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LES AMATEURS les coulisses d’un quinquennat JEAN - MICHEL APHATIE Flammarion Burn-out, démissions, trahisons, panique… Le voile se déchire sur le quinquennat

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LES AMATEURS

les coulisses d’un quinquennat

JEAN-MICHEL APHATIE

FlammarionFlammarion

Burn-out, démissions, trahisons, panique… Le voile se déchire

sur le quinquennat

LES AMATEURSles coulisses d’un quinquennat

En 2017, nous avons confié l’État à des Amateurs. Quel est leur bilan, maintenant que le quinquennat se termine ? Si les crises – Gilets Jaunes, Covid – ont été nombreuses, les fautes, les boulettes et les maladresses aussi. Mal préparés, mal organisés, les Amateurs ont souvent été mauvais. Ajoutez à cela Emmanuel Macron et Édouard Philippe qui se sont détestés, des ministres qui ont déprimé, Nicolas Hulot pris dans la tourmente et Éric Zemmour aux aguets, et vous obtenez la chronique du quinquennat le plus déjanté de la Ve République.

Journaliste politique, interviewer et éditorialiste, Jean-Michel Aphatie est chroniqueur sur LCI. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont On prend les mêmes et on recommence (2017), La Liberté de ma mère (2018) et Le Dernier Cadeau du Général (2020).

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« La chronique du quinquennat le plus déjanté de la Ve République. »

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Les Amateurs

DU MÊME AUTEUR

Liberté, égalité, réalité, Stock, 2006.On prend (presque) les mêmes et on recommence, Flammarion,

2016.La Liberté de ma mère, J’ai lu, 2018.Mon service militaire, Flammarion, 2019.Le Dernier Cadeau du Général, Flammarion, 2020.

Jean-Michel Aphatie

Les AmateursLes coulisses d’un quinquennat

Flammarion

© Flammarion, 2021.ISBN : 978-2-0802-5746-8

« En politique, un bon amateur ne vaudra jamaisle plus mauvais des professionnels. »

François MITTERRAND,cité par Robert Badinter.

Le macronisme n’est pas une idéologie. Il estl’assemblage des ambitions et du hasard, auxquelss’est jointe, parfois, la chance. Parvenu au pouvoir,ce mouvement a rencontré un pays souffrant et désa-busé. Il n’a pas tout réussi, ni tout raté. Raconter lescoulisses de son quinquennat, c’est décrire des rêvesqui s’envolent, une désillusion qui s’installe, sansque personne aujourd’hui soit certain de ce que lapostérité retiendra.

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« SOYEZ FIERS D’ÊTRE DES AMATEURS »

Des Amateurs dirigent la France. C’est un constat.Depuis quand ? Depuis le 14 mai 2017, jour oùFrançois Hollande a passé les clés du pouvoir àEmmanuel Macron.

Bien sûr, la qualification est rude, et mêmevacharde. Elle est objective, aussi.

D’abord, si Emmanuel Macron mérite d’être qua-lifié d’amateur, c’est par effet de contraste avec lesprofessionnels de la politique qui l’ont précédé.

Sans remonter à la période gallo-romaine, nouspouvons convenir que les parcours de Jacques Chirac,de Nicolas Sarkozy et de François Hollande sontceux de gens dits expérimentés. Jacques Chirac, mairede Paris, président du RPR, a longtemps tâté ducul des vaches avant de s’installer à l’Élysée. NicolasSarkozy a convoité la mairie de Neuilly dès la mater-nelle, l’a conquise à vingt-huit ans, a trahi Chiracpour Balladur à trente-huit, et a finalement accédé àla présidence à cinquante-deux. Quand il a comprisque le football professionnel se refuserait à lui,

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François Hollande n’a pas envisagé d’autre carrièreque la politique. Il a tout fait : député, maire, pré-sident de conseil général, chef de parti, pendant dixans, s’il vous plaît. Sa démarche est d’ailleurs remar-quable. Il ne possédait aucun atout dans son jeu,subissait tout le temps l’ascendant d’un concurrent(Royal, Strauss-Kahn). L’opiniâtreté, l’entêtement,l’acharnement déraisonnable furent longtemps sesseules armes. Et finalement, grâce au concours invo-lontaire d’une femme de ménage new-yorkaise, çaa payé.

