVHIe sicle, Nicolas Beauze cite l'abb Girard en soulignant la vrit de cette remarque : [...] Les Conjonctions sont proprement la partie systmatique du discours, puisque c'est par leur moyen qu'on assemble les phrases, qu'on lie les sens, et que l'on compose un Tout de plusieurs portions, qui, sans cette espce, ne paratraient que comme des enumerations ou des listes de phrases, et non comme un ouvrage suivi et affermi par les liens de l'analogie (1986 : 580). Largement dveloppe par les grammairiens et les stylisticiens classiques, cette notion est rapparue rcemment sous la plume de linguistes spcialistes de l'oral (D. Luzzati 1985). En l'absence d'unit minimale de l'oral, ces derniers ont eu besoin de dfinir des blocs d'units entretenant entre elles des liens hirarchiques de dpendance morpho-syntaxiquement marqus. Se rfrant partiellement ces travaux, M. Charolles (1988) a t le premier considrer la priode comme un plan d'analyse textuelle. A. Berrendonner et M.-J. Reichler-Bguelin ont recouru galement la notion de priode pour dpasser celle de phrase : Dans Malgr la pluie, je vais arroser les fleurs, le morceau Malgr la pluie sert accomplir un acte de concession, et c'est une clause, au mme titre que je vais arroser les fleurs ; on a donc affaire une phrase qui transcrit un assemblage de deux clauses, ou priode binaire (1989 : 113). En me concentrant ici sur les liages de propositions par des connecteurs qui ne constituent qu'une partie des phnomnes priodiques , je dirai qu'un micr omouvement argumentatif lmentaire, interne une structure priodique, correspond soit un ordre progressif : Donne (argument) [inference] > Conclusion soit un ordre rgressif : Conclusion CONCLUSION (Nouvelle) Thse p. arg 3

Ce schma prototypique trois macro-propositions de base (P. arg 1, 2 et 3) prend explicitement appui sur P. arg 0 (thse antrieure) dans le cas particulier de la rfuta tion. Retenons que cette structure squentielle n'est pas d'un ordre linaire immuable : la (nouvelle) thse (P. arg 3) peut tre formule d'entre et reprise ou non par une conclusion qui la redouble en fin de squence, la thse antrieure (P. arg 0) peut tre sous-entendue, la restriction (P. arg 4) peut donner Heu un enchssement. 1.4. De la conversation orale au dialogue crit Des cinq (proto)types de squences de base que je propose de distinguer, le mode de composition dialogal reste le plus discut. On me reproche gnralement de mettre sur le mme plan ce mode compositionnel polygr et quatre modes monogrs . Il me semble que cette divergence d'apprciation vient de l'absence de distinction entre deux types de situations nonciatives et donc de pratiques et de productions discursives : l'une orale et l'autre crite. Dans une situation nonciative orale, le mode compositionnel dialogalconversationnel tend son hgmonie sur tous les autres modes de composition. C'est lui qui assure l'enchssement de squences narratives monologales (raconter oralement ncessite une vritable interruption du dialogue et l'tablissement de zones discursives de transition). L'enchssement de squences descriptives est soumis des rgles com parables et ceci aboutit, le plus souvent, une dialogisation de la procdure descriptive. L'enchssement de squences explicatives et argumentatives semble plus souple, les conduites argumentatives et explicatives sont seulement intgres et parfois pertur bes par la co-(ou pluri)construction d'un texte polygr par les interactants. La polygestion de la conversation orale a des consquences sur les possibilits d'extension des squences-rpliques monologales. Dans les discours crits, en revanche, les cinq types de squences de base se retrouvent galit. Il existe, bien sr, des genres discursifs fixant le type squentiel dominant. Ainsi les genres du conte et de la fable sont-ils narratifs (type squentiel narratif enchssant) tandis que les genres pistolaires (avec ses sous-genres : courrier personnel, administratif, courrier des lecteurs dans la presse, etc.), l'interview, le thtre doivent tre considrs comme des genres conversationnels (type squentiel dialogal enchssant) et le guide touristique comme un genre dominante descriptive (type squentiel descriptif enchssant). Ces faits de dominante squentielle ne sont pas dpendants d'une domination a priori d'un type sur tous les autres. Ce sont les genres et sous-genres de discours qui fixent des relations d'ailleurs mouvantes et toujours susceptibles d'tre modifies par des emplois singuliers. Les diffrences entre conditions nonciatives orales relles et conditions nonciatives crites expliquent l'cart import ant existe entre une conversation orale et un dialogue thtral, cinmatographique, qui romanesque ou de bande dessine. Le mime plus ou moins artistique de la conversation orale aboutit des formes dialogales crites qu'on ne saurait confondre avec de l'oral authentique. Erving Goffman considre ces formes artistiques thtrales et romanesques comme une transmutation de la conversation et il parle assez justement d'un jeu ptillant o la position de chaque joueur se rtablit ou se modifie chacune de ses prises de parole, qui constitue chaque fois la cible principale de la 36

