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Thomas Tulinski Journées d’étude sur L’immanence des vérités 1 er octobre 2018 1 Esquisse d’une classification des infinis supérieurs « Il faut […] renoncer à Dieu sans perdre aucun de ses avantages. » EE3, 38 Résumé. Angélologue dans le paradis infini des infinis de Cantor, j’esquisse une classification de la hiérarchie céleste des infinis supérieurs 1 et expose quelques rudiments du formalisme mathématique dans lequel elle se formule 2 . Pour ce faire, je pars de « l’objection concernant l’indécidabilité de l’hypothèse du continu » (EE3, 65-70) qui argue de l’indétermination de l’arithmétique cardinale transfinie due au forcing pour conclure à l’impossibilité que l’univers classique tienne lieu de référent ontologique absolu à la théorie des pures multiplicités. La critiquer me conduira tout à la fois à retenir ce qui d’elle peut valoir et à spécifier ce que l’ on doit attendre des axiomes de grands cardinaux, après quoi j’esquisse la classification proprement dite avec pour critère central leur mode de conceptualisation et pour terme quelques éléments philosophiques en matière d’absolu. Une série de remarques sur l’identité des mathématiques et de l’ontologie me conduit à avancer l’idée d’une autre orientation dans la pensée de l’être. 0. Indétermination, axiomatisation et infinis supérieurs……………1-7 1. Les infinis de transcendance……………………………………..7-8 2. Les infinis de résistance à la partition…………...……………....8-9 3. Les infinis de poussée immanente des très grandes parties……..9-11 4. Les infinis d’approximation de l’absolu……………………….11-17 5. Ontologie, mathématiques et orientation réelle de la pensée.....17-23 1 Les ouvrages de référence en la matière sont : le très didactique Dehornoy P., La théorie des ensembles, Calvage & Mounet, Paris, coll. « Tableau noir », 2017 ; la fameuse monographie de Kanamori A., The Higher Infinite. Large cardinals in set theory from their beginnings, Berlin, Springer, 2003 ; le canonique Foreman M., Kanamori A. & al., Handbook of Set Theory, Springer, Berlin, Matthew Foreman and Akihiro Kanamori, 2010, vol. 1-3 et le subtil manuel de Poizat B., A course in model-theory. An introduction to contemporary mathematical logic, Springer, Berlin, 2000. 2 Badiou, A., L’immanence des vérités. L’être et l’événement 3, Fayard, Paris, Ouvertures, 2018. Par commodité, je me référerai désormais aux volumes de la trilogie par l’acronyme EEX, où X {1, 2, 3}.

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Page 1: Esquisse d’une classification des infinis supérieursLarge cardinals in set theory from their beginnings, Berlin, Springer, 2003 ; le canonique Foreman M., Kanamori A. & al., Handbook

Thomas Tulinski Journées d’étude sur L’immanence des vérités – 1er octobre 2018

1

Esquisse d’une classification des infinis supérieurs

« Il faut […] renoncer à Dieu sans perdre aucun de ses avantages. »

EE3, 38

Résumé. Angélologue dans le paradis infini des infinis de Cantor,

j’esquisse une classification de la hiérarchie céleste des infinis

supérieurs1 et expose quelques rudiments du formalisme mathématique

dans lequel elle se formule2. Pour ce faire, je pars de « l’objection

concernant l’indécidabilité de l’hypothèse du continu » (EE3, 65-70)

qui argue de l’indétermination de l’arithmétique cardinale transfinie

due au forcing pour conclure à l’impossibilité que l’univers classique

tienne lieu de référent ontologique absolu à la théorie des pures

multiplicités. La critiquer me conduira tout à la fois à retenir ce qui

d’elle peut valoir et à spécifier ce que l’on doit attendre des axiomes de

grands cardinaux, après quoi j’esquisse la classification proprement dite

avec pour critère central leur mode de conceptualisation et pour terme

quelques éléments philosophiques en matière d’absolu. Une série de

remarques sur l’identité des mathématiques et de l’ontologie me

conduit à avancer l’idée d’une autre orientation dans la pensée de l’être.

0. Indétermination, axiomatisation et infinis supérieurs……………1-7

1. Les infinis de transcendance……………………………………..7-8

2. Les infinis de résistance à la partition…………...……………....8-9

3. Les infinis de poussée immanente des très grandes parties……..9-11

4. Les infinis d’approximation de l’absolu……………………….11-17

5. Ontologie, mathématiques et orientation réelle de la pensée.....17-23

1 Les ouvrages de référence en la matière sont : le très didactique Dehornoy P., La théorie des ensembles, Calvage

& Mounet, Paris, coll. « Tableau noir », 2017 ; la fameuse monographie de Kanamori A., The Higher Infinite.

Large cardinals in set theory from their beginnings, Berlin, Springer, 2003 ; le canonique Foreman M., Kanamori

A. & al., Handbook of Set Theory, Springer, Berlin, Matthew Foreman and Akihiro Kanamori, 2010, vol. 1-3 et le

subtil manuel de Poizat B., A course in model-theory. An introduction to contemporary mathematical logic,

Springer, Berlin, 2000. 2 Badiou, A., L’immanence des vérités. L’être et l’événement 3, Fayard, Paris, Ouvertures, 2018. Par commodité,

je me référerai désormais aux volumes de la trilogie par l’acronyme EEX, où X ∈ {1, 2, 3}.

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Thomas Tulinski Journées d’étude sur L’immanence des vérités – 1er octobre 2018

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0. Indétermination, axiomatisation et infinis supérieurs

Au début des années 30, Gödel a démontré que si les axiomes standards de la théorie

des ensembles sont cohérents, alors affirmer l’hypothèse du continu est cohérent avec

eux. Puisque Cohen a prouvé, d’une autre manière, que, si ces axiomes sont cohérents,

alors la négation de l’hypothèse du continu est cohérente avec eux, ce n’est rien moins

que la proposition la plus importante de la théorie des ensembles qui s’est avérée

indécidable relativement à ses axiomes, comme Gödel l’avait du reste conjecturé dès

19473. Ce fut une véritable révolution, à tel point que certains mathématiciens se

refusèrent d’apprendre la méthode de Cohen, voire cessèrent tout simplement de faire de

la théorie des ensembles – qu’on songe à l’exemple de Paul Erdös4.

Le point crucial pour le comprendre est que la méthode du forcing5, qui fournissait

un procédé très systématique et tout à fait général de prouver des résultats

d’indépendance, a induit par là même une prolifération invraisemblable de modèles6 de

l’univers des ensembles tous plus étranges les uns que les autres, si bien qu’il devenait

plus difficile de l’identifier et le ré-identifier à travers ses instanciations différenciées que

le bateau de Thésée. En particulier, l’arithmétique cardinale transfinie s’est révélée

franchement sous-déterminée par ZFC7, ce qui signifie que notre concept de nombre

transfini – notre opérateur de mesure des multiplicités infinies – est infecté d’ambiguïté :

dans un modèle, les réels sont dénombrables (au sens du modèle), dans un autre un infini

supérieur s’effondre jusqu’à être aussi petit (au sens du modèle) qu’un un cardinal

singulier indénombrable infini ordinaire.

Si l’on admettait l’hypothèse spéculative selon laquelle l’un n’est pas et il faut

attendre des mathématiques qu’elles formalisent la théorie des pures multiplicités à quoi

s’identifierait en ce cas l’ontologie générale8, on devrait alors conclure que leur

3 Gödel, K., « What is Cantor’s Continuum Problem? », vol. 54, no 9, 1947/64, p. 515-525. 4 Voyez ce qu’en dit Mirna Dzamonja dans Dzamonja M. & Kant D., "Interview with a set theorist", preprint. 5 Une analogie de Lawvere pour comprendre l’idée du forcing : c’est est une « localisation de la vérité » (ou, pour

Badiou, de la véridicité). 6 Pour voir le caractère paradoxal de la méthode de Cohen, il suffit de considérer un modèle comme un autre

univers et le forcing comme une manière de refaire cet univers ou comme une manière de faire des mondes

absolument nouveaux dans cet univers. 7 L’exemple le plus saisissant est sans doute le théorème prouvé par Easton en 1970, en considérant des classes

propres plutôt que des ensembles de conditions, ainsi qu’en itérant le forcing : soit F est une fonction qui à tout

cardinal régulier κ associe F(κ), et soit κ un cardinal régulier. Si F est croissante (telle que si κ < λ, alors F(κ) <

F(λ)), et si F vérifie la loi de König (cf(F(κ)) > κ), alors il existe un modèle où F(κ) = 2κ pour tout cardinal régulier

κ ! 8 Contre sa lettre, qu’il a du reste renié, l’esprit de l’hypothèse de Badiou ne saurait être que les mathématiques

sont l’ontologie, car alors il y aurait des êtres qui ne seraient pas des formes possibles du multiples, telle que la

catégorie des ensembles et bien d’autres catégories – car elles sont légions – dont les flèches ne sont pas des

applications et les objets, pas des ensembles.

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proposition théorique centrale en ce sens, l’axiomatique ZFC, ne dit rien d’intrinsèque

sur ce que c’est que l’être en tant qu’être, imparfaite en cela qu’équivoque. Donc, si

l’univers des ensembles est un référent, il ne l’est que de manière relative à d’autres

référents possibles : ailleurs, hors du lieu classique, l’être se dit en d’autres sens. En fin

de compte, on a montré que l’être générique des vérités implique la relativité de

l’ontologie9. Autrement dit : il y a une infection rétroactive de l’universalité de quelques

formes possibles de l’être multiple sur l’absoluité de la théorie de toutes les formes

possibles de l’être multiple10 ; ou encore : de ce que la différence de la vérité et du savoir,

ou de la pensée et de la connaissance, est contradiction, il suit que l’encyclopédie

universelle n’est pas invariante par traduction11.

