godelier 1964 mode de production asiatique

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Maurice GODELIER LA NOTION DE « MODE DE PRODUCTION ASIATIQUE » ET LES SCHÉMAS MARXISTES D'ÉVOLUTION DES SOCIÉTÉS Avant-propos Publié en 1964, ce texte fut discuté, parfois avec quelque polémique, en U. R. S. S., Pologne, Tchécoslovaquie 1 , Mexique, Pérou. Sa réédition en 1968 appelle une brève mise au point. Rien n'est venu infirmer les thèses principales que nous développions et que nous allons rappeler dans un moment. Cependant, sur un point secondaire, celui de savoir si Engels, après la lecture de Morgan, avait abandonné le concept de « mode de production asiatique », notre conclu- sion était erronée. Une analyse plus minutieuse et chronologique des correspondances de Marx et d'Engels a fait clairement apparaître que ni l'un ni l'autre n'avaient rejeté les idées élaborées de 1853 à 1877 sur l'existence de formes « despotiques » d'État édifiées en Asie, en Russie ou ailleurs sur la base des anciennes communautés agricoles. En 1881, rédigeant les brouillons de sa réponse à Vera Zassoulitch, Marx, qui vient de lire Kovalevsky et Morgan, affirme une fois de plus l'existence d'un état despotique en Russie. Il en cherche les fondements non dans la nécessité de grands travaux, hydrauliques ou autres, mais, d'une part dans la dispersion et l'isolement des communautés agricoles sur un immense territoire (ce qu'il suggérait en 1858 également pour l'Inde), d'autre part dans la domination mongole. En 1882, Engels qui vient de signer avec Marx la préface à l'édition russe du Manifeste reprend les idées de la réponse de Marx à Vera Zas- soulitch de 1881 lorsqu'il rédige l' « Époque franque » texte dans lequel 1. Petr SKALNIK - Timoteus POKORA :.< Beginning of the discussion about the asiatic mode of production in the U. S. S. R. and the people's republic of China », Eirene v., Prague 1966 pp. 179-187.

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Rférence à un passage des Grundrisse de Marx.

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  • Maurice GODELIER

    LA NOTION DE MODE DEPRODUCTION ASIATIQUE ET LESSCHMAS MARXISTES D'VOLUTION

    DES SOCITS

    Avant-propos

    Publi en 1964, ce texte fut discut, parfois avec quelque polmique,en U. R. S. S., Pologne, Tchcoslovaquie 1 , Mexique, Prou. Sa rditionen 1968 appelle une brve mise au point.

    Rien n'est venu infirmer les thses principales que nous dveloppionset que nous allons rappeler dans un moment. Cependant, sur un pointsecondaire, celui de savoir si Engels, aprs la lecture de Morgan, avaitabandonn le concept de mode de production asiatique , notre conclu-sion tait errone. Une analyse plus minutieuse et chronologique descorrespondances de Marx et d'Engels a fait clairement apparatre queni l'un ni l'autre n'avaient rejet les ides labores de 1853 1877 surl'existence de formes despotiques d'tat difies en Asie, en Russieou ailleurs sur la base des anciennes communauts agricoles.

    En 1881, rdigeant les brouillons de sa rponse Vera Zassoulitch,Marx, qui vient de lire Kovalevsky et Morgan, affirme une fois de plusl'existence d'un tat despotique en Russie. Il en cherche les fondementsnon dans la ncessit de grands travaux, hydrauliques ou autres, mais,d'une part dans la dispersion et l'isolement des communauts agricolessur un immense territoire (ce qu'il suggrait en 1858 galement pourl'Inde), d'autre part dans la domination mongole.

    En 1882, Engels qui vient de signer avec Marx la prface l'ditionrusse du Manifeste reprend les ides de la rponse de Marx Vera Zas-soulitch de 1881 lorsqu'il rdige l' poque franque texte dans lequel

    1. Petr SKALNIK - Timoteus POKORA :.< Beginning of the discussion about theasiatic mode of production in the U. S. S. R. and the people's republic of China ,Eirene v., Prague 1966 pp. 179-187.

  • i48Sur le mode de production asiatique

    il suggre la possibilit pour les anciennes communauts villageoisesgermaniques d'voluer, dans un autre contexte historique, vers unesocit despotique du type russe. Plus prcisment, en janvier etfvrier 1884, quatre semaines avant d'entreprendre la rdaction deL'Origine de la famille, Engels crit Bebel et Kautsky propos du socialisme d'tat que l'exemple de Java, de l'Inde et de la Russieillustre parfaitement comment l'exploitation de l'homme par l'hommeet un tat despotique trouvent leur base la plus large dans l'existencedes communauts primitives.

    Cela suffit dmontrer que ni Marx ni Engels n'ont abandonn leursanciennes thses la lecture de Morgan. En lui-mme ce point a uneimportance mineure puisque, mme s'ils les avaient abandonnes, rienn'empcherait de les reprendre de nos jours si l'tat actuel de l'informa-tion scientifique leur confre une nouvelle actualit.

    En fait, L'Origine de la famille a laiss de ct l'histoire de l'Asie etde l'Amrique parce que, la diffrence de celle de l'Occident grco-romain, elles n'ont pas, aux yeux d'Engels, dvelopp les formes lesplus directes de passage de l'ancienne communaut clanique aux formestypiques d'tat et de socits de classes.

    L'Origine de la famille approfondit donc la lumire de Morgan l'unedes deux voies de passage l'tat qu'avait suggres Engels dans l'Anti-Dhring 1 (1887), la voie occidentale qui mne la gnralisation del'esclavage productif et de la production marchande.

    A ct de cette voie, une autre mne en Russie, au Prou, aux Indes,vers des formes primitives, grossires et despotiques, d'tat et de socitsde classes sans briser l'ancienne organisation communautaire.

    Il y a donc continuit entre le texte des Formen, l'Anti-Dhring etL'Origine de la famille. Les thses sur le mode de production asiatiquerestent valables aux yeux d'Engels et continuent dsigner une formede transition des socits sans classes vers les socits de classes, transitionen quelque sorte inacheve et qui entrane la lenteur ou la stagnation dudveloppement social.

    Cependant cette continuit relle ne doit pas dissimuler le caractreinachev, ouvert de la pense de Marx et d'Engels, inachvement qu'ex-prime le fait que certaines de leurs thses restent inajustes ou mal ajus-tes. Par exemple, lorsqu'en 1881 Marx, la suite de Kovalevsky,suggre que les communauts hindoues, russes ou germaniques sont lesformes les plus rcentes de l'ancienne formation primitive de lasocit et manifestent un dynamisme et une vitalit ignors des commu-

    1. Editions sociales, Paris, 1963.

  • Sur le mode de production asiatique 49

    muts grecques, romaines, smites, etc., un changement profond desanalyses dveloppes de 1853 1877 s'opre. L'Asie s'en trouve ra-jeunie et la vision d'une Asie vgtant des millnaires dans la stagnationet la misre et subissant passivement les invasions trangres semble setransformer. Ces formes jeunes de communauts primitives, Marx lesappelle communauts rurales et il prend soin de noter qu'une partde leur dynamisme vient de ce qu'elles ne reposent plus entirement surle cercle fort mais troit des rapports de parent entre ses membres.

    Chez Engels, au contraire, l'accent est mis sur la persistance des rap-ports de parent primitifs, sur la vitalit de l'organisation clanique.Pour expliquer l'histoire primitive, on passe dfinitivement du modlehindou au modle indien des socits claniques de chasseurs-agricul-teurs, caractristiques des stades infrieur et moyen de la barbarie.Toutes les communauts agricoles anciennes redeviennent nouveaudes formes gentilices de socit, donc fondes sur des rapports deparent et perdent ainsi en partie la nouvelle jeunesse que Marx leuravait dcouverte en 1881. Tels sont les faits.

    En esquissant la reconstitution historique du contexte archologique(fouilles de Schliemann Troie en 1870-1873, de Mycnes en 1874),ethnologique et historique des textes de Morgan et d'Engels, en montrantque le concept morganien de dmocratie militaire empchait Engelsde reprendre, en ce qui concernait les Aztques et les Incas, les thsessur le mode de production asiatique et de reprendre les analyses de l'Anti-Dhring du processus de gense d'une aristocratie tribale, processus quiest, nos yeux, le problme-cl de la formation des socits de classesprimitives, nous faisions oeuvre utile, mme si cela ne prouvait en rienqu'Engels ait abandonn l'hypothse du mode de production asiatique.

    Mais l'essentiel de notre texte n'tait pas l et peut se rsumer entrois thses que la discussion internationale de ces dernires annes n'anullement infirmes :

    1. Spcificit du mode de production asiatique.

    Le concept de mode de production asiatique dsigne un mode deproduction spcifique, original qu'on ne peut confondre ni avec le modede production esclavagiste antique ni avec le mode de production fodal.

    L'essence mme du mode de production asiatique est l'existencecombine de communauts primitives o rgne la possession communedu sol et organises, partiellement encore, sur la base des rapports deparent, et d'un pouvoir d'tat qui exprime l'unit relle ou imaginaire

  • 50Sur le mode de production asiatique

    de ces communauts, contrle l'usage des ressources conomiques essen-tielles et s'approprie directement une partie du travail et de la productiondes communauts qu'il domine.

    Ce mode de production constitue une des formes possibles de passagedes socits sans classes aux socits de classes, peut-tre la plus ancienneforme de ce passage et contient la contradiction de ce passage, c'est--direla combinaison de rapports communautaires de production et de formesembryonnaires de classes exploiteuses et d'tat.

    2. Fondement de l'apparition des formes primitives d'tat et de socitsde classes.

    A l'explication troite propose par Engels en 1853 de l'apparitiond'un pouvoir central au-dessus des communauts villageoises locales,Marx a substitu une hypothse beaucoup plus ample et plus fcondequi se rsume dans la formule de l'Anti-Dhring : C'est toujoursl'exercice de fonctions sociales qui est la base d'une suprmatie poli-tique. Le changement fondamental qui mne l'apparition de socitsde classes consiste dans la transformation graduelle de ce pouvoir defonction d'une minorit sociale en un pouvoir d'exploitation et en unedomination de classe exploiteuse.

    Cette formule dborde l'explication troite d'Engels qui cherchait(en 1853) dans un dterminisme cologique imposant l'organisation degrands travaux hydrauliques la raison principale de l'apparition deformes despotiques d'un pouvoir d'tat. Cette explication, critique etlargie par Marx, est cependant celle que se borne rpter mcanique-ment K. Wittfogel au point de la faire passer aux yeux d'un publicscientifique non averti pour la vritable pense de Marx (cf. Carrasco,Leach, Murdoch, etc.).

    Or, cette hypothse de Marx mne au-del du problme du mode deproduction asiatique en posant le problme gnral des formes multiplesd'volution des socits sans classes organises principalement selondes rapports de parent vers des formes diffrentes de socits de classeset d'tat. En voyant dans le mode de production asiatique une des formespossibles de passage l'tat et non la seule forme possible, on vited'inventer un nouveau dogmatisme qui se bornerait ajouter un nou-veau stade ncessaire ceux numrs par Staline.

    On va d'ailleurs au-del du mode de production asiatique ds quel'on suit jusqu'au bout l'ide de Marx que l'apparition de classes exploi-teuses nat de la transformation des fonctions d'une minorit sociale.