rplique qui suit. Ordinairement, la parole [...] s'apparente moins au ping-pong (1987 : 42). Ceci est galement vrai d'un genre dialogal de la presse crite dont il sera question plus loin : l'interview. La normalisation scripturale des noncs aboutit une forme de texte dialogal qu'il ne viendrait l'ide de personne de confondre avec de l'oral. Erving Goffman rappelle la conception interactionniste du texte dialogalconversationnel dont je me contenterai ici : Les nonciations ne sont pas loges dans des paragraphes, mais dans des tours de parole qui sont autant d'occasions temporaires d'occuper alternativement la scne. Les tours sont eux-mmes naturellement coupls sous forme d'changes bipartites. Les changes sont lis les uns aux autres en suites marques par une certaine thmaticit. Une ou plusieurs suites thmatiques forment le corps d'une conversation. Telle est la conception interactionniste, qui suppose que toute nonciation est ou bien une dclaration qui tablit les paroles du locuteur suivant comme tant une rplique, ou bien une rplique ce que le locuteur prcdent vient d'tablir, ou encore un mlange des deux. Les nonciations ne tiennent donc pas toutes seules et n'ont mme souvent aucun sens ainsi entendues ; elles sont construites et minutes pour soutenir l'troite collaboration sociale qu'implique la prise de tour de parole. Dans la nature, le mot prononc ne se trouve que dans l'change verbal, il est totalement fait pour cet habitat collectif. (1987 : 85). On s'accorde peu prs aujourd'hui poser l'existence d'une macro-unit : le texte dialogal, gnralement appel interaction , incursion , vnement de communication ou encore rencontre . Le texte dialogal peut tre dfini comme une structure hirarchise de squences. Deux types de squences doivent tre distingues : les squences phatiques d'ouverture et de clture, d'une part, les squences transac tionnelles constituant le corps de l'interaction, d'autre part. L'ide d'un bornage participationnel dlimit par la rencontre et la sparation d'au moins deux actants en un temps et un lieu donns semble une bonne dfinition de dpart. Il suffit toutefois de considrer le flou du dcoupage d'une pice de thtre en scnes pourtant dlimites, en principe, par les entres et les sorties des personnages pour percevoir la complexit de cette dfinition en apparence simple. Les limites de l'acte qui renvoie tout le monde dans les coulisses sont dj un peu plus claires. En fait, une personne peut quitter une interaction en cours et revenir ventuellement sans que l'unit ait t obligatoirement brise. L'unit d'une interaction a certainement quelque chose voir avec le ou les thmes abords (les changements de conversation , comme on dit). Cette question est si dlicate que C. Kerbrat-Orecchioni ne peut proposer que cette dfinition : Pour qu'on ait affaire une seule et mme interaction, il faut et il suffit que l'on ait un groupe de participants modifiable mais sans rupture, qui dans un cadre spatio-temporel modifiable mais sans rupture, parlent d'un objet modifiable mais sans rupture (1990 : 216). Mme les bornes que reprsentent les squences phatiques ne sont pas absolument indispensables : il arrive qu'une interaction dmarre sans entre en matire et/ou se termine ex abrupto.

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Un texte conversationnel lmentaire complet pourrait avoir la forme suivante 1 : Squence 0 Echange d'ouverture Question [A2] Squence transactionnelle Echange enchssant Squence Q Echange de clture [A4] [B4] Rponse [B3]

Echange enchss Question Rponse [B2] [A3]