Puisqu’il est absurde que l’être en tant qu’être soit intrinsèquement indéterminé, en

ce qu’il serait alors au moins déterminé par cela qu’il est seul à ne l’être pas12, il suit que

ZFC ne constitue pas, en l’état, une axiomatique suffisante de l’ontologie, donc, que ZFC

n’est pas l’ontologie. Pour dépasser cette limitation de fait, il suffirait, en principe, de

maximiser la puissance de la théorie autant que possible en la complétant par les axiomes

qui lui manquent. C’est le fameux programme esquissé par Gödel en 1947 et remanié en

1964 : il se peut que ZFC + de nouveaux axiomes déterminent ce que c’est que l’être en

tant qu’être et donc constituent la bonne axiomatisation de la théorie des multiplicités.

9 Il faut à tout prix bien distinguer le concept de véridicité, qui se dit d’un jugement ou d’une proposition, de celui

de vérité, qui est un type d’être singulier dont l’essence est d’être générique – quelconque, indiscernable,

innommable. Pour le dire vite, dans le système de Badiou, le concept ordinaire de vérité en mathématiques et en

logique coïncide avec celui de véridicité, tandis que le concept d’ensemble générique (ce qu’on adjoint par forcing

à l’univers dont on part, au ground model) s’identifie à celui de vérité. En particulier, il ne faut pas confondre la

véridicité d’une formule obtenue par forcing de la vérité en tant que multiplicité générique ainsi produite où la

véridicité de la formule s’avère. On voit alors avec clarté que la distinction du savoir et de la vérité permet d’éviter

le problème central de la théorie des ensembles, à savoir que le forcing révèle une indétermination radicale du

concept d’ensemble : si la véridicité est la vérité, alors les vérités varient par forcing, mais si la vérité est différente

de la véridicité de ce qu’elle est l’extension générique, alors la vérité fait éclater la véridicité. 10 Qui a lu l’EE2, les Logiques des mondes, pourrait s’étonner que le multiple soit tantôt dit réel par différence

d’avec les mondes possibles, tantôt qualifié de forme possible de l’être. Je propose la clarification terminologique

suivante : on dit de tout ce qui a un mathème mais n’est pas une forme possible du multiple, qu’il est « abstrait »

et « concret » sinon. Ainsi, le tout (Ω) ou l’absolu (V), de même que la nature (la classe Ord), sont abstraits, tandis

que le vide (∅), le discret (ℵ0) ou continu (ℵ1) sont concrets. C’est un emprunt lexical à Peter Freyd : soit 𝒞 une

catégorie quelconque ; on dit de 𝒞 qu’elle est « concrete » si et seulement si, par définition, il existe un foncteur

ℱ de 𝒞 dans Ens qui est fidèle (si la restriction de ℱ à un ensemble de morphismes de 𝒞 est injective), elle est

« abstraite » sinon. En 1962, il a démontré que la catégorie de l’homotopie, Hom, est abstraite : sa relation à

l’univers des ensembles n’est pas la fidélité, elle le trahit. Voyez Freyd P., “Homotopy is not concrete”, Reprints

in Theory and Applications of Categories, n°6, 2004, pp. 1-10. 11 Il y a des lois multiverselles génériques (des prédicats à la véridicité constante, qui sont nécessairement

véridiques ou nécessairement non-véridiques), et il y a des propositions relatives (des prédicats à la véridicité

variable, qui peuvent être véridiques et peuvent être non-véridiques, ainsi de HC) 12 Mais cette détermination n’est qu’extrinsèque, puisqu’elle se déduit d’une comparaison de l’être en tant qu’être

à des étants particuliers, objectera l’existentialiste : il est certes absurde mais pas impossible que l’être soit

intrinsèquement indéterminé, et nous, un signe sans sens.

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Parmi ces axiomes rêvés, le premier candidat est une famille d’hypothèses, connues

depuis les années 30, qui ressemblent à l’axiome de l’infini de ce qu’elles énoncent

l’existence d’un infini supérieur, qu’on appelle un grand cardinal, qui est à l’infini

ordinaire ce que l’infini ordinaire est au fini. Et puisqu’aucune hypothèse de cette sorte

n’est démontrable dans ZFC, car le contraire contredirait aussitôt le second théorème

d’incomplétude, elles sont bel et bien des axiomes. Mais alors, demandera-t-on aussitôt,

comment s’assurer que ces nouveaux axiomes de l’ontologie soient vrais ? En fait, on ne

peut jamais savoir si un axiome de grand cardinal est ‘vrai’, mais il peut arriver que l’on

conclue qu’il est absurde, donc, qu’il n’est même pas faux et ne peut pas être vrai, si une

contradiction suit de sa supposition. Admettre l’existence d’un infini supérieur revient

dès lors à parier, à parier que tout le monde aura beau inspecter l’univers des ensembles

dans ses moindres détails, personne ne pourra jamais trouver de contradiction, à parier

que, stigmate du réel, l’impossible fait foi, à la manière d’un billet de banque dont on

n’obtiendrait jamais de palper son équivalent d’or. Un axiome de grand cardinal qui,

ayant été énoncé depuis fort longtemps, sans pour autant qu’une contradiction en ait été

déduite, bénéficierait certes de l’évidence partielle d’une induction incomplète, mais

devrait encore se justifier soit par sa conformité morale à une représentation a priori de

ce que doit être l’univers des ensembles – réflexif, itératif, uniforme, inépuisable… –, soit

par son utilité à la pratique mathématique ordinaire – ainsi de la preuve par Andrew Wiles

du dernier théorème de Fermat, qui suppose l’existence d’un cardinal inaccessible en

l’espèce d’un univers de Grothendieck13.

Toute la question est alors de savoir si ces axiomes sont les bons. Autrement dit, à

supposer que nous ayons formulé tous les axiomes de grands cardinaux qui soient vrais

et que nous le puissions savoir, aurait-on pour autant saturé l’axiomatique de l’ontologie

générale de sorte qu’elle détermine l’être en tant qu’être de manière purement univoque,

c’est-à-dire qu’elle décide toutes ses propriétés intrinsèques et seulement elles ? Eh bien

précisément pas. Un théorème démontré par Levy et Solovay en 196714 admet pour

corollaire que les axiomes de grands cardinaux ne peuvent pas décider l’hypothèse du

continu : la zone entre le discret et le continu, de même que celle entre n’importe quel

cardinal et son successeur, reste ambigüe. De là qu’il y ait d’autres axiomes de l’ontologie

13 Par souci de simplicité, j’exclus de l’exposé ces modes de justification, qui constituent de toute évidence un

critère essentiel de classification, avec le mode de conceptualisation, soit la loi de présentation abstraite à laquelle

s’assujettit une multiplicité infinie supérieure pour se pouvoir penser comme telle. 14 Lévy, A., et Solovay, R., « Measurable cardinals and the continuum hypothesis », no 5, 1967, p. 234–248.

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générale que les axiomes de grands cardinaux, comme par exemple les axiomes de forcing

dit propre. Mais, puisque les axiomes de grands cardinaux font l’objet d’un consensus

relatif au sein de la communauté des théoriciens des ensembles, la compatibilité avec ces

axiomes reste souvent un critère de sélection de ces autres axiomes.

Grossièrement, on peut alors distinguer deux programmes de recherche d’axiomes

suivi par l’école californienne de théorie des ensembles, qui méritent plus ou moins que

nous y placions nos espoirs : le programme du multivers générique et de la Ω-conjecture,

plutôt en vigueur entre les années 80 et 2000, et le programme de l’hyperunivers et de la

L-ultime conjecture, qui consiste à chercher un axiome d’extension ultime du

constructible pour lequel il n’y a pas de généralisation du théorème de Scott, défendu

aujourd’hui encore15. Lorsque Badiou se réfère à la recherche d’axiomes entreprise par

Woodin, il passe cette différence sous silence, ce qui se comprend, car le second

programme offre plus que l’ontologie de la finitude que la cohérence qu’elle partage avec

celle de l’infini : la préférence théorique de la communauté des théoriciens des ensembles.

Sans entrer dans les détails, notons ce fait déconcertant que les deux programmes

divergent quant au problème du continu : si la Ω-conjecture est vraie, l’hypothèse du

continu est essentiellement fausse (elle est fausse dans le monde où elle vit de tous les

univers du multivers générique), tandis que si la L-ultime-conjecture est vraie,

l’hypothèse du continu est vraie.

Donc, nous savons qu’il existe une axiomatique parfaite de la théorie des

multiplicités, cependant que nous ignorons quelle elle est. Tout au plus pouvons-nous

stipuler que le seul nouvel axiome que les théoriciens des ensembles s’accordent à

reconnaître comme standard est l’axiome dit de détermination projective, équivalent à

l’existence d’une infinité de cardinaux de Woodin et qui permet une unification

remarquable de toutes les propriétés topologiques des ensembles projectifs. Il est alors

évident qu’en dernier recours, la justification de la thèse méta-ontologique selon quoi

« (ZFC + AD + les bons AGC + d’autres axiomes) = ontologie générale », dépend du

développement historique ultérieur, positif et imprévisible, de la théorie des ensembles,

avec ses aléas spéculatifs et ses aventures théoriques, parmi quoi il serait malhonnête de

15 Pour plus de précisions, écouter Woodin, H., “The Continuum Hypothesis and the search for Mathematical

Infinity”, The Copernicus Center for Interdisciplary Studies, Poland, 2015.

