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Gheorghe Andrei Neagu

LE PORTEUR DE CROIX

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Copyright © GHEORGHE ANDREI NEAGU 2015

Gheorghe Andrei Neagu. All rights reserved. No part of this

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transmited in any form or by any means, electronic, mechanical,

recording or otherwise, without the prior written permission of

Gheorghe Andrei Neagu.

Manufactured in the United States of America

ISBN-13:

978-1514272299

ISBN-10:

1514272296

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LE PORTEUR DE CROIX

Gheorghe Andrei Neagu

Traduction Virginia Bogdan

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Tableau chronologique

1949: le 14 septembre. On enregistre la naissance de Gheorghe Neagu, le premier des deux enfants de l’officier Andrei Neagu et de Verginia Neagu, ancienne Năstase, dans le village Sofroceşti, commune Trifeşti.

Il passe son enfance dans le village natal, surtout dans le pré de la grand-mère, Elena Neagu, veuve de la Première Guerre Mondiale et mère de 12 enfants.

Le père, Andrei, le cadet de la nombreuse famille des Şoican, comme on appelait leur lignée dans le village, est le responsable du bien-être de sa mère, puisqu’elle avait reçu en héritage la maison en brique construite par son père, avant de partir sur le front. Il disposait des moyens, en tant que fondé des pouvoirs du domaine Vârnav.

1953: la famille s’accroît par la naissance de la soeur de

l’écrivain, Rodica, nom choisi d’après Alecsandri. 1955: septembre. L’enfant Gheorghe Neagu fait une

tentative de poursuivre les cours de la crèche récemment fondée dans l’ancienne cour boyarde de la famille Vârnav, dont les domaines avaient été soignés avant la Première Guerre Mondiale, par le grand-père Gheorghe Neagu dont le petit écolier allait porter le nom. Malheureusement, un grand chien loup l’attaque et l’effraie en sorte qu’il refuse de poursuivre le programme de l’institutrice Elena Rugină.

Son père, Andrei, termine le stage militaire. Il possède 6 hectares de terrain agricole et la maison paternelle, il est vigoureux, le sens de l’honneur bien developpé, qui va lui desservir souvent, vu le “nouveau” monde qui paraîtra.

1956: l’enfant Gheorghe Neagu va fréquenter les cours

de la première année d’école du village Sofroceşti, école fondée sous le règne du Prince Régnant Cuza, disait-on, où il

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fera connaissance de l’instituteur Gheorghe Rugină, sympathisant légionnaire, converti, très facilement, au communisme. On l’avait emmené à l’église du prêtre Povirlă. On appelait ainsi le pauvre prêtre bessarabéen à cause de sa façon de prononcer “ayez pitié de nous Seigneur” à la manière russe: “Gospodé pa miluiu”, mais que les villageois avaient tranché en faveur de la marmalade de prunes qui, phonétiquement, était un mot tout ressemblant.* En réalité, c’était un prêtre bessarabéen russifié. L’église datait depuis quelque 300 ans et avait été construite par le chambellan Vârnav, l’ancêtre du légendaire aviateur Bob Vârnav, dont on ne savait plus grand chose.

1958: l’instituteur Gheorghe Ţepeş, qui avait récemment

terminé les études à l’Institut pédagogique et qui avait habité en loyer chez la famille de l’écrivain, devient directeur de l’école, fait qui avait provoqué la colère de l’ancien légionnaire Gheorghe Rugină, celui qui avait, jusqu’alors, occupé le même poste. Bien que l’élève Neagu ait remporté chaque année le premier prix, cette année-ci plusieurs sanctions physiques allaient annonncer un règlement de compte avec la famille qui avait hébergé le nouveau chef de l’école. Le conflit va culminer à l’occasion du dévoilement du buste de I.V. Levărdă, collègue au conseil princier du plus célèbre Ion Roată, où l’écolier Neagu avait des poésies extrêmement longues à réciter, des danses à danser dans l’équipe de danses populaires, le discours de l’organisation des pionniers à prononcer, etc, etc. Transpiré et en égale mesure exposé au gel du mois de janvier suivant, après tant d’efforts déployés, –----------------------------------------------------------------------------- *povidla(en roumain) il se rendra malade le printemps de l’année 1959. Sa marche était bloquée en proportion inquiétante, porté sur les bras par Andrei, le père endolori, chez les médecins de toutes sortes, surtout chez les anciens camarades de front. On décide le transfert de l’enfant dans la ville de Roman.

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1960: l’année où l’élève Gheorghe Neagu commence les cours de l’école de musique de Roman, section trompette, sur l’indication du diacre et chef d’orchestre du choeur de l’Êvéché de Roman et Huşi, Dumitru Teofănescu, dit Tache, après quoi il passe à la classe de violoncelle. À remarquer le fait que Teofănescu avait découvert le talent de la célèbre Magda Ianculescu qui, pendant un voyage en RDG avec Valentin Teodorian, avait acheté pour le postulant Neagu un violoncelle au pied télescopique.

1963: il passe son examen d’admission au lycée # 1,

aujourd’hui Roman Vodă, dont il poursuit les cours, surtout pour les disciplines humanistes d’étude, bien qu’il allât continuer les études des sciences exactes sur l’instance de son père. Il ne passe pas l’examen d’admission au Lycée de Musique de Iassy, malgré son savoir bien fondé de théorie musicale qu’il avait acquiert jusqu’alors. Le collègue Stupcaru avait passé son examen d’admission à la contrebasse où il n’y avait pas de candidats, pour se transférer ensuite, dans la deuxième année, à la classe de violoncelle. Deçu par ces trucs-là, il vend le violoncelle pour rien, son père ayant payé pour lui le prix d’une vache, et il ne s’emparerait plus jamais de cet instrument.

1965: il chante avec une formation de musique légère

sous la baguette de l’excellent jeune guitariste Mihai Ungureanu, fréquentant en même temps le cénacle littéraire de l’Usine de tuyaux de Roman, où il lit de la poésie. Il est remarqué par madame professeur Stanciu qui met en scène un de ses montages sur la vie de George Coşbuc au théâtre “Grădina de vară” (“Le jardin d’été”) de Roman, tout comme par le professeur Şteţcu. La même année, on fait publier une de ses poésies dans la revue “Ateneu”(“Athenée”). On va reconnaître, peu à peu, ses qualités littéraires, et on va mentionner son nom dans le livre album du lycée, paru lors du centenaire du lycée Roman Vodă

1967: pour le tout fraîs bachelier c’est une année noire;

il manque l’examen d’admission à la section philologie de

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l’Université de Bucarest. Il devient professeur suppléant dans la commune des Hongrois établis en Moldavie, de Pildeşti, sur la rive du ruisseau Moldova, tout près de Roman, où il accompagnait, jouant de l’orgue de l’église, pendant les services divins dominicaux

1968: il est admis à l’Institut sylvestre de trois ans de

Bucarest, puisque dans la fôret, l’état de grâce, d’inspiration et de bien-être allaient être plus propices pour son achèvement humain, tel que son père lui disait.

1972: il est incorporé aux troupes de génie après avoir

parcouru l’instruction de 30 jours dans la division Tudor Vladimirescu de Bucarest, à l’artilerie, où il est remarqué par le lieutenant Lucian Popescu (celui qui allait fonder CADA, après la revolution et) qui poursuivait les cours sans fréquence de la faculté de droit, plutôt que s’occuper des recrues. C’est toujours ici qu’il connaît Nicolae Tăutu et le colonel Naghiu, qui l’avaient profondément marqué. De l’expérience des quelques mois passés dans le service militaire sur le Transfăgărăşan va naître le roman Arme şi lopeţi*. Dès son retour de l’armée à l’Institut de Recherches et Aménagements Sylvestres de Bucarest, il a l’occasion de faire la connaissance de Ana Blandiana, Radu Cârneci, Gheorghe Pituţ, Coman Şova et bien d’autres écrivains provenus de la lignée des sylvestres ou en ayant relation avec leur monde; à l’occasion des 40 ans de recherche sylvestre. Collègue du célèbre botaniste Al.Beldie qui avait été mis à la porte de l’Académie Gh. Gheorghiu-.Dej à cause des boucles d’oreilles, du rouge et des bas dont le savant paradait, Gheorghe Neagu fait paraître la revue “Silva” utilisant les fonds UTC du secteur 3 de Bucarest. Dans les pages de la revue publiée le long de trois années, imprimée au spirographe, on peut lire les écrits de Mihai Grămescu, Victor Ciocnitu, Al. Beldie, Liviu Stoiciu, Doina Popa et autres collègues du groupement littéraire de la Maison de

* Armes et pelles- c’est ainsi qu’on doit le traduire chaque fois qu’on le

trouve dans le livre (n.t.)

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Culture de Turturele-Bucarest, nommé “Relief românesc” (“Relief roumain”) tout d’abord, puis “Π” selon le grand nombre d’étudiants aux mathématiques conduits par C.T.P.

1973: le groupement Stoiciu, Grămescu, Dobrovicescu,

Verona, Namora, Şişman- celui qui allait se suicider après la révolution, affamé et désespéré-, se sépare du groupement des poètes mathématiciens de Turturele, hébergé au „Club des Usines 23 Août » dont le directeur, Nicolae Lagu était, tout comme Gheorghe Neagu, d’origine de la région de Neamţ. Celui-ci fait la connaissance de l’aviateur Nicolae Dachus, un excellent nouveliste, qui, apprenant les déceptions réiterées du jeune qui frappait aux portes des maisons d’éditions pour faire publier Arme şi lopeţi et la décision de celui-ci de renoncer à l’écriture, voire même de se laisser saisir par la pensée d’un suicide, lui avait donné le livre de Pappini, Un om sfârşit(Un homme foutu,n.t.).Le livre avait influencé définitivement celui qui allait devenir par la suite l’écrivain Gheorghe Neagu, qui avait accepté que son roman soit mutilé aux Éditions Albatros selon la suggestion de Mircea Sîntimbreanu, sous la direction d’Alfred Neagu, pour qu’il paraisse à peine en 1986 dans le volume collectif Zece prozatori**, sous la forme de la nouvelle « Spinarea de piatră a Făgăraşului »* * *

C’est toujours ici qu’il se dispute avec Adrian Păunescu, au début de ce qui allait devenir le cénacle Flacăra, à cause des questions adressées du public par Mihai Grămescu et Cristian Şişman.

1974: il publie Le systhème informationnel en

collaboration avec une bonne partie des chercheurs de l’Institut Sylvestre qui l’accompagnaient souvent au restaurant „Deux oursons” rue Transilvania de Bucarest, où l’acteur Gărdescu avait l’habitude d’offrir de véritables récitals de poésie de Nichita Stănescu, Eminescu, Coşbuc et même des poésies de Gheorghe Neagu. Pendant la même

** Dix prosateurs- c’est ainsi qu’on doit le traduire chaque fois qu’on le

trouve dans le livre(n.t.)

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période des pérégrinations aux rédactions des publications, le jeune Gh. Neagu rencontre son ancien collègue de lycée, Dan Petrescu, suffoqué à son tour par les années passées en détention à cause d’une bêtise érotique du début de ses études bucarestoises, mais aussi par les insuccès de ses démarches de publication. Petrescu s’essayait de faire publier une traduction de Camus, et les rédacteurs qui avaient été informés au sujet de ses pechers l’évitaient comme on fuit l’encens. C’est pourquoi leur rencontre avait été extrêmement affable. Il rend un volume de nouvelles aux Éditions Cartea Românească et un autre volume aux Éditions Albatros. 1975: il publie Raţionalizarea sistemului informaţional în silvicultură* en deux volumes , après quoi, en ayant assez d’attendre l’allocation d’une habitation pour lui et sa nouvellement fondée famille, il accepte le transfert à Focşani. Cette année il connaît Rodica Mocanu, licenciée Magna cum laudae de la Faculté de Philologie de Bucarest. Il entreprend une nouvelle démarche de publication, en inversant les volumes de prose, déposés aux Éditions Albatros et Cartea Românească, fermement convaincu que les Éditions auront l’amabilité de les lire et, des deux volumes de chacune des Maisons d’Éditions, un seul, au moins, sera publié. Invité par Dan Verona au cénacle Săptămâna(La semaine, n. t.), d’Eugen Barbu, il y va sous l’influence de l’alcool et récite, couché tout de son long sur une table, la longue poésie „Singurătate”(« Solitude”). Comblé par la gène, il n’y reviendra plus jamais. 1976: année décisive pour le prochain écrivain qui accepte de quitter la capitale pour Focşani, où prenait forme une filiale de ICAS- ici il invente un appareil pour nourrir les truites des étangs, breveté en 1979, du numéro 75 848, sans pour autant trouver quelque commerçant, bien que le procédé soit valable de nos jours encore.

* La rationnalisation du systhème informationnel en sylviculture,(n.t.)

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1977: l’année du grand tremblement de terre; après avoir été sérieusement ébranlé au 8-e étage et dernier d’un immeuble à un seul escalier du centre ville, il commence à penser pour de bon s’il ne fallait mieux déménager de ce département. 1980: il occupe par concours le poste d’inspecteur de l’organisation du travail à la Direction du Travail du Département Vrancea. Il apprend quelle est la clé qui ouvre les cadenas de la publication à Bucarest. C’est pourquoi, donnant libre cours aux conseils de Traian Olteanu, Florin Muscalu et Dumitru Pricop, il va chez Marin Preda, muni de plusieurs bidons de vin, saisissant que monsieur le directeur aimait les boissons fortes, surtout whisky. Il procure du cognac 9 étoiles, et le grand prosateur le reçoit bras ouverts; sous le regard étonné du jeune écrivain, il verse dans la canette de thé le précieux liquide. De plus, il fait venir Florin Mugur pour lui dire qu’il devrait accorder une attention toute particulière à la lecture des écrits de l’écrivain de Vrancea. L’histoire se répéta quelques fois avec Mircea Ciobanu, jusqu’à la mort du grand prosateur, Marin Preda, le jour où le maître était attendu à Focşani, le porte-bagage rempli, au lancement du volume Cel mai iubit dintre pământeni(Le plus aimé des mortels,n.t.). Au fait Neagu a été le premier participant au lancement qui ait appris la tragique nouvelle et l’ait fait parvenir au secrétaire de la propagande, Al. Crihană. Par malheur, les deux volumes de Neagu sont restés aux Éditions Cartea Românească, égarés jusqu’à présent. Les autres volumes remis aux Éditions Albatros ont eu un plus terrible sort. Le prosateur Stan Velea avait l’habitude de lire à haute voix aux collègues de bureau, surtout lorsqu’il était grisé, des créations de ceux qui osaient frapper aux portes de la consécration, après quoi, les volumes atterrissaient juste dans la corbeille à papier, puisqu’il y avait décrété: on ne rend plus les manuscrits. Mis en colère par telles aventures, le prosateur élabore le roman Arme şi lopeţi essayant de le faire publier aux Éditions Militaire de Bucarest. Ici, il fait la connaissance du colonel Răileanu, qui occupait le poste de directeur des Éditions, qui,

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malgré tous les bidons reçus, avait avoué, d’une voix saisie d’effroi, qu’il ne pouvait publier un volume où on ne dit pas mot au sujet de Nicolae Ceuşescu. Il a commencé, toujours à cette époque, à fréquenter le cénacle conduit par Mavro Doineanu, de la Maison de Culture des Syndicats de Focşani, participant également au Festival du Salon Dragosloveni, dédié à la mémoire de Vlahuţă, lors duquel il connaît Fănuş Neagu, Mircea Sîntimbreanu, Mircea Radu Iacoban et bien d’autres. Sîntimbreanu a eu une réaction positive envers Gheorghe Neagu, surtout ayant en vue le prix remporté pour la prose, accordé par le professeur Dima, le rédacteur en chef de Revista noastră (Notre revue,n.t.), de Focşani. Suite à ces relations et connaissances, Gheorghe Neagu débute aux Éditions Albatros dans le volume Zece prozatori, avec un seul fragment nommé La crête rocheuse de Făgăraş ,ce qui restait des trois cents pages du roman Arme şi lopeţi. Le début a été remarqué par Nicolae Manolescu qui s’était exclamé: „je croyais que le reportage littéraire avait disparu depuis George Bogza, mais le revoilà”. En dépit de la bienveillance de Sîntimbreanu, dont un enfant s’était enfui en Amérique, c’est pourquoi il se retrouvait exilé aux Éditions Albatros, le roman n’a pas été publié toujours pour ne rien dire au sujet de Ceauşescu, quoique l’auteur ait inséré un citat de son discours en début du volume et ait introduit une scène reélle de la visite du sécrétaire général à Transfăgărăşan, en fin du livre. Il paraît que le truc n’ait pas été convaicant. C’est toujours à cette époque que Liviu Ioan Stoiciu, devenu à son tour habitant de Vrancea, débute en volume: La fanion(Au fanion, n.t.). Le livre est apprécié par Traian Olteanu et Florin Muscalu dans la pièce qu’ils avaient reçue, en tant que membres de l’Union des Écrivains, à la Direction de Culture du Département Vrancea où, sous le tableau d’Eminescu étaient installés des microphones d’enregistrement. Imprudent, Neagu feint ignorer la valeur de la poésie de Stoiciu, récitant sèchement une poésie, et avec beaucoup d’intonation, le sommaire du volume. Les deux lui disent:”tu vois, la deuxième poésie, qu’elle est merveilleuse?” À quoi, Gheorghe Neagu tourne le livre et leur dévoile que la deuxième poésie était le sommaire. Chose

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qui allait lui coûter plus tard, en 1990, lorsque Stoiciu (apprenant l’opinion de son ancien collègue au cénacle bucarestois), devenu président CPUN Vrancea, lui envoie une équipe BBC pour le discréditer, croyant que dans le Foyer Atelier à Odobeşti il y avait des phénomènes de comportement sous-humain, type Plătăreşti, qui avaient envahi les écrans des télévisions du monde entier. 1981: on lui offre le poste de directeur au Foyer Atelier à Odobeşti, poste qu’il va occuper jusqu’en 1993. On le fait rapidement devenir membre du PCR (autrement on ne pouvait occuper aucun poste public de responsabilité). 1985: il organise à Odobeşti un congrès de la psychologie roumaine, conduit par le directeur de l’hôpital Socola de Iassy; il apprend à cette occasion la manière dont la psychiatrie roumaine était asservie au pouvoir communiste dans la lutte contre les intellectuels dangereux pour le régime totalitaire. 1989: décembre, le 22, madame Şerban, le maire de la ville Odobeşti, appelle le directeur du Foyer Atelier, Gheorghe Neagu et lui ordonne de confectionner des massues. Éberlué, Gheorghe Neagu convoque le conseil d’administration, où le menuisier Dănuţ Tutoveanu détenait la fonction de secrétaire BOB;il l’envoie à la Mairie pour y prendre connaissance du type de massues dont on avait besoin. Lors d’une séance COM, on entendit, à la radio, en sourdine: nous avons vaincu, le tyran s’est enfui! C’était la voix de Mircea Dinescu („fais semblant de travailler”). Isollés du point de vue informatique, les participants à la séance avaient ouvert la radio, apprenant en première que la révolution s’était déclenchée à Bucarest. On n’a plus eu besoin des massues, de plus, le directeur est parti en voiture à la Mairie où il avait compris que madame le maire s’était enfuie. De pareilles scènes allaient être mentionnées plus tard dans le roman Un securist de tranziţie (Un employé de la sécurité de transition, n.t.)

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1990: il fonde, à côté de Dumitru Pricop, Traian Olteanu, Florin Muscalu, Dumitru Denciu et Corneliu Fotea, l’hebdomadaire de culture Revista V(La Revue V), pour laquelle Gheorghe Neagu compte un taux de 10 000 abonnements et commence à faire paraître en feuilleton, le roman Tarantula*. Liviu Ioan Stoiciu devient président CPUN du département Vrancea, et lui envoie une équipe BBC avec l’arrière pensée de se venger contre lui pour ce qu’il avait jadis énoncé au sujet du volume La fanion, dans le bureau des deux collaborationnistes. L’équipe BBC lui demande une interview lors de laquelle, Neagu établit un parallèle entre les preceptes du communisme en tant que doctrine et les impératifs du biblique Moïse, en égale mesure empietés par les foules non préparées. Il va en Bessarabie y porter des aides; là, il connait le ministre Vasile Spinei dont il va se lier d’une brève amitié. 1991: il est invité en Angleterre où il demeure pendant 40 jours. Il y fait la connaissance des gens de culture qui foisonnaient dans le second monde des valeurs britaniques. On lui facilite différentes visites y compris chez les héritiers de Ion Raţiu de Londres. On lui propose de poser sa candidature de la part des syndicats pour un poste de député de Vrancea, dans le Parlement de Roumanie. Il arrive en visiteur, par hasard, à Cernăuţi, passant par la douane sans passeport, avec un groupe d’écrivains bien disposés, adonnés à toutes sortes d’imprudences. Il perd son père, Andrei, à la suite d’un kiste pulmonaire éclaté qu’il refusait de faire enlever. 1992: il visite l’Irlande, où il connait Mary Robertson, maire de la ville Dublin et qui allait devenir plus tard la première femme premier minister. Une fois de retour, Gheorghe Neagu essaie de nouveau faire publier le volume Arme şi lopeţi mais le même colonel Răileanu, toujours directeur aux Éditions Militaire, le lui refuse pour la raison que l’auteur s’était moqué des officiers illustrés dans le

* La Tarentule- c’est de ce titre qu’on le retrouvera dans le livre (n.t.)

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roman. Il fait imprimer aux Éditions Porto-Franco le volume Templul iubirii** qui est vendu en dix mille exemplaires, ce qui lui vaut un véritable succès des Maisons d’Éditions. 1993: juillet; après avoir fait dresser un immeuble à trios niveaux pour des activités lucratives, tout comme un club toujours à trois niveaux, le directeur Gheorghe Neagu présente sa demission à cause des pressions des members FSN, devenu PDSR et surtout du maire de la ville, Florin Mânea, qui voulait engager son institution dans des affaires illégales. Avec l’appui de son beau-frère, Adrian Mocanu et celui de Ştefania Oproescu, il fonde l’hebdomadaire Jurnalul de Vrancea (Le journal de Vrancea, n.t.) au cadre de SC Jurnalul SA de Bucarest, du moghol Voiculescu, sous la direction de Dan Diaconescu. 1994: il continue la publication du Jurnalul de Vrancea mais sous la direction de Marius Tucă, après avoir refusé de prendre la place de Dan Diaconescu, démissionnaire de la compagnie. Il visite Cernăuţi, sur l’invitation du poète et député des minorités roumaines d’Ukraine, Vasile Tărâţeanu. Il écrit un réportage bien documenté au sujet de la profanation des tombeaux des roumains, qui sera repris par la presse centrale. 1995: il fait paraître dans ses propres Éditions Zedax, Antologie literară Jurnalul 100* * * où il rassemble les textes littéraires publiés séparément par les collègues de rédaction. Las de frapper aux portes des Éditions étrangères, il fait encore un effort et publie le roman Arme şi lopeţi, assez bien reçu par la critique de spécialité. La même année, il cède aux instances de Radu Cîmpeanu et reprend la direction du PNL-C du Département Vrancea, auquel il fait adhérer plus de 3 000, depuis le nombre de sept membres du début. Il entre dans la maçonnerie roumaine dans l’espoir de devenir un homme de culture pareil aux membres de Junimea (La Jeunesse, n.t.)

** Le temple de l’amour- le titre dont on le retrouve dans le livre (n.t.)

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1996: il est élu membre du Conseil du Département Vrancea de la part du PNL-C mais il perd Jurnalul de Vrancea puisque Florin Muscalu et Traian Olteanu l’appellent en justice pour leur avoir porté calomnie; Voiculescu lui propose de le remplacer avec Gazeta Vrâncean ă(La Gazette de Vrancea, n.t.). En même temps, Jurnalul de Vrancea est édité par le patron TV cable Diplomatic, Ion Martiş à l’aide de Ion Panait, Florin Muscalu et Traian Olteanu. 1997: il publie aux Éditions Zedax le volume Moartea şobolanului** assez bien reçu par la critique littéraire, de plus, il apprend que Matei Vişniec aurait eu fait une présentation du volume, en tant que lecteur du dehors des Éditions Litera (La Lettre, n.t.); un compte rendu qu’on ne puvait pas publier, dans lequel l’auteur Neagu était comparé à Agatha Christy. Paraît Oglinda Vrânceană (Le Miroir de Vrancea, n.t.) qui se transforme, l’année prochaine, sous le titre Oglinda Moldovei (Le Miroir de Moldavie, n.t.), dans une revue diffusée dans plusieurs départements. 1998: Jurnalul de Vrancea fait faillite sous la commande de Martiş, Olteanu, Muscalu et du tirage de 5 000 exemplaires arrive à un tirage de quelques centaines. Voiculescu le prie de le reprendre de Martiş et co. Puisque cette chose n’était plus possible en totalité et que le trust Monitorul de Iaşi (Le Moniteur de Iassy, n.t.) le concurrençait, Gheorghe Neagu accepte de le reprendre en tandem avec Gazeta Vrânceană une semaine pour chacune des deux publications, à tour de rôle. Il reçoit le titre de CYTOYEN D’HONNEUR DE LA VILLE PANCIU. 2000: prend naissance L’Association Culturelle Duiliu Zamfirescu qui se propose de faire paraître une revue de culture Oglinda Literară* * * à la place de Revista V qui avait été confisquée par les héritiers des Muscalu et Olteanu, décédés

** La Mort du grand rat- c’est ainsi qu’on le trouvera traduit dans le livre

(n.t.)

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dans un terrible accident auto, peu de temps avant. La revue réussit de s’imposer dès les premiers numéros, étant remarquée par toute la presse littéraire. C’est toujours à cette époque que l’on décide la première édition du Festival Duiliu Zamfirescu. Pendant son séjour à Paris, Gheorghe Neagu connait Sanda Stolojan, la nièce de Duiliu Zamfirescu et Marcel Shapira, grand maître de la maçonnerie roumaine depuis le temps de l’exil anticommuniste, qui lui promettent l’appui non conditionné. Oglinda Vrânceană et Oglinda Moldovei cessent leur parution pour que Oglinda Literară puisse paraître, au début imprimée dans les imprimeries de Dan Diaconescu de Bucarest dans un tirage irresponsable de 5 000 exemplaires. Il reçoit le titre de CAVALIER DE LA LITTÉRATURE ROUMAINE, accordé par le président de Roumanie, Ion Iliescu. 2001: prend naissance Saeculum comme une contre mesure du PSD pour la revue Oglinda Literară, projet soutenu par Gh. Vlăjie, le directeur de la culture, à l’époque. Ce genre de sabotage a mis en colère les membres du collège directeur, les déterminant de supporter de leurs propres revenus la parution de la revue. 2002: il part pour l’Amérique, envoyé par la maçonnerie roumaine avec le rôle d’améliorer les relations roumaines- américaines. Peu de temps après, la Roumanie entre aux NATO. On en trouvera des traces dans son oeuvre ultérieure. Il reçoit Diploma de Binecuvînatare Apostolică a Papei Paul şi Diploma de Onoare a Academiei Orient Occident de la Curtea de Argeş.(Diplôme de Bénédiction Apostolique du Pape Paul et le Diplôme d’Honneur de l’Académie orient Occident de Curtea de Argeş, n.t.). 2003: paraît le volume collectif Al Evei trup de fum (Le corps de fumée d’Eve,n.t.) aux Éditions Zedax, sponsorisé partiellement par Ion Vlăjie, le directeur de la culture qui visait un geste de conciliation à l’occasion du jour de la femme de cette année-ci. Le titre avait été suggéré par Florin

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Paraschiv. Paraît le volume lilliputien Crucea lui Andrei (La croix d’André,n.t.) qui constitue, à côté des petits volumes de quelque 20 collègues, une cassette Scrieri alese(Écrits choisis,n.t.), aux Éditions Zedax. 2004: paraît le volume lilliputien Jurnal american (Journal américain, n.t.), fruit de la visite aux USA et de l’expérience nottamment maçonnique qu’il a eu à cette occasion-là. Lors de l’édition de cette année-là du festival Duiliu Zamfirescu, le grand prix a été remporté par le professeur doctor Valeriu Rusu de l’Université de Provence. Des prix ont aussi été remportés par D.R. Popescu, Magda Ursache, Ion Rotaru, Cassian Maria Spiridon. Il reçoit la distinction de l’Institut Biographique Américain. Il tombe malade de diabète, devenant insulino-dépendant. Il subit une grave parésie faciale. Il se rend en visite pour la enième fois en Bessarabie. Il ne réussit à rencontrer que Ion Mânăscurtă et Leo Butnaru du groupe des écrivains „abonnés” aux prix roumains. 2005: une nouvelle série de volumes lilliputiens forme une nouvelle cassette des Scrieri alese (Écrits choisis, n.t.), cette fois-ci comptant 24 collègues. Le petit livre de Gh. Neagu sera intitulé La Bellu (À Bellu, n.t.). La même année, les Éditions Paralela 45 (Le Parallèle 45, n.t.) publie le volume collectif Proză.Ro.(Prose.Ro, n.t.). Un fragment du feuilleton “Un securist de tranziţie”(“Un employé de la sécurité de transition”, n.t.) y paraît. Le Festival Duiliu Zamfirescu bat son plein: 9 pays y paticipent: Serbie, Ukraine, Bessarabie, Albanie, Luxembourg, France, Tunisie, Maroc, etc. Le grand prix a été décerné à madame académicien Zoe Dumitrescu Buşulenga et le prix Opera Omnia à Mimmo Morina, le secrétaire général de l’Union Mondiale des Poètes. On ferme Gazeta Vrânceană puisque personne de la rédaction n’avait pas exprimé le désir de la reprendre gratuitement et d’en continuer la publication à son propre bénéfice. Sur les propositions de Magda Ursache et de Horia Zilieru, il est reçu à Uniunea Scriitorilor (l’Union des Écrivains, n.t.), filiale de Iassy par

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Cezar Ivănescu, dont il n’avait que des mots d’admiration et dont il se lia d’une longue amitié. La revue Oglinda Literară est incluse dans le Dicţionarul General al Literaturii Române (Le Dictionnaire Général de la Littérature Roumaine, n.t.) édité par l’Académie Roumaine. Don appartenance à la maçonnerie deviant publique, surtout après avoir été nommé Assistent du Grand Maître de la Maçonnerie Roumaine. 2006: aux Éditions Valman paraît le volume Aesopicae écrit presque 20 ans auparavent, dont Adrian Alui Gheorghe affirme que c’en est ce que l’on cherche dans la littérature allemande actuelle. Jurnalul de Vrancea cesse sa parution. Il reçoit Diploma de excelenţă (le Diplôme d’excellence, n.t.) de la Mairie de Odobeşti puisque le maire Nicolaş a refusé d’honorer les obligations assumées, de sponsorisation de l’édition du livre. Il publie O antologie literară (Une anthologie littéraire, n.t.) où sont présentées les créations littéraires des 55 membres de l’Association Culturelle Duiliu Zamfirescu, sans séléction aucune. Le Conseil du Département Vrancea accorde une aide de 200 millions lei pour l’impression de la revue Oglinda Literară. Il est inclus dans Dicţionarul biografic al Literaturii române (le Dictionnaire biographique de la Littérature roumaine, n.t.) édité par Aurel Sasu. Un ample fragment de « Un securist de tranziţie » paraît dans l’anthologie PROZA.RO (LA PROSE.RO, n.t.) sous la direction de Marius Şolea aux Éditions Paralela 45. On lui découvre une garnde pression sanguine ce qui le rend dépendant des médicaments. Il visite la France où il porte une longue conversation avec Marcel Schapira, ce qui prend la forme d’une interview qui ne sera pas publiée entièrement, à cause de graves accusations apportées au Grand Maître de la Maçonnerie Roumaine, qui auraient eu fait exploser une grande partie de l’organisation. Il se rend en Egypte. 2007: après le lancement du volume Aesopicae, dans La Salle des Glaces de l’Union des Écrivains de Roumanie, sans l’avis de Nicolae Manolescu, mais avec l’appui de Laurian

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Stănchescu, le secrétaire littéraire du viceprésident de USR, Varujan Vosganian, l’écrivain Gheorghe Neagu entre dans un conflit absurde et préjudicieux avec le critique littéraire. Au fait, Nicolae Manolescu était fâché que la revue Oglinda Literară ait publié auparavent Săptămâna roşie (la Semaine rouge, n.t.) de Paul Goma. Il reçoit le Prix pour la prose de l’Académie Internationale Mihai Eminescu de Craiova, le diplôme étant signé et remis par le président de l’Académie Roumaine, Eugen Simion. C’est la dernière année où Gheorghe Neagu s’occupe du Festival Duiliu Zamfirescu. Il participle à la fondation de Asociaţia Presei Literare din Europa (l’Association de la Presse Littéraire d’Europe, n.t.) en tant que membre fondateur. Il publie Antologie de poezie Oglinda Literară 2000-2007 (Anthologie de poésie le Miroir Littéraire 2000-2007, n.t.) aux Éditions Dominor, où on lui promet l’édition du volume Războiul muştelor (la Guerre des mouches, n.t.) sous la direction de Laurian Stănchescu, promesse non honorée. Il renonce aux services d’éditorialiste de l’écrivaine Magda Ursache. Il est inclus dans Istoria Literaturii Române de la origini şi până în prezent (l’Histoire de la Littérature Roumaine des origines jusqu’à présent, n.t.), livre édité par Ion Rotaru, qui est décédé le jour du lancemen,t dans la même Salle des Glaces de l’Union des Écrivains de Roumanie. On publie de sa prose en anglais dans l’anthologie Pagini literare.ro (Pages littéraires.ro, n.t.). Virginia Bogdan traduit en français le volume Moartea şobolanului sous le titre la Mort du grand rat avec lequel il participle à la Foire du Livre de Genève, d’où il revient deçu de la superficialté accordée à l’événement par le Ministère de la Culture, par le sabotage même de la manifestation qui aurait pu devenir importante pour les écrivains roumains présents aux stands du petit pavillon, de quelques mètres carrés, réservé aux Roumains, par les petits fonctionnaires du ministre Iorgulescu. Il subit un accident, et s’en tire presque sain et sauf de l’automobile écrasée par un TIR bessarabien. La parésie faciale se répéte d’une manière plus grave. On lui découvre

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une disfonction cardiaque assez sérieuse, qui le rend dépendant des médicaments. Il se rend en visite à Malte par la bienveillance de son bon ami Dan Pică. 2008: le Festival Duiliu Zamfirescu disparaît puisque les autorités locales ne désirent plus gestionner une manifestation culturelle soit-elle d’un minimum d’ampleur. Gheorghe Neagu prend la décision d’organiser la première édition des prix de la revue Oglinda Literară destinée, en principal, à récompenser les collaborateurs de la revue. Il reçoit le Diploma de Onoare a Academiei Daco-Române (le Diplôme d’Honneur de l’Académie Daco-Roumaine, n.t.) de Bucarest et il est inclus, tout comme Cezar Ivănescu, dans une Antologie de poezie (Anthologie de poésie, n.t.) en langue albanaise, aux soins de Baki Ymeri. Il participle au II-e Congrès des Revues Littéraires Européennes de Balcic- Bulgarie. On publie de sa prose en langue française en Pagini literare.ro (Pages littéraires.ro, n.t.)

2009: il perd sa mère, Verginia, après une brève

souffrance mais aussi l’héritage que sa mère avait légué à sa niece d’après la soeur, Laura, qui l’avait soignée pendant quelques mois, vers la fin de sa vie,

Il reçoit le titre de CETĂŢEAN de ONOARE al COMUNEI TRIFEŞTI (CITOYEN d’HONNEUR DE LA COMMUNE TRIFEŞTI, n.t.) du département de Neamţ, en tant que signe de respect pour ceux qui l’avaient élevé et lui avaient veillé l’enfance. On le fait inclure dans Istoria Literaturii Române (Histoire de la Littérature Roumaine, n.t.) de Marian Popa, surpris d’apprendre que Florin Muscalu avait traîné en justice Liviu Ioan Stoiciu, tandis qu’en réalité c’étaient Muscalu et Olteanu qui y avaient traîné Gheorghe Neagu. On publie la nouvelle “Alexandra” dans la revue allemande Matrix

Il organise une deuxième édition des prix de la revue Oglinda Literară à l’occasion des journées du municipe Rîmnicu Sărat où, à l’aide de APLER et de Valeria Manta Tăicuţu il a accordé des prix en argent à tous les collaboartuers externes.

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On le fait publier dans les revues de la diaspore du Canada- sous le patronnage de Alex Cetăţeanu, d’Australie et de SUA, par le publiciste George Roca, en Allemagne dans la revue Matrix. Il est inclus par Who is Who dans Enciclopedia Personalităţilor din România (l’Encyclopédie des Personnalités de Roumanie, n.t.). Il poursuit un traitement balnéaire à lacul Sărat du département Brăila, où il reçoit l’appui de l’ami Silviu Mangiurea. Il reçoit Diploma de Excelenţă (le Diplôme d’Excellence, n.t.) du Ministère de l’Éducation et de la Recherche- la Société Haïku de Constanţa pour la promotion de la culture et de l’art.

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La maturité du prosateur À ses soixante ans, Gheorghe Neagu propose à ses

lecteurs un livre de prose courte, genre dans lequel il a excellé le long des années, dès le début de la carrière d’écrivain non accommodé au temps, fait qui lui a valu la frustration d’un début en volume; il va se contenter des parutions sporadiques ou fragmentaires, tel le texte « La crête rocheuse de Făgăraş”, paru dans le volume collectif Zece prozatori (Les Éditions Albatros, Bucarest, 1987) qui s’avère être un épisode du roman Arme şi lopeţi imprimé à peine en 1997. Pour sa valeur, l’épisode est repris dans le présent volume, preuve de donner une image ”récapitulative” de l’oeuvre. Le roman atteste la vigueur de prosateur apparemment „naturaliste”, à l’aspect d’utopie négative, qui marque, au fait, les inquiètudes d’un esprit ”kynic”, au sens primaire d’un Diogène le Chien1 en habits de prosateur. L’atmosphère est la même dans les phrases brèves de Un pumn de iarbă (1994)/Une poignée d’herbes, Privire clandestină (1996)/Regard clandestin, Moartea şobolanului(1996)/La mort du grand rat, Aesopicae (2005), Tarantula (roman, 2005), Un securist de tranziţie /Un des employés de la sécurité de transition,(livre de formule

1 Au sujet de la distinction conceptuelle entre „cynique” et „kynic”, voir

le travail déjà classique du philosophe allemand Peter Sloterdijk, Critica

raţiunii cinice (Chritique de la raison cynique, n.t.), I, II, version roumaine

de Tinu Pîrvulescu et Sandală Munteanu, Éditions Polirom, Iaşi, 2000,

2003

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inédite, simulant la comédie des débats du parlement des premières années post décembre, paru en feuilleton, dans Oglinda literară, de la finalité éditoriale duquel je n’ai aucune connaissance).

Dans la lignée de la génération ‚80, dans laquelle on a dû l’inclure, Gheorghe Neagu fait figure à part, car il est sorti de la sagesse du parodique textuel, surtout dans Aesopicae, où le parodique n’est pas un jeu gratuit, mais un ”kynic”, tel que nous l’avons déjà remarqué, de sorte que, avec une formule adéquate, Ion Rotaru1 l’ait qualifié pour „transtextuel”, ce qui pourraît être un indice que l’auteur serait revendiqué par le nouveau paradigme de la „transmodernité”. Quant à Tarantula (la Tarentule), roman ésopique de facture historique, pareil au Principele (le Prince) d’Eugen Barbu ou au Calpuzanii (les Fripons) de Silviu Angelescu, celui-là semble le moins réussi, mais il vaut retenir la parabole de la maladie qui a infesté à long terme l’espace roumain. D’ailleurs, on va le voir, celui-ci s’inscrit aussi, de manière organique, dans le plasma de l’imaginaire de Gheorghe Neagu.

Le porteur de croix, comme nous avons déjà suggéré, est une synthèse du monde artistique de l’auteur, comprenant des textes d’une évidente diversité narrative, autant en formule qu’en étendue et contenu, depuis l’instantané descriptif (comme ”Les harmonies de la pierre”), à la nouvelle d’ample respiration (telle „La crête rocheuse de Făgăraş” ou „Maria”). Il s’agit d’une anthologie d’auteur. L’imaginaire de Gheorghe Neagu, si on se rapporte à la poétique des éléments de G.Bachelard, tient à la matérialité de la terre, isomorphe en pierre, sous „le complexe de Sysiphe”, comme dans le pharaonique parcours de Făgăraş par les soldats qui ont perdu les sens originaires de défenseurs de la patrie. Pareillement, aux matières dégradées, tel « La mort du grand rat » ou « Orifices »,

1 **Ion Rotaru, O istorie a literaturii române de la origini până în prezent,

Éditions Dacoromână TDC, Bucarest, 2006, pp.1160-1161/(Une histoire de

la littérature roumaine des origines jusqu’à présent, n.t.)

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proses signalées avec acuité critique par Marian Popa1. L’écriture de Gheorghe Neagu, soit-elle objective, soit-

elle subjective, traverse non pas seulement des techniques diégétiques, mais elle prête attention à la problématique de ses maîtres qui peuvent être I.L.Caragiale, Mihail Sadoveanu, Liviu Rebreanu, Mircea Eliade, Borges et autres. Ce qui touche chez lui, c’est l’entaille de la phrase à même de suggérer la lourde »matérialité » dans une continuelle métamorphose positive ou négative, à l’assurance sereine du ton, le tout faisant preuve d’un prosateur bien rangé dans sa profession, arrivé, certes, à sa parfaite maturité artistique. La prose brève est peut-être le genre le plus difficile possible, à côté du théâtre où peu de gens réussissent. Bien sûr, Gheorghe Neagu n’arrive pas toujours à éviter l’improvisation avec des obscurités peu convaincantes ou des jeux que l’ironie même ne peut pas sauver, comme dans « Les Rédempteurs », où l’on place au jugement causeur des divers dieux et prophètes, Jésus, avec le »mensonge » de la Rédemption et « la virginité » de la Sainte Vierge. Certainement, dans de pareils textes, le « kynisme » se dégrade, inévitablement, en « cynisme ». Ou peut-être que pareille lecture serait inadéquate, « Les Rédempteurs » pouvant être la clé pour la vision de l’écrivain, subtile polémique avec la couche de « bas étage » de l’existence, selon les dires de Caragiale, qui, dans ce cas, signifie réduction vulgaire-rationnaliste au niveau du manichéisme logique, de la perspective duquel, des dogmes chrétiens tels la résurrection et la virginité seraient « des absurdités » de l’esprit humain. Je me demande si cette prose ne serait-elle pas une parodie à l’adresse de certains textes postmodernistes du type des Evangheliştii (les Évangélistes, n.t.) de Alina Mungiu Pippidi.

Donc, c’est dans une autre direction qu’on doit chercher la vigueur des proses de Gheorghe Neagu. Il a la capacité d’une fine observation psychologique et

1 Marian Popa, Istoria literaturii române de azi pe mâine, Éditions Semne,

Bucarest, 2009, pp.859-860/l’Histoire de la littérature roumaine du jour au

lendemain,(. n.t.)

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symbolique, soutenue par une sentimentalité bien pesée, comme dans « Hamilcar », la « Poupée » ou la « Décoration ». La métonymie de « la tranche de vie » tend à constituer ou à reconstituer tout un monde. Dans « Hamilcar », le déménagement d’une famille qui passe de la maison à cour dans un « bloc », devient emblématique pour les » métamorphoses » du socialisme. Celui sacrifié est le chien Hamilcar, laissé en proie à l’agression des bulldozers. L’obscurité de l’immeuble projette les gens dans un territoire à la frontière de la matérialité brute et le fabuleux aux ingérences extraterrestres, où la pureté de l’amour du chien, à la recherche de ses maîtres, est écrasée brutalement. La « Décoration » est un mini-bijou d’ironie bien mesurée, avec beaucoup moins d’intentions cryptiques, pas toujours heureuses, dans certains cas. Père Anton, un vétéran de guerre, est annoncé par l’adjudant du village, à travers une invitation, de se présenter à la maison de culture de la ville pour être décoré, en honneur d’un certain nombre d’années depuis la « Libération » du joug fasciste et capitaliste. Le vieillard, seul et comblé toute la nuit par des soucis, refuse de laisser à l’abandon les volailles de la cour. Mais, à l’aube, on vient le prendre à l’improviste dans une auto, vêtu de nouveaux habits, puis présenté à l’assemblée solennelle à laquelle participe aussi le premier secrétaire du parti et plusieurs généraux. Père Anton est embrassé par un général, reçoit la décoration, après quoi il se retrouve seul, affamé, sans argent pour le ticket d’autobus et ne sachant où étaient ses habits à lui. Dans l’auto gare, il a la chance de tomber sur le directeur de l’école du village, qui écoute son histoire et lui paie le retour. À son éblouissement, il retrouve chez soi un « silence » parfait: il ne trouve plus ni les volailles, ni la vache, ni le porc. La seule « fortune » qu’il possède, c’est la médaille. Le soir une fois tombé, il observe une grande gaîté de fête chez ses voisins. Curieux, il y va et constate l’abondance du repas. Stupéfaits, ceux-ci lui disent que le porc et les volailles transformés en plats étaient les siens. Ils avaient cru que, pris par l’auto « duba », il ne va plus rentrer de la prison, où l’on amenait tous ceux qui avaient » l’honneur » d’être emmenés par pareils véhicules. Le

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vieillard ne se fâche pas et prend part à la fête des voisins. Au-delà l’anecdotique des faits, la prose nous

introduit dans le chrono- top du monde de Gheorghe Neagu. Je l’appellerais de la « postmodernité ». La réaction des voisins en est une des temps » d’apocalypse » banale, « la décoration » marquant un monde à l’envers, où « l’honneur » accordé aux faits humains est le reflet d’une « pétrification » dans des formes mortes. Les gens semblent porter avec eux une « croix » qui ne les sauve plus, car les « rédempteurs » sont maintenant ceux de la prose déjà commentée. Tout aussi éloquent est le fragment « Le porteur de croix ». Dans la postmodernité, la souffrance même est devenue inutile. Dans la ville, on fait courir le bruit qu’un individu porte une croix dans les rues. On l’appelle Andrei, selon le bien connu symbole biblique. Les Hébreux sont scandalisés, les catholiques le défendent, les orthodoxes ne s’y mêlent pas. Les gens deviennent solidaires avec Andrei, convaincus que celui-ci porte la croix à leur place. La croix portée semble produire de l’effet sur le maire. Le porteur reçoit également des présents. Certains disent qu’ Andrei ferait mieux de se rendre aussi à la capitale. Mais Andrei maigrit, il est épuisé, tout de loques, de sorte qu’il s’affaisse sur le trottoir. Dès ce moment-là on l’évite, il est enlevé par la police, puis oublié. La parabole semble puiser des échos de la légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski. De toute façon, c’est quelque chose du pragmatisme des symboles chrétiens dégradés dans la posthumité sans rédemption.

