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Colette LA CHATTE (1933) Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

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Colette

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  • Colette

    LA CHATTE

    (1933)

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  • Table des matires

    I .................................................................................................3

    II ..............................................................................................18

    III ............................................................................................28

    IV.............................................................................................37

    V .............................................................................................. 41

    VII ...........................................................................................58

    VIII ..........................................................................................82

    propos de cette dition lectronique................................. 122

  • 3

    I

    Vers dix heures, les joueurs du poker familial donnaient

    des signes de lassitude. Camille luttait contre la fatigue comme on lutte dix-neuf ans, cest--dire que par sursauts elle rede-venait frache et claire, puis elle billait derrire ses mains join-tes et reparaissait ple, le menton blanc, les joues un peu noires sous leur poudre teinte docre, et deux petites larmes dans le coin des yeux.

    Camille, tu devrais aller te coucher ! dix heures, maman, dix heures ! Qui est-ce qui se

    couche dix heures ? Elle en appelait du regard son fianc, vaincu au fond dun

    fauteuil. Laissez-le, dit une autre voix de mre. Ils ont encore sept

    jours sattendre. Ils sont un peu btes en ce moment-ci, a se conoit.

    Justement. Une heure de plus ou de moins Camille, tu

    devrais venir te coucher. Et nous aussi. Sept jours ! scria Camille. Mais nous sommes lundi !

    Moi qui ny pensais plus Alain, viens, Alain ! Elle jeta sa cigarette dans le jardin, en alluma une neuve,

    tria et battit les cartes du poker abandonn et les disposa caba-listiquement.

  • 4

    Savoir si on laura, la voiture, le mignon roadster des en-fants, avant la crmonie ! Regarde, Alain. Je ne le lui fais pas dire ! Il sort avec le voyage, et avec la nouvelle importante

    Qui ? Le roadster, voyons ! Alain tourna la tte, sans soulever la nuque, vers la porte-

    fentre bante do venait une douce odeur dpinards et de foin frais, car on avait tondu les gazons dans la journe. Le chvre-feuille, qui drapait un grand arbre mort, apportait aussi le miel de ses premires fleurs. Un tintement cristallin annona que les sirops de dix heures et leau frache entraient, sur les bras trem-blants du vieil mile, et Camille se leva pour emplir les verres.

    Elle servit son fianc le dernier, lui offrit le gobelet embu

    avec un sourire dentente. Elle le regarda boire et se troubla brusquement cause de la bouche qui pressait les bords du verre. Mais il se sentait si fatigu quil refusa de participer ce trouble, et il ne fit que serrer un peu les doigts blancs, les ongles rouges qui lui reprenaient le gobelet vide.

    Tu viens djeuner demain ? lui demanda-t-elle mi-voix. Demande-le aux cartes. Camille recula, esquissa une mimique de clown : Pas charrier les Vingtquatre heures ! Charrier couteaux

    en croix, charrier sous percs, charrier cin parlant, Dieu le Pre

    Camille !

  • 5

    Pardon, maman Mais pas blaguer. Vingt-quatre heu-res ! Lui bon petit type, noir gentil messager rapide, valet de pique toujours press

    Press de quoi ? Mais de parler, voyons ! Songe, il porte les nouvelles des

    vingt-quatre heures qui suivent et mme des deux jours. Si tu laccompagnes de deux cartes de plus sa droite et sa gauche, il prdit sur la semaine qui vient

    Elle parlait vite, en grattant dun ongle aigu, aux coins de sa

    bouche, deux petites bavures de fard rouge. Alain lcoutait sans ennui et sans indulgence. Il la connaissait depuis plusieurs an-nes, et la cotait son prix de jeune fille daujourdhui. Il savait comme elle menait une voiture, un peu trop vite, un peu trop bien, lil tout et dans sa bouche fleurie une grosse injure toute prte ladresse des taxis. Il savait quelle mentait sans rougir la manire des enfants et des adolescents ; quelle tait capable de tromper ses parents afin de rejoindre Alain, aprs le dner, dans les botes o ils dansaient ensemble ; mais ils ny buvaient que des jus dorange parce quAlain naimait pas lalcool.

    Avant leurs fianailles officielles, elle lui avait livr, au so-

    leil et dans lombre, ses lvres prudemment essuyes, ses seins, impersonnels et toujours prisonniers dune double poche de tulle-dentelle, et de trs belles jambes dans des bas sans dfaut quelle achetait en cachette, des bas comme Mistinguett, tu sais ? Attention mes bas, Alain ! Ses bas, ses jambes, voil ce quelle avait de mieux

    Elle est jolie , raisonnait Alain, parce quaucun de ses

    traits nest laid, quelle est rgulirement brune, et que le bril-lant de ses yeux saccorde avec des cheveux propres, lavs sou-vent, gomms, et couleur de piano neuf Il nignorait pas non

  • 6

    plus quelle pouvait tre brusque, et ingale comme une rivire de montagne.

    Elle parlait encore du roadster : Non, papa, non ! Pas question que je laisse le volant

    Alain pendant notre traverse de la Suisse ! Il est trop distrait, et puis au fond, il naime pas vraiment conduire, je le connais, moi !

    Elle me connat , rpta Alain en lui-mme. Peut-tre

    quelle le croit. Moi aussi je lui ai dit vingt fois Je te connais, ma fille ! Saha aussi la connat. O est-elle, cette Saha ?

    Il chercha des yeux la chatte et sarracha de son fauteuil,

    paule aprs paule, et les reins ensuite, et enfin le sant, et descendit mollement les cinq marches du perron.

    Le jardin, vaste, entour de jardins, exhalait dans la nuit la

    grasse odeur des terres fleurs, nourries, provoques sans cesse la fertilit.

    Depuis la naissance dAlain, la maison avait peu chang.

    Une maison de fils unique , estimait Camille, qui ne cachait pas son ddain pour le toit en gteau, pour les fentres du haut engages dans lardoise, et pour certaines ptisseries modestes, aux flancs des portes-fentres du rez-de-chausse.

    Le jardin, comme Camille, semblait mpriser la maison. De

    trs grands arbres, do pleuvait la noire brindille calcine qui choit de lorme en son vieil ge, la dfendaient du voisin et du passant. Un peu plus loin sur un terrain vendre, dans les cours dun lyce, on et pu retrouver, gars par paires, les mmes vieux ormes, reliquats dune quadruple et princire avenue, ves-tiges dun parc que le nouveau Neuilly ravageait.

  • 7

    O es-tu, Alain ? Camille lappelait en haut du perron, mais par caprice il

    sabstint de rpondre et gagna des tnbres plus sres, en ttant du pied le bord de la pelouse tondue. Au haut du ciel sigeait une lune voile, agrandie par la brume des premires journes tides. Un seul arbre, un peuplier jeunes feuilles vernisses, recueillait la clart lunaire et dgouttait dautant de lueurs quune cascade. Un reflet dargent slana dun massif, coula comme un poisson contre les jambes dAlain.

    Ah ! te voil, Saha ! Je te cherche. Pourquoi nes-tu pas

    venue table ce soir ? Me-rrouin, rpondit la chatte, me-rrouin Comment, me-rrouin ? Et pourquoi me-rrouin ? Est-ce

    une manire de parler ? Me-rrouin, insista la chatte, me-rrouin Il caressa tendrement ttons la longue chine plus douce

    quun pelage de livre, rencontra sous sa main les petites nari-nes fraches, dilates par le ronronnement actif.

    Cest ma chatte Ma chatte a moi. Me-rrouin, disait tout bas la chatte. R rrouin Un nouvel appel de Camille vint de la maison, et Saha dis-

    parut sous une haie de fusains taills, noirs-verts comme la nuit. Alain ! On sen va ! Il courut vers le perron, accueilli par le rire de Camille.

  • 8

    Je vois tes cheveux courir, criait-elle. Cest fou dtre blond ce point-l !

    Il courut plus vite, franchit dun saut les cinq marches et

    trouva Camille seule dans le salon. Les autres ? demanda-t-il mi-voix. Vestiaire, dit-elle sur le mme ton. Vestiaire et visite des

    travaux . Dsolation gnrale. a navance pas ! a ne sera jamais fini. Ce quon sen fout, nous deux ! Si on tait malins, on le garderait pour nous, le studio de Patrick. Patrick sen refe-ra un autre. Je men occupe, si tu veux ?

    Mais Patrick ne laissera le Quart-de-Brie que pour ttre

    agrable. Naturellement ! On en profitera ! Elle rayonnait dune immoralit exclusivement fminine,

    laquelle Alain ne shabituait pas. Mais il ne la reprit que sur sa manire de dire on la place de nous et elle crut un reproche tendre.

    a me viendra assez vite, lhabitude de dire nous Pour quil et envie de lembrasser, elle teignit comme par

    jeu le plafonnier. Lunique lampe, allume sur une table, projeta derrire la jeune fille une ombre nette et longue.

    Camille, les bras levs et nous en anses derrire sa nuque,

    lappelait du regard. Mais il navait dyeux que pour lombre. Quelle est belle sur le mur ! Juste assez tire, juste comme je laimerais

  • 9

    Il sassit pour les comparer lune lautre. Flatte, Camille se cambra, tendit ses seins, et fit la bayadre, mais lombre sa-vait ce jeu-l mieux quelle. Dnouant ses mains, la jeune fille marcha, prcde de lombre exemplaire. Arrive la porte-fentre bante, lombre bondit de ct et senfuit dans le jardin, sur le cailloutis ros dune alle, treignant au passage, de ses deux longs bras, le peuplier couvert de gouttes de lune Cest dommage , soupira Alain. Il se reprocha mollement ensuite son inclination aimer, en Camille, une forme perfectionne ou immobile de Camille, cette ombre, par exemple, un portrait, ou le vif souvenir quelle lui laissait de certaines heures, de certai-nes robes

    Quest-ce que tu as, ce soir ? Viens maider mettre ma

    cape, au moins Il fut choqu de ce que sous-entendait cet au moins et

    aussi parce que Camille, en franchissant devant lui la porte qui menait au vestiaire et loffice, avait hauss imperceptiblement les paules. Elle na pas besoin de hausser les paules. La na-ture et lhabitude sen chargent. Quand elle ne fait pas attention, son encolure la rend courtaude. Lgrement, lgrement cour-taude.

    Dans le vestiaire, ils retrouvrent la mre dAlain, les pa-

    rents de Camille, qui battaient la semelle, comme par le froid, sur le tapis de corde et y laissaient des empreintes couleur de neige sale.

    La chatte, assise sur le rebord extrieur de la fentre, les

    regardait dune manire inhospitalire, mais sans animosit. Alain imita sa patience et endura les manifestations du pessi-misme rituel.

    Plus a change

  • 10

    a na pour ainsi dire pas avanc depuis huit jours Si vous voulez mon sentiment, ma chre amie, ce nest

    pas quinze jours, cest un mois quest-ce que je dis, un mois ? deux mois, pour que leur nid

    Au mot de nid , Camille se jeta dans la paisible mle, si

    aigrement quAlain et Saha fermrent les yeux. Mais puisque nous en avons pris notre parti ! Et mme

    que a nous amuse de loger chez Patrick ! Et que a arrange trs bien Patrick qui na pas le rond, pas dargent, pardon, ma-man Nos valises, et hop ! en plein ciel, au neuvime ! Nest-ce pas, Alain ?