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ne pas compter un certain pluralisme ensembliste dans le style de pensée modèle-

théorique16 et l’orientation générique.

Il n’est donc pas sans dangers de suivre « l’orientation transcendante » (EE1, 313-

314) de la pensée qui la pousse ainsi à escalader la très haute hiérarchie des grands

cardinaux, dont certains s’avéreront de « grandioses fictions » (EE1, 487). Qui ne s’en

effraierait devrait au moins être découragé par le fait suivant : il y a beaucoup de

multiplicités infinies supérieures… En effet, il y a les mondaines, les faiblement

inaccessibles, α-inaccessibles, inaccessibles, hyper-inaccessibles, celles de Mahlo, α-

Mahlo, hyper-Mahlo, les réfléchissantes, les faiblement compactes, les indescriptibles,

totalement indescriptibles, les λ-indépliables, les λ-rusées, rusées, les éthérées, les

subtiles, les presqu’ineffables, ineffables, n-ineffables, totalement ineffables, les

remarquables, les α-Erdös, les indiscernables, les γ-itérables, les γ-Erdös, les presque-

Ramsey, celles de Jonsson, celles de Rowbottom, celles de Ramsey, les ineffablement

Ramsey, complètement Ramsey, fortement Ramsey, super-Ramsey, les mesurables,

celles de Reinhardt, celles de Berkeley, les λ-fortes, fortes, les hautes, celles de Woodin,

les faiblement hyper-Woodin, celles de Shelah, les hyper-Woodin, les super-fortes, n-

super-fortes, les sous-compactes, fortement compactes, super-compactes, hyper-

compactes, les η-étirables, étirables, celles du principe de Vopénka, les Shelah-super-

compactes, les presqu’énormes, énormes, super-énormes, n-énormes... c’est un véritable

« don juanisme de l’être »17 ! mais où s’arrête cette prolifération vertigineuse ?

En un sens, celui où une opération, à chaque itération, reproduit les conditions de son

application, elle est elle-même infinie, mais on verra qu’en un autre sens, celui en lequel

le possible de l’existence finie limite dialectiquement la puissance infinie de l’être, elle a

16 Voir en particulier Hamkins, J. D., “The set-theoretic multiverse”, The Review of Symbolic Logic, 5, pp. 416–

449, 2012 pour une discussion critique de ce programme ; Väänänen, J., “Multiverse set theory and absolutely

undecidable propositions”, in Interpreting Gödel, Kennedy, J. (ed.), Cambridge University Press, 2014, pp. 180-

208 sur l’indécidabilité relative à une axiomatique et la possibilité (ou non) d’une indécidabilité absolue ; Martin,

D. A., “Multiple universes of sets and indeterminate truth values”, Topoi, 20(1), pp. 5–16, 2001. Pour la

formulation modale de la forcabilité, analogue à la formulation modale de la prouvabilité par Solovay, voyez

Hamkins, J., “The modal logic of forcing”, Transactions of the American Mathematical Society, 360(4), pp. 1793–

1817, 2007. Pour les rapports entre logique de forcing, sémantique intuitionnistes et logique interne des topoï,

développés par le subtil André Joyal dans des recherches non-publiées, voyez Osius, G., “A note on Kripke-Joyal

semantics for the internal language of topoi”, Model theory and topoi, Springer, LNM 445, 1975, pp. 349-354. En

général, comme l’ont remarqué Bénabou, Lawvere et Tierney, les topos sont exactement les modèles

intuitionnistes de la théorie des ensembles, voyez ce qu’en dit Cartier, P., « Un pays dont on ne connaîtrait que le

nom. Grothendieck et les ‘motifs’ », IHES, janvier 2009. Notez, en particulier, que le topos ponctuel, la catégorie

des faisceaux sur un espace réduit à un point, n’est autre que la catégorie des ensembles, avec sa logique classique !

comme si on pouvait voir l’être en tant qu’être d’un pur regard sans œil et, donc, sans point de vue. À cet égard,

on peut lire le « basic argument » en faveur de la possibilité des représentations absolues avancé par Moore, A.

W., Points of view, Oxford University Press, ch. 4-5, 1997. 17 Badiou, A., Séminaire. Séance du 28 mai 1988

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une fin. Encore serait-il nettement plus aisé d’escalader la hiérarchie céleste du Pseudo-

Denys réglée par « la dématérialisation ascendante des anges[, qui] allait des anges

simples, messagers de Dieu auprès des hommes, jusqu’aux ultimes jouissances d’amour

qui dissolvent les séraphins dans la lumière, en passant par les degrés rationnellement

définis que sont les archanges, les principautés, les puissances, les vertus, les

dominations, les trônes et les chérubins. » (EE3, 280-281). Il faut en tout cas saluer Alain

Badiou d’avoir le premier fourni la classification philosophique des infinis supérieurs, en

projetant cette complexité sur la clarté de quatre types, chacun unifié par une loi de

présentation abstraite et tous ordonnés par degrés croissants de puissance et de force de

consistance : les infinis de transcendance, les infinis de résistance à la partition, les infinis

de poussée immanente des très grandes parties, les infinis approximant l’absolu. Tandis

que les deux premiers sont de type négatif ou réactif, en tout cas extrinsèques, les deux

autres, intrinsèques, sont pleinement positifs et affirmatifs.

1. Les infinis de transcendance

On accède aux infinis de transcendance par une logique purement apophatique

analogue à celle de la théologie négative. Étant donné le champ des possibilités déterminé

par le schème opératoire standard de la théorie des ensembles, lequel comprend les deux

opérations constructives fondamentales de réunion et d’ensemble des parties, on dit de

tout infini qui n’est pas accessible dans ce champ, qu’il est « transcendant ».

Mathématiquement, on utilise le concept de cofinalité. Soit (A, <) un ensemble totalement

ordonné et B une partie de A, elle est dite « cofinale dans A » si et seulement si tout

élément a de A est majoré par un élément b de B. De manière équivalente, on dit d’une

suite croissante (xi)i∈I définie sur I et à valeurs dans A, qu’elle est « cofinale dans A » si

et seulement tout élément a de A est majoré par un certain terme xi. La cofinalité de A,

c’est simplement le plus petit ordinal indexant une suite non-bornée cofinale dans A.

Autrement dit, c’est le plus petit nombre de pas à faire pour arriver au bout de A. Par

exemple, si α est un ordinal fini, sa cofinalité est le singleton de son plus grand élément,

mettons {a} : je dois donc marcher autant de pas qu’il n’a d’éléments. Un ordinal dont la

cardinalité est égale à la cofinalité s’appelle « régulier », « singulier » sinon. Par

exemple, ℵω est plus grand que ω, mais on peut arriver au bout en seulement ω pas : il

est donc singulier. Par différence, le premier ordinal transfini, ℵ0, est à la fois régulier et

limite. En effet, pour arriver au bout de ℵ0, on ne saurait effectuer un nombre fini de pas,

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mais il faut en faire ℵ0. Eh bien, un cardinal inaccessible, un infini de transcendance, c’est

simplement un infini indénombrable qui est la limite d’une suite infinie d’opérations, soit

de réunion, soit d’ensemble des parties. Dans le premier cas, on dit qu’il est faiblement

inaccessible, dans l’autre, fortement inaccessible, car, bien que, dans le cas fini, la

cardinalité de l’union disséminatrice soit strictement croissante en fonction du nombre

d’ensembles réunis, cela ne fait que fort peu de différence dans l’infini, contrairement à

l’ensemble des parties, qui induit systématiquement un excès synthétique strict. En ce

sens, ℵ1, qui est régulier, n’est pas inaccessible, car il est successeur immédiat de ℵ0 par

l’ensemble des parties. Telle est la définition des infinis de transcendance donnée d’abord

par Zermelo en 1930, puis par Tarski en 1938. L’imperfection de ce concept de l’infini

est à la mesure de l’indétermination de ce qu’il permet de concevoir : la limite d’un

processus opératoire. Notons que les cardinaux inaccessibles ne se contentent pas de l’être

relativement au double schème opératoire ontologique de l’induction transfinie, car

l’énoncé de leur existence l’est encore relativement au schème logique de la

démontrabilité : en effet, si κ est un cardinal inaccessible, Vκ est un modèle de ZFC et par

suite si l’existence de κ était prouvable dans ZFC, elle serait consistante, ce qui reviendrait

alors tout simplement à contredire le second théorème d’incomplétude de Gödel.

