la conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues

285
HAL Id: tel-01924664 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01924664 Submitted on 16 Nov 2018 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. La conception de l’immortalité de l’âme dans les dialogues de Platon : sources et enjeux Benoît Quinquis To cite this version: Benoît Quinquis. La conception de l’immortalité de l’âme dans les dialogues de Platon : sources et en- jeux. Philosophie. Université de Bretagne occidentale - Brest, 2015. Français. NNT : 2015BRES0108. tel-01924664

Upload: others

Post on 18-Jun-2022

3 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues

HAL Id tel-01924664httpstelarchives-ouvertesfrtel-01924664

Submitted on 16 Nov 2018

HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents whether they are pub-lished or not The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad or from public or private research centers

Lrsquoarchive ouverte pluridisciplinaire HAL estdestineacutee au deacutepocirct et agrave la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche publieacutes ou noneacutemanant des eacutetablissements drsquoenseignement et derecherche franccedilais ou eacutetrangers des laboratoirespublics ou priveacutes

La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans lesdialogues de Platon sources et enjeux

Benoicirct Quinquis

To cite this versionBenoicirct Quinquis La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans les dialogues de Platon sources et en-jeux Philosophie Universiteacute de Bretagne occidentale - Brest 2015 Franccedilais NNT 2015BRES0108tel-01924664

La conception delrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans

les dialogues de Platon sources et enjeux

Thegravese soutenue le 26 octobre 2015devant le jury composeacute de

Pascal DAVIDProfesseur des universiteacutes Universiteacute de Bretagne OccidentaleDirecteur de la thegravese

Jeacuterocircme DE GRAMMONTProfesseur habiliteacute agrave diriger des recherches Institut catholique de ParisPreacutesident du jury rapporteur

Reneacute LEFEBVREProfesseur des universiteacutes Universiteacute de Rennes 1

Arnaud MACEacuteMaicirctre de Confeacuterences habiliteacute agrave diriger des recherches Universiteacute de Paris XII-Val de MarneRapporteur

THEgraveSE UNIVERSITEacute DE BRETAGNE OCCIDENTALEsous le sceau de lrsquoUniversiteacute europeacuteenne de Bretagne

pour obtenir le titre deDOCTEUR DE LrsquoUNIVERSITEacute DE BRETAGNE OCCIDENTALE

Discipline PhilosophieEacutecole Doctorale 507 Sciences Humaines et Sociales

preacutesenteacutee par

Benoicirct QUINQUIS

Preacutepareacutee au labo EPS (EacutethiqueProfessionnalisme et Santeacute)

1

Benoicirct QUINQUIS

La conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans

les dialogues de Platon

Sources et enjeux

Thegravese de philosophie

preacutepareacutee agrave Brest

sous la direction de Pascal David

2

Sommaire

Introduction 5

Premiegravere partie

Commentaire de lrsquoapprentissage philosophique comme source 11

Chapitre 1 Analyse du contexte du Pheacutedon en tant que mise en scegravene drsquoune philo-sophie dynamique 13

1 Un contexte tragique incontournable 15

2 Lrsquoeacutevacuation prompte et progressive du pathos 20

3 Lrsquoenjeu de lrsquoeacutevacuation du pathos la lutte contre la misologie 25

Chapitre 2 Analyse de la deacutemonstration du Pheacutedon en tant que servante du projet platonicien 31

1 Une conception anti-superstitieuse de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme 32

2 Une deacutemonstration strictement logique 36

3 Un enjeu Platon reacuteformateur de lrsquoAcadeacutemie et reacuteformateur 43

Chapitre 3 Hypothegravese lrsquoascegravese philosophique comme expeacuterience reacuteveacutelatrice 63

1 De la neacutecessiteacute pour la penseacutee de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart 65

2 La non-radicaliteacute de lrsquoascegravese philosophique 78

3 La diffeacuterence relative avec Aristote 85

Deuxiegraveme partie

Analyse de la speacutecificiteacute humaine comme enjeu 95

Chapitre 1 Le mystegravere de la connaissance humaine 97

1 De lrsquoascegravese philosophique agrave lrsquoinsuffisance du corps et lrsquoexcegraves de lrsquoesprit 99

2 De la connaissance humaine comme un miracle analyse de la theacuteorie de la reacutemi-niscence 108

3 Les limites de notre connaissance lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant 114

3

Chapitre 2 La dimension eacutethique ou lrsquoexigence de justice 119

1 Agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu la finitude contre lrsquoeacutethique 123

2 De la digniteacute humaine avant la lettre 130

3 Agrave lrsquoeacutechelle de la citeacute de lrsquoexigence de justice absolue 135

Chapitre 3 Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humaine 143

1 Lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de lrsquoindividu 146

2 La transformation de la vie en destin individuel lrsquoaction face au tribunal de lrsquohistoire 154

3 Le rapport au temps 162

Troisiegraveme partie

Synthegravese de la norme perdue comme enjeu au choix comme source 169

Chapitre 1 La quecircte du laquo meilleur impossible raquo 171

1 Le laquo meilleur impossible raquo deacutefinition et enjeux 172

2 Ce qursquoil en est chez Platon 186

3 Un laquo meilleur impossible raquo qui ne lrsquoest pas 192

Chapitre 2 Reacutevolte ou non-reacutevolte 199

1 La reacutevolte non-promeacutetheacuteenne sources et deacutefinition 200

2 La revendication du droit au triomphe du choix 205

3 Platon ou le nouveau garde-fou contre la tentation de la reacutevolte 214

Chapitre 3 La peur de la vie 219

1 Une vie formidable 220

2 Typologie les deux grandes peur de la vie 227

3 Platon ou le courage drsquoaffronter la vie 237

Conclusion 243

Annexes 251

Bibliographie 267

Remerciements 281

4

5

Introduction

Il nrsquoest pas de reacuteflexion qui srsquoeacutepuise dans des reacutesultats la reacuteflexion eacutetant une

dynamique et non une statique aucun travail de la penseacutee srsquoil est meneacute avec seacuterieux et

honnecircteteacute ne saurait preacutetendre agrave une autosuffisance se traduisant par un isolement

chronologique complet pas mecircme (et drsquoailleurs encore moins) agrave lrsquoeacutechelle du parcours de

son auteur dont toute reacuteflexion meneacutee par le passeacute appelle et nourrit celles qui restent agrave

venir et dont toute reacuteflexion meneacutee preacutesentement heacuterite directement de celles qui ont eacuteteacute

conduites anteacuterieurement Le travail de thegravese qui srsquoouvre ici nrsquoeacutechappe pas agrave la regravegle de

ce fait tout en portant sur une theacutematique sur laquelle il est pour ainsi dire impossible de

porter un jugement absolument deacutefinitif il srsquoinscrit toutefois dans la continuiteacute directe drsquoun

cursus universitaire dont il est lrsquoaboutissement au cours de nos anneacutees de master nous

avons produit et soutenu deux meacutemoires de recherche qui doivent ecirctre envisageacutes comme

autant de preacuteludes aux recherches consigneacutees ici lrsquoun deacutesormais publieacute1 portait sur la

place de lrsquoAntiquiteacute dans lrsquoœuvre drsquoAlbert Camus et avait donc demandeacute pour ecirctre meneacute agrave

bien une certaine familiarisation avec la penseacutee et la langue de la Gregravece antique le second

eacutetudiait la Chute relateacutee dans la Genegravese biblique drsquoun point de vue philosophique adoptant

un angle de vue qui paraicirct approprieacute pour toute repreacutesentation mythique En effet le mythe

ne doit pas ecirctre penseacute comme un reacutecit qui se substituerait agrave lrsquohistoire en gardant le souvenir

de faits excessivement lointains drsquoun point de vue chronologique pour avoir pu ecirctre

consigneacutes par eacutecrit pour reprendre les termes de Marie-Josette Le Han la fonction du

mythe est plutocirct de rendre accessible au sens commun des reacutealiteacutes difficiles drsquoaccegraves en leur

donnant la forme du reacutecit laquo comme le deacutetour que prend la conscience individuelle ou

collective pour transmettre une veacuteriteacute qui eacutechappe agrave la perception commune et

immeacutediate raquo2 et crsquoest bien agrave cet eacutegard que toute repreacutesentation mythique est porteuse drsquoune

veacuteriteacute agrave prendre telle quelle comme lrsquoa exprimeacute Schelling dans son Introduction agrave la

philosophie de la mythologie en excluant notamment la possibiliteacute mecircme drsquoune intention

deacutelibeacutereacutee ayant pu preacutesider agrave la formation de la mythologie

1 QUINQUIS Benoicirct LrsquoAntiquiteacute chez Albert Camus LrsquoHarmattan Ouverture philosophique Paris 2014 2 LE HAN Marie-Josette Paradigme biblique et expeacuterience litteacuteraire lrsquoexemple de Patrice de la Tour du Pin p 43

6

laquo Eacutelaborer une mythologie la doter dans lrsquoesprit des hommes drsquoune creacutedibiliteacute et drsquoune reacutealiteacute qui lui sont neacutecessaires pour atteindre le niveau de populariteacute dont elle aura besoin pour ecirctre ensuite reprise par les poegravetes voilagrave qui deacutepasse les capaciteacutes de tout individu et mecircme de plusieurs qui pourraient unir leur forces dans un pareil but (hellip) Or la mythologie nrsquoest pas simplement lrsquoaffaire drsquoun mais de nombreux peuples et entre les repreacutesentations mythologiques de ces peuples la convergence nrsquoest pas uniquement globale elle est unanimiteacute jusque dans le deacutetail (hellip) Les repreacutesentations mythologiques qui sont apparues en mecircme temps que les peuples eux-mecircmes et ont deacutetermineacute leur premiegravere existence devaient neacutecessairement ecirctre consideacutereacutees comme la veacuteriteacute comme la veacuteriteacute pleine et entiegravere donc comme doctrine sur les dieux et il nous faut expliquer de quelle maniegravere elles ont pu apparaicirctre comme telles raquo 3

Il convient en effet de parler de mythologie au singulier car si lrsquoon prenait la liberteacute drsquoen

parler au pluriel on buterait alors sur la donneacutee indeacutepassable des ressemblances patentes

entre les diffeacuterentes mythologies mecircme appartenant agrave des peuples tregraves eacuteloigneacutes les uns des

autres dans le temps et lrsquoespace cette convergence est loin drsquoecirctre superficielle et suppose

une provenance commune Malgreacute lrsquoapport preacutecieux de Schelling nous ne preacutetendons

cependant pas calquer notre meacutethode sur la sienne que nous ne faisons qursquoeacutevoquer pour lui

reconnaicirctre le meacuterite drsquoavoir compteacute parmi les rares auteurs de lrsquoeacutepoque moderne agrave avoir

affirmeacute que la mythologie a ducirc srsquoimposer drsquoelle-mecircme de faccedilon neacutecessaire agrave lrsquoesprit

humain qui opeacuterait ce deacutetour obligeacute pour se repreacutesenter une veacuteriteacute agrave prendre telle quelle et

qui peut se faire jour si lrsquoon eacutevite de prendre laquo les repreacutesentations singuliegraveres comme telles

non dans leur succession mais dans leur abstraction raquo4 crsquoest-agrave-dire si on eacutevite drsquoanalyser

une repreacutesentation mythique dans un isolement artificiel et si on lrsquoenvisage au contraire

comme une eacutetape du processus devant conduire agrave la deacutecouverte de la veacuteriteacute Il serait

contradictoire de deacutefinir laquo mythique raquo par laquo contraire agrave la veacuteriteacute raquo toute ideacutee exprimeacutee au

travers drsquoune repreacutesentation mythique aussi extravagante puisse-t-elle paraicirctre aux yeux de

notre eacutepoque nourrie de scepticisme et de positivisme est reacuteveacutelatrice et mecircme

puissamment reacuteveacutelatrice drsquoideacutees qui viennent spontaneacutement agrave lrsquohomme quand il prend

connaissance de lui-mecircme aussi bien dans sa singulariteacute que dans son rapport au monde

qui lrsquoentoure ces ideacutees srsquoimposent drsquoelles-mecircmes agrave lrsquohomme en tant que conseacutequences du

mouvement drsquoauto-compreacutehension caracteacuterisant lrsquohomo sapiens sapiens celui qui sait qursquoil

sait et la conception mythique dissimule ce mouvement de connaissance speacuteculaire dont

elle est pourtant la reacutesultante Les repreacutesentations neacutees de cette conception laquo repreacutesentent raquo

bien ce mouvement mais le repreacutesentent comme un eacutemissaire repreacutesente une personne qui

ne peut ecirctre preacutesente ou plus exactement le voilent plus qursquoils ne le reacutevegravelent pour se

reacuteapproprier ce mouvement il est urgent de lever le voile ou plutocirct de chercher agrave deacutecouvrir

3 SCHELLING Friedrich Wilhelm Introduction agrave la philosophie de la mythologie traduction du GDR Schel-lingiana (CNRS) pp73-77-81 SW XI pp56-57-61-66 eacuted Cotta 4 Opcit p208 SW XI p 210 eacuted Cotta

7

de quelle eacutetoffe il est fait de le deacutecoder de le deacuteconstruire ndash ce qui ne signifie pas le

deacutechirer Crsquoest ainsi que tout mythe meacuterite drsquoecirctre approcheacute crsquoest ainsi que nous avons

jadis approcheacute la Chute originelle5 et crsquoest ainsi que nous nous proposons drsquoapprocher une

autre conception mythique plus universelle encore malgreacute une varieacuteteacute infinie de

repreacutesentations agrave savoir la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

Le but nrsquoest eacutevidemment pas de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute ou la mortaliteacute de lrsquoacircme

humaine il pourrait ecirctre dit dans un contexte chreacutetien qursquoune telle probleacutematique est

affaire de foi plutocirct que de raison et mecircme dans le contexte grec annonceacute par le titre de

notre thegravese il est plus qursquoincertain que lrsquoinvestigation logique ait jamais pu ecirctre investie du

pouvoir de trancher cette question qui par ailleurs ne devait probablement mecircme pas se

poser dans une citeacute grecque ougrave les repreacutesentations mythiques de lrsquoapregraves-mourir faisaient

partie inteacutegrante des mythes autour desquels les citoyens se retrouvaient et assuraient ainsi

lrsquouniteacute cultuelle et culturelle6 de la πόλις aussi le penseur qui aurait remis en cause cette

ideacutee mythique se serait probablement exposeacute agrave tomber sous lrsquoaccusation drsquoempiegravetement sur

le domaine reacuteserveacute aux dieux autant dire drsquoὕϐρις la pire des fautes pour un Grec ce dont

la citeacute atheacutenienne nrsquoa pas manqueacute drsquoaccuser certains penseurs agrave commencer par Socrate

lui-mecircme par meacutefiance envers les laquo interrogations radicales qui lui semblent a priori

marqueacutees du peacutecheacute drsquoorgueil contre lrsquoordre divin raquo7 pour reprendre lrsquoexpression de Francis

Wolff Notre question est plutocirct de savoir non seulement quelles caracteacuteristiques fondant la

speacutecificiteacute humaine sont implicitement revendiqueacutees par la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme mais aussi quel manque ressenti par lrsquoecirctre humain une telle conception viendrait

eacuteventuellement combler ndash il est probable en effet que cette conception ait un versant positif

et un versant neacutegatif ou en drsquoautres termes qursquoelle ne se contente pas de laquo poser raquo des

caracteacuteristiques reconnues et assumeacutees mais laquo nie raquo eacutegalement drsquoautres caracteacuteristiques ou

plutocirct certaines absences de caracteacuteristiques que lrsquohomme juge spontaneacutement intoleacuterables

ce dont certaines personnes ont le pressentiment leacutegitime en jugeant que la conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoaurait vocation qursquoagrave servir drsquoantalgique face agrave la peur que peut

inspirer la perspective de lrsquoaneacuteantissement total de lrsquoindividualiteacute dans la mort toutefois

srsquoen tenir lagrave serait insuffisant srsquoil est parfaitement envisageable qursquoun individu adhegravere agrave 5 Schelling lui-mecircme mettait lrsquoaccent sur la ressemblance entre les reacutecits mythologiques anteacuterieurs ou exteacuterieurs agrave la reacuteveacutelation et le contenu de lrsquoAncien Testament qursquoil nrsquoest donc pas impie drsquoapprocher comme une seacuterie de mythes Nos recherches sur la Chute ont eacuteteacute consigneacutees dans un meacutemoire de recherches soutenu en 2010 non eacutediteacute agrave ce jour et disponible agrave la Bibliothegraveque Universitaires des lettres et sciences humaines de Brest Cf QUNQUIS Benoicirct La Chute comme philosophegraveme (TDR) Universiteacute de Bretagne Occidentale Brest 2010 6 Il est tregraves peu probable que ce soit par hasard que ces deux adjectifs ne diffegraverent que drsquoune lettre 7 WOLFF Francis Socrate p20

8

cette ideacutee uniquement en raison de la consolation qursquoelle lui apporte (ce qui peut

srsquoapparenter agrave de la superstition) il est plus difficilement concevable qursquoun tel sentiment

ait pu suffire pour que cette croyance se soit maintenue dans presque toutes les cultures

par-delagrave les frontiegraveres geacuteographiques et chronologiques et surtout srsquoil en eacutetait ainsi elle

nrsquoaurait jamais pu ecirctre jugeacutee digne drsquointeacuterecirct par la philosophie or lrsquoobjet preacutecis de nos

recherches sera preacuteciseacutement un contenu proprement philosophique venant soutenir agrave

nouveaux frais cette conception mythique En effet pour parvenir agrave une connaissance

exhaustive des ideacutees qui srsquoimposent agrave lrsquohomme dans le cadre de son mouvement drsquoauto-

compreacutehension et qui ont contribueacute agrave la formation de la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme il faudrait eacutetudier et deacuteconstruire lrsquoensemble des discours consacreacutes agrave ce sujet une

telle tacircche neacutecessiterait par son ampleur toute une vie de travail ou les efforts conjugueacutes

de toute une eacutequipe de recherche crsquoest pourquoi il a sembleacute raisonnable de resserrer notre

corpus agrave lrsquoœuvre de Platon du moins les dialogues de maturiteacute et de vieillesse dans

lesquels se deacutetachant de lrsquoinfluence de Socrate sans jamais la renier Platon deacuteveloppe sa

propre penseacutee Ce resserrement pourrait sembler arbitraire car motiveacute exclusivement par

les contraintes universitaires il nrsquoen est eacutevidemment rien car mecircme srsquoil est tregraves incertain

que Platon ait eacuteteacute le premier agrave essayer de donner une forme logique agrave cette ideacutee jusqursquoalors

reacuteserveacutee au mythe sa deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoen a pas moins

durablement marqueacute lrsquoOccident au point de constituer pendant des siegravecles la reacutefeacuterence

majeure agrave ce sujet Il est donc leacutegitime de se reporter aux eacutecrits platoniciens relatifs agrave

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme non pas pour produire un nouveau commentaire qui ne ferait que

ressasser tout ce qui a deacutejagrave eacuteteacute eacutecrit agrave ce sujet (mecircme si la matiegravere est riche) mais plutocirct

pour remonter agrave la source pour deacutecrypter ce qui sous-tend le discours platonicien sur un

sujet a priori affaire de μῦθος (reacutecit) plutocirct que de λόγος (raisonnement)8 plus

simplement notre propos nrsquoest pas de reacuteexpliquer ce que Platon a dit mais drsquoexpliquer

pourquoi il lrsquoa dit de cerner en quoi son propos est reacuteveacutelateur non seulement drsquointuitions

que peut avoir spontaneacutement tout homme quant agrave son ecirctre mais aussi des preacuteoccupations

qui eacutetaient celles de Platon dans le contexte troubleacute de lrsquoAthegravenes de la fin du Ve siegravecle et

du IVe siegravecle avant notre egravere traumatiseacutee par la deacutebacirccle militaire face agrave Sparte et par la

8 Agrave lrsquoopposition entre foi et raison qui est plutocirct le fait de la moderniteacute chreacutetienne on preacutefeacuterera la distinction entre λόγος et μῦθος qui nrsquoest pas aussi radicale qursquoelle le paraicirct les deux termes deacutesignant non pas deux attitudes diffeacuterentes au point drsquoecirctre antagonistes mais deux types de discours qui ne se contredisent pas neacute-cessairement entre eux et peuvent ne diffeacuterer que par la forme ou plutocirct par la technique employeacutee pour les produire

9

parenthegravese de la tyrannie des Trente9 nous cherchons donc agrave deacuteterminer drsquoune part les

sources conscientes ou inconscientes de la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme et drsquoautre part ses enjeux il est peu douteux que Platon croyait sincegraverement en la

survie post corporis mortem de lrsquoacircme mais tenait-il reacuteellement agrave ce que ses disciples

adhegraverent sans reacuteserve agrave cette ideacutee La deacutemonstration du bien-fondeacute de cette conception

eacutetait-elle une fin en soi ou nrsquoeacutetait-elle qursquoun moyen en vue drsquoun enjeu plus important

Crsquoest pour reacutepondre agrave ces questions que nous eacutetudierons les eacutecrits de Platon

consacreacutes agrave cette question en nous reacutefeacuterant au texte grec les traductions franccedilaises que

nous proposerons nrsquoauront pas vocation agrave ecirctre eacuteleacutegantes drsquoun point de vue litteacuteraire (nous

nous en excusons drsquoavance) mais simplement agrave nous permettre de peacuteneacutetrer le texte

platonicien tel qursquoil nous est parvenu en eacutevitant les malentendus auxquels peut conduire

une traduction davantage soucieuse drsquoestheacutetique que drsquoexactitude philologique Pour

mener agrave bien cette tacircche il nrsquoa pas eacuteteacute jugeacute neacutecessaire de produire un releveacute lexicologique

deacutetailleacute comme permettent de le faire les outils informatiques aujourdrsquohui agrave la disposition

du chercheur un tel releveacute se justifierait dans le cadre drsquoun travail purement deacutedieacute agrave une

exeacutegegravese platonicienne et tel nrsquoest pas notre propos Pour la mecircme raison nous nous

reacutefeacutererons aussi freacutequemment agrave des œuvres posteacuterieures agrave Platon consideacuterant que tout eacutecrit

meacuterite drsquoecirctre mobiliseacute sous reacuteserve qursquoil soit de nature agrave eacuteclairer la question tregraves geacuteneacuterale

que nous nous posons ainsi le franccedilais nrsquoeacutetant pas la seule langue de la philosophie nous

avons eu volontiers recours aux commentateurs anglo-saxons Les eacutecrits platoniciens nrsquoen

fourniront pas moins agrave nos travaux leur trame centrale le commentaire stricto sensu des

dialogues de maturiteacute et de vieillesse de Platon que se veut analytique deacuteductif et traitant

preacuteciseacutement des propos relatifs agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme10 fera lrsquoobjet drsquoune premiegravere

partie agrave laquelle succeacutedera une deuxiegraveme partie drsquoanalyse qui srsquoefforcera de deacuteconstruire le

propos platonicien relatif agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme La troisiegraveme et derniegravere partie enfin

suivant une meacutethode pour ainsi dire carteacutesienne proposera une synthegravese destineacutee agrave

reconstruire le sentiment (ou les sentiments ) qui eacutemerge (ou eacutemergent ) lorsque

lrsquohomme prend connaissance de son ecirctre et qui serait donc en creux ce qursquoest en relief la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ndash il importera eacutevidemment de montrer si Platon

reprenait agrave son compte ce(s) sentiment(s) ou si au contraire il a chercheacute agrave srsquoen preacutemunir lui

et ses eacutelegraveves en somme nous allons tenter de deacuteconstruire le propos platonicien relatif agrave

9 Pour connaicirctre plus en deacutetail lrsquoinfluence de ce contexte sur lrsquoeacutecriture de Platon Cf PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon Vrin Histoire des doctrines de lrsquoAntiquiteacute classique Paris 2006 10 Ce qui nrsquointerdira pas certains deacutetours par les autres sujets abordeacutes par Platon qui ne compartimentait pas le savoir lequel constituait un laquo tout raquo au sein duquel les diffeacuterents savoirs eacutetaient tous solidaires entre eux

10

la survie post corporis mortem de lrsquoacircme pour mieux le reconstruire aussitocirct apregraves lorsque

nous en aurons deacutecouvert les fondations lorsque nous aurons mis au jour le besoin

conscient ou inconscient auquel reacutepondait la production de ce λόγος Outre nos

nombreuses reacutefeacuterences bibliographiques nous nrsquoaurons aucun scrupule agrave invoquer pour le

beacuteneacutefice de notre reacuteflexion quelques observations tireacutees directement de la vie quotidienne

consideacuterant que la philosophie ne se reacutesume pas agrave des connaissances bibliographiques mais

se propose surtout de comprendre lrsquohomme dans son entiegravereteacute et donc in vivo nous

sommes en cela fidegraveles agrave lrsquoinscription agrave cette inscription lisible jadis sur le temple

drsquoApollon agrave Delphes et que Socrate reprenait agrave son compte donnant ainsi agrave la philosophie

une sorte de devise Γνῶθι σεαυτόν (Connais-toi toi-mecircme) Il nrsquoest pas agrave exclure que nous

ayons la surprise de constater que le sentiment que nous cherchons agrave identifier nrsquoa

finalement rien agrave voir avec la peur de la mort au sens galvaudeacute du terme enfin si nous

nrsquoavons pas la preacutetention reacutepeacutetons-le drsquoeacutepuiser le sujet de la conception de lrsquoimmortaliteacute

de lrsquoacircme peut-ecirctre un tel travail aura-t-il au moins le meacuterite de contribuer agrave corriger

certaines ideacutees reccedilues relatives agrave Platon qui ont la vie dure aupregraves du grand public tant il

est vrai que les succegraves mecircme les plus durables sont parfois bacirctis sur des malentendus

cela ne signifie pas que nous avons la preacutetention de proposer une approche reacutevolutionnaire

de Platon mais plus modestement que nous cherchons agrave eacutechapper aux preacutejugeacutes auxquels

ont trop souvent conduit une lecture superficielle et que lrsquoexeacutegegravese moderne tend drsquoailleurs

deacutejagrave agrave eacutecarter

11

Premiegravere partie

Commentaire de lrsquoapprentissage philosophique

comme source

12

13

Chapitre 1 Analyse du contexte du Pheacutedon en tant que mise en scegravene

drsquoune philosophie dynamique

Le Pheacutedon est absolument incontournable pour une recherche comme la nocirctre en

effet au-delagrave de la porteacutee symbolique de la mise en scegravene des derniegraveres heures de Socrate

crsquoest dans ce dialogue que Platon preacutesente pour la premiegravere fois Socrate cateacutegorique

concernant lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme question sur laquelle le maicirctre avait eacuteteacute plutocirct eacutevasif

dans lrsquoApologie

τὸ γάρ τοι θάνατον δεδιέναι ὦ ἄνδρες οὐδὲν ἄλλο ἐστὶν ἢ δοκεῖν σοφὸν εἶναι μὴ ὄνταmiddot δοκεῖν γὰρ εἰδέναι ἐστὶν ἃ οὐκ οἶδεν οἶδε μὲν γὰρ οὐδεὶς τὸν θάνατον οὐδrsquo εἰ τυγχάνει τῷ ἀνθρώπῳ πάντων μέγιστον ὂν τῶν ἀγαθῶν δεδίασι δrsquo ὡς εὖ εἰδότες ὅτι μέγιστον τῶν κακῶν ἐστι καίτοι πῶς οὐκ ἀμαθία ἐστὶν αὕτη ἡ ἐπονείδιστος ἡ τοῦ οἴεσθαι εἰδέναι ἃ οὐκ οἶδεν ἐγὼ δrsquo ὦ ἄνδρες τούτῳ καὶ ἐνταῦθα ἴσως διαφέρω τῶν πολλῶν ἀνθρώπων καὶ εἰ δή τῳ σοφώτερός του φαίην εἶναι τούτῳ ἄν ὅτι οὐκ εἰδὼς ἱκανῶς περὶ τῶν ἐν Ἅιδου οὕτω καὶ οἴομαι οὐκ εἰδέναιmiddot11

Un tel discours qui a peut-ecirctre influenceacute Eacutepicure et sa fameuse Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui

deacuteclare que la mort nrsquoest rien pour nous a le meacuterite drsquoillustrer lrsquoessence de lrsquoironie

socratique qui revendique le non-savoir pour mieux deacutenoncer le semblant de savoir des

charlatans le philosophe feint lrsquoignorance pour forcer son interolocuteur agrave rendre compte

du savoir qursquoil srsquoattribue et alors seulement se reacutevegravele srsquoil possegravede effectivement un tel

savoir ce qui permet de faire le tri entre les vrais et les faux savants cette ironie meacuterite

pleinement drsquoecirctre qualifieacutee de laquo socratique raquo dans la mesure ougrave lrsquoApologie eacutetait une œuvre

de jeunesse dans laquelle Platon se voulait encore le porte-parole du Socrate historique

Pour revenir au Pheacutedon il semble aller de soi que Platon acceacutedant agrave la maturiteacute et se

deacutetachant progressivement de lrsquoinfluance de Socrate ait neacuteanmoins choisi de donner au

deacuteveloppement de cette thegravese le cadre des derniers instants de son maicirctre il est en effet

impossible drsquoapprocher la philosophie de Platon comme si le contexte des dialogues

pouvait ecirctre totalement indiffeacuterent car crsquoest bien dans le cadre de dialogues que cette

11 Plat Apologie de Socrate [29a-b] laquoCraindre la mort messieurs nrsquoest rien drsquoautre que se donner lrsquoair de posseacuteder un savoir sans lrsquoavoir crsquoest avoir lrsquoair de connaicirctre ce que lrsquoon ne sait pas Personne ne connait la mort ni mecircme ne sait si elle ne se trouverait pas ecirctre le plus grand des biens pour lrsquohomme et pourtant on la craint comme si elle eacutetait le plus grand des maux Comment ne serait-ce pas cette ignorance honteuse celle qui consiste agrave croire connaicirctre ce qursquoon ne connait pas Moi messieurs je diffegravere vraisemblablement en ceci de la plupart des hommes et srsquoil apparait que je suis plus savant qursquoun autre crsquoest que nrsquoayant pas suffisamment de connaissance concernant lrsquoHadegraves je ne me figure pas mrsquoy connaicirctre raquo

14

philosophie srsquoest exprimeacutee et non par des traiteacutes comme ce fut le cas pour beacuoup de ses

successeurs comme Aristote et mecircme pour des preacutedeacutecesseurs tels qursquoAnaxagore dont le

travail est drsquoailleurs vivement critiqueacute dans le Pheacutedon12 la critique y est mecircme si

veacuteheacutemente qursquoil nrsquoest pas incongru de penser qursquoelle vise indirectement toute philosophie

qui se croit suffisamment acheveacutee pour pouvoir ecirctre transmise par un traiteacute eacutecrit comme si

elle pouvait se passer de la confrontation avec la contradiction que la discussion fait

ineacutevitablement surgir Il ne faut cependant pas prendre cette critique pour la manifestation

drsquoune eacuteventuelle hostiliteacute radicale et insurmontable de Platon envers la pratique de

lrsquoeacutecriture si tel avait eacuteteacute le cas jamais Platon nrsquoaurait jamais pris la peine de composer

une œuvre eacutecrite de si grande ampleur et de si grande qualiteacute litteacuteraire est moins en cause

lrsquoeacutecriture elle-mecircme qursquoun certain type drsquoeacutecriture agrave savoir celle qui manifesterait une

conception statique (et donc erronneacutee) de la penseacutee qui est explicitement deacutenonceacutee dans le

Phegravedre plus preacuteciseacutement dans le mythe de lrsquoinvention de lrsquoeacutecriture par Teuth justifiant le

parti pris stylistique de Platon qui donne agrave lrsquoeacutecrit lrsquoapparence de la liberteacute de lrsquooral

δόξαις μὲν ἂν ὥς τι φρονοῦντας αὐτοὺς λέγειν ἐὰν δέ τι ἔρῃ τῶν λεγομένων βουλόμενος μαθεῖν ἕν τι σημαίνει μόνον ταὐτὸν ἀεί ὅταν δὲ ἅπαξ γραφῇ κυλινδεῖται μὲν πανταχοῦ πᾶς λόγος ὁμοίως παρὰ τοῖς ἐπαΐουσιν ὡς δ᾽ αὕτως παρ᾽ οἷς οὐδὲν προσήκει καὶ οὐκ ἐπίσταται λέγειν οἷς δεῖ γε καὶ μή13

Le grand deacutefaut de lrsquoeacutecriture telle qursquoelle est pratiqueacutee par les auteurs de traiteacutes serait donc

selon Platon de figer la penseacutee qui ne peut donc plus rendre de comptes et laisse donc

deacutemuni le lecteur non-initieacute ce serait donc pour pallier dans la mesure du possible cette

insuffisance de lrsquoeacutecrit qursquoil a choisi de donner agrave sa penseacutee un mode drsquoexpression qui prend

les formes de la discussion telle qursquoelle peut ecirctre meneacutee au quotidien comme srsquoil avait

chercheacute agrave anticiper les contradictions qursquoon pourrait lui opposer de telle sorte que son

œuvre met en scegravene un deacutebat drsquoideacutees dont le contenu ne doit pas ecirctre compris a priori

comme srsquoil eacutetait soumis au seul bon vouloir drsquoun auteur et se reacutevegravele donc susceptible de

subir agrave tout moment des infleacutechissements au greacute de la volonteacute fluctuante des interlocuteurs

ce qui peut expliquer en partie ce que la moderniteacute a tendance agrave interpreacuteter comme des

revirements voire des contradictions de la part de Platon Le dialogue platonicien ne fournit

donc pas au lecteur une deacutemonstration deacutejagrave acheveacutee et deacutefinitive mais au contraire une

reacuteflexion en plein devenir encore en quecircte de reacutesultats reconnaissant que la contradiction

12 Cf Annexe 1 13 Plat Phegravedre [275d] laquo Ils ont lrsquoair de parler en faisant usage de la penseacutee mais si on leur parle en cherchant agrave comprendre leurs paroles ils nrsquoexpriment qursquoune seule chose toujours la mecircme Une fois qursquoil a eacuteteacute eacutecrit tout discours va et vient partout aussi bien aupregraves de ceux qui le comprennent qursquoaupregraves de ceux qui ne sont pas concerneacutes et il ne sait pas agrave qui il doit srsquoadresser ou pas raquo

15

est leacutegitime et mecircme neacutecessaire pour la progression de lrsquoinvestigation philosophique agrave

une trompeuse conception statique de la penseacutee deacutenonceacutee dans le Phegravedre Platon oppose

une deacutefinition dynamique de la philosophie qui assume drsquoecirctre directement tributaire des

circonstances auxquelles elle est confronteacutee et qui agrave ce titre invite implicitement le lecteur

agrave poursuivre lrsquoeffort de reacuteflexion engageacute agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoœuvre eacutecrite pour le dire comme

Jean-Franccedilois Balaudeacute eacutecriture et philosophie sont loin drsquoecirctre irreacutemeacutediablement ennemies

et peuvent mecircme ecirctre compleacutementaires sous reacuteserve que laquo le texte ne se destine pas tant agrave

fixer des connaissances qursquoagrave tracer les mouvements qui conduisent vers elles raquo14 de telle

sorte qursquoau dialogue de Socrate avec ses contemporains doit succeacuteder le dialogue du

lecteur avec une penseacutee qui assume son inachegravevement le vrai philosophe nrsquoeacutetant pas

lrsquohomme qui assegravene des ideacutees deacutefinitives et precirctes agrave lrsquoemploi (tel serait le justement travail

du sophiste voire plus pregraves de nous du prophegravete) mais bien celui qui se montre capable

drsquoargumenter et de deacutebattre de porter sur le monde un regard qui nrsquoa pas eacuteteacute acquis

simplement gracircce agrave des leccedilons apprises par cœur dont le discours est ὃς μετ᾽ ἐπιστήμης

γράφεται ἐν τῇ τοῦ μανθάνοντος ψυχῇ δυνατὸς μὲν ἀμῦναι ἑαυτῷ ἐπιστήμων δὲ λέγειν τε

καὶ σιγᾶν πρὸς οὓς δεῖ15 celui qui serait donc plus agrave mecircme que nrsquoimporte quel rheacuteteur de

faire face agrave la contradiction puisqursquoen ne preacutevoyant aucune objection deacutetermineacutee et en

srsquoattendant donc agrave tout il anticipe toutes les objections possibles Ceci nous premet de

retomber sur nos pieds car si le vrai philosophe est celui qui sachant qursquoil nrsquoest pas

prophegravete en son pays ne prend la parole qursquoau moment opportun il ne semble que drsquoautant

plus eacutevident que lrsquoapproche de la mort de Socrate ait pu motiver un deacutebat sur la vie post

corporis mortem ce qui nrsquoannule pas la neacutecessiteacute drsquoanalyser la mise en scegravene de ce

contexte tragique qui de fait est loin drsquoecirctre purement ornementale

1 Un contexte tragique incontournable

Il faut signaler en premier lieu que le reacutecit de la mort de Socrate nrsquoest pas preacutesenteacute

comme eacutetant ducirc agrave la seule meacutemoire ni mecircme agrave la seule main de Platon les derniers

instants de Socrate nous sont relateacutes par Pheacutedon qui nrsquoa joueacute qursquoun rocircle apparemment

secondaire dans les deacutebats (du moins nrsquoa-t-il pas eacuteteacute le principal interlocuteur de Socrate)

14 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p 22 15 Plat Phegravedre [276a] laquo celui qui avec science srsquoeacutecrit dans lrsquoacircme de lrsquohomme qui apprend celui qui est ca-pable de se deacutefendre lui-mecircme celui qui sait parler et se taire quand il le faut raquo

16

et Platon eacutetait lui-mecircme absent au moment des faits (Πλάτων δὲ οἶμαι ἠσθένει16) il nrsquoest

pas incongru de penser comme certains lrsquoont suggeacutereacute que la maladie agrave laquelle Pheacutedon

fait allusion de faccedilon si eacutevasive eacutetait le chagrin que devait eacuteprouver le jeune Platon agrave lrsquoideacutee

de perdre son maicirctre agrave moins que la maladie nrsquoait eacuteteacute qursquoun preacutetexte pour pouvoir monter

sans eacuteveiller les soupccedilons un plan destineacute agrave sauver Socrate (ce que Platon nrsquoaurait pu

deacutecemment avouer agrave moins drsquoentrer en contradiciton avec le propos du Criton) agrave vrai

dire toutes ces hypothegraveses importent peu dans la mesure ougrave lrsquoabsence de Platon souligne

surtout que son reacutecit nrsquoest pas un procegraves-verbal ni mecircme un teacutemoignage parfaitement fiable

et nrsquoa pas vocation agrave lrsquoecirctre quand bien mecircme il en aurait eu la vocation il buterait alors

ineacutevitablement sur un aspect indeacutepssable de lrsquoeacutecriture mis en relief par Jean-Franccedilois

Balaudeacute

laquo Lrsquoeacutecriture est ainsi un proceacutedeacute technique permettant de reacutefleacutechir par la transcription de toutes ses articulations vocales la penseacutee profeacutereacutee autrement dit la parole Mais ce proceacutedeacute nrsquoest pas de pure reproduction (enregistrement) car lrsquointention serait-elle seulement de reproduire le reacutesultat serait de toute faccedilon une creacuteation eacutetant donneacute que lrsquoeacutecriture suppose de fixer un eacutetat de la parole et donc de seacutelectionner et sans doute aussi de reacuteorganiser le dit raquo17

A fortiori ce nrsquoest pas agrave Platon que Pheacutedon raconte ce qursquoil a vu mais agrave Eacutecheacutecrate ce

statut de reacutecit de deuxiegraveme voire de troisiegraveme main qui eacutechoit au Pheacutedon lui assure son

statut drsquoœuvre litteacuteraire agrave part entiegravere ougrave malgreacute les apparences lrsquoauteur reste maicirctre du

jeu du deacutebut agrave la fin sans ecirctre tenu agrave des impeacuteratifs drsquoabsolue conformiteacute agrave la reacutealiteacute

historique Il serait certes tentant de deacuteduire de cette forme de reacutecit enchacircsseacute que Platon

nrsquoassume pas reacuteellement comme eacutetant fruit de sa creacuteation les faits et propos qursquoil rapporte

et preacutefegravere se donner lrsquoalibi de lrsquoautoriteacute drsquoun teacutemoin mais cette deacuteduction serait erroneacutee

dans la mesure ougrave en litteacuterature lrsquoabsence de marques explicites de la preacutesence de lrsquoauteur

constitue justement la manifestation du plus haut niveau drsquoinvestissement de sa part En

drsquoautres termes en faisant disparaicirctre sa personne de son texte lrsquoauteur donne agrave son reacutecit

lrsquoapparence drsquoune indiscutable conformiteacute agrave la veacuteriteacute il est agrave ce point convaincu que ledit

reacutecit meacuterite drsquoecirctre lu tel quel qursquoil fait taire tout ce qui pourrait laisser entendre que ses

eacutecrits nrsquoengagent que lui de faccedilon agrave ce que le reacutecit exprime une veacuteriteacute qui transcende

lrsquoexpeacuterience singuliegravere de lrsquoauteur telle est la cleacute de notre capaciteacute agrave adheacuterer agrave une œuvre

de fiction dont le laquo je raquo est absent Le reacutecit aurait pu ecirctre encombreacute drsquoune lourde charge

eacutemotionnelle qui aurait fait passer lrsquoexpression du sentiment de tristesse et drsquoinjustice que

le jeune Platon avait certainement ressenti agrave lrsquoeacutepoque avant toute autre consideacuteration au

16 Plat Pheacutedon [59b] laquo Je crois que Platon eacutetait malade raquo 17 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p 53

17

point de rendre le reacutecit suspect or bien au contraire lrsquoauteur croit suffisamment agrave ce qursquoil

eacutecrit pour donner aux faits lrsquoapparence de la reacutealiteacute indeacutependamment de toute mention de

son expeacuterience propre ce qui justifie lrsquoinsistance de Pheacutedon sur le fait qursquoil eacutetait preacutesent

αὐτός (en personne) et sur la multipliciteacute des teacutemoins qui pourraient confirmer ses dires

Οὗτός τε δὴ ὁ Ἀπολλόδωρος τῶν ἐπιχωρίων παρῆν καὶ Κριτόβουλος καὶ ὁ πατὴρ αὐτοῦ

καὶ ἔτι Ἑρμογένης καὶ Ἐπιγένης καὶ Αἰσχίνης καὶ Ἀντισθένηςmiddot ἦν δὲ καὶ Κτήσιππος ὁ

Παιανιεὺς καὶ Μενέξενος καὶ ἄλλοι τινὲς τῶν ἐπιχωρίων18 Eacutevidemment tous ces teacutemoins

ne sont pas forceacutement dignes de foi agrave commencer par Apollodore qui bien que mentionneacute

en premier lieu pleurera tout le long de la discussion19 de sucroicirct parmi tous ces teacutemoins

Pheacutedon ne cite mecircme pas Ceacutebegraves et Simmias qui seront pourtant les principaux

interlocuteurs de Socrate et rapporte donc une discussion sous le controcircle de personnes qui

nrsquoy ont pas pris part de maniegravere active Il nrsquoempecircche que tout contribue agrave bacirctir un cadre qui

se veut authentique et il importe peu deacutesormais que le reacutecit soit conforme agrave la reacutealiteacute des

derniers instants de Socrate puisque tout est fait pour que le lecteur y adhegravere quoi qursquoil

arrive ce qui ne contredit pas lrsquoengagement de lrsquoeacutecrivain dans son reacutecit mais au contraire

le confirme agrave son degreacute le plus eacuteleveacute Rien ne permet donc si lrsquoon srsquoen tient aux

renseignements du Pheacutedon drsquoaffirmer avec certitude que Socrate ait effectivement tenu

avec ses compagnons la conversation consigneacutee dans cet ouvrage dans lequel Platon

deacutesormais en pleine maturiteacute parle en son nom propre drsquoun sujet qui ne le concerne pas

encore directement cet aspect qui pourrait sembler anecdotique suffit cependant agrave nous

permettre de souligner qursquoil est relativement indiffeacuterent au propos du Pheacutedon que

lrsquoeacutenonciateur se sente ou non sur le point de mourir ce qui nous fait deacutejagrave renoncer agrave

reacutesumer lrsquoideacutee drsquoune acircme humaine immortelle agrave un antalgique

Il nrsquoempecircche cependant que la solenniteacute et la graviteacute de lrsquoeacuteveacutenement ne peuvent

eacutechapper agrave personne agrave aucun moment le Pheacutedon ne se reacutesume agrave un eacutechange aride entre

lettreacutes Lrsquoaction est situeacutee dans lrsquoespace et mecircme dans le temps plus preacuteciseacutement lors

drsquoune ceacuteleacutebration rituelle tregraves importante pour Athegravenes puisque ce nrsquoest ni plus ni moins

que de la commeacutemoration des aventures de Theacuteseacutee le fondateur mythique de la citeacute

18 Plat Pheacutedon [59b] laquo Outre Apollodore eacutetaient aussi preacutesents de son pays Critobulle et son pegravere et aussi Hermogegravene Eacutepigegravene Eschine et Antisthegravene Il y avait aussi Cteacutesippe de Peacuteanie Meacutenexeacutene et quelques autres du pays raquo 19 Crsquoest notamment pour cette raison qursquoAnne-Gabrielle Wersinger estime que le reacutecit drsquoApollodore dans le Banquet est sujet agrave caution et ne doit donc probablement pas ecirctre lu au premier degreacute laquo Selon Xeacutenophon Apollodore de Phalegravere serait un disciple assez stupide raquo Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo sect 3 Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816

18

Τύχη τις αὐτῷ ὦ Ἐχέκρατες συνέβηmiddot ἔτυχεν γὰρ τῇ προτεραίᾳ τῆς δίκης ἡ πρύμνα ἐστεμμένη τοῦ πλοίου ὃ εἰς Δῆλον Ἀθηναῖοι πέμπουσιν (hellip) Τοῦτrsquo ἔστι τὸ πλοῖον ὥς φασιν Ἀθηναῖοι ἐν ᾧ Θησεύς ποτε εἰς Κρήτην τοὺς ldquoδὶς ἑπτὰrdquo ἐκείνους ᾤχετο ἄγων καὶ ἔσωσέ τε καὶ αὐτὸς ἐσώθη20

Il est donc fait mention drsquoune tradition bel et bien preacutesenteacutee comme reconnue par les

citoyens de lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle avant notre egravere enracineacutee dans ce contexte preacutecis qui

explique que lrsquoexeacutecution de Socrate ait eacuteteacute diffeacutereacutee lrsquointrigue possegravede donc une creacutedibiliteacute

et une eacutepaisseur drsquoautant plus patentes que les personnages ne sont pas de simples ecirctres de

papiers ils sont mecircme tout agrave fait vivants leurs eacutemotions sont aussi sensibles que srsquoils

eacutetaient les protagonistes drsquoune trageacutedie qui se jouerait sous nos yeux Ainsi fait rarissime

dans lrsquoœuvre de Platon fait dont le caractegravere unique suffit drsquoailleurs agrave nous interdire

drsquooublier que nous assistons agrave une scegravene qui nrsquoa rien drsquoanodin on voit apparaicirctre lrsquoeacutepouse

de Socrate la fameuse Xanthippe que la leacutegende sous lrsquoinfluence notamment de

Xeacutenophon a repreacutesenteacutee sous les traits drsquoune insupportable meacutegegravere dont la preacutesence aux

cocircteacutes de Socrate ne srsquoexpliquerait que par le souci du philosophe de srsquoentraicircner agrave la vie

civique21 Platon ne reprend pas agrave son compte cette image extrecircmement deacutevalorisante agrave la

limite de la caricature misogyne (comparer une femme agrave un cheval donc agrave une valeur

marchande nrsquoest guegravere gratifiant agrave plus forte raison srsquoil srsquoagit drsquoun cheval irascible et

donc moins cocircteacute que srsquoil eacutetait docile) et se contente de souligner le contraste qui existe

entre lrsquoattitude de Socrate et celle de Xanthippe celle-ci nrsquoest preacutesenteacutee agrave aucun moment

comme une femme acariacirctre mais tout au plus comme une personne peu digne de son mari

dans la mesure ougrave lrsquoexemple de ce dernier ne lui est drsquoaucun secours pour maicirctriser ses

eacutemotions

ὡς οὖν εἶδεν ἡμᾶς ἡ Ξανθίππη ἀνηυφήμησέ τε καὶ τοιαῦτ᾽ ἄττα εἶπεν οἷα δὴ εἰώθασιν αἱ γυναῖκες ὅτι lsquoὦ Σώκρατες ὕστατον δή σε προσεροῦσι νῦν οἱ ἐπιτήδειοι καὶ σὺ τούτουςrsquo καὶ ὁ Σωκράτης βλέψας εἰς τὸν Κρίτωνα lsquoὦ Κρίτωνrsquo ἔφη lsquoἀπαγέτω τις αὐτὴν οἴκαδεrsquo καὶ ἐκείνην μὲν ἀπῆγόν τινες τῶν τοῦ Κρίτωνος βοῶσάν τε καὶ κοπτομένην22

Lrsquointervention de Xanthippe peut donner lieu agrave diverses interpreacutetations la premiegravere

impression qursquoelle laisse agrave rebours du portrait tregraves deacutepreacuteciatif qursquoen a fait Xeacutenophon est

20 Plat Pheacutedon [58a-b] laquo Il beacuteneacuteficia drsquoune rencontre fortuite Eacutecheacutecrate la veille du procegraves tomba le jour du couronnement de la poupe du navire que les atheacuteniens envoient agrave Deacutelos (hellip) Crsquoest ce navire agrave ce que disent les Atheacuteniens sur lequel Theacuteseacutee transporta jadis jusqursquoen Cregravete la laquo double septaine raquo la sauva et se sauva lui-mecircme raquo 21 Cf Annexe 2 22 Plat Pheacutedon [60a] laquo Lorsque Xanthippe nous vit elle poussa des cris de douleur et prononccedila des paroles habituelles pour les femmes laquo Socrate crsquoest maintenant la derniegravere fois que ceux qui te sont proches srsquoentretiendront avec toi et toi avec eux raquo Socrate tourna son regard vers Criton laquo Criton dit-il emmegravene-la agrave la maison raquo Et tandis que quelques-uns des gens de Criton lrsquoemmenaient elle hurlait en se frappant la poitrine raquo

19

celle drsquoune femme qui nrsquoest pas une meacutegegravere mais bien au contraire celle drsquoune eacutepouse

deacutevoueacutee qui se laisse aller agrave une deacutetresse parfaitement leacutegitime (en tout cas

compreacutehensible) en de telles circonstances bien qursquoelle apparaisse deacutepourvue de

dispositions pour la philosophie toutefois dans la mesure ougrave le premier mot qursquoelle lance

agrave son mari est ὕστατον (pour la derniegravere fois) confeacuterant agrave cet adverbe une importance

rheacutetorique certaine il est eacutegalement envisageable qursquoelle exhorte Socrate agrave profiter de cette

ultime occasion qui lui est laisseacutee de disserter en compagnie de ses proches il nrsquoest pas

impossible non plus qursquoelle se compte parmi les ἐπιτήδειοι (les familiers) de Socrate et lui

reprocherait donc implicitement de ne pas srsquoecirctre davantage occupeacute drsquoelle sa vie durant

soulignant par lagrave mecircme que crsquoest aujourdrsquohui sa derniegravere chance de se racheter

eacuteventuellement en lrsquoincluant au sein du groupe de discussion ce qui justifierait que ses

hurlements et ses coups sur sa poitrine nrsquointerviennent que lorsqursquoelle est bel et bien

eacutecarteacutee ndash mais rien ne permet drsquoaffirmer que ce reproche si reproche il y a soit totalement

fondeacute car si Xanthippe nrsquointervient dans aucun autre dialogue crsquoest peut-ecirctre simplement

parce que Socrate nrsquoavait effectivement pas lrsquohabitude de mener de discussion

philosophique avec son eacutepouse qui nrsquoen avait ni la volonteacute ni la capaciteacute En reacutealiteacute la

signification reacuteelle de ses propos importe peu lrsquoessentiel eacutetant que son attitude qui dans

son exubeacuterance rappelle agrave srsquoy meacuteprendre celle drsquoune heacuteroiumlne tragique rappelle qursquoil est

impossible drsquooublier la mort agrave venir

Si Xanthippe contribue agrave bacirctir lrsquoambiance tragique du dialogue elle nrsquoen a pas le

monopole Pheacutedon attribue agrave lui-mecircme et aux autres ἐπιτήδειοι de Socrate des sentiments

qui ne sont pas sans nuances et possegravedent mecircme une complexiteacute qui les rendent drsquoautant

plus vivants que leurs impressions ne sont pas simplement inteacuterioriseacutees mais font aussi

lrsquoobjet de manifestations exteacuterieures et sont drsquoautant plus explicites qursquoelles balancent

litteacuteralement (lrsquoemploi de la ceacutelegravebre formulation μὲν-δὲ ne saurait ecirctre ducirc au hasard dans ce

cadre) entre deux attitudes extrecircmes opposeacutees lrsquoune agrave lrsquoautre ndash ce qui nrsquoest qursquoune des

premiegraveres mentions de couples de contraires dans le dialogue

Οὔτε γὰρ ὡς θανάτῳ παρόντα με ἀνδρὸς ἐπιτηδείου ἔλεος εἰσῄει εὐδαίμων γάρ μοι ἁνὴρ ἐφαίνετο ὦ Ἐχέκρατες καὶ τοῦ τρόπου καὶ τῶν λόγων ὡς ἀδεῶς καὶ γενναίως ἐτελεύτα ὥστε μοι ἐκεῖνον παρίστασθαι μηδ᾽ εἰς Ἅιδου ἰόντα ἄνευ θείας μοίρας ἰέναι ἀλλὰ καὶ ἐκεῖσε ἀφικόμενον εὖ πράξειν εἴπερ τις πώποτε καὶ ἄλλος (hellip) ἀλλrsquo ἀτεχνῶς ἄτοπόν τί μοι πάθος παρῆν καί τις ἀήθης κρᾶσις ἀπό τε τῆς ἡδονῆς συγκεκραμένη ὁμοῦ καὶ ἀπὸ τῆς λύπης ἐνθυμουμένῳ ὅτι αὐτίκα ἐκεῖνος ἔμελλε τελευτᾶν καὶ πάντες οἱ παρόντες σχεδόν τι οὕτω διεκείμεθα τοτὲ μὲν γελῶντες ἐνίοτε δὲ δακρύοντες23

23 Plat Pheacutedon [58e-59a] laquo Et de fait alors que jrsquoassistais agrave la mort drsquoun homme qui mrsquoeacutetait cher la pitieacute ne vint pas car un homme heureux apparut Eacutecheacutecrate dans sa conduite comme dans ses paroles venant vers la fin sans crainte et noblement de sorte qursquoil me sembla que cet homme qui partait pour la demeure drsquoHadegraves

20

Le tableau est drsquoautant plus vivant qursquoil est changeant le lecteur ne peut pas faire comme

si de rien nrsquoeacutetait il est bel et bien en preacutesence drsquoun homme qui va mourir et drsquoautres

hommes qui assistent agrave ses derniers instants et reacuteagissent en conseacutequence Pheacutedon en

inistant sur le caractegravere insolite des sentiments qursquoeacuteprouvait lrsquoassistance met en valeur

drsquoune part le fait que nous assistons agrave un eacuteveacutenement absoluement unique (la mort drsquoun

homme par deacutefintion ne peut avoir lieu qursquoune seule fois) et drsquoautre part que les

protagonistes de la scegravene sont bien des ecirctres humains faits de chair et de sang et non de

purs esprits qui pourraient revendiquer un controcircle total de leurs eacutemotions

2 Lrsquoeacutevacuation prompte et progressive du pathos

Toutefois le fait que la seacutereacuteniteacute afficheacutee de Socrate fasse heacutesiter lrsquoassistance agrave

pleurer franchement doit nous mettre la puce agrave lrsquooreille en effet Platon prend soin

drsquoeacutevacuer progressivement le pathos du dialogue de maniegravere agrave forcer ledit lecteur agrave

adopter sur cette situation patheacutetique (au sens premier du terme) un regard serein qui se

rapproche de celui de Socrate Progressivement mais promptement de faccedilon pour ainsi

dire insensible presqursquoagrave lrsquoinsu du lecteur Platon installe un decrescendo dans la charge

eacutemotive il nous fait passer drsquoune scegravene de lamentations dont Xanthippe est la protagoniste

agrave une dissertation de Socrate sur le plaisir et la douleur ὁ δὲ Σωκράτης ἀνακαθιζόμενος

εἰς τὴν κλίνην συνέκαμψέ τε τὸ σκέλος καὶ ἐξέτριψε τῇ χειρί καὶ τρίβων ἅμα Ὡς ἄτοπον

ἔφη ὦ ἄνδρες ἔοικέ τι εἶναι τοῦτο ὃ καλοῦσιν οἱ ἄνθρωποι ἡδύmiddot ὡς θαυμασίως πέφυκε

πρὸς τὸ δοκοῦν ἐναντίον εἶναι τὸ λυπηρόν24 Le caractegravere progressif de lrsquoeacutevacuation du

pathos est ducirc non seulement agrave lrsquoabsence de violence dans lrsquointonation de Socrate mais

aussi au fait que la dissertation de ce dernier sur les contraires loin de venir de maniegravere

impromtue avait deacutejagrave eacuteteacute annonceacutee par la mention des sentiments et des attitudes

contradictoires de lrsquoassistance La seacutereacuteniteacute de Socrate va alors assez vite cesser drsquoecirctre un

pheacutenomegravene ἄτοπον le paragraphe qursquoouvre cette remarque dure assez longtemps pour

deacutetourner notre attention des circonstances tragiques auxquelles nous assistons sans pour

autant nous les faire complegravetement oublier et va ainsi de fil en aiguille faire se focaliser

nrsquoy allait pas sans deacutecret divin mais plutocirct une fois arriveacute lagrave-bas srsquoattendait agrave y ecirctre heureux comme nul autre ne lrsquoa jamais eacuteteacute (hellip) En veacuteriteacute des sentiments inhabituels mrsquohabitaient un meacutelange inaccoutumeacute de plaisir mecircleacute de peine lorsque je pensais que dans peu de temps ce serait sa fin Et tous ceux qui eacutetaient preacutesents eacuteprouvaient agrave peu pregraves la mecircme chose tantocirct riant tantocirct pleurant raquo 24 Plat Pheacutedon [60b] laquo Socrate assis sur son lit ramassa sa jambe la frotta de la main et tout en la frottant il dit laquo Comme ccedila paraicirct insolite les amis ce que les hommes appellent lrsquoagreacuteable comme cela est drsquoune nature eacutetonnante dans son rapport avec ce que lrsquoon dit son contraire le peacutenible raquo

21

le regard du lecteur sur une conversation avec Simmias et Ceacutebegraves se deacuteroulant dans des

conditions similaires agrave celles de toutes les autres discussions agrave bacirctons rompus que Platon a

lrsquohabitude de raconter

Ἤρετο οὖν αὐτὸν ὁ Κέβηςmiddot Πῶς τοῦτο λέγεις ὦ Σώκρατες τὸ μὴ θεμιτὸν εἶναι ἑαυτὸν βιάζεσθαι ἐθέλειν δrsquoἂν τῷ ἀποθνῄσκοντι τὸν φιλόσοφον ἕπεσθαι Τί δέ ὦ Κέβης οὐκ ἀκηκόατε σύ τε καὶ Σιμμίας περὶ τῶν τοιούτων Φιλολάῳ συγγεγονότες Οὐδέν γε σαφές ὦ Σώκρατες25

Il est impossible drsquooublier la mort agrave venir qui est drsquoailleurs au centre des deacutebats mais

celle-ci sans brutaliteacute passe au second plan dans lrsquoordre des preacuteoccupations au profit du

souci de mener agrave bien la discussion philosophique les interlocuteurs qui eacutetaient sujets agrave la

peur de la mort renversent ce rapport de force en faisant de la mort en geacuteneacuteral et de la peur

de la mort en particulier le sujet de leurs conversations lrsquoexaminant comme nrsquoimporte quel

thegraveme dont peut srsquoemparer lrsquoinvestigation logique cette victoire sur la peur de la mort doit

beaucoup eacutevidemment agrave lrsquoattitude de Socrate que ce dernier justifie ne invoquant la

tradition ou du moins en affirmant qursquoelle est coheacuterente par rapport agrave ce qui se dit πάλαι

(depuis longtemps) concernant lrsquoapregraves-mourir

νῦν δὲ εὖ ἴστε ὅτι παρrsquoἄνδρας τε ἐλπίζω ἀφίξεσθαι ἀγαθούςmdashκαὶ τοῦτο μὲν οὐκ ἂν πάνυ διισχυρισαίμηνmdashὅτι μέντοι παρὰ θεοὺς δεσπότας πάνυ ἀγαθοὺς ἥξειν εὖ ἴστε ὅτι εἴπερ τι ἄλλο τῶν τοιούτων διισχυρισαίμην ἂν καὶ τοῦτο ὥστε διὰ ταῦτα οὐχ ὁμοίως ἀγανακτῶ ἀλλrsquo εὔελπίς εἰμι εἶναί τι τοῖς τετελευτηκόσι καί ὥσπερ γε καὶ πάλαι λέγεται πολὺ ἄμεινον τοῖς ἀγαθοῖς ἢ τοῖς κακοῖς26

Socrate prend le parti explicite de ne pas deacutevelopper immeacutediatement des points qursquoil

suppose deacutejagrave bien connus de ses interlocuteurs de fait la croyance en une vie apregraves la

mort du corps nrsquoest pas a priori de nature agrave entrer en contradiction avec la tradition

grecque mais se baser sur la tradition pour en faire un argument drsquoautoriteacute reviendrait agrave

adopter une posture superstitieuse ce qui serait agrave lrsquoopposeacute drsquoune attitude philosophique

digne de ce nom Socrate est donc tregraves vraisemblablement ironique sur ce point qui nrsquoest

pas capital drsquoautant que contrairement au mythe de Theacuteseacutee eacutevoqueacute plus haut la

perpeacutetuation de cette tradition mythologique nrsquoest attribueacutee agrave personne et apparait donc

isoleacutee de tout contexte mais lrsquoimportant est que la veacuteriteacute contextuelle premiegravere du dialogue

25 Plat Pheacutedon [61d] laquo Crsquoest alors que Ceacutebegraves lui demanda laquo Comment peux-tu dire Socrate qursquoil nrsquoest pas permis drsquouser de violence envers soi-mecircme et que le philosophe deacutesire suivre celui qui meurt ndash Simmias et toi nrsquoavez-vous pas eacuteteacute instruits agrave ce sujet en vivant aux cocircteacutes de Philolauumls ndash Rien de clair en tout cas So-crate raquo 26 Plat Pheacutedon [63b-c] laquo Sachez bien que je mrsquoattends agrave arriver aupregraves drsquohommes bons ndash mais je nrsquoinsisterais pas sur ce point ndash et aupregraves de dieux qui sont de tregraves bons maicirctres et sachez que si jrsquoinsistais sur un point ce serait sur celui-lagrave Gracircce agrave cela de mecircme que je ne mrsquoindigne pas jrsquoai au contraire bon espoir qursquoil y a quelque chose apregraves la mort et que comme on le dit depuis longtemps cela est bien meilleur pour les bons que pour les meacutechants raquo

22

se situe dans une lutte contre toute preacutepondeacuterance du pathos Platon ne fait pas de son

maicirctre un heacuteros tragique sa mise en scegravene bien que reacutealiste se veut aussi deacutepassionneacutee

que possible de maniegravere agrave ce que Socrate inspire le respect et non pas la pitieacute Cette

tension entre le maintien drsquoun certain reacutealisme et la lutte contre le pathos se manifeste

notamment par la mise agrave lrsquoeacutecart de Xanthippe27 dans la mesure ougrave il ne se trouve aucun

eacuteleacutement permettant de la qualifiier avec certitude de meacutegegravere invivable Socrate en

ordonnant qursquoon la mette agrave lrsquoeacutecart cherche alors moins agrave se deacutebarrasser drsquoune eacutepouse

deacutesagreacuteable que drsquoune personne qursquoil ne juge pas apte agrave prendre part agrave lrsquoinvestigation

philosophique autant dire un eacuteleacutement perturbateur et les lamentations et les gestes outreacutes

(pour ne pas dire disproportionneacutes) dont elle fait montre alors qursquoon se contente de

lrsquoeacutecarter (une simple mise agrave lrsquoeacutecart aussi cavaliegravere puisse-t-elle paraicirctre est a priori moins

redoutable que la mise agrave mort comme celle qui attend son mari) ne font que confirmer

qursquoelle risque fort drsquoentraver les efforts de lrsquoassistance pour mettre en place lrsquoambiance

deacutepassionneacutee dont la reacuteflexion logique a besoin En drsquoautres termes lrsquointervention de

Xanthippe permet agrave Platon drsquoinstaller une ambiance qui ne trompe personne sur le

caractegravere tragique de ce qui est sur le point de se produire tout en insistant sur la neacutecessiteacute

de lutter contre la tentation de se laisser aller au pathos Si lrsquoattitude de Xanthippe semble

logique eacutetant donneacutees les circonstances a contrario la seacutereacuteniteacute de Socrate semble eacutetrange

mais elle nrsquoest telle que de prime abord et le but de la deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme sera justement de montrer que crsquoest plutocirct cette seacutereacuteniteacute qui entre en coheacuterence avec

la reacutealiteacute de la mort la mise agrave lrsquoeacutecart de Xanthippe preacutefigure une autre mise agrave lrsquoeacutecart celle

drsquoune peur de la mort baseacutee sur une compreacutehension fausseacutee et superstitieuse de celle-ci Agrave

une lecture tragique de la mort qui la preacutesente comme une perte et un malheur le Pheacutedon

substitue une lecture philosophique preacutesentant le deacutecegraves comme un simple passage doubleacute

drsquoun gain

Ce renversement transparait par la situation mecircme du dialogue au sein de lrsquoœuvre

de Platon il est en effet envisageable de le consideacuterer comme un carrefour entre la

jeunesse et la maturiteacute de lrsquoauteur en racontant la mort de Socrate Platon donne un

aboutissement agrave un processus dieacutegeacutetique initieacute dans lrsquoApologie et poursuivi dans le Criton

de sorte que nous nous retrouvons avec trois dialogues qui peuvent constituer une trilogie

tragique relativement conforme aux regravegles des concours dramatiques drsquoAthegravenes agrave lrsquoimage

27 Cf supra

23

de lrsquoOrestie drsquoEschyle Mais si le Pheacutedon marque un aboutissement il marque aussi le

commencement drsquoun nouveau cycle comme le souligne Marc Durand

laquo La conception de lrsquoacircme lorsque le Pheacutedon est eacutecrit nous apparaicirct en pleine gestation Il nous semble qursquoelle est encore incomplegravete au vu des deacuteveloppements ulteacuterieurs que nous pourrons trouver dans la Reacutepublique dans le Phegravedre et de faccedilon plus lointaine dans le Timeacutee raquo28

Le Pheacutedon marque donc aussi bien la fin drsquoun cycle tragique que le deacutebut drsquoun cycle

philosophique compleacuteteacute par le Phegravedre et la Reacutepublique le tour de force litteacuteraire de Platon

reacuteside dans un renversement de la signification du contexte du moins celle qursquoon lui

donnerait spontaneacutement et dont Pheacutedon par son attitude eacutetonneacutee se fait le porte-parole

involontaire le but poursuivi par Platon est de montrer que la philosophie est capable de

triompher de la crainte habituellement susciteacutee par la perspective de la mort et permet de

mener une reacuteflexion approfondie mecircme quand lrsquoheure de mourir est arriveacutee Les heacuteros

tragiques eux aussi agrave lrsquoimage drsquoŒdipe parviennent agrave opeacuterer un renversement et agrave faire de

leur fin le deacutebut drsquoune egravere nouvelle29 mais Socrate va plus loin en annulant totalement sur

le plan meacutetaphysique ce qui serait encore source de malheur pour le heacuteros tragique De

surcroicirct alors que rien nrsquointerdit agrave lrsquoegravere nouvelle introduite par le sacrifice du heacuteros

tragique drsquoecirctre elle aussi porteuse de trageacutedies il ne peut en aller ainsi pour lrsquoegravere nouvelle

introduite par le sacrifice de Socrate puisque le sacrifice nrsquoen est pas vraiment un

quiconque suivra lrsquoexemple de Socrate sera deacutesormais agrave lrsquoabri sinon de la mort du moins

de la terreur qursquoelle inspire Ainsi le contexte du Pheacutedon reacutealise deacutejagrave lrsquoobjectif poursuivi

par la discussion sur la survie de lrsquoacircme agrave savoir vaincre la crainte que suscite la

perspective de la mort du corps agrave tel point que lorsque les compagnons de Socrate

laisseront eacuteclater leur deacutetresse quand le moment sera venu pour lui de boire le poison ce

seront deacutesormais leurs lamentations qui seront preacutesenteacutees comme deacuteplaceacutees la seacutereacuteniteacute de

Socrate apparaissant deacutesormais comme ce qursquoil y a de plus coheacuterent ndash Pheacutedon avait jugeacute

les paroles de Xanthippe comme eacutetant οἷα δὴ εἰώθασιν αἱ γυναῖκες30 mais en oubliant que

sa propre attitude agrave lrsquoinstant suprecircme en tant qursquoelle ne diffegravere guegravere de celle du restant de

lrsquoassistance avait elle-mecircme eacuteteacute disqualifieacutee par Socrate comme eacutetant digne drsquoune femme

Platon fait donc se retourner contre Pheacutedon le jugement que ce dernier avait prononceacute

envers les femmes en geacuteneacuteral et envers Xanthippe en particulier monrant que lrsquoattitude

28

DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p41 29 Cf Annexes 3 30

Plat Pheacutedon [60a] laquo habituelles pour les femmes raquo

24

outreacutee de cette derniegravere nrsquoest pas neacutecessairement lrsquoapanage des femmes et que la fermeteacute

face agrave la mort nrsquoest pas une affaire de sexe

Ἀπολλόδωρος δὲ καὶ ἐν τῷ ἔμπροσθεν χρόνῳ οὐδὲν ἐπαύετο δακρύων καὶ δὴ καὶ τότε ἀναβρυχησάμενος κλάων καὶ ἀγανακτῶν οὐδένα ὅντινα οὐ κατέκλασε τῶν παρόντων πλήν γε αὐτοῦ Σωκράτους ἐκεῖνος δέ lsquoοἷα ἔφη ποιεῖτε ὦ θαυμάσιοι ἐγὼ μέντοι οὐχ ἥκιστα τούτου ἕνεκα τὰς γυναῖκας ἀπέπεμψα ἵνα μὴ rsquo τοιαῦτα πλημμελοῖεν καὶ γὰρ ἀκήκοα ὅτι ἐν εὐφημίᾳ χρὴ τελευτᾶν ἀλλ᾽ ἡσυχίαν τε ἄγετε καὶ καρτερεῖτεrsquoκαὶ ἡμεῖς ἀκούσαντες ᾐσχύνθημέν τε καὶ ἐπέσχομεν τοῦ δακρύειν31

Nous assumons le grand bond en avant qui vient drsquoecirctre fait dans la lecture du texte en

citant cet extrait qui se reacutevegravele capital dans la mesure ougrave il illustre de faccedilon saisissante la

tension qui anime lrsquoensemble du dialogue traverseacute drsquoun bout agrave lrsquoautre par une lutte active

contre le pathos lutte que la reacuteflexion logique ne saurait jamais gagner que partiellement

Platon srsquoefforce de donner agrave la discussion une tonaliteacute deacutepassionneacutee dans la mesure du

possible mais lrsquoimportant est justement dans lrsquoexpression laquo dans la mesure du possible raquo

par sa situation en fin de dialogue cet extrait ougrave Socrate se voit dans lrsquoobligation

drsquoadmonester ses compagnons a lrsquointeacuterecirct de reacuteveacuteler agrave quel point le contexte tragique dans

lequel se situent les protagonistes reste important en deacutepit de la relative discreacutetion que lui a

confeacutereacute lrsquoinvestigation logique si on rapporte le regard que Platon fait adopter au lecteur agrave

lrsquoapostrophe que Socrate adresse agrave ses compagnons qui se reacutepandent en lamentations il

apparait que le contexte de la mort de Socrate aura donneacute agrave ce dernier lrsquooccasion de mettre

ses compagnons et lui-mecircme agrave lrsquoeacutepreuve loin drsquoecirctre purement anecdotique ou ornemental

le contexte tragique constitue agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoaction un puissant reacuteveacutelateur de la capaciteacute

de chacun des protagonistes agrave rester serein et apte agrave participer agrave un deacutebat philosophique

quelles que soient les circonstances ndash si Simmias Ceacutebegraves et dans une certaine mesure

Pheacutedon ont reacuteussi honorablement ce test en gardant leur calme suffisamment longtemps

pour participer agrave la reacuteflexion Apollodore lui eacutechoue complegravetement32 agrave lrsquoeacutechelle de

lrsquoeacutenonciation il fournit au lecteur lrsquooccasion de srsquoexercer lui-mecircme agrave appreacutehender la mort

31 Plat Pheacutedon [117d-e] laquo Apollodore deacutejagrave auparavant nrsquoavait pas cesseacute une seule fois de pleurer et il se mit alors triste et indigneacute agrave pousser des cris de douleur de sorte qursquoil nrsquoy en eut pas un dans lrsquoassistance qui ne fut pas briseacute de chagrin agrave part Socrate lui-mecircme Celui-ci dit laquo Qursquoest-ce que vous faites Vous ecirctes quand mecircme eacutetonnants Pour ma part crsquoest justement pour ccedila que jrsquoai renvoyeacute les femmes pour eacuteviter une telle faute de mesure car jrsquoai appris qursquoil faut finir avec des paroles heureuses Soyez donc calmes et fermes raquo Apregraves avoir entendu ccedila nous eucircmes honte et nous reticircnmes de pleurer raquo 32 La notion de mise agrave lrsquoeacutepreuve est centrale chez Platon mais la mise agrave lrsquoeacutepreuve existentielle du philosophe face agrave la mort ne doit pas ecirctre confondue avec lrsquoelenchos cette mise agrave lrsquoeacutepreuve intellectuelle des ideacutees agrave lrsquoœuvre notamment dans le cadre des dialogues de jeunesse dit laquo aporeacutetiques raquo par laquelle Socrate met agrave lrsquoeacutepreuve le savoir drsquoautrui en se mettant dans la position de lrsquoignorant pour demander des comptes agrave celui qui preacutetend savoir et ainsi deacutemasquer les faux savants et les distinguer des vrais En somme si lrsquoon peut con-sideacuterer lrsquoelenchos la mise agrave lrsquoeacutepreuve du savoir comme la premiegravere eacutetape du cursus du philosophe la mise agrave lrsquoeacutepreuve de sa capaciteacute agrave rester serein mecircme face agrave la mort est en revanche lrsquoeacutetape ultime de ce cursus

25

aussi injuste puisse-t-elle paraicirctre avec la plus grande seacutereacuteniteacute possible eacuteventuellement en

poursuivant lrsquoinvestigation philosophique qui a eacuteteacute engageacutee dans le dialogue

3 Lrsquoenjeu de lrsquoeacutevacuation du pathos la lutte contre la misologie

Lrsquoeacutevacuation du pathos ne va donc nuellement agrave lrsquoencontre de lrsquoimportance du

contexte qui ne saurait ecirctre que capital pour un auteur qui comme Platon srsquoefforce de

mettre en scegravene une philosophie en pleine gestation et assumant donc drsquoecirctre tributaire des

circonstances dans lesquelles elle est deacuteveloppeacutee le caractegravere incontournable de la

situation drsquoeacutenonciation est une caracteacuteristique inheacuterente agrave chaque dialogue platonicien et le

Pheacutedon lrsquoexacerbe litteacuteralement lrsquointensiteacute dramatique susciteacutee par la dimension tragique

du contexte nrsquoy diffegravere que de degreacute par rapport aux autres dialogues il est drsquoautant plus

interdit drsquoenvisager comme purement ornemental le cadre des derniers instants de Socrate

que ce dernier reacutecuse explicitement les critiques suivant lesquelles ses reacuteflexions ne

seraient que perte de temps Οὔκουν γrsquo ἂν οἶμαι ἦ δrsquo ὃς ὁ Σωκράτης εἰπεῖν τινα νῦν

ἀκούσαντα οὐδrsquo εἰ κωμῳδοποιὸς εἴη ὡς ἀδολεσχῶ καὶ οὐ περὶ προσηκόντων τοὺς λόγους

ποιοῦμαι33 Le κωμῳδοποιὸς est probablement Aristophane dont la comeacutedie Les Nueacutees

nrsquoest pas totalement eacutetrangegravere agrave la perte de Socrate et qui emploie effectivement le terme

ἀδολέσχος (bavard) agrave la fin de la piegravece pour deacutesigner Socrate et de ses disciples

ὀρθῶς παραινεῖς οὐκ ἐῶν δικορραφεῖν ἀλλ᾽ ὡς τάχιστ᾽ ἐμπιμπράναι τὴν οἰκίαν τῶν ἀδολεσχῶν34

Le fait que Socrate disserte sur la mort lorsque le moment est venu pour lui de mourir nrsquoest

pas un signe de faiblesse de sa part mais une reacuteponse agrave ses deacutetracteurs qui lui reprochent de

bavarder sur des thegravemes qui ne le regardent pas drsquoautant que crsquoest le moment ou jamais

pour mettre agrave lrsquoeacutepreuve son savoir-faire philosophique et celui de ses compagnons si

Platon avait choisi de preacutesenter son maicirctre srsquoexprimer de faccedilon cateacutegorique sur la mort

lorsque la menace de cette derniegravere ne le concernait pas encore directement ce qursquoil aurait

fait srsquoil lrsquoavait mis en scegravene ainsi degraves lrsquoApologie voire avant il aurait alors fourni un

argument de poids agrave ceux qui reprochent agrave la philosophie de se poser de faux problegravemes

bien au contraire le Pheacutedon montre que le philosophe est celui qui sait quels sont les vrais

33 Plat Pheacutedon [70b-c] laquo En tout cas je crois dit Socrate qursquoen mrsquoentendant maintenant nul mecircme srsquoil eacutetait auteur comique ne dirait que je suis un bavard et que je raisonne sur des sujets qui ne me concernent pas raquo 34 Aristoph Nueacutees (v1483-1485) laquo Tu conseilles droitement de ne pas faire de procegraves mais drsquoincendier au plus vite la maison des bavards raquo

26

problegravemes et agrave quel moment il est opportun de les poser ou non ndash crsquoest bien ainsi que le

philosophe est preacutesenteacute dans le Phegravedre Srsquointerroger sur la destineacutee de lrsquoacircme apregraves la mort

du corps quand celle-ci est imminente loin drsquoecirctre une marque de faiblesse montre que la

philosophie ne se deacuteplace pas dans le vide et permet au philosophe de faire montre de sa

capaciteacute agrave rester suffisamment serein pour mener une investigation logique dans les

meilleures conditions possibles mecircme agrave lrsquoinstant suprecircme le philosophe nrsquoest pas drsquoune

nature radicalement diffeacuterente de celle du commun des mortels sa singulariteacute se niche dans

lrsquoart et la maniegravere dont il fait preuve pour se poser les questions que tout autre homme se

pose il nrsquoy a rien drsquoeacutetonnant au fait de srsquointerroger sur lrsquoapregraves-mourir quand on sent venir

la mort mais le philosophe doit savoir dominer les eacutemotions que peut faire naicirctre ce

passage obligeacute et ainsi pouvoir srsquoaffirmer comme philosophe mecircme dans de telles

circonstances Il serait moins grave pour Socrate de disparaicirctre que drsquoecirctre infidegravele au parti

pris suivant lequel il a meneacute sa vie et agrave lrsquoenseignement qursquoil a dispenseacute Mecircme agrave lrsquoheure

derniegravere le philosophe doit rester ami de la sagesse et son agonie est en quelque sorte

lrsquoexamen final de son cursus philosophique celui au cours duquel il doit remporter une

ultime victoire sur une menace diffeacuterente de la mort la misologie deacutesigneacutee clairement

comme telle par Socrate

ὡς οὐκ ἔστιν ἔφη ὅτι ἄν τις μεῖζον τούτου κακὸν πάθοι ἢ λόγους μισήσας γίγνεται δὲ ἐκ τοῦ αὐτοῦ τρόπου μισολογία τε καὶ μισανθρωπία (hellip) Οὐκοῦν ὦ Φαίδων ἔφη οἰκτρὸν ἂν εἴη τὸ πάθος εἰ ὄντος δή τινος ἀληθοῦς καὶ βεβαίου λόγου καὶ δυνατοῦ κατανοῆσαι ἔπειτα διὰ τὸ παραγίγνεσθαι τοιούτοις τισὶ λόγοις τοῖς αὐτοῖς τοτὲ μὲν δοκοῦσιν ἀληθέσιν εἶναι τοτὲ δὲ μή μὴ ἑαυτόν τις αἰτιῷτο μηδὲ τὴν ἑαυτοῦ ἀτεχνίαν (hellip) καὶ ἤδη τὸν λοιπὸν βίον μισῶν τε καὶ λοιδορῶν τοὺς λόγους διατελοῖ τῶν δὲ ὄντων ἀληθείας τε καὶ ἐπιστήμης στερηθείη35

Crsquoest faute de mieux que nous traduisons λόγος par laquo raisonnement raquo bien plus que la

signification de ce terme franccedilais galvaudeacute qui peut srsquoappliquer aux reacuteflexions drsquoune

personne ameacutenageant son emploi du temps voire aux manigances drsquoun individu preacuteparant

un mauvais coup le substantif grec recouvre prononceacute par Socrate non seulement

lrsquoinvestigation philosophique mais aussi lrsquoensemble des regravegles de conduites qui lui sont

attacheacutees et lui donnent ses conditions de possibiliteacute ce nrsquoest pas un hasard si le terme

ἀτεχνίαν est employeacute pour deacutesigner lrsquoune des causes possibles de lrsquoeacutechec du λόγος la

philosophie telle que lrsquoenvisage de Socrate ne se limitant pas agrave un savoir theacuteorique mais

35 Plat Pheacutedon [89d-90c-d] laquo Il nrsquoest pas de plus grand malheur dit-il que puisse subir quelqursquoun que drsquoen arriver agrave haiumlr les raisonnements Or misologie et misanthropie naissent de la mecircme faccedilon (hellip) Donc Pheacutedon continua-t-il ce serait un incident lamentable si alors mecircme qursquoil existe un raisonnement vrai sucircr et com-preacutehensible parce qursquoil y en a drsquoautres agrave cocircteacute qui sont jugeacutes tantocirct vrais et tantocirct non on nrsquoen tienne pas pour responsable soi-mecircme et sa propre maladresse (hellip) On en arriverait deacutesormais pour le restant de sa vie agrave deacutetester agrave injurier les raisonnements et agrave se priver de ce qursquoil y a de veacuteriteacute et de savoir dans les ecirctres raquo

27

constituant drsquoabord une technique de recherche de la veacuteriteacute qui repose sur un savoir

pratique une τέχνη agrave part entiegravere qui neacutecessite une certaine habileteacute qui peut srsquoacqueacuterir par

lrsquoexercice par laquo misologie raquo il faut donc entendre bien plus que la haine de la raison une

attitude se situant aux antipodes de la philosophie pouvant prendre les formes de la

superstition ou de lrsquoabsence de curiositeacute intellectuelle Lorsque Socrate dit qursquoil nrsquoy a pas

plus grand malheur menaccedilant lrsquohomme que la misologie il sous-entend eacutevidemment

qursquoelle est plus redoutable que la mort elle-mecircme tout comme la mort la misologie

menace tout homme sa vie durant mais contrairement agrave la mort la misologie nrsquoest pas

ineacutevitable (crsquoest pourquoi il serait plus pertinent de lrsquoenvisager comme une tentation ou

une virtualiteacute plutocirct que comme une menace) et les efforts humains peuvent deacutejouer le

piegravege qursquoelle repreacutesente mais il serait tout de mecircme facile pour Socrate et ses

compagnons dans la situation qui est la leur de srsquoy laisser aller Srsquoil nrsquoest pas opportun de

lutter frontalement contre la mort un tel combat eacutetant neacutecessairement voueacute agrave lrsquoeacutechec il est

en revanche tout agrave fait opportun de lutter contre la misologie puisque cette lutte

nrsquooutrepasse pas les forces humaines et srsquoavegravere tout agrave fait drsquoactualiteacute au sein de ce reacutecit

lrsquoApologie a en effet montreacute la philosophie impuissante agrave deacutefendre Socrate contre ses

accusateurs il aurait donc eacuteteacute tentant drsquoen tirer du deacutegoucirct pour la philosophie surtout pour

Platon jeune homme de bonne famille qui semblait destineacute agrave faire un brillante carriegravere

politique agrave Athegravenes et que rien ne preacutedisposait agrave suivre lrsquoenseignement de Socrate dont il

eacutetait une sorte de neacutegatif comme le souligne Alain

laquo Il y eut entre Socrate et Platon une preacutecieuse rencontre mais disons mieux un choc de contraires drsquoougrave a suivi le mouvement de penseacutee le plus eacutetonnant qursquoon ait vu Crsquoest pourquoi on ne peut trop marquer le contraste entre ce maicirctre et ce disciple La vie de Socrate fut celle du simple citoyen et du simple soldat telle qursquoelle est partout (hellip) Platon ne srsquoest pas mis en scegravene dans ses Dialogues mais on peut voir au commencement de La Reacutepublique comment ses deux fregraveres Adimante et Glaucon mettent au jeu leur ambition leur puissance tout leur avenir Ce sont deux images de Platon jeune Platon descendant des rois puissant eacutequilibreacute athleacutetique ressemblait sans doute agrave ces belles statues si bien assureacutees drsquoelles-mecircmes raquo 36

Platon marqueacute par lrsquoeacutechec de la philosophie face aux meacutefaits conjugueacutes de la vindicte

populaire et de lrsquointrigue politique aurait pu se laisser aller agrave la misologie et il ne lui suffit

pas pour srsquoen preacutemunir de savoir que les responsables de la mort de Socrate eacutetaient

preacuteciseacutement atteints de misologie Le Pheacutedon srsquoefforce donc de montrer que le jugement

dont Socrate est la victime aussi injuste soit-il nrsquoest rien pour le philosophe puisque celui

qui srsquoest entraicircneacute toute sa vie durant agrave philosopher en faisant le plus possible abstraction

des circonstances mateacuterielles dans lesquelles il se trouve srsquoil a meneacute agrave bien cet

36 ALAIN Onze chapitres sur Platon in Platon p35-37

28

entraicircnement reste capable de philosopher mecircme quand lesdites circonstances le

rattrapent au point de menacer son inteacutegriteacute physique tel serait donc le sens veacuteritable de

lrsquoentraicircnement agrave la mort que Socrate revendique avoir suivi pendant toute sa vie non sans

ironie puisqursquoil reacuteutilise les termes des deacutetracteurs de la philosophie qui plus est avec des

redondances qursquoil est aiseacute de restituer au travers drsquoune traduction et qui seraient eacutetonnantes

de la part drsquoun styliste aussi talentueux que Platon si ces formulations meacuteritaient drsquoecirctre

prises au pied de la lettre

Κινδυνεύουσι γὰρ ὅσοι τυγχάνουσιν ὀρθῶς ἁπτόμενοι φιλοσοφίας λεληθέναι τοὺς ἄλλους ὅτι οὐδὲν ἄλλο αὐτοὶ ἐπιτηδεύουσιν ἢ ἀποθνῄσκειν τε καὶ τεθνάναι εἰ οὖν τοῦτο ἀληθές ἄτοπον δήπου ἂν εἴη προθυμεῖσθαι μὲν ἐν παντὶ τῷ βίῳ μηδὲν ἄλλο ἢ τοῦτο ἥκοντος δὲ δὴ αὐτοῦ ἀγανακτεῖν ὃ πάλαι προυθυμοῦντό τε καὶ ἐπετήδευον37

Par la notion drsquoentraicircnement agrave la mort il faut comprendre une expression caricaturale pour

deacutesigner dans le langage de lrsquoadversaire sophistique repreacutesenteacute par Ceacutebegraves une notion plus

subtile celle drsquoentraicircnement agrave penser en faisant le plus abstraction possible des

circonstances auxquelles nous sommes confronteacutes et agrave ne pas les laisser faire triompher la

misologie aussi critiques soient-elles de prime abord ndash une telle attitude ne saurait

ressembler agrave la mort que du point de vue drsquoun jeune honne impeacutetueux comme Ceacutebegraves Un

signe qui ne trompe pas se situe au beau milieu du Pheacutedon lorsque Socrate demande au

personnage eacuteponyme de couper ses cheveux au cas ougrave la discussion philosophique serait

tenue en eacutechec

Αὔριον δή ἔφη ἴσως ὦ Φαίδων τὰς καλὰς ταύτας κόμας ἀποκερῇ - Ἔοικεν ἦν δrsquo ἐγώ ὦ Σώκρατες - Οὔκ ἄν γε ἐμοὶ πείθῃ - Ἀλλὰ τί ἦν δrsquo ἐγώ - Τήμερον ἔφη κἀγὼ τὰς ἐμὰς καὶ σὺ ταύτας ἐάνπερ γε ἡμῖν ὁ λόγος τελευτήσῃ καὶ μὴ δυνώμεθα αὐτὸν ἀναβιώσασθαι καὶ ἔγωγrsquo ἄν εἰ σὺ εἴην καί με διαφεύγοι ὁ λόγος ἔνορκον ἂν ποιησαίμην ὥσπερ Ἀργεῖοι μὴ πρότερον κομήσειν πρὶν ἂν νικήσω ἀναμαχόμενος τὸν Σιμμίου τε καὶ Κέβητος λόγον38

Ce passage octroie une leacutegitimiteacute suppleacutementaire agrave lrsquoutilisation du nom de Pheacutedon pour

donner son titre au dialogue puisque non content drsquoavoir assisteacute aux deacutebats et de pouvoir

en rendre compte il a eacuteteacute choisi comme garant de la bonne tenue de la discussion au

sacrifice diffeacutereacute de sa chevelure qursquoil projetait en signe de deuil pour Socrate doit se

37 Plat Pheacutedon [64a] laquo Il est agrave craindre en effet que quiconque srsquoattache agrave la philosophie en srsquoy appliquant droitement il eacutechappe agrave autrui qursquoil ne srsquooccupe que de mourir et drsquoecirctre mort Si telle est donc la veacuteriteacute il serait sans doute eacutetrange de ne point avoir drsquoardeur pour rien drsquoautre que cela pendant toute sa vie et quand cela arrive de srsquoindigner contre ce pour quoi on avait de lrsquoardeur et dont on srsquooccupait raquo 38 Plat Pheacutedon [89b-c] laquo Demain peut-ecirctre dit-il Pheacutedon tu tondras cette belle chevelure ndash Il semble bien Socrate reacutepondis-je ndash Et bien non si tu me crois ndash Mais pourquoi ai-je demandeacute ndash Crsquoest aujourdrsquohui reacutepondit-il que je tondrai la mienne et toi celle-ci si la reacuteflexion prend fin parmi nous et si nous nrsquoarrivons pas agrave la rappeler agrave la vie Pour ma part si jrsquoeacutetais toi et si la reacuteflexion me fuyait je mrsquoengagerais par serment agrave la faccedilon des Argiens agrave ne plus ecirctre ainsi chevelu avant drsquoavoir vaincu par de nouveaux combats lrsquoargumentation de Simmias et de Ceacutebegraves raquo

29

substituer le sacrifice immeacutediat de cette mecircme chevelure en signe de deuil pour la

technique drsquoinvestigation philosophique au cas ougrave elle viendrait agrave ecirctre tenue en eacutechec

