georges roque le peintre et ses motifs

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M Georges Roque Le peintre et ses motifs In: Communications, 47, 1988. pp. 133-158. Citer ce document / Cite this document : Roque Georges. Le peintre et ses motifs. In: Communications, 47, 1988. pp. 133-158. doi : 10.3406/comm.1988.1710 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_1_1710

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Page 1: Georges Roque Le Peintre Et Ses Motifs

M Georges Roque

Le peintre et ses motifsIn: Communications, 47, 1988. pp. 133-158.

Citer ce document / Cite this document :

Roque Georges. Le peintre et ses motifs. In: Communications, 47, 1988. pp. 133-158.

doi : 10.3406/comm.1988.1710

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_1_1710

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Georges Roque

Le peintre et ses motifs

I. THEME ET ASSEMBLAGE

II m'est difficile, voire presque impossible, de donner ne serait-ce qu'un aperçu de la notion de thème concernant l'ensemble des arts visuels. Chacune des disciplines concernées doit faire face à des problèmes spécifiques, dont la résolution nécessite la mise en œuvre d'une, ou plutôt de plusieurs méthodes propres : l'étude thématique de l'art rupestre, qui a profondément enrichi la connaissance des religions de la préhistoire, a peu en commun avec l'analyse thématique des vases grecs, lesquels posent aux archéologues des questions différentes (et qui varient d'ailleurs suivant l'idéologie dont les archéologues se réclament ').

En dehors des problèmes relatifs aux différentes disciplines et aux différentes périodes envisagées, la classification des thèmes picturaux en pose d'autres, plus généraux, qui sont loin d'être résolus, bien qu'un net progrès ait été enregistré récemment, pour l'époque classique du moins, celle qui, sans doute, se prête le moins mal à semblable classification 2.

Je ne parlerai donc pas tant des thèmes et motifs picturaux que de quelques-unes des manières dont ils peuvent être analysés, et me limiterai de surcroît à la période contemporaine, qui a mis en évidence un certain nombre d'interrogations. Dans un premier temps, je m'en tiendrai à une série de remarques qui visent à jeter quelques ponts entre la problématique picturale et les approches théoriques des thèmes littéraires, avant de proposer l'analyse d'un des motifs propres à un artiste.

Pour point de départ, je prendrai la méthode iconologique de Panofsky, parce que l'articulation thème/motif, dont on a déjà beaucoup parlé, y fait l'objet d'une théorisation explicite. Je rappelle, pour mémoire, les trois niveaux d'analyse de l'image qui sont distingués :

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1) Signification primaire ou naturelle On la saisit en identifiant de pures formes (c'est-à-dire des configu

rations de lignes et de couleurs) comme représentation d'objets naturels (animaux, humains, plantes), et en identifiant leurs relations mutuelles comme événements.

L'univers des pures formes que l'on reconnaît ainsi chargées de significations primaires ou naturelles peut être appelé l'univers des motifs artistiques 3.

Le dénombrement de ces motifs constitue une description pré-iconographique des œuvres d'art.

2) Signification secondaire ou conventionnelle On la saisit en prenant conscience du fait que, par exemple, un

personnage masculin muni d'un couteau représente saint Barthélémy. Ce faisant, on met en relation des motifs artistiques et des combinaisons de motifs artistiques (compositions) avec des thèmes ou concepts. Ce niveau de description constitue le domaine de l'iconographie.

3) Signification intrinsèque ou contenu On la saisit en prenant connaissance des principes sous-jacents qui

révèlent la mentalité de base d'une période, d'une nation, particularisée par la personnalité de tel artiste et condensée dans telle œuvre d'art unique. Il s'agit d'interpréter ces éléments comme des valeurs symboliques au sens de Cassirer. Ce troisième niveau constitue l'iconologie proprement dite.

Cette méthode, rapidement résumée, appelle quelques remarques. Tout d'abord, le contenu propre de l'œuvre, sa « signification intrinsèque », n'est pas le thème, même si celui-ci permet d'y accéder. Si le thème doit bien être « extrait », le contenu ne se découvre qu'en se replaçant dans l'ensemble du contexte culturel de l'œuvre, de sorte que le sens de cette dernière n'est pas envisagé comme transcendant — avec toutes les difficultés qu'entraîne cette vision — , mais comme immanent. Panofsky fait ici appel à l'idée d'une intuition synthétique qui permet de saisir le contenu propre de l'œuvre et qui doit être contrôlée par une enquête sur « la manière dont, en diverses conditions historiques, les tendances générales et essentielles de l'esprit humain furent exprimées par des thèmes et concepts spécifiques ».

Par ailleurs, Panofsky emploie indifféremment concepts et thèmes. De son point de vue, en effet, les deux notions sont équivalentes, dans leur commune opposition aux motifs. Car c'est entre motif et thème que réside l'opposition forte : la différence est ici de nature, de degré dans l'analyse. Et une telle différence est précisément requise pour que ces

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deux termes puissent être érigés en structure, comme c'est le cas, en particulier pour ce que Panofsky a nommé, à propos du Moyen Age, le principe de disjonction :

II est significatif qu'à l'apogée même de la période médiévale (aux XIIIe et XIVe siècles), des motifs classiques n'aient jamais servi à la représentation de thèmes classiques, et, corrélativement, que des thèmes classiques n'aient jamais été exprimés par des motifs classiques 4.

Ainsi, le personnage d'Orphée a-t-il servi pour représenter David, ou le type d'Hercule qui ravit Cerbère à l'Hadès pour représenter le Christ qui arrache Adam aux limbes. Et, inversement, les artistes représentaient Médée et Jupiter sous l'apparence, respectivement, d'une princesse et d'un juge du Moyen Age.

Ce principe de disjonction, dont Panofsky nous dit qu'il serait également valable pour la littérature 5, limite cependant la méthode du fait de ses présupposés, car la disjonction médiévale, cette « incapacité à prendre conscience de l'intime unité entre thèmes et motifs classiques 6 », n'a de sens qu'opposée à une « conjonction », la Renaissance apparaissant comme une période de réunification, comme « la synthèse retrouvée entre thèmes et motifs classiques 7 ». La lecture thématique qu'est l'iconologie, coupe transversale dans l'histoire de l'art et de la culture, ne peut en fait s'organiser que sous forme d'un récit, dont la finalité (explicite ou implicite) est de valoriser une période historique, la Renaissance, en l'occurrence. Mais, indépendamment des présupposés qu'elle véhicule, on notera que cette lecture iconologique se déploie en analyses diachroniques et « macroscopiques », c'est-à-dire portant sur de très longues périodes. (Ainsi, l'analyse du thème de Pandore s'étend depuis Hésiode jusqu'à Paul Klee et Max Beck- mann 8.)

C'est dire que le danger est grand de verser dans une simple nomenclature, un catalogue, un index, un fichier. Il a fallu à Panofsky toutes les ressources de son érudition, et toutes les astuces de son intelligence, pour s'en garder en structurant la plupart de ses études iconologiques comme autant d'enquêtes policières. Ce qui revient à dire qu'une lecture iconologique qui veut échapper au catalogue (au reste jamais exhaustif) doit bien adopter une forme narrative : dans les cas les plus brillants, elle s'organise chez Panofsky autour d'un renversement de sens (suite à une erreur de compréhension de nature philologique, par exemple, lors de la transmission du thème d'une époque à une autre). Ou, pour le formuler différemment, les ruptures et discontinuités sont

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négligées, dans la mesure où les éléments thématiques retenus — prélevés dans le discontinu du corpus de l'histoire de l'art — tendent à former une chaîne continue, le long du déroulement diachronique de l'analyse. Sont de ce fait laissées de côté les époques et les cultures pour lesquelles les sources littéraires ne sont pas nombreuses 9.

C'est l'occasion de souligner, pour revenir à l'articulation motif/thème, combien le premier est soumis au second : le motif n'est guère défini que de façon négative, et sa description correspond au niveau pré-iconographique. Ce qui lui confère ses « lettres » de noblesse, c'est l'interprétation iconographique, l'élevant en quelque sorte au niveau d'une signification conventionnelle. Or, ce second niveau suppose et requiert une connaissance des sources littéraires. Bref, l'image est serve du texte. Il s'agit là du caractère logocentrique de l'iconologie, sur lequel il n'y a pas lieu d'insister, car il a déjà été mis en évidence 10, sauf pour faire remarquer que ce n'est pas un hasard si ce colloque — avant tout littéraire — convoque en une séance, et après la musique, les arts plastiques ! Il y a là une isomorphie qui vaut d'être notée : la forme même d'organisation de ce colloque ne répète-t-elle pas une dépendance, souvent attestée dans l'histoire de l'art, des arts plastiques à l'égard de la littérature, s'agissant en particulier de thématique ? Ainsi la doctrine picturale classique, gauchissant le sens de la formule ut pictura poesis afin d'« élever » la peinture à la dignité acquise par la poésie et transformant le simple parallèle antique en principe rigide, de sorte que les qualités esthétiques d'une œuvre n'étaient plus jugées que par rapport à la fidélité de cette œuvre à l'égard du thème qu'elle devait s'efforcer de « décrire » sans s'en écarter.