C'est l'insertion de squences (surtout argumentatives) dans des structures dialogales crites que, pour rpondre au projet du prsent numro de Langue Fran aise, j'ai choisi de consacrer l'essentiel de cet article. Je me propose d'illustrer ma faon de dcrire la complexit de la structure compositionnelle des textes dialogues en analysant deux exemples fictionnels (dialogues thtral et romanesque) et un exemple non fictionnel (interview journalistique). 2. L'exemple d'un dialogue thtral Ce premier exemple est tir d'un texte fictionnel de nature thtrale (Cosmos-Cross de Reiner) dont j'examine ailleurs la structure globale (Adam 1992 : 160-163). Consi drons le fragment suivant : [] Jeune fille [JF1] : Vous croyez que c'est la guerre ? Journaliste [Jl] : II faut que je me mfie car je suis d'un temprament naturellement pessimiste, mais je ne pense pas cette fois que nous pourrons l'viter. C'est d'ailleurs l'avis de ma femme. Jeune fille [JF2] : Vous tes maris depuis longtemps ? Journaliste [J2] : a va faire 15 ans. Jeune fille [JF3] : Et... a va ? Journaliste [J3] : Vous savez ce que c'est, des hauts et des bas, enfin je crois qu'on s'en sort. Je crois. Jeune fille [JF4] : Et sexuellement ? Journaliste [J4] : (sursaut, coup d'oeil gar vers la camra). Ecoutez, l vous me gnez un peu parce que tout de mme il y a des choses qu'on prfre garder pour soi. Jeune fille [JF5] : Je comprends vos rticences. Est-ce que vous voudriez profiter du fait que vous tes interview pour ajouter quelque chose ou adresser un message des amis ? [.. .] Cet extrait est tir d'une interaction qui prend la forme d'une interview parodiquement retourne : un journaliste est rapidement interview par la jeune tudiante qu'il venait interroger sur les vnements graves du moment. Comme cet extrait permet de le 1. Je m'appuie sur une dfinition que Catherine Kerbrat-Orecchioni rsume fort bien : Les actes de langage se combinent pour constituer des interventions, actes et interventions tant produits par un seul et mme locuteur ; ds que deux locuteurs au moins interviennent, on a affaire un change ; les changes se combinent pour constituer les squences, lesquelles se combinent pour constituer les interactions, units maximales de l'analyse (1996 : 36). 38

voir, on assiste des changements d'objets thmatiques qui constituent autant de changements de squences dialogales ( Bloc d'changes relis par un fort degr de cohrence smantique ou pragmatique, c'est--dire traitant d'un mme thme, ou centrs sur une mme tche , comme le rappelle Catherine Kerbrat-Orecchioni 1996 : 37) : thme conversationnel de la guerre (JF1 & Jl) puis thme personnel (JF2 J4 et dbut de JF5), enfin squence de clture amorce en JF5. Les tours de parole ou rpliques JF1 JF4 sont de simples interventions (questions) et le tour de parole J2 se prsente comme une simple intervention-rponse constituant, avec JF2, un change (plus petite unit dialogale) lmentaire [Q >R]. En revanche, les interventions JI, J3 et J4, qui forment les changes 1, 3 et 4, sont plus dveloppes et donc plus complexes et cette complexit est marque par des connecteurs. Ces interventions sont-elles de simples priodes (plan d'organisation Al) ou des mouvements argumentatifs ou expli catifs assez vastes et structurs pour nous permettre de parler d'enchssement de squences (plan d'organisation A2) dans ces contributions du locuteur un change ? 2.1. Structuration priodique d'une intervention [J3] : [a] Vous savez ce que e'est, des hauts et des bas, [b] ENFIN je crois qu'on s'en sort, [e] Je crois. Sans entrer dans le dtail de sa structure nonciative, disons que l'intervention J3 comporte une premire proposition [a], puis une reprise [b] introduite par ENFIN avec une valeur proche de OU PLUTOT qui permet l'nonciateur d'effectuer une correc tion qu'il confirme ensuite par [c]. Le mouvement est ici caractristique de la simple correction d'une assertion : une premire rponse [a] est reprise, dans un sens nou veau, jug plus adquat par l'nonciateur [b] puis confirme comme en cho. Un tel micro-enchanement se situe trs en de de l'tablissement d'une squence argument ative. 2.2. De la priode l'insertion d'une squence argumentative dans une interven tion [ Jl] : [a] II faut que je me mfie [b] CAR je suis d'un temprament naturellement pessimiste, [non-c] MAIS je ne pense pas cette fois que nous pourrons l'viter, [d] C'est D'AILLEURS l'avis de ma femme. Nous avons assurment l un bon exemple d'organisation priodique si labore d'une intervention que l'on est bien proche d'une squence argumentative lmentaire. La proposition ngative [non-c] apporte la rponse la question pose (JF1). La proposition [d], renforce par D'AILLEURS, vient appuyer cette rponse moins par un argument supplmentaire que par une sorte de caution nonciative (transformation d'une JE-Vrit en NOUS- Vrit). Les propositions [a] et [b] prparent une rponse qui irait plutt dans le sens d'une conclusion [c], mais que [non-c] va prcisment venir nier. Cette premire proposition est appuye par une justification : CAR [b] qui claire d'autant plus le contenu pessimiste de la rponse [non-c]. On comprend galement mieux la fonction de la proposition [d] : introduite par le connecteur D'AILLEURS, elle introduit un argument supplmentaire qui a pour charge d'appuyer la rponse [non-c] que [a] et [b] coloraient d'une trop noire subjectivit et, de ce fait, d'une vrit 39

