beaujour, michel - céline, artiste du laid 1964

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Céline, artiste du laid Author(s): Michel Beaujour Reviewed work(s): Source: The French Review, Vol. 38, No. 2 (Dec., 1964), pp. 180-190 Published by: American Association of Teachers of French Stable URL: http://www.jstor.org/stable/385212 . Accessed: 11/06/2012 13:59 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. American Association of Teachers of French is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to The French Review. http://www.jstor.org

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Céline, artiste du laidAuthor(s): Michel BeaujourReviewed work(s):Source: The French Review, Vol. 38, No. 2 (Dec., 1964), pp. 180-190Published by: American Association of Teachers of FrenchStable URL: http://www.jstor.org/stable/385212 .Accessed: 11/06/2012 13:59

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C line, artiste du laid

par Michel Beaujour

IL EXISTE DANS Voyage au bout de la nuit une autre force que la fatalit6 qui, si l'on en croit C61ine, mbnerait inexorablement Bardamu vers le bout de la nuit. Cette alternative est sugger6e par l'admirable habilet6 du h6ros A se tirer des mauvais pas. Etant donn6 les situations d6licates

of son "destin" le place, il se r6vble g6nial "viveur," vou6 par son cr6ateur A se retrouver toujours le rescap6 d'innombrables d6faites.

Aussi voyons-nous ici la cons6quence d'un choix d6lib6r6, analogue a celui que fit Voltaire des m6saventures de Candide dans un but d'6difica- tion philosophique. Mais plus qu'une noire affabulation, qui toutefois expulse le Voyage de la cat6gorie r6aliste oct on l'a souvent rang6, ce qui nous retiendra ici est le trouble consentement au d6sastre qui confbre A ce roman une tonalit6 bien particuli&bre. Au-delA de la prise de conscience de

l'iniquit6 du monde, un vertige masochiste s'acharne A raviver le malheur sans jamais cesser de le d6noncer copieusement.

D'ailleurs, la fascination trahie par l'6criture n'est pas suscit6e par le spectacle privil6gi6 du mal, de la mort A l'ceuvre en chacun de nous dbs le d6but de la vie, mais par le parti litt6raire qu'on peut en tirer. Autrement dit, c'est le style-meme de C61ine, pris au sens large du terme, qui cr6e sa matibre.

La fascination va donc s'6panouir A partir d'un pari pr6liminaire, mais dont on ne peut la s6parer. Pari d'ordre artistique, ou plus pr6cis6ment stylistique. Non pas fait au hasard, mais longuement muri, reposant sur une juste reconnaissance d'un don rh6torique tout A fait particulier et sur des composantes psychologiques A propos desquelles C6line ne s'est tromp6 qu'une fois, et sans rechute. C61ine se fait romancier-m6morialiste de l'6chec et de l'ignominie. I1 se choisit le r6le litt6raire de victime. De lI, il n'est qu'un pas A effectuer pour se faire accusateur. D'accusateur, on se retrouve bient6t accus6. En franchissant ce pas d6cisif vers le d6lire de pers6cution qui prolif6rera en rejetant progressivement ses masques de fiction dans des livres ult6rieurs, C61ine met en branle sa "mal6diction" civile et son g6nie artistique.

Pour saisir le choix qui se manifeste dans le Voyage, il convient de jeter 180

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un regard en arribre vers la seule ceuvre de C61ine qui soit presque ddnu6e des qualit6s qu'on reconnait d'ordinaire A ses livres: violence morbide, 6loquence, cynisme et jaillissement d'un style. Il s'agit bien entendu de L'Eglise, com6die 6crite en 1924 et publi6e dans un but strictement com- mercial par Denoal en 1933, au moment oii le succbs prodigieux du Voyage aurait garanti la vente de n'importe quel 6crit de C61ine.

L'6chec de cette pibce peut 6tre attribu6, A premibre vue, A des failles de technique dramatique; les dialogues sont d6sastreux dans leur raideur. Seules, les longues tirades, dont la valeur dramatique est minime, semblent trouver assez d'espace pour s'envoler lourdement. C'est travail d'amateur que cette s6rie de saynbtes qui se veulent cyniques et ne sont qu'anodines et banales.