    Il rouvrit les yeux, sourit dans le vague, et lui posa sur les

    paules sa cape claire. Dans le miroir, en face deux, il reut le regard de Camille, noir de reproche, qui ne lattendrit pas. Je ne lai pas embrasse sur la bouche pendant que nous tions seuls. Eh bien ! non, je ne lai pas embrasse sur la bouche, l ! Elle na pas eu son compte de baisers-sur-la-bouche au-jourdhui. Elle a eu celui de midi moins le quart dans une alle du Bois, celui de deux heures aprs le caf, celui de six heures et demie dans le jardin ; alors il lui manque celui de ce soir. Eh bien ! elle na qu le marquer sur le compte, si elle nest pas contente Quest-ce que jai ? Je suis fou de sommeil. Cette vie est idiote ; nous nous voyons mal et beaucoup trop. Lundi jirai tout bonnement au magasin, et

    Lacidit chimique des pices de soie neuve lui monta ima-

    ginairement aux narines. Mais le sourire impntrable de M. Veuillet lui apparut comme en songe, et comme en songe il entendit des paroles quil navait pas encore appris, vingt-quatre ans, ne pas redouter : Non, non, jeune ami, une nou-velle machine-comptable, qui cote dix-sept mille francs, amor-tira-t-elle son prix de revient dans lanne ? Tout est l. Permet-

  • 11

    tez au plus ancien collaborateur de votre pauvre pre Et re-trouvant dans le miroir limage vindicative, les beaux yeux noirs qui lpiaient, il enveloppa Camille de ses deux bras.

    Eh bien, Alain ? Oh ! ma chre, laissez-le ! Ces pauvres enfants Camille rougit et se dgagea, puis elle tendit sa joue Alain

    avec une grce si garonnire et si fraternelle quil faillit se rfu-gier sur son paule : Me coucher, dormir Oh ! bon Dieu, me coucher, dormir

    Du jardin vint la voix de la chatte : Me-rrouin Rrr-rrrouin. coute la chatte ! Elle doit tre en chasse, dit sereine-

    ment Camille. Saha ! Saha ! La chatte se tut. En chasse ? protesta Alain. Comment veux-tu ? Dabord

    nous sommes en mai. Et puis elle dit : Me-rrouin ! Alors ? Elle ne dirait pas me-rrouin si elle tait en chasse ! Ce

    quelle dit l et cest mme assez curieux cest lavertissement, et presque le cri pour rassembler les petits.

    Seigneur ! scria Camille en levant les bras. Si Alain se

    met interprter la chatte, nous navons pas fini ! Elle descendit en sautant les marches, et, sous la trem-

    blante main du vieil mile, deux grosses plantes mauves, lancienne mode, sallumrent dans le jardin.

  • 12

    Alain marchait avec Camille en avant. la grille, il

    lembrassa sous loreille, respira, sous un parfum qui la vieillis-sait, une bonne odeur de pain et de pelage sombre, et serra sous la cape les coudes nus de la jeune fille. Quand elle sassit au vo-lant, devant ses parents, il se sentit veill et gai.

    Saha ! Saha ! La chatte jaillit de lombre, presque sous ses pieds, courut

    quand il courut, le prcda longues foules. Il la devinait sans la voir, elle fit irruption avant lui dans le hall et revint lattendre en haut du perron. Le jabot gonfl, les oreilles basses, elle le re-gardait accourir en le provoquant de ses yeux jaunes, profon-dment enchsss, souponneux, fiers, matres deux-mmes.

    Saha ! Saha ! Profr dune certaine manire, mi-voix avec lh forte-

    ment aspire, son nom la rendait folle. Elle battit de la queue, bondit au milieu de la table de poker et de ses deux mains de chatte, grandes ouvertes, parpilla les cartes du jeu.

    Cette chatte, cette chatte dit la voix maternelle. Elle na

    aucune notion de lhospitalit. Regarde comme elle se rjouit du dpart de nos amis !

    Alain jeta un clat de rire enfantin, le rire quil gardait pour

    la maison et ltroite intimit, qui ne franchissait pas la char-mille dormes ni la grille noire. Puis il billa frntiquement.

    Mon Dieu, comme tu as lair fatigu ! Est-il possible

    davoir lair si fatigu quand on est heureux ? Il reste de lorangeade. Non ! Alors nous pouvons monter Laisse, mile teindra.

  • 13

    Maman me parle comme si je relevais de maladie, ou comme si je recommenais une paratyphode

    Saha ! Saha ! Quel dmon ! Alain, tu ne pourrais pas ob-

    tenir de cette chatte Par un chemin vertical connu delle, marqu sur la broca-

    telle lime, la chatte venait datteindre presque le plafond. Un instant elle imita le lzard gris, plaque contre la muraille et les pattes cartes, puis elle feignit le vertige et risqua un petit ap-pel manir.

    Docilement, Alain vint se placer au-dessous delle, offrit ses

    paules, et Saha descendit colle au mur comme une goutte de pluie le long dune vitre. Elle prit pied sur lpaule dAlain, et ils gagnrent ensemble leur chambre coucher.

    Une longue grappe pendante de cytise, noire devant la fe-

    ntre ouverte, devint une longue grappe jaune clair quand Alain alluma le plafonnier et la lampe de chevet. Il versa la chatte sur le lit en penchant lpaule, et erra, de sa chambre la salle de bains, inutilement, en homme que la fatigue empche de se cou-cher.

    Il se pencha sur le jardin, chercha dun regard hostile

    lamas blanc des travaux inachevs, ouvrit et ferma des ti-roirs, des botes o dormaient ses vritables secrets : un dollar dor, une bague chevalire, une breloque dagate pendue la chane de montre de son pre ; quelques graines rouges et noi-res provenant dun balisier exotique ; un chapelet de commu-niant en nacre ; un mince bracelet rompu, souvenir dune jeune matresse orageuse qui avait pass vite et grand bruit Le reste de ses biens terrestres ntaient que livres brochs et re-lis, lettres, photographies

  • 14

    Il maniait rveusement ces petites paves, brillantes et sans valeur comme la pierraille colore quon trouve dans les nids des oiseaux pillards. Il faut jeter tout cela ou le laisser ici ? Je ny tiens pas Est-ce que jy tiens ? Sa condition denfant unique lattachait tout ce quil navait jamais partag, ni disput.

    Il vit son visage dans le miroir et sirrita contre lui-mme.

    Mais couche-toi donc ! Tu es dlabr, cest honteux ! dit-il au beau jeune homme blond. On ne me trouve beau que parce que je suis blond. Brun, je serais affreux. Il critiqua une fois de plus son nez un peu chevalin, sa joue longue. Mais une fois de plus il sourit pour se montrer ses dents, flatta de la main le pli naturel de ses cheveux blonds trop pais, et fut content de la nuance de ses yeux, dun gris verdissant entre des cils foncs. Deux plis creusrent les joues, de part et dautre du sourire, lil recula, cern de mauve. Une barbe rude et ple, rase le matin, grossissait dj la lvre. Quelle gueule ! je me fais piti. Non, je me dgote. a, une figure de nuit de noces ? Au fond du miroir, Saha le dvisageait, de loin, gravement.

    Je viens, je viens ! Il se jeta sur le champ frais des draps, en mnageant la

    chatte. Il lui ddia rapidement quelques litanies rituelles qui convenaient aux grces caractristiques et aux vertus dune chatte dite des Chartreux, pure de race, petite et parfaite.

    Mon petit ours grosses joues Fine-fine-fine chatte

    Mon pigeon bleu Dmon couleur de perle Ds quil supprima la lumire, la chatte se mit fouler dli-

    catement la poitrine de son ami, perant dune seule griffe, chaque foule, la soie du pyjama et atteignant la peau juste as-sez pour quAlain endurt un plaisir anxieux.

  • 15

    Encore sept jours, Saha soupira-t-il. Dans sept jours, sept nuits, une vie nouvelle, dans un gte

    nouveau, avec une jeune femme amoureuse et indompte Il caressa le pelage de la chatte, chaud et frais, fleurant le buis tail-l, le thuya, le gazon bien nourri. Elle ronronnait pleine gorge, et dans lombre elle lui donna un baiser de chat, posant son nez humide, un instant, sous le nez dAlain, entre les narines et la lvre. Baiser immatriel, rapide, et quelle naccordait que rare-ment

    Ah ! Saha, nos nuits Les phares dune voiture, dans la plus proche avenue, per-

    crent les feuillages de deux blancs rais tournants. Sur le mur de la chambre passrent les ombres agrandies du cytise, dun tuli-pier isol au milieu dune pelouse. Au-dessus de son visage Alain vit briller et steindre le visage de Saha, couche et lil dur.

    Ne me fais pas peur ! pria-t-il. Car la faveur du sommeil, il redevenait faible, chimri-

    que, attard dans les rets dune interminable et douce adoles-cence

    Il ferma les yeux, tandis que Saha, vigilante, suivait la

    ronde des signes qui sbattent, la lampe teinte, autour des hommes endormis.

    Il rvait profusment et descendait dans ses songes par

    tages. Au rveil, il ne racontait pas ses aventures nocturnes, jaloux dun domaine quavaient agrandi une enfance dlicate et mal dirige, des sjours au lit pendant sa croissance brusque de long garonnet filiforme.

  • 16

    Il aimait ses songes, quil cultivait, et net pour rien au

    monde trahi les relais qui lattendaient. la premire halte, alors quil entendait encore les klaxons sur lavenue, il rencontra des visages tournoyants et extensibles, familiers, difformes, quil traversa comme il et travers, en saluant et l, une foule b-nigne. Tournoyants, convexes, ils sapprochaient dAlain en grossissant. Clairs sur un champ sombre, ils devenaient plus clairs encore, comme sils eussent reu du dormeur lui-mme la lumire. Pourvus dun gros il, ils voluaient selon une giration aise. Mais une volte sous-marine les rejetait au loin, ds qu ils avaient touch une cloison invisible. Dans lhumide regard dun monstre rond, dans la prunelle dune lune dodue ou dans celle de larchange gar, chevelu de rayons, Alain reconnaissait la mme expression, la mme intention, quaucun deux navait encore traduite, et que lAlain du rve enregistrait avec scuri-t : Ils me la diront demain.

    Parfois ils prissaient en clatant, sparpillaient en dchets

    faiblement lumineux. Dautres fois, ils nexistaient quen tant que main, bras, front, globe optique plein de penses, poussire astrale de nez, de mentons, et toujours cet il bomb, qui, juste au moment de sexpliquer, tournait et ne montrait plus que son autre face noire

    Alain endormi poursuivit, sous la garde de Saha, son nau-

    frage quotidien, dpassa lunivers des figures convexes et des yeux, descendit au travers dune zone de noir qui nadmettait quun noir puissant, vari indiciblement et comme compos de couleurs immerges, aux confins de laquelle il prit pied dans le rve mr, complet et bien form.

    Il heurta une limite qui rendit un grand bruit, pareil au son

    fourmillant et prolong de la cymbale. Et il dboucha dans la ville du songe, parmi les passants, les habitants debout sur leurs seuils, les gardiens de square couronns dor, et les figurants

  • 17

    posts sur le passage dAlain tout nu, arm dune badine, extr-mement lucide et avis : Si je marche un peu vite, aprs avoir nou ma cravate dune certaine manire, et surtout en sifflotant, il y a de grandes chances pour que personne ne saperoive que je suis tout nu. Il noua donc sa cravate en forme de cur, et sifflota. Ce nest pas siffloter, ce que je fais l, cest ronronner. Siffloter, cest ainsi Mais il ronronnait encore. Je ne suis pas au bout de mon rouleau. Il sagit, en somme et simplement, de franchir cette place inonde de soleil, de contourner le kios-que o joue la musique militaire. Cest enfantin. Je mlance, en faisant des sauts prilleux pour dtourner lattention, et je d-barque dans la zone dombre

    Mais il se sentit paralys par le regard chaud et dangereux

    dun figurant brun, au profil grec, perfor dun grand il de carpe La zone dombre la zone de lombre Deux longs bras dombre, gracieux et tout clapotants de feuilles de peuplier, accoururent au mot ombre et emportrent Alain pour quil repost, pendant lheure la plus ambigu de la brve nuit, dans ce tombeau provisoire o le vivant exil soupire, se mouille de pleurs, lutte et succombe, et renat sans mmoire avec le jour.