Arts plastiques et littérature.

Je serais cependant un bien piètre défenseur des arts plastiques si j'entérinais purement et simplement une sujétion que le développement de l'art contemporain a rendu pour le moins caduque ! C'est que le rapport des arts plastiques à la littérature n'est plus du tout le même qu'à l'époque où Lessing écrivait son Laocoon. Déjà, l'identification du motif comme sujet ne va pas de soi, comme l'avait fait remarquer Robert Klein dans ses « Considérations sur les fondements de l'iconologie ll ». Le problème est à cet égard semblable à celui que pose à l'analyse de textes littéraires l'identification des motifs, et rejoint l'ensemble des questions relatives à l'a propos de.

Les artistes contemporains n'ont évidemment pas manqué de réfléchir là-dessus, en récusant, pour un certain nombre d'entre eux, l'idée

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générale de thème par la revendication d'une position d'autoréféren- tialité dont la formulation est souvent tautologique. Je rappelle à cet égard la proposition d'Ad Reinhardt :

The one thing to say about art is that it is one thing. Art is art-as-art and everything else is everything else. Art-as-art is nothing but art. Art is not what is not art 12,

proposition que l'art conceptuel — et Kosuth en particulier — tentera par la suite de formaliser.

Cependant, ce mouvement vers l'autonomie picturale a des racines plus anciennes. On le trouve déjà nettement exprimé, par exemple, chez les artistes russes de la génération futuriste (1913). Dans sa présentation de Résurrection du mot, de Chklovski, A. Nakov a fort bien montré, à cet égard, comment les théories « formalistes » russes se sont développées à partir des expériences futuristes, poétiques, certes, mais aussi et avant tout picturales. « Dans l'art de notre temps, écrira Olga Rozanova dans un manifeste du groupe Union de la jeunesse (1913), c'est à la peinture qu'appartient le rôle dominant. »

II est un fait que les peintres, directement soumis à la tyrannie du thème sur le motif, ou, si l'on préfère, de la littérature sur les arts plastiques, ou encore de l'idée sur le processus, ont été conduits très vite à se libérer de ce joug, mettant en évidence le matériau plastique, dans son autonomie à l'égard du sens :

Le sujet, s'étant détaché du thème (littéraire ou autre), ne peut plus être transporté ad libitum d'un matériau à l'autre. Le matériau devient le déterminant principal de la nouvelle conception de l'œuvre. De là découle également l'affirmation : « Le mot dépasse le sens » 13.

Et de là également l'autre affirmation de Kroutchenykh : « La forme détermine le contenu. » A propos du contexte général des rapports que les poètes et théoriciens futuristes entretenaient avec les peintres, Nakov nous rappelle également que

la plupart des poètes et théoriciens futuristes ne devaient pas leur connaissance des arts plastiques à la seule fréquentation des ateliers des peintres : ils avaient très souvent reçu une formation de plasticien des plus sérieuses. L'école d'art plastique de Moscou constitue la pépinière de cette génération. David Bourliouk y étudie avec Maïakovski, Kroutchenykh a un diplôme de professeur de

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dessin [...], Chklovski, enfin, indique dans ses mémoires qu'à l'époque il faisait de la sculpture 14.

Voilà qui nous permet de relire d'un autre œil certains travaux. Ainsi, dans le tout premier paragraphe de son texte inaugural sur la thématique, Tomachevski écrivait :

Chaque œuvre écrite dans une langue pourvue de sens possède un thème. L'œuvre transrationnelle seule n'a pas de thème, et pour cela elle n'est qu'un exercice expérimental, un exercice de laboratoire pour certaines écoles poétiques 15.

Il est peut-être permis de renverser la proposition, en se demandant si ce qui est qualifié, d'une façon un peu dédaigneuse, d'« exercice de laboratoire » n'est pas l'« exercice expérimental » a-thématique dans le contexte et à partir duquel la réflexion a contrario sur la thématique a été rendue possible ? N'est-ce pas à partir du moment où les artistes et les poètes ont mis en évidence et en question les thèmes que l'on a commencé à s'interroger sur les façons possibles de les analyser ?

Ce qui est vrai des arts plastiques l'est aussi du cinéma : Chklovski, Brik et Tynianov ont travaillé comme scénaristes, et Claude Bremond nous a rappelé l'influence qu'a eue Eisenstein sur Zholkovski. Enhardi par ces exemples, j'aimerais me demander à présent s'il n'y a pas d'autres indices de ce renversement de tendance par lequel la théori- sation du thème en littérature s'appuierait sur un mouvement artistique, ou sur une méthodologie propre à l'histoire de l'art.

Or, il y a en effet un cas, tout à fait explicite, concernant la topique : celui de Curtius, qui a dédié son livre monumental la Littérature européenne et le Moyen Age latin à Aby Warburg (et Gustav Grôber). Disons donc un mot sur ce sujet pour poursuivre quelque peu cette piste (suggérée par C. Ginzburg I6). L'intérêt des recherches pluridisciplinaires de Warburg est certes énorme, et Curtius en a en particulier retenu un des concepts centraux, celui de Pathosformeln, de « formules du pathétique », qu'il reprendra dans un article au titre sans équivoque quant à sa dette à l'égard de Warburg : « Antike Pathosformeln in der Literatur des Mittelalters 17 ».

La méthode de Warburg consiste à être attentif, dans l'examen d'une œuvre d'art, aux formes plastiques d'intensification dramatique de l'expression physique et psychique, en un sens qui doit beaucoup à Nietzsche. Ce sont en fait les gestes et mimiques expressives typiques (« Die typische pathetische Gebdrdensprache ») qui l'intéressent, au travers des thèmes et motifs, ou, si l'on veut, la permanence d'un

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langage gestuel universellement compréhensible, trahissant des préoccupations tragiques ou dramatiques présentes dès l'Antiquité, et que l'on retrouve au Moyen Age et à la Renaissance. (Ces idées lui furent notamment inspirées par la lecture de l'essai de Darwin : The Expression of the Emotion in Men and Animais [1872] 18.)

Or, une recherche transversale de ce type, qui vise à retrouver des postures et mimiques expressives universelles, est indépendante du contexte historique ; c'est pourquoi on a pu rapprocher les Pathosfor- meln warburgiens de l'idée de topique figurative 19 ; c'est d'ailleurs cette même caractéristique que reprend Curtius pour justifier le parallèle qu'il établit entre les Pathosformeln et les topoï de la littérature médiévale dont ils servent à accentuer et à renforcer l'expression 20. Ajoutons que non seulement ces recherches de Warburg s'écartent de ce qui serait un simple recensement de thèmes et motifs, mais, loin de s'inféoder au registre du sémantique, elles tiennent compte de la polysémie, c'est-à-dire qu'une même formule du pathétique peut parfaitement voir, d'une utilisation à l'autre, son sens s'inverser complètement (ce que Warburg nomme les Bedeutungsinversionen).

Outre son article (« Antike Pathosformeln in der Literatur des Mit- telalters »), Curtius a clairement précisé, dans l'épilogue de la Littérature européenne et le Moyen Age latin, ce que Warburg lui avait apporté sur le plan méthodologique :

Quand on a isolé un phénomène littéraire et qu'on lui a donné un nom, c'est déjà un résultat d'acquis: A cet endroit-là, on a pénétré la structure concrète de la matière littéraire, on a fait une analyse, on peut établir un système de points, qu'on peut relier par des lignes — et cela nous donne des figures. Si l'on considère maintenant ces figures et qu'on les relie les unes aux autres, on obtient alors un tout homogène. C'est ce que voulait dire Aby Warburg dans le mot que nous avons cité au début de cet ouvrage : « Le Bon Dieu est dans les détails » 21.

Il est d'autant plus intéressant de faire remarquer que cette définition fait appel à une image figurative — un système de points isolés, qui, reliés, dessinent une figure — qu'un excellent commentateur de Warburg, W.S. Heckscher — lequel considère d'ailleurs, soit dit en passant, cette description comme la meilleure qui ait été donnée du « secret de la méthode de Warburg » — , n'hésite pas à la comparer avec l'avènement, strictement contemporain des premiers résultats de l'iconologie warburgienne (1912), du collage cubiste et de l'invention des papiers collés 22. Intuition d'autant plus riche que le cubisme a joué

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un rôle important, exactement à la même époque, auprès des artistes russes, lors de la courte période précisément nommée « cubo-futu- riste ». Autrement dit, le collage et l'assemblage n'ont-ils pas fourni le cadre épistémologique rendant possible une réflexion nouvelle sur la thématisation ? Il y a évidemment là un paradoxe : que l'éclatement, ou l'émiettement, des thèmes et motifs dans l'assemblage, le papier collé, soit contemporain de l'avènement du discours théorique sur les thèmes et motifs. Mais ce paradoxe s'estompe si l'on veut bien considérer que les papiers collés cubistes, les poèmes transrationnels, les collages de Malevitch (1914), les assemblages et photomontages dadaïstes..., récusant l'artifïcialité d'un sujet central et centralisateur, d'un thème dominant et dominateur, rendent l'œuvre au discontinu et reproduisent ainsi mieux le mouvement de la pensée.