C’est donc en vrais professionnels, saturés debagarres, couverts de cicatrices, que ces trois-là ontpris en main les manettes de l’État.

En comparaison, Emmanuel Macron ressembleaux Marie-Louise des dernières armées napoléoniennes.Il n’avait mené aucun combat électoral avant sacampagne présidentielle, et jamais dirigé une col-lectivité ni exercé un mandat avant de devenir pré-sident de la République. Pour ces raisons, et demanière objective, oui, évidemment, il s’est installéau pouvoir en parfait amateur de l’action publique.

Une fois ce constat établi, deux questions seposent : est-ce grave d’être un amateur ? Et puis,l’est-il resté au long de son mandat ?

Pour la première, la réponse est non, catégorique-ment. Elle se déduit, là encore, de la comparaisonavec les professionnels.

Quel est le bilan du trio évoqué, Chirac-Sarkozy-Hollande, dirigeants du pays pendant plus de vingt

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ans ? Nul, voire nullissime. Pendant cette période,la France s’est désindustrialisée, ses territoires se sontappauvris, les banlieues ont dépéri sous la doubleinfluence du communautarisme et des trafics, lesimpôts ont grimpé et les déficits se sont aggravés – cequi constitue une contradiction fondamentale –, lesservices publics se sont délabrés, la confiance etl’optimisme ont chuté, l’idée de l’Europe a reculé,le terrorisme, pourtant combattu avec une certainecontinuité, a frappé plus durement au fil du temps.

Cette situation, sombre, désespérante, expliqued’ailleurs pour partie le succès d’Emmanuel Macron.Un nombre significatif d’électeurs, las de la rondedes vieilles barbes et des vieux partis, s’est tournévers l’homme jeune, neuf, vierge, une page blanchedont ils ont espéré qu’elle serait le réceptacle d’unehistoire enfin heureuse, ou moins malheureuse queles précédentes.

L’amateurisme du début a-t-il été un problèmedans l’enchaînement de l’action ? Oui, évidemment.La méconnaissance du fonctionnement particulier etintime du gouvernement, le manque de pratique del’action publique, une absence de réflexion sur larelation avec les Français, la manière de s’adresser àeux, ont perturbé la marche du pouvoir, provoquédes fautes, suscité des incompréhensions et, finale-ment, handicapé le rendement du président Macronet de son équipe.

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Car il n’est pas le seul amateur de l’histoire. Pourle seconder, le président a choisi un homme qui n’yconnaissait rien. L’inexpérience épaulant l’inexpé-rience, Édouard Philippe s’est installé à Matignon.C’est ainsi qu’a prospéré un amateurisme d’Étatdont ce récit établit l’existence.

Pour terminer la présentation, il faut raconterdans quelle circonstance Emmanuel Macron a utilisélui-même le mot qui le caractérise.

Fin janvier 2020. Le quinquennat aura bientôttrois ans. Il n’est qu’une longue suite de crises. Lescheminots, puis les Gilets jaunes, ont occupé lesrues, pénalisé les commerces, fabriqué de la violenceà laquelle la police a parfois répondu durement. Laréforme des retraites, présentée comme une grandeœuvre, baigne dans une mélasse opaque et dégoû-tante. Et déjà on évoque la présence d’un virus, sansimaginer encore le chamboulement qu’il va provo-quer. C’est dans ces jours-là que la majorité présiden-tielle à l’Assemblée nationale se couvre de ridicule. Cen’est pas une première. Parfois, ces parlementairesEn Marche issus de la société civile témoignent d’unflair politique équivalent à celui d’un renard saisipar le rhume.

