hugo les miserables cosette

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Victor Hugo LES MISÉRABLES Tome II – COSETTE 1862 Texte annoté par Guy Rosa, professeur à l’Université Paris-Diderot Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits »

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  • Victor Hugo

    LES MISRABLES

    Tome II COSETTE

    1862 Texte annot par Guy Rosa,

    professeur lUniversit Paris-Diderot

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  • Table des matires

    Livre premier Waterloo ........................................................... 7

    Chapitre I Ce quon rencontre en venant de Nivelles ................. 8

    Chapitre II Hougomont ............................................................. 11

    Chapitre III Le 18 juin 1815 ...................................................... 20

    Chapitre IV A. ........................................................................... 24

    Chapitre V Le quid obscurum des batailles .............................. 27

    Chapitre VI Quatre heures de laprs-midi .............................. 31

    Chapitre VII Napolon de belle humeur .................................. 35

    Chapitre VIII Lempereur fait une question au guide Lacoste . 42

    Chapitre IX Linattendu ............................................................ 46

    Chapitre X Le plateau de Mont-Saint-Jean .............................. 51

    Chapitre XI Mauvais guide Napolon, bon guide Blow .... 58

    Chapitre XII La garde ............................................................... 61

    Chapitre XIII La catastrophe .................................................... 63

    Chapitre XIV Le dernier carr .................................................. 66

    Chapitre XV Cambronne .......................................................... 68

    Chapitre XVI Quot libras in duce ? .......................................... 72

    Chapitre XVII Faut-il trouver bon Waterloo ? ......................... 79

    Chapitre XVIII Recrudescence du droit divin .......................... 82

    Chapitre XIX Le champ de bataille la nuit ............................... 86

  • 3

    Livre deuxime Le vaisseau LOrion ...................................... 96

    Chapitre I Le numro 24601 devient le numro 9430 ............. 97

    Chapitre II O on lira deux vers qui sont peut-tre du diable 101

    Chapitre III Quil fallait que la chane de la manille eut subit un certain travail prparatoire pour tre ainsi brise dun coup de marteau ...................................................................... 107

    Livre troisime Accomplissement de la promesse faite la morte ..................................................................................... 118

    Chapitre I La question de leau Montfermeil ........................ 119

    Chapitre II Deux portraits complts ..................................... 124

    Chapitre III Il faut du vin aux hommes et de leau aux chevaux ..................................................................................... 131

    Chapitre IV Entre en scne dune poupe ............................ 136

    Chapitre V La petite toute seule ............................................. 138

    Chapitre VI Qui peut-tre prouve lintelligence de Boulatruelle ............................................................................. 145

    Chapitre VII Cosette cte cte dans lombre avec linconnu 152

    Chapitre VIII Dsagrment de recevoir chez soi un pauvre qui est peut-tre un riche ........................................................ 158

    Chapitre IX Thnardier la manuvre ................................. 185

    Chapitre X Qui cherche le mieux peut trouver le pire ............ 197

    Chapitre XI Le numro 9430 reparat et Cosette le gagne la loterie ....................................................................................... 205

    Livre quatrime La masure Gorbeau ................................... 207

    Chapitre I Matre Gorbeau .................................................... 208

  • 4

    Chapitre II Nid pour hibou et fauvette ................................... 216

    Chapitre III Deux malheurs mls font du bonheur .............. 219

    Chapitre IV Les remarques de la principale locataire ............ 225

    Chapitre V Une pice de cinq francs qui tombe terre fait du bruit ......................................................................................... 228

    Livre cinquime chasse noire, meute muette .................. 233

    Chapitre I Les zigzags de la stratgie ...................................... 234

    Chapitre II Il est heureux que le pont dAusterlitz porte voitures .................................................................................... 239

    Chapitre III Voir le plan de Paris de 1727 .............................. 242

    Chapitre IV Les ttonnements de lvasion ............................ 247

    Chapitre V Qui serait impossible avec lclairage au gaz ....... 251

    Chapitre VI Commencement dune nigme ........................... 257

    Chapitre VII Suite de lnigme ............................................... 261

    Chapitre VIII Lnigme redouble ........................................... 264

    Chapitre IX Lhomme au grelot .............................................. 267

    Chapitre X O il est expliqu comment Javert a fait buisson creux ........................................................................................ 274

    Livre sixime Le Petit-Picpus .............................................. 285

    Chapitre I Petite rue Picpus, numro 62 ................................ 286

    Chapitre II Lobdience de Martin Verga ............................... 292

    Chapitre III Svrits ............................................................. 301

    Chapitre IV Gats .................................................................. 303

  • 5

    Chapitre V Distractions .......................................................... 309

    Chapitre VI Le petit couvent .................................................. 316

    Chapitre VII Quelques silhouettes de cette ombre................. 320

    Chapitre VIII Post corda lapides ............................................ 324

    Chapitre IX Un sicle sous une guimpe ................................. 326

    Chapitre X Origine de lAdoration Perptuelle ...................... 329

    Chapitre XI Fin du Petit-Picpus ............................................. 332

    Livre septime Parenthse ................................................... 335

    Chapitre I Le couvent, ide abstraite ...................................... 336

    Chapitre II Le couvent, fait historique ................................... 337

    Chapitre III quelle condition on peut respecter le pass .... 341

    Chapitre IV Le couvent au point de vue des principes ........... 344

    Chapitre V La prire ............................................................... 347

    Chapitre VI Bont absolue de la prire .................................. 349

    Chapitre VII Prcautions prendre dans le blme ................ 353

    Chapitre VIII Foi, loi .............................................................. 355

    Livre huitime Les cimetires prennent ce quon leur donne359

    Chapitre I O il est trait de la manire dentrer au couvent . 360

    Chapitre II Fauchelevent en prsence de la difficult ............ 371

    Chapitre III Mre Innocente .................................................. 375

    Chapitre IV O Jean Valjean a tout fait lair davoir lu Austin Castillejo....................................................................... 393

    Chapitre V Il ne suffit pas dtre ivrogne pour tre immortel 403

  • 6

    Chapitre VI Entre quatre planches ......................................... 412

    Chapitre VII O lon trouvera lorigine du mot : ne pas perdre la carte .......................................................................... 416

    Chapitre VIII Interrogatoire russi ........................................ 429

    Chapitre IX Clture ................................................................ 435

    propos de cette dition lectronique ................................. 445

  • 7

    Livre premier

    Waterloo

  • 8

    Chapitre I

    Ce quon rencontre en venant de Nivelles

    Lan dernier (1861), par une belle matine de mai, un pas-sant, celui qui raconte cette histoire1, arrivait de Nivelles et se dirigeait vers La Hulpe. Il allait pied. Il suivait, entre deux ranges darbres, une large chausse pave ondulant sur des collines qui viennent lune aprs lautre, soulvent la route et la laissent retomber, et font l comme des vagues normes. Il avait dpass Lillois et Bois-Seigneur-Isaac. Il apercevait, louest, le clocher dardoise de Braine-lAlleud qui a la forme dun vase renvers. Il venait de laisser derrire lui un bois sur une hau-teur, et, langle dun chemin de traverse, ct dune espce de potence vermoulue portant linscription : Ancienne barrire n 4, un cabaret ayant sur sa faade cet criteau : Au quatre vents. chabeau, caf de particulier.

    Un demi-quart de lieue plus loin que ce cabaret, il arriva au

    fond dun petit vallon o il y a de leau qui passe sous une arche pratique dans le remblai de la route. Le bouquet darbres, clairsem mais trs vert, qui emplit le vallon dun ct de la chausse, sparpille de lautre dans les prairies et sen va avec grce et comme en dsordre vers Braine-lAlleud.

    1 V. Hugo sjourna Waterloo du 7 mai 1861 au 21 juillet (avec de

    nombreuses interruptions de ce sjour) pour y crire le rcit de la bataille et achever ainsi son roman. Il note, le 30 juin : Jai fini Les Misrables sur le champ de bataille de Waterloo et dans le mois de Waterloo.

  • 9

    Il y avait l, droite, au bord de la route, une auberge, une charrette quatre roues devant la porte, un grand faisceau de perches houblon, une charrue, un tas de broussailles sches prs dune haie vive, de la chaux qui fumait dans un trou carr, une chelle le long dun vieux hangar cloisons de paille. Une jeune fille sarclait dans un champ o une grande affiche jaune, probablement du spectacle forain de quelque kermesse, volait au vent. langle de lauberge, ct dune mare o naviguait une flottille de canards, un sentier mal pav senfonait dans les broussailles. Ce passant y entra.

    Au bout dune centaine de pas, aprs avoir long un mur du

    quinzime sicle surmont dun pignon aigu briques contra-ries, il se trouva en prsence dune grande porte de pierre cin-tre, avec imposte rectiligne, dans le grave style de Louis XIV, accoste de deux mdaillons planes. Une faade svre dominait cette porte ; un mur perpendiculaire la faade venait presque toucher la porte et la flanquait dun brusque angle droit. Sur le pr devant la porte gisaient trois herses travers lesquelles poussaient ple-mle toutes les fleurs de mai. La porte tait ferme. Elle avait pour clture deux battants dcrpits orns dun vieux marteau rouill.

    Le soleil tait charmant ; les branches avaient ce doux fr-

    missement de mai qui semble venir des nids plus encore que du vent. Un brave petit oiseau, probablement amoureux, vocalisait perdument dans un grand arbre.

    Le passant se courba et considra dans la pierre gauche,

    au bas du pied-droit de la porte, une assez large excavation cir-culaire ressemblant lalvole dune sphre. En ce moment les battants scartrent et une paysanne sortit.

    Elle vit le passant et aperut ce quil regardait. Cest un boulet franais qui a fait a, lui dit-elle.

  • 10

    Et elle ajouta : Ce que vous voyez l, plus haut, dans la porte, prs dun

    clou, cest le trou dun gros biscayen. Le biscayen na pas traver-s le bois.

    Comment sappelle cet endroit-ci ? demanda le passant. Hougomont, dit la paysanne. Le passant se redressa. Il fit quelques pas et sen alla regar-

    der au-dessus des haies. Il aperut lhorizon travers les arbres une espce de monticule et sur ce monticule quelque chose qui, de loin, ressemblait un lion.

    Il tait dans le champ de bataille de Waterloo.

  • 11

    Chapitre II

    Hougomont

    Hougomont, ce fut l un lieu funbre, le commencement de lobstacle, la premire rsistance que rencontra Waterloo ce grand bcheron de lEurope quon appelait Napolon ; le pre-mier nud sous le coup de hache.

    Ctait un chteau, ce nest plus quune ferme. Hougomont,

    pour lantiquaire, cest Hugomons. Ce manoir fut bti par Hu-go2, sire de Somerel, le mme qui dota la sixime chapellenie de labbaye de Villers.