Les gens sont devenus des fantômes empreints d’une matérialité grossière. Ils « vivent » dans un enfer sans l’alternative du purgatoire ou du paradis. Le personnage Gheorghe (« Le village »), en plein hiver, s’en va dans le village visiter ses proches parents, mais il constate que la fumée ne sort d’aucune maison. Il entre dans les maisons et y trouve uniquement des cadavres. Il emmène le chef du poste lui faire voir le malheur. Ensemble, ils courent environ trente maisons. Les paysans ont l’air de s’être entretués, sans combat, avec quelque chose à leur portée. Puis, les investigateurs se dirigent vers la dernière « maison », la petite église de la localité, où un sacristain vieux grogne

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quelque chose, dans l’absence du prêtre disparu. Le sacristain croit que le coupable en est le prêtre qui, à peine arrivé dans leur village, met trop l’accent sur la vie de l’au-delà, faisant l’office contre le vin et les femmes débauchées. Le cabaretier, après avoir essayé de le corrompre avec trois bouteilles ventrues de vin par jour, a fait faillite. Les villageois se seraient hâtés vers la vie d’au-delà. L’enquête du procureur suit. Le prêtre se met à la défense. En réalité, le village avait été conquis par la « lèpre » qui ne peut être que celle communiste. C’est de cette perspective que l’on doit investiguer la majorité des textes de Gheorghe Neagu, depuis « La mort du grand rat » à « Orifices » ou « L’abri », proses où le naturalisme règne. Dans la dernière, la fin du monde est provoquée par un bombardement, où un bâtiment »creva tel un melon », « une senteur de chair grillée et de latrines remplit l’air envahi par des jurons et des cris », et le souffle d’une autre bombe fait coller un enfant à la porte en sorte que « le sang jaillit de l’épaule de Leiba », tandis que, parmi les débris, « une jambe se tortillait encore, pareillement au pied d’araignée ». Et le tableau s’élargit dans les mêmes coordonnées de rare cruauté, jusqu’à ce que le protagoniste en soit suffoqué » dans ce marais de chair pressée, sans aucun espoir ».

Les valeurs littéraires mêmes s’écoulent dans une posthumité sinistre. Le cimetière Bellu devient l’image étrange de la contorsion dans la mort. Au nouvel locataire, Călinescu, on refuse le droit de parler au sujet d’Eminescu, de Sadoveanu ou de Caragiale. Il se chamade avec Beniuc ” dans le secteur des élus de transition du peuple”. Bellu est un territoire des conflits pour des places privilégiées par l’intermédiaire des ordonnances d’urgence (comme il en est arrivé, d’ailleurs, autant pendant le communisme, que dans le postcommunisme); il est plein de “dévorateurs” des écrivains, successeurs de A.Toma et d’Ovid Chrohmălniceanu, Eminescu étant l’un de ceux attaqués, son caveau devenu sujet de transaction pour 20 000 ” euros”.

Ne pouvant pas anticiper les surprises que la création prochaine de Gheorghe Neagu nous reserve, je pense que son imaginaire, pétri sur ce que l’on a appelé la catégorie de

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la ”posthumité”, a donné la plus concentrée et la plus originale contribution à la diversité du paysage de la prose roumaine contemporaine.

Theodor Codreanu

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L’hôte Elle s’amenait timide, sans oser s’approcher de trop. Je

ne pouvais pas trop distinguer son visage. Son allure seule me semblait connue. Il glissait le long de la vieille haie, évitant, pieds nus, les marais laissés par les pluies récentes, plongeant l’ombre de son corps dans les vapeurs de la terre soudainement rafraîchie. Il traînait quelque chose, une corde paraissait-il ou une verge toute bonne à faire couper les têtes des chardons du pâturage communal, comme à des ennemis invisibles qui avaient fait relever leurs êtres par là. On le voyait de loin, il avait peur des chiens. La chemisette était enfoncée derrière la ceinture du pantalon trop court et les cheveux pendaient en broussailles au-dessus de sa tête grande et ronde telle un melon d’eau. Elle s’amenait difficilement, comme en s’étonnant à chaque pas fait en ma direction. Si j’avais aperçu son visage j’aurais pu y déchiffrer l’étonnement d’avoir osé m’approcher de nouveau, comme maintes fois auparavant.

Il y avait dans son sein des fruits recelés ou des livres (dont il était le seul connaisseur) et lorsque sa main était arrachée par la corde étendue et longue, sa poitrine s’ébattait inquiète, prête à faire s’échapper le secret caché avec (tant de) soin. C’est alors que l’on saisissait le mouvement de l’autre main, bondie à l’aide de la chemisette, comme en interdisant aux yeux plus curieux de pénétrer au-delà de ce qui convenait à être vu. Et lorsque la fontaine à roue était apparue sur sa voie, je l’avais aperçu libérer son bras de la corde qu’il attacha à la haie et, tout en s’efforçant,

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commencer à décrire, des bras, le mouvement circulaire d’enroulement de la chaîne sur le moyeu de la roue, en faisant venir, du tréfonds de la terre, la fraîcheur liquide entre les revêtements des parois en pierre envahies par la mousse spongieuse et verdie par l’écoulement du temps. Dans le creux de ses mains, il a pris l’eau dont il s’est rafraîchi le visage enflammé, en pouffant bruyamment tel un poulain folâtre et impatient. Ensuite, dans un rituel à peine approprié, je l’ai vu dénouer la corde, tirer de toutes ses forces, pour faire approcher le lent animal du sceau rempli, en l’alléchant par de doux propos pour humer l’eau qui y restait. J’ai essayé alors de mieux saisir qui est au service de qui, avec tant de ferveur.

La vache attachée à la corde à l’enfant ou l’enfant à mon souvenir.

Je ne me demandais plus qui s’amenait vers moi. Je le savais. C’était mon enfance. Et moi, l’homme d’aujourd’hui, j’étais prêt à l’accueillir bras chargés de dor1 et d’envoûtantes attentes.

– Bon anniversaire ! lui ai-je dit en lui baisant les joues comme au plus cher accomplissement.

Elle ne m’a pas répondu. Elle est restée silencieuse, enflammée sur ma poitrine, en pénétrant mon être, en me rendant joyeux pour n’avoir pas trop vieilli, puisque j’étais rempli par l’enfance. Je l’ai laissée saisir mon âme, en faisant un avec mon cœur et je suis parti en sautant à cloche-pied.

Des visages maussades souriaient malicieusement en me regardant de travers.

Combien d’eux me connaissaient encore ? Ceux de mon âge avaient vieilli, moi non plus, je ne les connaissais plus, les jeunes avaient grandi à ma suite, seule ma mère les connaissaient à fond. De temps à autre elle me disait avec amertume:

– Mais toi, seul, mon garçon, toujours seul ? Tu t’es lié à tes paperasses, ton temps passe avec elles, et moi, je m’en irai bientôt et je voudrais te caresser encore la tête

1 mot qu’on ne peut traduire exactement en aucune langue;

correspondant en français du mot « envie »

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– Ma bonne mère, et si je te disais que c’est ma façon de préserver toute mon enfance en moi, et celle des autres qui ne savent plus la garder, me croyais-tu ?

Que savez-vous… qu’est-ce que l’enfance et combien je suis jeune, voulais-je leur dire. Mais je ne l’ai pas fait et j’ai regretté de les avoir laissés embarrassés. J’avais du mal à cause de mon impuissance de les aider et je les compatissais pour ce qu’ils avaient perdu, peut-être pour toujours.

C’est pourquoi je regarde attentivement autour de moi, en attendant rencontrer mon enfance et en me réjouissant lorsque les autres le font à mon côté, à ce que je vois.

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Alexandra Le coup de fil de l’inconnu l’a intriguée. Ensuite,

pendant que l’homme parlait sans lui laisser au moins le répit d’une question, l’inquiétude se substitua à la surprise. Tout semblait bien établi dès le début. C’était comme une décision toute prête. Elle ne réussit à prononcer que le »non » et le »oui » final que cette voix-là qui inspirait tranquillité et confiance disparut, tout aussi brusquement qu’elle apparut. Sa main tremblait légèrement lorsqu’elle raccrocha. Mais non pas à cause d’effroi, bien que l’endroit choisi fût un peu étrange. À la Fontaine Rouge, dans le jardin public du faubourg. Alexandra n’était pas courageuse. Elle avait pris la décision du moment où elle avait fait publier son numéro de téléphone à la rubrique des annonces matrimoniales.

Ce n’est que 15,30 heures, elle a tout le temps jusqu’à 18 heures. Elle fait bouillir un café tandis qu’elle imagine un tri des vêtements, les plus convenables. La voix calme et maîtrisée qu’elle avait entendue imposait une tenue décente. Elle sourit au-dessus des vapeurs du café. Un mot surgit dans sa mémoire, comme si volontiers, elle se laissait connaître, elle s’offrait. Mais la décence n’a rien à faire avec un pareil geste, se dit-elle, en secouant le corps tendu. Elle se décide pour le costume bleu- marin, blouse blanche, souliers noirs, un mince bracelet en argent, un peu de rouge aux lèvres, un peu de couleur sur les joues. Elle l’efface ensuite, mais pas tout à fait. Elle arrive dix minutes à l’avance. Pénibles minutes d’attente dans l’allée désertique. Elle n’avait pas de choix. Les autobus poursuivent leur

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programme non pas les envies des passagers. Elle se sentait à découvert, comme si on la regardait de tous côtés. La voix pouvait s’y tenir quelque part, en l’observant, tel qu’elle aurait aimé le faire si elle avait eu un endroit où se cacher. Dans l’autobus, elle avait essayé de le découvrir. Il n’y était pas. Certes, il aurait pu prendre un autre moyen de transport. Ou il aurait pu être déjà sur place.

Ses pas la menaient lentement dans les allées du jardin public. Les tilleuls avaient fleuri. L’herbe était haute et propre, telle ses vêtements. Elle sortit la poudrière de son sac à main. Retoucha de nouveau la pâleur du visage, rendue plus aigue par l’émotion de l’attente. Elle se fit des reproches, puis des excuses. Elle se dit que c’était mieux qu’elle le vît la première et si cela lui dit…Sinon, elle n’avait qu’à ne pas paraître. L’allée de la Fontaine Rouge était désertique, mais elle pouvait tout aussi bien être animée par les citadins qui se promenaient, soit en auto, soit à tout autre moyen qui leur permît de se retrouver le plus rapidement possible au beau milieu du jardin public. Il ventait légèrement, en faisant bruire les feuillages, et flotter des parfums inimitables.

Un bruit de pas annonça une paire déchaînée, s’amusant des riens chuchotés. Le bus de retour allait arriver dans trois quarts d’heure. Et alors ? Les annonces matrimoniales ont leurs surprises à elles.

Elle sursauta soudainement. Dans l’allée large, au loin, la silhouette d’un homme solitaire se détacha du fond vert des arbres. Elle s’efforçait de se tenir calme, malgré l’étrangeté de la situation.

Un homme, haut de taille, sans âge, s’amenait lentement, comme à la promenade, la main gauche dans sa poche. Sa main droite saisissait négligemment un livre. Son regard se dirigeait, de temps à autre, vers le ciel, au-dessus les arbres. L’insouciance dont il se déplaçait n’avait rien de la tenue d’un homme qui se hâtait à un rendez-vous. Alexandra se surprit faire des aller-retour, hantée par quelque chose qui se serait trouvé juste derrière l’homme qui venait vers elle. Ils passent l’un à côté de l’autre, sans se regarder et leurs pas se perdent au loin. Elle ne tourne même pas la tête. C’était lui ? Non. Certes, non. Bien que….Ses pas se sont éloignés

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davantage et de plus en plus vite vers l’autre bout de l’allée, vers la fontaine. Le bruit des pas de l’homme se perdit dans le bruissement des arbres. Alexandra demeura interdite, déçue, désespérée.

* * * Tudor avait lu les annonces matrimoniales, tel un

homme rassasié qui jette un coup d’œil sur le menu d’un restaurant oublié du monde. » Dame célibataire, pudique, désire la compagnie d’un homme ». Ce qui l’intrigua, ce fut la précision « pudique ». Il n’avait jamais de sa vie rencontré la formulation de cette qualité humaine dans une annonce, soit-elle matrimoniale. Tudor continua sa lecture de la page littéraire. Il tressaillit en lisant le titre: »Un nouveau roman de Tudor Mărăscu”. C’était son nom, mais il ne savait rien au sujet de la parution d’un nouveau roman qui lui appartienne. Des années s’étaient écoulées depuis qu’il n’avait plus remis quelque manuscrit que ce soit. Il n’en avait pas eu le temps, d’ailleurs. Mais l’article faisait clairement apprendre que lui, Tudor Mărăscu, avait fait publier un nouveau roman, dont l’action ”s’inspirait de la réalité immédiate, en manifestant un esprit vif”etc. Son embarras augmentait à mesure que l’article se donnait la peine de mettre en évidence les qualités particulières du nouveau roman.

Confus, il donna un coup de fil à la rédaction du journal. Il n’y trouva personne à même de donner une réponse satisfaisante. Furieux, il partit vers la rédaction. Chemin faisant, il aperçut, dans la devanture de la librairie du centre-ville, le livre qui ne lui appartenait pas. Il s’en empara. Impatient, il le feuilletta tout en marchant, heurtant les passants empressés.

Son inquiètude s’agrandit davantage lorsqu’il constata qu’aucune phrase des pages feuilletées ne lui appartenait. Il était entré dans le jardin public, butant contre la bordure de l’allée principale. Il referma, mécontent, le livre, en se précipitant vers la Fontaine Rouge, répétant dans sa pensée, les phrases qu’il allait prononcer au siège de la rédaction. Il ne voyait rien ni personne.

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* * * Sur le tard, Tudor arriva à la rédaction. Le reporter lui

fit voir, calmement, le roman, invoqué par Tudor, tout furieux. ” C’est une simple coïncidence” tira la conclusion le reporter. ” Personnellement, je ne connais pas l’auteur. Pourquoi n’allez-vous pas à la maison d’Éditions?” Tudor devint, tout à coup, tranquille.” Oui, vraiment, pourquoi n’était-il pas allé à la Maison d’Éditions?” D’un pas ferme, il entra dans le bureau du rédacteur du livre. Celui-ci s’en souvint par hasard. Oui. Il connaissait bien l’auteur du roman. Plus précisément, l’auteure.”. Comment ça, l’auteure?”, s’en étonna Tudor. ” Oui, l’auteure. J’ai son numéro de téléphone. Elle publie sous le pseudonyme, Tudor Mărăscu” précisa le rédacteur.

Tudor nota machinalement le numéro, décidé de lui donner un coup de fil.” Pourquoi avait-elle choisi juste son nom?” Et, chose étrange, le numéro ne lui etait pas inconnu. Il essaya de se rappeler où l’avait-il appris, mais il y renonça.

* * * Alexandra s’assit à la fenêtre ouverte, le regard perdu

au loin. L’échec d’aujourd’hui la fit sentir la vanité de la vie. Elle s’était bêtement enthousiasmée pour le premier succès de presse. C’était le deuxième roman mais elle n’avait pas cru en son succès. À quoi bon à présent? Seule avec ses romans. Mais sa vie, sa vie à elle…

Le téléphone sonna longuement. La sonnerie la fit se décider. Non. Elle n’avait plus la force se supporter la solitude…

Et maintenant ce dimanche désertique, gaspillé dans une tasse de café et une cigarette. Pourtant, il faut que je fasse quelque chose. Elle s’habilla soigneusement, comme endimanchée, et partit sans un but précis, se mêlant aux autres. Elle allait d’un pas pressé comme si elle avait eu quelque dessein. Elles traversa les librairies, par le seul plaisir de sentir l’odeur des livres. Elle ne put pas le reconnaître dès le début. La couverture lui était inconnue. Le

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seul nom de l’auteur et le titre…La vie allait son train. Les journées passaient sans qu’elle s’en rende compte. Elle était occupée à écouter, à regarder et à se rendre chez elle, chargée comme si elle avait porté des jouets et des bonbons. Il est passé…Combien de temps? Elle n’en savait pas, elle n’avait pas eu le répit de le constater. Elle avait lié le manuscrit, lui avait donné un nom inconnu, l’avait remis en tant que simple intermédiaire et avait attendu. Les premiers jours sont facilement passés. Elle n’avait pas l’expérience, elle ne savait pas, qui s’occupait du manuscrit et combien cela durait, jusqu’à ce qu’elle reçoive une réponse. Mais, la réponse, elle n’allait pas la recevoir même si elle avait employé le nom d’un auteur qui devait devenir un espoir de la littérature, mais qui était disparu tout aussi mystérieusement qu’il était apparu. Plus le temps s’écoulait, plus elle se rendait compte de l’embarras dans lequel elle serait entrée.

Et s’il paraît…Serait-ce le nom célèbre de l’auteur qui allait lui assurer le succès?!

Pour se faire du courage ou pour se vanger contre soi-même, elle avait fait publier son nom à la rubrique d’annonces matrimoniales.

Dimanche matin, matin d’été au soleil rouge présageant une journée de promenades dans la nature, de bains de soleil, de rôti grillé, de bière, de blagues, d’une ribambelle sautillant dans l’eau des rivières et de parents soucieux pour la fraîcheur de l’eau.

Les quelques assiettes salées sur la cuvette procurent à Alexandra le sentiment qu’elle a encore des choses à faire. Puis le café de dimanche, et la cigarette. Les autobus chargés montent vers la forêt. La cigarette n’a aucune saveur, le café n’a pas de sens, le jour où l’on n’est pas obligé de partir au travail. Mais c’est comme ça que commence toute journée. Le temps qu’elle avait travaillé elle avait oublié d’elle-même. Au début, elle a eu l’impression qu’elle pouvait. Ensuite, elle a eu honte de son audace. Ça n’allait pas du tout. Son dialogue avec elle-même était ironique. Cela non plus, tu ne le peux pas, tu n’as rien pu. Tu n’as jamais osé, Alexandra. Tu as toujours cru que tu le pouvais, tu as tant de fois cru que tu

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étais au-dessus de toi- même et tu t’es ainsi promenée à travers ta vie, elle est passée devant. Un peu de courage. Tu n’as rien fait jusqu’à présent, puisque la peur de manquer te suffoquait. Si tu avais la force de subir la défaite, tu apprendrais son goût. Il ne serait pas meilleur, mais tu aurais appris quelque chose de nouveau et c’est, de toute façon, quelque chose d’autre que rien. Ce fut le début. Sur le tard, mais pas si tard qu’elle n’ait plus le temps, le coup de fil.

* * *

Ce n’est que lorsqu’il forma le numéro de téléphone

qu’il se souvint. C’était le numéro de téléphone de la femme qui avait fait passer l’annonce de ”pudique”. Curieux, Tudor insista. Vainement. Personne n’y répondait. “Elle ne serait pas chez elle”, se disait-il, en se proposant d’y revenir. Il la chercha toute la journée. Le soir, de même. Jusqu’à minuit. Aucune réponse. Le lendemain, avant que l’aube envahisse la ville, il sonna à son appartement; personne n’y répondit. Il y revint, l’après-midi même. Il sonna longuement. Personne n’y repondit. Il était fatigué. Le lendemain, lorsqu’il donna le coup de fil, une voix d’homme lui répondit. “Qui est-ce?” entendit-on à l’autre bout du fil. Tudor se présenta. ”Je suis le capitaine Skrobotovici. Nous vous prions de venir chez nous”, dit la voix, sèchement, de manière autoritaire.

* * *

Je fume beaucoup. Je bois beaucoup de café. Quelque

chose ne va pas. Pas de la tête, bien que même de ce côté-ci…il n’y ait plus d’ordre. Je n’ai jamais senti jusqu’à présent mon coeur. Maintenant, il flotte, tel un papillon. Et ma main tremble aussi. J’étais forte. Du point de vue physique, je peux dire- c’est, paraît-il, la phrase que je plaçais avant toutes choses. Je ne veux pas y renoncer. Je me sens comme une ombre qui court à ma poursuite. Je me veux, de nouveau, recueillie, placée dans la lumière du jour et dans le rêve de la nuit. Que je sépare le jour de la nuit, que je demeure d’un pas sur place, pour que je m’attrape moi- même. J’erre, et le

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blasphème, c’est la feuille blanche. Une, deux, dix, cent blanches, blanches nuits et jours pleins de feuilles blanches. Chaque jour passé au-dessus la feuille blanche, non pas de ceux-là, achevés comme par un somnambule. Des gestes répétés mécaniquement, sans initiative. Chaque heure qui passe amasse un autre centimètre de blanc. Je ne peux pas y renoncer. Moi ou elle. Jusqu’à ce que je devienne moi- même une feuille blanche, blanche…

Répète, Alexandra. Dès le début. Plusieurs fois. Aie le courage, et n’oublie pas d’écrire à la fin, lorsque tu crois en avoir fini, ALEXANDRA.

* * *

Tudor arriva presque tout de suite. Devant l’immeuble,

la voiture de la procurature, l’ambulance, la milice…et une foule de gens. Dans l’appartement les flachs des criminalistes éclataient. Sur le lit intact, immobile à jamais, c’était ELLE qui gisait. Tudor l’observa abasourdi. Il alluma une cigarette. Ses mains tremblaient. “ Par quel miracle avez-vous le même nom que son nom d’auteure?”, demanda le capitaine. Devant tant de confusion, l’officier lui tendit une feuille de papier. ” Je lègue tout à l’école du village où je suis née. Je lègue le buste en plâtre à l’homme avec lequel j’avais rendez-vous aujourd’hui. Je ne le connais pas et je regrette de ne l’avoir pas fait s’arrêter, puisque je soupçonne son allure. Je l’ai vu dans l’allée de la Fontaine Rouge. S’il va me chercher je le prie de me pardonner. La pudeur m’avait empêché de le faire s’arrêter. Mon pseudonyme porte en lui le prénom de mon frère Tudor, et Mărăscu, cela vient de l’amertume de la solitude dans laquelle j’ai passé ma vie. Pardonnez-moi, vous tous. Alexandra”

– C’est moi, Celui-là, brédoilla presque à son insu, Tudor. Moi, rien que moi. L’officier se hâta de le tempérer.

– Vous n’en avez aucune faute. Il est bien clair qu’elle s’est suicidée et le buste vous appartient, précisa lapidairement l’homme de la loi.

Sur le très tard, il s’en alla. Il portait aux bras le buste. Le visage était identique à celui entre les draps chifonnés.

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Tout aussi blanc, tout aussi immobile. Tudor le posa soigneusement sur la table de travail. De

ses yeux s‘écoulaient légèrement des “nuages de tempête”. La machine à taper l’attendait soumise. Une feuille

blanche, puis une autre…Blanche comme le plâtre qui le regardait sec et froid, jusqu’à ce que la main s’endorme sur le blanc infini des feuilles de papier.

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Le porteur de croix Appuyée contre son épaule, la croix se laissait traîner

en haut et en bas de la rue, en égratignant l’asphalte. Le grincement du frottement faisait arrêter les passants,

ombres statuaires, tels les apparitions encombrant les troittoirs dans un horrible mutisme difforme. Journellement, le porteur de croix traînait ses jambes et ne s’arrêtait que devant une canette d’eau ou un morceau de pain, tendus avec pitié et peur par les commerçants dont les devantures donnaient sur le pavé des trottoirs.

Et le jour où une parade se donnait des airs au centre ville et que les gens se demandaient qu’allait-il se produire, qu’allait-il s’y passer, le grincement de la croix traînée avec beaucoup de zèle, se fit place parmi ceux qui étaient venus montrer les vertus de parade.

Même les soldats avaient fait de place à celui qui portait sa croix, tout en se regroupant derrière lui. L’épaule égratignée jaillissait des chiffons, toujours propres, qui couvraient la nudité du corps. Les pieds nus, vésiculés par l’ardeur de la rue, semblaient ne pas saisir la rugosité du poix parsemé de petits cailloux ardents.

Les talons étaient juteux, et les doigts avaient de légères suppurations entre eux.

“Le fou passe…” murmuraient les parents envers les enfants qu’ils tenaient dans leurs bras, d’un côté et de l’autre de la rue.

“Le fou passe…”, murmuraient aussi les vendeurs des deux trottoirs, dressant l’oreille à l’attente du grincement du

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bois sur l’asphalte. “Le fou passe…” se sont dit également les organisateurs

de la parade, grinçant leurs dents de peur qu’on ne leur gâche pas la parade. Ils n’auraient pas su dire, pour de vrai, qu’aurait-on pu encore compromettre, ni s’il y en avait encore des choses compromettantes.

Que quelqu’un parmi eux eût essayé d’expliquer le reste du passage du porteur de croix à travers eux, on n’aurait pas trouvé la réponse.

Les Hébreux mêmes ne l’avaient pas trouvée non plus, lorsqu’ils s’étaient donné la peine de saisir le secret de l’apparition. ”Blasphémie, blasphémie! Criaient les rabbins dans les salles du tribunal où ils l’avaient déféré à la justice. Quoi, il s’imagine être un nouveau Jésus?” argumentaient-ils devant les juges.” Celui-ci n’est pas le Messie que nous attendons” chuchotaient-ils, à la tombée du soir, aux enfants rentrés des services divins, chargés des sermons du rabbin.

Les Catholiques ne se laissèrent, eux non plus, en-dessous, et s’érigèrent d’une certaine manière, en défenseurs du proscrit.” Que lui en voulez-vous?! Le crucifier tel Jésus?” avaient-ils déclamé en avocat: En fin de compte, le processus est ajourné comme on en avait l’habitude de ces endroits-là. Les Orthodoxes se tiennent à l’écart. Ils considéraient le porteur de croix comme s’il avait été l’ancêtre des chrétiens. Ils l’avaient nommé André et c’est ainsi que son nom est resté. C’étaient toujours eux qui lui donnaient une goutte d’eau ou un morceau de pain. Il portait la croix publiquement, à leur place. Jour après jour, sans cesse. André portait sa croix soit pour eux, soit pour lui-même. Qui aurait su le dire?

Il ne regardait ni à gauche, ni à droite, ni en haut. Rien que l’asphalte inerte et opaque, comme s’il avait voulu s’y fondre. Mais lorsqu’ils avaient cherché voir s’il n’avait par hasard volé la croix, ils avaient découvert avec stupeur, que le prêtre orthodoxe l’avait rejetée à l’entrée de la ville, sans maître. Le prêtre l’y avait oubliée, après l’avoir remplacée avec une autre, en marbre. C’est ainsi qu’il s’imaginait la croix des martyrs, pour lesquels on avait fait dresser la croix en bois. Je me suis même réjoui à l’idée que ce fût un chrétien

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qui s’en soit emparé…”Car c’en est un chrétien, n’est-ce pas?” disait-il quequefois comme s’il avait voulu se rendre justice tout seul.

En dépit des murmures des uns ou des autres, André continuait son chemin avec une ténacité à envier. Certains avaient même commencé à voir quelques changements dans la vie de tous et chacun.

Le maire sembla plus rapproché des douleurs de la ville. Les conseillers de même. Il y avaient même des voix qui auraient pu jurer pour le revenu des gens d’affaires. Des voix, des voix, des voix…

La seule certitude était le cheminement de la croix par le centre-ville, chaque jour, soit-il pluie, soit-il vent, dès le début du printemps jusqu’à la mi été, lorsque les changements étaient plus saisissables. C’est peut-être pourquoi les dons des chrétiens envers le porteur de croix s’étaient multipliés. André commença même à prendre du poids. Et la plaie du cou à suppurer. La croix lui sembla plus lourde, les mouvements plus lents, et le corps plus enfoncé dans les cuisses fatiguées.

“Ce serait mieux qu’il porte la croix par la capitale…”dit, peiné, l’un des chrétiens offensé par quelque injustice. Sa parole n’a pas eu trop rapidement de prise. Les gens s’étaient habitués à André, semblait-il, et, s’il avait décidé de se rendre chez les gens du pouvoir, ils n’en auraient pas su. Rien qu’à trop d’habitude, ils commencèrent à le négliger. On lui donnait rarement quelque morceau de pain ou une canette d’eau. ”Qu’il s’en serve seul” dit un beau jour l’un des commerçants qui n’avait pas eu trop cure, jusqu’alors non plus. Et ce fut toujours lui à l’encourager:”Pourquoi ne vas-tu pas chez les gouverneurs, André? Ils vont peut-être nous faire de meilleures lois s’ils te voient chaque jour!” Même mutisme. Il ne répondait pas, même lorsqu’il recevait quelque chose, en agaçant ses bienfaiteurs. Les dons peu nombreux ramenèrent André aux dimensions initiales. Les épaules s’aiguisèrent. Les loques, blanchies par l’ardeur de plus en plus aiguë du soleil, flottaient sur son corps affaibli. Les dissensions religieuses cessèrent. L’indifférence générale couvrait d’un jour à l’autre

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le corps toujours moins soigné et plus épuisé. Et, bien que le poids de la croix ne fût pas comme au début, et bien que le tronc qui traînait sur l’asphalte raboteux devînt plus court, et que la croix se fût séchée, André se sentait toujours plus affaibli. L’endroit où le bois se joignait devint toujours plus noirci, puisque c’était là qu’il blotissait son cou chaque fois que le chemin de la croix commençait ou finissait. Étourdi par la faim et la soif, André se retrouva un jour terrassé, au beau milieu de la rue. La croix le recouvrit, telle une douce dalle, agréable, en faisant coller sa joue contre l’asphalte échauffé. C’était pour la première fois qu’un pareil sentiment éveillait dans son corps une ardeur inconnue. Et, si jusqu’à ce moment-là les plantes des pieds vésiculés n’avaient pas senti la chaleur du poix, à présent elles brûlaient, faisant monter dans le corps l’insupportable flamme. Les larmes ne l’appaisaient pas, pour qu’il puisse se relever. Il aurait voulu continuer à porter, de nouveau, sa croix. Vainement. Immobilisé sous la croix, évité par les voitures, il intrigua tous ses anciens bienfaiteurs qui observaient son impuissance, bien irrités. Cela d’autant plus que les passants biaisaient l’endroit respectif et n’entraient plus dans le magasin.

“Hé! Jette dessus un sceau d’eau!” entendit-on, derrière une devanture, la voix d’un individu furieux.”Tu vas peut-être t’en détacher…” lui lança un autre, après avoir versé le sceau sur le corps calé. Les troittoirs étaient devenus de plus en plus désertiques. De quelque part, un équipage de police, accompagné par une ambulance, s’approcha, silencieusement. On n’entendait aucune sirène,comme s’ils s’étaient cachés pour avoir répondu aux appels téléphoniques donnés par de nombreux anonymes. Ils l’ont soulevé. Tout d’abord la croix difficile à enlever du cou, qui y avait trouvé abri pendant si longtemps, puis le corps. La voiture de la police s’en alla. Les portières de l’auto, ouvertes, laissaient voir les bras de la croix. La voiture de l’ambulance avait complètement caché André. Puis, lorsque la foule se mit en marche et que les derniers rayons du soleil s’effacèrent dans la flaque qui sèchait sur l’asphalte encore brûlant, la vie redevint ce qu’elle était depuis toujours. Le

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temps s’affaiblissait par dessus toutes choses, jusqu’à ce que l’esprit des gens cessât de saisir qu’il y ait eu jamais quelque porteur de croix.

“Mais est-ce qu’il s’appelait André?”, entendit-on, de temps à autre, le doute flotter dans l’air, jusqu’à ce qu’il fût tari entre les murs de la ville.

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Hamilcar Le poids-lourd s’arrêta devant la maison. Le soleil

montait dans le ciel depuis quelques heures et c’était toujours depuis lors que les locataires s’agitaient dans la cour. Ils avaient sorti le meuble, les tapis, les linges, la vaisselle et tout ce qui avait représenté leur existence. Lorsque la voiture fit se taire son moteur, ils se lancèrent, chacun de son côté, charger leurs biens dans la carrosserie.

– Arrêtez-vous! leur dit le chauffeur. Les gens s’arrêtèrent interdits. Ils posèrent les objets empoignés, attendant. On ne pouvait pas charger sans dessus-dessous.

Ils montèrent, calmes, en s’asseyant au hasard. Certains dans la cabine, d’autres dans la carrosserie.

– Un moment! cria derrière la cabine un homme qui semblait être le chef de la famille. Il enfourcha le battant avec des gestes fatigués. Il s’en alla au fond de la cour. Le chien sortit de la cage peinte de vert, en frétillant.

La chaîne l’empêchait de sauter, et de jouer comme il en avait l’habitude. Sans prêter attention à son impatience ludique, l’homme défit le colier, en le libérant. Le chien déguerpit frissonnant par la liberté.

L’homme monta dans le camion, en soupirant et en évitant de le regarder. Le camion demarra.

Resté seul, le chien se lança à sa poursuite, pris par la même envie de jouer. Le vacarme de la rue le fit arrêter. Desemparé, il revint dans la cour. Il se dirigea vers l’écuelle remplie de lait et de pain. Il en happa à son soûl, comme il ne l’avait jamais fait jusqu’alors. Après quoi, il s’étendit sur les

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marches de l’entrée, chauffées par le soleil, comme à l’accoutumé, le long des années. La tombée du soir le surprit sommeiller. Il s’endormit pour de bon, une fois la nuit tombée.

Le matin, il acheva les derniers morceaux de pain, et lècha dans la flaque au-dessus le robinet d’eau, deux-trois fois. Le bruit de la rue était, ce matin-là, plus persistant que d’habitude. Devant la porte de la maison, s’étaient arrêtés un bulldozer et un excavateur géant. Quelques hommes, vêtus de sarraux, entrèrent, empressés. Le chien se lança vers eux, aboyant furieux, sans réussir à les effrayer. Les hommes étaient à leur peine.

Furieux, le chien continuait à attaquer leurs jambes, jusqu’à ce que l’un d’eux lui frappât les côtes d’une pelle. Il se retira, tout en jappant, vers sa cage. Le bulldozer enfonça sa lame dans la clôture en bois, frayant son chemin. L’excavateur à sa suite.

Puis, les hommes montèrent sur la maison, en examiner le toit

- C’est bon à rien, dit l’un d’eux en faisant signe au bulldozer de s’avancer.

La lame levée, le bulldozer mordit aux murs vieillis par le temps, en les faisant s’écrouler.

Des craquements sourds se faisaient entendre dans l’air échauffé.

Le toit s’inclina tout d’abord, pour ensuite crouler pour de bon. Quelques tziganes, les charretes toutes préparées, se lancèrent ramasser le bois parmi les débris écrasés dans le plâtras de la cour. Le chien les regardait, hébété. Il n’aurait jamais imaginé voir pareille chose, sans qu’il puisse défendre la cour, la maison et se tenir à l’écart.

Il aurait voulu s’élancer, mais la peur le retenait lorsqu’il voyait les machoires métaliques ébranler la maison des assises. Les tziganes devenaient plus nombreux, à vue d’oeil.

Le bulldozer se dirigea vers la maison voisine, tout en les ignorant.

Il passa par la clôture, avec la meme légéreté, poursuivi par l’excavateur qui s’empressait de charger les voitures, qui

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arrivaient sans arrêt de la rue avoisinante. Chemin faisant, il écrasa de ses chenilles une cage. Le

chien eut à peine le temps de sauter et s’en aller quelque part, dans la ville, tout en jappant.

* * *

Monsieur Georgescu se montra au cadre de la fenêtre.Il

n’avait pas vu la lumière, mais les aboiements des chiens l’avaient réveillé.

Il eut le temps d’apercevoir les voisins du rez-de-chaussée ouvrir la fenêtre et il aperçut également un chien se glisser dans leur immeuble.

- Mon Dieu, dit-il, en se signant, les chiens vont nous attaquer. Il eut à peine fait le signe de la croix qu’il vit quelque chose d’éclatant passer sur le trottoir.

Cela n’avait pas l’air d’un vehicule, car il ne produisait aucun bruit. Un seul éclat étrange dans la nuit, rien que ça.

Il demeura les regards pointés dans l’obscurité, attendant. Soudain, des irisations bizarres contournèrent l’étrange objet d’où sortaient quelques silhouettes mouvantes. Il les poursuivit craintif et curieux. Il les vit disparaître parmi les ruines et les creusements du chemin de vis-à-vis. Le plâtre avait été enlevé, mais les caves et les endroits des maisons y restaient écroulés.

Ils étaient disparus à l’intérieur de l’une d’elles. Il aurait voulu y aller voir, mais la peur le cloua sur

place. Il attendit. Peu de temps après, les éclats réapparurent. Ils tournaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, comme s’ils avaient cherché quelque chose. Puis ils s’approchèrent de leur immeuble. Quelque chose comme la lumière d’un cierge se fit voir au rez-de-chaussée. Puis son intensité s’accrut jusqu’à ce qu’elle devînt tout aussi forte que celle d’une ampoule électrique.

“Le courant éléctrique est en ligne” se dit-il, en se lançant vers le commutateur. Vainement, il n’y était pas.

Il s’assit à sa fenêtre, observer. La lumière au rez-de-chaussée étaiet tout aussi forte.

Les silhouettes se mouvaient en projettant des ombres

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bizarres sur les murs de l’escalier. Elles ressemblaient à des êtres aux têtes énormes et une sorte de petites cornes pointues au-dessus la tête. Les épaules, dans la semi-obscurité, laissaient supposer l’existence de quelques manteaux. Ce n’était que des ombres mouvantes et il ne pouvait pas se rendre compte qu’y avait-il pour de vrai.

* * *

La lumière s’accrut peu à peu dans la noirceur de la

nuit, comme si un rhéostat aurait réglé son intensité jusqu’à des éclats éblouissants.

Hamilcar avait poursuivi l’odeur pour se retrouver devant l’immeuble. Le chien s’éleva sur les pattes de devant, puis ne pouvant plus supporter tant de lumière, cacha son museau sous les marches lavées par le ruisselement impitoyable des pluies.

Puis, brusquement, une étrange chaleur perça sa fourrure en pénétrant jusqu’aux tréfonds de son corps. Il jappa et s’enfonça davantage sous les marches en pierre.

D’autres jappements se firent entendre dans tout le quartier balayé tout à coup par tant de lumière. Des étincelles bizarres craquèrent dans l’air, s’écoulant le long des piliers en béton. Puis tout retomba dans l’obscurité du début. Seuls les hurlements des chiens éparpillés, sans maisons, dans le quartier démolé, se firent entendre tout aussi fort.

Quelques fenêtres s’ouvrirent, comme des orbites aveugles, dans la nuit. Les locataires qui avaient récemment deménagé dans les nouveaux immeubles, réveillés par le brouhaha canin, essayaient de percer l’obscurité. Certains avaient longuement sifflé, d’autres avaient hué, mais sans resultat. On entendit une voix de femme dans la nuit, depuis l’endroit où Hamilcar s’était abrité, au rez-de-chaussée de l’immeuble.

– Que ferait-il, notre Hamilcar? Le chien reconnut la voix de la femme de son maître. Il

s’en réjouit. Il les cherchait depuis deux jours et maintenant il les avait trouvés.

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Il sortit furtivement du dessous les marches, pénétra dans l’immeuble par la porte d’entrée et commença à égratigner la porte à laquelle des senteurs des plats connus lui rappelaient ses maîtres. La porte s’ouvrit, et à son seuil, l’homme et le maître de la maison se présenta, un cierge à la main. »Est-ce qu’il va me recevoir ? », se demanda le chien en reculant un petit peu du tapis devant la porte.

– Venez voir, dit Georgescu, en ouvrant largement la porte, à ceux du dedans…

– Hamilcar, notre Hamilcar, dit l’homme s’élançant pour saisir sa tête entre ses bras. Le chien sauta vers sa poitrine, gai.

Il entra dans la maison éclairée par le seul cierge allumé. Il reçut volontiers le pain et le lait versé dans une écuelle émaillée. Il mangea soucieux et apeuré de crainte de ne pas être chassé, hâppant tout. Ils le regardèrent.

La porte se referma derrière lui, et il resta dedans, jappant doucement, content.

La femme avait les yeux en larmes.

* * * Monsieur Georgescu regardait, avec avidité, les ombres

étranges qui se dessinaient à travers les fenêtres du rez-de-chaussée.

Il décida qu’il était bon de descendre. Dans l’immeuble, tout le monde dormait. Aucun bruit ne troublait pas le silence qui s’était installé dans tout le quartier. Les chiens avaient cessé leur tohu-bohu, le courant électrique manquait toujours, il empoigna donc la lanterne oubliant qu’il n’y avait plus depuis longtemps des batteries. Il la jeta furieux.

Le bruit du heurt s’était répandu, dans un bizarre entrelacement avec l’espace, dans tout l’immeuble, comme s’il avait tiré un feu de pistolet. Il s’en effraya. L’effroi fit diminuer son élan initial, et le désir d’apprendre ce qui se passait au rez-de-chaussée lui disparut presqu’entièrement. «À quoi bon ? chacun ses soucis » se dit-il, en s’assayant sur un fauteuil. Celui-ci grinça longuement, en lui donnant le frisson. Il se leva pressé comme s’il s’était assis sur des clous.

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Il aperçut de nouveau des ombres en continuel mouvement à travers les fenêtres du rez-de-chaussée. Pas un son. C’est ce qui l’intriguait. S’il avait entendu des bruits, des cris, ou toute autre chose, cela aurait été la vie, il n’en aurait pas été curieux, mais comme ça. Il fallait découvrir ce mystère. Il chercha le briquet. À sa flamme il aperçut le paquet de cigarettes. Il en alluma une, espérant de se calmer. En vain. L’état d’inquiétude qui s’etait emparé de son visage s’accrut. Il décida d’aller au rez-de-chaussée. Il ne pouvait plus subir cet état-là d’incertitude.

* * *

Le chien sentit la porte se fermer doucement derrière

eux. Dans l’escalier, le cierge à la main, Georgescu regardait ahuri les mouvements des étranges, sans pouvoir esquisser aucun geste, au cadre de la porte d’entrée dans l’immeuble, où firent leur apparition les trois bizarres êtres, enveloppés de manteaux bizarres, argentés. On ne pouvait pas apercevoir leur yeux ni le visage, à cause des énormes casques terminés par une sorte de couronnes aux longs fils tremblants, qui luisaient tout en répandant une lumière étrange. Puis, la flamme de la lumière devint rigide et s’agrandit de manière anormale. L’homme la laissa s’échapper, effrayé.

Le cierge, tombé sur le tapis, continuait de brûler. La femme s’élança pour l’enlever, mais elle resta ébahie,

le cierge dans la paume. – Il est froid, réussit-elle articuler. Stupéfaite, la

lumière jaillissant de sa paume, la femme n’esquissa aucun geste lorsque l’homme reprit le cierge de sa paume. Mais c’était comme s’il ne l’y avait pas pris, la lumière continuait à s’en répandre. Le chien fonça vers les étranges visiteurs, en grognant.

– Hamilcar ! s’écria Georgescu avec l’intention de l’arrêter.

Mais c’était trop tard. Un faisceau lumineux jaillit de l’un des rayons de la couronne sur la tête de l’étranger, vers le chien déchaîné. Un jappement prolongé et le corps tomba

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inerte sur le plancher du hall, à côté du long tapis qui traversait les marches, dès l’entrée de l’immeuble. Un mince fil de sang s’en écoulait, sous les regards de l’homme pétrifié à son tour, la lumière dans la paume. L’enfant qui avait regardé abasourdi le déploiement rapide des événements, s’élança à son tour vers les inconnus.

– Criminels ! s’écria- t- il, frappant de ses poigns le manteau du plus proche. Il avait à peine réussi d’éviter les coups pétrifiés des parents, pour arriver auprès d’eux, et maintenant, une fois-là, il constata avec douleur que ses coups sonnaient dans le manteau argenté tel le crépitement de la pluie sur le toit en toile de la maison.

Une fois passé l’étonnement du début, le garçon continua de frapper des pieds aussi les bizarres étrangers, qui l’immobilisèrent da la même façon. Un spot lumineux bleuâtre enveloppa son corps, en le pétrifiant.

Les étrangers marchèrent à côté des gens rigides vers l’intérieur de l’appartement. Ils ouvrirent la porte de la chambre à coucher sans la toucher. Alitée, recouverte d’une couverture vivement colorée, la fillette dormait, plongée dans le sommeil sans rêves. Elle avait joué toute la journée et maintenant, éreintée, elle n’avait senti rien de tout ce qui s’était passé. C’est pourquoi elle n’avait esquissé aucun geste à l’entrée des étrangers dans la chambre, continuant à dormir profondément. Ceux-ci se penchèrent au-dessus d’elle, la regardèrent instamment. La fillette se réveilla, s’étendit souriant, se découvrant. Les cheveux étaient déployés sur l’oreiller immaculé, tels une tache de lumière. Les visiteurs la touchèrent, comme s’ils avaient voulu se convaincre de son existence. Leur toucher fit rire la fillette et la réveilla..

Elle se réveilla en riant, les yeux ensommeillés, regardant les figures bizarres, penchées au-dessus d’elle. Elle avait l’impression que c’était encore le rêve.

Le rêve qu’elle vivait maintenant pour de vrai ne s’était pas emparé de tout son être. Elle demanda, comme dans une transe:

– Qui êtes vous ? Les étrangers se regardèrent les uns les autres, ne

sachant que dire. Ils cherchaient dans leur mémoire le sens

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du parler de cet être qui lança ingénument les signes du réveil et de la curiosité.

– Nous sommes nous, répondit difficilement l’un d’eux. Le son lui parvenait de quelque part de très loin, du- dessous le casque en vitre et métal placé au-dessus les épaules.

La fillette le regarda, étonnée. Elle s’étendit encore une fois, envieuse de se rendormir.

* * *

Monsieur Georgescu se remit de l’engourdissement qui

s’était emparé de lui dans le hall. Il descendit, marche par marche, les deux étages qui le séparaient du rez-de-chaussée. Il faisait agrandir la lueur de la cigarette en aspirant toujours le filtre serré entre les dents. De temps à autre il allumait son briquet, éclairant les murs plongés dans l’obscurité. Puis, il se rendit compte qu’il n’avait rien de quoi se défendre. Qu’il eût pris un couteau, au moins. « Ou mieux la hache », se dit-il, une fois arrivé devant la porte d’entrée. Saisi par une peur inexplicable, il retourna.

La montée des deux étages le fatigua. Il ouvrit la porte du poids de son corps, avec une rapidité étrange.

Il entra à tâtons dans la cuisine, ralluma le briquet et empoigna le manche de la hache dans le tiroir. Il le saisit d’une main tremblante.

Ses genoux se mouillèrent. La hache dans une main et le briquet dans l’autre, il

s’assit reprendre haleine pour quelques instants, sur la chaise mélaminée, récemment achetée pour la nouvelle cuisine.

Puis, il se releva en se faisant du courage: »Advienne que pourra » se dit-il sortant de nouveau par la porte, décidé de découvrir le mystère. Il ne savait plus ce qui s’était passé autour de lui quelque temps auparavent.

Il descendit à nouveau les deux étages, sentant la sueur s’écouler le long de son épine dorsale avec une lenteur indésirable. Lorsqu’il y avait encore quelques marches à descendre, la porte des habitants du rez-de-chaussée se rouvrit. Enveloppées dans une lumière bizarre, les trois silhouettes flottaient sans aucun bruit, vers la sortie de

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l’immeuble. Monsieur Georgescu les regarda éberlué, après quoi, il

gambada les quelques marches, la hache levée, au-dessus de ce qu’il y avait comme tête, du dernier des étranges visiteurs. Il frappa avec soif. La sphère éclata au-dessus les épaules de celui frappé. Dans sa chute elle s’appuya contre les épaules de ceux du devant, qui s’étaient retournés vers l’imprudent attaquant, le bruit produit par celui-ci à la fois. Une étrange lumière aveugla l’attaquant. Ses mains lâchèrent le manche de la hache qui tomba avec fracas sur la mosaïque du hall. Épaulé par les autres, l’étranger se laissa traîner, plutôt que mener, par ses compagnons, vers la sortie, tandis que Georgescu, à tâtons, les mains tendues, se heurta contre le support de la porte des voisins du rez-de-chaussée, sur le seuil de laquelle il s’affaissa, inconscient.