  • Sur le mode de production asiatique 51

    Car ces fonctions ne concernent pas seulement l'conomie et singulire-ment celle des peuples asiatiques mais la religion, l'autorit politique,les rapports de parent. Il faut donc pour analyser en profondeur cettetransformation des fonctions, mobiliser les connaissances accumulespar l'anthropologie religieuse, sociale, conomique, l'archologie, lalinguistique, l'histoire; combiner ces savoirs disponibles, faire cooprerdes disciplines cloisonnes dans des institutions universitaires distincteset des voies d'approche spcifiques.

    A la lumire de ces connaissances modernes doivent tre confrontes etcritiques les hypothses hrites du xtx e sicle au sujet des formes pri-mitives de l'volution de l'humanit ainsi que les postulats et les m-thodes de l'volutionnisme. C'est galement le marxisme qui doit setransformer s'il veut jouer le rle d'avant-garde dans cette granderecherche comparative o convergent, comme au ',axe sicle mais surune base thorique nouvelle, archologie, anthropologie, histoire et lin-guistique.

    Et, comme nous l'indiquions en 1964, cette transformation dumarxisme n'est pas et ne peut tre, malgr la richesse des thses deMarx sur le mode de production asiatique, un retour Marx.

    3. Dveloppement du marxisme et non retour Marx .

    Les recherches actuelles ne peuvent en aucune faon se prsentercomme un simple retour Marx et ceci, pour deux raisons : la pre-mire est que ce retour signifierait la reprise d'un tat partiellementdpass de l'information et de la conceptualisation thoriques en ce quiconcerne les socits primitives; la deuxime est que nos informationsactuelles exigent une laboration plus pousse de certains conceptsmarxistes fondamentaux, tels que concepts d'infrastructure, de super-structure, de structure dominante, de causalit d'une structure et dencessit historique.

    C'est pourquoi si le concept de mode de production asiatique ou unconcept quivalent mais mieux nomm peut et doit tre remis en marchepar la science moderne, c'est la condition qu'il soit dbarrass de sesparties mortes confront avec toute l'information disponible et enrichipar une analyse thorique nouvelle des structures de parent, des struc-tures conomiques, religieuses dans les socits sans classes ou les socitsde classes primitives.

    Parmi ces lments morts, citons :a) Le concept de despotisme qui n'est pas un concept scientifique

  • 52Sur le mode de production asiatique

    mais idologique. Il vhicule avec lui les conflits philosophiques et poli-tiques du xvme sicle et, de faon gnrale, il traduit d'une maniredforme et partiale le fait que dans les formes primitives d'tat celui-ciest incarn dans la personne du souverain et semble dpendre de sesvolonts arbitraires. Comme le soulignait Radcliffe-Brown propos dusouverain africain traditionnel, le roi est le chef de l'excutif, le lgis-lateur, le juge suprme, le matre du rituel et l'administrateur des res-sources essentielles du royaume. Cette fusion des fonctions et despouvoirs en la personne d'un seul homme n'est apparue le plus souventaux yeux d'un occidental que comme la marque d'un pouvoir despo-tique ne connaissant d'autre loi que la volont arbitraire du souverain.

    b) L'image d'une Asie stagnant de faon millnaire dans une transi-tion inacheve entre socits sans classes et socits de classes, entre labarbarie et la civilisation n'a pas rsist aux progrs de l'archologie etde l'histoire de l'Orient et du Nouveau Monde. En fait, si l'gypte pha-raonique, la Msopotamie, les empires prcolombiens appartiennent quelque chose comme le mode de production asiatique, celui-ci corres-pond alors aux temps o l'humanit s'arrache localement mais dfiniti-vement l'conomie d'occupation du sol, invente l'agriculture, l'le-vage, l'architecture, le calcul, l'criture, le commerce, la monnaie, ledroit, de nouvelles religions, etc. Ce n'est pas la civilisation qui nat enGrce mais l'Occident, une de ses formes particulires qui devait finale-ment la dominer tout en prtendant la symboliser.

    Dans ses formes originaires, le mode de production asiatique signi-fierait non pas la stagnation mais le plus grand progrs des forces pro-ductives accompli sur la base des anciennes formes communautaires deproduction et d'existence sociale. Le mode de production asiatiquen'implique donc pas ncessairement stagnation et despotisme. La thsede Marx peut cependant sembler garder une certaine validit pour l'vo-lution ultrieure des socits de type asiatique qui se seraient alorsenlises dans une stagnation millnaire. Sans nier la lenteur et l'ingalitde dveloppement de nombreuses socits de classes non occidentales,nous avons suggr que ce processus d'enlisement n'apparatrait que dansles cas o la contradiction propre au mode de production asiatique ne sedvelopperait pas, o les anciens rapports communautaires de propritet parfois de production n'ont pas t dtruits et remplacs par des for-mes diverses de proprit prive. Dans d'autres cas, celui de la Chine etdu Japon surtout, nous avons suggr que l'volution a pu passer deformes diverses de mode de production asiatique des formes plus oumoins analogues aux rapports fodaux europens bien que l'tat aitpu jouer un rle qu'on ne retrouve pas en Europe.

  • Sur le mode de production asiatique 53

    c) Si les discussions sur le mode de production asiatique doiventncessairement entraner une discussion plus gnrale sur les structuresdes socits sans classes, et en particulier de leurs structures de parent,d'autres parties de l'oeuvre de Morgan et d'Engels devront tre limines.C'est ainsi que la reconstruction de Morgan, accepte par Engels, del'volution des rapports de parent dans les socits primitives partird'un stade de promiscuit primitive et faisant se succder parent matri-linaire et parent patrilinaire n'est plus acceptable de nos jours. Lacorrespondance binaire entre formes de mariage et terminologie deparent qu'il supposait pour reconstruire les stades disparus de l'volu-tion de la famille n'existe pas. La terminologie de parent traduit nonseulement le mariage mais aussi la rsidence et la multiplicit des fonc-tions qu'assument dans une socit primitive les rapports de parent etceci pose au marxisme un problme plus vaste, point de dpart d'unnouvel enrichissement thorique.

    d) Les rapports de parent dans une socit primitive sont la foisrapports de production, rapports d'autorit, schme idologique organi-sant en partie la reprsentation des rapports de la nature et de la socit 1.Ils sont donc la fois infrastructure et superstructure et c'est parce qu'ilsunifient des fonctions multiples qu'ils jouent le rle de structure domi-nante dans la vie sociale.

    Ceci pose un double problme au marxisme. Comment comprendre lerle dterminant de l'conomie dans la vie sociale et le rle dominantdes rapports de parent dans les socits primitives 2 ? Dans quellesconditions les rapports de parent cessent de jouer dans ces socits unrle dominant et glissent une place secondaire alors que des structuressociales nouvelles, l'tat, se dveloppent et occupent la place centralelaisse libre?

    e) Sur un plan philosophique, les recherches actuelles imposent aumarxisme d'approfondir la notion de ncessit historique outre cellesde structure dominante et de causalit d'une structure .

    f) Enfin, sur un plan secondaire mais important, de nombreusesconclusions du xIxe sicle partages par Marx et Engels concernant lapriorit chronologique de l'levage nomade sur l'agriculture, le carac-tre d'auto-subsistance des conomies primitives, le problme descastes, l'volution directe de la Grce et de la Rome primitives vers des

    1. Cf. CI. Lvi-STRAUSS : Le Cru et le cuit.2. Cf. sur ce point notre ouvrage Rationalit et irrationalit en conomie, d.

    Maspro, 1966, pp. 90-98 et notre article Systme, structure et contradiction dans Le Capital , Temps Modernes, nov. 66, pp. 828-864.

  • 54 Sur le mode de production asiatique

    socits de classes partir de rapports claniques doivent tre aban-donnes ou rvalues.

    Cette sche numration suffit dmontrer que le marxisme, purifide tout dogmatisme et au prix d'un immense effort thorique dont l'idemme est excellente, pourra prendre en charge les rvolutions scientifi-ques qu'exige notre poque tout autant que les rvolutions sociales.

  • 1 Les Grecs vcurent autrefois comme les Barbaresvivent maintenant.

    THUCYDIDE I, 6, 6.

    Le marxisme s'est pos, ds son origine 1 , comme une tentative depenser scientifiquement l'histoire, c'est--dire de mettre nu les struc-tures essentielles des socits et d'expliquer leurs raisons d'tre et leurslois d'volution. Marx et Engels trouvrent et reprirent une hypothsegnrale avance par de nombreux savants selon laquelle l'histoire del'humanit est celle du passage de formes d'organisation sociale sansclasses des socits de classes 2. Ils enrichirent cette hypothse 2 en pro-posant de chercher dans le dveloppement des forces productives et desrapports de production le fondement, en dernire analyse, de ce passage.Dans cette perspective, ils montrrent que le capitalisme, en dveloppantles forces productives, crait les conditions de l'abolition des socits etde l'exploitation de classe... A travers leurs oeuvres, ils lguaient, sem-blait-il, l'image plus prcise d'une volution ncessaire de l'humanit travers la succession de la communaut primitive, de l'esclavage, de lafodalit et du capitalisme. Pour de nombreux marxistes, cette nces-sit parut impliquer qu'on la retrouve, plus ou moins dforme parles particularits locales, dans toutes les socits. Cette interpr-tation, confronte avec l'immense matriel archologique, ethnologiqueet historique accumul depuis Marx et Morgan, nourrit des dbats sansfin chez les spcialistes sur la date d'apparition et le dveloppementd'un stade esclavagiste en Chine, au Japon, en Afrique, d'un stade

    1. Lettre de MARX Joseph WEYDEMEYER, 5 mars 1852.2. Plusieurs schmas gnraux de l'volution de l'humanit avaient t construits

    avant Marx par Ferguson, Adam Smith, etc. Cf. I. SELLNOW : Grundprinzipien einerPeriodisierung der Urgeschichte et le commentaire de Ch. PARAI, La Pense, art. cit.

  • 56Sur le mode de production asiatique

    fodal chez les Mongols, le monde islamique, etc. Toutes ces diffi-cults venaient se nouer dans le drame des priodisations non pascelles de la succession chronologique des vnements mais de la suc-cession logique des structures esclavagiste, fodale, capitaliste.

    Pour chapper ce drame de l'impuissance peler la logique del'histoire, beaucoup de savants choisirent de ne pas ranger dans unstade ou un autre les faits, les socits qu'ils analysaient. L'histoire nonoccidentale clatait en un pullulement de faits empiriques , sauvspeut-tre du contre-sens mais privs de sens. Source de ces dsordresthoriques inversement complmentaires, l'histoire non occidentalesemblait chapper la ncessit de l'histoire de ce qu'elle ne repro-duisait pas la ncessit de l'histoire occidentale.

    Par un singulier paradoxe, au coeur du drame, certains spcialistesmarxistes ou non, tout en refusant galement de ranger leurs faits sous les catgories d'esclavage ou de fodalit, proposrent de leurrendre un sens thorique, comparatif, en les rangeant sous une catgoriemarxiste glisse depuis longtemps dans l'ombre porte sur de nombreuxtextes par l'ouvrage tincelant d'Engels, L'Origine de la famille, lacatgorie de mode de production asiatique . Par exemple, J. Suret-Canale, propos de l'Afrique noire prcoloniale dclarait :

    Il semble bien qu'on puisse rapprocher le mode deproduction prpondrant des rgions les plus volues del'Afrique noire traditionnelle de ce que Marx avait d-nomm mode de production asiatique 1 .

    et A. Mtraux, dcrivant les tats pr-incaques, crivait propos desMochicas, Indiens de la cte nord du Prou (300 800 aprs J. C.) :

    Comme en gypte et en Msopotamie, la conqute dudsert sur la cte pruvienne postule l'existence d'uneautorit respecte et d'une bureaucratie bien organise.K. Marx avait dj pressenti le rle de l'irrigation dans laformation des gouvernements despotiques de type asia-tique 2.

