de freeport À pickwick, en passant par syracuse

8
23 DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE « Et puis un beau matin, elle se branche sur une radio de New York Elle n’en croit pas ses oreilles Elle commence à danser sur ces accords géniaux Tu sais, c’est le rock qui lui a sauvé la vie. » —Lou Reed, Rock’n’roll CHAPITRE C elui qui s’appellera plus tard Lou Reed est le fils aîné de Sidney George Rabinowitz, un New-Yorkais qui avait anglicisé son nom avant de devenir comptable, et de Toby Futterman, reine de beauté devenue mère au foyer. Le couple aura cinq ans plus tard un second enfant, Elizabeth, plus connue sous le nom de Bunny, et quittera Brooklyn pour le quartier plus chic et typique du rêve américain de Freeport, à Long Island, Lewis avait alors onze ans. À l’image de beaucoup de mères juives, Toby couvait son fiston jusqu’à parfois l’étouffer sous son amour, tandis qu’en bon père juif, Sidney espérait secrètement qu’il reprenne « la boutique » une fois grand. Si l’on en croit ses biographes, Reed souffrait de fréquentes sautes d’humeur quand il était enfant, une particularité de caractère qui devait perdurer dans sa vie d’adulte, au point que dans son entourage, on ne pouvait jamais être sûr du Lou Reed que l’on avait devant soi, variant de l’ami affectueux et empathique au tyran cruel et égoïste. Il a fréquenté le collège de Freeport, où il avait une vie intérieure animée, écrivant des poèmes et des nouvelles, mais il ne dédaignait pas les activités spor- tives, l’athlétisme (la course et le saut à la perche) et le basket. Rêvant secrètement d’une carrière de rebelle devant un public, il réussit à convaincre ses parents de lui acheter une moto, pour ressembler à Marlon Brando dans L’Équipée sauvage. Les poètes beatniks le fasci- nent, ainsi que la culture underground gay. (« J’ai toujours pensé que la seule manière qu’avaient les mômes de se rebeller contre leurs parents était de jouer sur leur identité sexuelle : c’étaient des mômes qui cherchaient juste à choquer », devait-il affirmer plus tard, à une époque où il semblait vouloir effacer toute trace de sa propre bisexua- lité.) C’est à cette époque que commence son histoire d’amour avec le rock’n’roll, d’abord en auditeur passionné des musiques qui sortaient de son transistor quand il avait douze ans, plus tard en guitariste débutant se branchant Lou Reed dans la Silver Factory d’Andy Warhol, vers 1966. Stephen Shore. 1

Upload: others

Post on 07-Jan-2022

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page23

23

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page23

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page22

DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

« Et puis un beau matin, elle se branche sur une radio de New York Elle n’en croit pas ses oreilles Elle commence à danser sur ces accords géniaux Tu sais, c’est le rock qui lui a sauvé la vie. »

—Lou Reed, Rock’n’roll

CHAPITRE

Celui qui s’appellera plus tard Lou Reed est le fils aîné de Sidney George Rabinowitz, un New-Yorkais qui avait anglicisé son nom avant de devenir comptable,

et de Toby Futterman, reine de beauté devenue mère au foyer. Le couple aura cinq ans plus tard un second enfant, Elizabeth, plus connue sous le nom de Bunny, et quittera Brooklyn pour le quartier plus chic et typique du rêve américain de Freeport, à Long Island, Lewis avait alors onze ans. À l’image de beaucoup de mères juives, Toby couvait son fiston jusqu’à parfois l’étouffer sous son amour, tandis qu’en bon père juif, Sidney espérait secrètement qu’il reprenne « la boutique » une fois grand.

