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JEAN ZIEGLER DESTRUCTION MASSIVE GÉOPOLITIQUE DE LA FAIM ÉDITIONS DU SEUIL 25, boulevard Romain-Rolland, Paris XIV e

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JEAN ZIEGLER

DESTRUCTION MASSIVE

GÉOPOLITIQUE DE LA FAIM

ÉDITIONS DU SEUIL25, boulevard Romain-Rolland, Paris XIVe

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« L’homme qui veut demeurer fidèle à la justicedoit se faire incessamment infidèle aux injusticesinépuisablement triomphantes. »

Charles Péguy

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Avant-propos

Je me souviens d’une aube claire de la saison sèche dans lepetit village de Saga, à une centaine de kilomètres au sud deNiamey, au Niger. Toute la région est en détresse. Plusieurs fac-teurs y conjuguent leurs effets : une chaleur jamais atteinte demémoire d’anciens, avec des pics à 47,5 degrés à l’ombre, unesécheresse de deux ans, une mauvaise récolte de mil lors du pré-cédent hivernage, l’épuisement des fourrages, une période desoudure1 de plus de quatre mois et même une attaque de criquets.Les murs des cases en banco2, les toits de paille, le sol sontchauffés à blanc. Le paludisme, les fièvres secouent les enfants.Les hommes et les bêtes souffrent de la soif et de la faim.

J’attends devant le dispensaire des sœurs de Mère Teresa.Le rendez-vous a été fixé par le représentant du Programmealimentaire mondial (PAM) à Niamey.

Trois bâtiments blancs, couverts de tôle. Une cour avec,au milieu, un immense baobab. Une chapelle, des dépôts et,

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1. On appelle soudure la période qui sépare l’épuisement de la récolteprécédente de la nouvelle récolte, période pendant laquelle les paysansdoivent acheter de la nourriture.

2. Briques faites d’un mélange de terre argileuse, de latérite sableuse,de paille hachée et de bouse de vache.

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tout autour, un mur de ciment interrompu par un portail defer.

J’attends devant le portail, au milieu de la foule, entouré demères.

Le ciel est rouge. Le grand disque pourpre du soleil montelentement à l’horizon.

Devant la porte de métal gris, les femmes s’agglutinent, levisage marqué par l’angoisse. Certaines ont des gestes ner-veux, tandis que d’autres, les yeux vides, montrent une infinielassitude. Toutes portent dans leurs bras un enfant, parfoisdeux, couvert de haillons. Ces tas de chiffons se soulèventdoucement au rythme des respirations. Beaucoup de cesfemmes ont marché toute la nuit, certaines même plusieursjours. Elles viennent de villages attaqués par les criquets, éloi-gnés de 30 ou 50 kilomètres. Elles sont visiblement épuisées.Devant la porte obstinément fermée, elles tiennent à peinedebout. Les petits êtres squelettiques qu’elles portent dansleurs bras semblent leur peser démesurément. Les mouchestournent autour des haillons. Malgré l’heure matinale, la cha-leur est étouffante. Un chien passe et fait se lever un nuage depoussière. Une odeur de sueur flotte dans l’air.

Des dizaines de femmes ont passé une ou plusieurs nuitsdans des trous creusés à mains nues dans le sol dur de la savane.Refoulées la veille ou l’avant-veille, elles vont, avec une infiniepatience, tenter leur chance une nouvelle fois ce matin.

Enfin, j’entends des pas dans la cour. Une clé tourne dansla serrure.

Une sœur d’origine européenne, aux beaux yeux graves, appa-raît, entrouvre le portail de quelques dizaines de centimètres. La

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grappe humaine s’agite, vibrionne, pousse, se colle au portail.La sœur soulève un haillon, puis un autre, un autre encore.

D’un rapide coup d’œil elle tente d’identifier les enfants quiont encore une chance de vivre.