Pheacutedon au moment ougrave il rapporte les faits a donc des raisons physiques de prouver qursquoun

tel eacutechec nrsquoa pas eu lieu Il importe peu deacutesormais que la philosophie ait eacuteteacute impuissante agrave

prouver lrsquoinnocence de Socrate devant ses juges puisque le dialogue montre que la mort

nrsquoest pas de nature agrave lrsquoeffrayer au point de lui faire perdre toute volonteacute de poursuivre

lrsquoinvestigation philosophique jusqursquoagrave son terme et drsquoecirctre la preuve vivante de la leacutegitimiteacute

de cette deacutemarche qui meacuteritera donc drsquoecirctre poursuivie par ses disciples par-delagrave sa mort ndash

Platon en est la preuve vivante agrave lrsquoinstant mecircme ougrave il eacutecrit

Pour reacutesumer le contexte preacuteciseacutement parce qursquoil laisse srsquoatteacutenuer sa dimension

tragique sans jamais cesser drsquoecirctre preacutesent transforme le lecteur au moins le temps du

dialogue en un nouveau petit Socrate qui fait agrave son tour lrsquoexpeacuterience drsquoune agonie

deacutepassionneacutee ougrave la philosophie lui donne lrsquooccasion drsquoecirctre plus fort que la mort En

mettant en scegravene un Socrate deacutesormais explicite sur un thegraveme sur lequel il eacutetait auparavant

eacutevasif Platon fait mieux que deacutemontrer que lrsquoacircme est immortelle ce dont un esprit grec ne

saurait raisonnablement douter39 il donne agrave la mort une signification nouvelle ougrave la praxis

philosophique srsquoeacuterige en nouvel eacutetalon permettant de mesurer la maturiteacute de lrsquoacircme Degraves

lors les critiques exprimeacutees dans la Reacutepublique contre les descriptions horrifiques

traditionnelles de lrsquoHadegraves40 ne peuvent plus ecirctre penseacutees comme de simples prescriptions

concernant lrsquoeacuteducation qui doit ecirctre donneacutee aux gardiens de la citeacute ideacuteale cette critique

srsquoinsegravere dans la logique drsquoune redeacutefinition de la mort comme reacuteveacutelatrice de la plus ou

moins grande capaciteacute de lrsquoindividu agrave rester philosophe mecircme dans les moments les plus

critiques de son existence Il importe en fait assez peu au vrai philosophe que lrsquoacircme soit

immortelle ou non dans la mesure ougrave la terreur que la mort inspire ne peut plus le

concerner puisqursquoil a deacutejagrave passeacute toute sa vie agrave srsquoentraicircner agrave philosopher sans ecirctre affecteacute

au-delagrave du raisonnable par les vicissitudes de la vie terrestre ndash on insistera sur lrsquoexpression

laquo au-delagrave du raisonnable raquo car Socrate ne nie agrave aucun moment ce qursquoimpose cette vie

terrestre par exemple la neacutecessiteacute de srsquoalimenter mais il refuse simplement de srsquoy

appliquer avec un zegravele excessif Φαίνεταί σοι φιλοσόφου ἀνδρὸς εἶναι ἐσπουδακέναι περὶ

τὰς ἡδονὰς καλουμένας τὰς τοιάσδε οἷον σιτίων [τe] καὶ ποτῶν - Ἥκιστα ὦ Σώκρατες

39 On reviendra neacuteanmoins ulteacuterieurement sur ce point qui nrsquoeacutetait pas si eacutevident agrave lrsquoeacutepoque 40 Cf Annexe 4

30

ἔφη ὁ Σιμμίας41 Les conclusions de la deacutemonstration par Socrate de la survie post corporis

mortem de lrsquoacircme nrsquoont finalement drsquoimportance que pour ceux qui laissent encore la peur

de la mort les envahir au point de brouiller leur jugement Il srsquoavegravere donc que la

dynamique mise en scegravene par le contexte du Pheacutedon reacuteside dans lrsquoaboutissement drsquoun

entraicircnement permanent agrave la philosophie que Platon devait imposer aussi bien agrave ses eacutelegraveves

qursquoagrave lui-mecircme la philosophie eacutetant comprise comme une praxis agrave part entiegravere ougrave tout

lrsquoecirctre de lrsquohomme srsquoinvestit au point drsquoecirctre sourd agrave presque tout ce qui peut perturber sa

reacuteflexion ce qui donne tout son sens aux reproches que Socrate adresse agrave ses compagnons

avant de mourir reproches drsquoautant plus graves qursquoil les accuse de manquer de mesure et

donc de commettre un faute grave pour un grec au sein du dialogue la mort de Socrate

nrsquoest pas un simple ornement agrave une theacuteorie qui pourrait srsquoen passer mais bien le stade

ultime drsquoune praxis dont le Pheacutedon est une sorte de manuel drsquoapprentissage parmi drsquoautres

41 Plat Pheacutedon [64d-e] laquo Est-ce qursquoil trsquoapparait qursquoecirctre empresseacute pour ce genre de preacutetendus plaisirs comme la nourriture et la boisson est le fait drsquoun philosophe ndash Pas du tout Socrate reacutepondit Simmias raquo

31

Chapitre 2 Analyse de la deacutemonstration du Pheacutedon en tant que servante

du projet platonicien

Consideacuterer le Pheacutedon comme un manuel drsquoapprentissage permet de poursuivre

notre recherche en visant deacutesormais lrsquohorizon du projet platonicien de formation de la

jeunesse grecque puisqursquoil ressort de notre commentaire que lrsquoobjet premier du Pheacutedon

nrsquoest peut-ecirctre pas tant de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme que drsquooffrir un exemple

drsquoattitude reacuteellement philosophique se pose alors la question de la place qursquooccupe cette

deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans le Pheacutedon en particulier et dans le projet

platonicien en geacuteneacuteral La question de la vie post corporis mortem de lrsquoacircme revient en effet

dans drsquoautres dialogues de maturiteacute mecircme si elle nrsquoy occupe plus une place aussi centrale

ndash Platon manifestant en cela son geacutenie litteacuteraire nrsquoa jamais eacutecrit deux fois le mecircme

dialogue ce qui explique partiellement ce que lrsquoon interpregravete parfois avec plus ou moins

de pertinence comme des revirements ou des contradictions comme lrsquoa fait en son temps

Louis Couturat dans son De Platonicis mythis ouvrage aujourdrsquohui deacutepasseacute en raison

notamment du sens reacuteducteur agrave la limite du peacutejoratif qui y est donneacute agrave lrsquoadjectif mythicus

compris comme synonyme drsquolaquo illusoire raquo

In Phaedri mytho animae justae in caelum injustae vero sub terram mittuntur ibique pro bene aut male meritis praemium decuplum accipiunt aut decuplam poenam pendunt Post mille annos corpus novum eligunt et in vitam redeunt Solae animae quae tres deinceps vitas in philosophia et in puro amore degerunt alas recuperant et in caelum evolant In Reipublicae mytho omnes animae quaecumque meritae sunt decies eadem patiuntur deinde sortem futuram libere eligunt solae tyrannorum animae in Tartato retinentur et in aevum puniuntur42

De ces apparentes contradictions entre les diffeacuterents mythes eschatologiques (ici ceux du

Phegravedre et de la Reacutepublique) Couturat conclut que la conception platonicienne de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne saurait ecirctre que mythica au sens ougrave elle ne meacuteriterait pas drsquoecirctre

42 COUTURAT Louis De Platonicis mythis p111-112 laquo Dans le mythe du Phegravedre les acircmes justes sont envoyeacutees au ciel et les injustes sous la terre et en proportion avec leur bonne ou leur mauvaise conduite ils y reccediloivent une reacutecompense deacutecuple ou y subissent un chacirctiment deacutecuple Mille anneacutees plus tard ils choisissent un nouveau corps et reviennent agrave la vie Seules les acircmes qui megravenent trois vies conseacutecutives dans la philoso-phie et dans lamour pur reacutecupegraverent leurs ailes et senvolent vers le ciel Dans le mythe de la Reacutepublique toutes les acircmes quel que soit leur meacuterite subissent dix fois la mecircme chose puis choisissent librement leur sort futur seules les acircmes des tyrans sont retenues dans le Tartare et sont pu-nies pour toujours raquo

32

prise au seacuterieux Il est bien eacutevident que la deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans le

Pheacutedon nrsquoest pas de nature agrave satisfaire pleinement une conscience moderne avide de

deacutemonstrations rationnelles au sens carteacutesien du terme Marc Durand le reconnaicirctra

ouvertement plus drsquoun siegravecle apregraves Couturat lorsqursquoil commentera la reacuteponse de Socrate agrave

lrsquoobjection de Ceacutebegraves

laquo Cette deacutemonstration est agrave tout prendre difficile et deacutecevante Il srsquoagit en fait drsquoune sorte de laquo preuve ontologique raquo avant la lettre De mecircme que lrsquoon ne peut concevoir Dieu non existant on ne peut concevoir lrsquoacircme non vivante puisque lrsquoessence de lrsquoacircme crsquoest la vie comme lrsquoessence de Dieu crsquoest lrsquoexistence raquo43

Il ne faut cependant pas en conclure que Platon nrsquoait pas reacuteellement cru en lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme il est inconcevable qursquoil ait pu faire parler son maicirctre pour ne rien dire et mecircme srsquoil

srsquoest servi de cette ideacutee agrave des fins prioritairement protreptiques rien ne srsquooppose agrave ce qursquoil

ait sincegraverement adheacutereacute agrave cette ideacutee et ait chercheacute agrave la deacutefendre avec les moyens de la

philosophie en drsquoautres termes mecircme si crsquoest drsquoabord dans le but drsquoexhorter agrave lrsquoamour de

la sagesse eacutelegraveves et lecteurs qursquoil a eacutecrit le Pheacutedon il serait reacuteducteur drsquoen conclure que

lrsquoespoir drsquoun accegraves pour le philosophe agrave une vie post corporis mortem meilleure que la vie

terrestre ait pu jouer simplement un rocircle similaire agrave celui drsquoune carotte que lrsquoon mettrait agrave

pendre devant le museau drsquoun acircne pour le faire avancer

1 Une conception anti-superstitieuse de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

Il apparait clairement que la confiance de Socrate allant agrave la mort malgreacute les

eacutevocations de la tradition ne peut en aucun cas ecirctre confondue avec la superstition la

Reacutepublique offre lrsquoexemple drsquoun vrai superstitieux le meacutetegraveque Ceacutephale qui a fait fortune

dans le commerce des armes qui ne prend au seacuterieux le sort de lrsquoacircme apregraves la mort que

lorsque celle-ci est imminente et dont la seacutereacuteniteacute apparente nrsquoest qursquoune faccedilade Il srsquoen

cache drsquoailleurs agrave peine ses paroles le trahissent

ἐπειδάν τις ἐγγὺς ᾖ τοῦ οἴεσθαι τελευτήσειν εἰσέρχεται αὐτῷ δέος καὶ φροντὶς περὶ ὧν ἔμπροσθεν οὐκ εἰσῄει οἵ τε γὰρ λεγόμενοι μῦθοι περὶ τῶν ἐν Ἅιδου ὡς τὸν ἐνθάδε ἀδικήσαντα δεῖ ἐκεῖ διδόναι δίκην καταγελώμενοι τέως τότε δὴ στρέφουσιν αὐτοῦ τὴν ψυχὴν μὴ ἀληθεῖς ὦσιν 44

43 DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p85-86 44 Plat Reacutepublique I [330d] laquo Quand quelqursquoun croit sentir que la mort vient vers lui lui viennent agrave lrsquoesprit des craintes et des preacuteoccupations sur des sujets qui auparavant ne lrsquointeacuteressaient pas Les reacutecits que lrsquoon fait sur lrsquoHadegraves et le chacirctiment dont il faut payer lagrave-bas les injustices commises ici-bas dont il se moquait jusqursquoagrave preacutesent troublent maintenant son acircme raquo

33

Platon ne reprend pas cet exemple agrave son compte et lrsquoattitude de Socrate dans le Pheacutedon se

situe aux antipodes de celle de Ceacutephale Socrate nrsquoa aucune raison drsquoavoir peur de la mort

puisque le philosophe qui a consacreacute sa vie agrave mettre son acircme agrave part du corps ne peut

envisager son propre deacutecegraves compris comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps que comme

lrsquoaboutissement de tous ses efforts Drsquoailleurs pour revenir au Pheacutedon avant mecircme de

deacutemontrer que lrsquoacircme et le corps sont seacuteparables lrsquoun de lrsquoautre Socrate souligne

implicitement que srsquoil eacutetait une crainte dont la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme devait le

libeacuterer ce ne serait pas tant celle drsquoune disparition deacutefinitive qui nrsquoentre pas agrave ses yeux

dans le champ du possible mais plutocirct celle drsquoun enchaicircnement perpeacutetuel agrave un corps qui

oppose un obstacle quasi permanent agrave une reacuteflexion bien meneacutee

- Ἆρ᾽ οὖν οὐκ ἐν τῷ λογίζεσθαι εἴπερ που ἄλλοθι κατάδηλον αὐτῇ γίγνεταί τι τῶν ὄντων - Ναί - Λογίζεται δέ γέ που τότε κάλλιστα ὅταν αὐτὴν τούτων μηδὲν παραλυπῇ μήτε ἀκοὴ μήτε ὄψις μήτε ἀλγηδὼν μηδέ τις ἡδονή ἀλλ᾽ ὅτι μάλιστα αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνηται ἐῶσα χαίρειν τὸ σῶμα καὶ καθ᾽ ὅσον δύναται μὴ κοινωνοῦσα αὐτῷ μηδ᾽ ἁπτομένη ὀρέγηται τοῦ ὄντος - Ἔστι ταῦτα - Οὐκοῦν καὶ ἐνταῦθα ἡ τοῦ φιλοσόφου ψυχὴ μάλιστα ἀτιμάζει τὸ σῶμα καὶ φεύγει ἀπ᾽ αὐτοῦ ζητεῖ δὲ αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνεσθαι - Φαίνεται45

Socrate emploie explicitement lrsquoexpression καθ᾽ ὅσον δύναται que nous traduisons par

laquo dans la mesure du possible raquo il nrsquoignore donc pas que couper totalement la

communication entre lrsquoacircme et le corps est impossible aussi longtemps que ce dernier est

vivant de fait le corps ne se tait deacutefinitivement que dans la mort laquelle peut donc

constituer un espoir seacuteduisant pour le philosophe lrsquoespoir de devenir laquo pur esprit raquo Platon

devait avoir une conscience aigueuml des entraves que les neacutecessiteacutes corporelles peuvent

opposer agrave lrsquoambition de celui qui fait profession de philosophe agrave cet eacutegard il serait tentant

de consideacuterer que ce mode de vie philosophique mis en pratique par Socrate serait aussi

celui que procircne le discours de Pausanias dans le Banquet discours qui paraicirct deacutejagrave deacutefinir ce

que constitue lrsquoamour laquo platonique raquo unissant Socrate agrave Alcibiade cet amour srsquoattachant

davantage agrave lrsquoacircme qursquoau corps et qui ne serait pas πονηρὸς (pervers) ndash ce nrsquoest

eacutevidemment pas si simple eacutetant donneacute que le discours extrecircmement steacutereacuteotypeacute de

Pausanias compte au mecircme titre que les discours preacuteceacutedant celui de Socrate parmi les

eacuteloges laquo sophistiques raquo drsquoEros preacutesenteacutes comme autant de contre-exemples drsquoun discours

philosophique

45 Plat Pheacutedon [64b-d] laquo Nrsquoest-ce donc pas dans lrsquoacte de raisonner si jamais crsquoest le cas que se manifeste clairement agrave lrsquoacircme quelque chose de lrsquoecirctre ndash Oui ndash Et elle raisonne sans doute mieux quand rien ne la trouble ni lrsquoouiumle ni la vue ni une souffrance ni un plaisir quand au contraire elle est le plus possible replieacutee sur elle-mecircme ayant donneacute congeacute au corps et quand ayant coupeacute la communication et le contact avec lui dans la mesure du possible elle tend vers lrsquoecirctre ndash Crsquoest tout agrave fait ccedila ndash Nrsquoest-ce pas aussi dans cet eacutetat que lrsquoacircme du philosophe meacuteprise le plus le corps et le fuit et qursquoelle cherche agrave se replier sur elle-mecircme ndash Il semble bien raquo

34

Πονηρὸς δ᾽ ἐστὶν ἐκεῖνος ὁ ἐραστὴς ὁ πάνδημος ὁ τοῦ σώματος μᾶλλον ἢ τῆς ψυχῆς ἐρῶν καὶ γὰρ οὐδὲ μόνιμος ἐστιν ἅτε οὐδὲ μονίμου ἐρῶν πράγματος Ἅμα γὰρ τῷ τοῦ σώματος ἄνθει λήγοντι οὗπερ ἤρα ldquoοἴχεται ἀποπτάμενοςrdquo πολλοὺς λόγους καὶ ὑποσχέσεις καταισχύνας ὁ δὲ τοῦ ἤθους χρηστοῦ ὄντος ἐραστὴς διὰ βίου μένει ἅτε μονίμῳ συντακείς46

Crsquoest faute de mieux que nous traduisons μόνιμος par laquo stable raquo qui a cependant lrsquoavantage

relatif contrairement agrave lrsquoadjectif laquo constant raquo proposeacute par Leacuteon Robin de ne pas faire

lrsquoeacuteconomie de la nuance drsquoimmuabiliteacute calqueacutee sur celle que les Grecs attribuent

ordinairement au monde que le terme μόνιμος recouvre mecircme si laquo constant raquo se justifie

pour exalter lrsquoindeacutefectibiliteacute drsquoune relation amoureuse il est en tout cas judicieux drsquoeacutetablir

un lien entre la conception grecque ordinaire du monde et le discours de Pausanias celui-ci

raisonnant en Atheacutenien moyen et se faisant le relais drsquoune meacutefiance spontaneacutee agrave lrsquoeacutegard du

corps qui nrsquoa le plus souvent rien de reacutefleacutechi cette moindre digniteacute attribueacutee au corps au

nom de son caractegravere changeant est en effet davantage laquo sentie raquo plutocirct que laquo sue raquo aussi

bien par tout un chacun que par Pausanias lui-mecircme auquel il serait drsquoailleurs facile de

reacutepliquer qursquoil nrsquoest pas si certain que ccedila que le caractegravere soit moins changeant que le

corps on est souvent surpris de voir une personne srsquoaigrir ou se bonifier avec le temps En

tout eacutetat de cause Pausanias est bien un repreacutesentant de la superstition au mecircme titre que

Ceacutephale avec lequel il a en commun lrsquoobeacuteissance aveugle agrave une tradition scleacuteroseacutee qursquoil

cite mais qursquoil ne questionne pas voire ne comprend mecircme pas la formule οἴχεται

ἀποπτάμενος est un emprunt direct agrave lrsquoIliade47 qui plus est sorti de son contexte celui du

songe drsquoAgammemnon non content de citer ses classiques hors de propos pour faire

eacutetalage de son savoir Pausanias donne des reacuteponses toutes faites au lieu de poser des

questions et se situe donc aux antipodes de lrsquoattitude philosophique ndash Jacques Lacan ira

mecircme plus loin en soulignant que Pausanias parle non seulement en Atheacutenien moyen mais

aussi en Atheacutenien moyen aiseacute son discours nrsquoaccordant de leacutegitimeacute agrave lrsquoamour qursquoagrave la

condition qursquoil soit laquo une bonne affaire raquo au sens presque commercial du terme le

concevant comme un investissement qui doit ecirctre payeacute de retour les valeurs morales se

substituant aux valeurs financiegraveres drsquoune faccedilon que nrsquoaurait pas renieacutee la bourgeoisie du

XIXe siegravecle laquo Tout le discours srsquoeacutelabore en fonction drsquoune cotation des valeurs drsquoune

recherche des valeurs coteacutees Il srsquoagit bel et bien de placer ses fonds drsquoinvestissement

46 Plat Banquet [183d-e] laquo Celui qui est pervers est lrsquoamant pandeacutemien aimant davantage le corps que lrsquoacircme et il nrsquoest pas stable non plus aimant une chose qui nrsquoest pas plus stable En effet degraves que le corps cesse drsquoecirctre dans sa fleur ce pourquoi il lrsquoaimait il part en srsquoenvolant deacuteshonorant ses nombreux discours et promesses En revanche celui qui aime un caractegravere parce qursquoil est noble est stable pour la vie eacutetant donneacute qursquoil se joint agrave quelque chose de stable raquo 47 Ὣς ὁ μὲν εἰπὼν ᾤχετrsquo ἀποπτάμενος Iliade 2 71 laquo Ayant ainsi parleacute il part en srsquoenvolant raquo

35

psychiques raquo48 Il serait donc erroneacute de penser que lrsquoopinion de Pausanias reflegravete lrsquoune des

composantes de la vie de Socrate drsquoautant qursquoen deacutepit de lrsquoacception galvaudeacutee qursquoa pris

aujourdrsquohui lrsquoexpression laquo amour platonique raquo il serait malhonnecircte de preacutetendre que

Socrate de son vivant ait totalement deacutedaigneacute le commerce avec le corps comme le

rappelle Francis Wolff

laquo Cet homme que lrsquoon dit tempeacuterant parle vert et boit sec Cet intellectuel que lrsquoon imagine toujours perdu dans ses nuages gris et meacuteprisant la couleur des choses sait mieux qursquoun autre croquer la vie de ses larges macircchoires il danse et joue de la lyre si ses yeux sont agrave fleur de tecircte crsquoest pour mieux voir de tous les cocircteacutes assure-t-il si ses narines sont retrousseacutees crsquoest pour mieux sentir Et ses legravevres eacutepaisses ne font-elles pas des baisers plus sensuels On le veut chaste on le deacutecrit restant de marbre face aux avances du bel Alcibiade qui srsquoeacutetait glisseacute dans son lit mais on le voit souvent entoureacute drsquoune foule de mignons dont il ne deacutedaigne pas la compagnie troubleacute par la beauteacute de Charmide il veut dit-il en deacuteshabiller lrsquoacircme avant drsquoen effeuiller le corps raquo49

Agrave aucun moment la lettre des eacutecrits Platon ne va agrave lrsquoencontre de cette vision laquo sensuelle raquo

du maicirctre certes Socrate est bien laquo un homme qui le plus possible deacutelie lrsquoacircme du

commerce du corps raquo50 mais lrsquoimportant dans cette deacutefinition du philosophe emprunteacutee agrave

Festugiegravere est justement dans la locution adverbiale laquo le plus possible raquo aussi longtemps

que lrsquoon vit il est impossible de faire totalement abstraction du corps mais il est

envisageable de le mettre de cocircteacute dans une certaine mesure et cette expeacuterience suffit agrave ce

que lrsquoon en arrive agrave envisager le corps comme un fardeau dont la penseacutee pure ne peut rien

attendre et qursquoil serait donc juste de consideacuterer comme une ϕρουρά pour reprendre le

terme employeacute par Socrate dans une formule emprunteacutee aux mystegraveres ὡς ἔν τινι φρουρᾷ

ἐσμεν οἱ ἄνθρωποι καὶ οὐ δεῖ δὴ ἑαυτὸν ἐκ ταύτης λύειν οὐδ᾽ ἀποδιδράσκειν51 Leacuteon

Robin de son propre aveu a traduit le terme ϕρουρά par laquo garderie raquo faute de mieux et

mecircme lrsquoexpression laquo poste de garde raquo est trop faible pour rendre tout le sens du terme grec

qui deacutesigne eacutegalement une prison cette polyseacutemie est difficile agrave restituer dans le franccedilais

actuel et ne se fait drsquoailleurs sentir que par la juxtaposition des deux verbes λύειν et

ἀποδιδράσκειν entre lesquels la diffeacuterence est du mecircme ordre que celle qui existe entre la

situation du soldat deacuteserteur et celle du prisonnier eacutevadeacute Cette complexiteacute de lrsquoexpression

peut neacuteanmoins ecirctre surmonteacutee si lrsquoon srsquoaccorde agrave dire qursquoelle permet drsquoenvisager le corps

comme une place que les dieux assignent agrave lrsquoacircme et exprime le fait qursquohabiter un corps et

lrsquoanimer est le rocircle assigneacute agrave lrsquoacircme humaine sa place sur terre place que lrsquohomme ne

48 LACAN Jacques Le seacuteminaire VIII Le transfert p73 49 WOLFF Francis Socrate p12 50 FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Les trois laquo protreptiques raquo de Platon Euthydegraveme Pheacutedon Eacutepinomis p78 51 Plat Pheacutedon [62b] laquo Crsquoest dans quelque poste de garde que nous les hommes vivons et il ne faut ni srsquoen libeacuterer soi-mecircme ni srsquoen eacutechapper raquo

36

choisit pas et agrave laquelle il faut cependant savoir se tenir loin drsquoecirctre superstitieuse

lrsquoattitude de Socrate consiste en un consentement agrave la vie telle qursquoelle est donneacutee aux

hommes crsquoest-agrave-dire aussi agrave la condition de la mortaliteacute et crsquoest pourquoi le philosophe

confiant en lrsquoordre des choses ne cherche pas agrave se faire bien voir des dieux agrave tout prix

quand la mort est proche comme Ceacutephale ni ne deacutevalue systeacutematiquement le domaine

corporel comme Pausanias

2 Une deacutemonstration strictement logique

Toute preacutesence eacuteventuelle de la superstition dans les propos de Socrate eacutetant

eacutecarteacutee il faut aussi souligner qursquoen deacutepit de ce que ses arguments peuvent avoir

drsquoinsatisfaisants pour une conscience moderne (ne serait-ce qursquoen raison de leur apparente

juxtaposition qui les eacuteloigne des grandes deacutemonstrations systeacutematiques caracteacuterisant la

philosophie moderne) ils nrsquoen ont pas moins la forme du raisonnement logique et nrsquoont agrave

aucun moment vocation agrave se reacutesumer agrave une seacuterie de formules persuasives comme peuvent

en produire les sophistes Ils sont mecircme strictement logiques au point de forcer le lecteur agrave

se confronter avec les limites du logos (limite nrsquoeacutetant pas synonyme de faiblesse) puisqursquoil

srsquoy avegravere que lrsquoideacutee du neacuteant ante vitam et post mortem nrsquoest pas simplement intoleacuterable

eacutethiquement mais surtout inconcevable logiquement ndash ici commence lrsquoexamen proprement

dit des arguments tels qursquoils sont preacutesenteacutes dans le Pheacutedon qui respectera la dynamique du

dialogue et commencera donc par lrsquoargument de la solidariteacute des contraires deacutejagrave effleureacute

preacuteceacutedemment

Οὐκ ἐναντίον μὲν φῂς τῷ ζῆν τὸ τεθνάναι εἶναι - Ἔγωγε - Γίγνεσθαι δὲ ἐξ ἀλλήλων - Ναί - Ἐξ οὖν τοῦ ζῶντος τί τὸ γιγνόμενον - Τὸ τεθνηκός ἔφη - Τί δέ ἦ δ᾽ ὅς ἐκ τοῦ τεθνεῶτος - Ἀναγκαῖον ἔφη ὁμολογεῖν ὅτι τὸ ζῶν - Ἐκ τῶν τεθνεώτων ἄρα ὦ Κέβης τὰ ζῶντά τε καὶ οἱ ζῶντες γίγνονται - Φαίνεται ἔφη52

Nous avons bien affaire ici agrave un syllogisme rigoureux qui fait de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

une exigence drsquoordre logico-physique ce nrsquoest pas par hasard si Ceacutebegraves dit qursquoil est

ἀναγκαῖον (neacutecessaire) de reconnaicirctre que la conclusion du raisonnment est fondeacutee Drsquoune

part drsquoun point de vue logique il nrsquoy a effectivement rien agrave reacutepondre lrsquoapplication stricte

de lrsquoargument des contraires a bel et bien pour conseacutequence que la vie doit naicirctre de la

52 Plat Pheacutedon [71d-e] laquo Ne dis-tu pas que mourir est le contraire de vivre ndash Oui je le dis ndash Et qursquoils srsquoengendrent lrsquoun de lrsquoautre ndash Oui ndash Donc qursquoest-ce qui provient du vivant ndash Ce qui est mort dit-il ndash Et qursquoest-ce qui provient de ce qui est mort reprit-il ndash Il est neacutecessaire reacutepondit-il de reconnaicirctre que crsquoest le vivant ndash Crsquoest donc des choses mortes Ceacutebegraves que proviennent les choses vivantes et les ecirctres vivants avec elles ndash Il semble bien reacutepondit-il raquo

37

mort et reacuteciproquement ndash le statu divin reconnu en Gregravece agrave la notion drsquoἀνάγκη donne toute

son poids agrave la reacuteponse de Ceacutebegraves Drsquoautre part drsquoun point de vue physique si la mort

naissait de la vie sans que la vie naisse de la mort il y aurait un deacuteseacutequilibre totalement

incompatible avec la conception grecque de la nature comprise comme un laquo cosmos raquo

organiseacute le risque est que si la vie ne naicirct pas de la mort comme la mort naicirct de la vie

χωλὴ ἔσται ἡ φύσις53 or la conception de la nature comme parfait eacutequilibre (cette conception

fait de la logique et de la physique deux sciences compleacutementaires pour ne pas dire mecircme

deux faces drsquoune mecircme science) est tellement eacutevidente pour un Grec qursquoil nrsquoest pas

rationnellement admissible que la vie puisse venir du neacuteant et donc encore moins qursquoelle

puisse y revenir or si nous savons parfaitement drsquoougrave vient le corps nous ne savons pas

avec la mecircme exactitude drsquoougrave vient lrsquoacircme (lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est trop souvent

comprise comme le fait que lrsquoacircme survive agrave la mort corporelle mais elle doit aussi ecirctre

comprise comme le fait que lrsquoacircme vive avant la naissance corporelle) lrsquoacte procreacuteateur

est tout ce qursquoil y a de plus mateacuteriel et il nrsquoest pas a priori logique qursquoil permettre la

production drsquoun laquo animal raisonnable raquo capable de produire des raisonnements sans que

lrsquointervention drsquoune cause suppleacutementaire ne puisse lrsquoexpliquer Nous voilagrave donc

logiquement contraints drsquoadmettre que lrsquoacircme vient drsquoun ailleurs qui ne peut ecirctre le neacuteant Agrave

cet eacutegard cette conception de lrsquoacircme peut apparaicirctre comme un corollaire direct de la

conception platonicienne de la nature si lrsquoacircme nrsquoeacutetait pas comprise comme immortelle

cette laquo physique raquo (au sens fort du terme) qui se veut parfaitement logique et qui nrsquoadmet

pas le neacuteant srsquoeffondrerait on ne peut donc parler drsquoune simple croyance cette ideacutee nrsquoa

rien drsquoeacutetrange pour un Grec et en deacuteduire que lrsquoacircme est immortelle semble drsquoune logique agrave

toute eacutepreuve Drsquoun certain point de vue Platon propose ici des ideacutees qui se veulent

coheacuterentes par rapport agrave une conception physique constitutive de lrsquoesprit de son temps et agrave

laquelle il tient en tant qursquoelle maintient intacte la possibiliteacute drsquoune connaissance coheacuterente

du monde son adheacutesion agrave lrsquoideacutee de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme teacutemoigne donc drsquoune exigence

de coheacuterence et de logique extrecircmement pousseacute et il ne srsquoappuie sur la tradition que dans la

mesure ougrave celle-ci nrsquoest pas invalideacutee par ladite exigence ndash crsquoest dire si lrsquoinvocation de la

tradition citeacutee plus haut ne doit pas ecirctre comprise comme un argument drsquoautoriteacute

Le deuxiegraveme argument celui de la reacuteminiscence avait deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacute dans le

Meacutenon agrave ceci pregraves que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme y avait eacuteteacute aussitocirct invoqueacutee pour justifier la

theacuteorie de la reacuteminiscence avant mecircme que cette derniegravere ne soit formuleacutee

53 Plat Pheacutedon [71e] laquo La nature sera boiteuse raquo

38

φασὶ γὰρ τὴν ψυχὴν τοῦ ἀνθρώπου εἶναι ἀθάνατον καὶ τοτὲ μὲν τελευτᾶνmdashὃ δὴ ἀποθνῄσκειν καλοῦσιmdashτοτὲ δὲ πάλιν γίγνεσθαι ἀπόλλυσθαι δ᾽ οὐδέποτε δεῖν δὴ διὰ ταῦτα ὡς ὁσιώτατα διαβιῶναι τὸν βίον () Ἅτε οὖν ἡ ψυχὴ ἀθάνατός τε οὖσα καὶ πολλάκις γεγονυῖα καὶ ἑωρακυῖα καὶ τὰ ἐνθάδε καὶ τὰ ἐν Ἅιδου καὶ πάντα χρήματα οὐκ ἔστιν ὅτι οὐ μεμάθηκεν ὥστε οὐδὲν θαυμαστὸν καὶ περὶ ἀρετῆς καὶ περὶ ἄλλων οἷόν τ εἶναι αὐτὴν ἀναμνησθῆναι ἅ γε καὶ πρότερον ἠπίστατο Ἅτε γὰρ τῆς φύσεως ἁπάσης συγγενοῦς οὔσης καὶ μεμαθηκυίας τῆς ψυχῆς ἅπαντα οὐδὲν κωλύει ἓν μόνον ἀναμνησθέντα - ὃ δὴ μάθησιν καλοῦσιν ἄνθρωποι - τἆλλα πάντα αὐτὸν ἀνευρεῖν ἐάν τις ἀνδρεῖος ᾖ καὶ μὴ ἀποκάμνῃ ζητῶν τὸ γὰρ ζητεῖν ἄρα καὶ τὸ μανθάνειν ἀνάμνησις ὅλον ἐστίν54

Dans le Meacutenon crsquoeacutetait donc encore le fait que lrsquoacircme soit immortelle qui nrsquoeacutetait pas remis

en question qui expliquait la reacuteminiscence laquelle expliquait la connaissance autre que

sensible autrement plus mysteacuterieuse mecircme pour un Grec Le Pheacutedon opegravere un

renversement de ce rapport crsquoest deacutesormais la reacuteminiscence qui est mobiliseacutee pour

justifier la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ce qui ne donne pas lieu agrave lrsquoeacutechelle des reacutecits agrave

un cercle vicieux puisque Socrate srsquoadresse dans chaque dialogue agrave un public tregraves

diffeacuterent son interlocuteur dans le Meacutenon est un noble eacutetranger attacheacute agrave la tradition

hellegravene mais peu au fait des theacuteories socratiques dans le Pheacutedon au contraire ses

contradicteurs sont des proches de Socrate qui ont beacuteneacuteficieacute de son enseignement mais ont

quelque peu oublieacute la tradition agrave ses compagnons Socrate explique le fait que nous

puissions avoir connaissance drsquoessences telles que αὐτὸ τὸ ἴσον (lrsquoeacutegal en soi) en posant

que lrsquoacircme quand elle eacutetait encore seacutepareacutee du corps a eu un accegraves direct agrave ces ideacutees

intelligibles accegraves direct qui lui est deacutesormais interdit non seulement parce que lrsquoacircme ne

vit plus dans le monde propre agrave ces ideacutees mais aussi parce que le corps vient en brouiller la

compreacutehension pleine et entiegravere Ἦσαν ἄρα ὦ Σιμμία αἱ ψυχαὶ καὶ πρότερον πρὶν εἶναι

ἐν ἀνθρώπου εἴδει χωρὶς σωμάτων καὶ φρόνησιν εἶχον55 Nous pouvons parler agrave bon droit

drsquoune nouvelle manifestation du souci de coheacuterence de Platon il semble que srsquoil

nrsquoadmettait pas que lrsquoacircme eacutetait immortelle et avait veacutecu avant mecircme que le corps ne vive

sa compreacutehension de la connaissance en termes de reacuteminiscence perdrait sa leacutegitimiteacute or il

est capital pour Platon de sauvegarder lrsquoideacutee de reacuteminiscence en tant qursquoelle leacutegitime une

part importante de la pratique de la philosophie telle que lrsquoenvisageait son maicirctre agrave savoir

lrsquoart de la maiumleutique consistant agrave faire accoucher autrui des savoirs dont il est deacutejagrave porteur

54 Plat Meacutenon [81b-d] laquo Il est dit que lrsquoacircme de lrsquohomme est immortelle et que tantocirct elle quitte la vie ndash ce qursquoon appelle mourir ndash tantocirct elle y revient mais qursquoelle nrsquoest jamais deacutetruite il faut donc pour cette raison mener sa vie le plus pieusement possible (hellip) Lrsquoacircme eacutetant immortelle et renaissant plusieurs fois ayant donc tout vu et tout appris ici-bas et dans lrsquoHadegraves il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoelle ait des souvenirs sur lrsquoexcellence et sur les autres sujets et qursquoelle se ressouvienne de ce qursquoelle en a connu preacuteceacutedemment La nature entiegravere eacutetant homogegravene et lrsquoacircme ayant des souvenirs sur tout rien ne lrsquoempecircche qursquoune seule reacuteminiscence ndash ce que les hommes appellent savoir ndash lui fasse deacutecouvrir toutes les autres pour peu qursquoil soit courageux et qursquoil ne renonce pas agrave chercher car la recherche et le savoir forment ensemble la reacuteminiscence raquo 55 Plat Pheacutedon [76c] laquo Degraves lors Simmias les acircmes existaient aussi avant leur existence dans une forme drsquohomme seacutepareacutement des corps et en possession de la sagesse raquo

39

sans forceacutement le savoir cette τέχνη que Socrate compare dans le Theacuteeacutetegravete agrave celle de sa

megravere la sage-femme Pheacutenaregravete56 La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme occupe donc une

place de choix dans le projet platonicien dans la mesure ougrave elle contribue agrave donner sa

leacutegitimiteacute agrave la pratique de la philosophie comprise comme maiumleutique puisque le savoir

ne vient pas du neacuteant et que chacun est supposeacute en avoir pris jadis connaissance avant de

le laquo perdre de vue raquo en entrant dans la vie corporelle alors chacun est agrave mecircme de partir agrave la

reconquecircte de ce savoir pour peu qursquoil en ait la volonteacute et qursquoil soit guideacute dans cette voie

par un maicirctre ndash mecircme en soulignant comme Emmanuelle Joueumlt-Pastreacute que la

repreacutesentation des Ideacutees platoniciennes ne doit pas ecirctre prise au pied de la lettre est que

lrsquoenjeu est laquo drsquoapprendre agrave voir moins autre chose que de voir diffeacuteremment raquo57 on nrsquoen

doit pas moins mettre lrsquoaccent sur la bonne volonteacute dont doit faire preuve lrsquoapprenti

laquo recevoir une bonne eacuteducation crsquoest se libeacuterer du point de vue partiel que nous avons

spontaneacutement sur les choses pour acqueacuterir par un deacutetour un autre type de regard de point

de vue une autre attitude par rapport aux choses raquo58 et ce nrsquoest eacutevidemment pas par hasard

si madame Joueumlt-Pastreacute eacutecrit bien laquo se libeacuterer raquo plutocirct qursquolaquo ecirctre libeacutereacute raquo

Le troisiegraveme argument du Pheacutedon repose sur une opposition point par point entre

les caracteacuteristiques de lrsquoacircme (incomposeacutee inalteacuterable et invisible) et celles du corps

(composeacute alteacuterable et visible) Cette opposition avait deacutejagrave eacuteteacute sous-entendue degraves le deacutebut

du dialogue lorsque la mort avait eacuteteacute deacutefinie comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps en

effet si lrsquoacircme est virtuellement seacuteparable du corps il est probable qursquoelle diffegravere

ontologiquement de ce dernier dont elle ne deacutepend pas et rien ne srsquooppose agrave ce qursquoelle

soit simple et encore moins agrave ce qursquoelle lui survive Lrsquoopposition ontologique entre lrsquoacircme

et le corps telle qursquoelle se trouve formuleacutee par Platon nrsquoest certainement pas le fait de ce

dernier qui se fait ici le relais drsquoune conception que peut avoir tout homme capable de se

rendre compte qursquoil nrsquoest pas purement corporel ndash crsquoest sans doute pour cette raison que

Platon nrsquoavait pas jugeacute utile drsquoen faire eacutetat plus tocirct Une fois admis que lrsquoindividu humain

est composeacute drsquoacircme et de corps les caracteacuteristiques que Platon reconnait agrave la premiegravere au

deacutetriment du second srsquoimposent pour ainsi dire drsquoelles-mecircmes on ne voit pas lrsquoacircme elle

est laquo donc raquo invisible lrsquoacircme ne semble pas affecteacutee par les maux dont souffre le corps du

moins pas au mecircme titre que ce dernier et puisque lrsquoactiviteacute psychique peut se poursuivre

56 τὴν δὲ μαιείαν ταύτην ἐγώ τε καὶ ἡ μήτηρ ἐκ θεοῦ ἐλάχομεν Plat Theacuteeacutetegravete [210c] laquo Moi et ma megravere avons obtenu du dieu cet art drsquoaccoucher raquo 57 JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 7 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 58 Ibid

40

dans la souffrance elle est laquo donc raquo inalteacuterable et enfin si lrsquoacircme eacutetait composeacutee elle

pourrait ecirctre disloqueacutee ce qui ne srsquoest jamais produit elle est laquo donc raquo incomposeacutee

Eacutevidemment ces eacutenonceacutes ne sont des syllogimes qursquoen apparence et expriment une

compreacutehension de lrsquoacircme qui tire lrsquoessentiel de sa valeur du fait qursquoelle nrsquoa jamais eacuteteacute

infirmeacutee par lrsquoexpeacuterience plutocirct qursquoinvisible et incomposeacutee il est plus juste de dire que

lrsquoacircme nrsquoa jamais eacuteteacute vue et qursquoelle nrsquoa jamais pu ecirctre comprise comme eacutetant composeacutee

Crsquoest cependant en vertu de ces caracteacuteristiques communeacutement admises de lrsquoacircme que

Platon en arrive agrave dire qursquoelle est immortelle puisqursquoelle est inalteacuterable invisible et

incomposeacutee elle possegravede les mecircmes caracteacuteristiques que les ideacutees intelligibles il y a donc

une sympathie de lrsquoacircme pour cet ordre de choses Il convient drsquoailleurs drsquoinsister sur ce

terme de laquo sympathie raquo puisqursquoil nrsquoest pas veacuteritablement question drsquoune appartenance

stricto sensu au monde intelligible mais plutocirct pour reprendre une expression populaire

drsquoun certain laquo air de famille raquo Lrsquoexposeacute platonicien relatif agrave lrsquoappartenance de lrsquoacircme au

monde des intelligibles agrave tout prendre nrsquoest guegravere satisfaisant drsquoun point de vue

strictement logique et de fait il nrsquoen a pas la vocation un tel exposeacute pourrait ecirctre ouvert

par la formule laquo tout porte agrave croire que raquo plutocirct que par laquo il est incontestable que raquo cette

appartenance au monde des ideacutees est pressentie plutocirct que veacuteritablement sue valideacutee

empiriquement plutocirct que logiquement et le champ lexical utiliseacute reacutevegravele drsquoailleurs qursquoil

nrsquoest question que drsquoune certaine ressemblance dont les raisons drsquoecirctre ne sont pas

expliciteacutees comme le rendent manifeste des expressions telles que ὡς συγγενὴς οὖσα

αὐτοῦ59 ou le superlatif ὁμοιότατον60 Mais puisque laquo tout porte agrave croire raquo que lrsquoacircme est

immortelle puisque cette ideacutee nrsquoest pas de nature agrave choquer le sens commun puisque crsquoest

ce qui semble srsquoimposer sur la base du peu de choses que nous savons de notre acircme alors

il nrsquoy a aucune raison pour en craindre la dissolution Socrate deacutefend en toute confiance

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme parce qursquoil sait que loin drsquoecirctre une ideacutee si eacutetrange elle est au

contraire lrsquoideacutee qui srsquoimpose drsquoelle-mecircme agrave lrsquohomme qui prend connaissance de son ecirctre

le philosophe y croit non pas parce qursquoil a besoin de se rassurer mais parce que crsquoest ce qui

lui apparait avec le plus drsquoeacutevidence ce qursquoil y a de plus logique en lrsquoeacutetat actuel de ses

connaissances De toute faccedilon et ici se justifie pleinement la juxtaposition apparemment

hasardeuse des arguments aussi faible ce troisiegraveme argument puisse-t-il paraicirctre il est

deacutejagrave preacute-eacutetayeacute par les deux preacuteceacutedents qui ne reposent pas sur un sentiment mais bien sur

un souci de coheacuterence du philosophe envers une conception du monde du savoir et de

59 Plat Pheacutedon [79d] laquo En raison du fait qursquoelle est du mecircme genre que cela raquo 60 Plat Pheacutedon [64c] laquo Le plus semblable raquo

41

lrsquohomme dont il nrsquoest pas lrsquoinventeur et qursquoil fait cependant sienne en tant qursquoelle satisfait

lrsquoexigence de logique et mecircme la soutient en assurant qursquoelle nrsquoest pas voueacutee agrave lrsquoeacutechec

Apregraves ces trois arguments viennent les objections de Simmias et de Ceacutebegraves

Lrsquoobjection de Simmias reposant sur la thegravese de lrsquoacircme-harmonie est relativement facile agrave

reacutefuter et les commentateurs en geacuteneacuteral ne srsquoy attardent guegravere celle de Ceacutebegraves en

revanche relance la discussion

- Ἀποκρίνου δή ἦ δ᾽ ὅς ᾧ ἂν τί ἐγγένηται σώματι ζῶν ἔσται - Ὧι ἂν ψυχή ἔφη - Οὐκοῦν ἀεὶ τοῦτο οὕτως ἔχει - Πῶς γὰρ οὐχί ἦ δ᾽ ὅς- Ψυχὴ ἄρα ὅτι ἂν αὐτὴ κατάσχῃ ἀεὶ ἥκει ἐπ᾽ ἐκεῖνο φέρουσα ζωήν - Ἥκει μέντοι ἔφη - Πότερον δ᾽ ἔστι τι ζωῇ ἐναντίον ἢ οὐδέν - Ἔστιν ἔφη - Τί - Θάνατος - Οὐκοῦν ψυχὴ τὸ ἐναντίον ᾧ αὐτὴ ἐπιφέρει ἀεὶ οὐ μή ποτε δέξηται ὡς ἐκ τῶν πρόσθεν ὡμολόγηται - Καὶ μάλα σφόδρα ἔφη ὁ Κέβης - Τί οὖν Τὸ μὴ δεχόμενον τὴν τοῦ ἀρτίου ἰδέαν τί νυνδὴ ὠνομάζομεν - Ἀνάρτιον ἔφη - Τὸ δὲ δίκαιον μὴ δεχόμενον καὶ ὃ ἂν μουσικὸν μὴ δέχηται - Ἄμουσον ἔφη τὸ δὲ ἄδικον - Εἶεν ὃ δ᾽ ἂν θάνατον μὴ δέχηται τί καλοῦμεν - Ἀθάνατον ἔφη - Οὐκοῦν ψυχὴ οὐ δέχεται θάνατον - Οὔ - Ἀθάνατον ἄρα ψυχή - Ἀθάνατον61

Les interlocuteurs srsquoaccordent agrave dire que si chaque chose naicirct de son contraire cela

nrsquoempecircche pas ces contraires de srsquoexclure mutuellement ndash cela lrsquoempecircche mecircme drsquoautant

moins que la naissance drsquoun des contraires preacutesuppose la disparition de lrsquoautre donc si la

vie nait de la mort et la mort de la vie cela nrsquoempecircche pas que lrsquoacircme en tant qursquoelle

apporte la vie au corps ne peut pas recevoir la mort Dans le contexte preacutecis de cette

discussion ougrave Socrate fait montre de son talent agrave coincer litteacuteralement son contradicteur

pour le forcer agrave admettre ce qursquoil nrsquoeacutetait pas disposeacute agrave reconnaicirctre ἀθάνατον meacuterite drsquoecirctre

traduit par laquo non-sujet agrave la mort raquo dans la mesure ougrave mecircme si la formule nrsquoest pas

eacuteleacutegante elle met mieux en valeur le paralleacutelisme absolu instaureacute entre la relation

qursquoentretiennent la vie et la mort et les autres relations entre contraires paralleacutelisme qui ne

transparait pas de faccedilon satisfaisante avec lrsquoadjectif laquo immortel raquo ou mecircme la peacuteriphrase de

compromis proposeacutee par Leacuteon Robin laquo non-mortel raquo la rigueur qui preacuteside agrave

lrsquoinstauration de ce paralleacutelisme meacuterite en effet drsquoecirctre souligneacutee car crsquoest une nouvelle fois

en vertu drsquoun raisonnement logique qui prend la stricte forme du syllogisme que Platon

conclut que lrsquoacircme est immortelle On notera certes que cette deacutemonstration est

61 Plat Pheacutedon [105c-e] laquo Reacuteponds donc dit-il qursquoest-ce qui est preacutesent dans un corps et fait que celui-ci est vivant ndash Crsquoest lrsquoacircme reacutepondit-il ndash En est-il donc toujours ainsi ndash Comment en effet le nier ndash Degraves lors quel que soit ce dont lrsquoacircme srsquoest empareacutee elle est toujours venue vers cela en apportant la vie ndash Elle est bien venue ainsi fit-il ndash Et y a-t-il un contraire de la vie ou non ndash Il y en a un reacutepondit-il ndash Lequel ndash La mort ndash Lrsquoacircme ne recevra donc jamais en elle le contraire de ce qursquoelle apporte toujours avec elle comme nous en sommes tombeacutes drsquoaccord auparavant ndash Tout agrave fait au plus haut point ndash Et donc Comment a-t-on nommeacute tout agrave lrsquoheure ce qui ne reccediloit pas en soi la nature du pair ndash Non-pair dit ndashCe qui ne reccediloit la nature du juste et ne reccediloit pas celle de lrsquoinstruit ndash Non-juste dit-il et non-instruit ndash Et bien Comment appelle-t-on ce qui ne reccediloit pas en lui la mort ndash Non-sujet agrave la mort dit-il ndash Lrsquoacircme ne reccediloit pas en elle la mort nrsquoest-ce pas ndash Non ndash Lrsquoacircme nrsquoest donc pas sujette agrave la mort ndash Elle nrsquoest pas sujette agrave la mort raquo

42

directement solidaire de la theacuteorie des ideacutees intelligibles et que si Platon nrsquoadmettait pas

au moins sous ce rapport lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme il serait ameneacute agrave renoncer agrave une theacuteorie

(ou plutocirct une hypothegravese62) tregraves importante pour lui ne serait-ce que parce qursquoun tel

renoncement saperait les fondements mecircmes de la maiumleutique et donc de son

enseignement ndash ce qui permet de deacutepasser lrsquoillusion drsquoune simple juxtaposition des

arguments qui dans les faits se soutiennent mutuellement il nrsquoest cependant pas

neacutecessaire pour autant drsquoavoir lrsquohypothegravese des Ideacutees agrave lrsquoesprit pour avoir du mal agrave admettre

que ce qui apporte la vie au corps soit mortel une fois encore le philosophe adhegravere agrave

lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme par souci de coheacuterence et de logique et puisqursquoil a la

conviction de vivre dans un monde ougrave rien ne se perd ni ne se creacutee puisqursquoil envisage

lrsquoacquisition de la connaissance comme la reconquecircte de donneacutees perdues puisqursquoil

attribue agrave lrsquoacircme des caracteacuteristiques qui entrent en contradiction avec la possibiliteacute mecircme

de sa dissolution alors il serait absurde qursquoil pucirct avoir peur de la mort il en sait assez sur

lrsquoordre des choses pour savoir aussi qursquoil nrsquoa pas agrave redouter une mort se traduisant par un

aneacuteantissement total une telle chose eacutetant inconcevable logiquement

Tout cela nrsquoen rend que drsquoautant plus importante la lutte contre la misologie dans le

Pheacutedon crsquoest en effet au logos que Socrate doit la confiance qursquoil affiche face agrave la mort il

est donc vital de le sauver Il est plus urgent de sauvegarder le logos que de sauvegarder

lrsquoindividu Socrate qui nrsquoen meacuterite pas tant sauver Socrate de la mort ce nrsquoest que diffeacuterer

ce qui est de toute faccedilon ineacutevitable pour tout homme tandis que sauver le logos crsquoest lui

confirmer son statut de praxis digne drsquoecirctre pratiqueacutee par la posteacuteriteacute Dans les

circonstances preacutesentes si lrsquoon tenait agrave sauver la vie de Socrate agrave tout prix on prendrait

alors le risque comme lrsquoexprime la prosopopeacutee des Lois dans le Criton63 de le faire vivre

en eacutetat drsquoeacuteternel fuyard ce qui serait un remegravede pire que le mal ne serait-ce que parce que

le perpeacutetuel souci qursquoil aurait deacutesormais de la preacuteservation de son ecirctre le deacutetournerait de

lrsquoinvestigation philosophique et lrsquoempecirccherait de remplir la mission qui lui a eacuteteacute fixeacutee par

lrsquooracle de Delphes ce qui serait drsquoautant plus grave que cela donnerait du mecircme coup

raison agrave ceux qui lrsquoaccusaient drsquoimpieacuteteacute En revanche en sauvegardant le logos on

sauvegarde ce par quoi Socrate a acquis la conviction que son acircme eacutetait immortelle et

puisque la mort nrsquoest envisageacutee comme un changement heureux que pour celui qui vit par

le logos et pour qui la perte du corps nrsquoest pas source de chagrin alors on sauve bien

62 laquo Une hypothegravese neacutecessaire pour qui veut deacutepasser lrsquoopinion pour atteindre le savoir raquo JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 3 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 63 Cf Annexe 5

43

davantage Socrate en sauvegardant le logos plutocirct qursquoen cherchant agrave lui eacuteviter de boire le

poison Quiconque a peur de la mort ressent cette peur justement parce qursquoil est alogos au

sens ougrave il ne srsquoest jamais donneacute les moyen drsquoexercer suffisamment sa capaciteacute de raisonner

et srsquoest donc priveacute de ce qui lui aurait permis de deacutecouvrir que son acircme survivrait agrave son

corps a fortiori un tel homme entretient avec son corps un commerce outrancier lui

interdisant drsquoenvisager la perte de lien avec le corps autrement que comme une perte une

mutilation Cette opposition entre le philosophe est lrsquoindividu alogos a deacutejagrave eacuteteacute expliciteacutee

par Reacutemi Brague ndash dans un autre contexte il est vrai

laquo La raison de ce genre drsquoindividu nrsquoest pas son νοῦς mais sa raison sociale sa place dans la citeacute Crsquoest parce qursquoil ne possegravede pas sa raison en lui qursquoil doit la chercher au dehors dans une dimension infeacuterieure On peut se demander si ce ne serait pas lagrave le propre des natures non-philosophiques Le philosophe en revanche qui peut non seulement exister en dehors de la polis et malgreacute elle mais encore qui tire sa rationaliteacute de lui-mecircme dans la mesure ougrave lrsquoactiviteacute noeacutetique qursquoil deacuteploie lui fait contempler ce qui est nrsquoa besoin de la citeacute que pour assurer sa subsistance physique subsistance qui ne lrsquointeacuteresse que dans la mesure ougrave elle lui permet preacuteciseacutement de nrsquoavoir pas agrave srsquoy inteacuteresser raquo64

Lrsquohomme alogos redoute la mort parce qursquoil ne srsquoest pas donneacute les moyens intellectuels de

comprendre qursquoelle nrsquoest pas redoutable et le philosophe deacutemontrant que lrsquoacircme est

immortelle enjoint son auditeur agrave deacuteployer les efforts neacutecessaires pour en arriver agrave ce que

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme lui apparaisse comme une chose eacutevidente drsquoun point de vue

logique crsquoest ainsi que la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme srsquointegravegre dans le projet

peacutedagogique platonicien de formation des philosophes le projet de Platon de former les

meilleurs hommes possibles comme lrsquoindiquait la mention dans le Meacutenon de lrsquoobligation

de faire preuve de bonne volonteacute pour que la reacuteminiscence soit profitable Platon ne se

propose pas de rassurer mais plutocirct drsquoexhorter il ne srsquoagit pas drsquoinviter agrave se reposer sur

une promesse consolante mais drsquoexhorter agrave agir pour deacutecouvrir par soi-mecircme la veacuteriteacute sur

lrsquoacircme

3 Un enjeu Platon fondateur de lrsquoAcadeacutemie et reacuteformateur

En formulant de telles exhortations Platon raisonne bien eacutevidemment en tant que

fondateur de lrsquoAcadeacutemie cet eacutetablissement que Jean Brun deacutefinit comme laquo le premier

institut veacuteritablement organiseacute pour accueillir des eacutelegraveves raquo65 Si lrsquoon sait finalement assez

peu de choses sur cet eacutetablissement on en sait neacuteanmoins suffisamment pour le consideacuterer

64 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p66 65 BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie p12

44

sans anachronisme excessif comme une preacutefiguration de nos universiteacutes modernes il est

aussi agrave peu pregraves certain que les dialogues de Platon devaient refleacuteter la conception de

lrsquoenseignement qursquoil y appliquait et le simple fait qursquoil se soit exprimeacute en utilisant la forme

du dialogue illustre le fait qursquoil ne concevait pas lrsquoenseignement comme eacutetant agrave sens

unique Le Meacutenon met lrsquoaccent sur la neacutecessiteacute de faire montre de bonne volonteacute et

drsquoardeur au travail lorsque lrsquoon part en quecircte de savoir ce qui invite agrave penser que Platon fut

probablement tregraves longtemps avant les humanistes de la Renaissance lrsquoun des premiers agrave

consideacuterer lrsquoeacutelegraveve non pas comme un vase qursquoon remplit mais comme une feu qursquoon

allume lrsquoapprentissage de la philosophie ne saurait se reacutesumer agrave une reacuteception passive ni agrave

une meacutemorisation meacutecanique il demande agrave lrsquoeacutelegraveve un investissement reacuteel dans la

recherche de la veacuteriteacute ce qui suppose que le cours soit en reacutealiteacute une discussion agrave part

entiegravere agrave lrsquoopposeacute de la conception de lrsquoenseignement deacutenonceacutee par lrsquoeacutechange avec

Agathon dans le Banquet

ἔφη φάναι Σώκρατες παρ᾽ ἐμὲ κατάκεισο ἵνα καὶ τοῦ σοφοῦ ἁπτόμενός σου ἀπολαύσω ὅ σοι προσέστη ἐν τοῖς προθύροις δῆλον γὰρ ὅτι ηὗρες αὐτὸ καὶ ἔχεις οὐ γὰρ ἂν προαπέστης καὶ τὸν Σωκράτη καθίζεσθαι καὶ εἰπεῖν ὅτι εὖ ἂν ἔχοι φάναι ὦ Ἀγάθων εἰ τοιοῦτον εἴη ἡ σοφία ὥστ᾽ ἐκ τοῦ πληρεστέρου εἰς τὸ κενώτερον ῥεῖν ἡμῶν ἐὰν ἁπτώμεθα ἀλλήλων ὥσπερ τὸ ἐν ταῖς κύλιξιν ὕδωρ τὸ διὰ τοῦ ἐρίου ῥέον ἐκ τῆς πληρεστέρας εἰς τὴν κενωτέραν66

Fidegravele agrave sa revendication de non-savoir Socrate ne revendique pas explicitement drsquoecirctre le

πληρεστέρος (le plus plein) mais le point central de sa reacuteplique est dans son refus de

penser la transmission orale du savoir sur le modegravele du remplissage drsquoune coupe en

reacuteponse agrave Agathon qursquoil accuse de rabaisser lrsquoenseignement philosophique agrave cette activiteacute

mateacuterielle des plus basiques Platon ne nie cependant pas toute valeur agrave la transmission

orale du savoir de maicirctre agrave eacutelegraveve bien au contraire le Banquet en reacuteaffirme mecircme toute la

valeur puisque Socrate ne revendique agrave aucun moment la paterniteacute de ses ideacutees sur Eros et

affirme les avoir acquises au cours drsquoun entretien avec la precirctresse Diotime mais il faut

justement noter qursquoil srsquoagit bien drsquoun entretien au sens plein du terme au cours duquel

lrsquoeacutelegraveve ne reste nullement passif face au maicirctre il semble mecircme que Socrate se soit permis

de reacutepliquer agrave Diotime qui plus est avec une vigueur certaine καὶ ἐγώ πῶς λέγεις ἔφην

ὦ Διοτίμα αἰσχρὸς ἄρα ὁ Ἔρως ἐστὶ καὶ κακός καὶ ἥ οὐκ εὐφημήσεις ἔφη ἢ οἴει ὅτι ἂν

66 Plat Banquet [175c-d] Il lanccedila laquo Viens Socrate prends place pregraves de moi afin que je tire profit de ce que tu as deacutecouvert de savant ce qui srsquoest preacutesenteacute agrave toi dans le vestibule Car il est clair que tu lrsquoas trouveacute et que tu le possegravedes tu ne serais pas parti avant raquo Socrate srsquoassied et dit laquo Ce serait heureux semble-t-il Agathon si le savoir eacutetait tel qursquoil pucirct couler du plus plein vers le plus vide pour peu que nous fussions en contact lrsquoun avec lrsquoautre comme lrsquoeau dans les coupes gracircce agrave la laine coule de la plus pleine vers la plus vide raquo

45

μὴ καλὸν ᾖ ἀναγκαῖον αὐτὸ εἶναι αἰσχρόν67 Ce tregraves court extrait est significatif et

teacutemoigne que la reacuteussite de la transmission orale est assureacutee quand le savoir est enseigneacute agrave

un eacutelegraveve tel que Socrate qui fait lrsquoeffort drsquoagir en philosophe et participe activement agrave la

conversation ndash les reacuteserves que lrsquoon peut eacutemettre sur lrsquoauthenticiteacute du reacutecit de Socrate

nrsquoentrent pas en contradiction avec cette ideacutee68 ainsi la reacuteaction tregraves vive de lrsquoeacutelegraveve

permet agrave lrsquoinitiatrice de repreacuteciser son propos et drsquoadopter une formulation plus adeacutequate

qui nrsquoen deacutefrichera que drsquoautant mieux lrsquoaccegraves vers la veacuteriteacute Le rocircle du maicirctre en

philosophie nrsquoest pas drsquoasseacutener une veacuteriteacute que lrsquoeacutelegraveve nrsquoaurait plus qursquoagrave assimiler mais

drsquoinitier lrsquoeacutelegraveve agrave la recherche de ladite veacuteriteacute il ne srsquoagit pas de remplir des tecirctes mais de

les aider agrave deacutevelopper les capaciteacutes intellectuelles qursquoelles renferment deacutejagrave si mecircme un

petit esclave comme celui du Meacutenon est capable de reacutepondre correctement agrave des questions

de geacuteomeacutetrie alors personne nrsquoest irreacutemeacutediablement ignorant et crsquoest le plus souvent en

raison drsquoune mauvaise volonteacute de sa part qursquoun eacutelegraveve potentiel nrsquoapprend rien lrsquoun des

exemples les plus flagrants est celui de Calliclegraves dans le Gorgias ἔστω σοι τοῦτο ὦ

Σώκρατες οὕτως ἵνα διαπεράνῃς τὸν λόγον69 reacutepond-il agrave Socrate qui lui demande son

avis montrant ainsi qursquoil ne fait aucun effort drsquoinvestissement actif dans la discussion ne

voulant rien entendre drsquoautre qursquoun discours construit qursquoil lui suffirait drsquoeacutecouter

docilement (agrave tel point que la traduction de λόγος par laquo discours raquo plutocirct que par tout autre

terme se justifie pleinement) et nrsquoopposant agrave Socrate qursquoune attitude indiffeacuterente et

impatiente qui est lrsquoexemple-type de ce que ne doit pas faire quiconque agrave la preacutetention

drsquoapprendre la philosophie apprentissage qui suppose drsquoavoir la volonteacute reacuteelle

drsquoargumenter et de deacutebattre

Lrsquoapprentissage de la philosophie ainsi envisageacute neacutecessite lrsquoeacutetablissement drsquoun

climat propice agrave une discussion approfondie si le philosophe confirmeacute nrsquoa pas vraiment

besoin que les circonstances jouent en sa faveur il en va autrement de lrsquoapprenti

philosophe pour qui tout eacuteleacutement susceptible de perturber la reacuteflexion doit ecirctre eacutecarteacute

Ainsi lorsque Socrate au deacutebut du Pheacutedon eacutecarte Xanthippe pour que ses lamentations ne

perturbent pas la conversation il le fait moins pour lui que pour ses compagnons qui nrsquoont

pas son entraicircnement lorsqursquoil devra boire le poison Socrate ne sera pas veacuteritablement

perturbeacute par les pleurs de ses compagnons les reproches qursquoil leur adresse ont moins

67 Plat Banquet [201e] laquo Je demandai laquo Que dis-tu Diotime Eros est donc laid et mauvais ndash Tu ne parles pas pieusement reacutepliqua-t-elle est-ce ce que tu penses que ce qui nrsquoest pas beau est neacutecessairement laid raquo 68 Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 69 Plat Gorgias [510e] laquo Qursquoil en soit ainsi pour toi Socrate afin que tu megravenes agrave terme ton discours raquo

46

vocation agrave le deacutebarrasser drsquoune gecircne qursquoil nrsquoeacuteprouve pas qursquoagrave les exhorter agrave se montrer

dignes des espeacuterances qursquoil continue agrave placer en eux Cette recherche drsquoun climat

deacutepassionneacute se retrouve eacutegalement au deacutebut du Phegravedre comme le souligne Reacutemi Brague

laquo La promenade que devait faire Phegravedre est remplaceacutee par un discours qui raconte lui-mecircme une promenade non plus peripatos mais periodos periphora autrement plus lointaine non plus hors des limites de la citeacute mais hors des murailles de lrsquounivers Ce discours cette peacuteriode est elle-mecircme le moyen drsquoeacutechapper aux seacuteductions du lieu champecirctre auxquelles livre la sortie des murs protecteurs de la citeacute Quand la citeacute ne protegravege plus (par sa vie politique et civiliseacutee) des prestiges de la nature il faut avoir recours agrave la philosophie si lrsquoon ne veut y succomber ou se borner agrave entrer dans son jeu par lrsquoobeacuteissance impeacuterieuse de la technique repreacutesenteacutee dans le dialogue par la meacutedecine raquo70

De fait la description par Phegravedre du lieu que ce dernier choisit dans un premier temps

comme retraite pour engager la conversation avec Socrate ressemble fort agrave une reprise du

locus amoenus ce motif litteacuteraire du lieu naturel ideacutealiseacute ἆρ᾽ οὖν ἐνθένδε χαρίεντα γοῦν

καὶ καθαρὰ καὶ διαφανῆ τὰ ὑδάτια φαίνεται καὶ ἐπιτήδεια κόραις παίζειν παρ᾽ αὐτά71

Toutefois lrsquoexpression de locus amoenus eacutetant latine il serait anachronique de lrsquoemployer

pour nommer une telle description qui quoique succincte rappellera plutocirct au lecteur

familiariseacute avec la mythologie grecque le cadre dans lequel la princesse Europe srsquoeacutegayait

en compagnie de ses jeunes suivantes avant drsquoecirctre enleveacutee par Zeus rapprochement que

nous invite agrave opeacuterer lrsquousage mecircme par Phegravedre de lrsquoexpression relative agrave des jeux badins de

jeunes filles ce qui deacutenonce sans ambiguiumlteacute le risque drsquooublier lrsquoesprit de seacuterieux auquel il

est agrave deux doigts de succomber agrave tel point que le danger de se faire enlever par le dieu des

dieux transformeacute en taureau pourrait nrsquoecirctre qursquoune repreacutesentation du seul veacuteritable danger

que repreacutesente le charme drsquoun tel endroit charme par lequel quiconque pour peu qursquoil

relacircche sa vigilance pourrait facilement ecirctre subjugueacute au risque drsquoen arriver agrave neacutegliger

toute preacuteoccupation intellectuelle risque qui guette indeacuteniablement Phegravedre au vu de

lrsquoenthousiasme avec lequel il deacutecrit ce lieu qui lrsquoenchante et contre lequel Socrate le

protegravege en le dirigeant vers un autre endroit οὔκ ἀλλὰ κάτωθεν ὅσον δύ᾽ ἢ τρία στάδια ᾗ

πρὸς τὸ ἐν Ἄγρας διαβαίνομεν καὶ πού τίς ἐστι βωμὸς αὐτόθι Βορέου72 Boreacutee est un dieu

important agrave Athegravenes personnification du vent du nord il aurait sauveacute la flotte atheacutenienne

des navires de Xerxegraves bataille agrave laquelle Platon attribuait sucircrement beaucoup drsquoimportance

du fait de son attachement souligneacute par Jan Patočka envers laquo la tradition du plus grand

70 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p35 71 Plat Phegravedre [229b] laquo Alors est-ce donc ici Comme ils semblent charmants purs et limpides ces filets drsquoeau et comme ils sont propices agrave ce que des jeunes filles jouent sur leurs bords raquo 72 Plat Phegravedre [229c] laquoNon crsquoest plus bas agrave deux ou trois stades lagrave ougrave nous traversons en direction drsquoAgra il y a lagrave mecircme un autel de Boreacutee raquo

47

acte de la communauteacute atheacutenienne la victoire contre les Perses raquo73 Crsquoest donc pour le

conduire sous lrsquoeacutegide drsquoun dieu auquel Platon ne pouvait que reconnaicirctre un rocircle protecteur

que Socrate deacutetourne Phegravedre du lieu charmeur ougrave il eacutetait precirct agrave srsquoinstaller Socrate certes

louera agrave son tour un paysage enchanteur mais ce sera pour annoncer le fameux mythe des

cigales par lequel srsquoouvre la discussion proprement dite ceci indique que le philosophe ne

reste pas totalement insensible aux seacuteductions de la nature mais au lieu de se laisser

gouverner par elles il parvient agrave les dominer dans la mesure de ses moyens et agrave les mettre

au service de sa reacuteflexion

νὴ τὴν Ἥραν καλή γε ἡ καταγωγή ἥ τε γὰρ πλάτανος αὕτη μάλ᾽ ἀμφιλαφής τε καὶ ὑψηλή τοῦ τε ἄγνου τὸ ὕψος καὶ τὸ σύσκιον πάγκαλον καὶ ὡς ἀκμὴν ἔχει τῆς ἄνθης ὡς ἂν εὐωδέστατον παρέχοι τὸν τόπον ἥ τε αὖ πηγὴ χαριεστάτη ὑπὸ τῆς πλατάνου ῥεῖ μάλα ψυχροῦ ὕδατος ὥστε γε τῷ ποδὶ τεκμήρασθαι74

Il est reacuteveacutelateur que la description de Socrate insiste sur lrsquoombre qursquoapportent les arbres et

la fraicirccheur apporteacutee par la source cela signifie que son premier souci est de trouver un

lieu ougrave lui et Phegravedre seront agrave lrsquoaise pour discuter sans ecirctre perturbeacutes par une lumiegravere et une

chaleur excessives ougrave le climat est doux sans ecirctre eacutetouffant ou les parfums sont agreacuteables

sans ecirctre enivrants ndash le gattilier est agrave lrsquoἀκμὴ de sa floraison ce qui signifie qursquoil ne peut pas

parfumer davantage le site qursquoil ne le fait deacutejagrave que son parfum nrsquoest ni plus ni moins

agreacuteable que ce que la nature peut fournir en matiegravere drsquoagreacutement olfactif En fait eacutechapper

aux seacuteductions de la nature est une reformulation du but poursuivi et atteint par Socrate

dans le Pheacutedon entre se laisser aller agrave la peur de la mort et se laisser transporter par les

charmes drsquoune nature enchanteresse le deacutenominateur commun est la perte de controcircle de

soi dans un cas comme dans lrsquoautre on laisse notre nature physique nous gouverner au

risque de faire perdre toute autonomie agrave notre acircme De mecircme qursquoil ne reste pas insensible

aux seacuteductions de la nature mais parvient agrave les dominer afin de pouvoir les eacutetudier il nrsquoa

pas la preacutetention drsquoecirctre agrave lrsquoabri de la mort mais il parvient agrave en faire son subet plutocirct que

drsquoen ecirctre le sujet de faccedilon agrave pouvoir en parler sans se laisser emporter par la crainte Agrave cet

eacutegard la theacuteorie de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme joue bien un rocircle central dans le projet

platonicien de formation des jeunes philosophes en tant qursquoelle leur enseigne agrave faire de la

nature sous toutes ses manifestations un sujet pour le λόγος au lieu de la laisser faire

drsquoeux leurs sujets

73 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 92-93 74 Plat Phegravedre [230b] laquoPar Heacutera quel bel endroit pour faire eacutetape Ce platane prend autant de place qursquoil est eacuteleveacute la hauteur et lrsquoombrage du gattilier sont magnifiques et il est au sommet de sa floraison il donne agrave lrsquoendroit un parfum qui nrsquoen est que drsquoautant meilleur et puis il coule sous le platane une source tout agrave fait charmante agrave lrsquoeau si fraicircche comme on peut le sentir gracircce agrave son pied raquo

48

De ce fait il nrsquoest pas incongru de consideacuterer les descriptions de lrsquoacircme libeacutereacutee du

corps comme autant drsquoimages exponentialiseacutees des possibiliteacutes offertes par lrsquoactiviteacute

philosophique Ainsi la promenade plus lointaine proposeacutee agrave Phegravedre en lieu et place de la

promenade de santeacute qursquoil projetait ressemble fort au voyage promis au philosophe mort

non seulement dans le Phegravedre lui-mecircme mais aussi dans le Pheacutedon cette ressemblance ne

doit pas eacutetonner puisqursquoil a eacuteteacute dit agrave plusieurs reprises que la mort comprise comme

seacuteparation de lrsquoacircme et du corps ne devait repreacutesenter pour le vrai philosophe qursquoun

changement relatif la vie de lrsquoacircme du philosophe apregraves la mort du corps ne diffeacuterera pas

outre mesure de celle qursquoil megravene deacutejagrave sur terre tout au plus sera-t-il alors plus facile de

faire abstraction du corps puisque celui-ci ne sera plus lagrave Un signe qui ne trompe pas est

que lorsque Socrate deacutecrit par le menu quelle sera la destineacutee des diffeacuterents types drsquoacircmes

il ne fait en reacutealiteacute que deacutecrire quel est deacutejagrave le lot preacutesent de chaque individu ayant choisi

un certain type de vie Ainsi le reacutecit du sort de lrsquoacircme impure dans le Pheacutedon ressemble

beaucoup agrave la description de la vie que Socrate craignait de mener srsquoil acceptait de

srsquoeacutevader dans le Criton75

ἀφικομένην δὲ ὅθιπερ αἱ ἄλλαι τὴν μὲν ἀκάθαρτον καί τι πεποιηκυῖαν τοιοῦτον ἢ φόνων ἀδίκων ἡμμένην ἢ ἄλλ᾽ ἄττα τοιαῦτα εἰργασμένην ἃ τούτων ἀδελφά τε καὶ ἀδελφῶν ψυχῶν ἔργα τυγχάνει ὄντα ταύτην μὲν ἅπας φεύγει τε καὶ ὑπεκτρέπεται καὶ οὔτε συνέμπορος οὔτε ἡγεμὼν ἐθέλει γίγνεσθαι αὐτὴ δὲ πλανᾶται ἐν πάσῃ ἐχομένη ἀπορίᾳ ἕως ἂν δή τινες χρόνοι γένωνται ὧν ἐλθόντων ὑπ᾽ ἀνάγκης φέρεται εἰς τὴν αὐτῇ πρέπουσαν οἴκησιν76

Cette ressemblance manifeste qui nrsquoest certainement pas accidentelle confirme que les

mythes relatifs agrave la destineacutee post corporis mortem de lrsquoacircme sont agrave comprendre comme

autant de descriptions imageacutees de la vie que megravenent deacutejagrave les hommes hic et nunc en raison

directe de leur conduite et quand Socrate deacutefinit la destineacutee de lrsquoacircme du philosophe il ne

fait que donner une image exponentialiseacutee de sa vie preacutesente τούτων δὲ αὐτῶν οἱ

φιλοσοφίᾳ ἱκανῶς καθηράμενοι ἄνευ τε σωμάτων ζῶσι τὸ παράπαν εἰς τὸν ἔπειτα χρόνον

καὶ εἰς οἰκήσεις ἔτι τούτων καλλίους ἀφικνοῦνται ἃς οὔτε ῥᾴδιον δηλῶσαι οὔτε ὁ χρόνος

ἱκανὸς ἐν τῷ παρόντι77 Le fait que Socrate se dispense de deacutecrire les demeures agrave venir de

lrsquoacircme du philosophe nrsquoest pas tellement ducirc au fait qursquoelles soient indescriptibles ni mecircme

75 Cf Annexe 5 76 Plat Pheacutedon [108b-c] laquo Arriveacutee lagrave ougrave sont les autres lrsquoacircme qui ne srsquoest pas purifieacutee de ce qursquoelle a commis qui srsquoest appliqueacutee agrave drsquoinjustes meurtres ou a accompli drsquoautres actions semblables qui sont fregraveres de ces crimes et se trouvent ecirctre les actes drsquoacircmes sœurs tout le monde la fuit lrsquoeacutevite refuse de lui ecirctre compagnon de voyage ou guide elle erre dans une indigence totale jusqursquoagrave ce que quelques temps soient eacutecouleacutes et alors en vertu de la neacutecessiteacute elle est porteacutee vers la demeure qui lui convient raquo 77 Plat Pheacutedon [113c] laquo Parmi ceux-lagrave mecircmes ceux qui gracircce agrave la philosophie se sont suffisamment purifieacutes vivent le temps agrave venir absolument sans corps et ils atteignent des demeures plus belles encore que les preacuteceacutedentes qursquoil nrsquoest pas facile de deacutecrire et le temps dont nous disposons ne suffit pas raquo

49

au temps qui presse78 cette description est simplement superflue dans la mesure ougrave cette

feacuteliciteacute laquo agrave venir raquo du philosophe est deacutejagrave accessible pour qui prend la peine de mener une

vie veacuteritablement philosophique toute description suppeacutementaire est inutile non seulement

pour le philosophe qui connaicirct deacutejagrave la nature reacuteelle de ces demeures mais aussi pour

lrsquoindividu alogos qui ne saurait comprendre Le mythe est par deacutefinition un reacutecit mais il

est moins le reacutecit drsquoeacuteveacutenements ayant eu lieu dans un passeacute tregraves lointain ou mecircme de faits agrave

venir que de ce qui en fait ne cesse jamais drsquoavoir lieu crsquoest en tout cas ainsi qursquoil est

envisageable de comprendre les mythes eschatologiques platoniciens y compris celui du

Phegravedre auquel on peut appliquer outre cette deacutefinition en termes de temps une deacutefinition

en termes drsquoespace quand bien mecircme lrsquoeacutenonciateur situerait lrsquoaction drsquoun mythe dans les

astres ce qursquoil raconte ne cesse jamais de se reacutepeacuteter sur terre et nulle part ailleurs mais

crsquoest justement parce que ces faits se reproduisent agrave chaque eacutepoque qursquoon ne peut les lier agrave

une eacutepoque donneacutee et qursquoil est donc pertinent de les situer dans un passeacute suffisamment

lointain pour ecirctre anteacuterieur agrave toute histoire et leur donner ainsi un statut de veacuteriteacute fondatrice

et mecircme radicale de mecircme ces faits ayant lieu partout sur terre on ne peut les situer agrave un

endroit preacutecis et il est donc pertinent de les rattacher agrave un lieu dont la localisation

geacuteographique est impossible et leur donner ainsi un statut de veacuteriteacute geacuteneacuterale et mecircme

absolue Lrsquoideacutee essentielle relayeacutee par les mythes eschatologiques est donc que chaque

acircme ne fait que mener ici-bas la vie qursquoelle srsquoest choisie avec les conseacutequences que cela

implique en drsquoautres termes que tout homme est directement responsable de lrsquoexistence

qursquoil megravene le mythe drsquoEr dans la Reacutepublique est encore davantage repreacutesentatif de cette

conception ne serait-ce que gracircce agrave la notion de carrefour qui y apparait rappelant lrsquoideacutee

tregraves contemporaine de laquo croiseacutee des chemins raquo et surtout eacutenonccedilant qursquoaucun individu

nrsquoest irreacutemeacutediablement voueacute agrave mener un certain type de vie pour peu qursquoil prenne la peine

de faire le bon choix au bon moment ndash il est agrave noter que lrsquoensemble de ce reacutecit est contenu

dans une proposition infinitive rapportant au discours indirect des propos attribueacutes

exclusivement agrave Socrate ce qui est presque impossible agrave restituer au travers drsquoune

traduction en franccedilais sous peine de rendre le texte illisible mais surtout cela nous met en

garde contre la tentation de comprendre ce reacutecit au premier degreacute

ἔφη δέ ἐπειδὴ οὗ ἐκβῆναι τὴν ψυχὴν πορεύεσθαι μετὰ πολλῶν καὶ ἀφικνεῖσθαι σφᾶς εἰς τόπον τινὰ δαιμόνιον ἐν ᾧ τῆς τε γῆς δύ᾽ εἶναι χάσματα ἐχομένω ἀλλήλοιν καὶ τοῦ οὐρανοῦ αὖ ἐν τῷ ἄνω ἄλλα καταντικρύ δικαστὰς δὲ μεταξὺ τούτων καθῆσθαι οὕς ἐπειδὴ

78 Il nrsquoempecircche que lrsquoune des marques de lrsquohabileteacute litteacuteraire de Platon est justement de reacuteussir agrave rappeler reacuteguliegraverement le contexte sans jamais srsquoeacutecarter du but de la conversation rien nrsquoest gratuit et mecircme ces rap-pels de la situation trouvent agrave srsquointeacutegrer dans le fil de la reacuteflexion

50

διαδικάσειαν τοὺς μὲν δικαίους κελεύειν πορεύεσθαι τὴν εἰς δεξιάν τε καὶ ἄνω διὰ τοῦ οὐρανοῦ σημεῖα περιάψαντας τῶν δεδικασμένων ἐν τῷ πρόσθεν τοὺς δὲ ἀδίκους τὴν εἰς ἀριστεράν τε καὶ κάτω ἔχοντας καὶ τούτους ἐν τῷ ὄπισθεν σημεῖα πάντων ὧν ἔπραξαν (hellip) ὅσα πώποτέ τινα ἠδίκησαν καὶ ὅσους ἕκαστοι ὑπὲρ ἁπάντων δίκην δεδωκέναι ἐν μέρει ὑπὲρ ἑκάστου δεκάκις τοῦτο δ᾽ εἶναι κατὰ ἑκατονταετηρίδα ἑκάστην ὡς βίου ὄντος τοσούτου τοῦ ἀνθρωπίνου ἵνα δεκαπλάσιον τὸ ἔκτεισμα τοῦ ἀδικήματος ἐκτίνοιεν79

Lorsque Socrate eacutevoque la dureacutee des chacirctiments une lecture au pied de la lettre ne

manquerait pas de disqualifier comme fantaisite lrsquoideacutee suivant laquelle cette dureacutee devrait

ecirctre eacutegale agrave cent ans et eacutequivaudrait ainsi agrave celle de la vie humaine lrsquoimportant nrsquoest pas la

donneacutee quantitative mais la dureacutee qualitative crsquoest-agrave-dire le fait que les actions commises

par lrsquohomme deacuteterminent toute sa vie Un signe qui ne trompe pas est lrsquoabsence totale

drsquoarbitraire dans les deacutecisions rendues par les juges infernaux leurs deacutelibeacuterations sont agrave

peine eacutevoqueacutees agrave croire qursquoelles nrsquoont mecircme pas lieu agrave rebours des repreacutesentations

mythiques traditionnelles ougrave les humains condamneacutes aux supplices eacuteternels comme

Sisyphe ou Tantale sont en fait les victimes (pas tout agrave fait innocentes il est vrai) des

dieux qui regraveglent leurs comptes avec les mortels qui les ont deacutefieacutes aucun ressentiment

personnel nrsquointervient dans le jugement dont les acircmes font lrsquoobjet le jugement est

tacitement reconnu comme parfaitement fiable prononceacute suivant une logique implacable

la possibiliteacute drsquoeacutemettre une reacuteserve agrave son sujet nrsquoest mecircme pas envisageacutee les juges

nrsquoassument agrave aucun moment la responsabiliteacute du jugement prononceacute qui constitue moins le

fruit de leur deacutecision que la conseacutequence logique et neacutecessaire de la vie meneacutee par les acircmes

condamneacutees En faisant de lrsquoacircme la seule et unique responsable du sort qursquoelle connaicirctra et

en excluant toute magie de ces reacutecits Platon fait bel et bien des mythes eschatologiques le

reacutecit non pas de faits agrave venir mais plutocirct de faits qui ne cessent de se reacutepeacuteter au cours drsquoune

vie drsquohomme comme lrsquoa expliciteacute Alain dans un commentaire qui certes srsquoapplique

plutocirct au Timeacutee mais le mythe drsquoEr ne dit rien drsquoautre

laquo Ces voyages de mille ans ces eacutepreuves ces nouveaux choix ces reacutesurrections sans souvenir ces ceacutelegravebres tableaux qui imitent si bien la couleur des songes tout cela repreacutesente agrave merveille notre situation humaine et ce seacuterieux frivole ce meacutelange de boue et drsquoideacutees et encore cette acircme insaisissable indicible qui veut que tout cela soit qui srsquoeacutevertue qui srsquoeacutegare et agrave chaque instant se sauve et de nouveau se perd toujours naiumlve et de bonne foi Car nous sommes ainsi

79 Plat Reacutepublique X [614b-615b] laquo Apregraves dit-il qursquoelle fucirct sortie lrsquoacircme fut conduite avec beaucoup drsquoautres et elles arrivegraverent ensemble en un lieu divin ougrave il y avait dans la terre deux ouvertures contiguumles lrsquoune agrave lrsquoautre et en haut dans le ciel deux autres se faisant face Dans leur intervalle sieacutegeaient des juges qui apregraves qursquoils eussent prononceacute leur sentence ordonnaient aux justes de se diriger vers la droite en haut dans le ciel apregraves leur avoir attacheacute sur le devant un signe du jugement et aux injustes de se diriger vers la gauche en bas portant eux aussi agrave lrsquoarriegravere un signe de tout ce qursquoils avaient commis (hellip) Quel que fucirct le nombre de fautes qursquoelles avaient commises et le nombre de personnes qursquoelles avaient leacuteseacutees elles expiaient tous leurs forfaits lrsquoun apregraves lrsquoautres dix fois chacun et chaque chacirctiment durait cent ans comme la vie de lrsquohomme afin de faire payer chacun des fortfaits au deacutecuple raquo

51

faits de ce meacutelange qursquoil nrsquoy a point de chute sans rebondissement ni non plus de sublime sans rechute raquo80

Le mythe platonicien des voyages des acircmes est donc une repreacutesentation de notre condition

qui nrsquoest faite que de morts et de renaissances il met en scegravene la conscience qursquoa lrsquohomme

de vivre plusieurs vies au cours drsquoune mecircme vie de mourir plusieurs fois agrave lui-mecircme de

devenir autre tout en restant lui-mecircme Lrsquoexpression courante laquo changer de vie raquo que lrsquoon

emploie pour deacutesigner drsquoimportants tournants dans lrsquoexistence drsquoune personne meacuterite

drsquoecirctre prise au seacuterieux la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ainsi

ecirctre partiellement envisageacutee comme une tentative de reacutesolution de lrsquoeacutequation entre lrsquouniteacute

intrinsegraveque de la personne et la multipliciteacute de ses expeacuteriences dont chacune donne une

coloration bien particuliegravere aux diffeacuterents eacutepisodes de la vie au point de les rendre

heacuteteacuterogegravenes crsquoest ce qui est mis en avant dans LrsquoEacutetranger de Camus avec le dialogue de

sourds entre Meursault et son directeur81 Il est eacutegalement reacuteveacutelateur que lorsque les acircmes

ont expieacute leurs fautes passeacutees il leur faut redescendre sur terre et auparavant choisir

quelle vie elles megraveneront devant assumer un choix dont la responsabiliteacute nrsquoincombe qursquoagrave

elles seules de ce fait au moment de leur condamnation elles eacutetaient deacutejagrave pleinement

responsables de ce qui leur arrivait Drsquoun certain point de vue Platon relativise de faccedilon

significative la notion de neacutecessiteacute si chegravere agrave ses contemporains en rendant agrave lrsquohomme cet

inconfortable privilegravege de ne pas ecirctre simplement le jouet de forces qui le deacutepassent mais

aussi et surtout lrsquoacteur principal de son existence lrsquoἀνάγκη (neacutecessiteacute) drsquohabitude si

redouteacutee des Grecs nrsquoest pas seule agrave disposer de la vie humaine il faut aussi tenir compte

du καιρός (moment opportun) lrsquoinstant que doit saisir lrsquohomme pour prendre une deacutecision

dont peut deacutependre toute sa vie qui ne doit ecirctre prise ni avant ni apregraves le καιρός est peut-

ecirctre plus redoutable encore puisqursquoil nrsquoaccorde aucuun droit agrave lrsquoerreur et laisse lrsquohomme

seul face agrave sa responsabiliteacute lagrave ougrave lrsquoἀνάγκη lui laissait la possibiliteacute drsquoaffirmer qursquoil nrsquoeacutetait

pas responsable de ce qui lui arrivait et qursquoune force autre que la sienne le surplombait et

disposait de son existence agrave sa place Lrsquohomme certes acquiert une relative maicirctrise de sa

destineacutee en tant que crsquoest lui qui la choisit mais il nrsquoen est pas maicirctre au point de pouvoir

changer de cap agrave son greacute il doit faire son choix quand il en est encore temps au moment

opportun apregraves quoi il sera deacutejagrave trop tard il faut savoir laquo saisir raquo sa chance quand elle se

preacutesente sous peine de la laisser passer un peu comme dans la repreacutesentation meacutedieacutevale de

la Fortune que Chreacutetien de Troyes reprenait agrave son compte laquo Fortune est chauve darriere et

80 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees p60-61 81 Cf Annexe 6

52

devant chevelue raquo82 Le προφήτης (nous traduisons ce terme par laquo porte-parole raquo faute de

mieux et pour eacuteviter toute connotation christianisante anachronique) conclut drsquoailleurs son

discours aux acircmes en des termes on ne peut plus explicites agrave ce sujet ndash il est significatif

qursquoapregraves avoir eacuteteacute eacutevoqueacutee en mecircme temps que sa fille Lacheacutesis sans mecircme qursquoune part

active lui ait eacuteteacute reconnue lrsquoἀνάγκη se trouve reacuteduite agrave lrsquoeacutetat de compleacutement drsquoagent

lsquoἀνάγκης θυγατρὸς κόρης Λαχέσεως λόγος Ψυχαὶ ἐφήμεροι ἀρχὴ ἄλλης περιόδου θνητοῦ γένους θανατηφόρου rsquo οὐχ ὑμᾶς δαίμων λήξεται ἀλλ᾽ ὑμεῖς δαίμονα αἱρήσεσθε πρῶτος δ᾽ ὁ λαχὼν πρῶτος αἱρείσθω βίον ᾧ συνέσται ἐξ ἀνάγκης ἀρετὴ δὲ ἀδέσποτον ἣν τιμῶν καὶ ἀτιμάζων πλέον καὶ ἔλαττον αὐτῆς ἕκαστος ἕξει αἰτία ἑλομένου θεὸς ἀναίτιοςrsquo83

Contrairement agrave Eacutemile Chambry nous traduisons δαίμων par laquo deacutemon raquo et non par

laquo geacutenie raquo afin de bien mettre en eacutevidence que le δαίμων en question est bien drsquoune nature

semblable agrave celui qui habitait Socrate ce nrsquoest eacutevidemment pas une creacuteature diabolique au

sens chreacutetien du terme mais bien une repreacutesentation du principe suivant lequel un homme

dirige sa vie ndash Socrate diffegravere drsquoautrui non pas parce qursquoil est habiteacute par un δαίμων mais

parce que ce δαίμων diffegravere de celui drsquoautrui tous les hommes ont en commun drsquoavoir un