Si l’on en croit ses biographes, Reed souffrait de fréquentes sautes d’humeur quand il était enfant, une particularité de caractère qui devait perdurer dans sa vie d’adulte, au point que dans son entourage, on ne pouvait jamais être sûr du Lou Reed que l’on avait devant soi, variant de l’ami affectueux et empathique au tyran cruel

et égoïste. Il a fréquenté le collège de Freeport, où il avait une vie intérieure animée, écrivant des poèmes et des nouvelles, mais il ne dédaignait pas les activités spor-tives, l’athlétisme (la course et le saut à la perche) et le basket. Rêvant secrètement d’une carrière de rebelle devant un public, il réussit à convaincre ses parents de lui acheter une moto, pour ressembler à Marlon Brando dans L’Équipée sauvage. Les poètes beatniks le fasci-nent, ainsi que la culture underground gay. (« J’ai toujours pensé que la seule manière qu’avaient les mômes de se rebeller contre leurs parents était de jouer sur leur identité sexuelle : c’étaient des mômes qui cherchaient juste à choquer », devait-il affirmer plus tard, à une époque où il semblait vouloir effacer toute trace de sa propre bisexua-lité.) C’est à cette époque que commence son histoire d’amour avec le rock’n’roll, d’abord en auditeur passionné des musiques qui sortaient de son transistor quand il avait douze ans, plus tard en guitariste débutant se branchant

Lou Reed dans la Silver Factory d’Andy Warhol, vers 1966. Stephen Shore.

1

Page 2: DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

24 VU 25

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page25

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page24

sur divers groupes qui animaient les soirées de danse au collège ou des concerts de quartier.

À seize ans, Lou enregistre quelques-unes de ses premières chansons avec un groupe baptisé Jades, ainsi que le bien nommé single « So Blue », accompagné sur la face B de Leave Her For me, sorti en 1958 sur le petit label Time Records.

Inquiets de la manière dont Lou évolue en 1959, Sid et Toby suivent l’avis d’un médecin et soumet-tent leur fils, âgé alors de dix-sept ans, à une cure de huit semaines d’électrochocs à l’Hôpital psychiatrique d’État de Creedmore, suivie d’un début de thérapie. Les résultats ne sont pas à la hauteur : Lewis en veut encore plus à ses parents et se persuade qu’il faut qu’il s’éloigne le plus possible de chez lui pour suivre sa propre voie. Après un court séjour sur le campus haut de gamme de l’université de New York, dans le Bronx, il s’éloigne vers l’université plus distante de Syracuse, où il rencontre le premier de plusieurs de ses mentors, le poète Delmore Schwartz, connu pour une nouvelle publiée en 1937, C’est dans les rêves que commencent les responsabili-tés. Dans les derniers stades de l’alcoolisme à Syracuse, Schwartz persuade Lou qu’il a l’étoffe d’un grand écri-vain, quoique l’étudiant n’ait jamais montré une ligne de ses écrits à son professeur.

À l’université, Lou anime pendant quelque temps sa propre émission de radio, programmant un mélange de

free jazz (un maximum d’Ornette Coleman, Cecil Taylor et Don Cherry) et de rythm & blues (parmi ses préfé-rés : James Brown et Hank Ballard). C’est à cette épo-que qu’il fait quelques rencontres qui s’avéreront riches de potentiel, comme celle d’un guitariste aux idées

« J’ai pris la porte et fait le truc le plus gravissime possible en ce temps-là. J’ai rejoint un groupe de rock. Évidemment, pour mes parents j’étais devenu un zombie. Je n’ai jamais subi les plus terribles (les électrochocs) quand on ne vous endort pas avant. J’ai eu droit aux marrants, quand on vous endort d’abord. On compte à rebours, et on plonge dans le sirop. C’était un choc, mais c’était aussi une époque où je m’intéressais beaucoup à l’électricité. »

—Lou Reed, extrait de Up-Tight, de Victor Bockris et Gérard Malanga, 1983

Out Of Sight! Avec Cycle Annie de Lou Reed, par les Beachnuts, Reed au chant et à la guitare.

très proches des siennes, Sterling Morrison, par l’inter-médiaire de leur ami commun Jim Tucker. Entre deux cours, Reed écrivait des chansons scabreuses inspirées par la vie dans l’underground miteux de Manhattan. Il envisageait déjà des versions de I’m Waiting For The Man et Heroin, sorte de reflet musical de ce que certains de ses écrivains favoris, Hubert Selby Jr et William S. Burroughs, avaient produit dans Last Exit to Brooklyn et Junky. Lou Reed se lance aussi dans la rédaction de nouvelles à l’humour grinçant et tordu, dont une dans laquelle un type abruti, obsessionnel et amoureux fou s’envoie par la poste dans un paquet à destination de sa petite amie qui étudie dans le Wisconsin.