    Ce singulier retour un Marx oubli allait poser une chane nouvellede problmes thoriques. Le premier problme, relevant de la marxolo-gie semblait-il, tait d'tablir le contenu de cette catgorie de Marx enle reprant travers un ensemble de textes disperss dont il fallait fairel'inventaire, puis de confronter ce contenu avec le schma bti par

    1. J. SURET-CANALE : Afrique n0lre, ouv. cit. tome I, p. 101.2. A. MTRAUX : Les Incas, ouv. cit, p. 24, pp. 113 sq.

  • Sur le mode de production asiatique 57

    Engels dans L'Origine de la famille. Le concept restaur, il convenaitensuite de le mesurer aux faits pour en apprcier la fcondit, et ven-tuellement pour le remodeler, le remettre en chantier. Cette tche est encours. Enfin, dans le prolongement de ces deux dmarches, une questionfondamentale surgissait, invitable : qu'entend-on par ligne typique de d-veloppement de l'humanit? Nous nous bornerons dvelopper le premierpoint, esquissant les deux autres sur lesquels nous reviendrons. Maisavant d'entreprendre ce priple il faut nous assurer au pralable d'uneide claire sur ce qu'on appelle un schma d'volution des socits .

    1. Qu'est-ce qu'un schma d'volution des so-cits ?

    C'est une reprsentation simplifie, idale des mcanismes de fonc-tionnement des socits, construite pour rendre intelligibles leurs volu-tions possibles. Une telle reprsentation constitue un modle ,c'est--dire un ensemble li d'hypothses sur la nature des lments quicomposent une socit, sur leurs rapports et leurs modes d'volution.De tels modles sont des instruments essentiels des sciences de lanature et de l'histoire. Dans Le Capital, Karl Marx dcrit la structure fon-damentale de l'organisation capitaliste de la production en ces termes :

    Ici il n'y a que deux classes en prsence : la classeouvrire qui ne dispose que de sa force de travail, la classecapitaliste qui possde le monopole des moyens de produc-tion sociaux et de l'argent 1.

    A partir de ce rapport fondamental peuvent se comprendre la foisles autres structures qui composent un systme conomique capitaliste(analyse synchronique) et leur mouvement (analyse diachronique). Maisun modle ne correspond qu'en partie la ralit. Le Capital n'est pasl'histoire relle, concrte de telle ou telle nation capitaliste, mais l'tudede la structure qui les caractrise comme capitalistes , abstractionfaite de l'infinie diversit des ralits nationales. Marx nous en avertissaitexplicitement :

    Nous supposerons toujours dans cet examen gnral dela production capitaliste que les rapports conomiques

    1. K. MARX : Le Capital, Livre II, tome II, p. 73.

  • 58Sur le mode de production asiatique

    rels correspondent bien leur concept ou, ce qui revient aumme, les rapports rels ne seront exposs ici que dans lamesure o ils traduisent leur propre type gnral 1.

    Par cette mthode, une logique 2 du dveloppement social peuttre apprhende. Il faut donc, pour ne point se mprendre grossire-ment sur les schmas d'volution construits par Marx et Engels,reconnatre au pralable qu'ils ne veulent ni ne peuvent constituer l'his-toire relle des socits mais une histoire abstraite de ralits rduites leurs structures essentielles, une vue rtrospective de la raison d'trede leur volution saisie comme dveloppement des possibilits etimpuissances internes de ces structures.

    Ces schmas sont donc des difices d'hypothses de travail lies untat de la connaissance et de la ralit, la fois point d'arrive de larflexion thorique et point de dpart pour dchiffrer plus avant l'infinievarit de l'histoire concrte. C'est au niveau de celle-ci que les schmashypothtiques font la preuve de leur vrit. L doit se briser la tentationperptuelle de transformer l'hypothse en dogme, une vrit prouver enune vidence qui n'a plus se vrifier et peut, superbe, rgner a priorisur les faits.

    Dans cet esprit, Marx, dessinant dans l'Idologie allemande (1845) sonpremier schma d'volution, nous en donnait le mode d'emploi, et criti-quait ceux qui voudraient y voir une nouvelle philosophie de l'histoire,un corps de vrits premires ou dernires accessibles au seul philosopheet d'o l'histoire tirerait sa ncessit et son sens.

    A la place de la philosophie, on pourra tout au plusmettre une synthse des rsultats les plus gnraux qu'ilest possible d'abstraire de l'tude du dveloppement histo-rique des hommes. Ces abstractions, prises en soi, dtachesde l'histoire relle, n'ont absolument aucune valeur. Ellespeuvent tout au plus servir classer plus aisment la ma-tire historique, indiquer la succession de ses stratifica-tions particulires. Mais elles ne donnent en aucune faon,comme la philosophie, une recette, un schma selon lequel

    1. K. MARX : Le Capital, Livre III, tome I, p. 191. Soulign par nous M. G.2. F. ENGELS : La Contribution la critique de l'conomie politique de

    K. Marx, Das Volk, 20 aot 1859. Sur ces questions voir :BOCCARA : Quelques hypothses sur le dveloppement du capital , conomie

    et Politique, n' 79-80-81-82.ILIENKOV : La Dialectique de l'abstrait et du concret dans Le Capital de

    Marx , Recherches Internationales, 1962, n 34,GODELIER : La Mthode du Capital , conomie et Politique, n0' 70-71-80.

  • Sur le 0 mode de production asiatique 59

    on peut accomoder les poques historiques. La difficultcommence seulement, au contraire, quand on se met tudier et classer cette matire '...

    Nous verrons combien l'oubli de cette grammaire de l'hypothse dansles sciences historiques fit entrer peu peu de nombreux chercheurs dansdes langages fous par lesquels ils sommaient la ralit d'entrer dans lesmots qui devaient en dire le sens rationnel .

    2. La notion de mode de production asia-tique chez Marx et Engels.

    a) Les sources.

    La notion s'labore vers 1853 2 et reste prsente chez Marx jusqu' lafin de sa vie. Engels dans l'Anti-Dhring (1877), dans l'poque franque(1882) la reprend et l'enrichit, mais elle disparat dans L'Origine de lafamille, de la proprit prive, de l'tat (1884). Engels la laisse dans lesditions des Livres II (1885) et III (1894) du Capital qu'il fait paratreaprs la mort de Marx.

    L'laboration la plus pousse de ce concept par Marx se trouve dansun manuscrit de 1855-1859 rest indit jusqu'en 1939 et intitul Formendie der Kapitalistischen Produktion vorhergehn, publi dans la Grund-risse der Kritik der Politischen konomie. Le texte Formen est le schmad'volution des socits le plus complexe que Marx nous ait laiss. Ildevra donc tre confront avec L'Origine de la famille d'Engels qu'ilprcde de vingt-cinq ans.

    b) La notion de mode de production asiatique.

    La notion fut labore partir d'une rflexion sur des documentsbritanniques 3 qui dcrivaient les communauts villageoises et les tats

    1. K. MARx-F. ENGELS : l'Idologie allemande, ouv. cit, pp. 37-38.2. Dans la correspondance de mai-juin-juillet 1853 entre MARX et ENGELS. Dans

    les articles de MARX sur l'Inde dans le New York Daily Tribune, juin, juillet, aot 1853.3. Cf. Lettre de MARX ENGELS, 14 juin 1853. MARX cite des rapports parlemen-

    taires et l'History of Java de Sir Stamford RAFFLES.

  • I TERRE )

    60Sur le mode de production asiatique

    de la socit indienne du xtx e sicle. A cette information s'ajoutrent deslectures de rcits de voyageurs au Moyen-Orient et en Asie centrale 1. Unfait frappe Marx et Engels : l'absence de proprit prive du sol. Dansle manuscrit Formen, Marx dcrit sept formes diffrentes d'appropria-tion du sol, c'est--dire du rapport dominant de production entre leshommes dans les socits pr-industrielles. Ces formes se succdentjusqu'au mode de production capitaliste dans lequel la sparation dutravailleur et des conditions objectives de la production est radicale. Letexte de Marx se prsente donc comme une esquisse de l'volution de laproprit foncire au sein de l'humanit et surtout de l'Europe et est unfragment dtach de l'analyse des formes d'accumulation primitive $.Cette volution voit succder : la communaut primitive, le mode deproduction asiatique, le mode de production antique, le mode de pro-duction esclavagiste, le mode de production germanique, le mode deproduction fodal, le mode de production capitaliste. Nous nous bor-nerons quelques mots sur les modes de production distincts du modede production asiatique que nous reprsenterons par des schmasemprunts au sinologue hongrois F. Tkei 3.La communaut primitive

    Fonde sur les liens de sang, de langue, de moeurs, elle apparat noncomme un rsultat mais comme une condition pralable de l'appropria-tion et de l'utilisation communautaires du sol . La proprit du solappartient la communaut tout entire et l'appartenance la commu-naut est ainsi la condition pour l'individu de la possession (indivi-duelle) du sol.

    I c(INDIVIDU) 7 (COMMUNAUTE)

    Cette communaut correspond l'conomie d'occupation de la nature chasse, cueillette, pche et aux premires formes d'agriculture iti-

    1. Rcit de Franois BERNIER sur le royaume du Grand Mogol cit par MARXdans la lettre du 2 juin 1852 ENGELS et par ENGELS dans sa lettre du 6 juin.

    2. Le sous-titre du manuscrit est ber der Prozess, der der Bildung des Kapitalverhltnisses oder der ursprnglichen Akkumulation vorhergeht . Cf. Le Capital,Livre I, tome III, chap. 16 23.

    3. F. T%KEM : Sur le mode de production asiatique, Confrence au C. E. R. M.,Paris, juin 1962.

  • Sur le mode de production asiatique 61

    nrante, au passage la transformation de la nature. La survie des indi-vidus dpend entirement, ce niveau de dveloppement des forces pro-ductives, de leur appartenance un groupe et leur place dans ce groupedpend d'abord des rapports de parent qu'ils entretiennent avec sesmembres sur la base du systme de parent qui les rgle :

    Moins le travail est dvelopp, moins est grande lamasse de ses produits et, par consquent, la richesse de lasocit, plus aussi l'influence prdominante des liens dusang semble dominer l'ordre social.

    Les communauts primitives ont pris de multiples formes selon lesgenres de vie et les systmes de parent. Elles ont volu au cours de laprhistoire et peuvent subsister, plus ou moins altres, dans la mesureo se maintiennent les genres de vie primitifs. Leur volution est lie audveloppement de nouvelles formes de production agriculture, levage,artisanat et va dans le double sens de l'extension de la possession etde la proprit individuelles des biens et de la transformation des vieuxrapports familiaux $. Au cours de cette volution apparat le mode deproduction asiatique.