Dans leurs œuvres qui refusent souvent, en outre, le confort tranquille d'un titre qui servirait d'index thématique (« J'ai vu des toiles appelées : Solitude, où il y avait plusieurs personnages », écrit Apollinaire dans son essai les Peintres cubistes, qui enregistre la faillite du « sujet » 23), les artistes se placent, face au discontinu du monde ambiant, exactement dans les conditions pragmatiques de déchiffrement qui sont les nôtres pour les analyser, comme pour interpréter tout texte.

Aussi n'est-il pas étonnant de constater que Y assemblage ait pu être présenté comme un des modèles du mouvement de thématisation. La définition que propose Sh. Rimmon-Kegan : « le thème est une construction (une construction conceptuelle, pour être plus précise) élaborée en réunissant des éléments discontinus prélevés dans le texte 2i », cette définition, adaptée, s'appliquerait à bien des collages, d'autant plus que la première des trois opérations étroitement liées qui caractérisent à ses yeux le processus de thématisation est justement l'assemblage (les deux autres étant la généralisation et l'étiquetage ; si la généralisation est évidemment étrangère à l'assemblage, dont elle nie l'effet de rupture, l'étiquetage fait en revanche penser aux titres des œuvres, avec lesquels l'artiste peut, ou non, jouer).

Ce n'est là qu'une indication pour une recherche à poursuivre sur l'influence possible des arts plastiques sur la littérature et la théorie littéraire. Dans le même ordre d'idées, on a pu rapprocher du cubisme la méthode utilisée par Gide pour la construction des Faux-Mon- nayeurs 25 ; et, à propos de Gide, rappelons que le fameux procédé de la mise en abyme, dont on fait volontiers un des paradigmes de l'auto- référentialité, tire ses trois premiers exemples de Memlinc, Metsys, et des Ménines de Velasquez 26.

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Crises en thèmes.

Aussi convient-il à présent de se demander si la notion de thème présenterait pour les arts plastiques des propriétés qu'elle ne partagerait pas avec la musique et la littérature. A première vue, il semble bien que la réponse soit négative. Une peinture peut, bien évidemment, s'efforcer d'« illustrer » un thème donné (religieux, mythologique...), comme tel est souvent le cas dans l'art classique, ce qui n'empêche pas l'artiste d'interpréter le thème, dans certaines limites. De ce point de vue, l'art de la référence, de la citation, de la parodie qui fleurit aujourd'hui ne procède pas autrement : certains peintres se donnent un thème (Diane et Actéon, par exemple, ou le mythe d'Orion), pour le transformer sciemment 27.

Mais le thème n'est pas forcément donné à l'avance, et précisément le refus du thème est lié, pour de nombreux artistes, à leur volonté de ne pas soumettre leur œuvre à une idée préalable qu'ils n'auraient qu'à illustrer, négligeant ainsi tout le travail de production de l'œuvre ainsi que la résistance propre au matériau : c'est en cours d'exécution que peut surgir le « sujet », parfois dans une radicale transformation du projet, vague ou précis, que l'artiste avait en tête en commençant l'exécution de son travail. Comme l'a écrit Dubuffet, en une formulation qui rejoint celle des futuristes russes :

L'art doit naître du matériau et de l'outil et doit garder la trace de l'outil et de la lutte de l'outil avec le matériau 28.

Si le thème comme « sujet » — relation qui demanderait à être longuement interrogée — apparaît souvent lors de l'élaboration de l'œuvre, c'est que nombreux sont les artistes qui, refusant de « dominer » le thème, sont au contraire attentifs à tout ce qui peut surgir, sous la main, dans l'interaction du cerveau et du matériau. Aussi, indépendamment des œuvres faites en série (qu'il s'agisse de variations sur un thème donné — le peintre et son modèle, par exemple — ou d'un travail combinatoire), je voudrais, pour renouer avec l'idée d'assemblage, signaler que les œuvres d'un artiste, surtout celles conçues de manière à former chacune un tout, c'est-à-dire en dehors de toute sérialité, donnent cependant, dans bien des cas, l'impression de se renforcer les unes les autres, du seul fait d'être rassemblées lors d'une exposition. (Phénomène, il faut bien le dire, qui n'est pas propre aux arts plastiques : les numéros thématiques de revue se vendant en

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général moins mal que les autres, nombreuses sont les revues qui ont renoncé aux numéros non thématiques). Peut-être pourrait-on aller plus loin et suggérer un rapprochement avec l'interprétation thématique : s'il est vrai que le mouvement de thématisation est une construction élaborée par l'analyse, et non une donnée présente dans l'œuvre qu'une herméneutique aurait charge de mettre au jour, n'en va-t-il pas souvent de même pour la production de l'œuvre ? Non seulement le thème n'est jamais que l'ensemble de ses variantes — aucune œuvre ne pourra à elle seule épouser ni épuiser un thème — mais, je l'ai signalé, il surgit souvent, après coup, par son insistance et du fait de l'attention que porte l'artiste à ce qu'il laisse émerger au cours de son travail. Le thème apparaîtrait ainsi, pour le producteur comme pour le récepteur de l'œuvre (même si chacun d'eux y voit autre chose), comme un « pattern », un schéma, une rationalisation a posteriori, au même titre que le titre, dans un grand nombre de cas, permettant d'orienter la lecture dans cette jungle qu'est — que serait ? — toute image (tout texte ?).

Le fait qu'un assemblage d'œuvres puisse engendrer des effets thématiques explique également l'abondance des expositions « à thèmes », dont l'intérêt est pourtant plus que variable. Pour avoir une idée du spectre des thèmes d'exposition, il suffit de consulter le fichier thématique des catalogues d'exposition, à l'entrée... « Thèmes ». Voici à titre indicatif la liste d'une bibliothèque parisienne d'art contemporain, et qui n'est pas sans évoquer certaine encyclopédie chinoise :

animal, arbre, boîte, cheval, chose (leçon de choses), corps, cosmos, couleur, eau, fenêtre, invisible, jazz, jouet, Londres vu par les peintres, nœuds et ligatures, machine, musique, mer, mur, nature morte, papier, paysage, portrait, racisme, tabac, tondo, ville, visage de l'homme.

Une telle liste — très incomplète — a au moins le mérite de montrer, si besoin en était, à quel point tout ou presque (même l'invisible !) peut donner lieu à exposition thématique : objets, éléments, concepts, matériaux, « genres picturaux » ... Et si chaque œuvre, prise isolément, n'est pas forcément significative de la production de l'artiste, c'est l'ensemble, coupe transversale, diachronique ou synchronique, par les effets de répétition et de variation, qui prend consistance et cohérence, à moins que le choix, trop artificiel, du thème ou du motif, n'assure pas le minimum de continuité nécessaire pour qu'il « fonctionne » comme tel.

On en arrive ainsi à une définition du thème liée aux seuls effets

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formels de récurrence et de récursivité, dont l'intérêt est notamment de permettre l'économie de la notion de « sujet » ou de figuration visible : l'insistance, la répétition de certaines préoccupations formelles peuvent également produire, au spectacle d'une suite d'œuvres réunies, un « effet de thème ». C'est lors de la première rétrospective en France de l'œuvre du peintre américain, expressionniste abstrait, Mark Rothko, que Dora Vallier écrivit un bel article au titre emblématique : « Mark Rothko, ou l'absence de thème devenue thème », soulignant ce que sa réflexion devait à la juxtaposition d'un vaste ensemble d'œuvres :

Là, cette muette perplexité que le tableau isolé avait soulevée se dissout sous l'action du nombre 29.

Cela suggère un rapprochement avec la musique. J'ai été frappé par le fait que les musicologues ont d'abord eu recours à des images figuratives pour qualifier le thème musical, évoquant le « visage » du thème, sa « figure », son « caractère », pour envisager ensuite des organisations thématiques dont la matrice est sous-jacente, cachée, bref, n'est plus « visible ». Le plus important à souligner n'est pas tant, me semble-t-il, qu'un même mot — motif — soit utilisé par les musiciens et les peintres, mais bien qu'il recouvre une double réalité semblable : celle d'un visage reconnaissable et d'une structure itérative.

Or, telle est bien la double acception du terme concernant les arts plastiques : 1) sujet de tableau ; 2) ornement isolé ou répété, servant de thème décoratif. Toute la difficulté est dès lors, s'agissant de peinture, de garder à l'esprit cette double détermination du motif sans laquelle un grand nombre d'expressions figurées risquent fort de rester incomprises. Et il ne s'agit pas non plus de gauchir l'opposition entre motif comme sujet (se détachant du fond) et motif décoratif. Comme le dira Matisse, qui a précisément beaucoup œuvré sur ces deux plans simultanément :

Pour moi, le sujet d'un tableau et le fond de ce tableau ont la même valeur, ou, pour le dire plus clairement, aucun point n'est plus important qu'un autre, seule compte la composition, le patron général 30.

