contribution à la critique de la philosophie du droit de hegel

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  • 7/28/2019 Contribution la critique de La philosophie du droit de Hegel

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    Karl Marx :

    CCoonnttrriibbuuttiioonn llaa ccrriittiiqquuee ddee LLaa pphhiilloossoopphhiiee dduu ddrrooiitt ddee HHeeggeell1843

    Pour l'Allemagne, la critique de la religion est finie en substance. Or, la critique de la religion est la condition premirede toute critique.

    L'existence profane de l'erreur est compromise, ds que sa cleste oratio pro aris et focis a t rfute. L'homme qui,dans la ralit fantastique du ciel o il cherchait un surhomme, n'a trouv que son propre reflet, ne sera plus tent de netrouver que sa propre apparence, le non-homme, l o il cherche et est forc de chercher sa ralit vritable.

    Le fondement de la critique irrligieuse est celui-ci : L'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. Lareligion est en ralit la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouv, ou bien s'estdj reperdu. mais l'homme n'est pas un tre abstrait, extrieur au monde rel. L'homme, c'est le monde de l'homme,l'Etat, la socit. Cet Etat, cette socit produisent la religion, une conscience errone du monde, parce qu'ils constituenteux-mmes un monde faux. La religion est la thorie gnrale de ce monde, son compendium encyclopdique, sa logique

    sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complmentsolennel, sa raison gnrale de consolation et de justification. C'est la ralisation fantastique de l'essence humaine, parceque l'essence humaine n'a pas de ralit vritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde,dont la religion est larme spirituel.

    La misre religieuse est, d'une part, l'expression de la misre relle, et, d'autre part, la protestation contre la misrerelle. La religion est le soupir de la crature accable par le malheur, l'me d'un monde sans cur, de mme qu'elle estl'esprit d'une poque sans esprit. C'est l'opium du peuple.

    Le vritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprime en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu'ilsoit renonc aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renonc a une situation qui a besoind'illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette valle de larmes, dont la religion est l'aurole.

    La critique a effeuill les fleurs imaginaires qui couvraient la chane, non pas pour que l'homme porte la chaneprosaque et dsolante, mais pour qu'il secoue la chane et cueille la fleur vivante. La critique de la religion dsillusionnel'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa ralit comme un homme dsillusionn, devenu raisonnable, pour qu'il semeuve autour de lui et par suite autour de son vritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de

    l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-mme.L'histoire a donc la mission, une fois que la vie future de la vrit s'est vanouie, d'tablir la vrit de la vie prsente. Et

    la premire tche de la philosophie, qui est au service de l'histoire, consiste, une fois dmasque l'image sainte quireprsentait la renonciation de l'homme a lui-mme, dmasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critiquedu ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la thologie encritique de la politique.

    Les dveloppements qui suivent - une contribution ce travail - ne se rattachent pas directement l'original, mais unecopie, la philosophie politique et la philosophie allemande du droit, pour la seule raison qu'ils se rattachent l'Allemagne.

    Si l'on voulait partir du statu quo allemand, ft-ce de la seule faon adquate, c'est--dire ngative, le rsultat n'enresterait pas moins un anachronisme. La ngation mme de notre prsent politique est dj remise, tel un fait couvert depoussire, dans la pice de dbarras historique des peuples modernes. J 'ai beau nier les perruques poudres, il me restetoujours les perruques non poudres. Lorsque je nie la situation allemande de 1843, j'en suis, d'aprs la chronologiefranaise, peine en l'anne 1789, et encore moins au centre mme du temps prsent.

    Bien plus, l'histoire allemande s'enorgueillit d'un mouvement que nul peuple n'a ralis avant elle dans la sphrehistorique, et que nul peuple ne reproduira aprs elle. Nous avons en effet partag les restaurations des peuplesmodernes, sans partager leurs rvolutions. Nous avons t restaurs, d'abord parce que d'autres peuples ont support unecontre-rvolution; la premire fois, parce que nos matres eurent peur, la seconde fois parce que nos matres n'eurent paspeur. Nous, nos bergers notre tte, nous n'avons jamais t qu'une fois en compagnie de la libert, et ce fut le jour deson enterrement.