    Le mode de production asiatique.Il apparat lorsque des formes de production plus dveloppes per-

    mettent l'apparition d'un surplus rgulier, condition d'une division pluscomplexe du travail et de la sparation de l'agriculture et de l'artisanat.Cette division renforce le caractre d'autosubsistance de la production :

    Cette combinaison de l'artisanat et de l'agriculture l'intrieur de la petite communaut devenant ainsi tout fait self-substaining et contenant en soi toutes les condi-tions de produire et de reproduire un surplus 4.

    La production n'est pas oriente vers un march, l'usage de la monnaieest limit, l'conomie reste donc naturelle 4. L'unit de ces commu-nauts peut tre reprsente par une assemble de chefs de famille, ou unchef suprme, et l'autorit sociale prend des formes plus ou moins dmo-

    1. F. Errons : L'Origine de la famille..., out). cit, p. 16. Voir aussi lettre d'Ex-oacs MAxx, 8 dcembre 1882.

    2. F. Exo u : L'Origine de la famille..., out'. cit, p. 16.3. K.. MAax : Grundrisse..., out,. cit, p. 376.4. La description classique d'une communaut vivant en conomie d'auto-subsis-

    tance se trouve dans le passage clbre sur les communauts de l'Inde, Le Capital,Livre I, tome II, pp. 46 48.

  • 62Sur le mode de production asiatique

    cratiques ou despotiques. L'existence d'un surplus rend possible une diff-renciation sociale plus pousse et l'apparition d'une minorit d'indi-vidus qui s'approprie une part de ce surplus et exploite, par l, les autresmembres des communauts. Comment s'opre ce passage? Engels aesquiss un modle de ce processus dans l'Anti-Dhring (1874) :

    ... Ces individus sont arms d'une certaine plnitudede puissance et reprsentent les prmisses du pouvoird'tat. Peu peu, les forces de production augmentent; lapopulation plus dense cre des intrts ici communs, lantagonistes entre les diverses communauts, dont legroupement en ensembles plus importants provoque dere-chef une nouvelle division du travail, la cration d'organespour protger les intrts communs et se dfendre contreles intrts antagonistes. Ces organes, qui dj en tant quereprsentants des intrts communs de tout le groupe, ontvis--vis de chaque communaut prise part une situationparticulire, parfois mme en, opposition avec elle, prennentbientt une autonomie plus grande encore, soit du fait del'hrdit de la charge, qui s'instaure presque toute seuledans un monde o tout se passe selon la nature, soitdu fait de l'impossibilit grandissante de s'en passer mesure qu'augmentent les conflits avec d'autres groupes.Comment, de ce passage l'autonomie vis--vis de lasocit, la fonction sociale a pu s'lever avec le temps ladomination de la socit... comment, au bout du compte,les individus dominants se sont unis pour former uneclasse dominante, ce sont l des questions que nous n'avonspas besoin d'tudier ici. Ce qui importe ici, c'est seulementde constater que, partout, une fonction sociale est labase de la domination politique; et que la domination poli-tique n'a aussi subsist la longue que lorsqu'elle rem-plissait cette fonction sociale qui lui tait confie 1.

    Dans ce contexte les contours de la classe dominante embryonnairesont extrmement fluides et difficiles reprer, car le mme individuexerce un pouvoir de fonction et un pouvoir d'exploitation. La partiedes surplus qu'on lui attribue, dans la mesure o elle est la contrepartiede sa fonction, revient indirectement la communaut et il n'y a pasexploitation de celle-ci par celui-l. L'exploitation commence lorsque

    1. F. ENGELS : Anti-Dhring, ouv cit, p. 211-213. Voir Le Capital, Livie III,tome III, pp. 26, 175-176, 252.

  • Sur le mode de production asiatique 63

    l'appropriation est effectue sans contrepartie et il est difficile de dter-miner le point o la communaut commence d'tre exploite par ceux-lmmes qui lui rendent des services.

    L'exploitation prend donc la forme de la domination non pas d'unindividu sur un autre mais d'un individu personnifiant une fonction surune communaut. tant donn la structure de ce rapport de domination,on peut facilement supposer les conditions particulires qui en favorise-ront l'apparition et le dveloppement maximum.

    Ces conditions seront runies, lorsque la mise en valeur de certainesdonnes naturelles imposera la coopration grande chelle des com-munauts particulires pour la ralisation de grands travaux d'intrtgnral qui excdent les forces de ces communauts prises isolmentcomme des individus particuliers. L'amnagement hydraulique (tra-vaux d'asschement, d'irrigation, de construction) des grandes vallesalluviales d'gypte, de Msopotamie, en serait un exemple frap-pant 1.

    La ralisation de tels travaux exigeait la fois des forces productivesnouvelles et une direction centralise rassemblant et coordonnant lesefforts des communauts particulires sous son haut commandementconomique. L' unit rassembleuse apparat alors comme la condi-tion de l'efficacit du travail et de l'appropriation des communautslocales. Sur cette base, la transformation du pouvoir de fonction del'autorit suprieure en instrument d'exploitation des communautssubordonnes devient possible. Cette transformation s'acclre lorsquel'unit rassembleuse place sous son contrle direct les terres des commu-nauts qui deviennent proprit minente de l'tat, de la communautsuprieure qui rassemble et rglemente toutes les communauts locales.L'appropriation du sol par l'tat, personnifi par le roi, le pharaon, etc.,signifie l'expropriation universelle des communauts qui perdent laproprit mais gardent la possession de leurs terres.

    Dans la plupart des formes de base asiatique, l'unitrassembleuse qui se situe au-dessus de toutes ces petitescommunauts apparat comme le propritaire suprieur

    1. Lettre d'ENon s MARX, 6 juin 1853: L'irrigation artificielle est ici (dans lesgrandes zones dsertiques depuis le Sahara jusqu'aux hauts plateaux d'Asie) lacondition premire de l'agriculture oa elle est l'affaire soit des communauts, soitdes provinces ou du gouvernement central.

    F. ENGELS : dntiDAhrlxg, ouu. cit, p. 212: Quel que soit le nombre des pouvoirsdespotiques qui ont surgi ou ont dclin en Perse ou aux Indes, chacun a su trs exac-tement qu'il tait, avant tout, l'entrepreneur gnral de l'irrigation des valles, sanslaquelle aucune culture, n'est l-bas possible.

  • 64Sur le mode de production asiatique

    ou l'unique propritaire, les communauts relles partantcomme des possesseurs hrditaires 1.

    Devenu propritaire minent du sol, l'tat apparat plus encore commela condition de l'appropriation par les communauts et les individus desconditions naturelles de la production. Pour l'individu, la possession dela terre passe par le double intermdiaire de la communaut locale laquelle il appartient et de la communaut suprieure devenue propri-taire.

    Nous proposons, pour reprsenter ce double rapport, le schma sui-vant 2.

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    Ce schma montre que l'apparition de l'tat et l'exploitation descommunauts ne modifient pas la forme gnrale des rapports de pro-prit puisque celle-ci reste proprit communautaire, proprit de la

    1. K. MARX : Grundrisse..., eue. cit, p. 376.2. J. CHESNEAUX nous signale que ce schma voque le caractre chinois ancien

    Wang qui signifie roi (Vuong en vietnamien) et propos duquel il crivait : Lecaractre Vuong, dans sa simplicit, reflte dj les rapports sociaux dont les coliersdoivent s'imprgner docilement : il comporte trois traits horizontaux parallles,dont le premier passe pour reprsenter le ciel, celui du centre, le plus court, l'hommeet celui du bas, la terre; un trait vertical runissant le ciel et la terre, transpercel'homme et l'emprisonne dans l'acceptation de sa condition; c'est de haut en basqu'on trace ce trait car l'homme doit obir la volont du ciel et la terre recevoir sestravaux; seul le roi a un pouvoir assez vaste pour embrasser le systme du monde. Le Viet-Nam, p. 99. M. J. BER.QUE, professeur au Collge de France, nous a suggrun rapprochement avec le polygone toil, employ comme motif symbolique dansle monde islamique.

  • Sur le K mode de production asiatique 65

    communaut suprieure cette fois, tandis que l'individu reste possesseurdu sol en tant que membre de sa communaut particulire. Il y a donc eupassage l'tat et une forme embryonnaire d'exploitation de classesans dveloppement de la proprit prive du sol.

    Dans ce cadre le surplus, autrefois appropri par la communautlocale, va en partie aux reprsentants de la communaut suprieure :

    Une partie du surtravail de la communaut appartient la communaut suprieure qui finit par exister en tantque personne et ce surtravail se traduit la fois par letribut et par des travaux communs pour glorifier l'unit,pour glorifier soit le despote rel soit le Dieu reprsentantimaginaire de la tribu 1 .

    La centralisation et l'accumulation de ce surplus entre les mains del'tat permettent le dveloppement des villes et du commerce extrieur.Le commerce n'est pas ici l'expression d'une production marchandeintrieure la vie des communauts mais la transformation du surplusen marchandises (matriaux rares, armes) 2 . Le commerant apparatcomme un fonctionnaire de l'tat s. En mme temps, le travail communau bnfice des communauts se double d'un travail forc au bnfice del'tat. L'impt en nature lev par l'tat se transforme en rente foncireprleve au bnfice des individus personnifiant l'tat 4.

    L'exploitation des paysans et artisans par une aristocratie de nobleset de fonctionnaires de l'tat n'est pas individuelle puisque la corve estcollective et la rente foncire confondue avec l'impt et que l'une etl'autre sont exiges par un fonctionnaire, non pas en son nom mais aunom de sa fonction dans la communaut suprieure. L'individu, hommelibre au sein de sa communaut, n'est pas protg par cette libert etcette communaut de la dpendance l'gard de l'tat, du despote.

    L'exploitation de l'homme par l'homme prend, au sein du mode de pro-duction asiatique, une forme que Marx a appele esclavage gnral 5distinct par essence de l'esclavage grco-latin puisqu'il n'exclut pas la

    1. Cf. Grundrisse..., ouv. cit, p. 376. Pour l'analyse des rapports entre reprsenta-tions religieuses et politiques et organisation sociale des socits antiques voirFRANKFORT : La Royaut et les dieux (1951), Before Philosophy (1946) chap. 3, The formation of the State , et J. P. VERNANT : Les Origines de la Pense grecque,chap. 7, et le travail de P. DERCHAIN : Le Pouvoir et le Sacr, Bruxelles, 1962,

    2. Le Capital, Livre III, tome I, p. 338, propos des peuples commerants dansl'antiquit. Voir K. PoLANYI : Trade and market in early Empires, chap. de R. Rovere.

    3. GARELLI : Etudes des tablissements assyriens en Cappadoce , Annales, 1961.4. E. WELSKOPF: Problme der Periodisierung der Altengeschichte, art, cit. 296-313.5. Bei der allgemeinen sklaverei des Orients , Grundrisse..., ouv. cit, p. 395.

  • 66Sur le mode de production asiatique

    libert personnelle de l'individu, n'est pas un lien de dpendance vis--visd'un autre individu et se ralise par l'exploitation directe d'une commu-naut par une autre.

    Dans ce cadre, l'esclavage et le servage individuels peuvent cependantapparatre par suite de guerres, de conqutes. Esclave et asservi devien-nent proprit commune du groupe auquel appartient leur matre et cematre lui-mme dpend de sa communaut et est soumis l'oppressionde l'tat :

    L'esclavage et le servage en consquence ne sont que desdveloppements de la proprit reposant sur l'existencetribale. Ils modifient ncessairement toutes les formes decette proprit, mais c'est dans la forme asiatique qu'ilspeuvent les modifier le moins... L'esclavage ici n'abolit niles conditions de travail ni ne modifie le rapport essen-tiel 1.