* * *

Derrière eux, les lumières de l’appartement clignotèrent

un instant, après quoi, elles commencèrent à pâlir, jusqu’à ce que la femme poussa un cri de douleur, à cause du cierge qui avait regagné sa chaleur naturelle. La rigidité des corps disparut comme par charme, une fois disparue la lumière étrange. Le cierge retombé sur le tapis fut relevé rapidement par la femme soucieuse.

– Qu’est-ce ? dit l’homme regardant le corps étendu sur leur seuil.

La femme regarda à son tour, intriguée, le chien qui se tenait immobile dans leur hall.

– Il l’a tué ! Il l’a tué de la hache, dit-elle, avec effroi, montrant la hache ensanglantée tombée dans le hall en mosaïque.

Georgescu regarda son chien avec douleur. – Hamilcar, murmura-t-il à peine, en le quittant dans

le hall du rez-de-chaussée. Le sang coagulé montrait que l’irrémédiable s’était

produit. Il y avait du sang sur sa hache et son pyjama. C’était lui, donc, le coupable ! La femme empoigna les

revers de son pyjama et l’ébranla.

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– Tu l’as tué, misérable, tu l’as tué ! s’écria-t-elle avec véhémence.

Georgescu se reprenait difficilement, sous les regards endoloris des gens alentour. Sur son visage, l’étourdissement gagnait dans l’intensité. Il ne pouvait pas s’expliquer ce qu’il venait de voir. Il se releva, silencieux, prit sa hache et monta, sans mot dire, les marches qui menaient vers l’étage de son appartement, sous les regards consternés de ses voisins du rez-de-chaussée.

– Mais, ce ne fut pas lui, peut-être, dit un garçon du rez-de-chaussée, qui se trouvait encore sous l’empire de ce qui venait de se passer.

Ni le père ni la mère ne le contredirent, ni ne l’encouragèrent à dire quoique ce soit. Leurs âmes étaient encore sous l’empire de la peur qu’ils sentaient flotter dans l’air. L’homme et le garçon s’habillèrent silencieusement sous les regards muets de la mère. Ils prirent la charogne du chien et partirent l’emmener queque part dans la nuit. D’en haut, depuis le deuxième étage, monsieur Georgescu vit ses voisins traîner quelque chose qu’on ne pouvait pas distinguer trop bien dans l’obscurité de la nuit. Il les vit disparaître dans l’une de ces caves-là où avaient aussi disparu ces étrangers-là, bizarres.

Il les poursuivit, encore, revenir, après quoi il aperçut une flamme verdâtre déchirer l’obscurité sur la place d’entrée.

Le terrain inculte se montrait étrange dans la lueur opalescente, émise sans aucun sens. Puis monsieur Georgescu vit avec effroi la lumière monter vertigineusement, vers le ciel parsemé d’étoiles. À mesure qu’elle s’éloignait, elle s’y mêlait, devenant une étoile en mouvement, jusqu’à ce qu’on ne la vît plus.

Georgescu autant que ceux du rez-de-chaussée se signèrent, puis demeurèrent immobiles, pensant, chacun d’eux à sa manière, à ce qui s’était passé.

L’aube les trouva fatigués. Sans le vouloir, ils se retrouvèrent devant l’immeuble. Monsieur Georgescu les salua, traversa la rue et se perdit sur le terrain devant l’immeuble. Il voulait se convaincre, à la lumière du jour, de

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l’authenticité des événements. Il trouva facilement la cave où étaient entrés d’abord les

étrangers, puis les voisins du rez-de-chaussée, mais il ne vit aucune trace. Ni des hommes ni du chien. Effrayé il s’en sorti avec des mouvements rapides, furtifs, en s’approchant de l’endroit d’où était partie la lumière. Rien, aucune trace ne paraissait indiquer qu’il s’y était passé quoique ce soit. Seul le terrain, légèrement carbonisé, pouvait être un signe du passage de quelque chose qu’on ne pouvait pas encore expliquer. Monsieur Georgescu s’en éloigna tout empressé.

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La décoration Le chef de poste descendit de la selle de sa bicyclette, en

sueur. Il enleva sa casquette et s’essuya le front, avec le mouchoir froissé et humide à cause de la transpiration qui avait trempé la poche derrière de son pantalon. La poussière où il avait enfoncé sa botte s’était déposée en trace fine jusqu’en haut de la tige qu’il prenait le soin de vernir chaque matin. Il toussa, éclaircit sa voix, cracha dans la poussière de la chaussée, en y faisant une petite boulette, puis, en passant sa main au-dessus la moustache drue, il frappa à la porte de la maison devant laquelle il s’était arrêté.

L’aboiement d’un chien en fut la seule réponse. Il siffla, les deux doigts enfoncés dans sa bouche, longuement, comme les adolescents. Rien. Il cria:

– M’sieur Anton ! Rien. Il saisit un caillou dans la poussière de la route, dont il

continua à frapper dans la haie de latte enduite de goudron des temps révolus. De temps en temps, il s’arrêtait, à l’écoute. Le chien aboya toujours plus furieux, mais le vieillard ne répondait toujours, pas.

– Il n’est pas chez lui, m’sieur l’adjudant, entendit-on soudain la voix d’un enfant du voisinage.

– Mais où est-il, mon brave ? demanda l’adjudant, étonné

– Il est au champ, ramasser la bruyère, dit l’enfant, cherchant abri sous la gargouille de sa maison.

L’adjudant cracha de nouveau dans la poussière du chemin, observant une autre boulette sous l’impitoyable

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ardeur du soleil. Il connaissait vaguement les endroits que le vieillard fréquentait. Ce n’était pas loin, mais lui non plus, il n’avait plus envie de le chercher.

Il allait lui laisser l’invitation à la porte, là où le courrier plaçait le journal, d’habitude. Certainement, le vieillard allait le chercher, lui, il allait s’y rendre.

Il enfourcha de nouveau la bicyclette, soulevant la poudre de la rue. Il s’essaya de trouver une plus commode position dans la selle usée par l’emploi fréquent, s’éloignant sur la rue du village.

Le soir, le vieillard rentra vivace et énergique. Il descendit de l’épaule sa besace, remplie de folle

avoine et petit liseron sauvage, cueilli de la plate-bande de betterave de la CAP. Le vieillard enfonça ses doigts noueux dans la boîte aux journaux. Il les y trouva. Il en avait pour la lecture du soir. »Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » s’étonna-il à la vue du papier que l’adjudant y avait laissé. Avant de le déplier, il regarda tout autour, comme s’il avait craint qu’on ne le voie pas. Puis, il le déplia sur place, à la porte même. Il puvait encore lire sans lunettes.

« Honorable camarade, Au souvenir des courageux actes d’armes dont vous avez fait

preuve, nous vous invitons prendre part à la festivité de décoration qui aura lieu le jour…à la maison de culture des syndicats régionaux.

Le Comité des vétérans de guerre » Un tampon, une signature et un nom de général, c’est

tout ce qu’il pouvait déchiffrer sur le papier luisant, au en-tête des forces armées.

« Fi donc. Et la maison ? La vache, les volailles, le porc. Qui en prendra soin ? » pensa-t-il, peiné. Il y serait allé volontiers, mais il ne pouvait réellement pas quitter sa maisonnette. C’en était son revenu de vieillesse. L’argent de la retraite, de la coopérative, lui servait pour en acheter des cigarettes et du savon. La vache lui donnait le lait, la crème et le fromage, le porc, les restes de graisse fondue. Les œufs, il en offrait aux professeurs flottants. Depuis qu’il était demeuré seul, père Anton, préférait se priver lui-même, que de savoir les autres en souffrance.

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On l’avait appelé quelquefois, surtout au temps où les russes avaient occupé le pays, mais on l’avait oublié par la suite. Ses camarades de front étaient disparus à tout de rôle. Ceux de Don et ceux de Tatra. Les premiers avaient été plus vieux et obligés de rendre compte pour n’avoir pas refusé d’aller sur le front est. Les autres étaient disparus plus tard. Il aurait été heureux d’y aller.

Il ne put pas se décider de la nuit. Il s’était tourné sur de la braise. Le matin, il se leva au comble de l’indécision.

Il jeta des graines aux volailles, marmonnant comme si elles auraient été coupables de sa confusion.

À la vache il donna la bruyère ramassée le soir, à côté d’une jerbe de tiges de maïs acheté à grande peine de l’IAS voisin; la CAP a préféré leur mettre le feu plutôt que d’en vendre. Ceux qui avaient réussi d’en voler le firent, ceux qui n’en réussirent pas sont allés à l’IAS ou dans d’autres départements, en chercher.

La vache s’empara avidement du petit liseron placé dans la crèche.

Le vieillard lui appliqua un coup, énervé. Puis, se repentant de son injustice, il saisit le sceau au

petit lait et restes alimentaires, y trempa quelques poignées de maïs et le renversa dans la caisse du porc, avant de repartir pour le carré aux bruyères.

Sur le tard, lorsque le soleil s’était levé haut dans le ciel, au-dessus le village, une auto faisait s’éléver la grosse poussière, à la hâte.

Derrière elle, les gens sortaient aux portes, curieux. Elle s’arrêta juste devant la porte du vieillard, soulevant

un immense nuage de poussière. Sans plus attendre que la poussière se dépose, les portières s’ouvrirent. De la voiture, le chef de poste se rua à pas pressés. Il empoigna le loquet, il siffla, relançant l’aboiement du chien.

– M’sieur Anton, m’sieur Anton ! Derrière lui, le chauffeur répétait le cri, sans oser

s’avancer, craignant le chien agacé qui se débattait dans la chaîne dont on l’avait attaché au pilier de la terasse.

– C’est en vain, dit l’adjudant, faisant de la main un geste d’en avoir par-dessus la tête.

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Ils partirent, effrayant les volailles du bord du fossé cotoyant la rue, à travers tout le village. La dernière maison dépassée, ils tournèrent sur une rue secondaire, cahotant parmi des trous, vers le carré de betterave. Ils aperçurent de loin le vieillard.

Il se penchait de temps à autre, cueillir des bruyères, en en arrachant, racines avec, furieux. Le bruit de l’auto le fit redresser son dos et pointer les regards vers le bout du carré.

Il aperçut les deux se diriger vers lui, à la hâte, et s’en étonna.

– M’sieur Anton, avez-vous trouvé mon invitation ? dit l’adjudant, essouflé.

Le vieillard le regarda silencieux. – Vous ne dites rien ? lui demanda le chauffeur aussi,

tout ébloui. – Que dire là-dessus. – Comment que dire ?! le camarade premier secrétaire

m’avait envoyé vous emmener personnellement en auto et vous ne savez que dire, dit le chauffeur irascible.

– Bah, mais que dire. Je peux pas laisser à l’abandon, ni la vache ni les volailles. J’irais m’absenter toute la journée. Il n’y a pas de courses, les trains circulent à l’envers. Que puis-je faire ?

– Et comment ?! monte dans l’auto, mon père, s’offrit-il.

– Comment ça ? dit le vieillard montrant ses vêtements de travail, rapiécés de sa propre main et délavés par le soleil.

– On n’a plus le temps de les changer. On prend presqu’une heure pour arriver au siège départamenta,l et la réunion aurait dû commencer déjà, ajouta le chauffeur, dans la voix duquel on pouvait saisir une certaine inquiètude.

Le vieillard n’en croyait pas à ses oreilles. Il ne pouvait plus articuler mot, tant il était étonné. Il ne pouvait pas y aller pareillement, toutefois. Il fallait changer d’habits.

– Laisse tomber maintenant, lui dit l’adjudant l’empoignant fermement.

– Nous avons de quoi te faire habiller là-bas, essaya de le rassurer le chauffeur, démarrant en trombe par le milieu du village. Derrière eux, les gens disaient, devant leurs

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portes: – Hélas, on a arrêté père Anton. Ils étaient arrivés, moins d’une heure après, derrière la

maison de culture des syndicats, où quelque deux hommes regardaient inquiets tantôt vers la porte où ils attendaient les mauvaises nouvelles, tantôt vers la rue où ils espéraient apercevoir l’auto arriver. Lorsqu’ils les virent, ils respirèrent, soulagés.

– Il est là ? dit le méthodiste de la maison de culture au chauffeur qui descendait de l’auto.

– Mais oui, se vanta-t-il, ouvrant la portière arrière. – Comme ça ?! répliqua le méthodiste. Dans ces

habits ?! – Vas-y trouver d’autres dans la garderobe. – Que sais-tu ! Depuis l’autogestion je ne touche même

plus mon salaire, d’où l’argent nécessaire à une garderobe, dit-il en se dirigeant vers la porte ouverte. Il le fit prendre en main par les ménagères et les jeunes filles des danses populaires, qui allaient trouver quoique ce soit pour le revêtir.

La salle était à son comble. On célébrait un nombre d’années depuis la libération, il y avait des généraux venus de la capitale et du comité central.

Le premier secrétaire était mécontent. On avait tant bien que mal dépisté environ dix vétérans, et nul ne s’était pas présenté à la festivité. Certains étaient malades, d’autres étaient partis de la maison, plusieurs avaient refusé de venir, et on risquait de manquer l’action.

Les organes officiels étaient en retard. L’impatience des gens dans la salle s’était accrue.

La festivité fut ouverte par le premier secrétaire. Les genéraux qui prirent la parole mirent en évidence l’importance de la lutte de libération. Aucun n’était pas allé sur le front, mais ils savaient raconter. Dans la salle, dans la première ligne, se tenait le vieux Anton. On lui avait donné une paire de souliers à grosse semelle, une chemise violet, une cravate en couleurs vives, au-dessus desquelles on mit un veston blanc, froissé. Le pantalon noir était tout aussi froissé, même s’il imitait la peau naturelle.

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On le fit se lever pour que les gens l’observent, puis on l’invita à la tribune.

Le vieillard se déplaçait difficilement. Les souliers lui rappelaient à la mémoire son enfance, lorsqu’il allait sur des échasses. Il arriva à peine sur la scène parée, serra la main du genéral, tendit la main au premier secrétaire et à tous les autres de la scène, puis se laissa embrasser et se réjouit à l’eclat de la médaille plantée au revers du veston. Il faillit s’écrouler en descendant les quelques marches de la scène. Heureusement, l’un des participants se lança pour l’appuyer.

À la fin de la courte réunion, les présidents se retirèrent et les participants quittèrent la salle plus vite qu’ils ne l’auraient pas espéré.

Resté seul dans la salle, le vieillard regarda tout autour de lui, hébété. Ils partaient, tous. Il aurait voulu que quelqu’un l’appelle.

Il avait honte. Une fois seul, il ôta ses étranges souliers. Les pieds nus, il se sentait plus maître de lui-même.

Il sortit par la porte principale. Il fit le tour du bâtiment jusqu’à ce qu’il touchât le côté derrière. Il s’attendait à y trouver l’adjudant ou le chauffeur qui l’y avait amené. Mais rien. Attristé, il s’assit sur l’une des marches échauffées par le soleil.

Il sortit une fois de plus le papier scellé par lequel on lui accordait, rien qu’à lui, la haute distinction. Il sourit. Il ouvrit la petite boîte où reposait la médaille, sur du velours grenat. Un rayon de lumière éclaira son visage. Il s’en réjouit.

Il ferma la boîte en soupirant. Son visage s’assombrit. » Où seraient mes vêtements » se retrouva-t-il fouillant du regard les portes déjà fermées.

Il ne pouvait pas aller au village pareillement habillé, mais il n’avait pas envie de les chercher non plus. Il partit, pieds nus, soupirant, vers l’autogare de la ville. Il s’attendait à ce qu’on le questionne en le voyant vêtu de ces bizarres habits, mais il n’avait pas de choix. L’asphalte lui brûla les plantes des pieds plus que la terre de son village.

Il cherchait les endroits ombragés par les hauts immeubles, laissant l’impression de fuir.

Il arriva à l’autogare et se rendit compte qu’il n’avait

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pas un sou. » Je vais peut-être trouver quelque villageois m’en prêter » s’encouragea-t-il.

Il n’y avait personne. Et, par surcroît, il avait faim. Il s’assit, fatigué, sur un banc. Il voulait raconter son

aventure à quiconque, mais il n’y avait personne de semblable. Il regardait la caisse de tickets, attendant d’y apercevoir quelque figure connue. Il réalisa que personne ne s’interessait pas à ses habits.

Il se rassura. Quelques adolescents se tiraillaient tout près de lui. Il les enveloppa de son regard attendri.

Lui-même, il avait été l’un d’eux. Leurs ébats le rendaient fort, comme lorsqu’il avait été à la guerre. C’était comme hier. Il était à peine une recrue quand la guerre avait éclaté.

Il avait passé la frontière jusqu’au Coude du Don. Il n’avait pas trop lutté, puisqu’il se retrouvait presque toujours derrière les Allemands. Il a été à Odesse aussi, et à l’encerclement de Crimée. Là, il avait même discuté avec l’ennemi. Ni eux, ni les russes ne tiraient pas. C’est ainsi qu’ils faisaient la propagande en les poussant à repartir chez eux. Comme s’ils s’y trouvaient de leur gré.

« Ouais, quel temps » pensa le vieillard grattant son crâne chauve de ses doigts estropiés. Les jeunes avaient cessé de s’amuser, quittant le hall de la caisse de tickets.

Leur autobus était arrivé. Père Anton demeura pensif, les regards perdus au loin. Les pensées s’enfilaient toujours.

Il se voyait sauvé de l’encerclement de Crimée, se retirant à travers Constanţa qu’on bombardait, vers sa Moldavie à lui.

Il n’y est plus arrivé. Chemin faisant, on avait trouvé les armes. Les Roumains, désemparés, désarmés, fuyaient à l’abri des champs de maïs et des forêts vers leurs maisons.

Les plus peureux s’en allaient, groupés autour de quelque officier dont on attendait le salut. Le soldat Anton se retrouva auprès d’un groupe conduit par un major de l’état-major. Pour ne pas tomber prisonniers et qu’on ne les déportent pas dans les camps de Siberia, ils se sont déclarés prêts à lutter du côté des russes, espérant que leur sort sera meilleur. Mais cela ne fut nullement ainsi. On les plaçait

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toujours dans la première ligne, quelquefois même dans les camps minés. Ce n’est qu’ainsi que l’on explique la mort des centaines de milliers de Roumains dans quelques mois.

– Que faites-vous ici, m’sieur Anton? interrompit le fil de ses souvenirs la voix du directeur d’école.

Père Anton leva ses regards comme foudroyé d’un état qui n’était plus le sien. Ensuite, son visage s’éclaira. La rencontre avec le directeur navetteur, la rencontre avec un homme qui aurait pu le comprendre, c’était justement ce qui lui fallait.

Il lui raconta de manière chaotique et étrange ce qui lui était arrivé. Le directeur s’esclaffa, puis il lui acheta, lui-même, le ticket.

L’âme rassérénée, père Anton ouvrit la porte délabrée à cause des pluies et du temps. Le chien n’aboya plus ni ne se montra, au moins, enchaîné au pied de la terrasse. Intrigué, le vieilard se dirigea vers l’écurie.

La vache n’y était non plus. Il tourna au coin de la maison, vers l’étable à cauchon. Aucun grognement.

Quelques taches de sang coagulé dans l’herbe de la cour.

Il ne pouvait pas s’imaginer que voulait dire tout cela. Ce serait le vacher qui aurait emmené la vache, bon, mais le porc et le chien…Il regarda tout autour dans la cour. Aucune volaille. Sans rien comprendre, m’sieur Anton s’assit sur la marche de l’entrée, saisissant sa tête entre les mains. Il était comblé. Il ne pouvait pas comprendre.

Vers le coucher du soleil, les ombres des arbres s’allongeaient avides, recouvrant les carrés aux oignons et aux carottes, les fleurs et les ceps de vigne. Écrasé par tant de choses insensées, il se releva pour entrer dans la maison. Il n’en venait pas à croire à ses yeux. La boîte de la médaille lui brûlait les mains fatiguées.

Il s’allongea sur le lit défait attendant le sommeil. Il voulait s’endormir, tout oublier.

En vain, le sommeil se refusait. Il se leva, regarda les vêtements dépliés sur le dos de la

chaise, puis il sortit dans la cour, habillé seulement du chemisier avec lequel il s’était couché. La fraîcheur de la nuit

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n’était pas encore descendue des cieux. Le jour s’en était à peine allé, et la terre diffusait toujours la chaleur amassée le long de la journée dans l’air. Il continuait de marcher pieds nus, par la cour si silencieuse. ”Pas un goussement de volaille” se dit le vieillard sifflant endommagé.

Il regarda chez ses voisins. Les lumières des fenêtres le faisaient croire qu’ils ne s’étaient pas couchés. Il y alla. Et il se retrouva au beau milieu d’un festin. Assis autout de deux tables jointes, quelques voisins restèrent les verres à la main. Ils l’observaient, les yeux agrandis d’effroi, sans oser bouger.

– Bonsoir, mes voisins, dit père Anton, doucement. Ses voisins répondirent avec difficulté, une sorte de

marmonnement avant de baisser leurs regards. – À quelle occasion, la fête? continua le vieillard, ébloui

par la vue de la scène. Il n’y avait pas de fête religieuse dans le calendrier, marquée de croix rouge. Les convives hésitaient de donner quelque réponse. En fin de compte, ils sortirent de leur mutisme et, clopin-clopant, ils lui dirent la vérité. Ils avaient cru qu’on l’avait emmené pour plus longtemps. L’arrivée de l’auto noire, le fait qu’on l’avait pris des champs, que le chef de poste même était venu, leur donnèrent à penser qu’ils n’allaient pas voir trop tôt père Anton.

Ils avaient donc enlevé la vache pour la soigner et la traire. Ils ne pouvaient pas la laisser comme ça. Son pis tétain se serait enflé, elle aurait été malade. Le porc, ils l’avaient tué. Ils s’en régalaient justement, et les volailles, ils voulaient s’en faire partage le lendemain. Le vieillard sourit, à l’étonnement de tous. Ils s’attardaient à ce qu’il sorte de ses gonds. Après le sourire, il fut saisit par un sain rire, irrésistible.

– Allons boire, alors, dit-il, se contenant à peine. Les autres levèrent,, égayés leurs verres. Ils lui

placèrent une assiette devant, du rôti avec, le poussant à leur raconter. Ils éclatèrent, à leur tour, de rire, une fois le récit terminé. Ils versèrent de nouveau dans les verres, reprenant des brins de son histoire, s’en amusant.

Ils le renvoya chercher la décoration. Ils voulaient la voir, la toucher, s’en convaincre. Ils prirent la grosse

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bouteille, la chair de porc avec, jurant de l’aider à la préparer. Une fois dans la cour de la maison, ils continuèrent le festin dans la terrasse éclairée par les rayons de lune. Ils avaient tous oublié la décoration.

Minuit passé, depuis un bon bout de temps, le vieillard seul, la lune presqu’à son coucher, il regardait content sa maison plongée dans le noir. Il avait célébré l’événement, tel qu’il l’aurait voulu. S’il les avait invités lui-même, on n’aurait pas eu, peut-être, une si belle fête. Fatigué, il s’allongea dans la terrasse, s’endormant. À l’aube, les rayons du soleil éclairaient le visage content du vieillard et la boîte de la médaille.

Depuis l’écurie, le meuglement de la vache se mêlait au chant du coq, décidé à annoncer un nouveau lever du soleil, et le chien léchait ses pieds poudreux.

– Toi, ils ne t’ont pas mangé?

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La crête rocheuse de Făgăraş – Les topographes, un pas en avant! tonna la voix du

colonel sur le plateau de réunion du régiment. Les soldats, réunis dans le carré par armes, spécialités,

compagnies, demeurèrent immobiles. Aucun des plus de mille soldats n’avança d’un pas. Les commandants des formations dont ils répondaient tournèrent la tête et commençèrent à regarder inquiets les soldats derrière eux, avec, semblait-il, le désir d’en faire des topographes, au besoin. C’est pourquoi, ils respirèrent allégés, lorsque du peloton des courriers sortit un soldat, que personne n’aurait pas pris pour un topographe. Haut de taille, maigre, l’uniforme repassé, blond plutôt chatain, la marche penchée, le soldat Şoican Dumitru, que tous connaissaient pour Mitiţă des parquets, sortit avec des pas craintifs, dévoilant au commandant et à tout le régiment une identité civile cachée.

- Je suis le soldat Şoican Dumitru, à vos ordres, dit-il d’une voix distincte.

Le colonel n’y répondit pas. Il le regarda et chuchota quelque chose vers un capitaine tout près de lui. Celui-ci lui répondit et fit signe que le régiment continue son activité. Mitiţă rentra dans la formation. Au son de la fanfare, les soldats passèrent devant leur commandant, dans la tenue réglémentaire, pas de défilé, tel qu’ils avaient appris des mois de suite sur le champ d’instruction. Les bottes aux clous trépignaient en cadence, selon les coups du grand tambour. Entre ceux-ci défilait de même, Mitiţă, et son peloton, un peu interdit, lui aussi, de la question du colonel et de sa propre

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réaction. Un léger état de panique se mit à l’envahir. Lui seul et les siens savaient combien avaient-ils lutté pour qu’il devienne courrier. On devait protéger l’enfant frêle. Pour lui, les premiers mois dans l’armée, avec la discipline et le programme intensif d’instruction, cela fut de trop. Les lettres désespérées envoyées à la maison avaient mis en fonction un mécanisme subtil qui, tant bien que mal, avait réussi à le placer, bon gré, mal gré, dans la fonction de courrier. Il s’est un peu habitué à présent et il avait eu des moments de honte voir ses anciens camarades rentrer de l’instruction brûlés bravement par le soleil et les vêtements blanchis dans le dos par le sel de leur propre corps. On l’avait même fait hospitaliser pour que les interventions soient le plus motivées possible, pour que l’esquive de la vie du jour le jour de la troupe ait une justification morale devant les autres, et maintenant il se retrouva dans un état où sa situation tendait à devenir incerte. L’incertitude créait dans l’âme de Mitiţă une gêne cachée. C’est d’ici que l’élan de faire un pas en avant le peloton partit. Et soudain, tout se précipita.

Le lendemain, il renda tout les documents, le légitimation de reprise des colis et d’autres mandats, et reçut, en échange, feuille de parcours, nourriture et la solde de tout un mois. La feuille de la tente, les aliments, la mitrailleuse et l’équipement complétaient la tenue qu’il allait aborder dans sa nouvelle mission. D’autres allaient l’accompagnaient. Ils l’ont ignoré jusqu’au dernier moment.

- Vous partez sur un chantier. Vous allez vous y rendre pour la construction du Transfăgărăşan et on espère que vous n’allez pas nous porter honte, dit un capitaine aux soldats réunis devant le bâtiment du commandement.

Les soldats réunis de diverses compagnies et sous-unités ne donnaient libre cours à la joie d’échapper à l’exercice de la caserne, de crainte qu’on ne choisisse d’autres à leur place. Mitiţă n’était pas trop enchanté de ce qu’il avait réalisé. Toute la nuit, il avait repassé dans la mémoire tout le parcours, depuis l’incorporation jusqu’à présent. Il se souvint qu’il y pas trop longtemps, dans un village, il se préparait du départ pour le centre militaire de Piatra- Neamţ.

- Demain, je vais à l’armée, avait-il dit à ses parents.

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Il vit, par les yeux de la mémoire, sa mère, le coin du fichu noué sous le menton, à peine brédouiller:

- Comment demain, mon cheri? Il s’était tu. Il n’avait donné aucune explication,

puisqu’il le savait: toute parole aurait été de plus. Et quoiqu’il ait dit, il aurait déclenché une vague infinie de conseils inutiles. Depuis qu’il approchait rapidement l’âge des hommes, il étouffait les émotions qui l’envahissaient de la même intensité que pendant son enfance. Il se donnait la peine d’être dur, silencieux, tel qu’il avait vu son père se porter toujours. La femme, de basse taille, le visage rond, saisie d’inquiètude, tendit la main pour lui caresser la joue. Elle avait su qu’il devait partir. Elle lui avait même préparé des bas en coton et des caleçons et bien d’autres choses que son instinct maternel lui avait dit de préparer. Le vieux n’avait pas trop discuté du départ. Il avait seulement sorti la valise en bois, dont il s’était lui-même servi bonne partie de la guerre, qu’il gardait dans le grenier de la maison, en avait remplacé le fond et la couleur, permettant à la femme de la remplir de quoi bon lui paraissait. Mitiţă les laissa seuls. Il s’attendait à toutes sortes de conseils et il n’en voulait pas. Il partit dans le village. Leur village, le village où il n’avait pas trop senti son enfance, était le prolongement naturel de la commune Trifeşti, commune qui s’étendait sur quelque quatre, cinq kilomètres, où les localités s’étaient alignées de maisons grandes ou petites, le long d’une rue large et poussièreuse, qui serpentait sur la crête d’un plateau assez haut, pour en éviter les inondations.

Ce jour-là, la tombée du soir trouva Mitiţă dans la Vallée Budăilor, à l’eau limpide et savoureuse, qui s’écoulait à jet continuel vers l’auge de la rivière Vallée Noire, coupant le village Sofroceşti du reste de la plaine. Il partit, la pensée chargée d’envies indéfinies. Une partie de son être espérait approcher Mariana, qu’il venait de quitter, et l’autre partie de lui-même se préparait de s’en séparer. Il vivait de sentiments contradictoires. Il avait fumé plus que d’habitude. Il se voulait homme à tout prix.

Pour des mêmes raisons, ses relations avec sa famille et celle de Mariana s’étaient refroidies. Chacune d’elle se sentait

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obligée de lui donner quelque conseil et surtout de le voir appliqué, ce qu’il ressentait comme un affront à sa personnalité qu’il se donnait la peine de former.

C’est pourquoi, il éprouva le besoin de se promener seul, de fumer seul, de regarder la nuit envelopper le village dans des vêtements de deuil, en réduire la vie jusqu’au complet silence, jusqu’au frémissement des feuilles au vent. À présent, il vivait une autre nuit où il repensait les instants où il avait pris congé de son village. Les nuits se ressemblaient à la seule différence qu’il était passé par assez d’épreuves entre temps. Autant dans l’unité où il avait été recrue, à Bucarest, qu’ici, à Botoşani, son corps s’était trempé, devenant plus fort, plus résistant, mettant une barrière à peine perceptible entre les pensées et les faits. La nuit de la cour du régiment de Botoşani, différente d’autres nuits d’attente, était une nuit des souvenirs, des confessions qui demandaient des explications, en quelque sorte, des éclaircissements apportés à son âme assoifée de recherche. C’est peut-être pourquoi il s’était retrouvé devant le regiment d’un pas en avant. Il aurait très bien pu se taire et on ne l’aurait pas envoyé sur aucun chantier.

Il n’avait pas quêmandé de conseils à la nuit ni n’en avait pas obtenu. En remémorant, il avait essayé des justifications pour son geste.

Mariana aurait été fière de lui ou peut-être elle en aurait ri. Elle l’avait fait auparavant. Pourquoi ne l’aurait-elle pas fait à présent, aussi? Mais Andrei Şoican, le père, l’époux taciturne de Verginia et l’impénétrable père de celui qui maintenant se voulait constructeur, qu’en aurait-il dit, quelques semaines après quoi il s’était terriblement plaint pour qu’on vienne l’en faire sortir? Tout cela et bien d’autres le firent passer une nuit blanche, en sorte que, le matin, sur le pavé devant le régiment, encore sous l’emprise des vécus nocturnes, il executât machinalement la commande de faire la file.

Il pensait toujours à sa nuit et aux tribulations qui l’avaient troublé.

Il pensa à l’orage qui allait éclater dans sa famille, à la nouvelle de son transfer à une autre unité, et à la conviction

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de ses parents qu’il aurait fait quelque sottise. Mitiţă se retrouva sourire tout seul.

- Tu ris, soldat? L’apostropha l’officier qui les avait réunis en vue du départ.

Mitiţă n’y répondit pas. Il monta dans la voiture couverte, à côté des autres, en se laissant porter, sans aucun sentiment, vers la gare d’où le train allait les reprendre.

Le train aggloméré traînait sans hâte, mais certainement vers Bucarest. De là, ils allaient prendre un autre pour Curtea-de-Argeş, après quoi personne ne savait ce qui allait se passer. Selon quoi, les siens ignoraient tout, également. Ni Mariana ni les Şoican n’auraient jamais pu croire que leur Mitiţă à eux aurait eu le courage d’en faire l’épreuve.

L’omnibus 5002, fendait lentement, tel un cutter, les eaux de la nuit. Sans avoir dormi, en ayant assez des attentes qu’ils avaient dû subir depuis Botoşani à Suceava, les soldats sommeillaient. Les havresacs bourrés de la toile de la tente, des bas en coton, des conserves et du pain donnés par l’unité à leur départ, leur servaient d’oreiller.

Mitiţă, regardait instamment à travers la vitre légèrement embuée et sale du compartiment, engourdi par les pensées confuses qui l’envahissaient. Il ne pouvait pas dire s’il éprouvait des regrets, après ce qu’il avait réalisé avec tant d’efforts, où s’il était saisi par la peur de l’inconnu.

La lumière du pâle matin mit en mouvement les soldats ensommeillés, pareils aux mouches qui sortent à la chaleur, pendant l’hiver, dans une cabane où l’on avait allumé le feu. Une bouteille d’eau-de-vie est apparue de nulle part, soudainement.

- Ça c’est pour l’appétit, dit un facetieux, riant plutôt seul.

Il savait très bien que le soldat avait toujours besoin de manger, n’importe où, n’importe quand, n’importe combien, pourvu que ce soit de la nourriture.

Chacun sortit son morceau de pain, l’écharpant de la baïonette, certains d’autres du canif, d’autres, en ouvrant, de gestes nonchalants, tels que chacun croyait bon de faire en tant que militaire qui approchait de pas rapides l’âge de la virilité, la boîte de conserve d’haricots à la viande. Pendant

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quelque temps, ils mangèrent en silence. – Tiens, dit à Mitiţă un quelconque, lui tendant la

bouteille. Mitiţă en but en faisant des grimacées, sans se fâcher pour la manière dont on l’y invita. Instinctivement, il se surprenait mettre une barrière entre lui et les autres, instinctivement, ce qui le fâchait, le déterminait de se reprocher ses airs de garçon cultivé, ange tombé parmi les mortels. Il avait essayé de s’habituer avec leur façon d’être, et quelquefois, pour faire la preuve qu’il était des leurs, employait leurs expressions avec affectation. La boisson le brûla légèrement, agréablement, comme si elle l’avait rappelé à la vie. Il rendit la bouteille, décidé de ne plus répéter le geste. Il préférait la bière qu’il attendait impatiemment jusqu’à ce que la voiture du restaurant allât s’ouvrir. Près de la station Hălăuceşti, on leur permit d’entrer dans le restaurant sur des roues, l’argent tout preparé pour la bière.

– On n’en sert pas sans plat, les avertit, dès qu’ils les vit, un garçon.

– Mais on vous fait de belles prières, osa l’un des soldats.

– On va m’en faire de laides, même chose, dit impassible celui habillé mi-noir, mi blanc, l’uniforme spécifique faisant ressortir son intransigeance: c’est noir ou c’est blanc.

Ils attendirent pour quelques instants encore, pendant lesquels, le pinguin, voyant qu’il n’avait rien vendu, fit sortir une navette de bière au bout de la voiture, disant:

– Allez, qui en veut apporte l’argent. Dans un clin d’oeil, la boîte fut vide. Mitiţă regardait pensif, par la même vitre poussièreuse du compartiment, saisi de gaité. ”Et si j’enverrais un petit billet aux miens, leur annoncer ma nouvelle destination”, se dit-il, tandis que le train entrait justement dans la gare de Roman. Il observa le quai. Désertique. Aucune personne connue, aucune connaissance. Le train se mit en marche. La gare, doublée de plaques en marbre poreux, comme si piqué de petite vérole, était resté derrière, lorsque Mitiţă commença à écrire son billet.

- Que fais-tu, tu écris le testament? Lui demanda l’adjudant.

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- Pire. - Tiens, personne n’en est morte, lui dit l’adjudant,

tapat affectueusement son épaule. Le parc C.F.R. de Roman était insensiblement resté en

arrière. Le grincement sur le pont de Moldavie le fit terminer à la hâte son billet. Ils approchaient la halte de Trifeşti, où l’omnibus faisait station, seul endroit où il espérait encore trouver quelqu’un auquel donner le billet pour les siens.

Les freins grincèrent. Peu à peu, la vitesse du train se réduisait. Mitiţă regarda du côté de la voie ferrée qui menait vers la station d’autobus de l’école agricole de Trifeşti, comme on le savait par erreur, bien qu’elle fût plus près de Başta ou de Sofroceşti. C’est de là qu’il attendait quelqu’un de connu qu’il puisse prier de porter la nouvelle chez soi. Soudain, il aperçut une voisine même.

- Tante Ileana, tante Ileana, se mit à crier Mitiţă, précipité.

La femme regarda étonnee la vitre de laquelle on l’avait appelée, jusqu’à ce qu’elle se rendît compte qui l’avait fait.

- Tiens, Mitiţă, le fils de Şoican, dit-elle éclairée. - C’est moi, ma tante, porte, s’il te plait, ce billet aux

miens, lui jeta-t-il d’un souffle, de crainte que l’omnibus ne parte pas sans qu’il ait dit ce qui l’intérressait.

Bon, j’irai, le rassura la femme, qui, chose facile, aurait pu passer chez eux, leur donner le billet qu’elle allait tout d’abord lire, bien sûr, en tant que voisine.

- Et dis leur encore que je suis sain et sauf et que je me débrouille. Qu’ils soient bien tranquilles, je ne ferai pas leur honte, cria-t-il tandis que le train se mit à rouler de plus en plus vite.

Soulagé d’un grand poids, Mitiţă s’assit pour de bon sur la banquette de la voiture et huma lentement, à même la bouteille à peine ouverte.

Le paysage, si connu depuis l’enfance, défilait devant la fenêtre comme sur un écran. Il se demandait, inquiet, qu’allait-il lui être réservé dans la nouvelle unité.

- Qui veut encore de la bière? entendit-on la voix du garçon dans le corridor de la voiture.

Mitiţă sortit. Chargé d’un étalage portable de bouteilles

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pleines de bière, le garçon se donnait la peine de se frayer chemin parmi les voyageurs endormis, pour vendre plus rapidement sa marchandise car la bière était déjà chaude.

- Donne m’en cinq bouteilles, dit Mitiţă au garçon transpiré par l’effort.

- Ohooo, mais regardez, monsieur le soldat va-t-il nous en régaler, peut-être, s’exclama l’un.

- Hé toi, je devrais en régaler tous sauf toi. Ça pour que tu en tire la morale, dit Mitiţă en lui tendant cependant une bouteille à l’ouvrir.

Le soldat s’empara avidement de la proie et la porta vers sa bouche.

Les autres l’observèrent contrariés, s’imaginant qu’il n’avait pas vu que la bouteille n’était pas ouverte et se préparaient à s’en moquer.

Mais le soldat, impassible, saisit la capsule de la bouteille par les dents et l’enleva sans trop d’efforts. Tous restèrent muets d’étonnement.

- L’armée a des dents de loup, fit remarquer l’un plus frêle, mais l’air bien badin.

Mitiţă sourit à son insu. Puis sortit dans le couloir et alluma une cigarette. Il

aspira profondément la fumée dans ses poumons. Dans le compartiment rempli de soldats, commença

une partie de cartes, d’autres s’endormirent, reniflant, en dépit du vacarme des joueurs passionnés.

Replié sur soi-même, isolé dans la nuit, Mitiţă se mit à penser de nouveau à Mariana. Il en avait déchiré en petits morceaux, la dernière lettre qui lui faisait apprendre qu’elle n’était pas la femme capable de l’attendre, ni de supporter l’éloignement. Il y avait répondu offensé mais n’avait plus envoyé la lettre. Même cette douleur s’était engourdie en lui-même. La distance avait son mot à dire, mettant une barrière entre eux. Et pourtant, Mitiţă ne pouvait pas croire que tout ce qui s’était passé de beau entre eux fût pour rien.

L’omnibus roulait toujours dans la nuit trouble. Bientôt, ils entraient dans la gare de Bucarest. Un sifflement bref, un grincement des essieux et le train

s’arrêta tout court. Ils étaient arrivés Gare de Nord. C’était

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seulement une pause. Ils descendirent mécaniquement, certains sommeillaient encore debout, et sur très peu de temps ils montèrent dans un autre train avec la destination Curtea de Argeş.

La majorité des voyageurs s’endormit dans le grincement monotone des essieux. Mitiţă s’endormit lui aussi, en fin de compte. À peine partis, et ils arrivèrent à Curtea de Argeş. Quelques camions, tout préparés pour les soldats arrivés, les attendaient.

Les ordres de l’adjudant qui les accompagnaient étaient brefs, les paroles pesées. Le temps s’écoulait sans dessus-dessous. Une seule chose était claire: ils s’approchaient à pas incroyablement rapides de l’endroit des grandes épreuves. Dès maintenant, allait commencer, pour de vrai, la véritable armée pour Mitiţă et les autres comme lui.

Sur l’asphalte de la chaussées, les camions couraient en trombe, laissant derrière les bornes de protection, les arbres d’Argeş et les plates-bandes désertiques. Les plaines, qui les avaient accompagnés depuis Botoşani, comme saisies par des poings géants, pétries par une main invisible, commencèrent à onduler légèrement, puis de plus en plus, obligeant la chaussée de se plier selon leur gré, de monter et de descendre, limitant l’horizon, le suffoquant finalement entre les rochers des montagnes. Les chauffeurs tiraient le volant toujours plus souvent, en projetant les soldats du coffre des camions les uns sur les autres, au-dessus les aliments. Les armes tenues entre les jambes au début, furent posées à même le fond des coffres. Ils se balançaient, tous.

- Hé, ceux-ci se sont proposé de nous tuer, dit parmi les hoquets Malinovski, ancré des deux mains à la barre dont était étendue la toile du camion.

Personne n’y répondit. Chacun était préoccupé par son corps, attentif à chaque tournant, jeté à chaque moment d’inattention au-dessus les havresacs et les sacs à pain.

De temps à autre, un juron rompait le bruit monotone du moteur et des roues empressées à happer la chaussée. Poussées comme par des furies, les collines s’étaient plissées davantage, sciant le ciel. La vallée de l’Argeş n’avait rien du charme touristique dont on était invité par les déplis des

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offices touristiques. Mitiţă s’était assis expressément à l’arrière du camion,

sur la dernière place, désireux de voir tout ce qu’il y avait à voir. La poussière levée par les caoutchioucs du camion se déposait en couche sur les vêtements militaires d’été, en en changeant la couleur.

La chaussée passait sur des ponts jetés sur des gouffres toqués, hideux et avides, prêts à avaler tout ce qui aurait échappé au contrôle dans un instant d’inattention. Les camions roulaient follement, klaxonnant longuement au début de chaque tournant, le plus souvent sans visibilité aucune. Et s’il arrivait que de l’autre côté l’on entende en même temps un klaxon, les fans militaires de la vitesse levaient le pied de la pédale d’accélération, se saluaient entre eux, nonchalemment, en embrayant brusquement par la suite pour se sentir plus virils. De temps à autre, de la côte de la montagne apparaissait, comme une excrescence, un réseau en fil de fer, aux grandes mailles, où il y avait, comme dans un guet-apens, quelque grosse pierre, arrêtée de son écoulement par dessus la création humaine.

Et, à travers le réseau de protection, la montagne montrait toute sa majesté, comme si elle avait voulu attirer l’attention de l’homme avant que celui-ci se mette au travail. Chaque tournant, chaque mètre de chaussée étaient comme tolérés par elle, la montagne, le maître. Les sapins des côtes abruptes semblaient, plus gros qu’ailleurs, et le fait qu’ils gardaient la route jusqu’à sa proximité, les rendait encore plus hauts, plus imposants. Du côté droit, le ruisselement tumultueux de l’Argeş, dans la profonde vallée que l’on apercevait des camions militaires, procurait à tous, le sentiment qu’ils étaient encore plus petits qu’en réalité. Ils éprouvaient constamment la sensation que la montagne et ses rochers, ses géants sapins si près du cheminement des camions étaient prêts à les jeter dans les eaux tourbillonnantes du fond de la crevasse.

De quelque part de la crête moins boisée de la montagne, les ruines d’une cité veillaient, dès le règne de Dracula, le passage de tous ceux de son pied, témoignage de l’ancienne collaboration entre l’homme et la montagne pour

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garder ces terres. Peu des camarades de Mitiţă avaient envie d’être

témoins du défilé végétal, minéral qui les accueillait. La majorité se tenait engourdis, sommeillaient, brédouillant de temps à autre, à cause des cahots des camions.

Le chemin gagnait vite en altitude, se transformant de sentier en grande route et puis en chaussée, continuelle relation entre les roumains de Transylvanie et ceux de la Valachie. Et, à présent, il allait devenir une artère essentielle entre les deux parties du pays, magistrale à laquelle étaient appelés apporter leur pierre également ceux cahotés maintenant par les convulsions des camions.

- Est-ce qu’on en a pour longtemps? - Qui sait… - J’en suis tout étourdi, entendit-on du fond du

camion. - Hé, tu l’es par le sommeil… - Mais non, je crois que c’est à cause de la différence

d’altitude, et des tournants pris en vitesse par ces chauffeurs-ci

- Et j’ai aussi une faimmm… - Selon le train d’aller, on ne sait pas en quel état nous

y arriverons… Ils passaient en grande vitesse en-dessous les réseaux

de protection, en fil de fer plaqué de zinc, appuyés aux barreaux en fer gros, où les grandes pierres détachées de la côte de la montagne par des raisons inconnues, s’arrêtaient sans plus nuire au chemin. De temps à autre, quelque somptueux sapin, dans une position bizarre, montrait son écorce écorchée par le souffle des explosions, se tenant encore sur sa place, tolérant avec l’effort de l’homme de donner une nouvelle vie à des paysages anciens. D’un endroit à l’autre, le nombre des arbres couverts par les blessures de la lutte était extrêmement grand, signe que la lutte y avait été acharnée.

Peu à peu, à mesure que les camions happaient avidement la route, le ciel devenait toujours plus étroit, plus exigü entre les crêtes des montagnes.

L’eau du fond du ravin de droite était plutôt un

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soupçon, jusqu’à ce qu’on ne la vît plus du tout. “On approche Vidraru, peut-être” se dit Mitiţă,

s’expliquant la disparition de l’Argeş. Il savait que le fil d’eau n’était pas disparu, mais uniquement dirigé en sous-terrain, mit au travail dans les turbines de Vidraru.

Comme à un signe, la vallée se défit brusquement, en éveillant l’étonnement dans les âmes des soldats.

- Je crois qu’on y est! cria Mitiţă, pour couvrir le bruit. Sur un versant , un étroit escalier embrassait en zig-zag

le front de la montagne, plus dénudée qu’ailleurs. Le rocher, haut et dépourvu de verdure, semblait infranchissable. Seul cet escalier-là, métallique, avec une fine balustrade en câble, appuyé par des piliers en fer, marquait le passage de l’homme par ces endroits-là. Il était absolument étrange, des fils en fer, comme amenés par le vent, qui allaient se détacher à la raffale suivante, la laissant flotter vers l’abîme. Tout en renversant sa tête, Mitiţă se dit qu’il n’avait de quoi y chercher. Les cascadeurs, peut-être.