  • 18

    II

    Le soleil haut bordait la fentre quand Alain sveilla. La

    grappe jaune du cytise pendait, translucide, au-dessus de la tte de Saha, une Saha diurne, innocente et bleue, occupe sa toi-lette.

    Saha ! Me-rraing ! rpondit la chatte avec clat. Est-ce que cest ma faute, si tu as faim ? Tu navais qu

    aller demander ton lait en bas, si tu es presse. Elle sadoucit la voix de son ami, rpta la mme parole

    plus bas, montrant sa gueule sanguine, plante de canines blan-ches. Sous le regard plein de loyal et exclusif amour, Alain salarma : Mon Dieu, cette chatte que faire de cette chatte Javais oubli que je me marie Et la ncessit dhabiter chez Patrick

    Il se tourna vers le portrait, serti dacier chrom, o Ca-

    mille brillait comme baigne dhuile, une grande flaque-miroir sur ses cheveux, la bouche en mail vitrifi dun noir dencre, les yeux vastes entre deux palissades de cils.

    Beau travail de professionnel, grommela Alain. Il ne se souvenait plus quil avait choisi lui-mme, pour sa

    chambre, cette photographie qui ne ressemblait ni Camille, ni personne. Cet il Jai vu cet il

  • 19

    Il prit un crayon et rtrcit lgrement lil, attnua lexcs de blanc et ne russit qu gter lpreuve.

    Mouek mouek mouek Ma-a-a-a Ma-a-a-a dit Saha,

    en sadressant un petit bombyx prisonnier entre la vitre et le rideau de tulle.

    Son menton lonin tremblait, et elle bgayait de convoitise.

    Alain cueillit le papillon entre deux doigts pour loffrir la chatte.

    Hors-duvre, Saha ! Un rteau, dans le jardin, peignait nonchalamment le gra-

    vier. Alain vit en lui-mme la main qui guidait le rteau, une main de femme vieillissante, main machinale, obstine et douce, sous un gros gant blanc de gendarme

    Bonjour, maman ! cria-t-il. Une voix de loin lui donna une rponse, voix dont il

    ncoutait pas les paroles, murmure affectueux, insignifiant et ncessaire Il descendit en courant, la chatte aux talons. Au grand jour, elle savait se changer en une sorte de chien turbu-lent, dgringoler bruyamment lescalier, gagner le jardin par sauts rudes et dpouills de magie.

    Elle sassit sur la petite table du djeuner, parmi les m-

    dailles de soleil, ct du couvert dAlain. Le rteau, qui stait tu, reprit lentement sa tche.

    Alain versa le lait de Saha, y dlaya une pince de sel et une

    pince de sucre, puis se servit avec gravit. Quand il djeunait seul, il navait pas rougir de certains gestes labors par le vu inconscient de lge maniaque, entre la quatrime et la septime anne. Il pouvait librement aveugler de beurre tous les yeux

  • 20

    du pain, et froncer le sourcil lorsque le niveau du caf au lait, dans sa tasse, dpassait une cote de crue marque par certaine arabesque dor. la premire tartine paisse devait succder une seconde tartine mince, tandis que la deuxime tasse rcla-mait un morceau de sucre supplmentaire Enfin un tout petit Alain, dissimul au fond dun grand garon blond et beau, at-tendait impatient que la fin du djeuner lui permt de lcher en tous sens la cuiller du pot miel, une vieille cuiller divoire noir-cie et cartilagineuse.

    Camille, en ce moment, djeune debout, en marchant.

    Elle mord mme une lame de jambon maigre, serre entre deux biscottes, et dans une pomme dAmrique. Et elle pose et oublie, de meuble en meuble, une tasse de th sans sucre

    Il leva les yeux sur son domaine denfant privilgi, quil

    chrissait et croyait connatre. Au-dessus de sa tte les vieux ormes, svrement taills en charmilles, ne frmissaient que du bout de leurs jeunes feuilles. Un dredon de silnes roses, margelle de myosotis, trnait sur une pelouse. Larbre mort laissait pendre, de son coude dcharn, une charpe de polygo-num mue chaque souffle, mle de clmatites violettes qua-tre ptales. Un des appareils darrosage, debout sur son pied unique, rouait sur le gazon, ouvrant sa queue de paon blanc bar-re dun instable arc-en-ciel.

    Un si beau jardin Un si beau jardin dit Alain tout

    bas. Il mesura, offens, lamas silencieux de gravats, de poutrel-les et de pltre en sacs qui dshonorait louest de la maison. Ah ! cest dimanche, ils ne travaillent pas. Pour moi ctait di-manche toute la semaine Quoique jeune et capricieux, et choy, il vivait selon le rythme commercial des six jours et sen-tait le dimanche.

    Un pigeon blanc furtif bougea derrire les wglias et les

    deutzias grappes roses. Ce nest pas un pigeon, cest la main

  • 21

    gante de maman. Le gros gant blanc, ras de terre, relevait une tige, pinait des brins dherbe folle crs en une nuit. Deux verdiers, sur le gravier, vinrent cueillir les miettes du djeuner, et Saha les suivit de lil sans schauffer. Mais une msange, suspendue la tte en bas dans un orme, au-dessus de la table, appela la chatte par dfi. Assise, les pattes jointes, son jabot de belle femme tendu et la tte en arrire, Saha tchait de se vain-cre, mais ses joues enflaient de fureur et ses petites narines se mouillaient.

    Aussi belle quun dmon ! Plus belle quun dmon, lui dit

    Alain. Il voulut caresser le crne large, habit dune pense froce,

    et la chatte le mordit brusquement pour dpenser son courroux. Il regarda sur sa paume deux petites perles de sang, avec lmoi colreux dun homme que sa femelle a mordu en plein plaisir.

    Mauvaise Mauvaise Regarde ce que tu mas fait Elle baissa le front, flaira le sang, et interrogea craintive-

    ment le visage de son ami. Elle savait comment lgayer et lattendrir, et cueillit sur le napperon une biscotte quelle tint la manire des cureuils.

    La brise de mai passait sur eux, courbait un rosier jaune

    qui sentait lajonc en fleur. Entre la chatte, le rosier, les msan-ges par couples et les derniers hannetons, Alain gota les mo-ments qui chappent la dure humaine, langoisse et lillusion de sgarer dans son enfance. Les ormes grandirent dmesur-ment, lalle largie se perdit sous les arceaux dune treille d-funte, et comme le dormeur hant qui choit dune tour, Alain reprit conscience de sa vingt-quatrime anne.

  • 22

    Jaurais d dormir une heure de plus. Il nest que neuf heures et demie. Cest dimanche. Hier aussi pour moi ctait dimanche. Trop de dimanches Mais demain

    Il sourit Saha dun air complice. Demain, Saha, cest

    lessayage fini de la robe blanche. Sans moi. Cest une surprise Camille est assez brune pour que le blanc lembellisse Pendant ce temps-l, je verrai la voiture. a fait un peu kiki, un peu ra-din, comme dit Camille, un roadster Voil ce quon gagne tre des maris si jeunes

    Dun bond vertical, montant dans lair comme un poisson

    vers la surface de leau, la chatte atteignit une piride borde de noir. Elle la mangea, toussa, recracha une aile, se lcha avec af-fectation. Le soleil jouait sur son pelage de chatte des Chartreux, mauve et bleutre comme la gorge des ramiers.

    Saha ! Elle tourna la tte et lui sourit sans dtour. Mon petit puma ! bien-aime chatte ! crature des ci-

    mes ! Comment vivras-tu si nous nous sparons ? Veux-tu que nous entrions tous deux dans les ordres ? Veux-tu je ne sais pas, moi

    Elle lcoutait, le regardait dun air tendre et distrait, mais,

    une inflexion plus tremblante de la voix amie, elle lui retira son regard.

    Dabord, tu viendras avec nous, tu ne dtestes pas la voi-

    ture. Si nous avons le cabriolet la place du roadster, derrire les siges il y a un rebord

    Il se tut et sassombrit au souvenir rcent dune voix de

    jeune fille, vigoureuse, timbre souhait pour les appels en

  • 23

    plein air, hardiment appuye sur les grandes voyelles A et O, qui savait rappeler les nombreux mrites du roadster. Et puis quand on couche le pare-brise, Alain, cest patant, pleins gaz on sent la peau des joues qui vous recule jusquaux oreilles

    Qui recule jusquaux oreilles, tu timagines, Saha ? Quelle horreur

    Il serra les lvres, fit une longue figure denfant but, ex-

    pert la dissimulation. a nest pas dit encore. Si jaime mieux le cabriolet, moi ?

    Je pense que jai tout de mme voix au chapitre ? Il toisa le rosier jaune comme si ce ft la jeune fille la

    belle voix. Derechef lalle slargit, les ormes montrent, la treille morte ressuscita. Tapi contre les jupes de deux ou trois parentes, hautaines et le front dans les nues, un Alain enfant piait une autre famille compacte, entre les blocs de laquelle brillait une fillette trs brune, dont les larges yeux et les cheveux noirs en rouleaux rivalisaient dclat hostile et minral. Dis bonjour Pourquoi ne veux-tu pas dire bonjour ? Ctait une voix dautrefois, affaiblie, conserve par des annes denfance, dadolescence, de collge, dennui militaire, de fausse gravit, de fausse comptence commerciale. Camille ne voulait pas dire bonjour. Elle suait sa joue lintrieur de sa bouche et esquissait roidement la courte rvrence des fillettes. Mainte-nant, elle appelle a la rvrence la tords-toi-le-pied. Mais quand elle est en colre, elle se mord encore le dedans de la joue. Et cest curieux, dans ces moments-l, elle nest pas laide.

    Il sourit et schauffa honntement sur sa fiance, content

    en somme quelle ft saine, un peu banale dans la fougue sen-suelle. la face du matin innocent, il provoqua des images pro-pres, tantt exciter sa vanit et sa hte, tantt engendrer lapprhension, voire le dsarroi. En sortant de son trouble, il

  • 24

    trouva le soleil trop blanc et le vent sec. La chatte avait disparu, mais ds quAlain se leva elle fut auprs de lui et laccompagna, marchant dun long pas de biche et vitant les grains ronds du gravier ros. Ils allrent ensemble jusquaux travaux , inspec-trent avec une hostilit gale le tas de gravats, une porte-fentre neuve, sans vitres, insre dans un mur, des appareils dhydrothrapie et des carreaux de faence.

    Pareillement offenss, ils supputaient le dommage caus

    leur pass et leur prsent. Un vieil if, arrach, mourrait trs lentement, la tte en bas, sous sa chevelure de racines. Jamais, jamais je naurais d permettre cela , murmura Alain. Cest une honte. Toi, Saha, tu ne le connais que depuis trois ans, cet if. Mais moi

    Au fond du trou laiss par lif, Saha flairait une taupe dont

    limage, sinon lodeur, lui monta au cerveau. Pendant une minute, elle soublia jusqu la frnsie, gratta

    comme un fox-terrier, se roula comme un lzard, sauta des qua-tre pattes comme un crapaud, couva une pelote de terre entre ses cuisses comme fait le rat des champs de luf quil a vol, schappa du trou par une srie de prodiges et se trouva assise sur le gazon, froide et prude et domptant son souffle.