trop relative. Le connecteur MAIS qui se trouve au centre de la rplique est un MAIS concessif (voir ce propos, Adam 1990 : 192-210). Bien que le dispositif argumentatif rgressif [a] -conclusion < CAR [b] -donne-argument constitue globalement une donne qui va dans le sens d'une rponse [c], l'nonciateur opte pour la ngation de ce contenu propositionnel et asserte c'est--dire prend en charge une rponse [non-c] qu'il renforce, dans un mouvement d'tayage propre tout mouvement argu mentatif, par D'AILLEURS [d]. Ceci peut tre schmatis sur la base du modle prototypique de la squence argumentative propos plus haut : DONNEE [b] CAR CONCLUSION [a] DONNE P. arg 1 donc probablement A RESTRICTION MAIS concessif P. arg 4 ETAYAGE A D'AILLEURS P. arg 2 [d] On peut dire que l'organisation priodique argumentative de cette intervention atteint un tel degr d'laboration qu'il me semble possible de parler ici de squence argumentative enchsse, certes entirement au service de l'acte de parole (rponse) qui se trouve au centre de l'change. 2.3. Structuration explicative d'un change En rplique l'ouverture d'un nouvel change par la question JF4, l'intervieweurinterview rpond de la faon suivante : [a] Ecoutez, l vous me gnez un peu [b] PARCE QUE tout de mme il y a des choses qu'on prfre garder pour soi. [JF5] : [c] Je comprends vos rticences, [d] Est-ce que [...] ? La question indiscrte sur la vie sexuelle du couple dbouche sur un mouvement textuel au moins aussi complexe que le prcdent. Pour ne pas rpondre la question pose, le journaliste se lance dans une explication-justification. La proposition [b] vient expliquer ce refus du thme sexuel par une gnralisation (ON et prsent gnrique, SOI au lieu de JE-MOI) et attnuer ainsi le conflit potentiel. L'enchanement [proposition a PARCE QUE proposition b] tablit une relation de causalit [b cause de > a effet]. L'nonciation de cette relation de causalit permet au journaliste de repousser l'objet thmatique du discours impos par la question de la jeune fille et de formuler ainsi, de faon indirecte, un refus de rponse problmatique pour la suite de l'change (un refus de rpondre est toujours un lment conflictuel). Le tour de parole JF5 se ddouble quant lui en deux interventions relies deux changes diffrents. Conformment la 40 [ J4] : CONCLUSION [c] Rponse attendue > CONCLUSION [non-c] P. arg 3 Rponse [Jl]- Question [JF1] -,

structure explicative de base (Adam 1992 : 127- 142), il commence par une valuation [] de l'explication du journaliste (clture du mouvement explicatif) qui est en mme temps une acceptation de son refus de rpondre (clture de l'change Q-R avant ouverture d'un nouvel change par une nouvelle question). Schma de la squence explicative prototypique Problme (POURQUOI X ?; Explication (rponse) PARCE QUE Conclusion-Evaluation

Selon ce schma d'un mouvement habituellement monologal, un premier oprateur de type POURQUOI ici absent introduit une reprsentation problmatique (la gne manifeste du journaliste, signale par la didascalie et formule explicitement par la proposition [a]). Un second oprateur PARCE QUE permet de passer du problme sa solution-explication [b]. Les squences explicatives compltes se termi nentgnralement par une valuation finale qui auto-sanctionne la dmonstration. La proximit des structures squentielles explicative et dialogale qui ne se diffrencient que par la composition monologale de l'explication et dialogale (change) de la conver sation explique parfaitement la fusion prsente d'un mouvement explicatif organi sant structure dialogale d'change qui elle-mme le dialogise : une Squence dialogale Ouverture de l'change : Question [JF4] ^R0

Squence explicative sous-jacente : Fermeture de l'change : Squence dialogale de clture Nouvel change : Question [JF5d ]

Refus de rpondre [J4a] Problme PARCE QUE [J4b] Explication-justification Acceptation du refus [JF5c] valuation (suite)

la diffrence de l'exemple argumentatif prcdent [Jl], la structure compositionnelle explicative ne structure pas seulement de faon interne l'intervention J4, mais elle agit sur l'enchanement de l'change JF4-J4-JF5. Le connecteur PARCE QUE joue un rle local de structuration priodique de l'intervention J4. En permettant d'accomplir un acte de discours (affirmer l'existence du lien de causalit [b > a] qui est en mme temps un refus de l'acte de discours subordonn rpondre), le rle du connecteur dborde au-del des limites de la structure priodique de l'intervention, la fois en amont et en aval, en direction de l'change global. 3. Htrognit compositionnelle d'un dialogue romanesque Considrons, prsent, un cas d'htrognit textuelle (romanesque) complexe : la description des terriens rve de faon prmonitoire par Ylla K. , au tout dbut des Chroniques martiennes de Ray Bradbury (traduction Denol, coll. Prsence du futur , Paris, 1955, pages 10-12). 41