Les camions s’arrêtèrent tout aussi brusquement que s’ils démarrèrent, en étonnant ceux endormis, en eveillant dans la poitrine de la majorité des soupirs de soulagement.

- On y est?! demanda un autre - Parbleu, on y est arrivé, dit un autre. Dans le silence qui les enveloppa, le chuchotement

même semblait strident. - Cris, mais moins fort, tu crois qu’on est sourd? - Je parle selon mon bon gré. - Hop là, il a pris la mouche! - Les autres se seraient-ils aussi arrêtés? - Mais qui sait, dit indécis Mitiţă, en sortant la tête de

sous la toile. Ils se turent, tous, à l’attente des ordres qui ne venaient

plus. - Qui me donne une cigarette? - C’est ce qui t’occupe maintenant? - Moi, sincèrement, j’ai faim! - Mais qui n’en a pas? - Allons, vous vous plaignez comme de vieilles

femmes!

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- Et comment ne pas se plaindre? On reste ici à attendre. Quoi?

- Si on a la patience, il va pleuvoir de grands gâteaux…

- Toi, qu’est-ce que tu regardes là-bas? - Venez voir! - Laisse, on va s’en rassasier plus tard…dit un autre

en ayant par dessus la tête. Certains jetèrent un coup d’oeil dehors. La montagne

semblait impossible à conquérir, mystérieuse, énigmatique, attrayant avec un pouvoir étrange. Ils n’auraient jamais pu imaginer qu’il existât ce qu’ils voyaient à présent.

- En bas, tout le monde, entendit-on, sur le tard, de la cabine du camion.

Les os engourdis, les corps heurtés contre le bord de la carrosserie, les soldats descendaient lourdement, tels des ours poussièreux, sur l’asphalte de la chaussée. La fraîcheur de la montagne leur caressait les visages humides de sueur. À leur pieds, l’eau de la rivière avait disparu. Un géant plateau en béton reliait un versant à l’autre, en mettant une barrière au pouvoir de la montagne.

- C’est le barrage de Vidraru, trouva bon de leur expliquer le chauffeur, en tant qu’ancien connaisseur de ce qu’ils allaient à peine apprendre.

Du sommet du barrage, les regards se perdaient dans l’abîme, leur créant un état de vertige. La douleur enveloppa leurs tempes davantage, les rendant insensibles aux beautés que la nature précipitait au-dessus d’eux. On aperçut un homme, tel un crayon, monter les marches saillantes du corps du barrage, comme écrasé encore plus, par la grandeur de sa création. Qu’il semblait petit le créateur face à son oeuvre!

D’un lieu à l’autre, de la même chair de la montagne, avaient poussé, tels des bras, des piliers de haute tension, à la racine desquels on pouvait entendre le frémissement du courant électrique passer à la hâte vers le coeur des moteurs avides d’énergie.

- Qui veut manger, peut le faire ici, dit l’adjudant en allumant une cigarette.

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Les soldats se dirigèrent, à pas chancelants, vers les havressacs où il y avait la dernière conserve. Quelques uns avaient ouvert les boîtes, tandis que la majorité s’était assise sur le plateau à l’entrée du barrage pour se reposer.

Mitiţă ne toucha pas au manger. Il supposait qu’il allait mal supporter le reste du chemin à parcourir, s’il se bourrait de nourriture. Il regardait sans pensée aucune, la statue en fer et aluminium, habilement polie, scintiller aux rayons du soleil de l’autre rive. Placé sur une plate-forme en béton, les bras levés vers les cieux, les foudres aux mains, l’homme en fer s’y tenait pour rendre à l’homme en chair et en os ses véritables dimensions, lui rappeler en permanence le pouvoir de son créateur. Le visage de l’homme brillait de la joie de l’accomplissement, montrant à la montagne le pouvoir avec lequel il aurait dû lutter en cas d’inssoumission. Ce sens fit sourire Mitiţă, se sentir plus confiant dans son destin, dans les forces de ceux du même âge que lui.

Les soldats apaisaient leur soif d’une source qui avait frayé chemin en marge du chemin. Mitiţă posa sa tête sous l’auge de la gouttière en bois, se raffraîchissant. Le mal de tête disparut, comme enlevé par la main.

- Garçons, si vous avez mal à la tête, faites comme moi, leur dit-il en repassant sa tête sous le jet d’eau.

La plupart poursuivit son exemple, en pataugeant. Les gouttes d’eau tachaient leurs uniformes poussiéreux, en les raffraîchissant. L’adjudant les observait, tolérant. Il regardait leurs corps frêles, prêts à faire le sacrifice que personne n’aurait soupçonné.

C’est de la même sorte que les choses s’étaient passées avec les autres. Chaque groupe de soldats était comblé au début de la magnificence de la montagne, pour qu’à la suite il lutte avec elle et la soumette. En les regardant, il se souvenait le jour où il avait reçu l’ordre de déplacement ici, dans des endroits qu’il n’aurait, peut-être, jamais vus. Il avait fait de même. Mais le soleil ne tapait pas si fort comme à présent. C’était l’automne à son arrivée, et depuis lors s’était écoulées presque deux années de travail soutenu.

- Debout, montez, dit-il, comme réveillé brusquement des souvenirs.

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Les soldats montaient tranquilles, naturellement, comme si rien n’avait pas troublé le cours de leur vie. Le camion demarra tout aussi vite que lors de la gare de Curtea de Argeş.

Le tapis d’asphalte contournait tel une ceinture les hanches du lac. Le lac, au début assez mince, une langue d’eau, gagnait ensuite en largeur, en ampleur, laissant saisir de plus en plus souvent, les traces des arbres incorporés dans le corps, prendre la forme des murs rocheux où l’homme et la montagne l’avait enfermé. Après quelques dizaines de bonnes minutes de marche, le camion freina en grinçant, dans la queue amincie du lac.

- On est arrivé au camp, leur dit le chauffeur venu à l’arrièrede la voiture, pour enlever les clous du battant.

Empoignant l’équipement et les armes, les soldats descendirent en silence, frottant des yeux en papillotte, rougis de chaleur. Sur un plateau, pas trop grand, les baraques en bois et remplaçants de briques s’enfilaient engourdis, elles aussi, à cause de la poussière et de la chaleur, jusqu’au bord du lac, environ. Entre les baraques, des couches de cailloux rendaient saisissables tout mouvement. Le grincement du gravier revéillait, du sommeil le plus profond, le planton qui aurait dû, conformément au réglement, s’y tenir en éveil.

Descendus du camion, les soldats avançaient d’un pas incertain, nageant dans la cour pleine de cailloutis, à la suite de l’adjudant. Personne ne sortait des baraques à leur accueil.

- On va y rester très peu. Rien que leur dire combien nous sommes et d’où venons-nous. Notre place et plus en haut, leur communiqua l’adjudant.

En effet, après quelques minutes, l’auto roulait à travers les éclats des rochers. Le ruban asphalté s’était brusquement terminé et, après avoir parcouru quelques autres kilomètres sur la route laissée par la ligne des outillages, ils se retrouvèrent cahutés tous les dix mètres par les trous existents. C’était un chemin en sillon cru, à peine refroidi et gratté dans le corps de la montagne par des dynamitages et des lames de bulldozer. Au-dessous d’eux,

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s’ouvraient des ravins comme des machines affamées. Aux rencontres, les chauffeurs se saluaient, en klaxonnant de manière stridente, dans l’immensité de la montagne sauvage et froide.

- Voici, c’est ici que l’année passée est tombé un bulldozer! leur dit le chauffeur, sortant la tête par la mince fenêtre du camion.

Un abîme effrayant, sinistre, les fit s’imaginer la tragédie. Ils avaient appris plus tard que, par un temps de chien, tel qu’on ne rencontre qu’en haute montagne, le bulldozeriste avait fait de fausses manoeuvres et, s’en rendant compte au dernier moment, il réussit à sauter du bulldozer.

Le soir tombait lorsque les camions s’étaient arrêtés. Engourdis, épuisés, ils descendirent.

Un lieutenant les accueilla. - D’où venez-vous?! Vos documents? - Ils se sont déjà présentés, répondit l’adjudant qui les

accompagnait. Il répéta l’appel, puis on leur ordonna le repos. Aux murs en panneaux boisés, montés sur un

fondement BCA d’un mètre de haut, les trois baraques avaient un air fragile. Une odeur aiguë, acariâtre, de caserne, s’en exhalait. L’eau de la rivière Capra chuchotait derrière les baraques. C’était la source où le cuisinier puisait pour préparait la nourriture, et la troupe de soldats se lavait.

Dès le petit matin, les dents claquant, ils se sont révéillés, poussés par un officier:

- Hé, vous, les nouveaux arrivés, le réveil! Ou vous vous imaginez en station? Allez, le repas.

Dehors, un air tranchant les fit grelotter. Les regards de Mitiţă, troubles de sommeil, flottèrent sur le plateau de devant, montèrent les pentes des montagnes. Deux soldats, les sarraus tachés d’huile et de motorine, peinaient autour d’un bulldozer. L’un portait un sceau d’eau de la rivière, l’autre s’efforçait de mettre en fonction le moteur auxiliaire. Soudain, celui-ci demarra et son crépitement remplit la vallée, estompant en quelque sorte le moment mirifique du lever du soleil au-dessus la crête dentée de la montagne.

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Après quelques minutes, soufflant difficilement, le grand moteur s’emballa aussi. Sur un versant, plusieurs soldats, tels les fourmis laborieuses, se donnaient la peine de détacher les roches disloquées, en équilibre instable, à l’aide des grosses barres métalliques. Une grosse pierre décrocha, roula dans la vallée et disparut dans le ravin, en entraînant une avalanche de pierres.

Les nouveaux arrivés se détachaient nettement des autres par leurs nouveaux uniformes, récemment sortis du dépôt. Chemin faisant vers la salle à manger, Mitiţă lut quelques pancartes où il y avait écrit, comme pour les effrayer davantage:”Attention! Danger! Avalanches!”

Dans une baraque à côté, il y avait quelques tables et bancs.

Le cuisinier apportait le thé, puis passait devant chacun lui donner une tranche de pain, un cube de marmelade, et un autre de lard. Selon les préférences.

- C’est bien à nous, garçons! disaient ceux de Botoşani, à la vue du lard, surtout.

- La pelle, tu l’as oubliée? Tu crois ne plus l’empoigner de son coin? Elle n’y a pas de racines.

- Laisse, on ne va pas mourir de si peu… - Il y en a eu de plus difficiles. Dehors, il se mit à pleuvoir, une bruine plutôt. Les

mèches froides de la pluie ruisselaient au-dessus les baraques, les pierres, jusqu’aux os.

Mitiţă fut obligé de prendre une pelle, lui aussi, du tas, malgré toutes ses protestations. On l’avait fait venir en tant que topographe et le voici à la pelle. Il n’en avait pas peur, il était fils de paysan, mais son orgueuil sanglait. En quelques minutes seulement, il eut le temps de se faire tous les reproches pour sa naïveté, pour avoir renoncé avec tant de légéreté à la fonction commode de courrier pour …une pelle. Il se sentait trompé, dupé dans ses espoirs d’être constructeur qualifié à un objectif de majeure importance et au lieu d’un télémètre il se retrouva avec une… pelle à la main. Il frappa, peiné, de la lame métallique la pierre, sentit sa vibration dans le bras, tel un reproche, et se calma.

En file, la pelle et le pic chacun d’eux, on les distribua

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auprès les anciens soldats. Mitiţă arriva aux talus. La lourde pelle sur l’épaule, crachant son venin sur les

pierres écrasées par les chenilles des bulldozers qui avaient blessé la montagne, Mitiţă se dirigea vers le secteur où on l’avait reparti.

Il travailla d’arrache pied pendant quelques heures, se taisant obstinément, polissant les rigoles. L’eau avait pénétré à travers l’uniforme, jusqu’au corps jeune et chauffé par le travail, en sorte que les vapeurs s’en dégageaient. Regardés de loin, les soldats ressemblaient à de petits dieux naissant des vapeurs de la pluie qui ne cessait plus de tomber de très haut.

Lorsqu’on leur annonça la pause du dîner, Mitiţă sortit son morceau de pain, la marmelade et se mit à mâcher tristement.

- Dommage que tu ne manges pas de lard, dit un ancien, enviant sa portion. Sans lui, tu vas mourir, écoute-moi, j’en sais davantage. Si tu veux résister ici, tu dois le manger. Autrement tu vas saisir tes côtes et au premier vent tu t’en vas!

- Je n’en ai jamais pu manger, dit Mitiţă. - Hélas, pauvre camarade! dit l’autre, en le

compatissant de la tête. Mitiţă ne répondit pas. Il alluma une cigarette humide

de la pluie, en l’aspirant avec volupté. Il se pencha de nouveau au-dessus les rigoles, continuer le travail à la pelle. De minces bandes d’eau se ramassaient des rochers des versants, piqués par les explositions, dans les rigoles à peine grattées, ruisselant en aval.

Elles s’ammassaient dans la vaste et accueillante auge de Capra. Ancrés de grosses cordes à la taille, ceux des déroctages détachaient des versants les débris des roches restées en équilibre précaire, après les explosions.

- Ça arrrrrriiiiive! résonnait au-dessus la montagne. Le bruit des barres en fer heurtées aux roches, des pics

et des pelles se confondait avec les jurons militaires, piquants et pointus tels les rochers.

Au bout du premier jour, les nouveaux arrivés sont rentrés, arrachés de fatigue, déroutés, le désespoir imprimé

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dans leurs regards. Ils se sont approchés des baraques comme d’un radeau de sauvetage. Les muscles étaient douloureux, la peau démangeait, les os semblaient brisés, et leur âme n’était qu’un chiffon humide, à le faire sécher. Mitiţă n’avait plus de paroles à se reprocher la bêtise commise. Il traîna jusqu’à la baraque. Bien des fois il avait cru qu’il était arrivé au bout de ses forces, mais ce n’est qu’à présent qu’il comprenait réellement la signification de cette expression. De tous les coins de son corps venaient des signaux d’alarme qu’il saisissait vaguement, le cerveau embrouillé, comme dans une centrale où, à cause de sursollicitations les circuits se bloquent et on entend quelque part seulement le signal occupé ou avarié. Lorsqu’ils y sont arrivés, ils ont surpris dans les yeux des soldats plus anciens, des éclats joueurs d’ironie et de pitié.

- Quoi, les poufs? C’est dur. Rien qu’au début, jusqu’à ce que l’âme soit battue.

- Les paumes, c’est plus rapide, ajouta un autre. Deux, trois couches de peau s’en vont, on arrive à l’os. Puis on continue.

Il essaya de se laver dans l’eau froide du ruisseau Capra. Certains seulement arrivèrent dans la salle à manger, les autres se rendirent directement dans la baraque se jeter, tel le bois, sur les lits. Chaque fibre de leur être gémissait. S’il n’avait pas eu honte, Mitiţă aurait laissé s’écouler les larmes qu’il avalait, chaque fumée de la cigarette à la fois.

Quelques militaires anciens s’étaient réunis, un peu plus tard, autour du lit de l’un d’eux et s’étaient mis à jouer aux cartes. Leur hilarité, l’acharnement, dont chacun s’entêtait de gagner, semblèrent à Mitiţă tout à fait idiots. Lorsque le lendemain les attendait ce qui les attendait, la montagne et la pelle- et comment affronter une montagne avec la pelle?- il fallait être parfaitement fou pour jouer aux cartes, au lieu de gésir, de laisser au corps le plus de répit pour se remettre, autant qu’il le pouvait, après une pareille peine. Après quelques tours, un d’eux, petit de taille, noîrâtre, Manole, selon que Mitiţă allait apprendre, sortit une bouteille de vin-“proie de guerre”- laissant supposer qu’il l’avait obtenue contre une pelle au manche bien poli, “qui

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brûle moins les paumes”, offerte à un pouf. Ils firent passer la bouteille de l’un à l’autre et commencèrent un récital d’horreurs, rappelant tous les guets-apens que la montagne tendait aux pauvres recrues.

Mitiţă entendit, comme à travers le brouillard, le conte des novies qui, par une pluie d’été à verse, s’étaient réfugiés sous un pont.

- Et quelles foudres! Exercice d’artillerie, rien de plus, mais c’était les grandes canons du ciel qui tiraient.

- On entendait tout d’abord comme on déchirait toute la toile céleste, toile grosse, certes, la lumière éblouissait et on en était étourdi et aveuglé pour longtemps, et puis après, après ce que le foudre ait frappé le front de la montagne, on entendait le fracas et le vacarme et la terre tremblait au-dessus toi comme une gelée.

- Cette pierre s’était mouillée tellement… de peur, je crois. C’était comme une gelée, ma parole. Elle, elle le sera encore.

De ce dialogue, parsemé de choses terribles qu’ils présentaient coloriées, avec un plaisir sadique, dans un pittoresque language de caserne, ressortit qu’un groupe de soldats, par un temps de tempête que seules les montagnes de Făgăraş savent mettre en scène, s’était refugié saus un pont. Les torrents chariaient tout ce qu’on pourrait charier dans la vallée, lavaient la montagne jusqu’à la pierre, arrachaient la pierre également si elle n’y était bien calée, les sapins étaient balayés comme de pauvres bâtons d’alumettes et ceux du-dessus le pont tendaient vers le haut, à mesure que les eaux montaient à vue d’oeil jusqu’à ce qu’elles aient touché les traverses du pont. Ils se préparaient justement de sortir pour se refugier sous un outillage, à l’abri, quel qu’il soit; les eaux avaient brusquement baissé et ils respirèrent convaincus que le pire était passé. Certains allumèrent même les cigarettes, lorsque, du dessus, on entendit un cri désésperé:

- Hé, vous, sous le pont! Fuyez, tirez-vous en! effrayés de mort, si l’on pouvait dire, les soldats se ruèrent dehors, pour voir, un peu en amont, une vague géante qui se dirigeait vers le pont, suivant le cours de la rivière. Ils se

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precipitèrent, chacun de son côté, vers les pentes, vers les endroits plus élevés et virent, les yeux agrandis d’effroi, ce belier-là d’eau, écueils et bûches arriver au pont, le surmonter et lorsque les eaux s’étaient retirées, il n’y avait plus que des débris à rappeler qu’il y avait eu, là, un pont. En amont, au tournant, l’étroite vallée avait été bloquée de troncs d’arbres et de pierres, un barrage s’y était formé ad-hoc et avait, pour un temps, endigué les torrents, puis, il avait cédé et était parti en aval, tout balayer devant lui.

S’ils n’étaient pas sortis dessous le pont, ils seraient disparus avant même de s’en rendre compte.

- Comme des idiots! tira la conclusion l’un de ceux qui avaient participé à la discussion.

Mitiţă, et les autres poufs peut-être, qui ne disaient mot, avaient saisi l’aventure comme leur propre cauchemar: il se voyait sous le pont, figé sur place par la frayeur devant la distructive vague d’eau, de pierres et de bûches. Et cette nuit-là, la nuit du baptême, cette vague-là passa plusieurs fois au-dessus de lui.

En quelques jours seulement, la montagne avait effacé toute distinction entre les nouveaux et les anciens soldats. On leur adressait toujours plus rarement l’appelatif ”poufs”, puisque le ”pouf” s’en était allé. Mitiţă avait les paumes endurcies, là où il y avait eu des baies au début, son uniforme était délavé et poussiéreux, de sorte qu’il ne faisait plus de note discordante. Mais il ne pouvait pas s’accommoder avec la pelle, surtout lorsqu’il savait qu’il pouvait contribuer davantage à ce travail fantastique en tant que topographe, maniant un théodolite. Il se décida de sortir au rapport et se présenta à l’adjoint.

Camarade adjudant, je suis le soldat Şoican Dumitru et je veux sortir au rapport au commandant de la compagnie.

- Il est parti. Et puis, sache que jusqu’à la compagnie on en a du temps! Ici, il n’y a qu’un peloton, sous la commande du lieutenant Duma. Vas au travail, soldat, et peut-être qu’un jour tu vas l’apercevoir. Jusqu’alors...

Mitiţă rentra désorienté et attristé. Ses pensées couraient vers l’instant attendu, lorsqu’il aura peut-être la chance de le rencontrer, les yeux toujous aux aguets. La

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nuque, en sueur, avait commencé à lui faire du mal, et la peur qu’il n’allait plus jamais le voir le saisit; sur le tard, il le sentit, selon le frémissement spécial dont les soldats maniaient les pelles et les pics.

Il sortit devant lui, tremblant d’émotion: - Camarade lieutenant, permettez-moi de rapporter.

Je suis le soldat Şoican Dumitru, dit-il clairement. Le lieutenant semblait empressé et préoccupé. La voix

du soldat le surprit de manière désagréable. - Et qu’est-ce que tu as, donc, à rapporter? - J’ai été envoyé ici par mon désir de travailler comme

topographe. On m’a dit que vous en aviez besoin, mais non pas pour être une pelle de plus.

La moustache à peine poussée, l’officier, qui se trouvait dans sa deuxième année d’activité, n’était pas l’homme des situations imprévues. C’est pourquoi il se décida de mettre fin à tout écart de la discipline:

- Et qu’est-ce qui te fait croire que tu serais une pelle de plus? ici aucune pelle n’est de plus, soldat. On a donc besoin de toi, non plus…

- Mais je pourrais être plus utile en tant que topogarphe, insista Mitiţă, désespéré

- Si on avait eu besoin de vous, on aurait exigé votre présence là où vous prétendez, dit le lieutenant, tandis que la troupe les regardait, blasée.

Discussion close, son sort semblait scellé. De plus, il dut supporter les blagues des collègues qui considéraient que”mademoiselle” voulait s’arranger un poste plus chaud.

- Tiens! topographe! Qu’est-ce que ça que topographe? montra sa curiosité quelqu’un pendant la pause du dîner.

- Eh bien, c’en est un qui trotte ci et là, les mains au dos et te dis ce que tu dois faire, se sentit obligé de lui expliquer un autre.

- Ah! S’eclaira le premier et, pesant du regard Mitiţă, s’esclaffa.

Les jours passaient, la montagne cédait difficilement devant les fourmis qui voulaient déchirer sa poitrine. Des milliers, des dizaines de milliers, des millions d’années avait-

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elle résisté aux tempêtes, aux avalanches, aux torrents, au gel et à la sècheresse et rien ne l’avait atterée. Dans son indifférence, elle semblait mépriser ceux qui lui arrachaient par la dynamite, par la machine du bulldozer quelques copeaux en pierre. Et quelquefois elle les punissaient également.

Un jour, le temps d’une pluie drue, froide, commença, après les avoir épuisés par l’ardeur des pierres surchauffées.

La pluie continuait de tomber menaçante, d’en haut. Les quelques toiles de tente, qu’avaient emportées ceux prévoyants, s’étaient avérées insuffisantes. La pluie, froide, de la montagne, avait apporté son goût dans la soupe de caserne, la multipliant et la diluant en même temps. Les bulldozeristes mangeaient dans la cabine, hôtes hospitalières pour quelque novice insistent, la gamelle à la main. Ceux qui n’avaient rien de plus, mangeaient en-dessous les outillages. Mitiţă s’était abrité sous un rocher. L’eau de la pluie en menus ruisseaux bouillants, comme de petits serpents agités, chariaient la roche écrasée de leur chemin. Sous la roche vint un autre soldat, couvrant sa gamelle du casque.

- Qui veut encore du premier plat, cria, sous la pluie, le cuisinier.

Mitiţă se leva timide, avec l’envie de lui demander une portion de plus. Celui qui était venu à son côté, se mit à humer, conscientieusement.

D’un pas incertain, glissant sur les pierres humides, Mitiţă arriva à la remorque, d’où le cuisinier distribuait à l’aide d’une louche, le liquide fumant.

- Prenez gaaarde! entendit- on soudain un cri. Par instinct, Mitiţă, renonça à tendre les bras pour reprendre la gamelle pleine.

Derrière lui, la roche sous laquelle il s’était abrité s’écroulait, rongée par la pluie. Le cuisinier lâcha la gamelle qui s’effondra au-dessus la tête protégée par le casque. Mitiţă sentit le liquide brûlant s’écouler précipitemment le long de son échine dorsale. Il hurla de douleur, essayant de détacher, le plus vite possible, les vêtements de son corps. Le casque s’envola par-dessus le veston déboutonné prestement, tandis que sous la roche, un autre hurlement, un cri inhumain de

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douleur recouvra le sien. La roche, en tombant, avait pris une jambe du soldat qui s’y était abrité. Les soldats se lancèrent dans l’essai de déplacer la roche à l’aide des barres métalliques. Dans les gamelles abandonnées à la hâte, la pluie continuait de faire à sa tête.

- Mais mets en mouvement un bulldozer, sapristi, cria quelqu’un de la foule.

Vasile, sous le bulldozer duquel s’étaient à peine glissés quelques uns, appuya longuement la touche du moteur auxiliaire. On pouvait à peine distinguer les cris de celui écrasé sous la roche, le crépitement du petit moteur et le voltigement du grand moteur. Enfin, le moteur démarra.

Le silence descendit dans toutes les âmes. Même le soldat blessé se tut, gémissant, épuisé. Après quelques efforts, la lame du bulldozer s’enfonça sous le coin aigü de la roche.

- Lorsque je lève, quelqu’un le tire en dessous par les épaules, cria désespéré, la voix éclatée, Vasile.

Le bras du pantalon militaire montait comme un tuyau de poêle, au-dessus lequel était passé un camion. Du tissu rougi par le sang, s’égouttaient des gouttes rouges de sang et d’eau de la pluie. Porté sur les bras, le soldat s’était évanoui. La patte du pied pendait écrasée au bord de la roche.

- Qu’on lie sa jambe au-dessus le genou, arrêter son hémorrhagie, se trouva dire Mitiţă.

Les soldats exécutèrent silencieux. Les lacets d’une botte avaient serré la partie saine de la jambe.

Ils le montèrent dans le coffre rempli de marmites. Le chauffeur demarra, troublé, tandis que le cuisinier descendit presque de la marche lui criant de prendre soin de la nourriture (qu’elle ne se refroidisse pas) et des marmites. Beaucoup plus tard, il se rendit compte que ce qu’il avait dit était absurde. Le chemin jusqu’à Cumpăna était long et difficile. Certes, jusqu’à la tombée de la nuit, il avait juste le temps de rentrer.

En silence, reprenant leurs outils, les soldats se dirigèrent vers le camp.

Pressé pour être le premier, le cuisinier ouvrit la file, tandis que Mitiţă, comblé par la pensée qu’il aurait pu se

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trouver lui-même sous la roche, réussit, tant bien que mal, à se revêtir et se lever de la pierre où il s’était écroulé, brisé d’effroi.

Devant les baraques en B.C.A. les attendait l’adjudant. Silencieux, il les laissa entrer dans les dortoirs froids, sans plus les obliger à nettoyer leurs chaussures, comme il faisait d’habitude, signe que le cuisinier l’avait renseigné au sujet de ce qui s’était passé.

- Que le soldat Şoican se présente chez le camarade lieutenant Duma, dit’il en responsable du dortoir, sans apercevoir Mitiţă.

- Il est resté en arrière avec Malinovski et Motica, lui dit tranquillement quelqu’un. Il aurait pu y être pris aussi, ajouta-t-il en tant qu’excuse pour le fait qu’il n’était pas venu avec eux.

- Je sais . Lorsqu’il arrive, qu’il aille chez le lieutenant. - Entendu… Une fois arrivé dans le dortoir, le potage de ses

vêtements avait été depuis longtemps lavé par la pluie, et il ne sentait plus la cuisson de sa peau. La pensée qu’il aurait pu être écrasé sous cette roche-là, l’avait comblé.

- Vas chez le lieutenant, lui dit le chef du dortoir. Sourd, envahi par ses pensées, Mitiţă ne lui répondit

pas. – Héééé! tu n’entends pas? Le lieutenant a dit que tu

y ailles! Sur le tard, Mitiţă se leva et se dirigea, anémique, vers

le dortoir des officiers. Il frappa à la porte sans attendre la réponse.

- Dis, que s’est-il passé? lui demanda le lieutenant dès son entrée.

Tari par le poids de sa propre pensée, Mitiţă ne lui répondit pas.

- Eh! Allez, vas-y. sois un homme. J’ai entendu dire que tu as echappé belle, tu aurais pu y être, toi également, le poussa le lieutenant, s’assayant plus commodément sur la chaise.

Sans attendre l’invitation, Mitiţă s’affaissa sur une chaise, pétrissant la casquette dans ses mains. L’eau

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dégoulinait lentement de son veston, s’amassant dans de petites flaques sur la surface du PF de la baraque.

- Enfin, commença-t-il avec difficulté. On mangeait. Il est venu tout près de moi. Je me suis levé pour prendre un supplément, et derrière moi, la roche s’écroula. C’est peut-être à cause de la pluie qui l’avait rongée dessous. Elle était crevée par les explosions précédentes et il ne fallait que la faire mouvoir doucement et elle aurait été toute prête…

- Eh bien, soldat, si tu l’as su, pourquoi, parbleu, t’es-tu assis au-dessous d’elle? Puisque si tu ne t’y étais assis, l’autre n’y serait pas venu et il aurait échappé sain et sauf

En fin de compte, Mitiţă se retrouva mis à la porte, poursuivi par la furie du lieutenant qu’on allait considérer responsible de l’accident.

Il avait senti que le lieutenant souffrait à cause de ce qui s’était passé et qu’il craignait les conséquences qui planaient; supposait-il, au-dessus de sa tête.

Tard, sur le soir, dans un silence pesant, on entendait le bruit de l’auto de celui qui était parti avce le blessé. Il était arrivé avec lui à Curtea-de-Argeş où on l’avait opére tout de suite. Le chauffeur leur dit que les médecins l’avaient assuré que tout allait se passer bien, mais il soupçonnait que le soldat allait rester boîteux.

„ Qu’il serait bon un peu d’eau-de-vie”, pensa Mitiţă, tandis qu’il se recroquevilla sous la couverture mince et âpre. L’air, humide et froid, avait pénétré dans le linge blanc, avait-il l’impression, saisissant son corps, petit à petit, dans les tenailles d’un tremblement continuel. Il s’endormit sur le tard, seulement après s’être recouvert de son manteau froissé du sac aux effets, que nul d’eux n’avait rendu au dépôt, comme s’ils avaient su ce qui les attendait.

Lorsqu’il se réveilla, la nuit était tombée dehors. Quelques soldats sortaient des couvertures et s’habillaient des vêtements humides, se dirigeant vers la baraque où ils allaient recevoir le dîner.

Dans la salle froide, éclairée faiblement par une ampoule alimentée d’un groupe électrogène, les soldats s’arrêtaient, le temps d’empoigner mieux les canettes en aluminium, pour que leurs doigts n’en soient pas brûlés,

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après quoi, ils rentraient dans le dortoir. Dans une main ils tenaient la canette, et dans l’autre le morceau de pain avec marmelade et un cube de fromage. Le thé les dégourdit et, dans le dortoir descendit un peu de joie, comme s’il ne s’était passé grand- chose.

À l’aube, les premiers rayons de soleil avec, les soldats se jetèrent dans les vêtements encore humides, accrochés dès le soir dans la baraque froide aux murs de P.F.L et se dirigèrent vers la salle à manger. À la sortie de la baraque, le lieutenant Duma les attendait.

– Les commandants de pelotons, au rapport, dit, d’une voix pressée, l’adjoint d’intendence apparu parmi les soldats.

Les pelotons s’alignèrent, avec de lents mouvements, devant la boutique, obligeant chacun d’eux de cacher leur canette métallique ou les gamelles en fer blanc et d’avaler les miettes de pain, mises à part au début, dans l’idée d’en user quelques heures plus tard.

Mitiţă avait caché son morceau de pain et le fromage dans le veston de caserne, tout près de la peau, renonçant à bon escient à la canette en aluminium qu’il avait déposée quelque part, derrière une pierre en marge de la route où la troupe devait s’aligner.

Enervé par la lenteur dont les pelotons complétaient leurs rangs sur la route entre les deux baraques, le lieutenant commença à se promener, nerveux, heurtant du bout de ses bottes les pierres du chemin. Il avait oublié, depuis qu’il n’avait plus vu un appel, une réunion et l’indiscipline, ou mieux dire la trop lente manière dont les soldats se réunissaient, commença à l’exaspérer.

- Les soldats qui entendront leur nom prendront leurs effets et tout ce qui leur appartient et vont s’embarquer dans des voitures pour Piscul Negru. Un pas en avant, leur dit-il, lorsque tout rentra dans l’ordre.

- Machédon Marin! - ‘Sent, entendit-on la voix du nommé. - Şoican Dumitru. - Răboacă Ştefan! - Malinovski Ştefan! - Motică Dumitru!

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- Călău Vasile! Une voiture se remplit avec ceux appelés: la majorité

était formée des témoins de l’accident qui s’était produit un jour auparavant. La voiture démarra prestement, en les emmenant à Piscul Negru. D’une place à l’autre, ils rencontraient, perchés sur le talus de la route, les soldats des déroctages, démolant les débris des roches accrochées au-dessus la montagne, prêts à déguerpir au moindre ébranlement.

Le chemin montait avec chaque kilomètre, quittant, en fin de compte, la forêt, s’enfonçant dans le marais qui avait avalé, une année auparavant, un bulldzer, s’arrêtant finalement devant d’autres baraques, aux murs plus nouveaux, signe qu’on les avait récemment dressées. Les montagnes alentour n’avaient rien de noir dans leur parure et personne n’aurait pas pu expliquer pourquoi appelait-on l’endroit Piscul Negru.

La fôret avait disparu, demeurée dans la vallée, et laissant la place aux patûrages, abandonnés par les troupeaux et les animaux sauvages, chassés par les constructeurs, par ceux qui allaient laisser derrière eux une grande route téméraire, une artère d’asphalte, ajoutant quelque chose et reprenant autre chose de la majesté solenelle datant des millénaires.

Muets et dignes, les soldats descendaient de la voiture, faisant tinter les armes comme pour une attaque, un assault final de la nature et de l’imprévu, attendant à tout moment de changer les armes pour des pelles, afin de mettre en place quelque chose dont ils allaient se souvenir à tout jamais.

À Piscul Negru, la situation des nouveaux arrivés ne changea nullement. Mitiţă était toujours à la pelle, à côté des autres. Mais ici, la montagne était plus âpre, l’air plus tranchant. La lutte avec la montagne était un peu plus difficile.

L’acharnement de la lutte entre l’homme et la pierre se déployait tout le long du chemin. Le plus avancé point de travail était à quelques kilomètres de Piscul Negru, à Capra. Pour l’instant, la route jusque là, montrait comme une plaie profonde et récente dans la chair de la montagne, parsemée

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par la sage troupe de déroctages, s’essayant de la suturer à l’aide des pikammers et du tolite sur les portions graves. Le souffle des explosions avait balayé les derniers restes de fôret qui s’était hasardée jusqu’en marge du chemin. Une fois l’automne venu, le groupe de l’avancement proprement-dit perdait de plus en plus de temps pour arriver au travail. Il fallait faire vite pour résoudre leur hébérgement dans un point le plus rapproché possible de l’endroit de travail.

Le soleil de midi trouva Mitiţă dans la rigole d’égoût qu’il se donnait la peine de finir de la pelle et du pic. À un moment donné, du bout sud de la route, les soldats posaient leurs pelles ou descendaient des buldozers, pour se réunir autour de quelqu’un, puis, après quelque temps, montaient de nouveau à leurs places, continuant leur travail. Bientôt, ce mouvement arriva tout près de Mitiţă. Un officier, mieux dire un capitaine, aux enseignes techniques sur les épaulettes, les invita, d’une voix douce, à s’approcher.

De taille moyenne, mince, zvelte, front bombé, les yeux cernés et de riches sourcils sans être touffus, l’officier semblait ne pas accorder une trop grande attention à la tenue.

Au-dessus l’uniforme poussiéreux, la courroie du porte-carte pendait tordue et allongée plus qu’il n’aurait pas été nécessaire, laissant pendre le port-carte jusqu’aux dessus les genoux. Les bottes de l’officier, légères, étaient pleines de la poussière rougéâtre de la route récemment frayée.

–Eh bien, les garçons, aimez-vous cette voie ouverte? leur demanda-t-il d’une voix calme.

Les soldats le regardaient sans comprendre à quoi se rapportait-il, précisément.

- Eh comment l’aimer, camarade capitaine? Mais c’est pas de notre faute! Puisque nous travaillons sans aucun plan de situation ni, au moins, une boussole. On ne peut déterminer aucun élément, se retrouva Mitiţă dire, dans la stupeur générale.

- Et de quoi aurais-tu besoin, soldat? - Au moins une latte et un niveau à bulles d’air,

puisque des jalons, on peut s’en procurer de quelques pieux plus polis. Et, bien sûr, le plan de situation aux profils

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projetés, autant longitudinaux que transversaux. Vous vous rendez compte que sans côtes ni autres instruments, on ne peut faire grand-chose, comme ça, en pesant du regard, dit Mitiţă, hardiment, en s’approchant davantage.

- Les soldats lui frayèrent voie, volontiers. Heureux de ne pas être eux-mêmes questionnés.

- Quel est ton nom, soldat, et quelle est ta spécialité? - Je suis le soldat Şoican Dumitre. Dans la vie civile

j’ai été projecteur et constructeur. - Vraiment! Et depuis quand es-tu ici, s’il te plaît? - Depuis quelque deux semaines. - Enchanté. Je suis le lieutenant Stanciu, dit-il, en lui

tendant la main. Mitiţă la lui serra, en silence. Il était accompagné par un

soldat malingre, à la tête étrangement grande, terminée dans sa basse partie par un menton large, et en haut par un front étroit couvert de cheveux en broussailles, qui sortaient du bonnet.

- Et lui, c’est mon aide pour ces endroits-ci, continua-t-il, montrant de la main son compagnon.

- Parmac, Duţă Parmac, dit le nain lui tendant la main. Et si tu t’occupais un peu de transposer en pratique le projet, dit, de la même voix tranquille le lieutenant.

- Je vous en serais reconnaissant. - Il n’en serait pas nécessaire. Je crois que tout homme

à sa place, ce serait beaucoup mieux pour ce chantier, dit le capitaine.

- Viens avec nous, le conseilla Parmac d’une voix sifflante et grêle, difficile à rendre par un autre humain.

- Laisse ceci chez nous, lui dit l’un de ceux dans la compagnie desquels il avait travaillé.

Mitiţă posa le pic et la pelle, suivant son supérieur. - Tu auras, dorénavant, ce garçon-ci en tant que

spécialiste à executer la route, dit l’officier au commandant de compagnie, qui se tenait devant une carte qui représentait une portion de la route.

- J’en avais justement besoin, répliqua le capitaine Hurezeanu, le commandant aux pouvoirs complets, dans la solitude de la montagne. Regardez un peu à ce qui nous

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attend dans le bref délai. Il faut déménager en haut, toujours en haut. Et je ne sais pas quand. De ce côté du monde l’hiver s’amène tôt. On a juste le temps de saisir le goût de l’été, que les montagnes de neige sont à la porte des baraques.

- C’est pourquoi, je vous dis qu’il serait bon que vous ayez un spécialiste. Il se peut que j’arrive de plus en plus rarement par ici, et je ne vois pas un autre amateur de passer l’hiver ici. Tu lui donnes ce dont il a besoin, tu l’aides avec ce dont tu peux le faire, et je pense que les choses vont aller leur train, dit le lieutenant Stanciu en tapotant légèrement Mitiţă sur son dos.

Récemment consacré topographe, Mitiţă retrouva d’insoupçonnables ressources d’énérgie. Le long de la journée, il arpentait la portion confiée du chantier, Malinovski à sa suite. Il avait instruit Malinovski et lui avait fait apprendre de tenir une stadia. La première fois qu’il lui permit de regarder par le théodolithe, ce fut tout un cirque, puisque le garçon ne comprenait nullement pourquoi devait-on y voir celui qui tenait la stadia, les jambes en l’air. ”Que ce soit, au moins, une femme, à la jupe!” lança- t- il une grossierèreté. Dorénavant, il sait ce qu’il a à faire. Lorsque Mitiţă levait le bras droit latéralement, Malinovski se déplaçait de ce côté-là jusqu’à ce qu’il voyât que l’autre levait les deux bras. Lorsqu’il voyait un seul bras, il s’éloignait en ligne droite, lorsque le bras s’agitait il s’approchait. Et ce n’est qu’après une demi-heure d’instruction que Malinovski devint aide topographe. Il avait échappé à la pelle. Rien qu’à présent, selon ses dires, il commença à faire la concurrence des chèvres noires, montant et descendant, les instruments au dos, vers différents points de travail. Pour plus de facilité, ils avaient déménagé dans le dernier camp provisoire, d’où ils voyaient, le matin, le chantier ondoyer dans la vallée, les plaies profondes du plateau de la montagne, que le mont devait accepter. Ici, ils vivaient plutôt parmi les artificiers et les génies militaires, garçons vifs, sereins, en dépit du fait qu’ils travaillaient avec les explosifs, qu’ils étaient tout le temps menacés par la pluie de pierres. À quelques centaines de mètres de la cabane, le mont se dressait brusquement dans des écueils hardis, aux pieds desquels la rivière avait

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frayé difficilement son lit et butait continuellement contre les rochers, se jetant ensuite dans la vallée, en tourbillons et chutes spectaculaires. Dès le lever du soleil, des centaines de soldats commençaient leur marche silencieuse, respirant profondément l’air raréfié. Sur la pente sud, le long des kilomètres du versant Făgăraş, la colonne vive, pareille à une géante chenille café au lait, avançait à peine, dans un épuisant va-et-vient; des gens portant des sacs à azoté d’ammonium nécessaire aux déroctages qui allaient déchirer mètre par mètre la roche pour frayer le chemin. Les artificiers, les uniformes tachés de sueur et de poussière, râpés aux endroits où on les frottait le plus à la pierre, les casques en plastic marron sur la tête, plaçaient des mâchepers de tolite aux points indiqués par les topogarphes.

Ce jour-là, Mitiţă et Malinovski étaient arrivés au point de travail désigné, juste au moment du repas. Les soldas sortirent de leurs ceintures les cuillers en aluminium, dont ils frappaient conscientieusement les marges des écuelles. L’air de la montagne leur ouvrait l’appetit, comme jamais auparavant. Ils mangeaient soigneusement, en silence, jetant, de temps à autre, un coup d’oeil vers la crête montagneuse où un nuage noir, mauvais, avait commencé à montrer son aile. Ils finirent vite, les garçons ne s’adonnèrent plus à l’habituelle cigarette, pour la seule raison qu’ils y avaient, tous, renoncé. Dès leur arrivée, l’adjoint les avait avertis:”Si vous voulez résister à ce travail, laissez, sapristi, la cigarette”. Ceux qui n’y avaient pas cru allaient s’en convaincre lorsqu’ils commencèrent à s’en bleuir et cracher leurs poumons, pris par quelque crise de suffocation.

Mitiţă et Malinovski mangèrent à côté des autres, pour qu’ils vérifient, par la suite, les côtes et en établissent les nouvelles, pour l’avancement. Rien que la tempête, qui s’annonçait, allait tarder leur activité de ce jour-là. Des grondements éloignés, amplifiés par les vallées en chaudrons de la montagne, avertissaient qu’ils devraient, tous, chercher abri. Des gouttes rares et pesantes firent que le cuisinier enlève rapidement son”boutique”, mette les couvercles sur les marmites. Il n’avait plus le temps de repartir avec elles.

L’orage se déchaîna brusquement, le vent se mit à

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souffler, l’automne se refugia dans la vallée et ici, sur les sommets, un début d’hiver s’installa. Les gens se recroquevillèrent, chacun au hasard; Mitiţă et Malinovski s’étaient cachés sous la remorque du cuisinier.

- Et si on partait à la cabane, opina quelqu’un. - On va nous tremper de toute façon, intervint

l’adjoint La nuit se fit tout aussi brusquement et seuls les éclairs

et les foudres déchiraient cette soirée du beau milieu de la journée. Les gens renoncèrent à partir. Mitiţă compta au début, après chaque décharge, pour se rendre compte de la distance où s’était déchaînée la foudre. Puis, il y renonça puisque les nuages tourbillonnants flottaient de si près qu’il n’y avait plus de sens. Ils se tenaient sur la place, étourdis par la profonde vibration de la montagne, abasourdis par le dévergondage des éclairs; certains criaient à leur insu un” mère!”, ils étaient comblés, écrasés. Soudain, le crépitement brutal de la foudre se confonda à un grondement rapproché, et le trépignement des gouttes pesantes fut doublé par une pluie de pierres. Un coup violent fit gémir la rémorque du cuisinier, à travers les lattes de laquelle se mirent à s’écouler du potage et de la sauce d’haricots, l’eau à la fois. Ils sortirent à quatre pattes, par instinct, voir, sous la pluie, une énorme pierre qui s’était arrêtée au-dessus les marmites qu’elle avait aplaties.

- Qu’est-ce que c’est que ça? hurla l’adjoint. - Sapristi! cria un autre Les autres s’approchèrent, furtivement, sortis du -

dessous les outillages. - La foudre s’est déchargée dans l’installation du

déclencheur! - Pourquoi n’avez-vous pas enlevé l’explosif de ses

moules? - Mais est-ce qu’on en a eu le temps? La tempête s’est

ruée sur nous. Sur l’endroit en question, un immense entonnoir

marquait le lieu où les artificiers avaient mis le tolite. - On a fait économie de courant électrique. La foudre

a fait le travail à notre place.

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- Et si elle tuait quelqu’un? L’adjoint les réunit, ils étaient tous, et leur ordonna de

se diriger vers la cabane. Tout en protegeant le théodolithe, Mitiţă partit dans le cortège des silhouettes pelotonnées, sur lesquelles l’eau ruisselait à son gré.

Andrei Şoican arriva, tard dans la soirée, dans la gare de Curtea de Argeş. Aucune auto ne partait plus à cette heure-là vers la montagne. Il avala quelques gorgées de la bouteille apportée pour le fils, mâcha quelque deux morceaux de la tarte que sa femme envoya toujours à leur fils et s’assit sommeiller dans la salle d’attente. Le matin, il réussit à monter dans un camion qui allait à Vidraru. Dès qu’ils avancèrent parmi les montagnes, le vieillard commença s’étonner, sans savoir qu’il éprouvait les mêmes sentiments qu’avait vécus son fils, Mitiţă, des mois auparavant. Et ils montaient toujours.

- Mais où travaille-t-on? - Sur le Transfăgărăşan. - Le Transfăgărăşan est grand. À quel point précis? Le

vieillard fouilla dans ses poches, sortit sa dernière lettre et lui dit:

- À Braia. - Ah! Long chemin. Vois, une voiture qui y va porter

des aliments pour t’y emmener aussi. Comme il marchait, la bouteille à la main, il trouva un

chauffeur bienveillant qui lui dit qu’il n’allait pas jusqu’à Braia, mais qu’il allait l’y amener, pour la moitié de la route.

Le vieillard arriva, poussiéreux, ébranlé jusqu’à la moelle, à Cumpăna, pour y apprendre qu’il était interdit d’avancer.

- Il est interdit pour les civils, m’sieur. Vois, un moyen de faire venir le garçon ici.

Bougonnant à l’adresse de sa femme et du vilain, seuls à le faire partir voir comment allait son pusillanime fils, le vieux Andrei Şoican fut invité à passer sa nuit dans une baraque.

