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Comme n'importe quel lecteur ou lectrice de Deleuze le sait, ses textes nous invitent à nous orienter dans une véritable topologie de la pensée, où tout est question de lignes, de courbes, de plans, de dynamismes et de directions. Pour ce prodigieux créateur de concepts, le concept même est à comprendre comme une « multiplicité » composée de dimensions s'enveloppant les unes les autres (au sens formulé, justement, d'abord par Riemann, avant d'être remanié par Bergson). La tâche de la philosophie, en tant que création constructiviste, consiste à raccorder de tels composés sur un plan qui leur sert de milieu. Il s'ensuit que le style est aussi une affaire de topologie car, selon Deleuze : le style en philosophie, c'est le mouvement du concept »1. Ainsi s'agit-il d'une « mise en variation des variables» de la langue, comprises comme « des positions ou des points de vue sur un mouvement de pensée, un dynamisme d'une ligne », dont résulte « une modulation et une tension de tout le langage vers un dehors »2

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Dès lors, traduire Deleuze, ne serait-ce pas transposer cette topologie de la pensée en une langue étrangère, tissée de variables qui sont les siennes propres mais dont la mise en variation devrait s'accorder avec celle qui, dans le texte de Deleuze, donne lieu non seulement au mouvement du concept, mais, par là même, au style de sa philosophie? Or, « mots » et « syntaxe » se proposent comme les opérateurs de cette transposition. En ce qui concerne les premiers, l'on a souvent remarqué à quel point l'œuvre de Deleuze est traversée par une rafale de « mots extraordinaires » ceux-ci prenant la forme de mots nouveaux — « dé-territorialisation », « corps sans organes » — ou de mots courants — «ligne de fuite» ou ritournelle » — valorisés de manière insolite. Et pourtant, Deleuze donne peu d'importance au mot en tant que tel, le caractérisant comme simple contingence, toujours remplaçable par un autre: « si celui-ci ne vous plaît pas, ne vous convient pas, mettez-en un autre à la place » 3. Cette manière de se positionner à l'égard du mot, si elle semble au premier abord ambivalente, est, de fait, parfaitement cohérente avec toute la pensée de Deleuze, où c'est la mise en rapport — la détermination réciproque, les rapports différentiels, la synthèse — qui détermine la place (en tous les sens) accordée aux unités atomiques. En effet, c'est de la primauté que Deleuze accorde à la relation («Connecter, conjuguer, continuer ... »4) que s'ensuit la prééminence de la syntaxe — « le style est toujours affaire de syntaxe »5 — mais aussi le mode d'opération des «mots extraordinaires », lesquels, non moins que les « figures ou métaphores », surgissent, de fait, tels des points de condensation, d'une constellation des rapports. «L'imagination dépend toujours d'une syntaxe. » 6

TRADUIRE DELEUZE· MINEURE ·1

Vu l'importance que Deleuze donne à la syntaxe, il n'est pas sans intérêt pour notre propos ici que ses remarques portant sur ce sujet s'élaborent souvent dans le contexte de ce qu'on pourrait appeler « une stylistique ou syntaxique contrastée de l'anglais et du français », eu égard à la littérature élaborée en ces langues. De L'Anti-Œdipe, en passant par Dialogues et Mille Plateaux, jusqu'à Critique et Clinique et L'Abécédaire, Deleuze dresse, en effet, un inventaire des différences stylistiques et syntaxiques (même si celles-ci se comprennent, aussi, comme « l'absence du style, l'asyntaxie, l'agrammaticalité »7) entre la littérature anglophone et française afin de montrer que, si « supériorité de la littérature anglaise américaine » 8 il y a, c'est bien parce que celle-ci, de par son style tissé de « lignes intensives de syntaxe » 9 et d'une logique du ET substitué au verbe être, manifeste « un sens rhizomatique »10 où ce qui compte, ce ne sont pas les termes ou les éléments mais ce qu'il y a « entre », au milieu. Les romanciers français, par contre, « passent leur temps à faire le point », « ne savent pas devenir », « ne savent pas tracer de lignes ». Ils pensent, plus encore, «trop en termes d'arbre: l'arbre du savoir, les points d'arborescence, l'alpha et l'oméga, les racines et le sommet » 11 — bref, tout le contraire du sens rhizomatique qui revient aux Anglais et Américains. Un tel «sens » étant indissociable de la constitution d'une multiplicité, le «don» particulier qu'a la littérature anglo-américaine pour manifester le rapport primordial entre la syntaxe, le style et le concept est d'autant plus accusé que Deleuze précise, dans la préface qu'il a écrite pour l'édition en anglais de Dialogues, que cette littérature lui semblait avoir une grande vocation pour approcher les multiplicités, lesquelles n'ont pas besoin « de se référer à autre chose que Soi: l'article indéfini comme particule, le nom propre comme individuation sans sujet, le verbe à l'infinitif comme pur devenir » 12. Autant de « traits » de style et de syntaxe inséparables du mouvement du concept et des flux de la Vie sur un plan de consistance.