    Une cole qui explique l'infamie d'aujourd'hui par l'infamie d'hier; une cole qui dclare que tout cri pouss par le serfsous le knout est un cri rebelle, du moment que le knout est un knout charg d'annes, hrditaire, historique; une cole qui l'histoire, comme le Dieu d'Isral le fit pour son serviteur Mose, ne montre que son a posteriori; l'cole de droithistorique aurait donc invent l'histoire allemande. Shylock, mais Shylock le valet, elle jure, pour chaque livre de chairdcoupe dans le cur du peuple, sur son apparence, sur son apparence historique, sur son apparence germano-chrtienne.

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    Des enthousiastes bons garons, nationalistes par temprament et libraux par rflexion, recherchent au contrairel'histoire de notre libert au-del de notre histoire, dans les forts vierges teutoniques. Mais en quoi l'histoire de notrelibert diffre-t-elle de l'histoire de la libert du sanglier, Si l'on ne peut la trouver que dans les forts ? E t d'ailleurs, leproverbe ne dit-il pas : La fort ne renvoie jamais en cho que ce qu'on lui a cri

    1. Donc, paix aux forts vierges

    teutoniques !Guerre l'tat social allemand ! Evidemment ! Cet tat est au-dessous du niveau de l'histoire, il est au-dessous de

    toute critique, mais il n'en reste pas moins un objet de la critique, tout comme le criminel, qui est au-dessous du niveau del'humanit, reste un objet du bourreau. En lutte contre cet tat social, la critique n'est pas une passion de la tte, mais latte de la passion. Elle n'est pas un bistouri, mais une arme. Son objet, c'est son ennemi, qu'elle veut, non pas rfuter,mais anantir. Car l'esprit de cet tat social a t rfut. En soi et pour soi, cet tat ne constitue pas d'objet qui mrite notreattention, et c'est quelque chose d'aussi mprisable que mpris. La critique en soi n'a pas besoin de se fatiguer comprendre cet objet, puisqu'elle l'a bien saisi depuis longtemps. Elle ne se donne plus comme un but absolu, maisuniquement comme un moyen. C'est l'indignation qui fait l'essence de son style pathtique, c'est la dnonciation quiconstitue le plus clair de sa besogne.

    Il s'agit de faire le tableau de la sourde pression que toutes les sphres sociales font rciproquement peser les unes surles autres, d'un dsaccord gnral et veule, d'une troitesse d'esprit aussi prsomptueuse que mal renseigne, le toutplac dans le cadre d'un systme de gouvernement qui vit de la conservation de toutes les insuffisances et n'est quel'insuffisance dans le gouvernement.

    Quel spectacle ! La socit se trouve divise, jusqu' l'infini, en races aussi varies que possible, qui s'affrontent avecde petites antipathies, une mauvaise conscience et une mdiocrit brutales, et qui, prcisment cause de leur situationrciproque ombrageuse et ambigu, sont toutes, sans exception, bien qu'avec des formalits diffrentes, traites par leursmatres comme des existences qu'on leur aurait concdes. Et dans ce fait d'tre domines, gouvernes, possdes, ellessont mme forces de reconnatre et de confesser une concession du Ciel ! Et en face de ces races, nous voyons lessouverains eux-mmes, dont la grandeur est en raison inverse de leur nombre !

    La critique qui s'occupe de cet objet, c'est la critique dans la mle. Or, dans la mle, il ne s'agit pas de savoir sil'adversaire est un adversaire de mme rang, noble, intressant; il s'agit de le toucher. Il s'agit de ne pas laisser auxAllemands un seul instant d'illusion et de rsignation. Il faut rendre loppression relle plus du re encore en y ajoutantla consc ience de l'oppression, et rendre la honte plus honteuse encore, en la livrant la pub licit. Il faut reprsenterchaque sphre de la socit allemande comme la partie honteuse de la socit allemande; et ces conditions socialesptrifies, il faut les forcer danser, en leur faisant entendre leur propre mlodie ! Il faut apprendre au peuple avoir peurde lui-mme, afin de lui donner du courage. On satisfait ainsi un besoin imprieux du peuple allemand, et les besoins despeuples sont en dernire analyse les raisons ultimes de leur satisfaction.

    Et mme pour les peuples modernes cette lutte contre le fond born du statu quo allemand ne peut pas ne pasprsenter d'intrt. Le statu quo allemand est en effet le Parachvement ouvert de l'ancien rgime , et l'ancien rgime estla tare cache de l'Etat moderne. La lutte contre le prsent politique allemand, c'est la lutte contre le pass des peuplesmodernes, et les rminiscences de ce pass ne cessent de les importuner. Il est instructif, pour les peuples modernes, devoir l'ancien rgime qui a, chez eux, connu la tragdie,jouer la comdie comme revenant allemand. L'ancien rgime eutune histoire tragique, tant qu'il fut le pouvoir prexistant du monde, et la libert une simple incidence personnelle, en unmot, tant qu'il croyait et devait croire lui-mme son droit. Tant que l'ancien rgime luttait, comme ordre rel du mondecontre un autre monde naissant, il y avait de son ct une erreur historique, mais pas d'erreur personnelle. C'est pourquoisa mort fut tragique.