    L'usage productif des esclaves ne peut devenir le rapport de productiondominant. L'absence de proprit prive du sol, de faon gnrale, l'enempche ainsi que l'obligation gnrale au surtravail impose aux commu-nauts. L'usage des esclaves par le roi, les prtres, les fonctionnaires estfrein par l'usage de la main-d'oeuvre paysanne corvable et se limiteaux activits exceptionnellement pnibles comme le travail dans lesmines. La possession hrditaire de domaines par les dignitaires del'tat pouvait offrir cependant une base pour l'usage productif desesclaves dans l'agriculture. Mais un vritable dveloppement de l'escla-vage] productif suppose la proprit prive du sol au sein des communau-ts rurales et ceci, en Europe, fut accompli au sein de ce que Marx appelle le mode de production antique .

    Avant de rassembler les lments dcrits par Marx sous le terme demode de production asiatique, indiquons brivement la nature desmodes de production qui, selon Marx, lui succdent en Europe.

    Le mode de production antique.Marx en trouve la forme la plus pure, la plus acheve dans l'his-

    toire romaine. La ville, la cit, est le sige des habitants de la campagne.La condition pralable de l'appropriation du sol par l'individu demeure

    I le fait d'tre membre de la communaut mais le sol est divis en deuxparts, l'une reste la communaut en tant que telle c'est ragerpublicus sous toutes ses formes l'autre est rpartie en parcelles attri-bues titre de proprit prive chaque citoyen romain.

    1. Cf. Grundrisse..., ouv. cit.

  • Sur le mode de production asiatique 67

    M. Tkei schmatise cette structure de la faon suivante :I ,c

    (PARCELLES/ (AGERPRIVEES)PUBLICUS)

    iL'individu est donc copossesseur des terres publiques et propritaire

    priv de sa parcelle. Les deux proprits foncires, d'tat et prive,s'impliquent et se limitent. L'histoire de Rome dveloppera cette contra-diction au dtriment de la proprit d'tat.

    Le maintien de cette structure repose sur le maintien de l'galitentre les petits propritaires. Le dveloppement de la production mar-chande, les conqutes, etc. acclrent les ingalits entre les hommeslibres I. Parmi ceux-ci, certains perdent mme leur proprit et avecelle leur titre de citoyen. L'esclavage pour dettes apparat. L'usagepriv des esclaves par les particuliers se gnralise car l'existence d'uneproprit prive du sol constitue la condition la plus favorable cetusage. Le mode de production antique, par son volution mme, creles conditions du passage un vritable mode de production esclavagiste.

    Le mode de production esclavagiste.Celui-ci apparat donc comme le dveloppement et la dissolution du

    mode de production antique qu'il remplace 2.Le mode de production esclavagiste volue et se dcompose en une

    longue agonie o se mettent en place les formes germaniques de pro-prit, une des bases du mode de production fodal.

    Le mode de production germanique.Produit d'une longue volution partir d'une proprit communau-

    taire du sol de type primitif, lie au genre de vie de tribus guerrirespratiquant l'agriculture itinrante sur brlis avec prdominance del'levage B, le mode de production germanique combine la propritcommune et la proprit individuelle du sol. A l'oppos de rager publicusromain, la proprit commune apparat comme le complment fonction-

    1. Ibidem, p. 380.2. Cf. Ch. PARAIN : La Lutte de classes dans l'antiquit classique ,, La Pense,

    n. 108, 1963.3. Lettre d'Errons MARx, 22 novembre 1882 et F. ENGELS : L'Origine de lafamille... ouv. cit, pp. 171 183 et pp. 272-273.

  • 68Sur le mode de production asiatique

    nel de la proprit prive (terrains de pacage, de chasse, etc.), comme l'accessoire communautaire 1 des appropriations individuelles. Ils'agit donc d'une proprit rellement commune de propritairesindividuels 2 . La communaut agricole est une association de propri-taires individuels.

    TLentement ces paysans libres perdirent leur indpendance personnelle

    et furent de plus en plus asservis sous l'autorit d'une noblesse nouvelle,bauche partir des chefs germaniques et de leurs suites armes, desgaulois romaniss entrs dans l'administration.

    Ruins par les guerres et les pillages, ils avaient d semettre sous la protection de la noblesse nouvelle ou del'glise, puisque le pouvoir royal tait trop faible pour lesprotger; mais cette protection il leur fallut l'acheterchrement. Comme jadis les paysans gaulois, ils durenttransfrer la proprit de leur terre leur suzerain qui laleur concdait comme tenure sous des formes varies etvariables, mais toujours contre prestation de services etde redevances; une fois assujettis cette forme de dpen-dance, ils perdirent ainsi peu peu leur libert personnelle ;au bout de quelques gnrations, ils taient dj serfs pourla plupart s.

    Ce processus d'assujettissement partiel des hommes libres vint conver-ger avec le mouvement de libration partielle des esclaves commencdepuis les derniers sicles de l'Empire romain et dboucher, au termede cette volution multiligne, sur une situation uniforme d'exploitationd'une classe de petits producteurs directs dpendants par une classede nobles propritaires fonciers, sur les rapports de production fodaux.

    1. Allgemeinschaftliches Zubehr , Grundrisse..., ouv. cit, p. 384.2. Cf. Lettre de MARX Vera Zassouttrcx (2 version), mars 1881: La terre

    labourable appartient en proprit prive aux cultivateurs en mme temps que forts,ptures, terres vagues, etc. restent encore proprit commune. Cf. F. ENGELS :L'Origine de la famille..., ouv. cit, p. 139.

    3. Ibidem, pp. 141-142.

  • Sur le mode de production asiatique 69

    Le mode de production fodal.Les rapports de production essentiels sont ceux qui rglent l'appro-

    priation de la terre et de ses produits. Ils lient et opposent la fois leseigneur, propritaire de la terre et en partie de la personne du paysan,et le paysan, producteur direct, possesseur de droits d'occupation etd'usage plus ou moins hrditaires sur la terre et propritaire desautres moyens de production. Dans sa forme typique, cette structureprsente deux traits caractristiques : la proprit du seigneur est effec-tive, mais non absolue, lorsque lui-mme appartient la hirarchiefodale des seigneurs et est le vassal d'un suzerain qui a la propritminente, mais non effective, de sa terre '. Les paysans, individuellementdpendants de leur seigneur, sont groups en communauts de village 2,organisation conomique et sociale qui dcuple leur capacit de rsis-tance et de lutte contre leur seigneur 3 . Ils sont soumis aux corves etaux rentes en nature et en argent et ces redevances rendent ncessairel'usage de contraintes extra-conomiques.

    L'volution du systme fodal amena un dveloppement des changes,des villes et de la production marchande et la gense des rapports capi-talistes de production qui allaient devenir la contradiction principaledu systme et le mener sa perte. Au cours de cette gense, de nombreuxpaysans furent expropris de leurs terres et contraints de travaillercontre un salaire. Ce mouvement historique

    qui fait divorcer le travail d'avec ses conditions ext-rieures voil donc le fin mot de l'accumulation appele primitive parce qu'elle appartient l'ordre prhisto-rique du monde bourgeois. L'ordre conomique capitalisteest sorti des entrailles de l'ordre conomique fodal. Ladissolution de l'un a dgag les lments constitutifs del'autre 4 .

    Nous voici au terme de la dmarche par laquelle Marx essayait deprendre une vue rtrospective des tapes qui avaient fait merger, commecondition gnrale de la production, la sparation du producteur desconditions objectives de la production et avant tout de la terre, spara-

    1. Cf. Ch. PARMN : Seigneurie et fodalit , La Pense, 1961, n 96.2. K. MARX : Le Capital, Livre I, tome III, p. 157: Le serf mme tait non

    seulement possesseur, tributaire il est vrai, des parcelles attenant sa maison, maisaussi copossesseur des biens communaux.

    3. Cf. A. SonouL : La Communaut rurale franaise , La Pense, 1957, n 73.4. K. MARX : Le Capital, Livre I, tome III, p. 155.

  • 70Sur le mode de production asiatique

    tion caractristique du mode capitaliste de production. Nous pouvonsmaintenant prciser la spcificit de ce que Marx appelait mode deproduction asiatique en le distinguant soigneusement d'autres modesde production avec lesquels il semble, par un trait ou un autre, se confon-dre.

    c) Spcificit du mode de production asiatique et son champ d'applica-tion selon Marx et Engels.

    Nous avons tent de cerner le contenu thorique que Marx avaitdonn, selon nous, au concept de mode de production asiatique .Notre brve esquisse des autres concepts, communaut primitive, escla-vage, fodalit doit nous permettre de le distinguer de ces concepts,alors qu'ils semblent se confondre par l'un ou l'autre des lments deleurs dfinitions.

    Communaut primitive et mode de production asiatique suppo-sent tous deux l'existence de communauts o rgnent des formes deproprit commune du sol. La proprit prive du sol est absente etl'individu, en tant que membre d'une communaut, a des droits d'usageet d'occupation. Mais le mode de production asiatique ne se confondpas avec la communaut primitive car son fonctionnement impliqueet dveloppe l'exploitation de l'homme par l'homme, la formationd'une classe dominante. Il apparat comme une forme d'volution etde dissolution des communauts primitives lie des formes de produc-tion nouvelles, agriculture sdentarise, levage plus intensif, usage desmtaux, etc.

    Le mode de production asiatique ne peut se confondre avec lemode de production esclavagiste, moins de mal interprter les textesde Marx o il parle d' esclavage gnral des individus soumis audespotisme tatique et montre que l'esclavage patriarcal peut prendreune grande ampleur au sein de ce rgime. En tant que membre descommunauts, l'individu est libre selon les formes de libert d'uneexistence communautaire. Cette libert, cependant, ne le protge pascontre l'impt, la corve, l'expropriation et la soumission l'tat et ses reprsentants. L'esclavage peut se dvelopper avec les guerres,les conqutes, mais l'esclavage est proprit d'un groupe lui-mmedpendant de l'tat. L'usage productif des esclaves est limit au seindes communauts et frein au niveau de l'tat par la possibilit dedisposer en permanence et en abondance du travail des paysans cor-vables.

  • Sur le mode de production asiatique 71

    L'existence de paysans corvables permet-elle de confondre modede production asiatique et mode de production fodal? La propritminente par l'tat du sol des communauts villageoises, l'expropria-tion de celles-ci, qui gardent ensuite des droits d'occupation et d'usage,la hirarchie de nobles et de fonctionnaires soumis un prince, incar-nation de la communaut, ces traits ne sont-ils pas rapprocher d'as-pects essentiels du mode de production fodal?

    Il nous semble que la diffrence fondamentale tient au caractre del'exploitation et de la dpendance paysannes dans les deux cas. Dansle mode de production asiatique, l'tat est propritaire du sol en tantque personnification de toutes les communauts et l'exploitation despaysans est collective. La dpendance de l'individu par rapport unfonctionnaire de l'tat est indirecte et passe par l'intermdiaire de ladpendance de sa communaut d'origine par rapport l'tat quereprsente ce fonctionnaire. Au contraire, dans le mode de productionfodal, les paysans sont individuellement dpendants de leur seigneurpropritaire de leurs terres et de son propre domaine. L'organisationcommunautaire des paysans apparat moins comme une communautde sang que comme le complment fonctionnel de l'exploitation deparcelles individuelles et tire son existence des contraintes conomiquesauxquelles elle rpond et sa force des avantages qu'elle procure (carac-tres clairs travers la notion de mode de production germanique).