δαίμων mais tous les hommes nrsquoont pas en commun le mecircme δαίμων et ce δαίμων loin

drsquoecirctre un deus ex machina est toujours investi comme δαίμων par lrsquohomme Les acircmes

faisant les mauvais choix de vie ne le font plus simplement en raison drsquoune fataliteacute

insurmontable pesant sur elles mais plutocirct par incapaciteacute agrave faire un choix raisonnable et

crsquoest preacuteciseacutement la philosophie qui doit leur apprendre agrave faire le bon choix

εἰπόντος δὲ ταῦτα τὸν πρῶτον λαχόντα ἔφη εὐθὺς ἐπιόντα τὴν μεγίστην τυραννίδα ἑλέσθαι καὶ ὑπὸ ἀφροσύνης τε καὶ λαιμαργίας οὐ πάντα ἱκανῶς ἀνασκεψάμενον ἑλέσθαι ἀλλ᾽ αὐτὸν λαθεῖν ἐνοῦσαν εἱμαρμένην παίδων αὑτοῦ βρώσεις καὶ ἄλλα κακά ἐπειδὴ δὲ κατὰ σχολὴν σκέψασθαι κόπτεσθαί τε καὶ ὀδύρεσθαι τὴν αἵρεσιν οὐκ ἐμμένοντα τοῖς προρρηθεῖσιν ὑπὸ τοῦ προφήτου οὐ γὰρ ἑαυτὸν αἰτιᾶσθαι τῶν κακῶν ἀλλὰ τύχην τε καὶ δαίμονας καὶ πάντα μᾶλλον ἀνθ᾽ ἑαυτοῦ εἶναι δὲ αὐτὸν τῶν ἐκ τοῦ οὐρανοῦ ἡκόντων ἐν τεταγμένῃ πολιτείᾳ ἐν τῷ προτέρῳ βίῳ βεβιωκότα ἔθει ἄνευ φιλοσοφίας ἀρετῆς μετειληφότα84

82 Le conte du Graal v 4578-4579 83 Plat Reacutepublique X [617d-e] laquo Proclamation de la vierge Lacheacutesis fille de la Neacutecessiteacute Acircmes eacutepheacutemegraveres une autre peacuteriode mortelle et une autre naissance porteuse de mort commencent Ce nrsquoest pas un deacutemon qui vous tirera au sort mais vous qui choisirez votre deacutemon Le premier tireacute au sort choisira le premier la vie agrave laquelle il sera lieacute par la neacutecessiteacute Lrsquoexcellence de son cocircteacute est sans maicirctre chacun en aura plus ou moins suivant qursquoil lrsquohonorera ou la meacuteprisera La cause relegraveve de la responsabiliteacute de chacun la diviniteacute est hors de cause raquo 84 Plat Reacutepublique X [619b-d] laquo Le Pamphylien dit qursquoapregraves que le porte-parole eut prononceacute ces paroles le premier agrave avoir eacuteteacute tireacute au sort srsquoavanccedilant aussitocirct choisit la plus grande tyrannie et sous lrsquoeffet de lrsquoimprudence et de la gloutonnerie la prit sans avoir suffisamment tout examineacute mais il lui demeura cacheacute que ce qursquoil avait obtenu contenait qursquoil mangerait ses propres enfants et drsquoautres meacutefaits mais quand il lrsquoeucirct agrave loisir examineacutee attentivement il se frappa la poitrine et se lamenta de son choix sans se souvenir de ce qursquoavait annonceacute le porte-parole en effet il nrsquoassuma pas lui-mecircme la responsabiliteacute de ses maux mais accusait le destin ls deacutemons et toute autre chose plutocirct qui lui-mecircme Pourtant il comptait parmi ceux qui venaient du ciel il avait passeacute sa vie anteacuterieure dans un Eacutetat structureacute il avait acquis de lrsquoexcellence par lrsquousage et non par la philosophie raquo

53

Entre lrsquoἀρετή (excellence) acquise ἔθει (par habitude) et lrsquoἀρετή gagneacutee gracircce agrave la

φιλοσοφία la diffeacuterence est du mecircme ordre qursquoentre lrsquoopinion vraie et le savoir ainsi les

mythes eschatologiques permettent-ils agrave Platon de promouvoir la philosophie comme mode

de vie agrave part entiegravere et non pas simplement comme technique drsquoinvestigation de la veacuteriteacute

elle nrsquoest donc pas destineacutee suniquement aux curieux deacutesirant accumuler des connaissances

mais aussi aux citoyens soucieux de bien se conduire au sein de la citeacute les mythes

platoniciens relatifs agrave la survie de lrsquoacircme sont preacutecieux pour la deacutemarche platonicienne en

ceci qursquoils disent que la philosophie nrsquoest pas exempte de viseacutee pratique

Il est drsquoailleurs capital de mettre lrsquoaccent la porteacutee non seulement eacutethique mais

aussi civique (ou pour conserver le terme grec politique) de la la fondation de

lrsquoAcadeacutemie qui srsquoinscrivait bien eacutevidemment dans le cadre du projet platonicien de

reacuteforme politico-eacutethique Premiegraverement nrsquoayant pas peur de la mort et nrsquoattribuant de prix

qursquoagrave sa capaciteacute de raisonner le philosophe reacutealise agrave nouveaux frais lrsquoideacuteal du citoyen grec

libre preacutefeacuterant la mort agrave la servitude comme le souligne Alcibiade vantant le courage dont

Socrate fait preuve au combat ndash ce qui ne fait pas de lrsquohonneur guerrier ou du sacrifice sur

le champ de bataille des fins que le philosophe qui ne fait lagrave que son devoir de citoyen

poursuivrait pour elles-mecircmes

εἰ δὲ βούλεσθε ἐν ταῖς μάχαιςmdashτοῦτο γὰρ δὴ δίκαιόν γε αὐτῷ ἀποδοῦναιmdashὅτε γὰρ ἡ μάχη ἦν ἐξ ἧς ἐμοὶ καὶ τἀριστεῖα ἔδοσαν οἱ στρατηγοί οὐδεὶς ἄλλος ἐμὲ ἔσωσεν ἀνθρώπων ἢ οὗτος τετρωμένον οὐκ ἐθέλων ἀπολιπεῖν ἀλλὰ συνδιέσωσε καὶ τὰ ὅπλα καὶ αὐτὸν ἐμέ καὶ ἐγὼ μέν ὦ Σώκρατες καὶ τότε ἐκέλευον σοὶ διδόναι τἀριστεῖα τοὺς στρατηγούς καὶ τοῦτό γέ μοι οὔτε μέμψῃ οὔτε ἐρεῖς ὅτι ψεύδομαι ἀλλὰ γὰρ τῶν στρατηγῶν πρὸς τὸ ἐμὸν ἀξίωμα ἀποβλεπόντων καὶ βουλομένων ἐμοὶ διδόναι τἀριστεῖα αὐτὸς προθυμότερος ἐγένου τῶν στρατηγῶν ἐμὲ λαβεῖν ἢ σαυτόν85

On objectera agrave cela qursquoil est notoire que Platon se meacutefiait de la deacutemocratie ce reacutegime qui

donne autant de poids agrave la parole de lrsquoignorant qursquoagrave celle du savant et que la condamnation

de Socrate nrsquoaurait fait que le conforter dans cette meacutefiance Pourtant Platon est loin de

rejeter explicitement la liberteacute du citoyen hellegravene telle qursquoelle a eacuteteacute deacutefinie plus haut crsquoest-

agrave-dire lrsquoἐλευθερία commentant le livre III des Lois Pierre Pontier fait remarquer que dans

cette œuvre de vieillesse Platon laquo ne rejette pas en bloc toute le constituton deacutemocratique

85 Plat Banquet [220d-e] laquo Maintenant si vous voulez concernant les combats ndash car il faut aussi lui rendre justice pour ccedila ndash au moment du combat agrave la suite duquel les stategraveges mrsquoont donneacute le prix de la vaillance nul autre parmi les hommes ne mrsquoa sauveacute agrave part lui qui ne voulait pas mrsquoabandonner alors que jrsquoeacutetais blesseacute et sauva agrave la fois mes armes et ma personne Jrsquoai alors demandeacute aux strategraveges Socrate de te donner le prix de la vaillance et agrave ce sujet tu ne me feras pas de reproches ni ne diras que je mens mais les strategraveges avaient les yeux fixeacutes sur ma seule valeur et voulaient me donner le prix et tu eacutetais toi-mecircme plus empresseacute que les strategraveges pour que ce soit moi plutocirct que toi qui le reccediloive raquo

54

Il remet simplement en cause la liberteacute lorsqursquoelle devient laquo totalitaire raquo raquo86 crsquoest-agrave-dire

quand elle eacutecrase tout sur son passage ne connaicirct plus aucun frein ne srsquoarrecircte plus lagrave ougrave

celle des autres commence srsquoil exact comme le fait remarquer une fois encore Pontier

que lrsquoἐλευθερία est rarement une valeur positive chez Platon la liberteacute que critique ce

dernier qui inaugure ainsi toute une tradition eacutethique plutocirct la fausse liberteacute de lrsquohomme

esclave de ses passions une ἐλευθερία tyrannique (plutocirct que laquo totalitaire raquo les guillemers

indiquant que Pontier nrsquoignore pas lrsquoanachronisme de ce terme) agrave laquelle on pourrait tout

agrave fait opposer lrsquoἐλευθερία philosophique de lrsquoacircme libeacutereacutee de toute crainte y compris celle

de la mort et aussi celle qui surgit lorsque la deacutemocratie deacutegeacutenegravere et laisse la vindicte

populaire devenir fauteuse de troubles de toute faccedilon la deacutemocratie nrsquoa pas le monopole

de lrsquoἐλευθερία qui est la revendication fondatrice de toute citeacute ougrave preacutevaut lrsquoisonomie et qui

loin de donner tous les droits sans restrictions au citoyen oblige ce dernier agrave preacutefeacuterer la

mort agrave la servitude ce que Socrate nrsquoa pas manqueacute de faire De fait le civisme afficheacute de

Socrate ne permet pas de conclure agrave une inimitieacute radicale et reacuteciproque entre la citeacute

atheacutenienne et le philosophe mecircme srsquoil est certain que ce personnage hors du commun

devait deacuteplaire aux puissants et aux courtisans dont il deacutenonccedilait la fatuiteacute et les faux-

semblants ainsi qursquoaux traditionalistes dont il remettait en cause les ideacutees reccedilues il

nrsquoempecircche qursquoil nrsquoaurait pu vivre ailleurs qursquoagrave Athegravenes ce qui est une explication parmi

drsquoautres de son refus afficheacute de fuir dans le Criton87 non seulement Socrate eacutetait citoyen

atheacutenien de plein droit et nrsquoa jamais manqueacute aux devoirs que cela impliquait mais de

surcroicirct comme le rappelle Francis Wolff lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle avant notre egravere eacutetait le

grand foyer culturel de lrsquoeacutepoque elle eacutetait donc la citeacute que ne pouvait manquer de

freacutequenter assiducircment un intellectuel mecircme un marginal comme Socrate

laquo Drsquoabord Socrate nrsquoa pas besoin de se deacuteplacer il est deacutejagrave ougrave il faut ecirctre Athegravenes laquo Eacutecole de la Gregravece raquo comme dit Peacutericlegraves bien placeacute agrave sa tecircte pour le savoir Athegravenes est le centre de toute vie culturelle laquo occidentale raquo un peu ce que sont Paris ou New York au XXe siegravecle selon les modes et les domaines raquo88

Il est plus exact de dire qursquoen tant que citeacute deacutemocratique ougrave le citoyen se reacutealise en prenant

part aux deacutebats relatifs aux affaires de la polis Athegravenes se meacutefie de la penseacutee pure sans

viseacutee pratique immeacutediate qui peut de surcroicirct ecirctre prise pour une marque drsquoὕϐρις dont

Socrate est drsquoailleurs ouvertement accuseacute par Agathon dans le Banquet ὑβριστὴς εἶ ἔφη

86 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p108 87 Cf Annexe 5 88 WOLFF Francis Socrate p19

55

ὦ Σώκρατες ὁ Ἀγάθων89 Leacuteon Robin a traduit lrsquoadjectif ὑβριστὴς par laquo insolent raquo ce qui

peut se justifier au vu du contexte (Agathon ne reproche pas tant agrave Socrate ses recheches

que son supposeacute refus de faire part de ses deacutecouvertes) mais cette traduction est tregraves en-

deccedilagrave de la tregraves grave signification que recouvrait ce terme mecircme Socrate agrave ces derniers

instants reprochant agrave ses compagnons leur attitude excessive sera plus courtois et se

gardera bien drsquoemployer agrave leur encontre un mot eacutevoquant lrsquoὕβρις ce peacutecheacute drsquoorgueil que

commet quiconque cherche agrave eacutegaler les dieux et dont eacutetaient reacuteguliegraverement accuseacutes les

savants se livrant agrave une speacuteculation sur lrsquoordre des choses plutocirct que de srsquoen tenir aux

affaires de la citeacute ce qui leacutegitimait leur condamnation aux yeux de la citeacute laquo car la sagesse

de lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle se reacutealise essentiellement dans lrsquoordre politique la politique art

subtil et empirique deacutependant des circonstances raquo90 Athegravenes en condamnant Socrate nrsquoa

donc pas fait preuve drsquoun anti-intellectualisme radical qui aurait leacutegitimeacute de la part de

Platon une rancœur tenace et inextinguible envers la citeacute mecircme si la mort de son maicirctre a

pu renforcer sa meacutefiance afficheacutee envers la deacutemocratie cela nrsquoa pas pour autant eacuteveilleacute en

lui la volonteacute drsquoabandonner totalement agrave son sort Athegravenes ce dont il fait preuve en

installant son eacutecole agrave proximiteacute de la citeacute partant du principe qursquoelle eacutetait moins ennemie

des ideacutees que drsquoun certain type drsquoideacutees auquel il eacutetait tout de mecircme envisageable drsquoessayer

de la convertir En drsquoautres termes lrsquoactiviteacute philosophique nrsquoest pas veacutecue comme une

reacutebellion contre la loi de la citeacute et peut mecircme ecirctre consideacutereacutee comme un prolongement de

lrsquoattachement du penseur envers cette polis qursquoil ne juge pas irreacutemeacutediablement hostile agrave la

penseacutee ndash Platon a toujours eacuteteacute plus mesureacute qursquoon ne veut souvent le croire Enfin il faut

tenir compte du caractegravere unique de lrsquoeacuteveacutenement que constitue la condamnation de

Socrate mecircme si ce dernier nrsquoest pas le premier penseur de lrsquohistoire atheacutenienne agrave ecirctre

inquieacuteteacute puis condamneacute au motif officiel drsquoimpieacuteteacute il est le premier agrave ecirctre condamneacute agrave

mort Anaxagore Protagoras et Meacutelos ont eux aussi eacuteteacute victimes de semblables procegraves

mais srsquoen sont tireacutes avec lrsquoexil une peine drsquoautant plus leacutegegravere qursquoil srsquoagissait drsquoeacutetrangers

pour lesquels cet ostracisme nrsquoeacutequivalait donc pas agrave un deacuteracinement la condamnation de

Socrate preacutesente donc la double nouveauteacute drsquoecirctre une condamnation agrave mort prononceacutee

contre un penseur qui eacutetait citoyen atheacutenien de plein droit nouveauteacute qui tient au contexte

tregraves particulier dans lequel lrsquoeacuteveacutenement srsquoest produit en 399 avant notre egravere Athegravenes

nrsquoest deacutejagrave plus la brillante citeacute reacutegnant en maicirctre sur lrsquoAttique dans laquelle Socrate a veacutecu

89 Plat Banquet [175e] laquo Socrate tu deacutepasses la mesure dit Agathon Drsquoailleurs dans peu de temps toi et moi nous ferons valoir nos droits concernant le savoir raquo 90 WOLFF Francis Socrate p20-21

56

et dont Platon a spirtiuellement heacuteriteacute Platon nrsquoavait pas de raison particuliegravere pour renier

totalement cette citeacute agrave laquelle il eacutetait comme son maicirctre profondeacutement attacheacute la citeacute qui

condamne Socrate nrsquoeacutetant plus cette Athegravenes florissante dont le souvenir est eacutevoqueacute avec

nostalgie dans lrsquoincipit de la Reacutepublique91 (le caractegravere nostalgique de cet incipit est

drsquoautant plus eacutevident qursquoil met en scegravene de brillants jeune gens qui ont peacuteri lors de la

guerre du Peacuteloponnegravese) mais une Athegravenes vaincue agrave plate couture par Sparte deacutesastre

militaire doubleacute drsquoun deacutesastre politique puisque le reacutegime deacutemocratique a laisseacute place agrave la

tyrannie des Trente dont la citeacute vient agrave peine drsquoecirctre libeacutereacutee lorsque le tribunal condamne

Socrate lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutevoque tous ces troubles qursquoagrave reculons mais elle a

neacutecessairement eacuteteacute marqueacutee par cette situation dont il nrsquoavait pas besoin de parler

longuement dans la mesure ougrave le lecteur la connaissait deacutejagrave Degraves lors si lrsquoon voulait agrave tout

prix consideacuterer le consentement de Socrate agrave la mort comme un sacrifice reacuteveacutelateur drsquoun

mal dont souffre la citeacute il faudrait alors consideacuterer le mal en question non pas comme une

tare intrinsegraveque la rendant agrave jamais incapable drsquoaccepter la philosophie sur son territoire

mais plutocirct comme la conseacutequence des circonstances tragiques qursquoAthegravenes a fini par

connaicirctre la tradition atheacutenienne en tant que telle ne deacuteplaisait pas agrave Socrate le peacutecheacute

drsquoAthegravenes eacutetant drsquoavoir oublieacute cette tradition aveugleacutee par la perte des repegraveres qursquoentraicircne

ineacutevitablement tout bouleversement du cadre geacuteopolitique ndash on parlerait aujourdrsquohui de

crise des valeurs Crsquoest donc justement pour essayer de comprendre quelles erreurs la citeacute

aurait ducirc chercher agrave eacuteviter pour ne pas en arriver agrave condamner Socrate que Platon a meneacute

une reacuteflexion politique relayeacutee dans la Reacutepublique on objectera agrave cela que le but premier

de cette œuvre de grande dimension est moins politique que laquo psychologique raquo au sens

large du terme et il est exact qursquoagrave lrsquoeacutechelle du dialogue Socrate dit explicitement ne

srsquointeacuteresser agrave la nature de la citeacute que dans la mesure ougrave elle permet de le renseigner sur la

nature de lrsquoacircme dont la citeacute serait une image agrandie ἴσως τοίνυν πλείων ἂν δικαιοσύνη

ἐν τῷ μείζονι ἐνείη καὶ ῥᾴων καταμαθεῖν εἰ οὖν βούλεσθε πρῶτον ἐν ταῖς πόλεσι

ζητήσωμεν ποῖόν τί ἐστιν ἔπειτα οὕτως ἐπισκεψώμεθα καὶ ἐν ἑνὶ ἑκάστῳ τὴν τοῦ

μείζονος ὁμοιότητα ἐν τῇ τοῦ ἐλάττονος ἰδέᾳ ἐπισκοποῦντες92 De fait la construction laquo en

penseacutee raquo de cette citeacute ne trouve sa place que dans la recherche par les interlocuteurs de

lrsquoessence de la justice et la question de la reacutealisation effective de la citeacute nrsquoest pas la

91 Cf Annexe 7 92 Plat Reacutepublique II [368e-369a] laquo Peut-ecirctre y a-t-il donc dans le cadre plus grand une justice plus grande et plus facile agrave examiner Donc si vous voulez nous chercherons drsquoabord ce qursquoelle est dans les citeacutes ensuite nous la rechercherons dans lrsquoindividu en recherchant la plus grande ressemblance avec la plus grande dans la forme de la plus petite raquo

57

preacuteoccupation premiegravere de Socrate (ἐκεῖνα μεν ἐπιθυμῶ ἀναβαλέσθαι καὶ ὕστερον

ἐπισκέψασθαι ᾗ δυνατά93) toutefois la biographie de Platon qui a notamment tenteacute de

former le tyran Denys le jeune ne plaide pas en faveur drsquoun deacutesinteacuterecirct total de sa part pour

les questions politiques Il donc envisageable que Platon ait proposeacute agrave son eacutepoque de

deacuteliquescence politique faute drsquoun plan preacutecis agrave suivre agrave tout prix un ideacuteal reacutegulateur

permettant drsquoeacuteviter de reproduire certaines erreurs Si la Reacutepublique pose une question

politique ce nrsquoest certainement pas laquo qursquoaurait ducirc ecirctre la citeacute atheacutenienne raquo mais plutocirct

laquo quelles erreurs aurait ducirc chercher agrave eacuteviter la citeacute atheacutenienne raquo Lrsquoœuvre laquo politique raquo de

Platon ne se reacutesume drsquoailleurs pas agrave la Reacutepublique qui laisse souvent dans lrsquoombre le seul

dialogue qui lrsquoeacutegale en ampleur les Lois œuvre de vieillesse dont Socrate est absent fait

exceptionnel qui marque lrsquoachegravevement du deacutetachement progressif de Platon vis-agrave-vis de

lrsquoinfluence de Socrate et rend donc drsquoautant plus significatif le fait que lrsquoobjet de ce

dialogue soit de donner des lois justes et raisonnables agrave une citeacute fondeacutee par des colons et

donc drsquoimaginer non plus la citeacute ideacuteale mais bien la citeacute reacuteelle En somme compte tenu de

la speacutecificiteacute du contexte de la condamnation de Socrate et de lrsquoampleur drsquoœuvres telles

que la Reacutepublique et les Lois il devient difficile de maintenir qursquoil ait pu se deacutesinteacuteresser

totalement des affaires de la citeacute on peut parler agrave bon droit le concernant drsquoun

philosophe confronteacute agrave un monde disloqueacute (lrsquoexpression est topique mais justifieacutee) et se

proposant de former les nouvelles geacuteneacuterations drsquoAthegravenes afin qursquoelles ne commettent pas

une nouvelle fois les erreurs de leurs aineacutes

Dans ce contexte de deacuteliquescence politique la philosophie devient un recours dans

la mesure ougrave elle permet de comprendre agrave nouveaux frais quelle eacutetait lrsquoutiliteacute des traditions

de la citeacute qui ont perdu leur signification aupregraves des contemporains de Platon la

deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est preacuteciseacutement une manifestation drsquoune volonteacute

de la part de Platon de donner un nouveau souffle agrave des traditions alors en deacuteperdition

aupregraves drsquoune jeunesse atheacutenienne qui face agrave la chute de la citeacute se laisse conqueacuterir par la

tentation du cynisme (au mauvais sens du terme bien entendu) il semble aller de soi que

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme eacutetait une ideacutee eacutevidente pour un Grec mais la lettre mecircme du

Pheacutedon nous force agrave moduler cette ideacutee ce nrsquoest pas par hasard si Socrate invoque la

tradition en insistant sur son ancienneteacute en soulignant qursquoil parle ὥσπερ γε καὶ πάλαι

λέγεται94 lrsquousage de lrsquoadverbe πάλαι est agrave prendre au sens fort du terme agrave lrsquoideacutee

drsquoancienneteacute slsquoajoute probablement celle de deacutepassement De fait agrave lire Jon D Mikalson

93 Plat Reacutepublique V [458b] laquo Je deacutesire diffeacuterer et examiner ulteacuterieurement si cela est possible raquo 94 Plat Pheacutedon [63b-c] laquo Comme on le dit depuis longtemps raquo

58

la nature exacte de lrsquoapregraves-mourir nrsquoeacutetait pas la preacuteoccupation premiegravere des Atheacuteniens qui

laissaient cohabiter au sein de leur citeacute des opinions diverses et varieacutees sur ce sujet

laquo On trouve exprimeacutees de faccedilon explicite ou implicite des croyances diffeacuterentes sur des questions aussi fondamentales que celles de savoir si lrsquoacircme continue agrave exister en quel lieu reacutesident les morts ou si les acircmes reccediloivent des reacutecompenses et des chacirctiments dans lrsquoautre vie raquo95

La religion populaire ou plus exactement les pratiques cultuelles des citoyens

srsquointeacuteressaient davantage agrave la vie drsquoici-bas qursquoagrave celle de lrsquoau-delagrave et les conceptions de

certains cercles philosophiques qui craignaient que lrsquoacircme se corrompe cohabitaient

pacifiquement avec des repreacutesentations traditionnelles de lrsquoapregraves-mourir auxquelles ne pas

adheacuterer semble ne pas avoir eacuteteacute ce qursquoil y avait de plus impie aux yeux des Atheacuteniens qui

faute de veacuteritable loi canonique ou drsquoautoriteacute deacutecisionnaire en matiegravere sur ces sujets

vivaient certes dans un relatif consensus sur le principe de la vie apregraves la mort mais pas sur

la repreacutesentation que lrsquoon pouvait en avoir Dans le Pheacutedon Socrate prend donc acte de la

deacuteperdition de la tradition eacutetant justement confronteacute agrave des jeunes gens brillants mais

impeacutetueux qui ne partagent plus les ideacutees de leurs aicircneacutes et mettent en doute la survie de

lrsquoacircme Parmi eux Ceacutebegraves ne revendique pas ce doute comme lui eacutetant exclusif puisqursquoil

nrsquoassume pas la responsabiliteacute de son objection agrave Socrate sur ce point et preacutetend se faire la

voix des hommes pris dans leur globaliteacute mecircme srsquoil est reacuteveacutelateur qursquoil ne fait pas parler

ces ἀνθρώποι et se contente de les eacutevoquer fugacement qui plus est avec un datif qui leur

donne une position passive ce qui indique qursquoil parle bien en son nom propre mecircme si cela

nrsquoexclut nullement qursquoil partage ses vues avec autrui ndash agrave travers le personnage de Ceacutebegraves

Platon voulait probablement eacutevoquer les cercles philosophiques eacutevoqueacutes plus haut qui

nrsquoexcluaient pas la possibiliteacute de la corruption de lrsquoacircme

εἰπόντος δὴ τοῦ Σωκράτους ταῦτα ὑπολαβὼν ὁ Κέβης ἔφη ὦ Σώκρατες τὰ μὲν ἄλλα ἔμοιγε δοκεῖ καλῶς λέγεσθαι τὰ δὲ περὶ τῆς ψυχῆς πολλὴν ἀπιστίαν παρέχει τοῖς ἀνθρώποις μή ἐπειδὰν ἀπαλλαγῇ τοῦ σώματος οὐδαμοῦ ἔτι ᾖ ἀλλ᾽ ἐκείνῃ τῇ ἡμέρᾳ διαφθείρηταί τε καὶ ἀπολλύηται ᾗ ἂν ὁ ἄνθρωπος ἀποθνῄσκῃ εὐθὺς ἀπαλλαττομένη τοῦ σώματος καὶ ἐκβαίνουσα ὥσπερ πνεῦμα ἢ καπνὸς διασκεδασθεῖσα οἴχηται διαπτομένη καὶ οὐδὲν ἔτι οὐδαμοῦ ᾖ96

Lrsquoexpression οἴχηται διαπτομένη est assez proche seacutemantiquement parlant de la citation

homeacuterique οἴχεται ἀποπτάμενος qui a deacutejagrave eacuteteacute remarqueacutee dans le discours de Pausanias

95 MIKALSON Jon D La religion populaire agrave Athegravenes p129 96 Plat Pheacutedon [69e-70a] laquo Socrate ayant parleacute Ceacutebegraves prit la parole et dit laquo Socrate cela me semble bien parler mais ce qui concerne lrsquoacircme provoque beaucoup drsquoincreacuteduliteacute chez les hommes apregraves sa seacuteparation drsquoavec le corps peut-ecirctre nrsquoest-elle plus nulle part et alors le jour ougrave lrsquohomme meurt elle serait deacutetruite et perdue aussitocirct apregraves avoir eacuteteacute seacutepareacutee du corps et apregraves en ecirctre sortie et avoir eacuteteacute disperseacutee comme une fumeacutee peut-ecirctre part-elle en srsquoenvolant et alors elle ne serait plus rien nulle part raquo

59

mais mecircme si les deux expressions peuvent ecirctre traduites de la mecircme maniegravere en franccedilais

elles ne sont pas tout agrave fait identiques ndash si le changement de mode du premier verbe au vu

du contexte se justifie le second verbe qui reste sous forme participiale a changeacute de

preacutefixe διά prenant la place drsquoἀπό les deux termes sont certes relativement proches

seacutemantiquement mais tout de mecircme suffisamment eacuteloigneacutes morphologiquement pour

indiquer sinon un meacutepris de la tradition en tout cas un respect de cette derniegravere moins

scrupuleux de la part de Ceacutebegraves qursquoil ne lrsquoeacutetait chez Pausanias ndash mais il est certain que dans

un monde ougrave primait la transmission orale plusieurs versions drsquoune mecircme citation

pouvaient coexister Il reste qursquoil nrsquoest pas inongru drsquoenvisager lrsquoattitude de Ceacutebegraves face agrave la

tradition comme le reflet inverseacute de celle de Pausanias crsquoest-agrave-dire qursquoagrave lrsquoopposeacute drsquoun arc-

boutement sur une tradition scleacuteroseacutee Ceacutebegraves serait le repreacutesentant drsquoun oubli relatif drsquoune

tradition qui continuait agrave impreacutegner les esprits mais qui avait deacutejagrave perdu de son influence et

pouvait ecirctre deacutetourneacutee En deacutepit de la varieacuteteacute de des repreacutesentations dont elle pouvait faire

lrsquoobjet lrsquoideacutee reacutecuseacutee par Ceacutebegraves eacutetait probablement peu contredite des Atheacuteniens du temps

passeacute en tant qursquoelle faisait partie inteacutegrante du culte citoyen qui assurait son uniteacute agrave la

citeacute celle-ci eacutetant deacutesormais disloqueacutee par les malheurs dont elle a eacuteteacute frappeacutee les rites

traditionnels ont probablement eacuteteacute perccedilus comme inutiles ils ont en tout cas perdu de leur

importance de mecircme que les ideacutees dont ils eacutetaient porteurs y compris celle de la survie

post mortem de lrsquoacircme ce qui nrsquoa pu manquer de donner des conseacutequences eacutethiques

facirccheuses97 en somme le philosophe qui deacutemontre qursquoil nrsquoest ni inutile ni contraire agrave la

raison de croire agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme loin drsquoecirctre impie est tout agrave fait fidegravele aux cultes

de la citeacute qui en le condamnant brise en fait le miroir que lui tendait la philosophie en lui

faisant voir sa propre impieacuteteacute tout se passe comme si les Atheacuteniens condamnaient Socrate

pour mieux cacher agrave eux-mecircmes lrsquoeacutetat drsquoimpieacuteteacute dans lequel ils sont tombeacutes Socrate

expose drsquoailleurs explicitement lrsquoutiliteacute eacutethique des mythes echatologiques lrsquoaction

vertueuse y est deacutefinie en des termes que la tradition grecque ne renierait pas (le mot

ἐλευθερία y est mecircme employeacute sans connotation neacutegative) bien que le caractegravere vertueux

de lrsquoaction ne soit plus deacutefini par la citeacute mais par la philosophie

ἀλλὰ τούτων δὴ ἕνεκα θαρρεῖν χρὴ περὶ τῇ ἑαυτοῦ ψυχῇ ἄνδρα ὅστις ἐν τῷ βίῳ τὰς μὲν ἄλλας ἡδονὰς τὰς περὶ τὸ σῶμα καὶ τοὺς κόσμους εἴασε χαίρειν ὡς ἀλλοτρίους τε ὄντας καὶ πλέον θάτερον ἡγησάμενος ἀπεργάζεσθαι τὰς δὲ περὶ τὸ μανθάνειν ἐσπούδασέ τε καὶ κοσμήσας τὴν ψυχὴν οὐκ ἀλλοτρίῳ ἀλλὰ τῷ αὐτῆς κόσμῳ σωφροσύνῃ τε καὶ δικαιοσύνῃ καὶ ἀνδρείᾳ καὶ

97 Combien de fois nrsquoa-t-on pas entendu personnage intempeacuterant justifier ses excegraves sous preacutetexte qursquolaquo on ne vit qursquoune fois raquo

60

ἐλευθερίᾳ καὶ ἀληθείᾳ οὕτω περιμένει τὴν εἰς Ἅιδου πορείαν ὡς πορευσόμενος ὅταν ἡ εἱμαρμένη καλῇ98

Il convient en effet drsquoinsister sur la dimension philosophique et non pas seulement

politique de la vertu dont la croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme serait un garant crsquoest

bien la philosophie qui est sous-entendue par la mention de τὸ μανθάνειν lrsquoeacutetude en

question ne pouvant ecirctre que celle que Platon a en tecircte en tant que fondateur de

lrsquoAcadeacutemie drsquoautant que lrsquoon reconnait sans peine parmi les cinq vertus eacutenumeacutereacutees que

ladite eacutetude est censeacutee apporter trois vertus qui allaient devenir avec la force les quatre

vertus cardinales la σωφροσύνη la δικαιοσύνη et lrsquoἀνδρεία lrsquoeacutenumeacuteration se conclut

drsquoailleurs sous un double patronage reacuteveacutelateur celui de lrsquoἐλευθερία la vertu civique par

excellence et lrsquoἀληθεία qui est la raison drsquoecirctre de la philosophie Ce double patronnage

qui nrsquoaccorde plus agrave la citeacute le monopole de lrsquoautoriteacute en matiegravere drsquoeacutethique disculpe Platon

de toute tentative de reacuteaction passeacuteiste mais il nrsquoempecircche que lrsquoautoriteacute de la cieacute nrsquoest pas

pour autant renieacutee et qursquoon ne peut pas accuser Platon de vouloir faire table rase du passeacute

il est peu douteux qursquoil eacutetait attacheacute agrave lrsquoἐλευθερία comprise comme vertu politique du

citoyen grec preacutefeacuterant la mort agrave lrsquoesclavage et qursquoil a donc jugeacute que lrsquoune des erreurs de la

citeacute avait eacuteteacute justement de laisser se perdre la croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et donc

de priver les citoyens-soldats que se devaient drsquoecirctre les Atheacuteniens drsquoune conviction qui

leur donnait de lrsquoardeur au combat ce qui nrsquoa fait que favoriser la deacutebacirccle militaire telle

serait lrsquoerreur que la Reacutepublique deacutenoncerait lorsque les interlocuteurs deacutebattent de

lrsquoeacuteducation agrave donner aux gardiens de la citeacute ideacuteale99 agrave ceci pregraves que le problegraveme qui se

pose agrave ce moment-lagrave diffegravere de celui du Pheacutedon en ceci que Socrate suspend deacutesormais le

fait drsquoavoir peur de la mort non pas agrave lrsquoabsence de croyance en la survie de lrsquoacircme mais agrave

lrsquoimagination qui fait de cette vie post mortem un eacutetat terrifiant Loin drsquoinfirmer notre

propos cet eacutecart montre simplement que la fideacuteliteacute de Platon agrave la tradition nrsquoest que

relative puisque les eacutecrits homeacuteriques pourtant canoniques en Gregravece sont censureacutes (ce qui

donne son sens agrave la mise en scegravene de personnages tels que Ceacutebegraves ou Pausanias qui citent

hors de propos la reacutefeacuterence homeacuterique) ainsi la critique exprimeacutee dans la Reacutepublique

contredit la mise en garde que le devin Tireacutesias adresse agrave Ulysse dans la fameuse nekuia

98 Plat Pheacutedon [114d-115a] laquo Et bien gracircce agrave cela il doit ecirctre confiant au sujet de son acircme celui qui durant sa vie a renonceacute agrave jouir des plaisirs qui concernent le corps et aussi de ses parures car ce sont des choses eacutetrangegraveres jugeant qursquoils ont pluocirct lrsquoeffet contraire et qui en revanche srsquoest appliqueacute aux plaisirs qui concernent lrsquoeacutetude parant ainsi son acircme drsquoune parure qui nrsquoest pas eacutetrangegravere mais qui lui est propre la justice la tempeacuterance la courage la liberteacute la veacuteriteacute il attend le voyage chez Hadegraves precirct agrave prendre la route quand son sort lrsquoappellera raquo 99 Cf Annexe 4

61

τίπτrsquo αὖτrsquo ὦ δύστηνε λιπὼν φάος ἠελίοιο ἤλυθες ὄφρα ἴδῃ νέκυας καὶ ἀτερπέα χῶρον100

La critique platonicienne sous-entend que la tradition portait deacutejagrave en germe sa propre

contradiction puisqursquoelle eacutelevait au rang de reacutefeacuterences des eacutecrits qui nrsquoencourageaient pas

les citoyens agrave aller au-devant du risque de mourir si la citeacute eacutetait en peacuteril Platon ne garde

de la tradition que ce qursquoil veut bien conserver agrave commencer par τῆς ψυχῆς

ἐπιμελεῖσθαι101 cette notion que lrsquoon pourrait deacutefinir grossiegraverement comme un anti-

cynisme ou un anti-nihilisme nrsquoest pas lrsquoinvention de Platon elle eacutetait pour ainsi dire le

pain quotidien de lrsquoancienne geacuteneacuteration atheacutenienne dont Socrate eacutetait un repreacutesentant

comme le souligne Jan Patočka

laquo Socrate dont Platon a suivi lrsquoexemple qui lui a servi de mise en garde et lrsquoa deacutetourneacute drsquoentrer dans la vie politique sous la forme qui eacutetait alors la sienne est le type de lrsquoancien Atheacutenien vivant agrave lrsquoeacutepoque nouvelle le type de lrsquohomme qui a encore connu la communauteacute ougrave lrsquoon vivait sur le sol ferme de la tradition crsquoest-agrave-dire du mythe et ougrave tous les maicirctres libres observaient les regravegles consacreacutees par la diviniteacute ne pas faire de tort aux autres ne pas srsquoingeacuterer dans leurs associations les laisser srsquooccuper de leurs propres affaires ne tenter en aucun cas de srsquoen rendre maicirctre de les reacuteduire en esclavage raquo102

En drsquoautres termes selon Patočka Socrate et par voie de conseacutequence Platon nrsquoauraient

vu aucun inconveacutenient agrave se mecircler des affaires politiques drsquoAthegravenes si cela avait encore pu

se faire dans le respect de la tradition de la citeacute qui agrave leurs yeux garantissait que le citoyen

ait souci de son acircme Ce nrsquoest pas la vie politique elle-mecircme qui est rejeteacutee mais plutocirct ce

qursquoelle est devenue sous lrsquoinfluence de la sophistique drsquoune part et sous les coups de

boutoir des Laceacutedeacutemoniens drsquoautre part Crsquoest donc bien agrave nouveaux frais que le

philosophe en deacutemontrant lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme reacutealise lrsquoideacuteal traditionnel du citoyen

grec libre le philosophe prend acte du fait que cette immortaliteacute a deacutesormais besoin drsquoecirctre

deacutemontreacutee ce qui nrsquoeacutetait pas le cas jadis et le philosophe remplace le politique et le poegravete

dans le but de reacuteussir lagrave ougrave ces derniers ont failli en lrsquooccurrence donner aux citoyens les

armes intellectuelles pour vaincre la peur de la mort donnant ainsi un surcroucirct de sens agrave la

fondation de lrsquoAcadeacutemie en tant que partie inteacutegante de la reacuteforme politico-eacutehhique que

Platon cherche agrave mettre en œuvre Le terme laquo reacuteforme raquo srsquoavegravere drsquoailleurs parfaitement

approprieacute pour deacutefinir la deacutemarche de Platon puisqursquoagrave aucun moment il ne juge

envisageable ou mecircme souhaitable de revenir en arriegravere ne gardant de la tradition que ce

qursquoil consent agrave garder introduisant bel et bien de la nouveauteacute dans un preacutesent qui ne lui

100 Odysseacutee XI v 93-4 laquo Pourquoi donc malheureux es-tu venu deacutelaissant la lumiegravere du soleil pour voir les morts et ce lieu fineste raquo 101 Plat Apologie de Socrate [30b] laquo Le souci de lrsquoacircme raquo 102 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 92-93

62

convient pas et il ne fait pas non plus table rase du passeacute la tradition nrsquoeacutetant nullement

rejeteacutee en bloc

63

Chapitre 3 Hypothegravese lrsquoascegravese philosophique comme expeacuterience

reacuteveacutelatrice

En comprenant le Pheacutedon comme un manuel drsquoapprentissage plutocirct que comme un

compte-rendu fidegravele des derniers instants de Socrate nous avons pu deacutepasser le stade du

simple commentaire de ce dialogue de maniegravere agrave commenter plus largement la nature

probable de lrsquoenseignement dispenseacute agrave lrsquoAcadeacutemie puisque cet enseignement eacutetait

envisageacute comme une voie pour reacuteformer les mœurs atheacuteniennes il est logique que Platon

ait consideacutereacute que la praxis philosophique relevait drsquoun savoir-faire agrave part entiegravere crsquoest

mecircme ce que dit la lettre mecircme du Phegravedon en soulignant que celui qui se laisse aller agrave la

misologie sous preacutetexte qursquoil eacutechoue agrave mener agrave bien une reacuteflexion ne peut en fait srsquoen

prendre qursquoagrave sa propre ἀτεχνία [90d]103 terme que lrsquoon peut traduire par laquo maladresse raquo

mais qui deacutesigne plus preacuteciseacutement une absence de τέχνη crsquoest-agrave-dire un manque de savoir-

faire ce savoir-faire que le philosophe confirmeacute est censeacute transmettre au deacutebutant presque

comme lrsquoartisan apprend le meacutetier agrave lrsquoapprenti dans le cadre drsquoun enseignement qui

nrsquoaboutit qursquoagrave la condition que lrsquoeacutelegraveve fasse montre de bonne volonteacute et drsquoardeur au

travail Platon en bon peacutedagogue stipule donc qursquoil existe bel et bien une τέχνη

philosophique susceptible drsquoecirctre acquise dans le cadre drsquoun entraicircnement continu

caracteacuteriseacute notamment par la mise agrave lrsquoeacutecart la plus importante possible des affections

corporelles afin que celles-ci ne viennent pas perturber la reacuteflexion logique et crsquoest pour

cela que lrsquoentraicircnement agrave la philosophie peut ecirctre preacutesenteacute de faccedilon imageacutee comme un

entraicircnement agrave la mort ce par quoi lrsquohomme correctement initieacute peut preacutetendre rendre son

acircme quasiment eacutegale agrave ce qursquoelle sera lorsqursquoelle sera libeacutereacutee du corps Agrave exprimer les

choses ainsi on pourrait penser que cest lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme qui donne sa leacutegitimiteacute agrave la

praxis philosophique ce qui serait reacuteducteur la philosophie tire drsquoabord sa leacutegitimiteacute de

lrsquoideacutee suivant lequel que le monde dans lequel nous vivons obeacuteit agrave un certain ordre qui

nrsquoest pas arbitraire mais possegravede une coheacuterence qui lui est propre et dont lrsquoesprit devrait agrave

terme pouvoir rendre compte (crsquoest ainsi qursquoil faut comprendre la cosmologie du Timeacutee104

103 Cf supra 104

Cf Commentaire de Geneviegraveve Droz annexe 8

64

dont Patočka se deacutebarrasse agrave bon marcheacute en la qualifiant de laquo fantaisiste raquo105) et

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine nrsquoest qursquoun aspect parmi drsquoautres de cet eacutetat de choses il

est drsquoailleurs envisageable de prendre la question dans lrsquoautre sens en effet la reacuteflexion

philosophique pour ecirctre meneacutee agrave bien a de toute faccedilon besoin drsquoune certaine ascegravese

permettant agrave lrsquoacircme de mobiliser tous ses efforts dans la reacuteflexion sans que sa cohabitation

forceacutee avec le corps ne vienne la perturber et cela resterait vrai quand bien mecircme lrsquoacircme ne

survivrait pas au corps Mecircme srsquoil vaut la peine du fait de ses effets beacuteneacutefiques pour la

praxis philosophique drsquoenseigner aux apprentis philosophes que leur acircme survira agrave leur

corps et qursquoils doivent se preacuteparer agrave ce changement cette ideacutee nrsquoest pas tregraves importante

pour le philosophe expeacuterimenteacute qui nrsquoa plus besoin drsquoecirctre convaincu de la leacutegitimiteacute de

lrsquoinvestigation philosophique et encore le philosophe deacutebutant pour peu quil soit

suffisamment motiveacute nrsquoa-t-il pas neacutecessairement besoin de croire agrave lrsquoimmortaliteacute de son

acircme pour deacutevelopper ses dispositions agrave lrsquoinvestigation logique de ce fait si lrsquoon se

contente de dire que la conception platonicienne de la survie post corporis mortem de

lrsquoacircme sert les desseins du fondateur de lrsquoAcadeacutemie on passe sans doute agrave cocircteacute de

lrsquoessentiel de ce qui est agrave rechercher La plupart des exeacutegegravetes ne remettent pas en cause

lrsquoideacutee selon laquelle Platon devait agrave titre personnel croire sincegraverement en lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme mais il serait peut-ecirctre bon de proposer une hypothegravese permettant drsquoexpliquer

pourquoi il y croyait au-delagrave drsquoune certaine fideacuteliteacute agrave une tradition agrave laquelle il eacutetait

attacheacute cela dit nous proposons moins une nouvelle hypothegravese que nous ne mettons agrave

lrsquoeacutepreuve notre hypothegravese de deacutepart selon laquelle la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

puise sa source dans la connaissance spontaneacutee que lrsquohomme peut avoir de lui-mecircme il

importe de voir si cette hypothegravese se veacuterifie dans le cas de Platon et en quoi ce cas peut

ecirctre reacuteveacutelateur de ce qui est vrai de tout homme Eacutetant donneacute ce en quoi consiste la praxis

philosophique du fait de lrsquoascegravese qursquoelle suppose est-ce que la neacutecessiteacute (que nous

interrogerons apregraves lrsquoavoir simplement supposeacutee) de faire taire le corps dans laquelle

105 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 135 La science moderne nrsquoest pourtant pas en mesure de renier complegravetement Platon agrave tel point que pregraves de quarante ans apregraves Patočka Pierre Kerszberg reconnaicirctra agrave cette cosmologie le meacuterite drsquoaccorder laquo agrave la cause errante un statut cosmologique il y a dans la reacutealiteacute quelque chose de chaotique drsquoirreacuteductible aux ideacutees qui ne peut ecirctre ni domestiqueacute ni eacutelimineacute Cela signifie que les irreacutegulariteacutes du cours des choses peuvent ecirctre miniseacutees tant qursquoon veut en agrandissant lrsquoeacutechelle des pheacutenomegravenes il en restera toujours quelque chose de non neacutegligeable raquo Mecircme dans le cadre de la physique quantique laquo par son cocircteacute artisanal le fabricant de lrsquoappareillage ou le physicien qui lrsquoutilise joue le rocircle drsquoun deacutemiurge agrave lui tout seul raquo KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo sect 26 ndash 36 Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269

65

Platon srsquoest probablement trouveacute au cours de sa vie de philosophe nrsquoaurait pas favoriseacute le

deacuteveloppement de sa croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Sans aller jusqursquoagrave dire que

lrsquoascegravese philosophique la preacutecegravede nrsquoest-il pas envisageable que lrsquoexercice de la

philosophie par quelque homme que ce soit ne soit pas de nature agrave favoriser et agrave fortifier

la conviction drsquoecirctre doteacute drsquoune acircme immortelle En somme lrsquoascegravese philosophique nrsquoest-

elle pas par sa nature mecircme une expeacuterience reacuteveacutelatrice voire puissamment reacuteveacutelatrice de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine Et si tel est le cas cela ne devrait-il pas permettre de

lever le voile sur les causes ayant favoriseacute la prospeacuteriteacute de cette croyance agrave lrsquoeacutechelle de

lrsquohumaniteacute

1 De la neacutecessiteacute pour la penseacutee de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart

Le souci premier de Platon eacutetant de leacutegitimer la praxis quil inculquait agrave ses eacutelegraveves

il est certain que lrsquoascegravese philosophique trouve son inteacuterecirct pour elle-mecircme ici-bas

indeacutependamment de toute consideacuteration lieacutee aux reacutecompenses ou aux chacirctiments qui

attendent lrsquoacircme dans lrsquoau-delagrave cela nrsquoeacutechappera pas au lecteur de la Reacutepublique ougrave il est

bien question drsquoune ascegravese agrave laquelle doivent se soumettre les gardiens de la citeacute qui

doivent non seulement deacutevelopper leur courage et leur ardeur au combat mais aussi des

aptitudes agrave la praxis philosophique Mais contrairement au Pheacutedon la Reacutepublique ne

preacutesente agrave a aucun moment cette ascegravese comme un entraicircnement agrave la mort pas mecircme agrave

titre ironique agrave cet eacutegard ce grand dialogue posteacuterieur au Pheacutedon marque une eacutetape

importante au sein du corpus platonicien et peut-ecirctre mecircme dans lrsquohistoire de lrsquoeacutethique en

geacuteneacuteral puisque non content de montrer que la justice est un bien pour elle-mecircme et non

pour les biens qursquoelle peut procurer qui lui sont heacuteteacuterogegravenes Socrate y souligne les

bienfaits drsquoune vie saine et asceacutetique indeacutependamment de la reacutecompense eacuteventuellement

promise apregraves la mort et ce tregraves tocirct lorsqursquoil en est encore agrave deacutecrire ce agrave quoi doit

vraisemblablement ressembler la citeacute agrave sa fondation avant de connaicirctre toute forme

drsquoextension ou drsquoenrichissement que ce soit106 Cette existence frugale et pacifique

conviendrait parfaitement agrave Socrate et celui-ci srsquoen tiendrait drsquoailleurs quitte dans

lrsquoeacutedification laquo en penseacutee raquo de la citeacute ideacuteale si Glaucon reacuteagissant drsquoune maniegravere typique de

la jeunesse doreacutee drsquoAthegravenes (mais pas uniquement drsquoAthegravenes) ne lrsquoaccusait pas de vouloir

faire vivre les citoyens comme des ὗες (porcs) reproche infondeacute dans la mesure ougrave la

106 Cf Annexe 9

66

description de la vie dans la citeacute primitive si elle nrsquoest pas marqueacutee par le luxe nrsquoest pas

non plus marqueacutee par un inconfort mecircme partiel ndash sans parler de toutes les connotations

lieacutees agrave la saleteacute agrave la becirctise agrave la goinfrerie et agrave la bassesse morale ordinairement associeacutees agrave

lrsquoimage des porcins et qui ne srsquoappliquent pas du tout aux habitants de la citeacute primitive

loin drsquoecirctre rude leur mode de vie semble mecircme doux et paisible ne serait-ce que par la

garantie dune vie longue et saine quelle apporte Cette ascegravese nrsquoest que relative elle nrsquoest

pas marqueacutee par la peacutenurie mais par le non-excegraves lrsquohomme y fait enfin coiumlncider sa

conduite avec ce quil sait ecirctre bon pour lui Loin de censurer radicalement le domaine

corporel Platon se contente de rejeter le commerce outrancier avec le corps au profit de la

stricte satisfaction des neacutecessiteacutes du corps en vertu non pas drsquoune reacutecompense promise agrave

lrsquohomme tempeacuterant mais simplement au nom du fait que crsquoest ainsi que lrsquoon vit le mieux

ceci ouvre la voie agrave la conception drsquoune ascegravese trouvant sa reacutecompense en elle-mecircme et qui

ne serait donc plus heacuteteacuteroteacutelique

On objectera agrave cela drsquoune part que cette ascegravese nrsquoest pas propre au philosophe

mais commune agrave lrsquoensemble des citoyens de la citeacute primitive et que drsquoautre part il srsquoagit

moins drsquoune ascegravese comprise comme un choix de vie que drsquoune neacutecessiteacute imposeacutee par

lrsquoabsence de richesse caracteacuterisant ladite citeacute qui vient tout juste drsquoecirctre fondeacutee en drsquoautres

termes mecircme si Socrate affirme qursquoil srsquoaccommoderait drsquoune telle vie il semble qursquoil

serait bien le seul et que lrsquoascegravese qursquoil vient de deacutecrire est une ascegravese subie et non une

ascegravese choisie comme la sienne De fait Socrate nrsquoest pas naiumlf au point de preacutetendre que

cet ideacuteal de frugaliteacute civique soit applicable en lrsquoeacutetat ni mecircme qursquoil ait jamais existeacute (dans

leacuteconomie du dialogue ce nrsquoest qursquoune fiction preacutesenteacutee comme telle qui a valeur

drsquohypothegravese de laboratoire) et crsquoest sans difficulteacute qursquoil accepte tenant compte de

lrsquoobjection de Glaucon de reprendre agrave nouveaux frais la recherche

ταῦτα γὰρ δή τισιν ὡς δοκεῖ οὐκ ἐξαρκέσει οὐδὲ αὕτη ἡ δίαιτα ἀλλὰ κλῖναί τε προσέσονται καὶ τράπεζαι καὶ τἆλλα σκεύη καὶ ὄψα δὴ καὶ μύρα καὶ θυμιάματα καὶ ἑταῖραι καὶ πέμματα καὶ ἕκαστα τούτων παντοδαπά καὶ δὴ καὶ ἃ τὸ πρῶτον ἐλέγομεν οὐκέτι τἀναγκαῖα θετέον οἰκίας τε καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα ἀλλὰ τήν τε ζωγραφίαν κινητέον καὶ τὴν ποικιλίαν καὶ χρυσὸν καὶ ἐλέφαντα καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον ἦ γάρ107

Quand Socrate dit qursquoon ne mettra plus les maisons les chaussures et les vecirctements au

rang du neacutecessaire il ne veut eacutevidemment pas dire que ces biens deviendront inutiles mais

107 Plat Reacutepublique II [373a] laquo Cela en effet agrave ce qursquoil semble ne suffira pas agrave certains pas plus que le reacutegime lui-mecircme alors seront ajouteacutes des lits des tables et toutes sortes de meubles puis des plats cuisineacutes des parfums des essences agrave brucircler des courtisanes des friandises chaque chose sous toutes les formes possibles Ce dont jrsquoai parleacute premiegraverement les maisons les vecirctements et les chaussures on ne le mettra plus au rang du neacutecessaire mais on emploiera la peinture et les combinaisons de couleurs on acqueacuterera de lrsquoor de lrsquoivoire et toutes ces sortes de matiegraveres Nrsquoest-ce pas raquo

67

que leur aspect utilitaire passera au second rang des preacuteoccupations au profit de leur aspect

estheacutetique qursquoon les emploiera drsquoabord dans lrsquoideacutee de se faire bien voir drsquoautrui plutocirct que

dans lrsquooptique de sa conservation de mecircme que lrsquoon consommera des mets en tenant

compte de leur qualiteacute gustative plutocirct que du beacuteneacutefice que notre santeacute peut en tirer avec

les risques que cela comporte on mettra des chaussures conccedilues dans un but estheacutetique

plutocirct que pratique agrave tel point qursquoelles ne faciliteront plus du tout la marche Dans le

mecircme ordre drsquoideacutees la ζωγραφία ne doit pas ecirctre comprise comme un mode drsquoexpression

artistique au sens moderne du terme mais comme lrsquoornement dont les riches citoyens

faisaient parer leurs demeures Quoi qursquoil en soit lrsquoimportant dans cet extrait est dans

lrsquoeffet drsquoaccumulation qui permet drsquoopposer radicalement la superfluiteacute de la citeacute en pleine

expansion mateacuterielle agrave la δίαιτα108 de la citeacute primtive marqueacutee par lrsquoabsence drsquoexcegraves et

drsquoambition deacutemesureacutee En bon deacutebatteur Socrate rentre dans le jeu de lrsquoadversaire pour

mieux le vaincre par la suite (de ce point de vue le Socrate platonicien est fidegravele agrave la

pratique de lrsquoelenchos) de toute eacutevidence il consent agrave tenir compte des objections de

Glaucon mais il ne perd pas lrsquoespoir de faire triompher la leacutegitimiteacute de la vie asceacutetique

dont il vantait la salubriteacute comme il le fait sentir en employant des tournures

impersonnelles au meacutedio-passif ou agrave lrsquoadjectif verbal qui indiquent qursquoil refuse de srsquoavouer

solidaire des citoyens se laissant aller aux superfluiteacutes qursquoil eacutenumegravere qui plus est en

concluant par καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον qursquoil serait tentant de traduire par laquo et toutes

ses becirctises raquo (pour rester poli ) et il est difficile de ne pas lrsquoimaginer accompagner le ἦ γάρ

adresseacute agrave son interlocuteur drsquoun clin drsquoœil malicieux et ironique comme on en adresse agrave un

enfant qui voudrait reacuteclamer une faveur quelconque mais nrsquooserait pas se lancer109

lrsquoascegravese sera eacutevoqueacutee une nouvelle fois ulteacuterieurement caracteacuterisant deacutesormais

explicitement le philosophe dont les diffeacuterentes qualiteacutes sont preacutesenteacutees en des termes

faisant eacutevidemment eacutecho au Pheacutedon ὧι δὴ πρὸς τὰ μαθήματα καὶ πᾶν τὸ τοιοῦτον

ἐρρυήκασιν περὶ τὴν τῆς ψυχῆς οἶμαι ἡδονὴν αὐτῆς καθ᾽ αὑτὴν εἶεν ἄν τὰς δὲ διὰ τοῦ

σώματος ἐκλείποιεν εἰ μὴ πεπλασμένως ἀλλ᾽ ἀληθῶς φιλόσοφός τις εἴη110 Ici se situe le

108 Ce terme qui deacutesigne un certain mode de vie pris dans sa globaliteacute recouvre une signification plus large que le mot franccedilais laquo reacutegime raquo par lequel nous le traduisons par commoditeacute en prenant exemple sur Eacutemile Chambry 109

Eacutetant donneacute que lrsquointerlocuteur de Socrate est le fregravere de Platon et une image de ce que ce dernier aurait pu ecirctre srsquoil srsquoeacutetait laisseacute entraicircner par la tentation drsquoune vie brillante politiquement parlant cette attitude nrsquoa rien de deacuteplaceacute elle est tout simplement une repreacutesentation des rapports que le maicirctre peut se permettre drsquoentretenir avec lrsquoeacutelegraveve on peut aussi voir dans le dialogue entre Socrate et Glaucon une repreacutesentation du combat que le philosophe megravene contre la tentation de la vie voluptueuse qui peut se reacuteveiller agrave tout moment 110 Plat Reacutepublique VI [485d] laquo Degraves lors celui qui srsquoadonne aux sciences et agrave toute matiegravere du mecircme type je pense qursquoil ne srsquoapplique qursquoau plaisir de lrsquoacircme isoleacutee en elle-mecircme et deacutelaisse ceui du corps srsquoil nrsquoest pas artificiellement mais bien veacuteritablement philosophe raquo

68

nœud de notre raisonnement il serait tentant de penser que la pratique de la philosophie

serait tout ce qui reste agrave faire pour lrsquohomme qui aurait renonceacute agrave lrsquoambition politique et agrave la

vie voluptueuse ce qui reviendrait agrave consideacuterer la praxis philosophique comme la

conseacutequence drsquoune vie asceacutetique non-choisie Crsquoest eacutevidemment lrsquoinverse ce nrsquoest pas

lrsquoascegravete qui devient philosophe du fait drsquoecirctre ascegravete malgreacute lui mais le philosophe qui

devient ascegravete du fait drsquoecirctre philosophe de son plein greacute crsquoest ce qui explique qursquoil nrsquoait

pas suffi agrave un personnage comme Diogegravene le Cynique de prendre le parti de vivre dans le

deacutenuement pour eacutegaler Socrate qui faisant de la recherche de la veacuteriteacute une preacuteoccupation

ayant la prioriteacute sur lrsquoaisance mateacuterielle megravene une vie drsquoascegravete non pas par contrainte ni

par provocation mais par fideacuteliteacute envers le but qursquoil poursuit telle est la veacuteritable

correacutelation entre la tacircche du philosophe et son mode de vie la premiegravere justifiant la

seconde et non lrsquoinverse Socrate aurait donc pu reacutepliquer agrave Glaucon que sa citeacute nrsquoeacutetait pas

une citeacute de pourceaux mais une citeacute de philosophes ou plus exactement drsquohommes qui se

donnaient les moyens drsquoecirctre philosophes Lrsquoascegravese philosophique consiste agrave reacuteduire la

place du corporel (faute de pouvoir lrsquoaneacuteantir) dans notre vie de faccedilon agrave ce qursquoil nrsquooppose

plus drsquoobstacle agrave une reacuteflexion bien meneacutee que les besoins somatiques ne perturbent plus

lrsquoacircme dans lrsquoexercice du logos ce qui neacutecessite non pas de les aneacuteantir mais au contraire

de les satisfaire et seulement de les satisfaire crsquoest-agrave-dire de donner au corps ni plus ni

moins que ce dont il a besoin la condamnation des excegraves alimentaires ou autres nrsquoest pas

formuleacutee au nom drsquoune morale venue drsquoailleurs mais bien au nom de la pratique correcte

de la philosophie Ceci est loin drsquoecirctre anecdotique Platon eacutetant resteacute fidegravele agrave cette

conception de lrsquoascegravese jusque dans sa vieillesse comme lrsquoatteste un extrait des Lois ougrave il

suggegravere que lrsquoacircme est susceptible de reacutegresser du fait des abus auxquels peut conduire la

condition corporelle ndash crsquoest agrave dessein que nous traduisons lrsquoexpression κατακορής τις τῇ

μέθῃ γίγνηται par laquo celui que la boisson rassasie raquo cette traduction nrsquoest assureacutement pas

des plus eacuteleacutegantes litteacuterairement parlant mais elle rend mieux compte du rocircle passif assigneacute

agrave lrsquohomme ivre que ne le fait la formule laquo celui que se sature drsquoivresse raquo proposeacutee par le

RP Des Places

ἐρωτῶ γὰρ τὸ τοιόνδε ἆρα σφοδροτέρας τὰς ἡδονὰς καὶ λύπας καὶ θυμοὺς καὶ ἔρωτας ἡ τῶν οἴνων πόσις ἐπιτείνει - πολύ γε - τί δ αὖ τὰς αἰσθήσεις καὶ μνήμας καὶ δόξας καὶ φρονήσεις πότερον ὡσαύτως σφοδροτέρας ἢ πάμπαν ἀπολείπει ταῦτα αὐτόν ἂν κατακορής τις τῇ μέθῃ γίγνηται - ναί πάμπαν ἀπολείπει - οὐκοῦν εἰς ταὐτὸν ἀφικνεῖται τὴν τῆς ψυχῆς ἕξιν τῇ τότε ὅτε νέος ἦν παῖς111

111 Plat Lois I [645d-e] laquo Je pose la question que voici la boisson excite-telle les plaisirs les peines la co-legravere lrsquoamour et les rend-elle plus forts ndash Oui beaucoup ndash Et les sensations les reacuteminiscences les opinions et les ideacutees Les rend-elle eacutegalement plus fortes Ou plutocirct tout cela nrsquoabandonne-t-il pas complegravetement

69

Il semble que lrsquohomme ivre meacuterite aux yeux de Platon drsquoecirctre consideacutereacute non pas

simplement comme un peacutecheur mais comme une victime (consentante il est vrai) du

pouvoir de seacuteduction de lrsquoalcool ce qui nous fonde agrave parler des laquo abus auxquels peut

conduire la condition corporelle raquo car ladite condition nrsquoest nullement condamneacutee en bloc

par Platon qui nrsquoa pas la preacutetention drsquoaffirmer que le philosophe est capable de devenir pur

esprit de son vivant - comment pourrait-il en aller autrement de la part dun auteur qui na

de cesse de nous preacutesenter le philosophe en pleine action en pleine poursuite de sa quecircte

inaboutie de la reacutealiteacute dans des mises en scegravene tregraves reacutealistes De fait mecircme dans cette

œuvre tardive que sont les Lois il prend acte de lrsquoimperfection humaine et ne srsquoengage pas

dans un combat voueacute agrave lrsquoeacutechec desinteacute agrave lrsquoaneacuteantir a fortiori loin drsquoopposer frontalement

lrsquoacircme active et le corps passif il fait volontiers mention de la ψυχή agrave titre passif dans la

formule suivante ὅσαι τε διὰ δυστυχίαν ταραχαὶ ταῖς ψυχαῖς γίγνονται112 La traduction

drsquoEacutedouard Des Places laquo les troubles que la malchance apporte aux acircmes raquo a beau ecirctre plus

eacuteleacutegante drsquoun point de vue litteacuteraire elle nrsquoest cependant guegravere satisfaisante en tant qursquoelle

ne rend pas compte de la situation de compleacutement drsquoagent qui est celle de δυστυχία ce

sont bien les ταραχαὶ qui sont poseacutes comme eacutetant actifs ce qui nrsquoen rend que drsquoautant plus

patente le fait que dans ce passage lrsquoacircme nrsquoest pas preacutesenteacutee comme eacutetant entiegraverement

responsable de ces ταραχαὶ qui lui viennent en raison de ce que lrsquoon peut appeler un

laquo manque de chance raquo et mecircme quand elle leur eacutechappe elle nrsquoest pas non plus

complegravetement responsable de cette reacuteussite qursquoelle doit agrave la chance comme le fait savoir la

mention de ὅσαι ἐν εὐτυχίαις τῶν τοιούτων ἀποφυγαί113 Lrsquoacircme nrsquoest donc pas entiegraverement

maicirctresse de son destin mais elle nrsquoest cependant jamais assourdie au point de ne pas

pouvoir comprendre ce qursquoil est bon ou mauvais de faire Platon eacutecrit aussi ἐν πᾶσιν τοῖς

τοιούτοις τῆς ἑκάστων διαθέσεως διδακτέον καὶ ὁριστέον τό τε καλὸν καὶ μή114 restant

ainsi fidegravele au propos de la Reacutepublique si lrsquoacircme nrsquoeacutetait que le jouet des circonstances

influant sur son humeur une telle exigence eacutethique nrsquoaurait mecircme pas lieu drsquoecirctre lrsquoacircme

humaine est donc consideacutereacutee comme eacutetant suffisamment maicirctresse drsquoelle-mecircme pour que

la responsabiliteacute des fautes commises durant son seacutejour terrestre lui incombe mais elle ne

lrsquoest pas encore assez pour que lrsquoon puisse lui reprocher toutes ses maladresses dues agrave des

circonstances deacutefavorables

celui que la boisson rassasie ndash Oui cela lrsquoabandonne complegravetement ndash Et il en arrive donc au mecircme point que quand il eacutetait petit enfant raquo 112 Plat Lois I [632a] laquo Ces troubles qui naissent dans les acircmes agrave cause de la malchance raquo 113 Ibid laquo Ces moyens drsquoy eacutechapper gracircce agrave la chance raquo 114 Plat Lois I [632c-d] laquo en tout domaine et suivant les dispositions de chacun il faut enseigner et deacutefinir ce qui est bon et ce qui ne lrsquoest pas raquo

70

Pour lrsquoheure lrsquoimportant est lagrave puisque lrsquoascegravese comprise comme une mise en

sommeil relative du corps apparaicirct comme une neacutecessiteacute pour qui fait profession drsquoecirctre

philosophe indeacutependamment de toute conception drsquoune promesse de reacutecompense post

mortem donc puisque la praxis philosophique nrsquoa pas vitalement besoin de la conception

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme il est tout agrave fait envisageable que Platon en soit arriveacute en

pratiquant la philosophie agrave apercevoir par cette praxis mecircme que lrsquoacircme et le corps tout

en entretenant un rapport extrecircmement eacutetroit lrsquoun avec lrsquoautre eacutetaient chacun de nature

suffisamment diffeacuterente pour ecirctre seacuteparables de jure en drsquoautres termes crsquoest lrsquoexpeacuterience

philosophique de sortie du corps qui aurait preacuteceacutedeacute la conception platonicienne de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et non lrsquoinverse Le Theacuteeacutetegravete confirme partiellement cette

hypothegravese Socrate y disant explicitement que seul le corps du philosophe ἐν τῇ πόλει

κεῖται (reacuteside dans la cite) et que son acircme ou plus preacuteciseacutement sa διάνοια sa faculteacute de

reacutefleacutechir est accapareacutee par la connaissance des veacuteriteacutes immuables qui la font se

deacutesinteacuteresser des affaires de la citeacute

Καὶ ταῦτα πάντ οὐδ ὅτι οὐκ οἶδεν οἶδενmiddot οὐδὲ γὰρ αὐτῶν ἀπέχεται τοῦ εὐδοκιμεῖν χάριν ἀλλὰ τῷ ὄντι τὸ σῶμα μόνον ἐν τῇ πόλει κεῖται αὐτοῦ καὶ ἐπιδημεῖ ἡ δὲ διάνοια ταῦτα πάντα ἡγησαμένη σμικρὰ καὶ οὐδέν ἀτιμάσασα πανταχῇ πέτεται κατὰ Πίνδαρον τᾶς τε γᾶς ὑπένερθε καὶ τὰ ἐπίπεδα γεωμετροῦσα οὐρανοῦ θ ὕπερ ἀστρονομοῦσα καὶ πᾶσαν πάντῃ φύσιν ἐρευνωμένη τῶν ὄντων ἑκάστου ὅλου εἰς τῶν ἐγγὺς οὐδὲν αὑτὴν συγκαθιεῖσα115

Il nrsquoest pas question dans cet extrait de lrsquohomme dans sa geacuteneacuteraliteacute mais du seul

philosophe en particulier crsquoest preacuteciseacutement en cela que ce passage est reacuteveacutelateur du fait

que la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ecirctre comprise comme une

thegravese existentielle tirant son origine du parcours de philosophe qua meneacute Platon en suivant

lexemple de Socrate le philosophe agrave force de srsquoentraicircner agrave vivre en se deacutetachant du

corps peut avoir lrsquoexpeacuterience drsquoune certaine indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps

indeacutependance qui laisse supposer que la premiegravere survit au second ne serait-ce que parce

que les notions de temps semblent abolies dans les moments de grande seacutereacuteniteacute Faute de

certitude absolue on avancera que rien ne srsquooppose de facto agrave ce que la praxis

philosophique ait pu soutenir directement drsquoun point de vue strictement dialectique cette

conception de la vie apregraves la mort qui cependant lui preacuteexistait historiquement parlant En

115 Plat Theacuteeacutetegravete [173e-174a] laquo laquo Et il ne sait mecircme pas qursquoil ne sait pas cela il ne srsquoen abstient pas pour obtenir un bon renom mais en fait son corps seul se situe et reacuteside dans la citeacute tandis que sa faculteacute de reacutefleacutechir qui considegravere que tout cela est de peu de valeur et nrsquoest mecircme rien le deacutedaignant vole de tous cocircteacutes et mecircme comme dit Pindare sous la terre mesurant la terre ses eacutetendues eacutetudiant les astres au-dessus du ciel cherchant agrave connaicirctre la nature toute entiegravere et dans chacun de ses aspects sans jamais se laisser descendre vers ce qui est proche raquo

71

somme Platon a sans doute eu la confirmation par le mode de vie qui eacutetait le sien de ce

que la tradition avait deacutejagrave eacutetabli

Ce point eacutetant eacuteclairci il est envisageable drsquoeacutelargir ces conclusions au genre

humain pris dans son entiegravereteacute il nrsquoest en effet pas neacutecessaire de mener une vie semblable

agrave celle drsquoun philosophe de lrsquoAcadeacutemie pour connaicirctre ne serait-ce que fugacement des

eacutepisodes ougrave lrsquoacircme paraicirct se manifester comme indeacutependante du corps Agrave lire Jean-Pierre

Vernant116 lrsquoun des meacuterites de Platon aurait justement eacuteteacute drsquoavoir mis agrave la porteacutee de

lrsquohomme une expeacuterience eacutetait envisageacutee auparavant comme accessible uniquement pour

des ecirctres surhumains meacuterite partageacute avec les Mystegraveres ces cultes parallegraveles qui eacutetaient

alors en vogue et coexistaient dans un syncreacutertisme toleacuterant avec des cultes officiels en

perte de vitesse Cette influence des mystegraveres a deacutejagrave eacuteteacute mise en valeur par Perceval

Frutiger commentant lrsquoalleacutegorie de la caverne dans la Reacutepublique en des termes eacutetablissant

un lien eacutevident entre la deacutelivrance de lrsquoacircme promise dans le cadre des mystegraveres et celle que

doit permettre lrsquoexercice reacutegulier de la philosophie

laquo Quoi qursquoil en soit plusieurs traits de lrsquoalleacutegorie sont emprunteacutes comme lrsquoa montreacute Cornford agrave lrsquoorphisme et agrave la religion des mystegraveres Ainsi qui sait si les ombres que les prisonniers voient projeteacutees sur le mur de la caverne nrsquoont pas eacuteteacute suggeacutereacutees agrave Platon par un proceacutedeacute de ce genre qui eacutetait peut-ecirctre en usage dans la partie des ceacutereacutemonies drsquoinitiation comportant des φάσματα De plus il nrsquoest pas impossible que dans ces ceacutereacutemonies on ait eu recours entre autres symboles agrave une deacutelivrance simuleacutee image de la libeacuteration de lrsquoacircme tout comme le captif qui est traicircneacute hors de la caverne raquo117

En deacutepit de lrsquoassez petit nombre drsquoinformations dont nous disposons par la force des

choses sur ces cultes concernant lesquels lrsquoinitieacute se devait de garder le silence il est

envisageable de donner plusieurs exemples les mystegraveres drsquoEacuteleusis promettent aux initieacutes

la beacuteatitude donc un eacutetat proche de celui qursquoest censeacute atteindre le philosophe dans lrsquoau-

delagrave les mystegraveres orphiques proposent le reacutetablissement des acircmes dans leur pureteacute et leur

diviniteacute originelle ndash crsquoest explicitement ce que propose le philosophe dans le Phegravedre agrave

rebours drsquoune tradition qui envisage la destineacutee post corporis mortem de lrsquoacircme en des

termes encore proches des expressions propres agrave la vie corporelle Les mystegraveres

pythagoriciens enfin proposant la purification morale et intellectuelle de lrsquoacircme ont

eacutevidemment influenceacute Platon comme lrsquoattestent notamment deux occurrences de

lrsquoassimilation de la σῶμα (corps) agrave une σῆμα (tombeau) il faut cependant souligner que

dans la premiegravere drsquoentre elle dans le Cratyle Socrate ne lrsquoeacutevoque qursquoagrave titre drsquohypothegravese

dans une recherche sur lrsquoeacutetymologie du mot σῶμα jouant notamment sur la polyseacutemie du

116 Cf Annexe 10 117 FRUTIGER Perceval Les mythes de Platon eacutetude philosophique et litteacuteraire p263

72

terme σῆμα qui peut ecirctre traduit aussi bien par laquo tombeau raquo que par laquo signe raquo καὶ γὰρ

σῆμά τινές φασιν αὐτὸ εἶναι τῆς ψυχῆς ὡς τεθαμμένης ἐν τῷ νῦν παρόντι καὶ διότι αὖ

τούτῳ σημαίνει ἃ ἂν σημαίνῃ ἡ ψυχή καὶ ταύτῃ lsquoσῆμαrsquo ὀρθῶς καλεῖσθαι118 Les

pythagoriciens ne sont mecircme pas explicitement nommeacutes sans doute prce que Platon

preacutesuppose leurs theacuteories deacutejagrave bien connues de ses concitoyens mais aussi parce que

Socrate ne leur doit en derniegravere analyse que peu de chose si ce nrsquoest une hypothegravese

eacutetymologique qui en vaut drsquoautres par exemple celles des orphiques que Socrate cite

immeacutediatement apregraves de toute faccedilon lrsquoimpossibiliteacute de restituer en franccedilais et mecircme dans

toute autre langue la proximiteacute morphologique entre σῶμα et σῆμα devrait nous mettre la

puce agrave lrsquooreille comme lrsquoindique peut-ecirctre aussi la reacutepeacutetition du verbe σημαίνω peu

eacuteleacutegante et donc surprenante de la part drsquoun styliste comme Platon ce rapprochement est

probablement reacuteinvesti agrave titre ironique pour montrer les limites de la theacuteorie de Cratyle

suivant laquelle un nom nrsquoest pas donneacute agrave un objet par simple convention mais srsquoimpose de

lui-mecircme agrave lrsquoesprit ndash on quittera drsquoailleurs le Cratyle en soulignant que la survie de lrsquoacircme

nrsquoest de toute faccedilon pas le sujet premier du dialogue Quant agrave la seconde occurrence dans

le Gorgias elle est agrave peine deacuteveloppeacutee par Socrate qui nrsquoutilise la proximiteacute phoneacutetique

entre les deux termes que comme une astuce rheacutetorique qui ne saurait satisfaire une

approche philosophique exigeante et qui justement nrsquoen a pas la vocation en tant qursquoelle

est mobiliseacutee en vue de persuader Calliclegraves donc un personnage dont lrsquointeacuterecirct pour la

philosophie est pour ainsi dire inexistant mais que les beaux discours ne laissent pas

insensibles (le dialogue porte le nom drsquoun sophiste de renom il nrsquoest donc pas eacutetonnant drsquoy

voir Socrate montrer qursquoil nrsquoa rien agrave envier aux rheacuteteurs les plus ceacutelegravebres) ἤδη γάρ του

ἔγωγε καὶ ἤκουσα τῶν σοφῶν ὡς νῦν ἡμεῖς τέθναμεν καὶ τὸ μὲν σῶμά ἐστιν ἡμῖν σῆμα119

La nature mecircme de lrsquoacircme et de la vie importe drsquoailleurs assez peu dans le cadre de ce

deacuteveloppement dont le but premier est de convaincre Calliclegraves que la raison du plus fort

nrsquoest pas toujours la meilleure Il nrsquoy a donc pas de soumission de Platon aux ideacutees

pythagoriciennes mais tous ces rapprochements avec les mystegraveres attestent que la

neacutecessite de mettre le corps agrave part pour bien penser nrsquoest pas exclusive agrave lrsquoAcadeacutemie que

Platon ne srsquoen arroge pas le monopole pas plus qursquoil ne le reconnait agrave une autre eacutecole

Cette neacutecessiteacute nrsquoest drsquoailleurs mecircme pas exclusive agrave la Gregravece antique certaines cultures

118

Plat Cratyle [400b-c] laquo Certaines disent qursquoil est le tombeau de lrsquoacircme dans lequelle elle serait enterreacutee drsquoautre part puisque crsquoest par ses manifestations que lrsquoacircme se manifeste pour cette raison ils lrsquoappellent laquo signe raquo agrave juste titre raquo 119 Plat Gorgias [493a] laquo Pour ma part jrsquoai deacutejagrave entendu un savant homme dire que nous sommes preacutesente-ment morts et que le corps est notre tombeau raquo

73

orientales tregraves eacuteloigneacutees de la civilisation grecque du Ve siegravecle avant notre egravere eacutetant

justement reacuteputeacutees pour encourager au deacutetachement au moins momentaneacute de lrsquoacircme vis-agrave-

vis des attaches corporelles comme le rappelle Marc Durand

laquo Ce fait nous semble tregraves bien deacutecrit dans les litteacuteratures orientales notamment chez les bouddhistes Le Zen authentique et non celui importeacute par les occidentaux et transformeacute par eux traduit parfaitement cet effort de recueillement de concentration de lrsquoesprit sur lui-mecircme qui faciliterait lrsquoeacutevasion de celui-ci vers drsquoautres lieux rendant plus aiseacutees une certaine anamnegravese et une reacuteminiscence des reacutealiteacutes contempleacutees ulteacuterieurement raquo120

En fait cette expeacuterience que la volonteacute de connaicirctre la veacuteriteacute exacerbe chez Platon est

reacuteellement agrave la porteacutee de tous ne serait-ce que pendant au moins de tregraves courts instants

Drsquoailleurs lorsque Platon eacutevoque dans le Pheacutedon la neacutecessiteacute de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart il

part bien de lrsquoexpeacuterience que peut connaicirctre chaque individu et non pas de lrsquoexpeacuterience

propre au philosophe qui ne diffegravere que de degreacutes de celle du commun des mortels et peut

donc ecirctre partageacutee121 quand Socrate affirme que la philosophie est un entraicircnement agrave

mourir il est eacutevidemment ironique et ne fait que reprendre les critiques dont il a eacuteteacute lrsquoobjet

pour mieux en deacutenoncer lrsquoinaniteacute dans un premier temps fidegravele agrave sa deacutemarche

maiumleuticienne il ne fait qursquoeffleurer cette ideacutee en affirmant que le philosophe veut suivre

celui qui part pour lrsquoau-delagrave affirmation que lrsquoon peut interpreacuteter drsquoune multitude de

faccedilons diffeacuterentes et qui ne peut manquer de faire reacuteagir autant dire que Socrate lance un

appacirct agrave ses contradicteurs Si Ceacutebegraves deacutesapprouve Socrate ce nrsquoest pas lrsquoideacutee en elle-mecircme

drsquoun deacutesir du philosophe de gagner lrsquoau-delagrave qursquoil refuse mais plutocirct lrsquoapparente

contradiction entre cette ideacutee et la prohibition du suicide πῶς τοῦτο λέγεις ὦ Σώκρατες

τὸ μὴ θεμιτὸν εἶναι ἑαυτὸν βιάζεσθαι ἐθέλειν δ᾽ ἂν τῷ ἀποθνῄσκοντι τὸν φιλόσοφον

ἕπεσθαι122 Lrsquoassimilation de la philosophie agrave un entraicircnement agrave la mort est explicitement

formuleacutee peu apregraves et Socrate ne revendique absolument pas la paterniteacute de cette ideacutee

lrsquoattribuant agrave des ἄλλοι indeacutetermineacutes par lesquels il deacutesigne peut-ecirctre lrsquoensemble des

Atheacuteniens qui lrsquoont condamneacute123 Socrate tend ainsi agrave ses interlocuteurs un piegravege dans

lequel Simmias ne manque pas de tomber lrsquoironie socratique qui pousse lrsquointerlocuteur agrave

exposer lui-mecircme ses contradictions et donc agrave se trahir conduit Simmias agrave montrer de lui-

mecircme que srsquoil pleure lrsquoami qursquoa eacuteteacute Socrate pour lui il nrsquoa manifestement pas compris ce

120 DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p40 121

Plat Pheacutedon [64b-d] Cf supra 122 Plat Pheacutedon [61d] laquo Comment peux-tu dire Socrate qursquoil nrsquoest pas permis de se faire violence agrave soi-mecircme violence et [dans le mecircme temps] que le philosophe deacutesire suivre celui qui meurt raquo (Nous rajoutons agrave dessein la locution laquo dans le mecircme temps raquo pour souligner que Ceacutebegraves affirme agrave Socrate qursquoil se contredit) 123 Plat Pheacutedon [64a] Cf supra

74

que ce dernier avait agrave lui apprendre puisqursquoil nrsquoeacuteprouve pas drsquointeacuterecirct reacuteel pour la

philosophie en tout cas pas suffisamment pour eacuteviter de reprendre agrave son compte les

propos de la foule agrave ce sujet ndash de surcoicirct il emploie agrave deux reprises dans un intervalle de

temps tregraves court le verbe γελάω et le participe φιλοσοφοῦντες il parle donc avec un

certain art de la reacutepeacutetition que les traducteurs franccedilais heacutesitent souvent agrave restituer124 et qui

peut nous laisser imaginer qursquoil parle dans le feu de lrsquoaction sans reacutefleacutechir agrave ce qursquoil dit

καὶ ὁ Σιμμίας γελάσας νὴ τὸν Δία ἔφη ὦ Σώκρατες οὐ πάνυ γέ με νυνδὴ γελασείοντα ἐποίησας γελάσαι οἶμαι γὰρ ἂν τοὺς πολλοὺς αὐτὸ τοῦτο ἀκούσαντας δοκεῖν εὖ πάνυ εἰρῆσθαι εἰς τοὺς φιλοσοφοῦνταςmdashκαὶ συμφάναι ἂν τοὺς μὲν παρ᾽ ἡμῖν ἀνθρώπους καὶ πάνυmdashὅτι τῷ ὄντι οἱ φιλοσοφοῦντες θανατῶσι καὶ σφᾶς γε οὐ λελήθασιν ὅτι ἄξιοί εἰσιν τοῦτο πάσχειν125

Traduire οἱ φιλοσοφοῦντες par laquo ceux qui font de la philosophie raquo peut sembler un peu

lourd mais cette peacuteriphrase est probablement plus proche du sens qursquoil faut donner agrave ces

mots Simmias emploie bel et bien un participe preacutesent et non pas le substantif ϕιλόσοφος

de telle sorte qursquoil nrsquoest pas interdit de penser qursquoil emploie lrsquoexpression οἱ φιλοσοφοῦντες

dans un sens meacuteprisant proche de lrsquoexpression laquo faiseurs de vers raquo126 que drsquoapregraves

Verlaine Monsieur Prudhomme employait pour deacutesigner les poegravetes Ensuite la traduction

de Leacuteon Robin faisait dire agrave Simmias que les philosophes laquo sont des gens en mal de mort raquo

ce qui ne rend pas complegravetement justice agrave lrsquousage du verbe θανατεῖν qui renvoie

directement au fait mecircme drsquoecirctre deacutejagrave mort ndash cela nrsquoen rend que drsquoautant plus violente la

reacuteponse de Simmias agrave peine moins dure que celle de Glaucon jugeant dans la Reacutepublique

que les habitants de la citeacute primitive vivaient comme des pourceaux Simmias et Glaucon

ont en commun de mettre en accusation le philosophe et plus largement lrsquoascegravete drsquoune

maniegravere typique de la jeunesse doreacutee pour laquelle seule la vie de plaisirs en vaut la peine

et qui veut laquo jouir sans entraves raquo pour reprendre un ceacutelegravebre slogan du XXe siegravecle Ce qui

est en quelque sorte reprocheacute au philosophe ce dont il est accuseacute crsquoest de passer agrave cocircteacute de

la vie ou plutocirct de ce que la majoriteacute considegravere comme eacutetant laquo la raquo vie cette critique

adresseacutee agrave lrsquoascegravete est tristement intemporelle elle rappellera au lecteur moderne le

reproche que lrsquoon fait agrave lrsquoenfant qui preacutefegravere lire paisiblement chez lui au lieu drsquoaller jouer

124 Ce scrupule est drsquoautant plus regrettable que le deacutepasser aiderait le lecteur non-helleacuteniste agrave faire une dis-tinction nette entre les propos que Platon reprend agrave son propre compte et ceux qui portent le marque de son talent pour pasticher un style oratoire ampouleacute ou pour reproduire les expressions maladroites que tout un chacun peut employer au cours drsquoune discussion 125 Plat Pheacutedon [64 a-b] laquo Et Socrate en riant dit laquo Par Zeus Socrate dit-il moi qui nrsquoavais toute agrave lrsquoheure aucune envie de rire tu mrsquoas fait rire Je crois que la foule entendant ceci penserait que crsquoest tout agrave fait agrave bon droit qursquoon srsquoen prend agrave ceux qui font de la philosophie ndash et les gens de chez nous seraient tout agrave fait drsquoaccord avec nous ndash que ceux qui font de la philosophie en veacuteriteacute sont [deacutejagrave] morts et qursquoil ne leur eacutechappe pas qursquoils meacuteritent de subir ce sort raquo 126 VERLAINE Paul Poegravemes saturniens laquo Caprices raquo V Cf Œuvres poeacutetiques complegravetes p77

75

au football agrave lrsquoeacutetudiant qui se passionne pour ses eacutetudes au lieu de faire la fecircte jusqursquoaux

petites heures de la nuit agrave lrsquoartiste ou agrave lrsquointellectuel qui trouve son bonheur dans la

creacuteation ou dans la meacuteditation plutocirct que dans les mondaniteacutes privileacutegiant le savoir-faire

au faire-savoir on dit souvent avec plus ou moins de meacutepris que ces individus laquo vivent

dans leur monde raquo comme srsquoils eacutetaient exclus de la citeacute voire mecircme qursquoils ne laquo vivent

pas raquo comme srsquoil nrsquoy avait qursquoune seule faccedilon possible de vivre sa vie ndash pour ne prendre

que le cas de Socrate on ne peut reprocher agrave ce citoyen zeacuteleacute drsquoenfreindre les lois

atheacuteniennes127 il lui est plutocirct reprocheacute de ne pas respecter ces regravegles de comportement

civique qui ne sont jamais eacutecrites ces regravegles qui ne sont pas les ἄγραπτα κἀσφαλῆ θεῶν

νόμιμα128 qursquoAntigone deacutefendait contre la loi du roi Creacuteon mais plutocirct les lois non-eacutecrites

et eacutephegravemegraveres des hommes que la loi au sens juridique du terme nrsquoimpose jamais de

respecter dont la transgression nrsquoest mecircme pas nuisible pour la communauteacute et qui

pourtant peuvent valoir agrave lrsquohomme qui srsquoen eacutecarte de srsquoattirer lrsquohostiliteacute de ses

concitoyens129 qui lrsquoaccusent notamment de laquo ne pas vivre raquo au sens ougrave il ne se soucie

guegravere de gloire politique ou mecircme militaire se limitant agrave son devoir de citoyen-soldat sans

en tirer une quelconque gloriole Pourtant nrsquoen deacuteplaise aux partisans drsquoune lecture

bassement laquo nietzscheacuteante raquo lrsquoascegravese philosophique nrsquoest en aucun cas le symptocircme drsquoune

pulsion de mort nous qualifions de laquo bassement nietzscheacuteante raquo une telle compreacutehension

de lrsquoascegravese socratique dans la mesure ougrave plus lucide que certains de ces disciples deacuteclareacutes

ou non Nietzsche dans La Geacuteneacutealogie de la morale semblait avoir compris ce qui eacutetait

veacuteritablement en jeu dans ce type drsquoascegravese en affirmant que la laquo becircte philosophe raquo rejetait

tout ce qui pourrait constituer une entrave agrave lrsquoobtention de la puissance qursquoelle recherche

ce qui rend justice agrave la viseacutee pratique de cette ascegravese130 cette ascegravese ne saurait drsquoailleurs

ecirctre assimileacutee agrave la mort que par une analogie meacutetaphorique pour ne pas dire poeacutetique car

comme le dit Jankeacuteleacutevitch laquo on peut avoir une expeacuterience laquo acuminale raquo de lrsquoabsolu sans

en mourir Lrsquoacircme mourant au sensible culmine un instant agrave la cime drsquoelle-mecircme et puis

127 laquo Socrate ne srsquoattaque nulle part au reacutegime ni au fonctionnement de la citeacute auquel il se soumet de son plein greacute mais nrsquoheacutesite pas agrave faire usage du droit preacutecieux accordeacute par la deacutemocratie elle-mecircme drsquoexprimer ouvertement sa critique contre les faiblesses humaines de ses concitoyens raquo LEFKA Aikaterini laquo Religion publique et croyances personnelles Platon contre Socrate raquo sect 18 Kernos [En ligne] 18 2005 mis en ligne le 6 septembre 2011 URL httpkernosrevuesorg901 128 Soph Antigone v 454-455 laquo Les lois non-eacutecrites et ineacutebranlables des dieux raquo 129 Georges Brassens lrsquoa exprimeacute dans sa chanson laquo La mauvaise reacuteputation raquo Cf Annexe 11 130 Cf Annexe 12 Il faut de toute maniegravere se garder drsquoecirctre aveugleacute par la critique nietzscheacuteenne de Platon qui vise preacuteciseacutement lrsquoideacutealisme meacutetaphysique laquo car le Platon de Nietzsche est lu par un regard qui ne peut se deacutetacher de lrsquoAllemagne du danger qui la menace et qursquoelle fait peser sur le monde raquo TROTIGNON Pierre laquo Comment Nietzsche comprit Platon raquo sect 38 Germanica [En ligne] 8 1990 mis en ligne le 20 mars 2014 URL httpgermanicarevuesorg2426

76

continue drsquoexister raquo131 Aussi la deacutefinition du philosophe comme drsquoun homme qui fait peu

de cas du corps ne peut pas ecirctre la marque drsquoun deacutegoucirct de la vie et drsquoune attirance pour la

mort ladite deacutefinition est moins une deacutefinition stricto sensu qursquoune recommandation que