2. Les infinis de résistance à la partition

Les infinis de résistance à la partition sont peut-être les moins intuitivement

intelligibles de tous : « On ne voit pas très bien le lien avec la grandeur intrinsèque »,

avouait Alain Badiou (EE1, 346). Partons des objets finis. Remarquez que leur grandeur

extensive, comme leur taille ou leur volume, se divisent si l’objet est découpé, ce qui ne

vaut pas de leur grandeur intensive, telle que la pression ou la température. Et l’on

concédera assurément que la taille d’une multiplicité en constitue une propriété extensive,

en particulier, sa finitude ou son infinité. Or, la définition par Dedekind d’un infini par la

torsion réflexive d’un tout qui peut s’injecter dans une de ses parties propres18, montre

que la partition de propriétés extensives dans le fini ne peut pas du tout avoir le même

sens dans l’infini, et, en particulier, cela viole la loi méréologique énoncée dans l’axiome

d’Euclide, que le tout est plus grand que la partie. Eh bien, les infinis de résistance à la

partition sont une sorte de généralisation exemplaire de cette torsion réflexive en réaction

à la partition. Ce sont des infinis tellement grands que c’est comme s’ils niaient

18 Dedekind, R., Was sind und was sollen die Zahlen?, Braunschweig, coll.« Vieweg », 1888.

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objectivement toute opération extrinsèque de bipartition, par la rétroaction d’une partie

dite « homogène », aussi grande que le tout et qui, pourtant, si elle est divisée en parties

d’une certaine taille, se trouve recouverte par une partie de la bipartition de l’ensemble

initial. Essayons de pénétrer le formalisme. On considère un cardinal infini κ dont on note

les parties ζ, et deux cardinaux λ et μ quelconques pour autant qu’ils soient plus petits

que κ. Puis on forme l’ensemble de toutes les parties ζ de κ qui sont aussi grandes que λ,

ensemble dont la taille n’est pas donnée a priori. On découpe alors cet ensemble en μ

parties. En fin de compte, ce qu’on a construit, c’est l’ensemble des μ parties de

l’ensemble de toutes les parties ζ de κ qui sont de taille λ. Convenons de l’appeler θ.

Maintenant, considérons un élément X dans θ, donc une des μ parties du découpage de

l’ensemble des parties ζ de taille λ de κ, c’est-à-dire, au fond une partie composée

intégralement de parties de κ d’une taille donnée. Quand κ résiste à la partition, c’est que

pour toute μ-partition, il existe une telle partie, notons-la H, qui s’avère aussi grande que

κ bien que l’ensemble de ses parties de tailles λ soit contenu dans une autre partie qui est

faite de parties de κ d’une certaine taille. Techniquement, une telle partie rebelle est dite

« homogène pour la μ-partition ». Ramsey a démontré, en 1930, que si l’on forme

l’ensemble des parties à m éléments de ω et qu’on les colorie en un nombre fini de

couleurs, quelle que soit la manière de les colorier, il existe forcément une partie infinie

dont les parties finies sont de même couleur. Le premier ordinal transfini est donc le

premier à résister à la partition : pour toute partition finitaire, il existe une partie qui lui

est homogène. On dira d’un infini indénombrable qui résiste à la bipartition de l’ensemble

de ses paires qu’il est faiblement compact, tandis qu’on réservera le nom de Ramsey à

ceux qui résistent à la bipartition de l’ensemble de leurs parties finies, qui peuvent par

définition être plus grandes que les paires, de sorte que la partition imposée soit encore

plus contraignante et restrictive. Tout infini de résistance est en particulier transcendant,

mais la réciproque n’est pas vrai : c’est donc bien une sorte plus grande d’infinité.

3. Les infinis de poussée immanente des très grandes parties

Passons maintenant aux infinis de poussée immanente des très grandes parties. On

doit leur formulation initiale à Ulam en 1930, dans la langue de la théorie de la mesure

de Lebesgue. Mais ne soyons pas le « Défenseur attardé d’un passé qui a fui […] Ignorant

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les secrets de la topologie19 »20 et considérons la définition moderne, due à Élie Cartan en

1937, qui est plutôt d’avoir ultrafiltre non-principal κ-complet. Ce concept mystérieux

formalise une sorte d’algèbre topologique sur un ensemble infini qui tout à la fois

sélectionne une famille infinie de toutes ses très grandes parties au sens où elles sont

presque aussi grandes que le tout, et mesure leur puissance intrinsèque. Ce qui importe

est départi de ce qui n’importe pas au point de vue de la grandeur intrinsèque et cela se

code par l’appartenance et la non-appartenance au filtre. L’intuition est celle d’un filet

aux mailles suffisamment lâches pour ne capturer que les grandes parties. Puisqu’Alain

Badiou tient à « donner à ce mot [celui d’ultrafiltre] le statut d’une catégorie

philosophique » (EE3, 332), il est essentiel de comprendre sa mathématique sous-jacente.

Si E est un ensemble, on appelle « filtre sur E », et on note 𝓕, l’ensemble des parties de

E qui, pour ne retenir que les très grandes, doit satisfaire les conditions suivantes : le tout

est très grand ; le vide n’est pas grand, il est petit ; deux très grandes parties quelconques

le sont tellement que leur intersection aussi est très grande ; si une très grande partie est

recouverte, contenue, enveloppée par une autre partie, alors cette partie aussi est très

grande. Pour qu’il soit un « ultrafiltre », noté 𝒰, il faut et il suffit qu’il satisfasse une

condition supplémentaire d’exhaustivité : pour toute partie, soit elle est très grande, soit

son complémentaire l’est. Par ailleurs, on dit d’un filtre qu’il est « maximal pour

l’inclusion », si et seulement s’il n’y a aucun filet qui ne soit plus grossier que lui, en ce

qu’il aurait des mailles les plus lâches ; ou : tout autre filet est plus fin, de ce qu’il a des

mailles trop étroites ; ou encore : c’est un filtre qui recouvre tout autre filtre. Remarquez

que tout ultrafiltre est maximal. Un ultrafiltre systématise donc considérablement la

recollection des très grandes parties d’un ensemble tant par l’exhaustion que par la

maximalisation. Maintenant, certains ultrafiltres, dits « principaux », admettent comme

grandes parties celles qui sont soumises à la loi de l’Un et seulement elles, c’est-à-dire

celles qui possèdent un élément distingué lequel doit, sauf à contredire l’exhaustivité, être

un singleton. On cherchera autant que possible à s’émanciper d’une telle loi en ne

considérant que des ultrafiltres « non-principaux », alors très justement appelés « libres ».

Reste un dernier paramètre à régler sur notre appareil de sélection des familles infinies de

très grandes parties : son degré de complétude. Voilà comment on le mesure : considérons

19 Une topologie sur un ensemble se définit de manière standard par une axiomatisation des ouverts, mais une

manière équivalente de procéder revient à axiomatiser les voisinages en prescrivant qu’ils forment un filtre. 20 Samuel, P., « Le Filtre. Sonnet imité de Mallarmé », Congrès du 22 juin au 4 juillet 1945, Fonds Henri Cartan,

HCMS 001

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un cardinal κ muni d’un filtre 𝓕 et une collection d’éléments de 𝓕, mettons qu’il y en ait

α ; on cherche le plus grand α tel que l’intersection soit encore dans 𝓕, et ce contre la loi

usuelle décroissante de l’intersection. Autrement dit, on cherche le plus grand nombre

possible de grandes parties dont l’intersection reste grande. Nous sommes maintenant en

mesure de définir une multiplicité complète comme un infini indénombrable κ sur lequel

il existe un ultrafiltre libre et κ-complet, c’est-à-dire qu’il a famille de très grandes parties,

dont le tout, sans le vide, telle que tout ce qui contient une très grande partie est très grand,

qu’elle est capturée par le filtre le plus lâche, que tout est soit grand soit son

complémentaire l’est, et que, surtout, l’intersection indénombrable de grandes parties est

encore grande. Notons que tout cardinal mesurable est en particulier un cardinal de

Ramsey : c’est donc bien une sorte supérieure d’infini. En 1961, Scott a démontré que

l’existence d’un cardinal complet et la réduction des multiplicités à celles qui sont

constructibles étaient contradictoires21, si bien que par le principe de maximalité, Woodin

en conclut qu’il doit y avoir des multiplicités inconstructibles, ce qui, pour Alain Badiou,

signifie que l’ontologie de la finitude est fausse.

4. Les infinis approximant l’absolu

À défaut de pouvoir penser l’absolu de ce qu’il inconsiste, la gageure va être de « […]

construire le concept d’une approximation de l’absolu » (EE3, 393), soit un infini

presqu’absolu, qui « anime cette structure par une sorte d’extase mystique, dans la mesure

où la polarité du parcours ascendant des degrés est aussi une approximation d’un

anéantissement dans l’extase » (EE3, 285). La sophistication technique de ce qui suit est

assez prononcée – mais qui se plaindrait de la difficulté à tenir un discours sensé sur les

anges ? Que l’analogie suivante serve de guide à notre intuition : la substance absolue est

à ses attributs et à ses modes ce que l’univers des ensembles est à ses classes propres et

ses ensembles particuliers22. Ce doit être une analogie, car si telle n’était pas le cas, l’être

ne sait plus univoque, ce qui répugne évidemment à la pensée de Badiou. V, donc, est

comme la substance absolue. À ceci près : c’est une substance multiple, abstraite et

inconsistante. Multiple parce que non-atomique, composée de multiples purs, ou

21 Scott, D., « Measurable cardinals and constructible sets », IX, 1961, p. 521-524. 22 Un illustre ancêtre de Badiou, Jules Vuillemin, a notoirement posé la question d’une reprise du projet de Platon

à l’intérieur de la théorie des ensembles contemporaines, dans son article « La substance », Quelle philosophie

pour le XXIe siecle ? L’Organon du nouveau siècle., Folio, Paris, Essais, 2001, p. 11-60. Le problème des modes

infinis taraude Badiou depuis son mémoire de philosophie sur Spinoza. Voyez Spinoza, Éthique, I, 21-23 ainsi

que II, 3-7, 13 et suiv. ; Lettre 64 à Schuller et Court traité, I, VIII-IX.