    La notion de mode de production asiatique dsignerait donc auxyeux de Marx une structure spcifique dont les lments pris sparmentpourraient se retrouver dans d'autres structures (royaut, centralisa-tion, corve et rentes paysannes, etc.) mais sans que l'on puisse confondrele mode de production asiatique avec ces structures ou le dissoudreen elles.

    Pour Marx et Engels, il nous semble que l'intrt essentiel de cettenotion tait d'indiquer une voie d'apparition de l'tat et de l'exploita-tion de classe partir des communauts primitives 1. Dans la mesureo Marx et Engels liaient surtout cette apparition la ralisation degrands travaux et particulirement de travaux d'irrigation 2, cette voieleur a sembl propre certaines socits d'Asie et tre la cl d'un despotisme oriental s. Cette voie, enfin, aurait entran la stagna-

    1. C'est trs prcisment ce que dclare ENGELS dans l'Anti-Dhring, ouv. cit,pp. 211 et 213.

    2. Lettre d'ErroELs MARX, 6 juin 1853.3. Lettre de MARX ENGELS, 14 juin 1853. Article de MARX sur l'Inde, 25 juin

    1853. Le Capital, Livre I, tome II, pp. 26, 55, 186-188, Livre III, tome I, p. 339Livre III, tome II, p. 49.

  • 72Sur le mode de production asiatique

    tion relative de ces socits, leur immutabilit 1 dues l'absencede dveloppement de la proprit prive et de la production marchande.

    Dfinie de cette manire, la notion leur paraissait s'appliquer l'gypte antique, la Perse, l'Hindoustan, Java, Bali, les hauts plateauxde l'Asie, certaines parties de la Russie, c'est--dire un ensemblede socits asiatiques d'poques diffrentes mais organises pour r-pondre des conditions naturelles en partie comparables.

    A la suite de cette reconstitution thorique de la notion de modede production asiatique, travers les fragments de textes o elle appa-rat et avant de poser la question de la validit aujourd'hui d'une tellenotion, il nous faut tenter d'clairer les raisons de sa disparition dansL'Origine de la famille de Engels et des autres msaventures qu'elleconnut chez les marxistes ou les non-marxistes depuis Engels.

    3. Les msaventures de la notion de modede production asiatique.

    Morgan est le premier qui tente, en connaissance decause, de mettre un certain ordre dans la prhistoire del'humanit; tant qu'une documentation considrablementlargie n'imposera pas des changements, sa manire degrouper les faits restera sans doute en vigueur 2.

    Jusqu'en 1882 Marx et Engels reviennent de nombreuses fois sur lanotion de mode de production asiatique et l'enrichissent. DansL'Epoque franque (1882) Engels crivait :

    La forme du pouvoir d'tat est conditionne sontour par la forme qui est momentanment celle des commu-nauts. L o comme chez les peuples aryens d'Asieet chez les Russes il nat en un temps o la communecultive encore la terre compte commun ou du moins nel'affecte qu' terme aux diffrentes familles, o, par cons-quent, il ne s'est pas constitu de proprit prive du sol,le pouvoir d'tat apparat sous la forme du despotisme s.

    En 1884 dans L'Origine de la famille Engels ne reprend pas cettenotion. Pourquoi? Nous indiquerons brivement les hypothses que

    1. Lettre de MARX ENGELS, 14 juin 1853. Le Capital, Livre I, tome II, pp. 46-48.2. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., out). cit, p. 27. Soulign par nous.3. Ibidem, p. 224.

  • Sur le mode de production asiatique 73

    nous avons avances au terme d'une longue analyse que nous n'avonspas la place de reproduire ici.

    Quel est le projet d'Engels en crivant L'Origine de la famille? C'estde construire un schma d'volution gnrale de l'humanit de la socitsans classes la socit de classes en saisissant les lois et rapports decorrespondance entre les volutions particulires de trois ensembles destructures : les systmes de production, les systmes de parent et lessystmes politiques. S'appuyant sur les matriaux de l'histoire antiqueet de l'ethnologie, Engels tablit que :

    1 0 La loi d'volution des systmes de production est la tendance audveloppement de la proprit prive des moyens de production partirde multiples formes de proprit commune.

    2 La loi d'volution des systmes de parent est la tendance audveloppement de la famille monogamique partir des formes demariage par groupe et des formes d'organisation gentilice.

    3 La loi d'volution des systmes politiques est la tendance audveloppement de l'tat partir des formes de gouvernement dessocits primitives, de la dmocratie primitive.

    Lorsque les trois lments : proprit prive, famille monogamique,tat sont nous ensemble au sein d'une socit, celle-ci est passe dela barbarie la civilisation, de la socit sans classes la socit declasses. tre civilis signifie donc appartenir une socit de classes, une ralit contradictoire 1 o le dveloppement des forces pro-ductives est ncessairement li au dveloppement des formes d'exploi-tation de l'homme par l'homme. Esclavage, servage, salariat, sontles trois grandes formes de servitude qui caractrisent les trois grandespoques de la civilisation 2 . Pour Engels, les formes typiques du pas-sage la socit de classes et de l'volution des rapports de classescaractrisent l'histoire occidentale inaugure par les Grecs et dbouchantsur le capitalisme industriel.

    Athnes prsente la forme la plus pure, la plus clas-sique : ici l'tat, prenant la prpondrance, nat direc-tement des antagonismes de classes qui se dveloppent l'intrieur mme de la socit gentilice 8.

    Premire raison pour ne point reprendre la notion de mode de pro-duction asiatique, Engels privilgie l'histoire occidentale comme typique

    1. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., ouv. cit, pp. 65-66.2. Ibidem, p. 161.3. Ibidem, p. 155. Soulign par nous.

  • 74Sur le mode de production asiatique

    du dveloppement gnral de l'humanit et exclut, explicitement, deson champ d'analyse l'histoire de l'Asie et du Proche-Orient '.

    La raison fondamentale n'est pas l. Elle se trouve, selon nous, dansl'acceptation par Engels des thses de Morgan dans Ancient Society (1877)sur l'impossibilit du dveloppement de l'tat et d'une classe domi-nante dans le cadre des socits barbares, tribales, et sur l'acceptationdu concept de dmocratie militaire dont Morgan faisait la dernireforme d'organisation des socits sans classes avant et pendant leurpassage la socit de classes.

    Prcisons ces points. Pour Morgan, que reprend Engels, l'humanitpasse du stade suprieur de la sauvagerie au stade infrieur de la bar-barie lorsque l'on passe de la gens (clan) la tribu. L'humanit passedu stade infrieur de la barbarie au stade moyen, lorsque la socitvolue de la tribu la confdration de tribus; et du stade moyen austade suprieur de la barbarie, lorsque la socit passe de la confd-ration de tribus la dmocratie militaire. Les peuples, dans leur ge hroque , l'aube de leur entre dans la civilisation, dans la socitde classes, se trouvent donc organiss dans une dmocratie mili-taire .

    Comme les Grecs au temps des hros, les Romainsau temps des prtendus rois vivaient donc en unedmocratie militaire issue des gentes, phratries et tribus,sur lesquelles elle tait base... mme si la noblesse patri-cienne spontane avait dj gagn du terrain, mme si lesreges tentaient peu peu d'largir leurs attributions, celane change pas le caractre fondamental originel de la cons-titution 2.

    Les Grecs passent donc de la tribu la confdration de tribus et la dmocratie militaire. Pour comprendre cette volution, il faut uneide claire de son point de dpart, l'organisation gentilice. Engels, la suite de Morgan, suppose que

    la forme amricaine (de la gens) est la forme originelle,tandis que la forme grco-romaine est la forme ultrieure,drive 3 ...

    1. Ibidem, p. 122 (Asie), p. 137 (Orient).2. Cf. L. MORGAN : Ancient Society, propos des trusques et des Romains,

    pp. 287-288.3. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., ouv. cit, p. 81. Marx avait galement

    accept l'hypothse de Morgan. Cf. Archiv., p. 134.

  • Sur le mode de production asiatique 75

    Il suppose que la gens des Iroquois, et particulirement celle desSenecas, est la forme classique de cette gens primitive 1 . De plus,les Iroquois avaient volu au XIXe sicle jusqu' l'organisation entribus confdres. L'analyse des Iroquois devenait le point de dpartpour comprendre l'histoire primitive de l'Occident. Cependant, laconfdration des Iroquois n'tait pas d'aprs Morgan et Engels l'or-ganisation sociale la plus avance laquelle soient parvenus les Indiensd'Amrique.

    Les Indiens de ce qu'on appelle les pueblos du NouveauMexique, les Mexicains, les habitants de l'Amrique cen-trale et les Pruviens se trouvaient, au temps de la conqute,au ( la fin du) stade moyen de la barbarie 2.

    Ainsi les grandes civilisations prcolombiennes (Incas, Mayas, Azt-ques) en taient au terme de leur histoire autonome, au point o finissaitl'histoire hroque des Grecs et o commenait leur histoire de socitde classes. Pour cette raison, Engels ne les analyse pas puisqu'il supposeque leurs institutions sont du mme type que celles des Grecs et analyseau contraire la gens iroquoise pour expliquer le passage la dmocratiemilitaire.

    Qu'est-ce qui caractrise la dmocratie militaire? C'est le fait qu'unearistocratie gentilice dispose pour l'accomplissement d'une guerre depouvoirs d'exception. Or ce pouvoir est limit parce qu'il est la foisprovisoire et concd par le peuple ou le conseil des Anciens. Par l,il ne peut devenir permanent et, chappant au contrle des membresde la communaut, supplanter le pouvoir de celle-ci et la dominer.L'existence d'une dmocratie militaire ne signifie donc pas la fin oule contraire d'un gouvernement dmocratique mais une de ses formes 8.

    Cette structure, Morgan la voit illustre autant par le chef militaireaztque, que par le basileus grec. Engels et Marx l'admettent galement :

    Le mot basileia que les crivains grecs emploient pourla pseudo-royaut homrique (parce que le commandementdes armes en est la principale marque distinctive) accom-pagne du conseil et de l'assemble du peuple signifieseulement dmocratie militaire 4.

    On a substitu au chef militaire aztque, tout commeau basileus grec, un prince moderne. Morgan soumet pour

    1. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., ouv. cit, p. 82.2. Ibidem.3. L. MORGAN : Ancient Society, ouv. cit, p. 2204. Archiv., p. 145.

  • 76Sur le mode de production asiatique

    la premire fois la critique historique les rcits des Espa-gnols, d'abord pleins de mprises et d'exagrations, plustard nettement mensongers; il prouve que les Mexicainsse trouvaient au stade moyen de la barbarie mais unstade plus avanc que les Indiens des pueblos du NouveauMexique et que leur constitution, autant que les rcitsdforms permettent de le reconnatre, correspondait ceci : une confdration de trois tribus, qui en avaitoblig un certain nombre d'autres leur verser des rede-vances et qui tait rgie par un conseil fdral et un chefmilitaire fdral; les Espagnols firent de ce dernier un empereur 1 .