Ces propos de Deleuze sur le style, la syntaxe, et sur le rapport différentiel des langues anglaise et française au devenir, ne seraient-ils pas susceptible de servir de « 'prémisses' à une théorie de la traduction»? Une théorie qui non seulement formaliserait ou problématiserait de manière générale les « transformations linguistiques, lexicales et syntaxiques » opératoires dans le passage d'une langue à une autre, mais qui pourrait orienter, tout particulièrement, la traduction de la pensée topologique de Deleuze (dont, en premier lieu, celle effectuée en anglais)?

Or, admettons qu'une « théorie de la traduction » — selon une détermination assez large — porte principalement sur la traduction interlinguale (qualifiée de manière controversée par Jakobson comme « la

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traduction proprement dite »13) et traite essentiellement, sinon exclusivement, des « transformations linguistiques, lexicales et syntaxiques » qui font passer une suite de signes appartenant à une langue à une suite appartenant à une autre langue, tout en préservant la signification de la première suite. Ceci n'implique pas la détermination traditionnelle (et platonicienne) de la traduction, qui consiste essentiellement à transposer le « sens » considéré comme idéalité pure, univoque et invariante, d'une langue à une autre, hors toute «implication » de la forme signifiante sensible. A la différence d'une «restitution » du sens pensée comme avant ou en-deçà du langage, c'est l'attention à des transformations morphosyntaxiques qui prime ici, de telle façon que même la théorie célèbre proposée par Benjamin —laquelle dénonce toute visée de préserver et de transmettre le sens comme le propre d'une mauvaise traduction — peut se dire conforme à la détermination « traductologique » qu'on vient de donner. En effet, le principe d'une fidélité à la lettre ou d'une littéralité pure que prône Benjamin prescrit, avant tout, la transposition littérale de la syntaxe, en ce que c'est celle-ci qui révèle que ce sont les mots et non pas les phrases qui forment « l'élément originaire » de la traduction; le traducteur ou la traductrice étant, de ce fait, mis devant la tâche d'effectuer des transformations dans sa propre langue 14. On pourrait, de même, renvoyer à Derrida à cet égard, dans la mesure où il a problématisé la traduction (de sa préface à L'Origine de la géométrie qu'il traduisit, jusqu'à ses derniers écrits) comme opération aporétique qui confronte la philosophie à l'impossibilité de scinder le signifiant et le signifié. Si l'irréductible multiplicité et impureté de toute langue (laquelle n'est justement pas un « en soi », une et identique) s'exemplifie pour Derrida par des mots dits « indécidables » (pharmakon, supplément, hymen, etc.), lesquels sont intraduisibles en un seul mot, ceci est dû non pas à leur « richesse lexicale » ou « infinité sémantique »,

mais, au contraire, à la « pratique formelle ou syntaxique qui les compose et les décompose » 15. La pensée topologique de Deleuze attribuant la centralité que l'on a vue à la « ligne dynamique » de la syntaxe 16 — tout autant tendue « vers le mouvement du concept » du côté de la philosophie 17 que vers ce dehors qui « fait bouger la langue » du côté de la littérature — nous pouvons ainsi reposer notre question: un tel primat de la syntaxe pouvait-il ressortir d'une théorie de la traduction chez Deleuze? Ou encore, y a-t-il au juste — à l'instar de Derrida, disons, mais aussi de Foucault ou de Blanchot 18 — une « pensée de la traduction » chez Deleuze?