Ce n'est pas le moindre intérêt du terme motif s'agissant toujours des arts plastiques, que de servir de charnière — ou d'interface, si l'on préfère les métaphores informatiques aux serrurières — entre le sujet figuré et l'ornement abstrait, entre la figure et le fond, entre l'aspect

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statique et paradigmatique du motif-sujet et l'aspect dynamique, syn- tagmatique, périodique, rythmique, du motif décoratif.

L'étude des motifs.

Au déclin des grands thèmes traditionnels (religieux, mythologiques) correspond chez les peintres un intérêt pour de nouveaux motifs qui font leur apparition à l'horizon de la peinture ; certains sont liés à des innovations techniques (ainsi le vélo 31) et s'organisent parfois, du fait de leur envergure, en thèmes (ainsi le thème de la machine 32) ; d'autres, en revanche, sont liés à l'organisation de l'économie signifiante du tableau (ainsi le motif du bocal de poissons rouges chez Matisse). Et l'on peut dire que la réflexion théorique suit en quelque sorte le mouvement, en s'intéressant de plus en plus aux motifs. Mais comment étudier un motif, comment broder tout un discours sur un motif?

Notons tout d'abord que le couple thème/motif recoupe, mais ne recouvre pas entièrement l'opposition entre deux aspects de la peinture : iconique et plastique. D'une certaine façon, j'ai fait jusqu'ici implicitement fond sur cette opposition, dans la mesure où l'étude iconologique d'un thème porte par excellence sur le contenu, sur l'aspect iconique, tandis que l'étude des motifs semble se prêter plus volontiers à une analyse du niveau plastique, dans une perspective formaliste 33. Cependant, en signalant que le thème pouvait être lui aussi défini par des critères formels (répétition, récursivité), j'ai indiqué que les choses étaient plus complexes. Inversement, nous le verrons dans un instant, il est non seulement possible, mais hautement souhaitable, de ne pas cantonner l'analyse du motif dans un rôle purement « formel ».

Lorsqu'on a affaire à un motif réaliste, comme un paysage, on peut évidemment rechercher la conformité du tableau aux motifs devant lesquels le peintre a planté son chevalet, ce qui a notamment été fait pour Cézanne, lequel a beaucoup contribué, avec les impressionnistes, soit dit en passant, à populariser l'expression : « aller au motif 34 » ; l'intérêt indéniable d'une telle étude 35 me semble cependant être essentiellement d'ordre documentaire.

Quant aux natures mortes de Cézanne, pour garder l'exemple de ce peintre, comment parler des motifs les plus fréquemment représentés, comme les pommes, par exemple ? A la question de savoir pourquoi on a peint tant de pommes à l'époque moderne, Lionello Venturi répondait : « C'est parce que le motif simplifié donnait au peintre l'occasion

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-. A/ p . Adi/

1. René Magritte, la Fenêtre (1925), huile sur toile, 63 X 50 cm. Coll. part., Bruxelles.

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K.

2. René Magritte, Jeune Fille mangeant un oiseau (le Plaisir) (1927), huile sur toile, 73,5 X 97,5 cm. Kunstsammlung Nordhein-Westfalen, Diisseldorf (photo Walter Klein).

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M p

3. René Magritte, les Affinités électives (1932 ou 1933), huile sur toile, 41 X 33 cm. Coll. part., Paris.

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Illustration non autorisée à la diffusion

4. René Magritte, la Clairvoyance (1936), huile sur toile. Coll. part. © ACL, Bruxelles.

adagp, Paris, 1988.

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de se concentrer sur des problèmes de forme » ; réponse, il faut bien le dire, un peu courte, qui fait du choix du motif un geste bien peu « motivé », dès lors que le recours à une motivation formelle clôt l'analyse. C'est précisément contre cela que s'inscrit l'article de Meyer Schapiro sur « Les pommes de Cézanne », dans lequel l'auteur montre d'abord, par une interprétation d'inspiration psychanalytique, les raisons pulsionnelles qui ont poussé Cézanne vers le choix du motif de la pomme, en reconstituant tout le réseau des connotations libidinales de la pomme. C'est là mettre l'accent sur une autre tentation : celle de rapporter le choix du motif à l'inconscient de l'artiste. Cependant, Schapiro n'en reste pas là, et, élargissant sa réflexion, car, « parmi toutes les qualités et implications d'un thème, il n'est pas facile de déterminer laquelle a particulièrement frappé le peintre », il en vient à s'interroger sur la signification globale du « thème » :

D'ailleurs, en expliquant la préférence pour la nature morte, le paysage, les sujets religieux, mythologiques ou historiques, nous recherchons les intérêts communs qui motivent cette préférence chez des artistes aux tempéraments très variés à une époque donnée 36

De sorte que, par un glissement inattendu, l'étude d'un motif en apparence anodin et banal — quoique insistant — , celui des pommes de Cézanne, éclaire d'abord puissamment la personnalité de l'artiste, puis débouche sur une profonde réflexion à propos de la nature morte comme « sujet ». C'était au reste le sous-titre de l'article : « Essai sur la signification de la nature morte ». Mais, ce faisant, cette analyse sera passée du niveau pré-iconographique au niveau iconologique, étudiant ce « passage direct des motifs au contenu, comme c'est le cas en Europe, pour la peinture de paysage, de nature morte et de genre 37 » que Panofsky avait envisagé (ajoutant d'ailleurs lors d'un remaniement ultérieur de son texte : « ... pour ne point mentionner l'art non figuratif»). (Ces remarques s'appliqueraient sans doute aussi, mutatis mutandis, à l'étude, par Damisch, du motif du nuage, lequel engage rien moins que toute l'histoire de la peinture 38.)

Une autre voie s'offre, par ailleurs, à l'analyse, celle qui porte sur des motifs privilégiés, du fait des rapports étroits — fussent-ils métaphoriques — qu'ils entretiennent à la peinture : tels la fenêtre et le miroir ; l'interprétation est en ce cas, la plupart du temps, autoréfé- rentielle. Ainsi, une étude du motif de la fenêtre peut difficilement commencer sans rappeler la célèbre description d'Alberti, qui considérait le rectangle tracé sur la surface à peindre « comme une fenêtre

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ouverte » par où il regarderait la scène 39. De même, toute étude sur le motif du miroir rappellera la formule de Léonard : « Le miroir est le maître du peintre t0. » L'autoréférentialité culmine évidemment avec le motif du tableau dans le tableau, dont la fréquence, de nos jours, est attribuée à la « subjectivisation radicale de la peinture 41 ».

J'ajouterai que cette subjectivisation de l'activité picturale touche aussi, bien évidemment, la personne du peintre : la désaffection à l'égard de toute justification de l'activité picturale qui lui soit extérieure entraîne une valorisation corrélative de la personne de l'artiste, de sorte qu'un certain nombre de motifs et de thèmes, qui n'ont pas forcément à voir avec la peinture proprement dite, dans sa matérialité, facilitent cependant l'identification de l'artiste à sa démarche, en un mouvement autoréférentiel que retrouve l'analyse.

Dans son Portrait de l'artiste en saltimbanque, Starobinski note en effet que :

le choix de l'image du clown n'est pas seulement l'élection d'un metfi/'pictural ou poétique, mais une façon détournée et parodique de poser la question de l'art 12.

Propos qui vaudrait pour un grand nombre de motifs. M'interrogeant par exemple sur la représentation de la chasse dans la peinture contemporaine, alors que la fonction sociale de la chasse ne suffit plus à expliquer la présence de ces motifs, il m'est apparu que ces scènes cynégétiques étaient bien souvent une représentation symbolique ou métaphorique de l'artiste traquant son motif. Ainsi, par exemple, la Chasse à l'élan d'André Masson, enchevêtrement de lignes d'où émergent çà et là des fragments de corps, museaux et pattes, n'est-elle pas à entendre au pied de la lettre, comme une recherche et une poursuite de la spontanéité du geste, conjoignant ainsi les deux sens de motif : figure et entrelacs t3 ?

Je vois là une convergence manifeste avec ce que J.-Y. Bosseur nous a dit du théâtre musical : la mise en valeur de l'instrumentiste et de l'instrument entraîne le fait que, d'une certaine façon, le musicien devient à lui-même son propre thème. Ce qui rejoint également les propos de G. Prince sur l'« autothématisme » : l'œuvre d'art étant à elle-même sa propre fin, quoi de plus normal, disait-il, qu'elle mette sa propre nature en relief et se prenne pour sujet d'élection.

Cette convergence de différentes disciplines (peinture, musique, littérature) et ce rapprochement des réflexions théoriques menées à leur propos ne devraient cependant pas nous leurrer. Car il ne faut pas que, par ce court-circuit, se perde l'interrogation qui est au cœur du

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motif et qu'une critique circulaire, autoréférentielle (et autosatisfaite des succès indéniables de sa méthode), risque fort d'étouffer u.