    Le passant poussa la porte, coudoya sous un porche une

    vieille calche, et entra dans la cour. La premire chose qui le frappa dans ce prau, ce fut une

    porte du seizime sicle qui y simule une arcade, tout tant tomb autour delle. Laspect monumental nat souvent de la ruine. Auprs de larcade souvre dans un mur une autre porte avec claveaux du temps de Henri IV, laissant voir les arbres dun verger. ct de cette porte un trou fumier, des pioches et des pelles, quelques charrettes, un vieux puits avec sa dalle et son tourniquet de fer, un poulain qui saute, un dindon qui fait la roue, une chapelle que surmonte un petit clocher, un poirier en fleur en espalier sur le mur de la chapelle, voil cette cour dont la conqute fut un rve de Napolon. Ce coin de terre, sil et pu

    2 On connat le plaisir quavait Hugo de retrouver, ou dinscrire son

    nom dans ses crits comme sur ses meubles voir aussi Ugolin en III, 7, 2.

  • 12

    le prendre, lui et peut-tre donn le monde. Des poules y par-pillent du bec la poussire. On entend un grondement ; cest un gros chien qui montre les dents et qui remplace les Anglais.

    Les Anglais l ont t admirables. Les quatre compagnies

    des gardes de Cooke y ont tenu tte pendant sept heures lacharnement dune arme.

    Hougomont, vu sur la carte, en plan gomtral, btiments

    et enclos compris, prsente une espce de rectangle irrgulier dont un angle aurait t entaill. Cest cet angle quest la porte mridionale, garde par ce mur qui la fusille bout portant. Hougomont a deux portes : la porte mridionale, celle du ch-teau, et la porte septentrionale, celle de la ferme. Napolon en-voya contre Hougomont son frre Jrme ; les divisions Guille-minot, Foy et Bachelu sy heurtrent, presque tout le corps de Reille y fut employ et y choua, les boulets de Kellermann spuisrent sur cet hroque pan de mur. Ce ne fut pas trop de la brigade Bauduin pour forcer Hougomont au nord, et la bri-gade Soye ne put que lentamer au sud, sans le prendre.

    Les btiments de la ferme bordent la cour au sud. Un mor-

    ceau de la porte nord, brise par les Franais, pend accroch au mur. Ce sont quatre planches cloues sur deux traverses, et o lon distingue les balafres de lattaque.

    La porte septentrionale, enfonce par les Franais, et la-

    quelle on a mis une pice pour remplacer le panneau suspendu la muraille, sentre-bille au fond du prau ; elle est coupe carrment dans un mur, de pierre en bas, de brique en haut, qui ferme la cour au nord. Cest une simple porte charretire comme il y en a dans toutes les mtairies, deux larges battants faits de planches rustiques ; au del, des prairies. La dispute de cette entre a t furieuse. On a longtemps vu sur le montant de la porte toutes sortes dempreintes de mains sanglantes. Cest l que Bauduin fut tu.

  • 13

    Lorage du combat est encore dans cette cour ; lhorreur y

    est visible ; le bouleversement de la mle sy est ptrifi ; cela vit, cela meurt ; ctait hier. Les murs agonisent, les pierres tombent, les brches crient ; les trous sont des plaies ; les arbres penchs et frissonnants semblent faire effort pour senfuir.

    Cette cour, en 1815, tait plus btie quelle ne lest au-

    jourdhui. Des constructions quon a depuis jetes bas y fai-saient des redans, des angles et des coudes dquerre.

    Les Anglais sy taient barricads ; les Franais y pntr-

    rent, mais ne purent sy maintenir. ct de la chapelle, une aile du chteau, le seul dbris qui reste du manoir dHougomont, se dresse croule, on pourrait dire ventre. Le chteau servit de donjon, la chapelle servit de blockhaus. On sy extermina. Les Franais, arquebuses de toutes parts, de derrire les murailles, du haut des greniers, du fond des caves, par toutes les croises, par tous les soupiraux, par toutes les fentes des pierres, apportrent des fascines et mirent le feu aux murs et aux hommes ; la mitraille eut pour rplique lincendie.

    On entrevoit dans laile ruine, travers des fentres gar-

    nies de barreaux de fer, les chambres dmanteles dun corps de logis en brique ; les gardes anglaises taient embusques dans ces chambres ; la spirale de lescalier, crevass du rez-de-chausse jusquau toit, apparat comme lintrieur dun coquil-lage bris. Lescalier a deux tages ; les Anglais, assigs dans lescalier, et masss sur les marches suprieures, avaient coup les marches infrieures. Ce sont de larges dalles de pierre bleue qui font un monceau dans les orties. Une dizaine de marches tiennent encore au mur ; sur la premire est entaille limage dun trident. Ces degrs inaccessibles sont solides dans leurs alvoles. Tout le reste ressemble une mchoire dente. Deux vieux arbres sont l ; lun est mort, lautre est bless au pied, et

  • 14

    reverdit en avril. Depuis 1815, il sest mis pousser travers lescalier.

    On sest massacr dans la chapelle. Le dedans, redevenu

    calme, est trange. On ny a plus dit la messe depuis le carnage. Pourtant lautel y est rest, un autel de bois grossier adoss un fond de pierre brute. Quatre murs lavs au lait de chaux, une porte vis--vis lautel, deux petites fentres cintres, sur la porte un grand crucifix de bois, au-dessus du crucifix un soupirail car-r bouch dune botte de foin, dans un coin, terre, un vieux chssis vitr tout cass, telle est cette chapelle. Prs de lautel est cloue une statue en bois de sainte Anne, du quinzime sicle ; la tte de lenfant Jsus a t emporte par un biscayen. Les Franais, matres un moment de la chapelle, puis dlogs, lont incendie. Les flammes ont rempli cette masure ; elle a t fournaise ; la porte a brl, le plancher a brl, le Christ en bois na pas brl. Le feu lui a rong les pieds dont on ne voit plus que les moignons noircis, puis sest arrt. Miracle, au dire des gens du pays. Lenfant Jsus, dcapit, na pas t aussi heureux que le Christ.

    Les murs sont couverts dinscriptions. Prs des pieds du

    Christ on lit ce nom : Henquinez. Puis ces autres : Conde de Rio Maor. Marques y Marquesa de Almagro (Habana). Il y a des noms franais avec des points dexclamation, signes de colre. On a reblanchi le mur en 1849. Les nations sy insultaient.

    Cest la porte de cette chapelle qua t ramass un ca-

    davre qui tenait une hache la main. Ce cadavre tait le sous-lieutenant Legros.

    On sort de la chapelle, et gauche, on voit un puits. Il y en

    a deux dans cette cour. On demande : pourquoi ny a-t-il pas de seau et de poulie celui-ci ? Cest quon ny puise plus deau. Pourquoi ny puise-t-on plus deau ? Parce quil est plein de squelettes.

  • 15

    Le dernier qui ait tir de leau de ce puits se nommait Guil-

    laume Van Kylsom. Ctait un paysan qui habitait Hougomont et y tait jardinier. Le 18 juin 1815, sa famille prit la fuite et salla cacher dans les bois.

    La fort autour de labbaye de Villers abrita pendant plu-

    sieurs jours et plusieurs nuits toutes ces malheureuses popula-tions disperses. Aujourdhui encore de certains vestiges recon-naissables, tels que de vieux troncs darbres brls, marquent la place de ces pauvres bivouacs tremblants au fond des halliers.

    Guillaume Van Kylsom demeura Hougomont pour gar-

    der le chteau et se blottit dans une cave. Les Anglais ly d-couvrirent. On larracha de sa cachette, et, coups de plat de sabre, les combattants se firent servir par cet homme effray. Ils avaient soif ; ce Guillaume leur portait boire. Cest ce puits quil puisait leau. Beaucoup burent l leur dernire gorge. Ce puits, o burent tant de morts, devait mourir lui aussi.

    Aprs laction, on eut une hte, enterrer les cadavres. La

    mort a une faon elle de harceler la victoire, et elle fait suivre la gloire par la peste. Le typhus est une annexe du triomphe. Ce puits tait profond, on en fit un spulcre. On y jeta trois cents morts. Peut-tre avec trop dempressement. Tous taient-ils morts ? la lgende dit non. Il parat que, la nuit qui suivit lensevelissement, on entendit sortir du puits des voix faibles qui appelaient.

    Ce puits est isol au milieu de la cour. Trois murs mi-partis

    pierre et brique, replis comme les feuilles dun paravent et si-mulant une tourelle carre, lentourent de trois cts. Le qua-trime ct est ouvert. Cest par l quon puisait leau. Le mur du fond a une faon dil-de-buf informe, peut-tre un trou dobus. Cette tourelle avait un plafond dont il ne reste que les poutres. La ferrure de soutnement du mur de droite dessine

  • 16

    une croix. On se penche, et lil se perd dans un profond cy-lindre de brique quemplit un entassement de tnbres. Tout autour du puits, le bas des murs disparat dans les orties.

    Ce puits na point pour devanture la large dalle bleue qui

    sert de tablier tous les puits de Belgique. La dalle bleue y est remplace par une traverse laquelle sappuient cinq ou six dif-formes tronons de bois noueux et ankyloss qui ressemblent de grands ossements. Il na plus ni seau, ni chane, ni poulie ; mais il a encore la cuvette de pierre qui servait de dversoir. Leau des pluies sy amasse, et de temps en temps un oiseau des forts voisines vient y boire et senvole.

    Une maison dans cette ruine, la maison de la ferme, est en-

    core habite. La porte de cette maison donne sur la cour. ct dune jolie plaque de serrure gothique il y a sur cette porte une poigne de fer trfles, pose de biais. Au moment o le lieute-nant hanovrien Wilda saisissait cette poigne pour se rfugier dans la ferme, un sapeur franais lui abattit la main dun coup de hache.

    La famille qui occupe la maison a pour grand-pre lancien

    jardinier Van Kylsom, mort depuis longtemps. Une femme en cheveux gris vous dit : Jtais l. Javais trois ans. Ma sur, plus grande, avait peur et pleurait. On nous a emportes dans les bois. Jtais dans les bras de ma mre. On se collait loreille terre pour couter. Moi, jimitais le canon, et je faisais boum, boum3.

    Une porte de la cour, gauche, nous lavons dit, donne

    dans le verger. Le verger est terrible.

    3 Georgette aura le mme mot dans Quatre-vingt-treize.

  • 17

    Il est en trois parties, on pourrait presque dire en trois actes. La premire partie est un jardin, la deuxime est le ver-ger, la troisime est un bois. Ces trois parties ont une enceinte commune, du ct de lentre les btiments du chteau et de la ferme, gauche une haie, droite un mur, au fond un mur. Le mur de droite est en brique, le mur du fond est en pierre. On entre dans le jardin dabord. Il est en contrebas, plant de gro-seilliers, encombr de vgtations sauvages, ferm dun terras-sement monumental en pierre de taille avec balustres double renflement. Ctait un jardin seigneurial dans ce premier style franais qui a prcd Lentre ; ruine et ronce aujourdhui. Les pilastres sont surmonts de globes qui semblent des boulets de pierre. On compte encore quarante-trois4 balustres sur leurs ds ; les autres sont couchs dans lherbe. Presque tous ont des raflures de mousqueterie. Un balustre bris est pos sur ltrave comme une jambe casse.