    Le rgime allemand actuel, au contraire, qui n'est qu'un anachronisme, une contradiction flagrante des axiomesuniversellement reconnus, la nullit, dvoile au monde entier, de l'ancien rgime, ne fait plus que s'imaginer qu'il croit sapropre essence et demande au monde de pratiquer la mme croyance. S'il croyait a sa propre essence, essaierait-il de lacacher sous l'apparence d'une essence trangre et de trouver son salut dans l'hypocrisie et le sophisme ? L'ancienrgime moderne n'est plus que le comdien d'un ordre social, dont les hros rels sont morts. L'histoire ne fait rien

    moiti, et elle traverse beaucoup de phases quand elle veut conduire a sa dernire demeure une vieille forme sociale. Ladernire phase d'une forme historique, c'est la comdie. Les dieux grecs, une premire fois tragiquement blesss mortdans le Promthe enchan d'Eschyle, eurent a subir une seconde mort, la mort comique, dans les Dialogues de Lucien.Pourquoi cette marche de l'histoire ? Pour que l'humanit se spare avec joie de son pass. Et cettejoyeuse destinehistorique, nous la revendiquons pour les puissances politiques de l'Allemagne.

    Mais ds que la ralit sociale et politique moderne est elle-mme soumise la critique, ds que, par consquent, lacritique s'lve des problmes vraiment humains, elle se trouve en dehors du statu quo allemand, a moins de prendreson objet par le petit cot. Un exemple ! Le rapport de l'industrie, du monde de la richesse en gnral, au monde politiqueest un problme capital des temps modernes. Sous quelle forme ce problme commence-t-il a proccuper les Allemands ?Sous la forme des tarifs protectionnistes, du systme prohibitif de l'conomie nationale. La teutomanie a pass deshommes dans la matire, si bien qu'un beau jour nos chevaliers du coton et nos hros du fer se virent mtamorphoss enpatriotes. On commence donc reconnatre en Allemagne la souverainet du monopole l'intrieur en lui attribuant la

    1 Telle demande, telle rponse. (N.d.T.)

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    souverainet l'extrieur. On commence donc faire en Allemagne ce par quoi l'on a fini en France ou en Angleterre.L'ancien ordre pourri, contre lequel ces peuples se rvoltent en thorie, et qu'ils supportent simplement comme l'onsupporte des chanes, est salu en Allemagne comme l'aube naissante d'un bel avenir, qui ose encore peine passer dela thorie astucieuse la pratique brutale. Tandis qu'en France et en Angleterre le problme se pose sous la forme

    conomie politique ou pouvoir de la Socit sur la richesse, il se pose en Allemagne sous cette forme conomie nationaleou pouvoir de la proprit prive sur la nationalit. Il s'agit donc, en France et en Angleterre, d'abolir le monopole qui a tpouss jusqu' ses dernires consquences; et il s'agit en Allemagne d'aller jusqu'aux dernires consquences dumonopole. L, il s'agit de la solution, ici il ne s'agit encore que de la collision. Et nous voyons suffisamment, par cetexemple, sous quelle forme les problmes modernes se posent en Allemagne; et cet exemple nous montre que notrehistoire, semblable une jeune recrue, n'a eu jusqu'ici que la tche de ressasser des histoires banales.

    Si tout le dveloppement allemand ne dpassait donc pas le dveloppement politique allemand, un Allemand pourraitintervenir dans les problmes du temps prsent tout au plus comme un Russe y interviendrait. Mais si l'individu particuliern'est pas li par les limites de la nation, la nation tout entire est encore bien moins affranchie par l'affranchissement d'unindividu. Les Scythes n'ont pas progress d'un seul pas vers la culture grecque du fait que la Grce compte un Scythe aunombre de ses philosophes.

    Par bonheur, nous autres Allemands ne sommes pas des Scythes.