II. DE L'OISEAU CHEZ MAGRITTE : SAISIR LE MOTIF

Que sont-elles, ces choses que fixent nos plumes ou nos pinceaux de mandarins chinois, qui éternisons tout ce qui peut s'écrire ? Quelles sont les seules choses que nous puissions fixer ? [...] Hélas, rien que des oiseaux las de voler, égarés, qui se laissent prendre à la main, par notre main. Nous donnons l'éternité à ce qui n'a plus longtemps à vivre et à voler, aux choses lasses et trop mûres.

F. Nietzsche

Les doigts de la main ont engendré le nombre car les ressources du désir sont innombrables et c'est ainsi que la main commence de saisir ce qu'elle ne peut encore atteindre, ce vol d'oiseau, ces étoiles.

P. Nougé

Après ce long préambule, qui visait à présenter, pour ouvrir la discussion, quelques aspects du thème et du motif en peinture, j'en viens à l'étude d'un motif particulier. J'ai évoqué les deux sens du terme motif pour les arts plastiques, en laissant provisoirement de côté le premier sens du terme, le sens fort, celui de mobile, dont je voudrais à présent tenir compte : rendre au motif son sens étymologique : qui met en mouvement. A mettre l'accent sur le motif comme « sujet », fixe, immobile, on perd en effet de vue le mobile dans son double sens — le même, au reste, que motif: ce qui fait se déplacer, ce qui pousse à « aller au motif», comme disait Cézanne. Bref, mon propos serait de tenter d'articuler deux sens du mot motif (en laissant cette fois de côté le motif décoratif) : 7) mobile ; 2) sujet d'une peinture.

S'il existe une spécificité du motif en peinture, peut-être faut-il la chercher dans cette conjonction du mobile et du sujet : tout peintre qui se respecte ne peut pas ne pas se poser la question du motif du motif, du choix de tel « sujet » à peindre, à donner à voir. C'est la question même de la peinture — l'être de la peinture — qui se trouve posée, chaque fois qu'un artiste réfléchit, dans son œuvre, la question, à lui posée, du choix de tel motif visible. Autrement dit, une chose est de montrer que l'artiste prend pour « thème » sa propre activité, une autre est de tenter de mettre au jour l'interrogation sur les motifs de peindre, au travers des motifs de la peinture.

Rendre au motif son rôle moteur, c'est aussi proposer une lecture dynamique, qui tente de suivre l'évolution — ou l'involution — d'un

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motif qui interpelle le peintre, dans son corps à corps avec l'œuvre au travers de la succession chronologique des toiles dans lesquelles il apparaît. (Je prends ici motif dynamique dans un sens plus étendu que Tomachevski, car c'est toute la démarche picturale de l'artiste qui se trouve engagée, voire modifiée, et non la seule situation de tel récit.)

C'est une telle lecture que je voudrais esquisser à partir d'un motif du peintre René Magritte ; mais il me reste encore à dire un mot du choix de cet artiste, choix qui recouvre un faisceau de raisons.

Son œuvre présente en effet un grand nombre de motifs récurrents, parfaitement identifiables, du fait de la facture précise et léchée (pomme, pipe, chapeau, bonhomme stéréotypé...), mais qui offrent cependant une résistance à l'interprétation. Résistance voulue, recherchée, programmée par le peintre, qui a toujours refusé d'accorder le statut de « thèmes » à ces énigmatiques objets familiers qui se répètent dans son œuvre avec une insistance qui confine à l'obsession, et qu'il est assurément tentant de chercher à comprendre :

A proprement parler, il n'y a pas de sujet dans ma peinture. Toute chose mérite davantage que d'être considérée comme « sujet » à peindre : elle a une réalité qui n'est pas en question pour le peintre qui ne se soucie que d'interpréter un sujet d'une manière plus ou moins originale. Ce qui apparaît dans ma peinture n'est pas — non plus — une collection de « thèmes ». Le monde n'est pas constitué de « thèmes ». C'est du monde et de son mystère qu'il s'agit dans ma conception de l'art de peindre 45.

Autrement dit, le peintre, par son œuvre et ses déclarations, nous met en garde à la fois contre une herméneutique qui ferait du « thème » la clé de l'interprétation tautologique du motif, mais aussi contre le renvoi du motif vers une signification extérieure à lui : le motif n'est pas « à propos de » ; il est, point à la ligne 16. Une toile comme la Belle Captive (dont il existe plusieurs versions) est à cet égard significative de l'ensemble de la démarche magrittienne : un chevalet est planté devant un paysage banal, et, sur le chevalet, un tableau qui représente la portion exacte du paysage qu'il dissimule en même temps à nos yeux. La peinture prend ainsi ironiquement pour sujet sa propre émancipation à l'égard du motif, qu'elle masque en s'affirmant, rendant désormais vaine toute question référentielle. Ajoutons que le choix des titres répond au même souci « stratégique » de ne pas fournir d'index thématique.

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Dans son Esquisse autobiographique, parlant de lui à la troisième personne, Magritte écrit :

C'est en 1924 que René Magritte trouve son premier tableau. Il représente une fenêtre vue d'un intérieur. Devant la fenêtre, une main semble vouloir saisir un oiseau qui vole 47.

L'indication que nous donne le peintre est précieuse : la Fenêtre (Jîg. 1) n'est certes pas le premier tableau qu'il ait peint, mais le premier qu'il reconnaisse comme tel (de même qu'il tiendra le Jockey perdu [1926] pour son premier tableau surréaliste). Raison, donc, de prendre ce tableau pour point de départ, puisque c'est le premier dont le peintre ait reconnu le motif comme signifiant, émergeant des tâtonnements des années précédentes. Le peintre souligne le contraste de ce motif par rapport aux recherches formelles qui le préoccupaient jusque-là, et dont ce tableau porte encore la trace :

Des rappels des recherches antérieures (ajoute-t-if) figurent encore dans ce tableau, dans certaines parties « traitées plastiquement », selon le jargon délaissé déjà.

C'est indiquer clairement son désir (réitéré encore plus fortement dans d'autres écrits) de se dégager des préoccupations formelles propres au petit cercle dans lequel il avait gravité (Flouquet, Servranckx), pour se concentrer sur une recherche du motif ou du sujet. A propos du changement qui marque le début de son aventure surréaliste, il dira qu'il s'agissait de l'abandon du « comment peindre », au profit de « ce qu'il faut peindre », dont, à ses yeux, De Chirico est le premier à s'être soucié 48.

Quant au motif de la main tentant de saisir l'oiseau, il aurait, selon Félix Labisse, été inspiré à Magritte par la décoration murale que Max Ernst avait réalisée en 1922 pour la maison d'Eluard à Eaubonne 49. Mais peu importe ici les inspirations possibles, ce motif appartenant au répertoire surréaliste : Mirô peindra également une Main attrapant un oiseau (1926), et Labisse reprendra d'ailleurs le même motif dans l'Enchanteur (1938).

Au reste, à chercher dans l'œuvre de Magritte, on trouverait dans VHomme à la fenêtre (1920) la première ébauche du motif: un homme, à la fenêtre, en effet, et un oiseau qui semble à la fois dans la pièce et au-dehors. Signe d'une préoccupation ancienne, quoique le motif ne soit pas encore isolé et que les recherches plastiques prennent ici nettement le dessus. Mais, à la différence du tableau de 1920, dans

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le « premier tableau », la Fenêtre, le personnage (réduit métonymique- ment à une main) n'est pas à l'intérieur de la pièce, tentant, par exemple, de saisir l'oiseau à l'extérieur. Non, la main se trouve, Magritte le précise bien dans sa description, « devant la fenêtre », et « semble [je souligne] vouloir saisir un oiseau qui vole ». Est-ce cette particularité qui fait que Magritte considère qu'il a là « trouvé » son premier tableau ?

Il est évidemment tentant de voir dans le sujet de ce — premier — tableau surgir la question du sujet du tableau : que cherchait Magritte, sinon répondre à la question : « Que peindre ? » II cherchait un motif, c'est-à-dire qu'il cherchait à saisir un fragment de cette réalité, toujours fuyante, mouvante, et à le fixer sur la toile. Mais n'est-ce pas précisément ce qu'il a figuré : une main qui semble vouloir saisir un oiseau qui vole ! Aussi n'est-ce pas un hasard si la main et l'oiseau présentent ce statut intermédiaire, dans l'espace de la représentation, entre le dehors et le dedans, ou entre le désir et la réalité. Position intermédiaire, transitionnelle, ou lieu de déréalisation, qui serait l'espace propre à l'œuvre d'art r'° ? L'oiseau ne serait-il pas, à la charnière de la représentation, le motif, celui, fuyant, que le peintre tente de saisir et celui qui le force à peindre, le motif qu'il recherche et dont il figurerait, en ce premier tableau, la quête ?