La chose semblerait vite entendue: chercherait-on une « théorie de la traduction » chez Deleuze dans le sens qu'on vient de déterminer,

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on n'en trouverait point. Ce n'est pas que son œuvre ne traite pas du tout de l'opération de traduire. Au contraire, celle-ci est rapportée, en tant que pouvoir de transformer un régime de signes abstrait en un autre, au «surcodage », ou à la « surlinéarité », propre au langage et forme, à ce titre, une des quatre composantes de la pragmatique que Deleuze et Guattari instituent, dans Mille Plateaux, comme le présupposé de toutes les autres dimensions (phonologique, sémantique et syntaxique) de la langue 19. En sa capacité d'une telle composante, la traduction se marque comme force transformationnelle et créatrice, rendant compte autant de la transposition d'une sémiotique pure en une autre que du processus par lequel une nouvelle sémiotique est capable de se créer pour son compte. Cependant, tout régime de signes (ou sémiotique) étant à la fois plus et moins que le langage, en ce qu'il se définit par des variables pragmatiques ou « transformations incorporelles » internes à l'énonciation mais non pas moins extérieures aux constantes de la langue et irréductibles aux catégories linguistiques, la traduction ne se restreint nullement à une procédure ayant trait seule à une «entre-langue». Au-delà d'une « représentation », en quelque sorte, des données d'une langue par une autre, la « traduction », pour Deleuze, renvoie, en effet, à la possibilité qu'a le langage, avec ses propres données sur sa strate « anthropomorphe », de représenter toutes les autres strates (géologiques, cristallines, physico-chimiques, organiques, etc.) qui se forment sur le corps de la terre 20. Si le monde scientifique est, à ce titre, exemplaire de « l'immanence de la traduction universelle au langage »» en tant qu'il apparaît comme « la traduction de tous les flux, particules, codes et territorialités des autres strates » dans un surcodage linéaire, un phénomène tel que les transformations produites par le nazisme envisagé comme système d'énoncés nouveaux dans un champ social donné ne constitue pas moins une opération de traduction dans l'acception deleuzienne du terme. D'où la conclusion prononcée par Deleuze quant à la traductibilité qui découle du surcodage comme caractère particulier du langage: « Ce ne sont pas de simples transformations linguistiques, lexicales ou même syntaxiques, qui déterminent l'importance d'une véritable traduction sémiotique. Ce serait même bien plutôt l'inverse » 21.

Point de « théorie de la traduction » donc, chez Deleuze. Et pourtant, si aucun primat des « transformations linguistiques, lexicales ou syntaxiques » ne se marque lorsqu'il est question de la traduction, «proprement» — c'est-à-dire « sémiotiquement » — dite, pour Deleuze, devrait-on pour autant en déduire que la prééminence accordée à la syntaxe ailleurs dans son œuvre, notamment de par son lien avec le mouvement du concept, n'offre aucun ressort pour penser le transfert

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entre les langues? C'est ici que ses propos sur le rapport différentiel qu'entretiennent des langues anglaise et française au devenir et aux multiplicités (et partant « au concept ») nous semblent ouvrir une piste. Il est, en effet, curieux de voir à quel point un étrange entrecroisement se remarque entre quelques concepts centraux de la philosophie deleuzienne et certaines « théories » ou « études » de la traduction dont le trait distinctif est justement de se confronter à la spécificité du transfert interlinguistique anglais / français. L'on pourrait même croire, en lisant ces théories contrastives et différentielles, que certains passages sortent tout droit de Dialogues ou de Mille Plateaux. À titre d'exemple, comparons les déclarations suivantes, extraites d'un répertoire des structures syntaxiques récurrentes dans l'anglais et le français:

L'anglais excelle à marquer le "devenir" ; le français ( ... ) découpe dans le continu du temps des tranches nettement marquées, et à l'intérieur desquelles le temps semble s'immobiliser pour passer ensuite à la phase suivante.