Dans le wagon à dormir de ceux de l’avancement, placé en haut de Piscul Negru, cet après-midi là il y avait du chamaillis, comme il y en avait eu, les deux dernières

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semaines. Mitiţă et quelques autres artificiers soutenaient haut et fort qu’ils ne pourront pas faire avancer le travail jusqu’au tunnel, le 23 Août, tel que leurs supérieurs s’étaient engagés, s’ils ne font pas monter deux bulldozers jusqu’à Căldări.

- On est au mois de juillet et nous n’avons pas surmonté, au moins, Piscul Negru. On se tient et on couve, dans cette vallée en chaudron, comme des conserves.

- Et que veux-tu qu’on fasse? sauta Machidon. Il était devenu le chat à fouetter de Mitiţă, qui savait

qu’il n’y avait que Machidon, seul bulldozeriste, qui puisse monter le versant abrupt jusqu’aux vallées en chaudron d’en haut.

- Tu le sais très bien. - Tu recommences. Tu veux être héros, par mon

sacrifice. Je te l’ai dit, tant de fois, j’ai parcouru la route à pied, pas à pas, j’ai même trouvé une voie d’accès par où passer. J’ai aussi verifié le moteur, puisque, dans cet air raréfié il se pourrait que le carburateur n’alimente pas suffisamment. Mais j’en ai peur, Mitiţă. Pense au point le plus maudit. Qu’allons nous faire? Les supérieurs non plus n’ont pas été trop enchantés à l’idée, voyant la pente. C’est quand même un bulldozer, non pas une chèvre noire!

- Nous avons, également, manqué les permissions. Si nous y étions et que nous attaquions le travail de deux côtés, on allait finir jusqu’au 23 et on aurait pris deux semaines de permission. Mais, vu la situation, avec qui?

- Machidon se gratta la tête. - J’y monte à une seule condition. - D’accord! se lança vers lui Mitiţă, en sorte que le

wagon chancela. - Tu m’accompagnes. - Quand? - Maintenant. Machidon resta bouche bée. Il ne s’y attendait pas.

Mitiţă et deux artificiers l’emmenèrent et il se reprit à peine dans la cabine du bulldozer.

- Va. Suis moi. L’auxiliaire crepita, le moteur râla à quelques reprises

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et il commença à ronronner. En se penchant dehors, Machidon leur cria:

- Et si on nous demande, qu’allons nous faire, que répondrons nous?

- On va voir. Allons-y! Mitiţă, accompagné par un artificier en avant, le

mastodont demarra difficilement, comme pris d’un soupçon, à leurs traces. Ils s’étaient engagés sur la pente par le biais, le bulldozer s’emballa, tel un avion au début de la piste, les pistons frappaient puissamment et lourdement, il se haussa sur le versant, coléoptère maladroit surmontant les pierres.

Après les premiers mètres, de la cabine inclinée, Machidon, qui, les leviers à la main, était tout autre, leur cria:

- Prenez garde, mes chéris, que je ne vous batte pas comme plâtre.

Lentement, se balançant tel une cane paresseuse, le bulldozer gagnait mètre par mètre. Après une demi-heure de marche, ils étaient pas mal montés sur la pente, bien que l’outillage avançât tout soigneusement, tel un animal prudent à travers un marais dangereux. Ils avaient parcouru la plus facile partie du trajet. Pour réduire l’inclinaison latérale du bulldozer, Machidon fit une manoeuvre et obligea le colosse d’affronter corps à corps la côte. Quelques poufs et le moteur se noya. Tous regardèrent hébétés le dernier rouleau de fumée sortir du tuyau d’échappement.

- Qu’as-tu fait? - Sapristi! Machidon sauta à terre et releva vite la capote.

Lorsqu’ils examinèrent la vallée, ils virent des groupes de soldats qui s’étaient réunis et les observaient. C’est à ce moment précis que Mitiţă se dit qu’ils avaient peut-être fait une bêtise qu’ils allaient payer trop cher. Sutout Machidon. Celui-ci sortit la tête du moteur, cracha, jeta un bref coup d’oeil en arrière, enregistra lui aussi l’agitation du camp mais il n’y avait plus rien à faire. Il monta soigneusement dans le bulldozer, craignant que son propre poids ne fasse pas dégringoler l’animal dans la vallée, fit grincer l’auxiliaire, essayant de convaincre le moteur à démarrer. En vain. Machidon se tint immobile pour quelques instants, à l’écoute

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de quelque chose dont il était le seul à connaître. Sauta vivement à terre, et enfonça de nouveau sa tête dans le moteur. Lorsqu’il descendit, il marmonna comme pour lui-même:

– S’il ne part non plus, on n’a qu’à le pousser dans la vallée, nous à sa suite.

– Qu’en a-t-il? – L’air! Trop peu. La motorine est bonne mais elle ne

fait pas explosion. J’ai augmenté le nombre de tours au maximum. Voyons.

Lorsque les premiers rouleaux de fumée jaillirent du bout du tuyau, les quelques militaires éclatèrent de joie.”En bas, d’autres éclats leur répondirent, signe que leurs moments dramatiques avaient été ressentis de même par ceux du camp. Le grand moteur s’emballa, Machidon se lança dans la cabine et commença la danse des commandes. L’animal en fer prit la pente du devant, obéissant, bien nourri par le combustible et l’air. Comme à l’attaque, les autres, déployés en ligne de fantassins, avançaient avec le bulldozer à la fois. Tout semblait aller bien jusqu’à ce que les roues chaussées de chenilles commencèrent à tourner sans profit, glissant, mordant le sol mince de la montagne. Le moteur tirait de toutes ses forces, projetant seulement des morceaux de terre et des pierres. Machidon avait réduit le nombre de tours, et sortit de vitesse. Il alla droit à Mitiţă.

- Hé, toi, le sage, qu’allons nous faire? Mitiţă haussa les épaules, défait. Et ils en avaient pour

si peu! - Six! les avertit quelqu’un. Tous tournèrent les regards vers la vallée. Un officier

montait vers eux, tout en sautant prestement, d’une pierre à l’autre.

- Qui l’avait emmené, celui-ci, chez nous? à cette heure? Les officiers se tiennent à Piscu Negru.

- C’est le lieutenant Stancu, soupira Mitiţă, préparé pour le pire.

En quelques minutes, l’officier arriva, tout essouflé, auprès d’eux.

- Bonjour, camarade lieutenant, saluèrent-ils.

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- Salut, mes braves! leur répondit-il après avoir repris haleine.

Il tourna autour de l’outillage, partit en avant, observa le terrain plus loin et retourna.

- Hm! Et que voulez-vous faire maintenant? Si vous y êtes, c’est bon.

Les visages des gens s’éclairèrent. - Ce mamelon nous embrouille, autrement on aurait

été tout haut. - Et qu’allez-vous en faire? - Je ne sais pas. - Qu’on s’en aille dans le camp appeler le caporal

Spiridon et quelques uns de ses proches, avec du tolite. On enlève le mamelon et on y fait une plate-forme ici, où on va placer le bulldozer.

Quelques uns déguèrpirent rapidement dans la vallée, dans le camp se produisit de l’agitation et un groupe de soldats commença à remonter la pente. Lorsque les gens de génie militaire crièrent “ça brûûllle!” chacun s’abrita par où il put. Juste sous le nez du bulldozer, la lame enfoncée dans la terre, un petit volcan se creusa, crachant de la pierre de tous côtés. Après la deuxième série d’explosions, devant l’animal, il y avait un terrain inculte. Machidon dans la cabine:

- C’est le mien! Il mit en fonction le moteur, l’emballa et, obéissant, le

bulldozer surmonta la marge de l’excavation, après quoi, laborieux, il se mit à polir l’endroit, pour y faire une plate-forme. Pendant ce temps, le soir tombait, comme toujours en haute montagne, plus tôt. Le lieutenant Stanciu avait repris la commande de cet essai risqué, et Mitiţă reprit courage.

- On pourrait arriver tout en haut, camarade lieutenant.

- C’est à ce que je pensais. Machidon, fraie le chemin de ce côté-ci, avec la lame, réduis la pente par ici, puis libre cours jusqu’à la vallée en chaudron. Puisqu’on a commencé, allons mettre à bon bout ce travail.

En projetant deux moustaches de lumière, qui sautillaient en désordre, le bulldozer se mouvait tantôt en avant, tantôt en arrière, élargissant un pli du terrain.

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Machidon descendit ensuite, s’avança tout seul sur la dernière portion du trajet, on le voyait tel une ombre, à la lumière des phares, puis il revint. Plus il faisait noir, plus leur essai semblait plus risqué. Le lieutenant Stanciu cria à Machidon:

- Suis-moi! et il partit tout droit. Ils se déplaçaient prudemment, butant souvent, on ne

voyait qu’en avant le sentier hésitant, frayé par les phares, à la lumière desquels montait le lieutenant, comme s’il remorquait le bulldozer. On n’entendait que le souffle asthmatique du moteur. Ils montaient toujours, montaient, jusqu’à ce que, à un moment donné, les roues se mirent de nouveau à patiner. Machidon emballait désespérément le moteur. Le lieutenant s’approcha de l’outillage, en courant.

- Maintenant n’arrête pas, car on va voir jaune! lui cria-t-il. Le bulldozeriste acqiesça de la tête, signe qu’il avait compris.

Un jet d’étincelles jaillit du tuyau d’échappement. Comme il montait en pente, les roues arrière, sur lesquelles l’outillage pesait plus lourdement, avaient creusé un sillon profond, le colosse s’inclinait toujours plus, dangereusement même. L’officier lui cria de nouveau, alarmé:

- Ça ne va pas, il s’incline. Sauve-toi, Machidon! Arrête et sauve-toi.

Acharné, le bulldozeriste semblait soudé aux commandes. Il réduisit brusquement le moteur. Affaibli, le bulldozer s’inclina encore, davantage, puis, peu à peu, s’essaya d’avancer.

Il sortit du sillon frayé au début, les phares projetèrent la lumière vers le ciel, puis la fit redescendre, éclairant tout droit la route. Sans plus avoir quelqu’un devant, Machidon conduisait seul l’outillage vers la marge salvatrice de la vallée en chaudron qu’il surmonta dans un dernier effort. Lorsqu’il descendit de l’outillage, il se sentit embrassé! L’officier le tapota sur les épaules. Ils étaient éreintés, tous.

Dans le camp on les accueilla comme des héros. Et ce n’était qu’à présent qu’ils sentaient tout le poids de ces heures-là. Autour de l’officier, de Machidon et de Mitiţă tournoyait tout le monde. Răboacă, un autre bulldozeriste,

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s’approcha du lieutenant et lui demanda, embarrassé en quelque sorte:

- Ne serait-il pas mieux qu’il y ait là, dans la vallée en chaudron, deux bulldozers?

Sa question provoqua un éclat de rire. On lisait sur sa figure le désarroi et l’envie de n’avoir pas été, lui, à la place de Machidon.

- Demain, les enfants, demain on va voir! Maintenant, éteignez la lumière et couchez-vous, car cela nous suffit largement.

Ils avaient à peine executé l’ordre qu’un cri retentit: - Şoican! Şoican! - Oui, répondit Mitiţă. - Ton père t’attend à Cumpăna. Mitiţă regarda éberlué l’officier. Celui-ci médita un tout

petit peu et lui dit: - Şoican, ça oui, ce fut une bien dure journée. Je vais

parler à ceux des transmissions pour qu’ils te donnent une auto. Ça le vaut.

Le vieux Andrei Şoican non plus n’avait pas trop le temps de dormir. Dans sa baraque s’étaient réunis plusieurs soldats qui avaient répéré la grosse bouteille qu’ils se faisaient passer de l’un à l’autre, soigneusement, comme dans un rituel, dès la lumière du jour. Ils n’avaient depuis longtemps goûté pareil vin.

- Et vous dites que votre fils travaille à Braia? - Mais oui, là... Le vieil homme commença à s’alarmer de ce qu’on lui

laissait entendre, et il porta, lui aussi, instinctivement, la main vers la grosse bouteille, poursuivi par les yeux d’un air réprimandeur.

- Ils n’ont pas d’air, les pauvres. - Comment ça, pas d’air? - Mais l’altitude. Ils travaillent avec des masques

d’oxygène, et ceux qui ont des souffrances des poumons en gardent même pendant la nuit.

- Vous ne sentez pas, viel homme, qu’on n’en a pas trop ici non plus? Bien que nous soyons loin, dans la vallée par rapport à eux.

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Le vieillard tendit la main en l’air comme pour le toucher et fut d’accord: il y avait tant de fumée dans la baraque qu’on y respirait à peine. Les braves fumaient comme un turc, puisqu’ils avaient l’aubaine de la boisson.

- Le dimanche, on leur donne une portion supplémentaire d’oxygène pour qu’ils se reprennent, sentit un autre le besoin d’ajouter.

- Et la nourriture? Puisque mon garçon était, de toute façon, frêle. Il a été à l’hôpital, et j’avais réussi à le faire entrer courrier lorsqu’on l’avait emmené.

- Mais qu’importe la nourriture lorsqu’ils soufflent à peine, continua le plus finaud, puisqu’il ne réussissait pas à trouver autre chose.

Le vieux s’imaginait déjà le garçon étendu sur le brancard, le masque sur le visage. Et comment allait-il lui dire, vu les conditions, que son aimée vivait avec un autre?

- Et à voir...lorsqu’ils commencent les déroctages. - Qu’est-ce que c’est que ça? - Ils font éclater des montagnes toutes entières. - Ah! Toujours plus légère, la grosse bouteille continuait à

faire la ronde, de l’un à l’autre. - Avez-vous fait la guerre, vieil homme? - Fait. - Savez-vous ce qu’est la préparation pour l’artillerie? - Pas trop. - Lorsqu’on fait voler des obus mètre par mètre qu’il

n’en reste plus brin d’herbe. - Ah. - Et bien, c’est rien par rapport à ce qui se passe

lorsqu’on commence à dynamiter en haut. - Les montagnes grincent, ils s’écroulent en poussière. - Et il y en a beaucoup de morts? - Ils meurent, oui. Et ils viennent dans la vallée et

choisissent parmi nous. Celui qui parlait tendit la main pour s’emparer de la

grosse bouteille, l’âme lourde à son gré, mimant avec talent le désespoir.

- C’est notre tour maintenant. Demain, l’autre demain

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ils vont nous prendre. Il avait porté la grosse bouteille vers la bouche et l’y

maintint, tandis que la pomme d’Adam montait et descendait.

- Hé, Costache! Laisse pour nous aussi, puisqu’on nous prend, nous aussi! C’est toi qui l’as dit, le ramena au thème un autre envieux, tout aussi habile à mettre en scène l’histoire, mais également la grosse bouteille.

Celui en cause s’arrêta, pesa ses camarades: - Oui, oui, c’est moi qu’on va emmener le premier! Et il en prit une autre gorgée pour la consternation des

autres. Dehors, on entendit s’approcher un camion. - Oui, vieil homme, nous tous y arrivons! Andrei Şoican était si ébranlé qu’il n’osa plus tendre la

main prendre la grosse bouteille à la bouche de ces garçons, rubiconds et sains, à présent, bien nourris, qui allaient devenir bientôt des fantômes, les masques sur les visages, comme il en avait vu à la guerre, et avec ration d’air, d’oxygène.

- Et nous n’avons pas la chance d’un père comme vous êtes, qui vienne apporter une grosse bouteille de vin, pareil à celui-ci, de temps à autre.

Le vieillard aurait voulu trouver des mots qui les consolent….Brusquement, il se souvint des tartes. Il en sortit et dans quelques minutes, elles disparuernt aussi, chacun avalait en silence comme à un office de nuit. Quelqu’un secoua la grosse bouteille. En vain. Elle aussi, elle était morte. La constatation les attristait davantage.

Dehors, des pas lourds se firent entendre et la porte s’ouvrit largement. Sur le seuil se montra un soldat solide, dans la tenue habituelle de ceux du chantier, délavée, rongée, en contraste avec le visage de celui qui la portait. Le vieil Şoican ne le reconnut que lorsque celui’ci dit:

- C’est ici que tu t’es caché, père? - Mitiţă. Tu es vivant? Mitiţă regarda étonné le vieil homme, vit la grosse

bouteille, les regards furtifs des soldats qui, voyant ses tresses de sergent se levèrent génés.

- Et pourquoi ne serais-je pas vivant?

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- Mais est-ce que tu as de l’oxygène? À ce moment précis, Mitiţă comprit tout ce qui s’était

passé. Et il éclata de rire, tandis que les soldats se glissaient, embarrassés, vers la porte.

– Père, la grosse bouteille est vide, est-ce vrai? – Vrai. Et il n’y a plus rien à manger car j’en ai donné

aux garçons; les pauvres, puisqu’ils disaient qu’on allait les emmener en haut, eux aussi, et les mettre en ration d’air.

- Ils t’avaient trompé, père, pour te soulager de ce que tu as apporté. Allez-vous en, finauds.

Les soldats se sont faufilés dehors, à la dérobée. On entendait leurs rires étouffés et, par ailleurs “Ta gueule”. Andrei Şoican regardait son fils et n’en croyait pas à ses yeux. Il était préparé à le plaindre, à lui dire qu’il avait, lui aussi, souffert pendant la guerre, mais qu’il avait résisté, qu’il était vigoureux, et que lui, Mitiţă, également, allait résister. Et voilà, Mitiţă était plus fort qu’après un été de labourage, les épaules plus larges, plus maître de lui.

- Fils, je ne regrette pas qu’ils aient bu ton vin. Que tu sois sain. Mais pourquoi m’avaient-ils dit tant d’histoires?

- Ils t’ont trompé. C’est ainsi qu’ils procèdent pour réaliser leurs buts. Puisque tu n’allais pas leur donner le vin de bon gré….

- Et pourquoi t’a-t-on avancé sergent? Mitiţă se mit à raconter au vieil homme que faisaient-

ils, là, qu’il était parmi les premiers, c’étaient eux qui frayaient le chemin, ils venaient juste de faire monter un bulldozer sur la crête de la montagne, ils allaient même construire un funiculaire projeté par lui-même, pour que les gens ne charient plus les matériaux sur leur dos et que le travail avance plus rapidement. Le vieil homme comprit que son fils avait trouvé son sens à lui, que cette route à travers la montagne lui avait offert à lui aussi, une voie dans la vie. Et s’il était ainsi, alors il pouvait lui dire ce qu’il avait gardé en lui-même, si longtemps. Sur un ton prévenant, comme à un malade, il lui dit:

- Tu sais, Mariana ne t’a plus attendu. Elle va peut-être se marier à Mălaimare, le moustachu.

Mitiţă observa son père, sentit sa tristesse et éclata de

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rire: - Père, moi je l’avais même oubliée. Quelque part sur

cette terre il y a même une Fosse des Mariannes. Le vieil homme ne saisit pas la question de la fosse,

mais il comprit que la nouvelle n’avait pas blessé son fils. - Tu es devenu homme, Mitiţă, tira la conclusion le

vieux, enchanté. Puis, après avoir bavardé, après avoir déchargé les sacs

aux contes, ils se séparèrent, convaincus qu’ils avaient dit tout ce qu’il fallait dire.

Tandis que Mitiţă sommeillait dans la cabine de la voiture de ceux des transmissions, en route vers le camp d’en haut, le vieux Andrei Şoican reposait ses os, satisfait, s’imaginant voir le fils de Mălaimare portant Mariana vers une fosse immense, pleine de Mariannes, une Fosse des Mariannes, de l’oubli. C’était bon. Il s’endormit profondément.

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Les harmonies de la pierre Le ciel de plomb se glissa au-dessus la crevasse des

montagnes tout proches. Le soleil svelte, ahuri par les brumes s’entêtait de jeter le pâle faisceau de lumière, à travers les couronnes des près. On ne savait même pas ce qui respirait dans la forêt jeune et touffue, roulée parmi les pierres et les rochers géants, comme si on avait voulu se cacher. Un sanglier fougueux et affamé, le groin sillonnant des graviers en silicium?

Un ours épuisé? Une biche pelotonnée en bas des herbes frémissant ensemble? Un lynx? Ou un tas de champignons écrasés par le froid opaque, qui faisait grelotter son être à travers les arbres hérissés. Dans les futaies, les ombres étaient mortes depuis des mois. Qui aurait pu se permettre une trace d’ombre dans ce noir épais? On aurait pu se demander. Mais pourquoi se demander? Il ne suffisait pas que les tempes claquent par ce silence ventru, par la laideur de la solitude? Et qu’on aurait pu se réjouir à voir quelques lucioles. Elles étaient gelées ou étaient mortes dans des endroits invisibles. Pareillemment aux oiseaux, qui ne sciaient plus les cieux, même rabougries, parmi les branches hiératiquement pétrifiées. Et combien j’aurais eu envie d’une aile. Le sang pulsait dans les tympans figés entre les marches des étriers, je faisais rouler ma cruche à la recherche de l’instant qui aurait pu descendre dans les herbes dénudées par les vents. Rien. Aucun bois mort, aucune ramille bosselée par le temps ne se permettait pas de quitter l’endroit, coupant, tel un couteau dans l’air, le silence. Où étaient-ils?

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Et qu’allais-je faire parmi les bardanes et les fougères, aux yeux d’ogre assoifé et aux mains égratignées par le désir? Je n’aurais pas pu répondre. Seuls les petits insectes faisaient leur devoir, grignotant la résine de l’écorce des arbres, comme s’ils allaient couvrir mon corps vidé des attentes et rempli de faim. Mes ongles étaient brisés. Mes doigts saignaient. Ma chair tremblait parmi les tiges rougueuses et froides, frappant furieusement ma marche désordonnée, désarticulée. Et la terre me semblait de plus en plus proche. Il n’y avait de quoi la pétrir aux bras engourdis. Il n’y avait ni bulbes ni oseille ni au moins champignons vénéneux. Rien que de la mousse, âpre et espacée, qui tachait de temps à autre le gravier calcaire aux pans longs de la forêt qui les étendait jusqu’à la terre, telle une veuve perenne et triste. Je me suis abandonné à la litière d’un creux rocheux et je me suis endormi.

C’était comme si ma mère était venue caresser mon front froid, toujours froid et toujours plus froid encore...

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À l’attente de la pluie Je me suis à demi levé. J’ai senti mes omoplattes

tressaillir sous le poids de la tête indécise: où se diriger? Je sentais dans le palais bucal les miasmes du temps où je gisais, tel une plante paresseuse sur la scorie de la terre; du bout de ses lèvres exigeant une nouvelle portion de jus digestifs dont j’avais assez à défendre de l’attaque des moins chanceux que moi, j’ai fait un pas, un autre, et j’ai regardé la poussière relevée à l’impact de mes plantes des pieds, crevées et vertes à cause du silence. La peau des jambes hâlées, aux crevasses pleines des petits vers nocturnes s’était tannée le long des années. Dans les cendres des crevasses des plantes des pieds, les bactéries diurnes devaient faire leur devoir, petites, de quelques centimètres, grignoter les cellules mortes, les petits vers nocturnes, jusqu’à en produire l’équilibre. Je me posais souvent la question qu’allait-il arriver de mon corps si mes jambes avaient mesuré au moins un mètre de longueur? Comment aurais-je trouvé mon équilibre?

Je me réjouissais de leur existence. Et lorsque j’étais fatigué, cherchant une réponse, je m’étendais dans la poussière noire du champ, desséché depuis des temps immémoriaux, la remuant. Je savais que je devais toujours diriger mes pas vers la grotte derrière moi, où j’avais caché les provisions dont je ne pouvais pas me séparer. Le froid, aux alentours de la cave, je le subissais plus facilement depuis que les poils raides couvraient mon corps d’une fourrure âpre, pointue, telle mon regard envahi par la

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tristesse. Ce n’est que lorsque des insectes, gros comme mon doigt, s’arrêtaient dans ma fourrure, à la recherche de peau morte, que je ne pouvais tourner mes yeux du ciel gris qui suffoquait mon existence. De temps à autre, leur chatouillement me provoquait du plaisir, suffisemment grand, pour que je supporte la compagnie du coléoptère touchant ma peau.

Je ne me grattais pas, puisque mes doigts, tel un arbuste, auraient pu l’écarser avant le temps et me priver du repas que je préparais patiemment, en peignant ma fourrure, les ongles éparpillés, sous lesquels je rammassais quelque dizaines d’insectes.

J’attendais toujours qu’ils se soûlent, pour qu’ils deviennent plus croquants, lorsque je les écrasais sous les machoires hirsoutes, qui avaient plutôt l’habitude du bois pétrifié et de jus digestifs collectés dans la cave de ma vie.

Dressé pour de bon, on pouvait apercevoir mon corps de loin, tout comme mes yeux pouvaient regarder tout aussi bien, au lointain. Cette fois-ci on ne voyait pas grand-chose. La même fumée embrouillée s’écoulait du sommet des colonnes, derrière la cave. J’ai apercu, une seule fois, un oiseau difforme, onduler dans l’air de plomb, quelque chose ressemblant à une immense tête, tout aussi grande que la mienne, peut-être, pendant à son bec. Son bec était enfoncé dans les orbites des yeux vidés de substance, et les cheveux du crâne tenaillé par l’oiseau étaient tombés comme s’ils avaient pourri.” C’est ce qui va arriver à mon crâne lorsque je ne serai plus capable de le défendre”, me suis-je dit tristement. Pendant ce temps, les bactéries diurnes avaient allégé les plantes de mes pieds, en me rendant un peu plus gai. Je pouvais marcher sans douleurs ni la peur d’écraser les petits vers nocturnes. J’avais besoin des bactéries pour faciliter la digestion des chicots brûlés que j’avalais à mon tour, écrasés par ma bouche affamée.

J’en ramassais à l’aide des ongles dans les fentes. Elles étaient luisantes, le ventre bombé pour avoir englouti les petits vers nocturnes de mes talons. Je les humais, pêle-mêle, sans les mâcher, espérant qu’elles allaient se glisser sain et sauf à travers ma gorge jusqu’à mon ventre insatiable. C’était

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la seule source, naturelle, à ma portée, sauf les minéraux qui s’étalaient à tout pas aux environs.

À l’entrée de la cave, le blanc des dents qui restaient après ce que j’aie rongé, les os de ceux auxquels j’avais donné la mort, brillaient étrangement dans le gris terne par où mes pas m’amenaient. Lorsque j’avais commencé à orner l’entrée, enfonçant dans les rochers les racines des molaires, j’ignorais le fait que j’aurais pu attirer l’attention des autres sur mon habitation. Après avoir constaté qu’elles signalaient la grotte aux autres créatures, je les ai arrachées à la paroi rocheuse de l’entrée et je les ai entassées de mon mieux parmi les grandes pierres qui, parfois, m’étaient utiles à la défense.

Bien des fois, je rendais aveugles les attaquants, les attaquant à mon tour et les terrassant, à l’aide de quelque grande pierre bien visée ou quelque molaire habilement lancée. Les fraîs morceaux de leur corps étaient bienvenus dans le menu apauvri par les temps ténébreux.

Et lorsque les tripes mêlées de merde, entassées au fond de la cave fermentaient, le festin en était un royal, puisque je pouvais cueillir les ferments volumineux et bons dans la gelée gardée entre les rochers volcaniques des murailles. Je m’allongeais sur le ventre et j’ignorais la danse érotique des insectes qui se multipliaient à travers ma fourrure, en cueillant de mes doigts, tels des fourches implacables, les milliers d’enzymes luisantes et rubicondes qui collaient à mon palais bucal me provoquant un état de volupté difficile à définir. De temps à autre je me permettais de brosser ma fourrure aux aiselles et d’ajouter les oeufs des insectes aigre-doux au front de ma langue rugueuse. ”Si je ne les laisse pas multiplier je n’en aurai plus”, me disais-je toujours, m’arrêtant devant la tentation de les maîtriser définitivement. Ma chance c’était que je n’avais plus d’odorat ni cure de ce que c’en était, l’odorat. Mes narines étaient depuis longtemps corroyées et je n’aurais jamais cru qu’elles aient pu saisir les odeurs des caves où je déposais pour y fermenter, les restes de ceux tués, que je n’avais pas pu consommer, tellement envahies des poils du visage qu’elles se retrouvaient, même à l’ intérieur. Je ramassais les gros vers qui quittaient périodiquement le trou des réserves

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biologiques et je les brouillais en même temps que les résidus carbonnisés du dehors de la grotte. Je me tenais depuis si longtemps à l’état de veille, que j’étais très fatigué. Ni les insectes amoureux, ni les vers rebelles qui m’obligeaient de les rattraper avant même de s’évader ne m’amusaient plus. Il m’était de plus en plus difficile de porter les quelques mètres de corps mathusalem de long en large du territoire qui m’appartenait depuis toujours et que j’avais marqué de pierres géantes, telles une haute muraille. Je risquais. Aucune muraille ne pouvait s’opposer à la force dont je disposais. C’est pourquoi les choses étaient directement tranchées entre nous. Si je n’avais pas respecté mon territoire et que je fusse entré dans un enclos étranger on m’aurait considéré en tant qu’ennemi et accueilli pour tel. Si mes forces s’étaient affaiblies, tout attaquant aurait pu me terrasser s’instituant en tant que maître et bien entendu le nouveau défenseur du territoire conquis.

Le fait que nous devenions plus nombreux et qu’on ne trouvait pas de territoires favorables, donnait cours à des conflits. Rien que l’assujettissement à une éternelle lumière de la Terre avait sauvé mon territoire des luttes continuelles. De temps à autre, dans un passé que j’avais presque oublié, j’avais rencontré errer dans le désert, quelque femelle, tout aussi géante que moi, mais hébétée par les grossesses permanentes auxquelles elle était soumise, se laissant embrassée par moi, sachant dès le début qu’elle serait abandonnée. Diformes et usées, les femelles délaissaient leur nouveau-né sous l’ardeur du soleil, s’éloignant dans un autre coin du désert pour y trouver la nourriture, l’éternelle paye des amours déchaînés chaotiquement dans une indifférence généralement acceptée.

Nous étions les derniers bipèdes, du cataclysme planétaire, qui semblaient disparaître dès la première pluie. C’était comme un conte qui nous effrayait et auquel on ne pouvait pas s’échapper ni lorsqu’on rencontrait quelque foetus déshydraté dont les cartilages du corps n’étaient pas au moins complètement ossifiés ni lorsqu’on éprouvait un état de satisfaction digestive parfaite. Nous savions que la pluie irait nous anéantir. Nous savions que la pluie allait

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nous purifier le milieu que nous avions construit et que nous-mêmes nous allions disparaître, les vers qui nous procuraient la nourriture et qui nous défendaient des malheurs qui seraient arrivés, les pluies à la fois.

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À Bellu Je suis Călinescu. Je n’ai même pas saisi mon dernier râle. J’avais avalé

ma dernière portion d’air, goulument, comme si j’avais voulu demeurer au- dessus la poussière. Quelle bêtise. Je me suis considéré défendu par l’énergie jaillie de ceux qui avaient choisi, que je sois le haut fonctionnaire de leurs destinées.

Et tout d’un coup, pan !”Le fil s’est rompu”! Je me suis retrouvé froid, le diafragmme crevé par l’effort de ma dernière convoitise: air! Un dernier air! Une grande et infinie aspiration d’air. À tout risque…

* * * L’éternelle obscurité. Je m’y suis habitué. Le fourmillement avait brusquement cessé sur la place

où les vers se réunissaient. La tête luisante et couleur café je me suis levé dessus.

- À moi la parole! Du tréfonds du fourmillement un brédouillement

éclata: - De nouveau Eminescu! - De nouveau Sadoveanu! - Où est Caragiale? Ils se calmèrent Quelques anneaux autour de ma tête couleur café, je l’ai

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faite se dresser bien au-dessus des autres. - Je vous ai assez permis de jaser au sujet de vos

dévanciers. Je vous ai laissés m’outrager, dire qu’Eminescu n’a pas été le génie inégalable puisque j’ai saisi votre impuissance. Toi, Beniuc, ou quel serait ton nom, tu oses toujours à rengorger devant moi?

- On ne dit pas devant moi, suranné! - Ou toi, celui-là, petit et ulcéreux, toi qui t’imagines

supérieur à moi puisque tu as dévoré Nichita, tu crois pouvoir m’affronter?

Je l’ai senti reculer. Les anneaux qui entravaient mes mouvements, ne s’étaient pas encore accommodés. Et puis, qu’allais-je leur dire. Qui étais-je, moi, auprès les vers de Sadoveanu, Doinaş, Coşbuc ou d’autres?

* * *

L’équipe de télévision jubilait. On tournait, sacrédié, on

tournait en cachette, les transactions douteuses du cimétière. Des caveaux des généraux, vendus pour de la value. Quelque mille dollars le caveau. De même pour celui d’un chanteur ou d’un peintre oublié. Les courtiers du cimétière avaient des relations. Les artistes, de leur vivant sur la terre, n’en avaient pas eu autant que les fossoyers du célèbre cimetière. Les relations macabres se brisaient dans une seule place; le secteur des élus de transition du peuple.

Là où l’on travaillait lourdement pour faire dresser de nouveaux bâtiments d’éternel repos. Là, les négociations avaient été menées à un autre niveau et mieux dire, pas question de négociations: on avait émis une ordonnance d’urgence. N’étaient-ils pas les maîtres?...Le temps de leur vivant, Nichita et Doinaş n’avaient nullement valu aux yeux des élus du peuple. Dès leur départ, dans le monde d’au-delà, on devait faire valoir leur renommée, n’est-ce pas? Et lorsque les élus devenaient poussière, pourquoi ne pas s’abriter à l’ombre des immortels…

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* * * Le bruit court qu’on aura bientôt pour collègues les

dévorateurs de Vadim et de Păunescu, dit Călinescu. Une rumeur désavouante traversa la masse

foisonnante, comme il n’y en avait plus eu depuis le temps de A. Toma et Chrohmălniceanu. La répulsion de la masse annelée ne provenait pas du mépris envers l’oeuvre de ceux attendus dans l’autre monde, mais de l’attitude des pauvres face à l’abondance procurant de gros anneaux.

- Vous avez fait de même à l’arrivée de Sadoveanu, de même lorsque…

- Ta guele! Nous qui avons été emprisonnés, nous nous sommes tus et nous nous taisons encore, comme des vers que nous sommes…

Un coup sourd brisa son discours. À travers l’écroulement, la lumière déversa en même temps que le tranchant de la bêche. Le peloton se recroquevilla comme foudroyé. L’air sec du dehors, la chaleur du soleil, c’était fatal pour eux. Ils s’étaient répandus chacun de son côté, à la recherche d’un endroit abrité et humide.

- Donnez-moi 20 000 euros, et je vous fais don le caveau d’Eminescu, entendit-on une voix caverneuse sous la soutane sentant l’encens du prélat qui moyenait les transactions des ténèbres.

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Le village Ce matin-là, le chef de poste se leva saisi d’un

engourdissement frileux jusqu’aux os. Le petit poîle en fonte s’était refroidi depuis longtemps et une déchaînée tempête de neige frappait à la vitre gelée de l’immeuble. Des amas de neige rendaient ce mois aux plus sombres journées de l’année. Tout en tremblant, le chef de poste sauta à proprement parler dans les bottes, en tapotant ses épaules pour se dégourdir. Puis, après avoir allumé une cigarette, il sortit, la toux rassemblée dans la gorge, appeler Georges pour qu’il fît son service.

Georges n’était pas encore arrivé, tel que l’on voyait selon les amas de neige immobiles. Donc, le chef de poste, s’habillant de son manteau se mit rapidement à déneiger, lorsque cet inconnu-là entra agité et l’appela:

– M’sieur le chef, m’sieur le chef. – Salut, lui répondit le chef, échauffé par le mouvement,

regardant les yeux somnolents sous le bonnet à poils de mouton. Qu’est-ce si pressant ce matin, mon bien aimé?

– Eh bien, vous voyez, je suis allé chez mes proches-là et j’ai vu. C’est-à-dire je n’ai pas vu.

– Tu as vu ou non? Parle clairement! – Je n’ai pas vu la fumée s’élever des cheminées et j’en

ai éte étonné. À aucune maison? Dans tout le village?

– Eh bien, c’est que tout le village est mort? l’interrompit le chef de poste.

– Mais non, répondit lentement et embarrassé le villageois.

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– Eh alors, pourquoi en es-tu si éffrayé mon homme? Pourquoi? Puisque personne ne t’a pas poursuivi jusque chez moi à cause de la fumée, me dire que tout un village est mort.

– Mais cela est arrivé, pardonnez-moi de vous le dire, insista le paysan et continua: lorsque je suis entré dans la maison de mon cousin, il demeurait la hache enfoncée dans le cou et les yeux grands ouverts, hors la tête, et moi je me suis enfoui de la cour en hurlant pour appeler les voisins. Personne n’est apparue à mon cri. Et alors je suis entré, moi, dans leurs maisons. Ils y étaient morts, chacun pris à la dernière heure.

– Que dis-tu là-bas? Qu’en dis-tu? T’en rends-tu compte

– Oui, m’sieur le chef. C’est ce que j’ai vu, à vos ordres. – Alors, prends ce bois-ci et ne me dis plus m’sieur. Dis-

moi ce que tu y as vu et entre pour me donner des détails. Le villageois prit le bois à brûler et partit à la suite du

chef de poste. Il entra dans l’immeuble au grillage à la fenêtre glacée de tant de courroux celeste, puis ils en sortirent ensemble par la neige éventée, en se dirigeant vers la mairie. Les fonctionnaires qui s’y trouvaient partirent à la hâte, à travers les amas de neige à la hauteur des haies, en poursuivant le bonnet à poil qui les avait fait faire le chemin. Le vent soufflait plus légèrement, donnant des signes qu’il allait bientôt rendre l’âme, en libérant l’air. Les gens passaient à tour de rôle à la tête, en se frayant difficilement passage. Après quelques heures, à midi près, ils sont arrivés dans le village voisin, glacé dans une étrange immobilité. Épuisés par l’effort, ils sont entrés dans la première cour. Ils se sont approchés de la porte, en attendant qu’on leur ouvre. Elle était inébranlable, sans trace dans la neige, signe qu’il y aurait eu des entrées et des sorties. Les masses de neige se tenaient jusque sous la fenêtre, non touchées par quelque pelle, fait qui agrandit leur inquiètude.

– Entrons, m’sieur le chef. Pour que vous voyiez aussi. Ils sont morts. Je le sais. Je le sais bien! j’en ai vu, disait le villageois saisi par l’angoisse. Ils poussèrent la porte et entrèrent. À travers les vitres glacées, la lumière pénétrait

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vaguement tant qu’on vît allongée sur le lit, immobile, une femme. Sur le cou, des traces de noeud coulant. Elle s’était pendue ou avait été pendue.

– Ne touchez à rien. Ne déplacez rien, dit le chef de poste. Il sortit assombri, à pas décidés et se dirigea tout ferme vers la maison vis-à-vis. Puis ils passèrent de maison en maison, de plus en plus effrayés, en faisant claquer les portes derrière eux. Dans l’espoir de trouver quelque être vivant, ils couraient à travers les montagnes de neige, comme des fous.

Dans chaque maison, des gens tués, soit de la hache, soit de la fourche à foin ou du couteau. Certains ayant entre les mains glacées l’outil dont ils avaient trouvé leur mort, semblaient attendre dans des plus étranges positions. Il n’y avait nulle part des signes de combat. Comme s’ils s’étaient entendus auparavant de s’entre tuer jusqu’au dernier, ou même en s’entreaidant comme on fait entre les voisins, à mettre point à leurs jours, certains résignés, certains souriants, et d’autres glacés d’effroi. Aucune trace de vie n’a pas été trouvée dans plus des trente maisons du village saisi par la mort. Ils se sont dirigés vers la dernière maison. Elle était un peu retirée, au milieu d’une cour pleine d’échalas qu’on apercevait à peine de la neige. Elle semblait être la petite église du village.

La porte était tout ouverte et une voix soupirait dans une prière. Frissonants, ils y sont entrés sans mot dire. Un sacristain vieux se tenait à genoux bredouillant quelque chose dans sa barbe.

– Bonjour, mon vieux! rétentit la voix du chef de poste, en chassant de sa cachette le silence de l’endroit sacré.

– Bonjour chrétien, répondit le vieillard en chuchotant. Vous êtes venus, vous êtes venus, voir la folie? Puisque je leur ai, depuis longtemps, dit. Prenez garde; laissez les chimères ailleurs et ne pensez plus aux bêtises.

– Mais que s’est-il passé ici, mon vieux? demande le chef de poste.

– Bah, que se passa-t-il chéri, que se passa-t-il? C’est le prêtre Năstase qui en est coupable. Moi, je lui ai dit à maintes reprises. Il s’est enfui, le pêcheur. Lorsqu’il a vu ce qu’il avait fait, il s’est enfui. Même s’il nous échappe, il ne va pas

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s’échapper au Jugement Dernier de l’autre monde. – Le prêtre Năstase as-tu dit? demanda étonné le chef

de poste. C’est lui qui avait fait tou cela, lui? – Oui chéri, c’est lui qui l’a fait. – Caporal, prends un soldat et cours au poste. Passe un

coup de fil pour qu’on arrête le prêtre Năstase. As-tu compris?

– C’pris, m’sieur l’adjudant. Stoichiţă, viens m’accompagner, dit celui-ci vers l’un des soldats, après quoi ils partirent à travers les amas de neige qui ne finissaient plus et se dirigèrent avec effroi vers les traces sur lesquelles ils étaient venus.

* * *

Ce matin-là, les citadins semblaient fatigués. Et non

seulement ils semblaient fatigués, ils l’étaient. Il n’était pas facile de faire de la politique, ces temps-là. Les malfaiteurs étaient encore dépistés dans les villages de montagne et il ne serait pas exclus qu’il en soit un dans leurs villages. Le téléphone restait immobile, raccroché d’un côté. Il y avait longtemps que personne n’avait plus donné aucun coup de fil. Ils auraient voulu qu’on leur demande comment allaient-ils, que faisaient-ils. Comme si quelqu’un eût pu employer le teléphone pour cause.

Le téléphone sonna enroué, en réveillant la pièce endormie. On le décrocha. Personne ne parlait.

– Allo, allo, réponds qui que tu sois, pourquoi appelez-vous tant, voir si on est ici! Réponds! Qui cherches-tu? Oui! Oui! C’est moi. Oui, c’est moi. Quoi? Comment? Quand est-il arrivé et où? Qui en est le coupable? Le prêtre! Non? Alors? Bon. Attends que quelqu’un de chez nous y arrive. Ou allo! Allo! Restez là. La procurature de chez nous y vient tout de suite. Ne touchez à rien. M’avez-vous compris? Soyez tout yeux et attendez-moi. Où est le prêtre? Il est disparu? N’ayez pas peur, on va le trouver. Que tout le monde soit présent, de toute la commune. Combien sont-ils? Cinq? Seulement, d’une commune entière? Bien. Soyez attentifs qu’on ne vous tue comme ceux-là. Comment personne ne les a tués? Quelle

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blague est-ce? Alors qui est le mort et qui est le prêtre? Oui, oui j’écoute. Comment se sont-ils tués entre eux? Pas possible. Alors quel y est le rôle du prêtre? Propagande, cette propagande religieuse. Je n’y crois pas presque. Et ceux de la commune qu’ont-ils fait? Comment rien. Avez-vous laissé le village à l’abandon? Que le prêtre fît à son gré? Que dire de plus! Attendez que nous y venions. Ne déplacez rien Attendez! Nous venons sur le champ.

* * *

Le cauchemar, où des gens, la langue chargée de la

salive poisseuse comme celle d’un escargot, gisaient en agonie, les lèvres meurtries comme celles des pendus, envahissait son sommeil veillé autrefois par des anges. Il avait l’impression que des centaines d’yeux le poursuivaient de tous les coins. Yeux grands, rougis. Et puis, les mots du sacristain lui revenaient dans la mémoire:

– Qu’avez-vous fait mon père? Qu’avez-vous fait mon père?

Et lui, épouvanté, se relevait des draps transis, froissés, voûté sur lui-même et se promenait. Depuis le temps où il était étudiant en théologie on lui disait, certains de ses collègues, qu’il se passionnait trop pour la foi dans la vie d’au-delà. Combien ne lui disaient pas:

– Vladimir, laisse la vie d’au-delà et vient chez m’sieur Vasile boire une bouteille de vin d’automne, fraîs et fort. Et puis on passe voir les nonnes. Qu’en dis-tu?

Mais il ne disait rien et s’éloignait sans que le désir envahît son corps.

Il croyait à la vie d’au-delà. Et jamais il n’aurait pas pu croire en autre chose.

– La force ne se trouve pas dans le vin ni dans les femmes, avait-il l’habitude de souvent dire, le prêtre Nãstase.

Et lorsqu’il arriva dans ce village-là, après le premier service divin il s’est rendu compte à qui avait-il affaire.

– La force ne se trouve pas dans le vin, a dit alors le prêtre mais il n’a dit rien d’autre, en pensant qu’ils étaient en bonne partie mariés, et lui-même a dû l’être pour recevoir la

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paroisse. Et le lendemain le cabaratier est venu disant parmi tant

d’autres: – Père. Je vais vous donner trois bouteilles ventrues de

vin par jour, si vous allez ne plus rien dire au sujet du vin, pendant vos services divins. Dès que vous en avez parlé hier, le nombre de mes clients s’est diminué.

Il l’a regardé, les yeux entrouverts, et lui a dit: – Si tu as vendu ton âme aux enfers, c’est ton problème

à toi, payen, mais mon devoir est d’apporter au berger ses brébis égarées du troupeau, sur la voie sainte. Et encouragé, il raconta, avec la première occasion, à ses fidèles, la manière dont l’aubergiste les trompait et comment avait-il demandé, impertinent, même au Pasteur du troupeau de Dieu de l’aider dans ses arbitraires. C’est pourquoi, après cette nouvelle rencontre, l’aubergiste a dû fermer sa boutique et chercher d’autre gué, et le prêtre ramasser des fonds pour la paroisse. Et il se rappelait encore comment prêchait-il à ces gens-là, la foi dans la vie d’au-delà, en tenant de près leurs penchants.

Mais il n’aurait jamais cru y arriver. C’est-à-dire les voir écrasés, étranglés, se fiant à lui et à la vie d’au-delà.

La camionnette roulait retentissant à travers les montagnes de neige tempêtées auparavant. Le sous-officier qui conduisait jurait à chaque secousse, pressé d’y arriver en fin de compte, dans ce village-là pétrifié. Seul le procureur n’esquissait aucun geste, aucune parole. Il semblait plongé dans des pensées. Et ses pensées n’étaient nullement gaies. On lui avait dit, maintes fois, qu’il avait trop peu de gens de son côté, qu’il devrait avoir plus de force. Et puis il savait qu’il allait bientôt commencer la recherche pour laquelle il n’était aucunément préparé. Ses gens étaient tranquilles et résignés.

C’est pour cela qu’il était fâché. Cela aurait été bon qu’on eût envoyé un autre procureur à sa place. Ces gens-là ne se seraient certainement plus suicidés, n’eût été le prêtre. À présent, tous regrets sont tardifs, se dit dans la pensée le procureur, furieux contre les succès déments d’un inachevé. Et je ne sais pas au moins où est-il disparu, sa sancteté, le

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petit prêtre, se dit le procureur en apercevant les premières maisons couvertes de neige.

* * *

Arrivé au village, le prêtre se lança tout droit dans

l’église aux portes largement ouvertes. Du naos, les voix pénétraient jusque dans la cour. Les pans de la soutane flottaient comme des ailes de la mort, sur le sentier récemmnet frayé.