[...] Elle se redressa comme si son rve l'avait frappe en plein visage. [Al] Bizarre, murmura-t-elle. Trs bizarre, mon rve. [Bl] Oh ? Visiblement il n'avait qu'une envie : aller retrouver son livre. [A2] J'ai rv d'un homme. [B2] Un homme ! [A3] Un homme trs grand. Prs d'un mtre quatre-vingt-cinq. [B3] Ridicule ; un gant, un gant monstrueux. [A4] POURTANT, dit-elle, cherchant ses mots. Il avait l'air normal. MALGR sa taille. Et il avait... oh je sais bien que tu vas me trouver stupide... Il avait les yeux bleus ! [B4] Les yeux bleus ! Dieux ! s'exclama Mr . Qu'est-ce que tu rveras la prochaine fois ? Je suppose qu'il avait les cheveux noirs ? [A5] Comment l'as-tu devin ? Elle tait surexcite. [B5] J'ai choisi la couleur la plus invraisemblable, rpliqua-t-il froidement. [A6] C'est POURTANT vrai. Ils taient noirs ! Et il avait la peau trs blanche ; oh, il tait tout fait extraordinaire ! Avec un uniforme trange. Il descendait du ciel et me parlait trs aimablement. Elle se mit sourire. [B6] Descendre du ciel, quelle sottise ! [A7] II arrivait dans un appareil en mtal qui luisait dans le soleil. Elle ferma les yeux pour en retrouver la forme. [A7'] Je rvais d'une chose brillante qui traversait le ciel ; c'tait comme une pice lance en l'air ; tout coup elle devenait norme et se posait doucement sur le sol. Une espce d'engin long, argent, inconnu. Puis une porte s'ouvrait sur le ct de la machine et ce gant en sortait. [B7] SI tu travaillais un peu plus, tu ne ferais pas de ces rves stupides. [A8] MAIS j'tais trs contente, rpliqua-t-elle. Je ne me serais jamais cru autant d'imagination ; des cheveux noirs, des yeux bleus et une peau blanche ! Quel homme trange... ET POURTANT si beau ! [B8] Pour un peu tu prendrais tes dsirs pour des ralits. [A9] Comme tu es dsagrable. Je ne l'ai pas invent exprs. Et son image m'est venue l'esprit pendant que je somnolais. C'tait si inattendu, si... diffrent de tout. Il me regardait et me disait : J'arrive de la troisime plante avec ma fuse. Je m'appelle Nathaniel York... [B9] Quel nom grotesque, c'est insens ! [A10] Naturellement que c'est insens, PUISQUE c'est un rve, expliqua-t-elle avec douceur. Ensuite, il disait : C'est la premire traverse intersidrale. Nous ne sommes que deux bord de notre fuse, mon ami Bert et moi. [B10] Encore un autre nom grotesque. [Ail] Et il disait : Nous venons d'une ville sur la Terre ; (t'est le nom de notre plante. La Terre, c'est le mot qu'il a prononc. Et il employait aussi une autre langue ET POURTANT je le comprenais. Dans ma tte. La tlpathie, probablement. Mr . lui tourna le dos. Elle l'arrta d'un mot : [A12] Yll ? dit-elle d'une voix calme. T'cs-tu jamais demand s'il y avait des tres vivants sur la troisime plante ? [Bll] La vie est impossible sur la troisime plante, fit le mari d'un ton patient. Nos savants ont dit et rpt que leur atmosphre tait beaucoup trop riche en oxygne ! [A13] MAIS ce serait tellement passionnant S'il y avait des habitants ? ET S'ils pouvaient circuler dans l'espace avec je ne sais quels appareils ? [B12] Je t'en prie, Ylla. Tu sais que je dteste ces crises de vague l'me. Continuons notre travail ! 42