Sa licence en lettres dans la poche, Lou retourne chez ses parents à Long Island pendant l’été 1964, plus déterminé que jamais à faire carrière dans la musique. Au lieu de travailler avec son père, il signe comme auteur de textes de chansons et musicien de studio avec un petit label minable aux dents longues, Pickwick

International, un nom fait pour rappeler la rapide invasion des groupes britanniques et l’écrasante domination de Motown. Parmi les titres que Lou Reed pond à la chaîne dans le studio minimaliste du label, on trouve Soul City, Why Don’t You Smile, Tell Mama Not To Cry et Cycle Annie. Bien qu’il n’ait passé que cinq mois dans ce label, jusqu’en février 1965, celui-ci tient une grande place dans son histoire : il a apporté une discipline à la Brill Building à peu de frais à son écriture, et il lui a permis de rencontrer John Cale.

Né à Garnant, dans le Sud du Pays de Galles, le 9 mars 1942, une semaine après la naissance de Reed à Brooklyn à 4 500 km de là, John avait pour père un mineur de fond et pour mère une enseignante et pianiste. Quoiqu’elle n’ait pas réussi à instiller à son fils l’impor-tance des études – il détestait l’école –, elle lui transmet l’amour de la musique, un amour encouragé par ses oncles maternels dont l’un anime une émission de radio sur la BBC et l’autre joue du violon. À l’âge de treize ans,

Lou Reed à la guitare vers 1962 dans un des nombreux groupes auxquels il a participé pendant ses études à l’université de Syracuse.

DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

« Soundsville! », une création de Pickwick International en 1965, composée

de chansons coécrites par Lou Reed, qui chante aussi sur de nombreux titres

et joue sans doute de la guitare tout au long de l’album.

Page 3: DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

26 VU 27

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page27

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page26

artificiel », écrivait Cale dans son autobiographie, What’s Welsh for Zen. En compagnie de Young et de Conrad, il découvre qu’on peut même approcher la quête de l’inattendu avec méthode. « Les membres du Dream Syndicate, motivés par une fascination scientifique et mystique du son, passaient de longues heures à répéter des chants et des bourdonnements méditatifs ininterrompus. Leur style rigoureux servait à me discipli-ner, et à développer mon sens du système d’intonation juste. J’ai aussi appris à utiliser mon alto avec un ampli-ficateur, ce qui conduisit à cet effet de bourdonnement stupéfiant, si puissant dans les deux premiers enregis-trements du Velvet Underground. »

Pendant son séjour chez Pickwick International, au début de 1965, Lou Reed tombe sur un article de magazine vantant les plumes d’autruche, alors très mode. Il écrivit rapidement un garage-rock rythmé à la gloire d’une danse inventée faisant, L’Autruche (« Penchez-vous en avant, La tête entre les genoux/Faites l’autruche, faites l’autruche »), qu’il enregistre avec un groupe bidon, baptisé Les Primitives.

Les Primitives en tournée, 1965. De gauche à droite : Tony Conrad, Lou Reed, le directeur des disques Pickwick, Walter de Maria et John Cale.

Un des premiers 45 tours de Lou Reed, « The Ostrich », par Les Primitives, 1964.

« On était quatre, littéralement enfermés à clé dans une pièce (chez Pickwick) pour écrire des paroles. Ils nous disaient : “Écrivez dix chansons californiennes, dix chansons de Detroit”, et on allait passer une heure ou deux dans le studio, enregistrer trois ou quatre albums à toute vitesse, et ça m’a vraiment servi plus tard parce que je savais me débrouiller dans un studio, pas suffisam-ment, mais avec la rapidité nécessaire. Un jour que j’étais défoncé, et (après avoir lu un article d’Eugenia Sheppard affirmant que les plumes d’autruche étaient à la mode) pour déconner, j’ai décidé d’inventer une danse. Alors j’ai dit : “Posez la tête par terre et laissez quelqu’un marcher dessus !” On avait quelques années d’avance. »

—Lou Reed, extrait de Up-Tight, de Viktor Bockris et Gerard Malanga, 1983

John Cale entame une longue collaboration avec l’Orchestre des jeunes Gallois en tant qu’altiste. Certains de ceux qui l’entendirent se souviennent d’un jeune pro-dige. C’est pourtant pour réaliser le rêve de sa mère qu’il s’inscrit au collège Goldsmith des professeurs de l’univer-sité de Londres à l’automne 1960.