    Alain, grave, navait pas boug. Il savait tenir son srieux,

    quand les dmons de Saha lentranaient hors delle-mme. Ladmiration et la comprhension du chat, il les portait innes en lui, rudiments qui lui donnrent, par la suite, de traduire Sa-ha avec facilit. Il la lisait comme un chef-duvre, depuis le jour o, au sortir dune exposition fline, Alain avait pos sur le gazon ras de Neuilly une petite chatte de cinq mois, achete cause de sa figure parfaite, cause de sa prcoce dignit, de sa modestie sans espoir derrire les barreaux dune cage.

  • 25

    Pourquoi navez-vous pas achet plutt un angora ? de-manda Camille

    Elle me disait vous dans ce temps-l , songeait Alain.

    Ce ntait pas seulement une petite chatte que japportais. Ctaient la noblesse fline, son dsintressement sans bornes, son savoir-vivre, ses affinits avec llite humaine Il rougit et sexcusa mentalement. Saha, llite, cest ce qui te comprend le mieux

    Il nen tait pourtant pas encore penser ressemblance

    au lieu de comprhension , car il appartenait un milieu humain qui sinterdit de reconnatre et mme de concevoir ses parents animales. Mais lge de convoiter une automobile, un voyage, une reliure rare, des skis, Alain nen demeura pas moins le jeune-homme-qui-a-achet-un-petit-chat. Son troit univers en retentit, les employs de la Maison Amparat et Fils, rue des Petits-Champs, stonnrent, et M. Veuillet senquit de la pe-tite bestiole

    Avant de tavoir choisie, Saha, je naurais peut-tre ja-

    mais su quon peut choisir. Pour le reste Mon mariage con-tente tout le monde et Camille, et il y a des moments o il me contente aussi, mais

    Il se leva du banc vert, prit le sourire important du fils Am-

    parat qui pouse, condescendant, la petite essoreuse Malmert, une jeune fille qui nest pas tout fait de notre bord , disait Mme Amparat. Mais Alain nignorait pas que les Machines--laver-Malmert, parlant entre eux des Amparat-de-la-soie, noubliaient pas de mentionner, en levant haut le menton Les Amparat ne sont plus dans la soie, la mre et le fils ont seule-ment conserv des intrts dans la maison, et le fils ny fait pas figure de matre

  • 26

    Gurie de son extravagance, lil doux et dor, la chatte sembla attendre la reprise de la confidence mentale, du mur-mure tlpathique vers lequel elle tendait son oreille ourle dargent.

    Tu nes pas quun pur et tincelant esprit de chat, toi non

    plus , reprit Alain. Ton premier sducteur, le matou blanc sans queue, rappelle-toi, ma laide, ma coureuse sous la pluie, ma dvergonde

    Ce quelle est mauvaise mre, votre chatte ! scriait Ca-

    mille, indigne. Elle ny pense mme plus, ses petits quon lui a ts !

    Mais ctaient des paroles de jeune fille , reprit Alain,

    dfiant. Les jeunes filles sont toujours bonnes mres, avant. Un coup de timbre grave et rond tomba de haut de lair

    tranquille, et Alain se leva dun saut comme un coupable, au bruit du gravier cras sous les roues.

    Camille ! Il est onze heures et demie Bon Dieu ! . Il croisait la veste de son pyjama, resserrait la ceinture

    dune main si nerveuse quil se gourmanda : Allons, quest-ce que jai ? Jen verrai bien dautres dans une semaine Saha, tu viens la rencontre ? Mais Saha avait disparu, et dj Camille foulait, dun talon hardi, le gazon. Ah ! Elle est vraiment bien Un bond agrable de son sang lui serra la gorge, lui rougit les joues, et il fut tout au spectacle de Camille en blanc, un petit pinceau noir de cheveux bien taills sur les tempes, une mince cravate rouge au cou, et le mme rouge sur sa bouche. Farde avec art, avec modration, sa jeunesse ne devenait vi-dente quau bout dun instant, et rvlait la joue blanche sous locre, la paupire sans pli sous un peu de poudre beige, autour

  • 27

    du grand il presque noir. Son diamant tout neuf sa main gauche taillait la lumire en mille clats colors.

    Oh ! scria-t-elle, tu nes pas prt ! Par ce temps ! Mais elle sarrta aux rudes cheveux blonds dsordonns,

    la poitrine nue sous le pyjama, la confusion qui colorait Alain, et tout son visage de jeune fille avoua si clairement la chaude indulgence dune femme quAlain nosa plus lui donner le baiser de midi moins le quart, celui du jardin ou du Bois.

    Embrasse-moi, supplia-t-elle tout bas, comme si elle lui

    demandait secours. Gauche, inquiet, et mal dfendu sous son pyjama lger, il

    dsigna dun signe les arbustes grappes roses, do venait le bruit du scateur et du rteau, et Camille nosa pas se jeter son cou. Elle baissa les yeux, cueillit une feuille, ramena sur sa joue le pinceau lustr de ses cheveux, mais, au mouvement de son menton lev et au battement de ses narines, Alain voyait quelle cherchait dans lair, sauvagement, la fragrance dun corps blond, peine couvert, et dont il jugea secrtement quelle navait pas assez peur.

  • 28

    III

    son rveil, il ne sassit pas dun bond sur son lit. Hant

    dans son sommeil par la chambre trangre, il entrouvrit ses cils, prouva que la ruse et la contrainte ne lavaient pas tout fait quitt pendant son sommeil, car son bras gauche tendu, dlgu aux confins dune steppe de toile, se tenait prt recon-natre, prt aussi repousser Mais tout le vaste lit sa gauche tait vide et rafrachi. Ntaient, en face du lit, langle peine arrondi de la chambre trois parois, et linsolite obscurit verte, et la tige de clart vive, jaune comme une canne dambre, qui sparait deux rideaux dombre raide, Alain se ft rendormi, ber-c dailleurs par une petite chanson ngre bouche ferme.

    Avec prcaution, il tourna la tte, entrouvrit les yeux et vit,

    tantt blanche et tantt bleu clair selon quelle baignait dans ltroit ruisseau de soleil ou quelle regagnait la pnombre, une jeune femme nue, un peigne la main, la cigarette aux lvres, qui fredonnait. Cest du toupet , pensa-t-il. Toute nue ? O se croit-elle ?

    Il reconnut les belles jambes qui lui taient ds longtemps

    familires mais le ventre, raccourci par le nombril plac un peu bas, ltonna. Une jeunesse impersonnelle sauvait la fesse mus-cle, et les seins taient lgers au-dessus des ctes visibles. Elle a donc maigri ? Limportance du dos, aussi large que la poitrine, choqua Alain. Elle a le dos peuple Justement Camille saccouda lune des fentres, bomba le dos et remonta les paules. Elle a un dos de femme de mnage. Mais elle se redressa soudain, dansa deux enjambes, fit un geste charmant dtreinte dans le vide. Non, ce nest pas vrai, elle est belle. Mais quelle mais quel culot ! Elle me croit mort ? Ou bien elle

  • 29

    trouve tout naturel de se balader toute nue ? Oh ! mais a chan-gera

    Comme elle se tournait vers le lit, il referma les yeux.

    Quand il les rouvrit, Camille stait assise devant la coiffeuse quils nommaient la coiffeuse invisible , une planche translu-cide de beau cristal pais pos sur une armature dacier noir. Elle poudra son visage, palpa du bout des doigts sa joue, son menton, et tout coup sourit en dtournant son regard avec une gravit et une lassitude qui dsarmrent Alain. Elle est donc heureuse ? Heureuse de quoi ? Je ne le mrite gure Mais pourquoi est-elle nue ?

    Camille ! cria-t-il. Il croyait quelle allait fuir vers la salle de bains, croiser ses

    mains sur son sexe, voiler ses seins de quelque lingerie froisse ; mais elle accourut, se pencha sur le jeune homme couch, et lui apporta, blottie sous ses bras, rfugie dans lalgue dun bleu sombre qui fleurissait son petit ventre quelconque, sa vigou-reuse odeur de brune.

    Mon chri ! Tu as bien dormi ? Toute nue ! reprocha-t-il. Elle agrandit comiquement ses grands yeux. Ben, et toi ? Dcouvert jusqu la ceinture, il ne sut que rpondre. Elle

    paradait pour lui, si fire et si loin de la pudeur quil lui jeta, un peu rudement, le pyjama froiss qui gisait sur le lit.

    Vite, mets a ! Jai faim, moi !

  • 30

    La mre Buque est son poste, tout marche et tout fonc-tionne !

    Elle disparut et Alain voulut se lever, se vtir, lisser ses

    cheveux mls, mais Camille revint ficele dans un gros pei-gnoir de bain neuf et trop long ; elle portait gaiement un plateau charg.

    Quelle salade, mes enfants ! Y a un bol de cuisine, une

    tasse en pyrex, le sucre dans un couvercle de bote Tout a se tassera Mon jambon est sec Ces pches chlorotiques, cest des restes du lunch La mre Buque est un peu perdue dans sa cuisine lectrique. Je lui apprendrai remettre les plombs Et puis jai vers de leau dans les compartiments glace du frigi-daire Ah ! si je ntais pas l ! Monsieur a son caf trs chaud et son lait bouillant, et son beurre raide Non, a cest mon th, ne touche pas ! Quest-ce que tu cherches ?

    Non, rien cause de lodeur du caf, il cherchait Saha. Quelle heure est-il ? Enfin un mot tendre ! scria Camille. Trs tt, mon

    poux. Jai vu huit heures un quart au rveil de la cuisine. Ils mangrent en riant frquemment et en parlant peu. lodeur croissante des rideaux de toile cire verte, Alain

    devinait la force du soleil qui les chauffait, et il ne pouvait d-tacher sa pense de ce soleil extrieur, de lhorizon tranger, des neuf tages vertigineux, de la bizarre architecture du Quart-de-Brie qui, pour un temps, les abritait.

  • 31

    Il coutait Camille aussi bien quil le pouvait, touch quelle feignt loubli de ce qui stait pass entre eux la nuit, quelle affectt lexprience dans ce logis de hasard, et la dsinvolture dune vieille marie de huit jours au moins. Depuis quelle tait vtue il cherchait comment lui tmoigner sa gratitude. Elle ne men veut ni de ce que je lui ai fait, ni de ce que je ne lui ai pas fait, pauvre petite Enfin, le plus embtant est pass. Est-ce souvent cet -peu-prs, cette meurtrissure, une premire nuit ? Ce demi-succs, ce demi-dsastre

    Cordialement, il lui passa son bras au cou et lembrassa. Oh ! tu es gentil ! Elle avait cri si haut, dun tel cur quelle rougit, et il lui

    vit les yeux pleins de larmes. Mais courageusement elle fuit leur motion et sauta du lit sous prtexte demporter le plateau. Elle courut vers les fentres, se prit le pied sans son peignoir trop long, jura un gros juron et se suspendit un cordage de bateau. Les rideaux de toile cire se replirent. Paris avec sa banlieue, bleutres et sans bornes comme le dsert, tachs de verdures encore claires, de verrires dun bleu dinsecte, entrrent dun bond dans la chambre triangulaire, qui navait quune paroi de ciment, les deux autres tant de verre mi-hauteur.