Platon adresse agrave ses eacutelegraveves le philosophe nrsquoest pas un homme deacutegoucircteacute de la vie il est au

contraire lrsquohomme qui connaicirct la vie mieux que personne et sait donc ce qui meacuterite drsquoy ecirctre

rechercheacute ou eacuteviteacute pour que la reacuteflexion soit bien meneacutee Il nrsquoa pas la preacutetention drsquoecirctre deacutejagrave

mort et de srsquoy complaire il a simplement le deacutesir de maicirctriser suffisamment sa condition

drsquoecirctre vivant corporel pour qursquoelle ne lrsquoempecircche plus de mener une reacuteflexion approfondie

et cette recommandation nrsquoa rien drsquoeacutetrange En effet affirmer qursquoon ne pense bien que

quand le corps se fait oublier ce nest pas formuler un preacutecepte moral rigide et rigoriste

crsquoest au contraire donner un conseil pratique baseacute sur une expeacuterience personnelle qui est

eacuteminemment partageable il nrsquoest mecircme pas neacutecessaire de prendre pour exemple une

activiteacute semblable agrave lrsquoinvestigation meacutetaphysique pour plaider en faveur de la neacutecessiteacute de

faire taire le corps pour laquo bien raquo penser Faire taire le corps ce nrsquoest pas lrsquoignorer

complegravetement mais au contraire lui donner tout ce dont il a besoin et seulement ce dont il a

besoin de faccedilon agrave ce qursquoil soit maicirctriseacute et que lrsquoattention qui lui est precircteacutee nrsquooccupe plus

qursquoun laps de temps limiteacute qui nrsquoempiegravete pas (ou plus) sur le temps que lrsquoon consacre aux

activiteacutes mobilisant lrsquoesprit crsquoest en quelque sorte apprivoiser le corps comme lrsquoon ferait

drsquoun animal Il nrsquoest donc absolument pas incongru de reconnaicirctre lrsquouniversaliteacute agrave cette

expeacuterience nrsquoimporte quelle personne si elle a souci de mener agrave bien une activiteacute ougrave son

entendement est mobiliseacute peut reacuteussir agrave avoir la sensation de srsquoeacutevader de son corps drsquoen

arriver agrave oublier qursquoil lui faudra srsquoalimenter et qursquoelle devra un jour mourir Le sentiment

de pleacutenitude ainsi atteint est une telle source de feacuteliciteacute pour lrsquohomme que la neacutecessiteacute du

retour agrave la trivialiteacute de la vie quotidienne engendre qursquoon lrsquoavoue ou non une immense

deacuteception si les diatribes platoniciennes deacuteplorant que lrsquoacircme doive supporter de vivre

μετὰ τοιούτου κακοῦ132 (avec cette chose mauvaise) qursquoest le corps ont encore un eacutecho

aupregraves de la moderniteacute crsquoest justement parce que tout homme est tenteacute non seulement par

lrsquoimmortaliteacute mais mecircme plus encore par la vie de pur esprit crsquoest-agrave-dire la continuation

indeacutefinie du sentiment de pleacutenitude rencontreacute au cours de ces expeacuteriences extatiques que

chacun peut vivre volontairement ou non au quotidien Agrave cet eacutegard eacutetant donneacute que cette

vie purifieacutee ne peut exister qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoespoir aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre la

mort peut en arriver agrave repreacutesenter justement un espoir preacuteciseacutement parce qursquoelle est

131 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p70-71 132 Plat Pheacutedon [66b]

77

lrsquoinconnu par excellence la seule expeacuterience humaine absolument impartageable celle qui

a donc toute latitude pour devenir le reacuteceptacle des aspirations humaines qui eacutemergent

lorsque les vicissitudes de la vie humaine deviennent excessivement insupportables par

exemple lorsqursquoau cours drsquoune peacuteriode de grave crise morale un sujet en arrive agrave envisager

le sommeil comme un refuge au point de souhaiter ne plus jamais se reacuteveiller Nous tenons

ici peut-ecirctre lrsquoune des sources de lrsquoeacutemergence de la conception de la vie apregraves la mort a

sucircrement eacuteteacute plus deacuteterminante que lrsquoappreacutehension susciteacutee par la perspective de la mort

lrsquoinsatisfaction permanente dans laquelle la vie terrestre laisse un esprit humain en quecircte de

pleacutenitude Il est agrave peu pregraves certain qursquoil est arriveacute agrave chacun de nous de souhaiter sinon ne

plus avoir de corps ecirctre au moins deacutebarrasseacute des neacutecessiteacutes que ce dernier implique la

maladie et la souffrance certes mais aussi le simple fait drsquoecirctre contraint de srsquoalimenter et

de se reproduire sont autant drsquoaspects de la vie que lrsquohomme srsquoefforce toujours de

dissimuler voire drsquoabolir totalement ces aspects ne sont ni des fins ni mecircme des moyens

permettant drsquoacceacuteder aux fins que lrsquohomme ecirctre autonome se donne le corps pourrait

passer pour ce que Jankeacuteleacutevitch nommait laquo lrsquoorgane-obstacle raquo il est ontologiquement

contraignant il repreacutesente la part de nous-mecircmes que nous nrsquoavons pas choisie la part

non-libre de lrsquoecirctre libre que nous sommes ou du moins revendiquons drsquoecirctre comme lrsquoa

expliqueacute Bergson laquo Conscience et mateacuterialiteacute se preacutesentent donc comme des formes

drsquoexistence radicalement diffeacuterentes et mecircme antagonistes qui adoptent un modus vivendi

et srsquoarrangent tant bien que mal entre elles La matiegravere est neacutecessiteacute la conscience est

liberteacute raquo133 Cette ideacutee permet de mieux cerner ce qui est en jeu dans lrsquoopposition entre

lrsquoacircme et le corps il srsquoagit de lrsquoopposition entre deux domaines qui diffegraverent

fondamentalement par la marge de manœuvre autonome qui y est reconnue agrave lrsquohomme

dans son inteacuterioriteacute lrsquohomme se reacutevegravele agrave lui-mecircme comme absolument libre de ses choix

tandis que sa corporeacuteiteacute lui oppose un obstacle deacutetermine ses choix malgreacute lui et relegraveve

toujours peu ou prou du subi la matiegravere oppose une reacutesistance agrave la cause libre et cette

reacutesistance nrsquoa rien de deacutelibeacutereacute ni de choisi la deacutelibeacuteration et le choix eacutetant preacuteciseacutement

impossibles agrave la matiegravere qui ne peut ecirctre que ce qursquoelle est la confrontation avec la

matiegravere nrsquoa jamais drsquoautre origine que la volonteacute libre et indeacutetermineacutee de lrsquoacircme Cette

liberteacute est ce qui fait que lrsquoon donne agrave lrsquoacircme le primat sur le corps qursquoil faudrait donc

censurer afin que la liberteacute de lrsquoacircme ne soit plus entraveacutee

133 BERGSON Henri Lrsquoeacutenergie spirituelle p13 - sauf mention contraire toutes les citations de cette œuvre sont extraites de lrsquoeacutedition de 1982 aux Presses Universitaires de France mentionneacutee en bibliographie

78

2 La non-radicaliteacute de lrsquoascegravese philosophique

On objectera agrave ce bref exposeacute drsquoinspiration bergsonienne qursquoil est fait en des termes

modernes qui ne peuvent convenir agrave un commentaire de Platon (agrave commencer par le

concept de conscience) et de fait ils ne conviennent pas srsquoils sont pertinents pour deacutecrire

une tendance de lrsquohomme dont la moderniteacute prend acte ils ne peuvent pas rendre compte

de lrsquoattitude de Platon qui se refuserait agrave adopter vis-agrave-vis de la matiegravere en geacuteneacuteral et du

corps en particulier une posture de censure radicale qui serait plutocirct le fait du vulgaire ou

des mystiques (dans ce dernier cas cela en dit long sur lrsquoanachronisme qui reacutesulterait de

lrsquoattribution drsquoune telle ideacutee agrave Platon) Il convient de bien insister sur le fait que lrsquoascegravese

philosophique aussi seacutevegravere puisse-t-elle paraicirctre pour un heacutedoniste nrsquoest pourtant

absolument pas radicale comme lrsquoa signaleacute Kenneth Dorter

First he is not arguing against pleasure in general here but only the false or laquo so-called raquo pleasures (τὰς ἡδονὰς καλουμὲνας) we discussed earlier and for which he shows disdain in the Republic and Philebus as well He does not advocate the unnecessary and non-natural pleasure of adorning oneself with especially elegant clothing but there is nothing unusually ascetic for him in that view (hellip) The pleasures of food drink and sex may be enjoyed as long as no importance is attached to them which entails moderation 134

Un signe qui ne trompe pas est que Pheacutedon affirme que Xanthippe eacutetait accompagneacutee du

petit enfant qursquoelle avait eu avec Socrate ce qui indique que ce dernier ne pratiquait pas

lrsquoabstinence sexuelle totale malgreacute son deacutejagrave grand acircge il ne pratiquait que le strict

neacutecessaire en matiegravere de sexualiteacute mais tout le strict neacutecessaire il nrsquoen faisait pas une fin

en soi mais nrsquooubliait pas qursquoelle eacutetait le moyen en vue de la reproduction et accomplissait

donc le devoir que lui imposait la nature Quand on parle drsquoune ascegravese platonicienne il

faut donc comprendre une ascegravese qui nrsquoest pas radicale et ne se traduit pas par la

suppression de toute forme de plaisir mais simplement par la prohibition des plaisirs

inutiles ou pourrait-on dire contre-productifs si lon prend Socrate en exemple alors il ne

faut pas ressentir de culpabiliteacute au fait de prendre du plaisir en srsquoalimentant et en se

reproduisant puisque ce sont des neacutecessiteacutes naturelles aussi longtemps que nous menons

cette vie corporelle nous avons le devoir de consentir aux plaisirs lieacutes agrave cette condition

lrsquoascegravese philosophique consistant agrave faire en sorte que ces plaisirs restent agrave leur juste place

134 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation p26-27 laquo Premiegraverement il ne plaide pas contre le plaisir en geacuteneacuteral mais seulement contre les faux ou preacutetendus plaisirs dont nous avons parleacute plus haut et pour lesquels il fait eacutegalement montre de deacutedain dans la Reacutepublique et le Philegravebe Il ne preacuteconise pas le plai-sir non-neacutecessaire et non-naturel de srsquoorner de vecirctements speacutecialement eacuteleacutegants mais il nrsquoy a rien drsquoasceacutetique de sa part dans ce point de vue (hellip) Il est licite de jouir des plaisirs de la nourriture de la boisson et du sexe aussi longtemps qursquoon nrsquoy accorde pas drsquoimportance ce qui suppose de la modeacuteration raquo

79

et nrsquoempiegravetent pas sur lrsquoactiviteacute noeacutetique leur suppression totale ne pourrait avoir lieu

qursquoapregraves la mort et le philosophe doit composer avec eux aussi longtemps qursquoil vit par

respect envers lrsquoordre naturel Cette ideacutee de respect de lrsquoordre naturel est drsquoailleurs

importante pour expliquer la non-radicaliteacute de lascegravese le Pheacutedon dans sa vocation agrave

deacutefendre la leacutegitimiteacute de la praxis philosophique cherche agrave montrer que celle-ci nrsquoest pas

une voie vers lrsquoimpieacuteteacute mais au contraire la meilleure faccedilon de faire montre de respect agrave

lrsquoeacutegard des forces divines en tant que sources de la veacuteriteacute et de lrsquoeacutethique la vie du

philosophe se veut une vie meneacutee en harmonie avec la nature celle-ci ne devant ecirctre

contrarieacutee ni par une ascegravese excessive ni par un consentement irreacutefleacutechi agrave toute forme de

plaisir Lrsquoascegravese philosophique nrsquoest pas lrsquoascegravese monacale du peacutenitent se privant de tout

plaisir mais bien au contraire lrsquoascegravese raisonneacutee de celui qui sait ce qui est conforme ou

non agrave la nature Ainsi lrsquointerdiction du suicide se justifie dans la mesure ougrave le suicideacute

semble juger qursquoil nrsquoest pas agrave sa place sur terre et que lrsquoordre naturel est donc mauvais il

porte sur ses eacutepaules de simple mortel un jugement absolument terrible agrave la limite de

lὕϐρις Lrsquoeacutethique platonicienne juge une chose bonne ou mauvaise suivant lrsquoaide ou

lrsquoentrave qursquoelle constitue pour la pratique de lrsquoinvestigation philosophique mais aussi

suivant sa conformiteacute agrave lrsquoordre naturel ces deux critegraveres ne srsquoexcluent pas et ne sont

mecircme que deux faces drsquoun seul et mecircme critegravere la philosophie eacutetant preacuteciseacutement la voie

devant permettre agrave terme de connaicirctre parfaitement lrsquoordre naturel

Agrave cet eacutegard il y a donc deux formes envisageables de deacutesobeacuteissance agrave lrsquoordre

naturel la premiegravere est la vie de lrsquoheacutedoniste se vautrant dans les plaisirs les plus grossiers

et les plus inutiles que lrsquoon censure spontaneacutement et dont les exemples sont nombreux la

seconde consiste en une ascegravese absolue qui exclut tout plaisir mecircme utile ce type de vie

ne peut qursquoecirctre imparfaitement repreacutesenteacute une telle vie eacutetant impossible Lrsquoespoir drsquoecirctre

pur esprit nrsquoest preacuteciseacutement qursquoun espoir qui nrsquoa de chances de se reacutealiser qursquoapregraves la mort

du corps et non un but qursquoil conviendrait de reacutealiser de son vivant aussi longtemps que

lrsquohomme vit sur terre et dans un corps il se doit de srsquoen contenter et de composer avec cet

aspect non-choisi de sa condition Socrate agrave cet eacutegard offre lrsquoexemple drsquoun homme qui

accepte son humaniteacute avec tout ce que cela implique se tenant agrave eacutegale distance de Diogegravene

qui a la preacutetention de se faire chien et drsquoAlexandre qui a la preacutetention de se faire Dieu Une

telle ideacutee ne doit pas eacutetonner pas mecircme aujourdrsquohui il est bien eacutevident qursquoil est tout aussi

neacutefaste de nrsquoaccorder aucune attention au corps que de lui en accorder trop on ne pense

vraiment bien que quand le corps ne se fait plus entendre ce qui neacutecessite que les besoins

de sommeil de boisson et de nourriture aient eacuteteacute pleinement satisfaits Agrave aucun moment et

80

dans aucun dialogue Platon ne nous preacutesente Socrate affameacute et dans une situation

speacutecialement inconfortable il a beau marcher pieds nus et deacutepenailleacute il ne revendique pas

pour autant de marginaliteacute particuliegravere et srsquoil revendique une misegravere elle est plutocirct drsquoordre

intellectuel Comme lrsquoa fait remarquer Wolff il est plus voluptueux qursquoon ne lrsquoimagine

souvent ses conversations prennent pour cadre de veacuteritables temps de pause mecircme le si

tragique Pheacutedon srsquoouvre en insistant sur le soulagement ressenti par Socrate lorsqursquoil est

libeacutereacute de ses chaicircnes Socrate a beau faire part de son eacutetonnement face agrave lrsquoἡδύ (agreacuteable)

il ne le rejette pas pour autant ne serait-ce que parce qursquoil est doublement neacutecessaire pour

la conversation qursquoil va engager premiegraverement il tire de cette sensation les preacutemisses de

lrsquoargument des contraires deuxiegravemement si lrsquoagreacuteable est le contraire de τὸ λυπηρόν (le

peacutenible) et srsquoil est exact comme cela sera affirmeacute ulteacuterieurement que les contraires

srsquoexcluent mutuellement au point que la disparition de lrsquoun entraicircne neacutecessairement

lrsquoapparition de lrsquoautre alors le philosophe nrsquoaura aucun scrupule agrave rechercher lrsquoagreacuteable

puisque crsquoest agrave ce prix qursquoil se deacutebarrassera du peacutenible qui risque de perturber sa reacuteflexion

Le Banquet aussi est reacuteveacutelateur agrave plus drsquoun titre degraves le deacutebut les protagonistes

prennent le parti de ne pas boire avec excegraves afin de garder tous leurs esprits et ainsi

atteindre leur objectif de prononcer chacun son tour le meilleur eacuteloge drsquoEros possible

ταῦτα δὴ ἀκούσαντας συγχωρεῖν πάντας μὴ διὰ μέθης ποιήσασθαι τὴν ἐν τῷ παρόντι

συνουσίαν ἀλλrsquo οὕτω πίνοντας πρὸς ἡδονήν135 Il est cependant remarquable qursquoagrave aucun

moment il nrsquoest question drsquoune prohibition pure et simple de la boisson mais simplement

de lrsquointerdiction de se laisser aller agrave la beuverie cette prescription nrsquoest pas le fait de

Socrate qui est deacutejagrave arriveacute mais agrave aucun moment il ne la deacutesapprouve bien au contraire il

est explicitement dit que la deacutecision est adopteacutee par les convives agrave lrsquounanimiteacute ce qui

indique que Socrate ne voit pas drsquoinconveacutenient agrave ce que ses interlocuteurs boivent sans

excegraves et qursquoil nrsquoen voit pas moins en eux des interlocuteurs valables pour une discussion

philosophique sa sobrieacuteteacute a eacuteteacute vanteacutee auparavant par Eryximaque mais Socrate lui-

mecircme nrsquoen fait pas une regravegle agrave suivre agrave tout prix mecircme le fameux terme ἡδονή est

explicitement employeacute sans connotation deacutepreacuteciative aucune sans meme mention drsquoune

deacutesapprobation de la part de Socrate preuve que ce nrsquoest pas une grossieacutereteacute pour le

philosophe Il est drsquoautant plus interdit de penser que Socrate puis Platon eussent jamais pu

procircner la prohibition pure et simple de toute consommation de vin que dans la description

de la citeacute primitive dans la Reacutepublique vanteacutee pour son mode de vie sain et frugal on

135 Plat Banquet [176e] laquo Ayant entendu cela tous se mirent drsquoaccord pour ne pas passer la reacuteunion du jour preacutesent agrave srsquoenivrer mais agrave boire juste pour le plaisir raquo

81

retrouve le vin parmi les premiegraveres productions des citoyens mis ainsi au rang de produit

de premiegravere neacutecessiteacute au mecircme titre que le bleacute les vecirctements et les chaussures136 De toute

faccedilon Socrate serait mal placeacute pour rejeter toute forme de plaisir sensuel si lrsquoon en croit

lrsquoeacuteloge attribueacute agrave Alcibiade qui met en valeur la tempeacuterance de Socrate en des termes qui

peuvent surprendre notre egravere nourrie des histoires eacutedifiantes de saints chreacutetiens precircchant et

pratiquant lrsquoabsitinence totale et encore lrsquoattitude de Socrate nrsquoest-elle pas parfaitement

conforme aux usages reccedilus dans la pratique courante de la peacutedeacuterastie ce dont Alcibiade se

plaint ndash cette double comparaison que nous introduisons agrave dessein met en valeur le fait que

Socrate se situe agrave mi-chemin entre une abstinence totale et une deacutebauche effreacuteneacutee

manifestant ainsi un souci drsquoadopter le juste milieu notion capitale pour vraiment

comprendre son attitude

ὁρᾶτε γὰρ ὅτι Σωκράτης ἐρωτικῶς διάκειται τῶν καλῶν καὶ ἀεὶ περὶ τούτους ἐστὶ καὶ ἐκπέπληκται (hellip) συνεγιγνόμην γάρ ὦ ἄνδρες μόνος μόνῳ καὶ ᾤμην αὐτίκα διαλέξεσθαι αὐτόν μοι ἅπερ ἂν ἐραστὴς παιδικοῖς ἐν ἐρημίᾳ διαλεχθείη καὶ ἔχαιρον τούτων δrsquo οὐ μάλα ἐγίγνετο οὐδέν ἀλλrsquo ὥσπερ εἰώθει διαλεχθεὶς ἄν μοι καὶ συνημερεύσας ᾤχετο ἀπιών137

Lrsquoascegravese philosophique a beau ecirctre preacutesenteacutee comme entraicircnement agrave la mort elle nrsquoest pas

pour autant eacutegale agrave la mort et de mecircme si elle srsquooppose agrave la deacutebauche elle ne srsquooppose

pas aux plaisirs innocents Socrate ne deacutedaigne pas la compagnie des jeunes et beaux

garccedilons suivant une regravegle de conduite parfaitement normale en son temps mais il ne jette

pas sur eux comme une becircte en rut ce qui ne manque pas drsquoeacutetonner Alcibiade mais suscite

eacutegalement son admiration Si cette tempeacuterance socratique nrsquoest pas radicale elle nrsquoen est

pas moins suffisamment patente pour ecirctre digne du respect drsquoun personnage aux mœurs

notoirement plus leacutegegraveres comme Alcibiade lrsquoattitude socratique nrsquoest chaste qursquoaux yeux

drsquoun heacutedoniste ὑβριστὴς et elle nrsquoest sensuelle qursquoaux yeux de notre monde chreacutetien

Ainsi Platon fait-il montre drsquoune volonteacute de juste mesure agrave tous les niveaux qui se

manifeste y compris dans le domaine de la connaissance comme le laisse envisager dans le

Pheacutedon lrsquoexhortation adresseacutee au personnage eacuteponyme de se couper les cheveux si la

discussion venait agrave ecirctre tenue en eacutechec exhortation qui en contient une autre implicite agrave

ne pas deacutesespeacuterer du logos malgreacute les deacuteceptions qursquoil peut creacuteer la connaissance de la

nature humaine a sauveacute Socrate de la misanthropie mais lrsquoa aussi sauveacute de la misologie le

136 Cf Annexe 9 137 Plat Banquet [216 d-217 b] laquo Vous voyez bien que Socrate a des dispositions amoureuses pour les beaux garccedilons qursquoil est toujours aupregraves drsquoeux (hellip) Nous nous trouvions donc messieurs seul agrave seul et je mrsquoattendais agrave ce qursquoil srsquoentretienne aussitocirct avec moi comme un amant srsquoentretient seul avec ses mignons et je mrsquoen reacutejouissais Or rien de tout cela nrsquoeut lieu mais au contraire apregraves srsquoecirctre entretenu et avoir passeacute la journeacutee avec moi comme il en a lrsquohabitude il partit me laissant lagrave raquo

82

simple fait de reconnaicirctre la deacuteficience de lrsquoecirctre humain lui eacutepargne de lui reprocher que

les recherches drsquoordre logique ne soient pas toujours couronneacutees de succegraves Srsquoil ne se

satisfait pas drsquoune deacutefaite complegravete comme celui qui se complait dans son ignorance une

demi-victoire suffit cependant au philosophe pour lequel misologie et misanthopie ont en

commun de provenir drsquoun espoir neacutecessairement deacuteccedilu baseacute sur une conception illusoire de

lrsquohomme et du logos de lagrave vient la neacutecessiteacute de fournir un rempart contre la deacuteception

geacuteneacutereacutee par une sureacutevaluation des capaciteacutes humaines en les acceptant telles qursquoelles sont

et non telles qursquoon les recircve ndash la complexiteacute assumeacutee des sentiments animant Pheacutedon agrave la

vue de Socrate que ce dernier deacutesigne neacuteanmoins comme teacutemoin de la reacuteussite ou de

lrsquoeacutechec de la philosophie nrsquoest-elle pas le signe que le philosophe prend lrsquohomme tel qursquoil

est et non tel qursquoil devait ideacutealement ecirctre En matiegravere eacutethique Platon naurait donc pas

approuveacute lascegravese radicale de Diogegravene le cynique dont lattitude qui privileacutegie le faire-

savoir au savoir-faire est finalement symeacutetrique agrave lrsquoattitude du parvenu eacutetalant

insolemment ses richesses ndash drsquoautant que cette ascegravese revendiqueacutee eacutetait plutocirct malhonnecircte

srsquoil eacutetait exact comme lrsquoaffirme la leacutegende que Diogegravene se livrait agrave lrsquoonanisme en public

En revanche Platon se serait davantage entendu avec Seacutenegraveque qui rejetait autant la

recherche du luxe que la complaisance dans la vie miseacutereuse le titre de philosophe

revenant aux hommes qui pratiquent veacuteritablement lrsquoinvestigation logique et non pas agrave

ceux qui affichent leur vie inconfortable et srsquoen font un titre de gloire au risque que leur

parti pris de vie peacutenible perturbe leurs efforts intellectuels

Non splendeat toga ne sordeat quidem non habeamus argentum in quod solidi auri caelatura descenerit sed non putemus frugalitatis indicium auro argentoque caruisse Id agamus ut meliorem uitam sequamur quam ulgus non ut contrariam alioquin quos emendari uolumus fugamus a nobis et auertimus Illud quoque efficimus ut nihil imitari uelint nostri dum timent ne imitanda sint omniaHoc primum philosophia promittit sensum communem humanitatem et congregrationem a qua professione dissimilitudo nos separabit138

Bien qursquoinfluenceacute plutocirct par les stoiumlciens Seacuteneacuteque reacutesume assez bien dans cet extrait ce

en quoi consiste cette ascegravese platonicenne qui peut surprendre agrave une eacutepoque naviguant

entre les deux extrecircmes drsquoun heacutedonisme effreacuteneacute et drsquoun rigorisme moral seacutevegravere elle

repose pourtant sur ce que Seacutenegraveque nomme le sensus commuis autant dire sur le bon sens

138 Sen epist 5 3-4 laquo Pas de toge eacuteclatante mais pas de toge crasseuse non plus nrsquoayons pas drsquoargenterie incrusteacutee de ciselures en or massif mais ne nous imaginons pas que se priver de vaisselle drsquoor et drsquoargent soit une preuve de modeacuteration Faisons en sorte de mener une vie meilleure que le vulgaire et non pas contraire au vulgaire sans quoi nous mettons en fuite et deacutetournons de nous ceux que nous voulons voir srsquoamender Nous obtenons aussi pour reacutesultat qursquoils ne voudront nous imiter en rien craignant de devoir nous imiter en tout Ce que la philosophie promet en premier lieu crsquoest le sens commun la culture humaine et la vie en socieacuteteacute se diffeacuterencier nous eacuteloignera de cette profession raquo

83

eacuteleacutementaire ou plus exactement sur le respect de notre nature dans la mesure ougrave elle

consiste agrave ne donner agrave notre corps ni plus ni moins que ce dont il a besoin

Il est drsquoautant plus interdit de penser que Platon ait jamais pu ecirctre tenteacute ^par une

censure radicale du corps que drsquoun point de vue cognitif le corps est moins une entrave agrave

la connaissance qursquoun adjuvant insuffisant une telle ideacutee que lrsquoon pourrait croire agrave tort

typiquement aristoteacutelicienne nrsquoest pas totalement absente chez Platon la veacuteritable

tentative de recherche de la veacuteriteacute en faisant totalement abstraction de lrsquoapport sensible ne

viendra que bien plus tard avec les Meacuteditations de Descartes dans son ensemble

lrsquoAntiquiteacute par rapport agrave notre egravere est incroyablement indulgente envers les sens qursquoun

pan entier de la moderniteacute preacutesente comme trompeurs au point drsquoeacutetablir un camp

laquo drsquoideacutealistes raquo srsquoopposant aux laquo empiristes raquo et Platon que lrsquoon dit agrave tort ideacutealiste ne

trace pas plus de frontiegravere infranchissable entre les ideacutees et les sens qursquoentre lrsquoacircme et le

corps mecircme quand ce dernier est preacutesenteacute dans le Pheacutedon comme un ἐμπόδιον

(empecircchement) agrave lrsquoobtention optimale de la φρονήσις du fait de lrsquoinexactitude et de la

faillibiliteacute dont sont accuseacutees les connaissances tireacutees de lrsquoexpeacuterience sensible

τί δὲ δὴ περὶ αὐτὴν τὴν τῆς φρονήσεως κτῆσιν πότερον ἐμπόδιον τὸ σῶμα ἢ οὔ ἐάν τις αὐτὸ ἐν τῇ ζητήσει κοινωνὸν συμπαραλαμβάνῃ οἷον τὸ τοιόνδε λέγω ἆρα ἔχει ἀλήθειάν τινα ὄψις τε καὶ ἀκοὴ τοῖς ἀνθρώποις ἢ τά γε τοιαῦτα καὶ οἱ ποιηταὶ ἡμῖν ἀεὶ θρυλοῦσιν ὅτι οὔτ᾽ ἀκούομεν ἀκριβὲς οὐδὲν οὔτε ὁρῶμεν καίτοι εἰ αὗται τῶν περὶ τὸ σῶμα αἰσθήσεων μὴ ἀκριβεῖς εἰσιν μηδὲ σαφεῖς σχολῇ αἵ γε ἄλλαι πᾶσαι γάρ που τούτων φαυλότεραί εἰσιν139

Le primat accordeacute agrave la vue et agrave lrsquoouiumle est une ideacutee typiquement grecque mais elle nrsquoa rien

drsquoarchaiumlque ces deux sens eacutetant spontaneacutement reconnus encore aujourdrsquohui explicitement

ou non comme les sens par lesquels commence la connaissance drsquoun objet dans

lrsquoexpeacuterience sensible quotidienne un objet est drsquoabord connu gracircce agrave lrsquoaspect qursquoil revecirct et

ensuite gracircce au son qursquoil eacutemet eacuteventuellement ces caracteacuterisitques ne neacutecessitant pas

pour ecirctre connues de contact direct en connaicirctre le goucirct la texture et lrsquoodeur suppose la

plupart du temps drsquoavoir deacutejagrave pris connaissance de ses caracteacuteristiques visuelles et

auditives Il peut arriver certes que lrsquoon entre en contact avec un objet sans le voir ni

lrsquoentendre mais la connaissance que le toucher par exemple nous donnerait drsquoun objet

que nous ne voyons ni nrsquoentendons nous semblera toujours moins complegravete que celle que

nous fourniraient la vue et lrsquoouiumle En fait eacutetant donneacute que ces deux sens sont agrave ce point

139 Plat Pheacutedon [65a-b] laquo Et maintenant concernant la possession mecircme de lrsquointelligence Le corps est-il oui ou non un empecircchement si on le sollicite comme associeacute dans la recherche Voilagrave ce que je dis est-ce que la vue tout comme lrsquoouiumle apporte quelque veacuteriteacute aux hommes ou bien sont-ils tels comme les poegravetes nous le reacutepegravetent sans cesse que nous nrsquoentendons et ne voyons rien preacuteciseacutement Et pourtant si celles-lagrave parmi les sensations corporelles ne sont ni preacutecises ni fiables encore moins les autres elles sont en effet toutes infeacuterieures agrave celles-lagrave raquo

84

capitaux pour nous il semblerait injuste de les juger inaptes agrave nous donner accegraves agrave

lrsquointelligence et de fait Platon ne preacutetend pas les disqualifier totalement en les consideacuterant

comme inutiles mais simplement rappeler qursquoils ne sont pas absolument fiables et que la

connaissance que nous en tirons qui peut srsquoaveacuterer a posteriori ecirctre fautive ne saurait se

suffire et neacutecessite toujours drsquoecirctre compleacuteteacutee par le λόγος ce qui nrsquoest pas la mecircme chose

que rejeter complegravetement le recours des sens qursquoil est plus juste de juger insuffiants plutocirct

qursquoinutiles Le corps est donc moins une entrave qursquoun adjuvant qui ne remplit pas de

faccedilon pleine et entiegravere la fonction qui lui est reconnue nous ne pouvons pas nous passer

du corps pour acqueacuterir la connaissance mais il nous deacuteccediloit trop souvent pour que la

tentation de pouvoir connaicirctre sans avoir recours agrave lui nous laisse indiffeacuterents drsquoautant que

nous avons bel et bien accegraves au quotidien agrave des ideacutees dont lrsquoorigine nrsquoest pas purement

sensible Il reste que lrsquoideacutee suivant laquelle le donneacute sensible est moins inutile

qursquoinsuffisant pour la connaissance nrsquoest en rien originale elle nrsquoest absolument pas

incongrue logiquement parlant et par ailleurs cette connaissance sensible injustement

deacutedaigneacutee nrsquoen est pas moins une connaissance dont le philosophe comme tout autre

homme ne saurait raisonnablement se passer drsquoautant qursquoelle peut ecirctre comprise comme

un terrain drsquoentraicircnement agrave la connaissance non-empirique ndash Socrate ne dit rien drsquoautre en

deacutetaillant srsquoappuyant sur lrsquoautoriteacute de Diotime les eacutetapes de lrsquoinitiation agrave lrsquoamour du beau

en soi140 La connaissance sensible de la beauteacute nrsquoest peut-ecirctre qursquoune eacutetape mais elle est

une eacutetape et ne doit pas ecirctre sauteacutee crsquoest donc dire si lrsquoextrait du Pheacutedon citeacute il y a a

quelques lignes est tregraves vraisemblablement ironique comme devrait nous inviter agrave le

supposer le patronage des poegravetes sous lequel Socrate place ses propos alors mecircme que la

philosophie a vocation agrave pallier la deacuteficience de la tradition poeacutetique

Platon affirmant implicitement que le philosophe nrsquoa aucune raison qursquoelle soit

eacutethique ou gnoseacuteologique de srsquoastreindre agrave une ascegravese stricte au point de chercher agrave

censurer totalement le corps lrsquoascegravese philosophique nrsquoest pas inaccessible au commun des

mortels elle nrsquoa aucune commune mesure avec lrsquoascegravese radicale des stylites141 elle ne

140 Cf Annexe 13 Il est certes clair que le reacutecit est inauthentique et qursquoil est fort probable que lrsquoentretien entre Diotime de Mantineacutee et le jeune Socrate soit fictif mais une fois encore le dialogue nrsquoa pas vocation agrave fournir un procegraves-verbal partfaitement fiable des faits et gestes de Socrate srsquoil exact comme le fair remarquer Anne-Gabrielle Wersinger que laquo Socrate prend la voix de Diotime et drsquoun jeune Socrate ressemblant agrave Agathon raquo alors rien ne srsquooppose agrave ce que les propos attribueacutes agrave la precirctresse reflegravetent bien la thegravese platonicienne Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo sect 18 Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 141 Du grec στύλος laquo colonne raquo ermites orientaux des deacutebuts du christianisme qui avaient placeacute leurs cel-lules ou sommet de colonnes ou de portiques en ruines pour y pratiquer une ascegravese extrecircme Le plus ceacutelegravebre et le plus embleacutematique est sans doute Simeacuteon lrsquoancien (392-459) qui veacutecut en Syrie retireacute dans une cellule

85

demande qursquoun minimum de discipline et de respect de soi-mecircme elle constitue une

expeacuterience que beaucoup de personnes peuvent connaicirctre elle ne consiste nullement agrave

maudire le fait drsquoecirctre corporel mais bien agrave composer avec la partie non-choisie de nous-

mecircme de maniegravere agrave ce qursquoelle bride le moins possible notre liberteacute psychique Cet exercice

nrsquoest certainement pas facile mais il nrsquoest pas insurmontable pour autant de telle sorte que

si lrsquoascegravese philosophique a eacuteteacute ce par quoi Platon a deacutecouvert lrsquoeacutevidence de lrsquoimmortaliteacute

de lrsquoacircme eacutetant donneacute que cette ascegravese nrsquoest en aucune faccedilon magique ou inaccessible au

commun des mortels alors nous sommes totalement fondeacutes agrave envisager la croyance en

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme le reacutesultat drsquoune reacuteveacutelation que tout homme peut avoir sur

son ecirctre propre au cours drsquoune certaine expeacuterience de vie qursquoelle ait eacuteteacute deacuteclencheacutee

volontairement ou non rien nrsquoexclut que tout homme soit capable mecircme srsquoil nrsquoa pas la

preacutetention drsquoecirctre philosophe de vivre une expeacuterience extatique au travers de laquelle

lrsquoindeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps et donc son immortaliteacute lui apparaisse comme

une ideacutee eacutevidente ou au moins recevable

3 La diffeacuterence relative avec Aristote

Avant de creuser plus avant cette ideacutee dans notre deuxiegraveme partie crsquoest volontiers

que lrsquoon reviendra pour preacuteciser notre propos sur une allusion fugace agrave Aristote qui a eacuteteacute

faite preacuteceacutedemment nous avons en effet trouveacute des accents aristoteacuteliciens agrave lrsquoideacutee suivant

laquelle le corps est moins pour la connaissance un obstacle qursquoun adjuvant insuffisant

alors mecircme que nous ne tirons cette ideacutee nulle part ailleurs que des dialogues de Platon le

paradoxe nrsquoest qursquoapparent car la diffeacuterence entre Platon et Aristote est loin drsquoecirctre aussi

grande qursquoon pourrait le croire et la question de lrsquoacircme elle-mecircme en est un exemple Ainsi

la fameuse tripartition de lrsquoacircme qui donne encore beaucoup de problegravemes agrave lrsquoexeacutegegravese

moderne (drsquoautant que Platon ne la deacutefend pas dans lrsquoensemble de son œuvre) nrsquoest pas

reacuteellement une pomme de discorde entre le Stagirite et son maicirctre mecircme si Aristote est loin

drsquoen faire un dogme agrave raison drsquoailleurs puisque mecircme en suivant la lettre des eacutecrits

platoniciens il apparait nettement qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de prendre au pied de la lettre

cette theacuteorie qui est surtout bien pratique pour expliquer en quoi consistent la justice et

lrsquoinjustice agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoacircme individuelle notamment dans la Reacutepublique142 Il importe

situeacutee au sommet drsquoune colonne et si eacutetroite qursquoil ne pouvait srsquoy allonger et ne se nourrissait que des vic-tuailles que les passants lui hissaient 142 Cf Annexe 14

86

en fait assez peu que lrsquoacircme soit vraiment tripartite disons plutocirct qursquoelle nrsquoa pas besoin de

lrsquoecirctre par sa nature propre il suffit qursquoelle le devienne ou plutocirct qursquoelle se pense comme

telle en drsquoautres termes pour qui nrsquoest pas un philosophe expeacuterimenteacute comme Socrate

penser son acircme comme tripartite permet drsquoadopter une ligne de conduite le mettant agrave lrsquoabri

des eacutegarements heacutedonistes en pensant son νοῦς (intellect) comme une partie de lrsquoacircme

ontologiquement distincte de lrsquoἐπιθυμία (concupiscence) on se donne ainsi les moyens de

controcircler suffisamment lrsquoacircme pour faire en sorte que le νοῦς commande agrave lrsquoἐπιθυμία et non

lrsquoinverse donc que les appeacutetits grossiers ne prennent pas le pas sur la faculteacute de raisonner

ce qui permet drsquoeacuteviter τε ἀδικίαν καὶ ἀκολασίαν καὶ δειλίαν καὶ ἀμαθίαν καὶ συλλήβδην

πᾶσαν κακίαν143 On attribue freacutequemment agrave la Reacutepublique non sans raison une viseacutee

laquo psychologique raquo plutocirct que politique mais la veacuteriteacute premiegravere du dialogue est dans cette

viseacutee eacutethique que rend plus explicite encore le Phegravedre par le mythe de lrsquoattelage aileacute

Aristote ne pouvait pas raisonnablement renier une telle eacutethique le Περὶ ψυχής critique

moins la Reacutepublique ou le Phegravedre que le Timeacutee qui drsquoapregraves Aristote reacuteduit lrsquoacircme agrave

lrsquointellect dans la mesure ougrave il nrsquoy est pas tenu suffisamment compte que les autres

laquo parties raquo (ou plutocirct tendances) de lrsquoacircme ont un mouvement qui leur est propre et qui nrsquoest

pas de lrsquoordre de la κυκλοφορία (mouvement circulaire) νοῦς οὐ γὰρ δὴ οἷόν γ ἡ

αἰσθητική οὐδ οἷον ἡ ἐπιθυμητική τούτων γὰρ ἡ κίνησις οὐ κυκλοφορία144 Selon le

Stagirite Platon proposerait donc une analogie entre lrsquoacircme de lrsquohomme et lrsquoacircme du monde

sans tenir compte du fait que lrsquoacircme du premier ne peut se reacuteduire au νοῦς contrairement agrave

la seconde qui doit ecirctre purement intellectuelle pour que le monde dont elle est le principe

drsquoorganisation forgeacute par le deacutemiurge accomplisse toujours le mecircme type de mouvement

La tripartition de lrsquoacircme ne deacuterangerait donc pas du tout Aristote srsquoil en eacutetait tenu

suffisamment compte du moins si on la prenait pour ce qursquoelle est agrave savoir une

repreacutesentation mythique de ce qursquoest effectivement notre acircme sur terre tirailleacutee entre son

eacutelan vers la connaissance des ecirctres veacuteritables et la tentation de se laisser aller aux deacutelices

de la corporeacuteiteacute La conception de lrsquoacircme comme tripartite est en quelque sorte la marque de

la prise en compte par Platon de la faillibiliteacute humaine Platon sait ce qursquoest lrsquoecirctre humain

et ne le sous-estime pas ni ne le surestime il reconnait que laquo lrsquoacircme humaine nrsquoest donc pas

simple elle porte en elle la marque de la complexiteacute de lrsquohomme raquo145 Le fameux mythe de

lrsquoattelage aileacute permet agrave Platon de prendre acte de la complexiteacute de lrsquohomme qui ne se dirige

143 Plat Reacutepublique IV [443b] laquo lrsquoinjustice la licence la lacirccheteacute lrsquoignorance en un mot tous les vices raquo 144 Aristot De lrsquoacircme I 3 [407a] laquo Lrsquointellect en effet nrsquoest semblable ni agrave lrsquoacircme sensitive ni agrave lrsquoacircme appeacuteti-tive leur mouvement nrsquoest pas circulaire raquo 145 BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie p81

87

pas toujours spontaneacutement vers ce qui est reacuteellement le plus beacuteneacutefique pour lui et se laisse

souvent aller agrave ce qui nrsquoest que le plus seacuteduisant loin drsquoecirctre incongrue la tripartition de

lrsquoacircme et lrsquoensemble des mythes qui en rendent compte est donc lrsquoexpression la plus

saisissante drsquoune reacutealiteacute de notre ecirctre que nous ne pouvons que constater au quotidien elle

nrsquoa pas besoin drsquoecirctre veacuterifieacutee par une connaissance approfondie de la nature de lrsquoacircme ni

mecircme drsquoecirctre moduleacutee de faccedilon agrave lrsquoeacutetablir comme conseacutequence de lrsquounion de lrsquoacircme avec le

corps En somme Platon que lrsquoon preacutesente agrave tort comme un ideacutealiste incroyablement

exigeant envers lrsquohomme tient aussi bien compte de la complexiteacute et de la faillibiliteacute

humaine que son eacutelegraveve Aristote que lrsquoon croit pourtant plus indulgent il en tient mecircme

drsquoautant mieux compte qursquoil lrsquoexacerbe lrsquohypostasie mecircme en lrsquoexprimant au travers drsquoune

repreacutesentation saisissante qursquoAristote au style plus sec ne fait pas sienne mais qursquoil ne

renie pas fondamentalement Drsquoailleurs comment le Stagirite pourrait-il reacutecuser cette

theacuteorie au point de prendre le risque de postuler une simpliciteacute absolue de lrsquoacircme eacutetant

donneacute qursquoil affirme que seul le νοῦς est immortel

De fait et ici se situe apparemment le seul vrai point de deacutesaccord Aristote

contrairement agrave Platon se refuse agrave dire que lrsquoacircme est toute entiegravere immortelle et ne

reconnait cette caracteacuteristique qursquoagrave lrsquointellect pour commencer il ne reconnaicirct pas

drsquoindeacutependance radicale de lrsquoacircme du point de vue de la mobiliteacute ce que lrsquoon considegravere

comme eacutetant laquo ses raquo mouvements sont en fait ceux de lrsquohomme dans son entiegravereteacute dans

son interaction avec le cosmos dont il est partie prenante

βέλτιον γὰρ ἴσως μὴ λέγειν τὴν ψυχὴν ἐλεεῖν ἢ μανθάνειν ἢ διανοεῖσθαι ἀλλὰ τὸν ἄνθρωπον τῇ ψυχῇ τοῦτο δὲ μὴ ὡς ἐν ἐκείνῃ τῆς κινήσεως οὔσης ἀλλ ὁτὲ μὲν μέχρι ἐκείνης ὁτὲ δ ἀπ ἐκείνης οἷον ἡ μὲν αἴσθησις ἀπὸ τωνδί ἡ δ ἀνάμνησις ἀπ ἐκείνης ἐπὶ τὰς ἐν τοῖς αἰσθητηρίοις κινήσεις ἢ μονάς146

Dire que lrsquoacircme nrsquoest pas la cause premiegravere du mouvement et peut en ecirctre indiffeacuteremment le

point de deacutepart ou drsquoarriveacutee revient agrave faire drsquoelle un rouage parmi drsquoautres dans

lrsquointeraction de lrsquohomme avec tous les autres ecirctres animeacutes ou inanimeacutes et donc agrave dire

qursquoelle peut ecirctre mue par drsquoautres forces que les siennes elle nrsquoest donc pas automotrice et

rien ne srsquooppose agrave ce que son mouvement cesse de fait les faculteacutes psychiques

srsquoaffaiblissent au fil du temps et sont tout autant soumises agrave la seacutenescence que les faculteacutes

corporelles dont elles sont drsquoailleurs compleacutementaires il semble de plus en plus difficile

146 Aristot De lrsquoacircme I 4 [408b] laquo Il est peut-ecirctre meilleur de ne pas dire que lrsquoacircme a pitieacute apprend ou pense mais que crsquoest lrsquohomme par son acircme non pas que le mouvement se situe dans lrsquoacircme mais que tantocirct il en part tantocirct il en vient comme la sensation part de certains objets tandis que la reacuteminiscence part de lrsquoacircme vers les mouvements ou les haltes pour les organes sensoriels raquo

88

aujourdrsquohui de postuler une incorruptibiliteacute totale de lrsquoacircme ce qui rend pour ainsi dire

visionnaire lrsquoaffirmation drsquoAristote suivant laquelle seul le νοῦς est incorruptible

ὁ δὲ νοῦς ἔοικεν ἐγγίνεσθαι οὐσία τις οὖσα καὶ οὐ φθείρεσθαι μάλιστα γὰρ ἐφθείρετ ἂν ὑπὸ τῆς ἐν τῷ γήρᾳ ἀμαυρώσεως νῦν δ ὥσπερ ἐπὶ τῶν αἰσθητηρίων συμβαίνει (hellip) ὥστε τὸ γῆρας οὐ τῷ τὴν ψυχήν τι πεπονθέναι ἀλλ ἐν ᾧ καθάπερ ἐν μέθαις καὶ νόσοις147

Le νοῦς lui-mecircme nrsquoest pas affecteacute par lrsquoaffaiblissement quentraicircne la vieillesse qui

eacutemousse cependant lrsquoensemble des faculteacutes que lrsquoon peut exercer essentiellement gracircce agrave

lrsquointellect ndash essentiellement mais pas uniquement lrsquoensemble des attributs de la personne

humaine y pourvoient et lrsquoaffaiblissement de lrsquoun drsquoeux altegravere notre capaciteacute agrave faire un

usage parfait de notre intellect ce qui est drsquoautant moins surprenant pour nous quil est

deacutesormais acquis que linvestigation logique neacutecessite que le corps ne fasse plus sentir sa

preacutesence au point de perturber lactiviteacute noeacutetique ce qui ne peut manquer de devenir de

plus en plus difficile au fur et agrave mesure que le vieillissement apporte des douleurs diverses

et un affaiblissement geacuteneacuteraliseacute des fonctions corporelles savoir cela ne saurait cependant

suffire pour affirmer que le νοῦς pourrait ecirctre lui aussi sujet agrave la corruption une maladie

ayant souvent ralenti la capaciteacute drsquoun individu agrave produire des raisonnements sans jamais

pour autant lrsquoaneacuteantir Selon Aristote donc ce nrsquoest pas lrsquointellect lui-mecircme qui est affecteacute

par le vieillissement mais plutocirct notre capaciteacute agrave en faire usage de sorte que tout porte agrave

croire que seul lrsquointellect est immortel et qursquoil ne peut en aller autant de lrsquoacircme toute entiegravere

car et ici se situe probablement le plus important point de deacutesaccord avec Platon lrsquoacircme

nrsquoest mecircme pas envisageacutee comme eacutetant de jure seacuteparable du corps puisqursquoelle trouve sa

raison drsquoecirctre dans le fait de donner vie agrave un corps si la vie corporelle nrsquoeacutetait agrave lire Platon

agrave la lettre qursquoun pis-aller en attendant mieux elle est en revanche une fin en soi pour

Aristote qui fait de lrsquoacircme lrsquoἐντελέχεια du corps ἄρα τὴν ψυχὴν οὐσίαν εἶναι ὡς εἶδος

σώματος φυσικοῦ δυνάμει ζωὴν ἔχοντος ἡ δ οὐσία ἐντελέχεια τοιούτου ἄρα σώματος

ἐντελέχεια148 Le terme ἐντελέχεια deacutesigne habituellement lrsquoecirctre agrave lrsquoeacutetat drsquoachegravevement

mais Aristote lrsquoemploie ici dans un sens bien particulier qui le rapproche du mot εἶδος au

sens drsquoessence intelligible actualisant la matiegravere ndash le terme est drsquoailleurs bien utiliseacute

comme tel Consideacuterer lrsquoacircme comme une enteacuteleacutechie crsquoest la deacutefinir comme ce par quoi le

147 Aristot De lrsquoacircme I 4 [408b] laquo Et lrsquointellect semble naicirctre en nous en tant que substance et ne pas se corrompre Tout au plus en effet pourrait-il se corrompre sous lrsquoeffet de lrsquoaffaiblissement ducirc agrave la vieillesse mais ccedila se passe en fait comme pour les organes sensoriels (hellip) De sorte que la vieillesse nrsquoest pas endureacutee par lrsquoacircme mais par lrsquohomme comme dans lrsquoivresse et dans les maldies raquo 148 Aristot De lrsquoacircme II 1 [412a] laquo Lrsquoacircme est donc neacutecessairement substance en tant que forme drsquoun corps naturel qui possegravede la vie en puissance Or la forme est enteacuteleacutechie donc lrsquoacircme est lrsquoenteacuteleacutechie drsquoun tel corps raquo

89

corps vivant ne se reacutesume pas agrave de la matiegravere brute et possegravede un principe drsquoorganisation

qui lui est propre de sorte que lrsquoacircme nrsquoest plus autoteacutelique chez le Stagirite et que le corps

nrsquoest plus une charge qui met lrsquoacircme agrave lrsquoeacutepreuve mais devient au contraire sa raison drsquoecirctre

ndash le corps ne devient pas premier pour autant puisqursquoil est bien preacuteciseacute qursquoil nrsquoest vivant

qursquoen puissance et qursquoil ne lrsquoest en acte que gracircce agrave la preacutesence de lrsquoacircme crsquoest lrsquoecirctre

vivant dans son entiegravereteacute actuelle qui a une existence propre Lrsquoacircme ne beacuteneacuteficie plus de

lrsquoindeacutependance qui garantissait son immortaliteacute chez Platon et Aristote dit ouvertement

οὐκ ἔστιν ἡ ψυχὴ χωριστὴ τοῦ σώματος ἢ μέρη τινὰ αὐτῆς149 jugement que formule

Aristote en se placcedilant du point de vue du corps vivant pris dans son entiegravereteacute preacutesente

Cette derniegravere preacutecision doit ecirctre prise au seacuterieux lrsquoapparent deacutesaccord entre Platon et son

disciple relegraveve probablement drsquoune diffeacuterence de perspective en effet le maicirctre et le

Stagirite ne poursuivent pas du tout le mecircme but lorsqursquoils parlent de lrsquoacircme Contrairement

agrave Aristote Platon nrsquoa pas la preacutetention de fournir un exposeacute exhaustif des connaissances

disponibles sur la nature de la ψυχή en preacutesentant lrsquoacircme comme tripartite Platon cherche

moins agrave dire la veacuteriteacute agrave son sujet qursquoagrave justifier la vie du philosophie qui veille

effectivement agrave ecirctre dirigeacute par son intellect aussi bien dans sa quecircte de veacuteriteacute que dans la

vie quotidienne En somme le Pheacutedon est drsquoabord protreptique tandis que le De Anima est

drsquoabord descriptif Platon cherche agrave inciter agrave mener une vie philosophique deacutetacheacutee au

maximum des affections corporelles et crsquoest pourquoi il srsquointeacuteresse agrave ce que pourrait ecirctre

la vie drsquoune acircme deacutesincarneacutee lrsquoeacuterigeant en ideacuteal reacutegulateur de la conduite agrave mener ici-bas

tandis qursquoAristote recherche la veacuteriteacute sur lrsquoacircme et crsquoest pourquoi il srsquointeacuteresse agrave ce que lrsquoon

sait drsquoelle hic et nunc ce qui leacutegitime qursquoil lrsquoenvisage drsquoabord dans son rapport au corps

Puisque ce qursquoAristote recherche nrsquoeacutetait pas la prioriteacute pour Platon rien nrsquointerdit de

penser que lrsquoeacutelegraveve ait expliciteacute ce qui nrsquoeacutetait qursquoimplicite chez le maicirctre comme nous

invite agrave le faire de la ceacutelegravebre lettre VII la seule de la collection de lettres que la philologie

nrsquoa pas deacutefinitivement disqualifieacutee comme apocryphe

οὔτε γὰρ πέφυκεν ἀθάνατος ἡμῶν οὐδείς οὔτ᾽ εἴ τῳ συμβαίη γένοιτο ἂν εὐδαίμων ὡς δοκεῖ τοῖς πολλοῖς κακὸν γὰρ καὶ ἀγαθὸν οὐδὲν λόγου ἄξιόν ἐστιν τοῖς ἀψύχοις ἀλλ᾽ ἢ μετὰ σώματος οὔσῃ ψυχῇ τοῦτο συμβήσεται ἑκάστῃ ἢ κεχωρισμένῃ150

149 Aristot De lrsquoacircme II 1 [412a-b] laquo Lrsquoacircme nrsquoest donc pas seacutepareacutee du corps du moins certaines de ses par-ties raquo 150 Plat Lettre VII [334e-335a] laquo Nul parmi nous nrsquoest neacute immortel et si cela devait eacutechoir agrave quelqursquoun il ne deviendrait pas heureux comme le croit la masse il nrsquoy a en effet ni bien ni mal digne de ce nom pour les ecirctres sans acircme mais bien pour lrsquoacircme unie agrave un corps ou seacutepareacutee raquo

90

Joseph Souilheacute a traduit le deacutebut de cet extrait par laquo nul nrsquoest naturellement immortel raquo ce

qui nrsquoest pas incorrect mais ne rend pas justice agrave lrsquousage du verbe φύω conjugueacute au parfait

et rendant donc compte drsquoune action acheveacutee en lrsquooccurrence ici celle par laquelle un

individu a eacuteteacute fait tel ou tel agrave la naissance Platon souligne donc peut-ecirctre que lrsquoon ne nait

pas immortel mais qursquoon le devient srsquoil avait voulu poser que lrsquoimmortaliteacute eacutetait

absolument inaccessible pour tout ecirctre humain il aurait employeacute le verbe εἰμί (ecirctre) et non

le verbe φύω (faire naicirctre) De fait une acircme pour ecirctre toute entiegravere immortelle doit faire

un effort sur elle-mecircme pour nrsquoecirctre dirigeacutee que par sa partie rationnelle une acircme qui en

revanche serait entiegraverement assujettie aux passions du corps ne pourrait logiquement que

disparaicirctre en mecircme temps que ce dernier puisqursquoelle perdrait par conseacutequent ce qui

constitue son principe directeur ndash cette derniegravere proposition est volontairement eacutecrite au

conditionnel puisqursquoune telle acircme ne peut exister mecircme lrsquohomme qui nrsquoeacutecoute que son

corps est obligeacute pour satisfaire ce dernier drsquouser de sa raison de son intellect pour

deacuteployer les ruses les expeacutedients et tous les autres moyens honnecirctes ou non drsquoarriver agrave

satieacuteteacute Agrave cet eacutegard on pourrait dire que lrsquoacircme de lrsquohomme qui nrsquoeacutecoute que ses appeacutetits

corporels une fois seacutepareacutee du corps perdrait ce qui jusqursquoalors lui tenait lieu drsquoἀρχή

deviendrait autre et ne serait donc plus assimilable agrave lrsquoindividu qursquoelle constituait dans son

union avec le corps En revanche lrsquoecirctre drsquoun homme tel que Socrate pour lequel

lrsquoinfluence du corps est reacuteduite agrave sa portion congrue est deacutejagrave semblable (faute drsquoecirctre eacutegal)

agrave celui de son acircme apregraves la mort corporelle Socrate pouvait donc ecirctre consideacutereacute comme

eacutetant deacutejagrave immortel mais crsquoest lagrave moins un fait laquo naturel raquo que le fruit de la faccedilon dont il a

meneacute sa vie Donc puisque seule la partie lrsquoacircme qui a reacuteussi agrave se deacutetacher du corps survit

reacuteellement agrave ce dernier alors il est logique que seul le νοῦς qui nrsquoest pas tenu par sa nature

drsquoentretenir un commerce continu avec la σῶμα survive reacuteellement au corps lrsquoacircme du

vrai philosophe survit de faccedilon presque inteacutegrale au corps puisqursquoelle se reacutesume quasiment

agrave lrsquointellect mais lrsquoacircme du deacutebaucheacute priveacute de ce qui eacutetait sa raison drsquoecirctre ne peut que

devenir autre dans la mort ce nrsquoest donc pas veacuteritablement elle qui survit mais le seul

intellect atrophieacute de srsquoecirctre si peu exerceacute sur terre et qui comme lrsquoexplique le Phegravedre doit

retourner sur terre autant de fois qursquoil faudra pour pouvoir se rendre digne des demeures

ceacutelestes des acircmes Lrsquoapparent deacutesaccord entre Platon et Aristote sur la destineacutee post

corporis mortem de lrsquoacircme peut donc ecirctre deacutepasseacute en consideacuterant que Platon reconnaissait

que ne survit de lrsquoacircme que ce qui nrsquoa pas eu de commerce avec le corps et que dans le

cadre de la tripartition de lrsquoacircme les deux autres parties disparaissaient avec le corps Crsquoest

du moins ainsi que nous nous proposons de deacutepasser leur deacutesaccord mais cette explication

91

nrsquoa pas vocation agrave ecirctre la seule envisageable lrsquoessentiel agrave retenir eacutetant dans le fait que le

maicirctre et lrsquoeacutelegraveve ne poursuivaient pas les mecircmes buts Platon ne srsquointeacuteressait

veacuteritablement qursquoagrave lrsquoacircme du philosophe son but eacutetait drsquoen assurer la formation il est donc

logique qursquoil nrsquoait pas jugeacute neacutecessaire drsquoexpliciter plus avant cette ideacutee qui nrsquoest devenue

explicite qursquoavec Aristote qui cherchait agrave connaicirctre la nature de lrsquoacircme en tant que telle et

donc agrave connaicirctre les acircmes de tous les hommes et mecircme celles des animaux de lagrave agrave dire

que le deacutesaccord est essentiellement dans lrsquoemploi des termes il nrsquoy a qursquoun pas Le

moyen-acircge nrsquoa eu de cesse drsquoinsister sur lrsquoeacutecart apparent entre le Stagirite et son maicirctre

contribuant ainsi agrave bacirctir une opposition qui a la vie dure Unde Boethius Aristotelem

commemorat genera et species in sensibilibus tantum velle subsistere extra autem

intellegi Platonem vero non solum ea extra sensibilia intellegi verum etiam esse151 Ce qui

est encore une diffeacuterence ontologique radicale chez Abeacutelard peut cependant ecirctre rameneacute agrave

une simple diffeacuterence de point de vue ou plus exactement drsquoobjet de recherche Platon

parlait de la chose laquo en soi raquo lagrave ougrave Aristote ne parlait que des choses laquo en acte raquo ce qui

repreacutesente sinon une importante diffeacuterence drsquooptique en tout cas une diffeacuterence assez

nette dans la choix du domaine de recherche abordeacute de telle sorte que les points de vue

diffegraverent sans srsquoexclure radicalement de mecircme Platon parle bien de lrsquoacircme laquo en soi raquo telle

qursquoelle devrait ecirctre de jure crsquoest-agrave-dire une pure substance intellectuelle tandis

qursquoAristote parle de lrsquoacircme telle qursquoelle se preacutesente de facto au sein de laquelle seul le νοῦς

se manifeste comme veacuteritablement immortel le Stagirite a pris le parti drsquoexaminer lrsquoacircme

telle qursquoelle se preacutesentait agrave lui hic et nunc drsquoune maniegravere semblable agrave celle drsquoun chercheur

contemporain qui examinerait un animal tandis que Platon dans sa volonteacute de former les

meilleures des acircmes a forgeacute lrsquoimage drsquoune acircme laquo ideacuteale raquo totalement libeacutereacutee des attaches

corporelles image dont il nrsquoeacutetait pas totalement dupe lui-mecircme au point de preacutetendre que

le philosophe pouvait reacutealiser cet ideacuteal de son vivant de sorte qursquoil a situeacute la possibiliteacute de

cet accomplissement apregraves la mort du corps Platon nrsquoavait pas besoin de preacutesenter Socrate

caracteacuterisant lrsquoacircme telle qursquoelle vit sur terre puisque la mise en scegravene de ses dialogues en

disait deacutejagrave infiniment plus agrave ce sujet que nrsquoauraient pu le faire bien des longs discours srsquoil

avait pris cette peine qui est superflue agrave lrsquoeacutechelle de son œuvre il en serait peut-ecirctre arriveacute

agrave des conclusions semblables agrave celles drsquoAristote car il ne considegravere mecircme pas que lrsquoacircme

soit reacuteellement indeacutependante du corps dans lrsquoabsolu certes le mythe du Phegravedre preacutesente

151 ABEacuteLARD Pierre Logica Ingredientibus Boeth p16721 Cf Peter Abaelards Philosophische Schriften p8 laquo Comme le rappelle Boegravece Aristote soutient que le genre et lrsquoespegravece nrsquoexistent que dans le sensible et qursquoau-delagrave ce ne sont que des objets drsquointellection tandis que pour Platon hors du sensible ce ne sont pas seulement des objets drsquointellection mais ils existent vraimentt raquo

92

lrsquoincarnation de lrsquoacircme dans un corps comme la conseacutequence drsquoune maladresse mais le lien

entre les deux entiteacutes nrsquoest pas pour autant preacutesenteacute comme une incongruiteacute contraire agrave leur

nature lrsquoacircme qui chute tombant bel et bien dans un corps qursquoelle se doit drsquoanimer et non

pas nrsquoimporte ougrave sa destineacutee nrsquoest drsquoailleurs pas laisseacutee au hasard mais reacutegleacutee suivant un

ordre exprimeacute par un θεσμός (deacutecret) mythique

θεσμός τε Ἀδραστείας ὅδε ἥτις ἂν ψυχὴ θεῷ συνοπαδὸς γενομένη κατίδῃ τι τῶν ἀληθῶν μέχρι τε τῆς ἑτέρας περιόδου εἶναι ἀπήμονα κἂν ἀεὶ τοῦτο δύνηται ποιεῖν ἀεὶ ἀβλαβῆ εἶναι ὅταν δὲ ἀδυνατήσασα ἐπισπέσθαι μὴ ἴδῃ καί τινι συντυχίᾳ χρησαμένη λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ τότε νόμος ταύτην μὴ φυτεῦσαι εἰς μηδεμίαν θήρειον φύσιν ἐν τῇ πρώτῃ γενέσει ἀλλὰ τὴν μὲν πλεῖστα ἰδοῦσαν εἰς γονὴν ἀνδρὸς γενησομένου φιλοσόφου ἢ φιλοκάλου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ 152

Platon ne preacutetend donc agrave aucun moment que lrsquoarbitraire regravegne dans la destineacutee des acircmes

pas plus drsquoailleurs qursquoil ne regravegne dans lrsquoordre du monde de telle sorte que lrsquoacircme qui

descend sur terre ne peut faire autre chose qursquoanimer un corps il nrsquoy a pas drsquoacircme

condamneacutee du moins agrave la premiegravere geacuteneacuteration agrave errer toute seule sur terre et lorsque

Socrate eacutevoque la possibliteacute drsquoune telle situation dans le Pheacutedon il exprime moins sa

vision des choses qursquoil nrsquoinvoque des traditions populaires pouvant appuyer son propos

ἡ τοιαύτη ψυχὴ βαρύνεταί τε καὶ ἕλκεται πάλιν εἰς τὸν ὁρατὸν τόπον φόβῳ τοῦ ἀιδοῦς τε καὶ Ἅιδου ὥσπερ λέγεται περὶ τὰ μνήματά τε καὶ τοὺς τάφους κυλινδουμένη περὶ ἃ δὴ καὶ ὤφθη ἄττα ψυχῶν σκιοειδῆ φαντάσματα οἷα παρέχονται αἱ τοιαῦται ψυχαὶ εἴδωλα αἱ μὴ καθαρῶς ἀπολυθεῖσαι ἀλλὰ τοῦ ὁρατοῦ μετέχουσαι διὸ καὶ ὁρῶνται153

Platon ne se sent pas fondeacute agrave preacutetendre que lrsquoacircme est absolument indeacutependante du corps ce

qui est tout agrave fait logique lrsquoascegravese philosophique lui a sans doute permis drsquoentrevoir la

capaciteacute de lrsquoacircme agrave srsquoaffranchir des attaches mateacuterielles que lui impose lrsquounion avec un

corps mais il nrsquoa pu que lrsquoentrevoir lrsquoindeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps est une

indeacutependance de jure et non de facto Lrsquoexpeacuterience extatique du philosophe platonicien nrsquoa

pas pu ecirctre une expeacuterience de sortie complegravete du corps mais une expeacuterience de

deacutetachement relatif permettant un exercice de reacuteflexion logique dans les meilleures

conditions possibles il srsquoagit donc drsquoune expeacuterience qui nrsquoest pas reacuteserveacutee agrave une eacutelite mais 152 Plat Phegravedre [248c-d] laquo Voici donc le deacutecret drsquoAdradteacutee Toute acircme qui accompagnant un dieu aura con-templeacute le vrai sera jusqursquoagrave la reacutevolution suivante sans souci et si elle peut toujours faire ainsi elle est tranquille pour toujours mais quand incapable de se laisser guider elle nrsquoa pas vu et que par suite de quelque malchance srsquoeacutetant laisseacutee aller agrave lrsquooubli et remplie de perversion elle srsquoest alourdie et ainsi alour-die ayant perdu ses ailes et eacutetant tombeacutee sur la terre alors une loi fait qursquoelle ne srsquoimplante en aucune nature de becircte agrave la premiegravere geacuteneacuteration mais que celle qui a vu le plus aille dans la semence drsquoun homme qui de-viendra ami du savoir de la beauteacute ou inspireacute par les muses ou par lrsquoamour raquo 153 Plat Pheacutedon [81c-d] laquo Une telle acircme est alourdie et attireacutee en sens inverse vers le lieu visible par peur du lieu invisible comme lrsquoon nomme le pays drsquoHadegraves se roulant autour des monuments funeacuteraires et des tom-beaux autour desquels on a vu en effet quelques sombres fantocircmes drsquoacircmes de telles images conviennent agrave ces acircmes qui nrsquoont pas eacuteteacute libeacutereacutees en eacutetat de pureteacute mais au contraire en pleine participation au visible et sont par suite elles aussi visibles raquo

93

agrave laquelle le philosophe srsquoil est de bonne volonteacute peut initier autrui et rien nrsquointerdit que

Platon ait effectivement reacuteussi agrave initier son eacutelegraveve Aristote agrave cette expeacuterience qui aurait

permis au Stagirite drsquoenvisager lrsquointellect comme eacutetant immortel ce qui nrsquoen plaide que

drsquoautant plus en faveur de lrsquouniversaliteacute potentielle de cette expeacuterience

94

95

Deuxiegraveme partie

Analyse de la speacutecificiteacute humaine comme

enjeu

96

97

Chapitre 1 Le mystegravere de la connaissance humaine

Lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoeacutetait donc pas une fin en soi pour Platon il y croyait tregraves

probablement en toute sinceacuteriteacute mais ne remettait pas fondamentalement en cause le fait

que crsquoeacutetait lagrave affaire de μῦθος plutocirct que de λόγος et il approchait cette question en des

termes logiques dans la mesure ougrave elle servait les buts qursquoil poursuivait en tant que

fondateur de lrsquoAcadeacutemie Mais ces objectifs Platon ne les tirait pas du neacuteant il ne les

imposait pas agrave la Gregravece comme une nouveauteacute radicale bien au contraire il cherchait agrave

montrer que la philosophie devait permettre au citoyen hellegravene drsquoobtenir les reacutesultats que le

politique et le poegravete nrsquoeacutetaient plus en mesure drsquoavoir il ne cherchait pas agrave imposer du jour

au lendemain agrave la Gregravece des buts qui lui eacutetaient eacutetrangers tel un manager drsquoaujourdrsquohui

qui imposerait des objectifs irreacutealistes agrave ses employeacutes il venait au contraire montrer que la

philosophie eacutetait non seulement un moyen mais mecircme le moyen le seul reacuteellement

efficace celui qui ne pouvait pas avoir les deacutefaillances de la poeacutesie et du politique pour

reacutealiser agrave nouveaux frais lrsquoideacuteal du citoyen grec libre Dans les dialogues la recherche est

souvent fausseacutee agrave cause du manque de bonne volonteacute de lrsquoun des interlocuteurs de Socrate

interlocuteur qui ne comprend pas (et refuse mecircme souvent drsquoessayer de comprendre) en

quoi consiste la philosophie mais il est tout de mecircme reacuteveacutelateur qursquoagrave aucun moment le

deacutesaccord ne porte sur la leacutegitimiteacute du but poursuivi si le dialogue entre Socrate et ses

concitoyens reste possible malgreacute lrsquoembarras dans lequel le philosophe plonge jusqursquoaux

plus brillants orateurs crsquoest bien parce que la philosophie se pose les vraies questions

celles que se pose le commun des mortels Platon nrsquoinvente pas les questions qursquoil pose il

srsquoempare de celles que tout le monde se pose lrsquoinnovation de la philosophie ne se situant

pas dans le questionnement lui-mecircme mais dans lrsquoart et la maniegravere de lrsquoapprocher La

conversation du Meacutenon deacutebouche sur une impasse certes Meacutenon est deacutesarccedilonneacute par

Socrate au point de le comparer agrave une νάρκη (poisson torpille) [80a] et Anytos part irriteacute

contre Socrate (laquo ecirctre irriteacute raquo est une traduction possible du verbe χαλεπαίνειν [95a]) non

sans profeacuterer agrave son eacutegard les menaces qui auront les conseacutequences tragiques que lrsquoon sait

et pourtant agrave aucun moment les interlocuteurs ne se sont deacutepartis du but poursuivi agrave savoir

la connaissance de lrsquoἀρετή et les moyens de lrsquoenseigner cette constance srsquoexplique tregraves

98

simplement puisquil sagit dun objectif qui reste parlant pour tout grec mecircme pour un

sophiste comme Meacutenon ou un reacuteactionnaire comme Anytos ce qui est en jeu nrsquoeacutetant ni

plus ni moins que lrsquoexcellence de lrsquohomme ndash cette traduction est plus preacutecise que le mot

laquo vertu raquo par lequel on traduit freacutequemment ἀρετή au risque de christianiser le mot et

surtout drsquoen reacuteduire excessivement la signification qui recouvre lrsquoensemble de ce par quoi

un homme meacuterite drsquoecirctre appeleacute un homme autant dire pour reprendre lrsquoexpression de

Franccedilois Feacutedier laquo la maniegravere drsquoecirctre ougrave lrsquoecirctre humain est pleinement ce qursquoil est raquo154 Crsquoest

volontiers que lrsquoon soulignera la tregraves large porteacutee de cette question car tout en eacutetant

typiquement grecque dans les termes elle nrsquoen est pas moins susceptible de se poser agrave

toute eacutepoque nrsquoeacutetant qursquoune formulation parmi drsquoautres versions envisageables de la

sempiternelle question de son ecirctre que lrsquohomme ne cesse de se poser En somme puisque

les questions que se pose Platon ne sont en rien originales puisqursquoelles sont le pain

quotidien de tout grec et mecircme de tout homme alors rien ne srsquooppose agrave ce que la thegravese de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ait pu apparaicirctre comme une eacutevidence agrave lrsquohomme cherchant agrave

eacuteclaircir le plus grand mystegravere jamais soumis agrave sa curiositeacute agrave savoir lui-mecircme Sans

preacutetendre eacutepuiser lrsquoentiegravereteacute de cette speacutecificiteacute humaine qui rend lrsquohomme agrave ce point

eacutetonnant agrave lui-mecircme il est toutefois envisageable de distinguer trois caracteacuteristiques

essentielles de lrsquoecirctre humain qui trouvent la possibiliteacute drsquoune explication de leur raison

drsquoecirctre dans la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme caracteacuteristiques qui ont deacutejagrave pu transparaicirctre

au fil de la lecture de Platon et qursquoil est temps deacutesormais de diffeacuterencier nettement la

premiegravere drsquoentre elles (les deux autres seront connues bien assez tocirct) eacutetant la condition

mecircme de possibiliteacute de la philosophie la raison decirctre de lAcadeacutemie et mecircme ce par quoi

la science moderne elle-mecircme deacutefinit lrsquohomme en lui donnant le nom drsquohomo sapiens agrave

savoir la connaissance Cela ne signifie pas que les animaux sont incapables de toute forme

de connaissance bien au contraire tout animal doit pouvoir acceacuteder agrave une certaine

connaissance de ce qui lrsquoentoure pour savoir ce qui est nuisible ou ce qui est utile agrave sa

conservation mais cette connaissance se caracteacuterise justement par sa viseacutee premiegraverement

utilitaire or si nous parlons drsquoun laquo mystegravere raquo de la connaissance humaine crsquoest justement

parce que cette derniegravere ne se limite pas agrave ce qui est immeacutediatement utile agrave sa

conservation la connaissance nrsquoest pas un bien en tant que tel pour lrsquohomme qui est

parfaitement capable de rechercher des connaissances qui lui sont nuisibles (ne citons que

la bombe atomique) ou tout simplement inutiles drsquoun point de vue strictement vital par

154 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p73

99

exemple peu de gens aujourdrsquohui se soucient encore de questions meacutetaphysiques et si vous

interrogez un individu lambda sur des connaissances qui ne lui sont pas drsquoun secours

particulier dans la vie quotidienne il vous reacutepondra peut-ecirctre que laquo ccedila ne lrsquoempecircche pas de

vivre raquo et de fait ne pas se poser de questions philosophiques nrsquoa jamais empecirccheacute

personne de vivre au sens biologique du terme Pourtant malgreacute son apparente inutiliteacute

vitale la penseacutee conceptuelle est omnipreacutesente dans la vie humaine mecircme les hommes

qui ne se posent que peu de questions meacutetaphysiques emploient au quotidien certes sans

srsquoen rendre compte la plupart du temps des ideacutees dont lrsquoorigine ne saurait deacuteriver

exclusivement de lrsquoexpeacuterience sensible et qui ne sont pas directement utiles agrave la

continuation de la vie Platon lui-mecircme ne srsquoy trompe pas et choisit comme exemple de

ce qursquoil nrsquoappelait pas encore des concepts des ideacutees qui ne sont guegravere eacutelaboreacutees et font

partie inteacutegrante du quotidien de chacun comme αὐτὸ τὸ ἴσον (lrsquoeacutegal en soi)

1 De lrsquoascegravese philosophique agrave lrsquoinsuffisance du corps et lrsquoexcegraves de lrsquoesprit

Cette speacutecificiteacute de la connaissance humaine qui peut ecirctre autre que sensible se

reacutevegravele bien entendu de faccedilon aigueuml dans lrsquoexpeacuterience par laquelle se fait jour la seacuteparabiliteacute

de jure de lrsquoacircme et du corps cette expeacuterience eacutetant preacuteciseacutement celle au cours de laquelle

lrsquoacircme srsquoefforce de penser avec un secours minimal du corps si les ideacutees qui ne deacuterivent

pas entiegraverement de lrsquoexpeacuterience sensible sont le pain quotidien de lrsquohomme cette

expeacuterience asceacutetique permet de faire eacutemerger des ideacutees plus deacutetacheacutees que jamais du

sensible la diffeacuterence entre de telles ideacutees et celles dont il est fait usage au quotidien nrsquoest

que de degreacute de mecircme que la diffeacuterence entre lrsquoexpeacuterience asceacutetique propre au philosophe

expeacuterimenteacute et ce que tout homme peut en connaicirctre en quotidien Inversement lorsque le

corps reacuteagissant agrave un excegraves de froid ou de chaleur agrave un excegraves ou agrave un manque

drsquoalimentation agrave un excegraves ou agrave un manque de lumiegravere agrave une douleur excessive agrave un bruit

excessif ou toute autre cause fait sentir sa preacutesence drsquoune faccedilon plus intense que

drsquoordinaire cet eacutetat de choses envahit lrsquoecirctre de lrsquohomme devient lrsquoobjet premier de ses

preacuteoccupations et cest pourquoi le premier souci de Socrate est drsquoeacuteliminer tout eacuteleacutement

qui pourrait donner au corps une preacutesence excessive et opposer un obstacle au bon

deacuteroulement de lrsquoinvestigation philosophique que ce soient les cris de Xanthippe ou ceux

de ses compagnons ou encore la douleur qursquoil ressent en portant ses chaicircnes mais mecircme

un individu non-philosophe est capable drsquoeacuteprouver la neacutecessiteacute de reacuteduire agrave sa portion

congrue lrsquointensiteacute avec laquelle le corps signale sa preacutesence pour qursquoune activiteacute

100

neacutecessitant un effort intellectuel mecircme le plus basique soit meneacutee agrave bien mecircme le simple

fait par exemple de preacuteparer sa liste de commissions et de preacutevoir plusieurs jours de

provisions neacutecessite un effort de reacuteflexion qui sans ecirctre intense nrsquoen demande pas moins

une certaine concentration et donc une certaine seacutereacuteniteacute si lrsquoon essaie de faire sa liste de

courses dans une salle bruyante surchauffeacutee et mal eacuteclaireacutee qui plus est en eacutetant tortureacute

par une douleur au genou et un estomac qui crie famine il est bien eacutevident que toutes ces

circonstances imposeront agrave lrsquoindividu de produire un effort suppleacutementaire qui diminuera

lrsquoefficaciteacute avec laquelle le travail sera meneacute faire taire le corps autant que faire se peut

reacutepond agrave un impeacuteratif drsquoefficaciteacute agrave une neacutecessiteacute de faire en sorte que les efforts spirituels

ne soient mobiliseacutes que dans un but bien deacutetermineacute celui-lagrave mecircme que lrsquoindividu srsquoest

fixeacute et que ces efforts ne soient pas deacutetourneacutes de cette fin vers un objectif non-choisi ndash la

satisfaction des besoins corporels est justement ce qursquoil y a de moins choisi comme but le

domaine ougrave notre liberteacute intervient le moins Cela est sans doute plus sensible encore dans

le travail de lrsquoartiste il nrsquoest pas rare que des artistes travaillent la nuit de faccedilon agrave ne plus

avoir pour lumiegravere que celle qursquoils ont choisie et qui leur convient le mieux la lumiegravere du

jour ayant lrsquoinconveacutenient majeur drsquoecirctre toujours imposeacutee et qui plus est variable dans ce

cadre ougrave tout se tait autour de lui lrsquoartiste a tout le loisir de se constituer une sphegravere

drsquointimiteacute tregraves reacuteduite ougrave il se retrouve seul en tecircte agrave tecircte avec la matiegravere qursquoil tente de

modeler et se trouve ainsi libeacutereacute de tout ce qui pouvait venir opposer un obstacle agrave son eacutelan

creacuteatif lrsquoexemple de Victor Hugo eacutecrivant agrave la lumiegravere drsquoune bougie est devenu

leacutegendaire Cela ne signifie pas que lrsquoartiste se coupe du monde bien au contraire il srsquoen

nourrit mais cette matiegravere accumuleacutee dans la vie de tous les jours (et il faut souligner le

mot laquo jour raquo dans cette expression) parmi les hommes neacutecessite souvent pour ecirctre

maicirctriseacutee faccedilonneacutee que lrsquoartiste ne reccediloive plus drsquoautre information sensorielle que celle

qursquoil compte retraiter cela explique qursquoun peintre puisse parfois mener la vie dure agrave ses

proches quand il est en plein eacutelan creacuteatif ndash on pensera ici agrave Ceacutezanne qui exigeait une

immobiliteacute totale de la part de ses modegraveles imposant ainsi un effort assez inhabituel aux

paysans qui lui servaient de modegraveles pour laquo les joueurs de cartes raquo La reacuteussite drsquoune

deacutemarche artistique deacutepend donc en grande partie de la capaciteacute du creacuteateur agrave mettre agrave part

au moment opportun sinon tout son corps au moins la partie du corps sans utiliteacute

immeacutediate pour sa pratique le roman franccedilais du XIXe siegravecle a souvent mis en scegravene

lrsquoeacutechec de lartiste mais cet eacutechec est rarement aussi fatal qursquoil en a lrsquoair ainsi dans

Manette Salomon le roman des fregraveres Goncourt si Anatole est un peintre rateacute ce nrsquoest pas

agrave cause drsquoune maleacutediction insurmontable mais parce qursquoil eacutecoute excessivement son corps

101

et refuse de le fatiguer de le discipliner de prendre le risque qursquoil ne soit pas toujours

reacutejoui heacutedoniste comme le sont les interlocuteurs de Socrate qui prennent lrsquoascegravese

philosophique pour un symptocircme de deacutegoucirct de la vie il se laisse aller agrave la paresse et agrave la

plaisanterie et neacuteglige son ouvrage mecircme le personnage principal Naz de Coriolis doit

son eacutechec en grande partie au fait de srsquoecirctre laisseacute happer par la toute-puissance du charme

veacuteneacuteneux de sa maicirctresse et modegravele lrsquoheacuteroiumlne eacuteponyme du roman155

Sans multiplier plus avant les exemples relatifs agrave la creacuteation artistique disons

simplement que le conseil pratique implicite de Platon qui peut se reacutesumer agrave la neacutecessiteacute

de faire oublier le corps pour bien penser ne cesse jamais drsquoecirctre valable dans le Phegravedre

Socrate recherche un lieu frais et ombrageacute afin que la lumiegravere et la chaleur du soleil ne

perturbent plus non seulement la reacuteflexion philosophique mais mecircme la reacuteflexion tout

court il prend ainsi une preacutecaution que vingt-cinq siegravecles plus tard le heacuteros de LrsquoEacutetranger

neacutegligera de prendre en effet le soleil fait perdre la raison agrave Meursault au point qursquoil en

arrive agrave tuer un homme ce qui justifie son nom en tant qursquoil donne la mort agrave cause du

soleil et mourra agrave son tour deacutecapiteacute pour les mecircmes raisons ndash en cela ce personnage

incarne un danger auquel Camus eacutecrivain solaire srsquoil en est craignait probablement drsquoecirctre

exposeacute et dont il a chercheacute agrave se libeacuterer en mettant en scegravene le risque de ce qui aurait pu

advenir srsquoil srsquoeacutetait laisseacute aller agrave abreuver son corps de soleil au-delagrave du raisonnable ndash il est

drsquoailleurs significatif que lrsquoideacutee centrale du passage ougrave Meursault accomplit le geste fatal

est justement celle de la destruction drsquoun eacutequilibre156 Tel le φάρμακον du Pheacutedon dont le

nom signifie aussi bien remegravede que poison le soleil source de vie et de bonheur peut se

muer en source de mort et de malheur quand lrsquohomme abuse du bien-ecirctre qursquoil procure Il

en va ainsi de toutes les affections corporelles toutes ne sont pas neacutecessairement nuisibles

ni mecircme simplement peacutenibles mais elles ont toutes en commun lorsqursquoelles atteignent un

degreacute drsquointensiteacute excessif de perturber lrsquoexercice plein et entier de la reacuteflexion au risque de

deacuteposseacuteder lrsquohomme de lui-mecircme ou du moins de cette part de son ecirctre qui nrsquoest pas

simplement subie Aussi drsquoordinaire tout homme mecircme srsquoil nrsquoest pas philosophe srsquoil a

seulement la volonteacute de garder les laquo ideacutees claires raquo veillera agrave ce que le corps ne fasse

sentir sa preacutesence agrave lrsquoesprit qursquoavec une intensiteacute sinon inexistante (ce qui nrsquoest

envisageable que dans la mort) en tout cas reacuteduite au strict neacutecessaire pour que le corps

puisse ecirctre un adjuvant du raisonnement plutocirct qursquoun opposant il fuira donc la peacutenibiliteacute

155 On ne peut ignorer lrsquoantiseacutemitisme des fregraveres Goncourt qui faisaient de la judaiumlciteacute de lrsquoheacuteroiumlne une cause suppleacutementaire de sa dangerositeacute il est cependant eacutevident que lrsquoexplication de lrsquoeacutechec drsquoun artiste victime de son amour pour une femme malfaisante se passe fort bien drsquoun rapprochement aussi malsain 156 Cf Annexe 15

102

extrecircme et eacutevitera aussi la jouissance extrecircme ou ne la recherchera que dans des occasions

bien deacutetermineacutees et limiteacutees dans le temps La recherche drsquoun entre-deux drsquoun juste milieu

entre lrsquoexcegraves de souffrance et lrsquoexcegraves de jouissance nrsquoest pas le fait du seul philosophe

mais le fait de tout homme qui a la preacutetention de mener agrave bien un raisonnement mecircme si

ledit raisonnement nrsquoa pas la preacutetention drsquoavoir lrsquoamplitude drsquoune reacuteflexion meacutetaphysique

srsquoil peut apparaicirctre coheacuterent que la seacuteparabiliteacute de jure de lrsquoacircme et du corps se soit imposeacutee

comme une eacutevidence agrave Platon dans le cadre de ses efforts pour conduire une investigation

philosophique si cette ideacutee nrsquoapparaicirct pas comme eacutetant contraire agrave la raison crsquoest

justement parce que tout homme a la possibiliteacute de vivre une expeacuterience ougrave son corps se

fait oublier et parce qursquoil a mecircme besoin de vivre une telle expeacuterience srsquoil veut eacuteviter que

sa partie non-choisie le domine crsquoest-agrave-dire srsquoil veut rester libre srsquoil veut veacuteritablement

penser et ne pas vivre simplement dans lrsquoaffect

Naturellement la domination du corps compris comme maintien de ses exigences

dans ses strictes limites ne saurait jamais ecirctre absolue ne serait-ce que parce qursquoelle ne

peut jamais ecirctre deacutefinitive tocirct ou tard et aussi longtemps que lrsquoon vit le corps nrsquoa de

cesse de rappeler son existence et de freiner lrsquoeacutelan spirituel en faisant surgir les sensations

de faim ou de fatigue se manifestant ainsi comme ce que le Pheacutedon deacutenonce comme un

κακόν (chose mauvaise) [66 b] qui opposerait un obstacle agrave lrsquoassurance perpeacutetuelle drsquoune

reacuteflexion bien meneacutee le corps nrsquoest pourtant pas lrsquoennemi de lrsquoacircme il ne lui est mecircme pas

totalement inutile de mecircme que crsquoest gracircce agrave ce qursquoil perccediloit par les sens que lrsquoartiste

accumule la matiegravere neacutecessaire agrave creacuteer Socrate ne pourrait mecircme pas entreprendre de

connaicirctre lrsquoecirctre srsquoil nrsquoen connaissait pas au moins lrsquoapparence sensible mecircme dans

lrsquoalleacutegorie de la caverne le philosophe a drsquoabord eacuteteacute un prisonnier comme les autres Le

corps est aussi bien obstacle qursquoorgane pour lrsquoacircme ce qui donne tout son sens agrave lrsquoanalyse

de Jankeacuteleacutevitch qui le qualifie drsquolaquo organe-obstacle raquo au mecircme titre que la mort elle-mecircme

laquo Agrave vrai dire lrsquoeacutequivoque de lrsquoorgane-obstacle est infinie et sa dialectique nrsquoaboutit jamais agrave une conciliation et lrsquoesprit est renvoyeacute incessamment drsquoun contradictoire au contradictoire sans pouvoir se fixer (hellip) Toutefois lrsquoorgane-obstacle peut ecirctre dans certaines circonstances plus obstacle qursquoorgane crsquoest le cas notamment dans lrsquoeacutechec et dans la maladresse quand le corps devient une masse inerte soumise au geacuteotropisme de la pesanteur raquo157

En drsquoautres termes au quotidien aussi longtemps que nous menons cette vie notre acircme ne

peut se passer du secours du corps et cette neacutecessiteacute fait mentir lrsquoexpeacuterience laquo acuminale raquo

ou extatique dans laquelle se manifeste la possibiliteacute drsquoun deacutetachement de lrsquoacircme vis-agrave-vis

157 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p88-89

103

du corps le corps nie en permanence la liberteacute absolue que nous avons cru ecirctre la nocirctre

dans cette expeacuterience dont lrsquoascegravese socratique constitue un exemple et cette neacutegation est

drsquoautant plus insupportable que le corps nrsquoen est pas moins pour lrsquoacircme organe tout aussi

intrinsegravequement qursquoil est obstacle quand bien mecircme son insuffisance ne se manifesterait

qursquooccasionnellement quand bien mecircme elle nrsquoempecirccherait personne de vivre au sens

biologique du terme elle nrsquoen est pas moins intoleacuterable pour lrsquohomme Cette situation est

drsquoautant plus critique qursquoelle est agrave double tranchant lrsquoacircme est obligeacutee de composer avec le

corps srsquoil veut perseacuteveacuterer dans son eacutelan vers la connaissance de lrsquoecirctre mais le corps stoppe

net cet eacutelan tout en eacutetant pratiquement son seul recours il arrecircte lrsquoacircme sur le seuil de ce

que cette derniegravere ne pouvait pourtant chercher que gracircce agrave lui un peu de la mecircme faccedilon

que crsquoest peut-ecirctre la perspective drsquoune beuverie neacutefaste pour la reacuteflexion qui arrecircte

Socrate sur le seuil dans le Banquet ndash bien lui en prend puisque crsquoest apregraves son entreacutee que

sera fixeacute un regraveglement qui interdira lrsquoexcegraves de boisson entreacutee qui a drsquoailleurs lieu au μεσόν

(milieu du repas) [175 c] milieu du repas qui ressemble fort au juste milieu dont Socrate

avait besoin les esprits des convives eacutetant alors suffisamment eacutechauffeacutes pour discourir de

bonne gracircce sans pour autant ecirctre deacutejagrave trop enivreacutes et fatigueacutes pour mener agrave bien la

conversation Socrate prend ainsi une preacutecaution qui indique que le philosophe connait

lrsquoinsuffisance du corps humain comme medium vers la connaissance de lrsquoecirctre Cette

insuffisance est somme toute relative elle nrsquoest pas veacuteritablement une fataliteacute contre

laquelle on ne peut rien mais elle nrsquoen est pas moins assez patente pour ecirctre intoleacuterable

nous attribuons agrave Platon la volonteacute de convaincre ses eacutelegraveves de la neacutecessiteacute de composer

avec le corps mais il ne leur voile pas la face pour autant pour atteindre cette fin il nrsquoen

met que drsquoautant mieux en scegravene lrsquoinsuffisance reacuteelle du corps il en parle en des termes

qui sont immeacutediatement parlants pour qui considegravere que le corps ne devrait mecircme pas

avoir sa place dans la composition de notre ecirctre Faute de pouvoir nier lrsquoinsuffisance du

corps la philosophie en reacuteaffirme tout le scandale en se preacutesentant comme une voie devant

permettre de deacutepasser cette insuffisance c e qui suppose justement drsquoavoir deacutejagrave pris acte de

cette insuffisance et de la neacutecessiteacute de la deacutepasser cela est drsquoautant plus vrai chez le

philosophe que celui-ci par sa praxis fait face agrave cette tension entre deux neacutecessiteacutes

absolument irreacuteconciliables agrave savoir celle de faire taire le corps drsquoune part et celle

drsquoutiliser les informations auxquelles il nous donne accegraves drsquoautre part