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AVANT-PROPOS

Elle parle doucement, dans un haoussa parfait, aux mèresangoissées. Finalement une quinzaine d’enfants et leurs mèressont admis. La sœur allemande a les larmes aux yeux. Unecentaine de mères, refusées ce jour-là, demeurent silencieuses,dignes, totalement désespérées.

Une colonne se forme dans le silence. Ces mères-là abandon-nent le combat. Elles s’en iront dans la savane. Elles retourne-ront dans leur village, où la nourriture manque pourtant.

Un petit groupe décide de rester sur place, dans ces trousprotégés du soleil par quelques branches ou un morceau deplastique.

L’aube reviendra. Elles reviendront demain. Le portails’entrouvrira de nouveau pour quelques instants. Elles tente-ront à nouveau leur chance.

Chez les sœurs de Mère Teresa, à Saga, un enfant souffrantde malnutrition aiguë et sévère se rétablit au maximum endouze jours. Couché sur une natte, on lui administre à inter-valles réguliers un liquide nutritif par voie intraveineuse. Avecune douceur infinie, sa mère, assise en tailleur à côté de lui,chasse inlassablement les grosses mouches brillantes qui bour-donnent dans le baraquement.

Les sœurs sont souriantes, douces, discrètes. Elles portentle sari et le foulard blanc marqué des trois bandes bleues, cevêtement rendu célèbre par la fondatrice de l’ordre des Mis-sionnaires de la Charité, Mère Teresa, de Calcutta.

L’âge des enfants oscille entre six mois et dix ans. La plu-part sont squelettiques. Les os percent sous la peau, quelques-uns ont les cheveux roux et le ventre gonflé par lekwashiorkor, l’une des pires maladies – avec le noma – pro-

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voquées par la sous-alimentation.Certains trouvent la force de sourire. D’autres sont recro-

quevillés sur eux-mêmes, poussant de petits râles à peineaudibles.

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Au-dessus de chacun d’eux se balance une ampoule. Ellecontient le liquide thérapeutique qui descend goutte à goutteà travers le fin tuyau jusqu’à l’aiguille plantée dans le petitbras.

Environ soixante enfants sont en permanence en traitementsur les nattes des trois baraquements.

« Ils guérissent presque tous », me dit fièrement une jeunesœur du Sri Lanka préposée à la balance suspendue au milieude la baraque principale, où les enfants « hospitalisés » sontpesés quotidiennement.

Elle remarque mon regard incrédule.De l’autre côté de la cour, au pied de la petite chapelle

blanche, les tombes sont nombreuses.Elle insiste pourtant : « Ce mois-ci, nous n’en avons perdu

que douze, le mois dernier huit. »En passant plus tard plus au sud, à Maradi, où Médecins

sans frontières lutte contre le fléau de la sous-alimentation etde la malnutrition infantiles aiguës, j’apprends que le chiffredes pertes des sœurs de Saga est très bas, rapporté à lamoyenne nationale.

Les sœurs travaillent nuit et jour. Certaines ont manifeste-ment atteint l’extrême limite de l’épuisement.

Il n’existe aucune hiérarchie entre elles. Chacune vaque àsa tâche. Aucune ne jouit d’un quelconque pouvoir de com-mandement. Ici, il n’existe ni abbesse ni prieure.

Dans le baraquement, la chaleur est étouffante. Le groupeélectrogène et les quelques ventilateurs qu’il permettaitd’actionner sont en panne.

Je sors dans la cour. L’air tremble de chaleur.

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De la cuisine à ciel ouvert s’échappe l’odeur de la pâte demil qu’une jeune sœur prépare pour le repas de midi. Lesmères des enfants et les sœurs mangeront ensemble, assises surles nattes du baraquement central.

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AVANT-PROPOS

La lumière blanche du midi sahélien m’aveugle.Sous le baobab, un banc est dressé. La sœur allemande que

j’ai vue ce matin y est assise, épuisée. Elle me parle dans salangue. Elle ne veut pas que les autres sœurs la comprennent.Elle craint de les décourager.

