interview bruno delbonnel...mélanieferrari(l3,(n°(étudiant(:1132547((!! insidebruno!delbonnel!!...
TRANSCRIPT
Mélanie Ferrari L3, n° étudiant : 1132547
Inside Bruno Delbonnel
Entretien avec le chef opérateur de Inside Llewyn Davis, Joel & Ethan Coen (2013)
Mélanie Ferrari : Pour commencer, Inside Llewyn Davis est votre deuxième collaboration avec les frères Coen, et j’ai lu que vous aviez proposé la pochette de l’album The Freewheelin’ Bob Dylan comme idée de base pour l’ambiance du film. Bruno Delbonnel : Les mots sont dangereux lorsque l'on commence à parler d'image. « Dense », « sombre » n'ont pas les même sens, ou du moins pas la même intensité, suivant la personne à qui l'on s'adresse. Il s'agit donc de trouver un langage commun. Et rien ne parle mieux d'images que d'autres images. Il s'agit d'éviter de montrer des images trop « réalistes ». Je ne montre presque jamais de tableaux figuratifs (lorsque j'utilise des références venant de la peinture) car celui qui regarde ne retiendra que « l'anecdote » qui est le sujet du tableau. Quant aux photographies, elles sont un piège pour un directeur de la photo car elles sont souvent des moments de lumière exceptionnelle que jamais je ne pourrai retrouver. Dans le cas d’Inside Llewyn Davis, les frères Coen se référaient beaucoup à la fin de l'hiver New Yorkais, slushy New York streets, lorsque la neige est sale et commence à fondre. Pas le New York d'une neige immaculée. Trouver la pochette de l'album de Bob Dylan ne fut pas vraiment compliqué. Aucune gloire à tirer de cela. Je pense aussi que les frères l'avaient en tête sans m'en parler. Je
suis persuadé qu'ils ne voulaient pas m'influencer dès le début. Mais ils étaient très conscients de nos cultures très différentes. Ils viennent du Minnesota où les hivers sont absolument terribles (comme le montre Fargo) et je suis parisien. Que peut être l'hiver pour un Parisien comparé à un New Yorkais ? Toujours est-‐il que la pochette de The Freewheelin'… est vraiment une image très New Yorkaise : les rues en brownstones, la neige, une lumière à l'opposé de celle de Paris -‐ les vents et le fait d'être au bord de l'océan donnent une lumière très claire même en hiver… En tant que directeur photo, comment avez-vous fait pour que les spectateurs aient l’impression de se retrouver à New York dans les années soixante ? Quels sont les éléments de l'image qui vous font penser à ce New York des années soixante ? Il y a les décors : il existe encore beaucoup de rues de New York (de même que dans beaucoup de villes du monde) qui sont telles qu'elles étaient en 1960. Surtout à Greenwich village. Il y a aussi les objets : les voitures, l'ameublement par exemple, sont les éléments les plus remarquables, ou identifiables dans l'image. Pour finir, les vêtements : il est certain que c'est une des grandes influences dans l'idée que l'on a des années soixante, dans la mesure où la palette de couleurs a énormément changé. Les couleurs étaient moins saturées qu'elles ne le sont aujourd'hui, de même que les couleurs des voitures. Il y avait très peu de voitures noires aux USA en 1960. Je pense que tout le monde confond mon travail avec celui du chef décorateur et de la costumière. Jess Gonchor, le chef décorateur, et Marie Zophres, la chef costumière, doivent être crédités de la fidèle reconstitution du New York des années cinquante et soixante. Je n'y suis pour rien. La lumière est intemporelle. On peut affirmer sans être physicien, que la lumière de notre siècle est certainement la même que celle de la préhistoire. Un rouge vermillon chez Rembrandt est le même qu'un rouge vermillon du XXIème siècle. Par contre, la manière « d'enregistrer » les images a changé. En cette année de commémoration de la première guerre mondiale, tout le monde est surpris de découvrir des images en couleurs qui, pourtant, ne sont pas fidèles, du fait que l'on maitrisait assez mal les colorants constituant les pellicules. Mais surtout on réalise que la guerre n'était pas en noir et blanc. Notre vision des couleurs d'une époque depuis l'avènement de la photographie est entièrement liée à l'état des techniques photographiques de l'époque. Ainsi, les années soixante sont des années particulièrement importantes dans le changement des pellicules couleurs. Nous avons tous vus des Kodachromes et Ektachromes qui ont influencé notre « vision » de cette époque… mais le monde n'était pas en couleurs Kodachrome. C'est pour cela que je trouve la notion de « film d'époque » assez ridicule, surtout lorsqu'il s'agit de films qui se passent après l'arrivée de l'électricité. En fait, le seul film d'époque jamais réalisé est sans aucun doute Barry Lyndon de Stanley Kubrick. Il fallait des centaines de bougies pour voir quelque chose dans ces grands palais enfumés. Il y a un livre passionnant écrit par William O'Dea en 1958 qui s’intitule A Social History of Lighting, qui parle de l'aspect social de la lumière. Il décrit plutôt bien cette idée que la lumière artificielle, mais aussi naturelle, a une influence sur la société. Notre interprétation de tout cela au XXIème siècle est entièrement faussée. Nous ne pouvons imaginer, sauf en faisant le test, le peu de lumière que peut fournir l'éclairage au gaz. À moins d'être fortunés, la plupart des gens vivaient en suivant la lumière du jour. Ceci changea radicalement avec l'électricité. Toute interprétation, au