Agrave lrsquoinsuffisance du corps srsquooppose un certain excegraves de lrsquoesprit excegraves reacutesidant dans

le fait que lrsquohomme ne se contente pas des connaissances immeacutediatement utiles agrave sa

conservation et srsquoencombre mecircme drsquoune foule de connaissances qui lui sont inutiles voire

104

nuisibles lrsquoanecdote la plus embleacutematique reste celle de Thalegraves tombant dans un puits

alors qursquoil regardait vers le ciel Il serait cependant erroneacute de concevoir cet excegraves de

lrsquoesprit comme un caprice il srsquoagit plutocirct de la conseacutequence logique drsquoun privilegravege dont

lrsquohomme use agrave juste titre de fait il serait injuste de consideacuterer que la connaissance autre

que sensible serait sans viseacutee pratique au point de pouvoir ecirctre envisageacutee comme une

coquetterie de lrsquoentendement Il a eacuteteacute suggeacutereacute preacuteceacutedemment que tous les animaux ont

accegraves agrave une certaine forme de connaissance que lrsquoexpeacuterience peut enrichir de telle sorte

qursquoils savent toujours mieux distinguer ce qui leur est beacuteneacutefique de ce qui leur est nuisible

de maniegravere agrave subvenir correctement agrave leurs besoins et agrave adopter le comportement approprieacute

quand ils font face au danger lrsquohomme a ceci de particulier que ce qui nrsquoa que la forme de

lrsquohabitude chez les animaux prend chez lui la forme drsquoune connaissance logique lrsquoaccegraves

au langage lui permet de donner un nom bien deacutetermineacute aux objets qui lrsquoentourent et agrave

formuler des lois geacuteneacuterales agrave leur sujet Lrsquoexercice de cette capaciteacute nrsquoest nullement une

superfluiteacute puisqursquoelle assure agrave lrsquoeffort de lrsquohomme luttant pour survivre une efficaciteacute que

ne peut lui offrir la seule habitude les lois geacuteneacuterales ayant lrsquoavantage de rester vraies

quelles que soient les circonstances crsquoest ce qui fait chez Platon toute la diffeacuterence entre

la science et lrsquoopinion vraie comme lrsquoexplicite Franccedilois Feacutedier le savoir laquo transcende le

temps srsquoinstallant plus haut que le temps raquo158 Restant vraies en deacutepit des circonstances

les lois geacuteneacuterales que lrsquohomme eacutedicte et exprime au travers du langage peuvent ecirctre

transmises drsquoune geacuteneacuteration agrave une autre plus efficacement que si elles ne pouvaient ecirctre

acquises que par lrsquoexpeacuterience comme lrsquoa repreacutesenteacute la premiegravere partie de 2001 lrsquoOdysseacutee

de lrsquoespace

And somewhere in the shadowy centuries that had gone before they had nvented the most essential tool of all though it could be neither seen nor touched They had learned to speak and so had won their first great victory over Time Now the knowledge of one generation could be handed on to the next so that each age could profit from those that had gone before Unlike the animals who knew only the present Man had acquired a past and he was beginning to grope toward a future159

La connaissance humaine peut ecirctre dite laquo abstraite raquo dans un sens qui nrsquoa rien agrave voir avec

la signification peacutejorative souvent associeacutee au terme mais bien au sens ougrave elle acquiert sa

forme logique en faisant abstraction des circonstances deacutetermineacutees dans lesquelles elle est

158 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p63 159 CLARKE Arthur C 2001 A space odyssey p 36 laquo Et quelque part dans les siegravecles obscurs qui srsquoeacutetaient eacutecouleacutes ils avaient inventeacute lrsquooutil le plus essentiel de tous bien qursquoil ne pucirct ecirctre ni vu ni toucheacute Ils avaient appris agrave parler et avaient ainsi remporteacute leur premiegravere grande victoire sur le Temps Deacutesormais les connais-sances drsquoune geacuteneacuteration pourraient ecirctre transmises agrave la suivante de telle sorte que chaque acircge pourrait profiter de ceux qui lrsquoavaient preacuteceacutedeacute Contrairement aux animaux qui ne connaissaient que le preacutesent lrsquohomme avait conquis le passeacute et il commenccedilait agrave ramper vers lrsquoavenir raquo

105

acquise et eacutevite ainsi agrave lrsquohomme de devoir toujours reacuteapprendre empiriquement agrave faire face

agrave son environnement avec un gain de temps eacutevident La connaissance meacuteta-empirique ne

preacutesente aucune caracteacuteristique susceptible de justifier son eacuteventuel abandon pour le dire

en termes neacuteo-darwiniens si cette caracteacuteristique eacutetait inutile si elle nrsquoavait pas eacuteteacute ce par

quoi lrsquohomme a su srsquoadapter si efficacement agrave son milieu il est agrave peu pregraves certain que cette

faculteacute aurait disparu drsquoelle-mecircme Cet eacutelan vers la connaissance ayant montreacute son utiliteacute

pratique nrsquoa aucune raison drsquoecirctre arrecircteacute et rien ne srsquooppose agrave ce que lrsquohomme deacuteveloppe

des savoirs sans utiliteacute pratique immeacutediate cette caracteacuteristique eacutechoit drsquoailleurs agrave tous les

savoirs meacuteta-empiriques quand ils ne rencontrent pas drsquoapplication immeacutediate pour

prendre un exemple tregraves simple savoir quel est lrsquoanimal auquel on donne le nom laquo ours raquo

et quels sont les risques auxquels on srsquoexpose agrave en rencontrer un nrsquoest pas toujours utile

cette connaissance ne devenant utile que quand on rencontre un ours et lrsquohomme ne

lrsquoabandonne cependant pas ne serait-ce que parce qursquoelle pourrait ecirctre utile ndash lrsquohomme est

le seul animal agrave pouvoir mettre un savoir au conditionnel agrave envisager une eacuteventualiteacute en

tant que telle et non pas seulement agrave vivre dans lrsquoinstant crsquoest ce qui lui donne son

avantage pratique en termes de survie Jacques Ruffieacute reconnaicirct ouvertement que la

penseacutee exprimeacutee au conditionnel ne peut pas avoir eacuteteacute un luxe

laquo Les hominiens preacuteparent un outillage en vue drsquoune utilisation qui nrsquoest pas immeacutediate Avant que le besoin ne srsquoen fasse sentir ils preacutevoient quand pourquoi comment ils auront agrave srsquoen servir (hellip) Il en fut ainsi degraves lrsquoaube de lrsquohumaniteacute Pat la suite la faculteacute de preacutevision et la capaciteacute drsquoexeacutecution le perfectionnement des outils ne firent que progresser avec des conseacutequences incalculables Des ecirctres naturellement faibles et deacutebiles sont devenus des chasseurs redoutables armeacutes de flegraveches de javelots de harpons ou de frondes qui permettent de frapper agrave distance raquo160

Lrsquoutiliteacute pratique immeacutediate nrsquoest donc pas le critegravere premier permettant agrave lrsquohomme de

deacutecider de lrsquoacquisition ou du rejet drsquoun certain savoir meacuteta-empirique ce qui ne veut pas

neacutecessairement dire qursquoun tel savoir soit de toute faccedilon inutile agrave la survie lrsquoabsence

drsquoutiliteacute immeacutediate nrsquoest pas forceacutement synonyme drsquoinutiliteacute absolue elle peut signifier

que lrsquoutiliteacute est simplement diffeacutereacutee et cela suffit agrave ce que lrsquohomme se juge fondeacute agrave

perseacuteveacuterer dans cet effort vers la connaissance dite laquo abstraite raquo sans tenir compte de toute

consideacuteration utilitariste Ainsi lrsquoesprit humain ne fait qui perseacuteveacuterer dans son ecirctre et cet

eacutelan ne constitue pas donc un excegraves en tant que tel en vertu des services que cette

habitude de penseacutee a rendus agrave lrsquohomme il est judicieux de preacutefeacuterer lrsquoexpression laquo langage

conceptuel raquo agrave celle connoteacutee neacutegativement de laquo penseacutee abstraite raquo pour deacutesigner ce dont

160 RUFFIEacute Jacques De la biologie agrave la culture p 299

106

lrsquohomme fait ainsi usage ce agrave quoi Ruffieacute attribue une laquo preacutecision raquo et une laquo efficaciteacute raquo

qui lui laquo confegraverent un immense avantage seacutelectif raquo161 de telle sorte que quelle que fucirct la

forme adopteacutee par la penseacutee conceptuelle (elle srsquoest probablement exprimeacutee dans un

premier temps plutocirct par le geste que par la voix) on ne peut pas proprement parler drsquoun

laquo excegraves raquo de lrsquoesprit humain en ce qui la concerne en tout cas certainement pas agrave

consideacuterer lrsquoesprit isoleacutement

Cette derniegravere nuance est importante on parle drsquoinsuffisance du corps dans lrsquoideacutee

que le corps serait le seul adjuvant sur lequel lrsquoacircme peut compter pour accomplir son deacutesir

de connaissance mais serait cependant insuffisant agrave permettre la satisfaction drsquoun tel deacutesir

Il est envisageable de renverser cette perspective et drsquoaffirmer que ce nrsquoest pas le corps qui

est insuffisant mais lrsquoesprit qui est excessif lrsquoacircme et donc lrsquoesprit qui en fait partie

inteacutegrante serait ce sans quoi le corps nrsquoaurait aucune consistance et ne serait qursquoun

cadavre mais lui serait cependant une gecircne dans la mesure ougrave elle lui impose des objectifs

hors de sa porteacutee Lrsquoacircme et le corps sont agrave la fois indispensables et indeacutesirables lrsquoun agrave

lrsquoautre ils entretiennent un rapport absolument ambivalent fait de secours et de gecircne

reacuteciproques pour le dire comme Jankeacuteleacutevitch laquo lrsquoacircme agrave la fois gecircne le fonctionnement

des organes en en prenant conscience et repreacutesente le principe drsquoanimation sans lequel la

chair inerte ne serait que charogne raquo162 Lrsquoacircme est en quelque sorte organe-obstacle pour le

corps comme ce dernier lrsquoest pour elle elle nrsquoa pourtant pas drsquoautre fonction que celle

drsquoanimer un corps il nrsquoy a pas veacuteritablement de sens agrave ne consideacuterer que lrsquohomme vivant

sur terre agrave lrsquoenvisager isoleacutement du corps lrsquoexpeacuterience extatique ne saurait ecirctre que

momentaneacutee crsquoest neacuteanmoins par cette expeacuterience ougrave le corps et lrsquoacircme se laissent

envisager comme deux entiteacutes indeacutependantes de jure que lrsquoinsuffisance du premier et

lrsquoexcegraves de lrsquoautre qui nrsquoexistent que dans le rapport eacutetroit qursquoils entretiennent finissent par

ecirctre penseacutees comme des caracteacuteristiques qui appartiennent agrave chacun de faccedilon intrinsegraveque

Le corps nrsquoest donc insuffisant que par rapport agrave lrsquoacircme et lrsquoesprit nrsquoest excessif que par

rapport au corps mais puisque les deux nrsquoexistent que lieacutes lrsquoun agrave lrsquoautre tout en eacutetant

envisageacutes comme des entiteacutes virtuellement isoleacutees lrsquoacircme en arrive agrave ecirctre consideacutereacutee

comme eacutetant en tant que telle coupable drsquoun laquo excegraves raquo qui a souvent eacuteteacute condamneacute au

cours de lrsquohistoire de diverses faccedilons passons rapidement sur les diatribes heacutedonistes qui

161 Opcit p342 162 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p88-89

107

refusent que lrsquoacircme controcircle les eacutelans corporels163 et rappelons que la citeacute atheacutenienne se

meacutefiait des penseurs qui cherchaient agrave connaicirctre les raisons drsquoecirctre de lrsquoordre du monde y

voyant un signe drsquoὕϐρις cette meacutefiance agrave lrsquoeacutegard des laquo excegraves raquo de lrsquoesprit nrsquoest drsquoailleurs

pas exclusive agrave la Gregravece puisque dans la Genegravese biblique le peacutecheacute originel consiste bel et

bien en une action par laquelle lrsquohomme entreprend de connaicirctre la reacutealiteacute du bien et du

mal indeacutependamment de ce qui lui en dit la parole divine164 au risque drsquoobjectiver son

environnement et mecircme son ecirctre propre rompant ainsi la communion dans laquelle lui et

le restant de la creacuteation coexistaient165 tout se passe comme srsquoil fallait imposer agrave lrsquoeacutelan

humain vers le savoir une limite agrave ne pas deacutepasser et tel est le sens de ce que Nicolas de

Cues nommait la laquo docte ignorance raquo qui nrsquoa rien agrave voir avec une quelconque

complaisance dans lrsquoignorance mais consiste en une certaine reacuteserve une certaine

prudence une sagesse pratique au sens fort du grec φρόνησις par laquelle nous admettons

et acceptons qursquoil y a des veacuteriteacutes dont la connaissance nrsquoentre pas dans le champ de notre

possible la volonteacute drsquoimposer des limites agrave notre eacutelan vers la connaissance est drsquoactualiteacute

pour des raisons plus ou moins bonnes elles sont bonnes quand les progregraves de la

technique neacutecessitent que lrsquoon srsquointerroge sur les problegravemes qui peuvent se poser en termes

drsquoeacutethique ou drsquoeacutecologie elles sont mauvaises quand au nom drsquoun utilitarisme exacerbeacute

on se propose de sacrifier certains savoirs au nom de leur inutiliteacute reacuteelle ou supposeacutee dans

le monde du travail Quoi qursquoil en soit tout cela deacutenote que lrsquohomme est certes

enthousiasmeacute par son privilegravege au sein de la creacuteation et effrayeacute par ce pouvoir qui le prive

du confort drsquoecirctre un animal parmi les autres et fait de lui une exception formidable (au sens

originel de laquo terrifiant raquo) un deacuteraillement dans le processus circulaire agrave sens unique et

sans ambages de la nature crsquoest agrave cet eacutegard que nous en parlons drsquoun point de vue

strictement pheacutenomeacutenologique comme drsquoun laquo mystegravere raquo voire drsquoun laquo miracle raquo

163 Crsquoest notamment le thegraveme central de la nouvelle drsquoOscar Wilde intituleacutee The fisherman and his Soul (Le pecirccheur et son acircme) 164 Crsquoest bien ainsi que le serpent eacuteveille la tentation laquo Mais Dieu sait que le jour ougrave vous en mangerez vos yeux srsquoouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal raquo (Genegravese 3 5) 165 Tel est le sens exact de la deacutecouverte par lrsquohomme de sa nuditeacute (laquo Alors leurs yeux agrave tous deux srsquoouvrirent et ils connurent qursquoils eacutetaient nus raquo Genegravese 3 7) et de la reacutesistance que lui opposera deacutesormais le sol (laquo Il produira pour toi eacutepines et chardons raquo Genegravese 3 18)

108

2 De la connaissance humaine comme un miracle analyse de la theacuteorie de la

reacuteminiscence

La deacutefinition exacte du miracle accapare lrsquoattention de la philosophie et de la

theacuteologie depuis des siegravecles disons sans entrer dans le deacutetail que peut ecirctre consideacutereacute

comme relevant du miracle tout eacuteveacutenement qui apparaicirct comme eacutetant contraire aux lois

naturelles ndash lrsquoimportant dans cet eacutenonceacute est dans le verbe laquo apparaicirctre raquo si lrsquoon nrsquoen tenait

pas compte il serait totalement inapproprieacute de deacutesigner comme un miracle lrsquoexistence de la

connaissance humaine autre que sensible cette proprieacuteteacute de lrsquohomme nrsquoest absolument pas

contraire agrave la nature mais crsquoest bien ainsi qursquoelle apparaicirct cette connaissance demeure un

miracle sans cesse renouveleacute en tant qursquoelle reste opaque agrave elle-mecircme La question du

miracle nrsquoest finalement que de faible importance en comparaison des controverses

brucirclantes susciteacutees agrave travers les siegravecles par la question de lrsquoorigine de cette connaissance

qui non contente de ne pas se reacuteduire au sensible peut aussi se deacutesinteacuteresser totalement de

toute consideacuteration ayant trait agrave lrsquoutiliteacute lrsquohomme fait appel au quotidien agrave ce savoir

deacutesinteacuteresseacute sans mecircme se poser la question de sa provenance mais de mecircme que nouer

ses lacets ne devient difficile quagrave partir du moment ougrave lon pense agrave ce quon fait au lieu

dexeacutecuter meacutecaniquement cette action banale la penseacutee conceptuelle devient eacutetrange agrave

partir du moment ougrave lhomme se demande comment il peut avoir accegraves agrave ce savoir qui ne

peut pas avoir eacuteteacute tireacute tout entier de lrsquoexpeacuterience sensible et sans laquelle il nrsquoy aurait

pourtant pas de connaissance speacutecifiquement humaine des choses qui soit envisageable la

penseacutee conceptuelle non-sensible qui prend connaissance drsquoelle-mecircme se reacutevegravele agrave elle-

mecircme comme une chose qui nrsquoa pas tout agrave fait sa place dans lrsquoordre naturel qui

laquo deacuteborde raquo drsquoun cadre apparemment deacutelimiteacute avec soin En somme cette connaissance se

manifeste agrave elle-mecircme comme un miracle elle est son plus grand mystegravere elle est ce sur

quoi elle est le plus empecirccheacutee drsquoapporter une explication eacutetant agrave la fois le problegraveme et ce

par quoi le problegraveme est interrogeacute Spinoza affirmait dans le Traiteacute theacuteologico-politique

que les miracles srsquoils eacutetaient reacuteellement des faits contraires aux lois naturelles nieraient

plutocirct qursquoils ne confirmeraient la toute-puissance divine et son statut de cause efficiente de

lrsquoordre de lrsquounivers Nos ex miraculis nec essentiam nec existentiam et consequenter nec

providentiam Dei posse cognoscere sed haec omnia longe melius percipi ex fixo et

109

immutabili naturae ordine166 Agrave cet eacutegard la connaissance humaine non-sensible et

deacutesinteacuteresseacutee constitue effectivement un miracle en tant que son ambiguiumlteacute est bien celle

du miracle compris comme un pheacutenomegravene conforme aux lois naturelles et cependant penseacute

comme eacutetant contraire agrave ces lois en raison de son caractegravere insolite cette connaissance

comme tout autre miracle ne relegraveve pas de lrsquoinexplicable mais de lrsquoinexpliqueacute sa place

exacte dans le naturae ordo ne trouve pas immeacutediatement drsquoexplication (ce qui ne veut pas

dire qursquoelle ne peut pas en trouver) et semble donc contrevenir agrave cet ordre naturel (ce qui

ne veut pas dire qursquoelle y contrevient effectivement) ce qui justifierait la deacutefinition de

lrsquoeacutelan vers cette connaissance comme un peacutecheacute

Le terme laquo miracle raquo serait bien entendu anachronique pour commenter Platon

mais lrsquoexpeacuterience que megravene Socrate avec le petit esclave dans le Meacutenon nrsquoen a pas moins

des accents magiques cette expeacuterience se veut une reacuteponse non seulement agrave Meacutenon qui

doute que lrsquoon puisse deacutecouvrir ce que lrsquoon ne connaicirct pas mais aussi peut-ecirctre plus

fondamentalement agrave ceux qui soutiennent que la connaissance vient toute entiegravere de

lrsquoexpeacuterience sensible ideacutee qui a deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutee dans le Theacuteeacutetegravete ce nrsquoest pas un hasard si

Socrate choisit pour sa deacutemonstration un exercice de geacuteomeacutetrie puisque cette science

repose sur des calculs exacts et nrsquoentretient pas de lien direct avec lrsquoexpeacuterience sensible ce

qui en fait par excellence la science deacutesinteacuteresseacutee et libeacutereacutee des contingences de la

sensibiliteacute ndash nul ne peut preacutetendre avoir vu un carreacute parfait ou un cercle parfait dans la

nature sans qursquoaucune intervention humaine nrsquoait preacutesideacute agrave sa formation crsquoest ce qui donne

toute son eacutetrangeteacute au fameux paralleacuteleacutepipegravede au deacutebut de 2001 Odysseacutee de lrsquoespace167

La reacuteussite de lrsquoexpeacuterience qui deacutepend de la participation active de lrsquoapprenant donne

raison agrave la conception philosophique de lrsquoenseignement effleureacutee dans le Banquet selon

laquelle lrsquoeacutelegraveve doit se positionner comme un laquo recevant raquo et le maicirctre comme un laquo

enseignant raquo au sens fort du terme ce dernier toleacuterant que le savoir qursquoil dispense ne reste

pas figeacute et puisse faire lrsquoobjet drsquoun deacutebat acceptant et mecircme reacuteclamant la participation

active de lrsquoeacutelegraveve Crsquoest tout agrave fait volontairement que lrsquoon deacuteveloppe cette ideacutee en des

termes qui paraicirctront familiers au professionnels de lrsquoenseignement afin drsquoatteacutenuer le

caractegravere quelque peu eacutetrange du moins aux yeux de la moderniteacute de la thegravese que

lrsquoexpeacuterience du petit esclave est censeacutee confirmer agrave savoir la theacuteorie de la reacuteminiscence

Pour donner une explication agrave lrsquoexistence de cette connaissance humaine apparemment si

166 SPINOZA Baruch Traiteacute theacuteologico-politique VI 2 laquo Ce nrsquoest pas gracircce au miracle que lrsquoon peut connaicirctre ni lrsquoessence ni lrsquoexistence ni par conseacutequent la providence de Dieu mais tout cela est beaucoup mieux perccedilu gracircce agrave lrsquoordre fixe et immuable de la nature raquo 167 Cf Annexe 16

110

miraculeuse pour lui assigner une cause il srsquoappuie sur un fait indiscutable que lrsquoon

reconnaicirct ordinairement pour tout autre type de connaissance elle ne peut pas venir du

neacuteant elle preacuteexiste toujours agrave lrsquoacte qui nous la fait connaicirctre Il est important de

souligner ce point car si lrsquoon part du principe que tout mouvement vers la connaissance

part agrave la recherche de ce qui lui preacuteexiste et peut donc ecirctre envisageacute comme reacutetrospectif

alors la theacuteorie de la reacuteminiscence perd son apparente eacutetrangeteacute Jean-Franccedilois Matteacutei nous

invite agrave formuler cette ideacutee degraves le laquo liminaire raquo de Platon et le miroir du Mythe qui revient

sur les laquo cinq eacutetapes que la connaissance doit parcourir pour parvenir agrave son terme raquo168 et

deacutesigne ainsi la laquo chose en soi raquo comme laquo le cinquiegraveme [et dernier] moment dans lrsquoordre

de la recherche mais le premier dans lrsquoordre de lrsquoecirctre raquo169 Matteacutei srsquoappuie sur la lettre

VII mais cette lecture recoupe aussi bien le reacutecit de la progression de la connaissance dans

le Banquet que le mythe des migrations des acircmes dans le Phegravedre il en ressort que la

connaissance humaine progresse suivant une dynamique qui nrsquoest pas arbitraire et que lrsquoon

pourrait comparer au chemin qursquoemprunte un saumon au cours de son existence Ainsi la

possibiliteacute mecircme de la connaissance du cercle comprise comme strictement distincte de la

connaissance de tout cercle particulier suppose pour Platon lrsquoideacutee intelligible du cercle ce

qui veut dire que gracircce agrave la conception des ideacutees intelligibles que lrsquoon a tendance agrave

prendre agrave tort pour une curiositeacute folklorique notre connaissance cesse drsquoecirctre un miracle il

importe peu que les ideacutees existent reacuteellement lrsquoimportant est qursquoelles soient concevables

crsquoest-agrave-dire que la reacutealiteacute des ecirctres soit fondeacutee autrement que par lrsquoarbitraire de notre

entendement pour le dire comme madame Joueumlt-Pastreacute laquo la vision des ideacutees signifie

meacutetaphoriquement la puissance qursquoa lrsquoacircme de saisir la reacutealiteacute des choses raquo170 Lrsquohomme

nous dit Platon nrsquoest pas la mesure de toutes choses et notre connaissance ne tire ses

conditions de possibiliteacute que de ce qui constitue son but ultime le savoir est deacutejagrave fondeacute

avant que nous lrsquoayons acquis cette ideacutee nrsquoa rien drsquoeacutetrange lrsquoexpeacuterience commune que

nous avons de la quecircte de connaissance semble mecircme la confirmer le chercheur ne

travaille que rarement en laissant le hasard deacutecider agrave sa place et a toujours un but

deacutetermineacute fucirct-ce vaguement et son ignorance agrave ce sujet nrsquoest jamais vraiment totale On

parle beaucoup des deacutecouvertes dues au hasard mais le hasard ne fait jamais qursquoaider la

deacutecouverte ou dans le meilleur des cas donner le point de deacutepart de la deacutemarche engageacutee

par le chercheur le coup de chance mecircme le plus heureux et le plus inespeacutereacute ne serait

168 MATTEacuteI Jean-Franccedilois Platon et le miroir du mythe p22 169

Opcit p23 170

JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 26 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239

111

rien sans lrsquoingeacuteniositeacute dont doit faire montre le chercheur et ce hasard nrsquoa finalement

drsquoutiliteacute que pour lrsquohistorien des sciences deacutesirant donner du relief au reacutecit drsquoune

deacutecouverte il importe assez peu qursquoArchimegravede ait eu comme le preacutetend la leacutegende lrsquoideacutee

de son ceacutelegravebre principe en prenant un bain et que lrsquoideacutee ait eacuteteacute fulgurante au point de le

faire sortir de lrsquoeau en criant εὕρηκα (jrsquoai trouveacute) puisque fondeacutee sur des faits reacuteels ou pas

cette anecdote ne saurait reacutesumer agrave elle seule lrsquoensemble des travaux drsquoun savant Dans le

mecircme ordre drsquoideacutees quand bien mecircme ce serait effectivement par hasard que les eacutepoux

Mantell ont deacutecouvert les ossements de lrsquoiguanodon lesdits ossements nrsquoont pu ecirctre

identifieacutes comme faisant partie du squelette drsquoun reptile geacuteant que gracircce aux investigations

de Gideon Mantell qui nrsquoeacutetaient pas dues au hasard Agrave lrsquoinverse il se peut que faute de

volonteacute de la part du chercheur de poursuivre ses investigations ce qui aurait pu ecirctre le

point de deacutepart drsquoune deacutecouverte importante reste lettre morte ainsi la force de la vapeur

drsquoeau eacutetait deacutejagrave connue depuis lrsquoAntiquiteacute comme lrsquoattestait au Ier siegravecle lrsquoeacuteolipyle

drsquoHeacuteron drsquoAlexandrie mais nul alors nrsquoavait envisageacute cette petite sphegravere tournant toute

seule gracircce agrave la vapeur drsquoeau autrement que comme une curiositeacute et la force de la vapeur

ne trouvera drsquoapplication utilitaire que seize siegravecles plus tard gracircce agrave Denis Papin ndash lequel

encore une fois a exhumeacute un savoir qui lui preacuteexistait On cherche toujours agrave connaicirctre

quelque chose qui laquo manque raquo comme si on en avait eacuteteacute priveacute comme srsquoil y avait lagrave un

vide qui demandait agrave ecirctre combleacute toute obtention drsquoune connaissance preacutecise est un retour

qursquoopegravere la raison humaine dans la mesure ougrave le contenu de cette connaissance lui

preacuteexiste toujours (crsquoest ce qui la diffeacuterencie notamment de lrsquoimagination dont le contenu

peut lui ecirctre posteacuterieur mecircme si elle se nourrit de ce que lrsquoentendement a assimileacute) et donc

la conditionne La connaissance speacutecifiquement humaine a donc pour contenu sa condition

premiegravere drsquoexistence et il en va ainsi pour toutes les connaissances y compris celles qursquoil

serait tentant de penser comme le fruit de notre seule imagination si lrsquoon sautait le pas

qursquoont oseacute sauter les nominalistes Dans ce cadre le mythe du Phegravedre apparaicirct comme la

retranscription dieacutegeacutetique de ce rapport appliqueacute agrave la penseacutee conceptuelle le mouvement

qursquoopegravere lrsquoacircme humaine pour connaicirctre les laquo choses en soi raquo dans la mesure ougrave il offre

toutes les apparences drsquoun mouvement reacutetrospectif a pu conduire Platon agrave assimiler la

connaissance agrave une reacuteminiscence De fait lrsquoenfant ne tire pas du neacuteant ce qursquoil apprend il

reccediloit une connaissance qui lui est transmise par ses aicircneacutes que ce soit dans le cadre de la

famille ou de lrsquoeacutecole de mecircme le chercheur ne deacutecouvre jamais que ce qui lui eacutetait cacheacute

mais ne lrsquoavait pas attendu pour ecirctre vrai lrsquoarcheacuteologue deacutecouvrant des vestiges enfouis

peut srsquoen servir comme base pour reconstituer la vie drsquoune civilisation disparue il nrsquoen

112

restera pas moins vrai que la civilisation aura existeacute bien avant qursquoelle ne soit

deacutecouverte ou plus exactement retrouveacutee le paleacuteontologue deacutecouvrant des fossiles peut

reconstituer un animal disparu depuis des millions drsquoanneacutees lrsquoanimal nrsquoen aura pas moins

preacuteexisteacute agrave lrsquoexhumation de ses restes quand un speacutecialiste de la microbiologie analyse la

composition drsquoun organisme microscopique il eacutenonce encore une fois une veacuteriteacute qui est

deacutejagrave vraie avant qursquoil ne lrsquoeacutenonce puisque si tel nrsquoeacutetait pas le cas lrsquoorganisme en question

nrsquoaurait mecircme pas existeacute et son analyse nrsquoaurait mecircme pas eacuteteacute possible mecircme le

chercheur en philosophie nrsquoa pas la preacutetention drsquoecirctre lrsquoinventeur des concepts qursquoil

deacuteveloppe en tout cas il ne preacutetend pas qursquoils soient le fruit de sa seule imagination (il

srsquoattribuerait alors un pouvoir qui eacutechoit plutocirct au poegravete) il les pense suffisamment vrais

pour avoir participeacute de la structure du vrai bien avant qursquoil ne les mette au jour Le champ

est en effet libre pour consideacuterer que les ideacutees conceptuelles preacuteexistent elles aussi

chronologiquement parlant agrave la connaissance que nous en avons puisque toute

connaissance donne les apparences drsquoun retour vers ce qui la preacutecegravede il semble logique

mecircme concernant ce qui ne peut ecirctre connu par le seul biais de lrsquoexpeacuterience mateacuterielle que

lrsquoacircme y ait deacutejagrave eu accegraves Les ecirctres que nous cherchons arrivent effectivement

chronologiquement parlant agrave la fin du processus de connaissance dont ils sont le but mais

une fois acquise cette connaissance srsquoavegravere ne pas pouvoir se passer de ces ecirctres qui se

constituent comme les causes agrave part entiegravere de ce savoir il est extrecircmement difficile

drsquoadmettre qursquoune cause puisse ecirctre posteacuterieure agrave lrsquoeffet obtenu et ce que nous parvenons

agrave connaicirctre nous preacuteexiste toujours drsquoune maniegravere ou drsquoune autre

Pour compleacuteter cette analyse de la theacuteorie de la reacuteminiscence il faut aussi souligner

la faciliteacute avec laquelle lrsquoacircme humaine peut en arriver agrave se penser cousine de

lrsquoinconditionneacute lrsquousage du terme laquo cousin raquo nrsquoest pas purement estheacutetique de notre part

crsquoest bien drsquoune familiariteacute vague mais reacuteelle qursquoil est question dans le Pheacutedon Cette

familiariteacute reste vague dans la mesure ougrave cette ideacutee ne doit pas ecirctre envisageacutee comme

reposant sur une certitude absolue son eacutenonceacute pourrait deacutebuter par la formulation laquo tout

porte agrave croire quehellip raquo plutocirct que par laquo il est absolument certain quehellip raquo ἐκεῖσε οἴχεται εἰς

τὸ καθαρόν τε καὶ ἀεὶ ὂν καὶ ἀθάνατον καὶ ὡσαύτως ἔχον καὶ ὡς συγγενὴς οὖσα αὐτοῦ ἀεὶ

μετ᾽ ἐκείνου τε γίγνεται171 Cet argument nrsquooffre pas lrsquoapparence drsquoune grande rigueur et

de fait il nrsquoen a pas la vocation prouver que lrsquoacircme humaine est bien de nature divine

(faute decirctre elle-mecircme une diviniteacute) nrsquoest pas le but premier de Platon qui cherche drsquoabord

171 Plat Pheacutedon [79 d] laquo Elle se dirige lagrave-bas vers le pur ce qui est toujours lrsquoimmortel ce qui a toujours la mecircme conduite et eacutetant parente de cela elle vient toujours agrave ses cocircteacutes raquo

113

agrave convaincre que lrsquoeffort qursquoelle doit fournir pour devenir aussi divine que possible nrsquoest

pas vain On rejoindra sur ce point le commentaire de Kenneth Dorter

This argument though the least rigorous of the four in the Phaedo may be the most persuasive Perhaps the most significant and fundamental reason why people have continued believe in the non-finality of death and in their personal immortality is the sense of something eternal within ourselves We feel that there is something in us eternally valid something that counts for all time and that is not erased with our death172

Notre raison nous retient drsquoadheacuterer sans condition agrave cet argument mais nous ne pouvons

que difficilement nous empecirccher de lrsquoaccueillir favorablement la reacutealiteacute de notre

connaissance nous fournit des indices drsquoune parenteacute de notre acircme avec lrsquoinconditionneacute

mais ce ne sont justement que des indices que Platon ne reprend agrave son compte que dans la

mesure ougrave ils servent ses desseins protreptiques le vocabulaire employeacute est trop vague

pour permettre drsquoaffirmer quoi que ce soit de plus sucircr que la leacutegitimiteacute des efforts de lrsquoacircme

agrave perseacuteveacuterer dans son eacutelan vers la connaissance ces indices nrsquoen gardent pas moins pour

lrsquohomme non philosophe une puissance reacuteveacutelatrice de grande importance et crsquoest agrave ce titre

seulement que Platon se les reacuteapproprie pour leacutegitimer les efforts destineacutes agrave rendre lrsquoacircme

digne drsquoecirctre divine et parente de lrsquoinconditionneacute ndash crsquoest aussi pour cette raison que les

mythes platoniciens ne cessent drsquoinsister sur la mobiliteacute de lrsquoacircme drsquoen raconter les va-et-

vient les eacutegarements les changements radicaux de situation ce qui cesse drsquoentrer en

contradiction avec sa parenteacute avec lrsquoinconditionneacute si lrsquoon considegravere que Platon ne fait que

mettre en scegravene la tension qui habite lrsquoacircme tirailleacutee entre son eacutelan vers lrsquoimmobile et

lrsquoinconditionneacute drsquoune part et son enracinement dans une reacutealiteacute mobile et conditionneacutee

drsquoautre part Ce tiraillement rend la connaissance humaine autre que sensible miraculeuse

mais elle cesse de lrsquoecirctre gracircce agrave la theacuteorie de la reacuteminiscence et donc indirectement gracircce

agrave la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme voilagrave en quoi les eacutecrits de Platon sont

reacuteveacutelateurs du lien qui existe entre cette conception et la speacutecificiteacute de la connaissance

humaine

172 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation p76 laquo Cet argument bien que le moins rigoureux des quatre arguments du Pheacutedon est sans doute le plus persuasif Peut-ecirctre la raison la plus importante et la plus fondamentale pour laquelle les gens ont continueacute agrave croire que la mort ne met pas un point final agrave tout et que leur individualiteacute est immortelle reacuteside dans le sentiment qursquoil y a quelque chose drsquoeacuteternel en nous Nous sentons qursquoil y a quelque chose en nous qui est eacuteternellement valable quelque chose qui compte de tout temps et qui nrsquoest pas effaceacute par notre mort raquo

114

3 Les limites de notre connaissance lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant

Si la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme exprime ce qursquoa de miraculeux aux yeux

de lrsquohomme sa faculteacute de connaicirctre elle exprime aussi ce qursquoont de scandaleux les

obstacles que rencontre cette faculteacute dont rien ne devrait de jure limiter

lrsquoeacutepanouissement la vie post corporis mortem de lrsquoacircme est preacuteciseacutement censeacutee abolir ces

limites Lrsquoobstacle intoleacuterable que le corps semble opposer agrave notre eacutelan cognitif est une

limite assez illusoire eacutetant donneacute que le corps est ce sans quoi lrsquoacircme serait priveacutee de ce que

le Banquet identifie comme la premiegravere eacutetape de lrsquoapprentissage philosophique srsquoil y a

une limite de notre connaissance dans ce cadre elle reacuteside moins dans lrsquoobstacle que lui

opposerait le corps que dans la conception mecircme du corps comme un obstacle conception

qui eacuteveille en lrsquohomme une meacutefiance envers lrsquoexpeacuterience sensible qui ne se justifie pas

toujours drsquoautant que le donneacute sensible en tant que tel nrsquoest jamais qursquoun laquo presque rien raquo

qui nrsquoa valeur drsquoinformation que dans la mesure ougrave lrsquoentendement lui donne une forme

logique ce sont moins les sens eux-mecircmes qui sont en cause que ce que lrsquoacircme en fait le

corps en tant que vecteur nrsquoest jamais fautif et ne peut pas lrsquoecirctre nrsquoeacutetant que charogne sans

lrsquoacircme Mais il est si aiseacute agrave lrsquoacircme de vivre une expeacuterience de sortie du corps qursquoelle en

arrive agrave se penser capable de connaicirctre sans le secours du corps elle y est mecircme drsquoautant

plus disposeacutee que lrsquoerreur est possible justement lagrave ougrave elle nrsquoa pas drsquoautre choix que celui

de collaborer avec le corps tandis que les domaines ougrave elle peut penser seule sans le

secours du donneacute sensible comme les matheacutematiques sont preacuteciseacutement ceux ougrave

lrsquoexactitude devient possible Ainsi si lrsquoon peut aiseacutement se tromper en eacutevaluant lrsquoheure

qursquoil est agrave partir de la position du soleil dans le ciel173 lrsquoexactitude ne devient possible

pour la mesure du temps qursquoagrave partir du moment ougrave celui-ci est diviseacute en tranches horaires

quantifiables et mesurables gracircce agrave des appareils fabriqueacutes par la main de lrsquohomme Crsquoest

donc bien la compreacutehension elle-mecircme du corps comme une limite et non la limite en elle-

mecircme qui contribue agrave la formation de la conception qui nous occupe la limite ne vient

pas du corps lui-mecircme mais plutocirct de sa sous-estimation et par voie de conseacutequence de la

surestimation de lrsquoacircme ndash cette conclusion rejoint ce qui a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment de lrsquoexcegraves

de lrsquoacircme et de lrsquoinsuffisance du corps deux pheacutenomegravenes qui ne peuvent apparaicirctre que

conjointement Cette surestimation de lrsquoacircme doit ecirctre relieacutee agrave une ideacutee tellement commune

173 Le simple fait de penser que le soleil se deacuteplace constitue lui-mecircme une erreur de jugement lieacutee au traite-ment drsquoune information visuelle qui ne peut ecirctre erroneacutee en tant que telle mais le devient par le biais dudit traitement

115

que la philosophie contemporaine oublie souvent de la traiter preacutefeacuterant la laisser agrave la

poeacutesie qui a tout le loisir de produire des miserere sur ce thegraveme la briegraveveteacute de lrsquoexistence

Crsquoest devenu un lieu commun que de dire comme Louis Aragon que laquo Le temps

dapprendre agrave vivre il est deacutejagrave trop tard raquo174 mais ce qui est inteacuteressant et reacuteveacutelateur dans

un tel vers est justement lrsquoideacutee suivant laquelle il y aurait quelque chose agrave apprendre que la

briegraveveteacute de lrsquoexistence ne permettrait pas de connaicirctre ceci peut ecirctre interpreacuteteacute comme la

marque drsquoune conception suivant laquelle la faculteacute de connaicirctre serait agrave lrsquoeacutetroit non

seulement dans le carcan du corps mais mecircme dans le cadre borneacute chronologiquement

parlant de lrsquoexistence En somme le temps qui nous est imparti est veacutecu comme

excessivement court non pas simplement parce que cette briegraveveteacute semble eacutethiquement

intoleacuterable mais parce qursquoelle ne nous laisse pas le temps qui serait neacutecessaire pour

actualiser toutes les potentialiteacutes attribueacutees agrave cet eacutelan spontaneacute vers la connaissance telle

est lrsquoideacutee que Nietzsche aurait effleureacutee dans La Geacuteneacutealogie de la morale en mettant en

accusation ce qursquoil considegravere comme eacutetant lrsquoorgueil surhumain des chreacutetiens Nietzsche

avance en effet concernant le laquo regravegne de Dieu raquo que laquo Rien que pour voir cela pour vivre

cela il est neacutecessaire de vivre longtemps par-delagrave la mort raquo175 Au-delagrave de la

condamnation drsquoune attitude jugeacutee preacutesomptueuse Nietzsche prend acte avec le style

trancheacute qui est le sien du fait que lrsquohomme se donne effectivement en termes de

connaissance des objectifs qui demanderaient plusieurs vies pour ecirctre atteints Felix qui

potuit rerum cognoscere causas176 disait Virgile et effectivement un tel homme aurait

tout lieu drsquoecirctre heureux puisqursquoil aurait reacuteussi en une seule vie ce que Socrate lui-mecircme ne

preacutetend pas avoir accompli quand lrsquoheure est venue pour lui de mourir ce qui justifie qursquoil

persiste agrave placer tous ses espoirs dans ses compagnons et les admoneste quand il les

surprend en flagrant deacutelit drsquoattitude non-philosophique il attend drsquoeux qursquoils soient agrave la

hauteur pour poursuivre lrsquoeffort de compreacutehension des choses qursquoil a engageacute et auquel la

mort va donner fin ndash du moins sur le plan de la vie drsquoici-bas Notre connaissance est donc

limiteacutee dans la mesure ougrave ce qursquoelle cherche agrave connaicirctre ce par quoi elle obtiendrait enfin

la pleacutenitude qui lui fait deacutefaut deacutepasse la somme drsquoefforts qursquoun homme seul est capable

de mener en une vie lrsquohomme agrave son eacutechelle individuelle est finalement toujours dans la

situation de Leacuteonard de Vinci imaginant des machines qui devanccedilaient les moyens

techniques de son eacutepoque il sait qursquoil nrsquoaura pas assez drsquoune vie pour tout connaicirctre pour

174 ARAGON Louis La Diane franccedilaise in Œuvres poeacutetiques complegravetes I p32 175 NIETZSCHE Friedrich La Geacuteneacutealogie de la morale I 15 176 Verg Georg II 490 laquo Heureux qui a pu connaicirctre les causes des choses raquo

116

voir se reacutealiser son ideacuteal conscient ou inconscient de connaissance parfaite Le commun

des mortels se reacutesigne agrave cet eacutetat de faits et hausse les eacutepaules en balayant son deacutesarroi par

des formules telles que laquo on ne peut pas tout savoir raquo mais cette penseacutee est agrave tout prendre

source de troubles quand lrsquoindividu prend la peine de srsquoy arrecircter qui nrsquoa jamais deacuteploreacute

qursquoil nrsquoaura jamais suffisamment de temps devant lui pour connaicirctre dans son entiegravereteacute le

monde dans lequel il vit monde qui nrsquoest lui-mecircme qursquoun infime deacutetail drsquoun univers

probablement infini La reacutesignation devant cette ideacutee nrsquoest que rarement totale en tout cas

pas au point drsquoecirctre complegravetement sereine il est bien eacutevident qursquoon nrsquoentreprend pas une

tacircche dans lrsquoideacutee qursquoon ne lrsquoachegravevera jamais personne ne verrait drsquointeacuterecirct agrave engager un

travail qui nrsquoaurait jamais de fin et agrave tout prendre lrsquoideacutee suivant laquelle ce travail en cas

drsquoinachegravevement sera poursuivi par autrui apregraves notre mort nrsquoest qursquoune bien maigre

consolation qui ne compensera jamais le deacutesarroi que fait naicirctre la penseacutee qursquoon ne le verra

jamais termineacute ndash crsquoest notamment pour cette raison que lrsquoon peut douter par exemple de

la leacutegitimiteacute de la poursuite de la construction de la catheacutedrale de la Sagrada familia agrave

Barcelone des anneacutees apregraves la mort de son architecte Antoni Gaudί Quoi qursquoil en soit la

mort eacutetant ce qui vient apregraves la vie mais dont la nature exacte ne peut ecirctre connue peut

accueillir en son sein lrsquoespoir drsquoune poursuite post vitam de notre eacutelan vers la

connaissance puisque nous nrsquoavons aucune certitude absolue sur la reacutealiteacute de la mort rien

nrsquoexclut a priori qursquoelle permette la poursuite de cet eacutelan qursquoelle permette drsquoacceacuteder aux

connaissances que nous nrsquoavons pas eu le temps drsquoacqueacuterir de notre vivant ndash crsquoest bien cet

espoir que les mythes eschatologiques de Platon mettent en scegravene agrave deacutefaut de pouvoir le

leacutegitimer logiquement Pour reacutesumer lrsquohomme ne remet en cause agrave aucun moment (il nrsquoa

aucune raison de le faire) la leacutegitimiteacute de cet eacutelan vers la connaissance et tout ce qui

srsquooppose agrave son accomplissement est agrave ce point consideacutereacute comme illeacutegitime que tout est fait

pour nier ontologiquement cet obstacle fucirct-ce la mort elle-mecircme agrave cet eacutegard face agrave la

briegraveveteacute de lrsquoexistence humaine lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoest pas une simple consolation

mais bien comme ce qui semble le plus logique agrave un esprit qui ne conccediloit pas (et ne peut

pas concevoir) la possibiliteacute de la cessation brutale de son eacutelan vers la connaissance agrave

lrsquoinstar du conatus spinozien cet eacutelan nrsquoinclut pas la possibiliteacute de sa propre cessation ndash la

deuxiegraveme limite contribuant agrave leacutegitimer lrsquoideacutee de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est donc moins la

briegraveveteacute de lrsquoexistence elle-mecircme que lrsquoimpossibiliteacute pratique de concevoir la cessation de

lrsquoeacutelan vers la connaissance qui de jure doit se poursuivre jusqursquoagrave ce qursquoil soit arriveacute agrave

terme et ce au mecircme titre que nrsquoimporte quelle autre activiteacute humaine du fait de son

habitude drsquoenvisager toute activiteacute par rapport agrave une fin qui doit ecirctre atteinte du fait qursquoil

117

ne fasse jamais rien laquo en vain raquo non pas au sens ougrave il rechercherait toujours lrsquoutiliteacute

pratique mais au sens ougrave il cherche agrave ce que les objectifs qursquoil se donne soient atteints il

est incapable drsquoaccepter lrsquoobstacle que la mort oppose agrave sa quecircte de connaissance La mort

serait un moindre mal si lrsquohomme avait assez drsquoune vie pour acqueacuterir la connaissance qursquoil

recherche

Lrsquoimpossibiliteacute de concevoir la cessation de lrsquoeacutelan vers la connaissance rejoint une

autre impossibiliteacute plus radicale encore et que Platon ne niait pas pas plus drsquoailleurs que

tout esprit grec agrave savoir lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant absolu la conception

grecque du monde comme un cosmos organiseacute a deacutejagrave eacuteteacute mobiliseacutee pour commenter

lrsquoargument des contraires deacuteveloppeacute dans le Pheacutedon mais il serait erroneacute de srsquoen tenir

quitte agrave si bon compte avec cette ideacutee en se contentant de souligner qursquoelle est typiquement

grecque affirmer cela reviendrait agrave preacutetendre que lrsquoeacutepoque contemporaine serait plus agrave

mecircme que lrsquoAntiquiteacute grecque de penser le neacuteant ce qui nrsquoest absolument pas certain

Certes la moderniteacute utilise couramment le zeacutero en tant que nombre mais il ne peut servir

dans la meilleur des cas qursquoagrave signifier lrsquoabsence de quelque chose et guegravere plus ou plutocirct

guegravere moins nul ne peut avoir la preacutetention de savoir exactement ce qursquoest le neacuteant

absolu lrsquoabsence de toute chose mecircme un espace vide de tout objet ne peut qursquoen fournir

une ideacutee bien approximative le simple fait de poser un espace excluant lui-mecircme toute

ideacutee drsquoun neacuteant absolu Gracircce agrave la physique nous sommes bien capables de laquo faire le

vide raquo agrave lrsquointeacuterieur drsquoun reacutecipient de le rendre vide de toute substance et mecircme drsquoair mais

il reste tout de mecircme le reacutecipient qui lui nrsquoest pas un rien Les Grecs ne connaissaient pas

le zeacutero mais ils eacutetaient en fin de compte plus proches que nous le sommes de la reacutealiteacute de

notre faculteacute de connaicirctre affirmer que nous avons progresseacute en vingt-cinq siegravecles au

moins de ce point de vue-lagrave serait preacutesomptueux177 il est plus probable que loin de nous

ecirctre rapprocheacutes drsquoune reacutealiteacute qui nous transcende nous nous sommes plutocirct eacuteloigneacutes drsquoune

reacutealiteacute qui est la nocirctre Envisager lrsquoimpossibiliteacute pour les Anciens de concevoir le neacuteant

comme une simple curiositeacute comme un simple fait historial crsquoest sous-estimer le fait que

cette impossibiliteacute est toujours notre fait je peux tregraves bien imaginer qursquoil y ait zeacutero

veacutegeacutetal zeacutero animal zeacutero humain devant moi mais je ne peux pas faire comme srsquoil nrsquoy

avait absolument rien mecircme Descartes faisant table rase de ses connaissances ne pouvait

177 Pierre Kreszberg nous met en garde contre une telle tentation laquo On srsquoattendrait agrave ce que la reacutevolution scientifique du XVIIe siegravecle bouscule ce renoncement [agrave saisir la nature du Tout] au profit drsquoun penseacutee du Tout qui reacuteussisse lagrave ougrave les Anciens ont eacutechoueacute Il nrsquoen est rien raquo KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo sect 2 sect Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269

118

que laquo buter raquo sur le fait que lui-mecircme en tant que conscience eacutetait bien lagrave et qursquoil y avait

donc au moins la conscience qursquoil est Le neacuteant est donc absolument ineffable absolument

inexprimable absolument inconcevable il nrsquoy a rien drsquoincongru agrave ce que ce soit au terme

drsquoune reacuteflexion logique reposant sur lrsquoargument des contraires que Platon en arrive agrave

conclure que lrsquoacircme est immortelle puisque crsquoest bien au nom drsquoune exigence logique que

lrsquoon en arrive agrave admettre cette immortaliteacute une exigence laquo par deacutefaut raquo certes puisqursquoelle

repose sur notre impuissance agrave concevoir le neacuteant Mecircme lrsquoexpeacuterience de sortie du corps

nrsquoest drsquoaucun secours pour connaicirctre le neacuteant ne serait-ce que parce que cette expeacuterience

est loin drsquoecirctre toujours deacutesinteacuteresseacutee a fortiori dans sa version non-philosophique que

nous pouvons connaicirctre au quotidien elle a toujours une finaliteacute deacutetermineacutee est toujours

enchaicircneacutee agrave un laquo quelque chose raquo elle peut eacuteventuellement deacutevaluer ontologiquement le

monde drsquoici-bas mais elle ne peut en aucun cas nier la reacutealiteacute de lrsquoecirctre psychique

connaissant auquel elle donne son fondement pheacutenomeacutenologique et mecircme ontologique Au

terme de lrsquoeacutecreacutemage que permet cette expeacuterience asceacutetique il restera toujours cet ecirctre

connaissant qui en se connaissant lui-mecircme ne peut inclure sa propre cessation

119

Chapitre 2 La dimension eacutethique ou lrsquoexigence de justice

Il serait tentant drsquoavancer qursquoil est anachronique de parler drsquoeacutethique chez Platon

puisque comme le signale Jean-Franccedilois Balaudeacute laquo le terme nrsquoa pas cours avant drsquoecirctre

forgeacute par Aristote et encore Aristote ne parle-t-il pas drsquoegravethikegrave en une deacutenomination

geacuteneacuterique mais plutocirct drsquoegravethika raquo178 ceci est une eacutevidence mais il est tout aussi eacutevident

que la laquo reacuteflexion sur lrsquoagir humain et les valeurs qui le reacutegissent raquo179 nrsquoa pas attendu le

Stagirite ni mecircme la philosophie pour apparaicirctre le souci eacutethique est aussi vieux que

lrsquohumaniteacute et si le terme nrsquoapparait pas chez Platon crsquoest parce que ce dernier nrsquoavait pas

jugeacute utile drsquoisoler lrsquoeacutethique en tant que domaine de reacuteflexion du tout que constituait le

savoir Il nrsquoest donc pas incongru drsquoattribuer agrave Platon des recommandations eacutethiques

celles-ci eacutetant compleacutementaires et indissociables de la recherche de la veacuteriteacute cette

recherche neacutecessitant drsquoobeacuteir agrave une certaine regravegle de vie Ainsi la reacuteforme politico-eacutethique

que Platon cherchait agrave engager agrave lrsquoeacutepoque troubleacutee ougrave il vivait peut ecirctre envisageacutee sans

anachronisme comme une manifestation dun deuxiegraveme aspect de la speacutecificiteacute humaine

qui drsquoailleurs repose sur le premier celui-lagrave mecircme qui a eacuteteacute examineacute preacuteceacutedemment crsquoest

en effet parce qursquoil est ecirctre de logos que lrsquohomme est en mesure de qualifier un fait

quelconque comme eacutetant juste ou injuste ou comme eacutetant moral ou immoral ndash

lrsquoadjectif laquo moral raquo tend agrave tomber en deacutesueacutetude dans le franccedilais contemporain au profit du

terme laquo eacutethique raquo qui certes revient agrave la source du latin moralis traduction ciceacuteronienne

du grec ἠθική mais preacutesente lrsquoinconveacutenient de ne pas avoir drsquoantonyme attitreacute comme

laquo moral raquo srsquooppose agrave laquo immoral raquo aussi se contente-t-on drsquoexpressions plus ou moins

bricoleacutees comme laquo non-eacutethique raquo ou laquo contraire agrave lrsquoeacutethique raquo qui nrsquoont pas autant de force

expressive que celle drsquoun antonyme attitreacute cette remarque pourrait sembler anecdotique

mais elle est reacuteveacutelatrice du fait que le passage du terme laquo moral raquo au terme laquo eacutethique raquo loin

drsquoecirctre anodin est le marqueur drsquoun basculement seacutemantique important aussi longtemps

que lrsquoon se contente de la morale on pense pouvoir se contenter drsquoobeacuteir agrave un certain

nombre de regravegles eacutedicteacutees par une autoriteacute (deacutetermineacutee ou non) regravegles dont lrsquoinfraction

constitue une sortie du laquo droit chemin raquo mais agrave partir du moment ougrave lrsquoon se soucie

178 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p70 179 Op cit p72

120

drsquoeacutethique et non plus de morale lrsquoobeacuteissance agrave lautoriteacute ne suffit plus les regravegles qursquoil

convient de suivre nrsquoont plus de contraires attitreacutes et degraves lors peuvent faire lrsquoobjet drsquoune

discussion drsquoune remise en question En drsquoautres termes la morale indiquerait un seul et

unique chemin le seul qursquoil est bon de suivre tandis que lrsquoeacutethique multiplierait les

chemins possibles lrsquoeacutethique bien entendu nrsquoadmet pas nrsquoimporte quelle voie elle ne part

pas du principe que tous les chemins se valent elle reconnait simplement qursquoil nrsquoy en a pas

qursquoun seul et qursquoil est pertinent de discuter de la valeur de chacune des ces virtualiteacutes un

signe qui ne trompe pas est que les deacutebats actuels ayant trait agrave lrsquoeacutethique notamment en

meacutedecine proposent plus qursquoils nrsquoimposent ou plutocirct excluent plus qursquoils nrsquoincluent au

sens ougrave les seules certitudes qui en ressortent ont trait agrave ce qursquoil ne faut pas faire plutocirct

qursquoagrave ce qursquoil faut faire si tout le monde est drsquoaccord pour dire que le devoir du meacutedecin

est de soigner son patient ou du moins drsquoen limiter les souffrances lrsquounanimiteacute nrsquoest plus

de mise quand il srsquoagit de deacuteterminer les moyens qursquoil doit mettre en œuvre et mecircme les

professionnels du soin reconnaissent que cette deacutetermination deacutepend drsquoune multitude de

facteurs qui ne sont pas tous preacutevisibles et deacutependent en grande partie des particulariteacutes de

chacune des situations auxquelles les soignants sont confronteacutes in vivo Cette position

inconfortable est en quelque sorte une marque parmi drsquoautres drsquoune eacutepoque qui se veut

laiumlciseacutee ougrave le garde-fou moral des autoriteacutes religieuses traditionnelles ne suffit plus agrave

reacutepondre agrave toutes les interrogations qui se posent agrave lrsquohomme lorsqursquoil est dans la neacutecessiteacute

de faire un choix drsquoautant que les progregraves de la technique deacutemultiplient consideacuterablement

le nombre des possibles de telle sorte que la nature elle-mecircme nrsquoest plus en mesure de

censurer immeacutediatement toutes les activiteacutes humaines contraires agrave ses lois Platon certes

nrsquoen eacutetait pas encore lagrave puisque lrsquoἠθική nrsquoexistait mecircme pas en tant que science isoleacutee et

avait donc encore moins pu au Ve siegravecle avant notre egravere transiter par la traduction latine

moralis il nrsquoempecircche qursquoil nrsquoen eacutecrivait pas moins dans une eacutepoque troubleacutee ougrave le cadre

traditionnel de la citeacute avait eacuteclateacute et ougrave le respect de la tradition eacutetait en pleine deacuteperdition

Le deacutenominateur commun entre cette eacutepoque et la nocirctre est donc lrsquoincertitude sur la limite

exacte entre le bien et le mal du point de vue de lrsquoaction humaine cela ne signifie pas que

ces eacutepoques se ressemblent mais atteste plutocirct que la dimension eacutethique est une constante

de lrsquohumaniteacute conscient de son autonomie de sa capaciteacute agrave agir en eacutetant seul responsable

de sa deacutecision lrsquohomme ne dispose drsquoaucun criteacuterium absolu lui permettant de deacuteterminer

avec certitude et dans tous les cas de figure si son action est bonne ou mauvaise son

incertitude agrave ce sujet peut prendre des formes plus ou moins aigueumls suivant les

eacutepoques mais toute certitude agrave ce sujet est en derniegravere analyse illusoire en tant qursquoelle ne

121

repose que sur un choix qui sans ecirctre neacutecessairement arbitraire nrsquoen reste pas moins un

choix Il est monnaie courante aujourdrsquohui de dire face agrave cette incertitude que laquo lrsquohistoire

jugera raquo crsquoest-agrave-dire que les conseacutequences sur le long terme drsquoune action permettront drsquoen

eacutevaluer la leacutegitimiteacute ou lrsquoilleacutegitimiteacute mais cela ne suffit pas pour reacutepondre agrave lrsquoangoisse de

lrsquohomme car cest bien lrsquoangoisse qui apparait lorsquil prend conscience de sa liberteacute

comme lrsquoa theacuteoriseacute Kierkegaard commentant la Genegravese et notamment le peacutecheacute originel

laquo Quand on admet que lrsquointerdiction suscite le deacutesir on a un savoir au lieu de lrsquoignorance car Adam a ducirc avoir alors une connaissance de la liberteacute puisque son deacutesir eacutetait de srsquoen servir Cette explication ne peut donc venir qursquoapregraves coup Lrsquointerdiction angoisse Adam parce qursquoelle eacuteveille en lui la possibiliteacute de la liberteacute raquo180

Il se trouve justement que tout reacutecit eschatologique narrant la vie post corporis mortem de

lrsquoacircme propose peu ou prou une reacuteponse agrave cette angoisse eacutethique puisqursquoil promet que les

bonnes actions seront reacutecompenseacutees et les mauvaises chacirctieacutees agrave leur juste mesure De ce

point de vue lrsquoeschatologie fait se rencontrer deux concepts qui ne srsquoopposent pas mais qui

ne peuvent ecirctre assimileacutes agrave savoir lrsquoeacutethique et la justice si le mot laquo eacutethique raquo vient du

grec ἦθος deacutesignant les coutumes les caractegraveres les mœurs et peut donc deacutesigner lrsquoeacutetude

de ces derniers sans finaliteacute pratique immeacutediate le mot laquo justice raquo en revanche vient du

latin ius deacutesignant le droit tel qursquoil est pratiqueacute et appliqueacute au sein drsquoune socieacuteteacute donneacutee

par exemple le ius romanus auquel le droit franccedilais actuel doit encore beaucoup cela ne

signifie pas que la justice ne soit qursquoune convention la justice ne saurait se reacutesumer agrave ce

qui est dicteacute par la loi il peut arriver que la loi drsquoune citeacute soit injuste (en assistant agrave la

condamnation de Socrate Platon eacutetait bien placeacute pour le savoir) mais ideacutealement la loi

devrait permettre de tracer une frontiegravere intangible infranchissable et deacutefinitive entre le

juste et lrsquoinjuste or cette frontiegravere semble introuvable son eacutetablissement est toujours remis

agrave plus tard srsquoil suffit de sortir des frontiegraveres de son pays pour que les notions de juste et

drsquoinjuste soient renverseacutees ce nrsquoest pas seulement en raison drsquoune diffeacuterence culturelle

mais drsquoabord parce que les citoyens de lrsquoautre pays nrsquoont pas davantage reacuteussi que nos

concitoyens agrave eacutetablir de frontiegravere claire et deacutefinitive entre le juste et lrsquoinjuste dans

lrsquoapplication que ces notions doivent avoir au quotidien Il nrsquoest drsquoailleurs pas neacutecessaire

de se deacuteplacer dans lrsquoespace pour que la compreacutehension du juste et de lrsquoinjuste soit

subvertie il suffit de laisser le temps laquo faire son œuvre raquo et de constater que ce qui eacutetait

encore consideacutereacute comme juste il y a un demi-siegravecle apparait comme intoleacuterablement injuste

aujourdrsquohui comme lrsquointerdiction de lrsquoavortement la peine de mort ou la majoriteacute civile agrave

180 KIERKEGAARD Soumlren Le concept drsquoangoisse [IV 349] in Œuvres complegravetes tome VII p146

122

21 ans Il existe bien des conventions politiques sur les notions de juste et drsquoinjuste mais

toutes ces conventions ne donnent qursquoune faible ideacutee de ce que devrait ecirctre la justice de

mecircme qursquoil y a en lrsquohomme une angoisse eacutethique reacutesultant de lrsquoindeacutetermination de son

agir il y a en lrsquohomme une exigence de justice reacutesultant du fait de vivre en communauteacute et

qui est elle aussi toujours renouveleacutee perpeacutetuellement insatisfaite lrsquoinsatisfaction

pouvant donner lieu agrave terme au non de la reacutevolte tel que lrsquoa theacuteoriseacute Camus

laquo En somme ce non affirme lrsquoexistence drsquoune frontiegravere On retrouve la mecircme ideacutee de limite dans ce sentiment du reacutevolteacute que lrsquoautre laquo exagegravere raquo qursquoil eacutetend son droit au-delagrave drsquoune frontiegravere agrave partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite Ainsi le mouvement de reacutevolte srsquoappuie en mecircme temps sur le refus cateacutegorique drsquoune intrusion jugeacutee intoleacuterable et sur la certitude confuse drsquoun bon droit plus exactement lrsquoimpression chez le reacutevolteacute qursquoil est laquo en droit dehellip raquo raquo181

Lrsquousage par Camus des termes laquo confus raquo et laquo impression raquo deacutenotent que lrsquoexigence de

justice ne repose jamais sur une conception vraiment claire de ce en quoi doit consister la

justice en tout cas jamais sur une deacutefinition dont il serait possible de rendre compte en

termes exclusivement logiques Cette exigence de justice a donc en commun avec le souci

eacutethique drsquoecirctre spontaneacute de la part de lrsquohomme de constituer une exigence dont il ne saurait

en aucun cas se deacutepartir mais qui relegraveve davantage de lrsquoaffect que du raisonnement ils

constituent tous deux la manifestation du sentiment vague suivant lequel il existe un

laquo bon raquo et un laquo mauvais raquo agir le premier devant ecirctre rechercheacute et reacutecompenseacute le second

devant ecirctre eacuteviteacute et chacirctieacute ce qui permet agrave ces deux exigences de se rejoindre dans

lrsquoeschatologie Leur diffeacuterence fondamentale tient agrave leur champ drsquoapplication en effet

quand Kierkegaard theacuteorise lrsquoangoisse eacutethique il peut se permettre de ne parler que de

lrsquoindividu seul face agrave la multitude de virtualiteacutes qursquoil pourrait actualiser mais quand

Camus theacuteorise le sentiment drsquoinjustice qui se situe agrave la source de la reacutevolte il ne peut

parler que de lrsquohomme en tant que membre drsquoune communauteacute dans les interactions que

lrsquoindividu entretient avec les autres hommes Bien sucircr les questionnements eacutethiques

engagent souvent la responsabiliteacute de la communauteacute toute entiegravere crsquoest agrave ce titre que le

pouvoir politique peut ecirctre ameneacute agrave leacutegifeacuterer agrave leur sujet mais lrsquoeacutethique en tant que telle

concerne premiegraverement lrsquoindividu elle est la forme logique du sentiment qursquoil eacuteprouve

drsquoavoir commis une faute crsquoest bien pour ccedila que la Bible a pu mettre en scegravene la

culpabiliteacute en racontant la faute drsquoun seul et unique couple Certes Platon se donne bien

dans la Reacutepublique le but de traiter de la justice agrave lrsquoeacutechelle de lrsquohomme seul qui srsquoavegravere

consister en une harmonie entre les trois tendances de lrsquoacircme mais la justice de lrsquohomme

181 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p 27

123

ayant reacuteussi cet accord se manifeste drsquoabord par son activiteacute par les relations qursquoil

entretient avec autrui Eacutethique et justice ne sont pas contradictoires dans lrsquoabsolu il se

peut qursquoune action soit juste sans ecirctre eacutethique par exemple lorsque les dirigeants politiques

font espionner des individus perccedilus comme dangereux pour la seacutecuriteacute des citoyens mais il

nrsquoest pas concevable qursquoune action eacutethique ne soit pas juste En somme on ne peut pas

assimiler complegravetement lrsquoeacutethique et la justice mais on ne peut pas davantage les

diffeacuterencier radicalement les deux notions eacutetant perpeacutetuellement en contact lrsquoune avec

lrsquoautre il est donc plus pertinent de distinguer les deux domaines ougrave elles trouvent agrave

srsquoappliquer ou plus exactement les deux eacutechelles que peuvent avoir les questionnements

qursquoelles suscitent agrave savoir lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu seul et lrsquoeacutechelle de la citeacute Srsquoil nrsquoest pas

pertinent drsquoopposer lrsquoeacutethique et la justice il est en revanche inteacuteressant de distinguer le

souci individuel source drsquoangoisse drsquoagir conformeacutement agrave lrsquoeacutethique et le souci citoyen

source de deacutebat drsquoagir conformeacutement agrave la justice

1 Agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu la finitude contre lrsquoeacutethique

Nrsquoen deacuteplaise agrave Thrasymaque dont Glaucon illustre par le ceacutelegravebre mythe de

Gygegraves la position sur la justice qui est reacuteduite agrave la loi du plus fort il nrsquoest absolument pas

certain que tout homme ferait le mal en parfaite connaissance de cause srsquoil avait la

possibiliteacute de le faire en totale impuniteacute avant mecircme drsquoecirctre puni par ses concitoyens le

malfaiteur se punit souvent lui-mecircme lrsquohomme est souvent agrave lui-mecircme son premier juge

le remords repreacutesente pour lui une force coercitive dont on ne peut sous-estimer le pouvoir

ce nrsquoest pas un hasard si les Grecs et notamment les tragiques comme Eschyle lrsquoont

repreacutesenteacute sous la forme de diviniteacutes les Eacuterinyes Il faut cependant souligner que ces

deacuteesses du remords qui harcegravelent Oreste finissent gracircce agrave lrsquointervention drsquoAtheacutena par

devenir les Eumeacutenides crsquoest-agrave-dire litteacuteralement les Bienveillantes182 agrave cet eacutegard le

remords apparait comme une puissance au visage double il nrsquoa pas pour seule vocation de

chacirctier lrsquoagressiviteacute des Eacuterinyes nrsquoest pas gratuite elle offre au coupable au criminel au

peacutecheur la possibiliteacute de srsquoamender Ce repentir ne saurait certes toujours suffire la citeacute

reacuteclame que lrsquoindividu qui a enfreint ses lois laquo paie sa dette raquo le citoyen qui a eacuteteacute leacuteseacute

demande reacuteparation demande qursquoon lui laquo rende justice raquo mais agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu le

remords est agrave lui seul une punition peut-ecirctre plus terrible encore que toute peine prononceacutee

par un tribunal ne serait-ce que parce qursquoelle nrsquoa pas de terme fixeacute et peut poursuivre

182 Cf Annexe 17

124

lrsquohomme toute sa vie durant voire disparaicirctre de la meacutemoire pour mieux ressurgir

longtemps apregraves et ainsi hanter lrsquohomme au moment ougrave il srsquoy attend le moins ce qui

confirmerait la thegravese de Jean Scot Eacuterigegravene suivant laquelle lrsquoEnfer serait une image de la

culpabiliteacute ressentie par le peacutecheur en proie au repentir Cette puissance du remords qui

surpasse celle de la justice humaine explique partiellement que Socrate eacutetant totalement

deacutepourvu de remords du fait de sa certitude de nrsquoavoir commis aucune faute reacuteelle ne soit

pas davantage affecteacute par la deacutecision de justice qui pegravese sur lui en somme le sentiment de

culpabiliteacute et le remords ne concernent bien que lrsquoindividu seul et sont indeacutependants des

chacirctiments que la citeacute peut lui infliger il nrsquoest mecircme pas exclu que lrsquohomme puni par ses

semblables ne regrette cependant rien de ce qursquoil a commis lrsquoexemple des dignitaires

nazis qui apregraves la guerre se deacutefendaient en affirmant avoir obeacutei agrave des ordres est resteacute dans

les meacutemoires il nrsquoest pas exclu non plus que lrsquohomme se sente coupable sans mecircme avoir

seulement fait du tort agrave qui que ce soit sans avoir rien commis de reacutepreacutehensible aux yeux

de la citeacute comme le soulignait Kierkegaard le sentiment de culpabiliteacute drsquoAdam surgit

deacutejagrave lorsque la possibiliteacute drsquoagir en deacutesobeacuteissant agrave la loi divine apparait avant mecircme que

cette virtualiteacute ait eacuteteacute actualiseacutee agrave cet eacutegard le reacutecit de la Chute peut illustrer le veacutecu de

lrsquoadolescent qui apprend agrave agir autrement qursquoen obeacuteissant aveugleacutement agrave ses aicircneacutes cet

apprentissage qui fait partie inteacutegrante du passage de lrsquoenfance agrave lrsquoacircge adulte est souvent

douloureux dans la mesure ougrave il coiumlncide chronologiquement et pheacutenomeacutenologiquement

avec la perte des repegraveres fixes et absolus lrsquoadolescent apprend agrave ecirctre agrave lui-mecircme son

propre principe agrave jouer vis-agrave-vis de lui-mecircme le rocircle que jouaient auparavant ses aicircneacutes il

se retrouve donc priveacute du guide qursquoil lui suffisait jadis de suivre pour ecirctre dans le laquo droit

chemin raquo et faute de garantie concernant le bien-fondeacute de son agir il peut ecirctre ameneacute agrave se

sentir coupable drsquoun acte qui nrsquoest en rien reacutepreacutehensible mais dont le seul vice aura eacuteteacute de

ne pas avoir reccedilu la caution morale des aicircneacutes et donc de ne pas avoir eacuteteacute avaliseacute par une

autoriteacute reconnue comme supeacuterieure

Ici se situe le nœud de lrsquoaffaire pour qursquoun acte qursquoil deacutecide de reacutealiser soit valable

aux yeux de sa propre conscience lrsquohomme a besoin qursquoil soit conforme agrave une certaine

norme il ne lui suffit pas ou alors rarement qursquoil lrsquoait librement deacutecideacute il ne suffit mecircme

pas que ledit acte puisse ecirctre perccedilu comme naturel et neacutecessaire agrave sa survie Ainsi en son

temps Pierre Abeacutelard a tenteacute de battre en bregraveche lrsquoideacutee suivant laquelle le plaisir sexuel

serait mauvais ndash qui connait sa biographie sait agrave quel point il eacutetait concerneacute par ce sujet Il

y a une diffeacuterence nous dit-il entre eacuteprouver un plaisir en agissant de maniegravere conforme agrave

notre nature et se vautrer dans la recherche effreacuteneacutee des plaisirs au meacutepris de toute autre

125

consideacuteration puisqursquoil se trouve que lrsquoon eacuteprouve du plaisir agrave entretenir les relations

charnelles qui permettent la reproduction et agrave manger les aliments par lesquels nous

assurons notre survie ce plaisir nrsquoest pas condamnable en tant que tel eacutetant donneacute qursquoil est

lieacute agrave notre condition de creacuteatures mortelles et il semble que la lettre mecircme des Eacutecritures

lrsquoautorise Si ergo concubitus cum uxore uel esus eciam delectabilis cibi a primo die

nostrae creacionis quo in paradiso sine peccato uiuebatur nobis concessus est quis nos

in hoc peccati arguat si concessionis metam non excedamus 183 Le peacutecheacute originel ne doit

effectivement pas ecirctre compris comme la meacutetaphore drsquoun peacutecheacute de chair et encore moins

comme un peacutecheacute de gourmandise la loi divine agrave laquelle le peacutecheacute contrevient ne fait eacutetat agrave

aucun moment drsquoune interdiction totale frappant les relations charnelles et la

consommation des aliments toutes choses qursquoelle ne peut drsquoailleurs interdire agrave moins

drsquoocircter aux creacuteatures tout moyen de subsistance et de procreacuteation ce qui serait

contradictoire avec lrsquoacte mecircme de creacuteation Toutefois le fait qursquoAbeacutelard se sente obligeacute

de justifier logiquement ces plaisirs atteste qursquoil ne suffit pas qursquoils soient naturels pour

que notre conscience eacutethique les valide pour tout dire crsquoest mecircme justement le fait qursquoils

nous renvoient agrave notre nature de creacuteatures corporelles qui eacuteveille notre meacutefiance agrave leur

eacutegard Lrsquoexpeacuterience de deacutetachement des affections corporelles dont lrsquoascegravese philosophique

marque le plus haut degreacute drsquointensiteacute fait entrevoir en effet la possibiliteacute drsquoun niveau de

lrsquoecirctre transcendant radicalement notre condition terrestre et donc doteacute drsquoune leacutegitimiteacute

ontologique incomparablement supeacuterieure agrave celle du monde drsquoici-bas cette expeacuterience

qui nrsquoest absolument pas surhumaine mais constitue au contraire la marque de la speacutecificiteacute

humaine nous rend sensibles agrave lrsquoideacutee drsquoagir en vue drsquoun bien qui transcende la simple

survie On en revient ici agrave lrsquoideacutee suivant laquelle le dualisme acircme-corps serait une

reformulation de la distinction entre la liberteacute et la neacutecessiteacute ou plus simplement entre le

choisi et le non-choisi le rejet dont les affections corporelles peuvent faire lrsquoobjet tire son

origine de leur caractegravere non-choisi la tare que lrsquohomme ne leur pardonne pas est de ne pas

mettre en jeu sa liberteacute et de le renvoyer agrave son animaliteacute lrsquohomme nrsquoa de cesse drsquoune

maniegravere ou drsquoune autre de veiller agrave ce que tout ce qui peut ecirctre perccedilu comme une entrave agrave

sa liberteacute aussi naturel cet objet de reacutepulsion soit-il soit eacutecarteacute crsquoest par exemple parce

qursquoils consideacuteraient que les poils repreacutesentaient lrsquoanimaliteacute que les anciens Eacutegyptiens

pratiquaient lrsquoeacutepilation En confinant dans un preacute carreacute strictement deacutelimiteacute la sexualiteacute

183 ABEacuteLARD Pierre Scito te ipsum I II 11 Cf Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst p174 laquo Eacutetant donneacute que les relations avec une eacutepouse ou la consommation drsquoaliments mecircme savoureux qui se faisait sans peacutecheacute au paradis nous a eacuteteacute autoriseacutee degraves le premier jour de la creacuteation qui pourrait nous accuser de peacutecher en cette matiegravere sous reacuteserve que nous ne franchissons pas la limite autoriseacutee raquo

126

lrsquoalimentation et lrsquoensemble des donneacutees susceptibles de faire de lrsquohomme un animal

comme les autres plutocirct que de permettre lrsquoaffirmation de sa speacutecificiteacute en imposant agrave ces

donneacutees des limites eacutetroites dont elles ne doivent pas sortir lrsquohomme cherche simplement agrave

srsquoaffirmer comme un ecirctre de liberteacute et de deacutecision et non comme un ecirctre drsquoinstinct et de

pulsion Les interdits moraux loin de constituer une limitation de la liberteacute de lrsquohomme

sont au contraire ce qui permet lrsquoeacutepanouissement de cette liberteacute dans la mesure ougrave ils le

libegraverent partiellement de la part subie de son ecirctre Il peut arriver que ces interdits soient

contesteacutes au nom de la liberteacute individuelle qursquoils deviennent pesants aux yeux drsquoune

geacuteneacuteration au point drsquoecirctre perccedilus comme une entrave agrave la liberteacute humaine mais cette

contestation est plutocirct la conseacutequence de lrsquooubli dans lequel ont pu tomber les motifs ayant

leacutegitimeacute lrsquoadoption de ces interdits dont la raison drsquoecirctre nrsquoest pas dans la volonteacute de brider

la liberteacute humaine mais au contraire dans la recherche de lrsquoeacutepanouissement de cette liberteacute

par la libeacuteration de lrsquohomme autant que faire se peut de ce qui lrsquoenferme dans sa condition

animale Crsquoest parce qursquoun plaisir charnel intense eacuteloigne du souci de lrsquoacircme que religion et

philosophie le condamnent pour ainsi dire spontaneacutement ou du moins srsquoen meacutefient le

plaisir charnel est lrsquoexpeacuterience que nous permet de vivre la fideacuteliteacute agrave notre condition

corporelle et mortelle vaincre le plaisir et purifier lrsquoacircme de tout commerce excessif avec le

corps est donc envisageacute comme une victoire sur cette condition La victoire ne saurait

jamais ecirctre deacutefinitive Socrate lui-mecircme ne saurait preacutetendre avoir atteint un tel degreacute de

perfection mais le combat en vaut la peine puisque sa reacuteussite mecircme partielle et

momentaneacutee est ce par quoi lrsquohomme reacuteaffirme sa speacutecificiteacute sa capaciteacute agrave ne pas rester

prisonnier de lrsquoinstinct Lideacutee dune indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps et celle

drsquoune eacutethique agrave laquelle il est leacutegitime drsquoobeacuteir indeacutependamment de toute consideacuteration

relative agrave la survie ne sont pas des pheacutenomegravenes successifs et sont au contraire simultaneacutes

ces conceptions surgissent toutes deux agrave lrsquoinstant mecircme ougrave lrsquohomme prend conscience du

fait qursquoil peut ecirctre libre que sa vie peut ne pas se reacutesumer agrave la satisfaction des besoins

organiques et que tel est preacuteciseacutement ce qui le distingue des autres espegraveces Lrsquointerdit

moral la reacutepression des appeacutetits animaux est une revendication de liberteacute au mecircme titre

que lrsquoaffirmation de lrsquoautonomie de lrsquoacircme autant dire donc que la conception des

reacutecompenses et chacirctiments post mortem est elle-mecircme une revendication de liberteacute par

laquelle lrsquohomme srsquoaffirme comme ecirctre de culture et non pas seulement de nature

Il serait tentant agrave cet eacutegard daffirmer que celui qui fait le mal agit ainsi parce que

sa condition corporelle lrsquoinduit en erreur fait naicirctre dans son acircme des passions qui brouil-

lent sa connaissance du bien et lui font prendre un mal pour un bien ou lrsquoamegravenent agrave penser

127

que commettre le mal est plus profitable que faire le bien De mecircme qursquoil semble que nos

sens et par voie de conseacutequence notre corps nous abusent sur la reacutealiteacute de ce qui nous en-

toure ils brouilleraient aussi notre compreacutehension du bien et du mal en nous faisant

prendre un bien pour un mal et vice-versa pour un animal laquo normal raquo la question semble

ne pas se poser lrsquoanimal distingue ce qui lui est nuisible de ce qui lui est profitable et agit

en conseacutequence ecirctre un animal laquo raisonnable raquo ne signifie pas neacutecessairement ecirctre un

animal coheacuterent et inversement ainsi lrsquohomme peut-il rechercher des plaisirs qursquoil sait lui

ecirctre neacutefastes mais qui lui procurent un plaisir tel qursquoil considegravere que le risque qursquoils repreacute-

sentent en vaut la peine aucune campagne anti-tabac agrave ce jour nrsquoa vraiment reacuteussi agrave faire

baisser de maniegravere significative le nombre de fumeurs et ces derniers sont souvent les pre-

miers agrave reconnaicirctre que ce qui est pour eux source de plaisir est aussi un poison violent De

jure on pourrait attendre du corps qursquoil suffise agrave nous renseigner efficacement sur ce qursquoil

vaut mieux eacuteviter et ce qursquoil faut rechercher telle est justement la chance que la plupart des

autres animaux possegravedent sans se le repreacutesenter La reacuteaction de Glaucon apregraves la descrip-

tion par Socrate de la citeacute primitive dans la Reacutepublique est finalement celle que peut avoir

tout un chacun quand on lui propose un mode de vie sain mais apparemment austegravere il

existe des aliments dont la consommation si elle est excessive peut entraicircner des maux

bien plus grands que le plaisir qursquoils fournissent et la connaissance de cet eacutetat de choses ne

suffit cependant pas agrave ce que lrsquoon renonce agrave cette consommation outranciegravere les deacutelices

qursquoelle procure faisant oublier les conseacutequences neacutefastes qursquoelle peut avoir nous aveuglant

au point de nous empecirccher drsquoanticiper ses conseacutequences comme lrsquoa exprimeacute Jankeacuteleacutevitch

laquo Car jrsquoai beau palper renifler ausculter mon plaisir je ne trouve pas dans sa saveur affective le moindre avant-goucirct de la future douleur qui paraicirct-il me menace la moindre allusion agrave la maladie qursquoon mrsquoannonce la crampe drsquoestomac nrsquoest pas analytiquement contenue fucirct-ce agrave titre de pressentiment dans la qualiteacute de plaisir qursquoon eacuteprouve agrave manger du plat nuisible et deacute-lectable aussi preacutefeacuterons-nous parfois imaginer que cette crampe est surajouteacutee agrave titre de punition raquo184

Il y a non-coiumlncidence entre le laquo su raquo et le laquo perccedilu raquo et crsquoest en cela que lrsquoobeacuteissance agrave

lrsquoeacutethique tout en faisant lrsquoobjet drsquoun souci spontaneacute nrsquoest en rien une faciliteacute pour

lrsquohomme et peut mecircme faire lrsquoobjet drsquoun drame drsquoun deacutechirement Le corps est consideacutereacute

comme mauvais dans la mesure ougrave il ne remplit pas la fonction indicatrice quon attend de

lui et eacutecarte du laquo droit chemin raquo sur lequel il supposeacute nous orienter ndash il est donc laquo organe-

obstacle raquo aussi bien du point de vue de lrsquoeacutethique que du point de vue de la connaissance il

est pour lrsquoacircme occasion de mal faire comme il peut ecirctre occasion de bien faire et le seul

184

JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p44

128

fait qursquoil puisse ecirctre occasion de mal faire suffit agrave ce qursquoil soit perccedilu comme une chose

intrinsegravequement mauvaise Telle est lrsquoambiguiumlteacute insupportable pour la conscience

humaine qui a horreur de lrsquoilleacutegitime comme la nature a horreur du vide dont Ricœur rend

compte dans Finitude et culpabiliteacute la premiegravere caracteacuteristique que lon reconnaicirct au

corps nous dit-il nest pas sa finitude mais louverture sur le monde quil paraicirct permettre

on voit dabord le monde et ensuite louverture du corps agrave ce monde Agrave aucun moment la

finitude nrsquoapparait comme une eacutevidence elle est le fruit dune confrontation de notre

regard sur le monde avec un autre regard ou plusieurs autres regards qui en diffegraverent on ne

peut remarquer que reacuteflexivement et non pas immeacutediatement la finitude du percevoir

Lrsquohomme pourrait srsquoabriter derriegravere cette finitude pour justifier ses eacutegarements et ses eacutecarts

de conduite en faire de simples erreurs imputables agrave son imperfection fondamentale de

creacuteature finie et corporelle mais le constat de la finitude est une reacuteveacutelation brutale la

deacutesillusion qui srsquoensuit est trop grande pour lrsquohomme qui ne parvient pas agrave lrsquoadmettre et

encore moins agrave lrsquoassimiler agrave la connaissance qursquoil a de son ecirctre en somme le constat de la

finitude ne coiumlncide que rarement avec son acceptation ce constat est tout agrave fait impuissant

agrave faire renoncer lrsquohomme agrave son deacutesir drsquoune perception ne souffrant aucune erreur

comment pourrait-il en aller autrement puisque crsquoest la mecircme puissance qui tout agrave la fois

donne accegraves agrave la possibiliteacute drsquoune eacutethique transcendante et reacutevegravele agrave lrsquohomme la finitude de

son ecirctre En effet leacutetroitesse de mon point de vue mrsquoapparaicirct comme telle gracircce agrave la

laquo transgression intentionnelle de la situation raquo185 que permet le langage cest-agrave-dire le fait

de ne pas rester englueacute dans la finitude de mon point de vue et de pouvoir formuler un

eacutenonceacute sur cette face de lobjet qui reste cacheacutee agrave mes sens le discours sur la finitude

suppose deacutejagrave une transgression de cette finitude je ne peux dire lunilateacuteraliteacute de mon point

de vue quen laquo disant raquo toutes les faces que je ne vois pas actuellement la restriction du

perccedilu suppose une preacute-compreacutehension du non-perccedilu laquo degraves que je parle je parle des

choses dans leurs faces non perccedilues et dans leur absence raquo186 Agrave cet eacutegard le langage est

une arme agrave double tranchant qui a la vertu de fournir agrave lrsquohomme un accegraves agrave lrsquoabsolu tout en

lui faisant voir par la mecircme occasion qursquoil ne peut se contenter ici-bas que du relatif cette

ambivalence constitutive est intoleacuterable pour lrsquohomme qui ne peut la concevoir que

comme la conseacutequence drsquoune pheacutenomegravene adventice qui nrsquoavait pas lieu drsquoecirctre aussi dans

son horreur de lrsquoinjustifieacute il preacutefegravere encore se penser comme coupable de ce quil endure

plutocirct que de devoir laisser les dureteacutes de lexistence relever de labsurditeacute Puisque crsquoest

185 RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 1 Lrsquohomme faillible p45 186Ibid

129

exactement au mecircme instant et par les mecircmes puissances que lrsquohomme srsquoenvisage agrave la fois

comme voisin de lrsquoinconditionneacute (et donc capable de jure drsquoobeacuteir agrave une eacutethique absolue) et

comme condamneacute agrave la finitude (et donc susceptible de manquer agrave lrsquoimpeacuteratif eacutethique) ainsi

srsquoouvre le risque que la chute dune acircme dans un corps cet eacuteveacutenement qui aurait eu pour

conseacutequence de brouiller notre activiteacute psychique par lintervention de tout un donneacute

sensible plus ou moins indeacutesirable en arrive agrave ecirctre penseacutee comme eacutetant le reacutesultat dune

faute Il ny a cependant aucune automaticiteacute dans ce rapport et Platon reacutedigeant le Phegravedre

nous dit Ricœur nrsquoeacutetablit pas une telle automaticiteacute

laquo Platon lui-mecircme malgreacute le mythe de lacircme exileacutee dans un corps qui lensevelit malgreacute par conseacutequent la tentation de durcir le symbole de la captiviteacute corporelle dans une gnose du corps meacutechant malgreacute mecircme les gages quil donne pour lavenir agrave cette gnose sait parfaitement que la captiviteacute corporelle ne doit pas ecirctre prise agrave la lettre mais comme signe du serf-arbitre la laquo clocircture raquo du corps nest finalement que laquo lœuvre du deacutesir raquo et laquo celui qui concourt le plus agrave charger lenchaicircneacute de ses chaicircnes cest peut-ecirctre lui-mecircme raquo (Pheacutedon 82d-e) Ainsi la captiviteacute du corps et mecircme la captiviteacute de lacircme dans le corps sont le symbole du mal que lacircme sinflige agrave elle-mecircme le symbole de laffection de la liberteacute par elle-mecircme le laquo deacuteliement raquo de lacircme assure reacutetrospectivement que son laquo liement raquo eacutetait liement par le deacutesir fascination active-passive auto-captiviteacute laquo se perdre raquo ne signifie pas autre chose raquo187

En effet le mythe du Phegravedre ne raconte pas la culpabiliteacute originelle qui affecte toute

lhumaniteacute depuis ses origines ni mecircme ce qui arrive agrave lhomme en vertu dune fataliteacute

insurmontable mais simplement ce qui risque darriver agrave lhomme qui se complait dans

lenchaicircnement avec le corps et reacuteduit son νοῦς agrave leacutetat dadjuvant pour lassouvissement de

ses appeacutetits grossiers En somme dans le Phegravedre Platon prend acte de ce qursquoil nrsquoappelait

pas encore la finitude humaine et se refuse agrave en faire une raison suffisante pour justifier les

eacutegarements de lrsquohomme qui reste directement responsable de la vie quil megravene et na donc

pas agrave se disculper lui-mecircme en accusant lobjet de son deacutesir Pour reacutesumer lrsquoacte de

langage par lequel lrsquohomme prend connaissance de son ecirctre en reacutevegravele drsquoun point de vue

eacutethique deux aspects agrave la fois ontologiquement contradictoires et pheacutenomeacutenologiquement

inseacuteparables drsquoune part du fait du voisinage eacutetroit qursquoentretient son esprit avec

lrsquoinconditionneacute il est porteacute agrave suivre des impeacuteratifs eacutethiques absolus qui restent vrais

abstraction faite de toute circonstance particuliegravere mais drsquoautre part du fait que sa

perspective est finie et le rend susceptible drsquoerreur il peut faillir agrave tout moment et cette

seule eacuteventualiteacute lui est si insupportable qursquoil preacutefegravere la consideacuterer comme eacutetant la

conseacutequence de sa seule condition corporelle Il serait reacuteducteur denvisager cette

conception spontaneacutee comme eacutetant revendiqueacutee par Platon au point de penser que ce

dernier ait jamais envisageacute sincegraverement le corps comme eacutetant mauvais par lui-mecircme Le

187

RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 2 La symbolique du mal p 148