Le français s'occupe avant tout du résultat ( ... ). L'anglais suit le

déroulement du temps. 22

Le français traduit surtout des formes, états arrêtés, les coupures imposées au réel par l'analyse. 1:anglais peut rendre plus facilement ce que M. Bergson appelle du se faisant. 23

Ces traits de la syntaxique contrastée des deux langues marquent ce qu'il est convenu d'appeler la plus grande actualisation des procès en anglais — laquelle, définie de manière schématique, renvoie à « une occurrence dans un contexte précis » plutôt qu'à la notion abstraite envisagée comme indéterminée, en tant que propriété ou substantif qui demeure à un niveau purement qualitatif. Bien qu'une telle actualisation se reflète dans des traits très variés, parmi lesquels la tendance du français à substituer à la conjonction anglaise « and » une marque de subordination 24, elle se marque surtout dans la propension de l'anglais à utiliser des syntagmes verbaux là où « le caractère statique » du français s'exprime dans la prédominance du substantif sur le verbe. En somme, si « les Français ne savent pas devenir », ainsi que Deleuze le souligne, c'est que: « loin de rechercher le devenir dans les choses, le français présente les événements comme les substances » 25.

Il s'ensuit que l'actualisation se décline surtout comme un processus de détermination spatio-temporelle: elle transforme, comme le pré-cisent encore J. P. Vinay et J. Darbelnet, « un concept qui cesse d'être une catégorie de choses ou de procès pour devenir une entité indivi-duelle qui s'insère dans la réalité » 26. Or, c'est précisément une telle détermination spatio-temporelle — désignée aussi comme « dramati-sation » —qui se marque dans l'acception propre à Deleuze du concept

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d'actualisation. Dans le texte de 1967 intitulé « La Méthode de dramatisation », on lit ainsi que: « Sous la dramatisation, l'Idée s'incarne ou s'actualise, se différencie. ( ... ) Ce sont les dynamismes spatio-temporels au sein des champs d'individuation qui déterminent les Idées à s'actualiser dans les aspects différentiels de l'objet. (...) "[M]ultiplicité" ( ... ) désigne un domaine où l'Idée ( ... ) ne peut être déterminée qu'avec les questions qui? comment? combien? où et quand? dans quel cas? toutes formes qui en tracent les véritables coordonnées spatio-temporelles. »27 En distinguant ainsi l'Idée du concept (lequel se définit, à cette période de son œuvre, justement comme « une notion abstraite »), Deleuze oppose, tout aussi décisivement que les études contrastives qu'on vient de citer, l'actualisation en tant que procès de différenciation spatio-temporelle aux catégories de choses statiques et indéterminées: « Un concept étant donné dans la représentation, nous ne savons rien encore. Nous n'apprenons que dans la mesure où nous découvrons l'Idée qui opère sous ce concept (...) [et] les dynamismes qui la déterminent à s'incarner. » 28 Reste à ajouter qu'au niveau du langage, ainsi que l'on s'y attendrait, de tels dynamismes s'expriment pour Deleuze — non moins que pour les comparatistes — avant tout par les verbes. En distinguant ce qui, au sein du langage même, renvoie à l'état de choses (le domaine de « l'actuel » et ce qui renvoie à l'événement (du domaine du « virtuel »), le passage suivant de Logique du sens peut se lire, au même titre, comme un constat du rapport différentiel entretenu par le français et l'anglais à l'actualisation: « D'une part les noms propres singuliers, les substantifs et adjectifs généraux qui marquent des mesures, des arrêts et des repos, des présences; d'autre part les verbes, qui emportent avec eux le devenir et son train d'événements réversibles, et dont le présent se divise à l'infini en passé et en futur.» 29

Toutefois, si Deleuze et des études de syntaxique comparée s'accordent sur leur détermination de l'actualisation comme procédure spatio-temporelle et sur la position privilégiée qu'entretient l'anglais à celle-ci, il y a une différence énorme dans leur manière de préciser cette procédure en fonction du couple des concepts actuel/virtuel. Qu'il existe une telle divergence n'a, bien entendu, rien de surprenant en soi: actuel et virtuel sont, après tout, les catégories déterminantes de l'onto-logie deleuzienne et se définissent dès lors au sein du réseau concep-tuel développé tout au long de son œuvre. Rappelons simplement ici que, si l'actuel désigne l'état de choses matériel et présent, la réalité en tant qu'elle est actuellement donnée, il ne se rapporte nullement, pour Deleuze, au virtuel comme résolution « en acte » ou opposition dialec-