cinéma, d'une époque avant l'électricité, est fondamentalement fausse et renvoie à notre propre imaginaire de ces époques. Et celle qui se situe après l'avènement de l'électricité, qui comme par hasard correspond aussi à la photographie, renvoie à la reproduction mécanique. Je n'ai rien inventé, il faut simplement lire Walter Benjamin. Mais c’est un vaste débat… Ma réponse est un peu longue et peut-‐être confuse; mais je ne cherche pas « à faire en sorte que les spectateurs aient l'impression de se retrouver à New York »… ce qui m'intéresse est, peut-‐être, de retrouver cet imaginaire collectif, qui serait le dénominateur commun de notre « image » de New York dans les années soixante. Cela a été le point de départ de ma réflexion sur l'image du film. Mais en relisant le scénario et en écoutant les chansons du film, il me semblait plus intéressant d'essayer de traduire la « tristesse ». Comment mettre la tristesse en image ? En effet, c’est une question que j’allais vous poser : est-ce que la musique folk des années cinquante et soixante, ainsi que la bande originale du film vous ont aussi servi d’inspirations pour l’ambiance visuelle et mélancolique du film ? Sans aucun doute. En lisant le scénario et en écoutant les chansons du film (qui furent enregistrées avant que nous ne commencions à tourner au cas où un des acteurs ait un problème de voix lors du tournage), j'ai remarqué qu'il y avait une similitude entre les deux. L'aventure de Llewyn Davis pourrait tout à fait être une folk song; elle en a toutes les composantes : quelqu'un qui a des désirs, qui désire changer de vie… mais il ne rencontre que des obstacles. De plus, vous aurez sans doute remarqué que tout le long du film, toutes les personnes que rencontre Llewyn Davis lui parlent, en bien ou en mal, de son partenaire décédé. Ce film est un vrai requiem. Tout comme le sont nombre de chansons folk. Je crois que cela a vraiment influencé ce que je cherchais à faire sur le film. Aviez-vous eu d’autres inspirations en matière d’image, comme d’autres films ou d’autres photos lors de votre travail de recherche sur le film ? Je ne travaille plus avec des références venant d'autres films. Chaque film étant différent, je ne crois pas que l'on puisse appliquer « l'esthétique » d'un film sur un autre. Par contre je suis plus intéressé par l'apport des peintres abstraits ou conceptuels. J'utilise beaucoup un livre de Sol Lewitt intitulé Hundred cubes. Il s'agit de cent reproductions de la vue axonométrique d'un cube. Les quatre faces visibles de ce cube ont à chaque fois des couleurs différentes. Chaque combinaison de couleurs provoque une sensation différente. Cette recherche formelle m'intéresse beaucoup. De même que les tableaux de Mark Rothko ou les « ultra noirs » de Soulages. En fait tout cela répond à la question que se posait Pierre Boulez : « Y-‐a-‐t-‐il dans la peinture quelque chose qui me parle de musique ? ». Question que j'adapte au cinéma : « Y-‐a-‐t-‐il dans la peinture quelque chose qui me parle du cinéma ? ». J'ai une réponse personnelle (et très simple, ou trop simple peut-‐être) qui serait la suivante : une sensation. J'ai donc cherché, pour Inside Llewyn Davis, une sensation de tristesse, à traduire par une palette de couleur donnée. Et c'est peut être là que s'effectue une sorte de « télescopage » entre cette notion de tristesse et l'image que l'on a d'un New York enneigé des années soixante. New York est
peut être une ville triste ? N’avez-vous pas pensé à tourner le film en noir et blanc, ou alors en numérique? Avez-vous utilisé des filtres lors du tournage ? Le noir et blanc n'a jamais été évoqué. Par contre nous avons discuté du numérique mais l'aspect trop clean du numérique ne semblait pas approprié. Mais surtout, les Coen et moi même aimons beaucoup le support film. Je n'utilise plus de filtre sur la caméra depuis quelques années maintenant. Par contre, depuis Harry Potter (Bruno Delbonnel était le directeur photo de Harry Potter et le Prince de sang-‐mêlé sorti en 2009, ndlr), j'étalonne le film numériquement et j’ai fait développer plusieurs software qui me permettent de manipuler l'image, comme un énorme Photoshop. Parlons de la scène d’ouverture qui est unique : c’est très rare de commencer un film par une chanson jouée en entier. Les performances étant enregistrées en prises de son direct, combien de temps et de prises a-t-il fallu pour tourner cette scène ? Qu’est-ce qui a orienté vos choix en matière de lumière, de couleur et de cadre pour cette scène d’ouverture dans le bar, qui donne le ton du film ? La scène d'ouverture est un peu à l'image de son introduction par le carton : « The Gaslight café, 1961 ». En matière de lumière, il fallait dire plusieurs choses : que le Gaslight a vraiment existé -‐ même si le décor est assez loin de l'aspect original. C'était le haut lieux de la scène folk new yorkaise. Un lieu enfumé, très bohème, assez sombre… où sont venus Allen Ginsberg, Bob Dylan (évidemment). Il fallait montrer cela. J'ai aussi essayé, par la lumière, de montrer les deux faces du personnage de Llewyn Davis. Un côté sombre, un côté clair (assez simpliste me direz vous!).