Des députés d’opposition déposent une proposi-tion de loi. Ils souhaitent allonger de cinq à douzejours le congé légal de deuil dans les entreprises pourles parents meurtris par la perte d’un enfant. MurielPénicaud, ministre du Travail, s’y oppose. Emmanuel

« Soyez fiers d’être des amateurs »

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Macron l’a débauchée chez Danone. Ses collègues dugouvernement se sont souvent demandé pourquoi :de l’avis général, elle est très mauvaise. Dans ce débatsur le deuil, elle se surpasse :

« Ce que vous proposez, c’est un congé payé à100 % par l’entreprise. Est-ce que c’est normal quela petite entreprise paye 100 % ? »

Le tiroir-caisse plutôt que le cœur : les députésMarcheurs repoussent la proposition. Les voilà aussisec couverts de goudron et de plumes, culbutés parune polémique qui les moque et les éreinte.

Solidaire dans cette passe difficile, le président lesinvite à l’Élysée. Que dit-il, le soir du 11 février 2020 ?D’abord, des banalités. Il y en a dans tous les discours :

« Nous sommes dans un des moments difficilesde la vie nationale et parlementaire. Mais on estembarqués dans une aventure commune, quels quesoient les choix des uns et des autres. »

Suit une vieille ficelle sur les exemples à ne passuivre :

« J’ai vu le quinquennat précédent se disloquersur des initiatives personnelles. Les gens qui faisaientles plateaux sur BFM en solitaire n’ont jamais étéréélus. Notre avenir n’est pas dans la création dechapelles. »

Plusieurs auditeurs se pincent. S’il y a quelqu’unqui a contribué à « disloquer » le quinquennat pré-cédent…

Pour ne pas laisser trop de temps à la réflexion,il enchaîne sur la péroraison :

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« Si les professionnels c’est ceux qu’on a virés ily a deux ans et demi et que les amateurs c’est vous,alors soyez fiers d’être des amateurs ! »

À cet instant, un flottement saisit l’auditoire.Le président s’arrête. Sans doute attend-il des applau-dissements. Ils arrivent, maigres. Car beaucoup gri-macent.

« J’aurais préféré qu’il parle de néophytes, remar-quera ensuite Olivia Grégoire, l’une des députés deParis, entrée depuis au gouvernement. Amateur, ça faitincompétent. »

Trop tard. Le mot est posé. S’il retient l’attention,c’est qu’il sonne juste, qu’il nomme une réalité quetout le monde a ressentie, et ressent encore.

Et puisqu’en plus, il s’accompagne d’une injonc-tion à la fierté, entrons dans la danse sans remords,ni réserve.

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LE PRÉSIDENT DE LA CHANCE

On voit bien qu’il retient son pas.D’habitude, Emmanuel Macron est souple, il

marche vite, en lutte contre le temps qui passe,occupé de records connus de lui seul.

Au contraire, ce matin du 14 mai 2017 – il est10 heures, le soleil est haut dans le ciel bleu –, ilavance lentement sur le tapis rouge déployé sur legravier de l’Élysée. Le pied est déjà lourd de la fonc-tion qu’il n’occupe pas encore. Le dimanche précé-dent, il a balayé Marine Le Pen lors du second tourde l’élection présidentielle. Seule désormais la pas-sation des pouvoirs imposée par la République lesépare du trône sur lequel l’a assis le suffrage uni-versel.

François Hollande l’attend en haut du perron,serré dans un costume noir dont il a du mal à fermerla veste. Le visage du bientôt ex-président est pla-cide. Si des sentiments bouleversent son âme, ilveille à les garder enfouis, comme il le fait des secretsd’État.

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Emmanuel Macron chemine.À sa gauche, les appareils des photographes cré-

pitent. Il ne leur accorde pas un regard. Sa tête esttournée de l’autre côté, vers la fanfare qui salue sonarrivée. Le lieu, la musique, la lumière fabriquentl’ivresse des jours extraordinaires. Il l’absorbe enacteur de théâtre, une posture qu’il aime, dans unegravité surjouée, la seule qui lui paraisse digne del’instant.

Le tapis rouge mesure soixante mètres. Le proto-cole le sort seulement dans les grandes occasions, lorsdes visites de chefs d’État, ou bien lorsque le payschange de maître. Aussi long soit ce tapis, le visiteurparvient à son extrémité. François Hollande allongeles bras, saisit sa main, puis se déplace pour quetous deux se retrouvent face aux photographes.Emmanuel Macron le scrute, cherche son regard,que l’autre lui refuse.