Sans entrer dans le dtail d'une analyse qui prendrait trop de place, notons seulement que ce dialogue, insr dans un cotexte narratif, est lui-mme travers par des descriptions du terrien et de son engin spatial ainsi que par des relations de paroles et d'actes. La fonction narrative de ces lments descriptifs est une version des descrip tions prmonitoires, c'est galement, d'un point de vue stylistique, une trs classique forme d'clatement du bloc descriptif dont la lecture est rendue plus vivante par la dynamique du dialogue et le jeu de focalisation qu'il permet (Adam 1993 : 67-92). C'est surtout une intressante description en miroir, informant plus le lecteur sur les mart iens descripteurs eux-mmes que sur les visiteurs de la plante (objet de la description). Les savoirs encyclopdiques des martiens sont destins tre calculs par le lecteur par contraste avec ses propres savoirs. Ce qui est ordinaire et sous-informant dans le monde d'un lecteur anglo-saxon et plus largement occidental de Bradbury devient sur informant dans le monde du personnage plac en position de rcepteur, Mr. K. , et de sa femme elle-mme. Bizarre , ridicule , monstrueux , invraisemblable , stupide , trange , inattendu , diffrent de tout , insens sont autant de qualificatifs destins traduire le point de vue martien sur l'objet du discours (terriens dcrits). L'tat de l'encyclopdie des interlocuteurs est ainsi progressivement tabli. 3.1. Une description dialogue L'htrognit compositionnelle de cet extrait est assez extraordinaire. Il se prsente typographiquement (plan de la segmentation) comme un discours direct entrecoup seulement de courtes phrases de rgie, prises en charge par une voix narrative. Ce dialogue se prsente comme une description clate, mais une description trs systmatique. Les oprations descriptives (Adam 1993 : 112-122), la base de la construction d'une squence descriptive canonique, sont trs systmatiquement appli ques. Toutefois, comme ces oprations descriptives sont diffractes en diverses rpli ques et co-values par les deux intervenants, le dialogue l'emporte trs largement selon un principe conforme l'ide de dominante squentielle. Description du terrien : Opration d'ancrage (fixant le thme-titre objet du discours : Un homme (A2). Opration de reformulation : Un gant (B3), Nathaniel York (A9). Opration d'aspectualisation 1 (proprits du tout) : trs grand, 1 m 85 (A3), extraor dinaire (A6), trange (A8), beau (A8). Opration d'aspectualisation 2 (fragmentation du tout en parties et proprits de ces parties) : yeux [PROPRIT] bleus (A4), cheveux [PROPRIT] noirs (B4 & A6),peau [PROPRIT] trs blanche (A6). Opration de mise en relation : costume [PROPRIETE] trange (A6), engin spatial (A7') pour sa description, voir ci-dessous. A la diffrence de cette description clate, la rplique [A7'] apparat comme un rcit de rve, c'est--dire, en fait, comme une intervention structure en relation d'actions et en description (de l'engin spatial des terriens). On a ainsi, d'abord, une 43

suite vnementielle () et temporelle (t) dont la linarit est souligne par des organi sateurs temporels qui compensent la faiblesse de l'imparfait (temps conforme au rcit de rve certes, mais incapable de marquer une succession ordonne) : l (tl) : une chose traversait le ciel. 2 (t2) : TOUT A COUP elle devenait norme. 3 (t3) : ET se posait. 4 (t4) : PUIS une porte s'ouvrait. 5 (t5) : ET ce gant en sortait. Cette suite d'vnements est accompagne de propositions descriptives destines donner progressivement consistance un autre objet du discours inconnu : Description de l'engin spatial : Opration d'ancrage : Une chose. Opration d'aspectualisation (proprit du tout) : brillante. Opration de reformulation et de mise en relation (reformulation comparative) : C'TAIT COMME UNE pice lance en l'air. Deuxime reformulation : UNE ESPECE D'engin. Opration d'aspectualisation (proprits) : long, argent, inconnu. Troisime reformulation : la machine. Dans la mesure o il est impossible de parler sans rfrer et donc construire, mme succinctement, une reprsentation discursive, la description est invitable. Du point de vue qui m'intresse, ce caractre invitable de la description n'implique toutefois pas le choix d'une forme de mise en texte descriptive. On peut dire qu'ici, c'est par le dialogue que passe la mise en place du monde martien du texte. La description est entirement absorbe par la composition dialogale. Dans un mme ordre d'ide, qu'en est-il de l'argumentation ? 3.2. L'argumentation dans le dialogue Comme il est impossible de ne pas dcrire, il est impossible de ne pas argumenter (au sens large d'action opre sur autrui). La question est la mme que la prcdente : entre une argumentation sous-jacente l'interaction et une mise en texte (composition) argumentative, il y a un cart. A la diffrence des oprations descriptives qui sousstructurent la progression de l'ensemble du dialogue, la composition argumentative par les connecteurs ne structure que localement (priodiquement) le dialogue. Pour approcher la faon dont une structuration argumentative se glisse dans le dialogue, il faut d'abord relever la prsence, dans des interventions, de mouvements argumentatifs priodiques de plusieurs types. Le mouvement est soit progressif : [B7] SI tu travaillais un peu plus, tu ne ferais pas de ces rves stupides. SI proposition p [Argument] (ALORS) > proposition q [Conclusion] soit rgressif : 44