Sous une forme différente, nous retrouvons la main et l'oiseau dans la Traversée difficile (1926). A l'avant-plan d'une pièce dont le fond montre, comme en un décor, un bateau en pleine tempête, à côté d'une grande quille œillée, sur une table : une main coupée serrant un oiseau. Il est assurément aisé d'interpréter par l'angoisse de castration ce motif» typiquement » surréaliste, à tel point que « la présence d'une main coupée dans un tableau ou un roman fera dire immédiatement : * C'est très surréaliste ! " 51 » : expression d'une impuissance à saisir le motif volant, mouvant, vivant, sauf à l'immobiliser — le tuer — en ayant la main coupée. (Dans la Femme introuvable [1927 ou 1928], quatre mains coupées, tâtonnant, cherchant à toucher, sans l'atteindre, une femme nue, sont, comme cette dernière, figées, scellées à tout jamais dans le ciment d'un mur de pierre qu'elles animent [à la manière d'un motif?].)

Mais, en fait, la clé — s'il en est une — de cette image de main coupée tenant l'oiseau est sans doute un petit dessin à la plume, qui figure le même motif, exactement, assorti de l'inscription : « maintenant » 52. Dans ce jeu de mots et d'images vient se condenser un complexe de sentiments : saisir l'oiseau, main-tenir, tenir le motif, maintenir le désir et la réalité, ici, maintenant. C'est donc aussi arrêter le flux temporel, maintenant, c'est le présent que je veux saisir, c'est le

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motif, encore, que je cherche à immobiliser — et tel est mon motif — dans une œuvre, qui restera, témoignera pour toujours de mon désir de peindre, d'avoir saisi le motif, le maintenant pour l'éternité, là, maintenant 53.

Un an après la Traversée difficile, Magritte peint un tableau qui dégage une très grande force émotive, et dont le titre est fort explicite : Jeune Fille mangeant un oiseau (1927) (Jig. 2). Moment de passage à l'acte, de décharge pulsionnelle intense, qui appellerait une interprétation symbolique (voire plusieurs). Il est amusant de noter à ce propos que Magritte, qui récusait radicalement de telles analyses, ait précisément donné, dans une belle lettre à Chavée, comme unique exemple de son refus — faut-il dire de sa dénégation ? — des symboles, celui de... l'oiseau :

Les questions telles que : que veut dire ce tableau, que représente- t-il ? ne sont possibles que si l'on est incapable de voir un tableau dans sa vérité, que si l'on pense machinalement qu'une image très précise ne montre pas ce qu'elle est précisément. C'est croire que le « sous-entendu » (s'il y en a un ?) vaut mieux que l'« entendu » : II n'y a pas de sous-entendu dans ma peinture, malgré la confusion qui prête à ma peinture un sens symbolique. Comment peut-on se délecter à interpréter des symboles ? Ceux-ci sont des « substituts » qui ne conviennent qu'à une pensée incapable de connaître les choses elles-mêmes. Un fanatique de l'interprétation ne peut voir un oiseau : il n'y verra qu'un symbole 54.

Il est néanmoins sûr que Magritte n'arrive pas encore ici, comme il le fera plus tard, à maîtriser ses affects pour peindre des tableaux dont les symboles sont en effet évacués, ou du moins tendent à l'être. D'où précisément l'intérêt de suivre — à grands traits — l'évolution du motif de l'oiseau : comme la lente genèse, au fil de ses variations, de son devenir a-symbolique.

La Jeune Fille mangeant un oiseau a, semble-t-il, reçu un autre titre : le Plaisir. Ce qui se trouve montré crûment serait donc moins la cruauté que la toute-puissance du désir s'affirmant et se donnant libre cours sans limites : l'oiseau figure l'objet de la passion dévorante du peintre. « Mieux vaut un oiseau dans le ciel que trois dans la main », dit un proverbe espagnol. Mais cette sagesse n'est pas partagée par le peintre, mû par son désir de saisir la réalité, de « croquer » son motif.

A propos de ses recherches antérieures, Magritte écrit significative- ment :

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J'étais dans le même état d'innocence que l'enfant qui croit pouvoir saisir de son berceau l'oiseau qui vole dans le ciel 55.

J'ignore si l'état d'innocence est ici perdu, mais en tout cas le peintre prend position, et nous dit que son désir est de saisir le motif, maintenant, étant entendu que saisir le motif c est aussi et surtout comprendre la raison. Cela met, je crois, pleinement en lumière combien le motif est à la fois le désir qui pousse le peintre à peindre, qui le met en mouvement, le meut et l'émeut, et l'objet, le sujet de son travail. A la fois cause et conséquence.

Si le mobile du peintre était de nous provoquer, par une image bouleversante, il y a parfaitement réussi, en nous montrant l'image frappante de son désir, de son plaisir à lui : saisir le motif56. Son ami Paul Nougé ne s'y était pas trompé, qui tenait ce tableau pour important :

[...] je ne puis m'empêcher de penser que ce n'est pas dans cette direction (écrit-il à Magritte en avril 1928) que nous ferons une découverte importante, mais bien dans la voie qu'indiquait une toile que je ne puis oublier : la Jeune Fille mangeant un oiseau. Vous entendez immédiatement ce que je veux dire. En gros, je crois que nous avons tout à perdre à sacrifier à un certain arbitraire assez séduisant sans doute mais dont la portée ira sans cesse s'affaiblissant 57.

Le plaisir, la jubilation à saisir le motif, ici, main-tenant, est de tout temps, et n'est pas sans évoquer le vieux Cézanne, pour ouvrir une rapide parenthèse :

gasquet : Vous êtes content, ce matin ? CÉZANNE : Je tiens mon motif... (Il joint les mains.) Un motif, voyez-vous, c'est ça... gasquet : Comment ? Cézanne : Eh I oui... (// refait son geste, écarte ses mains, les dix doigts ouverts, les rapproche lentement, lentement, puis les joint, les serre, les crispe, les fait pénétrer l'une dans l'autre.) Voilà ce qu'il faut atteindre 58.

Lors de sa conférence « La ligne de vie », Magritte décrit le choc d'une découverte qui aboutit à son tableau les Affinités électives (Jig. 3) :

Une nuit de 1936 [en fait, 1932 ou 1933], je m'éveillai dans une chambre où l'on avait placé une cage et son oiseau endormi. Une

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magnifique erreur me fit voir dans la cage l'oiseau disparu et remplacé par un œuf. Je tenais là un nouveau secret poétique étonnant, car le choc que je ressentis était provoqué précisément par l'affinité de deux objets, la cage et l'œuf, alors que précédemment ce choc était provoqué par la rencontre d'objets étrangers entre eux 59.

Ce nouveau « secret poétique » n'est cependant pas un secret pour nous, mais une opération rhétorique, la métalepse, permutation de l'antécédent et du conséquent, procédé dont, au reste, les surréalistes étaient friands ; ainsi Eluard, reprenant le thème populaire du monde à l'envers :

L'oiseau renversa l'œuf ; l'œuf renversa le nid ; le nid renversa la cage ; la cage renversa le tapis ; le tapis renversa la table 60...

Si le procédé rhétorique n'est donc pas un secret, il n'en produit pas moins une image poétique, au sens strictement jakobsonien : la substitution de l'œuf à l'oiseau se fait en raison du rapport paradigmatique qu'ils entretiennent dans l'axe de la sélection (où ils s'opposent comme cause et conséquence), équivalence projetée sur l'axe de la combinaison.

Mais l'important est que l'inversion rhétorique permette à Magritte de libérer le motif de la sujétion pulsionnelle, pour le détacher des investissements symboliques patents dans la Jeune Fille mangeant un oiseau et instituer une pure combinatoire, technique poétique qu'il pratiquera désormais. Or, si le motif est à la fois cause et conséquence, raison d'être et sujet de la peinture, mobile et immobilisation, ce n'est pas un hasard si la métalepse, grâce à laquelle le peintre maîtrise le motif, inverse précisément antécédent et conséquent, l'œuf étant substitué à l'oiseau sans qu'il soit possible de savoir si l'œuf est celui que l'oiseau a été ou celui qu'il a pondu. C'est dans ce trouble quant à la distinction du passé et du futur que le peintre peut peindre, maintenant. Commentant les Affinités électives, Nougé écrira :

[...] la promesse d'un oiseau et l'oiseau engendré qui engendre la cage à la couleur de notre désir 6l.

Cette distance acquise à l'égard du motif, Magritte peut maintenant la représenter, et s'y représenter, dans un des rares autoportraits que l'on ait de lui, le seul, en tout cas, où il se soit figuré en train de peindre. Assis, le peintre est au travail. La tête tournée, 'A fixe son

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motif, un œuf posé à même la table, tandis que sa main droite guide le pinceau pour quelques retouches au tableau posé, devant lui, sur le chevalet, et qui représente... un oiseau. Telle est la Clairvoyance (1936) (fïg. 4). Maintenant, les choses sont claires : le peintre a saisi le motif de sa peinture, qui est de transformer le motif; transformation qui institue le motif en « sujet » et le fait, lui, advenir comme peintre « surréaliste ».