On constate par contre que la com6die contient en germe un bon nombre de thbmes des ouvrages ult6rieurs, et jusqu'A l'embryon, encore presque inoffensif, du d6lire antis6mite. Des motifs du Voyage tels que: la peur, source du malheur et de l'intelligence; la mort comme v6rit6 du monde; l'omnipr6sence de la maladie et de la d6ch6ance physique; ainsi que le culte de la belle chair f6minine telle qu'on la voit chez les danseuses, font certes leur apparition dbs cet essai de 1924 mais comme par surcrott, au hasard de bavardages des personnages.

Bardamu, le h6ros, qui a d6jA 6t6 baptis6 sans Atre vraiment n6, formule sa sagesse dans un univers bien diff6rent de celui du Voyage, un univers oc il n'est pas question de tragique ni de nuit. Com6die de moeurs tout au plus. Bref, la pibce de 1924 ne pr6sente pas le monde comme le pibge qu'il sera devenu dans le Voyage. Bardamu y est libre de choisir un mode de vie qui lui convienne. Sa mise A pied par la Soci6t6 des Nations n'a pas de dimensions tragiques et n'est pas plus le fruit d'une conspiration active que de son incapacit6 notoire comme m6decin hygi6niste. Lib6r6 d'une contrainte qui va A l'encontre de son temp6rament anti-conformiste, Bardamu va s'installer dans une banlieue pauvre, of l'exercice de la pro- fession m6dicale va lui permettre de cr6er une communaut6 6mouvante et sympathique dans la meilleure tradition du populisme sentimental.

Les motifs tragiques semblent donc ici plaqu6s sur une trame banale, sans aucun rapport de necessit6. Or, il est r6v6lateur, quant l' 6volution du point de vue de C6line et A son caractbre conscient et volontaire, de constater que la pr6face de L'Eglise, 6crite en 1933, post6rieurement au Voyage, indique que l'auteur a "brutalis6" sa com6die pour la publier. Le mot montre bien, en tout cas, quel est le sort subi par le monde, aux mains de C6line, entre la m6diocre attitude blas6e de 1924 et la maturit6 de 1932. En 1924, Destouches se voit plut6t moraliste, satiriste, fantaisiste. Sa bonne humeur, qui n'a pas encore tourn6 l'aigre, fait de lui un auteur

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comique. C61ine n'est pas encore n6, car c'est l'absence m~me d'un style de la noirceur et du d6go-ft qui se r6vle Atre la cause profonde de la faillite de cette ceuvre protoplasmique.

Transpos6e dans le Voyage, c'est bien l'image d'un m~me monde que nous retrouvons. Les episodes (Afrique, Amdrique, banlieue parisienne) sont reconnaissables, mais invers6s, pousses au noir. L'image, en "prenant," comme on le dit d'une crme, a acquis une coh6rence qu'il serait vain de chercher dans L'Eglise. De bavardage, les thbmes tragiques, et en particulier celui de la pr6sence de la mort en tout ce qui vit, ont 6t6 promus au rang de structures. De ces structures les gentillesses d'antan sont expuls6es. C61line a mis au point sa vision en rejetant le ton bon enfant, et en assurant sa voix. Ou, plus exactement, en choisissant parmi toutes les voix possibles A sa disposition celle dont il ne se d~partira plus. Cette voix correspond A une "personne" cr6atrice, remarquable par sa continuit6 et ses limitations qui la pousseront toujours plus avant vers cette extreme n6gation qui finalement deviendra son seul mode d'6tre.