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tique. Au contraire, Deleuze précise que le virtuel possède, non moins que l'actuel, une pleine réalité, constituée par les rapports différentiels et les distributions de singularités. Le virtuel se comprend ainsi comme composé des événements incorporels, idéels, dont la mise en rapport s'effectue par une ligne de temps pur », laquelle se divise à l'infini en passé et futur, toujours esquivant le présent: « les événements sont des singularités idéelles ( ...) leur temps n'est jamais le présent qui les effectue et les fait exister, mais l'Aiôn illimité, l'Infinitif où ils subsistent et insistent » 30. En caractérisant le rapport de l'actuel et du virtuel comme un « exchange », « de présupposition réciproque, ou de réversibilité » 31,

Deleuze accentue leur coexistence en tant que pôles d'un mouvement de différenciation, lequel est justement ce en quoi existe l'actualisation. D'où la formulation, critique pour nos propos présents: « le propre de la virtualité, c'est d'exister de telle façon qu'elle s'actualise en se différenciant, et qu'elle est forcée de se différencier, de créer ses lignes de différenciation pour s'actualiser »)32.

Or, en faisant de l'actualisation ce qui appartient au virtuel et, de ce fait, coexiste avec lui sur « le plan d'immanence » 33, Deleuze donne une tout autre accentuation au rapport entre ces deux « termes » que ne le font les comparatistes. Car, si ces derniers ne considèrent quasiment jamais le virtuel en dehors des processus d'actualisation et de désactualisation, ils ne le situent pas pour autant comme « sujet » de ce processus. Ainsi, loin de la précision que Deleuze donne à ce concept, « virtuel » se comprend dans les études contrastives comme le simple contraire de « ce qui est actualisé ». La notion abstraite est ainsi « virtuelle» en tant qu'elle est «désactualisée », étant envisagée hors de tout contexte d'une occurrence donnée et, de ce fait, indéterminée. On ne parlera pas, dès lors, tant d'une opposition de l'actuel et du virtuel, que de degrés d'actualisation ou de désactualisation. Certains auteurs établissent, ainsi, une graduation des formes verbales qui va du degré maximum d'actualisation (le prétérit, par exemple, lorsque celui-ci renvoie à une occurrence sur un axe temporel) aux degrés moindres (telle participe passé, où s'exprime un processus stabilisé) pour atteindre le degré minimum avec l'infinitif, lequel est considéré proche de la notion en tant que forme verbale non conjuguée à la fois statique et non déterminée 34.

Cela admis, si l'on essayait maintenant de tirer de cet entrecroisement de l'œuvre de Deleuze et de la syntactique comparée des conclusions pour une pensée de la « traduction chez Deleuze » (eu égard, au moins, à la spécificité du transfert interlinguistique anglais / français)

TRADUIRE DELEUZE· MINEURE··

c'est justement le fait que Deleuze comprend l'actualisation comme un processus temporel qui revient au virtuel et qui a lieu, pour ainsi dire, sur le plan du virtuel, qui nous semble entraîner un certain nombre de conséquences.

En premier lieu, en comprenant l'actualisation comme le propre du virtuel, Deleuze nous met en garde contre toute différentiation de l'anglais et du français qui déduirait de la propension du premier à l'actualisation une propension du deuxième au virtuel. Certes, Deleuze et la syntactique comparée s'accordent sur le fait que le français se marque par la double prédominance du substantif sur le verbe et des formes arrêtées sur le déroulement du temps, mais, justement, les substantifs et les formes qui «marquent des mesures, des arrêts, et des repos, des présences » ne constituent pas le propre du « virtuel » chez Deleuze. Au contraire, c'est précisément dans la mesure où ces formes expriment une moins grande «actualisation » qu'elles expriment une moins grande « virtualité ». Elles renvoient, tout compte fait, à ce qui se marque et se désigne dans le virtuel de la part de l'actuel (compris comme « produit » de l'actualisation, situé hors du plan du virtuel35), en hypostasiant, par là même, les processus en présences et en subordonnant le devenir à l'état de choses.

