dechaux, jean-hugues_la mort dans les societes modernes_la theses de norbert elias a lepreuve

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LA MORT DANS LES SOCIÉTÉS MODERNES: LA THÈSE DE NORBERT ELIAS À L'ÉPREUVE Author(s): Jean-Hugues DÉCHAUX Reviewed work(s): Source: L'Année sociologique (1940/1948-), Troisième série, Vol. 51, No. 1 (2001), pp. 161-183 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27889638 . Accessed: 08/11/2011 21:04 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to L'Année sociologique (1940/1948-). http://www.jstor.org

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LA MORT DANS LES SOCIÉTÉS MODERNES: LA THÈSE DE NORBERT ELIAS À L'ÉPREUVEAuthor(s): Jean-Hugues DÉCHAUXReviewed work(s):Source: L'Année sociologique (1940/1948-), Troisième série, Vol. 51, No. 1 (2001), pp. 161-183Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/27889638 .Accessed: 08/11/2011 21:04

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LA MORT DANS LES SOCI?T?S MODERNES :

LA TH?SE DE NORBERT ELIAS ? L'?PREUVE*

Jean-Hugues D?CHAUX

R?SUM?. ? Cet article propose une analyse critique de la th?se de Norbert Elias

(1982) relative ? la mort dans les soci?t?s modernes. Apr?s avoir soulign? les lacunes et les contradictions de la th?se, il montre que ces insuffisances pourraient ?tre en partie com bl?es en s'inspirant de notions et d'hypoth?ses pr?sentes dans l' uvre du sociologue. Celles-ci permettraient de rompre avec une conception trop r?ductrice et insuffisam ment dialectique de l'individualisation de la mort et plus largement de la vie sociale.

ABSTRACT. ? This article proposes a critical analysis of Norbert Elias's (1982) theory on death in modem societies. After having stressed the deficiencies and the con tradictions of the theory, the paper shows that these flaws could be partly filled by a reflection drawn from notions and hypothesis which are present in Elias's works. They

would allow to break with an idea of individualization of death and social life wich is too

simplistic and not dialectical enough.

La th?se que soutient Norbert Elias dans La solitude des mourants fait aujourd'hui figure de classique pour les thanatologues et autres

sp?cialistes de la mort. La traduction fran?aise, jusqu'alors ?puis?e, a ?t? r??dit?e en 1998, l'ann?e m?me o? en juin la revue Esprit sortait un dossier sp?cial consacr? ? l'euthanasie plac? sous le patronage du

sociologue allemand1. Dans les publications de science sociale

consacr?es ? la mort, les r?f?rences ? Elias sont devenues tr?s com

munes, sinon obhg?es, alors m?me que l'interpr?tation avanc?e dans le livre est rarement discut?e.

* Cet article est une version remani?e et augment?e d'une communication pr? sent?e au Colloque international ? Norbert Elias et l'ethnologie ?, organis? par l'Univer sit? de Metz, la Soci?t? d'ethnologie fran?aise et Norbert Elias Foundation ? Metz les 20, 21 et 22 septembre 2000.

1. Le dossier intitul? ? Choisir sa mort ? ? est introduit par un avant-propos dont le titre est ? La solitude des mourants ?. Elias y est abondamment cit?.

L'Ann?e sociologique, 2001, 51, n? 1, p. 161 ? 184

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162 Jean-Hugues D?chaux

L'objectif de cet article n'est autre que de proc?der ? une appr? ciation critique de la th?se d'Elias. Notre propos est double : souli

gner d'une part les faiblesses de l'argumentation et du raisonnement ; montrer d'autre part que ces failles, qui d?coulent principalement d'une probl?matique biais?e et d'une conception r?ductrice de l'individualisation de la vie sociale, pourraient ?tre en partie com bl?es en s'inspirant d'hypoth?ses ou de notions largement pr?sentes dans l' uvre du sociologue. En somme, chemin faisant, au fil de notre critique parfois s?v?re, nous r?habilitons Elias contre lui

m?me2.

1. Une th?se banale en forme d'essai critique sur le processus de civilisation

Bien que d'autres livres soient parus depuis, notamment en

fran?ais, La solitude des mourants est l'un des derniers ouvrages

qu'Elias ait ?crit. Initialement ?dit? en 1982, le texte a ?t? retou ch? trois ans plus tard et augment? d'un addendum, ? Vieillir et

mourir : quelques probl?mes sociologiques ?, qui reprend les pro pos d'une conf?rence prononc?e lors d'un congr?s m?dical en

Allemagne. La th?se soutenue dans ce court ouvrage de 120 pages est bien r?sum?e par son titre, lequel d'ailleurs s'est impos? depuis comme une expression courante pour qualifier le sort des mou rants dans les soci?t?s occidentales modernes. Selon Elias, la mort

aujourd'hui en Occident fait l'objet d'un ? refoulement ? sp?cifi quement social qui est un aspect du processus plus g?n?ral de civi lisation auquel le sociologue

a consacr? presque toutes ses recher

ches depuis la r?daction de Uber den Prozess der Zivilisation dans les

ann?es 1930. En effet, les attitudes face aux mourants - et, de

fa?on analogue, face aux vieillards3 - se sont profond?ment modi

fi?es : la mort ?veille des sentiments de honte et de r?pulsion qui poussent ? la rel?guer ? derri?re les coulisses de la vie sociale ? (SM, p. 23). Pour les mourants, il en r?sulte une mise ? l'?cart et un intense sentiment de solitude.

2. Les ouvrages d'Elias auxquels nous renvoyons dans le texte seront mentionn?s comme suit : La solitude des mourants : SM ; Di dynamique de l'Occident : DO ; La soci?t? des individus : SI ; Qu 'est-ce que la sociologie ? : QS.

3. Cf. Y addendum de SM : Elias ?tablit un parall?le entre l'isolement social et ?mo tionnel des personnes ?g?es et celui des mourants. Il d?crit les maisons de retraite comme des ? d?serts de solitude ? (p. 101).

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La mort dans les soci?t?s modernes 163

Elias envisage la notion de ? refoulement ? de la mort ? deux

niveaux, individuel et social. Sur le plan individuel, le ? refoule ment ? est d?fini fort classiquement comme ? un ensemble de m?ca nismes de d?fense psychologiques ? (SM, p. 20) qui interdit ? des

exp?riences par trop douloureuses et aux angoisses de culpabilit? qui leur sont li?es d'acc?der ? la conscience4. Mais l'auteur

s'appesantit surtout sur la signification sociologique du ? refoule ment ?

qui, cette fois, recouvre des comportements sociaux : laco

nisme, manque de spontan?it? dans l'expression de la sympathie, abandon des rites fun?raires et des formules conventionnelles li?es au deuil. Pour Elias, ce complexe d'attitudes fait d'? ?vitement ?, de ? dissimulation ?, est le signe d'une rigoureuse censure sociale. La

mort alimente un tr?s fort sentiment de g?ne et fait l'objet d'un tabou qui interdit l'expression des affects : ? [...] la situation de

l'agonie de nos jours manque g?n?ralement de forme, c'est une t?che blanche sur la carte g?ographique de la soci?t? ? (SM, p. 43). La mort prend alors cong? de la vie sociale et tend ? devenir une

exp?rience sohtaire : on ne la vit ni n'en parle plus en pubhc ; la mort est ?

masqu?e ? tant comme ?v?nement que comme id?e.

Bref, elle est le nouveau tabou des temps modernes qui fait suite ? celui du sexe nagu?re. Ainsi, le ? refoulement ? social de la mort redouble la tendance au ? refoulement ? psychologique.