    Nous sommes ici au coeur d'un ensemble multiple de paradoxes.En montrant que l'volution tribale fait apparatre des aristocraties,

    Engels tait parvenu au point exact o il pouvait reprendre l'hypothsedu mode de production asiatique et interprter sa lumire les grandescivilisations prcolombiennes. Mais cette possibilit thorique lui estte par Morgan qui exclut l'hypothse que le pouvoir d'une aristo-cratie tribale puisse se transformer en pouvoir absolu aux mains d'unmonarque sans que cette transformation ne dtruise les communautsvillageoises ou tribales 2. L'existence d'une aristocratie tribale ouvraitune possibilit que la thorie de la dmocratie militaire fermait $. Mais,autre paradoxe, Morgan avait raison de ne pas interprter le basileusdes pomes homriques ou le grand Inca comme des monarques fodaux.De plus, la critique moderne l'a confirm, le basileus grec n'est pas unroi. Mais Morgan passe du rejet de la pseudo-royaut du basileus aurejet de toute royaut chez les peuples de l'Amrique prcolombienneet de l'Europe antique. La solidit de son argumentation pour fonderson premier rejet semblait garantir sa deuxime conclusion. Y avait-ilun moyen pour Marx et Engels de ne pas suivre Morgan sur ce deuximeterrain? Non, car l'archologie et la linguistique des temps primitifs

    1. ENGEIS : L'Origine de la famille..., ouv. cit, p. 101. Cf. MORGAN : AncientSociety, ouv. cit, chap. vu, p. 193. L'absence de discussion srieuse sur la notionde dmocratie militaire , ses origines, sa nature, prive de beaucoup de porteles travaux marxistes qui utilisent cette notion : J. VARtoor : La Socit homrique,la famille patriarcale, l'origine de la proprit prive. M. RODINSON : Sur leconcept de dmocratie militaire , La Pense, n 66 (1956). La meilleure tude setrouve dans SERENI : Communita rurali nell 'talla antica, chap. lx.

    2. L. MORGAN : Ancient Society, ouv. cit. Le royaume de Mexico... est unefiction de l'imagination p. 193.

    3. Ibidem p. 254.

  • Sur le mode de production asiatique 77

    de la Grce et de Rome taient en 1880 en train de natre. Dernierparadoxe, les dcouvertes modernes allaient rendre aux Grecs des roisqui n'taient pas basileus mais anax , donc confirmer Morgansur ce point particulier et infirmer sa gnralisation critique.

    Ces royauts grecques appartiennent aux temps reculs de l'poquemycnienne et crtoise, au noyau initial des traditions orales qui devaientdu xve au vite sicle avant J.-C. se sdimenter en couches multiples etcontenir, dans un grand mlange, des descriptions d'objets matrielset de ralits sociales de l'ge de bronze l'ge du fer grecs 1. Maisau moment o Morgan crit, Schliemann vient peine de fouillerTroie (1870-1873) et commence la fouille de Mycnes (1874). Il publieun ouvrage sur Mycnes en 1878 aprs avoir fouill Tyrinthe et, en1888, reconnat le site du Palais de Minos. L'tape dcisive vint aprsla mort d'Engels lorsque Sir A. Evans dcouvrit de 1900 1905 l'gede bronze et la civilisation minoenne de Crte 2.

    En 1951, M. Ventris commenait le dchiffrement du linaire B,suivi de M. Chadwick (1953) et les discussions se poursuivent aujour-d'hui entre MM. Blegen, Palmer, etc. Or, paradoxe suprme dans cetteanalyse du destin de la notion de mode de production asiatique, cesroyauts grecques retrouves apparaissent trs proches des grandessocits de l'ge de bronze de la Mditerrane orientale dont ellestaient contemporaines, socits auxquelles semblait s'appliquer lacatgorie de mode de production asiatique. Au centre de la socitmycnienne, nous voyons le palais et le roi qui concentre et unifieen sa personne tous les lments religieux, politique, militaire, admi-nistratif et conomique de la souverainet. Le roi rglemente, parl'intermdiaire de services et de dignitaires, la production, la distribu-tion et l'change des biens au sein d'une conomie qui ignore largementcommerce et monnaie. Les producteurs sont groups en communautsrurales possdant collectivement des terres qui sont peut-tre l'objetd'une redistribution priodique 3. Leur dpendance vis--vis du roin'est pas absolue dans la mesure o les conditions de la productionne rendent pas ncessaire la coopration grande chelle des commu-nauts. Celles-ci sont donc soumises au roi et l'aristocratie guerrirequi l'entoure et qui le reprsente, dans la personne du basileus, auprsdu conseil des Anciens des dmes villageois. Avec les invasions doriennesdu xlle sicle,

    1. P. VmAL-NAQUET : Homre et le monde mycnien , Annales, 1963, n 4.2. Cf. WILLETTS : Early Crete and early Greek , Marxism Today, dc. 1962

    et la bibliographie de HUTCHINSON : Prehistoric Crete, 1962, pp. 355 368.3. J. P. VERNANT : Les Origines de la pense grecque, ouv. cit, p. 25.

  • 78Sur le mode de production asiatique

    ce n'est pas une simple dynastie qui succombe dansl'incendie ravageant tour tour Pylos et Mycnes, c'estun type de royaut qui se trouve jamais dtruit, touteune vie sociale centre autour du palais, qui est dfiniti-vement abolie, un personnage, le roi divin, qui disparatde l'horizon grec 1 .

    A l'ge du bronze succde l'ge du fer, la socit palatiale faitsuite avec lenteur la polis, la cit grecque Q. Face face subsistent deuxgroupes rivaux, les communauts villageoises et une aristocratie guer-rire qui dtient galement des monopoles juridiques et religieux. Ausein d'une socit d'une certaine manire moins complexe, moins dve-loppe que la socit crto-mycnienne, une autre basileia apparat quin'est en aucune faon une autre royaut ou mme un hritage de l'an-cienne royaut. Il y a donc une discontinuit entre l'ancienne socitet celle qui lui succde et qui mne la polis et au systme esclavagiste.

    Mais, dernier paradoxe, la lumire de cette information nouvelle,les descriptions de Morgan et d'Engels de la socit grecque et de lagense de l'tat athnien se trouvent la fois infirmes et confirmes.Infirmes puisqu'elles ne renvoient plus aux premiers sicles de l'vo-lution des peuples grecs mais aux derniers, et confirmes lorsqu'ellesrenvoient aux derniers sicles de cette volution, au moment ot laproprit prive se dveloppe et qu'un nouvel tat au service d'intrtsprivs apparat, l'tat athnien, forme typique d'instrument du pouvoird'une classe dominante. Dans ce contexte tardif, le concept de dmo-cratie militaire pourrait tre maintenu pour dcrire une socit dominepar une aristocratie guerrire, mais il ne serait plus un obstacle lareconnaissance pour les temps anciens de la Grce de l'existence desroyauts. Cependant l'analyse d'Engels ne pourrait plus prtendre mon-trer qu'en Grce l'tat nat directement des antagonismes de classesqui se dveloppent l'intrieur mme de la socit gentilice 3 . En effet,avant l'tat athnien, l'tat tait apparu en Crte et Mycnes et ladmocratie militaire ne serait pas l'tape qui prcde l'apparition del'tat, mais une tape entre deux formes d'tat, l'tat de type asia-tique et l'tat-cit typique de la Grce.

    Pour rsumer cette trop brve analyse de L'Origine de la famille,1. Ibidem, p. 2.2. F. ENGELS : L'Origine de la famille..., ouv. cit, p. 149 : Nous voici au stade

    suprieur de la barbarie, priode pendant laquelle tous les peuples civiliss passentpar leurs temps hroques : l'ge de l'pe de fer mais aussi de la charrue et de lahache de fer.

    3. Ibidem, p. 155. Soulign par nous.

  • Sur le mode de production asiatique 79

    l'abandon par Engels du concept de mode de production asiatiquen'est pas dei d'obscures raisons d'ordre politique, comme K. Wittfogell'a prtendu 1, mais l'influence de Morgan, la solidit de sa critiquedu basileus grec et du rex romain, critique qui l'avait entran contes-ter l'existence de toute royaut dans l'histoire primitive des Grecs,des Romains. A travers cette influence de Morgan, ce qui se montrec'est l'tat de l'information scientifique au milieu du xlx e sicle surcette histoire primitive 2. Celle-ci pour les savants de cette poquecommenait avec la premire Olympiade. De nos jours, l'archologiea largi de deux millnaires cette histoire et fait surgir en Europe desrapports sociaux qui voquent le Proche-Orient 3. L'hypothse du modede production asiatique semble donc conqurir une validit que Marxn'avait gure prvue, sauf dans la forme thorique de la clbre notedu Capital, reste longtemps obscure, o il situait le mode de produc-tion asiatique,

    aprs que la proprit orientale originairement indivisese ft dissoute et avant que l'esclavage se ft emparsrieusement de la production 4 .

    C'est cette priode du mode de production antique que l'analysed'Engels renvoie, c'est--dire l'poque du vritable miracle grec marque par la gnralisation de la proprit prive et le dveloppementde la production marchande. L s'est inaugure rellement la ligne de d-veloppement occidentale dont Engels avait saisi les caractres essentiels.

    Il nous reste narrer brivement les autres pisodes des msaventuresde la notion de mode de production asiatique aprs Engels et acheverde prendre conscience de l'immense charge idologique que vhiculecette notion et dont il faudra la purifier si l'on veut qu'elle redevienneune hypothse srieuse de travail entre les mains de l'historien ou del'ethnologue.

    1. K. WIrrFOGEL : Oriental despotism, a comparative study of total power, p. 411 : The managerial-bureaucratic implications of the asiatic concept soon embarassedits new adherent, Marx... increasingly disturbed his friend, Engels.

    2. L. MORGAN : Ancient Society, ouv. cit, p. 222 : When graecian society camefor the first time under historical observation about the first Olympiad (776 B.C.), and down to the legislation of Clisthences (509 B. C.).

    ENGELS, propos de la Rome primitive : Dans la grande obscurit qui enveloppel'histoire primitive, toute lgendaire, de Rome, il est impossible de rien dire de certainsur la date, le droulement, les circonstances de la Rvolution qui mit fin l'ancienneorganisation gentilice.

    3. PIGANIOL : Les trusques, peuple d'Orient , Cahiers d'Histoire mon-diale, 1953 Livre I, tome H.

    4. Le Capital, Livre I, tome H, p. 27.

  • 80Sur le mode de production asiatique

    La tendance se dveloppa de plus en plus de considrer l'ouvraged'Engels comme l'explication dfinitive de la loi d'volution de l'huma-nit. Au nom de cette loi, toute socit devait plus ou moins se trouverdans l'un des quatre stades numrs par Engels et reproduire plus oumoins les traits de la socit occidentale qui avait fourni la forme typiquede ce stade.

    Cependant longtemps encore, des marxistes allaient reprendre lanotion de mode de production asiatique pour clairer des aspects parti-culiers du dveloppement de certaines socits. Lnine par exempleparle d'ordre semi-asiatique en Russie, prolongeant certaines hypo-thses de Marx sur le rle despotique de l'tat en Russie exploitantles communauts villageoises. A partir de ceci, il souligne le caractretardif et original du dveloppement d'une fodalit en Russie d'Eu-rope 1. En Chine, au Japon le concept est discut et appliqu par desmarxistes.