Finalement, les années universitaires de John Cale scellent son destin, qui penchait depuis toujours vers la musique, car, tout comme Reed avait rencontré Schwartz, le jeune Gallois fait la connaissance d’un men-tor : l’intellectuel extrémiste Cornelius Cardew, qui le met en contact avec le mouvement anti-art anti-commerce de l’art Fluxus. Le jeune altiste est fasciné par le travail de John Cage, de La Monte Young, des compositeurs classiques d’avant-garde, qui poursuivent des expérien-ces sur la répétition minimaliste et les bourdonnements atones, et John Cale entreprend une correspondance avec eux ainsi qu’avec Aaron Copland, un autre de ses compositeurs favoris.

Interrogé puis soutenu par Copland lors de la remise de son diplôme à Londres, Cale remporte la bourse

Leonard Bernstein et intègre le conservatoire du Berkshire à Tanglewood, dans l’État du Massachusetts, qui lui permet de s’échapper presque définitivement du Pays de Galles et de se rapprocher de Manhattan. Il exploite les divers talents réunis à Tanglewood, se rapprochant d’un autre géant avant-gardiste de l’époque, Yannis Xenakis. Il aura un jour sa photo dans le New York Times lorsqu’il participe en compagnie de plusieurs autres pianistes à la performance musicale épique, plus de dix-huit heures sur scène, de Vexations, de John Cage en septembre 1963. Il se lie également à cette époque avec le Théâtre de la musique éternelle, de Young, dans lequel évoluent Terry Riley et Tony Conrad. John Cale et Tony Conrad créent d’ailleurs un groupe dans cette mouvance, Dream Syndicate.

Aux côtés de Cage, Cale apprend à embrasser l’inattendu. « Cage a compris le sentiment essentiel qui m’animait, à savoir qu’il ne faut pas avoir peur du chaos… Il pensait que si le chaos est l’état naturel de l’univers, alors il faut l’accepter ainsi, au lieu de tenter de lui imposer une quelconque forme de régime

Avant de rencontrer Lou Reed, John Cale jouait avec le Théâtre de la musique éternelle. Le groupe se produit ici dans un loft de New York le 12 décembre 1965. De gauche à droite : le musicien américain Tony Conrad, le musicien et compositeur La Monte Young, l’artiste visuelle et musicienne Marion Zazeela et John Cale. Fred W. McDarrah/Getty Images.

DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

Page 4: DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page31

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page30

Une équipe de télévision de la CBS a filmé en novembre 1965 le tournage d’un film underground, sur la création du cinéaste Piero Heliczer, La Vénus à la fourrure. Lou Reed, Sterling M

orrison et John Cale, avec Heliczer au saxophone, portent un maquillage blanc fantomatique pour une interprétation de Heroin. Adam Ritchie/Redferns.

Page 5: DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

35

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page35

34 VU

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page34

Partition d’Heroin de Lou Reed, avec les accords et les paroles. Ce document a été retrouvé plusieurs années plus tard dans une enveloppe, en compagnie d’autres partitions qui composaient le premier répertoire du Velvet Underground & Nico. Collection du Andy Warhol Museum, Pittsburgh, avec l’autorisation de la Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc.

Affiche, Auditorium du Collège de Summit, 11 décembre 1965.

« À Summit, on a débuté avec There She Goes Again, avant d’attaquer Venus In Furs, puis de conclure avec Heroin. Le murmure de surprise qui a salué notre apparition quand le rideau s’est levé s’est amplifié en un grondement incrédule aux premiers accords de Venus pour s’achever en une houle sauvage d’indignation et d’incompréhension à la fin d’Heroin. Al Aronowitz note qu’on avait un effet bizarrement stimulant et polarisant sur notre public. »

—Sterling Morrison, 1983

35DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

Page 6: DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

37

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page37

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page36

ANDY ET L’ALBUM BANANA

2CHAPITRE

Si l’on considère combien les fans de rock sont deve-nus intimes avec les personnalités plus grandes que nature qu’ils ont eux-mêmes créées au cours

des cinquante années passées, il n’est pas difficile d’imaginer comment Lou Reed et John Cale ont pu se fondre dans le paysage légendaire vibrant, coloré, pervers et intensément compétitif entourant Andy Warhol à la Factory en 1966. Les jeunes gens, tous deux fous de musique, possédaient un talent débordant, une intelligence visionnaire, un magnétisme sexuel certain, et les qualités requises pour vivre en marge et déclencher des envies chez les autres, même si, dans leur personnalité profonde, ils étaient toujours en proie à l’insécurité.