Ehas consid?re que cette situation de d?socialisation et de tabou

marque un seuil de pudeur et de g?ne, et par cons?quent une struc ture de l'?conomie psychique, caract?ristiques non pas de l'individu en tant que tel, mais du mode de r?gulation des pulsions et des ?motions propre ? la civilisation moderne3. C'est ? ce stade du rai sonnement que s'?tabht explicitement le hen avec la th?orie de la civilisation. La transformation des attitudes face ? la mort rel?ve plus g?n?ralement d'une ?volution des habitus ou structures mentales,

lesquels sont le produit de processus sociaux, ? savoir la progression de la division des fonctions et de ? l'interd?pendance sociale ? (entre groupes et entre individus) qui lui est associ?e (D?chaux, 1993). La censure dont la mort est l'objet d?coule des ? autocontraintes ? que

4. Cette conception est inspir?e par Freud comme le pr?cise Elias. Elle est tr?s

proche de la notion de ? d?ni ? que la psychanalyse d?finit comme ? un refus par le sujet de reconna?tre la r?alit? d'une perception traumatisante ? (Laplanche et Pontalis, 1973

[1967], p. 115) et qu'affectionnent tout sp?cialement les analyses de science sociale trai tant de la mort dans les soci?t?s modernes.

5. Elias mentionne aussi (p. 63-65), mais sans s'y attarder - car cela ne s'int?gre pas parfaitement ? sa th?orie de la civilisation -, les effets de l'allongement de l'esp?rance de vie et de la m?dicalisation de la mort.

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164 Jean-Hugues D?chaux

les hommes s'imposent ? eux-m?mes sous l'effet de la pacification de la vie sociale qu'entra?ne la monopolisation de la violence par l'Etat. Parce que ? l'homme incapable de r?primer ses impulsions et passions spontan?es compromet son existence sociale ? (DO, p. 189), les sentiments trop violents qu'?veille la mort doivent ?tre

implacablement contr?l?s. L'?l?vation du seuil de sensibilit? et de

g?ne ? l'?gard des mourants est l'aboutissement du processus de civilisation : si la mort au Moyen Age n'?tait pas si censur?e, c'est

parce que la vie collective y ?tait moins pacifi?e et l'interd?pen dance sociale moins dense. L'?vitement de la mort n'est qu'une illustration parmi d'autres du ? refoulement des pulsions ? par lequel se d?finit la civilisation des m urs6. L'analyse confirme combien aux yeux d'Elias structures mentales et structures sociales tendent ?

co?ncider : ? La structure de l'?conomie psychique se modifie ? la m?me allure que la structure des fonctions sociales ? (DO, p. 260).

Toutefois, dans La solitude des mourants, Elias insiste davantage que dans ses autres ?crits sur l'individualisation de la vie sociale. Alors

que dans La dynamique de VOccident, la r?gulation des pulsions et des ?motions par l'autocontr?l? est interpr?t?e dans le sens d'une plus grande rationalisation des comportements (notamment ? travers la n?cessit? de tenir compte des prolongements de ses actes), le hen est ici plut?t ?tabli avec l'individuahsation des mani?res d'?tre. Les vingt derni?res pages du livre y sont consacr?es : la phase du processus de civilisation ? laquelle correspond le ? refoulement ? de la mort

signale l'av?nement de Y homo clausus ; d?s 1939, dans son texte ? La soci?t? des individus ?7, le sociologue allemand souligne cette pro pension des individus dans la soci?t? moderne ? se voir fonci?rement

ind?pendants les uns des autres, laquelle a pour effet de renforcer la fausse opposition entre individu et soci?t?. Cette image de soi, ce

? sentiment de faire face isol?ment au monde ext?rieur des ?tres et des choses ? (SI, p. 161)8, se retrouve ? travers l'aspiration ? mourir seul : ? Si l'?poque moderne insiste particuli?rement sur l'id?e que l'on

meurt seul, c'est aussi parce qu'elle souligne plus fortement le senti

ment que l'on est seul dans la vie ? (SM, p. 80).

6. L'expression ? refoulement des pulsions ? n'est pas neuve sous la plume d'Elias. Elle est utilis?e dans le titre du chapitre 4 de la deuxi?me partie de DO.

7. Bien que l'expression homo clausus ne se trouve que dans le plus r?cent des trois textes publi?s dans SI (? Les transformations de l'?quilibre nous-je ?, ?crit en 1987), l'id?e

qu'il exprime est le fil conducteur de l'ouvrage et fait d?j? l'objet de longs d?veloppe ments dans le texte de 1939.

8. Dont le cogito cart?sien serait la premi?re formulation d'ensemble.

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La mort dans les soci?t?s modernes 165

Ce passage de la notion de rationalisation ? celle d'individua lisation est tr?s r?v?lateur des pr?occupations de l'auteur. A travers le cas de la mort, Elias explore la face sombre du processus de civi lisation. L'autocontr?l? des pulsions et des ?motions, jusqu'ici d?peint par le sociologue comme un accroissement des possibilit?s de distanciation et de rationalit? (Colliot-Th?l?ne, 1997), engendre cette fois une dramatique solitude existentielle. Il ne s'agit pas sim

plement d'isolement, mais de la perte de tout sentiment d'identit?, de compassion : ? [...] quand un ?tre humain en train de mourir doit ?prouver le sentiment - bien qu'il soit encore en vie ? qu'il ne

signifie plus rien pour ceux qui l'entourent, c'est alors qu'il est vrai ment solitaire ? (SM, p. 85-86). Cette inqui?tude n'est pas sans ?vo

quer le pessimisme de la tradition sociologique allemande (Vanden berghe, 1997) ; elle s'apparente plus ? la d?nonciation web?rienne de la ? rationalit? formelle ? ou ? ce que Simmel entend par ? la tra

g?die de la culture ? qu'? l'optimisme rationaliste que d?fend Ehas dans la plupart de ses ouvrages. La civilisation n'appara?t plus forc?

ment, ainsi que l'expose l'auteur avec conviction dans Qu'est-ce que la sociologie ?, comme ce qui permettrait d'entrevoir un contr?le du

jeu aveugle des m?canismes d'interd?pendance par le biais de la

pens?e scientifique du fait de la r?duction de la part des affects dans la d?teraiination des conduites9 ; elle devient au contraire un pro cessus pervers d?bouchant in?luctablement sur un monde inhumain et ali?nant qui cr?e de la solitude et d?laisse les questions ultimes

qui donnent un sens ? la vie. On pense in?vitablement ? Weber et ? son image tristement c?l?bre de la ? cage de fer ?10.

Dans ce hvre comme dans les pr?c?dents, le sch?ma d'analyse d'Elias reste le m?me - celui d'un effet de composition que per sonne n'a exphcitement voulu ou programm? (D?chaux, 1995) ?,

mais il se double pour la premi?re fois dans son uvre d'une appr? ciation critique qui semble d?sapprouver le cours de l'histoire. Cette tonalit? pessimiste se retrouve d'ailleurs dans la longue pr? face ? Sport et civilisation ?crite quelques ann?es plus tard en 1986 o? le sociologue nuance sa th?orie en soutenant que les compensations ? l'exigence d'autocontr?l? croissant (tels les affrontements mim?ti

ques que le sport met en sc?ne) exc?dent parfois leur fonction

cathartique au point d'alimenter des phases de ? d?-civilisation ? (le

9. Dans plusieurs de ses ?crits (QS, chap. 2, S/), Elias fait du sociologue un ? chas seur de mythes ?. Il n'y a plus aucune trace de ce scientisme dans SM.

10. Cf. la conclusion de L'?thique protestante et l'esprit du capitalisme.

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166 Jean-Hugues D?chaux

hooliganisme en serait une expression). Le fond de l'argumentation est certes diff?rent puisque, s'agissant du sport, Elias admet que la civilisation n'est pas un processus continu, alors que comparative

ment sa vision de la mort para?t beaucoup plus ?volutionniste et lin?aire. Il reste que ces deux analyses ont en commun un tr?s net

pessimisme qui rompt avec le rationalisme confiant qui jusqu'alors caract?risait l'auteur.