Pour quelques minutes encore, c’est l’ancien quidonne le tempo. Quand il estime que c’est assez, ilpivote, signifiant au jeune homme que le temps estvenu. Tous les deux se dirigent vers l’escalier quimène, un étage plus haut, au bureau du présidentde la République.

Le nouvel élu pense-t-il, en gravissant les marches,à la chance inouïe qui a fabriqué ce moment ? Oubien juge-t-il que tout découle de son talent ?

Emmanuel Macron se déclare candidat à la prési-dence de la République le mercredi 16 novembre 2016.

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À l’époque, ses chances de triomphe sont nulles. Ils’en moque.

« Au départ, nous pensions à l’aventure », se sou-vient Stéphane Séjourné, trente et un ans à peinequand tout commence, devenu à trente-deux leconseiller politique d’Emmanuel Macron, une foiscelui-ci installé à l’Élysée. On lui en donneraitaujourd’hui encore vingt-cinq tant le garçon paraîtsage et posé, avec ses cheveux bruns bien rangés,son ton calme et son verbe simple.

« Emmanuel nous disait que nous serions lepoivre et le sel pendant la campagne. C’était trèsexcitant. Il nous expliquait aussi que l’échec ne seraitpas un drame, qu’on construirait quelque chose der-rière. »

Christophe Castaner garde le même souvenir. Ila tout juste cinquante ans en 2016. Il est un diri-geant de second rang du Parti socialiste, député desHautes-Alpes, maire de Forcalquier. Il s’ennuie, aun peu honte du chemin que prend le quinquennatde François Hollande. Dès qu’il croise sa route, ilsaute dans la roue du jeune homme qui s’extrait dupeloton avec un culot qu’il n’a jamais connu. Enmême temps, il a envie de savoir où il veut aller :

« On a eu une discussion personnelle vers lafin 2016. Je lui ai dit : “Je suis prêt à t’accompa-gner, à casser le Parti socialiste. Mais après, ne dis-parais pas. Si tu fais 15 % des voix, utilise-les pourconstituer un pôle démocrate.” Je me souviens très

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bien de sa réponse : “On va construire quelquechose de solide, sur quinze ans.” Son engagementen politique était sérieux, durable. Il dépassait l’élec-tion de 2017. »

Pendant la campagne, Christophe Castaners’occupe des questions de sécurité. Cela lui permet-tra, plus tard, de devenir ministre de l’Intérieur.

Nous nous rencontrons dans les premiers jours dejanvier 2021. Il me reçoit, en costume, sans cravate,dans son bureau de président du groupe LREM àl’Assemblée nationale. La photo d’un planeur perdudans l’immensité bleue est accrochée à un mur. Ondistingue sa tête dans le cockpit. Ce vol, c’était un jourheureux. D’autres ont été plus difficiles. L’un de sesamis confie les regrets qu’il exprime parfois en consi-dérant que son action comme chef de la police,stoppée en juillet 2020, est insuffisamment recon-nue. On voit bien que la blessure demeure vive. Cematin, il écarte toutes les questions sur le sujet :

« Je n’en parlerai pas, ce n’est pas le moment, pasencore. »

Il a quelque chose d’un peu las dans le sourire,la voix. Il a voué sa vie à la politique. Il a connula joie d’une grande victoire, puis l’honneur d’exer-cer une charge régalienne au nom de la République.Il a payé cher pour tout cela, s’est attiré la rancune,a suscité les quolibets. Il continue, malgré tout.

Quand il observe la situation à l’automne 2016,Emmanuel Macron comprend que, pour lui, l’Élysée

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est un lointain mirage. La droite est forte, le Ras-semblement national aussi, et même le Parti socia-liste, dont le candidat n’est pas encore connu, pèseautour de 15 % dans les intentions de vote. À partdes miettes, il ne peut pas espérer grand-chose.

Pourquoi se lance-t-il alors ?Par goût du défi, parce que son intelligence, qu’il

pense supérieure à toutes les autres, l’y pousse, latentation du discours aussi, qui le place au centrede la scène, dans la lumière, seul, suprême extase.