« Vous avez vu ? me demande-t-elle d’une voix lasse.— J’ai vu. »Elle reste silencieuse, les bras noués autour de ses genoux.Je demande :« Dans chacun des baraquements, j’ai aperçu des nattes

vides… pourquoi ce matin n’avez-vous pas admis plus demères et d’enfants ? »

Elle me répond :« Les ampoules thérapeutiques coûtent cher. Et puis nous

sommes loin de Niamey. Les pistes sont mauvaises. Lescamionneurs exigent des frais de transport exorbitants… Nosmoyens sont réduits. »

La destruction, chaque année, de dizaines de millionsd’hommes, de femmes et d’enfants par la faim constitue lescandale de notre siècle.

Toutes les cinq secondes un enfant de moins de dix ans meurtde faim. Sur une planète qui regorge pourtant de richesses…

Dans son état actuel, en effet, l’agriculture mondiale pour-rait nourrir sans problèmes 12 milliards d’êtres humains, soitdeux fois la population actuelle.

Il n’existe donc à cet égard aucune fatalité.Un enfant qui meurt de faim est un enfant assassiné.

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À cette destruction massive, l’opinion publique oppose uneindifférence glacée. Tout au plus lui accorde-t-elle une atten-tion distraite lors de catastrophes particulièrement « visibles »,comme celle qui, depuis l’été 2011, menace d’anéantissement

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le chiffre exorbitant de 12 millions d’êtres humains dans cinq

pays de la Corne de l’Afrique.

Me fondant sur la masse des statistiques, graphiques, rap-

ports, résolutions et autres études approfondies issues des

Nations unies, des organisations spécialisées et autres instituts

de recherche, mais aussi des organisations non gouvernemen-

tales (ONG), j’entreprends, dans la première partie de ce livre,

de décrire l’étendue du désastre. Il s’agit de prendre la mesure

de cette destruction massive.

Près du tiers des 56 millions de morts civils et militaires au

cours de la Seconde Guerre mondiale ont été provoqués par la

faim et ses suites immédiates.

La moitié de la population biélorusse est morte de faim

durant les années 1942-431. La sous-alimentation, la tubercu-

lose, l’anémie ont tué des millions d’enfants, d’hommes et de

femmes dans toute l’Europe. Dans les églises d’Amsterdam,

de Rotterdam, de La Haye, les cercueils des morts de faim

s’entassèrent durant l’hiver 1944-452. En Pologne, en Nor-

vège, les familles tentèrent de survivre en mangeant des rats,

des écorces d’arbres3. Beaucoup moururent.

Comme les sauterelles du fléau biblique, les pilleurs nazis

s’étaient abattus sur les pays occupés, réquisitionnant les

réserves en vivres, les récoltes, le bétail.

Pour les détenus des camps de concentration, Adolf Hitler

avait conçu, avant la mise en œuvre du plan d’extermination

des Juifs et des Tziganes, un Hungerplan (Plan Faim) visant à

anéantir le plus de détenus possibles par la privation délibérée

et prolongée de nourriture.

1. Timothy Snyder, Bloodland, New York, Basic Books, 2010.

2. Max Nord, Amsterdam timjens den Hongerwinter, Amsterdam, 1947.

3. Else Margrete Roed, « The food situation in Norway », Journal of

American Dietetic Association, New York, décembre 1943.

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AVANT-PROPOS

Mais l’expérience collective de la souffrance par la faim despeuples européens eut, dans l’immédiat après-guerre, des consé-quences heureuses. De grands chercheurs, de patients prophètes,que personne ou presque n’avait écoutés auparavant, virent toutà coup leurs livres vendus à des centaines de milliers d’exem-plaires et traduits dans un grand nombre de langues.

La figure universellement connue de ce mouvement est unmédecin métis, natif du misérable Nordeste brésilien, JosuéApolônio de Castro, dont la Géopolitique de la faim, parue en1951, a fait le tour du monde. D’autres, issus d’une générationplus jeune et appartenant à des nations différentes, s’assurèrenteux aussi d’une influence profonde sur la conscience collectiveoccidentale. Parmi eux : Tibor Mende, René Dumont, l’AbbéPierre.