    Cest dans ce jardin, plus bas que le verger, que six volti-

    geurs du 1er lger, ayant pntr l et nen pouvant plus sortir, pris et traqus comme des ours dans leur fosse, acceptrent le combat avec deux compagnies hanovriennes, dont une tait ar-me de carabines. Les hanovriens bordaient ces balustres et ti-raient den haut. Ces voltigeurs, ripostant den bas, six contre deux cents, intrpides, nayant pour abri que les groseilliers, mirent un quart dheure mourir.

    On monte quelques marches, et du jardin on passe dans le

    verger proprement dit. L, dans ces quelques toises carres, quinze cents hommes tombrent en moins dune heure. Le mur semble prt recommencer le combat. Les trente-huit meur-trires perces par les Anglais des hauteurs irrgulires, y sont encore. Devant la seizime sont couches deux tombes anglaises

    4 Chiffre peut-tre authentique, mais galement symbolique pour

    Hugo dont la fille Lopoldine stait noye en septembre 1843. Les insur-gs de la barricade (en IV, 14, 1) seront aussi quarante-trois.

  • 18

    en granit. Il ny a de meurtrires quau mur sud ; lattaque prin-cipale venait de l. Ce mur est cach au dehors par une grande haie vive ; les Franais arrivrent, croyant navoir affaire qu la haie, la franchirent, et trouvrent ce mur, obstacle et embus-cade, les gardes anglaises derrire, les trente-huit meurtrires faisant feu la fois, un orage de mitraille et de balles ; et la bri-gade Soye sy brisa. Waterloo commena ainsi.

    Le verger pourtant fut pris. On navait pas dchelles, les

    Franais grimprent avec les ongles. On se battit corps corps sous les arbres. Toute cette herbe a t mouille de sang. Un bataillon de Nassau, sept cents hommes, fut foudroy l. Au de-hors le mur, contre lequel furent braques les deux batteries de Kellermann, est rong par la mitraille.

    Ce verger est sensible comme un autre au mois de mai. Il a

    ses boutons dor et ses pquerettes, lherbe y est haute, des che-vaux de charrue y paissent, des cordes de crin o sche du linge traversent les intervalles des arbres et font baisser la tte aux passants, on marche dans cette friche et le pied enfonce dans les trous de taupes. Au milieu de lherbe on remarque un tronc d-racin, gisant, verdissant. Le major Blackman sy est adoss pour expirer. Sous un grand arbre voisin est tomb le gnral allemand Duplat, dune famille franaise rfugie la rvoca-tion de ldit de Nantes. Tout ct se penche un vieux pom-mier malade pans avec un bandage de paille et de terre glaise. Presque tous les pommiers tombent de vieillesse. Il ny en a pas un qui nait sa balle ou son biscayen5. Les squelettes darbres morts abondent dans ce verger. Les corbeaux volent dans les branches, au fond il y a un bois plein de violettes.

    Bauduin tu, Foy bless, lincendie, le massacre, le carnage,

    un ruisseau fait de sang anglais, de sang allemand et de sang

    5 V. Hugo note dans ses carnets, le 7 mai 1861 : Achet un mor-

    ceau darbre de verger o est incrust un biscayen = 2 Fr.

  • 19

    franais, furieusement mls, un puits combl de cadavres, le rgiment de Nassau et le rgiment de Brunswick dtruits, Du-plat tu, Blackman tu, les gardes anglaises mutiles, vingt ba-taillons franais, sur les quarante du corps de Reille, dcims, trois mille hommes, dans cette seule masure de Hougomont, sabrs, charps, gorgs, fusills, brls ; et tout cela pour quaujourdhui un paysan dise un voyageur : Monsieur, don-nez-moi trois francs ; si vous aimez, je vous expliquerai la chose de Waterloo !

  • 20

    Chapitre III

    Le 18 juin 1815

    Retournons en arrire, cest un des droits du narrateur, et replaons-nous en lanne 1815, et mme un peu avant lpoque o commence laction raconte dans la premire partie de ce livre.

    Sil navait pas plu dans la nuit du 17 au 18 juin 1815,

    lavenir de lEurope tait chang. Quelques gouttes deau de plus ou de moins ont fait pencher Napolon. Pour que Waterloo ft la fin dAusterlitz, la providence na eu besoin que dun peu de pluie, et un nuage traversant le ciel contre-sens de la saison a suffi pour lcroulement dun monde.

    La bataille de Waterloo, et ceci a donn Blcher le temps

    darriver, na pu commencer qu onze heures et demie. Pour-quoi ? Parce que la terre tait mouille. Il a fallu attendre un peu de raffermissement pour que lartillerie pt manuvrer.

    Napolon tait officier dartillerie, et il sen ressentait. Le

    fond de ce prodigieux capitaine, ctait lhomme qui, dans le rapport au Directoire sur Aboukir, disait : Tel de nos boulets a tu six hommes. Tous ses plans de bataille sont faits pour le pro-jectile. Faire converger lartillerie sur un point donn, ctait l sa clef de victoire. Il traitait la stratgie du gnral ennemi comme une citadelle, et il la battait en brche. Il accablait le point faible de mitraille ; il nouait et dnouait les batailles avec le canon. Il y avait du tir dans son gnie. Enfoncer les carrs, pulvriser les rgiments, rompre les lignes, broyer et disperser les masses, tout pour lui tait l, frapper, frapper, frapper sans

  • 21

    cesse, et il confiait cette besogne au boulet. Mthode redoutable, et qui, jointe au gnie, a fait invincible pendant quinze ans ce sombre athlte du pugilat de la guerre.

    Le 18 juin 1815, il comptait dautant plus sur lartillerie

    quil avait pour lui le nombre. Wellington navait que cent cin-quante-neuf bouches feu ; Napolon en avait deux cent qua-rante.

    Supposez la terre sche, lartillerie pouvant rouler, laction

    commenait six heures du matin. La bataille tait gagne et finie deux heures, trois heures avant la priptie prussienne.

    Quelle quantit de faute y a-t-il de la part de Napolon

    dans la perte de cette bataille ? le naufrage est-il imputable au pilote ?

    Le dclin physique vident de Napolon se compliquait-il

    cette poque dune certaine diminution intrieure ? les vingt ans de guerre avaient-ils us la lame comme le fourreau, lme comme le corps ? le vtran se faisait-il fcheusement sentir dans le capitaine ? en un mot, ce gnie, comme beaucoup dhistoriens considrables lont cru, sclipsait-il ? entrait-il en frnsie pour se dguiser lui-mme son affaiblissement ? commenait-il osciller sous lgarement dun souffle daventure ? devenait-il, chose grave dans un gnral, incons-cient du pril ? dans cette classe de grands hommes matriels quon peut appeler les gants de laction, y a-t-il un ge pour la myopie du gnie ? La vieillesse na pas de prise sur les gnies de lidal ; pour les Dantes et les Michel-Anges, vieillir, cest crotre ; pour les Annibals et les Bonapartes, est-ce dcrotre ? Napolon avait-il perdu le sens direct de la victoire ? en tait-il ne plus reconnatre lcueil, ne plus deviner le pige, ne plus discerner le bord croulant des abmes ? manquait-il du flair des catastrophes ? lui qui jadis savait toutes les routes du triomphe et qui, du haut de son char dclairs, les indiquait dun doigt

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    souverain, avait-il maintenant cet ahurissement sinistre de me-ner aux prcipices son tumultueux attelage de lgions ? tait-il pris, quarante-six ans, dune folie suprme ? ce cocher tita-nique du destin ntait-il plus quun immense casse-cou ?

    Nous ne le pensons point. Son plan de bataille tait, de laveu de tous, un chef-

    duvre. Aller droit au centre de la ligne allie, faire un trou dans lennemi, le couper en deux, pousser la moiti britannique sur Hal et la moiti prussienne sur Tongres, faire de Wellington et de Blcher deux tronons ; enlever Mont-Saint-Jean, saisir Bruxelles, jeter lAllemand dans le Rhin et lAnglais dans la mer. Tout cela, pour Napolon, tait dans cette bataille. Ensuite on verrait.

    Il va sans dire que nous ne prtendons pas faire ici

    lhistoire de Waterloo ; une des scnes gnratrices du drame que nous racontons se rattache cette bataille ; mais cette his-toire nest pas notre sujet ; cette histoire dailleurs est faite, et faite magistralement, un point de vue par Napolon, lautre point de vue par toute une pliade dhistoriens6. Quant nous, nous laissons les historiens aux prises, nous ne sommes quun tmoin distance, un passant dans la plaine, un chercheur pen-ch sur cette terre ptrie de chair humaine, prenant peut-tre des apparences pour des ralits ; nous navons pas le droit de tenir tte, au nom de la science, un ensemble de faits o il y a sans doute du mirage, nous navons ni la pratique militaire ni la

    6 Walter Scott, Lamartine, Vaulabelle, Charras, Quinet, Thiers. Dans ldition originale, Hugo avait crit : lautre point de vue

    par Charras . Ctait par sympathie envers un ami, son collgue lAssemble nationale en 1848-1851, son compagnon dexil Bruxelles et son principal informateur par lHistoire de la campagne de 1815 : Water-loo, publie en 1857. Comme il le fait souvent ; Hugo signale ses sources, si scrupuleusement suivies que le lecteur na pas mettre en doute, pour lessentiel, lexactitude des faits ici mentionns.

  • 23

    comptence stratgique qui autorisent un systme ; selon nous, un enchanement de hasards domine Waterloo les deux capi-taines ; et quand il sagit du destin, ce mystrieux accus, nous jugeons comme le peuple, ce juge naf.

  • 24

    Chapitre IV

    A.

    Ceux qui veulent se figurer nettement la bataille de Water-loo nont qu coucher sur le sol par la pense un A majuscule. Le jambage gauche de lA est la route de Nivelles, le jambage droit est la route de Genappe, la corde de lA est le chemin creux dOhain Braine-lAlleud. Le sommet de lA est Mont-Saint-Jean, l est Wellington ; la pointe gauche infrieure est Hougo-mont, l est Reille avec Jrme Bonaparte ; la pointe droite in-frieure est la Belle-Alliance, l est Napolon. Un peu au-dessous du point o la corde de lA rencontre et coupe le jam-bage droit est la Haie-Sainte. Au milieu de cette corde est le point prcis o sest dit le mot final de la bataille. Cest l quon a plac le lion, symbole involontaire du suprme hrosme de la garde impriale.

    Le triangle compris au sommet de lA, entre les deux jam-

    bages et la corde, est le plateau de Mont-Saint-Jean. La dispute de ce plateau fut toute la bataille.

    Les ailes des deux armes stendent droite et gauche

    des deux routes de Genappe et de Nivelles ; dErlon faisant face Picton, Reille faisant face Hill.

    Derrire la pointe de lA, derrire le plateau de Mont-Saint-

    Jean, est la fort de Soignes. Quant la plaine en elle-mme, quon se reprsente un

    vaste terrain ondulant ; chaque pli domine le pli suivant, et

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    toutes les ondulations montent vers Mont-Saint-Jean, et y aboutissent la fort.