La th?se d'Elias n'est pas en soi tr?s originale, surtout si l'on se

replace au moment de la parution du livre au d?but des ann?es 1980. La notion de ? refoulement ? social de la mort tient essentiellement en deux mots : d?socialisation et tabou. En 1982, l'id?e de la mort escamot?e et censur?e n'est plus une r?v?lation. D?s 1955, l'anglais G. Gorer (que ne cite jamais Elias) fait figure de pionnier en assimi lant le tabou de la mort ? celui du sexe dans son article intitul? ? Por

nography of Death ? ; en 1977, Ph. Ari?s11 publie son ma?tre livre L'homme devant la mort, pr?c?d? en 1975 des Essais sur l'histoire de la mort en Occident ; la m?me ann?e, L.-V. Thomas ?crit son Anthropo logie de la mort. Ph. Ari?s parle de ? mort interdite ? et L.-V. Thomas lance l'expression de ? d?ni ? social de la mort12. Tous deux insistent sur la d?ritualisation et la d?symbolisation de la mort. Bref, ? peu de choses pr?s, le constat est d?j? celui que fera Elias quelques ann?es

plus tard. Il est aussi beaucoup plus document? tant sur le plan histo

rique (Ari?s) que sur celui de la comparaison interculturelle (Tho mas). L'exphcation avanc?e annonce aussi celle d'Elias puisqu'elle fait intervenir, particuli?rement chez l'historien fran?ais, l'individua lisation de la vie sociale. En effet, contrairement ? ce que soutient le

sociologue allemand qui accuse l'historien d'adopter une d?marche ? purement descriptive ? (SM, p. 24), Ari?s met constamment et tr?s clairement en rapport l'?volution multis?culaire des attitudes et ce

qu'il appelle ? l'invention de l'individu ?13.

11. Les premiers travaux de Ph. Ari?s sur la mort datent de 1965. Son article ? La mort invers?e ?, qui sera repris dans les Essais, para?t en 1970.

12. Avec Ph. Ari?s et L.-V. Thomas, la th?se du ? d?ni ? social de la mort est d?fini tivement n?e et va conna?tre une tr?s large diffusion. Dans le m?me temps, les ?crits d'E. Kl?ber-Ross, qui d?noncent la fa?on dont la m?decine moderne traite la mort et

pr?nent l'accompagnement des mourants, se multiplient et connaissent un grand succ?s

public (son premier livre On Death and Dying para?t en 1969). 13. Ph. Ari?s (1985 [1977], p. 287, t. l)'la d?finit en ces termes : ? La d?couverte, ?

l'heure ou ? la pens?e de la mort, de sa propre identit?, de sa propre histoire, dans ce monde comme dans l'autre. ? Dans la conclusion g?n?rale du livre, l'historien r?affirme

que l'?l?ment d?terminant est le changement de la place de l'individu et la ? r?volution du sentiment ? qui en r?sulte et que traduit bien le ternie anglais privacy. La mort devient d'autant plus dramatique que ? l'affectivit?, jadis diffuse, s'est d?sormais concentr?e sur

quelques ?tres rares ? (op. cit., p. 320, t. 2).

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La mort dans les soci?t?s modernes 167

La principale originalit? d'Elias par rapport ? ses pr?d?cesseurs est de recourir ? la th?orie de la civilisation. En montrant que le ? refoulement ? de la mort d?coule d'une phase du processus de

civilisation, le sociologue cherche surtout ? se d?faire d'une vision ? id?aliste ? o? les sensibilit?s collectives auraient statut de cause

premi?re. Pr?senter ainsi imphcitement la th?se d'Ari?s n'est pas faux m?me si l'historien ne nie pas que les sensibilit?s soient li?es ? la morphologie sociale. Toutefois, la r?flexion historique d'Elias semble par comparaison beaucoup plus incertaine : l'absence de

p?riodisation, de datation, nuit grandement ? la d?monstration. Les

comportements les plus actuels sont expliqu?s par l'entr?e dans une

phase du processus de civilisation qui n'est jamais situ?e historique ment avec pr?cision. Le lecteur a l'impression qu'Elias prend pr? texte de la mort pour revenir une fois encore sur sa th?orie de la civilisation et en explorer les aspects les plus sombres, qu'il avait jus qu'alors n?ghg?s. La th?se d?fendue renseigne plus sur le pessi misme de son auteur qu'elle ne r?volutionne les interpr?tations classiques qui concluent au ? d?ni ? social de la mort. Par contraste avec l'?rudition mobilis?e par Ari?s et Thomas, tout apparente le texte d'Elias ? un essai14 pessimiste et critique qui, ? partir d'une r?flexion finalement assez banale sur la mort, entend traiter des d?rives du processus de civilisation.

2. R?habiliter Elias... contre Elias

S'arr?ter ? ce constat serait n?anmoins trompeur. Pour qui s'in

t?resse ? la mort dans les soci?t?s modernes, le plus int?ressant n'est

pas l?. Il est dans les contradictions qui affleurent des propos d'Elias lui-m?me. Paradoxalement, alors que la th?se d?velopp?e est tr?s

proche de celle d'Ari?s, les critiques qui lui sont adress?es sont nombreuses et souvent justes15. Avant m?me d'exposer en d?tail

sa propre interpr?tation et tout en reconnaissant l'ampleur du tra

vail effectu? par l'historien, Elias lui reproche sa nostalgie roman

14. Au sens fran?ais du terme, c'est-?-dire un texte ? de facture tr?s libre, traitant d'un sujet qu'il n'?puise pas ? (Petit Robert).

15. Compte tenu de la th?se d?fendue, la vigueur de la critique ?tonne. On pour rait presque croire qu'Elias critique d'autant plus Ari?s qu'il en est proche...et peut-?tre redevable, ce qui sur le plan empirique para?t peu discutable. Mais comme la critique touche juste, elle lui revient par ricochet si bien qu'il se retrouve in?vitablement en

porte-?-faux. Tout se passe comme si, pensant ?carter son rival, Elias avait en tait port? un coup fatal ? sa propre th?se.

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168 Jean-Hugues D?chaux

tique : ? Dans un esprit romantique, Ari?s jette un regard plein de

m?fiance, au nom d'un pass? meilleur, sur le pr?sent mauvais ? (SM, p. 24-25). Le sociologue l'accuse d'avoir pris pour des attitudes r?elles ce qui n'?tait bien souvent que des repr?sentations id?alis?es, tir?es de l'iconographie ou de la litt?rature. Plus fondamentalement, il conteste avec vigueur le fondement m?me de la th?se d'Ari?s, c'est-?-dire l'id?e qu'il existait autrefois une mort ? apprivois?e ?16 ou paisible : certes dans la soci?t? ancienne, la participation du

groupe social au moment de l'agonie et du deuil ?tait normale, la mort ?tait moins dissimul?e, les gens en parlaient plus franchement, mais elle ?tait aussi plus douloureuse, plus violente et l'angoisse n'?tait pas moins pr?sente, bien au contraire ; la peur du ch?timent divin ?tait m?me tr?s r?pandue. On sait aujourd'hui que l'?glise en a jou? en d?veloppant une v?ritable ? pastorale de la peur ? (Delu

meau, 1978) dont t?moignent les sc?nes d'?pouvante que repr?sen taient vers la fin du Moyen Age la peinture de l'enfer ou la statuaire fun?raire. Comme l'observe ironiquement Elias, ? avec de telles

images d'?pouvante devant les yeux, il ne devait pas ?tre facile de mourir paisiblement ? (SM, p. 29). Bref, le sociologue accuse l'his torien d'avoir confondu la ? socialisation ?17 de la mort et son carac

t?re paisible, qui n'en d?coule nullement. Contre la notion de ? mort apprivois?e ?, Elias introduit ainsi

l'id?e que la peur de la mort est chose normale, vraie ? toutes les

?poques et qu'il en est de m?me de la tentation du ? refoulement ?.