    De mme que les anciens peuples ont vcu leur prhistoire dans l'imagination, dans la mythologie, nous autresAllemands nous avons vcu notre post-histoire dans la pense, dans la philosophie. Nous sommes les contemporainsphilosophiques du temps prsent, sans en tre les contemporains historiques. La philosophie allemande est leprolongement idal de l'histoire allemande. Lorsque, au lieu des oeuvres incompltes de notre histoire relle, nouscritiquons donc les oeuvres posthumes de notre histoire idale, la philosophie, notre critique est en plein milieu desquestions dont le prsent dit : that is the question2. Ce qui, chez les peuples avancs, constitue un dsaccord pratiqueavec l'ordre social moderne, cela constitue tout d'abord en Allemagne, o cet ordre social n'existe mme pas encore, undsaccordcritique avec le mirage philosophique de cet ordre social.

    La philosophie du droit, la philosophie politique allemande est la seule histoire allemande qui soit al pari3 avec leprsent moderne officiel. Le peuple allemand est donc forc de lier son histoire de rve son ordre social du moment et soumettre la critique, non seulement cet ordre social existant, mais encore sa continuation abstraite. Son avenir ne peutse limiterni la ngation directe de son ordre juridique et politique rel, ni la ralisation directe de son ordre juridique etpolitique idal. La ngation directe de son ordre rel, il la possde en effet dans son ordre idal, et la ralisation directe deson ordre idal, il l'a dj presque dpasse dans l'ide des peuples voisins. C'est donc juste titre qu'en Allemagne leparti politique pratique rclame la ngation de la philosophie. Son tort consiste, non pas formuler cette revendication,mais s'arrter cette revendication qu'il ne ralise pas et ne peut pas raliser srieusement. Il se figure effectuer cette

    ngation en tournant le dos la philosophie et en lui consacrant, mi-voix et le regard ailleurs, quelques phrases banaleset pleines de mauvaise humeur. Quant aux limites troites de son horizon, la philosophie ne les compte pas non plus dansle domaine de la ralit allemande, ou bien va jusqu' les supposer sous la pratique allemande et les thories dont elle faitusage. Vous demandez que l'on prenne comme point de dpart de rels germes de vie, mais vous oubliez que le vritablegerme de vie du peuple allemand n'a pouss jusqu'ici que sous le crne de ce mme peuple. En un mot : vous ne pouvezsupprimer la philosophie sans la raliser.

    La mme erreur, mais avec des facteurs inverses, fut commise par le parti politique thorique, qui date de laphilosophie.

    Dans la lutte actuelle, ce parti n'a vu que la lutte critique de la philosophie contre le monde allemand; et il n'a pasconsidr que la philosophie passe fait elle-mme partie de ce monde et en est le complment, ne ft-ce que lecomplment idal. Critique envers son adversaire, il ne le fut pas envers lui-mme : il prit, en effet, comme point de dpart,les hypothses de la philosophie; mais, ou bien il s'en tint aux rsultats donns par la philosophie, ou bien il alla chercherautre part des exigences et des rsultats pour les donner comme des exigences et des rsultats immdiats de laphilosophie, bien qu'on ne puisse - leur lgitimit suppose les obtenir au contraire que par la ngation de la philosophie

    telle qu'elle fut jusqu'ici, c'est--dire de la philosophie en tant que philosophie. Nous nous rservons de donner un tableauplus dtaill de ce parti. Son principal dfaut peut se rsumer comme suit : Il croyait pouvoir raliser la philosophie, sans lasupprimer.

    La critique de la philosophie du droit et de la philosophie politique allemande, laquelle Hegel a donn la formule laplus logique, la plus riche, la plus absolue, est la fois l'analyse critique de l'Etat moderne et de la ralit qui s'y trouve lieet la ngation catgorique de toute la manire passe de la conscience juridique et politique allemande, dont l'expressionla plus universelle, l'expression capitale leve au rang d'une science, est prcisment la philosophie spculative du droit.Si l'Allemagne seule a pu donner naissance la philosophie spculative du droit, cette pense transcendante et abstraitede l'Etat moderne dont la ralit reste un au-del, cet au-del ne ft-il situ que de l'autre ct du Rhin, rciproquement, lareprsentation allemande de l'Etat moderne, cette reprsentation qui fait abstraction de l'homme rel, n'tait, elle aussi,possible que parce que et autant que l'Etat moderne fait lui-mme abstraction de l'homme rel, ou ne satisfait tout l'homme

    2En anglais dans le texte.