Ce narcissisme éclate lors du premier meeting desa campagne, le 10 décembre 2016, porte de Versailles,à Paris. Le rendez-vous est monté dans l’urgence.L’affluence est maigre. Un rideau est tiré pour cou-per la salle en deux et cacher les sièges vides auxcaméras. Au bout d’une heure quarante-cinq à latribune, c’est très long, le candidat s’égosille :

« Ce projet, je le porterai jusqu’au bout. Main-tenant, votre responsabilité, c’est d’aller partout enFrance, pour le porter et pour gagner ! Ce que jeveux, c’est que vous, partout, vous alliez le fairegagner ! Parce que c’est notre projeeeeet !!!! »

Extatique, les bras ouverts, il regarde vers le ciel.Les macronistes en rigolent encore. Ah oui, c’était

très très mauvais.

Pourquoi a-t-il gagné ?Parce que les emplois de Pénélope, parce que les

costumes de François. Merci les Fillon. Parce queHamon, candidat désigné du centre gauche, a mené

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une campagne depuis les rivages de l’extrême gauche.Des électeurs déboussolés sont arrivés par centainesde milliers chez Macron. Merci Benoît.

Au bout de toutes ces cacophonies, c’est lui quifait face à François Hollande, à l’Élysée, le matindu 14 mai 2017.

Que se disent les deux hommes, lors de ce tête-à-tête singulier, au cours duquel l’un se dépouillede la puissance pour la transmettre à l’autre ? Peude gens le savent. Seuls, peut-être, quelques amis…

J’ai posé la question à Michel Sapin, l’ancienministre de l’Économie, l’un des meilleurs copainsde l’ancien président. Il assure ne rien connaître dece dialogue. Il n’est pas obligé de dire la vérité.

Nous nous sommes retrouvés du côté du théâtrede l’Odéon, à Paris, dans un bureau prêté pour lacirconstance. La débrouille. La Covid a fermé lescafés et les restaurants. Lui a marché vingt minutes,depuis son domicile, sous le soleil du printemps. Çal’a mis de bonne humeur. Il la perd quand je citele nom d’Emmanuel Macron :

« Ah non, l’autre, je n’en peux plus, je ne l’écouteplus, je ne le regarde plus.

— L’autre ? Vous ne prononcez pas son nom ? »Michel Sapin a une bonne tête. Ses lunettes

camouflent un regard malicieux. Il approche lessoixante-dix ans. Quand on le voit, on n’y pensepas. Quand on regarde son CV, on comprend.

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Sa carrière commence avec François Mitterrand.C’était en 1981. Il est élu député de l’Indre. Dix ansplus tard, il devient ministre de la Justice. Dix ansencore, Lionel Jospin, Premier ministre de cohabi-tation avec Jacques Chirac, lui confie la Fonctionpublique. Puis François Hollande le nomme au Tra-vail (2012), et à Bercy (2014). Il a beaucoup observé,beaucoup supporté, mais pas tout :

« C’est sans doute une mauvaise raison. Je l’ai vu[Emmanuel Macron] trahir le président [Hollande],abuser de sa confiance. J’ai du mal à l’accepter,encore aujourd’hui. »

Il fait référence au double discours d’EmmanuelMacron. Le cas le plus flagrant de mensonge datede la création d’En Marche, en avril 2016. FrançoisHollande s’en inquiète. Le jeune homme le rassure :

« Je fais ça pour t’aider. N’écoute pas ceux quidisent que je serai candidat. »

Michel Sapin remâche sa colère :« Je l’ai alerté dès l’automne 2015. Je voyais les

dîners organisés au ministère de l’Économie, àl’étage en dessous du mien, à Bercy. Il en défilait,du monde ! Emmanuel passait plus de temps, déjà,à se préparer pour 2017 qu’à être ministre. MaisFrançois ne m’a pas écouté. Il pensait que j’étaisjaloux. C’est bête. »

Cette question de la trahison est mal digérée,même dans la Macronie.