    Cest beau, dit Alain, mi-voix. Mais il mentait demi et sa tempe cherchait lappui dune

    jeune paule, do glissait le peignoir ponge. Ce nest pas un logis humain Tout cet horizon chez soi, dans son lit Et les jours de tempte ? Abandonns au sommet dun phare, parmi les albatros

    Le bras de Camille, qui lavait rejoint sur le lit, lui tenait le

    cou, et elle regardait sans peur tour tour les vertigineuses limi-tes de Paris et la blonde tte dsordonne. Sa fiert nouvelle, qui

  • 32

    semblait faire crdit la prochaine nuit, aux jours suivants, se contentait sans doute des licences daujourdhui fouler le lit commun, tayer, de lpaule et de la hanche, un corps nu de jeune homme, shabituer sa couleur, ses courbes, ses offen-ses, appuyer avec assurance le regard sur les secs petits ttons, les reins quelle enviait, ltrange motif du sexe capricieux

    Ils mordirent la mme pche insipide, et rirent en se mon-

    trant leurs belles dents mouilles, leurs gencives un peu ples denfants fatigus.

    Cette journe dhier ! soupira Camille. Quand on pense

    quil y a des gens qui se marient si souvent ! La vanit lui revint, et elle ajouta : Ctait dailleurs trs bien. Aucun accroc. Nest-ce pas ? Oui, dit Alain mollement. Oh ! toi Cest comme ta mre ! Je veux dire que du

    moment quon nabmait pas le gazon de votre jardin, et quon ne jetait pas de mgots sur votre gravier, vous trouviez tout trs bien. Nest-ce pas ? Nempche que notre mariage aurait t plus joli Neuilly. Seulement a aurait drang la chatte sacro-sainte Dis, mchant, dis ? Quest-ce que tu regardes tout autour de toi ?

    Rien, dit-il sincrement, puisquil ny a rien regarder.

    Jai vu la coiffeuse, jai vu la chaise, nous avons vu le lit Tu ne vivrais pas ici ? Moi, je my plais bien. Songe, trois

    pices, et trois terrasses ! Si on y restait ? On dit Si nous y restions ?

  • 33

    Alors pourquoi dis-tu On dit ? Oui, si on y restait, comme nous disions ?

    Mais Patrick revient de sa croisire dans trois mois. La belle affaire ! Il revient. On lui explique quon veut

    rester. Et on le fout dehors. Oh ! Tu ferais a ? Elle secoua affirmativement sa huppe noire, avec une

    rayonnante et fminine aisance dans la malhonntet. Alain voulut la regarder svrement, mais sous son regard Camille changea, devint craintive comme il se sentait craintif lui-mme, alors il lui baisa la bouche prcipitamment.

    Muette, empresse, elle lui rendit le baiser en cherchant,

    dun mouvement des reins, le creux du lit ; en mme temps sa main libre, qui serrait un noyau de pche, ttonnait dans lair la rencontre dune tasse vide ou dun cendrier.

    Pench sur elle, il attendit, en la flattant de main, que sa

    compagne et rouvert les yeux. Elle serrait ses cils sur deux petites larmes scintillantes

    quelle ne voulait pas laisser couler, il respecta cette discrtion et cette fiert. Ils avaient fait de leur mieux, elle et lui, en si-lence, aids par la chaleur matinale, par leurs deux corps odo-rants et faciles.

    Alain se souvenait du souffle acclr de Camille et quelle

    avait fait preuve dune chaude docilit, dun zle un peu intem-pestif, si agrable Elle ne lui rappelait aucune femme ; il navait pens, en la possdant pour la seconde fois, quaux m-nagements quelle mritait. Elle gisait contre lui, bras et jambes

  • 34

    mollement plis, les mains demi fermes et fline pour la premire fois. O est Saha ?

    Machinalement, il esquissa, sur Camille, une caresse

    pour Saha , les ongles promens dlicatement le long du ven-tre Elle cria de saisissement et raidit ses bras, dont lun gifla Alain qui faillit lui rendre coup pour coup. Assise, lil hostile sous une huppe de cheveux dresss, Camille le menaait du re-gard.

    Est-ce que tu serais vicieux, par hasard ? Il nattendait rien de pareil et clata de rire. Il ny a pas de quoi rire ! cria Camille. On ma toujours dit

    que les hommes qui chatouillent les femmes sont des vicieux, et mme des sadiques !

    Il quitta le lit pour mieux rire, en oubliant quil tait nu. Camille se tut si brusquement quil se retourna et surprit

    son visage panoui, bahi, attentif tout ce jeune homme quune nuit de mariage venait de lui donner.

    Je prends la salle de bains dix minutes, tu permets ? Il ouvrit la porte de glaces, pratique une des extrmits

    de la paroi la plus longue quils nommaient lhypotnuse. Et puis je passerai une minute chez ma mre. Oui Tu ne veux pas que je taccompagne ? Il parut choqu et elle rougit pour la premire fois de la

    journe.

  • 35

    Je verrai si les travaux Oh ! les travaux Ils tintressent, toi, les travaux ?

    Avoue elle croisa les bras en tragdienne avoue que tu vas voir ma rivale !

    Saha nest pas ta rivale, dit Alain simplement. Comment serait-elle ta rivale ? , poursuivit-il en lui-

    mme. Tu ne peux avoir de rivales que dans limpur Je navais pas besoin dune protestation aussi srieuse,

    mon chri. Va vite ! Tu noublies pas quon djeune chez le pre Lopold, en garons ? Enfin garons ! Tu rentreras tt ? Tu noublies pas quon rode ? Tu mentends ?

    Il entendait surtout que le mot rentrer prenait une si-

    gnification nouvelle, saugrenue, peut-tre inacceptable, et il re-garda Camille de biais. Elle arborait, revendiquait sa fatigue de jeune marie, le gonflement lger de sa paupire infrieure sous langle ouvert du grand il. Auras-tu toujours, toute heure, ds que tu sors du sommeil, un si grand il ? Ne sais-tu pas fermer les yeux demi ? Cela me fait mal la tte de voir des yeux si ouverts

    Il trouvait un plaisir dshonnte, une commodit vasive

    linterpeller en lui-mme. Cest moins dsobligeant que la sin-crit, en somme Il eut hte datteindre la baignoire carre, leau chaude, une solitude propice la mditation. Mais comme la porte de miroirs mnage dans lhypotnuse le rflchissait de la tte aux pieds, Alain louvrit avec une lenteur complai-sante, et ne se pressa pas de la refermer.

    Pour sortir de lappartement une heure aprs, il se trompa,

    dboucha sur lune des terrasses qui bordaient le Quart-de-Brie, et reut en plein visage le sec coup dventail du vent dEst qui

  • 36

    bleuissait Paris, emportait les fumes et dcapait au loin le Sa-cr-Cur. Sur le parapet de ciment, cinq ou six vases, apports par des mains bien intentionnes, contenaient des roses blan-ches, des hydrangas, des lis souills de leur pollen a nest jamais joli, le dessert de la veille Pourtant il abrita du vent, avant de descendre, les fleurs malmenes.

  • 37

    IV

    Il pntra dans le jardin en adolescent qui a dcouch. La

    capiteuse odeur des terreaux sous larrosage, la secrte vapeur dimmondices qui nourrit les fleurs grasses et coteuses, les perles deau chasses par la brise, il les aspira dune longue ha-leine et dcouvrit, dans le mme moment, quil avait besoin dtre consol.

    Saha ! Saha ! Elle ne vint quau bout dun moment, et il ne reconnut pas

    tout de suite ce visage gar, incrdule, comme voil par un mauvais songe.

    Saha chrie ! Il la prit sur sa poitrine, lissant les doux flancs qui lui sem-

    blrent un peu creux, et dtacha, du pelage nglig, des soies daraigne, des brindilles de pin et dorme Elle se reprenait rapidement, ramenait sur ses traits, dans ses yeux dor pur, une expression familire et la dignit du chat Sous ses pouces, Alain percevait les palpitations dun petit cur irrgulier et dur et aussi un ronronnement naissant, mal assur Il la posa sur une table de fer et la caressa. Mais au moment de jeter, folle-ment et pour la vie comme elle savait le faire, sa tte dans la main dAlain, elle flaira cette main et recula dun pas.

    Il cherchait des yeux le pigeon blanc, la main gante der-

    rire les arbustes grappes roses, derrire les rhododendrons enflamms de fleurs. Il se rjouissait que la crmonie dhier, respectant le beau jardin, et ravag seulement le logis

  • 38

    de Camille.

    Ces gens, ici Et ces quatre filles dhonneur en papier rose Et les fleurs quelles auraient cueillies, et les deutzias sa-crifis aux corsages des grosses dames Et Saha

    Il cria, vers la maison : Est-ce que Saha a mang et bu ? Elle a un drle dair Je

    suis l, maman Sur le seuil du hall parut une lourde silhouette blanche, qui

    rpondit de loin : Non, figure-toi. Ni dn, ni bu son lait ce matin. Je crois

    quelle tattendait Tu vas bien, mon petit ? Il se tenait dfrent devant sa mre, en bas du perron. Il

    remarqua quelle ne lui tendait pas la joue comme dhabitude, et quelle gardait ses mains contre sa ceinture, noues lune lautre. Il comprit et partagea, avec gne et gratitude, cette pu-deur maternelle. Saha non plus ne ma pas embrass

    Car enfin, la chatte, elle ta vu souvent partir. Elle prenait

    son parti de tes absences. Mais jallais moins loin , pensait-il. Prs de lui, sur le

    guridon de fer, Saha but avidement son lait, comme une bte qui a beaucoup march et peu dormi.

    Tu ne veux pas une tasse de lait chaud, Alain, toi aussi ?

    Une tartine ? Jai djeun, maman Nous avons djeun

  • 39

    Djeun pas trop bien, je pense. Dans un pareil cara-vansrail !

    Alain sourit parce que sa mre disait toujours caravans-

    rail pour capharnam . Dun il dexil, il contempla la tasse arabesques dor, ct de la soucoupe de Saha, puis le visage de sa mre, paissi, aimable sous de gros cheveux crpe-ls, prcocement blancs.

    Je ne tai pas demand si ma nouvelle fille est contente Elle eut peur quil comprt mal et ajouta prcipitamment

    enfin, si elle est en bonne sant. Trs bonne, maman Nous djeunons en fort de Ram-

    bouillet, on va roder Il se reprit : Nous allons roder la voiture, vous comprenez Ils restrent seuls, Saha et lui, dans le jardin, engourdis

    tous deux de fatigue, de silence, appels par le sommeil. La chatte sendormit brusquement sur le flanc, le menton

    en lair, les canines dcouvertes comme un fauve mort ; des plumules de larbre--perruque, des ptales de clmatites pleu-vaient sur elle sans quelle tressaillt au fond du rve o elle go-tait sans doute la scurit, la prsence inalinable de son ami. Son attitude vaincue, les coins tirs et plis de sa lvre gris per-venche avouaient une nuit de veille misrable.

    Au haut du ft dessch, drap de plantes grimpantes, un

    vol dabeilles, sur le lierre en fleur, soutenait une note de tim-bale grave, la mme note depuis tant dts Dormir l, sur lherbe, entre le rosier jaune et la chatte Camille ne viendrait

  • 40

    qu lheure du dner, ce serait trs gentil Et la chatte, mon Dieu, la chatte Du ct des travaux un rabot pelait une volige, un marteau de fer battait une poutrelle mtallique, et dj Alain bauchait un rve villageois peupl de mystrieux forgerons Aux onze coups tombant dun campanile de lyce, il se dressa et senfuit sans oser veiller la chatte.