    3 En italien dans le texte.

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    que de faon imaginaire. En politique, les Allemands ont pens ce que les autres peuples ont fait. L'Allemagne a t leurconscience thorique. L'abstraction et la prsomption de sa pense ont toujours march de pair avec le caractre exclusifet trop compact de leur ralit. Si donc le statu quo de l'ordre politique allemand exprime le parachvement de l'ancienrgime, ce qui constitue une charde dans le corps de l'Etat moderne, le statu quo de la science politique allemande

    exprime l'inachvement de l'Etat moderne, ce qui constitue la nature morbide de son corps.Par le seul fait qu'elle est l'adversaire dclare de l'ancien mode de la conscience politique allemande, la critique de la

    philosophie spculative du droit ne s'gare pas en elle-mme, mais en des tches dont la solution ne peut tre donne quepar un moyen : la pratique.

    La question se pose donc : L'Allemagne peut-elle arriver une pratique la hauteur des principes, c'est--dire unervolution qui l'lvera, non seulement au niveau officiel des peuples modernes, mais la hauteur humaine, qui sera leproche avenir de ces peuples ?

    Il est vident que l'arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes; la force matrielle ne peuttre abattue que par la force matrielle; mais la thorie se change, elle aussi, en force matrielle, ds qu'ellepntre les masses. La thorie est capable de pntrer les masses ds qu'elle procde par des dmonstrations adhominem, et elle fait des dmonstrations ad hominem ds qu'elle devient radicale. Etre radical, c'est prendre les chosespar la racine. Or, pour l'homme, la racine, c'est l'homme lui-mme. Ce qui prouve jusqu' l'vidence le radicalisme de lathorie allemande, donc son nergie pratique, c'est qu'elle prend comme point de dpart la suppression absolumentpositive de la religion. La critique de la religion aboutit cette doctrine, que l'homme est, pour l'homme, l'tre suprme. Elleaboutit donc l'impratif catgorique de renverser toutes les conditions sociales o l'homme est un tre abaiss,asservi, abandonn, mprisable, qu'on ne peut mieux dpeindre qu'en leur appliquant la boutade d'un Franais l'occasion de l'tablissement projet d'une taxe sur les chiens "Pauvres chiens ! on veut vous traiter comme des hommes !"

    Mme au point de vue historique, l'mancipation thorique prsente pour l'Allemagne une importance spcifiquementpratique. En effet, le pass rvolutionnaire de l'Allemagne est thorique c'est la Rforme. A cette poque, la rvolutiondbuta dans la tte d'un moine; aujourd'hui, elle dbute dans la tte du philosophe.

    Luthera, sans contredit, vaincu la servitude par dvotion, mais en lui substituant la servitude par conviction. Il a bris lafoi en l'autorit, parce qu'il a restaur l'autorit de la foi. Il a transform les prtres en laques parce qu'il a mtamorphosles laques en prtres. Il a libr l'homme de la religiosit extrieure, parce qu'il a fait de la religiosit l'essence mme del'homme. Il a fait tomber les chanes du corps, parce qu'il a charg le cur de chanes.

    Mais, si le protestantisme ne fut pas la vraie solution, ce fut du moins la vraie position du problme. Il ne s'agissait plus,ds lors, de la lutte du laque contre le prtre, c'est--dire quelqu'un d'extrieur lui-mme; il s'agissait de la lutte contreson propre prtre intrieur, contre sa propre nature de prtre. Et si la mtamorphose protestante des laques allemands enprtres a mancip les papes laques, les princes avec leur clerg, les privilgis et les philistins, la mtamorphosephilosophique des Allemands-prtres en hommes mancipera le peuple. Mais, tout comme l'mancipation ne s'arrtera pasaux princes, la scularisation des biens ne se bornera pas la spoliation des glises, qui fut pratique surtout par la P russehypocrite. A ce moment-l, la guerre des paysans, ce fait le plus radical de l'histoire allemande, se brisa contre la thologie.De nos jours, alors que la thologie a fait elle-mme naufrage, le fait le moins libre de l'histoire allemande, notre statu quo,chouera devant la philosophie. La veille de la Rforme, l'Allemagne officielle tait la servante la plus absolue de Rome. Laveille de sa rvolution, elle est la servante absolue de gens bien infrieurs Rome, c'est--dire de la Prusse et del'Autriche, des hobereaux et des philistins.

    Mais une rvolution radicale allemande semble se heurter une difficult capitale.