Jetons un dernier regard sur L'Eglise. Consid6rde en-degA du monde d6finitivement choisi du Voyage, cette com6die apparait comme une tenta- tive indispensable mais qui r6vele aussit6t sa contingence A l'6gard de l'ceuvre rdelle de C6line. Certes, c'est un exercice, une mise en train, une erreur f6conde. Bien davantage, nous y voyons le premier pas fourvoy6 d'un m6decin mal adapt• A sa profession, (quoi qu'il en ait dit par la suite), cherchant A d~passer le personnage de monsieur important et futile que la soci6t6, en particulier la bonne soci6t6 de sa femme, celle de son beau-pbre le Grand-Patron, et la Soci6t6 des Nations, veulent lui faire jouer. II exorcise ces masques auxquels il s'est imparfaitement identifi6. Avant d'6crire il se sent autre: "artiste," comme son Bardamu. I1 va chercher sa v6rit6 hors du jeu social. C'est au fond le sens encore assez limit6 de l'indi- vidualisme affich6 dans la pikce. Mais l'effort a 6galement rendu C61ine apte A voir ces faiblesses et A les d6passer. Alors commence l'histoire d'un 6crivain.

La decouverte cruciale s'est produite lorsque, au cours de sa mue en ecrivain, ce m6decin s'est fait non seulement autre, 6tranger au monde oi on joue A la m6decine et A la politique, mais bel et bien expuls6, objet de jalousie et de haine. Il n'est que de voir cette v6ritable manie de 1'anonymat A ses debuts en litt6rature, par crainte de repr6sailles 6pouvantables et sans doute imaginaires du monde medical contre le m6decin qui 6crit. II pr&- tendra par la suite que ses confrbres ne lui pardonnaient pas d'6crire, ce qui semble peu vraisemblable quand la moiti6 de l'Acad6mie Franqaise semble constitu6e de membres de corps m6dical. Ayant donc mud la distance en hostilit6, il se dresse face au monde m6chant, re-n6, simultandment

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6crivain et nouvel homme: Louis-Ferdinand C61ine. Destouches ne sera plus qu'une facade commode de bon m6decin des pauvres derribre laquelle crier pouce avec une rouerie naive, le moment venu. Profond6ment, le brave Docteur Destouches est mort dans la d6bAcle de L'Eglise.

Revenons A Bardamu. Dans le premier roman de C61ine surnage plus qu'un patronyme. Le personnage conserve son intelligence et le brio artiste dont le Bardamu guilleret de L'Eglise avait 6t6 dot6. Car Bardamu-Ferdi- nand exclu de la soci6te est aussi un masque oii C6line projette sa propre vitalit6 d'6crivain heureux. Il ne s'agit pas, bien entendu, de dire que Ferdinand, c'est C61ine. I1 n'a de C61ine que les mesaventures d6mesur6- ment grossies. Il est accabl6 du poids de l'univers ot la vigueur de C61ine- 6crivain trouve A s'exercer. Bardamu est victime de C61ine. Mais l'6chec fatal de Bardamu dans le corps du roman, autrement dit, son d6chs, est inconcevable: elle signifierait l'6chec de C61ine-6crivain, ou tout au moins sa fatigue, son d6sint~rst. Or, C6line a d6couvert l'all6gresse cr6atrice, le miracle de l'Ncriture sAre de son allure qui, page aprbs page, accouche A la fois l'univers de roman et son auteur. Il est bien certain que pendant les mois o C6line s'attable devant son papier en revenant du dispensaire, sa vie r6elle ne consiste pas A faire des piq-fres, mais A manier la plume. Il faut imaginer un Cl61ine heureux malgr6 le d6cor m6diocre, disesp6rant, la vie pr6caire. Par consequent, Bardamu est devenu invuln6rable, mais 6galement vou "A la pers6cution. Car un succs quelconque de Bardamu, un d~passement de la passion solitaire qui lui est infligee vers une religion qui remettrait le mal A sa place permanente et n6cessaire, ou bien vers une action revolutionnaire dont naltrait la fraternit6 en envisageant la destruction de l'iniquit6 sont aussi inconcevables que sa mort. Bardamu ne peut Atre heureux et son calvaire doit pouvoir 6tre "A suivre" jusqu'au bout du gigantesque Mlan de Celine. C'est A ce niveau, entre l'all6gresse et l'adversit6, que se situe l'ambigfiit6 g6n6ratrice des 600 pages du Voyage et tout particulibrement de leur style.

Il faut aller au-dela de cette constatation pour d6limiter la structure sp6cifique de cette tension f6conde, dialectique qui est sans doute sous- jacente A tout ceuvre de grand style dont le jaillissment est conditionn6 par un affrontement obstin 'A l'inquit6 du monde oA une d6ch6ance origi- nelle prime et oblitbre toute tentative de r6demption.