  • 41

    V

    Vinrent juin et les plus longs jours, ses ciels nocturnes sans

    mystre, dont une lueur attarde au couchant, une autre lueur levante sur lEst de Paris, soulevaient les bords. Mais juin nest cruel quaux citadins sans voiture, encadrs troitement de pierre chaude, qu lhomme serr contre lhomme. Autour du Quart-de-Brie, un air sans cesse agit tourmentait les stores jaunes, traversait la chambre triangulaire et le studio, butait contre la proue du btiment et desschait les petites haies de trones en caisses sur les terrasses. Les promenades quotidien-nes aidant, Alain et Camille vivaient doucement, assagis et en-sommeills par la chaleur et la volupt.

    Pourquoi est-ce que je la nommais une jeune fille in-

    dompte ? se demandait Alain tonn. Camille jurait moins en voiture, perdait quelques prets de langage, et aussi son app-tit des botes o chantent les jeunes femmes tziganes na-seaux de cavales.

    Elle mangeait et dormait longtemps, ouvrait trs grands

    ses yeux adoucis, se dtachait de vingt projets dt, et sintressait aux travaux quelle visitait chaque jour. Il lui arrivait de sattarder longuement dans le jardin de Neuilly, o Alain, au sortir de lombreuse maison Amparat fils et Cie, rue des Petits-Champs, la retrouvait oisive, prte prolonger laprs-midi, prte rouler sur les routes chaudes.

    Alors, il sassombrissait. Il lcoutait donner des ordres aux

    peintres chanteurs, aux lectriciens distants. Elle linterrogeait, dune manire gnrale et premptoire, comme si elle quittait par devoir, et ds quil tait l, sa nouvelle douceur

  • 42

    a va, les affaires ? La crise sannonce toujours ? Tu leur

    en loges, aux princes de la couture, du foulard pois ? Elle ne respectait mme pas le vieil mile, quelle secouait

    jusqu en faire choir des formules empreintes dune imbcillit pythique.

    Quest-ce que vous en pensez, mile, de notre cagibi ?

    Vous naurez jamais vu la maison si belle ? Le vieux valet murmurait, entre ses favoris, des rponses

    comme lui sans fond ni couleur. a ne se reconnat plus On maurait dit, autrefois, que

    ce serait une maison par petits compartiments Il y a de la dif-frence On sera bien les uns chez les autres, cest trs gai

    Ou bien il versait goutte goutte, sur Alain, des bndic-

    tions sourdement claires dun sens hostile. La jeune dame de M. Alain prend bien bonne mine. Et

    elle a bonne voix aussi. On lentend de chez nos voisins tant quelle parle bien. Une voix ne pas la disputer, ah ! mais La jeune dame dit bien ce quelle veut dire. Elle a prtendu au jar-dinier que le massif de silnes et de myosotis faisait cucu Jen ris encore.

    Et il levait vers le ciel pur un il ple, couleur dhutre

    grise, qui navait jamais ri. Alain non plus ne riait pas. Saha le rendait soucieux. Elle maigrissait, et semblait abandonner un espoir, qui sans doute tait lespoir de revoir Alain chaque jour, et seul. Elle ne senfuyait plus lorsque Camille arrivait. Mais elle nescortait pas Alain jusqu la grille, et elle le regardait, lors-quil sasseyait prs delle, avec une profonde et amre sagesse. Son regard de petit chat derrire les barreaux, le mme, le

  • 43

    mme regard Il lappelait tout bas : Saha Saha en soufflant trs fort les h. Mais elle ne bondissait pas, ni ne cou-chait les oreilles, et il y avait bien des jours quelle navait cri son clatant : Me-rrraing ! ni les Mouek-mouek-mouek de la bonne humeur et de la convoitise.

    Un jour quils avaient t, Camille et lui, convoqus

    Neuilly pour constater que la nouvelle baignoire-piscine, carre, paisse, norme, effondrait le terrasson qui la portait, il enten-dit sa femme soupirer :

    a nen finira jamais ! Mais, dit-il surpris, je croyais que tu aimais mieux, en

    somme, le Quart-de-Brie, ses cormorans et ses ptrels Oui Mais tout de mme Et puis cest ta maison, ici, ta

    vraie maison Notre maison Elle sappuyait son bras, un peu molle, incertaine excep-

    tionnellement. Le blanc bleut de ses yeux, presque aussi bleu que sa claire robe dt, larrangement parfait et superflu de sa joue, de sa bouche et de ses paupires, ne le touchrent pas.

    Pourtant il lui sembla quelle le consultait sans parler, pour

    la premire fois. Camille ici avec moi Dj ! Camille en py-jama sous les arceaux de roses Un des rosiers les plus an-ciens portait, hauteur de visage, son fardeau de roses dcolo-res sitt qupanouies, dont lodeur orientale rgnait, le soir, jusquau perron. Camille en peignoir ponge, sous la charmille dormes Valait-il pas mieux, tout prendre, la cantonner encore dans le petit belvdre du Quart-de-Brie ? Pas ici, pas ici pas encore

    Le soir de juin, gorg de lumire, tardait pencher du ct

    de la nuit. Des verres vides, sur un guridon de paille, retenaient

  • 44

    les gros bourdons roux, mais sous les arbres, sauf sous les pins, slargissait une zone dhumidit impalpable, une promesse de fracheur. Ni les graniums rosats qui prodiguaient leur mri-dional parfum, ni les pavots de feu ne souffraient du rude t commenant. Pas ici, pas ici , martelait Alain au rythme de son pas. Il cherchait Saha et ne voulait pas lappeler pleine voix, il la rencontra couche sur le petit mur bas qui tayait une butte bleue, couverte de loblias. Elle dormait ou paraissait dormir, roule en turban. En turban ? cette heure et par ce temps ? Cest une posture dhiver, le sommeil en turban

    Saha chrie ! Elle ne tressaillit pas quand il la prit et lleva en lair, et

    elle ouvrait des yeux caves, trs beaux, presque indiffrents. Mon Dieu, que tu es lgre ! Mais tu es malade, mon petit

    puma ! Il lemporta, rejoignit en courant sa mre et Camille. Mais, maman, Saha est malade ! Elle a mauvais poil, elle

    ne pse rien, et vous ne me le dites pas ! Cest quelle ne mange gure, dit Mme Amparat. Elle ne

    veut pas manger. Elle ne mange pas, et quoi encore ? Il berait la chatte contre sa poitrine et Saha sabandonnait,

    le souffle court et les narines sches. Les yeux de Mme Amparat, sous ses grosses frisures blanches, passrent intelligemment sur Camille.

    Et puis rien, dit-elle.

  • 45

    Elle sennuie de toi, dit Camille. Cest ta chatte, nest-ce pas ?

    Il crut quelle se moquait et releva la tte avec dfi. Mais

    Camille navait pas chang de visage et considrait curieuse-ment Saha, qui sous sa main referma les yeux.

    Touche ses oreilles, dit brusquement Alain, elles sont

    brlantes. Il ne rflchit quun instant. Bon. Je lemmne. Maman, faites-moi donner son pa-

    nier, voulez-vous ? Et un sac de sable pour le plat. Pour le reste, nous avons tout ce quil faut. Vous comprenez que je ne veux absolument pas Cette chatte croit que

    Il sinterrompit et se tourna tardivement vers sa femme. a ne te gne pas, Camille, que je prenne Saha en atten-

    dant que nous revenions ici ? Quelle question ! Mais o comptes-tu linstaller la

    nuit ? ajouta-t-elle, si navement quAlain rougit cause de la prsence de sa mre, et quil rpondit dun ton sec :

    Elle choisira. Ils partirent en petit cortge, Alain portant Saha muette

    dans son panier de voyage. Le vieil mile pliait sous le sac plein de sable, et Camille fermait la marche, responsable dun vieux plaid en kasha effrang quAlain appelait le Kashasaha.

    Non, je ne croyais pas quun chat sacclimatait si vite Un chat nest quun chat. Mais Saha est Saha.

  • 46

    Alain faisait, vaniteux, les honneurs de Saha. Lui-mme ne

    lavait jamais tenue ainsi serre, prisonnire sur vingt-cinq m-tres carrs, visible toute heure et rduite, pour la mditation fline, sa soif dombre et de solitude, emprunter le dessous des fauteuils gants qui erraient sans port dattache dans le studio, ou lantichambre embryonnaire, ou lun des placards-vestiaires camoufls de miroirs.

    Mais Saha voulait triompher de toutes les embches. Elle

    se forma aux heures incertaines des repas, du coucher, du lever, choisit pour demeure nocturne la salle de bains et son tabouret ponge, explora le Quart-de-Brie sans affectation de dgot ni de sauvagerie.

    Elle condescendit couter, dans la cuisine, loiseuse pa-

    role de Mme Buque conviant la mimine au foie cru. Alain et Camille sortis, elle prenait place sur le vertigineux parapet et sondait les abmes dair, suivant dun il calme, au-dessous delle, les dos volants des hirondelles et des passereaux. Son impassibilit au bord des neuf tages, lhabitude quelle prit de se laver longuement sur le parapet affolaient Camille.

    Empche-la ! criait-elle Alain. Elle me tourne le cur et

    elle me donne des crampes dans les mollets ! Alain souriait avec comptence et admirait sa chatte, re-

    conquise au got de vivre et de se nourrir. Ce nest pas quelle devnt florissante, ni trs gaie. Elle ne

    recouvrait pas son poil iris comme le plumage mauve dun pi-geon. Mais elle vivait mieux, attendait le poum sourd de lascenseur qui hissait Alain, et acceptait de Camille des prve-nances hors de saison, par exemple une soucoupe minuscule de lait cinq heures, un petit os de poulet offert de haut, comme un chien quon veut faire sauter.

  • 47

    Pas comme a ! Comme a ! gourmandait Alain. Et il posait los sur un tapis de bain, ou simplement sur la

    moquette beige longue laine. Quest-ce quil prend, le tapis de Patrick ! blmait Ca-

    mille. Mais un chat ne mange pas un os ni une viande consis-

    tante sur une surface polie. Quand un chat prend un os dans une assiette et le dpose, avant de le manger, sur le tapis, on lui dit quil est sale. Le chat a besoin de maintenir sa proie sous sa patte pendant quil broie ou quil dchire, et il ne peut le faire que sur la terre nue ou sur un tapis. Mais on lignore

    bahie, Camille linterrompit. Et toi, comment le sais-tu ? Il ne se ltait jamais demand et sen tira par une plaisan-

    terie : Chut ! Cest parce que je suis trs intelligent Ne le r-

    pte pas ! M. Veuillet nen sait rien. Il lui enseignait les us et les coutumes du flin, comme une

    langue trangre riche de trop de subtilits. Malgr lui il met-tait, lenseigner, de lemphase.

    Camille lobservait troitement et lui posait vingt ques-

    tions, auxquelles il rpondait sans prudence. Pourquoi la chatte joue-t-elle avec une ficelle, si elle a

    peur du gros cordage qui manuvre les rideaux ?

  • 48

    Parce que le cordage, cest le serpent. Cest le calibre du serpent. Elle a peur des serpents.