    En effet, les rvolutions ont besoin d'un lment passif, d'une base matrielle. La thorie n'est jamais ralise dans unpeuple que dans la mesure o elle est la ralisation des besoins de ce peuple. Le dsaccord norme entre lesrevendications de la pense allemande et les rponses de la ralit allemande aura-t-il comme correspondant le mmedsaccord de la socit bourgeoise avec l'Etat et avec elle-mme ? Les besoins thoriques seront-ils des besoinsdirectement pratiques ? Il ne suffit pas que la pense recherche la ralisation, il faut encore que la ralit recherche lapense.

    Mais l'Allemagne n'a pas gravi les degrs intermdiaires de l'mancipation politique en mme temps que les peuplesmodernes. Et mme les degrs, auxquels elle s'est leve thoriquement, elle ne les a pas encore atteints dans lapratique. Et comment pourrait-elle, en un saut prilleux, franchir ses propres barrires, mais aussi les barrires des peuplesmodernes, c'est--dire des barrires dont elle doit, dans la ralit, prouver et poursuivre l'tablissement comme unemancipation de ses barrires relles. Une rvolution radicale ne peut tre que la rvolution de besoins radicaux, dont ilsemble prcisment qu'il manque les conditions et les lieux d'closion.

    Mais l'Allemagne, Si elle n'a fait qu'accompagner de l'activit abstraite de la pense le dveloppement des peuplesmodernes, sans prendre de part active dans les luttes relles de ce dveloppement, a partag les souffrances de cedveloppement, sans en partager les jouissances ni la satisfaction partielle. A l'activit abstraite d'une part correspond lasouffrance abstraite d'autre part. Et un beau jour, l'Allemagne se trouvera donc au niveau de la dcadence europenne,avant d'avoir jamais t au niveau de l'mancipation europenne. On pourra la comparer un ftichiste, qui se meurt desmaladies du christianisme.

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    Si l'on considre tout d'abord les gouvernements allemands, on se rend compte que les circonstances actuelles, lasituation de l'Allemagne, l'tiage de la culture allemande, enfin un heureux instinct les poussent combiner les dfautsciviliss du monde politique moderne, dont nous ne possdons pas les avantages, avec les dfauts barbares de l'ancienrgime, dont nous jouissons pleinement, de telle sorte que l'Allemagne doit participer de plus en plus, sinon l'intelligence,

    du moins la draison des formations politiques dpassant son statu quo. Y a-t-il par exemple, de par le monde, un paysqui partage avec autant de navet que l'Allemagne soi-disant constitutionnelle toutes les illusions du rgimeconstitutionnel, sans en partager les ralits ? Ou bien, le gouvernement allemand ne dut-il pas ncessairement avoir l'ided'allier les tourments de la censure avec les tourments des lois franaises de septembre, qui supposent la libert de lapresse ? De mme qu'au Panthon romain l'on trouvait les dieux de toutes les nations, on trouvera dans le Saint-Empiregermanique tous les pchs de toutes les formes d'Etat. Cet clectisme atteindra une hauteur insouponne jusqu'ici.Nous en avons la garantie, notamment dans la gourmandise politico-esthtique d'un roi allemand, qui pense jouer tous lesrles de la royaut, de la royaut fodale ou bureaucratique, absolue ou constitutionnelle, autocratique ou dmocratique, Sice n'est par l'intermdiaire du peuple, du moins en propre personne, Si ce n'est pour le peuple, du moins pour lui-mme.L'Allemagne, en tant que personnification du vice absolu du prsent politique, ne pourra dmolir les barriresspcifiquement allemandes, sans dmolir la barrire gnrale du prsent politique.

    Ce qui est, pour l'Allemagne, un rve utopique, ce n'est pas la rvolution radicale, l'mancipation gnrale et humaine,c'est plutt la rvolution partielle, simplement politique, la rvolution qui laisse debout les piliers de la maison. Sur quoirepose une rvolution partielle, simplement politique ? Sur ceci une fraction de la socit bourgeoise s'mancipe et

    accapare la suprmatie gnrale, une classe dtermine entreprend, en partant de sa situation particulire, l'mancipationgnrale de la socit. Cette classe mancipe la socit tout entire, mais uniquement dans l'hypothse que la socit toutentire se trouve dans la situation de cette classe, qu'elle possde donc ou puisse se procurer sa convenance parexemple l'argent ou la culture.