L'argument, qui figure en creux dans la critique adress?e ? Ari?s, est

explicitement mentionn? un peu plus loin dans le texte : ? En m?me temps, le refoulement et la dissimulation de la finitude de la vie humaine individuelle ne sont s?rement pas, comme on l'a par fois affirm?, une particularit? du seul XXe si?cle. Ils sont probable

ment aussi vieux que la conscience de cette fin elle-m?me ?

que la pr? vision de sa propre mort. [...] La dissimulation et le refoulement de

la mort, c'est-?-dire du caract?re unique et fini de l'existence

humaine, sont des faits tr?s anciens dans la conscience des hommes. Mais

la mani?re dont s'effectue cette dissimulation s'est modifi?e au fil du temps de fa?on sp?cifique. A des ?poques ant?rieures, des d?sirs

fantasmatiques collectifs pr?dominaient, en tant que moyen de sur

16. Rappelons qu'Ari?s (1975, 1977) fait de la ? mort apprivois?e ? ou ? famili?re ?

le type d'attitude le plus ancien, qui persiste m?me dans certaines campagnes jusqu'? l'or?e du XXe si?cle. La ? mort interdite ? de la seconde moiti? du XXe si?cle en est l'exact

oppos?, comme l'illustre l'expression ? mort invers?e ? utilis?e aussi par l'historien. 17. Au sens o? la mort est pleinement int?gr?e ? la vie sociale.

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La mort dans les soci?t?s modernes 169

monter le savoir humain sur la mort. [...] Aujourd'hui, au cours

d'une pouss?e d'individuahsation particuli?rement forte, les phan tasmes d'immortaht? des individus, tout ? fait personnels et relative

ment priv?s, qui sont issus de la masse des phantasmes d'immortaht?

collectifs, sont devenus pr?pond?rants ? (SM, p. 51-52, soulign? par nous). Tout est dit en ces quelques phrases, incontestablement les

plus novatrices de l'ouvrage : la conscience humaine de la finitude

engendre naturellement18 le ? refoulement ? de la mort ; ce sont les

expressions de ce ? refoulement ? qui changent ? travers l'histoire, vraisemblablement dans le sens d'une plus grande personnahsation. Autrement dit, si l'on se r?f?re ? la distinction entre ? refoulement individuel ? et ? refoulement social ?, cela signifie que le premier est un donn? humain invariable et que le second recouvre les ? for mes ?19 changeantes de ce donn? dans la vie sociale.

Le probl?me est qu'on ne peut pas ?crire cela et soutenir en m?me temps que le propre de la soci?t? moderne est de refouler la mort. Ehas contourne la contradiction en laissant entendre que le ? refoulement ? s'est renforc?

? sans jamais avoir les moyens de le

prouver et en restant toujours prudent : emploi du conditionnel,

d'expressions comme ? sans doute ?, ? probablement ?, ?

peut ?tre ? ? et que la diff?rence avec le pass? n'est que de degr? : la mort serait plus refoul?e aujourd'hui qu'hier. Les pr?misses sont justes,

mais la conclusion est d?cevante. La critique de la mort paisible ou ? apprivois?e ? aurait d? conduire en toute logique au rejet de la notion de ? refoulement ? (ou de celle quasiment synonyme de ? d?ni ? que lui pr?f?rent les auteurs contemporains) comme cat?

gorie propre ? d?crire les attitudes modernes. Faire du ? refoule ment ? une particularit? de la soci?t? moderne, c'est oublier que celui-ci est partout d?s lors qu'il est question de la mort et que, faute d'?tre discriminante, ce n'est pas une cat?gorie d'analyse d'un

grand secours pour comprendre les attitudes actuelles.

En somme ce qu'Elias ne veut pas voir, c'est que le ? refoule

ment ? ne prend sens que si l'on accepte l'id?e de mort ?

appri vois?e ? ou paisible. Si l'on rejette

? ? juste titre ? cette derni?re,

18. Comme le pr?cise Elias, cela suppose en droit un minimum de savoir sur la mort : pouvoir rapporter ? soi la mort que l'on observe chez les autres ?tres vivants. Tou tefois, on peut raisonnablement penser que cette capacit? r?flexive est une donn?e pro prement humaine, inscrite en l'homme dans sa nature.

19. Au sens o? l'entend Simmel, notamment dans ses ?crits sur la culture (Simmel, 1911), c'est-?-dire la fa?on dont s'objective l'exp?rience humaine, la ? vie subjective ?.

Cf., ? ce sujet, F. Vandenberghe (1997, p. 111-154).

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170 Jean-Hugues D?chaux

Thypoth?se du ? refoulement ? comme sp?cificit? de la modernit? doit ?tre aussi, pour la simple raison qu'elle ne peut jamais ?tre infirm?e. Les interpr?tations sociohistoriques mobilisant les notions de ? refoulement ? ou de ? d?ni ? sont donc assur?es d'?tre inf?lsifia bles20, ce qui confirme qu'elles s'apparentent davantage ? un ?nonc?

m?taphysique ou id?ologique qu'? une explication scientifique. Le plus sage est alors de renoncer ? ces cat?gories ? mort pai

sible ? / ? mort refoul?e ? et de revenir aux propos d'Elias cit?s plus haut, afin de r?fl?chir en termes de modalit?s et processus de ? refoulement ? de la mort. Cela veut dire que l'objet ? mort ? ne

peut pas ?tre int?gralement historicis? : l'exp?rience de la finitude humaine est un donn? transhistorique. Aucune ?poque, aucune

culture, n'accepte la mort21. Comme l'explique fort bien l'historien

J.-P. Vernant (1989) au sujet de la mort grecque, le rite lui-m?me, contrairement ? ce que laisse entendre la th?se du ? d?ni ?, est une

fa?on de ? neutraliser ?22 l'alt?rit? de la mort, de tricher avec elle, du moins d'en att?nuer la radicalit?. Au c ur de l'exp?rience du tr?

pas, il y a toujours cette id?e qu'il faut ? tuer le mort ? comme disent les Mossi de Haute-Volta. Toutes les soci?t?s se trouvent pla c?es devant la n?cessit? de neutraliser la mort d'une mani?re ou d'une autre. C'est ici que l'historicit? retrouve ses droits, car les for

mes de cette neutralisation sont ?minemment variables, en particu lier selon le degr? d'individuano qui caract?rise les soci?t?s. Cer taines s'appuient sur le groupe social en recourant ? des formules ?tablies qui incarnent et actualisent ce qu'Elias appelle des ? phan tasmes collectifs ? : elles transforment un imaginaire eschatologique largement partag? en une symbolique sociale qui trouve ?

s'exprimer ? travers des rites ; d'autres proc?dent d'une autre fa?on en ne recourant au secours d'autrui qu'? partir de la reconnaissance

de l'exp?rience personnelle ou subjective.

20. Au sens popperien du tenne. 21. Cf., ? ce sujet, P. Baudry (1999). Notre position est ici assez proche de celle que

d?fend H. P. Duerr (1998) dans Nudit? et pudeur: toutes les soci?t?s partagent un fonds culturel commun, celui de rompre avec l'animalit?. Contenir ce que la mort a d'animal est, au m?me titre que la dissimulation des fonctions naturelles du corps, une disposition ?l?mentaire pr?sente dans toute culture.

22. J'emprunte ce terme ? J.-P. Vemant (1989). Evoquant la mort du h?ros, l'hell?niste remarque que les Grecs anciens ? ont entrepris de socialiser, de civiliser la

mort - c'est-?-dire de la neutraliser - en en faisant l'id?alit? de la vie ? (p. 84). Accultu

rer la mort revient toujours ? neutraliser son impensable alt?rit?. Simmel parle quant ? lui de ? d?tournement ? ou de ? fuite ? devant la mort : ? Cette vie que nous d?pensons ? nous rapprocher de la mort, nous la d?pensons ? la fuir? (Simmel, 1988 [1911], p. 173).