Nous avons dit que C61ine 6tonnait par les exces de sa r6volte. Comme il se garde bien de pr6ciser en faveur de quoi il s'indigne, nous soupgonnons un primat de l'indignation sur la cause qui la provoquait (ou que l'indigna- tion finira par susciter . . . .) Mais seul l'examen des tribulations de Bar- damu nous permettra de justifier cette vue.

Par certains aspects ext6rieurs, Voyage au bout de la nuit s'apparente

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aux anciens romans picaresques ou' le h6ros explorait les dimensions d'un monde 61argi, 6prouvant sa libert6 d'individu "d6class6." Mais les aventures de Bardamu ne sont en rien des avatars de la libert6 agissante. Au contraire, Bardamu est une Ame damn6e, pouss6e par un destin qu'on interprete pour lui comme l'orgueil d'aller toujours plus loin dans le malheur.

L'6pisode essentiel de D6troit ddmasque cette fatalit6. A la charnibre du roman, Bardamu d6cide de quitter l'Amdrique et de pour-suivre ses etudes medicales en France. Pour cela, il doit abandonner la seule femme pour laquelle il ait 6prouv6 un sentiment qui ressemblAt ' l'amour: la prostitu6e Molly de D6troit: "Je l'aimais bien, sirement, mais j'aimais encore mieux mon vice, cette envie de m'enfuir de partout, a la recherche de je ne sais quoi, par un sot orgueil sans doute, par conviction d'une espce de sup6riorit6" p. 231.1 Curieux romantisme, pour un homme qui affirme souvent avoir perdu toute fiert6. Explication n6cessaire pour rejeter Bar- damu dans le malheur et remettre A flot le roman qui risquait de s'6chouer au bord du lac Eri6. Bardamu est renvoy6 vers de nouvelles tribulations dans un univers r6tr6ci et toujours plus hostile.

Le malheur prend a tout coup la meme forme, puisque l'essence du monde en est responsable et que celle-ci ne varie pas: c'est un objet de

degofit injustifiable. Tant que Bardamu est dans le monde, tant qu'il est oblige' de vivre dans un lieu d6termin6, parmi les gens, il ne peut 6chapper que temporairement. "A mesure qu'on reste dans un endroit les choses et les gens se d6braillent, pourrissent et se mettent '

puer tout exprbs pour vous (p. 274). Beaucoup plus qu'a un orgueil romantique, c'est a un refus de la r6alit6 qu'il faut attribuer l'incapacit6 du h6ros a rester en place. L'amour de Molly ne peut pas peser plus lourd que la puanteur et la pourri- ture qui s'exhalent de D6troit apr?s quelques mois de s6jour et contre quoi C61line a 6puis6 sa verve. De nouvelles zones sollicitent sa plume.

Le temps semble soudain se durcir en hostilit6. Au lieu de se d6faire dans la pourriture, les hommes, pouss6s par une m6chancet6 qui provient du d6sespoir devant leur condition, forment une espece de cercle de fer de la haine, une ligue anti-Bardamu. Mais, transform6 en bouc 6missaire de la d6cr6pitude par ses semblables, Bardamu r6ussit cependant A 6chapper au sort qu'on lui r6serve, aprs un simulacre de r6volte qui est, au fond, une passivit6 d6guisee, puisque c'est le m6canisme r6flexe d6clench6 par la panique qui se rdvile instrument de salut.

Ds l'6pisode majeur-microcosmique-du temps de guerre, la terreur de la mort ouvre & Bardamu les portes de l'h6pital psychiatrique. Il 6chappe ainsi dans une "maladie du moral" au sort de ses comarades demeur6s au front.