    Deux troupes ennemies sur un champ de bataille sont deux

    lutteurs. Cest un bras-le-corps. Lune cherche faire glisser lautre. On se cramponne tout ; un buisson est un point dappui ; un angle de mur est un paulement ; faute dune bi-coque o sadosser, un rgiment lche pied ; un ravalement de la plaine, un mouvement de terrain, un sentier transversal propos, un bois, un ravin, peuvent arrter le talon de ce colosse quon appelle une arme et lempcher de reculer. Qui sort du champ est battu. De l, pour le chef responsable, la ncessit dexaminer la moindre touffe darbres, et dapprofondir le moindre relief.

    Les deux gnraux avaient attentivement tudi la plaine

    de Mont-Saint-Jean, dite aujourdhui plaine de Waterloo. Ds lanne prcdente, Wellington, avec une sagacit prvoyante, lavait examine comme un en-cas de grande bataille. Sur ce terrain et pour ce duel, le 18 juin, Wellington avait le bon ct, Napolon le mauvais. Larme anglaise tait en haut, larme franaise en bas.

    Esquisser ici laspect de Napolon, cheval, sa lunette la

    main, sur la hauteur de Rossomme, laube du 18 juin 1815, cela est presque de trop. Avant quon le montre, tout le monde la vu. Ce profil calme sous le petit chapeau de lcole de Brienne, cet uniforme vert, le revers blanc cachant la plaque, la redingote grise cachant les paulettes, langle du cordon rouge sous le gilet, la culotte de peau, le cheval blanc avec sa housse de velours pourpre ayant aux coins des N couronnes et des aigles, les bottes lcuyre sur des bas de soie, les perons dargent, lpe de Marengo, toute cette figure du dernier csar est debout dans les imaginations, acclame des uns, svrement regarde par les autres.

  • 26

    Cette figure a t longtemps toute dans la lumire ; cela te-nait un certain obscurcissement lgendaire que la plupart des hros dgagent et qui voile toujours plus ou moins longtemps la vrit ; mais aujourdhui lhistoire et le jour se font.

    Cette clart, lhistoire, est impitoyable ; elle a cela dtrange

    et de divin que, toute lumire quelle est, et prcisment parce quelle est lumire, elle met souvent de lombre l o lon voyait des rayons ; du mme homme elle fait deux fantmes diffrents, et lun attaque lautre, et en fait justice, et les tnbres du des-pote luttent avec lblouissement du capitaine. De l une mesure plus vraie dans lapprciation dfinitive des peuples. Babylone viole diminue Alexandre ; Rome enchane diminue Csar ; Jrusalem tue diminue Titus. La tyrannie suit le tyran. Cest un malheur pour un homme de laisser derrire lui de la nuit qui a sa forme.

  • 27

    Chapitre V

    Le quid obscurum7 des batailles

    Tout le monde connat la premire phase de cette bataille ; dbut trouble, incertain, hsitant, menaant pour les deux ar-mes, mais pour les Anglais plus encore que pour les Franais.

    Il avait plu8 toute la nuit ; la terre tait dfonce par

    laverse ; leau stait et l amasse dans les creux de la plaine comme dans des cuvettes ; sur de certains points les quipages du train en avaient jusqu lessieu ; les sous-ventrires des atte-lages dgouttaient de boue liquide ; si les bls et les seigles cou-chs par cette cohue de charrois en masse neussent combl les ornires et fait litire sous les roues, tout mouvement, particu-lirement dans les vallons du ct de Papelotte, et t impos-sible.

    Laffaire commena tard ; Napolon, nous lavons expliqu,

    avait lhabitude de tenir toute lartillerie dans sa main comme un pistolet, visant tantt tel point, tantt tel autre de la bataille, et il avait voulu attendre que les batteries atteles pussent rouler et galoper librement ; il fallait pour cela que le soleil part et

    7 Ce quil y a dobscur . Lexpression complte, quid obscurum,

    quid divinum , se trouve un peu plus loin, et est cite plusieurs re-prises dans le roman.

    8 Voir les carnets de Hugo (17 mai 1861) : Un sol marneux, glai-seux, visqueux dans les pluies, qui garde leau et fait partout des flaques et des mares. Comme Napolon mettait pied terre prs de la Belle-Alliance et enjambait un foss, un grenadier lui cria :

    Prenez garde ce terrain-l, Sire, on y glisse. On fait plus quy glisser, on y tombe.

  • 28

    scht le sol. Mais le soleil ne parut pas. Ce ntait plus le ren-dez-vous dAusterlitz. Quand le premier coup de canon fut tir, le gnral anglais Colville regarda sa montre et constata quil tait onze heures trente-cinq minutes.

    Laction sengagea avec furie, plus de furie peut-tre que

    lempereur net voulu, par laile gauche franaise sur Hougo-mont. En mme temps Napolon attaqua le centre en prcipi-tant la brigade Quiot sur la Haie-Sainte, et Ney poussa laile droite franaise contre laile gauche anglaise qui sappuyait sur Papelotte.

    Lattaque sur Hougomont avait quelque simulation : attirer

    l Wellington, le faire pencher gauche, tel tait le plan. Ce plan et russi, si les quatre compagnies des gardes anglaises et les braves Belges de la division Perponcher neussent solidement gard la position, et Wellington, au lieu de sy masser, put se borner y envoyer pour tout renfort quatre autres compagnies de gardes et un bataillon de Brunswick.

    Lattaque de laile droite franaise sur Papelotte tait

    fond ; culbuter la gauche anglaise, couper la route de Bruxelles, barrer le passage aux Prussiens possibles, forcer Mont-Saint-Jean, refouler Wellington sur Hougomont, de l sur Braine-lAlleud, de l sur Hal, rien de plus net. part quelques inci-dents, cette attaque russit. Papelotte fut pris ; la Haie-Sainte fut enleve.

    Dtail noter. Il y avait dans linfanterie anglaise, particu-

    lirement dans la brigade de Kempt, force recrues. Ces jeunes soldats, devant nos redoutables fantassins, furent vaillants ; leur inexprience se tira intrpidement daffaire ; ils firent surtout un excellent service de tirailleurs ; le soldat en tirailleur, un peu livr lui-mme, devient pour ainsi dire son propre gnral ; ces recrues montrrent quelque chose de linvention et de la

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    furie franaises. Cette infanterie novice eut de la verve. Ceci d-plut Wellington.

    Aprs la prise de la Haie-Sainte, la bataille vacilla. Il y a dans cette journe, de midi quatre heures, un inter-

    valle obscur ; le milieu de cette bataille est presque indistinct et participe du sombre de la mle. Le crpuscule sy fait. On aper-oit de vastes fluctuations dans cette brume, un mirage vertigi-neux, lattirail de guerre dalors presque inconnu aujourdhui, les colbacks flamme, les sabretaches flottantes, les buffleteries croises, les gibernes grenade, les dolmans des hussards, les bottes rouges mille plis, les lourds shakos enguirlands de tor-sades, linfanterie presque noire de Brunswick mle linfanterie carlate dAngleterre, les soldats anglais ayant aux entournures pour paulettes de gros bourrelets blancs circu-laires, les chevau-lgers hanovriens avec leur casque de cuir oblong bandes de cuivre et crinires de crins rouges, les cossais aux genoux nus et aux plaids quadrills, les grandes gutres blanches de nos grenadiers, des tableaux, non des lignes stratgiques, ce quil faut Salvator Rosa9, non ce quil faut Gribeauval.

    Une certaine quantit de tempte se mle toujours une

    bataille. Quid obscurum, quid divinum10. Chaque historien trace un peu le linament qui lui plat dans ces ple-mle. Quelle que soit la combinaison des gnraux, le choc des masses armes a dincalculables reflux ; dans laction, les deux plans des

    9 Gribeauval tait, avant la Rvolution, directeur de lartillerie ; S.

    Rosa, pote et peintre de lcole de Naples au XVIIe sicle, fut un artiste violent et mouvement.

    10 Quelque chose dobscur, quelque chose de divin : formule souvent utilise par Hugo et dj note en 1830 (Choses vues, ouv. cit., 1830-1846, p. 106) : Il y a, dit Hippocrate, linconnu, le mystrieux, le divin des maladies. Quid divinum. Ce quil dit des maladies, on peut le dire des rvolutions.

  • 30

    deux chefs entrent lun dans lautre et se dforment lun par lautre. Tel point du champ de bataille dvore plus de combat-tants que tel autre, comme ces sols plus ou moins spongieux qui boivent plus ou moins vite leau quon y jette. On est oblig de reverser l plus de soldats quon ne voudrait. Dpenses qui sont limprvu. La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les tranes de sang ruissellent illogiquement, les fronts des ar-mes ondoient, les rgiments entrant ou sortant font des caps ou des golfes, tous ces cueils remuent continuellement les uns devant les autres ; o tait linfanterie, lartillerie arrive ; o tait lartillerie, accourt la cavalerie ; les bataillons sont des fu-mes. Il y avait l quelque chose, cherchez, cest disparu ; les claircies se dplacent ; les plis sombres avancent et reculent ; une sorte de vent du spulcre pousse, refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques. Quest-ce quune mle ? une oscilla-tion. Limmobilit dun plan mathmatique exprime une minute et non une journe. Pour peindre une bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau ; Rem-brandt vaut mieux que Van Der Meulen. Van der Meulen, exact midi, ment trois heures. La gomtrie trompe ; louragan seul est vrai. Cest ce qui donne Folard le droit de contredire Polybe. Ajoutons quil y a toujours un certain instant o la ba-taille dgnre en combat, se particularise, et sparpille en dinnombrables faits de dtails qui, pour emprunter lexpression de Napolon lui-mme, appartiennent plutt la biographie des rgiments qu lhistoire de larme . Lhistorien, en ce cas, a le droit vident de rsum. Il ne peut que saisir les contours principaux de la lutte, et il nest donn aucun narrateur, si consciencieux quil soit, de fixer absolument la forme de ce nuage horrible, quon appelle une bataille.

    Ceci, qui est vrai de tous les grands chocs arms, est parti-

    culirement applicable Waterloo. Toutefois, dans laprs-midi, un certain moment, la ba-

    taille se prcisa.