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La mort dans les soci?t?s modernes 171

Il nous faut donc r?habiliter le Elias critique d'Ari?s contre le

Ehas de la mort refoul?e qui finalement le trahit. Alors que le

second s'enferme dans la th?se du ? d?ni ? sans faire mieux que ses

pr?d?cesseurs, le premier a le grand m?rite de permettre d'?laborer - avec l'aide de Simmel et Vernant23 - un paradigme alternatif, plus ? m?me de cerner les sp?cificit?s de l'exp?rience moderne de la

mort.

3. Logique d'afEliation et logique de reconnaissance

Depuis quelques ann?es dans les soci?t?s occidentales modernes, les formes de la neutralisation de la mort ?voluent dans le sens d'une ? intimisation ? croissante (D?chaux, 2000). De plus en plus de per sonnes symbolisent la mort et cherchent ? en conjurer la peur sans

recourir ? la m?diation du protocole rituel. Tout se passe davantage ? l'?chelle de l'individu, ou plus pr?cis?ment des relations interper sonnelles, et donne heu ? des c?r?monies qui le plus souvent sont ?

g?om?trie variable. Cette red?finition des modalit?s de neutralisa tion de la mort pourrait laisser croire - ? tort - que cette derni?re a

d?sert? la soci?t?. En r?alit?, ? intimisation ? de la mort n'?quivaut en rien ? sa privatisation ou ? sa d?socialisation (Walter, 1994). Le terme ? intimisation ? signifie que la mort regarde de plus en plus la

subjectivit?-de chacun et surtout qu'elle ne peut s'exprimer sociale ment qu'? partir de la reconnaissance de l'exp?rience subjective ou

personnelle. Le mot cl? n'est pas ? solitude ?, contrairement ? ce

que croyait Ehas, mais ? subjectivit? ?. La diff?rence est de taille, car

si la sohtude nie le hen social et ?voque la claustration, la subjecti vit? quant ? elle peut ?tre ? l'origine d'une autre forme du hen

social, fond?e sur l'affinit? et l'accord des subjectivit?s. C'est bien cette valorisation de l'intersubjectivit? qui caract?rise l'?volution

pr?sente des attitudes. On peut la d?celer tant en ce qui concerne la fin de vie que dans

le domaine des c?r?monies fun?raires (fun?railles, comm?mora

tions)24. L'?mergence de la subjectivit? comme valeur a pour effet de promouvoir

un nouveau mod?le de la ? bonne mort ?, que les

23. De Vernant pour la notion de ? neutralisation ? et de Simmel pour celle des ? formes ? de la neutralisation, c'est-?-dire des fa?ons dont l'exp?rience vitale, la ? culture

subjective ?, se fige en des formes de la ? culture objective ?. 24. Dans ce paragraphe et les deux suivants, nous reprenons sous une forme

r?sum?e l'analyse expos?e dans D?chaux (2001).

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172 Jean-Hugues D?chaux

partisans de l'accompagnement des mourants d?fendent activement et qui tend ? se diffuser largement dans la soci?t?. D?sormais, mou rir exige un contact authentique et sinc?re avec soi. A chacun sa mort d?s Ion qu'elle proc?de d'un choix conscient dont la source est en soi. Cette exigence d'authenticit? et de transparence est

con?ue comme une exp?rience existentielle majeure, une sorte

d'ultime accomplissement, qui ne peut ?tre men? ? son terme que par le concours et la reconnaissance des alter ego que sont id?alement les proches, les accompagnants. Il leur appartient d'encourager, de faciliter cette ? lib?ration ? sans laquelle le mourant est suppos? mourir tourment?. Leur r?le est celui d'un accoucheur : aider le mourant ? ? se mettre compl?tement au monde avant de dispa ra?tre ?, selon la formule du psychanalyste M. de M'Uzan (1977) parlant du ? travail du tr?pas ?.

Cette aspiration ? ? vivre sa mort en sujet ?25 conduit ? r?habi liter l'expressivit?, mais d'une fa?on qui tranche radicalement avec sa ? mise en forme ? par le rite. Ainsi ce que l'on demande ?

l'accompagnant, c'est avant toute chose une ? pr?sence compassion

nelle ?26 faite d'?coute et d'empathie. La suspension du jugement doit permettre au mourant de pouvoir tout dire, manifester ou

exprimer - ses angoisses, ses remords, ses regrets, sa culpabi

lit?, etc. ? ? d?faut de quoi la mort n'est pas ? accept?e ?27. Ce tra

vail de soi sur soi, qui ne peut se faire qu'encourag? et reconnu par autrui, est incompatible avec tout dispositif rituel standard ; id?ale

ment, il doit ? chaque fois inventer sa propre ? forme ?. Le constat est du m?me ordre en mati?re de c?r?monies fun?raires. Le proto cole rituel est de plus en plus d?nonc? comme une formalit? vide et

hypocrite qui ne dit rien de la r?alit? des sentiments ?prouv?s (Hiernaux, Vandendorpe et Legros, 2000). Au c?r?monial conven

tionnel et impersonnel, on oppose la v?rit? de l'exp?rience v?cue.

L'objectif n'est pas de reconduire une formule institu?e, mais de concevoir une c?r?monie sur mesure comme quelque chose

25. La formule, emprunt?e ? de M. Hennezel, est tir?e de son best-seller La mort intime (1995) dans lequel la psychologue relate son exp?rience d'accompagnement des

malades en fin de vie. 26. Cette expression est extraite d'un manuel d'accompagnement des mourants,

celui de G. Denaux (1993). 27. L'acceptation est en effet la derni?re des cinq ?tapes du ? mourir ? identifi?es par

Kiibler-Ross et par lesquelles tous les mourants (et endeuill?s) sont cens?s passer successi vement. Elle est pr?c?d?e par le d?ni, la r?volte, le marchandage et la d?pression. Lorsque l'agonisant n'acc?de pas ? cette phase ultime, Kiibler-Ross parle d'unfinished business.

Nous reviendrons plus bas sur ce d?cryptage psychologique de la trajectoire du mourant.

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La mort dans les soci?t?s modernes 173

d'unique et d'authentique. De la ? ritualit? ?28, seul int?resse sa pro pension ? l'expressivit? : permettre ? la r?flexivit? de sortir du for int?rieur. La c?r?monie id?ale est ainsi celle qui parvient ? mettre en forme les ?changes intersubjectifs de toutes sortes qu'exige le deuil des proches. Cette personnalisation des obs?ques suppose ?vi demment la reconnaissance de la singularit? et de la centralit? du d?funt. En somme, c'est ? ce dernier de pr?sider ? ses propres fun?

railles, dont il est lui-m?me bien souvent - dans le cas des cr?ma tions notamment ?

l'ordonnateur29.

La personnalisation des c?r?monies fun?raires marque une pro fonde rupture par rapport aux attitudes ant?rieures. Il ne s'agit pas simplement de s'approprier le rituel, mais bien de le remplacer par une c?r?monie qui d?coule d'une autre logique. Le rite est une for mule prescrite qui s'impose ? tous et vise ? reconduire un ordre du monde (Cuisenier, 1998) : au c ur du rite, il y a le souci de la per manence, de la continuit?, de la lign?e, bref d'une commune appar tenance ? un groupe ou une entit? qui se vit comme ?ternel, s'impose ? soi et parvient ? transcender le temps de l'existence indi viduelle. En clair, le rite proc?de d'une logique de l'affiliation. La c?r?monie personnalis?e, quant ? elle, vise principalement ? incar ner une exp?rience partag?e entre proches30. Il ne s'agit plus de reconduire un ordre du monde, mais de reconna?tre socialement

une exp?rience per?ue comme ?minemment subjective, bref de c?l?brer un entre-soi qui repose sur des hens afEnitaires et ?lectifs. Le groupe des c?l?brants n'est plus de m?me nature : le r?seau des

proches remplace la lign?e31. En clair, la c?r?monie personnalis?e proc?de d'une logique de la reconnaissance l? o? le rite rel?ve

28. Le passage dans la litt?rature thanatologique de la notion de ? rite ? ? celle de ? ritualit? ? est tr?s r?v?latrice de la valorisation de l'intersubjectivit?. On ne retient du rite que son expressivit? en ne faisant de lui qu'un langage, un pur syst?me signifiant, perdant ainsi de vue sa dimension amliatrice ou assignatrice.