1 Paris: Gallimard, 1952. Edition "Livre de Poche."

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Mais c'est l'6pisode de "I'Amiral Bragueton" qui pr6sente ce processus avec toute la force d'une logique hallucinatoire. L'innocent Bardamu, sauv6 de la guerre, va, sur les conseils de ses amis, chercher fortune en Afrique. Il est rapidement transform6 en "immonde" par l'hyst6rie collec- tive des coloniaux ivrognes qui, croupissant A bord d'un antique rafiot, vont rejoindre leurs postes malsains en Afrique. Je tenais, sans le vouloir, le r6le de l'indispensable infdme et r4pugnant saligaud honte du genre humain qu'on signale partout au long des siecles, dont tout le monde a entendu parler, ainsi que du Diable et du Bon Dieu, mais qui demeure toujours si divers, si fuyant, quand 4 terre et dans la vie, insaisissable en somme .... Une viritable rdjouissance gqndrale et morale s'annongait 4 bord de "l'Amiral Bragueton." "L'immonde n'dchapperait pas 4 son sort. (p. 117)

Mais Bardamu y 6chappe, car de sa peur nait aussit6t une sorte de g6nie de la conservation passive. L'effet n'en est pas de r6ellement modifier la situation A son profit, ce dont son cr6ateur l'a rendu incapable. Sa parole d6monte les adversaires, lui permettant de se faufiler ailleurs, vers une zone de calme relatif oi la menace renaitra bient6t dans toute son ampleur. Sans autre raison qu'on finit toujours par trouver ' Bardamu "une sale gueule, voilh tout." Le roman continue et la r6volte de Bardamu contre les machinations des autres reste toute subjective, verbale. En un sens, elle fait durer le plaisir de se sentir exclu, en butte aux imb6ciles. Par cons6quent le Voyage n'est pas un roman d'action. Chaque situation prend fin dans la fuite ou dans l'expulsion, camoufl6es en simulacres d'actes libres: Bardamu ne se r6soud pas a d6serter, il devient fou. Princhard, l'intellectuel "futile" rencontr6 eA l'h6pital psychiatrique simule la klepto- manie pour 6chapper A la guerre, pr6pare des discours, puis disparait sans avoir apport6 la paix au monde; Bardamu met le feu a son comptoir de traite en Afrique, puis lve le pied, sans projet pr6cis. Le monde est regl6 par des volontes inattaquables, in6branlables contre quoi rien de ce que les personnages font ne peut pr6valoir. Il ne leur reste qu'A faire semblant et a trouver une sorte de bonheur au rabais-mais qui peut mener A une sorte d'extase d61irante-dans l'exercice de la parole. Une rencontre de Bardamu pr6sente une image achev6e de cette pseudo-libert6 mim6e qui tient dans ses chaines invisibles des personnages qui n'y prennent pas garde, ou bien finissent par y prendre gofit.

A New-York, press6 par la faim, Bardamu va essayer de soutirer quelques dollars A Lola qui fut sa maitresse A Paris pendant la guerre. Aprbs un accueil m6fiant et froid, Lola doit s'absenter, laissant Bardamu seul avec son domestique noir. Une amiti6 instantanee se forme entre ceux-ci, fond6e sur une haine commune de la soci6t6, des riches, et de Lola en particulier. Mis en confiance, le nbgre exhibe son secret:

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-La bombe, m'annonga-t-il furieusement. Je reculai. "Liberta! Liberta!"

vociftra-t-il jovialement. Il remit le tout en place et cracha superbement 4 nouveau. p. 219

Nous apprenons bient6t que la bombe est bourr6e de vieilles factures. Ce ngre, reveur de r6volte, est a l'image de Bardamu. Il incarne un refus inefficace et bavard. La bombe symbolique lui est indispensable, elle le justifie au milieu de sa servilit6. Mais, au fond, rien de plus passif que cette reverie dynamiteuse qui se contente de la contemplation et de l'exhibition.