  • 31

    Chapitre VI

    Quatre heures de laprs-midi

    Vers quatre heures, la situation de larme anglaise tait grave. Le prince dOrange commandait le centre, Hill laile droite, Picton laile gauche. Le prince dOrange, perdu et intr-pide, criait aux Hollando-Belges : Nassau ! Brunswick ! jamais en arrire ! Hill, affaibli, venait sadosser Wellington, Picton tait mort. Dans la mme minute o les Anglais avaient enlev aux Franais le drapeau du 105me de ligne, les Franais avaient tu aux Anglais le gnral Picton, dune balle travers la tte. La bataille, pour Wellington, avait deux points dappui, Hougo-mont et la Haie-Sainte ; Hougomont tenait encore, mais br-lait ; la Haie-Sainte tait prise. Du bataillon allemand qui la d-fendait, quarante-deux hommes seulement survivaient ; tous les officiers, moins cinq, taient morts ou pris. Trois mille combat-tants staient massacrs dans cette grange. Un sergent des gardes anglaises, le premier boxeur de lAngleterre, rput par ses compagnons invulnrable, y avait t tu par un petit tam-bour franais. Baring tait dlog. Alten tait sabr. Plusieurs drapeaux taient perdus, dont un de la division Alten, et un du bataillon de Lunebourg port par un prince de la famille de Deux-Ponts. Les cossais gris nexistaient plus ; les gros dra-gons de Ponsonby taient hachs. Cette vaillante cavalerie avait pli sous les lanciers de Bro et sous les cuirassiers de Travers ; de douze cents chevaux il en restait six cents ; des trois lieute-nants-colonels, deux taient terre, Hamilton bless, Mater tu. Ponsonby tait tomb, trou de sept coups de lance. Gordon tait mort, Marsh tait mort. Deux divisions, la cinquime et la sixime, taient dtruites.

  • 32

    Hougomont entam, la Haie-Sainte prise, il ny avait plus quun nud, le centre. Ce nud-l tenait toujours. Wellington le renfora. Il y appela Hill qui tait Merbe-Braine, il y appela Chass qui tait Braine-lAlleud.

    Le centre de larme anglaise, un peu concave, trs dense et

    trs compact, tait fortement situ. Il occupait le plateau de Mont-Saint-Jean, ayant derrire lui le village et devant lui la pente, assez pre alors. Il sadossait cette forte maison de pierre, qui tait cette poque un bien domanial de Nivelles et qui marque lintersection des routes, masse du seizime sicle si robuste que les boulets y ricochaient sans lentamer. Tout au-tour du plateau, les Anglais avaient taill et l les haies, fait des embrasures dans les aubpines, mis une gueule de canon entre deux branches, crnel les buissons. Leur artillerie tait en embuscade sous les broussailles. Ce travail punique, incontesta-blement autoris par la guerre qui admet le pige, tait si bien fait que Haxo, envoy par lempereur neuf heures du matin pour reconnatre les batteries ennemies, nen avait rien vu, et tait revenu dire Napolon quil ny avait pas dobstacle, hors les deux barricades barrant les routes de Nivelles et de Ge-nappe. Ctait le moment o la moisson est haute ; sur la lisire du plateau, un bataillon de la brigade de Kempt, le 95me, arm de carabines, tait couch dans les grands bls.

    Ainsi assur et contre-but, le centre de larme anglo-

    hollandaise tait en bonne posture. Le pril de cette position tait la fort de Soignes, alors

    contigu au champ de bataille et coupe par les tangs de Gr-nendael et de Boitsfort. Une arme net pu y reculer sans se dissoudre ; les rgiments sy fussent tout de suite dsagrgs. Lartillerie sy ft perdue dans les marais. La retraite, selon lopinion de plusieurs hommes du mtier, conteste par dautres, il est vrai, et t l un sauve-qui-peut.

  • 33

    Wellington ajouta ce centre une brigade de Chass, te laile droite, et une brigade de Wincke, te laile gauche, plus la division Clinton. ses Anglais, aux rgiments de Halkett, la brigade de Mitchell, aux gardes de Maitland, il donna comme paulements et contreforts linfanterie de Brunswick, le contin-gent de Nassau, les Hanovriens de Kielmansegge et les Alle-mands dOmpteda. Cela lui mit sous la main vingt-six batail-lons. Laile droite, comme dit Charras, fut rabattue derrire le centre. Une batterie norme tait masque par des sacs terre lendroit o est aujourdhui ce quon appelle le muse de Wa-terloo . Wellington avait en outre dans un pli de terrain les dragons-gardes de Somerset, quatorze cents chevaux. Ctait lautre moiti de cette cavalerie anglaise, si justement clbre. Ponsonby dtruit, restait Somerset.

    La batterie, qui, acheve, et t presque une redoute, tait

    dispose derrire un mur de jardin trs bas, revtu la hte dune chemise de sacs de sable et dun large talus de terre. Cet ouvrage ntait pas fini ; on navait pas eu le temps de le palissa-der.

    Wellington, inquiet, mais impassible, tait cheval, et y

    demeura toute la journe dans la mme attitude, un peu en avant du vieux moulin de Mont-Saint-Jean, qui existe encore, sous un orme quun Anglais, depuis, vandale enthousiaste, a achet deux cents francs, sci et emport. Wellington fut l froi-dement hroque. Les boulets pleuvaient. Laide de camp Gor-don venait de tomber ct de lui. Lord Hill, lui montrant un obus qui clatait, lui dit : Mylord, quelles sont vos instruc-tions, et quels ordres nous laissez-vous si vous vous faites tuer ? De faire comme moi, rpondit Wellington. Clinton, il dit laconiquement : Tenir ici jusquau dernier homme. La jour-ne visiblement tournait mal. Wellington criait ses anciens compagnons de Talavera, de Vitoria et de Salamanque : Boys (garons) ! est-ce quon peut songer lcher pied ? pensez la vieille Angleterre !

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    Vers quatre heures, la ligne anglaise sbranla en arrire.

    Tout coup on ne vit plus sur la crte du plateau que lartillerie et les tirailleurs, le reste disparut ; les rgiments, chasss par les obus et les boulets franais, se replirent dans le fond que coupe encore aujourdhui le sentier de service de la ferme de Mont-Saint-Jean, un mouvement rtrograde se fit, le front de bataille anglais se droba, Wellington recula. Commencement de re-traite ! cria Napolon.

  • 35

    Chapitre VII

    Napolon de belle humeur

    Lempereur, quoique malade et gn cheval par une souf-france locale, navait jamais t de si bonne humeur que ce jour-l. Depuis le matin, son impntrabilit souriait. Le 18 juin 1815, cette me profonde, masque de marbre, rayonnait aveu-glment. Lhomme qui avait t sombre Austerlitz fut gai Waterloo. Les plus grands prdestins font de ces contre-sens. Nos joies sont de lombre. Le suprme sourire est Dieu.

    Ridet Caesar, Pompeius flebit11, disaient les lgionnaires

    de la lgion Fulminatrix. Pompe cette fois ne devait pas pleu-rer, mais il est certain que Csar riait.

    Ds la veille, la nuit, une heure, explorant cheval, sous

    lorage et sous la pluie, avec Bertrand, les collines qui avoisinent Rossomme, satisfait de voir la longue ligne des feux anglais il-luminant tout lhorizon de Frischemont Braine-lAlleud, il lui avait sembl que le destin, assign par lui jour fixe sur ce champ de Waterloo, tait exact ; il avait arrt son cheval, et tait demeur quelque temps immobile, regardant les clairs, coutant le tonnerre, et on avait entendu ce fataliste jeter dans lombre cette parole mystrieuse : Nous sommes daccord. Napolon se trompait. Ils ntaient plus daccord.

    Il navait pas pris une minute de sommeil, tous les instants

    de cette nuit-l avaient t marqus pour lui par une joie. Il

    11 Csar rit, Pompe pleurera. Virgile, dans ce vers des Gor-

    giques, voquait le triomphe de Csar sur Pompe Pharsale.

  • 36

    avait parcouru toute la ligne des grandgardes, en sarrtent et l pour parler aux vedettes. deux heures et demie, prs du bois dHougomont, il avait entendu le pas dune colonne en marche ; il avait cru un moment la reculade de Wellington. Il avait dit Bertrand : Cest larrire-garde anglaise qui sbranle pour dcamper. Je ferai prisonniers les six mille An-glais qui viennent darriver Ostende. Il causait avec expan-sion ; il avait retrouv cette verve du dbarquement du 1er mars, quand il montrait au grand-marchal le paysan enthousiaste du golfe Juan, en scriant : Eh bien, Bertrand, voil dj du ren-fort ! La nuit du 17 au 18 juin, il raillait Wellington. Ce petit Anglais a besoin dune leon, disait Napolon. La pluie redou-blait, il tonnait pendant que lempereur parlait.

    trois heures et demie du matin, il avait perdu une illu-

    sion ; des officiers envoys en reconnaissance lui avaient an-nonc que lennemi ne faisait aucun mouvement. Rien ne bou-geait ; pas un feu de bivouac ntait teint. Larme anglaise dormait. Le silence tait profond sur la terre ; il ny avait de bruit que dans le ciel. quatre heures, un paysan lui avait t amen par les coureurs ; ce paysan avait servi de guide une brigade de cavalerie anglaise, probablement la brigade Vivian, qui allait prendre position au village dOhain, lextrme gauche. cinq heures, deux dserteurs belges lui avaient rap-port quils venaient de quitter leur rgiment, et que larme anglaise attendait la bataille. Tant mieux ! stait cri Napo-lon. Jaime encore mieux les culbuter que les refouler.

    Le matin, sur la berge qui fait langle du chemin de Plance-

    noit, il avait mis pied terre dans la boue, stait fait apporter de la ferme de Rossomme une table de cuisine et une chaise de paysan, stait assis, avec une botte de paille pour tapis, et avait dploy sur la table la carte du champ de bataille, en disant Soult : Joli chiquier !

  • 37

    Par suite des pluies de la nuit, les convois de vivres, emp-trs dans des routes dfonces, navaient pu arriver le matin, le soldat navait pas dormi, tait mouill, et tait jeun ; cela navait pas empch Napolon de crier allgrement Ney : Nous avons quatrevingt-dix chances sur cent. huit heures, on avait apport le djeuner de lempereur. Il y avait invit plusieurs g-nraux. Tout en djeunant, on avait racont que Wellington tait lavant-veille au bal Bruxelles, chez la duchesse de Rich-mond, et Soult, rude homme de guerre avec une figure darchevque, avait dit : Le bal, cest aujourdhui. Lempereur avait plaisant Ney qui disait : Wellington ne sera pas assez simple pour attendre Votre Majest. Ctait l dailleurs sa ma-nire. Il badinait volontiers, dit Fleury de Chaboulon. Le fond de son caractre tait une humeur enjoue, dit Gourgaud. Il abon-dait en plaisanteries, plutt bizarres que spirituelles, dit Ben-jamin Constant. Ces gats de gant valent la peine quon y in-siste. Cest lui qui avait appel ses grenadiers les grognards ; il leur pinait loreille, il leur tirait la moustache. Lempereur ne faisait que nous faire des niches ; ceci est un mot de lun deux. Pendant le mystrieux trajet de lle dElbe en France, le 27 f-vrier, en pleine mer, le brick de guerre franais le Zphir ayant rencontr le brick lInconstant o Napolon tait cach et ayant demand lInconstant des nouvelles de Napolon, lempereur, qui avait encore en ce moment-l son chapeau la cocarde blanche et amarante seme dabeilles, adopte par lui lle dElbe, avait pris en riant le porte-voix et avait rpondu lui-mme : Lempereur se porte bien. Qui rit de la sorte est en fami-liarit avec les vnements. Napolon avait eu plusieurs accs de ce rire pendant le djeuner de Waterloo. Aprs le djeuner il stait recueilli un quart dheure, puis deux gnraux staient assis sur la botte de paille, une plume la main, une feuille de papier sur le genou, et lempereur leur avait dict lordre de ba-taille.

    neuf heures, linstant o larme franaise, chelonne

    et mise en mouvement sur cinq colonnes, stait dploye, les

  • 38

    divisions sur deux lignes, lartillerie entre les brigades, musique en tte, battant aux champs, avec les roulements des tambours et les sonneries des trompettes, puissante, vaste, joyeuse, mer de casques, de sabres et de bayonnettes sur lhorizon, lempereur, mu, stait cri deux reprises : Magnifique ! magnifique !