29. Mentionnons ici la multiplication des contrats de pr?voyance fun?raire qui permettent aux personnes d'organiser de leur vivant leurs futures obs?ques. En 1997, on ?valuait en France ? 40 000 par an le nombre de contrats de ce type sign?s aupr?s d'entreprises de pompes fun?bres.

30. Qu'on ne se m?prenne pas. Cette dimension interpersonnelle d'expressivit? est ?videmment pr?sente dans le rite, mais elle est au service d'une autoc?l?bration du groupe qui entend de la sorte mettre en sc?ne sa propre permanence.

31. La difference est fondamentale sur le plan morphologique : le r?seau des pro ches est de type ? ?gocentr? ?, c'est-?-dire qu'ego (ici le d?funt) en constitue le principe d'unit? ; la lign?e (familiale ou m?taphorique) est au contraire un groupe en soi, dont le

principe d'unit? (les anc?tres, la tradition) est ext?rieur aux individus qui le constituent. C'est la raison pour laquelle la lign?e se perp?tue, alors que le r?seau ? ?gocentr? ? a peu de chance de survivre ? la disparition de son centre (sauf si la densit? des liens entre cha cun de ses membres y est particuli?rement forte).

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174 Jean-Hugues D?chaux

d'une logique de l'assignation. C'est la raison pour laquelle il convient de parler de c?r?monie, non de rite.

Cet appel ? l'expressivit? contredit le diagnostic d'Elias. Par

opposition aux rites du pass?, ce dernier souligne le laconisme et le

manque de spontan?it? dans l'expression des sentiments qui lui semblent typiques de la soci?t? moderne. Il montre ? partir de

l'exemple de la lettre qu'adresse Fr?d?ric II, roi de Prusse, ? sa s ur alors mourante (SM, p. 39-40) que Fr?d?ric, comme ses contempo rains du XVIIIe si?cle, a besoin de recourir ? des formules conven tionnelles pour exprimer ses sentiments. C'est parce que cette fonc tion de ? mise en forme ? du rite fait selon lui d?faut aux modernes

qu'ils sont accul?s au mutisme et ? la solitude. On retrouve la m?me id?e dans ? Conscience de soi et image de l'homme ? repris dans La soci?t? des individus. Evoquant la figure de Y homo clausus, Elias ?crit : ? L'individu exprimera par exemple le sentiment que la vie sociale lui interdit la r?alisation de ce qu'il est int?rieurement. Il ?prouvera le sentiment que la soci?t? le force ? aller ? encontre de sa propre v?rit? int?rieure. [...] La soci?t? appara?t comme ce qui emp?che l'individu de vivre une vie naturelle ou de mener sa propre vie ? (SI, p. 175-176). Dans ces propos qui font penser ? la m?taphysique vitaliste de Simmel, la soci?t?, la culture, les rites s'opposent ? la vie. La vie y appara?t comme l'antith?se de la ? forme ?. Le sujet se d?tache in?luctablement du monde social ; en termes simm?liens, on pourrait dire qu'il ne se reconna?t plus dans ces ? cr?ations de

l'esprit objectif? que sont les institutions et la culture. C'est cette ? trag?die de la culture ?32 (Simmel, 1911), cet inextricable conflit de la vie contre le principe de la forme, qui condamne l'homme moderne ? la solitude existentielle.

L'analyse est bonne33 et d?crit assez bien l'?tat d'esprit des

contemporains, mais la conclusion est erron?e. Elias a n?glig?, du fait sans doute d'un ?volutionnisme excessif, une autre issue pos sible : la revendication d'une expressivit? qui chercherait ? s'affran chir des ? formes ? et conventions existantes. Le divorce entre indi

vidu et soci?t?, entre ?motions et formules rituelles, n'a rien

d'implacable. Il surfit pour cela que les hommes inventent d'autres modalit?s d'expression des ?motions qui sollicitent la reconnais

32. Pour s'exprimer le mouvement de la vie (l'exp?rience, la pens?e v?cue) a besoin de se fixer dans des ? formes ? sociales qui en sont la n?gation. Tel est le drame de la culture pour Simmel.

33. Bien qu'elle assimile trop unilat?ralement la forme rituelle ? un langage et

n?glige sa symbolique affiliatrice.

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La mort dans les sod?t?s modernes 175

sance intersubjective plut?t qu'elles ne recourent ? des ? formes ?

institu?es. A premi?re vue s'agissant de la mort, on assiste donc ? un rel?chement des ? autocontraintes ? qui s'apparente ? ce que les dis

ciples d'Elias appellent un processus d'? informalisation ? (Mennell, 1997, p. 229)34. Le constat bross? plus haut d'une mont?e en force de la logique de la reconnaissance conduirait ? amender la th?orie d'Elias dans le sens d'un moindre ?volutionnisme : le ? contr?le civilisateur ? semble conna?tre des phases de pause, sinon de retour

nement, qui laissent ? penser que le processus de civilisation n'est

pas lin?aire, mais plut?t curvilin?aire. Il reste cependant ? se deman der si le rel?chement des contraintes que l'on constate ? travers ce mouvement d'? intimisation ? de la mort est r?el et s'il ne dissimule

pas d'autres formes plus insidieuses de contr?le. Cette interrogation, tr?s ?liasienne dans son inspiration, invite ? reprendre et approfon dir la critique d'Elias.

4. Les paradoxes de Pindividualisation

Elias, apr?s bien d'autres (Morin, 1953 ; Ari?s, 1977), a fort jus tement not? que la mort s'individualise dans les soci?t?s modernes. Elle devient toujours plus l'affaire de l'individu et l'angoisse qui lui est associ?e a ainsi toute chance d'?tre plus forte. Avec l'individua

lisme, la mort est d?r?liction. Si le sociologue allemand en a conclu ? tort au ? refoulement ?, c'est en raison d'une conception insuffi

samment dialectique de l'individualisation. Sans contester l'hypo th?se g?n?rale35 qui est ? la base de son interpr?tation

- l'indivi duation croissante transforme la mort ?, nous voulons insister sur

deux failles de son raisonnement : la premi?re est que Y homo dausus ne peut tout simplement pas mourir en sujet sans se nier lui-m?me ; la seconde est que la th?se de la mort refoul?e exclut d'embl?e le

rep?rage et l'analyse des dispositifs de normalisation associ?s ? la

logique de la reconnaissance. Toutes deux d?coulent d'une vision

trop sch?matique de l'individualisation de la vie sociale qui am?ne ?

n?gliger les tensions que cette derni?re g?n?re n?cessairement et

que l'on d?c?le ? travers les modalit?s sp?cifiquement modernes de

34. Avec d'autres, S. Mennell utilise cette notion pour traiter dans le cadre de la th?orie ?liasienne de la civilisation de l'assouplissement des m urs propre ? la ? soci?t?

permissive ?. 35. Laquelle, r?p?tons-le, est quasi unanimement accept?e.

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176 Jean-Hugues D?chaux

la neutralisation de la mort. Paradoxalement, Elias fournit lui-m?me dans son uvre un certain nombre d'?l?ments qui permettent de

corriger sa propre th?se. Dans La soci?t? des individus, Elias soutient que le processus de

civilisation d?bouche in?luctablement sur une nouvelle forme de conscience de soi assimil?e ? un syst?me ferm? qu'un mur invisible

s?pare du monde ext?rieur. Ego a le sentiment d'exister en tant

qu'individu, ind?pendamment des autres individus et des objets. Il adh?re ? un ? id?al du moi ? consistant ? se d?tacher des autres et ? exister par soi-m?me. Cette amrmation de Y homo clausus est tr?s clairement un effet du ? contr?le civilisateur ? : ? Ce qui se pr?sente comme un processus d'inchvidualisation croissante est en m?me

temps, de l'autre c?t?, un processus de civilisation. [...] C'est [...] le

fait que certaines sph?res de la vie soient exclues du commerce social et entour?es de sentiments d'angoisse, de pudeur et de g?ne d'origine sociale, qui fait na?tre chez l'individu l'impression d'?tre int?rieurement quelque chose pour soi tout seul qui existerait sans

rapport avec les autres ? (SI, p. 169-170). Pour Ehas, la sohtude des mourants n'est que l'aboutissement cruel de cette condition de ? statue pensante ?36 qui regarde le monde de l'ext?rieur sans jamais r?ussir ? l'embrasser.