Et enfin, l'idée d'une boucle. La lumière du début du film jusqu'au moment où Llewyn est battu dans l'allée, est très différente du reste du film. Beaucoup plus sketchy comme disait Joel Coen. Plus agressive et sèche que le reste du film. Il s'agissait de marquer la lumière afin qu'il n'y ait aucune ambiguïté quant à l'idée de boucle de cette histoire. Au cours du tournage, est-ce que beaucoup de changements ont eu lieu par rapport au scénario de départ à cause du budget serré du film, ou pour des raisons artistiques ? Non, il n'y a pratiquement pas eu de changements. Le scénario que j'ai lu est celui que vous voyez à l'écran. Nous avons tourné et ils ont monté toutes les scènes et tous les plans du film (enfin presque… Il ne manque qu'une scène tournée qui n'a pas été retenue au montage). Pour les standards américains, ce film de onze millions de dollars, est un très petit budget ! Il s'agit d'un des films les moins chers des frères Coen. Leur approche est très réaliste; ils ne tournent que ce qui est indispensable dans le style qu'ils ont défini. Quelle a été la scène la plus compliquée à tourner et pourquoi ? Pouvez-vous me parler plus en détails des scènes de nuit sur l’autoroute, comment-avez vous travaillé justement sur ces scènes au niveau de la lumière qui donne un effet presque mystique ? La scène la plus compliquée est effectivement celle de l'autoroute la nuit. Il faisait très froid l'hiver du tournage et il y a un fait fondamentalement humain qui est que, à deux heures du matin lorsqu'il fait -‐5°C, le rythme de l'équipe s'en ressent. Ce qui prend quinze minutes à faire dans des conditions normales, prend une heure dans le froid et la nuit. Nous avons donc décidé de tourner en vraie nuit ce qui nous était impossible de faire en studio, c’est-‐à-‐dire tout ce qui impliquait les voitures et les plans extérieurs.
Puis, en studio, au chaud, nous avons tourné les différents plans intérieurs de voiture sur fonds noirs. Je ne rentrerai pas dans les détails, mais c'est une gymnastique mentale assez complexe, et il faut surtout avoir une vision très claire du montage final car retourner en extérieur pour un plan oublié aurait été impossible. Cela vous donne une
idée de l'immense talent des frères Coen. Je connais peu de réalisateurs ayant cette capacité à visualiser le montage final d'une scène. Quant à la lumière; outre le choix « radical » d'éclairer très peu, j'ai eu beaucoup de chance. La nuit fut plus douce que prévue et la différence de température a créé un brouillard très léger qui s'est additionné à celui que nous faisions. Techniquement, la lumière venait de deux très grosses sources (des projecteurs de 70 KW sur de très hautes grues), une complétement à contre jour qui éclairait le brouillard, et l'autre positionnée latéralement et très diffusée au sol. Qu’est-ce qui dans la façon de travailler des frères Coen vous plait (ou vous déplait) ? Quels sont vos points communs ? Pensez-vous travailler à nouveau avec eux sur un autre projet ? J'aime surtout la simplicité de leur découpage. Une telle simplicité est hors norme et excessivement compliquée à maitriser. Il faut pour cela connaître la fonction de chaque scène dans le film, savoir quel est son sens. Mais surtout, et j'aime énormément cela, il n'y a pas de psychologie. Ils ne font pas de « psychologie ». Ils me font penser à cette réponse d'Antonioni à qui l'on demandait d'expliquer Profession reporter. Il répondit : « Un film n'est pas un essai. » Je ne sais pas quoi dire d'autre… Nos points communs ? Je ne sais pas ! Travailler avec eux à nouveau ? Ils m'ont dit qu'ils tourneraient leur prochain film avec Roger Deakins, leur chef operateur habituel, mais qu'ils m'appelleraient pour le suivant… À suivre (j'espère !). Quels sont vos projets à venir ? Je suis en préparation du prochain film de Tim Burton intitulé Big Eyes, (sortie française prévue le 25 Mars 2015, ndlr) et suis en finition du dernier « documentaire-‐fiction » d'Alexandre Sokurov. Pour finir sur une question plus légère, comment s’est passé le tournage avec l’acteur principal du film qui n’est autre que le chat Ulysse ? Le chat ne comprenait absolument pas la lumière que je faisais… ce qui m'a passablement énervé ! Propos recueillis par téléphone, entre Paris et Londres le 2 Décembre 2014.