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« Il n’a jamais été très à l’aise dans cette périodeavec Hollande, convient Christophe Castaner. Leplus difficile, c’est quand il a démissionné, finaoût 2016. Son trouble affectif était visible, ce jour-là. On peut le comprendre. »

Justement, Michel Sapin se souvient très bien dece moment :

« Les ministres font le trajet en navette fluvialeentre Bercy et l’Élysée. Au retour, après sa démis-sion, il embarque une équipe de télévision et ilm’appelle, depuis la navette, sur le portable. Unecaméra le filme, mais bien sûr il ne me prévientpas. Il me dit : “Michel, ça s’est très bien passé avecle président.” Tu parles, il continue de lui mentiren lui assurant qu’il ne sera pas candidat. Et moi,je me retrouve piégé dans sa mise en scène puisqueles images du coup de fil sont diffusées le soir, aujournal de 20 heures. »

Dans ce dossier, Emmanuel Macron possède desavocats.

Philippe Grangeon a réussi le tour de force, pen-dant cette période, de conseiller François Hollandetout en étant en admiration devant ce jeune hommequ’il a découvert en 2012, au secrétariat généraladjoint de l’Élysée :

« Comme tout le monde, j’ai été séduit par sonintelligence, son charme. En plus, il n’a pas depassé, pas de passif. C’est un homme libre. C’esttrès rare. »

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Dans ce petit monde, Grangeon pèse lourd. Syn-dicaliste à la CFDT aux côtés de Nicole Notat dansles années quatre-vingt-dix, il a acquis une certaineaura dans le milieu de la deuxième gauche, cellequ’ont représentée en leur temps Michel Rocard etDominique Strauss-Kahn.

Il reçoit dans son appartement parisien, à proxi-mité de la place de Clichy. L’homme est élégant,longiligne, la soixantaine légère. Ses cheveux sonten broussaille à cause de sa main qui les dérangesans cesse. Il n’avait pas forcément envie de revisiterl’histoire. Malgré tout, il a accepté le rendez-vous.Poli, il a prévenu : il ne livrera aucun secret.

Tant pis, on s’en passera.

Alors, la trahison ?« Non, en aucune façon. On trahit quelqu’un si

on lui est dévoué. Ça n’a jamais été le cas deMacron par rapport à Hollande. Il a compris avantles autres que le président aurait des difficultés à sereprésenter. Parler de trahison, cela revient à luireprocher son intelligence. »

Une information sur leur dialogue le jour de lapassation des pouvoirs ? Il sourit :

« Entre les deux, je suis sûr qu’il y a eu de latendresse. »

Tendresse ? Tiens, on n’y aurait pas pensé.« Macron a toujours eu beaucoup de tendresse

pour Hollande. Il n’en a pas du tout pour Sarkozy. »

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Psychologue, et malin, Grangeon :« J’ai expliqué à François Hollande après le pre-

mier tour de l’élection présidentielle qu’il n’était pasbattu, raconte Philippe Grangeon. C’est l’un de sescollaborateurs qui lui succède. C’est très différentde ce qui s’est passé quand lui-même a remplacéNicolas Sarkozy. »

L’argument a-t-il porté ? Il semblerait. Dans cettepériode, un autre des confidents de FrançoisHollande a entendu cette phrase :

« Ce n’est pas un mauvais successeur. »Il faut noter cette retenue constante de la pensée

chez l’ancien président. Il serait plus simple de direque celui qui va présider l’État est bon ou qu’il ne l’estpas. Ce chemin direct n’est jamais celui qu’emprunteFrançois Hollande. Négative sans l’être tout à fait,cette forme d’expression dévoile ce qui peut être dis-simulé et secret dans son esprit. Le produit, à l’évi-dence, de décennies passées dans les appareilspolitiques, où l’on apprend à vivre dans la litote etle non-dit.

« Ce que j’ai tout de suite aimé chez Macron,précise justement Grangeon, c’était sa manière deparler cash. »

Retour au 14 mai 2017.Le tête-à-tête se termine. Il aura duré plus d’une

heure. Les deux hommes descendent l’escalier quimène au hall de l’Élysée. Brigitte Macron attend,tailleur bleu clair, souriante. François Hollande

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l’embrasse. Lui est seul, ce qui est exceptionnel àl’Élysée où tous les occupants depuis 1958 ont vécuen couple. Bien sûr, la France entière sait que l’ex-président n’est pas célibataire. Elle a même apprisque c’était lui, certains matins, qui apportait lescroissants.