En deuxième lieu, il faut bien comprendre que ce dont il s'agit ici ne se réduit pas à une simple question de terminologie. Ce n'est pas, en d'autres termes, le fait que les comparatistes identifient « virtuel » et « notion abstraite » qui rendrait raison du différend esquissé ici. Que ce soit le cas appert clairement d'une considération du statut de l'infinitif — lequel, ainsi qu'on l'aurait aperçu, se marque autant pour Deleuze que pour la syntaxique comparée comme « virtuel », mais pour des raisons opposées. De fait, si l'on pourrait dire que Deleuze s'accorde avec les comparatistes lorsqu'ils attribuent à l'infinitif un degré maximum de « virtualisation » à titre d'une forme verbale non conjuguée, qui n'est pas encore dans le jeu des « déterminations grammaticales »36, il n'identifie nullement cette «non-détermination » à une absence de rapport au temps (ainsi que le fait, par contre, le rapprochement comparatiste de l'infinitif à la notion abstraite). Au contraire, pour être « non déterminé » du point de vue de la conjugaison et de l'expression d'un sujet, l'infinitif n'est nullement, pour Deleuze, « indéterminé » quant au temps: « il exprime le temps de l'événement pur ou du devenir, énonçant des vitesses et des lenteurs relatives indépendamment des valeurs chronologiques ou chronométriques que le temps prend dans les autres modes » 37. La seule exception à cette caractérisation de l'infinitif se révèle le verbe « être », dont l'infinitif n'est qu'une « expression vide indéterminée »,

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prise abstraitement pour désigner des modes et des temps définis. De ce fait, Deleuze oppose les deux verbes « devenir » et « être», en faisant correspondre le premier au temps de l'Aiôn, « qui ne cesse de se diviser dans la double direction simultanée du passé et de l'avenir »38, et le deuxième au Chronos, le temps présent. À cet égard, si l'utilisation des infinitifs en français marque, pour la syntaxique comparée, une propension du français au virtuel, il semblerait que, pour Deleuze, en revanche, cette possibilité sémiotique soit en quelque sorte désamorcée en français dans la mesure où celui-ci, en privilégiant des « points d'arrêt», imposerait le verbe « être »39

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Finalement, c'est le fait que, pour Deleuze, l'infinitif « enveloppe la temporalité interne de la langue »40 qui en distingue la compréhension de celle qu'en a la syntactique comparée. Mais la dimension du temps s'avère, au même titre, déterminante autant pour la pensée deleuzienne du virtuel que pour celle de l'actualisation effectuée par la syntaxe cette ligne « intensive » et « dynamique » qui porte la langue à sa limite. Du coup, la pensée de la traduction qu'on trouverait ainsi esquissée chez Deleuze suivrait indubitablement le fil de cette ligne du temps pur, laquelle — justement sous la forme d'un infinitif non déterminé — n'exprimerait rien de moins, selon Deleuze, que « l'événement du langage »41. En traduisant, il faudrait porter une attention particulière au « temps intérieur » qu'enveloppent les verbes et les sémantèmes, car, sans ceci, ce que Deleuze nomme « l'espace ouvert du langage » ne serait pas « déterminé conformément à telle ou telle langue »42.

L'anglais, à cet égard, a la chance d'être une langue marquée par le devenir, même si, pour paradoxal que cela puisse sembler, la traduction de ce concept même, celui du « devenir » constitue l'un des problèmes persistants auxquels sont confrontés les traducteurs de Deleuze en anglais. Question de l'infinitif, évidemment, car l'anglais, à la différence du français, ne peut utiliser cette forme verbale comme nom. Ce qui ne fait que confirmer que, si une pensée de la traduction chez Deleuze privilégiait bien la ligne du temps pur, ceci impliquerait que les transformations morphosyntaxiques qui en découlent épousent les tournants et les déviations d'une ligne toujours à tracer dans chaque langue selon sa temporalité interne 43.