    De neuf heures dix heures et demie, toute larme, ce qui

    semble incroyable, avait pris position et stait range sur six lignes, formant, pour rpter lexpression de lempereur, la figure de six V . Quelques instants aprs la formation du front de bataille, au milieu de ce profond silence de commencement dorage qui prcde les mles, voyant dfiler les trois batteries de douze, dtaches sur son ordre des trois corps de dErlon, de Reille et de Lobau, et destines commencer laction en battant Mont-Saint-Jean o est lintersection des routes de Nivelles et de Genappe, lempereur avait frapp sur lpaule de Haxo en lui disant : Voil vingt-quatre belles filles, gnral.

    Sr de lissue, il avait encourag dun sourire, son passage

    devant lui, la compagnie de sapeurs du premier corps, dsigne par lui pour se barricader dans Mont-Saint-Jean, sitt le village enlev. Toute cette srnit navait t traverse que par un mot de piti hautaine ; en voyant sa gauche, un endroit o il y a aujourdhui une grande tombe, se masser avec leurs chevaux superbes ces admirables cossais gris, il avait dit : Cest dom-mage.

    Puis il tait mont cheval, stait port en avant de Ros-

    somme, et avait choisi pour observatoire une troite croupe de gazon droite de la route de Genappe Bruxelles, qui fut sa se-conde station pendant la bataille. La troisime station, celle de sept heures du soir, entre la Belle-Alliance et la Haie-Sainte, est redoutable ; cest un tertre assez lev qui existe encore et der-rire lequel la garde tait masse dans une dclivit de la plaine. Autour de ce tertre, les boulets ricochaient sur le pav de la

  • 39

    chausse jusqu Napolon. Comme Brienne, il avait sur sa tte le sifflement des balles et des biscayens. On a ramass, presque lendroit o taient les pieds de son cheval, des bou-lets vermoulus, de vieilles lames de sabre et des projectiles in-formes, mangs de rouille. Scabra rubigine12. Il y a quelques annes, on y a dterr un obus de soixante, encore charg, dont la fuse stait brise au ras de la bombe. Cest cette dernire station que lempereur disait son guide Lacoste, paysan hos-tile, effar, attach la selle dun hussard, se retournant chaque paquet de mitraille, et tchant de se cacher derrire lui : Imbcile ! cest honteux, tu vas te faire tuer dans le dos. Celui qui crit ces lignes a trouv lui-mme dans le talus friable de ce tertre, en creusant le sable, les restes du col dune bombe dsa-grgs par loxyde de quarante-six annes13, et de vieux tron-ons de fer qui cassaient comme des btons de sureau entre ses doigts.

    Les ondulations des plaines diversement inclines o eut

    lieu la rencontre de Napolon et de Wellington ne sont plus, personne ne lignore, ce quelles taient le 18 juin 1815. En pre-nant ce champ funbre de quoi lui faire un monument, on lui a t son relief rel, et lhistoire, dconcerte, ne sy reconnat plus. Pour le glorifier, on la dfigur. Wellington, deux ans aprs, revoyant Waterloo, sest cri : On ma chang mon champ de bataille. L o est aujourdhui la grosse pyramide de terre surmonte du lion, il y avait une crte qui, vers la route de Nivelles, sabaissait en rampe praticable, mais qui, du ct de la chausse de Genappe, tait presque un escarpement. Llvation

    12 Souvenir de Virgile (Gorgiques, I, 495) : En labourant son

    champ, un paysan trouvera des armes ronges dune rouille rugueuse. Virgile imagine l ltat futur des champs des deux batailles qui fondrent lEmpire romain : Pharsale Csar lemporte sur Pompe et Philippes Octave et Antoine dfont larme des meurtriers de Csar, Brutus et Cassius.

    13 Hugo crit 46 ans aprs Waterloo, et Napolon avait 46 ans le 18 juin 1815, comme Jean Valjean sa sortie du bagne.

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    de cet escarpement peut encore tre mesure aujourdhui par la hauteur des deux tertres des deux grandes spultures qui en-caissent la route de Genappe Bruxelles ; lune, le tombeau an-glais, gauche ; lautre, le tombeau allemand, droite. Il ny a point de tombeau franais. Pour la France, toute cette plaine est spulcre. Grce aux mille et mille charretes de terre employes la butte de cent cinquante pieds de haut et dun demi-mille de circuit, le plateau de Mont-Saint-Jean est aujourdhui accessible en pente douce ; le jour de la bataille, surtout du ct de la Haie-Sainte, il tait dun abord pre et abrupt. Le versant l tait si inclin que les canons anglais ne voyaient pas au-dessous deux la ferme situe au fond du vallon, centre du combat. Le 18 juin 1815, les pluies avaient encore ravin cette roideur, la fange compliquait la monte, et non seulement on gravissait, mais on sembourbait. Le long de la crte du plateau courait une sorte de foss impossible deviner pour un observateur lointain.

    Qutait-ce que ce foss ? Disons-le. Braine-lAlleud est un

    village de Belgique, Ohain en est un autre. Ces villages, cachs tous les deux dans des courbes de terrain, sont joints par un chemin dune lieue et demie environ qui traverse une plaine niveau ondulant, et souvent entre et senfonce dans des collines comme un sillon, ce qui fait que sur divers points cette route est un ravin. En 1815, comme aujourdhui, cette route coupait la crte du plateau de Mont-Saint-Jean entre les deux chausses de Genappe et de Nivelles ; seulement, elle est aujourdhui de plain-pied avec la plaine ; elle tait alors chemin creux. On lui a pris ses deux talus pour la butte-monument. Cette route tait et est encore une tranche dans la plus grande partie de son par-cours ; tranche creuse quelquefois dune douzaine de pieds et dont les talus trop escarps scroulaient et l, surtout en hi-ver, sous les averses. Des accidents y arrivaient. La route tait si troite lentre de Braine-lAlleud quun passant y avait t broy par un chariot, comme le constate une croix de pierre de-bout prs du cimetire qui donne le nom du mort, Monsieur Bernard Debrye, marchand Bruxelles, et la date de laccident,

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    fvrier 163714. Elle tait si profonde sur le plateau du Mont-Saint-Jean quun paysan, Mathieu Nicaise, y avait t cras en 1783 par un boulement du talus, comme le constatait une autre croix de pierre dont le fate a disparu dans les dfrichements, mais dont le pidestal renvers est encore visible aujourdhui sur la pente du gazon gauche de la chausse entre la Haie-Sainte et la ferme de Mont-Saint-Jean.

    Un jour de bataille, ce chemin creux dont rien navertissait,

    bordant la crte de Mont-Saint-Jean, foss au sommet de lescarpement, ornire cache dans les terres, tait invisible, cest--dire terrible.

    14 Voici linscription : Dom Cy a t cras par malheur sous

    un chariot Monsieur Bernard de Brye marchand Bruxelles le (illi-sible) febvrier 1637

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    Chapitre VIII

    Lempereur fait une question au guide Lacoste15

    Donc, le matin de Waterloo, Napolon tait content. Il avait raison ; le plan de bataille conu par lui, nous

    lavons constat, tait en effet admirable. Une fois la bataille engage, ses pripties trs diverses, la

    rsistance dHougomont, la tnacit de la Haie-Sainte, Bauduin tu, Foy mis hors de combat, la muraille inattendue o stait brise la brigade Soye, ltourderie fatale de Guilleminot nayant ni ptards ni sacs poudre, lembourbement des batteries, les quinze pices sans escorte culbutes par Uxbridge dans un chemin creux, le peu deffet des bombes tombant dans les lignes anglaises, sy enfouissant dans le sol dtremp par les pluies et ne russissant qu y faire des volcans de boue, de sorte que la mitraille se changeait en claboussure, linutilit de la dmons-tration de Pir sur Braine-lAlleud, toute cette cavalerie, quinze escadrons, peu prs annule, laile droite anglaise mal inqui-te, laile gauche mal entame, ltrange malentendu de Ney massant, au lieu de les chelonner, les quatre divisions du pre-mier corps, des paisseurs de vingt-sept rangs et des fronts de deux cents hommes livrs de la sorte la mitraille, leffrayante troue des boulets dans ces masses, les colonnes dattaque d-sunies, la batterie dcharpe brusquement dmasque sur leur flanc Bourgeois, Donzelot et Durutte compromis, Quiot repous-s, le lieutenant Vieux, cet hercule sorti de lcole polytechnique,

    15 Ce guide sappelait en ralit Decoster.

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    bless au moment o il enfonait coups de hache la porte de la Haie-Sainte sous le feu plongeant de la barricade anglaise bar-rant le coude de la route de Genappe Bruxelles, la division Marcognet, prise entre linfanterie et la cavalerie, fusille bout portant dans les bls par Best et Pack, sabre par Ponsonby, sa batterie de sept pices encloue, le prince de Saxe-Weimar te-nant et gardant, malgr le comte dErlon, Frischemont et Smo-hain, le drapeau du 105me pris, le drapeau du 45me pris, ce hus-sard noir prussien arrt par les coureurs de la colonne volante de trois cents chasseurs battant lestrade entre Wavre et Plance-noit, les choses inquitantes que ce prisonnier avait dites, le re-tard de Grouchy, les quinze cents hommes tus en moins dune heure dans le verger dHougomont, les dix-huit cents hommes couchs en moins de temps encore autour de la Haie-Sainte, tous ces incidents orageux, passant comme les nues de la ba-taille devant Napolon, avaient peine troubl son regard et navaient point assombri cette face impriale de la certitude. Napolon tait habitu regarder la guerre fixement ; il ne fai-sait jamais chiffre chiffre laddition poignante du dtail ; les chiffres lui importaient peu, pourvu quils donnassent ce total : victoire ; que les commencements sgarassent, il ne sen alar-mait point, lui qui se croyait matre et possesseur de la fin ; il savait attendre, se supposant hors de question, et il traitait le destin dgal gal. Il paraissait dire au sort : tu noserais pas.

    Mi-parti lumire et ombre, Napolon se sentait protg

    dans le bien et tolr dans le mal. Il avait, ou croyait avoir pour lui, une connivence, on pourrait presque dire une complicit des vnements, quivalente lantique invulnrabilit.

    Pourtant, quand on a derrire soi la Brsina, Leipsick et

    Fontainebleau, il semble quon pourrait se dfier de Waterloo. Un mystrieux froncement de sourcil devient visible au fond du ciel.