Cette image de Y homo clausus, qui se fonde essentiellement sur une relecture critique de la philosophie classique

? ? travers ses

concepts d'entendement, de raison -, est sans doute excessive. A

trop vouloir montrer combien l'approche ? configurationnelle ? est

contre-intuitive, le sociologue surestime le caract?re autarcique de

l'id?al moderne du moi. Son analyse p?che par une trop grande abs traction : Comment penser que l'individu puisse advenir comme

sujet en refusant tout lien aux autres ? La simple prise en compte de

l'exp?rience sociale suffit ? ?carter ce sc?nario catastrophe. En outre, du strict point de vue philosophique, Ehas n?glige tout un

pan de r?flexion qui remonte au moins ? Hegel (pour ne pas citer Platon et son AlcihiadeY1 et qui s'av?re omnipr?sent dans la culture de l'individu propre aux soci?t?s modernes. En effet, Hegel insiste

36. Avant m?me d'introduire le terme d'homo clausus, Elias avait illustr? d?s les ann?es 1940 cette forme de conscience de soi par ? la parabole des statues pensantes ? : les statues pensantes observent le monde des autres et des objets de l'ext?rieur sans pou voir bouger ; entre elles et le monde, le gouffre est infranchissable. Cf. SI, p. 160-161 et 165-166.

37. Se conna?tre soi-m?me exige l'exp?rience d'une certaine alt?rit?, telle est la

le?on qu'exprime le c?l?bre paradigme de la vue par lequel se conclut Y Alcibiade (132 c -

133 c).

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La mort dans les soci?t?s modernes 177

tout sp?cialement sur le besoin de reconnaissance qu'exige la cons cience de soi : ? La conscience de soi est en soi et pour soi quand et

parce qu'elle est en soi et pour soi pour une autre conscience de soi ; c'est-?-dire qu'elle n'est qu'en tant qu'?tre reconnu ?, d?clare

t-il dans La philosophie de Vesprit (cit? par Cascardi, 1995, p. 304 ;

soulign? par nous). C. Taylor (1994) a montr? combien le subjecti visme contemporain alimente ce souci de reconnaissance. Les

valeurs d'authenticit?, de sinc?rit?, de transparence au nom des

quelles les ? formes de la culture objective ? (Simmel) sont aujour d'hui d?cri?es, expriment le besoin d'un contact intime avec soi. Si chacun aspire ? poss?der sa propre

? mesure ?38, cela ne peut se faire

que par la reconnaissance d'un ? autrui significatif?. Sauf ? verser dans la pure fiction, l'accomphssement de soi suppose le concours et la reconnaissance d'un alter ego.

On ne sera pas surpris de relever la pr?gnance de la logique de la reconnaissance dans le mouvement actuel d'? intimisation ? de la

mort. Vivre sa mort en sujet exige un alter ego. D?s lors que l'on fait de la mort l'occasion d'un ultime accomplissement, la pr?sence de l'autre est n?cessaire. Ainsi, Yhomo clausus ne peut pas mourir en

sujet sans se nier lui-m?me, c'est-?-dire sans se lier aux autres.

L'autonomie du sujet n'est pas n?gation de tout hen ou apparte nance ; au contraire, l'une ne peut exister sans l'autre. Elias recon

na?t par moments cette dialectique de l'autonomie et de la d?pen dance : ? Le d?sir d'?tre quelque chose pour soi-m?me, qui vient entraver la soci?t? des autres, comme un ?l?ment ext?rieur, va de

pair tr?s souvent avec le d?sir de s'inscrire tout ? fait dans le cadre de la soci?t?. Le besoin d'autonomie va de pair avec celui d'apparte nance au groupe social ?, confesse-t-il en conclusion de ? Cons

cience de soi et image de l'homme ? (67, p. 202). Il est clair cepen dant que le sociologue n'a pas pris l'exacte mesure de cette tension

dialectique et qu'il sous-estime la dimension proprement intersub

jective de l'appartenance ; il ne s'agit pas principalement d'?tre soi en ?tant conforme aux autres, mais plut?t d'?tre soi par la recon

naissance d'un ? autrui significatif?, ce qui n'exclut nullement, nous

le verrons, une normalisation des attitudes.

Observons, pour finir sur ce point, que la logique de la recon naissance est li?e ? un certain aspect du processus de civilisation. On

peut y voir, ? travers l'appel ? l'empathie et ? la compassion, tel qu'il

38. Le terme de ? mesure ? est emprunt? au philosophe Herder. Cf. Taylor (1994, p. 36).

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178 Jean-Hugues D?chaux

s'exprime notamment chez les partisans de l'accompagnement des

mourants, la cons?quence d'une intensification de ? identification mutuelle ? caract?ristique selon S. Mennell (1997, p. 218) d'un stade assez avanc? de la civilisation. En effet, l'allongement des hens

d'interd?pendance se traduit par la n?cessit? de porter une plus grande attention aux effets de ses actions sur les autres. Il en r?sulte une plus grande propension ? l'identification mutuelle, c'est-?-dire un plus fort sentiment d'identit? entre les hommes, bref une r?duc tion de l'alt?rit?. Comme l'observe Elias en introduction de La soli tude des mourants, si nous ne pouvons plus supporter le spectacle des combats de gladiateurs auxquels assistaient avec un vif plaisir les

Romains, c'est parce que ? l'identification aux autres, la compassion

devant leur souffrance ou leur mort se sont accrues ? (SM, p. 13). C'est pour cette m?me raison que la mort aujourd'hui sollicite tant

l'intersubjectivit? et cherche ? s'?manciper des ? formes ? (les rites) institu?es par la vie sociale.

Cette apparente ?mancipation ne signifie pourtant pas que tout contr?le normatif ait disparu, bien au contraire. Comme dans d'autres domaines de la vie sociale (le rapport au corps ou ? la

nudit?, par exemple), le rel?chement des ?motions, la red?couverte de l'expressivit?, est en fait ?troitement contr?l?. L' ? informahsa tion ? n'est pas totale mais relative ; elle ne marque pas une c?sure ou un retournement de tendance, mais l'?mergence d'autres

modalit?s de contr?le et de normalisation. L'?volution des discours et des attitudes face ? la mort montre qu'il y a une bonne fa?on de faire. Si ? premi?re vue, l'insistance sur les droits du sujet conduit ?

promouvoir le principe de la libert? personnelle39 (? chacun sa

mort, ? chacun ses fun?railles), tout semble indiquer qu'il existe une bonne fa?on de mourir non seulement dans le cheminement du mourant, mais aussi dans son issue, c'est-?-dire dans l'id?e

m?me de la mort. C'est la raison pour laquelle le processus d'? intimisation ?, loin de correspondre ? un affranchissement ?

l'?gard des normes sociales, d?bouche sur un nouveau mod?le de la ? bonne mort ?.

La htt?rature thanatologique se figure volontiers la mort comme un ? travail ? qui passe n?cessairement par diff?rentes phases

39. Principe auquel l'?glise catholique a fini par se rallier depuis 1963 en levant l'interdit de la cr?mation. C'est ce m?me principe qui, en France, inspire une l?gislation extr?mement lib?rale concernant la destinadon des cendres : celles-ci peuvent ?tre dis

pers?es partout ? l'exclusion de la voie publique. Cf. P. Belhassen (1997, p. 34-41).