    Elle a vu un serpent ? Alain leva sur sa femme les yeux gris verts, cills de noir,

    quelle trouvait si beaux, si tratres , disait-elle Non certainement non O en aurait-elle vu ? Alors ? Alors, elle linvente. Elle le cre. Toi aussi, tu aurais peur

    du serpent, mme si tu ne lavais jamais vu. Oui, mais on me la racont, je lai vu en images. Je sais

    quil existe. Saha aussi. Comment ? Il la couvrit dun sourire imprieux. Comment ? mais de naissance, comme les personnes de

    qualit. Alors, je ne suis pas une personne de qualit ? Il sadoucit, mais seulement par commisration. Mon Dieu, non Console-toi ; moi non plus. Tu ne crois

    pas ce que je te dis ?

  • 49

    Camille, assise aux pieds de son mari, le contempla de ses yeux les plus grands, les yeux de lancienne petite fille qui ne voulait pas dire bonjour :

    Il faut bien que je le croie, dit-elle gravement. Ils se mirent dner presque tous les soirs chez eux,

    cause, disait Alain, de la chaleur, et cause de Saha , insi-nuait Camille. Un soir, aprs le dner, Saha chevaucha le genou de son ami.

    Et moi ? dit Camille. Jai deux genoux, repartit Alain. Dailleurs, la chatte nusa pas longtemps de son privilge.

    Avertie mystrieusement, elle regagna la table dbne poli, sy assit sur son propre reflet bleutre immerg dans une eau tn-breuse et rien, en elle, net paru insolite, sinon la fixe attention quelle donnait aux invisibles, droit devant elle, dans lair.

    Quest-ce quelle regarde ? demanda Camille. Elle tait jolie tous les soirs la mme heure, en pyjama

    blanc, les cheveux demi dgomms et mobiles sur son front, les joues trs brunes sous les couches de poudre quelle super-posait depuis le matin. Alain gardait parfois son vtement dt, sans gilet, mais Camille portait sur lui des mains impatientes, lui retirait son veston, sa cravate, ouvrait son col, roulait les manches de sa chemise, montrait et cherchait la peau nue, et il la traitait deffronte, mais se laissait faire. Elle riait un peu douloureusement, en refrnant son envie.

    Et cest lui qui baissait les yeux pour cacher une apprhen-

    sion qui ntait pas exclusivement voluptueuse : Quel ravage

  • 50

    de dsir sur ce visage Elle en a la bouche tire. Une jeune femme si jeune Qui lui a appris me devancer ainsi ?

    La table ronde, flanque dune petite servante roues

    caoutchoutes, les rassemblait au seuil du studio, prs de la baie ouverte. Trois hauts peupliers gs, paves dun beau jardin d-truit, balanaient leurs cimes la hauteur de la terrasse, et le vaste soleil couchant de Paris, rouge sombre, touff de vapeurs, descendait derrire leurs ttes maigres do la sve se retirait.

    Le repas de Mme Buque, qui servait mal et cuisinait bien,

    gayait lheure, Alain rafrachi oubliait sa journe et les bureaux Amparat, et la tutelle de M. Veuillet. Ses deux captives du bel-vdre le ftaient. Tu mattendais ? murmurait-il loreille de Saha.

    Je tai entendu arriver ! scriait Camille. On entend tout

    dici ! Tu tennuyais ? lui demanda-t-il un soir, avec la crainte

    quelle ne se plaignt. Mais elle secoua sa huppe noire en signe de dngation.

    Pas lombre ! Je suis alle chez maman. Elle ma prsent

    la perle. Quelle perle ? La petite bonne femme qui sera ma femme de chambre

    l-bas. Pourvu que le vieil mile ne lui fasse pas un gosse ! Elle est bien.

    Elle rit, en roulant sur ses bras nus ses larges manches de

    crpe blanc, avant douvrir le melon chair rouge autour duquel tournait Saha. Mais Alain ne rit pas, tout lhorreur dimaginer dans sa maison une servante nouvelle

  • 51

    Oui ? Figure-toi, avoua-t-il, que ma mre na jamais, de-

    puis mon enfance, chang son personnel a se voit, trancha Camille Quel muse ! Elle mordait mme un croissant de melon, et riait face au

    soleil couchant. Alain admira, sans sympathie particulire, combien pouvaient tre vifs, sur le visage de Camille, un certain rayonnement cannibale, lclat des yeux, de la bouche troite, et une sorte de monotonie italienne. Il fit pourtant encore un effort de dsintressement.

    Tu ne revois gure tes amies, il me semble ? Tu pourrais

    peut-tre Et quelles amies ? releva-t-elle imptueuse. Cest pour

    me faire comprendre que je tencombre ? Pour que je me donne un peu dair ? Oui ?

    Il haussa les sourcils, claqua la langue tt tt et elle

    plia promptement, avec une considration plbienne pour lhomme ddaigneux.

    Cest vrai, a Des amies, je nen avais gure quand

    jtais petite fille. Alors, prsent Tu me vois avec une jeune fille ? Il faudrait que je la traite en enfant, ou que je rponde toutes ses sales questions : Et comment est-ce quon fait ci, et comment est-ce quil te fait a Les jeunes filles, expliqua-t-elle assez amrement, les jeunes filles, tu sais, a ne tient pas honntement ensemble a na pas de solidarit. Ce nest pas comme vous autres hommes.

    Pardon ! Je ne suis pas un vous-autres-hommes !

  • 52

    Oh ! je le sais bien, dit-elle mlancoliquement Et je me demande quelquefois si je naimerais pas mieux

    La mlancolie passait rarement sur elle, et ne lui venait que de la rticence secrte, ou dun doute quelle nexprimait pas.

    Toi, poursuivait-elle, part Patrick qui est parti, tu nas

    gure damis. Et mme Patrick, tu ten fous, au fond Elle sinterrompit sur un geste dAlain. Ne parlons pas de ces choses-l, dit-elle intelligemment,

    ou on va se brouiller. De longs cris denfants montaient de la terre, atteignaient

    dans lair le sifflement acr des hirondelles. Le bel il jaune de Saha, envahi peu peu par la grande pupille nocturne, visait dans lespace des points mobiles, invisibles et flottants.

    Quest-ce quelle regarde, la chatte, dis ? Il ny a pourtant

    rien, l o elle regarde ? Rien, pour nous Alain voquait, regrettait le frisson lger, la peur sdui-

    sante que lui versait sa chatte-amie, autrefois, quand elle se couchait la nuit sur sa poitrine

    Elle ne te fait pas peur, au moins ? dit-il condescendant. Camille clata de rire comme si elle net attendu que ce

    mot insultant. Peur ? Je nai pas peur de grand-chose, moi, tu sais ! Cest un mot de petite sotte, dit Alain agac.

  • 53

    Mettons, dit Camille en haussant les paules. Tu es lorage.

    Elle dsigna la muraille violace de nuages qui montait en

    mme temps que la nuit. Et tu es comme Saha, ajouta-t-elle. Tu naimes pas

    lorage. Personne naime lorage. Je ne le dteste pas, dit Camille sur un ton damateur. En

    tout cas, je ne le crains gure. Le monde entier craint lorage, dit Alain, hostile. Eh bien, je ne suis pas le monde entier, voil tout. Si, pour moi, dit-il avec une grce soudaine et artificielle

    dont elle ne fut pas dupe. Oh ! gronda-t-elle tout bas, je te battrais Il pencha vers elle, par-dessus la table, ses cheveux blonds,

    fit briller ses dents. Bats-moi ! Mais elle se priva du plaisir de fourrager ces cheveux dors,

    doffrir son bras nu cette bouche brillante. Tu as le nez bossu, lui jeta-t-elle frocement. Cest lorage, dit-il en riant.

  • 54

    Cette finesse ne fut pas du got de Camille, mais les pre-miers roulements bas de la foudre dtournrent son attention. Elle jeta sa serviette pour courir la terrasse.

    Viens ! on va voir monter les beaux clairs ! Non, dit Alain sans bouger, viens, toi. O ? Du menton, il indiquait leur chambre. Sur le visage de Ca-

    mille se forma lexpression bute, lobtuse convoitise quil con-naissait bien, pourtant elle hsita :

    Mais si on regardait les clairs avant ? Il fit un signe de refus. Pourquoi, mchant ? Parce que moi, jai peur de lorage. Choisis. Lorage, ou

    moi. Oh ! tu penses ! Elle courut leur chambre dun mouvement fougueux qui

    enorgueillit Alain. Mais en la rejoignant il vit quelle avait allu-m exprs un pav de verre lumineux prs du vaste lit, et exprs lteignit.

    Par les baies ouvertes la pluie entra comme ils sapaisaient,

    tide et cinglante, embaume dozone. Aux bras dAlain, Camille lui faisait comprendre quelle et voulu, pendant que lorage accourait, que de nouveau il oublit, avec elle, sa peur de lorage. Mais il comptait, nerveux, les vastes clairs en nappes, et les grands arbres blouissants dresss contre les nues, et il scartait de Camille. Elle se rsigna, se haussa sur son coude, et

  • 55

    peigna dune main la chevelure crpitante de son mari. Aux pal-pitations des clairs, leurs deux visages de pltre bleu surgis-saient de la nuit et sy abmaient.

    Attendons la fin de lorage, consentit-elle. Et voil ! se dit Alain. Voil ce quelle trouve dire

    aprs une rencontre qui en valait, ma foi, la peine. Elle pouvait se taire, tout au moins. Comme dit mile, la jeune dame se fait comprendre

    Un clair haltements, long comme un songe, se mira en

    lame de feu dans la tranche paisse de cristal, sur la coiffeuse invisible ; Camille serra contre Alain sa jambe nue.

    Cest pour me rassurer ? On le sait, que tu nas pas peur

    de la foudre. Il levait la voix pour dominer le caverneux fracas et les

    cascades de pluie sur le toit plat. Il se sentait las et irrit, prt linjustice, effray de constater quil ntait plus jamais seul. Avec violence, il retourna mentalement son ancienne cham-bre, tendue dun papier blanc fleurs froides, la chambre que nulle main navait tent dorner ou denlaidir. Son souhait fut si affam que le murmure du vieux calorifre mal rgl suivit lvocation des bouquets plats et clairs, murmure et haleine de cave sche, issus dune bouche lvres de cuivre, encastre dans le parquet. Murmure qui rejoignit celui de la maison tout en-tire, chuchotement des vieux domestiques poncs par lusage, inhums mi-corps dans leur sous-sol et que le jardin lui-mme ne tentait plus Ils disaient elle en parlant de ma mre, mais depuis mes premires culottes jtais Monsieur Alain

    Un coup sec de tonnerre le rappela du sommeil bref o il

    glissait aprs le plaisir. Penche sur lui, accoude, sa jeune femme ne bougeait pas.

  • 56

    Je taime bien quand tu dors, dit-elle. Lorage sen va. Il prit ce mot pour une requte et se mit sur son sant. Je fais comme lui, dit-il. Quelle moiteur ! Je vais dormir

    sur le banc de la salle dattente. Ils appelaient ainsi ltroit divan, meuble unique dune pe-

    tite pice btarde, couloir murs de vitres que Patrick destinait des sances dhliothrapie.

    Oh ! non, oh ! non, supplia Camille. Reste Mais il glissait dj hors du lit. Les grandes lueurs des

    nues rvlrent la dure figure offense de Camille. Pouh ! Petit bonhomme ! Sur ce mot quil nattendait pas, elle lui tira le nez. Dun re-

    vers de bras dont il ne fut pas matre, et quil ne regretta point, il rabattit la main irrespectueuse. Une trve soudaine de la pluie et du vent les laissa seuls au milieu du silence, et comme sourds. Camille massait sa main engourdie.