Les nouveaux membres du groupe de Lou Reed étaient tous deux nés à moins de quinze kilomètres du pavillon de ses parents à Freeport : Holmes Sterling Morrison junior le 28 août 1942 à East Meadow,

et Maureen Ann Tucker le 26 août 1944 à Levittown. Les parents de Morrison avaient divorcé alors qu’il était encore petit, et il s’était transformé en un ado brillant, doué et sarcastique, obsédé par la musique, maîtrisant d’abord la trompette avant de s’attaquer à la guitare électrique. Au sein du groupe, il alterne souvent avec Reed guitare solo et d’accompagnement, et malgré son peu d’intérêt pour la chose, il joue aussi de la basse lorsque Cale passe au clavier ou au violon. Précis, puissant, le style de Morrison à la guitare d’accompagnement fournit la base solide sur laquelle s’expriment les autres avec plus de force et de liberté, tandis que ses solos ajoutent ce superbe filigrane mélodique que Reed semblait n’avoir jamais la patience de créer sur les mélodies plus lentes. « Une fois qu’il avait achevé ses solos passionnés, j’ai toujours vu en lui un de ces héros irlandais mythiques, des flammes jaillissant des narines », disait Reed de Morrison dans

John Cale et Lou Reed en concert au Café Bizarre du Greenwich Village de New-York, le lieu où Andy Warhol rencontra le groupe pour la première fois, en décembre 1965. Adam Ritchie /Redferns.

« C’est un groupe de rock qui s’appelle 

Velvet Underground 

Je te montre des films sur eux 

Est-ce que tu aimes leur son ? 

Parce qu’ils ont un style qui grince et 

je dois produire de l’art. » 

—Lou Reed et John Cale,

The Style It Takes, from Songs For Drella,

 1990

37

Page 7: DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page39

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page38

« Il y a deux sortes 

de batteurs, Moe Tucker 

et les autres. » 

—Lou Reed

le New York Times Magazine. « Il incarnait le cœur de guerrier du Velvet Underground. »

En qui concerne Maureen Tucker, son intérêt dans les percussions s’éveille en 1962. Elle a alors dix-sept ans. Tucker s’attelle aux percussions elle-même d’abord pour son plaisir, tandis qu’elle étudie à Ithaca College, s’en-traînant le soir après avoir travaillé comme perforatrice chez IBM le jour. C’est là que Reed lui demande pour la première fois de faire un remplacement pour un concert dans le New Jersey. Elle relève le défi et ne partira plus. Debout, jouant des baguettes au-dessus de la caisse claire ou de la grosse caisse placée à côté, évitant le plus possible les cymbales, elle apporte une présence énig-matique au groupe, car dans le public on n’arrive souvent pas à définir si c’est un garçon ou une fille, mais aussi un

battement sauvage et obsédant, venu tout droit d’Afrique par le biais de deux de ses idoles du rock, Bo Diddley et Charlie Watts.

Le 15 décembre 1965, quatre jours après leur concert peu glorieux au College de Summit, Reed, Cale, Morrison et Tucker entament un séjour de deux semai-nes dans un attrape-touristes de Greenwich Village,

Pour les touristes du Café Bizarre, le Velvet Underground était trop étrange, trop choquant, et simplement jouait trop fort. Le propriétaire du café obligea Maureen Tucker à abandonner les percussions et à se contenter d’un tambourin. Finalement, le groupe a joué The Black Angel’s Death Song une fois de trop et ils ont été remerciés. Andy Warhol se dit très impressionné. Adam Ritchie/Redferns.