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(Kiibler-Ross en a identifi? cinq), m?me si ces derni?res peuvent se chevaucher ou ne pas s'encha?ner de fa?on lin?aire40. Cette grille de lecture est tr?s clairement un moyen de d?crypter le comportement du mourant lequel doit se conclure par ? acceptation ?, phase ultime. En d'autres termes, le ? bon ? mourant est celui qui en toute

conscience, ?paul? par l'?coute compassionnelle de l'accompagnant,

parvient ? accepter sa propre mort. Mourir dans la violence, dans le

tourment, dans le refus de mourir, ou plus simplement mourir sans vouloir se confier, bref mourir sans y consentir, c'est ? mal mourir ?.

Cette vision apais?e et ir?nique de l'agonie, tr?s pr?sente dans le discours en faveur de l'accompagnement, est associ?e ? une concep tion de la mort de laquelle toute n?gativit? aurait disparu : ? L'instant de la mort est une exp?rience unique, belle, lib?ratrice, que l'on vit sans peur ni d?tresse ?, d?clare Kiibler-Ross (1990, p. 15) dans La mort est un nouveau soleil. Le probl?me de l'into l?rance ? la souffrance est cens? dispara?tre si l'accompagnement est

effectif, c'est-?-dire aimant.

C'est la mort en soi qui devient belle, d?s lors que le ? travail du

tr?pas ? est men? ? son terme. L'acceptation apais?e du tr?pas n'est

plus conditionn?e par la foi en une eschatologie ou l'acc?s du sujet ? la sagesse, mais tout bonnement par le d?roulement ? normal ? de la fin de vie. Simultan?ment, la destin?e post mortem ? cette ? immor

talit? de l'?me ? ? laquelle aspiraient les Anciens et que pr?parait le melet? thanatou grec41

- est gomm?e au profit de la seule fin de vie. Bien mourir, ce n'est plus bien n?gocier le passage vers autre chose,

c'est bien finir sa vie. Sous les dehors d'une mort consciemment

choisie et v?cue jusqu'au bout, c'est une mort r?duite ? la fin de vie

qui s'impose, une fin de vie apais?e et pacifi?e o? toute forme de violence est interpr?t?e comme une ? crise ? qui doit ?tre d?pass?e. La neutralisation de la mort ne passe plus par la reconduite rituelle d'un ordre du monde, mais d?coule de la persuasion que ce que l'on vit est normal parce que v?cu par d'autres, de la m?me fa?on.

Une telle vision centr?e sur le mourant r?duit le symbolisme de la mort ? peu de chose. Il n'est pas s?r que les proches, press?s d'offrir leur reconnaissance, s'y retrouvent. L'?vacuation de toute symbo

lique affihatrice, de toute r?f?rence ? un tiers (la lign?e, la soci?t?)

40. Dans ce paragraphe et le suivant, nous reprenons sous une forme r?sum?e

l'analyse expos?e dans D?chaux (2001). 41. Cet ? exercice de la mort ?, pr?n? notamment par les Sto?ciens, consistait ? se

pr?parer ? bien mourir en observant diff?rents entra?nements spirituels.

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qui marque la permanence d'un ? monde commun ?, peut s'av?rer

dommageable pour les survivants. Ce nouveau mod?le de la ? bonne mort ? fait peser un risque

de normalisation par la psychologie qu'Elias avait bien rep?r? dans certaines de ses analyses. En m?me temps que progresse la civilisa

tion, le contr?le social est de plus en plus h? au contr?le de soi, ? la r?pression que s'impose elle-m?me la personne. L'assouplisse

ment apparent des contraintes impos?es aux individus par la vie sociale pr?suppose

un niveau tr?s ?lev? d'autocontrainte. D'ext?

rieures, d'incarn?es dans des ? formes ? de la vie collective, les nor mes se muent en dispositif sociopsychologique visant ? disciphner les corps et les esprits. Pour ?clairer cette dialectique de la recon naissance et de la nonnalisation, il faudrait sans doute abandonner Ehas pour Foucault (Van Krieken, 1990). L'actuelle normalisation de la mort n'est pas sans sans rappeler les ? technologies du pou voir ? mises au jour par Foucault (1984) : la norme ne proc?de plus d'un jugement moral en termes de bien ou de mal ; elle r?sulte plut?t de l'opposition normal/pathologique. L'actuel succ?s d'une expression comme ? deuil pathologique ? illustre cette ? psy chologisation ? du mourir. La r?f?rence ? la normalit? se double d'une tr?s forte valorisation de la confession et de l'expertise psy

chologique42 que rend possible le discr?dit des rites : le ? dire ? et le

corps sont cr?dit?s d'une v?rit?, celle du c ur, que l'on reconna?t

plus difficilement au ? faire ? et ? la sociabilit? ordinaire, soup?on n?s d'?tre entrav?s par les conventions rituelles. L'existence de ces

dispositifs de normalisation semble montrer que la subjectivation est aussi suj?tion43.

Finalement, si Ehas s'est tromp? concernant la mort dans les soci?t?s modernes, c'est parce qu'il se figure l'individuahsation du

? mourir ? de fa?on beaucoup trop r?ductrice. Cela est d'autant plus surprenant que sa sociologie n'est pas insensible aux deux dialecti

ques ? celle de l'autonomie et de l'appartenance et celle de la

42. Cf., par exemple, l'importance de la confession dans l'accompagnement des mourants : ? Le mourant sait. Il a seulement besoin qu'on l'aide ? dire ce qu'il sait ?, affirme M. de Hennezel (1996 [1995], p. 45). Notons aussi la multiplication r?cente en France des ? conseils en deuil ? et des services d'?coute t?l?phonique ? la disposition des endeuill?s.

43. Sans aller jusqu'? soutenir avec Foucault que le sujet n'est rien d'autre qu'une r?alit? fabriqu?e par les technologies du pouvoir, comment ne pas voir que la thanato

logie et la psychologie participent involontairement ? un ensemble de disciplines qui contraignent les individus ? accepter leur partition du monde, leur vision de la vie et de la mort ?

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reconnaissance et de la normalisation - qu'il n?glige dans La solitude

des mourants. Selon nous, cette faiblesse s'explique davantage par son

alignement sur la th?se du ? d?ni ? de la mort que par ses propres orientations th?oriques. Prisonnier d'une vision tragique de la mort refoul?e et se refusant ? raisonner en termes de modalit?s et proces sus de neutralisation de la mort ? alors m?me, singuli?re ironie,

qu'il en pressent tout l'int?r?t ? Elias ?choue ? mettre ? profit les

potentialit?s que rec?le sa sociologie sur ce sujet. Au terme de cette analyse, il ressort que La solitude des mourants

n'est pas un grand livre d'Elias. Cependant, cela ne doit pas conduire ? rejeter l'auteur allemand et ? l'?carter d?finitivement de la sociologie du ? mourir ?. Au contraire, nous avons ? plusieurs reprises montr? qu'il nous fallait r?habiliter Elias contre lui-m?me. Sur ce th?me de la mort, Elias aurait manifestement pu ?crire un livre beaucoup plus fort et marquant, s'il avait pu se d?faire d'un

pessimisme noir qui surd?termine la plupart de ses interpr?tations. Sa sociologie, attentive aux formes changeantes de l'interd?pen dance sociale et habile ? d?crypter les modalit?s de contr?le social h?es ? l'affirmation de la conscience de soi, offre de nombreux ?l? ments tr?s pr?cieux pour ?tudier l'exp?rience moderne de la mort. Il reviendra peut-?tre aux sociologues de la jeune g?n?ration, plus critiques ? l'?gard du paradigme du ? d?ni ? social de la mort, d'en

prendre conscience et de ranger ainsi Elias, aux c?t?s d'autres

(Ari?s, Gorer, Thomas, Vovelle, mais aussi Simmel et Vernant), au

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Jean-Hugues D?CHAUX osc/cnrs/fnsp

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