Il avait à peine vu la camionnette dans la cour de l’église qu’il se précipita dans le porche en demandant:

– Quoi, que s’est-il passé? Qui êtes-vous, bonnes gens? – Sois le bienvenu, cher prêtre! entendit-on la voix du

procureur. Ces messieurs sont de la police, ajouta-t-il en ricanant avec effroi.

– Soyez les bienvenus! murmura le prêtre frileux. Un étrange silence se fit dans l’église. – Habillez-vous, prêtre, ou bien vous l’êtes déjà! brisa le

silence le procureur. Vous allez nous accompagner pour tirer au clair cette affaire, continua-t-il. Et le silence s’y installa de nouveau.

– Allons-y, dit quelqu’un. Tous se dirigèrent vers la camionnette. Dans le silence interrompu par le seul grincement des pas sur la neige.

Ils s’arrêtèrent. On entendait des gémissements quelque part.

– Dispersez-vous et fouillez partout! dit le procureur. Je demeure ici avec le prêtre, ajouta-t-il, tandis qu’ils se dirigeaient vers la camionnette. Puis, après s’être éloignés de quelques pas, le prêtre dit à voix à peine audible:

– Et qu’allez-vous faire de moi? – Rien, cher prêtre, rien. On va dresser une déclaration

avec tout ce que vous avez fait et c’est tout. – Mais je n’ai pas soupçonné ce malheur-ci. Je n’ai

jamais cru, dit encore le prêtre et se tut. Quelques corneilles perchées sur la tour de l’église s’y tenaient immobiles.

Soudain, un militaire cria d’une maison. – Monsieur le Procureur! Ici, venez ici!

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Des autres maisons se dirigeaient, à la hâte, des soldats, l’officier à leur tête.

Le procureur même et le prêtre se dirigèrent vers cet endroit là.

Dans la maison où ils furent appelés, un spectacle horrible se présentait à leur regard. Un maigre vieillard, démesurément long, les cheveux collés aux tempes par la sueur de la mort, se tenait sur un lit, à une paillasse. Autour de lui on pouvait distinguer les signes d’une agonie prolongée. Aucun mort n’y était. Signe que le vieillard était seul.

– De l’eau! gémit le vieillard à la voix à peine entendue. Un militaire lui tendit le bidon, mais l’eau s’écoulait

sans avoir été retenue par les lèvres raidies et meurtries. Le vieillard s’effondra sur le dos.

– Il est empoisonné! dit le prêtre extrêmement agité. – Qu’on lui donne un peu de lait, ajouta le procureur. Un soldat se donna la peine de faire avaler au vieillard

quelques gouttes d’un pot de terre apparu instantanément. Mais le lait glissa le long du menton sans être bu. Une rigidité lui serrait les machoires et lui avait bleui le visage.

– Il meurt! Il meurt! Ne le voyez-vous pas mourir? Faites quelque chose cria le prêtre en s’agitant sans rien faire.

– Emmenons-le! Dit encore le procureur et en le relevant dans ses bras, il se dirigea vers la camionnette.

Le vieillard ne dit pas mot tout le temps. Souvent, il gémissait légèrement, épuisé.

Ce n’est qu’à l’extrémité de la ville, après avoir vainement essayé de rester assis, que le vieillard s’est écroulé tel un sac culbuté du chariot, prononçant un seul mot, prolongé.

– La lèprrree…et il s’éteignit.

* * * Les villageois n’avaient plus depuis longtemps vu tant

de voitures traverser leur commune. La camionnette qui y était passée deux jours auparavant ne les avait pas effrayés, mais le convoi composé de tracteurs chenillés et de machines

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utilitaires faisait que des questions apparaissent sous leurs bonnets à poil. Ils savaient qu’ils n’avaient pas la permission d’aller dans le village voisin et même s’ils l’avaient eue ils n’auraient pas pu y arriver à cause des militaires qui avaient entouré l’endroit, en les arrêtant.

Pendant ce temps, dans le hameau complètement isolé, on déchargeait des matériels et des outils de quelques voitures. Quelques bulldozers passaient en démolant les maisons d’un bout à l’autre, tandis que des infirmiers aux masques et gantés, sortaient les morts des maisons et les jetaient dans un trou plein de chaux.

Des gouttes de chaux sautaient à la suite de chaque corps plongé là-dedans, dans ce contenu gluant et blanc qui recevait les corps raidis. C’était une masse inerte qui se soumettait docile au même blasphème.

Deux photographes travaillaient bon gré mal gré autour du cadavre d’un homme qui avait la peau du front et la bouche rongées. La lèpre.

À l’heure du déjeuner un bûcher géant tendait ses bras vers le ciel de plomb, entretenu par quelques militaires. Les infirmiers jetaient leurs outils au feu, en arrosant les outillages d’essence.

Puis, ils firent brûler les uniformes, les masques, les gants, et se desincfectèrent à tour de rôle. Ils savaient qu’un long isolement les attendait dans la carantine.

* * *

– On est prêt, allons-y! prononça le chef de poste,

lorsque le bûcher était presque éteint. Le prêtre Năstase, agenouillé, les mains jointes dans la

prière, ne s’ébranla pas. Qu’avez-vous fait cher prêtre, qu’avez-vous fait cher

prêtre? C’est tout ce que disait le prêtre, continuellement, répétant les mots du sacristain, qui frappaient son âme comme une langue de cloche. Il ne priait pas comme les autres l’avaient cru. Ni ne semblait pas entendre quoique ce soit tout autour.

– On y va prêtre, on y va, le tâpota sur le dos le chef de

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poste. On y va, vous m’entendez? Il faut qu’on aille. – Moi? C’est à moi que vous parlez? Où que j’aille? – À la voiture, il faut partir. – Moi? Mais je n’ai rien fait de mal, je n’ai rien fait de

mal. Puis, il s’arracha de la place et s’enfuit, dans une

direction quelconque, sans aucun sens. – Attrapez-le! ordonna le chef de poste. Il s’en est allé

de ci de là. Emmenez-le de force s’il s’y oppose. Les infirmiers se hâtèrent de le rattraper, avant qu’il ne

s’éloignât de trop. En se débattant entre leurs mains, le prêtre murmurait. Je n’ai rien fait de mal, je n’en ai pas fait.

– Vas mon homme. On y va, essayaient-ils de le calmer. – Où que j’aille? Pourquoi s’en aller? continuait à se

débattre le prêtre. – Mais calmez-vous, parbleu. Que Dieu m’en pardonne,

essayait de le ramener à la réalité le chef de poste. C’est la carantine, vous ne pouvez pas le comprendre?

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L’abri Dès que la sirène se mit à hurler, Leiba lâcha le balai

humide dans la gangue embarrassée de papiers, en courant pour se mettre à l’abri. Saisi par une folle angoisse, il se lança par la porte en tuile, à trous, dans la place où il gardait autrefois le balai, sur la chaise des temps paisibles de jadis.

Et bientôt, la gangue se remplit par la foule effrayée. Quelques uns de ceux devant la porte demandèrent à l homme assis sur la chaise de les laisser entrer, mais Leiba ne leur répondit pas. Un bourdonnement, de plus en plus proche, d’avions se faisait entendre et bientôt, les premières bombes tombèrent à la péripherie de la ville. De quelque part, les canons commencèrent à aboyer à mort. De temps à autre, les rafales des mitrailleuses, installées au centre de la ville, brisaient le profound silence du sous-sol. Tous retenaient leur souffle. Les bombes tombaient toujours plus près. Dans le passage bourré, venait une odeur de soufre et de brûlé. De la poudre de gravois et des cendres tombaient en pluie tamisée au-dessus de ceux qui se tenaient à l’entrée. Une bombe tomba sur le magasin, à l’entrée droite du passage.

Des fers et des pierres tombèrent sur la foule. Une autre bombe tomba au même endroit, en le faisant fendre. Du cinquième étage jusqu’au rez-de-chaussée, l’immeuble éclata, tel un melon d’eau, en recouvrant complètement l’entrée au passage. Et alors, Leiba entendit les premiers hurlements. Une senteur de chair brûlée et de latrines remplit l’air bondé de jurons et de cris. Quelques filous filoutaient ceux qui

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s’étaient évanouis pour un temps ou définitivement dans les rues de la ville.

Les bombes continuaient de tomber au centre ville, tandis que Leiba étayait mieux sa porte. Les yeux d’enfant regardaient effrayés à travers les ouvertures pratiquées dans la tuile de la porte, au but d’aération.

Une bombe tomba sur une citerne des pompiers. D’autres tombaient de plus en plus près, autour du passage. Soudain, un souffle terrible colla si fort l’enfant à la porte, que le sang jaillit fortement de la peau pressée par les trous, et l’oeil jaillit dans l’épaule de Leiba.

Une autre bombe au centre du passage, en le déchirant. Un énorme trou d’asphalte et de chair resta pour un moment ouvert, pour qu’ensuite se remplisse de restes humains et de plâtras haché.

Leiba perdit sa connaissance, projeté par le souffle contre la paroi de la muraille. À ce moment-là, la mitrailleuse se tut et les derniers débris du magasin s’écroulèrent, en recouvrant tout à fait le trou. Des ruines, une jambe se démenait encore, pareillement à une patte d’araignée. Et alors, la sirène se mit à hurler de nouveau. Rafale après rafale, le vent venait en nettoyant rue et ciel.

Aucun gémissement ne perçait plus de l’amas des ruines fumantes. Sur une barre rougie grésillait un morceau de chair imbibée de sang. Et le vent soufflait, en dévoilant le désastre de la fumée.

Un à un, les gens sortaient des abris des maisons, en gesticulant. Combien en seraient-ils morts? Et à ce moment juste, du ciel se mit à tomber une pluie rougie de sang. Les quelques ambulances arrivées à la hâte, repartirent sans qu’on sache jamais à combien leur intervention aurait été nécessaire.

Un arc-en-ciel aux dents agacées apparut dans le ciel de plomb. Et alors la sirène cessa.

* * *

Lorsqu’il se réveilla, Leiba se sentit la tête comme une

cloaque et une douleur aiguë brûlait sa nuque. Il porta sa

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main tremblotante vers la voûte de son crâne, en craignant qu’elle ne soit pas trouée, mais il se réjouit de n’y trouver qu’une bosse de la taille d’une noix, y apparue à son insu.

Il nettoya soigneusement son épaule de l’oeil écoulé. Une goutte de sang coagulé gênait le mouvement de sa paupière. Il l’enleva du doigt et se calma un peu. Il s’étonna du profond silence qui l’entourait.

Il regarda vers la porte. La peau de l’enfant, écrasée par les petits trous de l’aération, laissait s’écouler un jus gluant et rosé. Leiba enleva le gros support d’appui et tira de la porte.

Lorsqu’il toucha la tuile courbée par la pression, cette-ci céda. Une fillette écrasée, dans la porte ouverte, s’écroula, tandis que du ventre crevé les tripes éclatées jaillirent. Les yeux hors les orbites, un vieillard à la barbe collée au cou sans chemise, semblait vouloir s’y enfoncer. Effrayé, Leiba tenta de fermer la porte. Mais, il ne le put plus. Les corps affaissés l’en empêchaient. Et une folle mauvaise odeur s’en détacha à la fois.

Pris d’une furie aveugle, il se mit à tirer de l’amas corps après corps, morceau après morceau et crier. Le cri sonna étouffé, sans espace, tel le hurlement de la hyène sous l’eau. Le monde des cadavres l’avait rempli d’effroi.

Il tira avec ardeur une main en l’arrachant à l’épaule d’une femme. La peau et le cartilage s’étirèrent en cédant dans un sourd éclat. Un crépitement des os en mouvement le fit se retirer vers le fond de la guérite. Une dégringolade s’écroula, poisseuse, prête à l’écraser.

Des morceaux de plâtras et de sable le firent espérer que quelque part, là, plus loin, il y aurait une sortie. C’est pourquoi il arrêta pour un instant le travail, en pensant: Que j’emmène tout ce que j’ai tiré de l’amas au fond de la couchette et on verra par la suite. En empoignant le corps de la fillette par les jambes, il le traîna à côté de la chaise jusqu’à l’autre bout. Puis, morceau par morceau, il découvrit le seuil de la couchette en réussissant à fermer aussi la porte. Il s’assit ensuite sur la chaise, essuyant la sueur sur son front. Il sentit la soif se frayer chemin dans le corps torturé par l’inquiètude. Après s’être reposé un peu, il recommença à tirer les cadavres, en les pressant. Un air croupi alourdissait

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sa respiration. Écoeuré, il voma au-dessus du seuil, étourdi. D’en haut tombaient d’autres débris d’asphalte et de

pierres. Une barre en fer s’enfonça en travers d’un corps de soldat, le perçant. Lorsqu’il en tira, la même dégringolade liquide le fit surmonter le seuil de la couchette.

Et un nouveau tas de chair tomba, en bourrant son travail. Lorsqu’il regarda au fond de la couchette, il s’en effraya. Sur la pile de chair et de plâtras il y avait trop peu de place pour d’autres cadavres. Leiba fit un éclat, s’écroulant. Un jus roux-violet s’écroulait des corps en-dessus, dans un marécage sur le plancher. De temps à autre, quelque chose de gonflé éclatait tel un ballon avec un bruissement d’allégement, dans des flots d’une mauvaise odeur.

Et alors, Leiba se mit à arracher les cheveux de sa tête. Est-ce la punition de Dieu, pensa-t-il désespéré, hurlant parmi les hoquets. Puis, enroué et épuisé il s’allongea à même la terre, dans ce marais-là de chair pressée, sans aucun espoir. Il respirait de plus en plus difficilement. Des odeurs perçaient dans des vagues de l’amas, en le suffoquant.

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Neiges L’hiver avait été doux. Des lambeaux de glace. Des

lambeaux de neige. Des bouts de blanc sur le noir. Puis le soleil. Gai, fraîs, prêt à se surpasser soi-même en cupidité. Et les taches s’enfuient. Ou non, elles ne s’enfuient pas. Elles sont absorbées par les rayons du soleil. Et le noir s’étend. Aux branches, aux troncs et aux bourgeons qui ne sont pas encore éclos. Puis lumière. Et des bourgeons s’éclosant. Comme dans une nuit profonde, les sources éclatent. Puis courent vers d’appels secrets.

Je marche fatigué. Non, amolli. La chaleur mouille si agréablement les os fouettés par le froid passé.

Les pas me portent à peine. Pas eux. C’est moi qui les porte. Ou qui peut encore savoir, qui mène qui. De toute façon je me trouve là où la lumière peut m’apporter toujours la chaleur.

Je suis sous les fleurs. J’ai été sous les bourgeons, sous les branches noires et j’attends le vert de la vie, les feuilles. Et les pas s’en vont et vont m’emporter. La terre se laisse fouler et rafraîchit mon regard. Et les pas se réjouissent de moi et moi de la fraîcheur de la terre des vallées ombragées. La terre pressure. Et chaque jour je suis plus assoiffé. Et la soif me rend homme. Toujours plus homme. Et alors, pourquoi marionnette? Serait-ce mon ombre à moi? Peut-être bien je l’emmène partout. Et le monde rit. Et je ne sais pas si elle est une marionnette.

Elle se renverse lorsque je le veux. Elle veut me voir jouer. C’est moi la marionnette. Et alors, suis-je encore un

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homme? Puisque les jours passent. Et le vert des feuilles jaillit dans le bois des branches embrassées par le soleil. La vie jaillit du noir. Et le blanc est resté seulement un souvenir pour ma marionnette. Mais non. Même pas cela. Moi, je ne peux pas être un souvenir. La marionnette, si. C’est pourquoi je la porte attachée à moi. Puisque je n’ai pas d’ombre. Les gens voient et rient. La marionnette aussi rit. Lorsque je l’ébranle. Et j’ai de nouveau la sensation que c’est elle qui me force. Et moi, je suis toujours plus le jouet de ma marionnette. De qui se moquent tous? De moi? Ou d’elle. De toute façon les jours passent.

Et les pas me portent par les mêmes endroits ombragés. Mais non. Ce sont d’autres lieux. Et tout autant maternels. Je désire la maternité? Je n’en sais rien. Mais je cherche les mêmes vallées obscures.

Et la voici. Elle s’est détachée de moi-même. Une main, puis l’autre. Et la peau se laisse embrasser. Par des mains?

Et la marionnette n’est pas. Le monde non plus. C’est moi et SES mains. Elles me dégustent et me redonnent de l’ombre. À la place de la marionnette ? Ou à ma place. Moi je suis moi-même.

Mais Elle? Elle… Les jours passent. Mes pas aussi. Et le vert des feuilles

est toujours plus intense. Le noir maternel donne toujours vie et disparait. L’herbe le cache. Verte, verte, verte. Seuls mes pas sevrés de maternité. Eux seuls. Et je la trouve par les mêmes vallons.

Avec les mêmes écoulements cristallins. Et les pas s’en réjouissent. Des plantes des pieds j’embrasse la fraîcheur de la terre. Et elle reçoit mon baiser. J’en saisis le frissonnement dans le trouble des sources. J’en frissonne à mon tour. Comme les plantes des pieds. Mais la marionnette? Elle n’en est pas. C’est moi. J’ai grandi jour après jour. Je suis devenu un homme. Et le goût de la terre maternelle me fait mal. Me remue de plus en plus, davantage. Moi je suis l’homme. Et je déploie les plantes de mes pieds sur la fraîche maternité. Elle est noire. C’est le dernier noir dans la mer de vert. Le vert de la vie.

Et mon corps frissonne. Et la marionnette n’est qu’une ombre. Plutôt un souvenir. Donc je suis homme. J’ai une

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ombre. Ou c’est moi que l’ombre a? Non. Il ne le faut pas. C’est moi l’homme à l’ombre. Moi, j’ai une ombre. Moi, j’en ai une.

Corbleu. J’ai besoin d’Elle. D’Elle. Elle m’est nécessaire. Que suis-je sans elle? Un passage? Oui. Un passage à travers l’espace et le temps. Et je ne veux pas être une ombre. Je ne veux pas avoir de l’ombre. Mais je veux qu’elle soit. Elle= l’ombre. L’ombre qui cache mon impuissance. Et que mes pas trouvent la fraîcheur dans la maternité de l’ombre. Lorsque les écroulements vont cesser. Moi-même que je puisse être Elle. Ou qu’Elle me donne l’ombre qui cache mon impuissance.

Et que je trouve de la fraîcheur partout. La fraîcheur de l’âme assoiffée. Et du corps ardent. Des plantes des pieds brûlantes de recherche. Et de mes désirs. Et de ma virilité. Il faut que j’en fasse réjouir les plantes de mes pieds, de la fraîcheur des vallons humides.

– Mon Dieu! Qu’est-ce que c’est que ça? Le noir s’interrompt brusquement.

Des taches d’or et de lumière. Taches de noir éclatant. Or et noir. Cuivré et rouge. Et toutes en mouvement. La maternité se meut? Non. Ce n’est pas Elle. C’est une

salamandre. Elle non. Elle n’en a pas besoin. Elle. Elle est à peine une salamandre. Une lourde et inopportune salamandre.

Et la plante de mon pied. Oui. De mon pied. La plante de mon pied foule les couleurs en mouvement. Les écrase. Écrase avec haine. Mais non. C’est du désespoir et de l’angoisse. L’angoisse de couleurs? Bien sûr. Je ne veux plus de couleurs. Je veux la pureté du noir maternel.

Et la plante du pied continue à écraser. Des urtications douloureuses la traversent. Je tremble et tombe. Au fond du vallon il fait bon.

Je plonge dans la fraîcheur de la terre. Au-dessus c’est le ciel.

Et les feuilles. Oui les feuilles. Les feuilles. Les feuilles rougissent brusquement et tombent. Je suis enseveli des feuilles. Par bien des feuilles. Et le ciel pâlit. Et les feuilles tombent. Dans le corps, la fraîcheur pénètre toujours plus profondément. Toujours plus profondément.

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Je la sens glisser le long des jambes. Et les feuilles tombent. Et les branches sont nues. Toujours plus nues. Et plus noires. Si noires…Comme si le vallon serait monté au ciel. Et moi toujours plus froid. Et les feuilles tombent. Comme si elles voulaient m’offrir la maternité à tout jamais.

Et je dors. Pour un temps il a neigé avec de grands flocons

duveteux. Le ciel n’avait pas de contour. Comme s’il était descendu sur les toits. Même dans les rues.

Les hauts immeubles perdaient de leur hauteur dans la mer des flocons. Et du ciel. Ils semblaient s’unir. Ha, ha.

Les immeubles vont dans le ciel. L’idée m’avait paru épatante. Les hommes avaient bonnet de neige. S’ils étaient à tête nue. Les femmes non. Et je ne peux pas me l’expliquer. Ni lors ni à présent.

Puis les rues s’unirent aux rues. Elles empruntaient la lumière de la neige qui les couvrait. Et comme l’humidité. Les hommes n’avaient plus de bonnets. Les cheveux s’aplatissaient. Ils collaient, humides et lourds aux têtes gelées. Un brouillard descendait lentement. Il était épais, si épais. On ne pouvait pas voir les traces des pas. Les gens étaient devenus des silhouettes seulement. Les femmes n’étaient plus visibles. Les poumons suffoquaient.

Et mes yeux s’agrandissaient. S’agrandissaient et larmoyaient. Et alors j’ai vu. Oui. Alors, c’est à peine alors, que j’ai vu. Les têtes des gens augmentaient. Chacun avait la tête plus grosse qu’auparavant. Et tout autour d’elle, un halo. Comme s’ils avaient été des saints. Les yeux me piquaient. Ét le brouillard. Le brouillard qui m’empêchait de m’en rendre compte. Mais il n’y était pas question d’un éclaircissement. Les têtes des gens étaient plus grosses. Beaucoup plus grosses que d’habitude. Je me suis dit que c’était à cause de la lumière. Mais le soir elles étaient encore plus grosses.

Je me tourmentais et n’y trouvais pas de réponse. Alors vinrent les oiseaux. Petits, noirs avec des cols. Des cols luisants. D’autant plus luisants que le brouillard augmentait son opacité.

Les oiseaux noirs approchaient. L’auréole rendait leur plumage plus éclatant.

Puis sont apparues les femmes. Elles portaient sous les

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manteaux quelque chose qu’on ne pouvait pas cacher. La maternité elle-même semblait y avoir cherché abri. Les manteaux tenaient à peine droit, les boutons étaient sur le point d’éclater. La maternité y avait –elle trouvé abri? Je ne savais que penser. Je ne savais plus quoi regarder. Les oiseaux? Les femmes? Les oiseaux. Ils s’assayaient sur les têtes des hommes. Elles avaient grossi. Ils s’y tenaient comme sur de ballons géants. Les hommes les laissaient faire. Il y avait de place pour plusieurs à la fois. Et les cheveux? Oui, les cheveux étaient tombés.

Les têtes enflées étincelaient. Dans la neige tombée, des traces. Des traces de pas et de cheveux. Et du brouillard. Du brouillard épais et lourd. Les femmes se mouvaient à peine. Je les observais et je ne comprenais pas. Au revers de mon manteau il y avait une mèche. Elle me chatouillait. J’y ai passé ma main. J’ai touché ma joue. Ma tête était agrandie.

Elle était plus grande que le dos. Mes épaules étaient sous les mâchoires. Je n’avais rien senti. Donc moi aussi. Moi aussi. Pourquoi pas.

Puisque je suis homme. Seulement je ne me rends pas compte pourquoi je ne trouve pas mes poches. J’ai froid. Mes doigts sont comme de la tôle. Je ne peux pas les faire plier. J’y ai mal. Et les poches n’y sont plus.

Mais si. Beaucoup plus à l’écart de moi. Comme si quelqu’un les avait éloignées. Heureusement je peux regarder. Je pense que moi seul j’en suis capable. Mais non. Les autres aussi. Ils portent de temps à autre les mains vers la tête. Comme s’ils étaient des nains. Les doigts sont petits et gelés. Tout comme les miens. Je ne peux pas, même pas, m’en couvrir les oreilles. Les oreilles sont grandes. Plus grandes que la tête. Comme des éventails.

Aucune voiture ne circule pas. Des têtes grandes. Elles n’ont plus de place dedans. Ni dans les immeubles. Et le brouillard continue. Où est le soleil? Le regard se lève vers le ciel invisible. On ne le voyait toujours pas. Et le corps est fatigué. Le mien est encore plus grand. Je suis homme. Pourquoi est-ce que j’enfle? Je ne suis pas femme.

On se regarde les uns les autres. On ne s’étonne pas. On est épouvantés.

On se distingue? Non. Rien ne nous distingue. Moi seul

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je suis différent. On m’évite. Seules leurs têtes grosses. Mon corps l’est aussi. Et je marche de plus en plus difficilement. J’ai mal aux pattes des pieds. Mes pieds ne sont pas grands. Les mains non plus. Rien que la tête et le corps. Moi et les femmes, nous avons de petits pieds. Les femmes pourraient rouler par terre. Surtout puisque les manteaux sont inutiles. Ils sont comme des écharpes. Pas question de nous couvrir.

J’ai peur? Non. Je n’en ai pas. Seulement fatigué. Je ne sais même pas pourquoi je marche. Pourquoi?

Mais où m’assoir? Je n’ai plus de place nulle part. Les maisons sont désertiques. Nous sommes tous dans le brouillard. Et les oiseaux se tiennent sur nous. Leurs griffes enfoncées dans notre peau. Telles les mains d’un enfant serrant un ballon. Les oiseaux sont petits. À cause de notre taille. Je ne sens pas leurs griffes. Au fait je ne sens plus si j’en ai encore sur moi. Tous n’ont pas de griffes. Et on enfle, tous. Seuls les yeux restent pareils. On se voit à peine. Les autres hommes ont commencé à enfler également. Ils ne m’évitent plus.

On est pareils. Et les oiseaux se sont multipliés. On se meut toujours plus difficilement. Certaines femmes non. Elles se sont affaissées. La neige fond au-dessus d’elles. Et fait mare. La neige s’amollit.

Des portions d’asphalte et de bordures apparaissent en-dessus la neige. Et nous on ne peut pas nous reposer. On continue à se déplacer. Chaotiquement, mais on se déplace. Et combien je voudrais m’assoir. Me reposer. Mais où?

Pas de bancs. Et des trottoirs? Des bordures? Il y en a. Alors pourquoi ne pas m’y asseoir? Puisque mes pieds sont devenus de véritables protubérances. Je crois que je pourrais rouler par terre. Mais je me tremperais. La neige est comme une bouillie. Non pas ainsi. Et le brouillard. Le brouillard qui n’en finit plus. Comme s’il suffoquait l’air. Et la neige. Et nous. L’air ne nous suffit plus. Et les oiseaux nous bécotent. Ils ont peut-être faim, ils surgissent du brouillard et nous bécotent.

On ne les sent pas. On les voit, les uns aux autres. Les becs s’enfoncent dans la masse enflée. La peau s’enfonce elle aussi. Puis revient.

Peut-être si elle éclatait. Peut-être on se dégonflerait.

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Moi je n’ai pas le courage de le faire. Peut-être que ce n’est pas bien. J’attends les oiseaux. Ils doivent le savoir. Immanquablement. Ils ont l’instinct non altéré. Ce sont des pies. Je n’ai pas peur. Et je ne les sens pas non plus. Aucun de nous ne les sent pas. On attend. Le brouillard nous enveloppe. L’auréole ne se voit plus. Il ne peut plus nous contenir. Seuls les oiseaux continuent le becquetage. Qu’auraient-ils trouvé? Tout d’un coup j’éprouve une sorte de soulagement. Un grand soulagement. Un liquide ruisselle sur mon front. Je lève la main. Je n’y arrive pas. Et le ruissellement se poursuit. S’égoutte sur le trottoir humide. Je m’attendais à ce que ce soit du sang. Il n’en est pas. C’est la lymphe? Il n’en est pas. Je ne m’en soucie pas. Cela s’écoule toujours. Et les autres voient et sentent de même. Mais ils ne peuvent pas se tâter. Ils se regardent les uns aux autres et se calment. Moi aussi. Au fait je n’en ai pas été inquiet. J’étais tranquille. Je l’ai été tout le temps. Le liquide se mêle à la flaque qui s’écoule vers l’embouchure.

Et le brouillard est moins épais. Il va peut-être se lever. Oui. Il se lève.

La neige s’en est allée. Nous seuls on mêle nos écoulements à ses restes. La neige n’est plus. Et les oiseaux sont disparus.

De quelque part, des nouvelles. On annonce d’une voix rauque la cessation du bombardement atomique. Les rescapés doivent se présenter…Je ne comprends pas où. Je ne me donne même pas la peine de comprendre. Sur le tard, je rejoins ceux qui marchent continuellement, dans la même direction.

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Les rédempteurs La grosse couverture, rendue raide par une longue

utilisation, est enfoncée sur la tête ronde, comme une courge, avec des yeux obliques, à peine entrouverts, des joues luisantes. Plusieurs bras la fixent tout autour d’un monticule qui enfle, rarement, mais systématiquement.

Et il n’y a rien dans la proximité immédiate où les regards puissent se reposer. Il n’y a pas moyen de chasser l’ennui de toute cette éternité. C’est par ici qu’on doit bouger quelque chose. L’air est trop pollué. Mais comment ouvrir une fenêtre, là ou il n’y a pas de fenêtre?

– Bonjour. Je suis Jésus, fils de Dieu. – Quel Dieu? Je ne connais aucun Dieu. – Dieu est mon père, enfanteur de mon corps et de ma

foi, dit l’un en ricanant. – Et quelle est ta foi? l’incita l’autre.

– Il faudrait te le dire. J’ai confiance dans les gens, leur bon côté, continua Jésus son plédoyer.

– Moi aussi, je me fie à eux. Mon nom est Bouddha, et mes frères se fient à ma foi. Et les tiens?

– Non. Les miens ne croient pas. Les miens, ils ont voulu que je fisse des merveilles. Et ils m’ont crucifié, en attendant que je ressuscite.

– Et tu as ressuscité? l’agaça comme toujours Bouddha. – Comme tu le vois. Je suis aussi vivant que toi. – Mais c’est une bêtise. Je n’ai jamais été vivant. Je suis

purement et simplement une création agréable des âmes de

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ceux qui veulent croire en quelque chose. Je suis un rêve nécessaire, tandis que toi, tu te veux en tant que réalité.

– Mes frères ne croient pas aux inventions. Mon père a été, mais il ne leur a suffi pas. Ils ont voulu que mon père eût un fils, qu’ils pussent toucher, sentir et qui leur fît des merveilles, poursuivit-il l’argumentation, comme tant de fois.

– Tu nous casses avec ça. Qu’est-ce? – Voilà, par exemple, j’ai montré aux gens le chemin

vers l’entente et l’harmonie. – Moi aussi je le leur ai montré. Mieux dire encore, ils

l’ont trouvé tout seuls, en m’imaginant. Et ce n’est pas une merveille.

– Il faudrait que je te dise bien des choses. Dieu père, étant invisible m’a inventé pour que les gens vissent et crussent.

– Et ils croient? – Ooouuui! Bon, il fut un temps où ils n’en étaient pas

très sûrs, mais je leur avais fait des merveilles, c’est-à-dire des choses qu’ils ne pouvaient pas faire et alors ils avaient cru et depuis lors ils croient toujours. Que puis-je te dire encore? Comme s’ils ne croyaient plus. C’est pourquoi je suis revenu. On a besoin de moi.

– Et tu en feras d’autres? – Puisque je te le dis. – Quoi donc? – Je vais en arranger une plus grande que la dernière. – L’une vas-tu arranger, rien du tout, parbleu. Tu les as

purement et simplement trompés. Tu crois avoir été le seul à part parmi les gens?

– Je ne le crois pas. Ce sont eux qui me l’avaient dit et ils l’ avaient cru en même temps..

– Impuissance des gens ordinaires, de la foule. – Dis ce que tu veux, frère Bouddha, mais cela s’est

passé comme ça. – Tout d’abord cesse avec ces bêtises. Je ne suis pas ton

frère. Deuxièmement ne te fie plus tellement à la volonté d’un troupeau incapable de trouver seul le chemin vers la vérité et ne fais plus le matamore. Je ne peux pas croire que

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tu aies été le seul à même d’apporter à ces vauriens, le chemin vers le bonheur. Ils en ont été d’autres, mais toi probablement, tu as été le seul capable de leur apporter le chemin vers le bonheur. Ils en a eu d’autres, mais toi probablement tu as été le seul à même de présenter ta marchandise dans des emballages véridiques. Et les grenouilles avaient coroissé à l’unisson, à la faveur de tes inepties. C’était encore plus facile. C’est pourquoi ils t’ont crucifié par la suite. Puisque d’autres l’ont été aussi.

– Oui, mais ils n’ont pas ressuscité. – Et toi? Comme si tu étais vivant? Et je t’en prie, ne

m’interromps plus. Ta mère ne t’a pas éduqué? – S’il te plait. Laisse ma mère tranquille. – Et pourquoi ça? Au fait je remarque qu’elle ne t’a pas

bien élevé. – Ma mère a été et elle est toujours La Vierge Marie. – Autre sornette. Elle serait vivante, hein? – Non. – Et elle est morte vierge? – Oui. Je l’affirme, haut et fort. – Pauvre Jésus, tu es à plaindre. Ou tu es sot, ou bien tu

es malade. Réveille-toi, garçon. Nous tous, ha, ha, nous avons la même origine. Et tu sembles pareil à nous.

– Je ne te le permets pas! Je ne te le permets pas! Tu comprends? Je ne te le permets pas!

La voix de Jésus le Rédempteur était devenue gênante et stridente.

– Qu’est-ce que c’est ce bruit, se fit entendre de quelque part la voix d’Allah.

– Viens ici, mon frère, voir quelle merveille. Ce pauvre Jésus soutient que sa mère est morte vierge.

– Eh bien que m’importe. Elle peut mourir comme elle le veut, entendit-on la voix de loin.

– Tu as raison, mon vieux, parvint des cieux la voix de Dieu.

– Je t’en remercie Père, ne put pas retenir sa joie Jésus, en entendant la voix de son Père.

À grands pas et chaloupés, traînant à peine son gros ventre, s’approchait Mahomet.

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– Mahomet! Mahomet! l’appela Bouddha. – Que veux-tu? daigna Mahomet répondre. – Tiens, ce que dit Jésus, sa mère est morte vierge. – Possible. Lorsqu’une femme n’a plus de mari depuis

longtemps, tout en elle se rétrecit. – Et tu insinues que… – Quelle en est l’importance? Mon père Allah nous a

donné plusieurs femmes juste pour cette cause. Chacune reste pareille jusqu’à ce que son .tour arrive.

– Imbécile, ce n’est qu’à cela que tu penses, s’esclaffa Bouddha dépité.

– C’est toi l’imbécile, celui à mille visages. Puisque ce n’est que toi qui puisses devenir cinglé à ce point de ne plus tenir compte du monde charnel. C’est là, mon frère, que règne le bonheur, c’est bien là.

– Et l’âme? – C’est toi qui parles de l’âme? Celui qui a mille visages

a tout autant d’âmes et laquelle peux-tu rendre heureuse la première? dit Allah, éclatant de rire.

– Bah, c’est toi, celui-là. – Frères, ne vous disputez plus, intervint Jésus. – Vas-t-en au diable, prit la mouche Bouddha, lui

giflant la joue droite. Que veux-tu? – Je veux que vous ne vous disputiez plus. – Mais qui se dispute, hé Jésus, lui dit Mahomet,

brusquement énervé. – Vous. Vous scélérats, soutint Jésus son point de vue. – Alors tiens, prends ça aussi, et Mahomet lui

administra à son tour une gifle retentissante. Jésus prit son visage ardent entre ses mains, essayant d’en apaiser sa douleur. Puis, se rappelant les conseils de son Père, dit:

– Dieu mon Père, Dieu mon Père, comme tu m’as mal appris. Ces imbéciles-ci sont capables de me réduire en poussière mais pas d’apprendre quoique ce soit. Tu n’es peut-être pas d’accord avec quelque chose, mais je ne me laisse plus aller, sache le. Ceux-ci disent que les merveilles n’existent pas. Et ils disent que je ne suis pas vivant non plus. Et si je ne suis pas vivant, alors pourquoi? Tu m’entends? Pourquoi?

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Il se raidit puis comme un arc se mit à taper dans tous les sens. Il frappait et recevait. Tous frappaient, tous recevaient. À qui mieux mieux.

La porte s’était ouverte d’un coup, laissant entrer tout d’abord la tête, puis le corps de l’homme habillé en blanc. Les gestes et les voix se turent. L’homme s’avança lentement, mais sûr, conscient de son pouvoir.

– Mes mignons vous avez envie d’être harnachés, à ce que je vois. Je vais vous calmer tout de suite. Au lit. Au lit, j’ai dit!

Il se pencha ensuite pour ramasser par terre la couverture grise.

– Parbleu. Toi, qu’est-ce que tu cherches? Te voilà? Ébouriffée, effrayée, la fille bondit rapidement, en se

glissant vers la porte. – Balaye, parbleu, balaye puisque c’est pour ça que je

t’ai embauchée, non pas pour fabriquer des saints. Des saints, on en a assez grogna-t-il, en jetant sur la table du salon la boîte à médicaments.

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La cruche La porte de la cellule s’entreouvrit avec un claquement

sec. Dans son cadre, le ceinturon glissé au-dessus le ventre volumineux, l’adjudant Manolache, fourchu, lâcha l’appel d’une voix rauque:

- Hé, Pandele, ton tour! Du tas de paillassons dépliés sur le ciment, on entendit

un mouvement traverser les corps engourdis de froid. La lumière de la petite fenêtre ne permettait pas à l’adjudant de distinguer trop bien qui ni comment se meut. Il se rengorgea fâché:

- Vas-y, vaurien ! Un maigre homme de haute taille se détacha du coin de

cellule, s’approchant d’une marche de grue au-dessus les corps recroquevillés sur le ciment glissant.

Il toucha timidement la porte ouverte. La mauvaise odeur de la cellule avait été remplacée par l’air d’un goût saumâtre du corridor, ce qui l’étourdit. Il chancela.

- Eh ! le voilà qu’il simule, le boyard, siffla Manolache en le frappant d’un gourdin lustré. Le coup bref, piqué entre les omoplattes, projeta le porteur de la souquenille sur le mur opposé. Il gémit. S’il avait crié, d’autres coups se seraient abattus sur son corps affaibli. Il traîna ses pas engourdis par l’immobilité vers le bout du couloir. Il connaissait le chemin. Au début, il l’avait parcouru plus souvent. À présent, deux-trois fois par semaine, selon que le commandant de la prison avait envie, ou quelqu’un de ses adjoints.

Ce soir-ci, ce fut la lubie même du commandant.

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Bien grisé et enflammé de colère pour avoir trouvé son amante occupée avec un activiste qui lui avait promis de la prendre en mariage, le commandant sentait le besoin de passer ses nerfs sur quelqu’un. Il s’est décidé au sujet de Pandele, le professeur universitaire emprisonné pour la simple chose qu’il ne pouvait pas comprendre. Qu’il était libéral. Eh bien. »Quelle grand-chose, ce libéralisme là. Chose capitaliste », marmonna le commandant dressant l’oreille au bruit des pas traînés qui s’approchaient depuis les cellules. Il frappa puissamment de son ceinturon sa paume gauche. La violence du coup éveilla ses sens. Il s’anima juste autant que sentir son corps frémir d’impatience. Il avait frappé le malheureux bien des fois, sans résultat. Il n’avait pas réussi en tirer aucun engagement, aucune confiance à mesure. Tant de mois de bastonnade et rien de sa part. »Si je n’en tire rien ce soir, mon chéri, je le tue » pensa le commandant, en frappant de nouveau de son ceinturon. La porte du bureau s’ouvrit presqu’en même temps. Poussé du dos, Amadeo Pandele se retrouva devant lui. La marche jusqu’au bureau du commandant l’avait dégourdi un peu.

- Dehors ! dit-il à l’adjudant. Celui-ci se retira ricanant. Il allait se caler auprès de la porte. Il aimait écouter les gémissements de ceux que son chef battait. Il avait de la force et de la méthode, le chef.

- Dis, ratatiné, tu vas te moquer de moi pour longtemps, l’apostropha le commandant. Il n’aimait pas le silence; et Amedeo se taisait. Un ceinturon déchaîné s’abattit sur la tête blanchie. Les tempes pulsant de colère, l’officier lui appliqua de nouveau le ceinturon, en le terrassant.

En s’efforçant de se relever, affaibli, Pandele reçut un coup de botte militaire qui l’affaissa. Il renonça à se défendre. Les coups déchaînés l’hébetèrent. Il ne les saisissait même plus.

Fatigué, le commandant s’essuya le front de sueur, puis la nuque transpirée, avec un mouchoir froissé et sale et puis alluma un cigare Carpathes au filtre.

- Sacredié ! tu ne vas pas écrire cette déclaration-là ? Pandele gémit. Depuis des mois il n’entendait que cela,

ce n’était que cela qu’on lui demandait

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- Sergent ! cria le commandant d’une voix rauque. Il savait que l’adjoint s’était collé à la porte. C’est pourquoi il l’appela sergent en tant que punition et dégradation.

- Ordonnez ! dit Mandache, dont la voix portait quelque mécontentement. Puisqu’au fait il était adjudant. Il avait peur de montrer sa révolte. Il aurait aimé qu’on lui dise camarade major ou tout au moins camarade adjudant.

- À l’étau ! grinça le commandant, secoué par l’envie de vomir.

L’adjudant le tira par la souquenille jusqu’à la porte entre-ouverte. Il saisit sa main, dont il introduisit les doigts dans l’ouverture du battant, tirant de l’autre main une corde qui pendait au loquet. Un hurlement éclata de la gorge du malheureux.

- Tu écris la déclaration ? répétait ostentivement le commandant, faisant à l’adjudant le signe de tirer encore sur la porte. Le hurlement s’était transformé dans un beuglement continu qui se propageait le long des cellules, pétrifiant complétement les corps engourdis de froid et d’immobilité des autres emprisonnés.

- Tu écris ? répétait le bourreau sans attendre quelque réponse. Le sang jaillit des phalanges écrasées.

- Ouuuuui ! hurla le torturé. La pression de la porte diminua. Les yeux agrandis de

douleur, le detenu se laissa traîner dans une chaise devant le bureau où gisait une plume, de l’encre et du papier.

- Écris comme je te le dis. Tu as eu de la chance puisque les gars sont intelligents; ils ne t’ont pas fait introduire la main droite dans l’étau. Si on te l’y avait mise, tu n’aurais pas écrit. Écris donc: » Moi, le sous-signé Amedeo Pandele, né l’année, le mois, domicilié dans la localité, celle-là d’où les camarades t’ont enlevé, bon gré, je déclare: je consens à collaborer avec les forces de sécurité de la République Populaire Roumanie. Cerveau, encre et papier, tu en as. Ce que tu n’as pas, porc, c’est la bienveillance et le temps, puisque je suis pressé d’aller chez des putains. Vas, ta mère, plus vite. Il alluma une autre cigarette, observant l’écriture peinée et hésitante du torturé. L’adjudant se grata les fesses, transpiré à la suite de toute l’histoire qu’il avait

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surmontée. Son képi était tombé par terre, et ses cheveux courts s’étaient ébouriffés à son insu.

- Signe et date, dit encore le tortionnaire, prêt à lui arracher la feuille et la bien garder. Il éructa, content. Il l’avait anéanti. Il n’aurait pas soupçonné que Pandele ait cédé. Il pouvait s’en aller maintenant chez camarade Lenuţa, qu’il avait récemment fait embaucher à la cuisine, pour qu’elle lui rende satisfaction une fois de plus. Ballonné, il lâchait des pets à chaque pas, s’étonnant de l’écho produit dans les corridors froids et muets.

* * *

Les araignées semblaient les mêmes. Sous la perruque

âpre, le visage creusé de la vieillotte semblait traversé par de minces fils invisibles d’une toile d’araignée. Le cierge roulé sur la poitrine s’était mouillé tel une pâte. On ne pouvait plus deviner les seins sous la robe lourde, spécialement gardée pour la dernière occasion. Au chevet, le bout de la chandelle allumée s’était penché, mordant à la cire d’un côté, tout en produisant des ruissellements liquides qui s’écoulaient au-dessus le bord du cercueuil.

Les quelques vieillottes à son chevet sirotaient, indifférentes, le café refroidi de la petite tasse, tout en bavardant terne, au sujet des souvenirs de la décédée.

- Du temps qu’elle était sénatrice, elle nous a complètement ignorées, Leonora!

- Mais elle avait les soucis de tout un pays en responsabilité, toi.

- Sacrédié. - Ben, elle avait des lutins en elle. Je sais bien, dans

combien de lits est-elle passée jusqu’à ce que son frisson soit apaisé.

- Tu commets des péchés, Leonora. Elle passait plutôt par des parcs.

- Moi, de la gueule, elle du cul. Ça c’en est la politique…

- Tais-toi! si tu étais à sa place? - Mais comment, puisque je n’ai pas pu entrer ni dans

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le lit ni dans les poches de ce vaurien-là qui avait soulevé ses jupes pour la faire ensuite se soulever dans le parti.

- Ce fut la volonté du peuple, Leonore! - Sapristi, gémit-elle. On ne rencontre plus bête que ce

peuple. À quoi bon être honnête, on ne choisit que les gueux. - Tu es envieuse, c’est ça… - Et comment. Cette loque est allée faire les lois. Et

elle en fit de si bonnes qu’on est arrivé à la dernière extrémité. Moi tout comme elle. Dès que ses seins se sont aplatis, on l’avait mise en marge. Elle s’est pour toujours retirée, voilà, mais à quoi ça rime, dit-elle, suffoquée, en se relevant de la chaise délabrée, suite à tant de veilles dont elle fut le témoin dans la chapelle mortuaire du cimetière. Les flammes des cierges vacillèrent sur son passage vers la sortie.Sur le banc, devant les tombes, Leonora avait allumé une cigarette sans filtre, aspirant avec avidité la fumée âpre. Elle crevait de furie. La rivalité ne l’avait pas empêchée de se rendre au chevet de la sénatrice, même si elle s’y était rendue plutôt pour savourer l’état où la décédée s’était trouvée. Aucun vrai ami ni proche parent. Rien qu’elles, les frustrées, les injuriées de la grandeur d’autrefois de celle qui allait faire son dernier voyage. Eléonore ne supportait non plus la fosse sur l’allée des notabilités. Elle l’accusait, intérieurement, pour le fait aussi qu’elle était devenue Eléonore de Leana ou Lenuţa et pour ne pas avoir fait bâtir un caveau. Elles se connaissaient bien. Elles avaient commencé ensemble les cours de l’école primaire, toujours ensemble dans la prison en tant que cuisinieres, ensemble aux cours sans fréquence, après quoi elles s’étaient séparées. Elle s’est mariée à Mandache, et Leana s’était soulevé les pans des jupes au-dessus la tête du médecin qui habitait en location chez eux et mangeait la nourriture subtilisée à la bouche des forçats.

Et c’était toujours ce pauvre médecin qui l’avait faite passer des études à la faculté, qui lui avait donné un enfant lorsqu’il poursuivait sa dernière année à l’école technique sanitaire. Puis, Lenuţa prit le goût de la politique. C’était l’envie qui l’y avait poussée, c’était le désir de s’échapper aux nombreux amants qui l’inopportunaient jusque dans les allées du parc municipal. Difficile à dire. Mais lorsqu’elle

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avait saisi que la droite touchait à sa fin et surtout qu’elle avait élaboré une loi de lustration des collaborationnistes, elle était passée, armes et bagages, vers la gauche.