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multiples de multiples, et ce jusqu’au vide principiel. Abstraite parce que non localisée,

non temporalisée, privée de toute puissance causale active ou passive, composée de toutes

les formes possibles du multiple. Inconsistante parce qu’elle n’est pas elle-même une

forme possible du multiple. De ce point de vue, on cherche d’abord à construire un

attribut qui, en tant que forme possible du multiple, approxime l’absolu avant de pouvoir

par la suite construire un mode infini qui témoigne d’une relation localement différenciée

de l’absolu à lui-même. A. Le premier point fait appel à deux résultats fondamentaux de

la théorie des modèles : α) le lemme de contraction de Mostowski, qui énonce les

conditions formelles pour qu’un attribut exprime la substance, et β) le théorème

fondamental des ultraproduits de Lòs23 appliqué aux ultrapuissances, qui permet de

construire effectivement un tel attribut. B. Le second point suppose des plongements

élémentaires non-triviaux d’un attribut de l’absolu dans un autre, voire dans l’absolu lui-

même.

A. α) À quelles conditions formelles doit satisfaire un attribut pour exprimer l’essence

éternelle et infinie de la substance infinie ? En fait, il faut qu’il ait une certaine structure

bien particulière. Et puisque la substance multiple V a une infinité de classes et que

Spinoza ne voyait pour sa part aucune impossibilité de principe à ce que la substance

absolue ait une infinité d’attributs dont seuls deux, l’étendue et la pensée, nous étaient

connus, on pourrait imaginer une sorte de généralisation à tout attribut de l’isomorphisme

énoncé dans la proposition 7 du livre I de l’Éthique, à savoir que l’ordre et la connexion

des choses sont le même que l’ordre et la connexion des idées, qui dirait donc que deux

attributs quelconques ont la même structure constitutive. On aurait ainsi une

caractérisation de la structure nécessaire à l’expression de l’essence de la substance. Eh

bien le lemme de Mostowski formalise cela dans la théorie des ensembles en énonçant

les conditions nécessaires pour qu’une classe ressemble à V. Si ZFC est bien la méthode

axiomatique la plus appropriée à l’ontologie, la structure de l’être infini multiple, ⟨V, ∈⟩,

n’est autre que la substance multiple, abstraite et inconsistante des ensembles, V, écrite

dans la langue purement relationnelle24 de l’appartenance, ∈. En particulier, la structure

d’une sous-classe de V (un attribut) serait aussi déterminée par la seule relation

d’appartenance. Or, il y a deux lois de l’appartenance, énoncées par les axiomes

23 Prononcer “ouosh” 24 Une relation entre n éléments d’un ensemble peut certes se définir de manière ensembliste comme un sous-

ensemble de la n-ième puissance cartésienne de cet ensemble, mais la relation d’appartenance elle-même,

puisqu’elle est primitive dans l’axiomatique standard, y est par définition indéfinissable.

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structurels que sont l’extensionalité, forme du Même, et la fondation, forme de l’Autre.

C’est dire que « [l]’ontologie est […] la pensée des relations extensionnelles et bien

fondées » (EE3, 381). La relation R d’une classe quelconque C est extensionnelle à deux

conditions : d’une part, tout ce qui est dans C et qui se relie par R à un ensemble doit lui-

même être ensemble, il n’y a rien qui ne se rapporte à un ensemble qui n’en soit un ;

d’autre part, deux ensembles x et y ne sont le même que si tout ce qui est dans C ne se

relie par R à x que si et seulement si il se relie aussi par R à y, deux ensembles ne sont le

même que si tout ce qui se rapporte à l’un se rapporte à l’autre. R est dite bien fondée s’il

y a un élément de C tel qu’aucun n’autre ne se relie par R à lui, donc qui est minimal pour

R. Mostowski a démontré, en 1941, que si la relation de la structure ⟨C, R⟩ était

extensionnelle et bien fondée, i.e. si cette relation est semblable à l’appartenance, alors il

devait exister une structure transitive isomorphe à la première, l’idée étant que l’on peut

contracter l’une sur l’autre. Cette structure vérifie des propriétés importantes de tout

attribut : elle est douée d’une sorte de stabilité interne et d’autonomie relative, puisque

les éléments de ses éléments sont encore ses éléments, il n’y a rien en elle qui ne soit fait

d’autre chose qu’elle (on dit que son ensemble de base transitif) ; elle est structurée par

la relation ontologique de l’appartenance ; elle exprime l’essence de la substance (on dit

qu’elle est un modèle de ZFC) et ce de manière interne à la substance (elle est un modèle

intérieur de ZFC, parce que C est dans V) ; elle est en fait unique (le seul ∈-isomorphisme

entre deux structures transitives supposées distinctes et isomorphes à ⟨C, R⟩ est l’identité).

Il est à noter que la caractérisation structurale des conditions d’expressivité d’un attribut

suppose en quelque manière, non pas tant, comme l’axiome d’univalence, que le

semblable est semblable que le même, mais que le semblable est le même que le même.

Mais si cet axiome ontologique énonce une loi tout à fait générale qui règle les rapports

entre deux attributs quelconques, il ne doit pourtant pas valoir pour la substance

A. β) Toute construction d’un attribut de l’absolu devra donc vérifier ces propriétés

formelles. Mais comment construire concrètement un tel attribut ? Le concept clef est

celui d’ultrapuissance de l’absolu. Vous pouvez considérer la puissance infinie d’une

structure, mettons la i-ème puissance, avec i variant parmi un ensemble I infini

dénombrable, en opérant i fois le produit d’elle avec elle-même. C’est, par définition,

l’ensemble des fonctions f qui à tout i de I associe un f(i) dans l’union de toutes ces

structures. Un peu plus tôt, on cherchait à définir des parties presque aussi grandes qu’un

ensemble infini, une approximation du tout par une partie. Maintenant, on cherche à

approximer concrètement la vraie relation ontologique d’appartenance, i.e. à définir la

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presqu’appartenance. Techniquement, cela revient à utiliser un ultrafiltre, comme on

pouvait s’en douter. En fait, on quotiente la puissance infinie des structures par un

ultrafiltre. Pour cela, on définit par abstraction deux classes d’équivalence, qui

représenteront les objets et les relations de l’attribut qu’on cherche à construire. D’abord,

on définit la classe d’équivalence de f pour la presqu’identité : c’est la classe de toutes les

fonctions g qui sont identiques à f sur un très grand nombre de valeurs. Le truc de Dana

Scott pour s’assurer que cette classe est bien un ensemble consiste à la représenter par sa

partie de rang minimal, puisqu’elle sera alors incluse dans son rang, qui est un ensemble.

Ces ensembles peuvent donc former les nouveaux objets de l’attribut. Ensuite, on définit

la classe d’équivalence pour la presqu’appartenance de la classe d’équivalence [f] de f

pour la presqu’égalité : c’est la classe de toutes les classes d’équivalence [g] de fonctions

g pour la presqu’égalité à quoi chaque classe d’équivalence [f] de fonctions f pour la

presqu’égalité appartient en un très grand nombre de valeurs. Ce sera la nouvelle relation

entre les nouveaux objets de l’attribut. Puisque la presqu’appartenance est extensionnelle

et bien fondée, du moins si l’ultrafiltre utilisé est κ-complet, avec ω < κ ≤ ∣∣I∣∣, l’attribut

que nous venons de construire vérifie bien les conditions formelles prescrites par

Mostowski. On peut ainsi le contracter sur un modèle intérieur transitif de V qui

préservera toutes les propriétés de l’ultrapuissance, en particulier celle qui découle du

résultat que voici. Le théorème fondamental de Lòs, appliqué aux ultrapuissances, pose

que ce qui est vrai dans l’attribut équivaut à ce qui est absolument vrai presque partout

dans la substance. Ainsi s’achève la construction d’un attribut de l’absolu.

B. Il est alors naturel de se demander si l’on est en mesure de « préciser […] ce que

peut être une relation explicite entre ce modèle et l’absolu. » (EE3, 425) par laquelle une

vérité est immanente à la substance. Les théoriciens des modèles définissent un

plongement élémentaire d’une substructure transitive (e.g., un attribut) dans une

surstructure (e.g., l’absolu) comme une sorte de fonction qui préserve la vérité. Plus

précisément, c’est une fonction j tel qu’un ensemble de la substructure vérifie une

propriété si et seulement si son image dans la surstructure vérifie cette propriété.

Maintenant, puisque l’attribut est dans la substance, il est toujours possible que son image

soit identique à lui-même, autrement dit il est toujours possible que le plongement soit

l’identité. Quand c’est le cas, la fonction se contente d’associer une vérité à elle-même,

ce qui n’a pas grand intérêt, puisqu’au fond c’est comme si on ne sortait pas de l’attribut,

aussi dira-t-on qu’elle est triviale. Ce qui est intéressant, c’est le point à partir duquel le

plongement n’est plus trivial, c’est-à-dire lorsque la vérité localisée dans un attribut

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diffère de la vérité de son image dans l’absolu. On appelle « point critique » d’un

plongement élémentaire non-trivial le plus petit ordinal κ qui soit différent de son image

par lui. Puisque cette image est aussi un ordinal, un point critique est forcément plus petit

que son image. Les infinis presqu’absolus sont tous les modes infinis qui témoignent de

l’existence d’une différence localisée de l’absolu à lui-même quant à ses vérités dans ses

attributs, de ce qu’ils sont définis comme le point critique d’un plongement élémentaire

non-trivial. Scott a démontré, en 1970, ce que Badiou tient pour le théorème fondamental

de la théorie de l’infini : s’il existe un plongement élémentaire non-trivial de l’absolu V

dans une de ses ultrapuissances attributives, son point critique est un cardinal complet.