Le monde des vaincus (et chacun est vaincu chez C61ine, tant par la soci6t6 que par la d6ch6ance physique) n'6chappe pas A son sort. Ce sort est temporairement am6nag6 par les illusions-richesse, puissance, r6volte- mais ce sont bien toujours des cr6ateurs de mythes sots ou grandioses que ces etres humains survivant dans le malheur. Le seul antidote du malheur est le mythe solide, cette folie ind6gonflable des hommes heureux, ceux qui r6ussissent a dissoudre la r6alit6 dans l'illusion de l'h6roisme ou du bien- etre. Le d6sespoir, par contre, celui de Ferdinand, nait de la lucidit6 d6munie devant l'approche du drame et de la mort. Mais cette lucidit6 passive et tourmentde se mue en action et en bonheur chez l'6crivain C61ine, suspen- dant le temps et tenant le d6sespoir A bout de bras tandis qu'il 6crit, refusant toute tentation de contester s6rieusement l'adversit6 imp6n6trable du monde, mais la tournant A son profit et la prolongeant A son gr6 pour en jouir en tant qu'auteur dans la cr6ation litteraire qu'elle nourrit.

Si le sentiment de la mort n'est le point de d6part d'aucune action qui affirmat quelque primat de l'homme sur sa mort, ni la source d'une m6dita- tion de type religieux, que reste-t-il & l'homme, et comment expliquer la verve monumentale de C61ine? Voyage au bout de la nuit est l'odyss6e d'une conscience passive, mue cependant par une volont6 de vivre que rien, espoir ou bonheur, ne justifie. La Vie apparait comme la seule valeur subsistant dans le monde. Dans la solitude de New-York, Bardamu dit: "Je me sentais bien pros de ne plus exister, tout simplement" (p. 205). Mais plus loin: "Nous sommes, par nature, si futiles, que seules les distrac- tions peuvent nous empecher de mourir" (p. 206). Et A Paris, ayant termin6 ses 6tudes de m6decine: "Je n'avais pas de pr6tention moi, ni d'ambition non plus, rien que seulement l'envie de souffler un peu et mieux bouffer un peu" (p. 239). Plus loin encore, lorsqu'il est devenu l'adjoint du psychiatre Baryton: "Il me suffisait A pr6sent de me maintenir dans un 6quilibre supportable, alimentaire et physique" (p. 423).

C'est la permanence de Bardamu, simple dur6e biologique menac6e, qui nous a donn6 la cl6 de ce qu'on peut appeler le truquage de l'univers de C61ine. Mais c'est aussi de son art qu'il s'agit ici. La mort, le glissement vers le ndant sont transform6s en grouillement spectaculaire, et en support d'un

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exercice de style. L'6criture corrode, pourrit ce qu'elle touche. Mais la plume avance sur le papier laissant derribre elle un monde sans 6quivalent. "C'est un bon true d'imagination," dit-il (p. 334), que d'imaginer les hommes et les choses dans leur d6tresse psychologique. C61ine applique ce true au personnage louche de l'Abb6 Protiste, et aussit6t les qualit6s du style C61inien 6blouissent:

J'avais l'habitude et mgme le goat de ces mdticuleuses observations intimes. Quand on s'arr~te 4 la fagon par exemple dont sont formis et prof4rds les mots, elles ne resistent guere nos phrases au disastre de leur decor baveux.... Cette corolle de chair bouffle, la bouche, qui se convulse 4 sifler, aspire et se dem~ne, pousse toute espace de sons visqueux a travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition! Voild pourtant ce qu'on nous adjure de transposer en ideal. C'est difficile. Puisque nous sommes que des enclos de tripes tiedes et mal pourries nous aurons toujours du mal avec le sentiment.... (p. 334)

C61line a pris son 6lan, qui se poursuit pendant plusieurs paragraphes oii il consigne sa m6ditation A la vue du lamentable abb6. De la vision, nous passons aux g6ndralites, la science vient renforcer les donn6es de la vue et de l'odorat:

Ce corps d nous, travesti de molecules agit'es et banales, tout le temps se rivolte contre cette farce atroce de durer. Elles veulent aller se perdre nos molecules, au plus vite, parmi l'univers ces mignonnes. Elles souffrent d'&tre seulement "nous" cocus d'infini. On 6claterait si on avait du courage, on faille seulement d'un jour & l'autre. Notre torture cherie est enferm'e ld, atomique, dans notre peau m~me, avec notre orgueil. (p. 335)

C61line se dit: " . . . constern6 par l'6vocation de ces ignominies biologiques." Mais comme les autres ignominies dont les descriptions jalonnent son livre (ignominie de la guerre, de la forkt tropicale, de la caverne f6cale A New- York, de la banlieue parisienne) celle-ci 616lve jusqu'A un sublime du laid le ton distinctif de C61ine qui l'6loigne de la fadeur populiste d'Eughne Dabit son module, comme de l'6criture artiste des naturalistes, pour l'6lever au rang de grand 6crivain porteur d'un monde et maitre d'un style qui fera 6cole jusqu'A dominer une litt6rature capable de tout dire.