  • 44

    Au moment o Wellington rtrograda, Napolon tressaillit. Il vit subitement le plateau de Mont-Saint-Jean se dgarnir et le front de larme anglaise disparatre. Elle se ralliait, mais se d-robait. Lempereur se souleva demi sur ses triers. Lclair de la victoire passa dans ses yeux.

    Wellington accul la fort de Soignes et dtruit, ctait le

    terrassement dfinitif de lAngleterre par la France ; ctait Cr-cy, Poitiers, Malplaquet et Ramillies vengs. Lhomme de Ma-rengo raturait Azincourt.

    Lempereur alors, mditant la priptie terrible, promena

    une dernire fois sa lunette sur tous les points du champ de ba-taille. Sa garde, larme au pied derrire lui, lobservait den bas avec une sorte de religion. Il songeait ; il examinait les versants, notait les pentes, scrutait le bouquet darbres, le carr de seigles, le sentier ; il semblait compter chaque buisson. Il regarda avec quelque fixit les barricades anglaises des deux chausses, deux larges abatis darbres, celle de la chausse de Genappe au-dessus de la Haie-Sainte, arme de deux canons, les seuls de toute lartillerie anglaise qui vissent le fond du champ de ba-taille, et celle de la chausse de Nivelles o tincelaient les bayonnettes hollandaises de la brigade Chass. Il remarqua prs de cette barricade la vieille chapelle de Saint-Nicolas peinte en blanc qui est langle de la traverse vers Braine-lAlleud. Il se pencha et parla demi-voix au guide Lacoste. Le guide fit un signe de tte ngatif, probablement perfide.

    Lempereur se redressa et se recueillit. Wellington avait recul. Il ne restait plus qu achever ce

    recul par un crasement. Napolon, se retournant brusquement, expdia une esta-

    fette franc trier Paris pour y annoncer que la bataille tait gagne.

  • 45

    Napolon tait un de ces gnies do sort le tonnerre. Il venait de trouver son coup de foudre. Il donna lordre aux cuirassiers de Milhaud denlever le pla-

    teau de Mont-Saint-Jean.

  • 46

    Chapitre IX

    Linattendu

    Ils taient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front dun quart de lieue. Ctaient des hommes gants sur des chevaux colosses. Ils taient vingt-six escadrons ; et ils avaient derrire eux, pour les appuyer, la division de Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes dlite, les chasseurs de la garde, onze cent quatrevingt-dix-sept hommes, et les lanciers de la garde, huit cent quatrevingts lances. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de fer battu, avec les pistolets daron dans les fontes et le long sabre-pe. Le matin toute larme les avait admirs quand, neuf heures, les clairons sonnant, toutes les musiques chantant Veillons au salut de lempire16, ils taient venus, co-lonne paisse, une de leurs batteries leur flanc, lautre leur centre, se dployer sur deux rangs entre la chausse de Genappe et Frischemont, et prendre leur place de bataille dans cette puissante deuxime ligne, si savamment compose par Napo-lon, laquelle, ayant son extrmit de gauche les cuirassiers de Kellermann et son extrmit de droite les cuirassiers de Mil-haud, avait, pour ainsi dire, deux ailes de fer.

    Laide de camp Bernard leur porta lordre de lempereur.

    Ney tira son pe et prit la tte. Les escadrons normes sbranlrent.

    Alors on vit un spectacle formidable.

    16 Hymne patriotique et rpublicain plus encore quimprial, aussi

    clbre que La Marseillaise pendant la priode rvolutionnaire. Il fut chant nouveau en 1840.

  • 47

    Toute cette cavalerie, sabres levs, tendards et trompettes

    au vent, forme en colonne par division, descendit, dun mme mouvement et comme un seul homme, avec la prcision dun blier de bronze qui ouvre une brche, la colline de la Belle-Alliance, senfona dans le fond redoutable o tant dhommes dj taient tombs, y disparut dans la fume, puis, sortant de cette ombre, reparut de lautre ct du vallon, toujours com-pacte et serre, montant au grand trot, travers un nuage de mitraille crevant sur elle, lpouvantable pente de boue du pla-teau de Mont-Saint-Jean. Ils montaient, graves, menaants, imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et de lartillerie, on entendait ce pitinement colossal. tant deux di-visions, ils taient deux colonnes ; la division Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche. On croyait voir de loin sallonger vers la crte du plateau deux immenses couleuvres dacier. Cela traversa la bataille comme un prodige.

    Rien de semblable ne stait vu depuis la prise de la grande

    redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie ; Murat y man-quait, mais Ney sy retrouvait. Il semblait que cette masse tait devenue monstre et net quune me. Chaque escadron ondu-lait et se gonflait comme un anneau du polype. On les apercevait travers une vaste fume dchire et l. Ple-mle de casques, de cris, de sabres, bondissement orageux des croupes des chevaux dans le canon et la fanfare, tumulte disciplin et terrible ; l-dessus les cuirasses, comme les cailles sur lhydre.

    Ces rcits semblent dun autre ge. Quelque chose de pareil

    cette vision apparaissait sans doute dans les vieilles popes orphiques racontant les hommes-chevaux, les antiques hippan-thropes, ces titans face humaine et poitrail questre dont le galop escalada lOlympe, horribles, invulnrables, sublimes ; dieux et btes.

  • 48

    Bizarre concidence numrique, vingt-six bataillons allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derrire la crte du plateau, lombre de la batterie masque, linfanterie anglaise, forme en treize carrs, deux bataillons par carr, et sur deux lignes, sept sur la premire, six sur la seconde, la crosse lpaule, couchant en joue ce qui allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la voyaient pas. Elle coutait monter cette mare dhommes. Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille chevaux, le frappement alternatif et symtrique des sabots au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis des sabres, et une sorte de grand souffle farouche. Il y eut un silence redoutable, puis, subite-ment, une longue file de bras levs brandissant des sabres appa-rut au-dessus de la crte, et les casques, et les trompettes, et les tendards, et trois mille ttes moustaches grises criant : vive lempereur ! toute cette cavalerie dboucha sur le plateau, et ce fut comme lentre dun tremblement de terre.

    Tout coup, chose tragique, la gauche des Anglais,

    notre droite, la tte de colonne des cuirassiers se cabra avec une clameur effroyable. Parvenus au point culminant de la crte, effrns, tout leur furie et leur course dextermination sur les carrs et les canons, les cuirassiers venaient dapercevoir entre eux et les Anglais un foss, une fosse. Ctait le chemin creux dOhain.

    Linstant fut pouvantable. Le ravin tait l, inattendu,

    bant, pic sous les pieds des chevaux, profond de deux toises entre son double talus ; le second rang y poussa le premier, et le troisime y poussa le second ; les chevaux se dressaient, se reje-taient en arrire, tombaient sur la croupe, glissaient les quatre pieds en lair, pilant et bouleversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, toute la colonne ntait plus quun projectile, la force acquise pour craser les Anglais crasa les Franais, le ravin inexorable ne pouvait se rendre que combl, cavaliers et che-vaux y roulrent ple-mle se broyant les uns sur les autres, ne

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    faisant quune chair dans ce gouffre, et, quand cette fosse fut pleine dhommes vivants, on marcha dessus et le reste passa. Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans cet abme.

    Ceci commena la perte de la bataille. Une tradition locale, qui exagre videmment, dit que deux

    mille chevaux et quinze cents hommes furent ensevelis dans le chemin creux dOhain. Ce chiffre vraisemblablement comprend tous les autres cadavres quon jeta dans ce ravin le lendemain du combat.

    Notons en passant que ctait cette brigade Dubois, si fu-

    nestement prouve, qui, une heure auparavant, chargeant part, avait enlev le drapeau du bataillon de Lunebourg.

    Napolon, avant dordonner cette charge des cuirassiers de

    Milhaud, avait scrut le terrain, mais navait pu voir ce chemin creux qui ne faisait pas mme une ride la surface du plateau. Averti pourtant et mis en veil par la petite chapelle blanche qui en marque langle sur la chausse de Nivelles, il avait fait, pro-bablement sur lventualit dun obstacle, une question au guide Lacoste. Le guide avait rpondu non. On pourrait presque dire que de ce signe de tte dun paysan est sortie la catastrophe de Napolon.

    Dautres fatalits encore devaient surgir. tait-il possible que Napolon gagnt cette bataille ? Nous

    rpondons non. Pourquoi ? cause de Wellington ? cause de Blcher ? Non. cause de Dieu.

    Bonaparte vainqueur Waterloo, ceci ntait plus dans la

    loi du dix-neuvime sicle. Une autre srie de faits se prparait, o Napolon navait plus de place. La mauvaise volont des vnements stait annonce de longue date.

  • 50

    Il tait temps que cet homme vaste tombt. Lexcessive pesanteur de cet homme dans la destine hu-

    maine troublait lquilibre. Cet individu comptait lui seul plus que le groupe universel. Ces plthores de toute la vitalit hu-maine concentre dans une seule tte, le monde montant au cerveau dun homme, cela serait mortel la civilisation si cela durait. Le moment tait venu pour lincorruptible quit su-prme daviser. Probablement les principes et les lments, do dpendent les gravitations rgulires dans lordre moral comme dans lordre matriel, se plaignaient. Le sang qui fume, le trop-plein des cimetires, les mres en larmes, ce sont des plaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre dune surcharge, de mystrieux gmissements de lombre, que labme entend.

    Napolon avait t dnonc dans linfini, et sa chute tait

    dcide. Il gnait Dieu. Waterloo nest point une bataille ; cest le changement de

    front de lunivers.

  • 51

    Chapitre X

    Le plateau de Mont-Saint-Jean

    En mme temps que le ravin, la batterie stait dmasque. Soixante canons et les treize carrs foudroyrent les cuiras-

    siers bout portant. Lintrpide gnral Delord fit le salut mili-taire la batterie anglaise.

    Toute lartillerie volante anglaise tait rentre au galop

    dans les carrs. Les cuirassiers neurent pas mme un temps darrt. Le dsastre du chemin creux les avait dcims, mais non dcourags. Ctaient de ces hommes qui, diminus de nombre, grandissent de cur.

    La colonne Wathier seule avait souffert du dsastre ; la co-

    lonne Delord, que Ney avait fait obliquer gauche, comme sil pressentait lembche, tait arrive entire.

    Les cuirassiers se rurent sur les carrs anglais. Ventre terre, brides lches, sabre aux dents, pistolets au

    poing, telle fut lattaque. Il y a des moments dans les batailles o lme durcit

    lhomme jusqu changer le soldat en statue, et o toute cette chair se fait granit. Les bataillons anglais, perdument assaillis, ne bougrent pas.

    Alors ce fut effrayant.