Puisque cette multiplicité infinie est en particulier inaccessible, résiste à la partition et a

une famille infinie de très grandes parties, elle est la synthèse spéculative des quatre

modes de conceptualisation présentés.

Mais existe-t-il un plongement élémentaire non-trivial de l’absolu dans lui-même ?

Si tel était le cas, le mode infini défini par son point critique serait doué d’une espèce de

prééminence sur tous les autres, puisqu’il témoignerait d’une différence localisée de

l’absolu à lui-même quant à ses vérités et serait pour ainsi dire indépendant de tout attribut

particulier. Cette question fit pénétrer Reinhardt dans la zone de pré-inconsistance de

l’infini supérieur lorsqu’il y répondit par la conjecture notoire de leur existence. Or,

Kunen a démontré en 1971, qu’un tel mode infini ne pouvait pas exister, de ce que tout

plongement élémentaire non-trivial de l’absolu dans lui-même était impossible. C’est ce

que Thomas Jech a nommé « the inconsistency breakdown ».

On savait déjà qu’on pouvait dire essentiellement deux choses de l’absolu. Que,

d’abord, l’absolu est contradictoire, ou inconsistant : c’est en effet un théorème

élémentaire de la théorie axiomatique des ensembles que l’ensemble de tous les

ensembles, Ω = {x : x = x}, n’est pas. Le tout est comme rien. Il est tendu et compliqué

tantôt d’insister sur le non-être et l’inexistence du tout, tantôt sur l’absoluité et la

diaphanéité de l’univers des ensembles : comment l’apparaître abstrait d’une fiction

relationnelle sans être peut-il être le ‘lieu intelligible’ ‘dans’ quoi sont ‘réunis’ tous les

registres de toutes les formes possibles de l’être multiple ? Au point de vue du principe

de conservation optimale énoncé par Zermelo25, qui code la dialectique ontologique entre

25 Ce principe s’énonce : « Pour résoudre le problème, on doit d’un côté restreindre suffisamment les principes

pour exclure toutes les contradictions et, de l’autre, donner à ces fondements une extension suffisante, propre à

contenir tout ce qui reste valide dans cette théorie. », Zermelo, E., « Untersuchungen uber die Grundlagen der

Megenlehre », LIX, 1908, p. 221- 281. Pour l’histoire de l’axiomatisation première de la théorie des ensembles,

voir Moore G. H., « The Origins of Zermelo’s axiomatisation of set theory », no 7, 1978, p. 307-329.

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le principe de maximalité et le principe de consistance, cela se dit aussi : on ne peut parler

de tout sans dire n’importe quoi. Mais l’on savait aussi que l’absolu n’est infini qu’au

sens impropre26 : il est ἄπειρον, dans les termes d’Aristote, c’est-à-dire qu’il est en

puissance en ce que les parties du tout se succèdent fût-ce de manière cumulative et

stratifiée, qu’il est impossible parce qu’à la différence d’un futur contingent, qui est une

puissance qui peut ne pas s’actualiser, l’infini est une puissance qui ne peut pas

s’actualiser, c’est un futur impossible, qu’il se dit au sens syncatégorématique, à savoir

d’un certain mouvement d’une substance selon la quantité qui est itératif, c’est-à-dire tel

que chaque effectuation de l’opération d’accroissement reproduit les conditions de son

application et de manière limitée de ce qu’à chaque itération, la quantité qu’il y a n’est

pas tout ce qu’il y a : l’absolu est trop puissant pour être possible. On peut maintenant

énoncer que « [l]’absolu ne connaît d’autre relation complete à lui-même que l’identité »

(EE3, 481), ou encore : « [l]’absolu est pour toujours non pas sans théorie, mais sans

témoin » (EE3, 499). Ce théorème d’inconsistance signe la fin sans fin de la hiérarchie

des infinis supérieurs, le sommet de la dialectique entre la puissance infinie de l’être en

tant qu’être et la possibilité finie de son existence, « le point précis où une forme d'être

(infinie) ne peut pas exister en tant qu'elle est ce qu'elle est […] »27, mais doit exister en

tant qu’elle est ce qu’elle n’est pas, relation différentielle de l’absolu à lui-même dans le

système des relations de la catégorie des ensembles, site sans être d’apparaître de toutes

les formes possibles du multiple.

Impossible, indéfini, identique à lui-même, l’absolu l’est de s’absoudre de sa vie pure

sans jamais cependant en finir de mourir ni ne jamais pouvoir ressusciter, car si « [l]a

mort elle-même ne fait que nous inscrire dans la forme naturelle de l’être-multiple infini,

celle de l’ordinal limite [ω], qui ponctue dans le pur et extérieur ‘mourir’ la récapitulation

de notre infinité »28, la mort de Dieu inscrit l’absolu dans la forme naturelle d’une

surrection sans fin à partir du vide vers le Vacuum, ce presqu’être multiple infini total, et

le passage incessant d’un niveau à un autre scande notre deuil hanté par l’attente d’une

parousie peut-être impossible, car il est possible que ce qui n’est pas pensable soit

possible.

26 Pour cette distinction fameuse entre l’infini au sens propre et l’infini au sens impropre, voir Cantor, G.,

« Grundlagen einer allgemeinen Mannigfaltigkeitslehre. Ein mathematisch-philosophischer Versuch in der Lehre

des Unendlichen », XXI, 1883, p. 545-586, où se trouvent exposés les fondements philosophiques d’une théorie

mathématique générale de l’infini. 27 Badiou, A., Lettre à Thomas Tulinski du 15 décembre 2017 28 Badiou, A., Conditions, Le Seuil, L’ordre philosophique, Paris, 1992, p. 176.

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Après la revanche de Parménide (l’absolu ne peut être en relation que d’identité à lui-

même), la revanche d’Aristote (l’absolu n’est infini qu’en puissance) et la revanche de

Hegel (l’absolu est contradiction), est-ce la revanche de Kant (l’absolu est une Idée

transcendantale de la raison pure, la condition imprésentable de toute présentation) qui

suit ? celle de Gorgias (l’absolu n’est pas mais est au moins un non-être29) ? ou celle de

Lacan (l’absolu aime le multiple pur de ce qu’il lui donne l’être qu’il n’a pas) ?

5. Ontologie, mathématiques, et orientation réelle de la pensée

Afin d’exposer la classification des infinis supérieurs, j’ai fait l’hypothèse

spéculative selon quoi une certaine axiomatique idéale, dont j’ai précisé la composition,

serait la meilleure méthode pour faire la théorie de l’être en tant qu’être.

Au début du siècle passé, il y avait deux voies de l’ontologie formelle, toutes deux

ouvertes par Husserl.

L’une, esquissée dans ses Recherches logiques en 1900-1901, dont la première

axiomatisation fut donnée en 1916 par le fondateur de l’école de Lvov-Varsovie,

Stanisław Lesniewski, reprise et prolongée de multiples manières par les membres de

l’école analytique de Manchester à travers des systèmes qui enveloppent à la fois une

méréologie, une méréotopologie et une théorie de la dépendance ontologique30.

L’autre fut initiée dans Logique formelle et logique transcendantale en 1929 et

laissée dans l’ombre par l’école de Manchester pour des raisons historiographiques qui

tiennent aux conditions de réception du corpus de Husserl en contexte analytique, où il

est essentiellement limité à la période précédant son tournant transcendantal, c’est-à-dire

29 Badiou, A., L’être et l’événement 1, 1988, deuxième méditation, p. 42 : « ‘Le non-étant participe certes de la

non-étantité du ne-pas-être-non-étant, mais aussi de l’étantité de l’être-non-étant, si l’on veut que ce soit de façon

achevée que le non-étant ne soit pas. » 30 Barry, S., "Logic and Formal Ontology", in J. N. Mohanty & W. McKenna, Husserl's Phenomenology: A

Textbook, 1989, pp. 29-67 ; Peter, M. S., Parts. A Study in ontology, 1986 ; Barry, S., Parts and Moments. Studies

in Logic and Formal Ontology, 1982 ; Kit, F., "Part-Whole", in B. Smith and D.W. Smith, The Cambridge

Companion to Husserl, 1995, pp. 463-485 ; Casali, R., "Fusion", in H. Burkhardt and B. Smith (eds.), Handbook

of Metaphysics and Ontology, 1991, pp. 287-289. Relevons deux formalisations un peu originale : celle de Jean

Petitot, "Phenomenology of Perception, Qualitative Physics and Sheaf Mereology", in Casali, R., Smith, B., &

White, G., Philosophy and the Cognitive Sciences, 1994, pp. 387-408, à partir de la théorie des faisceaux et des

topoi ; et la méréotopologie de Whitehead, fondée sur une théorie relationiste de l’espace – voir Richard, S.,

"Whitehead’s mereotopology and the project of formal ontology", Logique & Analyse, n°214, 2011, pp. 249–285.