    Mais dit enfin Camille, mais tu es une brute Cest possible, dit Alain. Je naime pas quon me touche

    la figure. Le reste ne te suffit pas ? Ne me touche jamais la fi-gure.

    Mais oui, rpta lentement Camille, tu es une brute Ne le redis pas trop. part a, je ne ten veux pas. Fais

    seulement attention.

  • 57

    Il ramena sur le lit sa jambe nue. Tu vois ce grand carr gris sur le tapis ? Cest le jour qui

    se lve. Veux-tu que nous dormions ? Oui je veux bien dit la mme voix incertaine Alors, viens ! Il tendit le bras gauche pour quelle y post sa tte, et elle

    vint docilement, avec une politesse circonspecte. Content de lui, Alain la bouscula amicalement, lattira par lpaule, mais la tint en respect, tout hasard, en pliant un peu les genoux, et sendormit vite. veille, Camille respirait sans abandon, et tournait son regard vers la flaque blanchissante du tapis. Elle couta les passereaux fter la fin de lorage, dans les trois peu-pliers dont le bruissement imitait laverse. Lorsquen changeant de posture Alain lui retira son bras, elle reut de lui une caresse inconsciente qui, glissant par trois fois sur sa tte, semblait ha-bitue lisser un pelage encore plus doux que ses doux cheveux noirs.

  • 58

    VII

    Ce fut vers la fin de juin quentre eux linconciliabilit

    stablit comme une saison nouvelle, avec ses surprises et par-fois ses agrments. Alain la respirait comme un printemps pre, install en plein t. Sa rpugnance mnager, dans la maison natale, une place pour la jeune femme trangre, il lemportait avec lui, la dissimulait sans effort, la brassait et lentretenait mystrieusement par des soliloques, et par la contemplation sournoise du nouvel appartement conjugal. Un jour de chaleur grise, Camille, excde, scria, au haut de leur passerelle aban-donne du vent :

    Ah ! plaquons tout ! On prend la trottinette, et on va se

    tremper quelque part ! Dis, Alain ? Jen suis, rpondit-il avec une promptitude cauteleuse.

    O allons-nous ? Il eut la paix pendant que Camille numrait des plages et

    des noms dhtels. Lil sur Saha prostre et plate, il prenait le loisir de rflchir, et de conclure : Je ne veux pas voyager avec elle. Je je nose pas. Je veux bien me promener comme nous faisons, rentrer le soir, rentrer tard dans la nuit. Mais cest tout. Je ne veux pas les soires lhtel, les soires dans un casino, les soires Il frmit : Je demande du temps, je reconnais que je suis long mhabituer, que jai un caractre difficile, que Mais je ne veux pas men aller avec elle. Il eut un mou-vement de honte constater quil disait elle , comme mile et Adle lorsquils parlaient mi-voix de Madame .

  • 59

    Camille acheta des cartes routires et ils jourent au voyage, travers une France dploye par quartiers sur la table dbne poli, qui refltait deux visages inverses et dlays.

    Ils additionnrent des kilomtres, dcrirent leur voiture,

    sinjurirent cordialement, et se sentirent ravivs, presque r-habilits, par une camaraderie oublie. Mais de tropicales aver-ses, sans rafales de vent, noyrent les derniers jours de juin et les terrasses du Quart-de-Brie. Saha, labri des verrires clo-ses, regardait serpenter, sur les mosaques, des ruisselets plats, que Camille pongeait en pitinant des serviettes. Lhorizon, la ville, laverse adoptaient la couleur des nuages chargs dune eau intarissable.

    Veux-tu que nous prenions le train ? suggra Alain dune

    voix suave. Il avait prvu quau mot abhorr Camille bondirait. Elle

    bondit en effet, et blasphma. Jai peur, ajouta-t-il, que tu ne tennuies. Tous ces voya-

    ges que nous nous tions promis Tous ces htels dt Tous ces restaurants mouches

    Toutes ces mers baigneurs continua-t-elle, plaintive. Vois-tu, on a bien lhabitude de rouler, nous deux, mais ce quon sait faire, au fond, cest de la route, ce nest pas du voyage.

    Il la vit un peu dolente et lembrassa en frre. Mais elle se

    retourna, le mordit la bouche et sous loreille, et ils usrent, encore une fois, du divertissement qui raccourcit les heures et entrane les corps atteindre facilement le plaisir amoureux. Alain sy fatiguait. Lorsquil dnait chez sa mre avec Camille et quil retenait des billements, Mme Amparat baissait les yeux et Camille ne manquait pas de rire dun petit rire rengorg. Car elle notait, orgueilleuse, lhabitude quAlain prenait duser

  • 60

    delle, habitude presque hargneuse, rapide corps corps do il la rejetait, haletant, pour gagner le ct frais du lit dcouvert.

    Elle ly rejoignait ingnument et il ne le lui pardonnait pas,

    quoique silencieusement il lui cdt de nouveau. ce prix il pouvait, aprs, rechercher en paix les sources de ce quil nom-mait leur inconciliabilit. Il avait la sagesse de les situer hors des possessions frquentes. Lucide, aid par lpuisement, il remontait aux retraites o linimiti, de lhomme la femme, se garde frache et ne vieillit jamais. Parfois, elle se dcouvrait lui dans une rgion banale, o elle dormait comme une innocente en plein soleil. Par exemple, il sbahit, jusquau scandale, de comprendre combien Camille tait brune. Au lit, couch der-rire elle, il piait les cheveux courts de la nuque tondue, rangs comme des piquants doursins, dessins sur la peau comme des hachures orographiques, les plus courts visibles et bleus sous la peau fine avant que chacun deux merget par un petit pore noirci.

    Navais-je jamais eu de brune ? smerveillait-il. Deux

    ou trois petites noiraudes ne mont pas laiss un souvenir aussi brun ! Et il tendait la lumire son propre bras normalement blanc jaune, un bras de blond paillet de duvet dor vert, irrigu de veines couleur de jade. Il comparait sa propre chevelure aux sylves reflets violets, qui sur Camille laissaient apercevoir, en-tre les crispations dalgues et les tiges parallles dune abon-dance exotique, la blancheur trange de lpiderme.

    La vue dun fin cheveu trs noir, coll au bord dune cu-

    vette, lui donna la nause. Puis la petite nvrose changea, et quittant la nuance sen prit la forme. Tenant embrass, apais, le jeune corps dont la nuit lui voilait les ombres prcises, Alain se mit blmer quun esprit crateur, aussi rigoureux quautrefois celui de sa nurse anglaise pas plus de pruneaux que de riz, my garon, pas plus de riz que de poulet et mo-del Camille en suffisance, mais sans rien abandonner la fan-

  • 61

    taisie ou la prodigalit. Il emportait son blme, et son regret, dans le vestibule de ses songes, pendant linstant incalculable rserv au paysage noir, anim dyeux convexes, de poissons nez grec, de lunes et de mentons. L il souhaita quun fessier dix-neuf cent, librement dvelopp au-dessous dune taille d-lie, compenst la petitesse acide des seins de Camille. Dautres fois il transigeait, demi endormi, et prfrait une gorge en-combrante, une mouvante et double monstruosit de chair aux cimes irritables De telles soifs, qui naissaient de ltreinte et lui survivaient, naffrontaient pas la lumire du jour, ni le rveil complet, et ne peuplaient quun isthme troit, entre le cauche-mar et le rve voluptueux.

    chauffe, ltrangre fleurait le bois mordu par la flamme,

    le bouleau, la violette, tout un bouquet de douces odeurs som-bres et tenaces, qui demeuraient longtemps attaches aux pau-mes. Ces fragrances exaltaient Alain contradictoirement, et nengendraient pas toujours le dsir.

    Tu es comme lodeur des roses, dit-il un jour Camille,

    tu tes lapptit. Elle le regarda, indcise, prit lair un peu gauche et pench

    dont elle accueillait les louanges ambigus. Comme tu es dix-huit cent trente, murmura-t-elle. Moins que toi, rpliquait Alain. Mais oui, moins que toi.

    Je sais qui tu ressembles. Marie Dubas, on me la dj dit. Grande erreur, ma fille ! Tu ressembles, les bandeaux en

    moins, toutes celles qui ont pleur en haut dune tour, sous Losa Puget. Elles pleuraient sur la premire page des roman-

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    ces, avec ton grand il grec, bomb, et ce bord pais de la pau-pire qui fait sauter la larme sur la joue

    Ses sens, lun aprs lautre, abusaient Alain et condam-

    naient Camille. Il dut au moins convenir quelle savait recevoir de la bonne manire bout portant, certaines paroles qui jaillis-saient de lui brivement, paroles moins de gratitude que de pro-vocation, lheure o, tendu sur le sol, il la mesurait dun re-gard touff entre ses cils et apprciait, sans indulgence ni m-nagement, les mrites neufs, la flamme un peu monotone mais dj savamment goste dune si jeune pouse, et ses particu-lires aptitudes. Ctaient l des moments de lumire franche, de certitude, dont Camille sattachait prolonger le demi-silence de pugilat, langoisse de corde tendue et dquilibre p-rilleux.

    Sans malice profonde, elle ne se doutait pas que, dupe

    demi des dfis intresss, des pathtiques appels et mme dun frais cynisme polynsien, Alain possdait sa femme chaque fois pour la dernire fois. Il se rendait matre delle comme il lui et mis une main sur la bouche pour lempcher de crier, ou comme il let assomme.

    Rhabille, verticale, assise auprs de lui dans leur roadster,

    il ne retrouvait plus, en la dtaillant, ce qui avait fait delle la pire ennemie, car en reprenant son souffle, en coutant dcro-tre les battements de son cur, il cessait lui-mme dtre le dramatique jeune homme qui se mettait nu avant de terrasser sa compagne ; et le bref protocole voluptueux, les soucis gymni-ques, la gratitude simule ou relle, reculaient au rang de ce qui est fini, de ce qui ne reviendra sans doute jamais. Alors renais-sait la plus grande proccupation, quil acceptait comme hono-rable et naturelle, la question qui reprenait, pour lavoir lon-guement mrite, sa place, la premire place : Comment em-pcher Camille dhabiter MA maison ?

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    Passe la priode dhostilit contre les travaux , il avait mis de bonne foi son espoir dans le retour la maison natale, dans lapaisant arrangement dune existence au ras du sol, qui sappuie tout moment la terre, ce quenfante la terre. Ici, jai le mal des airs. Ah ! soupirait-il, le dessous des branches le ventre des oiseaux Il achevait, svre : La pastorale nest pas une solution. Et il recourut lindispensable alli, le men-songe.

    Il vint, par un aprs-midi de feu pur, qui fondait lasphalte,

    son fief autour duquel Neuilly ntait que voies dsertes, tramways vides de juillet, jardins o baillaient des chiens. Avant de quitter Camille, il avait install Saha sur la terrasse la plus frache du Quart-de-Brie, vaguement inquiet chaque fois quil laissait ensemble, seules, ses deux femelles.

    Le jardin et la maison dormaient, et la petite porte de fer

    ne grina pas. Des roses trop mres, des pavots rouges, les pre-miers balisiers gosiers de rubis, des mufliers sombres br-laient, par bouquets isols, sur les pelouses. Au flanc de la mai-son baient la porte neuve, et deux autres fentres dans un petit btiment de rez-de-chausse, tout frais. Tout est fini , cons-tata Alain. Il marchait avec prcaution, comme dans ses songes, et ne foulait que lherbe.

    Au murmure dune voix qui montait du sous-sol, il sarrta,

    prta loreille distraitement. Ce ntaient que les vieilles voix connues, servilit, bougonnements cultuels, les vieille