130

mythe de lacircme exileacutee accuse plutocirct lacircme qui a de la complaisance agrave se laisser entraicircner par

de belles illusions il sagit moins dun mythe de chute que dun mythe de composition

laissant ouverte la possibiliteacute de la chute le mal nest pas dans un corps eacutetranger et

seacuteducteur mais bien dans lacircme se laissant aller lassimilation de lincarnation dans un

corps au reacutesultat dune faute nest pas le fait de Platon elle est plutocirct le fait du commun

dont Platon expose les conceptions agrave titre ironique Crsquoest bien pour ccedila que nous nrsquoheacutesitons

pas agrave preacutesenter Platon comme un (lointain) preacutecurseur de la repreacutesentation de lrsquohomme

comme eacutetant maicirctre de son destin comme lrsquoexprime de faccedilon plus explicite encore le

fameux mythe drsquoEr188 Platon loin drsquoavoir pousseacute son supposeacute ideacutealisme au point de

surestimer ses semblables a su tenir compte de leur faillibiliteacute mieux que ne lrsquoont fait

beaucoup drsquoautres penseurs en la mettant en scegravene dans le cadre de ses mythes

eschatologiques sans faire incomber la responsabiliteacute de cette faillibiliteacute au corps seul ni

mecircme en se laissant aller agrave un pessimisme radical condamnant le genre humain dans son

entiegravereteacute ndash la misanthropie nrsquoest-elles pas une tentation agrave laquelle Socrate srsquoefforce

drsquoeacutechapper au mecircme titre que la misologie

2 De la digniteacute humaine avant la lettre

On ne peut cependant envisager Platon comme un preacutecurseur de la repreacutesentation

de lrsquohomme comme drsquoun ecirctre laquo condamneacute agrave ecirctre libre raquo pour reprendre la terminologie

sartrienne si lrsquoon devait absolument rechercher une conception moderne qui trouverait ses

racines antiques dans lrsquoœuvre platonicienne il srsquoagirait sans doute de cette notion dont la

paterniteacute historique revient plutocirct aux humanistes de la Renaissance la digniteacute humaine

qursquoentendre exactement par cette expression dont on use et abuse aujourdrsquohui dans les

deacutebats ayant trait agrave lrsquoeacutethique sans mecircme toujours prendre la peine de la deacutefinir Si lrsquoon

remonte agrave la source une piste vers la deacutefinition a eacuteteacute donneacutee par Pic de la Mirandole

imaginant quelle a pu ecirctre la parole de Dieu srsquoadressant au premier homme

Nec certum sedem nec propriam faciem nec munus ullum peculiare tibi dedimus o Adam ut quam sedem quam faciem nec munera tute otaueris ea pro uoto pro tua sententia habeas et possideas Definita ceteris natura intra praescriptas a nobis leges coercetur Tu nullis angustiis coerictus pro tuo arbitrio in cuius manu te posui tibi illam praefinies (hellip) Nec te caelestem neque terrenum neque mortalem neque immortalem feciums ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor in quam malueris tute formam effingas Poteris in

188

Plat Reacutepublique X [619b-d] Cf supra

131

inferiora quae sunt bruta degenerare poteris in superiora quae sunt diuina ex tui animi sententia regenerari189

La digniteacute de lrsquohomme reacutesiderait donc dans son indeacutetermination originelle dans le fait que

rien pas mecircme un instinct ne le preacutedispose irreacutemeacutediablement agrave toujours adopter un mecircme

comportement plutocirct qursquoun autre qursquoil possegravede un potentiel creacuteatif gracircce auquel il est

capable certes du pire mais aussi du meilleur et donc meacuterite drsquoecirctre respecteacute en tant que tel

Cette ideacutee eacutetait audacieuse agrave lrsquoeacutepoque de Pic de la Mirandole (qui connut la prison et lrsquoexil)

et lrsquoaurait eacuteteacute encore davantage du temps de Platon ougrave le principe drsquoisonomie rendait

lrsquoindividu inconcevable de jure au sein de la citeacute mais cette belle ideacutee drsquoordre parfait ne

se heurtait-elle pas agrave la reacutealiteacute drsquoun chaos originel qursquoHeacutesiode lui-mecircme situait agrave lrsquoorigine

du monde et sans lequel il nrsquoy aurait mecircme pas eu de cosmos organiseacute possible Comme

le fait remarquer Pierre Pontier degraves lrsquointroduction de son eacutetude Trouble et ordre chez

Platon et Xeacutenophon les dialogues ne cessent de mettre en valeur laquo le constat drsquoune reacutealiteacute

sociale grecque impreacutevisible dont la stabiliteacute est sans cesse menaceacutee raquo190 Ainsi

lrsquoexpeacuterience que la moderniteacute pourrait qualifier de traumatique de la condamnation de

Socrate nrsquoa pas pu manquer de rendre Platon sensible agrave la possibiliteacute de respecter ses

semblables malgreacute leurs diffeacuterences de ne pas condamner systeacutematiquement leurs

comportements aussi insolites (au sens fort de non-habituel) soient-ils et de leur laisser la

possibiliteacute drsquointroduire dans ce monde la nouveauteacute radicale agrave laquelle ils sont capables de

donner le jour Il est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard que Socrate est toujours extrecircmement

respectueux de ses interlocuteurs mecircme les plus agressifs agrave son eacutegard

laquo Socrate opegravere comme une transposition de la regravegle deacutemocratique de la deacutelibeacuteration en commun qui lrsquoamegravene agrave mettre en eacutevidence le caractegravere fondamental de lrsquoeacutechange pour toute recherche et reacuteflexion (cela rompt avec la parole drsquoinitiation ou la parole de maicirctrise dont la contrepartie est lrsquoeacutecoute silencieuse du disciple) et par diffeacuterence avec lrsquousage sophistique de cette regravegle il promeut cet eacutechange en en faisant quelque chose drsquoabsolument gratuit portant sur des questions aussi cruciales que deacutesinteacuteresseacutees raquo191

Ce respect de lrsquointerlocuteur nrsquoa rien drsquoeacutetonnant puisque crsquoest agrave ce prix que la discussion

philosophique est possible le philosophe ne preacutetend aucunement deacutetenir le monopole de

189 PICO DELLA MIRANDOLA Giovanni De la digniteacute de lrsquohomme sect 5 18-23 [132r] laquo Nous ne trsquoavons donneacute ni place assureacutee ni aspect propre ni aucun don particulier Adam afin que la place lrsquoaspect et les dons que tu aurais toi-mecircme souhaiteacutes ce soit selon ton vœu et selon ton avis que tu les aies et les possegravedes La nature deacutefinie des autres est brideacutee dans le carcan des lois que nous avons prescrites Toi tu nrsquoes brideacute par aucun carcan crsquoest par ton propre jugement dans les mains duquel je trsquoai deacuteposeacute que tu deacutefiniras ta propre nature (hellip) Nous ne trsquoavons fait ni ceacuteleste ni terrestre ni mortel ni immortel afin que tu sois pour ainsi dire modeleur et auteur arbitral et honorifique de toi-mecircme ce gracircce agrave quoi tu peux te donner la forme que tu aurais preacutefeacutereacutee Tu pourras deacutegeacuteneacuterer en formes infeacuterieures qui sont bestiales tu pourras sur deacutecision de ton esprit reacutegeacuteneacuterer en formes supeacuterieures qui sont divines raquo 190 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p19 191 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p165

132

la veacuteriteacute et compte sur autrui pour lrsquoaider agrave la deacutecouvrir il est donc de son devoir de

respecter autrui de reconnaicirctre de la valeur agrave sa parole il serait contradictoire de sa part

qursquoil prenne autrui de haut comme le ferait un sophiste infatueacute de son savoir au point de se

croire supeacuterieur agrave tout le monde agrave lrsquoimage de Thrasymaque srsquoeacutetonnant de ne pas ecirctre

applaudi par Socrate (ἀλλὰ τί οὐκ ἐπαινεῖς ἀλλ᾽ οὐκ ἐθελήσεις192) Agrave rebours de cette

attitude arrogante le philosophe est au contraire le premier agrave souligner que personne nrsquoest

irreacutemeacutediablement ignorant pas mecircme un petit esclave dans son rapport agrave autrui la

deacutemarche philosophique ne saurait ecirctre agrave sens unique elle se nourrit de la parole drsquoautrui

et en retour lui vient en aide crsquoest donc dire si Xeacutenophon avait raison de preacutesenter

Socrate βουλόμενος ἀνθρώποις χρῆσθαι καὶ ὁμιλεῖν ταύτην κέκτημαι193

La question du souci du respect drsquoautrui pourrait sembler anecdotique mais il est

tregraves clair que la conviction que lrsquoacircme est immortelle a eacuteteacute (et reste) un puissant aiguillon

au sein des populations pour conduire les hommes agrave agir en respectant sinon une eacutethique

au moins leur prochain Il a eacuteteacute dit anteacuterieurement que lrsquoexpeacuterience au cours de laquelle

lrsquohomme vivait lrsquoindeacutependance de son acircme vis-agrave-vis du corps eacutetait eacutegalement celle ougrave il se

deacutecouvrait la possibiliteacute drsquoagir autrement qursquoen cherchant agrave satisfaire ses appeacutetits et que

donc la conviction relative agrave lrsquoimmoraliteacute de lrsquoacircme est voisine pheacutenomeacutenologiquement

parlant de lrsquoeacutemergence de la conscience eacutethique les deux ideacutees se nourrissent

mutuellement et il ne faut pas sous-estimer lrsquoimportance qursquoa pu avoir en tant que rempart

du respect de la digniteacute humaine la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Il est drsquoailleurs

patent que la deacuteperdition de la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme va aujourdrsquohui de pair avec un

certain nihilisme moral une certaine reacuteduction de lrsquohomme agrave son organisme dont les

signes avant-coureurs au XIXe siegravecle avaient eacuteteacute deacutenonceacutes drsquoune maniegravere peut-ecirctre plus

cinglante que par Nietzsche par Rainer Maria Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids

Brigge ougrave lrsquoauteur deacutenonce avec une ironie grinccedilante (et glaccedilante) une certaine

laquo somatisation raquo de la mort au travers de la description drsquoun sanatorium ougrave les malades

sont envoyeacutes pour mourir sans aucun eacutegard envers leur individualiteacute laquo Cet excellent hocirctel

est tregraves ancien Deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque du roi Clovis on y mourait dans quelques lits Agrave preacutesent on

y meurt dans cent cinquante-neuf lits En seacuterie bien entendu raquo194 Par laquo mort en seacuterie raquo il

faut comprendre la mort deacutepersonnaliseacutee deacutesindividualiseacutee ougrave chaque personne nrsquoest plus

qursquoun paquet de chair dont les fonctions vitales cessent agrave un moment x ou y drsquoecirctre

192 Plat Reacutepublique I [338 c] laquo Et bien tu ne [me] fais pas de louanges Ah tu nrsquoy consentiras pas raquo 193 Xen Banquet 210 laquo Deacutesireux drsquoavoir commerce avec les humains et de les freacutequenter raquo Cf Annexe 2 194 RILKE Rainer Maria Œuvres tome 1 p522

133

exerceacutees Rilke prend acte en fait du deacuteni de la mort qui caracteacuterise la moderniteacute laquo Qui

attache encore du prix agrave une mort bien exeacutecuteacutee Personne raquo195 Ce deacuteni de la mort est

pour le moins paradoxal puisque la mort tout en ayant eacuteteacute relativement maitriseacutee gracircce aux

avanceacutees de la meacutedecine est deacutesormais plus effrayante qursquoelle ne lrsquoavait jamais eacuteteacute

auparavant sa deacutefinition se reacuteduisant deacutesormais agrave la cessation deacutefinitive de lrsquoexercice des

fonctions vitales et la possibiliteacute drsquoune destineacutee post mortem de lrsquoacircme nrsquoeacutetant mecircme plus

seulement envisageacutee Un des effets pervers de cette attitude et non le moindre est le

traitement que lrsquoon risque drsquoinfliger aux individus sanitairement condamneacutes ndash crsquoest

justement pour preacutevenir ce risque que les deacutebats concernant lrsquoeacutethique meacutedicale se

multiplient aujourdrsquohui Certes lrsquohomme nrsquoa pas neacutecessairement besoin de croire agrave

lrsquoimmortaliteacute de son acircme pour respecter son prochain y compris durant ses derniers jours

mais il est clair qursquoen tenant bien compte par cette croyance du fait que lrsquohomme nrsquoest

pas qursquoun tas de viande il se donne agrave lui-mecircme un puissant rempart contre la tentation de

cette attitude deacutegradante Il est drsquoailleurs clair que lrsquoon nrsquoest disposeacute agrave accorder sans

concession une acircme immortelle qursquoaux hommes que lrsquoon respecte en tant que tels comme

ont pu le laisser voir les tractations meneacutees jadis pour savoir srsquoil fallait reconnaicirctre ou non

une telle acircme aux laquo primitifs raquo aussi perverses ces interrogations puissent-elle paraicirctre

aujourdrsquohui elles avaient au moins le meacuterite de toujours reconnaicirctre une acircme agrave certains

individus (au deacutetriment de beaucoup drsquoautres il est vrai) tandis que la tendance moderne

consisterait plutocirct agrave ne plus reconnaicirctre une acircme agrave qui que ce soit et agrave consideacuterer que toutes

les vies humaines se valent que chaque individu est en quelque sorte remplaccedilable ndash cette

conviction est exacerbeacutee par la technique moderne la machine permettant la reproduction

agrave lrsquoinfini drsquoun mecircme objet rendant du mecircme coup le savoir-faire individuel superflu de

mecircme que lrsquoarmement moderne rend lrsquoacte drsquoheacuteroiumlsme individuel tout aussi superflu

Il reste que la deacutecouverte de ce que la moderniteacute appelle la laquo digniteacute humaine raquo

comprise comme lrsquoimpossibiliteacute de reacuteduire lrsquohomme agrave ses organes et dans la possibiliteacute de

chercher un bien qui transcende la neacutecessiteacute vitale doit coiumlncider pheacutenomeacutenologiquement

avec lrsquoexpeacuterience de sortie du corps crsquoest en raison directe de cet eacutetroit voisinage que la

foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme a pu constituer un puissant rempart pour le respect de cette

digniteacute Lrsquoun nrsquoengendre pas lrsquoautre le rapport nrsquoest pas automatique il est parfaitement

envisageable de respecter la digniteacute humaine chez soi ou chez autrui sans pour autant

accorder de creacutedit agrave la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme de mecircme que rien nrsquoempecircche celui

195 Ibid

134

qui croit en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme de bafouer la digniteacute humaine (crsquoest ce que fait par

exemple le precirctre catholique qui donne sa caution morale au bourreau) il nrsquoempecircche que

crsquoest le mecircme mouvement humain drsquoauto-compreacutehension qui engendre les deux ideacutees qui

peuvent donc srsquoeacutepauler mutuellement Tel est le rapport qursquoelles entretiennent et sur lequel

Platon lui-mecircme srsquoest appuyeacute pour eacutetayer ses propres recommandations eacutethiques

Puisque la digniteacute humaine se fait jour dans lrsquoexpeacuterience asceacutetique celle ougrave

lrsquohomme se libegravere des contraintes que lui impose le fait de ne pas ecirctre pur esprit et

entrevoit une eacuteventuelle indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps ceci explique aussi

pourquoi tout ce qui semble contraire agrave cette digniteacute est releacutegueacute dans le corporel au risque

drsquoeacutetablir entre lrsquoacircme et le corps une fracture ontologique radicale calqueacutee sur la frontiegravere

que le manicheacuteisme trace entre le bien et le mal fracture qui ne saurait ecirctre qursquoillusoire

dans lrsquoabsolu comme le dit Leibniz agrave la fin de son Addition au nouveau systegraveme lorsqursquoil

mentionne les laquo combats qursquoon suppose entre le corps et lrsquoacircme raquo196 ndash le simple usage du

verbe laquo supposer raquo de la part de cet eacuterudit qui maicirctrisait parfaitement la langue franccedilaise

est reacuteveacutelateur drsquoune certaine meacutefiance envers ce preacutejugeacute de fait Leibniz cherche agrave

reacutehabiliter lrsquounion de lrsquoacircme avec le corps comme manifestation de la loi de lrsquoharmonie

preacuteeacutetablie comme conseacutequence de lrsquoaction divine disposant les choses de maniegravere agrave

constituer le meilleur des mondes possibles il est donc logique qursquoil suggegravere que lrsquoacircme

nrsquoest pas complegravetement innocente Il est leacutegitime drsquoappeler perturbations ou passions les

pheacutenomegravenes constituant la part non-voulue non-choisie de notre activiteacute spirituelle mais

nous ne parvenons pas agrave toleacuterer agrave assumer cet involontaire et crsquoest pourquoi nous le

releacuteguons dans le corporel alors mecircme quil ne fait que repreacutesenter le corps qui lui-mecircme

ne srsquoexprime pas Leibniz se refuse agrave nier la compleacutementariteacute fondatrice de lrsquoacircme et du

corps lagrave ougrave on aurait spontaneacutement tendance agrave penser que lrsquoabsence drsquoabsolue spiritualiteacute

qui caracteacuterise lrsquohomme serait une anomalie contre laquelle il faudrait lutter Leibniz

redonne agrave ce fait son statut de veacuteriteacute premiegravere de lrsquoecirctre humain il reste qursquoune

compreacutehension laquo vulgaire raquo de la digniteacute humaine conduit agrave attribuer au seul corps la

responsabiliteacute de ce qui est veacutecu comme contraire agrave cette digniteacute la leacutegitimiteacute de lrsquounion

acircme-corps nrsquoest pas ce que lrsquoon reconnaicirct spontaneacutement du moins pas avec le corps tel

qursquoil est crsquoest-agrave-dire constituant agrave la fois une ouverture sur le monde et une clocircture de

notre point de vue il serait plus laquo normal raquo pour lrsquoesprit humain que rien ne puisse entraver

le respect plein et entier de notre digniteacute Ce bref deacutetour par Leibniz nrsquoeacutetait pas hors-sujet

196 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Systegraveme nouveau de la nature et de la communication des substances p154

135

dans la mesure ougrave Leibniz exprime des ideacutees qui nrsquoeacutetaient pas totalement eacutetrangegraveres agrave

Platon qui eacutetait loin drsquoecirctre aussi radical qursquoil nrsquoy paraicirct sur cette question il a deacutejagrave eacuteteacute

souligneacute que lrsquooctroi drsquoune acircme agrave un corps particulier nrsquoeacutetait pas laisseacute au hasard et mecircme

si Platon deacutesignait le corps comme un κακόν (chose mauvaise) [66b] dans le Pheacutedon il

employait tout de mecircme pour deacutesigner le rapport que lrsquoacircme entretient avec elle le verbe

συμϕύρω que Leacuteon Robin traduit par laquo peacutetrir raquo mais qui peut eacutegalement signifier

laquo confondre raquo ou laquo reacuteunir en un bloc raquo de toute faccedilon mecircme lorsqursquoun boulanger peacutetrit sa

pacircte pour en faire du pain il veille agrave ce qursquoelle soit bien homogegravene Platon nrsquoouvre donc

pas le Pheacutedon en deacutefinissant lrsquounion acircme-corps comme une anomalie mais comme un

donneacute de fait qui certes nrsquoa pas eacuteteacute choisi mais qursquoil faut bon greacute mal greacute accepter

comme tel le triomphe du souci de son acircme ou pour reprendre la terminologie

moderne de la digniteacute humaine nrsquoest pas drsquoobeacuteir agrave lrsquoeacutethique malgreacute le corps mais bien

drsquoobeacuteir agrave lrsquoeacutethique avec le corps Les eacutecrits platoniciens nrsquoen sont pas moins reacuteveacutelateurs

drsquoune tendance agrave ranger du cocircteacute du corps tout ce que son ecirctre comporte de non-choisi

drsquoeacuteventuellement contraire agrave lrsquoeacutethique parfaite que lrsquohomme deacutecouvre en mecircme temps que

sa capaciteacute agrave srsquoaffranchir des affections corporelles Platon ne reprend cependant pas agrave son

compte cette ideacutee et aurait mecircme plutocirct tendance agrave nous mettre implicitement en garde

contre cette faciliteacute

3 Agrave lrsquoeacutechelle de la citeacute de lrsquoexigence de justice absolue

Distinguer lrsquohomme seul de lrsquohomme dans ses interactions avec autrui revient agrave

parler du mecircme homme sous deux aspects apparemment diffeacuterents mais absolument

inseacuteparables tous deux constitutifs de lrsquohomme en tant que tel agrave la fois absolument

singulier et absolument pluriel ou pour le dire en termes plus poeacutetiques agrave la fois solitaire

et solidaire au sein de son espegravece Que lrsquoon considegravere comme Aristote que la vie au sein

de la citeacute est ce qui distingue lrsquohomme des autres animaux au point de le deacutefinir comme un

laquo animal politique raquo ou que lrsquoon pense comme la philosophie politique moderne que la

vie laquo politique raquo (la vie au sein de la citeacute au sens premier du mot πόλίς) est la reacutesultante

drsquoune convention rendue neacutecessaire pour eacuteviter de vivre perpeacutetuellement dans la peur

drsquoune mort violente sous les coups drsquoautrui (encore faut-il se garder de prendre au pied de

la lettre la fiction de laquo lrsquoeacutetat de nature raquo) il reste que la pluraliteacute est lrsquoune des conditions

premiegraveres et indeacutepassables de la vie humaine les Romains ne srsquoy trompaient pas en

employant lrsquoexpression inter homines esse (ecirctre parmi les hommes) comme synonyme de

136

laquo vivre raquo et inter homines esse desinere (cesser drsquoecirctre parmi les hommes) comme

synonyme de laquo mourir raquo Degraves lors si lrsquoon peut admettre agrave la rigueur qursquoil suffit agrave

lrsquoindividu de se consideacuterer isoleacutement pour acqueacuterir la conviction que son acircme est

immortelle il ne pourrait pas en faire une loi geacuteneacuterale valant pour tout homme srsquoil ne

faisait pas le mecircme constat concernant lrsquoensemble des hommes qui lrsquoentourent et dont il ne

peut jamais partager qursquoimparfaitement les expeacuteriences personnelles de sortie du corps ndash

pour cette raison si cette expeacuterience constituait une base suffisante pour analyser le rapport

qursquoentretient la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme avec notre deacutesir drsquoeacutethique crsquoest sur

une base diffeacuterente et peut-ecirctre plus simple agrave cerner (en tout eacutetat de cause il ne sera pas

neacutecessaire drsquoy consacrer plus drsquoun paragraphe) qursquoil convient drsquoeacutetudier le rapport

qursquoentretient cette conception avec notre exigence de justice

On entend communeacutement par laquo justice raquo la notion au nom de laquelle nul ne doit

faire de tort agrave autrui le priver de ce qui lui revient de droit faute de quoi lrsquoindividu fautif

devra reacutepondre de ses actes devant la communauteacute cette deacutefinition pegraveche eacutevidemment par

son caractegravere assez vague nrsquoimporte qui peut mettre pour ainsi dire ce qursquoil veut quand il

faut deacutefinir en quoi peut consister le tort fait agrave autrui quel bien revient de droit agrave qui et

quelles sanctions doivent subir ceux qui enfreignent les regravegles qui en deacutecoulent Toute citeacute

tout Eacutetat se dote de lois qui ont sinon pour preacutetention au moins pour objectif drsquoecirctre justes

mais il ne srsquoest encore jamais trouveacute de leacutegislation dont le caractegravere juste nrsquoait jamais eacuteteacute

remis en cause la justice absolue et indiscutable nrsquoest pas de ce monde et Platon en savait

quelque chose Le mythe de Cronos dans le Gorgias contient sans doute en filigrane une

critique de la justice telle qursquoelle est rendue dans la citeacute quand il raconte que les hommes

eacutetaient jadis jugeacutes par les juges divins avant leur mort donc quand leurs acircmes occupaient

encore leurs corps lesquels brouillaient lrsquoappreacuteciation des juges qui eux-mecircmes eacutetaient

encore vivants et sensibles aux apparences mais lrsquoessentiel est dans la manifestation par

ce mythe drsquoune exigence de justice absolue

Πολλοὶ οὖν ἦ δ ὅς ψυχὰς πονηρὰς ἔχοντες ἠμφιεσμένοι εἰσὶ σώματά τε καλὰ καὶ γένη καὶ πλούτους καί ἐπειδὰν ἡ κρίσις ᾖ ἔρχονται αὐτοῖς πολλοὶ μάρτυρες μαρτυρήσοντες ὡς δικαίως βεβιώκασιν οἱ οὖν δικασταὶ ὑπό τε τούτων ἐκπλήττονται καὶ ἅμα καὶ αὐτοὶ ἀμπεχόμενοι δικάζουσι πρὸ τῆς ψυχῆς τῆς αὑτῶν ὀφθαλμοὺς καὶ ὦτα καὶ ὅλον τὸ σῶμα προκεκαλυμμένοι Ταῦτα δὴ αὐτοῖς πάντα ἐπίπροσθεν γίγνεται καὶ τὰ αὑτῶν ἀμφιέσματα καὶ τὰ τῶν κρινομένων197

197 Plat Gorgias [523c-d] laquo Or beaucoup drsquohommes ayant des acircmes perverses sont revecirctus de beaux corps de noblesse de richesse et quand vient le jugement de nombreux teacutemoins leur viennent teacutemoignant qursquoils ont veacutecu suivant la justice les juges sont troubleacutes par ceci et eux-mecircmes siegravegent enveloppeacutes de la mecircme faccedilon recouverts par des yeux par des oreilles et par un corps tout entier devant leur acircme Tout cela leur fait eacutecran et aussi bien leurs propres vecirctements que ceux des preacutevenus raquo

137

Cronos qui est le locuteur dans cet extrait aurait mis bon ordre agrave cette situation en faisant

en sorte que les hommes paraissent devant les juges avec leur acircme mise agrave nu face agrave des

juges deacutesormais deacutesincarneacutes de faccedilon agrave ce que leurs acircmes seules soient visibles dans leur

entiegravereteacute avec lrsquoensemble de lrsquoacquis accumuleacute sur terre pour des juges qui eux-mecircmes se

reacutesument agrave des acircmes et ne pourront donc plus ecirctre perturbeacutes par quoi que ce soit dans leur

exercice plein et entier de la justice Agrave cet eacutegard lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme satisferait donc

une exigence de justice qui ne se reacutesume pas au bon deacuteroulement des affaires judiciaires et

ne pourrait ecirctre satisfaite que par le jugement absolument deacutefinitif de tous les individus

chaque faute commise eacutetant deacutecompteacutee agrave son juste prix Cette aspiration est preacutesente dans

toutes les cultures et on en trouve encore aujourdrsquohui des traces dans les notions de

laquo jugement dernier raquo ou de laquo grand soir raquo agrave tel point que la justice humaine en tant qursquoelle

est humaine et susceptible drsquoerreurs est perpeacutetuellement sujette agrave une tension entre sa

faillibiliteacute et son aspiration agrave ecirctre deacutefinitive Il ne suffit pas agrave lrsquohomme que justice soit

rendue encore faut-il qursquoelle soit rendue de faccedilon indiscutable que les criminels soient

punis dans lrsquoexacte juste mesure de ce qursquoils ont commis et sans erreur tel est lrsquoobjectif

vers lequel tend toute justice humaine (sans quoi elle se priverait aussitocirct de sa raison

drsquoecirctre) sans jamais pouvoir y arriver preacuteciseacutement parce qursquoelle est humaine De mecircme que

lrsquoindividu en quecircte drsquoeacutethique la citeacute en quecircte de justice cherche lrsquoabsolu et ne trouve que

le relatif elle doit se satisfaire de jugements susceptibles drsquoerreur agrave propos desquels rien

ne peut jamais ecirctre acquis La marge drsquoerreur de la justice des hommes est drsquoautant plus

grande qursquoelle juge premiegraverement les actes et ne se soucie guegravere des intentions ou alors

secondairement comme le deacuteplorait en son temps Abeacutelard Non enim homines de

occultisset de manifestis iudicare possunt nec tam culpe reatum quam operis pensant

effectum Deus uero solus qui non tam quae fiunt quam quo animo fiant attendit

ueraciter in intencione nostra reatum pensat198 Il est notoire que la justice meacutedieacutevale se

focalisait sur les actes seuls agrave tel point qursquoil nrsquoeacutetait pas tellement rare que mecircme des

animaux soient traduits en justice et condamneacutes (plus ou moins freacutequemment suivant les

anneacutees et les reacutegions bien entendu) le droit moderne tend agrave tenir compte des intentions

avec lrsquointroduction par exemple de la notion drsquohomicide involontaire ou causeacute par

imprudence mais cette eacutevolution loin de satisfaire davantage lrsquoaspiration agrave une justice

absolue nrsquoen rend que drsquoautant plus complexe le travail des magistrats pour la bonne

198 ABEacuteLARD Pierre Scito te ipsum I 25 2-3 Cf Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst p204 laquo En effet les hommes peuvent juger non pas sur ce qui est cacheacute mais sur ce qui est manifeste et ils ne pegravesent pas tant le peacutecheacute que lrsquoeffet de lrsquoacte Mais seul Dieu qui nrsquoest pas tant attentif agrave ce qui est fait qursquoagrave lrsquoesprit dans lequel cela est fait pegravese vraiment notre peacutecheacute agrave lrsquointentionraquo

138

raison qursquoil nrsquoest jamais facile de connaicirctre avec certitude lrsquoeacutetat drsquoesprit drsquoun tiers

lrsquoexpression laquo se mettre agrave la place de quelqursquoun raquo ne saurait ecirctre qursquoune image la justice

absolue agrave laquelle lrsquohomme aspire ne jugerait pas les actes qui peuvent reacutesulter drsquoun plus

ou moins heureux concours de circonstances mais bien les individus en tant que tels sur la

base non pas des conseacutequences de leur activiteacute mais des principes qui y ont preacutesideacute dans

les repreacutesentations du laquo jugement dernier raquo une frontiegravere claire et indiscutable est traceacutee

entre les justes et les reacuteprouveacutes il devient enfin envisageable de placer les premiers agrave

droite et les seconds agrave gauche du Christ pantocrator dont le jugement est dernier

preacuteciseacutement parce qursquoil ne peut plus ecirctre contesteacute dans la mesure ougrave il ne se contente pas

de sanctionner ou de reacutecompenser mais classifie les hommes les deacutefinit absolument ndash la

proximiteacute entre laquo deacutefinir raquo et laquo deacutefinitif raquo nrsquoest pas due au hasard Camus ne se trompe pas

lorsqursquoil fait dire agrave Jean-Baptiste Clamence que laquo lrsquoEnfer doit ecirctre ainsi des rues agrave

enseignes et pas moyen de srsquoexpliquer On est classeacute une fois pour toutes raquo199 Il doit en

aller ainsi eacutegalement du paradis les laquo bons raquo sont eux aussi classeacutes une fois pour toutes

comme laquo bons raquo sans avoir la neacutecessiteacute de se justifier Le mythe de Cronos preacuteciseacutement

preacutefigure de telles conceptions en proposant de mettre les acircmes laquo agrave nu raquo afin que le

caractegravere bienveillant ou malveillant des volonteacutes ne fasse plus aucun doute la mort offre

donc lrsquoespoir drsquoune justice absolue qui ne peut pas exister ici-bas lagrave ougrave aucun jugement ne

saurait ecirctre dernier

Il faut probablement voir dans cette possibiliteacute drsquoun jugement deacutefinitif dont lrsquoacircme

ferait lrsquoobjet apregraves la mort du corps une image du sort que la posteacuteriteacute reacuteserve

effectivement agrave un individu apregraves son deacutecegraves la mort constitue un formidable paradoxe

dans la mesure ougrave tout en faisant disparaicirctre lrsquoindividualiteacute elle lrsquoexacerbe Lorsque

lrsquoindividu meurt il nrsquoest plus rien il nrsquoest plus lagrave et cependant le simple fait qursquoil ait veacutecu

a eacuteteacute comme une petite reacutevolution sur terre on ne peut plus faire comme srsquoil nrsquoavait jamais

eacuteteacute au monde Le mort se tait ne fait plus rien mais on ne peut pas faire comme srsquoil nrsquoavait

jamais parleacute comme srsquoil nrsquoavait jamais rien fait la mort efface lrsquoecirctre sans lrsquoannuler il

demeure apregraves lui un avoir-eacuteteacute dont rien ne peut venir agrave bout de ce fait nous entretenons

un rapport plutocirct ambigu avec les œuvres (au sens le plus large possible) de ceux qui nous

ont preacuteceacutedeacutes sur terre nous savons qursquoils ne sont plus qursquoils ont disparu mais leur

preacutesence se fait cependant encore sentir quand bien mecircme nous ne saurions rien de leur

identiteacute ni de leur personnaliteacute Lrsquoindividu laisse toujours aussi teacutenue soit-elle une trace

199 CAMUS Albert La Chute p 56

139

de son passage sur terre la posteacuteriteacute ne peut jamais rester totalement indiffeacuterente agrave son

eacutegard mecircme lrsquooubli est un acte qui juge une action et lui donne une place ne serait-ce que

parce que lrsquooubli ne peut jamais ecirctre total au point de se caracteacuteriser par un effacement

brutal et immeacutediat de tout souvenir la plupart du temps on nrsquooublie que ce que lrsquoon veut

bien oublier Quand bien mecircme le reacutegime nazi aurait effectivement reacuteussi agrave exterminer le

peuple juif il nrsquoaurait jamais pu annuler le fait que ce peuple a existeacute Il semble qursquoen

enterrant ses morts en leur donnant une seacutepulture en faisant en sorte que leur passage sur

terre laisse une trace visible et tangible lrsquohomme ait tenu compte du fait que lrsquoavoir-eacuteteacute est

ineffaccedilable Non seulement lrsquoavoir-eacuteteacute est ineffaccedilable mais crsquoest preacuteciseacutement le passage de

lrsquoecirctre agrave lrsquoavoir-eacuteteacute qui rend enfin envisageable le jugement deacutefinitif lorsque lrsquoindividu

meurt il ne peut plus se deacutefendre il ne peut plus parachever son œuvre il ne peut plus se

laquo rattraper raquo sa vie devient un destin elle ne peut plus ecirctre autre que ce qursquoelle fut La

mort met un terme agrave la reacutealisation drsquoune œuvre qursquoelle laisse souvent inacheveacutee le

paradoxe est que la vie devient agrave cause de la mort suffisamment finie pour pourvoir ecirctre

appreacutehendeacutee par la connaissance et donc jugeacutee mais aussi suffisamment inacheveacutee pour

priver lrsquohomme de toute certitude de beacuteneacuteficier apregraves son deacutecegraves drsquoun jugement positif

Non contente drsquoachever tout en laissant inacheveacute la mort individualise absolument tout en

deacutepouillant de ce qui eacutetablissait lrsquoindividu en tant que citoyen lrsquoindividu qui meurt passe agrave

un autre reacutegime drsquoindividualiteacute qursquoil nrsquoest plus en mesure de fabriquer lui-mecircme de

faccedilonner dans son inteacuterecirct crsquoest une individualiteacute purement objective qui nrsquoexiste plus que

laquo pour autrui raquo et dans laquelle la subjectiviteacute (nous assumons la moderniteacute de ce terme) ne

peut plus intervenir La mort exacerbe lrsquoindividualiteacute tout en la faisant disparaicirctre la fait

passer du statut drsquoentiteacute dynamique et eacutevolutive agrave celui drsquoentiteacute statique et acheveacutee la

personnaliteacute du mort devient pour les survivants un objet de connaissance parmi les

autres qursquoil est possible drsquoappreacutehender de qualifier de juger laquo une fois pour toutes raquo

dans son besoin de justice absolue lrsquohomme classifie les morts il se sent habiliteacute agrave le faire

dans la mesure ougrave leur œuvre est acheveacute (le singulier et le masculin sont volontaires) et

constitue enfin un tout dont on peut rendre compte lrsquoindividu nrsquoeacutetant plus lagrave pour faire

eacutecran entre le regard drsquoautrui et les conseacutequences de son activiteacute ndash nrsquoest-ce pas finalement

ce que dit en termes imageacutes le mythe de Cronos

Bien entendu cette possibiliteacute de porter un jugement deacutefinitif sur lrsquoactiviteacute des

deacutefunts est illusoire la connaissance historique est une perpeacutetuelle construction la science

historique nrsquoest nullement une science exacte dans la mesure ougrave elle ne se limite pas agrave une

eacutenumeacuteration de dates ne se reacutesume pas agrave constater les faits mais drsquoabord agrave les expliquer agrave

140

en essayer drsquoen deacuteterminer les causes et donc agrave tenter de connaicirctre les mobiles ayant

conduit les acteurs de lrsquohistoire agrave agir drsquoune certaine faccedilon plutocirct que drsquoune autre ce sur

quoi il ne peut pas y avoir de certitude deacutefinitive pour les mecircmes raisons qursquoil est

pratiquement impossible agrave un juge de connaicirctre avec exactitude les intentions drsquoun

preacutevenu En somme juger un mort nrsquoest pas plus aiseacute que juger un vivant dans le premier

cas on nrsquoa comme avantage relatif par rapport au second que le fait que lrsquoindividu nrsquoest

plus lagrave pour se deacutefendre ne peut donc plus brouiller la reacuteception que lrsquoon peut avoir de son

activiteacute et que sa vie eacutetant acheveacutee est susceptible drsquoecirctre appreacutehendeacutee dans son entiegravereteacute

nrsquoeacutetant plus en construction quand la vie est acheveacutee lrsquoindividu mort est comme un

bacirctiment dont la construction est acheveacutee dans lequel il est loisible agrave chacun de peacuteneacutetrer agrave

lrsquoentreacutee duquel il nrsquoest plus eacutecrit laquo chantier interdit au public raquo lrsquoouverture au public ne

signifie pas que ce public va pouvoir connaicirctre tous les secrets de fabrication du bacirctiment

mais lrsquoouverture constitue deacutejagrave un progregraves consideacuterable vers cette connaissance En

somme le deacutepouillement de lrsquoindividu de son ecirctre civique par la mort est la seule ouverture

dont nous beacuteneacuteficions vers la possibiliteacute de juger absolument un homme pour pouvoir le

classifier deacutefinitivement (cette expression est drsquoailleurs agrave la limite du pleacuteonasme) elle est

une bregraveche dans laquelle notre exigence de justice absolue ne manque pas de srsquoengouffrer

assumant un risque de se tromper deacutesormais amoindri faute drsquoecirctre annihileacute La floraison

moderne de la biographie en tant que genre plaide en faveur de la reacutealiteacute de cette exigence

en effet aucun biographe nrsquoa la preacutetention drsquoecirctre complegravetement objectif mecircme si crsquoest

avec honnecircteteacute qursquoil megravene des recherches sur la personne dont il raconte la vie sa

deacutemarche nrsquoest jamais totalement gratuite il fait bien le choix drsquoeacutecrire ce reacutecit parce qursquoil

juge cela neacutecessaire que ce soit pour reacutehabiliter une personne honnie ou au contraire pour

relativiser la leacutegende doreacutee drsquoun personnage hisseacute sur un pieacutedestal ndash nous avons interrogeacute agrave

ce sujet au moment de la sortie de sa biographie de Louise de Keroual200 lrsquohistorien Alain

Boulaire qui tint alors des propos plaidant en faveur de cette ideacutee notamment lorsqursquoil

eacutevoqua son projet concreacutetiseacute depuis drsquoune biographie de Charles II drsquoAngleterre201 dont

Louise de Keroual fut longtemps la maicirctresse et que la posteacuteriteacute a surnommeacute le merry

monarch lui donnant une reacuteputation de frivoliteacute qui meacuterite pourtant drsquoecirctre relativiseacutee

laquo Derriegravere lrsquoapparence de frivoliteacute drsquoamusement de jeu il a reacuteussi agrave garder lrsquouniteacute de lrsquoAngleterre ce qui nrsquoeacutetait pas eacutevident apregraves la parenthegravese de Cromwell et la deacutecapitation de

200 BOULAIRE Alain Louise de Keroual maicirctresse du roi drsquoAngleterre et agente de Louis XIV Le Teacuteleacute-gramme Paris 2011 201 BOULAIRE Alain Charles II le joyeux monarque Roi drsquoAngleterre (1630-1685) France-Empire Paris 2013

141

son pegravere drsquoailleurs son fregravere va perdre le trocircne trois ans apregraves Deuxiegraveme prouesse il a deacutefinitivement fait de la marine anglaise la premiegravere marine europeacuteenne et il a conquis beaucoup de colonies outre-mer Donc ce que je veux montrer crsquoest laquo joyeux monarque raquo certes mais beaucoup moins futile et frivole qursquoon ne lrsquoimagine souventhellip raquo202

Plus encore que la floraison de la biographie sont reacuteveacutelateurs de cette exigence de justice

absolue les procegraves posthumes de prime abord il peut sembler vain de chercher agrave

reconnaicirctre la culpabiliteacute ou lrsquoinnocence drsquoune personne qui nrsquoeacutetant plus de ce monde ne

peut plus ecirctre sanctionneacutee ni mecircme deacutedommageacutee en reacutealiteacute ces procegraves posthumes sont agrave

interpreacuteter comme une tentative de la part de la justice humaine de se rapprocher de

lrsquoideacuteal de justice absolue qui lui donne sa raison drsquoecirctre la justice reconnait ses erreurs et

cherche agrave les reacuteparer non pas seulement par eacutegard envers ceux qui en ont eacuteteacute les victimes

directes ou indirectes mais plutocirct par respect envers sa propre mission

Il nrsquoest pas anodin que le genre biographique et la pratique du procegraves posthume

aient pu tous deux connaicirctre une importante floraison preacuteciseacutement agrave une eacutepoque marqueacutee

par une certaine deacuteperdition de la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme cette coiumlncidence

srsquoexplique par le fait que si lrsquohomme peut renoncer agrave croire en lrsquoimmortaliteacute de son acircme il

ne renonce pas agrave ce que devait permettre cette croyance sur le plan judiciaire agrave savoir que

justice puisse ecirctre rendue de faccedilon deacutefinitive et indiscutable mecircme longtemps apregraves la mort

individuelle en drsquoautres termes aussi longtemps qursquoil eacutetait couramment admis que tout

homme allait devoir rendre compte de sa conduite lorsque son acircme aura quitteacute son

enveloppe charnelle on pouvait srsquoaccommoder de lrsquoimperfection de la justice humaine la

justice divine venant pallier cette imperfection mais agrave partir du moment ougrave la justice

humaine se retrouve seule lui incombe alors le devoir de satisfaire lrsquoexigence de justice

absolue et donc de juger les morts ce que la disparition du rocircle civique de lrsquoindividu et la

cessation (plutocirct que lrsquoachegravevement) de son œuvre vitale pheacutenomegravenes tous deux provoqueacutes

par le deacutecegraves rendent enfin sinon effectivement possible du moins envisageable en tout

cas moins ardu que lorsque lrsquohomme pouvait encore se deacutefendre et que sa vie eacutetait encore

en construction

202 Propos recueillis en mai 2011 httplegraoullydechainefr20110603interview-alain-boulaire

142

143

Chapitre 3 Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain

En derniegravere analyse le preacuteceacutedent chapitre ne fait qursquoappliquer agrave lrsquoexigence

drsquoeacutethique et de justice ce que le premier avait deacutejagrave constateacute concernant le deacutesir de

connaissance agrave savoir lrsquoideacutee drsquoune conscience humaine en quecircte drsquoabsolu et ne rencontrant

que le relatif la possibiliteacute de lrsquoabsolu se manifestant dans le cadre drsquoune expeacuterience de

libeacuteration partielle de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps Crsquoest dans une perspective tregraves diffeacuterente

que nous ouvrons ce troisiegraveme chapitre Certes comme suggeacutereacute preacuteceacutedemment il serait

anachronique de mobiliser le concept drsquoindividu pour commenter lrsquoœuvre de Platon

drsquoautant que le monde grec se veut le monde de lrsquoisonomie il est cependant un aspect de

ce qui constitue lrsquoindividu au sens moderne du terme que Platon pouvait ignorer agrave savoir

le fait qursquoil est toujours absolument unique qursquoil ressemble agrave tous les autres sans leur ecirctre

absolument assimilable qursquoil est toujours susceptible drsquointroduire dans ce monde qui lrsquoa

preacuteceacutedeacute existentiellement une nouveauteacute radicale que nul ne pouvait anticiper et manifeste

ainsi ce que nous appelons aujourdrsquohui son irreacuteductible singulariteacute singulariteacute qursquoil ne

cesse de construire en agissant de maniegravere autonome pour utiliser une formulation qui

rappellera Simone de Beauvoir on ne naicirct pas singulier on le devient mais on le devient

sans mecircme neacutecessairement le rechercher le simple fait drsquoagir de faccedilon autonome est une

marque de singulariteacute par laquelle lrsquoindividu se distingue au sein de lrsquoespegravece Tel est le

privilegravege de lrsquohomme le prix agrave payer de sa liberteacute la manifestation premiegravere du caractegravere

laquo non-choisi raquo de sa liberteacute ce agrave quoi il ne peut en aucun cas eacutechapper mecircme le refus

afficheacute de choisir est un choix par lequel lrsquohomme construit et manifeste un caractegravere qui

est le sien et nrsquoappartient agrave nul autre si respecter autrui revient agrave respecter sa capaciteacute agrave

introduire de la nouveauteacute ici-bas alors respecter la singulariteacute drsquoautrui revient agrave respecter

ses choix agrave lui reconnaicirctre une capaciteacute agrave faire un usage raisonneacute de sa liberteacute eacutegale agrave celle

de toute autre personne Cette repreacutesentation de lrsquohomme laquo condamneacute agrave ecirctre libre raquo nrsquoest

certes pas le fait de la Gregravece antique et encore moins de Platon et pourtant la personnaliteacute

de Socrate semble exacerber avec la bagatelle de vingt-cinq siegravecles drsquoavance la

revendication moderne du droit agrave la singulariteacute non ostentatoire ndash cette derniegravere expression

introduit une nuance tregraves importante en effet Socrate cet homme si mysteacuterieux

144

qursquoAlcibiade compare agrave un silegravene et Meacutenon agrave un poisson torpille qui nrsquoobeacuteit pas aux codes

non-eacutecrits de la vie au sein de la citeacute qui ne cherche pas lrsquoeacuteleacutegance dans un monde ougrave le

paraicirctre joue un rocircle central qui ne se soucie pas de gloire politique qui deacutebat sans se

conformer aux regravegles que suivent les plus brillants plaideurs mecircme quand sa propre vie est

en jeu cet homme-lagrave indubitablement se manifeste bien dans la citeacute comme

irreacuteductiblement singulier mais sa singulariteacute nrsquoa rien drsquoostentatoire car sa deacutemarche est

sans malice concentreacute sur sa quecircte de veacuteriteacute Socrate ne megravene aucune quecircte explicite de

singulariteacute il ne tire aucune gloriole de ne pas ecirctre semblable aux autres sa singulariteacute

afficheacutee nrsquoest pas celle drsquoun Diogegravene deacutelibeacutereacutement provocateur ni celle drsquoun incroyable

cultivant lrsquoextravagance dans la France du Directoire et encore moins celle drsquoun zazou

voulant agrave tout prix choquer la vieille geacuteneacuteration Socrate en effet respecte

scrupuleusement les lois de la citeacute et srsquoacquitte agrave la lettre de ses obligations de citoyen ce

qui fait de lui lrsquoun des premiers exemples de manifestation de lrsquoessence mecircme de

lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain qui ne consiste pas en une revendication

explicite voire criarde de son caractegravere unique mais reacuteside dans le simple fait drsquoagir de son

plein greacute on ne choisit pas drsquoecirctre unique mais on se choisit toujours une certaine uniciteacute

mecircme celui qui choisit de laquo faire comme les autres raquo se choisit une uniciteacute qui reacuteside

preacuteciseacutement dans le souci de se conformer agrave un modegravele de conduite qursquoil juge pertinent et

sa conduite ne pourra jamais ecirctre totalement semblable agrave celle drsquoun autre Il ne peut donc

pas y avoir drsquoindividu qui ne soit pas absolument singulier mecircme celui qui ne cherche pas

agrave se singulariser par un snobisme deacuteplaceacute et respecte la loi de la citeacute nrsquoen est pas moins

absolument singulier disons que la singulariteacute peut ecirctre plus ou moins visible pour autrui

dans le champ politique suivant ce que les citoyens ont lrsquohabitude de consideacuterer comme

laquo normal raquo Socrate de ce point de vue occupe un juste milieu (encore une fois) entre une

singulariteacute invisible comme celle drsquoAnytos et une singulariteacute exacerbeacutee au point

drsquoenfreindre ostensiblement les lois de la citeacute et de faire scandale comme celle

drsquoAlcibiade en somme il est irreacuteductiblement singulier sans se forcer agrave lrsquoecirctre ce qui le

rapproche de lrsquoindividu moderne Platon nrsquoignorait donc pas totalement ce que nous

appelons lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu notion qursquoil est drsquoautant plus important

drsquoexaminer que les repreacutesentations de lrsquoapregraves-mourir oscillent en permanence entre deux

hypothegraveses apparemment contradictoires agrave savoir la survie de lrsquoacircme individuelle drsquoune

part et la fusion de cette derniegravere dans une acircme universelle drsquoautre part Qursquoen est-il chez

Platon Il ne tranche jamais vraiment la question ne dit jamais tregraves clairement si lrsquoacircme

reste individuelle apregraves la mort ou non ainsi dans le Phegravedre elle est agrave la fois

145

suffisamment individuelle pour devoir reacutepondre de ses actes et agrave la fois suffisamment

impersonnelle pour pouvoir ecirctre incarneacutee indiffeacuteremment dans nrsquoimporte quel autre corps

sans conserver aucun souvenir de sa vie anteacuterieure Platon laisse en suspens cette question

voire ne la pose mecircme pas et laisse agrave ses successeurs le soin de la trancher il ne faut pas

srsquoen eacutetonner outre mesure car eacutetant donneacute que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est plus affaire de

μῦθος que de λόγος et que Platon ne la mobilise que dans la mesure ougrave elle sert ses

desseins protreptiques il est logique qursquoil ait laisseacute dans un relatif flou certains aspects qui

nrsquoeacutetaient pas directement utiles pour sa deacutemarche La conception suivant laquelle lrsquoacircme

serait deacutesindividualiseacutee par la mort a eacuteteacute volontiers priseacutee par certains penseurs

notamment dans lrsquoEurope du XVIIe siegravecle mais elle nrsquoa jamais vraiment convaincu agrave tout

prendre cette theacuteorie est deacutecevante et ne rend pas justice agrave lrsquoirreacuteductible singulariteacute de

lrsquoindividu elle rabaisse lrsquohomme au rang de simple rouage dans la meacutecanique de la nature

au lieu de le reconnaicirctre comme une fin en soi Aussi seacuteduisante puisse-t-elle paraicirctre pour

une exigence logique pointue elle se heurte au caractegravere irremplaccedilable de lrsquoipseacuteiteacute

personnelle dont rien ne saurait expliquer lrsquoeacuteventuel aneacuteantissement on ne peut imaginer

qursquoune entiteacute absolument individuelle puisse se deacutefaire de ce qui la rendait absolument

inassimilable agrave une autre de nature semblable srsquoil est concevable que lrsquoacircme quitte le corps

et cesse de lrsquoanimer nul nrsquoest spontaneacutement porteacute agrave admettre que le mecircme eacuteveacutenement

puisse ecirctre la cause drsquoun tel basculement ontologique Lrsquoideacutee drsquoune acircme universelle pour

laquelle le corps serait principe drsquoindividuation nrsquoest pas plus satisfaisante elle nrsquoest

mecircme pas complegravetement pertinente dans la mesure ougrave crsquoest au contraire lrsquoacircme qui est

principe drsquoindividuation pour un corps qui en tant que tel ressemble agrave nrsquoimporte quel

autre corps et ne serait qursquoune charogne sans nom et sans personnaliteacute srsquoil nrsquoy avait une

anima (acircme) pour lrsquoanimer Pour toutes ces raisons rien nrsquoexclut que les eacutecrits de Platon

soient eacutegalement reacuteveacutelateurs du lien eacutetroit qui existe entre la conception spontaneacutee de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et le constat de lrsquoirreacuteductible singulariteacute de chaque individu Nous

voici donc renvoyeacutes agrave une expeacuterience autre que lrsquoexpeacuterience asceacutetique qui a eacuteteacute

longuement examineacutee preacuteceacutedemment et qui srsquoen distingue drsquoautant plus qursquoelle ne suppose

pas neacutecessairement une mise agrave lrsquoeacutecart du corps bien au contraire le corps est le premier

lieu de manifestation de cette irreacuteductible singulariteacute faute drsquoen ecirctre le principe tandis que

lrsquoexpeacuterience extatique aurait plutocirct tendance agrave faire communier lrsquoacircme avec le monde et agrave

lrsquoen rendre solidaire au point de la deacutesindividualiser Il y a ici un paradoxe le corps est

lieu de manifestation et de neacutegation de lrsquoindividualiteacute tout agrave la fois un autre aspect du

statut drsquoorgane-obstacle de lrsquoacircme qui eacutechoit au corps reacuteside donc dans le fait qursquoil

146

lrsquoempecircche drsquoecirctre absolument singuliegravere en lrsquoinscrivant dans la totaliteacute de lrsquoespegravece humaine

mais est eacutegalement ce dont elle a besoin pour manifester sa singulariteacute au sein de lrsquoespegravece

et puisqursquoil est le lieu de manifestation de la singulariteacute il est une entrave agrave une eacuteventuelle

communion de lrsquoacircme avec le tout de lrsquounivers mais en tant qursquoil la renvoie agrave sa condition

drsquoentiteacute animant un corps et trouvant ainsi sa place deacutetermineacutee ici-bas il rend eacutegalement

possible cette communion Il y a lagrave une double contradiction qui ne peut ecirctre surmonteacutee

mais qui peut se reacutesumer agrave lrsquoambivalence de lrsquoindividu agrave la fois absolument solitaire et

absolument solidaire au sein de lrsquoespegravece humaine srsquoil nrsquoeacutetait que solidaire comme crsquoest le

cas dans toute autre espegravece animale lrsquoideacutee suivant laquelle son acircme viendrait agrave se fondre

dans lrsquoacircme universelle ne poserait pas problegraveme mais il se trouve qursquoil est aussi solitaire et

que donc nulle conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie de cette

indeacutepassable singulariteacute

1 Lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de lrsquoindividu

Dans les dialogues de Platon la notion drsquoimmortaliteacute nrsquoest pas toujours appliqueacutee agrave

lrsquoacircme dans le Banquet elle est traiteacutee agrave propos de lrsquoindividu tout entier dont

lrsquoindividualiteacute par son action laquo deacuteborde raquo toujours peu ou prou du simple assemblage

psychosomatique qursquoil est censeacute constituer le premier exemple de ce deacutebordement eacutetant

lrsquoactiviteacute reproductrice que Socrate parlant sous le controcircle de Diotime considegravere comme

un facteur drsquoimmortaliteacute relative ce que lrsquoecirctre mortel peur acqueacuterir drsquoimmortaliteacute Ἡ γὰρ

ἀνδρὸς καὶ γυναικὸς συνουσία τόκος ἐστίν ἔστι δὲ τοῦτο θεῖον τὸ πρᾶγμα καὶ τοῦτο ἐν

θνητῷ ὄντι τῷ ζῴῳ ἀθάνατον ἔνεστιν ἡ κύησις καὶ ἡ γέννησις203 Platon touche ici une

laquo corde sensible raquo pour les Grecs le deacutesir drsquoimmortaliteacute sur lequel reposaient les efforts

des citoyens pour srsquoillustrer dans le champ politique ou militaire (les deux termes eacutetaient

pratiquement synonymes) or la reproduction serait selon Diotime lrsquoun des moyens de

gagner cette immortaliteacute qui nrsquoest pas due et serait mecircme le seul moyen selon cette

precirctresse qui nrsquoaccorde pas une creacuteance sans reacuteserve agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Τί δὴ

οὖν τῆς γεννήσεως ὅτι ἀειγενές ἐστι καὶ ἀθάνατον ὡς θνητῷ ἡ γέννησις204 Lu au pied de

la lettre le discours de Diotime repris par Socrate annulerait donc la leacutegitimiteacute des efforts

de celui qui cherche agrave acqueacuterir lrsquoimmortaliteacute en tant qursquohomme politique ou en tant que

203 Plat Banquet [183d-e] laquo Lrsquounion de lrsquohomme et de la femme est bien un enfantement Cet acte est quelque chose de divin ce qursquoil y a drsquoimmortel chez le vivant qui est mortel la grossesse et la procreacuteation raquo 204 Plat Banquet [206e] laquo Pourquoi donc la procreacuteation Parce que la procreacuteation est ce qursquoun mortel peut avoir drsquoexistant continuellement et drsquoimmortel raquo

147

soldat ce nrsquoest pas un hasard si apregraves lrsquointervention de Socrate dans le deacutebat Platon fera

entrer en scegravene Alcibiade qui dira agrave quel point les honneurs militaires laissent indiffeacuterents

le philosophe celui-ci nrsquoest pas totalement insensible agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute il sait

simplement qursquoil en a deacutejagrave sa part en tant qursquoil assure la continuiteacute de lrsquoespegravece humaine en

geacuteneacuteral et de sa ligneacutee en particulier et qursquoil nrsquoa pas agrave se glorifier outre mesure drsquoavoir

exposeacute sa vie au combat pour sa citeacute Socrate pourrait dire quand Alcibiade loue son

courage sur le champ de bataille qursquoil nrsquoa laquo fait que son devoir raquo et rien de plus que le fait

qursquoil se soit reproduit est agrave lui seul un facteur drsquoimmortaliteacute suffisant ndash nrsquooublions pas que

le Pheacutedon srsquoouvre en eacutevoquant justement la reproduction par la preacutesence de lrsquoeacutepouse de

Socrate et de leur enfant cette mention suffit agrave eacutetablir que le philosophe a conscience de

posseacuteder suffisamment drsquoimmortaliteacute pour que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme lrsquoindiffegravere et ne

justifie donc pas une deacutemonstration plus approfondie le but premier de Socrate eacutetant

lrsquoexhortation de la posteacuteriteacute agrave la philosophie il nrsquoest pas totalement interdit de penser que

ce petit enfant nrsquoest qursquoune image de tous les petits Socrate qui le philosophe lrsquoespegravere

arriveront apregraves lui ce qui ne lrsquoen leacutegitimerait que drsquoautant plus agrave juger qursquoil possegravede deacutejagrave

son compte drsquoimmortaliteacute sans devoir srsquoengager sur les voies que ses concitoyens

empruntent habituellement en vue drsquoobtenir la gloire Pour reacutesumer il importe si peu agrave

Platon que lrsquoon croie sans reacuteserve agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme qursquoagrave aucun moment il ne nie la

leacutegitimiteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute personnelle tel qursquoil se manifeste au travers de lrsquoactiviteacute

procreacuteatrice preacutefeacuterant cette derniegravere agrave la quecircte de gloire politique et militaire pour le dire

comme Andreacute Motte laquo ce que la nature mortelle en deacutefinitive cherche par lrsquoenfantement

crsquoest agrave se perpeacutetuer dans lrsquoexistence (hellip) La race humaine participe agrave lrsquoimmortaliteacute par la

geacuteneacuteration et il serait impie de se priver de ce privilegravege divin raquo205

Toutefois agrave aucun moment Platon il ne censure la quecircte de gloire politique qui

lrsquoindiffegravere mais ne le reacutevulse pas en tout cas pas au point de la reprocher agrave autrui dans les

Lois il ne niait mecircme pas la leacutegitimiteacute politique drsquoaccorder lrsquoimmortaliteacute au nom des

grands hommes et de les honorer longtemps apregraves leur mort comme le deacutemontre

abondamment Marcel Pieacuterart dans sa contribution aux Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte

contribution qursquoil se permet de conclure en ces termes

laquo La question du culte des souverains et des grands hommes est un problegraveme complexe qui contient des aspects religieux et institutionnels (hellip) [Les Grecs] y voyaient un moyen drsquoexprimer en les hissant au rang des dieux et des heacuteros la reconnaissance de la citeacute envers les hommes qui avaient contribueacute par leurs actions et leurs bienfaits agrave son salut Pourquoi

205 MOTTE Andreacute laquo Platon et la dimension religieuse de la procreacuteation raquo Kernos [En ligne] 2 p 171 1989 mis en ligne le 2 mars 2011 URL httpkernosrevuesorg246

148

eussent-ils heacutesiteacute agrave le faire srsquoils avaient la caution drsquoauteurs aussi prestigieux que Platon et Aristote raquo206

Hannah Arendt analyse ce deacutesir drsquoimmortaliteacute typiquement grec en des termes qui lui

donnent une plus large porteacutee que celle drsquoun simple constat ethnologique

laquo Les Grecs se preacuteoccupegraverent de lrsquoimmortaliteacute parce qursquoils avaient conccedilu une nature immortelle et des dieux immortels environnant de toutes parts les vies individuelles des hommes mortels (hellip) La mortaliteacute humaine vient de ce que la vie individuelle ayant de la naissance agrave la mort une histoire reconnaissable se deacutetache de la vie biologique Elle se distingue de tous les ecirctres par une course en ligne droite qui coupe pour ainsi dire le mouvement circulaire de la vie biologique raquo207

De fait la vie drsquoun homme a bien un deacutebut et une fin dans la mesure ougrave sa venue au monde

ne se traduit pas par le remplacement drsquoun autre qui lrsquoaurait preacuteceacutedeacute et ougrave personne ne

pourra jamais pallier totalement sa disparition comme crsquoest le cas pour les autres espegraveces

animales ougrave les geacuteneacuterations se suivent et se ressemblent laquo La naissance et la mort des

ecirctres vivants ne sont pas de simples eacuteveacutenements naturels elles sont lieacutees agrave un monde dans

lequel apparaissent et drsquoougrave srsquoen vont des individus des entiteacutes uniques irremplaccedilables et

qui ne se reacutepeacuteteront pas raquo208 Lrsquoindividu humain est le seul agrave se deacuteplacer lineacuteairement dans

un monde ougrave tout se meut circulairement lrsquoanormaliteacute fondamentale de la mort tire son

origine de cette anormaliteacute de lrsquoindividu humain dans un cadre naturel caracteacuteriseacute par

lrsquoeacuteternel retour et crsquoest pour mieux graver cette speacutecificiteacute dans le marbre de leur

vocabulaire que les Grecs employaient le terme βροτός (mortel) comme synonyme

drsquolaquo homme raquo ils ne concevaient cependant pas la mortaliteacute comme une fataliteacute et

pensaient que les hommes avaient la possibiliteacute de se hisser agrave une immortaliteacute qui leur eacutetait

propre une immortaliteacute strictement individuelle non englobeacutee par lrsquoimmortaliteacute du tout de

lrsquounivers Contrairement au cosmos et aux dieux les hommes gagnaient leur immortaliteacute

par leurs propres forces au lieu de la posseacuteder spontaneacutement comme lrsquoa exprimeacute ce grand

connaisseur du monde grec qursquoeacutetait Jean Giraudoux dans son Amphitryon 38 ougrave Alcmegravene

sa fait porte-parole de la digniteacute intrinsegraveque de lrsquohumaniteacute commune agrave Jupiter lui

promettant la divinisation la future megravere drsquoHercule reacutepond que les dieux sont veacuteneacutereacutes en

tant que dieux sans avoir agrave le meacuteriter (pour mener une vie dissolue et se conduire comme

206 PIEacuteRART Marcel laquo Le blanc le pourpre et le noir Les funeacuterailles des εὔθυνοι dans les laquo Lois raquo de Platon et le culte des grands hommes raquo sect 48 in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1097 207 ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne p54 ndash sauf exception toutes les citations de cette œuvre sont extraites de la traduction de Georges Fradier eacutediteacutee chez Calmann-Leacutevy mentionneacutee en biblio-graphie 208 Opcit p142

149

un garnement obseacutedeacute par une belle voisine209 Jupiter nrsquoen est pas moins Jupiter) tandis

qursquoelle ne doit drsquoecirctre respecteacutee qursquoagrave son meacuterite personnel de simple mortelle

laquo JUPITER Tu nrsquoas jamais deacutesireacute ecirctre deacuteesse ou presque deacuteesse ALCMEgraveNE Certes non Pourquoi faire JUPITER Pour ecirctre honoreacutee et reacuteveacutereacutee de tous ALCMEgraveNE Je le suis comme simple femme crsquoest plus meacuteritoire raquo210

Nous nous retrouvons donc avec deux types drsquoimmortaliteacute qursquoil convient de

diffeacuterencier soigneusement lrsquoimmortaliteacute acquise par la gloire ne concerne pas lrsquoau-delagrave

crsquoest bel et bien ici-bas parmi les hommes que lrsquoon cherche agrave obtenir cette gloire

impeacuterissable cette immortaliteacute peut sembler bassement terre agrave terre si on la compare agrave

celle qui constitue lrsquoobjet de nos recherches mais elle nrsquoen est pas moins inteacuteressante agrave

analyser Il a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute que lrsquoindividu ne pouvait disparaicirctre sans laisser de traces

que son laquo avoir-eacuteteacute raquo eacutetait absolument ineffaccedilable qursquoon ne pouvait faire apregraves sa mort

comme si de rien nrsquoavait eacuteteacute Il subsiste donc toujours quelque chose de lui parfois un

laquo presque rien raquo mais ce laquo presque rien raquo nrsquoest pas rien mecircme srsquoil nrsquoest pas observable agrave

lrsquoœil nu mecircme srsquoil nrsquoest visible que pour qui y precircte une attention exacerbeacutee il nrsquoen est

pas moins une marque du passage sur terre drsquoun individu une nouveauteacute que nul ne

pouvait anticiper Agrave titre drsquoexemple le ceacutelegravebre humoriste Marcel Gotlib srsquoest un jour

amuseacute agrave faire mine drsquoecirctre scandaliseacute devant le spectacle apparemment anodin drsquoun

promeneur tapant du pied dans un caillou laquo Ce que la patience des siegravecles avait eacuterigeacute

vient drsquoecirctre jeteacute bas en une seconde Le caillou nrsquoest plus agrave sa place lrsquoordre naturel est

bouleverseacute raquo211 Le propos est eacutevidemment caricatural mais a le meacuterite de mettre en valeur

lrsquoideacutee suivant laquelle loin drsquoecirctre complegravetement innocent le simple deacuteplacement drsquoun

caillou teacutemoigne de la capaciteacute de lrsquohomme agrave transformer son environnement et agrave le

marquer de son empreinte drsquoune maniegravere quasiment indeacuteleacutebile Bien entendu le

deacuteplacement de ce caillou ne bouleverse pas veacuteritablement lrsquoordre naturel mais il reste

qursquoagrave partir du moment ougrave le deacuteplacement a eu lieu on ne peut pas faire comme si rien ne

srsquoeacutetait passeacute Lrsquohomme dont la meacutemoire est honoreacutee longtemps apregraves sa mort au nom des

hauts faits qursquoil a accompli de son vivant ne beacuteneacuteficie donc pas drsquoun privilegravege ontologique

radical par rapport agrave ses congeacutenegraveres la diffeacuterence entre lui et le commun des mortels est

de degreacute plutocirct que de nature elle est quantitative plutocirct que qualitative et reacuteside dans le

209 laquo Tu vois la fenecirctre eacuteclaireacutee dont la brise remue le voile Alcmegravene est lagrave Ne bouge point Dans quelques minutes peut-ecirctre tu pourras peut-ecirctre voir passer son ombre raquo GIRAUDOUX Jean Theacuteacirctre complet p15 210 Opcit p145 211 Cf Annexe 19

150

fait que lrsquohomme en question a su porter au plus haut niveau ce qui se manifeste de faccedilon

plus discregravete au sein de la population ou plutocirct qursquoil a su actualiser ce qui nrsquoest

habituellement qursquoune virtualiteacute agrave savoir lrsquoimmortaliteacute non pas de lrsquoacircme humaine en tant

que telle mais plutocirct celle du principe intellectuel de lrsquohomme tel qursquoil se manifeste par ses

reacutealisations Il est des objets dont lrsquoinventeur a su se faire un nom qui est resteacute dans les

meacutemoires comme lrsquoampoule eacutelectrique inventeacutee par Thomas Edison mais il en est

drsquoautres dont lrsquoinventeur est nettement moins connu du grand public soit parce qursquoil srsquoagit

drsquoinventions anteacuterieures agrave lrsquoapparition de lrsquoeacutecriture et donc laquo preacutehistoriques raquo au sens fort

du terme comme la roue soit parce qursquoil nrsquoest pas aiseacute de les attribuer agrave un individu

donneacute comme le sablier qui date du XIIIe siegravecle et dont lrsquoinventeur si tant est qursquoil srsquoagit

bien drsquoun seul homme est inconnu soit tout simplement parce que le grand public ne

parvient pas agrave meacutemoriser son nom peu de gens par exemple parviendraient agrave citer le

nom de lrsquoinventeur de lrsquoextincteur et pourtant ces inventeurs meacuteconnus ont bien laisseacute

une trace tangible de leur passage sur terre et cette trace nrsquoest pas purement mateacuterielle elle

est un fait de culture plutocirct que de nature au sens ougrave elle ne leur survit pas de la mecircme

maniegravere que les fossiles attestant qursquoun animal mort depuis des millions drsquoanneacutees a existeacute

aucun ecirctre vivant ne peut modeler agrave sa guise le fossile qursquoil laissera apregraves sa mort tandis

que si les objets mateacuteriels que lrsquohomme faccedilonne comme ses os lui survivent la diffeacuterence

est preacuteciseacutement dans le fait qursquoils nrsquoont jamais que la forme que lrsquoauteur souhaite leur

donner et auraient tregraves bien pu ne pas ecirctre si lrsquohomme en avait deacutecideacute ainsi En somme les

objets issus de notre activiteacute creacuteatrice sont les teacutemoins drsquoun aspect de notre avoir-eacuteteacute bien

plus important que notre avoir-veacutecu au sens biologique du terme agrave savoir notre avoir-eacuteteacute-

une-creacuteature-libre-et-raisonnable-capable-de-creacuteation ils nrsquoimmortalisent pas notre ecirctre

mateacuteriel voueacute agrave la deacutegradation et agrave la disparition agrave long terme (mecircme les os ne sont pas

eacuteternels comme le rappelle propos biblique laquo Car tu es glaise et tu retourneras agrave la

glaise raquo212 ) mais bien notre ecirctre intellectuel Crsquoest agrave cet eacutegard que nous parlons ici drsquoune

immortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de chaque individu ndash lrsquoadjectif laquo virtuel raquo est

ajouteacute pour exprimer le fait que tout homme nrsquoa pas neacutecessairement le deacutesir conscient

drsquoacceacuteder agrave lrsquoimmortaliteacute par ses creacuteations Cioran par exemple rejette explicitement un

tel deacutesir ndash on peut cependant douter de sa parfaite honnecircteteacute sur ce point eacutetant donneacutee

lrsquoampleur de son œuvre laquo Je me refuse agrave la seacuteduction malsaine drsquoun Moi indeacutefini Je veux

me vautrer dans ma mortaliteacute Je veux rester normal raquo213

212 Genegravese 3 19 213

CIORAN Emil Michel Œuvres p660

151

Libre donc agrave chacun de vouloir ou de ne pas vouloir actualiser cette virtualiteacute mais nul ne

peut preacutetendre en ecirctre totalement deacutepourvu ni mecircme pouvoir empecirccher qursquoelle soit

actualiseacutee sans qursquoil le recherche lrsquoartisan faisant son meacutetier nrsquoa que rarement la

preacutetention de faire en sorte que les objets qursquoil fabrique constituent une trace durable de

son avoir-eacuteteacute cette volonteacute eacutetant plutocirct le fait de lrsquoartiste et pourtant agrave partir du moment

ougrave il a faccedilonneacute un objet lrsquoa placeacute dans le monde il nrsquoest plus possible de faire comme si

rien nrsquoavait eacuteteacute fait mecircme la plus humble poterie parce qursquoelle a eacuteteacute faite par la main de

lrsquohomme et nrsquoest pas le fruit du hasard est une survivance de la part intellectuelle de lrsquoecirctre

qui lrsquoa faccedilonneacutee Lrsquohomme fait donc perpeacutetuellement face agrave des objets qui ont eacuteteacute faccedilonneacutes

par ceux qui lrsquoont preacuteceacutedeacute sur terre et qursquoil est aiseacute drsquoenvisager comme autant de

survivances de la partie intellectuelle de lrsquoecirctre humain

Cette virtualiteacute se manifeste aussi et surtout par la capaciteacute de lrsquoindividu agrave srsquoinscrire

dans le tissu de lrsquohistoire ce dont il est question dans le Critias lorsque le personnage

eacuteponyme qui avait pourtant deacuteclareacute dans le preacuteambule du dialogue croire sincegraverement aux

pouvoirs de la meacutemoire en deacutenonce les limites chez ses concitoyens μυθολογία γὰρ

ἀναζήτησίς τε τῶν παλαιῶν μετὰ σχολῆς ἅμ᾽ ἐπὶ τὰς πόλεις ἔρχεσθον ὅταν ἴδητόν τισιν

ἤδη τοῦ βίου τἀναγκαῖα κατεσκευασμένα πρὶν δὲ οὔ ταύτῃ δὴ τὰ τῶν παλαιῶν ὀνόματα

ἄνευ τῶν ἔργων διασέσωται214 Agrave lrsquoinstar drsquoAlbert Rivaud nous traduisons σχολή par

laquo loisir raquo faute de mieux mais ce terme recouvre une notion bien plus preacutecise que le loisir

au sens ougrave nous lrsquoentendons aujourdrsquohui et qui ne se reacutesume pas agrave un simple temps de

distraction mais constitue un certain temps libre semblable agrave lrsquootium romain dont

beacuteneacuteficie le citoyen libeacutereacute de la neacutecessiteacute de travailler pour survivre et qui peut donc ecirctre

consacreacute aux ouvrages de lrsquoesprit et agrave lrsquoeacutetude en lrsquooccurrence ici lrsquoeacutetude de lrsquohistoire qui

nrsquoeacutetait encore seacutepareacutee de la μυθολογία que par une frontiegravere extrecircmement poreuse pour la

bonne raison que la mythologie du fait de son statut de reacutecit fondateur assurant son uniteacute

cultuelle agrave la citeacute devait ecirctre envisageacutee par les citoyens comme le reacutecit de faits passeacutes

aveacutereacutes ndash le citoyen nrsquoeacutetait pas tenu drsquoadheacuterer sans reacuteserve agrave ce reacutecit mais au moins de faire

comme srsquoil eacutetait vrai afin de se conformer aux usages de la communauteacute civique et ainsi y

trouver sa place de citoyen de plein droit ceci peut expliquer ce qursquoont drsquoapparemment

extravagants des reacutecits tels que ceux drsquoHeacuterodote Mais extravagante la deacuteclaration

attribueacutee agrave Critias ne lrsquoest guegravere les versions diverses et varieacutees drsquoun mecircme mythe aussi

214 Plat Critias [110a] laquo En effet la mythologie et la recherche des faits anciens viennent avec le loisir dans les citeacutes quand certains voient qursquoils ont deacutejagrave pourvu agrave ce qui est neacutecessaire agrave la vie pas avant Crsquoest pour-quoi les noms des anciens sans leurs actes ont eacuteteacute conserveacutes raquo

152

fondateur soit-il surabondent et cohabitent dans la Gregravece antique sans que cela entraicircne

pour autant des changements notables drsquoune version agrave une autre concernant les noms des

diviniteacutes et des heacuteros mis en scegravenes ndash crsquoest ce qui confegravere agrave ces reacutecits leur riche polyseacutemie

qui les rend si inteacuteressants pour le chercheur drsquoaujourdrsquohui tout en maintenant intacte la

possibiliteacute de les identifier sans erreur Cela eacutetant dit le jugement de Critias nrsquoest pas si

dateacute qursquoil en a lrsquoair puisqursquoencore aujourdrsquohui nous meacutemorisons facilement un nom de rue

sans mecircme neacutecessairement pouvoir dire ce que lrsquoindividu qui portait ce nom avait pu faire

pour meacuteriter cet honneur posthume qui fait de lui une sorte de heacuteros mythologique

contemporain agrave Brest par exemple si le nom de Jean Jauregraves dont le nom a eacuteteacute donneacute agrave

lrsquoune des rues principales de la ville est bien connu de mecircme que celui de Vercingeacutetorix

qui a donneacute son nom agrave une place beaucoup de gens passent tous les jours dans la rue

Bugeaud sans savoir qursquoil srsquoagit du nom drsquoun mareacutechal de France qui srsquoillustra notamment

en tant que gouverneur de lrsquoAlgeacuterie au XVIIIe siegravecle En somme si la meacutemoire nrsquoest pas

suffisamment solliciteacutee elle ne permet pas de rendre impeacuterissable le souvenir laisseacute par un

deacutefunt ce qui nrsquoentre pas en contradiction avec notre propos eacutetudiant les virtualiteacutes

humaines plutocirct que les reacutealiteacutes lrsquohomme qui agit au sens politique du terme ne peut

jamais ecirctre parfaitement certain de la maniegravere dont son action sera perccedilue par la posteacuteriteacute

mais celle-ci ne pourra pas faire comme si cette action nrsquoavait jamais eacuteteacute les historiens

deacutebattent encore aujourdrsquohui aves passion sur le rocircle qursquoa joueacute Henry VIII drsquoAngleterre

dans lrsquohistoire de son royaume les uns le perccediloivent comme un tyran sanguinaire (lrsquoEacuteglise

catholique nrsquoa pas manqueacute de diaboliser ce souverain heacuteteacuterodoxe) et les autres comme un

souverain novateur mais si le doute porte sur la nature de son rocircle elle ne saurait

concerner lrsquoimportance de ce rocircle qui en tant que telle est indiscutable Il nrsquoest mecircme pas

neacutecessaire de prendre pour exemple un homme ayant marqueacute lrsquohistoire agrave lui seul

lrsquohistoriographie moderne tend drsquoailleurs agrave se deacutesinteacuteresser des laquo grands hommes raquo au

profit des populations de laquo lrsquohistoire drsquoen bas raquo tenant ainsi compte du fait que tout

homme contribue agrave laquo faire lrsquohistoire raquo agrave son niveau que tout action aura agrave son eacutechelle des

conseacutequences mecircme si celles-ci ne sont pas immeacutediatement mesurables Ainsi crsquoest agrave bon

droit que lrsquoon nomme laquo conquecirctes sociales raquo certains avantages dont la population

franccedilaise beacuteneacuteficie aujourdrsquohui comme la seacutecuriteacute sociale ou le droit de gregraveve lrsquoobtention

de ces droits eacutetant le reacutesultat de lrsquoaction de toute une frange de la population qui srsquoest

mobiliseacutee pour les obtenir En somme tout homme parce qursquoil est un homme nrsquoest pas

voueacute agrave une disparition absolue le caractegravere ineffaccedilable de son avoir-eacuteteacute se manifeste par sa

153

maniegravere de modeler le monde soit par la production drsquoobjets mateacuteriels soit par

lrsquoinscription dans le processus de lrsquohistoire

Crsquoest agrave dessein que lrsquoon mobilise cette alternative qui ne manquera pas de rappeler

au lecteur averti les notions drsquoœuvre et drsquoaction mobiliseacutees par Hannah Arendt dans

Condition de lrsquohomme moderne Ces notions en effet recouvrent lrsquoensemble du champ des

activiteacutes humaines dont les produits (au sens large du terme) peuvent survivre agrave lrsquoindividu

qui les produit et ainsi assurer agrave travers leurs productions mateacuterielles ou immateacuterielles la

survie du principe intellectuel dudit individu lrsquoœuvre pour des raisons eacutevidentes puisqursquoil

srsquoagit de la production drsquoobjets mateacuteriels contribuant agrave bacirctir un monde humain qui survit agrave

ceux qui y ont veacutecu lrsquoaction en raison directe de sa condition sine qua non la pluraliteacute

crsquoest parce qursquoil existe sur terre une pluraliteacute drsquohommes crsquoest-agrave-dire des humains qui non

contents drsquoecirctre plusieurs sont aussi tous irreacutemeacutediablement diffeacuterents les uns des autres

qursquoexiste le politique et par lagrave mecircme lrsquoaction lrsquohomme agit donc au milieu drsquoautres

hommes auxquels il nrsquoest pas assimilable son action beacuteneacuteficie ainsi drsquoune visibiliteacute et

laisse donc un souvenir qui peut se perpeacutetuer fucirct-ce imparfaitement en tout cas toujours

suffisamment pour attester que le cadavre a eacuteteacute jadis un ecirctre vivant capable de raisonner et

de deacuteployer un agir impreacutevisible selon Arendt lrsquoaction en deacutepit du caractegravere immateacuteriel

de ses reacutealisations serait une garantie plus sucircre de survivance que lrsquoœuvre eacutetant donneacute que

laquo lrsquoaction dans la mesure ougrave elle se consacre agrave fonder et maintenir des organismes

politiques creacutee la condition du souvenir raquo215 lrsquoœuvre ne suffisant pas agrave assurer ce souvenir

puisque crsquoest dans lrsquoaction que cette transcendance de soi cesse drsquoecirctre isoleacutee et compte

aussi pour les autres dans lrsquoœuvre lrsquohomme peut rester anonyme lrsquoartisan signe rarement

les produits de son activiteacute mecircme srsquoil nrsquoen est pas moins vrai qursquoelle manifeste tout autant

que lrsquoaction lrsquoimpossibiliteacute de reacuteduire entiegraverement le destin de lrsquohomme agrave sa vie

biologique Il reste que crsquoest bien lrsquoaction mieux que nrsquoimporte quoi drsquoautre qui atteste

par-delagrave la mort biologique non seulement que lrsquoindividu pensant a existeacute mais aussi qursquoil

a bien eacuteteacute pensant et a bien eacuteteacute un individu agrave part entiegravere son agir est assignable de jure agrave

un individu irreacuteductiblement singulier et mecircme si son nom ou sa personnaliteacute ne laisse pas

de souvenir impeacuterissable agrave la posteacuteriteacute la posteacuteriteacute nrsquoest pas pour autant en mesure de

preacutetendre qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute elle a devant les yeux les reacutesultats drsquoune action qui nrsquoaurait

mecircme pas pu ecirctre engageacutee srsquoil nrsquoy avait eu drsquoindividu irreacuteductiblement singulier pour

lrsquoengager Crsquoest donc en derniegravere analyse sous le jour de son irreacuteductible singulariteacute en

215 ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne p43

154

tant qursquoelle est la garantie de toute action speacutecifiquement humaine et sous aucun autre jour

que lrsquohomme acquiert lrsquoimmortaliteacute relative que drsquoapregraves Diotime il chercherait si le

discours de la precirctresse ne reconnait ce pouvoir qursquoagrave la reproduction crsquoest pour bien

souligner que cette immortaliteacute est agrave la porteacutee de lrsquohumaniteacute commune que tout homme

lrsquoacquiert sans avoir besoin de reacutealiser un coup drsquoeacuteclat qui reste dans lrsquohistoire drsquoailleurs

mecircme la reproduction ce processus apparemment si deacutevorant est loin de rabaisser

lrsquohomme agrave lrsquoeacutetat de simple jouet du cycle des naissances et des morts puisqursquoil bute

toujours comme le reste sur cette irreacuteductible singulariteacute lrsquoenfant eacutetant toujours lrsquoenfant

laquo de quelqursquoun raquo et non pas nrsquoimporte quel enfant la speacutecificiteacute humaine a pour autre

conseacutequence qursquoau sein de la citeacute il ne suffit pas drsquoecirctre le geacuteniteur pour ecirctre reconnu

comme le pegravere crsquoest mecircme tout agrave fait dispensable la filiation eacutetant une construction

reposant non pas sur les liens geacuteneacutetiques tels que la science peut en rendre compte

aujourdrsquohui par le biais des tests ADN mais bien sur la reconnaissance de lrsquoenfant par le

pegravere et par la prise en charge par ce dernier de lrsquoeacuteducation le laquo vrai raquo pegravere nrsquoest pas celui

qui a feacutecondeacute lrsquoovule mais celui dont lrsquoindividualiteacute se manifeste aussi par le biais de

lrsquoenfant auquel il a donneacute les cleacutes pour srsquoinseacuterer dans la citeacute dans lrsquoexpression laquo pegravere

spirituel raquo lrsquoaccent doit bien ecirctre mis sur laquo pegravere raquo et non pas sur laquo spirituel raquo puisqursquoun

pegravere est neacutecessairement spirituel ou bien nrsquoest pas Tout ceci confirme notre hypothegravese

concernant le petit enfant de Socrate eacutevoqueacute dans le Pheacutedon ce fils nrsquoeacutetant qursquoune image

de tous les fils spirituels plus ou moins dignes il est vrai en preacutesence desquels Socrate vit

ses derniers instants

2 La transformation de la vie en destin individuel lrsquoaction face au tribunal de

la posteacuteriteacute

Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain eacutetant la condition sine qua non de

toute action permettant au principe intellectuel de lrsquohomme de survivre agrave lrsquohomme en tant

qursquoecirctre biologique cette singulariteacute a certainement joueacute un rocircle dans lrsquoeacutetablissement de la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Crsquoest agrave lrsquoappui de cette hypothegravese que lrsquoon

mobilisera agrave nouveaux frais le paradoxe de la mort-destin qui exacerbe lrsquoindividualiteacute tout

en la faisant disparaicirctre agrave lrsquoinstar de la clinique telle que lrsquoenvisageait Foucault qui ne

peut connaicirctre le corps vivant que quand il est mort et agrave lrsquoinstar mecircme de toute

connaissance qui est reacutetrospective par nature lrsquohistoire ne peut connaicirctre une individualiteacute

que quand celle-ci nrsquoest plus en construction Lrsquohomme nrsquoest pas simplement un mort en

155

devenir mais drsquoabord un destin en pleine construction aussi longtemps qursquoil vit on ne

peut se prononcer agrave moins de preacutetendre posseacuteder des pouvoirs surnaturels sur la nature et

le contenu de sa destineacutee son destin ne peut ecirctre eacutecrit qursquoa posteriori lorsqursquoil est mort

plus rien ne peut venir de lui et on ne peut faire en sorte que ce qursquoil a fait ne fucirct pas sa

personnaliteacute qui srsquoauto-produit et se manifeste par lrsquoaction peut bel et bien ecirctre laquo deacutefinie raquo

au sens de lrsquooctroi drsquoune signification comme au sens drsquoune stricte deacutelimitation la mort

transforme la vie qui a eacuteteacute la sienne en destin dans la mesure ougrave elle ne peut plus devenir

autre que ce qursquoelle a eacuteteacute la deacutefinition dont il peut faire lrsquoobjet peut avoir la preacutetention

drsquoecirctre permanente et impeacuterissable ndash rappelons toutefois que ce nrsquoest pas si simple et que

quand les historiens entreprennent de caracteacuteriser la vie drsquoune individualiteacute ils peuvent

entrer en deacutesaccord entre eux voire changer drsquoavis sur le tard mecircme lrsquoapocirctre Judas dont

le nom reste pourtant synonyme de laquo traicirctre raquo a eacuteteacute reacutehabiliteacute reacutecemment gracircce agrave la

deacutecouverte drsquoun eacutevangile dont il serait lrsquoauteur En deacutepit de cette difficulteacute pratique il

nrsquoempecircche que la mort ouvre la voie agrave la deacutetermination drsquoun destin individuel

deacutetermination qui aurait eacuteteacute de toute faccedilon impossible aussi longtemps que se poursuivait

le perpeacutetuel devenir que constitue la vie

Cette deacutetermination drsquoun destin individuel nrsquoest envisageable que dans le champ

politique (au sens large du terme) pour une triple raison premiegraverement crsquoest la condition

sine qua non du politique crsquoest-agrave-dire la pluraliteacute qui sous-tend la non-assimilabiliteacute des

destineacutees en tant qursquoelle garantit lrsquoirreacuteductible singulariteacute de chaque individu

deuxiegravemement puisque crsquoest la mort qui permet la transformation drsquoune vie en destineacutee

cette transformation ne peut eacutevidemment pas ecirctre opeacutereacutee par lrsquoindividu mort et ne peut ecirctre

que le fait de ceux qui lui survivent il ne peut donc y avoir de deacutefinition drsquoune destineacutee

particuliegravere qursquoagrave la condition que drsquoautres individus soient laquo lagrave raquo pour constater les

reacutesultats drsquoune action troisiegravemement enfin dans la mesure ougrave lrsquoaction est ce qui creacutee la

condition du souvenir en mettant en place des organisations politiques et est donc ce par

quoi se manifeste agrave son plus haut degreacute lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de

lrsquohomme alors le champ politique est proprement le domaine par excellence de la

transformation de la vie en destin De jure lrsquoœuvre devrait permettre elle aussi en tant

qursquoelle consiste dans la production drsquoobjets qui survivent agrave leur producteur de comprendre

la vie comme une destineacutee mais lrsquoœuvre commet le peacutecheacute veacuteniel drsquoecirctre une ποίησις crsquoest-

agrave-dire de consister en une certaine τέχνη un certain savoir-faire transmissible de maicirctre agrave

eacutelegraveve agrave tel point drsquoailleurs que la machine tend aujourdrsquohui dans la fabrication des objets

mateacuteriels agrave remplacer le tour de main de lrsquohomme rendant reproductibles agrave lrsquoinfini lesdits

156

objets qui ne sont plus que des objets de consommation appeleacutes agrave disparaicirctre et dans

lesquels lrsquoindividualiteacute du producteur ne se manifeste plus lrsquoouvrier speacutecialiseacute remplaccedilant

deacutefinitivement lrsquoartisan Lrsquoaction elle en tant qursquoelle constitue un domaine ougrave aucune

machine ne saurait jamais remplacer lrsquohomme permet encore agrave lrsquoindividu de manifester

pleinement son pouvoir creacuteateur de faire eacutemerger une reacutealiteacute qui nrsquoaurait pas pu ecirctre sans

lui qui nrsquoaurait jamais pu ecirctre la mecircme si une autre personne srsquoen eacutetait chargeacutee crsquoest en

cela que les hommes politiques se suivent et ne se ressemblent pas que Khrouchtchev

nrsquoest pas Staline que Churchill nrsquoest pas Chamberlain que Blum nrsquoest pas Daladier et que

chacun drsquoeux a introduit une nouveauteacute contribuant agrave bacirctir lrsquoatmosphegravere geacuteneacuterale de leur

eacutepoque Cette reacutealiteacute drsquoordre politique vaut aussi pour la creacuteation artistique par exemple

Hergeacute justifiait son refus que les aventures de Tintin fussent poursuivies apregraves sa mort par

drsquoautres dessinateurs en affirmant que si quelqursquoun reprenait la seacuterie lagrave ougrave il la laissait agrave sa

mort ce pourrait ecirctre meilleur ou moins bon que ce qursquoil faisait mais ne pourrait de toute

faccedilon jamais ecirctre eacutegal de mecircme lorsqursquoun reacutedacteur zeacuteleacute a entrepris de transformer la fin

de Theacuteregravese Raquin de Zola en lui donnant une porteacutee moralisatrice dont lrsquoauteur ne voulait

pas cette deacutemarche a donneacute lieu agrave une rupture stylistique trop brutale pour tromper qui que

ce soit Ce constat relatif agrave lrsquoart ne se surajoute pas agrave ce qui vient drsquoecirctre dit sur le politique

lrsquoart nrsquoayant drsquoexistence que dans le cadre de la citeacute en tant qursquoil est destineacute agrave ecirctre exposeacute

au regard drsquoautrui

Le fait que lrsquoaction et donc la transformation de la mort en destin ne soient

possibles que dans le champ politique amegravene agrave formuler une hypothegravese il a deacutejagrave eacuteteacute

question de lrsquoanalogie entre lrsquoacircme personnelle et la citeacute dans la Reacutepublique est-il donc

totalement exclu que cette analogie ait eacuteteacute deacuteterminante au moins pour Platon pour la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Cette ideacutee a pu surgir notamment gracircce agrave la lecture

de Brague lorsque lrsquoauteur du Restant revient sur le plan architectural de la citeacute ideacuteale

laquo Il nrsquoy a pas lagrave qursquoun souci drsquoestheacutetique ou mecircme drsquourbanisme rationnel La citeacute est drsquoautant meilleure qursquoelle se rapproche plus de son plan geacuteneacuterateur qui en est la constitution (politeia) par ses lois Ce sont ces lois veacuteritables murailles de la citeacute qui en structurent le volume Crsquoest agrave partir de lagrave que lrsquoon peut comprendre drsquoune part lrsquoinsistance avec laquelle la steacutereacuteomeacutetrie est invoqueacutee dans le dialogue qui manifeste ne serait-ce que par son titre que son objet principal est la politeia le reacutegime et drsquoautre part le fait en apparence opposeacute agrave notre interpreacutetation que la citeacute y est conccedilue dans une constante analogie avec lrsquoacircme On srsquoattendrait plutocirct en effet agrave ce que la citeacute soit rapprocheacutee du corps comme crsquoest drsquoailleurs le cas dans la tradition de la philosophie politique et drsquoailleurs aussi chez Platon Or elle est ici rapprocheacutee non pas du solide mais plutocirct de la surface (hellip) Le rapprochement de la citeacute et de lrsquoacircme humaine nrsquoest possible que sur le fond drsquoune commune mise en rapport avec ce qui dans la suite des