En fouillant, on perce un peu le secret de leurdialogue. Il semble, selon des confidences faites àdes proches, que l’échange ait été cordial. De l’avisde plusieurs de ses amis, François Hollande étaitsoulagé de laisser la charge à un autre. Les attentatsde 2015 ont pesé lourd dans son quotidien. Moinsdramatique mais perturbante, la fronde de ses amissocialistes a gâché l’ambiance. Pour ne rien arranger,les déboires publics de sa vie privée, étalés dansla presse, publiés en librairie, lui ont usé le moral.

Vis-à-vis d’Emmanuel Macron, l’ex-président atoujours eu une attitude paternaliste. Comme d’autres,il est tombé amoureux de cette intelligence vive etsouvent drôle, de cette personnalité légère et pro-fonde à la fois. Il ne l’a jamais imaginé conduireune carrière politique, trop solitaire pour cela, mar-ginal à sa manière.

« Comment ferait-il ? a-t-il souvent interrogé ceuxqui l’avertissaient du danger. Il n’a pas de parti,aucune implantation locale. C’est impossible. »

La rancune lui est venue plus tard, quand il aoublié qu’il avait perdu le désir et qu’il s’est per-suadé que l’autre l’avait trompé.

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Dans son bureau dépouillé de tout objet person-nel, puisque l’heure du départ a sonné, FrançoisHollande toise encore son jeune successeur. Il luiparle avec ce léger sourire qui montre qu’il ne l’ajamais tout à fait pris au sérieux :

« Qui vas-tu nommer Premier ministre ?— Édouard Philippe.— Et Jean-Yves [Le Drian, qui vient de passer

cinq ans au ministère de la Défense] ? Il sera augouvernement ?

— Oui, probablement au quai d’Orsay. »

Encore un mot. Il ne peut pas lâcher la rampesans glisser un conseil, sans tenter de faire valoir,une dernière fois, l’antériorité, l’âge, l’expérience :

« À l’Intérieur, prends toujours quelqu’un en quitu as une absolue confiance.

— Je vais nommer Gérard [Collomb, maire deLyon]. Je lui dois beaucoup. »

Le nom surprend-il l’ancien président ?« Si tu as confiance, c’est bien. »Que dire de plus ? Le nouveau président fait ses

choix. L’ancien ne peut rien.

Ils sortent tous les deux dans la lumière, s’engagentsur le perron, passent devant les photographes quimitraillent. Une voiture noire stationne à la fin dutapis rouge, l’avant tourné vers la rue. EmmanuelMacron fait le chemin jusqu’au bout.

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Il ne répétera pas la grossièreté que FrançoisHollande avait commise, cinq ans plus tôt, àl’égard de Nicolas Sarkozy et de Carla Bruni. Leprésident socialiste, sa compagne de l’époque à sescôtés, s’était arrêté en haut des marches et avaitlaissé le couple sortant traverser seul la courjusqu’au véhicule qui les attendait. Le geste avaitparu impoli aux observateurs. Il l’était. L’affront,qu’elle n’avait pas digéré, avait inspiré une chansonà Carla Bruni :

« Eh le pingouin, si un jour tu recroises mon cheminJe t’apprendrai le pingouin je t’apprendrai à mefaire le baisemainTu ravaleras le pingouin oui tu ravaleras ton dédainTu me fais pas peur le pingouin tu me fais pas peur,tu me fais rien rien rien rien du tout non… »

Elle avait nié, ensuite, que François Hollande fûtle pingouin. Son mensonge parut si charmant quepersonne ne la crut.

Arrivés près de la voiture, les deux hommes seserrent la main.

François Hollande tapote doucement l’épaule deson compagnon. On voit qu’il aimerait se dégagerde l’étreinte.

Emmanuel Macron fait durer le supplice. Sonvisage est presque dur, son regard fixe. S’en rend-il