Clairvoyance, en effet, parce que le motif — l'oiseau, en l'occurrence, mais d'autres auraient pu être examinés — , libéré de ses résonances affectives, pulsionnelles, erotiques — sublimé, si l'on veut — , peut dès lors se métamorphoser en métamorphosant la peinture de Magritte. Au terme de cette genèse du devenir-peintre de l'artiste dans son corps à corps avec le motif, celui-ci se transforme et donne lieu à de nombreuses toiles poétiques et métamorphiques, fruits de toutes les recherches combinatoires du peintre.

Le Domaine d'Arnheim (1938) : à l'avant-plan, sur un parapet, deux œufs, vis-à-vis d'une immense montagne dont un des pics a la forme d'un bec d'aigle. Vile aux Trésors (1942) : une série d'oiseaux- feuilles, vert chlorophylle, à queue-tige. Le Principe d'incertitude (1944) : une femme nue dont l'ombre, portée sur le mur qui lui fait face et vers lequel elle regarde, est un oiseau aux ailes déployées. La Grande Famille (1963) : un grand oiseau au-dessus de la mer, dont le corps est fait de nuages. L'Idole (1965) : un grand oiseau de pierre, pétrifié dans le ciel au-dessus de la mer...

Georges Roque Centre national de la recherche scientifique

NOTES

1. Cf. A. Schnapp, « Des vases, des images et de quelques-uns de leurs usages sociaux », Dialoghi di Archeologia, 1, 1985, p. 69 sq.

2. Concernant le système de classification iconclass que H. van de Waal a mis au point à l'université de Leyde pour l'art occidental du XV r au XVIIIe siècle, cf. la présentation de R. van Straten, Inleiding in de Iconografie, Muiderberg, Coutinho, 1985.

3. E. Panofsky, Essais d'iconologie, trad. fr. Paris, Gallimard, 1967, p. 17. 4. Ibid., p. 33. 5. Cf. la Renaissance et ses avant-courriers dans l'art occidental, trad. fr. Paris, Flammar

ion, 1976, p. 76 sq. ; c'est dans ce texte qu'apparaît la notion de « principe de disjonction ».

6. E. Panofsky, Essais d'iconologie, op. cit., p. 42. 7. Ibid., p. 44. 8. E. et D. Panofsky, Pandora's Box, Princeton, Princeton University Press (Bollingen

Series), 1962.

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9. Cf. G. Kubler, The Shape of Time. Remarks on the History of Things, New Haven & London, Yale University Press, 1976 (1962), p. 27.

10. Cf. H. Damisch, « Sémiologie et iconographie », la Sociologie de l'art et sa vocation interdisciplinaire, Paris, Denoël/Gonthier, coll. « Médiations », 1976, p. 29 sq.

11. «On ne peut pas toujours établir une correspondance univoque entre une œuvre figurative et son " sujet ". Soit un tableau des années 1880 qui représente par exemple un coin de chambre, un homme dans son fauteuil lisant le Journal des débats, une cheminée avec une pendule Louis XV et un vase de fleurs, un miroir au mur, une partie de fenêtre, etc. Lequel de tous ces objets est le ** vrai sujet " du tableau ? » (R. Klein, la Forme et l'Intelligible, Paris, Gallimard, 1970, p. 353).

12. A. Reinhardt, « Art-as-Art », Art International, décembre 1962, cité in American Artists on Art from 1940 to 1980, E.H. Johnson éd., New York, Harper & Row, 1982, p. 31.

13. V. Chklovski, Résurrection du mot, trad, fr., Paris, Gérard Lebovici, 1985, présentation d'A. Nakov, p. 33.

14. Ibid., p. 40. 15. B. Tomachevski, « Thématique », trad. fr. in Théorie de la littérature, textes traduits

et présentés par T. Todorov, Paris, Ed. du Seuil, 1965, p. 263. 16. C. Ginzburg, « De Aby Warburg à E.H. Gombrich. Notes sur un problème de

méthode », Studi medievali, VII, 1966, trad. fr. in le Promeneur, XXXI, septembre 1984,

17. E.R. Curtius, « Antike Pathosformeln in der Literatur des Mittelalters », Estudios dedicados a Menendez Pidal, t. I, Madrid, 1950, p. 257.

18. Cf. F. Saxl, « Die Ausdrucksgebarden der bildenden Kunst » (1932), repris in Aby M. Warburg, Ausgewâhlte Schriften und Wùrdigungen, herausgegeben von Dieter Wuttke, Baden-Baden, Verlag Valentin Koerner, 1980, p. 419 sq.

19. Cf. G. Bing, préface à la traduction italienne des Écrits de Warburg, repris en traduction allemande in A. M. Warburg, Ausgewâhlte Schriften..., op. cit., p. 444.

20. E.R. Curtius, in Estudios dedicados a Menendez Pidal, op. cit., p. 257. 21. E.R. Curtius, la Littérature européenne et le Moyen Age latin (1948), trad, fr., Paris,

PUF, 1956, p. 472. La fameuse phrase de Warburg : « Der Hebe Gott steckt im Detail », dont les érudits se demandent si elle n'est pas une citation de Flaubert, a déjà fait couler beaucoup d'encre. Panofsky, faisant état d'une conversation qu'il avait eue à ce sujet avec Curtius, alors à Princeton, écrit à ce propos à Gombrich (le 21 novembre 1949) pour lui demander s'il peut localiser la supposée citation de Flaubert ; on ignore quelle fut la réponse de Gombrich (la lettre de Panofsky est citée par D. Wuttke in A.M. Warburg, Ausgewâhlte Schriften..., op. cit., p. 623-624).

Concernant toujours la « petite phrase » de Warburg, cf. les brillantes variations de W.S. Heckscher, « Petites Perceptions : an Account of Sortes Warburgianae », Journal of Medieval and Renaissance Studies, vol. 4, n° 1, printemps 1971, p. 101 sq.

22. W.S. Heckscher, « The Genesis of Iconology », St il und Cberlieferung in der Kunst des Abendlandes, vol. 3, Berlin, 1967, p. 256 sq.

23. G. Apollinaire, les Peintres cubistes (1913), Paris, Hermann, 1965, p. 49. 24. Sh. Rimmon-Kegan, « Qu'est-ce qu'un thème ? », Poétique, 64, novembre 1985,

p. 402. 25. Cf. W.C. Seitz, catalogue de l'exposition The Art of Assemblage, New York, Museum of

Modem Art. 1961, p. 17. 26. A. Chastel indique que la célèbre page du Journal de Gide est « finalement trop rapide

et même confuse » (Fables, Formes, Figures. II, Paris, Flammarion, 1978, p. 73). 27. Cf. notamment le catalogue de l'exposition Références, Charleroi, palais des Beaux-

Arts, 1984. 28. J. Dubuffet, l'Homme du commun à l'ouvrage, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1973,

p. 25. 29. D. Vallier, « Mark Rothko ou l'absence de thème devenue thème », X\" siècle, 21, mai

1963, p. 53-56. 30. H. Matisse, Écrits et Propos sur l'art, Paris, Hermann, 1972, p. 131. Cf. aussi, concer-

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Georges Roque

nant ce problème chez Pollock, H. Damisch, « La figure et l'entrelacs », Fenêtre jaune cadmium, Paris, Éd. du Seuil, 1984, p. 74 sq.

31. Cf. le catalogue de l'exposition Journal de véloscopie, Le Creusot, Crapac, 1975 ; le motif du vélo dans l'art a été plus particulièrement développé lors de l'exposition de Knokke- Le-Zoute, 1976.

32. Cf. le catalogue de l'exposition The Machine as Seen at the End of the Mechanical Age, New York, Museum of Modern Art, 1968.

33. Cf. par exemple, concernant le motif de la grille, la préface de R. Krauss au catalogue de l'exposition Grids, Format and Image in 20th Century Art, New York, Pace Gallery, 1979.

34. Notons à cet égard qu'au hit-parade lexicographique Littré reconnaît le motif musical (sens 2 : phrase mélodique), le motif architectural (sens 3 : se dit de certains sujets de sculpture), mais ignore le motif pictural ; pour le Petit Robert, la peinture occupe la première place au rang des arts (sens 2 : sujet d'une peinture. Travailler sur le motif, devant un modèle) ; viennent ensuite une subdivision de ce sens 2, « ornement isolé ou répété, servant de thème décoratif», puis seulement la musique, dans une seconde subdivision : « phrase ou passage remarquable par son dessin (mélodique, rythmique) » (je souligne).

Enfin, confirmant l'importance du motif au sens pictural, le Thesaurus Index de V Encyclopaedia Universalis lui consacre un article, renvoyant le motif musical aux entrées « composition musicale » et « leitmotiv ».

35. J. Rewald, « Les derniers motifs à Aix », in catalogue de l'exposition Cézanne, les dernières années (1895-1906), Paris, Grand Palais, 1978, p. 25 sq.

36. M. Schapiro, » Les pommes de Cézanne. Essai sur la signification de la nature morte », trad. fr. in Style, Artiste, Société, Paris, Gallimard, 1982, p. 205.