157

dimensions correspond au domaine ontologique de lrsquoacircme revenant agrave lrsquoessence agrave savoir la ligne et la surface raquo216

Le rapprochement entre lrsquoacircme humaine et la citeacute nrsquoest possible que parce que la citeacute est

elle-mecircme deacutecrite en eacutetant rameneacutee agrave ce qui en est lrsquoacircme la politeia la constitution En

effet pour faire vivre ensemble des individus divers dans une paix relative la citeacute se dote

drsquoune constitution drsquoun certain nombre de lois qui peuvent ecirctre penseacutees comme

constituant lrsquoacircme de la citeacute ce qui est censeacute ne pas mourir avec elle le corps constituant

lrsquoensemble des individus vivant ensemble gracircce agrave cette acircme-constitution Crsquoest agrave dessein

que nous mobilisons la notion de corps politique car il pourrait sembler envisageable de

renverser le rapport eacutetabli dans la Reacutepublique entre lrsquoacircme humaine et la polis puisque lrsquoon

parle drsquoun corps politique pourquoi nrsquoy aurait-il pas une acircme politique qui serait

preacuteciseacutement la constitution de la citeacute en tant que telle On distingue la citeacute en tant que

groupe drsquoindividus donc en tant qursquoeacutevolutive et la citeacute en tant qursquoorganisation qui

transcende cette collectiviteacute en lui survivant toujours lrsquoEacutetat ne peut pas de jure mourir les

fonctions qui le font vivre survivent toujours aux individus qui les exercent (de lagrave vient la

theacuteorie des deux corps du Roi reacutesumeacutee par lrsquoexpression laquo le roi est mort vive le Roi raquo) et

on peut ecirctre drsquoautant plus assureacute de lrsquoimmortaliteacute de ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme son

acircme que mecircme si un Eacutetat disparait mateacuteriellement sa constitution peut survivre au moins

dans les meacutemoires et inspirer drsquoautres Eacutetats ndash les hommes de 1792 ne se sont pas priveacutes

avec plus ou moins de pertinence de revendiquer lrsquoheacuteritage de Rome ou drsquoAthegravenes En

somme lrsquoanalogie de rapport entre lrsquoacircme et la citeacute nrsquoest pas le fruit du hasard il nrsquoest pas

complegravetement exclu que lrsquohomme ait pu appliquer agrave lui-mecircme ce qursquoil constatait

concernant les structures politiques au sein desquelles il vivait Lrsquohypothegravese est seacuteduisante

mais comparaison nrsquoest pas raison et on se gardera drsquoaller aussi loin et de faire dire agrave

lrsquoanalogie platonicienne ce qursquoelle ne veut pas dire cette analogie nrsquoest qursquoanalogie sans

que cela suppose pour autant une nature commune elle constitue une hypothegravese destineacutee agrave

faciliter la deacutecouverte drsquoune veacuteriteacute plutocirct que lrsquoeacutenonciation de cette veacuteriteacute elle-mecircme De

plus crsquoest dans le champ de la citeacute que se manifeste de faccedilon eacutevidente la capaciteacute de

lrsquoindividu humain agrave deacuteployer un agir dont les conseacutequences se font sentir par-delagrave ses

limites biologiques degraves lors la peacuterenniteacute des systegravemes politiques leur transcendance

temporelle compte parmi les conseacutequences potentielles de cette caracteacuteristique de

lrsquohomme elle lui est donc posteacuterieure et le constat relatif agrave lrsquoimmortaliteacute de laquo lrsquoacircme raquo des

citeacutes nrsquoest pas tellement agrave prendre comme une eacuteventuelle cause directe de la conception de

216 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p67

158

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine mais plutocirct comme un facteur qui a pu venir renforcer une

conception qui de toute eacutevidence a ducirc preacuteceacuteder mecircme sous une forme vague toute forme

drsquoorganisation politique stricto sensu ndash agrave la grande rigueur peut-on concevoir que les deux

pheacutenomegravenes ont eacuteteacute contemporains

Le cas des systegravemes politiques est cependant reacuteveacutelateur drsquoun aspect important de

lrsquoaction jusqursquoagrave preacutesent nous avons parleacute drsquoune action dont les effets se feraient sentir

longtemps apregraves la mort de lrsquoindividu qui lrsquoa produite comme si ladite action eacutetait bel et

bien acheveacutee agrave partir du moment ougrave celui qui la menait nrsquoeacutetait plus une telle

repreacutesentation ne tiendrait pas suffisamment compte du fait que la mort achegraveve tout en

laissant inacheveacute nul ne connaissant lrsquoheure de sa mort nul ne peut ecirctre certain qursquoil aura

le temps de mener agrave bien ce qursquoil espegravere accomplir De toute faccedilon lrsquoaction diffegravere de

lrsquoœuvre entre autres par le fait qursquoelle ne srsquoeacutepuise pas dans ses reacutesultats quand on repegravere

en examinant lrsquoeacutetat actuel de la citeacute dans laquelle on vit que lrsquoaction drsquountel a eu certaines

conseacutequences on dit en fait que lrsquoaction a eacuteteacute poursuivie (ou non) par la posteacuteriteacute qursquoelle

est reacutepeacuteteacutee (ou non) chaque jour par ceux qui ont succeacutedeacute agrave ce pionnier Par exemple il est

monnaie courante drsquoaffirmer que Constantin aurait christianiseacute lrsquoempire romain

pratiquement du jour au lendemain il nrsquoy a pas si longtemps encore un ouvrage de Joeumll

Schmidt Le triomphe du christianisme donnait la part belle agrave Constantin dans la

christianisation de lrsquoEurope Or comme le soulignent Tiphaine Moreau et Bertrand Lanccedilon

dans Constantin un Auguste chreacutetien il est impossible qursquoil ait pu agrave lui seul changer les

pratiques religieuses sur un territoire aussi vaste que celui sur lequel il exerccedilait son

autoriteacute le triomphe du christianisme en Europe est de toute eacutevidence le reacutesultat drsquoun long

processus dont Constantin a eacuteteacute lrsquoun des acteurs parmi drsquoautres et il est fort peu probable

que la mosaiumlque fort bigarreacutee de pratiques cultuelles diverses et varieacutees que constituait

alors lrsquoEmpire romain ait pu en si peu de temps srsquounifier sous lrsquoautoriteacute spirituelle drsquoune

seule et unique religion le reniement du christianisme par Julien laquo lrsquoapostat raquo montrait

drsquoailleurs combien la domination du christianisme restait fragile mecircme apregraves le regravegne de

Constantin et nrsquoaurait donc jamais pu ecirctre acquise srsquoil ne srsquoeacutetait trouveacute apregraves le IVe siegravecle

drsquoautres acteurs pour deacutefendre cette religion Dans le mecircme ordre drsquoideacutees et plus pregraves de

nous on ne manque pas de rappeler que les lyceacutees ont eacuteteacute creacuteeacutes par Napoleacuteon que la

laiumlciteacute agrave la franccedilaise est le fruit de lrsquoaction drsquoEacutemile Combe que Jules Ferry est le pegravere de

lrsquoeacutecole laiumlque publique gratuite et obligatoire mais toutes ces innovations politiques

seraient resteacutees lettre morte srsquoil ne srsquoeacutetait trouveacute personne parmi les hommes qui ont

succeacutedeacute agrave ces initiateurs pour se les reacuteapproprier et juger qursquoelles meacuteritaient drsquoecirctre

159

poursuivies De semblables innovations sont souvent consideacutereacutees comme eacutetant laquo lrsquoœuvre raquo

drsquoun homme mais elles relegravevent toujours moins de lrsquoœuvre que de lrsquoaction dans la mesure

ougrave elles ne laissent rien de purement mateacuteriel lrsquoeacutecole publique ne se reacutesume pas

simplement agrave des bacirctiments mais repose drsquoabord sur des institutions fonctionnant suivant

des regravegles eacutedicteacutees au nom drsquoun certain nombre de valeurs dont la peacuterenniteacute pour ecirctre

assureacutee ne se contente pas drsquoobjets mateacuteriels On ne peut jamais ecirctre certain hic et nunc du

bien-fondeacute drsquoune action dans la mesure ougrave crsquoest la posteacuteriteacute qui distribue les bons et les

mauvais points et ce sans mecircme eacutemettre explicitement un jugement positif ou neacutegatif mais

simplement en prenant la deacutecision de poursuivre ou non lrsquoaction

Pour qursquoune action ait une validiteacute incontestable elle se doit drsquoecirctre reconnue

comme telle par les geacuteneacuterations futures et cela suppose qursquoelle puisse ecirctre poursuivie

indeacutefiniment on ne peut reconnaicirctre de validiteacute eacuteternelle agrave une action qui doit

neacutecessairement srsquoachever agrave un instant donneacute Cela ne signifie pas que les actions dont le

but rechercheacute aurait eacuteteacute atteint nrsquoauraient aucune valeur bien au contraire mecircme de telles

actions (dont il nrsquoexiste de toute faccedilon que tregraves peu drsquoexemples concrets) ne sauraient

srsquoeacutepuiser deacutefinitivement dans un reacutesultat obtenu mecircme si lrsquoanalphabeacutetisme disparaissait

totalement en France cela ne signifierait pas que lrsquoaction engageacutee par Jules Ferry nrsquoaurait

plus lieu drsquoecirctre poursuivie bien au contraire cela prouverait drsquoautant mieux qursquoelle meacuterite

drsquoecirctre continueacutee Une action pour ecirctre valable est donc une action qui a suffisamment de

valeur en tant que telle indeacutependamment de tout reacutesultat concret pour ecirctre continueacutee au-

delagrave des limites biologiques de celui qui lrsquoa engageacutee De ce fait la reacutecompense post

mortem de celui qui a agi moralement au cours de son existence nrsquoest pas heacuteteacuterogegravene agrave son

action elle consiste preacuteciseacutement dans la possibiliteacute de poursuivre cette action qui trouve sa

reacutecompense en tant que telle De ce point de vue les tribunaux jugeant les acircmes des

deacutefunts ne sont jamais qursquoautant drsquohypostases de ce tribunal permanent que constitue

lrsquohistoire en perpeacutetuel accouchement telle qursquoelle srsquoeacutecrit sous nos yeux comme dans

toute repreacutesentation mythique la conscience humaine situe dans lrsquoau-delagrave ce qursquoelle ne

cesse jamais de faire ici-bas Cette ideacutee est loin drsquoecirctre eacutetrangegravere agrave Platon comme

lrsquoexplique Romano Guardini bien que Socrate ne soit pas cateacutegorique concernant la vie

apregraves la mort dans lrsquoApologie il nrsquoen eacutevoque pas moins lrsquohypothegravese du tribunal de lrsquoHadegraves

qui lui permet drsquoaffirmer que laquo dans lrsquoeacuteterniteacute il sera confirmeacute dans son vouloir et son

faire raquo217 Ce dialogue de jeunesse porte donc en germe des ideacutees capitales en tant qursquoelles

217 GUARDINI Romano La mort de Socrate p101-102

160

attestent que Socrate lui-mecircme aurait partiellement approuveacute lrsquoideacutee suivant laquelle du fait

de lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoavoir-fait il y a toujours une part de lrsquoindividu pensant qui survit

durablement indeacutependamment mecircme du souvenir qursquoil peut laisser dans la conscience

collective voire mecircme agrave lrsquoinsu de cette derniegravere la philosophie telle que la conccediloit Platon

est un faire dont toute personne correctement initieacutee peut ecirctre un continuateur mais en

aucun cas un acheveur on nrsquoachegraveve pas la philosophie comme on achegraveve les chevaux

toute personne qui entreprend de philosopher srsquoinscrit sans srsquoy dissoudre dans la

continuiteacute drsquoun processus qui le transcende chronologiquement il ne srsquoy dissout pas dans

la mesure ougrave il apporte sa pierre qui ne vient de nul autre que lui agrave un processus

apparemment sans fin de recherche du savoir essentiel Socrate ne pouvait pas ignorer

lrsquooriginaliteacute de lrsquoenseignement qursquoil dispensait et lrsquoa assumeacutee jusqursquoau bout sachant que

drsquoune faccedilon ou drsquoune autre sa pratique de la philosophie lui survivrait ndash mecircme si on nrsquoest

jamais sucircr de la fortune que rencontrera plus tard une doctrine ou une meacutethode la posteacuteriteacute

ne peut jamais rester totalement indiffeacuterente agrave son eacutegard mecircme lrsquooubli est impuissant face

au caractegravere ineffaccedilable de lrsquoavoir-fait agrave cet eacutegard lrsquoinvestigation philosophique serait ce

par quoi se manifeste de la faccedilon la plus aigueuml notre pouvoir de transcender les limites

chronologiques de notre existence biologique de ne pas se dissoudre dans le cycle de la vie

et de la mort Quand il affirme qursquoil garde lrsquoespoir de converser dans la mort avec de

grands hommes voire avec des dieux Socrate affirme en fait sa conviction que dans la

mort son œuvre recevra son sens deacutefinitif en effet lrsquoaction humaine est condamneacutee agrave une

relative incertitude concernant la validiteacute de sa raison drsquoecirctre aussi longtemps que vit

lrsquoindividu or laquo une action valable est une action eacuteternelle raquo218 ce qui veut que pour avoir

de la valeur elle doit non seulement pouvoir ecirctre poursuivie indeacutefiniment mais aussi avoir

un sens qui ne repose pas sur une simple doxa mais bien sur une certitude quant agrave sa

validiteacute ce qui interdit agrave Socrate de se reacutetracter ce qursquoil aurait fait en reacutepondant

positivement agrave lrsquoinvitation agrave srsquoeacutevader formuleacutee par Criton Lrsquoactiviteacute philosophique plus

que toute autre activiteacute exacerbe litteacuteralement notre conscience de nous inseacuterer dans un

processus qui transcende notre individualiteacute sans que celle-ci puisse srsquoy dissoudre notre

individualiteacute est preacuteciseacutement lrsquoinstance qui permet la continuation de ce processus qui ne

se poursuit que gracircce agrave notre action lrsquoexistence mecircme de ce processus au sein duquel

notre action trouve sa place et devient donc susceptible drsquoecirctre eacutevalueacutee par sa continuation

ou sa non-continuation est donc la conseacutequence de lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu

218 Opcit p104

161

et ici se situe le nœud du lien qursquoentretient cette singulariteacute avec la conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comprise comme image de la survie de notre principe intellectuel

Une telle conclusion est drsquoautant plus bienvenue qursquoelle trouve agrave srsquoaccorder avec le

contenu mecircme du Pheacutedon que Guardini commente en ces termes

laquo La conscience de cette mort traverse le sentiment drsquoecirctre soi-mecircme peacuterissable et srsquoapprofondit jusqursquoagrave ce point intime qui reacuteside au-delagrave de la naissance et de la mort physiques Tant qursquoon prend seulement les ideacutees dans leur signification immeacutediate on croit nrsquoy voir qursquoun jeu conduit par des motifs semi-mythologiques leur sens authentique ne se deacutecouvre que quand on deacutecouvre de quelle faccedilon lrsquohomme precirct agrave la mort et si intenseacutement vivant en appelle agrave travers ces motifs mecircme agrave son ecirctre spirituel distingue cet ecirctre de tout ce qui demeure prisonnier du flux biologique du cycle de la naissance et de la mort et srsquoassure ainsi de son immortaliteacute raquo219

La conscience de notre mort agrave venir la plupart du temps nous ronge de lrsquointeacuterieur jusqursquoagrave

nous faire oublier lrsquoexistence de notre principe intellectuel capable de se manifester au-delagrave

de notre deacutecegraves le philosophe lrsquohomme precirct agrave mourir ne lrsquooublie pas srsquoinscrivant dans

une ligneacutee qui transcende les bornes de la vie terrestre Celui qui ne prend pas la

philosophie au seacuterieux ne se donne pas les moyens de srsquoinscrire dans un cadre ougrave la mort

nrsquoest rien lrsquoassurance de Socrate face agrave la mort physique est cependant assez exemplaire

pour aider lrsquohomme issu de la foule agrave prendre conscience du seacuterieux avec lequel il faut

approcher les ideacutees et ainsi reconnaicirctre que son intellect srsquoinsegravere par son activiteacute dans un

cadre qui transcende son individualiteacute corporelle mais integravegre son individualiteacute

intellectuelle en lui rendant toute sa digniteacute En somme nous avons envisageacute la conception

platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme srsquoinseacuterant dans un projet drsquoexhortation agrave la

philosophie mais cette insertion nrsquoa rien drsquoartificiel lrsquoactiviteacute philosophique eacutetant agrave elle

seule un puissant reacuteveacutelateur pour qui la pratique et pour qui prend la peine de comprendre

celui qui la pratique de ce qursquoil y a de virtuellement impeacuterissable en lrsquohomme tout plaide

en faveur du fait que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme au sens drsquoune survie du principe intellectuel

devait apparaicirctre plus eacutevidente au philosophe qursquoagrave nrsquoimporte qui drsquoautre Pour parler

familiegraverement tout se tient la conviction du philosophe de srsquoinseacuterer dans un processus

que son individualiteacute transcende tout en eacutetant lui-mecircme la condition de possibiliteacute de ce

processus srsquoavegravere ecirctre ce qui relie lrsquoexpeacuterience asceacutetique extatique du philosophe agrave la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Le philosophe nrsquoa cependant aucun privilegravege

ontologique particulier si ce nrsquoest celui drsquoassumer pleinement et entiegraverement ce dont le

commun nrsquoa jamais qursquoun sentiment assez vague son expeacuterience meacuterite drsquoecirctre reproduite

comme peut lrsquoecirctre ce que lrsquoon nomme aujourdrsquohui une expeacuterience dans le cadre des

219 Opcit p171

162

sciences dites laquo dures raquo crsquoest par elle que se manifeste notre digniteacute drsquohomme ce gracircce agrave

quoi nous ne sommes pas irreacutemeacutediablement condamneacutes agrave rester englueacutes dans notre

condition drsquoecirctre peacuterissables crsquoest en cela que la philosophie car la reacuteiteacuteration continue de

cette expeacuterience ne porte pas drsquoautre nom se reacutevegravele capable de reacutealiser partiellement

lrsquoespoir drsquoune continuation perpeacutetuelle de cette expeacuterience

3 Le rapport au temps

Notre capaciteacute agrave transcender nos limites chrono-biologiques et agrave nous inseacuterer dans

un processus historique qui nous transcende en mecircme temps que nous le produisons est

bien entendu sous-tendu par notre rapport speacutecifiquement humain au temps celui-ci eacutetant

compris comme notre incapaciteacute agrave vivre dans le preacutesent De fait lrsquohomme ne peut pas

deacutepasser le passeacute et toute tentative de sa part pour saisir le preacutesent se traduit par une

releacutegation dans le passeacute puisque le passeacute est indeacutepasseacute et indeacutepassable lrsquohomme ne peut

envisager la disparition complegravete de ce passeacute que comme eacutetant accidentelle La disparition

des souvenirs du veacutecu nrsquoest pas seulement eacutethiquement insupportable elle est surtout

rationnellement inenvisageable crsquoest leur permanence qui est premiegraverement eacutevidente Il

est admis que lrsquoavenir est ameneacute agrave ne plus ecirctre quand lrsquoindividu est mort et sa vie mueacutee en

un destin pleinement reacutealiseacute mais il nrsquoest pas admis que le passeacute ne puisse demeurer cela

est drsquoautant moins admissible que le passeacute demeure justement de facto gracircce agrave cette

puissance speacutecifiquement humaine qui se nomme la meacutemoire et qui a eacuteteacute brillamment

eacutetudieacutee par Bergson laquo percevoir nrsquoest qursquoune occasion de se souvenir raquo220 disait-il et de

fait notre conscience est continuellement solliciteacutee par une multitude de perceptions

potentielles parmi lesquelles nous risquerions de ne plus rien percevoir si nous nrsquoopeacuterions

pas un tri Toute perception est intentionnelle on ne perccediloit les choses qui nous entourent

que dans la mesure ougrave nous envisageons les interactions que nous pouvons entretenir avec

eux toute perception est le deacutebut drsquoune action au moins potentielle Degraves lors la meacutemoire

ne se reacutesume pas agrave la reacutetention drsquoune perception le souvenir nrsquoest pas une perception qui

perd de sa vivaciteacute au fil du temps on est mecircme souvent frappeacute au contraire par la

vivaciteacute souvent eacutegale voire supeacuterieure agrave celle drsquoune chose effectivement preacutesente que

peut avoir le souvenir drsquoune chose passeacutee (comme crsquoest le cas pour une personne hanteacutee

par des faits passeacutes qui lrsquoont traumatiseacutee) ce qui indique que la diffeacuterence entre la

220 BERGSON Henri Matiegravere et meacutemoire p68 ndash sauf mention contraire toutes les citations de cette œuvre sont extraites de lrsquoeacutedition de 1981 aux Presses Universitaires de France mentionneacutee en bibliographie

163

perception et le souvenir est drsquoordre qualitatif et non quantitatif la meacutemoire eacutetant ce qui

octroie un sens agrave ce passeacute lui donne une raison drsquoecirctre au regard de notre activiteacute preacutesente

lrsquoinvestit le reconnait comme passeacute Le passeacute nrsquoest pas ce qui est deacutepasseacute est deacutepasseacute ce

qui justement est oublieacute ce qui ne peut plus avoir drsquoutiliteacute pour lrsquoaction preacutesente ce que

notre meacutemoire nrsquoinvestit pas comme passeacute et nrsquoa donc plus aucune eacutepaisseur ontologique

Ainsi les vivants ne conservent le souvenir drsquoun deacutefunt que dans la mesure ougrave ce souvenir

sert leur action ougrave le deacutefunt par son action qursquoelle qursquoen fucirct la forme fournit directement

ou indirectement un exemple agrave suivre ou agrave ne pas suivre pour reprendre un exemple

eacutevoqueacute preacuteceacutedemment si la Reacutepublique franccedilaise continue agrave honorer la meacutemoire de Jules

Ferry crsquoest bien dans la viseacutee pratique de poursuivre lrsquoeffort que cet homme avait engageacute

en faveur de lrsquoeacuteducation a contrario si on parle beaucoup de laquo devoir de meacutemoire raquo

envers les victimes des deux guerres mondiales qui ont marqueacute le XXe siegravecle notamment

les victimes de lrsquoHolocauste crsquoest bien dans le but de ne pas reproduire les erreurs ayant

conduit agrave ces massacres de masse

Crsquoest parce que le passeacute ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent que le deacutefunt le laquo disparu raquo

est lui-mecircme celui qui ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent et crsquoest bien pour cette raison que la

part intellectuelle de son ecirctre celle sans laquelle il nrsquoy a pas drsquoagir speacutecifiquement humain

possible est virtuellement immortelle En drsquoautres termes notre perception et notre

meacutemoire fonctionnent drsquoune maniegravere qui nous rend spontaneacutement porteacutes agrave accepter lrsquoideacutee

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme drsquoautrui nous y sommes mecircme drsquoautant plus volontiers porteacutes

que le preacutesent ne possegravede aucune eacutepaisseur ontologique hors de notre conscience221 il nrsquoy

a pas de preacutesent pur tout ce que nous appelons laquo preacutesent raquo est en reacutealiteacute toujours orienteacute agrave

la fois vers ce qui est investi comme passeacute et ce qui est envisageacute comme avenir potentiel Il

est freacutequent que lrsquoon deacuteplore lrsquoincapaciteacute dont font montre certaines personnes agrave profiter de

laquo lrsquoinstant preacutesent raquo et mecircme Pascal envisageait comme une nouvelle preuve de la vaniteacute

humaine le fait que nous espeacuterons toujours ecirctre heureux sans jamais vraiment lrsquoecirctre hic et

nunc mais srsquoil est effectivement impossible pour lrsquohomme de rester englueacute dans le preacutesent

la fermeture de ce possible laisse ouverts une multitude drsquoautres possibles puisque

lrsquohomme a le privilegravege de choisir laquo son raquo passeacute et laquo son raquo avenir son passeacute nrsquoeacutetant que ce

qursquoil est precirct agrave reconnaicirctre comme tel et son avenir eacutetant moins ce qui va lui arriver qui ne

peut jamais ecirctre reacuteellement connu agrave lrsquoavance que ce qursquoil envisage comme eacutetant

susceptible de lui arriver Preacutesenter lrsquoacircme individuelle comme eacutetant immortelle revient agrave

221

Cf Annexe 19

164

prendre acte du fait que lrsquohomme transcende radicalement la tripartition temporelle dont il

se croit agrave tort prisonnier et qursquoen vertu de ceci lorsqursquoil disparait il ne cesse jamais drsquoecirctre

preacutesent Cette ideacutee loin drsquoecirctre totalement eacutetrangegravere au Grecs leur eacutetait mecircme deacutejagrave

familiegravere agrave lrsquoeacutepoque archaiumlque comme pouvait le manifester si lrsquoon en croit Jean-Pierre

Vernant le κολοσσός que lrsquoon peut se repreacutesenter laquo sous deux formes soit statue-pilier

soit statue-menhir faite drsquoune pierre dresseacutee drsquoune dalle planteacutee dans le sol parfois mecircme

enterreacutee raquo222 et dont la signification ne devait pas ecirctre univoque

laquo Substitueacute au cadavre au fond du tombeau le colossos ne vise pas agrave reproduire les traits du deacutefunt agrave donner lrsquoillusion de son apparence physique Ce nrsquoest pas lrsquoimage du mort qursquoil incarne et fixe dans la pierre crsquoest sa vie dans lrsquoau-delagrave cette vie qui srsquooppose agrave celle des vivants comme le monde de la nuit au monde de la lumiegravere Le colossos nrsquoest pas une image il est un laquo double raquo comme le mort lui-mecircme est un double du vivant Le colossos nrsquoest pourtant pas toujours releacutegueacute dans la nuit du tombeau La pierre nue peut aussi se dresser agrave la lumiegravere au-dessus de la tombe vide en un lieu eacutecarteacute et deacutesert que sa sauvagerie voue aux puissances infernales () Agrave travers le colossos le mort remonte agrave la lumiegravere du jour et manifeste aux yeux des vivants sa preacutesence Preacutesence insolite et ambigueuml qui est aussi le signe drsquoune absence En se donnant agrave voir sur la pierre le mort se reacutevegravele en mecircme temps comme nrsquoeacutetant pas de ce monde raquo223

En somme par le biais de ses idoles lrsquohomme grec degraves lrsquoeacutepoque archaiumlque srsquoefforccedilait de

garder agrave lrsquoesprit que lrsquohomme du passeacute ne cessait jamais drsquoecirctre preacutesent Il nrsquoen avait certes

pas le monopole loin srsquoen faut et cette ideacutee est drsquoailleurs si solidement enracineacutee dans

lrsquoesprit humain que toute civilisation srsquoefforce de la manifester concregravetement ici-bas au

point que lrsquoon a longtemps envisageacute le fait drsquoenterrer ses morts comme un signe de

distinction de lrsquohomme par rapport agrave lrsquoanimal ndash la diversiteacute des pratiques lieacutees agrave la mort

qui ne se limitent pas agrave lrsquoinhumation et ne srsquoy limitent drsquoailleurs mecircme plus en Occident ne

permet pas de continuer agrave reacutesumer si simplement cette ideacutee mais il demeure exact que nul

ne pourrait nier que le deacutefunt ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent ne serait-ce que parce que

nous lrsquoinvestissons comme deacutefunt Quoi qursquoil en soit le colossos nrsquoen est pas moins laquo une

des formes que peut revecirctir la psucheacute puissance de lrsquoau-delagrave quand elle se rend visible

aux yeux des vivants raquo224 et constitue donc une tradition qui exacerbe simultaneacutement la

preacutesence de lrsquoabsent et lrsquoabsence de celui qui ne cesse pourtant jamais drsquoecirctre preacutesent

mecircme srsquoil est tentant de caracteacuteriser le colossos comme une simple repreacutesentation du mort

qui est par deacutefinition peacutetrifieacute et silencieux car deacutepouilleacute de ce qui avait jadis fait de lui un

vivant il nrsquoen est pas moins exact que lrsquoimportant reacuteside dans le fait qursquoil est porteur de

deux aspects apparemment contradictoires et pourtant solidaires de ce qui constitue un

222 VERNANT Jean-Pierre Mythe et penseacutee chez les Grecs eacutetudes de psychologie historique p326 223 Opcit p327 224 Opcit p329

165

homme mort il est agrave la fois absent en tant qursquoil est deacutepouilleacute de ce qui faisait de lui un

membre de la communauteacute des vivants dont il est deacutesormais exclu mais il est aussi

absolument preacutesent ne serait-ce que parce qursquoil ne peut plus ne pas avoir eacuteteacute preacutesent En

somme le colossos peut ecirctre compris comme lrsquoune des pratiques mortuaires qui

manifestaient de la faccedilon la plus aigueuml possible le fait que lrsquoecirctre de lrsquohomme nrsquoeacutetait pas

englueacute dans le preacutesent et transcendait la tripartition temporelle dont il est le producteur

quasi-exclusif

Cette transcendance de la tripartition temporelle par lrsquohomme est litteacuteralement

exacerbeacutee par la philosophie agrave lire agrave la lettre lrsquoargument du Pheacutedon lrsquoacircme platonicienne

nrsquoest jamais deacutefinitivement passeacutee puisqursquoelle est toujours precircte attendant son tour dans

lrsquoHadegraves agrave revenir sur terre et agrave lire agrave la lettre le mythe du Phegravedre son seul deacutesir est de

retrouver la communion perdue avec lrsquoIdeacutee tout cela signifie (entre autres) que lrsquoacircme ne

fait jamais que se deacutefinir par rapport agrave un passeacute et un avenir et que ce passeacute pas plus que

cet avenir nrsquoest pas neacutecessairement immeacutediat et peut mecircme ecirctre tregraves lointain les mythes

platoniciens relatifs aux longs voyages de lrsquoacircme ces laquo ces voyages de mille ans raquo comme

les appelait Alain225 ne font pas que mettre en scegravene la multitude de vies diffeacuterentes qursquoun

seul individu peut mener au cours drsquoune vie elles reflegravetent aussi le rapport que nous

entretenons en permanence avec un passeacute ou un futur lointain nous ne venons jamais au

monde sans avoir eacuteteacute preacuteceacutedeacutes par une foule drsquoindividus qui ont fait de ce monde ce qursquoil

est et toute action que nous menons aujourdrsquohui aura des reacutepercussions sur le monde dans

lequel vivront les individus qui nous succeacutederont En somme notre agir individuel est

constamment conditionneacute par ces deux dimensions temporelles dont nous sommes les

producteurs nous sommes constamment rattacheacutes agrave lrsquoeacuteterniteacute et le philosophe en tant

qursquoil a la conscience aigueuml de srsquoinseacuterer dans un processus qui paraicirct le transcender mais

dont il est le producteur est celui qui est le plus agrave mecircme de restaurer ce rapport agrave lrsquoeacuteterniteacute

par le biais de sa conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

Nous disons bien ici laquo restaurer raquo car ce qui rend agrave ce point tragique notre rapport

au temps qui devrait pourtant ecirctre deacutepassionneacute en tant que nous sommes les producteurs

exclusifs de notre temporaliteacute reacuteside dans la perte de lrsquoeacutevidence de notre rapport agrave

lrsquoeacuteterniteacute En effet nous pouvons concevoir agrave titre drsquohypothegravese une dialectique du rapport

agrave lrsquoeacuteterniteacute baseacutee sur la tripartition entre affirmation neacutegation et conciliation ndash lrsquohypothegravese

fait autant drsquoemprunts agrave la dialectique heacutegeacutelienne celle-ci eacutetant comprise comme un outil

225 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees p60 Cf supra

166

eacutepisteacutemologique inteacuteressant pour cateacutegoriser les diffeacuterentes phrases de la vie de lrsquoesprit

qursquoagrave lrsquoanalyse de la finitude par Ricœur lrsquoideacutee est que le premier contact de lrsquohomme avec

lrsquoecirctre y compris avec le sien propre lrsquoamegravenerait agrave lrsquoenvisager comme eacuteternel faute drsquoy

voir immeacutediatement la marque drsquoune corruption ou plus exactement drsquoune finitude qursquoil

nrsquoest pas encore en mesure drsquoenvisager pour le dire comme Jankeacuteleacutevitch laquo lrsquoecirctre

nrsquoimplique pas sa propre cessation raquo226 Deuxiegravemement le sujet prendrait conscience de sa

corruptibiliteacute et de lrsquoineacuteluctable aneacuteantissement qursquoelle annonce eacutetat de choses qursquoil

admettrait sans pour autant srsquoy reacutesigner non pas tant parce qursquoil est effrayant mais plutocirct

parce que le neacuteant deacutefie la raison Ce deuxiegraveme instant nrsquoest pas assez fort pour aneacuteantir le

premier qui ressurgit partiellement dans le troisiegraveme la mortaliteacute est admise mais

lrsquoeacuteterniteacute demeure la norme ce maintien ne srsquoexplique pas comme lrsquoenvisage Cioran227

par une incapaciteacute de la part de lrsquohomme de faire face avec courage agrave lrsquohypothegravese de sa

propre disparition mais bien par lrsquoimpossibiliteacute pour lrsquohomme de cesser de se rattacher agrave

lrsquoeacuteterniteacute incapaciteacute dont les mythes eschatologiques de Platon sont autant de

repreacutesentations et que manifeste au quotidien lrsquohomme en tant qursquoecirctre drsquohistoire pouvant

deacuteployer un agir srsquoinseacuterant dans un processus historique qui parait le transcender mais dont

il est le producteur exclusif en tant qursquoecirctre qui ne peut faire autrement que se rattacher au

passeacute et agrave lrsquoavenir indeacutependamment de toute prise en compte des limites chrono-biologique

de son corps dont le caractegravere temporaire et peacuterissable ne saurait ecirctre veacutecu que comme une

autre anormaliteacute fondamentale qursquoil faudrait deacutepasser Exegi monumentum aere

perennius228 disait Horace pour conclure le liber tertius de ses Odes et ce vers loin

drsquoexprimer la revendication drsquoun quelconque privilegravege ontologique du poegravete par rapport au

commun des mortels est au contraire la reacuteaffirmation de ce qui le rapproche de ses

semblables (dont il diffegravere de degreacute plutocirct que de nature) agrave savoir sa capaciteacute agrave se projeter

dans un avenir tregraves eacuteloigneacute et ainsi acceacuteder agrave une eacuteterniteacute dont lrsquoobtention nrsquoest que le

reacutetablissement drsquoune veacuteriteacute nieacutee par notre finitude biologique autant dire drsquoune norme

bafoueacutee Agrave lrsquoissue de cette partie surgit donc un concept qui relie les deux aspects

(indissociables dans lrsquoabsolu) de lrsquohomme agrave la fois absolument solitaire et absolument

solidaire parmi ses semblables et qui sera capital pour notre troisiegraveme partie agrave savoir la

laquo norme raquo il y aurait donc une laquo norme raquo que lrsquohomme deacutefinit spontaneacutement qui serait

constamment bafoueacutee et qui gracircce agrave la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme pourrait

226 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir Penser la mort p37 227 Cf Annexe 20 228 Hor Od III 30 1 laquo Jrsquoai eacuterigeacute un monument plus durable que le bronze raquo

167

revendiquer et reacutecupeacuterer ses droits une norme qui ne peut se reacutesumer agrave la continuation

perpeacutetuelle de lrsquoexistence terrestre en tant que cette existence est justement ce dont la vie

post corporis mortem de lrsquoacircme est censeacutee nous libeacuterer La question est donc de savoir en

quoi doit consister cette norme existentielle comment elle est eacutetablie et surtout si Platon

la consideacuterait comme leacutegitime ndash ce qui est deacutejagrave sujet agrave caution dans la mesure ougrave il a eacuteteacute

eacutetabli qursquoil nrsquoa de cesse de mettre ses eacutelegraveves en garde contre la tentation drsquoessayer de se

faire pur esprit de son vivant

168

169

Troisiegraveme partie

Synthegravese de la norme perdue comme enjeu au

choix comme source

170

171

Chapitre 1 La quecircte du laquo meilleur impossible raquo

Le concept de laquo norme raquo peut donc ecirctre mobiliseacute pour reacutesumer lrsquoideacutee suivant la-

quelle la vie telle que lrsquohomme la megravene sur terre ne serait pas laquo la raquo vie agrave laquelle il serait

en droit de preacutetendre plus que la peur de lrsquoaneacuteantissement entrerait donc en jeu la volonteacute

de mener une vie affranchie des conditions suivant lesquelles la vie est accordeacutee ici-bas agrave

lrsquohomme ces conditions eacutetant trop contraignantes pour ecirctre jamais consideacutereacutees sans reacute-

serve comme laquo normales raquo crsquoest au contraire la vie post corporis mortem deacutesincarneacutee et

deacutebarrasseacutee de ces conditions qui serait lrsquoeacutetat laquo normal raquo de lrsquohomme et serait donc la re-

preacutesentation de la norme lrsquoeacutetalon suivant lequel notre vie terrestre est eacutevalueacutee et dont le

triomphe ou plutocirct le reacutetablissement devrait ecirctre assureacute une fois lrsquoacircme libeacutereacutee de toute at-

tache corporelle ndash il est judicieux de parler de laquo reacutetablissement raquo dans la mesure ougrave cet eacutetat

est envisageacute non pas simplement comme un eacutetat futur qui reviendrait de droit agrave lrsquohomme

mais bien comme un eacutetat originel dont ce dernier aurait eacuteteacute deacutechu la primauteacute chronolo-

gique nrsquoeacutetant qursquoune traduction dieacutegeacutetique de la primauteacute ontologique ou plus exactement

de la primauteacute pheacutenomeacutenologique srsquoil est tenu compte de la dialectique exposeacutee preacuteceacute-

demment Neacuteanmoins cette norme comme le dit Bergson de tout passeacute ne cesse jamais

drsquoecirctre preacutesente et constitue au quotidien un ideacuteal auquel lrsquohomme preacutetend acceacuteder par ses

efforts un objectif qui permet aussi longtemps qursquoil nrsquoest pas atteint de juger lrsquoensemble

des activiteacutes humaines et de leur produits comme eacutetant perfectibles cet eacutetat serait donc un

laquo meilleur raquo au sens ougrave il serait absolument impossible de faire mieux srsquoil eacutetait reacutealiseacute ndash

nous mettons lrsquoaccent sur cette derniegravere condition afin qursquoil ne soit pas perdu de vue qursquoil

nrsquoest pas preacutesentement reacutealiseacute et ne lrsquoa jamais eacuteteacute de facto ce laquo meilleur raquo a beau ecirctre pen-

seacute comme eacutetant plus preacutesent et plus reacuteel que toutes les reacutealiteacutes existant et ayant existeacute ici-

bas il nrsquoa jamais pu ecirctre effectivement compteacute parmi lesdites reacutealiteacutes (srsquoil avait jamais pu

ecirctre reacutealiseacute concregravetement lrsquoHistoire aurait deacutejagrave pris fin) et surtout rien ne permet

drsquoenvisager seacuterieusement que les conditions neacutecessaires agrave son existence puissent un jour

ecirctre remplies (ce que lrsquoon comprendra mieux ulteacuterieurement gracircce agrave quelques exemples) agrave

tel point qursquoil nrsquoest pas totalement incongru de consideacuterer ce laquo meilleur raquo comme eacutetant

laquo impossible raquo du moins ici-bas Agrave titre drsquohypothegravese de travail et pour ouvrir notre syn-

172

thegravese nous proposons donc drsquoapprocher la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme

une manifestation de ce que nous appelons la laquo quecircte du meilleur impossible raquo ce laquo meil-

leur impossible raquo eacutetant compris comme le but poursuivi consciemment ou inconsciemment

par lrsquoactiviteacute humaine et notamment dans quatre domaines drsquoactiviteacutes que nous distinguons

en raison de leur caractegravere speacutecifiquement et typiquement humain agrave savoir la connais-

sance lrsquoeacutethique le politique et lrsquoart autant de domaines qui ont deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutes

preacuteceacutedemment agrave diverses reprises et qui ont en commun drsquoeacuteloigner lrsquohomme de

lrsquoanimaliteacute lrsquoexamen de ces domaines drsquoactiviteacutes structurera notre propos au moins dans

notre premier paragraphe

1 Le laquo meilleur impossible raquo deacutefinition et enjeux

Cette expression barbare de laquo meilleur impossible raquo a bien eacutevidemment vocation agrave

ecirctre mise en parallegravele avec un concept bien connu du public celui de laquo meilleur possible raquo

qui deacutesigne dans lrsquoœuvre de Leibniz et notamment dans la Theacuteodiceacutee le monde tel qursquoil a

eacuteteacute creacuteeacute par Dieu Lrsquoideacutee suivant laquelle le monde dans lequel vivent les hommes serait le

laquo meilleur des mondes possibles raquo est essentiellement connue aujourdrsquohui pour avoir eacuteteacute

abondamment railleacutee par Voltaire dans Candide notamment au travers de la figure de Pan-

gloss dont les enseignements relegravevent plus du sophisme au mauvais sens du terme que de

la philosophie mais cette repreacutesentation caricaturale de ce que lrsquoon appelle encore au-

jourdrsquohui un peacutedant deacutenonce moins efficacement lrsquoinaniteacute supposeacutee de lrsquooptimisme

leibnizien que ne le fait le reacutecit par Voltaire drsquoune bataille extrecircmement sanglante entre les

Bulgares et les Avars reacutecit meneacute en des termes directement emprunteacutes au vocabulaire de

cette doctrine laquo La mousqueterie ocircta du meilleur des mondes environs neuf agrave dix mille

coquins qui en infectaient la surface La baiumlonnette fut aussi la raison suffisante de la mort

de quelques milliers drsquohommes raquo229 Sans pouvoir nier le talent de Voltaire pour lrsquohumour

et le pastiche sa critique de Leibniz repose sur deux erreurs premiegraverement il ne tient pas

suffisamment compte du fait que lrsquointituleacute complet de lrsquoœuvre majeure de Leibniz sur

lrsquooptimisme est Essais de Theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et

lrsquoorigine du mal Crsquoest une erreur reacutepandue mais la thegravese leibnizienne repose sur trois pi-

vots majeurs et non simplement sur deux comme le laisserait entendre une compreacutehension

galvaudeacutee qui ferait lrsquoeacuteconomie de la liberteacute de lrsquohomme lrsquoexistence du mal a pour cause

efficiente sinon premiegravere la liberteacute de lrsquohomme dont lrsquoabsence serait pour les desseins

229 VOLTAIRE Candide ou lrsquooptimisme chapitre III in Œuvres complegravetes XXXVI p 170

173

divins un mal sans commune mesure avec celui qui seacutevit effectivement sur terre Il est neacute-

cessaire aux yeux de Dieu que lrsquohomme soit libre et donc susceptible de faire le mal dans

la mesure ougrave cela constitue un mal incommensurablement moins grand que celui qui se

produirait si lrsquohomme nrsquoeacutetait pas libre et cette liberteacute loin drsquoentrer en contradiction avec la

bonteacute de Dieu la confirme Deuxiegravemement et surtout le fait que notre monde soit le meil-

leur des mondes possibles nrsquoimplique pas neacutecessairement qursquoil soit absolument parfait

certes la Monadologie preacutecise que la perfection laquo nrsquoest autre chose que la grandeur de la

reacutealiteacute positive raquo230 mais Dieu eacutetant la seule reacutealiteacute infinie crsquoest-agrave-dire la seule reacutealiteacute dont

la grandeur nrsquoa pas de limites alors agrave lui seul peut eacutechoir la perfection absolue En re-

vanche si le monde creacuteeacute par Dieu est le meilleur des mondes possibles cela signifie drsquoune

part qursquoil y avait drsquoautres mondes possibles moins bons que celui-ci et drsquoautre part qursquoil

nrsquoest que laquo relativement raquo le meilleur crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoest le meilleur que si on le com-

pare avec les autres configurations possibles que Dieu a abandonneacutees laquo Si le moindre

mal qui arrive dans le monde y manquait ce ne serait plus ce monde qui tout compteacute tout

rabattu a eacuteteacute trouveacute le meilleur par le creacuteateur qui lrsquoa choisi raquo 231 De toute maniegravere eacutetant

donneacute que rien ne saurait ecirctre plus parfait que Dieu il est normal que ce qui nrsquoest que sa

creacuteation et non pas un prolongement de son ecirctre soit imparfait ndash par ailleurs comment un

ecirctre absolument parfait et donc autosuffisant pourrait-il ecirctre prolongeacute et mecircme avoir seu-

lement la volonteacute drsquoecirctre prolongeacute par quoi que ce soit

En somme le laquo meilleur possible raquo nrsquoest qursquoun meilleur relatif qui nrsquoeacutequivaut pas agrave

une perfection Par contraste le laquo meilleur impossible raquo serait un meilleur absolu une per-

fection absolue qui nrsquoexiste de facto que dans la conscience agrave titre drsquoideacuteal reacutegulateur

contrairement au laquo meilleur possible raquo il ne constitue pas un choix par deacutefaut un choix

laquo faute de mieux raquo semblable agrave celui que lrsquoon peut faire un jour drsquoeacutelections mais bien le

choix suprecircme celui qui annule tous les autres choix envisageables ce en comparaison de

quoi rien ne peut ecirctre meilleur un ideacuteal qui nrsquoa jamais eacuteteacute accompli ici-bas et dont nous ne

pouvons avoir aucune ideacutee preacutecise mais qui nrsquoen constitue pas moins ce par rapport agrave quoi

nous jugeons toute chose Ainsi la bataille que racontait Voltaire nrsquoenlegraveve absolument rien

agrave lrsquoideacutee suivant laquelle le monde dans lequel un massacre de si grande ampleur est pos-

sible est cependant le laquo meilleur des mondes possibles raquo elle prouve simplement que ce

monde nrsquoest pas le meilleur monde impossible et si Voltaire se permet de juger que ce

230

LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Principes de la philosophie ou Monadologie sect 41 231 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Essais de theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et lrsquoorigine du mal sect 9

174

laquo meilleur des mondes possibles raquo nrsquoen est pas moins monstrueux crsquoest bien en le compa-

rant agrave un laquo meilleur impossible raquo dans lequel un conflit aussi sanglant ne serait mecircme pas

envisageable il a beau protester sur toute la dureacutee du conte qursquoun tel monde nrsquoexiste pas

concregravetement il nrsquoempecircche que crsquoest bien ce laquo meilleur des mondes impossibles raquo qui lui

sert drsquoeacutetalon pour juger de la monstruositeacute de notre monde En somme mecircme si nous nrsquoen

parlons que rarement et le deacutesignons encore plus rarement comme tel il reste que le

laquo meilleur impossible raquo accompagne tous nos avis tous nos jugements agrave tel point qursquoil est

possible drsquoen trouver une trace jusque dans lrsquoœuvre de Lucregravece lorsque le De rerum natu-

ra traite du principe de conjonction dans le cadre des rapports qursquoentretiennent lrsquoacircme et le

corps232 Pierre-Franccedilois Moreau commente cet exposeacute ainsi

laquo Le fait drsquoobservation qui sert de point de deacutepart au raisonnement est le suivant agrave chaque eacutetape de la vie humaine on voit le corps traverser des phases successives de vigueur et drsquoeacutenergie (moins puis plus puis de nouveau moins) au mecircme moment on peut constater que la capaciteacute de reacuteflexion passe par les mecircmes phases raquo233

Ce passage apparemment anecdotique car traitant drsquoun auteur se situant aux antipodes de

Platon est neacuteanmoins reacuteveacutelateur il montre que mecircme un poegravete cherchant dans le sillage

drsquoEacutepicure agrave deacutemontrer que lrsquoacircme nrsquoest pas plus immortelle que le corps nrsquoen eacuterige pas

moins tacitement en norme lrsquoeacutetat de lrsquoacircme en parfaite possession de ses moyens intellec-

tuels et a mecircme besoin de ce laquo meilleur impossible raquo pour assurer sa deacutemonstration

lrsquoenfance nrsquoy est qursquoun eacutetat de faiblesse en attente du deacuteveloppement de ses forces et la

vieillesse est un eacutetat drsquoamoindrissement tout ceci est reacuteveacutelateur drsquoune conviction solide-

ment ancreacutee dans lrsquoesprit humain suivant laquelle lrsquoeacuteternelle maturiteacute de la capaciteacute de

reacuteflexion serait un eacutetat plus logique sinon plus normal que le continuel changement au-

quel elle est soumise Consciemment ou inconsciemment nous eacutevaluons tout par rapport agrave

ce laquo meilleur raquo qui ne saurait ecirctre que meilleur que toute autre option que nous nrsquoavons

cependant jamais rencontreacute concregravetement que ne rencontrerons probablement jamais aussi

longtemps que nous vivrons sur terre et qui suffit cependant agrave nous faire nier presque tout

droit agrave lrsquoexistence aux reacutealiteacutes drsquoici-bas pour ainsi dire voueacutees agrave rester laquo inacheveacutees raquo et

donc imparfaites aussi longtemps qursquoelles nrsquoauront pas atteint le degreacute drsquoexcellence attri-

bueacute agrave ce laquo meilleur impossible raquo crsquoest-agrave-dire en fait aussi longtemps qursquoexistera ce

monde qui nrsquoest que relativement le meilleur des mondes ce qui suffit agrave ce que nous

voyions si souvent en lui le pire des mondes cette seacuteveacuteriteacute de la conscience vis-agrave-vis du

monde donne son sens agrave la ceacutelegravebre formule biblique Vanitas vanitatum omnia vanitas (Ec- 232 Lucr 3 v 445-458 Cf Annexe 21 233 MOREAU Pierre-Franccedilois Lucregravece Lrsquoacircme p 67

175

cleacutesiaste 1 2) laquo vaniteacute des vaniteacutes tout est vaniteacute raquo phrase devenue un adage canonique

qui exprime bien plus que la seule preacutecariteacute de la vie humaine le peu de valeur intrinsegraveque

reconnue agrave ce monde qui est le nocirctre en comparaison de ce laquo meilleur impossible raquo par

rapport auquel nous lrsquoeacutevaluons ndash il est clair que le christianisme en opposant la reacutealiteacute

drsquoun dieu parfait agrave lrsquoimperfection de notre monde nrsquoa pas manqueacute drsquoexacerber cet indeacute-

passable hiatus dont le monde paiumlen et notamment le monde grec srsquoaccommodait encore

en honorant des dieux imparfaits

La deacutefinition du laquo meilleur impossible raquo ne doit cependant pas nous aveugler au

point de nous laisser croire qursquoil serait envisageable de le penser comme un modegravele clai-

rement deacutetermineacute et deacutefini avec preacutecision bien au contraire nous nrsquoavons aucune ideacutee

preacutecise concernant sa nature ce laquo meilleur raquo est drsquoautant plus laquo impossible raquo qursquoil consti-

tue justement un laquo je ne sais quoi raquo assez flou et jouissant cependant drsquoun pouvoir

drsquoeacutevocation suffisamment grand pour disqualifier en tant qursquoimparfaits toutes les actions et

tous les reacutesultats drsquoactions qui ne srsquoy conforment pas crsquoest pourquoi nous retrouvons le

laquo meilleur impossible raquo dans tous les domaines drsquoactiviteacute ougrave lrsquohomme ne peut compter sur

un plan preacuteeacutetabli qursquoil suffirait de suivre agrave la lettre ougrave il doit assumer seul la responsabiliteacute

de la deacutecision concernant ce qursquoil est bon ou mauvais de faire Lrsquoartisan nrsquoa pas ce pro-

blegraveme il lui est certes loisible drsquoapporter des modifications agrave lrsquoobjet qursquoil fabrique en vue

de lrsquoameacuteliorer mais il nrsquoen travaille pas moins suivant un plan preacutecis qui lui permet de re-

produire indeacutefiniment le mecircme objet son activiteacute nrsquoayant pour limites que sa finitude

biologique Il en va de mecircme dans toute activiteacute non-creacuteatrice lrsquoouvrier peut se reposer

sur le savoir-faire qursquoil a acquis gracircce agrave sa formation et son expeacuterience et lrsquoagriculteur sait

qursquoen reproduisant toujours les mecircmes gestes il est agrave peu pregraves sucircr que ceux-ci auront tou-

jours les mecircmes effets et mecircme au cas ougrave les conditions climatiques lui seraient

deacutefavorables il saura quand mecircme toujours agrave peu pregraves agrave quoi srsquoen tenir O fortunatos ni-

mium sua si bona norint agricolas234 chantait Virgile et de fait ils seraient bien heureux

srsquoils connaissaient leur chance de pouvoir se reposer sur leur savoir-faire et leur expeacute-

rience ce qui est impossible dans le cadre drsquoautres activiteacutes speacutecifiquement humaines

celles ougrave la reacuteflexion est obligeacutee drsquointervenir et ougrave le reacutesultat est toujours plus ou moins

incertain en lrsquooccurrence dans les quatre domaines eacutenumeacutereacutes en introduction dont

lrsquoexamen permettra de preacuteciser la deacutefinition du laquo meilleur impossible raquo (le choix que nous

avons fait de les traiter nrsquoest eacutevidemment pas arbitraire) et de comprendre pourquoi il est agrave

234 Verg Georg II 458 laquo Ocirc trop heureux les paysans srsquoils connaissaient leur bonheur raquo

176

peu pregraves certain que cet eacutetalon suprecircme nrsquoexistera nulle part ailleurs que dans notre cons-

cience ndash nous assumons lrsquoemploi de ce terme qui dans un commentaire stricto sensu de

Platon serait bien entendu anachronique

Dans le cas de la connaissance il a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute qursquoun savoir est toujours on-

tologiquement posteacuterieur agrave son propre contenu et que le chercheur a toujours une vague

ideacutee de ce qursquoil devait deacutecouvrir mais il faut justement mettre lrsquoaccent sur lrsquoadjectif

laquo vague raquo pour rendre justice agrave tous les efforts qui restent agrave deacuteployer il suffit pour srsquoen

rendre compte de repenser agrave toutes les difficulteacutes qursquoil a fallu affronter pour inventer la

roue ou pour deacutecouvrir (et encore plus pour deacutemontrer) que la Terre tournait autour du So-

leil Mecircme aujourdrsquohui il serait preacutesomptueux drsquoaffirmer que lrsquohomme dispose drsquoune

connaissance exhaustive du monde qui lrsquoentoure et il est impossible de savoir quelle forme

pourrait prendre une fois acquis le savoir absolu vers lequel se dirigent les efforts hu-

mains ndash il suffit par exemple de songer aux dimensions vraisemblablement infinies de

lrsquoUnivers pour srsquoen convaincre Le cas de la connaissance nous met drsquoailleurs en face

drsquoune autre difficulteacute majeure venant srsquoopposer agrave la quecircte du laquo meilleur impossible raquo et qui

peut leacutegitimer que lrsquoon tienne pour impossible la reacutealisation de cet eacutetat drsquoexcellence non

contente drsquoavoir un objectif mal deacutetermineacute elle se heurte continuellement agrave une reacutesistance

dont rien ne saurait venir agrave bout pour la bonne raison que cette reacutesistance vient de ce qui

donne ses conditions de possibiliteacute agrave lrsquoactiviteacute ainsi entraveacutee agrave savoir la matiegravere ou plus

geacuteneacuteralement le donneacute sensible Il est bien eacutevident que la connaissance ne saurait faire

lrsquoeacuteconomie du donneacute sensible en geacuteneacuteral et de la matiegravere en particulier qursquoelle doit au

moins prendre pour point de deacutepart (mecircme le Banquet et lrsquoalleacutegorie de la caverne le recon-

naissent implicitement) mais qui nrsquoest jamais agrave la hauteur des exigences de reacutegulariteacute et de

perfection poseacutees par notre entendement non seulement nos sens peuvent ecirctre deacutefaillants

et nous amener agrave nous faire une fausse image de la reacutealiteacute qui nous entoure mais de sur-

croicirct on ne trouve jamais dans la nature de pheacutenomegravene en tout point conforme aux regravegles

que nous eacutedictons pour en rendre compte De la premiegravere difficulteacute naicirct une meacutefiance plus

ou moins leacutegitime contre les puissances sensibles dont Platon se fait lrsquoeacutecho sans la re-

prendre inteacutegralement agrave son compte la seconde difficulteacute est sans doute plus aigueuml

encore autant il est relativement aiseacute de deacutepasser lrsquoerreur causeacutee par une mauvaise inter-

preacutetation du donneacute sensible autant il est impossible de faire se conformer une reacutealiteacute

mateacuterielle par essence diverse et changeante agrave des regravegles qui se veulent stables et eacuteter-

nelles Lrsquoentendement a besoin de ces regravegles pour pouvoir rendre compte de la reacutealiteacute

sensible et aider lrsquohomme agrave srsquoy repeacuterer tout en sachant pertinemment qursquoelles ne pourront

177

jamais rendre compte de la totaliteacute de cette reacutealiteacute vouant du mecircme coup le savoir humain

agrave un eacuteternel manque drsquoexhaustiviteacute la geacuteomeacutetrie ne renvoie agrave rien de reacuteel dans la nature

mecircme les planegravetes ne sont pas les sphegraveres parfaites que lrsquoon se plait agrave repreacutesenter au moins

depuis Pythagore Neacuteanmoins lrsquoideacuteal drsquoune connaissance exhaustive du monde nrsquoen est

pas moins un objectif qui meacuterite drsquoecirctre poursuivi les efforts deacuteployeacutes agrave cette fin ayant au

moins lrsquoeffet positif faute drsquoatteindre leur but ultime de conduire notre entendement agrave

faire au moins lrsquoeffort de srsquoengager dans cet ordre naturel qui se reacutevegravele ainsi ne pas ecirctre

irreacutemeacutediablement opaque en deacutepit de son caractegravere apparemment vain et infini cet effort

de lrsquoentendement humain qui cherche agrave faire coiumlncider des regravegles geacuteneacuterales avec la reacutealiteacute

drsquoun monde ougrave seul le particulier existe en vaut la peine mecircme si lrsquoopaciteacute du monde ne

devait ecirctre qursquoamoindrie ce serait deacutejagrave une grande victoire Le cas de la connaissance reacute-

vegravele donc cette autre caracteacuteristique de la laquo quecircte du meilleur impossible raquo aussi vaine et

voueacutee agrave lrsquoeacutechec puisse-t-elle paraicirctre (mais nous nrsquoavons en fait aucune certitude absolue agrave

ce sujet) elle nrsquoen meacuterite pas moins drsquoecirctre poursuivie du fait de ses effets heacuteteacuteroteacuteliques

Il en va de mecircme dans le deuxiegraveme domaine ougrave se manifeste cette quecircte lrsquoeacutethique

Le systegraveme eacutethique ideacuteal devrait consister en une seacuterie de sentences deacutefinissant clairement

ce qursquoil est bon ou mauvais de faire ce qui est permis et ce qui est interdit bien entendu il

nrsquoen est rien la diversiteacute des codes de conduite que lrsquoon constate dans le temps et dans

lrsquoespace ainsi que les deacutebats sur lrsquoeacutethique meacutedicale devenus aujourdrsquohui indispensables

en raison des progregraves de la technique teacutemoignent qursquoun tel systegraveme ne peut exister Cela

ne signifie pas qursquoun systegraveme eacutethique adopteacute par un individu ou une collectiviteacute doit ecirctre

penseacute comme relatif bien au contraire le simple fait qursquoil puisse ecirctre adopteacute preacutesuppose le

caractegravere absolu qui lui est reconnu Pourtant non seulement il nrsquoexiste aucun critegravere ob-

jectif permettant drsquoaccorder agrave une eacutethique le droit drsquoecirctre lrsquoeacutethique mais de surcroicirct cette

eacutethique particuliegravere nrsquoen impose pas moins un ideacuteal de perfection auquel il est certes leacutegi-

time de chercher agrave se conformer (crsquoest agrave ce prix que lrsquoindividu precircte attention agrave autrui et

eacutevite de lui nuire) mais qui se heurte ineacutevitablement agrave la faillibiliteacute de lrsquoecirctre humain qui

mecircme sans intention malveillante peut commettre des erreurs le meacutechant eacutetant souvent un

laquo meacutecheacuteant raquo quelqursquoun dont le seul tort est de laquo mal tomber raquo crsquoest bien ce que Platon

reconnaissait partiellement en affirmant que nul ne fait le mal en parfaite connaissance de

cause ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα

ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ

178

ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν235 Les adejectifs

ἑκών et ἄκων sont souvent traduits y compris chez Alfred Croiset par les locutions laquo vo-

lontairement raquo et laquo malgreacute eux raquo ce qui nrsquoest pas incongru lexicalement mais les

peacuteriphrases laquo en parfaite connaissance de cause raquo et laquo par ignorance raquo rendent mieux

compte de lrsquointention de Platon que reacutevegravele le contexte du dialogue drsquoexpliquer que la

malveillance srsquoexplique souvent par lrsquoignorance de ce qui meacuteriterait drsquoecirctre rechercheacute

comme un bien ndash lrsquoignorance nrsquoeacutetait cependant pas une circonstance atteacutenuante dans un

monde grec qui nrsquoeacutetait pas le monde du pardon Il reste que la laquo quecircte du meilleur impos-

sible raquo en eacutethique peut effectivement ecirctre consideacutereacutee comme eacutetant directement solidaire au

point de nrsquoen ecirctre que la continuation de cette mecircme quecircte en matiegravere de connaissance la

neacutecessiteacute de se conformer aux regravegles eacutethiques se heurtant toujours agrave un hiatus entre la con-

naissance rationnelle du bien et du mal et la perception de lrsquoagreacuteable et du deacutesagreacuteable

Drsquoun point de vue civique cette quecircte neacutecessairement inacheveacutee a eacutevidemment des effets

positifs mais elle peut aussi conduire lrsquoindividu agrave juger cet inachegravevement insupportable et

agrave se torturer moralement pour se punir de ne pas accomplir cet ideacuteal eacutethique agrave maudire le

simple fait drsquoecirctre un ecirctre corporel attitude eacutevoqueacutee par Jankeacuteleacutevitch en ces termes

laquo Consideacuterer le corps uniquement comme un obstacle et un boulet agrave traicircner crsquoest lagrave une con-ception simpliste unilateacuterale et adialectique de la symbiose et crsquoest en somme une faccedilon frivole et puriste drsquoenvisager les rapports de Socircma et de Psycheacute disons que crsquoest en quelque sorte un peacutecheacute drsquoangeacutelisme raquo236

Lrsquoexpression laquo peacutecheacute drsquoangeacutelisme raquo est du plus haut inteacuterecirct en tant qursquoelle reacutesume le para-

doxe de celui qui aspire agrave la sainteteacute en cherchant agrave respecter agrave la lettre pregraves un ideacuteal

eacutethique au point de se purifier de toute possibiliteacute de faire le mal il ne parvient qursquoagrave se

faire inutilement violence agrave contrarier en pure perte une nature dont lrsquoautoriteacute se rappellera

ineacuteluctablement agrave lui et plus lrsquoeacutethique agrave laquelle il cherche agrave se conformer sera seacutevegravere

plus la violence qursquoil deacuteploiera contre lui-mecircme sera grande ndash il a deacutejagrave eacuteteacute fait mention agrave

la lumiegravere drsquoAbeacutelard des systegravemes eacutethiques qui condamnent jusqursquoaux plaisirs que lrsquoon

peut tirer du simple exercice de fonctions vitales et lrsquoon pourrait citer en exemple les per-

versions auxquelles le vœu de chasteteacute a deacutejagrave conduit certains hommes drsquoEacuteglise tous ces

effets pervers du peacutecheacute drsquoangeacutelisme sont tout autant que les actes de malveillance des peacute-

cheacutes commis par ignorance lrsquoignorance eacutetant cette fois celle des limites humaines Ce

235 Plat Protagoras [345d-e] laquo Pour ma part je crois bien que nul parmi les savants ne croit qursquoil se trouve un homme pour se tromper en parfaite connaissance de cause et fasse des choses mauvaises et honteuses en par-faite connaissance de cause mais qursquoils savent bien que tous ceux qui font des choses mauvaises ou honteuses le font par ignorance raquo 236 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p 362

179

discours rappellera lrsquoideacutee reacutesumeacutee par la citation de Pascal devenue proverbiale

laquo Lhomme nest ni ange ni becircte et le malheur veut que qui veut faire lrsquoange fait la

becircte raquo237 mais que Montaigne un siegravecle avant Pascal avait deacutejagrave effleureacutee en deacutenonccedilant le

caractegravere irraisonneacute et contre-nature de lrsquoabstinence totale affirmant qursquoil est plus meacuteri-

toire drsquoecirctre vertueux avec le corps plutocirct qursquoen se deacutebarrassant de lui et qursquoil est plus

meacuteritoire de savoir jouir de la vie telle qursquoelle est plutocirct que de srsquoen deacutegoucircter

laquo Pour en dire mon avis jrsquoadmire telles actions plus que je ne les honore Ces excegraves sont en-nemis de mes regravegles Le dessein en fut beau et consciencieux mais agrave mon avis un peu manque de prudence238 (hellip) Il est agrave lrsquoaventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe que se maintenir ducircment comme il se doit en la compagnie de sa femme raquo239

On pourrait multiplier les exemples de citations des Essais illustrant cette ideacutee de mecircme

que selon lrsquoexpression consacreacutee depuis Rabelais science sans conscience nrsquoest que ruine

de lrsquoacircme le souci drsquoeacutethique non accompagneacute de raison peut conduire agrave des excegraves tout aussi

condamnables que la recherche effreacuteneacutee des plaisirs grossiers la sagesse pratique doit jus-

tement consister en un juste milieu entre ces deux extrecircmes faute de quoi la quecircte du

meilleur impossible dans le domaine eacutethique peut conduire le sujet agrave ecirctre exigeant envers

lui-mecircme au point de deacutevelopper des neacutevroses comme celle qui neacutecessita une theacuterapie

dont fut atteint Hergeacute agrave la suite drsquoune relation extraconjugale qui allait agrave lrsquoencontre des

regravegles morales heacuteriteacutees notamment du milieu du scoutisme dont il fut proche qursquoil avait

suivies sa vie durant

laquo Lorsqursquoil commence agrave dessiner Tintin au Tibet en 1958 Hergeacute souffre alors drsquoune profonde deacutepression Sa relation adultegravere avec Fanny Vlamynck mine son existence sa vie conjugale lui semble impossible il songe au divorce Depuis peu il suit une psychanalyse ndash motif qursquoil em-ploiera dans plusieurs scegravenes oniriques du livre Surtout il est envahi par une seacuterie de cauchemars ougrave le blanc tient une place obsessionnelle (hellip) Son psy lui conseille alors de cesser son travail afin drsquoeacuteliminer le laquo deacutemon de la pureteacute raquo raquo240

Cette derniegravere expression laquo deacutemon de la pureteacute raquo est saisissante dans la mesure ougrave elle

semble constituer un oxymore et de fait elle en est un agrave dessein dans la mesure ougrave elle reacute-

sume la situation paradoxale de lrsquoindividu pour lequel la culpabiliteacute geacuteneacutereacutee par

lrsquoimpossibiliteacute de faire se conformer sa conduite agrave un ideacuteal eacutethique devient insupportable

au point de donner lieu agrave une pathologie obsessionnelle aussi neacutefaste pour lrsquoindividu que le

mal auquel il cherche agrave eacutechapper La litteacuterature offre plusieurs exemples de personnages

237 PASCAL Blaise Penseacutees 678 L-358 B 238 On reconnait lagrave sans peine une des traductions du moins celle qui preacutevalut pendant longtemps du terme grec φρόνησις deacutesignant la sagesse pratique celle-lagrave mecircme qui pourrait nous enseigner agrave nous garder du peacute-cheacute drsquoangeacutelisme 239 MONTAIGNE Les essais Livre II chapitre XXXIII 240 BISSON Julien laquo Tintin au Tibet raquo in Lire hors-seacuterie ndeg15 Un siegravecle de BD p8

180

qui se deacutetruisent eux-mecircmes en preacutetendant acceacuteder agrave la pureteacute morale on peut citer le pegravere

Goriot ce Christ de la paterniteacute qui se sacrifie pour ses filles au point de vivre dans la mi-

segravere pour assurer leur opulence crsquoest eacutegalement le cas de Tarrou dans La Peste dont le

deacutesir de pureteacute est explicitement formuleacute laquo En somme dit Tarrou avec simpliciteacute ce qui

mrsquointeacuteresse crsquoest de savoir comment on devient un saint raquo241 Crsquoest en ces termes que ce

personnage justifie son engagement dans les formations sanitaires luttant contre lrsquoeacutepideacutemie

frappant la ville drsquoOran un engagement respectable en tant que tel mais qursquoil paiera de sa

vie en y mettant une ardeur irraisonneacutee agrave cette attitude extrecircme Camus semble preacutefeacuterer

celle de Grand seul protagoniste de lrsquointrigue auquel le narrateur accorde le titre de laquo heacute-

ros raquo simple employeacute de mairie sans autre preacutetention qursquoaider son prochain et bien faire

son travail et qui sera pourtant le premier agrave gueacuterir de la peste et donc agrave la vaincre de faccedilon

deacutecisive En somme nous pouvons consideacuterer comme habiteacutee voire posseacutedeacutee par les laquo deacute-

mons de pureteacute raquo toute personne qui se fait mal inutilement en vue drsquoacceacuteder agrave une

inteacutegriteacute eacutethique outrepassant les capaciteacutes humaines cet excegraves peut ecirctre consideacutereacute comme

le reflet inverseacute de ceux auxquels se laisse aller lrsquoheacutedoniste et il est drsquoautant plus difficile agrave

vivre pour celui qui srsquoy laisse aller que son Enfer pour reprendre lrsquoexpression ceacutelegravebre est

paveacute de bonnes intentions et qursquoil lui est donc extrecircmement difficile de se convaincre que

sa deacutemarche est mauvaise au point de rejeter les avis drsquoautrui lrsquoinvitant agrave une plus grande

indulgence envers lui-mecircme

Ce hiatus entre lrsquoaspiration agrave la perfection et la reacutealiteacute de lrsquoimperfection constitutive

est plus sensible encore dans notre troisiegraveme domaine drsquoactiviteacute le politique en raison de

la nature mecircme de ce qui lui donne sa condition de possibiliteacute la pluraliteacute le politique est

sans doute le domaine dans lequel lrsquoeacutecart entre la theacuteorie et la pratique est le plus grand

Platon le savait mieux que quiconque lui qui en assistant agrave la condamnation puis agrave

lrsquoexeacutecution de Socrate a pris la deacutemocratie atheacutenienne en flagrant deacutelit de contradiction

vis-agrave-vis de ses propres principes ndash dans des circonstances tregraves particuliegraveres il est vrai De

ce fait srsquoil nrsquoest pas complegravetement interdit de lire la Reacutepublique comme un essai de theacuteorie

politique mecircme si ce nrsquoest pas son but premier qui est drsquoabord de deacutefinir la justice agrave

lrsquoeacutechelle de lrsquohomme seul il est en revanche totalement exclu de lrsquoenvisager comme un

programme politique ayant vocation agrave ecirctre appliqueacute de α agrave ω si tel avait eacuteteacute le cas les cri-

tiques au demeurant anachroniques selon lesquelles Platon aurait fait lrsquoapologie de la

241 CAMUS Albert Œuvres complegravetes II (1944-1948) p 211

181

socieacuteteacute totalitaire242 auraient eacuteteacute fondeacutees En fait imaginer ce agrave quoi devrait ressembler la

citeacute ideacuteale ne pose pas problegraveme depuis Thomas More agrave qui lrsquoon doit la creacuteation du terme

laquo utopie raquo philosophes hommes de lettres et theacuteoriciens ne srsquoen sont drsquoailleurs guegravere pri-

veacutes lrsquoutopie ne repreacutesente aucun danger aussi longtemps qursquoon lrsquoenvisage comme laquo ce qui

nrsquoest drsquoaucun lieu raquo243 et non pas comme un projet auquel il faudrait essayer de donner

corps franchir cette limite crsquoest prendre le risque de faire violence agrave la citeacute pour la con-

traindre agrave devenir conforme en tout point aux fantasmes que lrsquoon se fait agrave son sujet crsquoest

faire de lrsquoEacutetat institution destineacutee agrave faire vivre les hommes dans une paix relative malgreacute

leurs diffeacuterences une machine agrave eacuteradiquer les diffeacuterences autant dire un lit de Procuste

les projets hitleacuteriens staliniens et mussoliniens srsquoinscrivaient justement dans une telle dy-

namique intrinsegravequement voueacutee agrave lrsquoeacutechec mais si les projets dictatoriaux reposent sur une

illusion il nrsquoempecircche qursquoil srsquoagit drsquoune puissante illusion qui avant de srsquoeacutevanouir peut

conduire des millions drsquoinnocents agrave la mort LrsquoEacutetat totalitaire est lrsquoEacutetat qui nrsquoadmet pas

que la pluraliteacute qui est pourtant sa condition de possibiliteacute oppose un obstacle agrave la reacutealisa-

tion de son programme la tentation du totalitarisme quelle que soit lrsquoeacutepoque et le lieu est

comme un mensonge qursquoune socieacuteteacute se fait agrave elle-mecircme en preacutetendant pouvoir ecirctre totale-

ment homogegravene Toutefois la laquo quecircte du meilleur impossible raquo en politique ne se

manifeste pas neacutecessairement sous une forme aussi violente et criminelle la plupart du

temps elle se traduit simplement par la deacutenonciation drsquoun vice dans lrsquoordre politique

drsquoune leacutegislation qursquoil faudrait ameacutenager Toute organisation politique eacutetant humaine elle

ne saurait ecirctre parfaite drsquoautant que sa vocation agrave faire vivre ensemble une multitude

drsquoindividus tous diffeacuterents lrsquooblige agrave tenir compte de cette pluraliteacute et de srsquoadapter en con-

seacutequence en somme elle est conccedilue dans une optique de perfection et de stabiliteacute tout en

eacutetant par nature perfectible et eacutevolutive Agrave cet eacutegard les reacutegimes politiques les plus viables

et les plus vivables pour une population sont preacuteciseacutement ceux qui tiennent compte dans

leur organisation de leur perfectibiliteacute et laissent ouverte la possibiliteacute drsquoecirctre contesteacutes

voire drsquoecirctre transformeacutes ndash crsquoest preacuteciseacutement ce qui rend la deacutemocratie repreacutesentative preacute-

242 Du reste cette critique nrsquoa pas reacutesisteacute agrave lrsquoanalyse drsquoAda Neschke-Hentschke selon laquelle la Reacutepublique serait plutocirct un garde-fou virtuel contre le mirages des utopies modernes laquo Nous avions dit que nous concevions Platon comme un penseur de la liberteacute nous avons vu que cette liberteacute est une liberteacute drsquoaction qui en tant que liberteacute politique consiste dans le fait drsquoecirctre soumis non agrave lrsquoarbitraire drsquoun gouvernant humain mais agrave la loi universelle dont le contenu est de nature agrave pouvoir ecirctre accueilli par chaque citoyen raquo NESCHKE-HENTSCHKE Ada laquo Platon penseur de la liberteacute effective Les utopies modernes et le reacutealisme platonicien raquo sect 49 Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg271 243 Tel est le sens premier de lrsquoutopie de lrsquoοὐ-τοπος du non-lieu de ce fait il nrsquoest pas complegravetement in-congru drsquoappliquer le terme agrave la Reacutepublique malgreacute lrsquoapparent anachronisme

182

cieuse malgreacute ses imperfections neacuteanmoins dans lrsquoabsolu lrsquoideacuteal de perfection nrsquoest ja-

mais abandonneacute dans la mesure ougrave crsquoest cet ideacuteal qui donne son eacutelan aux efforts meneacutes

pour constituer et eacuteventuellement reacuteformer la citeacute

La laquo quecircte du meilleur impossible raquo nrsquoest donc pas en soi une mauvaise chose aus-

si longtemps que lrsquoon accepte qursquoelle soit voueacutee agrave rester inacheveacutee son achegravevement

outrepasse les capaciteacutes humaines et avoir la preacutetention de lrsquoaccomplir conduit quiconque

srsquoy laisse aller agrave souffrir et agrave faire souffrir inutilement ce qui est vrai dans le domaine de

la connaissance de lrsquoeacutethique et de la politique lrsquoest aussi dans le quatriegraveme et dernier do-

maine drsquoactiviteacute qursquoil convient drsquoexaminer le domaine artistique La seacutenescence et la

maladie ne sont pas toujours de nature agrave condamner lrsquoartiste agrave la steacuteriliteacute ne citons que

Pierre-Auguste Renoir qui mecircme tregraves diminueacute physiquement continuait agrave peindre avec un

entrain de jeune homme ou encore Sarah Bernhardt qui continuait agrave exercer son meacutetier de

trageacutedienne apregraves son amputation sans mecircme ecirctre arrecircteacutee par les moqueries dont elle fai-

sait lrsquoobjet (certains ironisant sur sa station assise la surnommaient laquo Megravere La Chaise raquo)

pour lrsquoartiste ne plus pouvoir exercer sa passion serait un mal autrement plus grand que

tout problegraveme drsquoargent ou de santeacute et des problegravemes de ce type ne sauraient donc en aucun

cas ecirctre un frein important pour son activiteacute creacuteatrice ndash ne jamais connaicirctre de son vivant

le succegraves aupregraves du grand public nrsquoa jamais empecirccheacute Van Gogh de continuer agrave peindre En

revanche il peut en aller autrement drsquoun souci de perfection qui irait jusqursquoagrave empecirccher le

creacuteateur de se permettre de seulement achever son œuvre crsquoest ce qursquoa montreacute Balzac en

preacutesentant dans Le chef-drsquoœuvre inconnu le peintre Frenhofer qui agrave force de retoucher

continuellement sa toile pour la rendre parfaite ne parvient qursquoagrave la rendre illisible

laquo En srsquoapprochant ils aperccedilurent dans un coin de la toile le bout drsquoun pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs de tons de nuances indeacutecises espegravece de brouillard sans forme mais un pied deacutelicieux un pied vivant Ils restegraverent peacutetrifieacutes drsquoadmiration devant ce fragment eacutechappeacute agrave une incroyable une lente et progressive destruction Ce pied apparaissait lagrave comme le torse de quelque Veacutenus en marbre de Paros qui surgirait parmi les deacutecombres drsquoune ville incendieacutee - Il y a une femme lagrave-dessous srsquoeacutecria Probus en faisant remarquer agrave Poussin les diverses couches de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposeacutees en croyant perfec-tionner sa peinture raquo244

Crsquoest agrave dessein que nous illustrons la quecircte du meilleur impossible artistique avec cet

exemple fictionnel des creacuteateurs qui agrave force drsquoexcegraves de perfectionnisme se condamnent agrave

la steacuteriliteacute existent sans doute mais en srsquointerdisant de mener agrave terme quelque œuvre que

ce soit ils ne laissent aucune trace les artistes qui laissent une trace de leur activiteacute sont

justement ceux qui savent se contenter du meilleur possible ainsi lorsque Marcel Du-

244 BALZAC Honoreacute de Le chef-drsquoœuvre inconnu in La comeacutedie humaine IX p 412

183

champ deacuteclarait que laquo Le grand verre raquo eacutetait laquo deacutefinitivement inacheveacute raquo il y avait lagrave une

part de provocation de la part de cet artiste ennemi deacuteclareacute des institutions mais cette re-

vendication peut aussi ecirctre vue comme la reconnaissance par le peintre du fait qursquoaussi

imparfaite cette œuvre puisse-t-elle paraicirctre elle nrsquoen repreacutesente pas moins un niveau de

maicirctrise de son art qursquoil ne pourrait jamais deacutepasser ndash Duchamp drsquoailleurs abandonnera

ensuite progressivement la peinture au profit drsquoautres pratiques plus innovantes pour

lrsquoeacutepoque Lrsquoœuvre nrsquoest pas parfaite mais le peintre avoue qursquoil ne peut se permettre en

lrsquoeacutetat ougrave il la laisse drsquoessayer de lrsquoameacuteliorer sous peine de la gacirccher

Pour reacutesumer par laquo meilleur impossible raquo nous entendons un eacutetalon suprecircme par

rapport auquel nous eacutevaluons toutes les actions humaines et tous leurs reacutesultats qui nrsquoa

drsquoexistence que dans la conscience que nous en avons nrsquoa jamais et nrsquoaura probablement

jamais drsquoeacutequivalent dans une reacutealiteacute mateacuterielle toujours en-deccedilagrave de cet eacutetalon dont la deacutefi-

nition exacte est toujours assez floue pour y voir un laquo je ne sais quoi raquo dont la quecircte se

heurte toujours agrave la reacutesistance drsquoune reacutealiteacute sensible et mateacuterielle irreacuteductiblement diverse

et varieacutee obstacle drsquoautant plus puissant que cette reacutealiteacute est aussi la condition de possibili-

teacute mecircme de la quecircte et que la contradiction qursquoil oppose ne peut donc jamais ecirctre deacutepasseacutee

agrave moins de renoncer agrave toute activiteacute la quecircte nrsquoen meacuterite pas moins drsquoecirctre poursuive en

tant qursquoelle donne un ideacuteal reacutegulateur agrave lrsquoaction humaine mais si lrsquohomme ne parvient pas

agrave admettre qursquoune telle quecircte ne pourra jamais atteindre son but ultime ici-bas il peut en

arriver agrave faire violence agrave lui-mecircme et agrave son environnement humain ou naturel pour faire

en sorte que la reacutealiteacute se conforme agrave ses fantasmes ce qui est eacutevidemment dangereux ne

serait-ce que pour le sujet qui peut en arriver agrave contracter des neacutevroses voire des maladies

quand lrsquoimperfection drsquoici-bas lui paraicirct insupportable agrave lrsquoimage de lrsquoanorexie ou de la

dysmorphophobie qui peuvent se reacutesumer agrave une recherche au meacutepris de la santeacute drsquoun

ideacuteal de beauteacute physique inaccessible Pendant des siegravecles lrsquohomme srsquoest pour preacutemuni

contre semblables pathologies mentales en exprimant ce hiatus entre la reacutealiteacute et lrsquoideacutealiteacute

cette privation drsquoun eacutetat de perfection consideacutereacute comme seul eacutetat sinon normal en tout cas

leacutegitime agrave travers trois types majeurs de repreacutesentations agrave commencer par le mythe origi-

nel de la perte de lrsquouniteacute dont on trouve une trace dans presque toutes les cultures pour

rester dans le cadre de la penseacutee grecque on pense bien eacutevidemment au mythe de lrsquoacircge

drsquoor mais drsquoapregraves Louis Rougier le mythe du deacutechirement des membres de Zagreus

(eacutequivalent orphique de Dionysos) figurerait peut-ecirctre de maniegravere plus explicite encore la

rupture de lrsquouniteacute primitive par un principe mauvais

184

laquo La dualiteacute du monde et la multipliciteacute des ecirctres srsquoexpliquent ainsi agrave partir drsquoune homogeacuteneacuteiteacute primitive par le conflit de deux forces antagonistes lrsquoune bonne lrsquoautre mauvaise lrsquoune ten-dant agrave la dispersion tumultueuse du monde dans lrsquoespace lrsquoautre agrave sa reacuteunion harmonieuse dans lrsquounion de la sphegravere primitive On peut trouver dans le Politique de Platon et dans le Ti-meacutee les traces lointaines drsquoun tel systegraveme ougrave se fait sentir lrsquoinfluence du dualisme iranien raquo245

Rougier passe par les orphiques pour dresser une passerelle entre les conceptions cosmolo-

giques orientales et les theacuteories platoniciennes le simple fait qursquoil soit possible drsquoeacutetablir

de tels liens confirme que le constat par lrsquohomme de la diversiteacute (pour ne pas dire du

chaos) du monde nrsquoest jamais totalement accepteacute et ce par-delagrave les cultures et les

eacutepoques seule lrsquouniteacute est consideacutereacutee comme laquo normale raquo par lrsquohomme qui du fait de son

primat pheacutenomeacutenologique lui accorde un primat ontologique restitueacute dans le cadre du reacutecit

par un primat chronologique De mecircme que la nature a horreur du vide la raison a horreur

du divers et fait de la diversiteacute preacutesente lrsquoeffet de lrsquoaction drsquoune force contraire agrave celle qui

devrait assurer au monde lrsquoorganisation qursquoil devrait avoir pour meacuteriter pleinement son

nom grec de cosmos Ainsi la connaissance humaine en quecircte de laquo meilleur impossible raquo

compense-t-elle le caractegravere inaccessible de ce but en se suggeacuterant agrave elle-mecircme qursquoun

monde parfaitement organiseacute et donc entiegraverement lisible de α agrave ω faute drsquoecirctre une reacutealiteacute

preacutesente nrsquoen demeure pas moins une reacutealiteacute qui certes appartient au passeacute mais nrsquoen

constitue pas moins un criteacuterium leacutegitime pour juger de lrsquoimperfection du monde preacutesent

drsquoautant que la rupture de son uniteacute est expliqueacutee par un eacuteveacutenement adventice et que

lrsquouniteacute donc reste substantielle Cette premiegravere repreacutesentation situe le laquo meilleur impos-

sible raquo dans le passeacute la deuxiegraveme repreacutesentation relativement proche la situe dans le

preacutesent en tant qursquoelle postule lrsquoexistence drsquoune acircme du monde telle qursquoelle est traiteacute dans

le Timeacutee cette hypothegravese a vocation dans le cadre du projet platonicien agrave leacutegitimer

lrsquoeffort de deacutecryptage de la structure du monde en soulignant qursquoelle nrsquoest pas le fruit du

hasard et obeacuteit agrave un plan dont la science doit pouvoir agrave terme rendre compte Agrave cet eacutegard

la thegravese de lrsquoacircme du monde serait donc la repreacutesentation drsquoun ideacuteal de reacutesistance moindre

voire inexistante de la matiegravere aux volonteacutes de lrsquoacircme de ce fait cette thegravese ne vient pas

soulager uniquement la quecircte du laquo meilleur impossible raquo en matiegravere de connaissance mais

aussi en matiegravere drsquoeacutethique de politique et de creacuteation artistique autant de domaines ougrave la

matiegravere est agrave la fois ce qui donne sa condition de possibiliteacute agrave lrsquoactiviteacute et aussi ce qui la

bride agrave cet eacutegard la thegravese de lrsquoacircme du monde chez Platon ou ailleurs ouvre lrsquoespoir de

voir lrsquoorgane-obstacle nrsquoecirctre plus qursquoun organe La troisiegraveme repreacutesentation est bien enten-

du celle de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme le deacutetour que nous avons opeacutereacute en 245 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes p90

185

preacutesentant deux autres types de repreacutesentations neacutees de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo

pourrait sembler hors-sujet mais il eacutetait en fait capital de lrsquoopeacuterer dans la mesure ougrave il

permet de distinguer nettement entre elles des conceptions entretenant une certaine parenteacute

Lrsquohypothegravese de la quecircte du meilleur impossible srsquoavegravere donc preacutesenter lrsquointeacuterecirct de nous

aider agrave distinguer nettement non seulement en termes de temps mais aussi drsquoespace la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme des conceptions de la deacutecheacuteance originelle et de

lrsquoacircme du monde le mythe de la perte de lrsquouniteacute situe le laquo meilleur impossible raquo ici-bas

mais dans un passeacute tregraves lointain la thegravese de lrsquoacircme du monde le situe dans le preacutesent mais

dans un au-delagrave hors de porteacutee de lrsquohomme la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme en-

fin fait du meilleur impossible non pas un paradis perdu ou un treacutesor quasiment

inaccessible mais bien une promesse elle le situe dans lrsquoau-delagrave certes mais dans un au-

delagrave qui est accessible agrave lrsquohomme ou plus exactement lui sera accessible dans lrsquoavenir ou

pour ecirctre encore plus preacutecis lui redeviendra accessible apregraves la mort ndash la parenteacute de cette

conception avec le mythe de la perte de lrsquouniteacute originelle se manifeste notamment par le

fait que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne signifie pas seulement que lrsquoacircme survivra au corps mais

aussi qursquoelle a deacutejagrave veacutecu avant drsquoanimer un corps et qursquoelle retrouvera donc dans la mort

ce qursquoelle a perdu jadis Quoi qursquoil en soit le succegraves de la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme au deacutetriment du mythe de la rupture de lrsquouniteacute originelle et de la thegravese de lrsquoacircme du

monde srsquoexplique notamment par le fait qursquoelle ne se contente pas drsquoaffirmer une deacute-

cheacuteance ou de deacutepeindre un laquo arriegravere-monde raquo meilleur que le monde dans lequel nous

vivons elle fait une promesse une promesse que la deacutecheacuteance sera reacutepareacutee et que

lrsquolaquo arriegravere-monde raquo reste notre monde celui qui nous revient de droit et que nous habite-

rons agrave nouveau Compareacutee agrave une telle promesse lrsquoideacutee suivant laquelle le rocircle de lrsquoacircme est

drsquoanimer un corps aussi seacuterieusement deacutemontreacutee soit-elle ne convainc jamais vraiment

ou plutocirct elle peut convaincre sans persuader Agrave tout prendre elle est deacutecevante et nrsquoest

acceptable que dans la mesure ougrave elle affirme que crsquoest le corps qui a besoin de lrsquoacircme et

non lrsquoinverse comme crsquoest le cas chez Aristote ἐπεὶ δ᾽ ὁμοίως ἔχει ψυχὴ πρὸς σῶμα καὶ

τεχνίτης πρὸς ὄργανον καὶ δεσπότης πρὸς δοῦλον τούτων μὲν οὐκ ἔστι κοινωνία οὐ γὰρ

δύ᾽ ἐστίν ἀλλὰ τὸ μὲν ἕν τὸ δὲ τοῦ ἑνός οὐδέν246 La diffeacuterence avec Platon nrsquoest pas si

grande tout au plus le Stagirite passe-t-il sous silence le fait que lrsquoanalogie entre les rap-

ports sa comparaison nrsquoest pas eacutequilibreacutee lrsquoὄργανον (outil) eacutetant plus fiable pour le

246 Aristot Eacutethique agrave Eudegraveme [1241b] laquo Mais quoique lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps lrsquoartisan vis-agrave-vis de lrsquooutil et le maicirctre vis-agrave-vis de lrsquoesclave aient la mecircme conduite il nrsquoy a pas de communauteacute entre eux En effet ils ne sont pas deux ecirctres distincts mais lrsquoun est unifieacute tandis que lrsquoautre en deacutepend et nrsquoest pas unifieacute raquo

186

τεχνίτης (artisan) que ne lrsquoest le corps pour lrsquoacircme En somme un tel eacutenonceacute a beau mettre

lrsquoaccent sur le devoir de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps ce devoir est en fait semblable agrave celui

drsquoune diviniteacute venant secourir les hommes elle nrsquoa aucun inteacuterecirct particulier agrave le faire elle

ne doit rien au corps qui en revanche lui doit tout Les grands esprits se rencontrent en

ceci qursquoils ne reconnaissent qursquoagrave reculons que lrsquoacircme puisse avoir pour fonction drsquoanimer

un corps qui plus est agrave condition que ce soit le corps qui trouve sa raison drsquoecirctre dans lrsquoacircme

et non lrsquoinverse En somme cette thegravese aussi raisonnable puisse-t-elle paraicirctre ne vient

jamais agrave bout de la promesse drsquoachegravevement de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo formu-

leacutee par la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ndash en venir agrave bout nrsquoest drsquoailleurs pas le

propos drsquoAristote

2 Ce qursquoil en est chez Platon

Eacutetant donneacute que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est deacutefendue par Platon dans le but premier

de soutenir ses desseins protreptiques il convient drsquoecirctre prudent avant drsquoattribuer agrave Platon

la volonteacute de srsquoengager dans une eacuteventuelle laquo quecircte du meilleur impossible raquo il serait

pourtant tentant de lrsquoaffirmer ne serait-ce qursquoen commentant ses reacuteflexions cosmolo-

giques le Timeacutee expliquant que le monde est conccedilu suivant un plan preacuteeacutetabli dont la

deacutecouverte devrait ecirctre la fin de la science et le Pheacutedon disant explicitement agrave lrsquoouverture

du reacutecit par Socrate de sa rencontre deacutecevante avec les theacuteories drsquoAnaxagore247 qursquoil est

logique que les choses soient telles que cela est meilleur pour elles que crsquoest en tout cas ce

qursquoil faut rechercher ndash Socrate critique les thegraveses drsquoAnaxagore mais son attaque ne con-

cerne pas cette ideacutee qui nrsquoest drsquoailleurs pas le fait de ce seul preacutedeacutecesseur et que Socrate

faisait deacutejagrave sienne avant mecircme de deacutecouvrir ses eacutecrits au contraire il reproche agrave Anaxa-

gore de ne pas faire du laquo meilleur raquo la causaliteacute premiegravere et de ne tenir compte que des

causes motrices En somme la deacuteception engendreacutee par la rencontre avec les eacutecrits

drsquoAnaxagore ne fait pas renoncer Socrate agrave lrsquoideacutee suivant laquelle les choses sont faites

comme cela est meilleur pour elles et continue agrave deacutefendre cette ideacutee mecircme agrave lrsquoinstant su-

precircme celui ougrave lrsquoinjustice dont il est la victime pourrait conduire nrsquoimporte qui agrave renoncer

lrsquoideacutee suivant lequel le monde a eacuteteacute faccedilonneacute en vue du bien εἰ οὖν τις βούλοιτο τὴν αἰτίαν