[A13J Mais ce serait tellement passionnant S'il y avait des habitants ? ET S'ils pouvaient circuler dans l'espace avec; je ne sais quels appareils ? Proposition q [Concl.J < SI proposition p [Arg.] ET SI proposition p' [Arg.] Dans ce cas, une protase de type SI p & p' l'imparfait a beau tre reconnue comme contrefactuelle, elle pose un contexte qui rend possible l'assertion d'une proposition q. Cette dernire proposition est la source non seulement du ton adopt par le person nage descripteur Ylla K. , mais de l'ensemble du texte de science fiction qui commence et que le lecteur est en train de lire. [A10] Naturellement que c'est insens, PUISQUE c'est un rve, expliqua-t-elle avec douceur. Proposition q [Concl.] < PUISQUE proposition p [Arg.] En utilisant le connecteur PUISQUE, le locuteur dit reconnatre que les assertions rves (p) sont toutes smantiquement insenses, c'est--dire, par dfinition, dpour vues valeur de vrit dans le monde de rfrence. En d'autres termes, le discours de descripteur d'Ylla K. se prsente comme soumis une logique fictionnelle mancipe des contraintes logiques du monde martien de rfrence. Les structures priodiques concessives l'emportent trs largement dans ce dialo gue.Elles articulent soit des enchanements d'interventions, soit la structure interne de certaines interventions. [B3] Ridicule ; un gant, un gant monstrueux. [A4] POURTANT, dit-elle, cherchant ses mots. Il avait l'air normal. MALGR sa taille. En A4, l'argumentation concessive qui opre le renversement d'une conclusion attendue et d'ailleurs choisie par Mr. K. est, la fois, la base de l'enchanement B3-A4 et de la structure interne de A4. Le connecteur concessif POURTANT est responsable de l'articulation des interventions : Proposition p [B3] gant inferences (dans la logique du monde martien) Conclusion non-q Jt? monstrueux-anormal Le connecteur concessif MALGRE structure, lui, de faon tout aussi priodique, le contenu propositionnel de la suite de l'intervention A4 (voir schma page suivante). L'enchanement B5-A6 repose sur le mme mouvement argumentatif concessif. [B5] J'ai choisi la couleur la plus invraisemblable, rpliqua-t-il froidement. [A6] C'est POURTANT vrai. Ils taient noirs ! La proprit descriptive p (avoir des cheveux noirs) est dfinie, dans la logique du monde martien de rfrence, comme une proposition contrefactuelle (couleur la plus invraisemblable). Le connecteur concessif POURTANT reconnat la justesse de cette 45 POURTANT [A4] proposition q normal

[A4]

Proposition p normal

MALGRE

Proposition q sa taille inferences (dans la logique du monde martien) Conclusion non-p anormal

premire inference tout en soulignant que, dans le monde du rve (logique fictionnelle), elle est nanmoins vraie-possible (comme d'ailleurs la suite des Chroniques martiennes ne va pas tarder le prouver) : Proposition p [B4-A6] cheveux noirs inferences (dans la logique du monde martien) Conclusion non-q [B5] A? invraisemblable La structure priodique des rpliques A8 et Ail est plus simple : alors qu'une proposition descriptive de contenu p devrait entraner une conclusion de type non-q, c'est le contenu q qui est affirm : [A8] Quel homme trange... ET POURTANT si beau ! [Ail] [...] Il employait aussi une autre langue ET POURTANT je le comprenais... Proposition p] homme trange langue trangre inferences (dans la logique du monde martien) Conclusion non-q ^ laidl incomprhensible Cet exemple romanesque m'a permis de montrer comment une structuration compositionnelle dialogale (plan A2 d'organisation) est localement structure par des priodes concessives (plan Al) qui problmatisent les propositions descriptives et font clater toute possibilit de les enchaner linairement dans une squence descriptive unifie canonique. La description irrecevable clate, sous l'impact de l'organisation priodique locale, en un conflit interne aux interventions d'Ylla K. (A) elle-mme, d'une 46 ET POURTANT proposition q si beau comprhensible (dans la logique jmr du rve) POURTANT [A6] proposition q VRAI POSSIBLE (dans la logique ^y du rve)

^^H'

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part, et aux changes des deux personnages, d'autre part. La structure compositionnelle dialogale est mise en vidence par la segmentation typographique (plan Al d'organisation) en tours de parole peine interrompus par le discours citant de la voix narrative. En dpit de leur nombre, les micro-enchanements concessifs ne dbouchent toutefois pas sur une composition squentielle argumentative.