Créée en juin 1945, l’Organisation des Nations unies(ONU) fonda aussitôt la Food and Agricultural Organization(FAO / Organisation pour l’alimentation et l’agriculture) et, unpeu plus tard, le Programme alimentaire mondial (PAM).

En 1946, l’ONU lançait sa première campagne mondiale delutte contre la faim.

Enfin, le 10 décembre 1948, l’Assemblée générale del’ONU, réunie au palais de Chaillot à Paris, adopta la Décla-ration universelle des droits de l’homme, dont l’article 25 défi-nit le droit à l’alimentation.

La deuxième partie de ce livre rend compte de ce formi-dable moment d’éveil de la conscience occidentale.

Mais ce moment fut, hélas, de bien courte durée. Au seindu système des Nations unies, mais au cœur aussi de nombred’États membres, les ennemis du droit à l’alimentation étaient(et sont aujourd’hui) puissants.

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La troisième partie du livre les démasque.Privés de moyens adéquats de lutte contre la faim, la FAO

et le PAM survivent aujourd’hui dans des conditions difficiles.Et si le PAM parvient tant bien que mal à assumer une partie

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de l’aide alimentaire d’urgence dont les populations endétresse ont besoin, la FAO, elle, est en ruine. La quatrièmepartie du livre expose les raisons de cette déchéance.

Depuis peu, de nouveaux fléaux se sont abattus sur lespeuples affamés de l’hémisphère Sud : les vols de terre par lestrusts de biocarburants et la spéculation boursière sur les ali-ments de base.

La puissance planétaire des sociétés transcontinentales del’agro-industrie et des Hedge Funds, ces fonds qui spéculentsur les prix alimentaires, est supérieure à celle des États natio-naux et de toutes les organisations interétatiques. Leurs diri-geants, par leurs actions, engagent la vie et la mort deshabitants de la planète.

Les cinquième et sixième parties du livre expliquent pour-quoi et comment, aujourd’hui, l’obsession du profit, l’appât dugain, la cupidité illimitée des oligarchies prédatrices du capitalfinancier globalisé l’emportent – dans l’opinion publique etauprès des gouvernements – sur toute autre considération, fai-sant obstacle à la mobilisation mondiale.

J’ai été le premier rapporteur spécial des Nations unies pourle droit à l’alimentation. Avec mes collaborateurs et collabo-ratrices, des hommes et des femmes d’une compétence et d’unengagement exceptionnels, j’ai exercé ce mandat pendant huitans. Sans ces jeunes universitaires, rien n’aurait été possible1.Ce livre est nourri de ces huit années d’expériences et de com-bats menés ensemble.

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1. Je veux citer ici les noms de Sally-Anne Way, Claire Mahon, IoanaCismas et Christophe Golay. Notre site Internet : www.rightfood.org

Cf. aussi Jean Ziegler, Christophe Golay, Claire Mahon, Sally-AnneWay, The Fight for the Right to Food. Lessons Learned, Londres, Édi-tions Polgrave-Mac Millan, 2011.

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AVANT-PROPOS

J’y fais souvent référence aux missions que nous avonsmenées à travers les pays du monde frappés par la famine – enInde, au Niger, au Bangladesh, en Mongolie, au Guatemala,etc. Nos rapports d’alors révèlent d’une façon particulièrementéclairante la dévastation des populations les plus affligées parla faim. Ils dévoilent aussi les responsables de cette destructionde masse.

Mais on ne nous a pas toujours mené la vie facile.

Mary Robinson est l’ancienne présidente de la républiqued’Irlande et l’ancienne haut-commissaire des Nations unies pourles droits de l’homme. À l’ONU, peu de bureaucrates pardon-nent à cette femme aux beaux yeux verts, d’une extrême élé-gance et d’une intelligence aiguë, son humour féroce.