(1) G. Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, p. 192. (2) Cf. Ibid., et G. Deleuze, « Préface: une nouvelle stylistique », repris dans Deux Régimes de Fous: Textes et Entretiens 1975-1995, David Lapoujade (dir.), Minuit, 2003, p. 346.

(3) G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues, Flammarion, 1977, p. 9.

(4) G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p. 199.

(5) Pourparlers, op. cit., p. 223

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(6) G. Deleuze, « Préface: une nouvelle stylistique », op. cit., p. 346. (7) G. Deleuze et F. Guattari, L'Anti-Œdipe, p. 158.

(8) C'est ainsi que s'intitule l'un des chapitres de Dialogues, op. cit.

(9) J'emprunte cette expression à Jean-Jacques Lecercle, Deleuze and Language, Londres,

Palgrave Macmillan, 2002, p. 224. (I0) Mille Plateaux, op. cit., p. 37. (11) Dialogues, op.cit., p. 48-51.

(12) « Preface to the English-Language Edition », in G. Deleuze & C. Parnet, Dialogues, New York, Columbia University Press, 1987, p. vii-x. Publiée en français sous le titre « Préface pour l'édition américaine de Dialogues », in Deux Régimes de fous, p. 284-287.

(13) R. Jakobson, « Aspects linguistiques de la traduction », in Essais de linguistique générale, Minuit, coll. « Points », 1963, p. 79.

(14) W. Benjamin, « La Tâche du traducteur », tr. M. de Gandillac, in Mythe et Violence, Denoël, 1971.

(15) J. Derrida, « La Double Séance », in La Dissémination, Seuil, 1972, p. 249.

(16) G. Deleuze, Critique et Clinique, Minuit, 1993, p. 141. (17) Pourparlers, op. cit., p. 223. (18) Cf. M. Foucault, « Les Mots qui saignent », in Dits et Écrits, Gallimard, vol. I, 1994, p. 424-427, et M. Blanchot, « Traduire », in L'Amitié, Gallimard, 1971, p. 69-73. Malgré leur brièveté, les textes écrits par Foucault et Blanchot sont tous les deux d'une grande portée.(19) Mille Plateaux, op. cit., chap. 4 et 5. (20) Ibid., p. 81. (21) Ibid., p. 172.

(22) J.P. Vinay & J. Darbelnet, Stylistique comparée du français et de l'anglais, Didier, 1977, p. 130-31.

(23) A. Chevrillon, Trois Études de la littérature anglaise, Plon, p. 222. Cité par Vinay et Darbelnet, op. cit., p. 102.

(24) Cf. par exemple C. Demanuelli & J. Demanuelli, La Traduction: mode d'emploi. Glossaire analytique, Masson, 1995, p. 133.

(25) Ch. Bailly, Linguistique générale et linguistique française, Francke, 1944. Cité par Vinay et Darbelnet, op. cit., p. 102.

(26) Vinay et Darbelnet, op. cit., p. 4.

(27) G. Deleuze, « La méthode de dramatisation » in Bulletin de la Société française de philosophie,

juillet-septembre 1967, p. 89, 101 & 92. (28) Ibid., p. 101.

(29) G. Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p. 37.

(30) Logique du sens, op. cit., p. 68-69.

(31) Cinéma 2: L'Image-Temps, Minuit, 1985, p. 94-95.

(32) Le Bergonisme, op. cit., p. IOO.

(33) Cf. G. Deleuze, « L'Actuel et le Virtuel », annexe à Dialogues, Flammarion, coll. « Champs »,

rééd., p. 180-181.

(34) Cf. J. Guillemin-Flescher, Syntaxe comparée du français et de l'anglais, Orphys, 1981, p. I0-12; et H. Chuquet & M. Paillard, Approche linguistique des problèmes de traduction, Orphys, 1987, p. 173-174. (35) Ibid.

(36) Cf. Logique du sens, op. cit., p. 256. (37) Mille Plateaux, op. cit., p. 322.

(38) Logique du sens, op. cit., p. 216.

(39) Mille Plateaux, op. cit., p. 36.

(40) Logique du sens, op. cit., p. 215.

(41) Ibid., p. 216.

(42) Ibid., p. 215.

(43) À ce propos, j'aimerais exprimer ma reconnaissance à Eon Yorck.