4. L'argumentation dans l'interview L'interview journalistique prsente une structure d'change gnralement trs simple (faute de place, je n'tudierai du moins, pour conclure, qu'un exemple de ce type) : un journaliste pose une question ouverte appelant une rponse dveloppe de la part de la personnalit interviewe et il passe d'un thme (ou d'un sous-thme) un autre l'occasion de chaque nouvelle question. La nature mme de l'interview transc rite, propre la presse crite, permet des interventions assez dveloppes. Ainsi dans cet change, extrait du Nouveau Quotidien du 10 fvrier 1995 (interview d'un romancier-essayiste suisse romand) : Journaliste : [a] Dans votre nouveau roman, Un rve californien, vos personnages suisses ne sont gure avenants, [b] Vous portez en gnral sur nos compatriotes des jugements assez svres, [c] n'avez-vous jamais eu envie d'migrer ? Etienne Barilier : [d] J'ai connu cette tentation, [e] Mais je suis attach ce lieu [f] et j'ai envie de me battre avec cette ralit, [g] Ou d'en dbattre, [h] L'adage ne veut-il pas que qui aime bien chtie bien ? [i] Mme si je partais, [non-j] je ne serais pas quelqu'un d'ailleurs, [non-k] On ne peut renier son origine. L'intervention du journaliste part d'un constat particulier [a], en tire une gn ralisation l'chelle de l'ensemble de l'uvre de l'crivain interview [b] pour en venir la question [c]. En fait, cet acte de discours qui ouvre l'change est le rsultat d'un mouvement infrentiel qui considre les propositions [a] et [b] comme une donne et en infre une conclusion c. Le mouvement d'infrence est argumentativement tay par un topos du type : Une critique svre de ses compatriotes est l'indice d'un violent rejet de son pays . La conclusion qui dcoule de ceci est lisible sous la ngation prsente dans la proposition [c] et dans les prsupposs del question : vous avez certainement eu envie de partir, d'migrer . Un autre topos vient tayer cette inference : l'migra tionintellectuels suisses romands (vers Paris et vers les Etats-Unis principalement) des est un fait courant depuis bien longtemps. La premire assertion d'Etienne Barilier premire rponse [d] admet ce mouvement infrentiel, mais toute la suite de la rponse a pour but d'tayer une conclusion inverse (non-c), qui maintient l'envie d'migrer au stade de la tentation, sans passage l'acte. En raison, probablement, du poids des topo sur lesquels s'appuient les inferences du journaliste, la rponse de l'crivain ncessite un tayage et, son tour, la recherche d'autres topo. Je rsumerai ci-aprs l'ensemble du mouvement argumentatif complexe de cet change argumentativement trs structur (voir page suivante). La squence argumentative enchsse prsente l'intrt de revenir sur la conclu sion en la prsentant comme contref actuelle (SI + imparfait dans la protase [i], conditionnel avec ngation dans l'apodose [non-j]). Avec MEME SI, la proposition [i = 47

Journaliste : DONNES [a] + [b] (P. arg 1) donc probablement > CONCLUSION (P. arg 3) > Question [] A A Mouvement infrentiel admis ^ TAYAGE (P. arg 2) par Etienne BariUer = Rponse [d] Topo I btienne , a . Barilier : a moins que ,n arg 4) RESTRICTION .. (P. MAIS > CONCLUSION [non-c] [e],[f],[g] A TAYAGE 1 (P. arg 2) renversement des donnes [a-b] par Topos 1 [h] t

DONNE CONTREFACTUELLE Squence argumentative > CONCLUSION [j] MEME SI [i = c] (P. arg 1) ETAYAGE 2 (P. arg 2) enchsse (possible)

t ETAYAGE (P. arg 2) Topos 2 [non-k]

CONCLUSION [non-j] (P. arg 3)

c] ( partir ) est cense dclencher la conclusion : devenir quelqu'un d'ailleurs [proposition j], voire renier ses origines [k]. Mais le locuteur asserte que, malgr ce mouvement infrentiel, c'est le contraire qui adviendrait. Ce mouvement est, son tour, tay par un nonc de vrit gnrale de type ngatif (prsent gnomique, ON gnri que).La prsence des deux ngations est trs clairante : elle laisse bien entendre qu'il s'agit de nier ce que la proposition [i = c] pourrait dclencher de ngatif.

5. Pour conclure : aspects de la complexit Sans aborder la question plus vaste des conduites discursives argumentatives, le prsent article prtend simplement illustrer la faon dont je propose de dcrire quel ques aspects de la complexit de l'organisation textuelle des noncs. En privilgiant les plans d'organisation squentiel et priodique, j'ai laiss en retrait les faits relatifs aux interfrences des autres plans 2. Il a toutefois t question d'interfrences dues au plan smantique (conflit des logiques des mondes martien et terrien, chez Bradbury), d'interfrences lies renonciation (lors de l'examen, par exemple, du dcrochement endoxal de la rplique [h] d'Etienne Barilier) ; quant aux interfrences prsentes dans 2 . Pour une description dtaille de telles interfrences dans un petit texte de Robert Desnos , voir en particulier Adam 1995. 48

les mouvements concessifs dcrits pages 45 et 46, elles reposent, la fois, sur l'organi sation smantique des normes et sur des faits polyphoniques qui relvent pleinement du plan nonciatif d'organisation (Adam, 1990: 191-253, pour une tude en ce sens de certains connecteurs).

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