Mais l'ignominie est bien un spectacle: elle n'est investie par aucun projet. La bouche de Protiste d6crite par C61ine n'est pas celle que lui verrait un dentiste, ou celle qu'observe le phon6ticien. L'action et l'observa- tion scientifique 6purent et g6n6ralisent, sous peine d'impuissance. De m~me, la banlieue et la jungle de C61ine ne sont en rien les objets, les supports de projet qu'elles sont pour l'urbaniste, l'exploitant forestier ou le politicien. Pour C61ine ce sont des spectacles individualis6s, dou6s de profondeur dans laquelle l'imagination s'enfonce, pour rejaillir victorieuse,

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ayant accouch6 d'une oeuvre d'art. Mgme les 616ments de science relRvent plus de la mythologie de la reverie que de la pr6cision froide. Mol6cules et atomes sont dou6s d'une volont6 de se d6faire: l'esprit divague sur un thbme fondamental au fil de la plume, et ce qui prime ici est le bonheur de la formule, de la phrase: "cette corolle de chair bouffie," "d6sastre de leur d6cor baveux," "mol6cules agit6es et banales." Jusqu'A cr6er un effroi religieux dans le lecteur, mystifi6, mais touch6 au coeur comme par la voix des grands impr6cateurs religieux. Seulement ici, nul dieu ne regoit hom- mage de notre crainte. Nous voilA nus et laids devant le terrible auteur.

En mille endroits, A travers le roman, la mort et la d6ch6ance imagin6es, recr66es, servent de stimulant A la jouissance de l'6crivain C61ine. Le Voyage est une ceuvre dont les mat6riaux ont 6t6 puis6s dans la biographie de l'auteur, et il n'est certes pas question ici de minimiser l'importance de certaines exp6riences personnelles de Destouches, et tout particulibrement celle de la m6decine. Mais celuici les fausse sciemment dans un but de coh6rence artistique (cette solidit6 qui lui avait 6chapp6 dans L'Eglise, plus directement calqu6e sur le r6el, mais oil il n'avait pas su lAcher la bride A son imagination cr6atrice, et oil par cons6quent le style C61inien faisait d6faut.)

La coh6rence qui cimente chaque morceau de description A l'ensemble du livre par une th6matique de la pourriture, et, pourrait-on dire, dans une symbolique intestinale, n'est pas poursuivie dans le but de rendre le monde transparent A l'intelligence organisatrice, mais pour jouir du surcroit d'opacit&--opacit6 des organes et de leur destin absurde-qu'elle deverse sur une exp6rience v6cue jug6e trop banale, et qui, transpos6e dans sa banalit6, avait jadis caus6 l'6chec artistique de L'Eglise.

Or, la banalit6 du monde, telle qu'elle transparait dans L'Eglise, est due A la relativit6 de l'6chec et du succes dans toute vie humaine. Due 6galement au fait que la vie doit, tant bien que mal, 6tre v6cue avant de sombrer dans la mort. Si l'on veut 6chapper A la grisaille du demi-6chec quotidien, des demi-succhs que le monde apporte, faute de triomphe in- discutable et stable, il vaut mieux tout miser sur l'6chec et y retrouver une assiette que les demi-mesures n'offrent pas. II faut dissimuler sous le voile d'un destin arbitrairement noirci la vie d'un m6decin quelconque, envers qui le sort n'a 6t6 que m6diocrement g6n6reux en l'extirpant de la toute petite bourgeoisie. Mais nous voyons bien que ceci est une option d'artiste. On imagine mal un Destouches au destin limit6 par l'exercice de la m6decine se livrant A cet exercice d'assombrissement de la r6alit6. Le choix de l'6chec est li6 MA la possibilit6 d'un triomphe entrevu. Jouant sa vie sur la litt6rature, C61ine se recr6e sur le plan litt6raire sous le masque de Bardamu, mal- heureux absolu, vou6 A l'adversit6 et A l'6chec, mais 6crivain heureux. DMs