[ su

ite e

n pa

ge 4

2 ]

39

Page 8: DE FREEPORT À PICKWICK, EN PASSANT PAR SYRACUSE

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page43

Job:01329 Title: Velvet Underground (MBI)Page42

personnalités fascinantes qu’il aimait collectionner, manipuler et exploiter comme source d’énergie et d’inspiration. (Ce n’est pas pour rien si son surnom, Drella, était un raccourci de Dracula et de Cinderella, Cendrillon.)

Gerard Malanga s’entiche immédiatement des Velvets, à tel point qu’il se déchaîne sur la piste de danse en faisant claquer sa cravache, qui accompagne toujours son ensemble en cuir noir. Malanga et Morissey attirent bientôt Andy Warhol et sa superstar du moment, Edie Sedgwick. Si l’on en croit la légende, ils assistent en fait au dernier concert du groupe au Café Bizarre : le propriétaire ayant averti les musiciens de ne pas rejouer leur version dissonante de The Black Angel Death Song, ceux-ci l’auraient fait avant de se voir congédiés. Véridique ou non, c’est exactement le genre d’incident scandaleux qu’apprécie Warhol.

le Café Bizarre. Ils ont besoin se faire la main devant un public, sans parler de l’argent, mais ils doivent réduire leurs ambitions en ce qui concerne l’expérience : Tucker en est réduite à jouer du tambourin, le propriétaire du club prétendant qu’on entendait trop les percussions. Quant à l’argent, il ne représente pas grand-chose en fin de compte. Au répertoire figurent tous les titres qu’ils ont composés à l’époque, agrémentés de quelques standards de Jimmy Reed et de Chuck Berry pour tuer le temps.

Au début, les Velvets jouent pour un public dans lequel se glissent Paul Morissey et Gerard Malanga, le bras droit et le bras gauche d’Andy Warhol à la Factory. Ceux-ci avaient pour mission de trouver un groupe de rock susceptible de jouer dans un club, des musiciens qu’Andy approuverait et utiliserait comme faire-valoir pour la promotion de ses films, de son art, et pour les

Le nouveau groupe de rock d’Andy Warhol en répétition pour la première fois à la Silver Factory, fin 1965 ou début 1966. Nat Finkelstein.

[ su

ite d

e la

pag

e 39

]

Depuis sa première exhibition pop art en solo à Manhattan en novembre 1962, Warhol est devenu le personnage le plus controversé de la scène artistique new-yorkaise, polarisant les habitués des galeries d’art avec des images répétitives de Marilyn Monroe, de boîtes de soupe Campbell et de bouteilles de Coca-Cola, sans oublier ses sculptures de boîtes de savon Brillo. Travaillant dans un loft tapissé de papier aluminium au dernier étage d’un immeuble de la East 47e rue, un lieu qui sera bientôt baptisé la Silver Factory, Warhol produit ses premiers films en 1963, dont le somnambulique Sleep. Deux ans plus tard, il est devenu si passionné de cinéma qu’il déclare publiquement renoncer à la peinture. Mais cela ne dure qu’un temps. À trente-six ans, Warhol commence à tourner en rond et se met en quête de nouvelles formes d’expression. C’est à cette époque qu’il enregistre les

bandes de a : un roman. Le Velvet Underground apparaît dans son paysage au parfait moment. « C’était comme une explosion ! Ils étaient avec Andy, et Andy était avec eux, et ils étaient son complément idéal. Ils auraient marché jusqu’au bout du monde pour lui. Et tout ça s’est passé en une journée ! », se souvient Mary Woronov, actrice, danseuse et habituée de la Factory.

La nuit de la Saint-Sylvestre 1965-66, on entend le Velvet Underground jouer Heroin dans un documentaire de la chaîne CBS, intitulé Le tournage d’un film under-ground, qui mettait en scène le cinéaste Piero Heliczer, et commenté par Walter Cronkite.

Moins de deux semaines plus tard, le 13 janvier 1966, Warhol se rend avec le Velvet à une conférence devant la Société new-yorkaise des psychiatres cliniciens, à l’Hôtel Delmonico. Un article du New York Times faisait

Un membre de la fine fleur de la police new-yorkaise baisse le volume des amplis Vox du Velvet au cours d’une répétition à la Silver Factory d’Andy Warhol. Ce n’était pas la première fois que le volume sonore du groupe était jugé trop puissant, et ce ne serait pas la dernière. Stephen Shore.

[ su

ite e

n pa

ge 4

6 ]