    Il n'est pas de classe de la socit bourgeoise qui puisse jouer ce rle, moins de faire natre en elle-mme et dans lamasse un lment d'enthousiasme, o elle fraternise et se confonde avec la socit en gnral, s'identifie avec elle et soitressentie et reconnue comme le reprsentant gnral de cette socit, un lment o ses prtentions et ses droits soienten ralit les droits et les prtentions de la socit elle-mme, o elle soit rellement la tte sociale et le cur social. Cen'est qu'au nom des droits gnraux de la socit qu'une classe particulire peut revendiquer la suprmatie gnrale. Pouremporter d'assaut cette position mancipatrice et s'assurer l'exploitation politique de toutes les sphres de la socit dansl'intrt de sa propre sphre, l'nergie rvolutionnaire et la conscience de sa propre force ne suffisent pas. Pour que larvolution d'un peuple et l'mancipation d'une classe particulire de la socit bourgeoise concident, pour qu'une classereprsente toute la socit, il faut, au contraire, que tous les vices de la socit soient concentrs dans une autre classe,qu'une classe dtermine soit la classe du scandale gnral, la personnification de la barrire gnrale; il faut qu'unesphre sociale particulire passe pour le crime notoire de toute la socit, si bien qu'en s'mancipant de cette sphre on

    ralise l'mancipation gnrale. Pour qu'une classe soit par excellence la classe de l'mancipation, il faut inversementqu'une autre classe soit ouvertement la classe de l'asservissement. L'importance gnrale ngative de la noblesse et duclerg franais avait comme consquence ncessaire l'importance gnrale positive de la bourgeoisie, la classe la plusimmdiatement voisine et oppose.

    Tout d'abord, n'importe quelle classe particulire de l'Allemagne manque de la logique, de la pntration, du courage,de la nettet qui pourraient la constituer en reprsentant ngatif de la socit. Mais il lui manque tout autant cette largeurd'me qui s'identifie, ne ft-ce que momentanment, avec l'me populaire, cette gnialit qui pousse la force matrielle lapuissance politique, cette hardiesse rvolutionnaire qui jette l'adversaire cette parole de dfi : Je ne suis rien et jedevrais tre tout. L'essence de la morale et de l'honntet allemandes, des classes aussi bien que des individus, estconstitue par cet gosme modeste qui fait valoir et permet qu'on fasse valoir contre lui-mme son peu d'tendue. Lasituation rciproque des diffrentes sphres de la socit allemande n'est donc pas dramatique, mais pique. Chacune deses sphres se met a prendre conscience d'elle-mme et s'tablir ct des autres avec ses revendicationsparticulires, non pas partir du moment o elle est opprime, mais partir du moment o, sans qu'elle y ait contribu enrien, les circonstances crent une nouvelle sphre sociale sur laquelle elle pourra, son tour, faire peser son oppression.

    Mme le sentiment moral de la classe moyenne allemande n'a d'autre base que la conscience d'tre la reprsentantegnrale de la mdiocrit troite et borne de toutes les autres classes Ce ne sont donc pas seulement les rois allemandsqui montent mal propos sur le trne; chaque sphre de la socit bourgeoise subit une dfaite avant d'avoir remport devictoire; elle lve sa propre barrire, avant d'avoir abattu la barrire qui la gne; elle fait valoir toute l'troitesse de sesvues, avant d'avoir pu faire valoir sa gnrosit; et ainsi, l'occasion mme d'un grand rle est toujours passe avant d'avoirexist, et chaque classe, l'instant prcis o elle engage la lutte contre la classe suprieure, reste implique dans la luttecontre la classe infrieure C'est pourquoi les princes sont en lutte avec la royaut, la bureaucratie avec la noblesse, lebourgeois avec eux tous, tandis que le proltaire commence dj la lutte contre le bourgeois. La classe moyenne ose apeine, en se plaant son point de vue, concevoir l'ide de l'mancipation, que dj le dveloppement de la situationsociale ainsi que le progrs de la thorie politique font voir que ce point de vue est dj surann ou du moinsproblmatique.