9 923 conférences internationales, réunions d’experts,séances interétatiques de négociations multilatérales ont eulieu en 2009 au palais des Nations, le quartier général euro-péen des Nations unies à Genève1. Leur nombre a été encoresupérieur en 2010. Nombre de ces réunions ont porté sur lesdroits de l’homme, et notamment sur le droit à l’alimentation.

Durant son mandat, Mary Robinson a montré peu de considé-ration pour la plupart de ces réunions. Elles relevaient trop sou-vent, selon elle, du choral singing. Le terme est presqueintraduisible : il fait référence à l’ancestrale coutume irlandaisedes chœurs villageois qui, le jour de Noël, vont de maison en mai-son, chantant d’une voix monocorde les mêmes refrains naïfs.

C’est qu’il existe des centaines de normes de droit interna-tional, d’institutions interétatiques, d’organismes non gouver-nementaux dont la raison d’être est l’endiguement de la faim

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et de la malnutrition.

1. Blaise Lempen, Genève. Laboratoire du XXIe siècle, Genève, Édi-tions Georg, 2010.

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Et de fait, d’un continent à l’autre, des milliers de diplo-mates, tout au long de l’année, font ainsi du choral singingavec les droits de l’homme, sans que jamais rien ne changedans la vie des victimes. Il faut comprendre pourquoi.

Combien de fois n’ai-je entendu, à l’occasion des débats quisuivaient mes conférences en France, en Allemagne, en Italie,en Espagne, des objections du type : « Monsieur, si les Afri-cains ne faisaient pas des enfants à tort et à travers, ils auraientmoins faim ! »

C’est que les idées de Thomas Malthus ont la vie dure.Et que dire des seigneurs des trusts agroalimentaires, des

éminents dirigeants de l’Organisation mondiale du commerce(OMC), du Fonds monétaire international (FMI), des diplo-mates occidentaux, des « requins tigres » de la spéculation etdes vautours de l’« or vert » qui prétendent que la faim, phé-nomène naturel, ne saurait être vaincue que par la nature elle-même : un marché mondial en quelque sorte autorégulé ?Celui-ci créerait, comme par nécessité, des richesses dontbénéficieraient tout naturellement les centaines de millionsd’affamés…

Le roi Lear nourrit une vision pessimiste du monde. Àl’intention du comte de Gloucester, aveugle, le personnage deShakespeare décrit un monde « misérable » (wrechet world),tellement évidemment misérable que « même un aveugle pour-rait se rendre compte de sa marche » (a man may see how thisworld goes without eyes). Le roi Lear a tort. Toute conscienceest médiatisée. Le monde n’est pas « self-evident », il ne se

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donne pas à voir immédiatement, tel qu’il est, même aux yeuxde ceux qui jouissent d’une bonne vue.

Les idéologies obscurcissent la réalité. Et le crime, de soncôté, avance masqué.

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AVANT-PROPOS

Les vieux marxistes allemands de l’École de Francfort,Max Horkheimer, Ernst Bloch, Theodor Adorno, Herbert Mar-cuse, Walter Benjamin, ont beaucoup réfléchi à la perceptionmédiatisée de la réalité par l’individu, aux processus en vertudesquelles la conscience subjective est aliénée par la doxad’un capitalisme de plus en plus agressif et autoritaire. Ils ontcherché à analyser les effets de l’idéologie capitaliste domi-nante, à la manière dont celle-ci conduit l’homme, dès sonenfance, à accepter de soumettre sa vie à des fins lointaines :en le privant des possibilités d’autonomie personnelle parlaquelle s’affirme la liberté.

Certains de ces philosophes parlent de « double histoire » :d’un côté l’histoire événementielle, visible, quotidienne, et del’autre l’histoire invisible, celle de la conscience. Ils montrentque la conscience est travaillée par l’espérance dans l’Histoire,l’esprit d’utopie, la foi active en la liberté. Cette espérance aune dimension eschatologique laïque. Elle nourrit une histoiresouterraine qui oppose à la justice réelle une justice exigible.