  • 52

    Toutes les faces des carrs anglais furent attaques la fois. Un tournoiement frntique les enveloppa. Cette froide infanterie demeura impassible. Le premier rang, genou en terre, recevait les cuirassiers sur les bayonnettes, le second rang les fusillait ; derrire le second rang les canonniers chargeaient les pices, le front du carr souvrait, laissait passer une ruption de mitraille et se refermait. Les cuirassiers rpondaient par lcrasement. Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient les rangs, sautaient par-dessus les bayonnettes et tombaient, gigantesques, au milieu de ces quatre murs vivants. Les boulets faisaient des troues dans les cuirassiers, les cuirassiers fai-saient des brches dans les carrs. Des files dhommes dispa-raissaient broyes sous les chevaux. Les bayonnettes senfonaient dans les ventres de ces centaures. De l une dif-formit de blessures quon na pas vue peut-tre ailleurs. Les carrs, rongs par cette cavalerie forcene, se rtrcissaient sans broncher. Inpuisables en mitraille, ils faisaient explosion au milieu des assaillants. La figure de ce combat tait monstrueuse. Ces carrs ntaient plus des bataillons, ctaient des cratres ; ces cuirassiers ntaient plus une cavalerie, ctait une tempte. Chaque carr tait un volcan attaqu par un nuage ; la lave combattait la foudre.

    Le carr extrme de droite, le plus expos de tous, tant en

    lair, fut presque ananti ds les premiers chocs. Il tait form du 75me rgiment de highlanders. Le joueur de cornemuse au centre, pendant quon sexterminait autour de lui, baissant dans une inattention profonde son il mlancolique plein du reflet des forts et des lacs, assis sur un tambour, son pibroch sous le bras, jouait les airs de la montagne. Ces cossais mouraient en pensant au Ben Lothian, comme les Grecs en se souvenant dArgos. Le sabre dun cuirassier, abattant le pibroch et le bras qui le portait, fit cesser le chant en tuant le chanteur.

    Les cuirassiers, relativement peu nombreux, amoindris par

    la catastrophe du ravin, avaient l contre eux presque toute

  • 53

    larme anglaise, mais ils se multipliaient, chaque homme va-lant dix. Cependant quelques bataillons hanovriens plirent. Wellington le vit, et songea sa cavalerie. Si Napolon, en ce moment-l mme, et song son infanterie, il et gagn la ba-taille. Cet oubli fut sa grande faute fatale.

    Tout coup les cuirassiers, assaillants, se sentirent assail-

    lis. La cavalerie anglaise tait sur leur dos. Devant eux les car-rs, derrire eux Somerset ; Somerset, ctaient les quatorze cents dragons-gardes. Somerset avait sa droite Dornberg avec les chevau-lgers allemands, et sa gauche Trip avec les carabi-niers belges ; les cuirassiers, attaqus en flanc et en tte, en avant et en arrire, par linfanterie et par la cavalerie, durent faire face de tous les cts. Que leur importait ? ils taient tour-billon. La bravoure devint inexprimable.

    En outre, ils avaient derrire eux la batterie toujours ton-

    nante. Il fallait cela pour que ces hommes fussent blesss dans le dos. Une de leurs cuirasses, troue lomoplate gauche dun biscayen, est dans la collection dite muse de Waterloo.

    Pour de tels Franais, il ne fallait pas moins que de tels An-

    glais. Ce ne fut plus une mle, ce fut une ombre, une furie, un

    vertigineux emportement dmes et de courages, un ouragan dpes clairs. En un instant les quatorze cents dragons-gardes ne furent plus que huit cents ; Fuller, leur lieutenant-colonel, tomba mort. Ney accourut avec les lanciers et les chasseurs de Lefebvre-Desnouettes. Le plateau de Mont-Saint-Jean fut pris, repris, pris encore. Les cuirassiers quittaient la cavalerie pour retourner linfanterie, ou, pour mieux dire, toute cette cohue formidable se colletait sans que lun lcht lautre. Les carrs tenaient toujours. Il y eut douze assauts. Ney eut quatre chevaux tus sous lui. La moiti des cuirassiers resta sur le plateau. Cette lutte dura deux heures.

  • 54

    Larme anglaise en fut profondment branle. Nul doute

    que, sils neussent t affaiblis dans leur premier choc par le dsastre du chemin creux, les cuirassiers neussent culbut le centre et dcid la victoire. Cette cavalerie extraordinaire ptri-fia Clinton qui avait vu Talavera et Badajoz. Wellington, aux trois quarts vaincu, admirait hroquement. Il disait demi-voix : sublime17 !

    Les cuirassiers anantirent sept carrs sur treize, prirent ou

    enclourent soixante pices de canon, et enlevrent aux rgi-ments anglais six drapeaux, que trois cuirassiers et trois chas-seurs de la garde allrent porter lempereur devant la ferme de la Belle-Alliance.

    La situation de Wellington avait empir. Cette trange ba-

    taille tait comme un duel entre deux blesss acharns qui, cha-cun de leur ct, tout en combattant et en se rsistant toujours, perdent tout leur sang. Lequel des deux tombera le premier ?

    La lutte du plateau continuait. Jusquo sont alls les cuirassiers ? personne ne saurait le

    dire. Ce qui est certain, cest que, le lendemain de la bataille, un cuirassier et son cheval furent trouvs morts dans la charpente de la bascule du pesage des voitures Mont-Saint-Jean, au point mme o sentrecoupent et se rencontrent les quatre routes de Nivelles, de Genappe, de La Hulpe et de Bruxelles. Ce cavalier avait perc les lignes anglaises. Un des hommes qui ont relev ce cadavre vit encore Mont-Saint-Jean. Il se nomme Dehaze. Il avait alors dix-huit ans.

    Wellington se sentait pencher. La crise tait proche.

    17 Splendid ! (mot textuel).

  • 55

    Les cuirassiers navaient point russi, en ce sens que le centre ntait pas enfonc. Tout le monde ayant le plateau, per-sonne ne lavait, et en somme il restait pour la plus grande part aux Anglais. Wellington avait le village et la plaine culminante ; Ney navait que la crte et la pente. Des deux cts on semblait enracin dans ce sol funbre.

    Mais laffaiblissement des Anglais paraissait irrmdiable.

    Lhmorragie de cette arme tait horrible. Kempt, laile gauche, rclamait du renfort. Il ny en a pas, rpondait Wel-lington, quil se fasse tuer ! Presque la mme minute, rap-prochement singulier qui peint lpuisement des deux armes, Ney demandait de linfanterie Napolon, et Napolon scriait : De linfanterie ! o veut-il que jen prenne ? Veut-il que jen fasse ?

    Pourtant larme anglaise tait la plus malade. Les pous-

    ses furieuses de ces grands escadrons cuirasses de fer et poitrines dacier avaient broy linfanterie. Quelques hommes autour dun drapeau marquaient la place dun rgiment, tel ba-taillon ntait plus command que par un capitaine ou par un lieutenant ; la division Alten, dj si maltraite la Haie-Sainte, tait presque dtruite ; les intrpides Belges de la brigade Van Kluze jonchaient les seigles le long de la route de Nivelles ; il ne restait presque rien de ces grenadiers hollandais18 qui, en 1811, mls en Espagne nos rangs, combattaient Wellington, et qui,

    18 Souvenir denfance : des grenadiers hollandais faisaient partie de

    lescorte o la voiture de Mme Hugo avait pris place pour traverser lEspagne et ce sont eux qui remirent sur la route sa voiture -demi ver-se au bord dun prcipice. Hugo rgle ici, quitablement, danciens comptes avec Wellington, vainqueur en Espagne de Joseph et du gnral Hugo, et dont lavance avait jet sur la route du retour en France, avec les autres familles franaises, Mme Hugo et ses deux cadets. Les grena-diers ont chang de camp ; mais V. Hugo lui-mme, en 1814 et en 1815, applaudissait lentre des Allis Paris tandis que son pre dfendait Thionville contre eux.

  • 56

    en 1815, rallis aux Anglais, combattaient Napolon. La perte en officiers tait considrable. Lord Uxbridge, qui le lendemain fit enterrer sa jambe, avait le genou fracass. Si, du ct des Fran-ais, dans cette lutte des cuirassiers, Delord, Lhritier, Colbert, Dnop, Travers et Blancard taient hors de combat, du ct des Anglais, Alten tait bless, Barne tait bless, Delancey tait tu, Van Merlen tait tu, Ompteda tait tu, tout ltat-major de Wellington tait dcim, et lAngleterre avait le pire partage dans ce sanglant quilibre. Le 2me rgiment des gardes pied avait perdu cinq lieutenants-colonels, quatre capitaines et trois enseignes ; le premier bataillon du 30me dinfanterie avait per-du vingt-quatre officiers et cent douze soldats ; le 79me monta-gnards avait vingt-quatre officiers blesss, dix-huit officiers morts, quatre cent cinquante soldats tus. Les hussards hano-vriens de Cumberland, un rgiment tout entier, ayant sa tte son colonel Hacke, qui devait plus tard tre jug et cass, avaient tourn bride devant la mle et taient en fuite dans la fort de Soignes, semant la droute jusqu Bruxelles. Les char-rois, les prolonges, les bagages, les fourgons pleins de blesss, voyant les Franais gagner du terrain et sapprocher de la fort, sy prcipitaient ; les Hollandais, sabrs par la cavalerie fran-aise, criaient : alarme ! De Vert-Coucou jusqu Grnendael, sur une longueur de prs de deux lieues dans la direction de Bruxelles, il y avait, au dire des tmoins qui existent encore, un encombrement de fuyards. Cette panique fut telle quelle gagna le prince de Cond Malines et Louis XVIII Gand. lexception de la faible rserve chelonne derrire lambulance tablie dans la ferme de Mont-Saint-Jean et des brigades Vivian et Vandeleur qui flanquaient laile gauche, Wellington navait plus de cavalerie. Nombre de batteries gisaient dmontes. Ces faits sont avous par Siborne ; et Pringle, exagrant le dsastre, va jusqu dire que larme anglo-hollandaise tait rduite trente-quatre mille hommes. Le duc-de-fer demeurait calme, mais ses lvres avaient blmi. Le commissaire autrichien Vin-cent, le commissaire espagnol Alava, prsents la bataille dans ltat-major anglais, croyaient le duc perdu. cinq heures, Wel-

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    lington tira sa montre, et on lentendit murmurer ce mot sombre : Blcher, ou la nuit !

    Ce fut vers ce moment-l quune ligne lointaine de bayon-

    nettes tincela sur les hauteurs du ct de Frischemont. Ici est la priptie de ce drame gant.

  • 58

    Chapitre XI

    Mauvais guide Napolon, bon guide Blow

    On connat la poignante mprise de Napolon : Grouchy espr, Blcher survenant19, la mort au lieu de la vie.

    La destine a de ces tournants ; on sattendait au trne du

    monde ; on aperoit Sainte-Hlne. Si le petit ptre, qui servait de guide Blow, lieutenant de

    Blcher, lui et conseill de dboucher de la fort au-dessus de Frischemont plutt quau dessous de Plancenoit, la forme du dix-neuvime sicle et peut-tre t diffrente. Napolon et gagn la bataille de Waterloo. Par tout autre chemin quau-dessous de Plancenoit, larme prussienne aboutissait un ravin infranchissable lartillerie, et Blow narrivait pas.

    Or, une heure de retard, cest le gnral prussien Muffling

    qui le dclare, et Blcher na