    En France, il suffit qu'on soit quelque chose, pour vouloir tre tout. En Allemagne, personne n'a le droit d'tre quelquechose, moins de renoncer tout. En France, l'mancipation partielle est la raison de l'mancipation universelle. EnAllemagne, l'mancipation universelle est la condition sine qua non de toute mancipation partielle. En France, c'est la

  • 7/28/2019 Contribution la critique de La philosophie du droit de Hegel

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    K. Marx : Contribution la critique de La philosophie du droit de Hegel

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    ralit, en Allemagne, c'est l'impossibilit de l'mancipation progressive qui doit enfanter toute la libert. En France, touteclasse du peuple est idaliste politique, et elle a d'abord le sentiment d'tre non pas une classe particulire, mais lareprsentante des besoins gnraux de la socit. Le rle d'mancipateur passe donc successivement, dans unmouvement dramatique, aux diffrentes classes du peuple franais, jusqu' ce qu'il arrive enfin la classe qui ralise la

    libert sociale, non plus en supposant certaines conditions extrieures l'homme et nanmoins cres par la socithumaine, mais en organisant au contraire toutes les conditions de l'existence humaine dans l'hypothse de la libertsociale. En Allemagne, o la vie pratique est aussi peu intellectuelle que la vie intellectuelle est peu pratique, aucuneclasse de la socit bourgeoise n'prouve ni le besoin ni la facult de l'mancipation universelle, jusqu' ce qu'elle y soitforce par sa situation immdiate, par la ncessit matrielle, par ses chanes mmes.

    O donc est la possibilit positive de l'mancipation allemande ?

    Voici notre rponse. Il faut former une classe avec des chanes radicales, une classe de la socit bourgeoise qui nesoit pas une classe de la socit bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphre qui aitun caractre universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu'on ne lui a pasfait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphre qui ne puisse plus s'en rapporter un titre historique, maissimplement au titre humain, une sphre qui ne soit pas en une opposition particulire avec les consquences, mais en uneopposition gnrale avec toutes les suppositions du systme politique allemand, une sphre enfin qui ne puisses'manciper, sans s'manciper de toutes les autres sphres de la socit et sans, par consquent, les manciper toutes,qui soit, en un mot, la perte complte de l'homme, et ne puisse donc se reconqurir elle-mme que par le regain complet

    de l'homme. La dcomposition de la socit en tant que classe particulire, c'est le proltariat.Le proltariat ne commence se constituer en Allemagne que grce au mouvement industriel qui s'annonce partout. En

    effet, ce qui forme le proltariat, ce n'est pas la pauvret naturellement existante, mais la pauvret produiteartificiellement; ce n'est pas la masse machinalement opprime par le poids de la socit, mais la masse rsultant de ladcomposition aigu de la socit, et surtout de la dcomposition aigu de la classe moyenne. Ce qui n'empche pas, celava de soi, la pauvret naturelle et le servage germano-chrtien de grossir peu peu les rangs du proltariat.

    Lorsque le proltariat annonce la dissolution de l'ordre social actuel, il ne fait qu'noncer le secret de sa propreexistence, car il constitue lui-mme la dissolution effective de cet ordre social. Lorsque le proltariat rclame la ngation dela proprit prive, il ne fait qu'tablir en principe de la socit ce que la socit a tabli en principe du proltariat, ce quecelui-ci, sans qu'il y soit pour rien, personnifie dj comme rsultat ngatif de la socit. Le proltariat se trouve alors, parrapport au nouveau monde naissant, dans la mme situation juridique que le roi allemand par rapport au monde existant,quand il appelle le peuple son peuple ou un cheval son cheval. En dclarant le peuple sa proprit prive, le roi noncetout simplement que le propritaire priv est roi.

    De mme que la philosophie trouve dans le proltariat ses armes matrielles, le proltariat trouve dans la philosophie

    ses armes intellectuelles. Et ds que l'clair de la pense aura pntr au fond de ce naf terrain populaire, lesAllemandss'manciperont et deviendront des hommes.

    Rsumons le rsultat. L'mancipation de l'Allemagne n'est pratiquement possible que si l'on se place au point de vuede la thorie qui dclare que l'homme est l'essence suprme de l'homme. L'Allemagne ne pourra s'manciper du MoyenAge qu'en s'mancipant en mme temps des victoires partielles remportes sur le Moyen Age. En Allemagne, aucuneespce d'esclavage ne peut tre dtruite, sans la destruction de tout esclavage. L'Allemagne qui aime aller au fond deschoses ne peut faire de rvolution sans tout bouleverser de fond en comble. L'mancipation de l'Allemand, c'estl'mancipation de l'homme. La philosophie est la tte de cette mancipation, le proltariat en est le cur. La philosophie nepeut tre ralise sans la suppression du proltariat, et le proltariat ne peut tre supprim sans la ralisation de laphilosophie.

    Quand toutes les conditions intrieures auront t remplies, lejour de la rsurrection allemande sera annonc par lechant clatant du coq gaulois.

    Traduction de Jules Molitor, Editions Allia 1998