Pour plus de précision sur l’histoire de ce projet d’ontologie formelle, on se reportera la thèse de Sébastien Richard,

De la forme à l’être. Sur la genese philosophique du projet husserlien d’ontologie formelle, 2014. Notons qu’au

point de vue ensembliste, une des limitations de ces approches méréologiques est la contradiction avec la

Dedekind-infinité. On pourrait imaginer d’adjoindre au formalisme ce qu’on appelle une théorie de la numérosité,

qui formalise une extension infinitaire du concept de nombre entier en vérifiant le principe de Hume sans pour

autant violer l’axiome d’Euclide selon quoi le tout est plus grand que la partie et on aurait alors un concept

d’infinité méréologiquement consistant.

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jusqu’à Chose et espace de 1907. Au §24, intitulé « Le nouveau problème d’une ontologie

formelle. Caractérisation de la mathématique traditionnelle comme ontologie formelle »,

Husserl écrit :

« Alors on reconnaît que la théorie des ensembles [...] est rapportée à

l’univers du vide : l’objet en général ou quelque chose en général [...]

la théorie des ensembles s’intéresse aux ensembles comme totalités

composées d’objets quelconques [...]. Alors on est tout près de

considérer toute cette mathématique comme une ontologie (doctrine

apriorique de l’objet), mais comme une ontologie formelle, rapportée

aux modes purs du quelque chose en général. »

La théorie des ensembles, en tant que théorie mathématique axiomatisée, formalisée

et écrite dans un langage du premier ordre, est une théorie de quelque chose en général

pour autant qu’il satisfasse les axiomes. Mais la théorie des ensembles n’est pas théorie

des ensembles, puisqu’elle ne définit explicitement et directement le type ‘ensemble’ ou

le prédicat ‘être un ensemble’, elle est d’abord et avant tout une théorie formelle de la

pure appartenance, en ce que la relation binaire primitive, ∈, est le seul item propre de

son langage, que les axiomes de ZF, à des degrés divers, déterminent. De ce point de vue,

il n’y a pas un domaine d’objets dont la théorie serait la théorie. Cette manière formelle,

plutôt que matérielle, de voir l’axiomatique, stipulatoire plutôt que réelle, s’origine pour

une bonne part dans l’histoire des mathématiques de la fin du XIXème siècle : la

découverte des géométries non-euclidiennes, le développement de l’algèbre abstraite, de

la métamathématique et du calcul des prédicats, ainsi qu’en général, toute la préhistoire

de la théorie des modèles. Comme on le verra, l’EE1 en hérite une part. L’identification

de la théorie formelle des ensembles à l’ontologie générale se supporte de ce que

l’exigence dite katholou-tinologique de l’ontologie, formulée par Aristote, quoique déjà

anticipée par Platon, puis continuée par la doctrine stoicienne du dicible, Porphyre,

Avicenne, Duns Scot, Grégoire de Rémini, Clauberg, Spinoza, Brentano, Meinong, les

néo-meinongiens tels que Edward Zalta, Terence Parsons et Richard Sylvan, Deleuze,

Whitehead, Alain Badiou, Manuel De Landa, les tenants des ontologies orientées vers

l’objet tels que Levi Bryant, Graham Harman ou encore Tristan Garcia, cette exigence

est satisfaite au plus haut point par la théorie formelle des ensembles.

Or, les théoriciens des ensembles, considèrent que leur théorie est non pas théorie du

quelque chose mais théorie de quelque chose, à savoir des pures multiplicités, que le

continu et, en général, les infinis, sont au moins comme une chose en soi ou une

signification intuitive pré-donnée que la théorie doit capter en l’axiomatisant, et que la

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relation d’appartenance, originellement notée ε, qui abrège ἐστί31, signifie bien qu’un

multiple est un autre multiple, est dans un autre multiple, entre à titre d’élément dans la

composition intrinsèque d’un autre multiple. On verra que l’EE3 présuppose ce genre de

choses.

D’où, en tout cas, une autre raison intuitive d’identifier théorie des ensembles et

ontologie, qui tient à sa corrélation avec le calcul des prédicats, exprimée par Vuillemin

au §53 de son admirable Philosophie de l’algebre :

« (...) on peut traduire tout énoncé formulé en termes de jugements au

moyen d’un énoncé formulé en termes "ontologiques". Des précautions

élémentaires permettent en effet d’établir une relation "duale" entre les

propositions de la Logique des prédicats et celles de la Logique des

classes. Juger revient à classer ; il n’y a donc [presque] rien dans le

jugement de prédication qui échappe à la Théorie des ensembles, et, à

bon droit, la Mathesis universalis se substitue à la philosophie

théorique. »

Pour conclure que les mathématiques sont l’ontologie, il faut admettre que toutes les

mathématiques peuvent se réduire à la théorie des ensembles – ce que j’appelle

l’hypothèse du réductionnisme ensembliste absolu. Dans le brouillon non-publié de

l’introduction au premier tome des Éléments de mathématiques, Bourbaki écrivait déjà :

« [...] on sait aujourd’hui qu’il est possible, logiquement parlant, de

faire dériver toute la mathématique actuelle d’une source unique, la

théorie des ensembles [...]. Ce faisant, nous ne prétendons pas légiférer

pour l’éternité ; il se peut qu’un jour les mathématiciens s’accordent à

se permettre des modes de raisonnement non formalisables dans le

langage exposé ici ; suivant certains, l’évolution récente des théories

d’homologie dites axiomatiques donnerait à penser que ce jour n’est pas

si éloigné. Il faudrait alors, sinon changer complètement de langage,

tout au moins élargir les règles de la syntaxe. C’est à l’avenir qu’il

appartiendra d’en décider. »

Dans la version publiée, la référence aux théories de l’homologie disparaît pour laisser

place à la relativisation de l’hypothèse du réductionnisme ensembliste absolu : « […] qu’il

est possible, logiquement parlant, de faire dériver presque toute la mathématique actuelle

d’une source unique, la théorie des ensembles […] »32. Ou bien les mathématiques sont

l’ontologie, mais alors il y a des êtres qui ne sont pas des ensembles, ou bien la théorie des

ensembles est l’ontologie, auquel cas presque toutes les mathématiques sont l’ontologie, et

tout concept mathématique dont aucune interprétation ensembliste n’est possible n’a pas

31 Peano, A., Arithmetices principia, nova methodo exposita, 1889, p. X : « Signum ε significat est. Ita a ε b est

quoddam b » ; Roubaud, J., ∈, Gallimard, Paris, 1967. 32 Bourbaki, N., Éléments de mathématiques I. Théorie des ensembles, 1939, introduction.

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d’être – ainsi de la catégorie de tous les ensembles, ou de la catégorie de l’homotopie. Cette

seconde option tend à identifier les objets mathématiques comme des ensembles quant à leur

être intrinsèque, c’est-à-dire mêler approche formelle-stipulatoire et matérielle-descriptive

de ZFC, à confondre ontologie générale et ontologie de la théorie des ensembles. C’est

clairement ce type de posture qu’adopte Badiou. Car Badiou admet que les objets

mathématiques, au fond, sont des ensembles, au point que nous ne puissions accéder à la

signification ontologique en général des mathématiques qu’une fois écrite ZFC. Cela nous

met dans l’embarras de Dante traversant les Enfers : on devrait admettre que tous les

mathématiciens du passé avaient au fond toujours déjà fait de la théorie des ensembles sans

le savoir, et que nous, depuis Cantor, en avons la conscience claire, un peu comme tous les

grands hommes qui vécurent avant le Christ furent pour cela seul damnés tandis que tous

ceux nés après lui étaient de fait sauvés.

Cela dit, on peut montrer que la confusion délibérée de l’orientation générique et de

l’orientation transcendante auparavant distinguées – sont-elles mêmes compatibles ? –

occasionne une inflexion non-triviale de la thèse de l’identité des mathématiques et de

l’ontologie. Dans EE1, on l’a dit, le badiousisme n’est ni un platonisme33 au sens que la

philosophie analytique confère à ce terme34, même s’il semble parfois en reprendre certaines

idées, ni un pythagorisme35, qui sont tous deux des thèses sur les objets d’un langage, mais

une thèse sur un langage sans objet : tout ce qui de l’être en tant qu’être se peut énoncer en

véri(dici)té, se dit mathématiquement. On retrouve à peu près l’acception husserlienne de la

thèse sur l’ontologie formelle.

Au contraire, dans l’EE3, la théorie axiomatique des ensembles parle de quelque chose,

elle a un référent, c’est-à-dire, à la fois un référentiel dont on voudrait qu’il soit unique et

33 Pour une discussion du problème classique de l’existence des objets mathématiques, voir Vuillemin, J., « La

Question de savoir s’il existe des réalités mathématiques a-t-elle un sens ? », vol. 2, no 2, 1997, p. 275-312. Dans

Petitot, J., « Pour un platonisme transcendantal », dans L’Objectivité mathématique. Platonisme et structures

formelles, Paris, Masson, Nouveaux horizons scientifiques, 1995, p. 147-178, on trouve les principes d’une théorie

transcendantale de l’objectivité ensembliste compatible avec les exigences réunies par Woodin sous le titre de

« conditional platonism ». 34 Il existe des entités individuées, numériquement unes et identiques à elles-mêmes, abstraites, dépourvues de

toute puissance causale active et passive, non-spatiaux et non-temporels, dont les mathématiciens ont l’expérience

intuitive dans leur pratique ordinaire et à quoi se réfèrent intrinsèquement les théories mathématiques formalisées

par différence d’avec leurs modèles (e.g., les ‘vrais’ entiers ne sont pas plus leur codage ensembliste des entiers

par von Neumann que leur codage dans le lambda-calcul par Church, codages qui sont, pour mieux dire, des

métaphores, au sens où ces entiers sont et non pas les ‘vrais’ entiers, ils sont comme les ‘vrais’ entiers, ou les

mêmes d’un certain point de vue). 35 Par cette fiction doctrinale critiquée par l’historiographie mathématique récente, sans autre fondement que les

propos d’Aristote aux livres M et N de la Métaphysique, j’entends la thèse selon quoi tout est nombre, e.g., un

nombre rationnel, une proportion harmonique et un rapport astronomique sont le même parce qu’ils sont

semblables, ou encore, le devenir est la génération des nombres elle-même.