« Ce n’est pas seulement la violence immédiate qui a permisà l’ordre de se maintenir, mais que les hommes eux-mêmes ontappris à l’approuver », écrit Horkheimer1. Pour changer la réa-lité, libérer la liberté dans l’homme, il faut renouer avec cetteconscience anticipatrice (vorgelagertes Bewusstsein)2, cette forcehistorique qui a pour nom utopie, révolution.

Or, de fait, la conscience eschatologique progresse. Au seindes sociétés dominantes d’Occident, notamment, de plus enplus de femmes et d’hommes se mobilisent, luttent – affrontentla doxa néolibérale sur la fatalité des hécatombes. De plus en

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1. Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie pratique, Paris,Éditions Gallimard, 1971, p. 10-11. Préface à la réédition.

2. Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung (Le principe espérance),Francfort am Main, Éditions Suhrkamp, 1953.

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plus s’impose une évidence : la faim est faite de mainsd’hommes, et peut être vaincue par les hommes.

Demeure la question : comment terrasser le monstre ?Délibérément ignoré des opinions publiques occidentales, un

formidable éveil des forces révolutionnaires paysannes se pro-duit sous nos yeux dans les campagnes de l’hémisphère Sud.Des syndicats paysans transnationaux, des ligues de cultivateurset d’éleveurs luttent contre les vautours de l’« or vert » et contreles spéculateurs qui tentent de leur voler leurs terres. C’est laforce principale du combat contre la faim.

Dans l’épilogue, je reviens sur ce combat et l’espérancequ’il nourrit. Sur la nécessité, pour nous, de le soutenir.

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Table des matières

Avant-propos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

PREMIÈRE PARTIE

Le massacre

1. Géographie de la faim . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232. La faim invisible . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 493. Les crises prolongées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55

Postscriptum 1 : Le ghetto de Gaza . . . . . . . . . . . . . . 64Postscriptum 2 : Les réfugiés de la faim

de la Corée du Nord . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 694. Les enfants de Crateùs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 735. Dieu n’est pas un paysan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 776. « Personne n’a faim en Suisse ». . . . . . . . . . . . . . . . . 857. La tragédie du noma . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89

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DEUXIÈME PARTIE

Le réveil des consciences

1. La faim comme fatalité.Malthus et la sélection naturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . 103

2. Josué de Castro, première époque . . . . . . . . . . . . . . . 1093. Le « plan Faim » d’Adolf Hitler . . . . . . . . . . . . . . . . 1254. Une lumière dans la nuit :

les Nations unies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1375. Josué de Castro, deuxième époque.

Un bien encombrant cercueil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145

TROISIÈME PARTIE

Les ennemis du droit à l’alimentation

1. Les croisés du néolibéralisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1552. Les cavaliers de l’Apocalypse . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1753. Quand le libre-échange tue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1874. Savonarole au bord du Léman . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193

QUATRIÈME PARTIE

La ruine du PAM et l’impuissance de la FAO

1. L’effroi d’un milliardaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2012. La grande victoire des prédateurs . . . . . . . . . . . . . . . 213

3. La nouvelle sélection . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2214. Jalil Jilani et ses enfants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2255. La défaite de Diouf . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231

Postscriptum : Le meurtre des enfants irakiens . . . . . 238

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CINQUIÈME PARTIE

Les vautours de l’« or vert »

1. Le mensonge . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2512. L’obsession de Barack Obama . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2573. La malédiction de la canne à sucre . . . . . . . . . . . . . . 261

Postscriptum : l’enfer de Gujarat . . . . . . . . . . . . . . . . 2714. Recolonisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273

SIXIÈME PARTIE

Les spéculateurs

1. Les « requins tigres » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2872. Genève, capitale mondiale

des spéculateurs agroalimentaires . . . . . . . . . . . . . . . . 3053. Vol des terres, résistance des damnés . . . . . . . . . . . . 3114. La complicité des États occidentaux . . . . . . . . . . . . . 327

L’espérance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 333Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343