Elles s’étaient conseillées, toutes les deux. - Hé, écoute, si pharmacienne que je sois, si ces

partisans des paysans vont me découvrir, j’en serai foutue. Si cet imbecile-là, commandant de prison, devenu général, a été à même de parvenir, moi, la collaborationniste, je suis foutue. Ce nigaud s’est retiré mais je ne sais plus tenir ma maison.

- Mais est-ce que tu l’as jamais su! dit Eléonore. - Je l’ai su, ma mère l’a su aussi et à quoi bon?

Puisque celui qui estropiait les détenus est devenu un grand homme pourquoi, moi, ne le serais-je également. Il est bon que je n’aie pas trop affiché de sympathie pour les paysanats, pour que je puisse cotiser aux autres. Environ 80 000 dollars et je serai sur la liste. Tu vas voir…

- Elle ne l’avait pas cru à ce moment là. Mais une fois devenue sénatrice, elle en ressentit l’amertume. Pas question de se taire, de s’enfreiner d’autant plus qu’elle avait constaté de quelle indifférence elle était traitée par Lenuţa la sénatrice. Chaque personne connue était une nouvelle occasion de médisances, d’autres dévoilements de la vie de madame la sénatrice. Elle en fut tellement affectée par une bonne part qu’Eléonore se laissa photografier par la télévision pendant une prière dans une chapelle parlamentaire, en provoquant le rire de la ville qui l’y avait propulsée. Les hommes mêmes, avec lesquels elle avait couché au hasard, chuchotaient sans entrave au sujet des conséquences des dévoilements. Mais les prières ne lui furent aucunément utiles. Elle s’était alitée juste au moment où elle s’imaginait saine et sauve. Et elle est morte, convaincue que le peuple est bête et indigne d’une telle, Lenuţa, la pharmacienne.

* * *

Le vase exploda entre ses mains. Il s’était peut-être

électrisé lorsqu’il l’avait frotté avec la brosse ou la huppe de l’archéologue. Puisqu’il n’était fou de crier sur les toits sa découverte. Et puis, il ne savait pas de quoi était-il question

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lorsque la petite pelle grinça sous ses mains. Il fallait voir. La terre émiettée s’était collée au vase marron. S’il en avait enlevé à l’aide d’autre chose, il aurait risqué de le détruire. Il avait observé l’archéologue se servir de la huppe. Doucement, patiemment, jusqu’à ce qu’il l’en fît se détacher complétement. Il ne saisit même pas l’irisation qui lui offrait un éclat tout à fait particulier. Cela semblait être l’effet des rayons de soleil sur l’émail humide, enterré sous la tour où on l’avait caché depuis si longtemps.

L’explosion le surprit tout court. Il n’eut même pas le temps de piailler. Le liquide pourpre qui éclaboussa son visage sembalit gluant et irritant. Même corrosif.

Il porta ses mains vers les yeux, instinctivement, bien qu’il ne réussit pas à faire autre chose qu’en sentir la viscosité qui s’étendait au-delà les sourcils. Il n’avait même pas saisi la volatilité du liquide. Une faible buée s’élevait lentement du visage et des vêtements du travailleur, en rougissant l’air de la proximité.

- Sacredié, qu’y avait-il dans cette vieille masure? se demanda-t-il en tâtonnant autour de la fosse.

Sans recevoir de réponse, il essuya du manche du veston la peau autour les yeux éberlués et s’appuya du dos contre la muraille de la fraîche fosse. Dans sa main, les tessons semblaient brûlants. Il les jeta tout près de ceux tombés de l’explosion. Sur son fond, une dalle qui faisait voir un message. Il se souvint de la huppe. Elle était gluante. Il s’en empara sans envie et la passa sur la surface de la pierre poreuse. Il lut: PANDELE.

- Eh bien, voilà. Grande bonne chère. J’ai tellement creusé pour retrouver Pandele, dit-il, dépité. Puis, il s’en effraya, frissonnant. Ça alors, la cruche portait quelque chose comme quoi d’un homme. C’est-à-dire Pandele. La nausée le saisit à son insu. Il s’allècha contre son gré à même la pierre qu’il venait de développer. L’aigreur du palais de sa bouche sans air le fit chanceler. Il s’y affaissa, dans la vomissure qu’il venait de lâcher.

Quelque part, plus loin de sa fosse, les autres fossoyeurs étaient à leur peine, tranquillement. S’ils allaient trouver les monnaies en or cachées dans leur terre, ils en

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seraient payés.

* * * Le soleil s’était étalé par dessus les champs et les ruelles

du village, déployant sa lumière si rarement traversée par quelque image égarée, prêt à se déchirer au premier coup de vent. Les vapeurs se dégageaient des étables des porcs, et les chiens étaient sur le point de faire pendre leur langue aux chardons des herbes desséchées, le long des haies envahies par la fièvre de la four céleste. Quelques poules devenues chauves, suite au combat livré par un coq enflammé, laissaient traîner leurs ailes à travers la fiente émiettée. Des prunes accrochées désespérément à la branche dépourvue de feuilles se donnaient l’air d’être remplies de la sève du fruit bien mûr, cachant dans leur ventre de petits vers blanc-rougeâtre. Sur les éteules, les brébis s’étaient enclenchées sur elles-mêmes, dans un peloton laineux, ombrageant les lésardes de la terre, comme si elles avaient voulu défendre de leur corps la pousse des mauvaises herbes qu’elles auraient enviées en tant que pâturage. Engourdi par la chaleur, le berger gisait auprès quelques pailles entassées, le large pantalon paysan humide, les mouches enragées bourdonnaient attirées par sa sueur abondante sous son chapeau en paille, plus même que par le jus d’un melon écrasé du sabot de quelque taureau avachi.

Le professeur Mandache savait précisément que c’était par là que les bijoux, autrement arrachés aux mains des condamnés, avaient été enterrés. Il les y avait mis, de sa main, avant que de redevenir civil et la peur l’avait empêché, des années de suite, de les récuperer.

À présent, il n’avait plus presque peur. L’ancien commandant ne s’était pas trop réjoui des tresses de général, la sénatrice qui l’avait soutenu comme une fidèle amante avait crevé et Eleonora, avec sa tête de cuisinière n’avait aucune idée du secret de la cruche où il avait caché son trésor. Tout comme lui, Mandache ignorait que Lenuţa était passée dans le monde d’au-delà sous les regards de sa fantasque épouse.

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* * *

Quelque corneille morte de faim sautillait après des

grains de blé, croissant chaque fois que la pointe de quelque tige la blessait sous la queue. La poussière noyée en elle-même recouvrait, en grosse couche, les éteules; n’eût été si faible, le vent non plus, n’aurait pas pu le pêtrir. Les gens se traînaient comme des vers engourdis, dans le limon bouillant qui flottait entre la terre et les cieux, à la recherche de l’ombre faite par les maisons trop cuites par l’ardeur de l’été. Fanés, les géraniums des fenêtres se mouraient.

Quelque fourmi, éblouie par le soleil de trop, courait à l’ombre des feuilles fauchées par les rayons ardents, constatant avec stupeur que le chassis brûle tout aussi fort que la vitre de la fenêtre surchauffée. Sur la terrasse envahie de chaleur, un lézard se prélassait en se gavant de tout ce qui osait bouger aux alentours, changeant de temps à autre la position des pattes d’appui pour éviter la brûlure du contact avec la latte dévastée. De rares silhouettes d’insectes volants se glissaient dans l’air comme si de la cendre. Les mouches mêmes cherchaient la fraîcheur du fumier, sous la croûte crevassée et dentée par les herbes. Le village semblait mort. Et il l’aurait été pour de vrai, si, à ses confins, le peu de villageaois ne s’étaient pas réunis, pour conduire, sur son dernier chemin, l’un d’eux, plus gonflé, le dernier jour de veille, que le reste des concitoyens indécis à donner leur dernier souffle. Sous le chasuble foncé, un maigre prêtre orthodoxe au visage terreux, mouvait difficilement le bras auquel pendait l’encensoir au encens fondu par le métal brûlant sans même qu’il y ait de la braise. Le diacre brédouillait, la langue gluante, des paroles ordonnées par les canons chrétiens. Les seuls fossoyeurs se réjouissaient, là, au fond de la fosse, d’un brin de fraîcheur, défiant le groupe endeuillé et transpiré. Lorsque les boules de terre ont repris leur place, le dernier coup de pelle applanissant le tombeau à la fois, le défi des fossoyeurs était mort. Ils étaient entrés dans le monde de ceux chargés par l’ardeur de la lumière solaire. Le prêtre était tout mouillé au-dessous le chasuble et

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chaque pas semblait être accompagné par un asoupissement. Le diacre le suivait paresseusement, tel un ver sans force, prêt à se laisser en proie de quelque caveau, s’il en avait trouvé un vide, comme si leur village en aurait eu. Ce n’est que dans l’église petite et délabrée qu’on pouvait respirer un air au parfum de cierge et d’encens. Il n’y avait depuis longtemps plu. Les tiges de fleurs mouillaient comme la margarine et le maïs se ratatinait d’un jour à l’autre comme si l’envie de tenir debout le quittait, la sève à la fois. Et dans cet engourdissement pâteux et brûlant, monsieur le professeur Mandache avait sorti le pistolet caché sous le tapis en laine du faux plancher de la chambre de séjour. Il était sec, raide. La rouille même y était séchée, émiettée.

Il l’en enleva du doigt, puis de l’ongle et lorsqu’il en vit, l’air d’un soupçon, il mit quelques gouttes de vodka sur les taches sombres pour ensuite les effacer du coin du mouchoir. Il prit une cartouche et l’introduisit dans l’un des orifices du chargeur. Il fit la première note, du stylographe: »J’ai décidé de me suicider. Le pus a gagné du terrain, plus vite que je ne l’aurais pas cru ». il a signé et a fermé les couvertures de l’agenda, le stylographe entre les feuilles qui dataient son intention. Il a rapproché l’arme de sa bouche. La fraîcheur du métal était agréable. Il l’éloigna, tapa le chargeur et le rapprocha encore, puis appuya le détenteur. Le déclic le fit frissonner. Son cerveau se ratatina brusquement, en le foudroyant. Puis, il se détendit tout aussi brusquement. Rien n’était arrivé. Affaissé, tel une dinde engourdie par la chaleur, il laissa ses bras pendre. Il rouvrit l’agenda et nota: »J’ai décidé de tirer comme à la roulette russe. J’ai tiré un premier feu. Rien n’est arrivé. J’essaie toujours, termina-t-il la note et signa pour toute éventualité, Pandele. Il frappa de nouveau le chargeur du plat de sa main transpirée attendant qu’il arrête de tourner. Il rapprocha le canon du palais bucal, appuyant la détente. Des ruissellements se glissaient, derrière les oreilles, le long du cou, vers le ventre, où les poils s’espaçaient, voûtant dans la zone de la ceinture sous l’ombril. Son cœur s’ébattait follement. Le choc avait été plus supportable que la première fois. Il reprit ses notes d’une main tremblante. La pâte du stylographe s’amassait à

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son bout ardent, grossissant étrangement les boucles de l’écriture.

« C’est toujours moi. J’ai tiré encore une fois. Je ne supporte plus. Je suis mort et cela devrait rester ainsi. J’y suis mort, là, dans la cellule. Je vais encore et encore tirer, jusqu’à ce que je finisse pour de vrai… ». Il ne signa plus les mots gluants couchés sur l’agenda comblé par l’engordissement. Il n’existait plus, de manière officielle. Il était sorti de toutes les évidences officielles. Maintenant, une fois les dossiers, les dévoilements et toutes les histoires qui visaient les collaborationnistes ravivés, on allait, certes, le retrouver. Lenuţa l’avait averti aussi, par l’intermédiaire de sa Léonore à lui.

Il porta le pistolet à sa tempe. De la sorte, la détente serait fatale. Le détenteur déclencha les mécanismes d’un claquement sec. Sans résultat.

Irrité, il fit claquer maintes fois le détenteur. S’esclaffant follement, il répéta à l’infini le geste d’appuyer le détenteur. À mesure que le déclic sonnait creux, le désespoir se substituait au effroi”. Je ne suis même pas capable de mettre fin à ma vie!” se dit Mandache. Furieux, il appuya encore. Le grondement le surprit, la bouche bée. Il aurait voulu changer de signature. Signer: Mandache. Je suis Mandache, paraissait dire le râle gémissant qui sortait de la bouche bée de celui qui avait réussi, au dépourvu, trouver enfin, sa fin.

Lorsque Eléonore allait rentrer des funérailles de Lenuţa, la sénatrice, ce n’était pas l’horreur du corps au cerveau éclaté sur la table qui la rendrait perplexe, mais la signature de l’agenda martyr: Pandele.

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La maison Au début il a arpenté tranquillement le contour. Se sont

ensuivis les travailleurs. En quelques jours, la fondation était prête. Sur le terrain vague, les tas de pierre, les sacs de ciment, les briques disparaissaient des piles rangées, en se transformant. Des murailles ordinaires, des espaces délimités, des trous pour les portes, les fenêtres prenaient rapidement forme, sous les mains des contre-maîtres. Au milieu d’eux, il se promenait à pas hésitants en caressant de temps à autre, du bout des doigts, les murs non plâtrés. Autant à l’arrivée qu’à leur départ, les ouvriers lui serraient la main, le visage souriant. Ils avaient rencontré un client prétencieux, qui savait ce qu’il voulait. Il ne leur restait qu’à montrer ce qu’ils étaient à même de faire. Cette maison-ci allait être une sorte de magnificence à eux.

Avant la fin de l’été ils avaient monté le toit. Puis commencèrent les crépissages. L’automne les avait trouvés avec la menuiserie bien à sa place. Ensuite, l’hiver s’installa en maître sur la cour remplie des déchets du chantier improvisé. La neige avait couvert, avait nivelé, avait uniformisé. Les ordures et les sentiers, le cailloutis, les bouts de latte, les trous et les monceaux étaient à peine visibles du manteau blanc. Il était parti. Puis il revint une fois le printemps arrivé. Le même pas hésitant, les mêmes mouvements prudents, d’admiration et de perception de l’espace à travers les mains. Journellement, l’après-midi, il arpentait au pas, défonçait du pic en diverses directions, en sorte que le contour du jardin soit visible. De place en place,

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lui, l’étranger de ces endroits, avait commencé à piocher. En mesurant du manche de la pioche la profondeur des

trous, l’étranger rangeait des jalons façonnés, en esquissant un enclos à la mesure de la maison à peine dressée. Les voisins s’en demandaient, s’en étonnaient, mais ils n’osaient pas intervenir de quelque manière que ce soit. Une seule fois, l’un d’eux avait questionné s’il pouvait l’aider en quelque sorte mais…

– Non, je n’ai besoin de rien, vint la réponse, qui avait mis fin à toutes intentions bienveillantes. Ils s’étaient contentés de le voir travailler et d’en peser des yeux les ébats.

Puis, au temps des cerises, les voisins furent invités aux noces. Des parterres des fleurs éclatées en couleur, de la maison éblouissante de propreté, lui, l’étranger, les invitait à la partie. Les voisins vinrent poussés plutôt par la curiosité que joyeux de l’invitation. Ils allaient peut-être apprendre quelque chose comme aux noces.

Au seuil de la maison, le couple leur serrait les mains, tandis qu’une vieillotte recevait les présents, en les rangeant sur la petite table du hall.

– Soyez les bienvenus, leur disait-il, en souriant, tandis que la timide mariée se laissait embrasser les joues.

La musique d’un magnétophone créait l’ambiance nécessaire au moment solennel. On ne dansait pas mais tout le monde était bien disposé. Les blagues et la bonne disposition s’entrecroisaient nonchalemment au-dessus des tables abondantes. Le vin léger et de qualité avait délié les coeurs les plus silencieux.

Lorsque tout prit fin et que les derniers invités furent partis, il se leva de la table, sans observer que devant lui, juste sur le bord de la table il y avait une bouteille d’eau minérale. Il la toucha involontairement. Le bruit de la bouteille renversée le cloua sur place. De grandes larmes ruisselèrent brusquement sur les joues. La vieillotte s’empressa de le consoler:

– Cela a été très beau mémère. Rien ne s’est passé et personne ne s’en est rendu compte de quoique ce soit.

La vieillotte prit sa tête entre ses mains: – Tout a été bien mon fils, tu comprends?

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Il n’y répondit pas. Les regards figés, étranges, il murmura confusément:

– Si je devais mourir à cet instant et je voudrais quand même voir. Dis-moi, mère, elle est belle? Comment est-elle?

La vieillotte le regarda avec douleur, reprenant: – Je te l’ai déjà dit. Elle est mince aux cheveux dorés et

les yeux noirs. Elle est souple et elle est de taille à peine plus petite que toi.

– Oh, combien je voudrais voir, dit-il, prenant sa tête entre les mains désespérément.

Assise sur une chaise, la mariée se leva sans bruit. Elle s’approcha et le saisit par la main.

– Viens, viens je t’en prie. Tu es mon époux. Il la poursuivit, confiant. Sa main avait enclenché, éperdue, la sienne. À ce moment-là, elle était son seul guide. Une trace de sérénité s’étalait doucement sur le visage, bouleversé par la douleur, de celui qui n’avait jamais vu une fleur, un fruit, une maison, une femme.

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La poupée Coucou ! Dans la salle d’attente IIe classe, gisaient pêle-mêle,

gens et bagages. Sur des bancs, à même la terre, pelotonnés auprès du calorifère, respirant tranquillement le même air vicié et humide des chaussures et des vêtements moites, dans une attente résignée au-delà l’ennui qui effaçait des traits, diluait la personnalité récomposant l’image de certaines gens navrés. Le jeu des enfants faisait ouvrir l’œil mécontent de quelqu’un, suivi par un grognement incompréhensible. La petite fille s’était cachée derrière les bagages d’un paysan endormi.

Le garçon, un peu plus grand qu’elle, la cherchait du regard, craignant le bruit. Un éternuement la déconspira.

- Je t’ai vue, ça y est, je t’ai attrapée ! Dépitée, la fillette se releva. Puis, elle vint s’asseoir tout

près de lui. - Je ne joue plus. Tu me trouves puisque je suis

enrhumée. Le garçon la regarda, désemparé. Il ne sait que faire. Et le train n’arrivait plus. Par les vitres embouées, il observait la neige tomber uniformément, rendant plus difficile encore l’attente. Il n’avait pas sommeil. Il était soucieux. Ils étaient seuls et si le train arrivait il n’y aurait personne à les réveiller. Heureusement, il savait se rendre chez ses grands- parents. Il était parti de la crèche sans demander la permission. On ne le lui aurait pas permis, de toute façon. Et sa petite sœur était à la crèche.

Puisque c’étaient les vacances. Et pendant les vacances,

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ils allaient jadis chez leurs parents, courir, jouer, se faire traîner dans la luge, aller chanter pour le Nouvel An. Il en avait déjà des souvenirs.

Maintenant, la grand-mère était malade. Le grand-père la soignait et il ne pouvait pas les rejoindre.

Décidé de faire le grand, il essuya de sa paume les larmes qui étaient en train de s’écouler. Les premières vacances sans la mère. Son père, il s’en souvenait vaguement. Ni ne le voulait pas. Il était parti tout de suite, après la naissance de la fillette. Puis, et peut-être juste à cause de cela, sa mère était tombée malade. La fillette avait quatre ans. Mais où était-elle ? Il n’avait pas observé sa disparition. Il la découvrit dans un coin de la salle d’attente, regardant fixement quelque chose. En se glissant à peine, surmontant des bagages, il se retrouva près d’elle. Elle fixait quelque chose qui ressemblait à une poupée. Non, ce n’était pas une poupée. Sur une chaise, enveloppé d’une couverture, un tout petit enfant. Elle n’en avait plus jamais vu de si petits. Il dormait et souriait pendant le sommeil.

- L’omnibus 5005 a un retard imprécis….L’enfant se réveilla, roulant tout autour les yeux. Il piailla tout doucement, puis de plus en plus fort. Aux alentours, les passagers sommeillaient, silencieux.

- Il semble qu’il n’y ait personne avec lui, chuchote le garçon, d’un œil interrogateur de tous côtés.

- Je le prends, moi, répond la fillette. - Toi ? Qu’en feras-tu ? - Jouer avec. J’ai toujours eu envie d’une poupée. - Mais ce n’en est pas une! - Que c’en soit une ou non, je veux jouer avec. - Impossible, chuchote le garçon, craignant de

réveiller les gens aux environs. - Mais si, mais si… - Tais-toi… La fillette avait déjà pris l’enfant dans ses bras, le

berçant lentement. - Le train acceléré 524 arriva dans la station sur la

ligne trois et il repartira dans la direction…. Les gens se lèvent empressés, ramassent leurs bagages

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et se bousculent vers la sortie. L’enfant pleure pour de bon. - Les pauvres, ils en ont assez, eux aussi, murmure

une femme, hochant de tête. - Folle, sa mère. Faire sortir un petit enfant par un

pareil temps et l’amener dans les gares… Une vieillotte dégourdie les regarda indifférente puis,

contentée du silence recouvrant la salle, s’est allongée sur le banc, le sac en vinyle, presque déchiré, soigneusement placé sous sa tête. Il y avait des places, à présent, dans la salle et le train, on ne connaissait pas l’heure de son arrivée. Retard imprécis...

L’enfant piailla de nouveau. La fillette le tient sur ses genoux et le berce. Le garçon se taisait et la regardait mécontent.

La porte de la salle d’attente s’ouvrit tout à coup, ramenant, la tempête à la fois, quelque chose qui rendit encore plus mécontent le garçon. Un milicien. Il avait déjà vécu des moments pareils. Il savait ce qu’il cherchait. Des vagabonds abrités par ici, ou des voyageurs sans ticket. Et lui, fuyard de la crèche, sans ticket non plus…

La fillette, innocente, berçait toujours l’enfant. Le milicien regarde partout et part content. »Rien de suspect par ici ». La fillette se penche au-dessus l’enfant endormi et lui souffle l’air chaud.

- Il aurait froid, lui aussi, disait-elle, grelottante. - L’omnibus 5005 arrive dans la station à la ligne deux

et repartira dans la direction… - C’en est le nôtre. Laisse-le et allons-nous en…La

fillette le regarde confuse et ne bouge pas. - Allons, tu n’entends pas ? Le train arrive…Allons,

laisse-le ici, où tu l’as trouvé. - Je ne veux pas, dit elle, continuant à le bercer sur ses

frêles genoux. - Vas-y, ne sois pas bête ! Je t’abandonne ici,

continuait-il, à voix basse, tremblante. - Vas-y, toi ! Puisque tu es méchant, va-t-en ! Il est

seul, tu ne le vois pas, toi ? Le garçon demeura indécis pour un moment. S’il

continuait, il aurait attiré l’attention là-dessus, puis les

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questions se seraient ensuivies. Il se penche, il prend l’enfant dans ses bras. Il était plus léger qu’il ne l’aurait pas cru. Il pousse doucement la fillette vers la sortie.

- Allons, plus vite ! Sur le quai, la tempête fait mêler les gens à la neige. - Monte toute seule, essaie, je ne peux pas t’aider. Une femme avec beaucoup de bagages les fit monter à

tour de rôle; elle, tout d’abord, puis lui, l’enfant avec. Il ne dit pas merci. Il se donna la peine de disparaître au plus vite, craignant les questionnaires.

Dans le wagon suivant, un compartiment vide. Il posa le fardeau sur un banc et respira, soulagé. Ils allaient descendre à la troisième station. Puis, un brin de chemin à pied. Mais là, il n’avait plus peur. Il s’y voyait déjà arrivé. Grand-mère devait être toujours alitée, telle qu’il le savait depuis longtemps. Grand-père a allumé le feu et dans la maison il faisait chaud. Puis, il allait leur préparer le dîner et les faire coucher. Puis, la neige et le jeu. Seule maman n’est plus. Mais il y a grand-père. Il a voulu les élever. On ne le lui avait pas permis. Il soignait à peine grand-mère. On avair décidé: la crèche, c’était le mieux. Ils allaient grandir, étudier , oublier…

Le petit garçon regarda par la vitre où il avait pratiqué un œil, en y soufflant et grattant la glace de son doigt. Il ne voit rien que la tempête de neige. Il était attentif à compter les stations, pour savoir où descendre. Le peu de chaleur du train et la fatigue firent s’endormir la fillette. Le garçon saisit la manche de son mince paletot.

- Ne dors pas, tu entends ? Ne dors pas ! la fillette ne voulait pas ou ne pouvait plus l’écouter. Le train s’arrêta de nouveau. Il avait pour une station encore.

- Veux-tu que nous nous endormions ? Lève-toi, va, lève-toi ! Qui va nous réveiller ? Ébranlée, élevée par force, la fillette ouvrit les yeux ! Elle reprend l’enfant dans ses bras. Elle le berce, prononçant des mots caressants, sans aucun sens, ne sachant plus qui était l’enfant, lui ou elle….

Le petit garçon la regarda pensif. Il avait une sœur, une responsabilité et un sens. Il posa sa main sur son épaule; et la sentit trembler. La fillette ne se plaignait pas. Il avait donc

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une sœur « à l’honneur » comme ils avaient l’habitude de dire là….Il la regarda dans ses yeux clairs levés vers lui.

- Qu’aurait-il fait sans nous…pleurnicha la fillette, suppliant. Il ne répondit pas. Il aurait voulu lui sourire, mais il ne pouvait pas. Son visage exprimait seulement l’acquiessement de la chose déjà accomplie.

Sur le corridor on entend le cliquetis de la cloche du contrôleur.

Il sentait le cœur dans la gorge. Maintenant. Qu’il passe. Cette fois-ci aussi.

Le contrôleur les regarde par la porte et passe plus loin. Trois petits enfants ne pouvaient pas être seuls. » Les parents se tiendraient, peut-être, quelque part, à côté, causer, comme il arrive dans cet omnibus où, presque tous les voyageurs se connaissent ».

Nous descendons à la première, dit-il ferme. Tu le ties dans tes bras. Je descends et le reprends. Puis, ce sera ton tour. Prends soin. L’escalier est enneigé.

Il voudrait voir, regardant par la vitre, où se trouvaient-ils. Il y avait d’abord une forêt d’acacias, puis une fontaine, puis…Inutile. La vitre était trop gelée. Il sentit le train ralentir. Il n’y avait pas question de quêter encore. Par ici.

- Allons ! L’enfant pesait lourdement. La fillette le portait en

silence. La porte de la voiture s’ouvrit difficilement. Les

paumes du petit enfant se glacent contre les portes froides. Il essaie de toutes ses forces. Il craint solliciter quelque aide. La porte cède, enfin. Il descend, de l’air de quelqu’un de responsable. Il tend les bras vers sa petite sœur. Il n’y arrive pas. La fillette s’agenouille, se donnant la peine de se rapprocher. Il n’y arrive toutjours pas. Le garçon remonte une marche. Prend l’enfant et saute dans la neige. La fillette se relève et descend, effrayée, marche par marche, saute et tombe à côté de lui, dans la neige et la tempête. On les aperçoit à peine.

L’employé les considère. Lorsqu’il les voit s’éloigner du train, il donne le signal de départ. Puis, il s’approche, indécis.

- Et vous, petits Poucets ?

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- Nous sommes venus chez grand-père, en vacances ! - Seuls ? - Mais oui ! - À qui êtes-vous mes braves ? Les enfants le regardent et se taisent. - Qui est grand-père ? s’essaya-t-il, de nouveau. - Papa Oprea… - Ah….est-ce qu’il sait que vous lui rendez visite ? - Non, mais pas besoin, répondit le garçon et repartit

difficilement à travers la neige entassée dans la gare désertique.

D’une main il portait l’enfant, de l’autre il traînait la fillette qui s’enfonçait toujours dans les montagnes de neige.

L’employé s’imagina tout à coup la terrible situation. Il entend clairement, à présent, les paroles de sa femme pendant qu’elle lui servait le dîner. » La vieille femme de Oprea est agonisante depuis quelques jours. On la fit communier. Les voisines la veillent à tour de rôle, cierge allumé. Le vieil homme tient debout à grande peine. Comme s’il s’en iraient tous les deux ? Ça va être difficile. Les villageois feront de leur mieux pour les enterrer. Ils ont été bons maîtres de maison, à leurs places. Et à quoi bon ? aux mains des étrangers. Heureusement, dans le village, il y a des gens généreux et craignant Dieu… »

Et maintenant, les enfants….Et le plus petit, qui est-ce ? Seul Dieu en sait. Deux ou trois, toujours des pauvres…

Il essaya d’être gai et les invita dedans. - Venez chez moi pour vous chauffer. - Non, merci, nous sommes pressés d’arriver chez

nous, dit le garçon. L’homme insiste. Il entoure de ses mains les frêles

épaules et les fait entrer de force. Au moins s’est un abri. Et le poêle chaud.

Il attendait le relayeur. Les enfants se collèrent au poêle. Leurs visages étaient

en feu et les mains toutes rouges de froid. Il voulait être bon avec eux.

Il ne savait que dire. Il regardait les mains collées au poêle.

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- Ne les tenez pas au chaud. Ça va vous faire du mal. Le garçon enfonça ses mains dans les poches de son pantalon et la fillette les serrait à l’aisselle du paleton.

- Tu n’as pas de paleton ? demanda-t-il au garçon. - Non, c’est pas mon tour. Et puis, je n’en ai pas

besoin. Là, à la crèche, on n’en a pas besoin. Il fait chaud dans la salle de classe et dans le dortoir, également. Et la cour de l’école est si étroite. On joue rapidement et puis on rentre. Le peloton est plutôt encombrant. Et à quoi bon ? Je ne savais pas qu’il y aurait une si grosse tempête de neige. Si j’en avais su, j’en aurais emprunté un. Mais comme ça…Maintenant, ça fait rien. On est arrivés, c’est bon…

Il parlait vite, pour ne pas laisser le temps aux questionnaires. Il mentait et le faisait sereinement. Puisqu’il ne pouvait pas dire à quiconque qu’il s’était enfui. Au grand-père si, mais à lui, un étranger, peut-on jamais savoir ? S’il allait le renvoyer ?

L’employé le regardait, toujours pensif. Leur mère, la fille du vieux Oprea. Il la connaissait depuis l’ecole primaire. Elle était plus âgée que lui de quelques années. Elle était devenue belle mais sans fortune. Il avait entendu dire, dans le village, qu’elle était morte au dépourvu. Ses pensées furent interrompues par l’arrivée de son relayeur. Il était entré en trottant pour secouer la neige de ses bottes.

- Salut ! Hé, quel mauvais temps…Bon, tu peux partir. Et ces petits qu’y en at-il ? Puisqu’ils ne sont pas les tiens ?

- Non. Ce sont les petits neveux du viel Oprea. Ils sont à peine arrivés par l’omnibus. Je les ai amenés au chaud. Je vais les conduire à la maison…Seuls, dans ce courroux, ils ne se débrouilleraient pas. On en reparlera. Allons, hé !

Il prend le petit dans ses bras. Le garçon et la fillette le poursuivent, silencieux.

Combien d’enfants avait eus la femme ? Et celui-ci, le plus petit, quel âge aurait-il ? la nouvelle de sa mort était arrivée depuis quelque temps. »Mais à quoi ça rime. Il est bon que je les emmène chez eux. Je vais dire à ma femme. Qu’elle fouille, elle, si elle le veut. Les femmes, elles, savent mieux et bien plus de choses ».

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Ils avançaient vite, sous le ciel ombragé par les nuages écarlates. La lampe était allumée dans la maison du vieillard. Il n’appela pas à la porte cochère. Qui lui aurait ouvert ? Quelque voisine, s’il y en avait une, était à ses soucis. Il entra, frappa à la porte et ouvrit.

- Bonsoir, mon père. Je t’ai amené les neveux. Puis il sortit sans rien dire, ignorant qu’aurait-il fallu ajouter dans une pareille situation.

Le vieillard l’accueillit sans paroles. Dans le lit de la pièce, un cierge allumé au chevet, la vieille gisait immobile.

- Grand-mère, nous y sommes ! se lance vers elle la fillette. Aucune réponse. La femme ouvre difficilement les yeux. Elle regarde longuement, gémissant. Il n’y avait plus de larmes dans le creux de ses yeux.

- Prends soin d’eux ! murmure-t-elle à peine, essayant de caresser la tête de la fillette.

Le vieillard regarde pétrifié le geste de sa main qui ne s’achève plus. Sur le tard, des yeux fixes s’écoule une larme qui se perd dans le visage sillonné de rides. Les épaules du vieil homme se courbent sous le poids des pleurs. Les enfants avaient compris. Ils se serrent auprès de lui, se laissent embrasser à sa poitrine amincie par le temps et les douleurs. L’enfant placé aux pieds de la vieillotte commence à pleurnicher, puis à pleurer d’une voix criarde.

- Il faut changer ses linges, dit le vieillard, d’une voix tremblante, avalant ses larmes. Sur la table il y a une casserole avec du lait. Mets-la sur le poêle, au chaud, ajouta-t-il, la voix éteinte.

La fillette le regarda redresser son dos et essayer de dénouer la mèche, de ses maigres mains.

- Laisse-moi faire, grand-père ! dit-elle en se rapprochant.

Le vieillard l’observe, étonné. Il a encore la force de sourire en constatant son adresse.

À la fenêtre, la tempête entasse la neige. La tempête de neige est à sa tâche. Dans la pièce, le mystère du passage dans le temps s’accomplit, veillé par un cierge allumé.

Bourgeon, fleur, fruit, branche. Quelque part, l’aboiement d’un chien se laisse couvrir par le sifflement

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d’une locomotive et de la tempête de neige qui continue incessamment.

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La main Monsieur Costache Agarici fut saisi de peur. Sa main

était brusquement enflée. Et qu’il avait été content, auparavant ! Des années de suite, il n’avait pas connu l’estime. Des années de suite, il s’était donné la peine de se faire remarquer, sans avoir réussi à susciter au moins l’intérêt du gardien de l’imposante institution où il travaillait. Et jamais il n’avait pas été parfaitement heureux. Ce n’était qu’à présent qu’il pouvait, enfin, dire qu’il savait ce qu’était le bonheur. Son chef lui avait tendu la main. Indécis, Costache Agarici la lui tendit à son tour. Puis, comme si un fluide relevant s’était glissé à travers les doigts minces et pâles, il sentit tout son corps tressaillir tout court. Ce fut un tressaillement de joie, ce fut un spasme du corps surpris; il n’aurait pas su préciser. Il ne sentit qu’une immense joie. Si grande, qu’après le départ de son chef, Costache demeura les yeux rivés sur la main qui avait été le témoin de l’heureux événement. Puis, comme s’il avait craint quelque profanation, il la retira dans le plus sûr cachet: la profonde poche du pantalon. La chaleur bienfaisante du propre corps apaisa son inquiètude.

Une fois arrivé dans la mansarde pauvrette, il ne sortit pas la main de sa poche, ni au moins lors de son coucher. Il préféra dormir habillé. Le lendemain, il ne travailla plus de la main pour laquelle un aigu sentiment de vénération naissait et prenait forme. Il se lava, quelques jours plus tard, sur son corps à l’exception de la main. Dans le tramway il en prenait soin, comme s’il avait dû conduire son chef quelque

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part, spécialement. La main était tout aussi adulée, intangible, honorée.

Bientôt, la poussière et la misère creusèrent des échancrures dans l’épiderme. La main commença à gonfler. Il ressentait la douleur comme un tribut apporté à l’honneur. Une étrange suppuration se frayait place, de l’épiderme crevassé, parmi les doigts enflés. Lorsqu’il se décida la montrer à un chirurgien, il était déjà trop tard. Il fallait l’amputer.

« Qu’il est simple, pour ces médecins, de se prononcer », marmonna, mécontent Costache Agarici. Comment renoncer tout à coup à sa main vénérée. »Mieux, je meurs avec. À quoi bon une vie sans honneur ? » se dit-il, pendant qu’il traversait, pensif, le hall de passage devant les caisses de tickets. La main qu’ils voulaient amputer lui avait porté bonheur. Il avait enfin un rendez-vous décisif, après bien d’autres rencontres manquées. Il avait trouvé, en fin de compte, sa moitié. Elle avait accepté. Aujourd’hui, elle s’amenait, bagages avec, le rejoindre pour toute la vie. »Et ces médecins voulaient l’estropier, le rendre manchot, juste au moment, juste au moment où… »

Il ne réussit pas à terminer la pensée. Effrayé par la garniture du train qui passait par la gare désertique, il glissa. Son chapeau tomba, enlevé de sa tête par le courant produit de la vitesse du train inopiné. Affaissé à son insu, Costache tendit instinctivement ses mains pour l’attraper au dessous les roues du train. Les mains bougeaient aux tressaillements brefs, à travers les traverses comblées par les essieux des logies au mouvement foudroyant. Il ne les vit plus. Le sang jaillissait des chiots en loques, incessamment. En attendant l’ambulance, il s’éteignait, son visage imprimé par quelque chose entre douleur et sourire de contentement. La chance paraissait l’attendre encore. Il mourut silencieux, la pensée dirigée vers la femme qui devait descendre. Il n’a pas compris pourquoi était-elle habillée de noir. Il n’a pas compris pourquoi ne pouvait-il plus l’attendre, pourquoi se hâtait-elle de…

La sirène de l’ambulance s’approchait de plus en plus. Le peu de voyageurs le regardaient, effarouchés,

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s’éteindre dans la flaque de sang, comme si tout lui était arrivé lorsqu’il n’en avait plus besoin. Les brancardiers placèrent les bras ramassés entre les traverses enduites de sang, sur le corps inerte, et s’en allèrent, lentement. Le hurlement de la sirène s’éloignant fit les voyeageurs se répendre chacun à sa besogne, dans un engourdissement gluant, cerné.

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Rică Personne n’aurait pas prêté attention à Rică n’eût-il été,

chaque jour, aperçu au coin de la Grande Rue, le pantalon rapiécé et les bretelles nouées sur sa poitrine crasseuse. Il était toujours affamé, les yeux grands-ouverts dans sa grande tête et les cheveux ébouriffés, toujours à la recherche d’un morceau de pain ou tout autre chose qu’il aurait pu manger.

Personne n’aurait su dire d’où était-il apparu parmi les autres vivants. Certains disaient qu’ils l’auraient vu dormir sous le pont qui surmontait l’eau de Moldova, vers Horia, d’autres qu’ils l’auraient plutôt vu sous la voûte d’entrée de l’Archévêché de Roman, d’autres qu’ils l’auraient aperçu sur les rives de Moldova, qui séparaient l’eau de la piscine récemment construite. Mais personne ne pouvait dire qui étaient ses parents.

C’est pourquoi, il y a eu de longues disputes dans le gros des gamins, divisés entre ceux qui soutenaient qu’il aurait un père et ceux qui disaient qu’il n’en aurait pas. On est même arrivé aux chamailles. Le groupe de ceux “avec père” a été chassé du territoire commun des jeux par le groupe de ceux”sans père” pendant deux semaines environ; pour ensuite conclure un armistice formel, uniquement pour tirer au clair “l’incident”.

Les gamins se sont réunis, un beau jour, derrière les Halles Centrales Roman, là où on marchandait les melons et les pentures gitanes, ou les vêtements abîmés, volés, les pigeons voyageurs, dans des coffres troués de I.L.F(Institution des légumes et des fruits) ou bien d’autres

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bagatelles. Lorsque les deux groupes se sont rapprochés l’un de l’autre, les poings avaient commencé à siffler. Chacun s’était forgé, du présomptif père de Rică, une sorte de cri de lutte.

- Avec pèèèèère! criaient les uns se ruant. - Sans pèèèèèère! hurlaient les autres, frappant à leur

tour avec ardeur. Ils combattaient, les uns et les autres pour l’une des

deux possibles vérités, sans qu’au moins l’un d’eux pense qu’il aurait été beaucoup plus simple de le faire venir tout près d’eux et lui demander, pur et simple, s’il avait ou non un père. Quant à sa mère, personne n’en avait pas cure. L’important, pour les garçons, c’était le père. On ne posait pas le problème de l’existence ou de la non existence, pour ce qui était de la mère.

Lorsque les uns commencèrent à donner de visibles signes de fatigue, les yeux meurtris et haletants incessamment, ils se retirèrent pour reprendre haleine, rien que pour recommencer par la suite.

Quelqu’un de plus habile, parmi ceux “avec père”, dit sur le tard:

- Et, au fait, pourquoi n’irait-on demander, en fin de compte, à Rică lui-même?

- Le lui demander? marmonnèrent certains d’autres, comme si ce n’était qu’à ce moment précis qu’ils en auraient été éclairés.

- Allons le lui demander, tomba la réponse de plusieurs parts.

Et alors, ils partirent, chacun de son côté, le chercher. Ils n’en ont pas eu pour longtemps. Ils l’ont trouvé,

devant la boulangerie du voisinage. Tous réunis rue Smirodava, l’un d’eux le questionna:

- Hé, Rică, dis-nous la vérité! As-tu un père? Les yeux grands-ouverts, hors les orbites, s’étaient

troublés pour un instant. Puis, lorsqu’il fut sur le point de pleurer et que les poings se serraient furtivement, furieux, Rică s’est lancé comme un arc prêt à frapper. Ils ont à peine réussi à les séparer.

- Laisse-le, hé, il est fou, tu vois pas?

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- Il s’était rué sur toi puisqu’il a, peut-être un père! dit l’un de ceux “avec père”.

- Mais puisqu’il n’en a pas! dit l’autre, “sans père” - Mais puisqu’il en a! - Mais puisqu’il n’en a pas! renforça un autre. La chamaille recommença. Rică s’éloigna, navré, se

laissant glisser au pied d’un mur et pleurer aux hoquets. Du groupe des combattants, on entendait toujours

éclater les contradictions: - Il en a! - Mais, il n’en a pas! - Il en a! - Il n’en a pas, hé! Et Rică de pleurer encore, affligé, à l’oubli de tous et de

tout. Dans sa pauvre âme, il pleuvait aux larmes de tristesse;

ai-je ou non un Père?! Mais quelle importance, au fait et en fin de compte?

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L’essaim Défaite, l’abeille gisait dans la toile de l’araignée. Ses

lourdes ailes se donnaient la peine de secouer la toile tissée avec tant d’habileté. Les minces pattes vigoureuses s’agitaient inutilement pour s’échapper aux filets qui les entouraient. Les pattes s’enfonçaient toujours plus profondément, toujours encore. La fatigue commençait à devenir plus pesante. Déchirée par ailleurs, la toile refusait de céder. Le corps de la reine était saisi d’un engourdissement indésirable. Elle n’aurait jamais cru s’achever de la sorte.

Et l’araignée, une grande croix sur le corps, la guettait moqueuse. Et cette méchante toile gluante. Elle sentait la fin approcher. Elle la souhaitait plus rapide, soit jamais. Elle ne savait même plus ce qu’elle désirait, mais elle voulait, expressément que tout finisse une fois pour toutes. N’importe comment, pourvu que cela finisse. Le temps qu’elle avait été reine, elle n’aurait jamais prolongé la peine de ses fidèles coupables. Elle prenait conseil de ses conseillers au sujet de tous les détails désagréables, concernant la vie de la ruch,e s’essayant de remettre dans l’ordre tout ce qui l’exigeait. Et elle n’avait pas vu le champ qu’une fois…Il y en avait des fleurs. Et tout le peuple volant si jeune l’avait élue reine. Les petites abeilles étaient confiantes dans leurs propres forces de sorte que longtemps, dans la ruche, règnèrent le bonheur et le bien-être. Aucune n’enviait la place d’une autre sans y avoir le droit, bien que toutes courussent la reconnaissance de leur effort. Puis, la

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première tempête arrivée et les abeilles mâles dehors, la vie semblait plus facile. Il n’y avait plus d’aspects négatifs de travail, et les abeilles travaillaient avec profit et ardeur. Le miel ruisselait de la ruche, attirant, en égale mesure, amis et ennemis. Des abeilles venaient vers leur ruche depuis d’autres plus pauvres pour y emprunter le nécessaire, et elles y demeuraient même. La joie et l’abondance avaient envahi la ruche et les abeilles en étaient toutes fières. Les plus braves combattants étaient morts défendant leur honneur. Alors toute la ruche s’est levée pour défendre son territoire et sa fortune et pour chasser les intrus. Les essaims voisins, plus pauvres, mais qui avaient bénéficié de leur appui au besoin, sont venus à l’aide. Et, vague après vague, tous les ennemis avaient été vaincus, même si le nombre des vaillants défenseurs avait considérablement diminué. Mais, dans les rayons de miel, de nouvelles générations se préparaient à naître. Les champs fleuris attendaient impatiemment les jeunes travailleurs cueillir le pollen. Une nouvelle reine allait naître et déposer la candidature dans la ruche formée avec autant de soin par la reine mûre. Son inquiètude avait produit des soucis de défense insensés. C’était chose connue: lorsque le règne de la reine était bon, la nouvelle reine devait chercher une autre ruche et reprendre, dès le début, la lutte pour faire nourrir son peuple.

Les conseillers mêmes avaient oublié la sagesse des ancêtres. Ils s’agitaient aux coins des rayons de miel, frayant des lois et des projets destinés, selon leur dire, à renforcer le trône. Ils n’acceptaient dans la suite de leur reine aucun personnel non vérifié, se donnant la peine d’apprendre jusqu’aux plus éloignées de leurs branches, la nature de l’arbre généalogique. Toutes autres propositions étrangères n’étaient résolues qu’à leur propre avantage. Ils avaient grossi outre mesure, presque tous, vu les “dons” en quantité. Dans leurs trous, le miel dépassait la limite, même celle admise en cas de nécessité. Peu à peu, le nombre de leurs orifices s’agrandissait, comme s’ils avaient eu droit au miel.

Les vieux travailleurs étaient obligés de réduire journellement quelque cellule et certains habitaient même avec toute leur famille les environ 10 millimètres carrés.

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C’était pour rien qu’on faisait construire d’autres et d’autres orifices en cierge, c’était pour rien que de fameux maîtres habiles cherchaient d’ingénieuses solutions pour frayer un nouveau chemin vers la ruche, puisque la suite s’emparait du meilleur. Elle s’en appropriait non seulement pour elle que, surtout, pour ses proches parents, jusqu’à peu de temps auparavant, de simples travailleurs, mais devenus, on ne savait pas trop pour quelles raisons, de très importants fonctionnaires. On disait que c’était la reine qui les appuyait, c’est pourquoi on n’y pouvait rien. Même chose chez les ruches voisines. Les pousses, à peine sorties sur les champs, portaient de grands sacs à remplir du pollen. Il y en avait pourtant, bon nombre affamé à cause des très petites rations qu’elles recevaient en début de carrière de cueilleuses. Pas question de poste de responsabilité au commencement, lorsqu’elles n’avaient pas encore ni proches parents ni relations. Et là, on n’y arrivait que soit très difficilement, soit très facilement. Dans l’âme des mécontentes, la révolte s’agrandissait jour après jour. Le tas de pétitions envoyées là-haut n’en obtenait aucune réponse; aucune amélioration n’était visible. Ainsi, les mécontentes allèrent se plaindre à la jeune reine, qu’elles nourrisaient avec du nectar et du lait cueillis par le battement de leurs ailes. C’est à elle qu’on communiquait tous les ennuis éprouvés, lui demandant, souvent, le conseil. Mais elle leur répondait que l’heure n’était pas encore arrivée pour vengeance et que toute chose en son terme. Pendant ce temps, elle exigeait qu’on lui apporte toujours plus de lait et de nectar, et elles, en dépit de leur pauvreté, ramassaient des réserves pour en avoir car on allait graisser à gauche et à droite la patte, au but de gagner le plus d’alliés. Certaines abeilles, mécontentes, faisaient même partie de l’entourage de la vieille reine et ses soeurs préparaient le règlement des comptes, le vieux gardien du rucher, un masque sur son visage ridé, vint et, ouvrant la ruche interrompit leur conseil, en les enfumant. Donc, les abeilles revoltées laissèrent les choses bien en leurs places pour un bon bout de temps, en espérant que le vieux gardien du rucher leur rendrait justice. Mais cela n’était pas possible que s’il allait chasser la vieille reine.