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absolu, ainsi qu’une entité individué et numériquement une (une classe), bien identifiée (les

condition d’identifications des ensembles sont données par l’axiome d’extensionalité), que

l’axiomatique idéalement saturée doit décrire de manière univoque : une objectivité

corrélative, un domaine d’objets, un ‘vrai’ univers des ensembles qu’on cherche à bien

déterminer pour l’opposer à d’autres ‘faux’ univers dont la fausseté tient précisément à ce

qu’ils ont des vérités (i.e., des extensions génériques). Mais alors on voit mal pourquoi il

faudrait continuer de soutenir que ZFC est l’ontologie générale ! car ZFC n’est l’ontologie

que de l’univers des ensembles qui n’est pas composé de quoi que ce soit d’identifiable aux

choses réelles, ni mêmes aux objets mathématiques usuels. En toute rigueur, si l’on maintient

ferme que les mathématiques sont l’ontologie, ce qui convient mieux à l’exigence katholou-

tinologique qu’Aristote prescrivait à l’ontologie, il faut conclure, avec René Guitart, que la

théorie des catégories est l’ontologie et opter pour le premier terme de l’alternative : les

mathématiques sont l’ontologie et la meilleure langue pour le dire est catégorique.

Pour répondre à cette objection formulée par Desanti, Badiou dut prolonger et infléchir

son système par un second volume de L’être et l’événement, titré Logiques des mondes36. Le

geste a consisté à faire jouer le second terme de l’alternative contre le premier : la théorie

des catégories n’est pas une ontologie concurrente, car les êtres mathématiques dont certains

n’ont pas la forme du multiple pur ne sont tout simplement pas, mais une théorie logique des

mondes possibles (abstraits, avons-nous dit) en l’espèce de la théorie des topoï, et alors le

seul monde ‘réel’ (concret) est celui de l’ontologie. De même que Parménide argue que l’être

est parce que le non-être n’est pas, Badiou entend montrer que l’être est multiple parce que

le non-être n’est pas multiple.

L’énoncé séminal que les mathématiques sont l’ontologie doit donc signifier, en fin de

compte : puisque l’un n’est pas et que l’être est multiple, la théorie axiomatique standard des

ensembles est la condition sinon unique, du moins principale, de la théorie de l’être en tant

qu’être37. Si la théorie des ensembles est aujourd’hui condition de l’ontologie, c’est que la

mathématique a toujours été condition de la philosophie. Ce qui signifie que c’est dans les

mathématiques que s’expriment avec le plus de clarté les conflits ontologiques

fondamentaux – par exemple, au XXème siècle, entre fini et infini, constructible et

générique, ou encore multiple et relation. Il faudrait alors reformuler la thèse de Badiou dans

36 Badiou A., Logiques des mondes, Le seuil, L’ordre philosophique, Paris, 2006 37 Pour des précisions sur les rapports de condition à conditionnée entre mathématiques et philosophie, je renvoie

à Badiou, A., Conditions, Le Seuil, L’ordre philosophique, Paris, 1992, sections 1 et 3.

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les termes proposés par Quentin Meillassoux38 à partir du Sophiste : l’histoire des

mathématiques est une gigantomachie de l’être. Ce faisant, on retrouverait la même

hypothèse que Vuillemin avançait en 1962 dans sa Philosophie de l’algebre :

« […] les Mathématiques pures posent un problème au philosophe en

fournissant un objet essentiel à sa réflexion. Mais celle-ci n’est, pour

ainsi dire, pas touchée par la nature de son objet, et la philosophie

théorique est souvent délaissée tant pour son austérité que pour ce

caractère extérieur qui marque toute méthode étrangère à son objet. Or,

il existe un rapport plus intime quoique moins apparent et plus

incertain entre les Mathématiques pures et la Philosophie théorique.

L’histoire des Mathématiques et de la Philosophie montre qu’un

renouvellement des méthodes de celle-là a, chaque fois, des

répercussions sur celle-ci. L’occasion du platonisme a été fournie par

la découverte des irrationnelles. Mais il suffit de lire le Politique pour

apercevoir comment la méthode inventée par les mathématiciens grecs

pour donner par les fractions continues une approximation satisfaisante

des irrationnelles a trouvé son écho dans la politique platonicienne, où

les États empiriques se mesurent à l’excès et au défaut de leur

ressemblance à l’État idéal. Même lorsque Platon critique les

mathématiques et, plus généralement, la connaissance symbolique, en

l’opposant à la dialectique du philosophe, il anime toutefois cette

dialectique même d’emprunts faits aux méthodes mathématiques les

plus récentes. Bien plus, ces emprunts mesurent souvent sa propre

évolution philosophique. Dans la République, il présente l’État idéal

comme s’il était susceptible d’être réalisé sur terre. Dans le Politique,

au contraire, il montre comment l’État réel, tout en cherchant à se

rapprocher de l’État idéal, trouve en lui-même des limites qui

empêchent toute confusion et, par là, il assigne par avance ces mêmes

limites aux pouvoirs d’un tel État, par essence, imparfait, comme on

assigne des limites à l’approximation d’un nombre irrationnel. »

Cela dit, je voudrais consacrer ces dernières lignes à frayer une nouvelle passe dans

l’ontologie. Dans la cruciale méditation vingt-sept de L’être et l’événement, Badiou prédit

le destin ontologique de la pensée en traçant trois orientations : l’orientation constructible,

l’orientation transcendante et l’orientation générique. Il était déjà clair que la première et la

troisième se contredisaient, cependant que les rapports entre la première et la seconde, ainsi

que les rapports entre la seconde et la troisième restaient opaques. Disons que la

compatibilité constructible-transcendante s’exprime par le programme de l’hyperunivers

constructible, cependant que la compatibilité transcendante-générique se formule dans le

programme du multivers générique. La symétrie n’est toutefois pas parfaite, car on peut

forcer des vérités dans lesquelles s’effondrent certains infinis supérieurs – sport qui porte le

38 Voyez son exposé titré « Polysémie de l’immanence », dans ce recueil.

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joli nom de collapsing de grands cardinaux – comme je l’ai noté en introduction, alors même

que l’on connait aujourd’hui une extension ultime du constructible qui permettrait de

récupérer tous les grands cardinaux, extension suspendue du reste à la démonstration

attendue d’une conjecture. À la limite, point que Badiou laisse dans l’ombre, il semble que

l’orientation générique contredise parfois l’orientation transcendante, les fins de l’une

pouvant desservir celles de l’autre. Et cette dissymétrie en faveur de la constructible-

transcendante est bien mathématique : c’est donc une contrainte supplémentaire imposée aux

décisions pensantes du philosophe. Le Badiou de L’immanence des vérités, pareil à Saint

Anselme, maintiendra, sans encore comprendre avec certitude pourquoi, qu’il y a bien

désormais deux orientations, la constructible et la transcendante-générique, là où le Badiou

de L’être et l’événement, semblable à Saint Thomas, attendra de voir les stigmates de l’être

pour sceller le trois constellé dans un deux disjonctif. Quoiqu’il en soit, à supposer que l’on

choisisse les multiples plutôt que les relations, je soutiens qu’il y a, non pas « ou bien deux,

ou bien trois », mais « ou bien trois, ou bien quatre » orientations dans la pensée de l’être.

Entre les vertus réglées dans l’ordre pur du constructible, la prolifération infinie des

puissances de l’être et l’aléa nomade du générique, il y a une autre voie. Elle est amie de la

générique et de la transcendante, ennemie de la constructible.

J’appelle orientation réelle de la pensée de l’être celle qui axe le focus spéculatif de

la théorie des pures multiplicités sur la structure du continu, ou encore, celle qui fait de la

théorie descriptive des ensembles à la lisière de la topologie, le cœur de l’ontologie39.

39 Cette orientation semble avoir été explorée philosophiquement par le platonisme transcendantal et le méta-

constructivisme, d’une manière relativement hétérogène au système de Badiou, voir respectivement Petitot, J.,

« Continu et Objectivité. La Bimodalité objective du Continu et le Platonisme transcendantal. », dans Salanskis,

J-M. (dir.), Le labyrinthe du continu. Colloque de Cerisy., Berlin, Springer, 1990, p. 239-278 et Salanskis, J-M.,

L’herméneutique formelle. L’infini, le continu, l’espace, CNRS, Paris, Continents philosophiques, 1991 ainsi que

Philosophie des mathématiques, Vrin, Paris, Controverses, 1988. Je renvoie aussi au recueil des interventions du

célèbre colloque de Cerisy sur le continu, Sinaceur H., & Salanskis, J-M., Le labyrinthe du continu, Berlin,

Springer, 1990.