37. E. Panofsky, Essais d'iconologie, op. cit., p. 23. 38. H. Damisch, Théorie du nuage. Pour une histoire de la peinture, Paris, Éd. du Seuil,

1972. 39. Cf. A.-M. Lecoq et P. Georgel, « Le motif de la fenêtre d'Alberti à Cézanne », in

catalogue de l'exposition D'un espace à Vautre : la fenêtre, Saint-Tropez, musée de l'Annon- ciade, 1978, p. 21.

40. Cf. par exemple D. Arasse, « Les miroirs de la peinture », limitation, aliénation ou source de liberté ? Paris, La Documentation française, « Rencontres de l'école du Louvre », 1985, p. 65. Cf. aussi J. Schickel, « Narzi(3 oder die Erfindung der Malerei. Das Bild des Malers und das Bild des Spiegels », in catalogue de l'exposition Spiegel Bilder, Kunstverein Hanovre, 1982 : « Das Spiegelbild als Bild " des Spiegels " und das Malerbild als Bild " des Malers " sollen einander " àhnlich " sein », p. 16.

41. Cf. A. Chastel, • Le tableau dans le tableau », Fables, Formes, Figures II, op. cit., P-77.

42. J. Starobinski, Portrait de l'artiste en saltimbanque (1970), Genève, Skira, rééd. Paris, Flammarion, 1983, p. 7.

43. Cf. ma communication au colloque Imaginaires et Réalités de la chasse aujourd'hui, Chalon-sur-Saône, janvier 1986 : « Chasseur d'images. Iconologie et cynégétique » ; Actes à paraître.

Dans le même ordre d'idées, Cl. Gandelman a bien montré comment le motif de l'écorché en est venu à signifier l'artiste lui-même comme écorché \if (« L'art comme mortifïcatio carnis : le thème de l'écorché vif, de Vésale à Kafka », chap. Ill de son livre le Regard dans le texte, Paris, Klincksieck/Méridiens, 1986, p. 51 sq.).

44. Concernant quelques-unes des questions posées par l'autoréférentialité, cf. D. Bou- gnoux, « Vices et vertus des cercles (pour introduire aux problèmes de l'autoréférence) », Recherches sur la philosophie et le langage, 3, la Philosophie dans sa langue, Grenoble, université des sciences sociales de Grenoble, 1983, p. 7 sq.

45. R. Magritte, Écrits complets, A. Blavier éd., Paris, Flammarion, 1979, interview C. Waï, p. 663.

46. Concernant les résistances de l'œuvre magrittienne à une interprétation iconologi- que, cf. mon article « L'iconologie selon Magritte », Cahiers pour un temps : Erwin Panofsky, Aix/Paris, Centre Georges-Pompidou/Pandora Éditions, 1983, p. 167 sq.

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47. R. Magritte, Écrits complets, op. cit., p. 367. 48. Cf. la lettre de Magritte à J. Th. Soby (20 mai 1965), citée in catalogue de l'exposition

René Magritte, New York, Museum of Modem Art, 1965, p. 8. 49. Cf. A.M. Hammacher, René Magritte, Paris, Cercle d'art, 1974, p. 43. 50. Dans Nocturne (1925), tableau important car c'est la première œuvre de Magritte —

après une publicité pour la maison de couture Norine, Robe « Musette » — dans laquelle apparaisse le motif du tableau dans le tableau, l'oiseau occupe également la même place structurale, à la charnière de la représentation : s'échappant du tableau dans le tableau (qui montre une maison en feu), il est figuré exactement à la limite, appartenant encore à l'espace du tableau dans le tableau, et déjà à l'espace du tableau, où il vole en direction d'une quille.

51. X. Gauthier, Surréalisme et Sexualité, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971, p. 343.

52. Si ce dessin n'a été publié (avec trois autres) qu'en février 1940, dans le premier numéro de VInvention collective (rééd. in M. Mariën, l'Activité surréaliste en Belgique, Bruxelles, Lebeer-Hossmann, 1979, p. 312), l'idée en est, selon toute vraisemblance, antérieure : cf. une lettre à P. Nougé (mai 1930 ?), dans laquelle Magritte mentionne explicitement deux des trois autres dessins publiés avec celui de la main-tenant : « Quand j'aurai le temps, je ferai quelques dessins avec un titre placé visiblement en dessous des figures. Ce sera de ce genre : la figure représente une poitrine de femme, le titre est le suivant : " Dessin secret ". Pour un dessin représentant un écolier étudiant une leçon avec ennui, le titre serait : " Le son désagréable ", etc. » (citée in Lettres surréalistes (1921-1940), le Fait accompli, 81-95, mai-août 1973, lettre n° 187, p. 100).

53. Cette idée a été développée par Michel Serres, lors des discussions d'un colloque consacré à la notion de temps : « Maintenant est ce que je tiens avec la main », in Sur l'aménagement du temps. Essais de chronogénie, Paris, Denoël/Gonthier, coll. » Médiations », 1981, p. 244.

54. R. Magritte, lettre à Chavée (13 septembre 1960), citée in R. Magritte, Ecrits complets, op. cit., p. 597.

55. R. Magritte, la Ligne de vie, in ibid., p. 106. En fait d'« innocence », on sait ce qu'il en est chez l'enfant depuis les Trois Essais. Mais je n'insiste pas dans cette voie, sauf pour rappeler avec Chklovski qu'« un certain acte erotique accompli à la va-vite s'appelle, dans le vocabulaire erotique français, " capturer un moineau " » ; or il est intéressant de noter que Chklovski donne cet exemple dans une discussion sur les rapports entre littérature et cinéma, comme le cas de « sujets » particuliers, d'une « construction proche de 1'" image " et du calembour », et qui, de ce fait, ne peuvent être portés à l'écran (Littérature et Cinématographe, repris en annexe de Résurrection du mot, op. cit., p. 121-125).

Signalons par ailleurs que, dans un autre registre, une jeune fille tenant un oiseau à la main est une figuration du sens du toucher dans Vlconologie de Richardson (1779).

56. La même année que la Jeune Fille mangeant un oiseau, Magritte peint également le Ciel meurtrier (1927) : quatre oiseaux égorgés sont suspendus dans l'air, en haut d'une falaise ; « les oiseaux égorgés ont perdu tout leur sang/ils volent sans merci et chantent au hasard », écrit Goemans dans Y Adieu à Marie (1927), réédité in M. Mariën, l'Activité surréaliste en Belgique, op. cit., p. 143.

Concernant le plaisir de tuer les oiseaux, cf. aussi André Breton : « Une Histoire de France illustrée, sans doute la première qui me soit tombée sous les yeux vers l'âge de quatre ans, montrait le tout jeune Louis XV massacrant ainsi, par plaisir, des oiseaux dans une volière. Je ne sais pas si j'avais déjà découvert alors la cruauté, mais il n'est pas douteux que je garde, par rapport à cette image, une certaine ambivalence de sentiments » (l'Amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 125).

Cf. aussi, dans un autre registre, ce texte d"Yves Klein où s'inverse le rapport figure/fond, le motif étant le ciel, et l'oiseau, la perturbation qui vient troubler la contemplation du fond : • Ce jour-là, alors que j'étais étendu sur la plage de Nice, je me mis à éprouver de la haine pour les oiseaux qui volaient de-ci, de-là, dans mon beau ciel bleu sans nuage, parce qu'ils essayaient de faire des trous dans la plus belle et la plus grande de mes œuvres. Il faut détruire les oiseaux jusqu'au dernier » (cité in catalogue de l'exposition les Nouveaux Réa-

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listes, Nice, Galerie des Ponchettes et Galerie d'Art Contemporain des Musées de Nice, 1982, P- 60).

On pourrait, bien sûr, convoquer par ailleurs avec profit les anciennes croyances, suivant lesquelles, en mangeant le cœur d'oiseaux auguraux, on s'approprie leurs dons prophétiques ; cf. le chapitre « La magie homéopathique du régime carnivore », in J.G. Frazer, le Rameau d'or, vol. 3, Paris, Laffont, 1983, p. 284.

57. P. Nougé, lettre à R. Magritte (avril 1928), publiée in Lettres surréalistes, op. cit., lettre n° 144, p. 77.

58. J. Gasquet, Cézanne, extrait repris in Conversations avec Cézanne, P.M. Doran éd., Paris, Macula, 1978, p. 108.

59. R. Magritte, Écrits complets, op. cit., p. 110. 60. P. Eluard, les Sentiers et les Routes de la poésie, cité in F. Tristan, le Monde à l'envers,

Paris, Atelier Hachette/Massin, 1980, p. 82. 61. P. Nougé, Histoire de ne pas rire (1956), rééd. Lausanne, L'Age d'Homme, 1980,

p. 259. Quelques années plus tôt, Magritte écrivait à Nougé : « Je me rends compte davantage que

les objets apparaissant dans ma peinture n'ont pas de cause (il y a plus dans l'effet que dans la cause) » (février-mars 1928, citée in Lettres surréalistes, op. cit., lettre n° 131, p. 69).