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Le temps passait et les deux camps adverses entassaient, chacun de son côté, toujours plus de provisions pour résister au grand combat. Les deux reines fermaient l’oeil aux arbitraires qui se passaient, car c’était pour leur bien-être qu’elles le faisait. La vieille reine avait gardé tout près d’elle quelques abeilles mâles des plus jeunes qui auraient pu lui être utiles, le cas échéant. Ceux-ci la flattaient à chaque jour et grossissaient du travail déposé par les fidèles de la reine. Ils déformaient la réalité, faisaient de faux rapports devant la reine qui penchait l’oreille à leurs mensonges. À part les abeilles mâles, les jeunes cueilleurs, qui avaient manifesté leur mécontentement de manière silencieuse, ne travaillaient pas suffisamment mais jouaient, exigeant des droits qu’ils ne méritaient pas. Il est vrai que la plus vieille génération avait défendu la ruche pendant la lutte avec l’ours envieux et qu’une partie s’était sacrifiée dans les luttes avec les souris et avec d’autres ennemis avides de goûter leur miel. La reine penchait l’oreille enchantée par les louanges des abeilles mâles, réfusant de croire aux bruits dont certains étaient la pure vérité. Ainsi, elle ignorait le nombre de cellules que possédait chacune de ses fidèles, tout comme elle ignorait que ceux-ci avaient marchandé bon nombre de naissances, pour dresser une annexe tout à fait inutile, au but d’étendre leur pouvoir. Elle ignorait que des dizaines de cellules étaient vidées à la périphérie de la ruche et qu’aux pleins champs les fleurs étaient rarement cueillies par sa génération, et que la majorité des abeilles conseillers s’étaient formé des relations puissantes avec les ruches voisines pour une éventuelle retraite en force. Une bonne partie des conseillers s’était déjà enfuie avec quelques biens de la ruche pour ne pas être en perte dans la perspective d’une possible défaite. D’autre part, les alliés de la jeune reine devenaient de plus en plus forts, cueillant avec profit tout le pollen et le nectar des fleurs des champs, à l’attente du signal de combat. Celle-là se promenait, impatiente, parmi les rayons de miel, attendant l’heure. Elle désirait pour sa génération, la sûreté parfaite du lendemain, le bonheur auquel elle avait le droit du travail. Elle allait élaborer de nouvelles lois, tel qu’elle avait entendu dire au sujet des

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ruches voisines. C’est pourquoi, elle avait envoyé, en secret, de jeunes travailleuses chez l’empereur des araignées, y quêter l’aide. Elle connaissait l’entrée secrète que le conseil de la vieille reine utilisait et voulait la clôturer de toiles meurtrières. Elles rassurèrent l’ours de compter sur leur appui au cas d’attaque, puisqu’elles en auraient eu de la gaine, de toute façon. Aux souris, elles avaient aussi promis libre voie sure, vers les celliers de la vieille reine. La reine signa bien des traités avec tous ces alliés, leur garantir sa parfaite loyauté et collaboration. Ainsi, un beau jour, la plus habile des araignées commença à tisser une toile extraordinaire à l’entrée employée seulement par la suite. Ensuite, lorsque trois souris des champs firent tourbillonner la ruche, la jeune reine envoya un message à ses abeilles, leur disant qu’elle allait tarder sur les champs, la ruche étant aux soins des plus anciennes. Bien que les souris fussent chassées par la vieille génération, la tristesse règnait dans la ruche. On avait attaqué les rayons de miel appartenant aux dignitaires de la vieille reine et une bonne partie du miel s’était eparpillée. On n’avait pas touché aux rayons de miel plus pauvrets, ceux des jeunes travailleuses. Alors, la vieille reine, après une longue méditation, demanda l’aide des ruches auxquelles elle-même avait, jadis porté secours. Elle réussit à consolider, à renforcer la vieille ruche et à créer de nouvelles réserves même, suite à l’aide reçue. Lorsque l’ours envieux, provoqué par les jeunes travailleuses, s’y rua, ébranlant des fondements la ruche de la vieille reine, celle-ci le chassa, appuyée par ses fidèles et par l’armée, reconsolidant la ruche. Bonne partie des abeilles servantes avaient fait leurs bagages en cachette, décidées de quitter la ruche et la reine mère, voyant tant de malheurs. Elles avaient pensé à l’entrée secrète pour leur fuite. Elles s’enfuyaient, l’esprit troublé par la crainte d’être surprises, sans prendre garde à la toile étendue par la perfide araignée. Celle-ci les tuait de son venin et les cachait dans un sac spécialement créé pour les jours de peine. C’était en vain que la reine envoyait les chercher; on n’en trouvait aucune trace. Personne ne savait rien et la suite de la reine s’amincissait rapidement. Un jour, elle se décida d’aller les chercher elle-même. Elle convoqua

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quelques conseillers de la suite royale et leur demanda l’avis. Dans la ruche s’étaient réunies presque toutes les abeilles. Quelques unes, plus vigilantes, se tenaient à l’entrée de la ruche. Au début, deux abeilles mâles, fourvoyés parmi les abeilles de la suite, aux grâces de la reine bien-sûr, ont pris la parole. Ils voulaient imprimer un ton connu par eux seuls au discours mieleux dont ils espéraient calmer les esprits de la jeune génération. Puis, quelque jeunes travailleuses s’essayèrent d’exprimer leurs véritables pensées mais y renoncèrent, conseillées du regard par la jeune reine. On laissa les vieilles dire leur opinion et trouver des solutions. Puisqu’elles étaient peu nombreuses et celles de la suite se tenaient en garde, sans se décider de quel côté s’attacher, une jeune travailleuse auprès la nouvelle reine, prit la parole. Celle-là donna cours à tous les mécontentements, courageusement, pour conclure, de manière foudroyante:

- Nous voulons une nouvelle reine. Je veux une nouvelle reine!

Un lourd silence pesa les ruches. Aucune aile ne bougeait plus. Même quelques vielles abeilles avaient voté la nouvelle reine. Défaite, la reine mère regardait toute l’assemblée des abeilles, les yeux troubles. Elle vit les abeilles, mâles la quitter et se joindre aux jeunes abeilles, tour à tour. La reine comprit, en fin de compte, que tout était perdu. Les ailes baissées, elle se dirigea vers l’entrée secrète. Des larmes d’humilité et de défaite embrouillaient son regard. Elle avait envie de crier de tout son corps. On l’avait trompée. Elle s’était complue dans le faux faste des journées tièdes de jadis. Elle avait été entourée de mensonges qui l’avaient perdue à présent, en lui enlevant le pouvoir pour toujours. Elle avait réellement été trompée et il n’y avait plus d’écahppée. Quelques bonnes vieilles abeilles fidèles la poursuivirent silencieusement. La voyant se diriger vers la sortie pour être seule avec ses pensées, elles la laissèrent faire. Elles ignoraient que la cruelle araignée était aux aguets. Imprudente et innocente, la vieille reine se laissa attrappée par la toile meurtrière. Elle essayait vainement de s’en détacher. L’araignée s’approcha, envieuse. Le bourdonnement de l’abeille désespérée pénétrait jusqu’à

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l’intérieur de la ruche, mais tout était déjà perdu. Une piqûre et une goutte de vénin allaient produire sa rapide fin. Puis le néant…

Immobile, elle saisissait la mort envahir son corps, l’engourdir. Quelques ébats et son corps ne bougea plus. L’araignée commença à l’envelopper d’une autre toile pour la conserver, tandis que la jeune reine élissait sa suite et convoquait ses fidèles à tour de rôle.

Peu de temps après, le vieux gardien des ruchers, les nuages de fumée avec, vint pour ouvrir la ruche. Il y vit la nouvelle reine déjà installée au travail et referma la ruche, balayant soigneusement tout autour et déchirant à son insu la toile d’araignée. Il aperçut la vieille reine prise dans la toile et, furieux de sa perte, il écrasa de sa semelle l’araignée qui essayait de se cacher. Au bord de l’ancienne chaussure, l’araignée écrasée agitait deux longues pattes noires, s’ébattant dans des convulsions. La reine mère s’émietta, tant elle était desséchée.

Un souffle de vent fit tout s’éparpiller…

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La forêt Les fontaines s’écoulaient à l’envers, pour que nos

agneaux trop blancs puissent caracoler. Quelque chenille poilue étale sa peau pliée sur les fraises fraîchement cueillies dans la clairière. De la poutre crevassée par les pluies, comme du riz vietnamien, se dresse le chêne. Le porc épi, à pas feutré, patiente jusqu’à ce que la semence du fruit espéré pousse. Les archers, chevauchant des taureaux, foulent le pays. Les biches s’enfuient. Les chevaux hénissent. Les lièvres traînent quelque ombre…

De quelque part, des fourmis empressées brisent quelque semence pour soi. Hourra, vivat! Hourra, hourra! Entend-t-on depuis l’éclaircie. Un ballerin, enveloppé de son manteau rouge, fait tourner une coccinelle sur la pointe des pieds. C’est le petit couturier de la forêt. Les cerfs fatigués flairent le vent. Et tout autour tant de fraîcheur…une merle sur une branche. Un pinson. Une pie sourde vaincue par les oisillons. Les oisillons vautours d’une année. Et la grosse true dans le marais du ruisseau qui appelle ses petits du bout de sa queue en vrille, enfoncée ailleurs vers les cieux.

Voilà donc mon être. La douleur ne s’éveille en moi ni pour la biche blessée qui cherche des feuilles connues par elle-seule pour guèrir sa plaie, ni pour le loup chassé ou l’ours affamé auquel les stellaires rouges lui suffisent à peine pour vivre après la cueillette des bruyants groupes folâtres. La tempête ne vole pas ma douleur, ma parure, ni la chaleur des forces vives lorsque les bûcherons saluent ma parure. Les bûches s’en vont encore le long de la rivière. Un soleil aux

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yeux rouges se cache parmi les branches. Il est soir et des étoiles surveillantes se lèvent au-dessus moi. Seul l’hibou, le gardien de nuit, fait entendre sa trompette pleine d’envie. Puis, la cavalcade folle finit …Les chasseurs, fatigués aux mensonges entassés dans le sac, déplorables présences, s’en vont…

Il est grand temps que je m’endorme et que je recouvre mes enfants…

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L’étang J’ai mal au corps, enfant, lorsque tu érafles ma peau-

surface luisante- de tes cailloux. Tu te réjouis au lieu de t’attrister, lorsque la pierre que tu lances frappe furieuse l’étendue et sursaute. Elle saute affolée de ton jeu, me frapper une fois encore et encore.

Et plus le miroir de ma surface luisante est brisé nombre de fois, plus tu te prends pour un habile lanceur de cailloux…

Ensuite, tous les nouveaux-nés attendent que je pleure. Mais je n’en ai pas de douleur. Et même si j’en avais, je ne peux pas pleurer. Je suis moi-même la larme de la terre, recueillie dans les poings noircis de couches de limon aux tréfonds.

En moi se donnent rendez-vous les sources égarées, les pleurs des enfants et des pucelles.

En moi les poissons argentés font s’ébattre mes entrailles de leur agitation bizarre.

En moi c’est le sang vif de la terre, de son désir d’être. Et c’est moi qui t’accueillis de fraîs vêtements d’été,

lorsque tu plonges ton corps brûlant dans mes eaux. Je te berce étrangement, enveloppant ton corps folâtre

tel une mère docile. Tes pierres lancées ne me font de peine. Ni le

réjouissement dont tu te vantes; les traces de mes blessures ne me font plus de mal. Seules tes joues ardentes qui pleurent quelquefois cachées aux tréfonds de mes eaux me font du mal. J’ai mal au corps tout entier lorsque les larmes

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du ciel tombent librement sur la terre, comblant démésurément le vêtement trop étroit, me déchirant. Les blasphèmes des noyés à cause de mon impuissance de faire arrêter les torrents échappés de la paume, me font du mal.

C’est pourquoi je me réjouis lorsqu’une digue plus forte renforce mon habit, me rajeunissant. Et je te donne raison lorsque tu viens quelquefois me lancer des pierres, en punissant de la sorte mes faiblesses.

J’ai du mal, car tu n’as pas pu saisir, au moins en fin de compte, que je n’ai aucune faute puisque je lâche à mon insu le pleur du ciel et de la terre, sans plus pouvoir le retenir. Je comprends, la douleur du ciel et je la reçois à travers les pluies rapides et troubles. Et je m’essaie de faire échapper des oiseaux blessés à la balle perfide du chasseur. Et je donne un dernier baiser aux grands poissons, accrochés à la ligne à la pêche, avant qu’on les jette au-dessus le bord. En serais-je moi coupable?

D’ombrageux acacias penchent leurs branches se laissant griser dans mes ondes limpides.

Les étoiles du ciel, sans nombre, viennent vers moi, pour que je les dessine clairement. Et moi, j’en saisis les couleurs dans la nuit, pour les déployer craintivement sur la route des poètes, à l’attente de leurs chants murmurés par les amoureux sur ma rive. Et je ne me trouble ni ne rougis lorsque je recouvre de mes ombres les corps de ceux qui cherchent Eros. Ce n’est que l’hiver, saisi par la tristesse, que je m’enveloppe d’une toile de glace, dépareillé. Je sais, tu vas t’amener courir , sur des patins, le foulard au cou, me donner le frisson. Sous mon manteau de glace, mes petits êtres vont t’observer comme sous le charme, tel un époux de la glace, tel leur époux, glissant légèrement, tel un fantôme.

Je serai peiné par chacune de tes chutes. Voilà pourquoi, laisse-moi, à présent, enfant! Tu ne dois

me lancer furieusement ni paroles ni pierres. J’ai beaucoup de temps et d’affaires. Des astres et des

soleils se tiennent sur ma voie les peindre. Ils attendent, patiemment, leur tour. Et le tour est semblable à l’univers, infini.

Je t’ai dit de t’en aller. De me laisser. Mais si tu pars, tu

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me laisses trop esseulé en compagnie de ces étoiles –êtres. Attends! Hé!....Attends! Ne t’en fais pas, puisque si tu

pars, quelles jeunesses me seront promises? Les astres sont altiers, mais ils sont trop vieux. Et ils attendent à tour de rôle, devant mon chevalet. J’ai tout le temps de les y coucher! Attends, enfant, car si tu pars quelles jeunesses me seront promises?...

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Références critiques

Gheorghe Neagu- un grand écrivain solitaire

Stelian Baboi Il y a peu de littératures dans ce monde qui aient une si

grande diversité créative grâce aux tempéramenrs orphiques, hérités par les messagers du logos initial des ancêtres avant gardistes à travers le cosmos non différencié de la vie terrestre, ce qui montre que sans une existence adamique, mythique et mythologique les ethnies ne peuvent pas forger l’arbre généalogique et ne peuvent pas extérioriser la nature de l’élan vital dans l’Idée Pure, dans le beau Absolu ni en Dieu. Pour chacune des communeautés humaines constituées dès la préhistoire, il y a eu un Moïse, un Zalmoxis, un Prométhée qui nous ont apporté des cieux non seulement le feu purificateur, illuminant jusqu’au délà de notre être biologique, mais aussi les écriteaux en glaise, pierres, silex et granit où l’on a incrusté d’un os de mamouth le Mot de Dieu- la transcendance invisible, toute puissante, mysterieuse et sage- envers les terriens à peine sortis des grottes primordiales. C’était juste le Mot de Dieu qui faisait l’ordre moral, artistique, social et ethnique, offrant à ceux qui s’appropriaient soigneusement les Commendements sacrés, une vie supportable sur les territoires géographiques hostiles, âpres et soumis aux transformations naturelles à travers les inondations, le feu, les glaciers, les tempêtes et les

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invasions des bêtes immondes. Bien que les gens fussent très peu nombreux, ce n’était pas donné à tous et chacun d’entendre la Voix du TrèsHaut, mais à celui, seul élu par Dieu. Tous écoutaient, mais ce n’étaient que quelques gens qui entendaient l’Inaudible et voyaient l’Invisible; c’étaient eux les premiers prophètes et les premiers écrivains. Une bonne partie d’eux traversait les montagnes, les rochers et les déserts pour entendre Dieu, au but de remplir leurs âmes de la musique des sphères toutes étincellantes au-dessus les immensités désertiques; tout en gardant pour eux-mêmes le secret du Mot divin; de l’obscurité de leurs têtes chauves, ils en faisaient rarement connaître pour sa force taumaturgique. Un pareil messager des mortels envers Dieu et de Dieu envers les mortels a été et l’est Gheorghe Neagu, qui a écrit et continue de le faire rien que par ordre du Saint Esprit, vivant comme dans la cathédrale de Sainte Sophie le percement du Mot inventeur d’anges, soucis et malheurs inattendus. Si les post-modernistes par excellence nihilistes et athés considèrent que la littérature est à la dérive à cause du crime des languages, de l’incapacité du Mot d’exprimer quelque chose de précis, ce qui fait que le manque de communication et l’allienation s’installent dans le monde jusqu’à la disparition de l’homme authentique, sensibilisé par son vécu en Dieu, Gheorghe Neagu lutte avec l’acharnement du Saint Apôtre Jean le Baptiseur pour enlever le désert des mots et pour que le lecteur puisse toucher du point de vue tactile, olfactif, intuitif et ascétique, le Mot parmi les mots quotidiens, c’est-à-dire Dieu lui-même, incarné, qui a laissé de sa propre initiative la Gloire des cieux et est devenu disponible pour l’homme, - c’est pourquoi ses proses sentent le lever du soleil et le basilic fleuri.

Bien que je le connaisse depuis longtemps, je dirais depuis toujours, réunis par la même passion de découvrir “l’archéa” (la substance ultime de l’imaginaire du réel) et l’amitié avec le grand esthéticien, philosophe et littré Alexandru Dima, je l’ai connu pour de vrai à l’Université “Mihai Eminescu”, où il était un étudiant retardataire et moi professeur réabilité de philosophie. J’affirme haut et fort empiétant sur “l’akatalepsia” (l’impossibilité des

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raisonnements d’exprimer quelque chose de certain, par le katharsis (la purification) tempéramental, que sa personnalité, ses proses de la Mort du grand rat et Arme şi lopeţi et son érudition m’avaient enchanté jusqu’à l’adulation; j’avais porté avec lui, tout comme avec le grand Ioan Petru Culianu, des discussions interminables sous la coupole de Dionisie Aeropage où persistait le parfum des promenades et des pas de Mihai Eminescu.

Pour nous, la métempsycose ou la transhumance des existences antérieures dans une seule, dans un être vivant prédestiné, c’est pas une anamnèse platonicinnne, mais une réalité pithagoréennee durant là où l’on ne s’y attend pas (Orphée et Dante sont réincarnés du point de vue physique et spirituel par Cezar Ivănescu). Le discours christique a été donné dans l’être viril et éthéré à l’air d’Adonis tourbillonnant dans l’homme Gheorghe Neagu (Lampéduse- le prince des guépards solitaires cachés dans le Château en ruines, envahi par des mauvaises herbes et la lumière jaune vertueuse des candélabres toujours allumés), Mateiu Caragiale- le prince avare monté dans une besace en haut du pic Himalaya par les serpeurs indiens pour y attraper dans des syntagmes-aforismes les ombres des aigles impériaux glacés depuis des millénaires dans le ciel bleu étincellant des Rois daco-romains) et (Urmuz- le prince de l’asurde balcanique, d’où jaillissent en gerbes de pleurs et de blasphèmes les éphèmèrides roumaines); donc, de sa plume arrachée de l’aile de la pucelle sans corps, s’envolent, erratiquement verts et animés, les récits-contes des mille et un arbres de l’être roumain. Si le génial peintre paranoïque Salvador Dali soutenait que la plus belle langue de la terre est la langue roumaine, récitant dans la posture du ” Penseur de Hamangia” exposé dans les devantures parisiennes, le poème” Mioriţa”, si le génial poéte-prophète Ezra Pound, les papillons de Ţuculescu et les oiseaux merveilleux des anonymes de Bucovine tournoyant auprès de sa tête, ne supportait que le confrère Constantin Brâncuşi lui chante que dans la langue roumaine les Doïnas d’Olténie et que Mademoiselle Pogany ne tolère plus la danse sociale ni le ballet américain, jouant tantôt toute seule, tantôt avec le coq

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et les faucons des Carpathes dans la “Ronde de Frumuşica”, Gheorghe Neagu de même, ne peut écrire avec le plomb de l’os princier dans le ciel étoilé au-dessus le sanctuaires des Carpathes que dans la sacrée langue roumaine, qu’avec le Mot prononcé par les immortels dans l’autel des monastères de Bucovine et nous ne réussissons que rarement déchiffrer les narrations dont les graines ne sont pas sur le trognon mais dedans, profondément dedans, mythique, mystique et maïeutique subsistant dans l’Univers.

Je n’ai pas l’habitude de redire, de répéter la narration écrite spécialement pour nous; Gheorghe Neagu est si singulier dans la prose roumaine de nos jours que j’ai l’impression qu’il nous fait balancer dans un va-et-vient, ”daïna-daïna” de la charrue! dans la balançoire en bois de noyer bouilli dans le lait bouilli des Vaches de Dieu, faisant de nous, non seulement le lecteur, non seulement le messager du message axiologique-esthétique de l’écriture prosodique, mais aussi de participants actifs de la louange de Dieu par le santal brûlé dans les cierges de la Porte de la Maison des hôtes ou du Cimetière gai ou de Bysance en déclin dans des doctrines religieuses. Dans le roman Armeşi lopeţi et dans les nouvelles du volume La mort du grand rat, la vie de tous les jours jaillit dans le temps-fontaine jaillissante, la recherche de soi-même est tellement éblouissante que les perssonnages se dissipent dans la haine, l’amour, la souffrance et les aspirations sur une “tabula rasa” (table propre) euclidienne. Ce n’est qu’à peine à la fin de la lecture du roman qu’on puisse se rendre compte d’avoir “voyagé” ensemble, à travers les tragédies des “Scarabées ensanglantés”, de “L’oeuf bycéphale” et du” Déserteur tueur de rêves”. Le “sophos” des narrations nous pousse à chercher le sens des armes et des pelles sur la terre au bruit des ravins, du silence dans le thanatos.

Et à travers Gheorghe Neagu, la prose roumaine sort des tranchées, des modèles extatiques étrangers, de l’emprisonnement archétipal occidental et de l’épigonnisme des grands créateurs classiques et modernes, car le gland ne peut pas pousser à l’ombre des chênes séculiers, mais dans la glaise natale où s’ébat le souffle vital (aura vitalis) pour

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dépasser “téchéa” (la cause accidentale), l’altérité fortuite et l’agnosie socratique pour nous faire voir l’Être ethnique par le Logos prédestiné à nous de “l’ananke”(de “noira”, du sort olympien) au but de se tenir face contre face de nous-mêmes, offrant la lumière de la Douce Lumière à tous les mortels.

Iassy, le 21 janvier 2004

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L’histoire de la Littérature Roumaine des origines

jusqu’à présent

Ion Rotaru Un prosateur de Focşani, du dernier moment, est

Gheorghe Neagu, le rédacteur en chef de la revue “Oglinda Literară”, où, à part quelques réportages de voyage, spécialement ceux entrepris outre l’Océan, on le surprend maintenant appliquer le transtextuel postmoderniste, si on peut dire, dans son petit volume Aesopice (Ed. Zedax, 2005). Quelle serait la place d’Esope parmi les philosophes de l’Hélade peut nous dire le mieux la célébre fresque de Rafaello à l’entrée au Musée de Vatican. Il aurait vécu approximativement entre les années 620-560 a.v. J.C., originaire de Phrygie, ayant visité l’Archipel et ses fameuses Fables ont été recueillies pour la première fois en 325 av.J.C. par Demetrius de Faléries; après quelque 300 ans, Barbius les a mises en vers qui ont inspiré plusieurs fabulistes, Phèdre en tête, Planude donnant également une Vie d’Esope, on ne saurait pas dire exactement. On la trouve aussi chez nous parmi les livres soi-disant populaires, tout d’abord en vers slaves, plus tard en roumain même, du titre de Istoria lui Isop, avec tous ses monstres, la plus ancienne copie datant de 1703 et faite par Costea Dascălul de Şcheii Braşovului, une autre plus tardive de 1663, écrite par la plume de Vartolomei Măzăreanul. C’était un livre populaire très répandu, Alexandria à la fois, jusqu’à la moitié du XIX-e siècle, environ. Les parodies postmodernes de Gheorghe Neagu

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sont présentées comme des “nouvelles censurées”,” Les contes de Axie” ou “Tondez la brébis des philosophes”(Ctema eisaei- Ctèmaire essarté), “Première partie des Chants X”, “Deuxième partie des Chants X”, “Troisième partie des Chants X”.

L’originalité de Isopiae de Gheorghe Neagu consiste dans le fait que l’auteur affectionne travailler un texte vraiment héllène. Par exemple:

“Un beau matin de “metagetrion”(septembre), Esope entre dans un” xenodochion”(restaurant), nommé” Trocadero”, devant ” Agora Universitas” et demande au ” helote”(garçon?), “un hydromel de 5 étoiles” et l’employé du local lui demande qu’est-ce qu’il préfère, s’il préfère hydromel de Tomis ou hydromel de Milcov: ”- Tomis, dit le client, s’adressant au garçon et tout à fait d’accord avec un ami l’accompagnant à table, il commente: ” Et nous nous tenions réellement, peu de temps après, tranquilles, devant deux petits verres avec hydromel de 5 étoiles, de Tomis ou Milcov, on ne peut pas dire précisément, sans trop grande différence, de toute façon”. Le message de la petite anecdote semble être que, voilà, pendant l’antiquité grecque, tout comme dans la Roumanie de nos jours, les marques “ de l’hydromel de 5 ou de plusieurs ou de moindres étoiles”, c’en est égal.

Dans un autre endroit, le héros du livre, assez ignorant dans le commerce qu’il avait fait jusqu’à un moment donné, depuis qu’il avait reçu “ la répartition de I.A.L. pour le prytannée”(habitation pour un conseiller de la mairie), nous dit qu’il aurait été mieux qu’il fasse le” commerce de hierodule”(prostituées). Puisque c’en est une affaire encore plus grande que le commerce des esclaves, pratiqué par quelque ” protopolit”(citoyen à l’honneur)….etc.

Comme de nos jours, dans l’antiquité grecque, l’inflation d’intellectuels était une plaie sociale. Notre héros ne pouvait plus exercer le métier de pétitionnaire, avocat etc.(gramateus), interprète des lois, pur et simple, dit-il, “puisque les gens s’étaient instruits et il y en avait une foule comme moi…”. Il n’y manquait pas les” cacopatrides”(ceux qui maudisent leur lignée, le pays):

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“ Et puisque Phito(l’oracle de Delphi) a des “ somatemporoşi”(commerçants d’esclaves), il croit en avoir raison. Mais s’ils vont convaincre cette foule de cacopatrides que Esope serait coupable de quelque chose et qu’ils le tuent, ce serait une grande erreur…”

Nous croyons qu’une transtextualisation de la version roumaine (combinée avec celle plus originaire grecque) de la Vie d’Esope avec tous les monstres, aurait un même effet; très convenable en vue de la réalisation de la littérature ” soft”, comme on en dit à ce genre de réactualisation des anciens textes.

Certes, avec Aesopia de Gheorghe Neagu, on met fin, à présent que la liberté d’expression est parfaitement à notre guise, à “l’esopisme” des années de la dictature communiste. Car, la beauté de la” fable”, soit-elle produite par Esope, les plumes de La Fontaine ou Gr. Alexandrescu, ne réside pas dans l’écriture…cryptique, destinée à feindre la censure inexistente de nos jours, mais dans un style tout à fait spécifique. Ce qui est bien évident dans l’écriture de Gheorghe Neagu également.

Il y a d’autres écrits en prose issus de la plume de celui qui dirige maintenant la revue de Focşani, „ Oglinda literară”. C’en est du « roman »- une… »fiction », une utopie mais en même temps une uchronie, une sorte… de »conte » toutefois avec un « prince », de son nom chryptique Omedeu, le fils du » grand Omedan », règnant sur » Omedania » (d’où déduire le toponyme, de » Omenie » ?!(Humanisme), amoureux absolument platonique et idéalement « naïf », « l’héritier sûr des trésors affectifs nécessaires à Omedania »(le monde paysan, comprend-t-on, chez l’originaire du village Trifeşti, “entre l’Auberge Ancuţa et Roman”, en Moldavie, qui aimait, une fois arrivé dans la caste des intellectuels,” la simplicité érotique de l’homme”, une belle jeune fille, Imeea, dont il voulait être” l’homme et le jardinier de son éden”, étant donné que la femme ne peut pas être” jardinière”, elle étant uniquement ” la fleur de la terre, qui protège la force de l’homme soignant les fruits de ses créations” et autres éléments bibliques rassemblés dans une sorte de poème de l’amour suave, simple exercice et en

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même temps écriture ésopique, pour tromper la vigilance de la censure communiste, l’opis étant publié à peine en 1990(aux Éditions Porto- Franco) sous les soins du poète regreté Ion Chiric. Beaucoup plus pertinent nous apparaît le fragment » La crête rocheuse de Făgăraş”, de l’anthologie Zece prozatori (Éditions Albatros, 1989), repris dans Arme şi lopeţi (Éditions Zedax, 1997), extrêmement valeureuse du point de vue documentaire, pièce mémorialiste, unique dans le contexte de notre prose actuelle, sur la vie des militaires au terme- telle celle des forçats- d’une certaine période de la dictature de Ceauşescu, assez longue, lorsque les jeunes, au lieu de s’entraîner au maniement des armes pour la défense du pays, travaillaient comme les esclaves de l’antiquité à faire éclater la pierre de la montagne pour construire une colossale artère de relation entre la Valachie et la Transylvanie, travail absolument gratuit, que même les milliards de dollars de nos jours ne pourront pas mener à bon bout. Mais Ceauşescu se hasardait à le faire, à tout risque…Hélas! On est touché par l’évidence narrative du jeune, un très jeune écrivain de lors. C’est à juste raison que Gheorghe Neagu tient beaucoup à ce livre, unique dans son genre. Un autre, intitulé, énigmatiquement, Tarantula (Araignée fabuleuse, aux piqûres vénéneuses qui n’existe pas chez nous), réédité, on ne dit pas selon quelle édition princeps, chez Rafet, Rm. Sărat, 2005, ne relève pas du prosateur d’aujourd’hui. C’est difficile à comprendre l’évocation de la trouble époque des luttes fratricides entre les fils de Alexandru cel Bun, bien parmi eux enviant le trône (le chroniqueur dit que leur père, qui avait semé des enfants naturels à toutes les cours d’assises par où il s’arrêtait, en Moldavie, ” aurait mieux fait de rancir” que de laisser après sa mort tant de haine) s’entretuèrent, tour à tour, se faisant crever même les yeux les uns aux autres (d’où le proverbe:” qui t’a fait crever les yeux?// mon frère!// Ah! c’est pourquoi il te les a si profondément crevés!”). Il s’agit de la mort de Petru et de l’intrônisation de Roman- Voïvode, à l’aide polonaise. S’il avait appliqué la manière de Sadoveanu de l’évocation romantique, bien axée sur un vif fil narratif, alimenté par un conflit clair, cela en aurait été une chose.

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Mais notre prosateur se perd dans d’infinis dialogues, absolument inintelligibles entre des actants imaginaires, pas du tout épiques, à une surface quelque documantaire soit-elle. On lit et on oublie sur place ces pages, on retourne avec plus de plaisir à la simplicité des chroniques slaves ou à celle de Ureche, excellente en tant qu’exemple de laconisme, pouvant rivaliser même à un très expressif obituaire. Le prosateur aurait peut-être eu l’intention de suggérer le début de la pénétration des ottomans conduits par Bajazed dans les pays roumains, celle de Kosovo et de Rovine, jusqu’aux frontières de Pologne…celle-là étant l’araignée, la” tarentule” vénéneuse qui a empêché le dévéloppement économique et politique des pays roumains, assez prospères à l’époque de Alexandru de Moldavie et de Mircea des Pays Roumains….Mais il n’est pas du tout exclus qu’aux traces de Gheorghe Neagu, un nouveau romancier historique, genre Maurice Druon, disons, avec ses Rois maudits, édifie des évocatios historiques du plus profond moyen âge, pratiquant un réalisme cruel, à la mesure du temps des luttes acharnées entre les héritiers de Alexandru cel Bun.

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L’histore de la Litterature Roumaine Marian Popa Gheorghe Neagu (1949, Trifeşti, Neamţ), fils d’officier

et fonctionnaire; qui a terminé ses études à une école de techniciens sylvestres, en 1972; dessinateur dans le domaine de projection à Bucarest et auteur de travaux spécifiques; dès 1976 établi à Focşani, occupant différentes fonctions publiques, a beaucoup écrit mais rarement publié, commençant depuis 1966, des pièces, des poésies, de la prose, ses livres étant refusés. Les proses courtes de La mort du grand rat (Focşani, 1996) datées dès 1973, imposent des histoires rangées du point de vue littéraire par des parallélismes et extensions ostensiblement symboliques. Cosmin trouve dans des débris un oeuf double, qui oriente ses prochains mouvements vers un espace où on le traite du point de vue corporel et psychique étrangement, la lumière y joue un rôle essentiel; finalement, il ente en léviatation et il est aspiré par un trou, avec d’autres sphères lumineuses à la fois, presque de la même manière évoquée par certains revenants de la mort (« L’œuf bycéphale ». En » Orifices », le heros existe par des manifestations physiologiques sommairement tératologiques: on commence par des saignements par la bouche et on continue jusqu’à l’hémorragie généralisée, lorsqu’on l’enlève et on le dépose dans une baie remplie d’autres pareils à lui, certains devenus cadavres déjà. À la longue, l’orifice devient universal: ouverture entre x et y, porte comme Dante et Kafka, donc signe pour in-put/out-put, d’un côté ou de l’autre se trouvant

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black-box de sens ou de compréhension. Puis, à la fin, tout semble le rêve de la personne narrative. Se retrouvant sans effet sur un water-closets sale, un ulcéreux tue un grand rat dégoûtant, ayant pratiqué un trou, s’évanouit et se retrouve dans un hôpital, opéré; le trou du grand rat est associé à son propre trou ulcéreux (« La mort du grand rat »).

Le roman Arme şi lopeţi, (idem, 1997), s’occupe des jeunes; un des épisodes,” La crête rocheuse de Făgăraş” étant attesté dans le volume Zece prozatori (Albatros, 1987). Un roman qui aurait été condamné pour naturalisme et négativisme pendant le grand froid idéologique; s’il n’est pas paru à temps, cela prouve qu’officiellement on continue de ne pas tolérer pareilles images des citoyens de la Roumanie socialiste. Il est basé sur les campagnards chez eux, dans le village, en train de devenir bucarestois, munis d’un jugement sommaire, des actes hâtifs, mal élevés, sans culture, sans tact, avec pépie, prêts à riposter avec des jurons, claques ou poings. Mitiţă Şoican, jeune hargneux de lignée de Moldavie, primitive, prêt à se confronter à n’importe qui, n’importe où et n’importe quand, au fait irresponsable avec aplomb, est convoqué pour le stage militaire, commencé à Bucarest, transféré par punition à Botoşani, et de là, moyennant relations dans un hôpital militaire de Iassy et, enfin, sur le chantier Transfăgărăşan: à travers lui on représente la misère et les absurdités, la brutalité, la corruption et l’imbécilité des structures militaires et le soi-disant héroïsme du travail, explicable par la précarité de logique et logistique technique. À travers Dana, son amoureuse, arrivée dans la Capitale, on facilite l’implication d’autres réalités négatives: d’un côté, la vie de famille avec ses relations rustres, un père prêt à frapper, d’un autre côté, la loque physiquement attrayane et amorale, la pègre des activistes du parti, gens d’affaires efféminés, organiquement liée au vol, au bas négoce et au proxénitisme. Certes, un réalisme vulgaire, pour un monde vulgaire, sans horizon, à la campagne, dans les restaurants, dans les trains, aux noces, auquel on doit une écriture négligeante sans aucun effort programmatique, ayant éventuellement la simplicité du naturel qui n’a même plus besoin de la maîtrise des lois de l’ortographe.

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“Sans peur et sans reproche” (Comme une leçon de vie)

Mariana Vârtosu

Si l’on dit au sujet d’une femme qu’elle est belle sans en

être coupable, au sujet de Arme şi lopeţi on peut dire que c’en est une réussite dont le “coupable” est Gheorghe Neagu. Après de longues efforts, le livre, paru en 1997 aux Éditions Zedax de Focşani, fait prise aux lecteurs, partiellement connu par les 70 pages publiées aux Éditions Albatros dans un volume collectif sous le titre Zece prozatori. La franchise de l’exposition est une autre raison qui le rend attractif. Écrit dans un style militaire de caserne, avec beaucoup d’expressions linguistiques spécifiques, avec la fronde adolescentine, le roman Arme şi lopeţi transpose méatphoriquement et symboliquement une époque, je dirais, démentielle. Je remettrais à la mémoire, l’une des” trouvailles”, celle avec laquelle l’auteur trouve le nom des personnages principaux. Rien de sophistiqué, rien d’improvisé: Mitiţă Şoican, le jeune qui incarne le héros principal et Dana- l’héroïne décadente, dont la déchéance est soulignée par un ardent trait de caractère, le glissement vers la nymphomanie. Cette chose est grave, dramatiquement amendée par Mitiţă, l’amoureux soldat, triché avec le premier arrivé de sa vie. Si j’essayais de trouver la signification du titre Arme şi lopeţi, le bizarre rapprochement des substantifs, la clarté serait saisie par les seuls soldats de ces temps-là: ” Muets et dignes, les soldats

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descendaient de la voiture, faisant tinter les armes comme pour une attaque, un assault final avec la nature et l’imprévu, attendant à tout moment de changer les armes pour des pelles. (Voilà l’explication de la non publication du roman à l’époque).

L’étalage du piquant spécifique à la vie de soldat est souvent choquant. Le style, la construction qui oscillent entre un language intellectuel et l’un oral, une brillante combinaison, fait du roman une lecture agréable, difficile à oublier. C’est ce genre de livre que l’on ne lâche plus, une fois commencée la lecture, jusqu’à la fin; même si des maisons sont en flammes on n’en a plus cure. Courageux et intéressant concepte, le roman poursuit son propre jeu, son propre risque, sa propre vie (si je pense à sa tardive parution).

Le monde du village dans des tableaux réels, vifs, le dialogue, que le romancier maîtrise parfaitement, leurs sensations et frénaisies, l’impatience! Il traverse 250 pages avec la légèreté du travail à fond. D’une succession valide, bien conduite, l’action touche le paroxisme des états d’émotion au- delà le naturel. Les personnages sont esquissés par l’action ou par la tengence aux autres personnages. Si Dana passe dans les premières pages pour la proie d’une ignorance jouée (voir les pages et le dialogue avec Ticu Meianu), c’est pas la même chose qui se passe par la suite. La contradiction entre l’attraction sadique (déclenchée par l’aversion envers la tante et le désir de vengeance), d’inciter Mariane et le regret ressenti sont évidents à travers les propres introspections. Mais Dana est une femme et encore pas une quelconque. Elle sait ce qu’elle veut. Voici la réaction de Mitiţă face à sa nouvelle attitude: ” Elle se rendit compte que Mitiţă avait évolué du point de vue érotique, même sur d’autres plans si elle y pensait mieux, fait qui l’attristait...il la regardait avec un sentiment de frustration, attendant patiemment, l’aidant mécaniquement, sans passion, de se reprendre”.

“ Les nécessités physiologiques” l’avaient poussée dans les bras des autres. Lui, Mitiţă, n’avait pas pu accepter.

Le livre se déploie entre des amours mystériaux et des

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drames insoupçonnés (on connait, la construction de Transfăgărăşan a été faite avec des sacrifices humains); l’esence du livre peut être aussi déchiffrée:” Un grondement accompagné d’une forte lumière recouvrit ses paroles. Et, à cet éclat de lumière, ils virent, tous, la silhouette du soldat se mettant en poudre. Ensuite, du plus profond de l’obscurité, des morceaux de son corps commencèrent à tomber, humides, gluantes, éclaboussant leurs visages et les sarraux de sang. Quelques débris d’os tombèrent avec un bruit sec sur les rochers alentour. Le groupe des soldats demeura pétrifié”.

Le sacrifice humain, pour le bien être de qui? Arme şi lopeţi est un livre de référence, un livre qui a su marquer dans la littérature, une époque où a triomphé la guerre des nerfs de tous et de partout. La relation franche des événements, des états, d’abandon et de la révolte fait de Gheopghe Neagu un prosateur.

Qui n’a pas eu peur de/ ni de la littérature de tiroir”; ni alors ni maintenant.

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Gheorghe Neagu dans une disposition narrative

Ionel Necula Je me suis approché plus difficilement de la prose de

Gheorghe Neagu, je l’avoue; pour le lecteur habitué avec la manière du roman classique et moderne, depuis Hugo, Stendhal et Balzac jusqu’à Dostoievski, Faulkner et Kafka, la prose de l’auteur de Vrancea est plus difficile à encadrer dans une certaine typologie de l’imaginaire narratif.

Son dernier livre, Templul iubirii (Éditions Valman, Focşani, 2007) est une parabole qui réunit des fondements de construction si disparates qu’elle résorbe toute une étendue problématique de la théorie des idées pures de Platon au bogomilisme et à l’envoi paulinien.” Et maintenant il ne reste que ces trois: la foi, l’espoir et l’amour. Et le plus grand entre ceux-ci est l’amour”, avait proclamé Saint Apôtre Paul dans la lettre envers les Corynthiens (13,13) qui aurait pu faire figure de motto et prétexte pour toute la disposition narrative des imaginations créées par l’auteur.

L’action est chryptique, prévue de coins et labyrinthes plus difficiles à délecter un lecteur habitué à la façon classique des structures roumaines. Par la phrase brève, taillée, et le ton sombre, il rappelle en quelque sorte les narrations de Cohelo, mais, bien sûr, la thématique et la disposition du matériel narratif sont tout à fait différents. D’où le personnage de Cohelo (de l’Alchimiste) cherchait la pierre philosophale, le personnage de Gheorghe Neagu est engagé de tout son être et péniblement pour acquérir le

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Bonheur Suprême par l’épineuse” Voie de la Spirale”- une démarche initiatique qui suppose surmonter plusieurs épreuves et preuves purificatrices dont le” Chemin de l’Achèvement” est parsemé.

Le prince Omedeu, fils du Grand Omedan, plus grand sur toute Omedania, est obligé de refaire le cheminement secret du devenir de l’homme et de surmonter, tel Harap Alb, toutes sortes de dangers et de provocations épuisantes. Peu des leonardiens se montrent disposés de l’accompagner sur le chemin tortueux de la vertu- depuis la Porte de la Vallée, passant par le Temple de la Carantine jusqu’à l’Assault Central vers le Bonheur Suprême. À la borne frontière qui sépare l’empire nirvana de Omedania du monde ordinaire de Leodania, le prince Omedeu et ses compagnons doivent lâcher tous les préjugés et purifier leurs corps dans l’eau de la rivière séparatrice. Ils secouent les vêtements poussiéreux. Tout nus, ils plongèrent dans l’auge d’une rivière de frontière en purifiant leurs corps. La fraîcheur de l’eau ranime leurs âmes. Ils se sentirent audacieux, prêts à le suivre(p. 15).

C’en est la voie abrupte et aurorale d’entrée dans l’Empire paradisiaque de Omedania. Y en a-t-il d’alternative? Encouragés par Mefeu, le reste des habitants de Leodania essaient, eux aussi, une variante d’accès à l’empire de Omedania- une plus directe et plus dépourvue de dures épreuves, de mystères et d’angoisse de tout l’être.” Je connais, moi, une voie plus courte et plus facile”, dit Mefeu à ses compagnons de Leodania.” Nous y seront avant le prince” (Omedeu, n.n.), et tous les habitants de Leodania se laissent allécher par les promesses de Mefeu. Sur la voie qu’il avait choisie, les plaisirs s’enchaînaient et les corps se soûlaient de tout et rien…. La caravane était accompagnée par des charriots chargés de provisions nécessaires au long chemin qui mène vers l’Angle Suprême, où elle allait obtenir l’investiture du Grand Omedan.

Tout comme” Noaptea de decembrie” de Al. Macedonski, l’auteur de Vrancea met en parallèle et en antithèse les deux voies de salut et d’obtention de l’achèvement, la première voie, c’est une voie de l’humilité,

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de la propreté et des privations de toutes sortes, la seconde, celle battue par Mefeu et sa bande est celle des satisfactions parfaites, de la vérité, des plaisirs sans limites et de la réalisation des besoins corporels. L’entrée dans l’Angle Suprême et dans l’Assault Central est quand même difficile et les deux groupements ne peuvent pas éviter l’état conflictuel. La lutte se porte entre les forces du bien et celles du mal et la victoire, tel qu’attendu, revient au camp conduit par Omedan.

Évidemment, la gamme des provocations soulevées par les deux épreuves ne se termine pas par celles rappelées. Il faut encore monter le Mont du Soleil et “celui de Saturne pour l’Assault Central”, pour ensuite entrer dans un autre ordre d’existence, à côté des dieux.” Il ne voulait pas être dieu, mais il fallait être par lui-même pareil à eux”(p. 138).

C’était la plus difficile épreuve que Omedeu devait surmonter et parmi les peu nombreux des compagnons qui s’étaient hasardés à cette insolite dernière et extrêmement dure épreuve se trouvait sa moitié, Imeia, et ils s’appuient et s’encouragent réciproquement. Le destin devait s’accomplir; Imeia glisse et entraîne à son dépourvu Omedeu, de sorte que tout son audacieux effort s’anéantît. En fin de compte, l’action est retranchée dans le sujet et se légitime dans un état onirique, mais- à quoi bon?- le prétexte avait produit ses fruis selon la pensée de l’auteur.

Au-delà cette disposition contreponctuelle du choix, le volume est argumenté de pages de poésie pure, chaude, timide et croquante. Qu’est-ce qu’on apprend dans ces pages collatérales qui paralysent la narration? Il y en a des reflexions sur l’amour, sur le savoir, sur le sacrifice, sur l’oubli, sur l’homme. Voilà, par exemple, ce fragment des réflexions consacrées à l’infinitude du monde, de la connaissance et de la vérité:” lorsque toutes les choses seront connues et claires, lorsque les gens auront découvert les limites de l’infini, le mystère de la vie perdrait son charme. On devrait craindre l’instant où on n’aura plus rien à apprendre. Lorsque la science sera à même de triompher sur elle-même, elle découvrira un autre élément qui remplace les fantômes de l’imagination. La condition de mortel est notre

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éternelle certitude”(p. 113). Si on les rangeait en forme versifiée, bien de ces

réflexions pourraient gagner droit d’existence lyrique et de circulation indépendante. Mais le prosateur n’est pas intéressé à cette possibilité, c’est pourquoi il est à se revendiquer du registre narratif pour lequel il est doué de tous les dons.

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Made in the USA

Charleston, SC

09 August 2015

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