    Mais la tendance gnrale tait l'abandon du concept. Plekhanovdans son expos, Questions fondamentales du marxisme (1908), supposeque Marx aprs la lecture de Morgan a abandonn son ancienne hypo-thse, ou du moins n'a plus considr le mode de production asiatiquecomme une formation progressive de l'humanit, comme il le faisaiten 1859, dans la Contribution. L'interprtation de Plekhanov renforaitl'impression que le mode de production asiatique signifiait stagnationmillnaire 2 . Par ailleurs, la tendance voir dans la triade esclavage,fodalit, capitalisme une loi d'volution universelle pour toutes lessocits faisait oublier le caractre trs particulier de l'volution desGermains dcrite par Engels. En effet, Engels nous montre les tribusgermaniques confdres et organises, selon lui, en dmocratie mili-taire comme les Grecs et les Romains des temps hroques , suivre partir de ce mme stade de la barbarie suprieure une ligne compl-tement diffrente, puisqu'elles voluent aprs la conqute de l'Empireromain vers des royauts prfodales . Il nous montre ainsi dessocits sans classes voluer vers une socit et un tat de classes sanspasser par les modes de production antique et esclavagiste. De ce faitla singularit de l'volution grco-romaine tait manifeste puisqu'elleapparaissait comme une des formes de passage l'organisation de classes

    1. Voir l'importante prface de P. VIDAL-NAQUET la traduction de OrientalDespotism.

    2. G. PLEKHANOV : Questions fondamentales du marxisme, ditions sociales, Paris,1950, pp. 52 54. A notre connaissance aucun texte ne peut tre invoqu l'appuide l'interprtation de Plekhanov d'un abandon par Marx de la notion de mode deproduction asiatique.

  • Sur le mode de production asiatique 81

    et non comme la seule forme de ce passage. L'hypothse d'une pluralit,des formes de passage la socit de classes glissait de plus en plusdans l'ombre avec cet oubli de l'analyse d'Engels.

    Autre pisode qui allait rendre plus difficile l'analyse scientifiquedes hypothses de Marx : la suite de l'chec de la rvolution chinoisede 1927, une discussion sur la voie rvolutionnaire de l'Asie fut engage.Certains, s'appuyant sur des bouts de citations de Marx sur le modede production asiatique, invoqurent la stagnation de l'Asie pourjustifier leur scepticisme vis--vis des chances de la rvolution en Chine.Ils furent condamns et, avec eux, l'hypothse du mode de productionasiatique qui semblait un obstacle thorique pour analyser correcte-ment l'histoire de l'Asie j.

    Dernier avatar, qui allait achever de la compromettre aux yeux desmarxistes, la notion, expulse du marxisme, allait tre ramasse par unsinologue, K. Wittfogel et utilise pour dmontrer que les marxistesavaient chass cette notion par peur d'y reconnatre l'aveu de leurtotalitarisme, l'aveu qu'une classe bureaucratique, disposant d'un pou-voir despotique, pouvait s'difier sur les formes de proprit collectivesocialistes.

    Au terme de cette longue histoire, certains marxistes en vinrent parler d'un prtendu mode de production asiatique, une pense queMarx n'a jamais dveloppe , de la thorie errone du mode de pro-duction asiatique, errone parce que base sur une voie spciale d'vo-lution des peuples orientaux et sur une prtendue stagnation ... denotions discrdites et ractionnaires 2 etc. La liste serait trop longue.

    Mais l'essentiel n'est pas l. Il est dans la transformation et la dgra-dation des hypothses thoriques avances par Marx et Engels pourclairer l'histoire de l'humanit. Cette histoire, de nombreux marxistesl'abordaient maintenant, privs de la double hypothse du mode deproduction asiatique et de la pluralit des formes de passage la socitde classes. Il leur restait une seule voie qui semblait s'imposer : cherchercomment on tait pass de la communaut primitive (le mode de pro-duction asiatique tant exclu) l'esclavage antique (d'autres formesde socits de classes tant exclues) pour suivre ensuite une volutionplus ou moins l'image de celle des socits occidentales (esclavage,fodalit, capitalisme). Le matrialisme historique, systme ouvert d'hy-pothses vrifier, s'tait ainsi transform et dgrad en une philoso-phie de l'histoire , philosophie que Marx stigmatisait dans l'Idologie

    1. Ce fut l'objet de la fameuse discussion de Leningrad : Diskussia o aziatskomsposobe proisvodstva , 1931.

    2. M. SHAPIRO : Marxism Today, aot 1962, pp. 282-284.

  • 82Sur le mode de production asiatique

    allemande comme une recette, un schma selon lequel on peut ac-commoder les poques historiques .

    Ce schma-recette, antipode du marxisme, trouva son expression laplus claire et sa conscration dans l'expos de J. Staline Matrialismedialectique et matrialisme historique. La tche de nombreux historiensmarxistes devint paradoxalement non plus de dcouvrir l'histoire, maisde la retrouver , retrouver un stade esclavagiste, un stade fodal, etc.Mais les faits sont ttus et les socits entraient mal ou n'entraient pasdans ces conclusions faites l'avance, et leur rbellion nourrissait lesdrames des priodisations, non pas chronologiques mais sociologiques,celles qui permettent de caractriser une socit par un mode de pro-duction, esclavagiste, fodal ou autre. Citons pour mmoire les querellesinterminables des savants lorsque l'on trouvait un stade esclava-giste aux Indes, au Japon, en Chine 1 , au Vietnam ou en Afrique noire.L'ouvrage de S. A. Dange, India from primitive communism to slavery(1949), prtendait par exemple retrouver dans l'volution des aryensle passage du communisme primitif l'esclavage sans tenir compte dessources nouvelles de l'archologie sur les civilisations agricoles deMohendjo-Daro et d'Harappa, etc. La rponse d'autres spcialistesmarxistes fut cependant claire. M. Kosambi dclarait :

    Dange est tellement anxieux d'identifier les stadesgnraux tablis par Engels que l'on peut trouver descontre-vrits atroces presque chaque page... Entrelarderdes hypothses sans fondement de citations d'Engels nesuffit pas 2 .

    Pour la Chine, l'analyse fut mene dans la mme perspective tho-rique, dfinie par Kuo Mo Jo en ces termes :

    Suivant les vues de Marx, les phases du dveloppementde la socit peuvent tre raccourcies mais non sautes...Il n'est pas possible qu'une nation simple arrive au fo-dalisme sans passer par l'esclavagisme et il ne leur suffitpas non plus de passer par un semi-esclavagisme 3.

    1. Voir la discussion dans T. PoxoRA : Existierte in China eine Sklavenhalter-gesellschaft? art. cit.

    2. KOSAMBI : On a marxist approach to India chronology , Annals of Bhandar-kar Oriental Research Institute, 1951. Du mme auteur, The Basis of ancientIndian History , Journal of the American Oriental Society, 1955, I et 4. Et la critiquede Dange par M. BEDEKAR : Marxism Today, juillet 1951.

    3. Kuo Mo Jo : Confrence 1950 , Recherches Internationales, pp. 31-32.

  • Sur le mode de production asiatique 83

    Et l'History of China (Pkin 1958) affirmait propos de la socitdes Tchou dont l'interprtation reste trs controverse :

    Les Tchou taient aussi une socit esclavagiste. Laclasse exploiteuse comprenait le roi, les princes fodauxet la noblesse, et les exploits taient les paysans et lesesclaves 1 .

    Devant les checs de ce dogmatisme on en vint oser bouleverser leschma des quatre stades en le contestant, en quelque sorte, de l'int-rieur, sans le jeter bas. Ne disposant d'autres catgories que cellesd'esclavage et de fodalit et conscients du caractre non esclavagistede nombreuses socits o existaient des formes d'exploitation del'homme par l'homme, de nombreux historiens poussrent ces socitsdans la catgorie de fodalit qui se dilatait ainsi dmesurment, ren-dant difforme le schma dogmatique mais sans le briser. Pour prendreun cas limite citons l'un des participants de la discussion poursuiviedans Marxism Today en 1961-1962 sur les schmas marxistes de l'vo-lution des socits :

    Homre, refltant la civilisation mycnienne et ditfinalement autour de 750 ay. J.-C., ne fait pas un tableausoit d'une socit communautaire primitive soit d'unesocit esclavagiste : ce qui est dpeint est de nouveauplutt une socit fodale. En bref, dans le monde clas-sique, le fodalisme parat avoir la fois prcd et succdd l'esclavage 2.

    Mais en dfinitive, la catgorie de fodalit en se dilatant se trouvaittoujours prisonnire du schma que sa dilatation conteste. Paradoxa-lement, cette critique du dogmatisme menait les marxistes sur les posi-tions mmes de tant d'historiens non marxistes qui inventent une fodalit chaque fois qu'ils trouvent une aristocratie 3, et ces posi-tions ont dj fait l'objet de la critique impitoyable de Marc Blochen 1940 4. Celui-ci ne retenait de toutes ces fodalits exotiques

    1. P. 20. Cf. Histoire de l'antiquit, Moscou, 1962, p. 266: Il est tabli sans contes-tation possible que la socit chinoise a volu du rgime communautaire s1 la foda-lit en passant par une forme d'exploitation base sur l'exploitation des esclaves. Le contraire est affirm p. 270.

    2. B. TAIT : Marxism Today, octobre 1961.3. Ex. POTEKHINE : On Feudalism of the Ashanti, XXV' Congrs international des

    Orientalistes, Moscou, 1960.4. Marc BLOCH : La Socit fodale, tome I, pp. 94, 350 et tome II, pp. 154,

    250-252.

  • 84Sur le mode de production asiatique

    que l'exemple du Japon et attendait, pour les autres, un supplmentde preuves, rejoignant les thses de Marx dans Le Capital '.

    Enfin devant le double chec du dogmatisme aveugle et des rvisionsthoriques difformes, beaucoup d'historiens cherchaient sauverleurs faits et rpugnaient proposer une interprtation thoriquequelconque pour les expliquer. Cet empirisme, tout en amassant d'im-menses, quantits de faits nouveaux, aboutissait au paradoxe de lesdfendre des vieux non-sens ou contre-sens thoriques en les privanttout simplement de sens . Mais les faits penss travers les vieuxschmas dogmatiques ou rviss n'taient-ils pas eux aussi privs deleur sens thorique, attendant le bon-sens , leur sens vrai ? Cesinnombrables faits nouveaux, accumuls sans thorie ou sur la basede thories fausses, restent le bilan positif de l'effort de nombreuxhistoriens marxistes qui s'taient vous la connaissance de l'histoirenon occidentale. A ct d'eux cependant des historiens continuaientd'utiliser l'hypothse du mode de production asiatique, pour clairerl'histoire de la Chine comme E. Welskopf, F. Tkei, du Japon ou del'Amrique prcolombienne comme A. Mtraux.

    Cette brve analyse du destin de la notion de mode de productionasiatique met, selon nous, en vidence l'immense charge de dforma-tions thoriques, d'idologies contradictoires dont cette notion estdevenue le vhicule. II nous a sembl ncessaire de consacrer beaucoupde peine et de temps reconstituer minutieusement le contenu littralde cette notion chez Marx et Engels et de suivre ses msaventures tho-riques depuis L'Origine de la famille, msaventures aux raisons multiplesmais menant toutes la transformation des hypothses du matrialismehistorique en une philosophie de l'histoire, corps de dogmes-recettesavec lesquels l'historien grait mcaniquement le matriel historiquequ'on lui avait confi.

    Sans une conscience thorique claire du contenu original du conceptet de ses dformations successives, il nous semble extrmement dange-reux de proposer ce concept au public et de demander aux savants dele confronter avec les fait