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lors, son g6nie et sa clairvoyance le placent face A un domaine quasiment vierge, celui de la laideur: "Apr&s tout, pourquoi n'y aurait-il pas autant d'art possible dans la laideur que dans la beaut6? C'est un genre A cultiver, voila tout" (p. 82), nous dit-il au d6but du roman, laissant passer le bout de l'oreille et nous 6clairant sur son parti. C61ine se voit A la t6te d'une r6volution qui, toutes proportions gard6es, ressemble A celle subie par la g6om6trie aux mains des g6omtres non-euclidiens. Tout reste A faire, et on comprend l'all6gresse de C61ine empoignant son stylo pour cr6er dans la laideur comme tant d'autres Pont fait dans la beaut6.

Mais cet univers artistique de la laideur reste relatif. Il existait de la laideur dans les oeuvres de ses pr6decesseurs, et C61ine n'ignore ni Balzac ni les Naturalistes, et il restera bien de la beaut6, au sens traditionnel du mot, dans le Voyage, des 6motions pures et jolies, de la fleur bleue et des mignardises qu'il s'efforcera d'61iminer dans ses oeuvres suivantes.

Il reste surtout une ambiguit6 fondamentale que C61ine ne peut absolu- ment pas 61iminer, puisqu'elle tient A l'essence-mbme du concept d'art de la laideur. En effet, l'art de la laideur est A la fois constat d'une laideur qui n'existe que trop 6videmment dans le monde, pour la d6signer, la mettre au jour, la d6noncer, pour se r6volter contre elle. Dans quelque mesure, un art n6 de l'indignation. Mais pour durer, une fois le choix effectu6, l'art de la laideur doit bien se nourrir de la laideur, et d'une certaine manibre, la perp6tuer, la faire durer autant que l'artiste s'en tiendra A cette esth6tique, et tant que sa jouissance de cr6ateur nattra de la mani- pulation de choses laides.

Etant entr6 r6solument dans le monde du langage, de la litt6rature, C61line doit poursuivre, de trouvaille en trouvaille, le d6frichement de son continent vierge de la laideur. La banlieue 16preuse, la d6ch6ance physio- logique, la pourriture, l'humiliation et la peur sont pour lui les 6tais d'un style dans l'exercice duquel il 6prouve une pl6nitude qui s'6vanouirait dans l'P6vocation du succhs et du bonheur, oA le langage nouveau qu'il cr6e interminablement ne trouverait plus d'appui, quoiqu'il ne lui soit pas impossible d'6voquer fugitivement une grAce-chez les enfant ou dans les fleurs-qui, prolong6e, lui serait fatale.

Ecrivain combl6 et hargneux par choix, C61ine ne peut fonctionner qu'en s'opposant A un monde qui lui r6siste de toute part. C'est contre des ennemis descriptibles et investis de toute la haine qui se trouvera r6fl6chie dans l'euvre que la parole prend son essor. Ces adversaires humains et mat6riels lui sont devenus si indispensables que C61ine sera amen6 a cr6er tout un monde hostile et r6pugnant, et finalement A susciter l'hostilit6 dans la vie lorsque son ceuvre, par son succhs m6me, risquera de retomber et de dis- paraftre, faute de r6sistance et d'ennemis A pourfendre. C'est ainsi que son

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ceuvre atteindra A l'universalit6 de la haine postul6e d&s le d6but de Voyage au bout de la nuit par les premiers mots trac6s sur le papier, dans la vigueur d'un souffle qui sera indpuisable grAce A l'adversit6 qui, pour ainsi dire, jaillit de la plume et s'6coulera enfin du plan de l'imaginaire vers celui du reel, pour faire de C61ine l'6crivain honni que nous connaissons trop bien; sans pour autant r6duire la stature du cr6ateur d'un livre qui n'a perdu sa nouveaut6 que pour devenir le classique secret de la litt6rature francaise contemporaine.

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