εὑρεῖν περὶ ἑκάστου ὅπῃ γίγνεται ἢ ἀπόλλυται ἢ ἔστι τοῦτο δεῖν περὶ αὐτοῦ εὑρεῖν ὅπῃ

247 Cf Annexe 1

187

βέλτιστον αὐτῷ ἐστιν ἢ εἶναι ἢ ἄλλο ὁτιοῦν πάσχειν ἢ ποιεῖν248 Il faut cependant se garder

de sur-interpreacuteter ce passage il nrsquoy est pas explicitement question drsquoun laquo meilleur impos-

sible raquo comme nous avons tenteacute de le deacutefinir jusqursquoagrave preacutesent le βέλτιστον en question est

un βέλτιστον αὐτῷ donc un meilleur qui ne concerne que la chose agrave laquelle il trouve agrave

srsquoappliquer autant dire un meilleur relatif celui qui convenait le mieux pour donner son

principe drsquoorganisation agrave un ecirctre deacutetermineacute Il reste que Platon par la bouche de Socrate

semble juger que lrsquoideacutee du bien ou plus exactement du meilleur devrait permettre agrave

terme drsquoacceacuteder agrave une compreacutehension exhaustive du monde qui le rendrait intelligible

dans son entiegravereteacute affirmer qursquoil est logique que les choses soient telles que cela est le

meilleur pour elles cela revient agrave dire que la nature nrsquoest pas le regravegne du hasard ou de

lrsquoarbitraire qursquoelle a eacuteteacute bacirctie suivant un plan intelligible et que lrsquohomme devrait pouvoir

tocirct ou tard lire ce plan comme il lit le plan drsquoune de ses propres constructions il serait

tentant agrave lire Platon avec des lunettes relativistes (et donc modernes) drsquoy voir un ideacuteal de

connaissance absolue qui outrepasserait les capaciteacutes humaines

Platon aurait donc rechercheacute le laquo meilleur impossible raquo non seulement drsquoun point

de vue scientifique mais aussi drsquoun point de vue eacutethique (on a suffisamment insisteacute sur le

fait que ces deux aspects allaient de pair) et ce jusque dans sa vieillesse le livre I des Lois

comprend un court eacutechange portant sur les meacutefaits de la boisson cet extrait a deacutejagrave eacuteteacute

commenteacute preacuteceacutedemment249 mais sans qursquoil soit tenu compte drsquoun aspect pourtant reacuteveacutela-

teur Platon par lrsquoentremise de lrsquoAtheacutenien y met sur le mecircme plan lrsquoeacutetat de lrsquohomme pris

de boisson et celui du petit enfant or il est bien eacutevident que ces deux eacutetats diffegraverent en ceci

que lrsquoun est contingent et lrsquoautre neacutecessaire srsquoil est absolument impossible de nrsquoavoir ja-

mais eacuteteacute enfant rien nrsquoempecircche qui que ce soit de nrsquoavoir jamais ou alors tregraves rarement

eacuteteacute saoul En mettant ces deux eacutetats sur un pied drsquoeacutegaliteacute Platon semble sous-entendre que

lrsquoeacutetat de lrsquoenfant qui vient de naicirctre serait donc non seulement un eacutetat dont il faut sortir

mais mecircme un eacutetat qui ne serait pas laquo normal raquo qui ne serait mecircme pas leacutegitime et il en

irait de mecircme pour la reacutegression qui guette le vieillard οὐ μόνον ἄρ ὡς ἔοικεν ὁ γέρων

δὶς παῖς γίγνοιτ ἄν ἀλλὰ καὶ ὁ μεθυσθείς250 Platon prend acte de la reacutealiteacute de la seacutenes-

cence mais ne preacutesente pas comme eacutetant laquo normal raquo cet eacutetat qualifieacute au contraire de

πονηρότατος (Platon nrsquoignorait certainement pas la connotation morale neacutegative de

248 Plat Pheacutedon [97c] laquo Si lrsquoon voulait donc trouver pour chaque chose la cause par laquelle elle naicirct meurt ou existe ce qursquoil faudrait deacutecouvrir agrave son sujet crsquoest ce par quoi il est meilleur pour elle soit drsquoexister soit de subir ou de produire quelque action raquo 249 Plat Lois I [645d-e] Cf supra 250 Plat Lois I [646a] laquo Ce nrsquoest donc pas seulement semble-t-il le vieillard qui peut ecirctre deux fois enfant mais aussi lrsquoivrogne raquo

188

lrsquoadjectif πονηρός) agrave lrsquoinstar des artistes citeacutes plus haut pour lesquels la steacuteriliteacute serait une

maleacutediction bien plus grave que le manque de confort mateacuteriel Platon devait sans doute

en tant que penseur redouter la seacuteniliteacute et la perte de ses faculteacutes intellectuelles davantage

que la mort elle-mecircme Les Lois eacutetant un dialogue de vieillesse qursquoil a vraisemblablement

laisseacute inacheveacute il est probable que cette question grave se posait deacutejagrave au moment ougrave il

commenccedilait agrave lrsquoeacutecrire mais au-delagrave de toute hypothegravese biographique cet eacutenonceacute trahit la

consideacuteration de la seacuteniliteacute comme un eacutetat qui ne peut ecirctre veacutecu autrement que comme ad-

ventice seul le maintien de lrsquohomme en parfaite possession de ses moyens intellectuels

parvient agrave ecirctre reconnu comme normal si tel nrsquoeacutetait pas le cas comment expliquer que

lrsquoon compare une conseacutequence du vieillissement qui guette ineacutevitablement lrsquoecirctre humain agrave

lrsquoivresse qui elle peut ecirctre eacuteviteacutee251 En somme une lecture litteacuterale de ce passage paraicirct

attester que Platon formulait envers lui-mecircme et envers ses eacutelegraveves lrsquoexigence drsquoavoir en

permanence un esprit eacuteveilleacute et alerte apte agrave mener agrave bien des investigations philoso-

phiques ce qui suppose une hygiegravene de vie irreacuteprochable et un commerce avec le corps

reacuteduit agrave sa portion congrue il y aurait donc eu de la part de Platon une quecircte du laquo meilleur

impossible raquo drsquoun point de vue eacutethique et scientifique mais aussi artistique (la dissociation

entre lrsquoactiviteacute de philosophe et celle drsquoeacutecrivain ne pourrait ecirctre qursquoartificielle agrave plus forte

raison chez Platon) ce qui contredirait nos analyses anteacuterieures expliquant que le philo-

sophe ne doit pas chercher agrave se faire pur esprit

Scientifique eacutethique et artistique cela ne fait que trois domaines possibles de ma-

nifestation de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo alors que nous en avions isoleacute quatre

mais le quatriegraveme domaine celui du politique a eacuteteacute tu pour la bonne raison qursquoil avait eacuteteacute

eacutecarteacute drsquoentreacutee de jeu avant mecircme de commencer toute analyse nous avons suffisamment

insisteacute sur le fait que la description par le menu de la citeacute ideacuteale dans la Reacutepublique nrsquoavait

nullement vocation agrave ecirctre concregravetement appliqueacutee agrave la lettre contrairement au programme

des Lois qui en revanche tient bel et bien compte de la reacutesistance que la pluraliteacute peut op-

poser mecircme au meilleur des programmes politiques Drsquoailleurs agrave lrsquoencontre de lrsquohypothegravese

drsquoun laquo meilleur impossible raquo eacutethique effectivement rechercheacute par lrsquoauteur La Reacutepublique

nie toute possibiliteacute de pureteacute agrave lrsquoacircme puisqursquoelle doit constamment se surveiller de ma-

niegravere agrave ce que le λογιστικόν garde le controcircle sur le θυμός et lrsquoἐπιθυμία le laquo meilleur

impossible raquo pour lrsquoacircme serait un eacutetat dans lequel ces deux derniegraveres tendances

nrsquoexisteraient mecircme pas et ne risqueraient donc pas drsquoentraver la bonne marche de

251 Lrsquoeacutetat de personne grabataire nrsquoest pas ineacuteluctable mais il est assureacutement plus difficile agrave eacuteviter que lrsquoeacutebrieacuteteacute la maicirctrise de lrsquohomme sur ce fait est incommensurablement moindre

189

lrsquoinvestigation logique or loin drsquoappeler agrave faire en sorte drsquoaccomplir un tel ideacuteal Platon

fait reacutesider la justice non pas dans lrsquoeacuteradication de ces faculteacutes de lrsquoacircme qui ont toujours

leur utiliteacute aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre mais bien dans leur controcircle On ne peut

pas deacutecemment attribuer agrave Platon la volonteacute drsquoexhorter lrsquoapprenti philosophe agrave se faire pur

esprit comment pourrait-il en aller autrement eacutetant donneacute que lrsquousage de la forme du dia-

logue sous-entend que la quecircte de la veacuteriteacute nrsquoa pas eacuteteacute acheveacutee par lrsquoauteur qui ne preacutetend

donc agrave aucun moment avoir reacuteussi agrave se faire pur esprit Platon nrsquoa jamais chercheacute agrave nier

toute humaniteacute et toute corporeacuteiteacute agrave Socrate et le Philegravebe contient une condamnation expli-

cite des charlatans qui preacutetendraient avoir atteint degraves ici-bas un ideacuteal asceacutetique leur

donnant le pouvoir drsquoacceacuteder aux veacuteriteacutes absolues en laquo brucirclant les eacutetapes raquo crsquoest-agrave-dire en

ne prenant mecircme pas la peine de passer par la connaissance du monde mateacuteriel eacutetape qui

avait pourtant eacuteteacute clairement preacutesenteacutee comme indispensable dans le Banquet

οἱ μὲν οὖν θεοί ὅπερ εἶπον οὕτως ἡμῖν παρέδοσαν σκοπεῖν καὶ μανθάνειν καὶ διδάσκειν ἀλλήλους οἱ δὲ νῦν τῶν ἀνθρώπων σοφοὶ ἓν μέν ὅπως ἂν τύχωσι καὶ πολλὰ θᾶττον καὶ βραδύτερον ποιοῦσι τοῦ δέοντος μετὰ δὲ τὸ ἓν ἄπειρα εὐθύς τὰ δὲ

μέσα αὐτοὺς ἐκφεύγει252

Agrave supposer que Platon ait meneacute une laquo quecircte du meilleur impossible raquo sans le savoir ce qui

reviendrait agrave sur-interpreacuteter ses eacutecrits il nrsquoempecircche qursquoil nrsquoest cependant jamais alleacute jus-

qursquoagrave souhaiter qursquoelle soit reacutealiseacutee de son vivant aussi bien drsquoun point de vue politique que

drsquoun point de vue eacutethique et cognitif ndash et donc artistique par voie de conseacutequence a fortio-

ri si lrsquoon tient compte de la condamnation dans la Reacutepublique des peintres imitant la

nature au point drsquoy faire se tromper les oiseaux les artistes ne sont pas irreacutemeacutediablement

exclus de la citeacute philosophique sous reacuteserve que comme tous les autres citoyens ils restent

agrave la place qui leur revient de droit et ne cherchent pas agrave empieacuteter sur le domaine reacuteserveacute

des dieux comme lrsquoexplique Jean-Franccedilois Matteacutei

laquo Tendu entre lrsquoorigine et la fin entre lrsquoideacutee vers laquelle ile se tourne er lrsquoœuvre qui est issue de lui lrsquoartiste ndash le Ion le montre clairement ndash est intermeacutediaire entre les dieux dont il est lrsquointerpregravete mimeacutetique et les autres hommes interpregravetes drsquointerpregravetes qui deacuterivent vers la mauvaise mimesis celle des idoles et des simulacres raquo253

252 Plat Philegravebe [16e-17a] laquo Les Dieux donc comme je le disais nous ont permis drsquoexaminer drsquoapprendre et drsquoenseigner ainsi mais les sages parmi les hommes drsquoaujourdrsquohui font tout ccedila agrave la fois comme ccedila vient plus vite ou plus lentement qursquoil ne faut mettent lrsquoun tout de suite apregraves lrsquoillimiteacute et eacutevitent ce qursquoil y a entre ces deux points raquo Longtemps apregraves Kierkegaard citera Apollonius de Tyane comme exemple (ou plutocirct comme contre-exemple) de cette attitude laquo Car il ne se contentait pas comme Socrate de se ressouvenir de lui-mecircme comme eacutetant avant drsquoecirctre devenu (lrsquoeacuteterniteacute et la continuiteacute de la conscience font la profondeur de la penseacutee socratique) mais il se hacirctait drsquoaller plus loin il se rappelait en effet qui il avait eacuteteacute avant de deve-nir lui-mecircme raquo KIERKEGAARD Soumlren Œuvres complegravetes tome VII [IV 289] p90-91 253 MATTEacuteI Jean-Franccedilois laquo Lrsquoinspiration de la poeacutesie et de la philosophie chez Platon raquo Noesis [En ligne] 4 p 89 2000 mis en ligne le 15 mars 2006 URL httpnoesisrevuesorg1464

190

Tout porte donc agrave penser que Platon a tout fait pour preacutemunir sa personne et celle de ses

eacutelegraveves contre la tentation de rechercher lrsquoaccomplissement concret du laquo meilleur impos-

sible raquo recherche qui ne serait en derniegravere analyse qursquoune forme drsquoὕϐρις parmi les

autres Par fideacuteliteacute envers la profession philosophique suivant laquelle on aura toujours tout

agrave apprendre agrave la tentation de revendiquer lrsquoomniscience Platon oppose lrsquoimpossibiliteacute pour

lrsquohomme drsquoavoir une vision totalement claire de la reacutealiteacute et en deacuteduit que mecircme le philo-

sophe ne pourra probablement acqueacuterir la veacuteriteacute adeacutequatement qursquoapregraves sa mort la con-

naissance absolument adeacutequate demeure donc un espoir aussi longtemps que lrsquoon vit sur

terre et lrsquoὕϐρις consisterait justement agrave refuser de se contenter de cet espoir Nrsquoen deacuteplaise

agrave ceux qui attribuent agrave Platon une laquo pulsion de mort raquo il faut au contraire lui reconnaicirctre la

volonteacute afficheacutee drsquoexhorter lrsquoapprenti philosophe agrave rester fidegravele au juste milieu et agrave sa con-

dition terrestre comme lrsquoa exprimeacute Victor Brochard

laquo Il serait aiseacute de multiplier les exemples et citations Partout on verrait que Platon ayant conccedilu un ideacuteal de science tregraves haut et tregraves noble srsquoest rendu compte que lrsquoesprit humain ne pouvait pas y atteindre et qursquoil doit souvent srsquoen tenir agrave cette connaissance intermeacutediaire lrsquoopinion vraie eacutequivalent ou succeacutedaneacute de la science sorte de pis-aller dont il faut savoir se contenter Mais encore cette connaissance intermeacutediaire ne doit-elle pas ecirctre meacutepriseacutee Elle est connais-sance de la veacuteriteacute et participe au divin pour ainsi dire au second degreacute raquo254

Pour peu qursquoil se donne la peine de poursuivre seacuterieusement ses efforts drsquoinvestigation

malgreacute lrsquoobstacle que lui oppose sa nature drsquoecirctre corporel le philosophe platonicien nrsquoa

pas agrave rougir de cette nature Mecircme les habitants de la laquo vraie raquo terre ne megravenent peut-ecirctre

pas une vie totalement deacutesincarneacutee le mythe du Pheacutedon ne disant rien drsquoexplicite concer-

nant la nature exacte de la destineacutee post corporis mortem des ecirctres reacutesidant agrave la surface de

la laquo vraie terre raquo il semble mecircme que ces ecirctres possegravedent encore un corps quoique plus

subtil que celui qursquoils avaient sur terre David A White met en valeur le fait reacuteveacutelateur

que leur vie est deacutepeinte en des termes similaires agrave ceux employeacutes pour la vie drsquoici-bas

Sight and hearing the most articulate human senses are superior for those who exist on the surface and their wisdom is also superior to our wisdom But those on the surface are still em-bodied even refined senses are still subject to the vagaries that afflict sense perception255

Lrsquoeacutetat des ecirctres vivant sur la laquo vraie raquo terre peut ecirctre compris comme une premiegravere eacutetape

avant de pouvoir vivre une vie totalement deacutesincarneacutee mais en ajoutant un degreacute entre le

254 BROCHARD Victor Eacutetudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne p 52 255 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo p248 laquo La vue et lrsquoouiumle les plus articuleacutes des sens humains sont supeacuterieurs pour ceux qui habitent la surface et leur sagesse est aussi supeacuterieure agrave la nocirctre Mais ceux de la surface sont toujours corporels mecircme des sens raffineacutes sont toujours soumis aux ca-prices qui affectent la perception des sens raquo

191

vie terrestre et la vie ceacuteleste Platon ne fait que reacuteaffirmer que le monde dans lequel nous

menons ce que nous appelons laquo la raquo vie ne saurait ecirctre celui ougrave nous pourrons acqueacuterir une

connaissance parfaite qui doit donc rester agrave lrsquoeacutetat drsquoespoir et tel est sans doute ce que

cherchent agrave enseigner ces reacutecits deacutepeignant une vie de pur esprit que Socrate lui-mecircme

nrsquoest pas sucircr de deacutejagrave pouvoir meacuteriter non pas par modestie deacuteplaceacutee mais par meacuteconnais-

sance des critegraveres objectifs qui lui permettraient de mesurer le degreacute de purification de son

acircme comme lrsquoaffirme encore une fois White The fact that Socrates sees his fate after

death to be with the gods that is to exist on the surface of the earth means that he has not

been sufficiently purified philosophically to warrant this higher station256 Si mecircme le phi-

losophe le plus proche de la perfection du moins celui qui est eacuterigeacute en exemple ne peut

preacutetendre qursquoagrave une connaissance relative il est vain de preacutetendre agrave une connaissance abso-

lue et donc encore moins agrave une eacutethique absolue srsquoil est exact que les recommandations

eacutethiques platoniciennes ont pour finaliteacute premiegravere de permettre agrave lrsquoinvestigation philoso-

phique drsquoecirctre meneacutee dans les meilleures conditions possibles alors il nrsquoest pas utile de

chercher agrave ecirctre plus socratique que Socrate et agrave se torturer pour atteindre une pureteacute abso-

lue que Socrate ne preacutetend jamais avoir atteinte Srsquoil est leacutegitime utile et salutaire car

conforme agrave notre nature de chercher agrave controcircler les passions de faccedilon agrave ce qursquoelles ne per-

turbent pas la reacuteflexion il est en revanche illeacutegitime inutile et dangereux car contraire agrave

notre nature de chercher agrave les faire disparaicirctre complegravetement ndash une telle attitude serait la

plus eacutevidente marque drsquoὕϐρις comme lrsquoa fait remarquer Franccedilois Feacutedier laquo La φρόνησις

nrsquoest pas lrsquoeacutelimination des passions (un tel recircve serait le teacutemoignage de la plus absolue ab-

sence de φρόνησις) mais la capaciteacute sans cesse regagneacutee de ne pas se laisser emporter par

elles raquo257 Le philosophe nrsquoest pas radicalement ennemi des passions humaines il connait

suffisamment bien lrsquoecirctre humain et ses faiblesses pour savoir donc qursquoil ne servirait agrave rien

de chercher agrave lrsquoen purifier complegravetement il suffit au philosophe de controcircler suffisamment

ses passions pour les dominer la vraie sagesse pratique la vraie φρόνησις pour lrsquohomme

ne consistant pas agrave mener un combat voueacute agrave lrsquoeacutechec contre la reacutealiteacute de son ecirctre corporel

mais bien agrave savoir composer avec cette reacutealiteacute Aussi Platon en eacuterigeant Socrate comme

modegravele non pas malgreacute sa capaciteacute agrave se laisser aller occasionnellement agrave la volupteacute mais

bien gracircce agrave elle srsquoaffirme comme philosophe de la juste mesure contre les charlatans qui

preacutetendent deacutejagrave avoir atteint le meilleur impossible en matiegravere drsquoeacutethique et de connais-

256 Opcit p266 laquo Le fait que Socrate juge que son destin apregraves la mort soit de vivre aupregraves des dieux crsquoest-agrave-dire drsquohabiter agrave la surface de la terre signifie qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute suffisamment purifieacute philosophiquement pour avoir droit agrave cette plus haute situation raquo 257 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p185

192

sance certes la perfection nrsquoest pas de ce monde et il faut attendre la mort pour pouvoir

espeacuterer y avoir accegraves mais se rapprocher de la perfection ici-bas en vaut deacutejagrave la peine et la

philosophie donne agrave lrsquohomme le moyen drsquoy parvenir De ce point de vue les eacutecrits Platon

portent la marque drsquoun laquo meilleur impossible raquo mais cet impossible est bel et bien compris

comme tel et eacutevoqueacute non pas comme but agrave atteindre effectivement mais plutocirct comme fin

derniegravere vers laquelle doivent tendre les efforts humains sans srsquoarroger pour autant la preacute-

tention de lrsquoatteindre effectivement en adoptant ce juste milieu la philosophie telle que

lrsquoenvisage Platon propose peut-ecirctre bien plus agrave lrsquohomme qursquoune simple restauration drsquoune

norme perdue la philosophie nrsquoest peut-ecirctre qursquoun pis-aller en attendant une vie post cor-

poris mortem meilleure mais elle nrsquoen est pas moins le plus satisfaisant des pis-aller

disponibles celui qui permet de profiter des avantages drsquoici-bas et drsquoen minimiser les in-

conveacutenients celui qui rapproche lrsquohomme de la norme perdue tout en le reacuteconciliant avec

sa condition drsquoecirctre corporel celui qui permet de connaicirctre ce qui est agrave rechercher et ce qui

est agrave eacuteviter elle est donc un puissant rempart contre les excegraves auxquels peuvent conduire

la quecircte du laquo meilleur impossible raquo

Ce paragraphe aura peut-ecirctre paru reacutepeacutetitif reprenant des ideacutees deacutejagrave souligneacutees preacute-

ceacutedemment il eacutetait cependant capital de faire ces preacutecisions pour ne pas donner

lrsquoimpression que nous attribuons agrave Platon des ideacutees qui nrsquoeacutetaient pas les siennes nous ne

faisons qursquoeacutemettre des hypothegraveses sur les facteurs possibles de formation de la conception

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme facteurs que Platon ne reprend pas forceacutement agrave son compte mais

que son œuvre permet de mettre au jour

3 Un laquo meilleur impossible raquo qui ne lrsquoest pas

Quoi qursquoil en soit si lrsquoon condamne les excegraves potentiels de la quecircte plutocirct que la

quecircte elle-mecircme crsquoest bien parce que cette quecircte en raison de ses effets positifs sur la

conduite personnelle en vaut tout de mecircme la peine aussi longtemps que lrsquoon garde agrave

lrsquoesprit que son but ultime est hors de porteacutee de lrsquohomme or lagrave ougrave le bacirct blesse (crsquoest pour

cette raison que nous avons presque toujours mis lrsquoexpression laquo meilleur impossible raquo

entre guillemets) crsquoest qursquoagrave aucun moment ce meilleur nrsquoest veacutecu comme impossible au

contraire ce meilleur absolu est bien penseacute au quotidien comme une norme perdue et si-

tuer cette norme dans le passeacute revient agrave en postuler la possibiliteacute La φρόνησις commence

lagrave ougrave srsquoarrecircte le fantasme drsquoun accomplissement plein et entier du meilleur impossible

mais cette sagesse pratique contrairement au bon sens carteacutesien nrsquoest pas la chose la

193

mieux partageacutee du monde Socrate ne srsquoy trompait pas en seacutelectionnant soigneusement les

eacutelegraveves auxquels il deacutecidait de dispenser son enseignement et en insistant sur la neacutecessite

drsquoavancer par eacutetapes dans lrsquoapprentissage de la philosophie Il reste que la tentation

drsquoaccomplir ici-bas le triomphe du laquo meilleur impossible raquo a la vie dure pour la bonne rai-

son que nous nous reacutefeacuterons au quotidien agrave ce niveau drsquoexcellence suprecircme que crsquoest par

rapport agrave ce criteacuterium absolu que nous jugeons toute chose De surcroicirct nos jugements

toute preacutetention individuelle mise agrave part revendiquent toujours lrsquouniversaliteacute il est certes

envisageable que lrsquoon reconnaisse par respect envers la faculteacute de juger drsquoautrui qursquoun

jugement personnel nous est exclusif et peut en valoir un autre mais dans lrsquoabsolu nous

nrsquoeacutemettons aucune opinion sans avoir la conviction mecircme inconsciente qursquoelle est laquo la raquo

bonne opinion ce qui nrsquoest pas incompatible avec la toleacuterance bien au contraire puisque

la toleacuterance srsquoappuie sur la conviction qursquoautrui possegravede une faculteacute de juger eacutegale agrave la

nocirctre et devrait donc ecirctre capable drsquoadopter notre opinion celle-ci nrsquoeacutetant pas forceacutement

arbitraire et pouvant constituer le reacutesultat de notre reacuteflexion notre opinion est une marque

de notre intelligence (au sens large du terme) et agrave partir du moment ougrave nous reconnaissons

agrave autrui une intelligence semblable agrave la nocirctre nous nous attendons agrave ce que la mecircme cause

produise le mecircme effet crsquoest-agrave-dire agrave ce qursquoautrui ait la mecircme opinion que nous la diffeacute-

rence drsquoopinion en matiegravere de jugement mecircme si elle admise ne constitue pas lrsquohorizon

drsquoattente sur lequel une opinion est exprimeacutee Ce propos peut rappeler celui de Kant agrave ceci

pregraves que ce dernier parlait preacuteciseacutement du jugement de goucirct qui est le type mecircme du juge-

ment ougrave lrsquointelligence ne saurait intervenir seule258 Il nrsquoest cependant pas incongru de

suggeacuterer que tout jugement ayant preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute preacutesuppose toujours une

norme absolue qui donne sa condition de possibiliteacute au jugement si nous ne reconnais-

sions pas de caractegravere absolu au criteacuterium par rapport auquel nous eacutevaluons les choses

nous ne nous permettrions mecircme pas drsquoexprimer un avis crsquoest gracircce agrave ce criteacuterium que

nous reconnaissons de la valeur agrave nos propres opinions et preacutesupposons qursquoautrui est ca-

pable drsquoy adheacuterer il est eacutevident qursquoen comparaison de ce criteacuterium tous les objets de

notre faculteacute de juger ne sauraient ecirctre que des moyens termes des pis-aller des eacutebauches

inacheveacutees et donc perfectibles Mecircme en srsquoinclinant devant la forte reacutesistance de la ma-

tiegravere mecircme en reconnaissant qursquoil est impossible que cette norme soit parfaitement

respecteacutee ici-bas il nrsquoempecircche que ce degreacute drsquoachegravevement absolu constitue une norme

258 Cf Annexe 22

194

qursquoil est impossible drsquoabandonner agrave moins de renoncer purement et simplement agrave notre fa-

culteacute de juger

Ce qui vient drsquoecirctre affirmeacute concernant le regard que nous portons sur ce qui nous en-

toure est vrai concernant toute notre activiteacute Mecircme si la perfection nrsquoest pas de ce monde

elle nrsquoen reste pas moins lrsquohorizon drsquoattente qui donne sa raison drsquoecirctre agrave lrsquoactiviteacute elle est

lrsquoobjectif que nous lui donnons ce sans quoi elle nous paraitrait vaine aucun effort humain

ne se deacuteployant en partant avec lrsquoideacutee qursquoil serait irreacutemeacutediablement voueacute agrave lrsquoeacutechec Pour le

dire comme le dessinateur drsquoorigine argentine Guillermo Mordillo laquo Lrsquohomme croit tou-

jours agrave son avenir Envers et contre tout Crsquoest lagrave que reacuteside pour moi sa force Crsquoest la

raison de son obstination et de son talent Crsquoest ce qui lui donne la force creacuteative et vi-

tale raquo259 Ainsi la quecircte de perfection mecircme si elle est ontologiquement voueacutee agrave lrsquoeacutechec

nrsquoest cependant jamais penseacutee comme telle dans la mesure ougrave nul nrsquoengage une action en

dans lrsquoideacutee qursquoelle nrsquoaura aucun reacutesultat positif Tout au plus peut-on admettre et encore agrave

reculons qursquoelle ne portera pas ses fruits de notre vivant agrave lrsquoimage des personnaliteacutes poli-

tiques eacutevoqueacutees dans notre deuxiegraveme partie ou des forestiers qui cultivent des arbres en

sachant pertinemment qursquoils nrsquoassisteront jamais agrave la reacutecolte de leur bois Crsquoest drsquoun cons-

tat similaire que partait Kant reacutedigeant son Histoire universelle drsquoun point de vue

cosmopolitique affirmant degraves la premiegravere proposition que laquo toutes les dispositions natu-

relles drsquoune creacuteature sont destineacutees agrave se deacuteployer un jour de faccedilon exhaustive et finale raquo260

pour en arriver finalement agrave dire qursquoil vaut la peine de continuer agrave rechercher ce qui pou-

vait encore apparaicirctre comme une utopie voire comme un laquo meilleur impossible raquo en 1784

agrave savoir lrsquoeacutedification drsquoun corps politique universel assurant la paix sur terre

laquo Bien que ce corps politique nrsquoexiste encore pour lrsquoinstant qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoeacutebauche tregraves grossiegravere un sentiment se fait deacutejagrave pour ainsi dire le jour chez tous ses membres qui chacun tiennent agrave la conservation du tout et cela donne lrsquoespeacuterance qursquoapregraves maintes reacutevolutions survenues dans cette transformation parviendra finalement un jour agrave srsquoeacutetablir ce que la nature a pour dessein suprecircme drsquoeacutetablir agrave savoir une situation cosmopolitique universelle comme foyer au sein du-quel se deacutevelopperaient toutes les dispositions originelles de lrsquoespegravece humaine raquo261

Un tel propos peut ecirctre envisageacute comme preacutemonitoire de la naissance drsquoorganismes comme

lrsquoOrganisation des Nations-Unies ou lrsquoUnion Europeacuteenne (bien que ces organismes ne

soient encore que des eacutebauches bien approximatives du corps politique imagineacute par Kant)

mais au-delagrave de tout rapprochement anecdotique lrsquoideacutee eacutetayeacutee ici est que le laquo meilleur im-

259 MORDILLO Guillermo Mordillo Opus 3 p7 260 KANT Emmanuel Histoire universelle drsquoun point de vue cosmopolitique in Œuvres philosophiques II p189 Traduction de Jacques Rivelaygue 261 Opcit p202

195

possible raquo en tant qursquoil donne sa fin et sa raison drsquoecirctre agrave toute action nrsquoest jamais penseacute

comme eacutetant impossible du moins pas au point drsquoocircter toute leacutegitimiteacute agrave lrsquoaction il est en

quelque sorte une raison suffisante pour justifier une telle action indeacutependamment mecircme

des effets positifs heacuteteacuteroteacuteliques de lrsquoaction Ce qui est vrai dans le domaine politique lrsquoest

eacutegalement dans le domaine de lrsquoeacutethique et de la connaissance les propos de Marsile Ficin

sont symptomatiques de cette tendance de lrsquohomme agrave tirer sa justification drsquoun ideacuteal appa-

remment inaccessible et agrave revendiquer comme possible cet impossible

Separatam vero illam a caduco corpore vitam naturaliter appetit tamquam naturaliter id est revera bonam praesertim cum vita sit omnino dedita veritati atque bonitati Vita eiusmodi si bona est ergo et posssibilis est Quod enim impossibile est idem quoque inutile Bonum vero inutile non est dicendum262

Le propos de Ficin est inteacuteressant dans la mesure ougrave il met des mots sur le raccourci

qursquoopegravere tout homme pour rendre sa laquo quecircte du meilleur impossible raquo leacutegitime par elle-

mecircme il ne saurait admettre que lrsquoeacutetat de pureteacute morale et de connaissance absolue qursquoil

recherche soit hors de sa porteacutee les effets positifs heacuteteacuteroteacuteliques de cette quecircte ne lui sont

pas une raison suffisante Tout ecirctre est spontaneacutement porteacute agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre ce

dont lrsquohomme ne peut manquer drsquoavoir conscience en ce qui le concerne et rien ne saurait

donc remettre en cause la leacutegitimeacute de la poursuite de cet ideacuteal de connaissance parfaite et

perpeacutetuelle qui anime lrsquohomme tout au long de son existence la confiance en cet ideacuteal

peut prendre la forme de la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et cette conception est

raisonnable aussi longtemps que cette vie apregraves la mort demeure un espoir Cette mecircme foi

peut prendre une forme plus proche du propos de Kant dans lrsquoopuscule citeacute preacuteceacutedemment

avec la conviction suivant laquelle lrsquoentendement individuel nrsquoest qursquoun maillon parmi

drsquoautres drsquoune longue chaicircne devant mener agrave terme agrave la deacutecouverte de la veacuteriteacute En

somme il y a bel et bien une quecircte drsquoun meilleur absolu et il est vrai qursquoen se deacutesolidari-

sant artificiellement du sujet que nous sommes il serait tentant de qualifier drsquoimpossible ce

meilleur mais le fait est lagrave agrave aucun moment lrsquohomme mecircme si cela nrsquoengendre pas neacute-

cessairement en lui les neacutevroses eacutevoqueacutees anteacuterieurement nrsquoenvisage ce meilleur comme

eacutetant impossible il situe cet ideacuteal non seulement dans le passeacute mais aussi dans lrsquoavenir ce

qui lui donne une double raison pour ne pas le penser comme impossible et de lagrave lui vien-

nent son eacutenergie et sa puissance creacuteatrice si Platon ne dit pas plus explicitement que la vie

262 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes VIII 2 laquo Elle deacutesire naturellement cette vie seacutepareacutee drsquoun corps fragile en tant que cette chose est naturellement crsquoest-agrave-dire vraiment bonne surtout lorsque sa vie est toute entiegravere consacreacutee agrave la veacuteriteacute et agrave la bonteacute Si une vie de ce type est bonne elle est donc possible En effet ce qui est impossible est aussi inutile Or on ne peut pas dire que le bien est inu-tile raquo

196

deacutesincarneacutee du philosophe ideacuteal nrsquoest qursquoun espoir qui nrsquoa aucune chance de se reacutealiser

aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre crsquoest probablement pour ne pas deacutecourager ses

eacutelegraveves et ne pas les laisser srsquoimaginer que mecircme cet espoir serait illeacutegitime Crsquoest bien pour

cela que nous affirmons qursquoavec Platon la philosophie maintient vivace une espeacuterance que

les cultes civiques ne sont plus en mesure drsquoassurer au sein de la jeunesse atheacutenienne agrave

aucun moment Platon ne dit que ce meilleur est impossible il introduit simplement une

nuance et dit simplement qursquoil est impossible ici-bas par respect pour lrsquohomme qui se re-

fuse agrave se penser irreacutemeacutediablement voueacute au relatif manifestant ainsi un eacutelan vers la

connaissance que le philosophe ne peut qursquoencourager

Avant de conclure ce chapitre il reste agrave signaler une derniegravere caracteacuteristique de cette

quecircte caracteacuteristique que nous avions volontairement gardeacutee pour la fin pour la bonne rai-

son qursquoelle deacuteborde de la notion mecircme de quecircte En effet lrsquohomme ne megravene pas cette

laquo quecircte raquo uniquement pour son propre compte il est bien clair que lrsquoideacuteal drsquoabsolue con-

formiteacute de la pratique agrave la theacuteorie ne saurait ecirctre qursquoun ideacuteal et que la nature nous reste

fonciegraverement opaque en tant que les laquo lois raquo que nous exprimons agrave son sujet par le langage

sont toujours en-deccedilagrave de sa reacutealiteacute ne serait-ce que parce que la nature se passe fort bien de

tout langage pour ecirctre ce qursquoelle est Par exemple le meacutedecin fait reposer son travail et

osons le dire son autoriteacute sur un savoir acquis dans le cadre drsquoune formation mais con-

naicirctre theacuteoriquement les interactions du corps humain avec son environnement ne saurait

suffire agrave lrsquoexercice de son activiteacute qui est bien celle drsquoun praticien au sens plein du terme

dans le cadre de la relation de soin les laquo cas drsquoeacutecole raquo sont rarissimes il nrsquoexiste pour ain-

si dire aucun malade dont le cas soit en tout point semblable agrave ce que le meacutedecin a pu

apprendre en faculteacute La relation de soin est une relation agrave part entiegravere dans la mesure ougrave le

meacutedecin y a lrsquoobligation pratique de communiquer avec le patient pour connaicirctre son mode

de vie il ne saurait se contenter de plaquer meacutecaniquement sur son patient les formules

apprises lors de sa formation (telle est lrsquoorientation que voulait donner Hippocrate agrave la meacute-

decine) nrsquoen deacuteplaise agrave lrsquoadage populaire suivant lequel lrsquoexception confirme la regravegle

lrsquoexception pour le meacutedecin est la regravegle Pourtant la raison ne saurait cesser drsquoexprimer

des lois destineacutees agrave rendre compte des faits naturels dans leur entiegravereteacute un fait venant

donner tort agrave ces lois ne tient mecircme pas en eacutechec la raison mais ne fait qursquoen retarder la

reacuteussite drsquoautant qursquoagrave partir du moment ougrave lrsquoerreur passeacutee est identifieacutee comme telle ce

nrsquoest jamais qursquoune hypothegravese erroneacutee qui peut ecirctre eacutecarteacutee et ainsi deacutefricher encore un peu

plus la route vers la veacuteriteacute Rien pas mecircme la confrontation agrave une empirie reacutesistante ne

permet donc de vaincre deacutefinitivement lrsquoespoir drsquoune nature dont les mouvement seraient

197

parfaitement conformes aux lois que nous exprimons agrave son sujet ce qui veut dire que

lrsquohomme ne se contente pas de chercher agrave ecirctre omniscient il cherche aussi agrave rendre la na-

ture entiegraverement connaissable Dans le mecircme ordre drsquoideacutees et pour reprendre notre

typologie lrsquohomme ne se contente pas de deacutesirer la pureteacute eacutethique il veut aussi faire en

sorte que son environnement soit exempt de toute tentation pouvant le faire sortir du droit

chemin et attend donc de ses semblables une conduite droite le citoyen ne srsquoefforce pas

simplement drsquoecirctre un citoyen parfait il veille aussi agrave ce que la citeacute soit organiseacutee suivant

des principes justes et attend en retour que ses concitoyens aient la mecircme conduite ci-

vique lrsquoartiste enfin ne recherche pas seulement le geste parfait mais aussi lrsquoobeacuteissance

de la matiegravere agrave sa main et il croit suffisamment au bien-fondeacute de sa pratique pour en faire

un exemple agrave suivre En somme lrsquohomme ne part pas en quecircte du meilleur absolu (plutocirct

qursquoimpossible) pour son propre compte mais srsquoattend agrave ce que ses semblables et son envi-

ronnement soient eux aussi conformes agrave lrsquoideacutee qursquoil se fait de ce degreacute drsquoexcellence

absolue crsquoest eacutevidemment agrave dessein que nous disons qursquoil laquo srsquoattend raquo plutocirct qursquoil nrsquoagit

pour obtenir un tel reacutesultat toute action meneacutee pour rendre les hommes et le monde effec-

tivement conformes agrave nos ideacuteaux de perfection est voueacutee agrave lrsquoeacutechec et qui plus est

dangereuse en tant qursquoelle engendre le dogmatisme le totalitarisme lrsquointeacutegrisme le mysti-

cisme ou le saccage de la nature Lrsquohomme du moins agrave son eacutechelle individuelle nrsquoest donc

pas en droit de poursuivre cette quecircte pour ce qui ne deacutepend pas de ses forces si cette

quecircte en vaut la peine pour ce qui est en son pouvoir il est inutile et dangereux de la pour-

suivre au-delagrave de ce peacuterimegravetre ce qui nrsquoempecircche ce qui existe de rester trop divers trop

opaque et trop injustifieacute pour devenir acceptable logiquement Crsquoest pourquoi plutocirct que

drsquoune quecircte nous parlerons deacutesormais pour eacutelargir notre propos au-delagrave des frontiegraveres des

virtualiteacutes humaines drsquoune reacutevolte

198

199

Chapitre 2 Reacutevolte ou non-reacutevolte

Les mythes eschatologiques ne se contentent pas de mettre en scegravene lrsquoacircme libeacutereacutee

des attaches corporelles elles la placent aussi dans un monde au sein duquel elle serait en-

fin agrave sa place ougrave ses conceptions sur la nature lrsquoeacutethique la justice et mecircme la beauteacute ne

seraient plus nieacutees par les faits en drsquoautres termes lrsquohomme attend de la vie post corporis

mortem de lrsquoacircme non seulement qursquoelle le rende enfin satisfaisant agrave lui-mecircme mais aussi

qursquoelle le fasse vivre dans un monde enfin satisfaisant De ce point de vue lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme repose moins sur une approbation que sur une deacutesapprobation si elle possegravede ne

face positive en tant qursquoelle est revendication radicale de notre consentement aux capaciteacutes

qui fondent notre speacutecificiteacute humaine elle a aussi une face neacutegative en tant qursquoelle est en

relief ce qursquoest en creux une eacuteventuelle reacutevolte contre lrsquoopaciteacute de ce monde sa non-

conformiteacute agrave ce que nous deacutefinissons comme eacutetant le meilleur en termes drsquoefficaciteacute pra-

tique de beauteacute de reacutegulariteacute drsquoeacutequilibre la quecircte de perfection preacutesenteacutee anteacuterieurement

nrsquoeacutetant qursquoune reacuteponse agrave ce rejet du monde tel qursquoil est Lrsquohomme aspire agrave la perfection

non seulement pour lui-mecircme mais aussi pour tous les ecirctres qui lrsquoentourent donc aussi

bien pour ce qui deacutepend de sa volonteacute de ce qui nrsquoen deacutepend pas crsquoest agrave ce titre que nous

employons un terme que nous empruntons au domaine ougrave lrsquoindividu humain est le plus

obligeacute de tenir compte de ce qui lrsquoentoure le politique ce qui nous permet de clarifier en-

core davantage notre hypothegravese En effet la reacutevolte se distingue de la reacutevolution en ceci

que contrairement agrave cette derniegravere elle ne reacuteclame pas un changement de reacutegime politique

mais cherche seulement agrave faire entendre une colegravere contre une situation jugeacutee intoleacuterable agrave

lrsquoimage des laquo jacqueries raquo paysannes du moyen-acircge Le terme laquo reacutevolte raquo sied-il donc

vraiment au refus humain drsquoaccepter le monde tel qursquoil est crsquoest-agrave-dire non-conforme aux

regravegles que lrsquoon eacutedicte pour le rendre intelligible Dans une certaine mesure oui puisque

le deacutesarroi face agrave cette non-conformiteacute ne se traduit pas neacutecessairement (crsquoest mecircme assez

rare) par un rejet complet du monde la quecircte de perfection nrsquoa pas vocation agrave deacutetruire ce

monde mais plutocirct agrave le reacuteparer ou pour employer agrave nouveau la terminologie politique agrave le

laquo reacuteformer raquo agrave le rendre enfin conforme fucirct-ce dans une certaine mesure agrave ce que nous en

attendons agrave lrsquoideacutee que nous nous faisons de lui notre imagination apparemment sans li-

200

mites est en fait incapable de concevoir un autre monde sur un modegravele radicalement diffeacute-

rent de ce monde-lagrave ce qui explique que les mythes eschatologiques repreacutesentent souvent

lrsquoapregraves-mourir en des termes proches de ceux employeacutes pour la vie terrestre Quand bien

mecircme nous parviendrions effectivement agrave abolir ce monde nous serions alors bien deacutemu-

nis pour en bacirctir un autre lorsque Baudelaire apostrophe Caiumln en lui ordonnant laquo au ciel

monte et sur la terre jette Dieu raquo263 ce ne peut ecirctre que de la provocation visant moins agrave

attaquer Dieu en tant que principe assurant au monde son ecirctre et sa stabiliteacute qursquoagrave contester

lrsquoautoriteacute de lrsquoEacuteglise en tant qursquoinstitution dont le poegravete se meacutefiait ndash crsquoest pourquoi la sec-

tion des Fleurs du mal accueillant ces vers srsquointitule laquo Reacutevolte raquo et non pas laquo Reacutevolution raquo

Il y a donc bien simplement une laquo reacutevolte raquo en tant qursquoil y a sentiment que ce monde-lagrave est

perfectible plutocirct que volonteacute afficheacutee de le supprimer et de le remplacer par un autre

mais mecircme si elle a une viseacutee incomparablement plus modeste qursquoune reacutevolution il reste

que cette reacutevolte se donne une finaliteacute objectivement hors de porteacutee de lrsquohomme et doit

drsquoailleurs ecirctre bien comprise comme telle si elle ne veut pas deacutegeacuteneacuterer en misanthropie

voire en misophysie264 (haine de la nature) crsquoest pourquoi notre titre propose une alterna-

tive et reste interrogatif la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est-elle bien lrsquoexpression

drsquoune reacutevolte contre la reacutealiteacute du monde ou au contraire nrsquoest-elle pas plutocirct une deacutefense

que lrsquoon se donne contre la tentation drsquoune reacutevolte qui ne pourrait deacuteboucher que sur une

lutte ineacutegale

1 La reacutevolte non-promeacutetheacuteenne sources et deacutefinition

Il faut tout drsquoabord noter que la reacutevolte telle que nous lrsquoentendons nrsquoest pas le fait

du monde grec on peut parfaitement concevoir certes qursquoun Grec conteste lrsquoautoriteacute po-

litique agrave laquelle il est soumis lrsquoIliade srsquoouvre drsquoailleurs sur la colegravere drsquoAchille contre son

roi et commandant Agamemnon le mythe drsquoAntigone relate la reacutevolte de la fille drsquoŒdipe

contre le roi Creacuteon bafouant les ἄγραπτα κἀσφαλῆ θεῶν νόμιμα265 et le principe mecircme de

la deacutemocratie atheacutenienne preacutesuppose que les dirigeants peuvent ecirctre contesteacutes voire reacutevo-

queacutes Pourtant le monde grec nrsquoa offert agrave la posteacuteriteacute aucun paradigme marquant de la

reacutevolte politique tous les personnages mythologiques reacutevolteacutes du moins les plus mar-

quants drsquoentre eux et qui ne finissent pas dans le Tartare (tels Sisyphe ou Tantale) sont

263 BAUDELAIRE Charles Les Fleurs du mal laquo Reacutevolte raquo CXIX 264 Ce terme apparemment barbare apparaicirct dans Les grandes eacutevasions estheacutetiques de Charles Lalo p 31 265 Soph Antigone v 454-455 laquo Les lois non-eacutecrites et ineacutebranlables des dieux raquo

201

drsquoune condition supeacuterieure ou infeacuterieure agrave celle du citoyen hellegravene Achille tire son droit agrave

la reacutevolte de la position quasi-surhumaine que lui confegravere son statut de heacuteros quasi-

invincible a contrario Antigone est une jeune fille donc un personnage sans droits ci-

viques et en tant qursquoheacuteroiumlne tragique elle nrsquoavait pas vocation agrave servir drsquoexemple mais au

contraire de contre-exemple aux Atheacuteniens drsquoautant qursquoelle nrsquoeacutetait autre que la fille

drsquoŒdipe auquel elle eacutetait drsquoailleurs resteacutee fidegravele jusqursquoagrave la fin et pacirctissait donc drsquoune heacute-

reacutediteacute chargeacutee qui en faisait un repoussoir pour le public De toute faccedilon avec Achille

comme avec Antigone nous restons dans le domaine du mythe et non dans lrsquohistoire stric-

to sensu domaine dans lequel le monde grec nrsquoa pas fait rentrer la reacutevolte laissant ce soin

au monde romain avec Spartacus crsquoest en tout cas le premier exemple donneacute par Camus

theacuteorisant la laquo reacutevolte historique raquo dans Lrsquohomme reacutevolteacute

laquo La reacutevolte de Spartacus agrave la fin du monde antique quelques dizaines drsquoanneacutees avant lrsquoegravere chreacutetienne est agrave cet eacutegard exemplaire (hellip) Pourtant cette reacutevolte nrsquoa apporteacute comme le re-marque Andreacute Prudhommeaux aucun principe nouveau dans la socieacuteteacute romaine La proclamation lanceacutee par Spartacus se borne agrave promettre aux esclaves laquo des droits eacutegaux raquo Ce passage du fait au droit que nous avons analyseacute dans le premier mouvement de reacutevolte est en effet la seule acquisition logique qursquoon puisse trouver agrave ce niveau de la reacutevolte Lrsquoinsoumis re-jette la servitude et srsquoaffirme lrsquoeacutegal de son maicirctre Il veut ecirctre maicirctre agrave son tour raquo266

Si la reacutevolte de Spartacus fut fondatrice agrave plus drsquoun titre elle nrsquoen a pas moins eacuteteacute une reacute-

volte de circonstance luttant contre un trop-plein factuel de servitude il nrsquoest pas interdit

de penser que la reacutevolte de Spartacus aurait eacuteteacute le prix de lrsquooubli de la juste mesure par les

Romains Les Grecs eux aussi avaient des esclaves mais aucun nrsquoa laisseacute le souvenir

drsquoavoir meneacute une reacutevolte drsquoune aussi grande ampleur que celle de Spartacus agrave croire

qursquoaucune citeacute grecque nrsquoavait laisseacute se deacutevelopper comme Rome drsquoeacutecart deacutemesureacute entre

lrsquoaisance mateacuterielle des maicirctres et lrsquoeacutetat de servitude des esclaves En somme le monde

grec par sa juste mesure et son rejet de lrsquoὕϐρις se serait lui-mecircme preacutemuni contre tout

risque de reacutevolte violente la contestation demeurant dans les limites feutreacutees de ce qui eacutetait

permis dans le cadre des deacutebats politiques La deacutesobeacuteissance civile reste donc un trait de la

moderniteacute le monde grec ne pouvant ecirctre le monde de la reacutevolte politique et encore moins

le monde de la reacutevolte laquo meacutetaphysique raquo

En effet le monde est pour les Grecs le κόσμος crsquoest-agrave-dire lrsquoordre et mecircme plus

preacuteciseacutement le bon ordre ce qui est par nature bon et beau quand bien mecircme on ne le com-

prendrait pas il faut donc lrsquoaccepter tel quel quiconque lui demanderait des comptes

serait coupable de deacutemesure et crsquoeacutetait justement ce que la citeacute atheacutenienne reprochait aux

266 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p143-144

202

savants qui ne se cantonnaient pas aux consideacuterations politiques Donc quand bien mecircme

il y aurait eu une reacutevolte de ce type ou une tentation pour ce type de reacutevolte elle se serait

probablement eacutetouffeacutee drsquoelle-mecircme On objectera agrave cela que les Grecs nrsquoignoraient pas la

reacutevolte meacutetaphysique puisqursquoils lrsquoont exprimeacutee au travers du mythe de Promeacutetheacutee le Titan

qui vola le feu aux dieux pour le donner aux hommes et ainsi pallier la neacutegligence de son

fregravere Eacutepimeacutetheacutee ce qui lui valut drsquoecirctre enchaicircneacute agrave une colonne et drsquoecirctre condamneacute agrave se

faire deacutevorer le foie qui repoussait sans cesse par un aigle ce mythe donna agrave Eschyle

lrsquoargument du Promeacutetheacutee enchaicircneacute ougrave de fait le Titan nrsquoest pas eacuteconome drsquoimpreacutecations

pour justifier son acte de reacutebellion ni pour deacutenoncer la malheur dans lequel il est tombeacute

mais il ne faut pas perdre de vue deux aspects majeurs la trageacutedie grecque premiegraverement

comme dans le cas drsquoAntigone le heacuteros tragique nrsquoest nullement le porte-parole du poegravete

mais plutocirct lrsquoincarnation drsquoune tentation que la citeacute met en scegravene pour mieux srsquoen deacutebar-

rasser de ce fait la reacutevolte de Promeacutetheacutee contre Zeus nrsquoa nullement vocation agrave servir

drsquoexemple aux hommes mais au contraire par le spectacle de sa souffrance agrave les deacutetourner

de la tentation de lrsquoimiter drsquoautant que comme dans le cas drsquoAchille mais agrave un degreacute in-

comparablement plus eacuteleveacute la nature divine du Titan met une telle reacutevolte hors de porteacutee

des mortels quoi qursquoil arrive Deuxiegravemement une trageacutedie nrsquoeacutetait jamais isoleacutee et faisait

toujours partie drsquoun ensemble de trois trageacutedies le Promeacutetheacutee enchaicircneacute ne saurait donc

ecirctre qursquoune partie (peut-ecirctre le deuxiegraveme volet) drsquoune trilogie qui devait probablement se

conclure par la reacuteconciliation entre le dieu et le Titan qui lrsquoa deacutefieacute agrave lrsquoimage du change-

ment de statut des Eacuterinyes agrave la fin des Eumeacutenides267 Camus que nous imaginons souvent

agrave tort eacuterigeant Promeacutetheacutee comme paradigme de la reacutevolte telle qursquoil en avait fait

lrsquoexpeacuterience dans la reacutesistance nrsquoignorait pas cela

laquo Les Grecs nrsquoenveniment rien Dans leurs audaces les plus extrecircmes ils restent fidegraveles agrave cette mesure qursquoils avaient deacuteifieacutee Leur rebelle ne se dresse pas contre la creacuteation toute entiegravere mais contre Zeus qui nrsquoest jamais que lrsquoun des dieux et dont les jours sont mesureacutes Promeacutetheacutee lui-mecircme est un demi-dieu Il srsquoagit drsquoun regraveglement de comptes particulier drsquoune contestation sur le bien et non drsquoune lutte universelle entre le mal et le bien raquo268

Promeacutetheacutee nrsquoest donc pas pour les Grecs un exemple agrave suivre ce qursquoil a fait pour les

hommes nrsquoest plus agrave faire pour ces derniers qui beacuteneacuteficient deacutejagrave de son preacutesent et peuvent

en profiter pour ainsi dire agrave leur guise en vue drsquoassurer leur survie et leur confort le Titan

assumant agrave leur place la culpabiliteacute de la deacutesobeacuteissance ndash ce mythe nrsquoest donc pas entiegravere-

ment assimilable agrave celui de la Chute biblique qui fait du savoir humain le seul responsable

267 Cf Annexe 17 268 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p46

203

de la preacutesente misegravere de lrsquohomme les Grecs nrsquoauraient jamais accepteacute de penser que

lrsquohomme pucirct ecirctre ontologiquement peacutecheur la faute restant eacuteveacutenementielle Les hommes

ne doivent pas imiter Promeacutetheacutee et de toute faccedilon ils ne le peuvent pas nrsquoeacutetant que des

mortels et non des Titans Un signe qui ne trompe pas est que la meacutesaventure de Promeacutetheacutee

nrsquoentrait pas dans les preacuteoccupations premiegraveres des Grecs agrave lrsquoeacutepoque de Platon agrave tel point

qursquoon pouvait faire dire au mythe agrave peu pregraves ce qursquoon voulait Platon par ailleurs ne pro-

pose dans ses dialogues qursquoun seul deacuteveloppement sur ce mythe et qui plus est ce nrsquoest

mecircme pas le philosophe qui parle mais bien un sophiste pas nrsquoimporte quel sophiste puis-

qursquoil srsquoagit tout de mecircme de Protagoras mais le simple fait que Platon attribue cette lecture

du mythe agrave un rheacuteteur ayant une telle renommeacutee laisse entendre qursquoelle faisait autoriteacute dans

le milieu de la sophistique ou du moins qursquoelle y eacutetait monnaie courante comme le re-

legraveve Geneviegraveve Droz cette lecture sophistique ne modifie pas fondamentalement le mythe

drsquoun point de vue narratif du moins si lrsquoon prend pour reacutefeacuterence la trageacutedie drsquoEschyle

Contrairement au philosophe le sophiste nrsquoest pas creacuteateur de mythes et il propose moins

un nouveau mythe qursquoune meacutetamorphose drsquoun mythe preacuteexistant meacutetamorphose qui nrsquoest

pas de nature agrave choquer ses concitoyens et qui nrsquoest pas complegravetement deacutesinteacuteresseacutee

laquo Lrsquoespegravece humaine ainsi doteacutee change de statut elle participe au laquo lot divin raquo et invente la laquo civilisation raquo sous quatre de ses formes les plus riches la religion le langage la technologie et lrsquoagriculture Pourtant la vie sociale est encore impossible car il manque aux hommes la seule vertu qui la rend viable le sens politique que Promeacutetheacutee dans sa preacutecipitation nrsquoa pas eu le temps drsquoarracher agrave Zeus Le manque est deacutecisif sans lrsquoart politique et lrsquoart de la guerre qui lui est in-heacuterent lrsquohumaniteacute ne sait ni se deacutefendre collectivement ni mecircme cohabiter lrsquohomme agrave terme ne saurait ecirctre qursquoun laquo loup pour lrsquohomme raquo Devant les risques drsquoune extinction progressive de lrsquoespegravece Zeus inquiet prie Hermegraves dieu de la Communication drsquooffrir aux hommes et agrave tous les hommes sans distinction deux bienfaits suppleacutementaires la pudeur et la justice (la justice dicte la loi la pudeur respecte les interdits) fondement et condition de possibiliteacute de lrsquoharmonie sociale Tous y auront droit et qui ne les pratique pas sera laquo fleacuteau de la citeacute raquo et exeacutecuteacute agrave ce titre telle est lrsquoimpitoyable loi de Zeus raquo269

Ce que cherche agrave deacutefendre Protagoras bien plus qursquoune certaine conception du statut de

lrsquohomme crsquoest son propre meacutetier de maicirctre de rheacutetorique pour le sophiste lrsquohomme ne

saurait se reacuteduire agrave lrsquohomo faber dont les talents ne sont le fait que de certains individus

plus habiles que leurs semblables il est aussi et surtout pour reprendre lrsquoexpression aristo-

teacutelicienne un animal politique contrairement agrave la τέχνη qui est une affaire de speacutecialistes

la politique est selon la sophistique lrsquoaffaire de tous (ce que Platon ne manque pas de reacute-

futer) mais encore faut-il que ce sens politique commun agrave tous soit guideacute et deacuteveloppeacute par

une eacuteducation approprieacutee il faut donc apprendre agrave exploiter ce potentiel et agrave lrsquoutiliser cor- 269 DROZ Geneviegraveve Les mythes platoniciens p29

204

rectement Le mythe ici sert une cause et vise agrave convaincre il est en quelque sorte un ar-

gument laquo publicitaire raquo au sens presque moderne du terme que Protagoras emploie pour

faire la promotion de lrsquoideacuteal civique de la sophistique le sophiste srsquointeacuteresse au don de

Promeacutetheacutee en tant qursquoacte mais pas agrave ses mobiles psychologiques ni agrave ses conseacutequences

tragiques En somme ce mythe du Titan reacutevolteacute nrsquointeacuteresse pas la philosophie qui laisse

libres les sophistes de srsquoen servir pour valoriser leur savoir-faire en tant que savoir agrave part

entiegravere en fait la reacutevolte elle-mecircme nrsquointeacuteresse pas tellement la sophistique qui ne prend

en consideacuteration que lrsquoacte de donation du feu aux hommes le prenant comme un donneacute de

fait et en tire des conclusions qui nrsquointeacuteressent que les hommes agrave cet eacutegard on ne peut

reprocher agrave Protagoras drsquoecirctre coupable drsquoὕϐρις puisqursquoil ne srsquoautorise pas agrave formuler des

raisonnements sur les conflits entre diviniteacutes ndash tous les sophistes nrsquoont pas lrsquoarrogance de

Thrasymaque La sophistique connait le mythe du Titan reacutevolteacute et tient compte des conseacute-

quences beacuteneacutefiques que cette reacutevolte a eu pour les hommes mais en reste lagrave le sophiste ne

srsquointeacuteresse pas plus agrave la reacutevolte que le philosophe

Le monde grec nrsquoa donc pas plus eacuteteacute le monde de la reacutevolte historique qursquoil nrsquoa eacuteteacute

le monde de la reacutevolte meacutetaphysique telle que nous la connaissons depuis le XVIIIe siegravecle

cela nrsquoa rien drsquoeacutetonnant dans la mesure ougrave il est plus aiseacute de demander des comptes agrave un

dieu unique et clairement identifiable qursquoagrave une myriade de diviniteacutes agrave la foi toutes singu-

liegraveres et toutes compleacutementaires Cette speacutecificiteacute de notre monde chreacutetien fut lrsquoune des

conditions de possibiliteacute entre autres de la reacutevolte du marquis de Sade qui tout en niant

Dieu ne peut srsquoempecirccher de lui demander des comptes sur lrsquoordre dont il est le creacuteateur ce

qursquoun Grec ne se serait jamais permis ne serait-ce que parce que le κόσμος eacutetait eacuteternel et

donc ne pouvait relever de la seule volonteacute arbitraire drsquoun dieu unique ndash mecircme le deacutemiurge

du Timeacutee est tregraves en-deccedilagrave drsquoune telle figure Lrsquohomme grec eacutevite donc soigneusement la

reacutevolte meacutetaphysique et affirme mecircme qursquoelle nrsquoa aucune raison drsquoecirctre il semble donc

bien que la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ait eacuteteacute un garde-fou contre la tentation

drsquoune telle reacutevolte

On ne renoncera cependant pas si aiseacutement agrave lrsquoideacutee drsquoune laquo reacutevolte raquo exprimeacutee par

cette conception peut-ecirctre faut-il y voir une reacutevolte drsquoun paradigme radicalement diffeacuterent

de celui de Promeacutetheacutee Une reacutevolte de type promeacutetheacuteen aurait pour but de srsquoemparer drsquoun

bien neacutecessaire dont la privation est veacutecue comme inacceptable or les mythes eschatolo-

giques ne disent absolument pas que lrsquohomme est priveacute de ce qursquoil convoite mais bien au

contraire qursquoil lrsquoobtiendra apregraves la mort de son corps Degraves lors si reacutevolte il y a elle ne

consiste pas en une tentative de conquecircte de caracteacuteristiques non attribueacutees agrave lrsquohomme et

205

au monde (nrsquooublions pas que nous parlons de laquo reacutevolte raquo plutocirct que de laquo quecircte raquo dans

lrsquoideacutee que lrsquohomme nrsquoopegravere pas ce mouvement pour son seul compte) mais plutocirct en une

revendication de caracteacuteristiques qui devraient deacutejagrave laquo ecirctre lagrave raquo et sont cependant nieacutees par

les faits agrave aucun moment lrsquohomme ne doute qursquoil devrait deacutejagrave pouvoir connaicirctre le monde

de α agrave ω et a contrario que le monde devrait ecirctre entiegraverement connaissable mais le

monde mateacuteriel dans lequel ne se manifeste que le particulier le changeant et le relatif lui

oppose un obstacle permanent qui lui est intoleacuterable et ne suffit cependant pas agrave eacuteroder

cette conviction La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut donc apparaitre comme

lrsquoexpression drsquoune reacutevolte de lrsquoecirctre humain contre sa propre condition mais cette reacutevolte

nrsquoest pas promeacutetheacuteenne dans la mesure ougrave elle ne constitue pas la reacuteponse agrave une situation

veacutecue comme injuste mais la revendication drsquoune veacuteriteacute perccedilue comme juste lrsquohomme se

concevant comme doteacute drsquoune acircme immortelle ne preacutetend pas transformer les faits de faccedilon

agrave les rendre plus satisfaisants mais les pose drsquoembleacutee comme satisfaisants Il faudrait donc

parler de la revendication drsquoun acquis plutocirct que drsquoune reacutevolte la reacutevolte supposant juste-

ment que rien nrsquoest encore acquis tandis que la laquo reacutevolte non-promeacutetheacuteenne raquo comme nous

avons deacutecideacute de lrsquoappeler suppose comme deacutejagrave acquis le fait que la part non-choisie de

notre ecirctre nrsquoa aucune leacutegitimiteacute agrave troubler notre acircme agrave opposer un obstacle agrave

lrsquoaccomplissement de ses efforts le premier aspect de cette part non-choisie eacutetant eacutevidem-

ment la finitude qui ne se reacuteduit eacutevidemment pas agrave la condition mortelle mecircme si celle-ci y

contribue largement ndash nous retrouvons ici les notions de choix et de non-choix qui

srsquoavegraverent centrales

2 La revendication du droit au triomphe du choix

Bien entendu attribuer agrave Platon une telle ideacutee ne srsquoaccorde pas avec nos conclu-

sions anteacuterieures poser la reacutealiteacute comme eacutetant de jure satisfaisante drsquoentreacutee de jeu pour la

conscience philosophique est plutocirct le fait drsquoauteurs modernes cherchant agrave deacutemontrer ra-

tionnellement que lrsquoacircme est immortelle ndash nous entamons ici un deacutetour par la moderniteacute qui

se reacuteveacutelera indispensable pour clarifier ce que nous entendons pas lrsquohypothegravese drsquoune laquo reacute-

volte non-promeacutetheacuteenne raquo ainsi la reacuteeacutecriture du Pheacutedon par Mendelssohn porte la trace de

cette ideacutee notamment lorsqursquoil deacutefend une conception eschatologique du rocircle que de

lrsquohomme au sein de la creacuteation qui doit beaucoup agrave la Genegravese telle que la lisait Pic de la

Mirandole voire saint Augustin lui-mecircme ndash du fait de cette influence du christianisme

Mendelssohn srsquoeacutecarte consideacuterablement de Platon

206

laquo Deacutesormais entiegraverement deacutevoueacute agrave son Creacuteateur il lui consacre toutes les vertus de son cœur qui agrave ses yeux acquiegraverent un eacuteclat divin Quelle hauteur lrsquohomme dans cette situation a atteinte sur la terre Consideacuterez ce citoyen zeacuteleacute de la Citeacute de Dieu Toutes ses penseacutees ses souhaits ses penchants ses affections ses passions visent agrave la feacuteliciteacute de la creacuteature et agrave la gloire du creacuteateur raquo270

Mendelssohn constate que les ecirctres raisonnables nrsquoont de cesse de tendre agrave la perfection

perfection qursquoil faut donc reconnaicirctre comme eacutetant la fin suprecircme de la creacuteation sans quoi

cette tendance serait une pure perte de temps il serait inconcevable que le Creacuteateur ait pu

vouloir que lrsquoeffort des ecirctres raisonnables soit stoppeacute en plein eacutelan par la mort Platon di-

sait deacutejagrave que cette vie serait de toute faccedilon trop courte pour atteindre lrsquoobjectif de

connaissance absolue qui est celui du philosophe mais il semble que le christianisme avec

lrsquoavegravenement drsquoun Dieu unique et parfait ait exacerbeacute le sentiment drsquoune neacutecessiteacute de re-

vendiquer une proprieacuteteacute dont lrsquohomme nrsquoest pas priveacute mais qui est occulteacutee par lrsquoignorance

de lrsquoecirctre reacuteel de lrsquohomme pour le dire comme Mendelssohn laquo ce ne peut pas ecirctre en vain

ocirc mes amis que lrsquoAuteur de la nature nous a imprimeacute le deacutesir drsquoune feacuteliciteacute eacuteternelle raquo271

ce qui reacutesume la reacutevolte de lrsquohomme contre lrsquoideacutee suivant laquelle son effort pourrait ecirctre

voueacute agrave ecirctre interrompu par la mort reacutevolte que Nietzche avait deacutejagrave releveacutee chez les chreacute-

tiens pour mieux la deacutenoncer272 et qui se justifie dans la mesure ougrave une telle ideacutee est

incompatible avec lrsquoacte mecircme de creacuteation mais mecircme sans le substrat de la foi en un

Dieu unique et parfait une telle ideacutee est logiquement (plutocirct qursquoeacutethiquement) inacceptable

et de fait lrsquoideacutee drsquoune acircme immortelle atteste qursquoelle est inaccepteacutee lrsquohomme

nrsquoentreprenant jamais quoi que ce soit dans lrsquoideacutee de ne jamais pouvoir lrsquoachever La con-

ception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme affirme donc que la finitude doit agrave terme ecirctre vaincue

ne srsquoaccommodant pas de cette reacutealiteacute qui est agrave la fois radicale en tant que premiegravere dans

lrsquoordre du langage et adventice en tant que secondaire dans lrsquoordre des pheacutenomegravenes

lrsquohomme revendique au contraire comme eacutetant sien ce qursquoil pense lui revenir de droit agrave

savoir lrsquoaccegraves immeacutediat agrave lrsquoabsolu et la familiariteacute parfaite avec le monde La revendication

de cette norme prend bien la forme drsquoune reacutevolte plutocirct que drsquoune quecircte pour la bonne rai-

son qursquoelle srsquoexprime agrave lrsquoencontre drsquoune reacutealiteacute indeacutependante de notre libre arbitre du fait

de la difficulteacute que nous avons agrave distinguer nettement au quotidien ce qui deacutepend de nous

et ce qui nrsquoen deacutepend pas difficulteacute qursquoavait deacutejagrave releveacutee Descartes ndash ce nrsquoest qursquoun point

270 MENDELSSOHN Moses Pheacutedon ou entretiens sur lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme p158 Sauf mention con-traire toutes les citations de cet ouvrage sont tireacutees de la traduction de Georg Adam Junker eacutediteacutee par Alcuin en 2000 271 Opcit p160 272

Cf supra

207

de deacutetail dans le traiteacute des Passions de lrsquoacircme mais cette ideacutee nrsquoa peut-ecirctre pas eacuteteacute suffi-

samment prise au seacuterieux jusqursquoagrave preacutesent

laquo Et il me semble que lrsquoerreur qursquoon commet le plus ordinairement touchant les deacutesirs est qursquoon ne distingue pas assez les choses qui deacutependent entiegraverement de nous de celles qui nrsquoen deacutependent point (hellip) Pour les choses qui ne deacutependent aucunement de nous tant bonnes qursquoelles puissent ecirctre on ne les doit jamais deacutesirer avec passion non seulement agrave cause qursquoelles peuvent nrsquoarriver pas et par ce moyen nous affliger drsquoautant plus que nous les aurons plus souhaiteacutees mais principalement agrave cause qursquoen occupant notre penseacutee elles nous deacutetour-nent de porter notre affection agrave drsquoautres choses dont lrsquoacquisition deacutepend de nous raquo273

Cette distinction bien avant Descartes avait eacuteteacute theacutematiseacutee par les stoiumlciens et elle eacutetait

deacutejagrave apparue dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote opegravere une distinction nette entre la

βούλησίς et la προαίρεσις la premiegravere portant sur ce qui ne deacutepend pas de notre action et

la seconde sur ce qui en deacutepend274 il preacutecise ensuite que βουλευόμεθα δὲ περὶ τῶν ἐφ᾽

ἡμῖν καὶ πρακτῶν275 affirmation qui peut ecirctre prise agrave revers de maniegravere agrave dire que ne deacute-

pend de nous que ce sur quoi nous avons la possibiliteacute de deacutelibeacuterer Le meacuterite relatif de

Descartes est drsquoavoir ouvertement souligneacute le problegraveme qui avait probablement conduit le

Stagirite agrave exprimer cette distinction agrave savoir le fait que beaucoup de passions humaines

srsquoexpliquent par une absence de distinction nette entre ce qui deacutepend de notre libre arbitre

et ce qui nrsquoen deacutepend pas il est freacutequent que nous nous mettions en colegravere suite agrave un eacuteveacute-

nement que nous jugeons malheureux sur lequel nous nrsquoavons cependant aucune marge de

manœuvre et dont aucune volonteacute humaine ne peut ecirctre tenue pour responsable par

exemple une deacutefaillance technique telle qursquoune panne drsquoautomobile ou drsquoordinateur Il est

agrave peu pregraves certain que srsquoil eacutetait plus facilement admis que la plupart de nos meacutesaventures

ne deacutependent pas de notre libre arbitre ni mecircme du libre arbitre drsquoautrui nous ne perdrions

pas de temps agrave nous en facirccher et agrave ajouter le mal de la colegravere au mal de la meacutesaventure

Concernant notre finitude qui est en creux ce qursquoest en relief lrsquoopaciteacute que nous attribuons

au monde il est bien eacutevident que nous nrsquoy pouvons rien faire mais il est tout aussi eacutevident

qursquoelle ne sera jamais accepteacutee sans reacuteserve et que faute de pouvoir jamais espeacuterer la

vaincre dans les faits nous nous reacutevoltons en permanence contre elle ou plutocirct nous nous

reacutevoltons contre lrsquoideacutee qursquoelle pourrait ecirctre notre eacutetat laquo normal raquo comme deacutejagrave suggeacutereacute

preacuteceacutedemment la finitude en tant que pheacutenomegravene eacutemerge en mecircme temps que le langage

qui la reacutevegravele elle ne peut donc preacutetendre agrave aucun primat pheacutenomeacutenologique ni mecircme onto- 273 DESCARTES Reneacute Œuvres et lettres (eacutedition de la bibliothegraveque de la Pleacuteiade) p763-764 274 Les deux substantifs sont pratiquement synonymes en grec aussi pour rendre compte de la distinction subtile introduite par Aristote on peut continuer agrave traduire βούλησίς par laquo souhait raquo et προαίρεσις par laquo choix raquo comme dans la traduction Tricot Cf Annexe 23 275 Aristot Eth Nic III 5 [1112a] laquo Nous deacutelibeacuterons en revanche sur ce qui deacutepend de nous et qui est

reacutealisable

208

logique elle ne sera jamais premiegravere pour lrsquoentendement qui la deacutecouvre trop tardivement

pour pouvoir lrsquoenvisager autrement que comme un fait adventice voire comme une anoma-

lie qui devrait agrave terme pouvoir ecirctre annuleacutee Faute de distinguer nettement les

pheacutenomegravenes deacutependants de notre volonteacute des autres nous refusons toute leacutegitimiteacute agrave une

reacutealiteacute premiegravere et constitutive de notre ecirctre celle-lagrave mecircme que le grand saut produit par

lrsquoavegravenement du langage fait surgir lrsquoun des aspects de cette reacutevolte contre notre finitude

est la pulsion de continuation que renferme notre liberteacute comme lrsquoa exprimeacute Jankeacuteleacutevitch

laquo Contrecarrant la terminaison mortelle la liberteacute pose le commencement ses deacutecisions sont inaugurales et instauratrices la liberteacute elle aussi est laquo archeacutee raquo ou principe puisqursquoelle deacutetient dans tout travail et dans toute entreprise lrsquoinitiative volontaire de lrsquoaction puisqursquoelle pose la premiegravere pierre raquo276

Cet eacutenonceacute illustre la structure de la reacutevolte non-promeacutetheacuteenne agrave une finitude qui reste

pour nous illeacutegitime et donc absurde au sens plein du terme nous opposons en permanence

notre liberteacute notre capaciteacute drsquoecirctre maicirctre de notre action et par voie de conseacutequence de

notre destin agrave lrsquoabsurditeacute du non-choix nous opposons la reacutealiteacute du choix ce que reacuteaf-

firme la reacutevolte non-promeacutetheacuteenne est la primauteacute de notre libre arbitre sur toute autre

reacutealiteacute constitutive de notre ecirctre toute affirmation drsquoun principe contraire agrave cette primauteacute

du choix est comme une statue agrave deacuteboulonner drsquourgence la mort y compris Agrave cet eacutegard la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est agrave interpreacuteter comme lrsquoaffirmation peut-ecirctre la

plus radicale qui soit drsquoune reacutealiteacute humaine qui ne se reacutesume pas au non-choix de la fini-

tude mais reacuteside surtout dans un choix dont la reacutealiteacute nrsquoinclut pas la possibiliteacute de sa propre

cessation seul lrsquoecirctre caracteacuteriseacute par le choix et vivant sans que rien ne vienne contredire le

choix peut ecirctre consideacutereacute comme leacutegitime La thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ecirctre en-

visageacutee comme lrsquoexpression drsquoune reacutevolte contre une reacutealiteacute qui ne peut ecirctre que

secondaire non pas tant parce qursquoelle est terrifiante mais simplement parce qursquoelle est illo-

gique en tant qursquoelle entre radicalement en contradiction avec le choix que lrsquohomme tient

agrave juste titre pour constitutif de son ecirctre le seul pheacutenomegravene non-choisi auquel lrsquohomme

accorde de la validiteacute est justement ce choix auquel il est condamneacute ndash il faut en effet re-

noncer agrave toute accusation drsquoun quelconque orgueil humain lrsquohomme choisit en

permanence toute action humaine est un choix les causes exteacuterieures agrave sa conscience

nrsquoont valeur de cause que dans la mesure ougrave il les reconnait comme telles mais il ne peut

pas choisir de devoir choisir la neacutecessiteacute du choix est une reacutealiteacute qursquoil ne choisit pas et

cette position nrsquoa rien de confortable dans la mesure ougrave elle le rend responsable de ses

276 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p393

209

actes et de leurs conseacutequences ne pouvant en attribuer la responsabiliteacute ni agrave un instinct ni

mecircme agrave une volonteacute eacutetrangegravere plus puissante que la sienne Et pourtant si ccedila ne tenait qursquoagrave

nous nous nous reposerions en permanence sur le confort drsquoune autoriteacute qui choisirait tout

agrave notre place crsquoest ce que lrsquoenfant attend de ses parents ce que le superstitieux attend de la

diviniteacute qursquoil honore ce que le fanatique attend de son gourou ou de son tyran mais cha-

cun de ces exemples de non-choix constitue lui-mecircme un choix qui nrsquoa rien agrave voir avec le

non-choix absolu de notre finitude constitutive la reacutealiteacute de ce non-choix nrsquoest pas moins

inconfortable que la neacutecessiteacute du choix dans laquelle nous nous trouvons en permanence

elle est simplement illogique en tant qursquoelle entre en contradiction avec la reacutealiteacute du choix

que nous consideacuterons comme premiegravere non pas parce qursquoelle serait plus avantageuse (ce

qursquoelle nrsquoest absolument pas) mais bien parce qursquoelle est effectivement premiegravere sur le

plan strictement pheacutenomeacutenologique Nous ne nous reacutevoltons pas de gaiteacute de cœur contre le

non-choix nous ne revendiquons pas la reacutealiteacute premiegravere du choix parce qursquoelle nous ar-

range nous sommes tout simplement dans lrsquoincapaciteacute logique drsquoadmettre autre chose que

le choix qursquoil nous plaise ou non Agrave cet eacutegard ce que nous attendons de la vie post corpo-

ris mortem de lrsquoacircme nrsquoest en aucun cas une consolation face agrave lrsquoangoisse susciteacutee par la

cessation des fonctions vitales mais bien le triomphe du choix les mythes eschatologiques

contiennent tous peu ou prou la promesse drsquoun monde ougrave plus rien ne viendrait contredire

la reacutealiteacute premiegravere du choix la survie de lrsquoacircme serait donc moins le triomphe de la vie sur

la mort que le triomphe de la logique sur lrsquoillogique ndash il ne faut donc pas srsquoeacutetonner de

lrsquointeacuterecirct de la philosophie pour une telle promesse drsquoautant que nous avons insisteacute sur le

fait que lrsquoascegravese du philosophe eacutetait choisie et non pas subie cette vie asceacutetique apparais-

sant comme ce qursquoil y a de plus logique comme choix de vie et eacutetant donc deacutejagrave un petit

triomphe du choix en attendant la grande victoire que devrait permettre la mort

Si nous parlons bien de choix et non de liberteacute et si nous venons de prendre pour

exemple un choix qui nrsquoest pas un choix entre deux alternatives qui se valent plus ou moins

mais un choix qui surclasse tout autre choix envisageable crsquoest bien parce que le triomphe

post corporis mortem du choix ne saurait se deacutefinir par une indeacutetermination complegravete qui

laisserait lrsquoacircme libre de faire nrsquoimporte quel choix le triomphe du choix nrsquoest pas le

triomphe de la possibiliteacute de choisir mais bien le triomphe du choix que lrsquohomme ne peut

que faire en toute logique et que la finitude ne cesse de contrecarrer agrave savoir la satisfaction

complegravete du deacutesir de savoir la communion avec le cosmos autant dire lrsquoautosuffisance

absolue la reacutesolution deacutefinitive de tous les problegravemes qui se posent ineacutevitablement agrave

lrsquohomme tel est le grand paradoxe du triomphe du choix que doit permettre la survie post

210

corporis mortem de lrsquoacircme il se deacutefinit preacuteciseacutement par la suppression de la neacutecessiteacute de

choisir il rend le choix en tant qursquoacte superflu ce nrsquoest donc pas la liberteacute au sens sar-

trien drsquoindeacutetermination absolue qui doit triompher dans la vie apregraves la mort mais bien le

choix au sens de ce que lrsquohomme est spontaneacutement porteacute agrave choisir ce qursquoil cherche agrave ac-

complir et que rien ne devrait logiquement entraver ce qui est rechercheacute crsquoest un choix agrave

la fois deacutelibeacutereacute et indiscutable ce qui ici-bas est agrave la fois concregravetement impossible et ce-

pendant envisageacute comme eacutetant notre eacutetat laquo normal raquo

Agrave aucun moment la philosophie agrave moins de deacutegeacuteneacuterer en mysticisme voire en char-

latanisme nrsquoa preacutetendu offrir la possibiliteacute de reacutetablir parfaitement cette norme de notre

vivant tout au plus peut-elle prendre acte de notre reacutevolte permanente contre notre condi-

tion et nous aider agrave la rendre vivable le monde grec a laisseacute agrave la moderniteacute chreacutetienne le

soin de laisser la reacutevolte meacutetaphysique se deacutevelopper mais la revendication du droit agrave une

vie ougrave rien pas mecircme la finitude ne viendrait contrecarrer la veacuteriteacute premiegravere du choix est

loin drsquoecirctre totalement absente du monde grec si lrsquoon en croit la communication de Dorison

eacutevoquant Plotin lors du congregraves de Nice de lrsquoassociation Budeacute en 1935

laquo La mort avec lrsquoecirctre inteacuterieur constituerait comme la vision lumineuse drsquoune feacuteerie ougrave tous portants se sont eacutecrouleacutes mais ougrave des portants secrets se preacuteparent (hellip) La mort est creacuteatrice drsquoorganisme le deacuteveloppement drsquoun œuf humain cette cellule jusqursquoau huitiegraveme stade lrsquoeacutepanouissement des ampoules ceacutereacutebrales dans une tecircte distincte le jeu de lrsquoassimilation fonc-tionnelle ce lot de merveilles peut eacuteclairer drsquoanalogies le peacuterisprit ne srsquoenvisage pas que du point de vue statique raquo277

Le peacuterisprit est une image suppleacutementaire emprunteacutee agrave la Palingeacuteneacutesie de Charles Bonnet

de ce que lrsquoon pouvait espeacuterer obtenir dans le cadre des mystegraveres drsquoEacuteleusis une sorte de

renaissance par laquelle se manifesterait la richesse de notre inteacuterioriteacute un renouveau qui

consiste plutocirct en un reacutetablissement de lrsquohomme dans lrsquoecirctre qui lui revient de droit mani-

festant ainsi une revendication qui nrsquoest donc pas neacutee avec le christianisme mais que ce

dernier a exacerbeacutee en rendant plus eacutetanches que jamais entre elles les deux sphegraveres de la

nature et de lrsquoesprit le monde grec eacutetait encore le monde drsquoune interpeacuteneacutetration eacutetroite de

ces deux sphegraveres qui pour ecirctre distinctes nrsquoen eacutetaient pas moins suffisamment compleacute-

mentaires pour que le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre puisse srsquoopeacuterer avec une relative

simpliciteacute le christianisme en revanche a consideacuterablement resserreacute le pont entre les

deux mondes comme le deacutemontre Marcel Gauchet dans Le Deacutesenchantement du monde

qui srsquoemploie agrave preacutesenter le christianisme comme laquo la religion de la sortie de la religion raquo

dans la mesure ougrave il place lrsquoautre (que lrsquoon peut grossiegraverement assimiler au divin) non pas

277 Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves p332-333

211

comme les cultes paiumlens dans la nature qui entoure lrsquohomme mais dans un laquo au-delagrave raquo Le

christianisme par la figure du Dieu-homme que constitue Jeacutesus consacre la fracture radi-

cale entre ici-bas et lrsquoau-delagrave de fait si Dieu doit srsquoincarner dans la personne du Christ

pour apparaicirctre aux hommes cela signifie que les deux regravegnes en temps normal ne com-

muniquent pas et qursquoil y a entre eux une diffeacuterence ontologique fondamentale et pour ainsi

dire infranchissable En somme le christianisme a rendu plus aigueuml que jamais la deacutemarca-

tion entre les deux ordres de reacutealiteacute faisant sauter le verrou de ce qui preacutemunissait

lrsquohomme contre la tentation drsquoune reacutevolte effectivement promeacutetheacuteenne et maintenait agrave

lrsquoeacutetat non-promeacutetheacuteen la revendication du droit au triomphe du choix Dans ce cadre heacuteriteacute

de la reacuteveacutelation chreacutetienne tout le souci du fidegravele sera deacutesormais de se rendre digne

drsquoacceacuteder agrave cet au-delagrave dont il est ontologiquement seacutepareacute sans pouvoir ecirctre certain que les

moyens qursquoil mettra en œuvre seront les bons ni mecircme pouvoir renier totalement la sphegravere

terrestre dans laquelle il a eacuteteacute placeacute par le creacuteateur

Ce divorce a notamment eacuteteacute analyseacute par Schelling dans Clara ce dialogue inacheveacute

que lrsquoon pourrait comparer agrave un diamant non encore tailleacute de mecircme drsquoailleurs que son per-

sonnage eacuteponyme porte-parole drsquoune laquo intuition philosophique raquo constituant un point de

deacutepart qui certes ne se suffit pas agrave lui-mecircme et demande la meacutediation de la reacuteflexion

celle-lagrave mecircme qursquoapportent notamment le pasteur et le meacutedecin mais nrsquoen est pas moins

un point de deacutepart obligeacute de mecircme que la nature elle-mecircme ndash cette comparaison nrsquoest pas

artificielle puisque Schelling nrsquoa de cesse de rappeler que la nature est pleine de manifesta-

tions de lrsquoabsolu qui sont autant drsquooccasions drsquointuitions philosophiques devant donner

accegraves agrave terme agrave la connaissance absolue ou pour reprendre les termes schellingiens au

triomphe de lrsquointeacuterieur sur lrsquoexteacuterieur encore faut-il ne pas laquo brucircler les eacutetapes raquo comme

aurait tendance agrave srsquoy fourvoyer la philosophie moderne aux yeux de Schelling ndash sa critique

visait sans doute tout particuliegraverement Hegel et eacutetait en quelque sorte annonciatrice du

classement actuel de la philosophie parmi les laquo sciences humaines raquo envisageacutees en opposi-

tion aux laquo sciences exactes raquo classement qui prive de faccedilon totalement arbitraire la

philosophie de tout lien avec des savoirs avec lesquels elle a pourtant une histoire com-

mune comme la meacutedecine la physique la biologie ou les matheacutematiques

laquo Lrsquoancienne meacutetaphysique se deacuteclarait par son nom comme une science qui suivait la connais-sance de la nature en eacutetait la continuation accrue elle prenait donc la connaissance par-delagrave la physique dont elle se faisait gloire en un certain sens vigoureux et ample seul sens en lequel on puisse satisfaire au deacutesir de connaicirctre La philosophie moderne a supprimeacute sa relation im-meacutediate agrave la nature ou alors nrsquoa pas su la maintenir et srsquoest mise agrave deacutedaigner fiegraverement tout lien avec la physique en maintenant ses preacutetentions agrave atteindre un monde inteacuterieur elle nrsquoeacutetait

212

plus meacutetaphysique mais elle eacutetait hyper-physique Crsquoest maintenant seulement que srsquoest mon-treacutee sa totale impuissance agrave reacutealiser le but proposeacute raquo278

Schelling a ce meacuterite de rappeler que penser la nature comme subordonneacutee au monde des

esprits revient agrave reconnaicirctre qursquoil existe un lien entre les deux et qursquoaucune eacutetape du che-

minement devant conduire in fine agrave la connaissance absolue ne doit ecirctre neacutegligeacutee ndash de ce

point de vue parce qursquoil redonne agrave la philosophie son statut de dynamique agrave lrsquoencontre de

tout laquo systeacutematisme raquo eacutetriqueacute eacutecrivant notamment que laquo seul peut ecirctre montreacute le passage

scientifique du domaine de la nature agrave celui du monde spirituel raquo279 Schelling peut ecirctre

consideacutereacute comme lrsquoun des modernes qui ont le mieux compris la laquo leccedilon raquo de Platon du

moins telle que nous lrsquoavons commenteacutee ici mecircme ce qui justifie qursquoil ait choisi lui aussi

la forme du dialogue celle qui convient le mieux pour lrsquoexpression drsquoune penseacutee qui re-

connaicirct et assume drsquoecirctre en continuelle gestation Il faut cependant se garder drsquoenvisager

Clara comme une version allemande du Pheacutedon certes le but premier de Schelling nrsquoest

pas de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme mais bien comme son titre lrsquoindique de montrer

que le lien entre la nature et le monde des esprits est proprement pensable et que lrsquoeacutelan vers

la connaissance nrsquoest pas vain ce qui le rapproche de la deacutemarche platonicienne Toute-

fois Schelling met aussi en avant lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquoacircme est moins une entiteacute

indeacutependante qursquoune copule permettant lrsquounion du corps avec lrsquoesprit ideacutee qui nrsquoaurait pu

ecirctre le fait de Platon pour qui lrsquoesprit le noucircs eacutetait une partie de lrsquoacircme ndash Schelling propose

donc un deacutepassement drsquoun dualisme qui eacutetait encore agrave lrsquoœuvre dans lrsquoAntiquiteacute et qui

nrsquoeacutetait pas encore probleacutematique pour Platon fidegravele agrave sa conception de la penseacutee Schel-

ling se devait avant de deacutepasser ce dualisme en tenir compte et donc le mettre en scegravene

avec lrsquointervention du religieux

laquo Nous nrsquoavons en nous qursquoun seul point ouvert par ougrave le ciel puisse apparaicirctre Crsquoest notre cœur ou plus exactement notre conscience Nous trouvons en elle une loi et une deacutetermination qui ne peut ecirctre de ce monde contre lequel bien plutocirct elle combat et ainsi elle nous tient lieu de gage drsquoun monde supeacuterieur et eacutelegraveve celui qui a appris agrave la suivre agrave la penseacutee consolante de lrsquoimmortaliteacute raquo280

Crsquoest donc le meacutedecin un homme de sciences au sens moderne et galvaudeacute du terme qui

va prendre la deacutefense de lrsquoexistence du lien entre le monde naturel et le monde des esprits

et subseacutequemment de lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute situant lrsquohomme agrave mi-chemin entre le monde

naturel et le monde des esprits la mort eacutetant la cause du passage de son ecirctre dans le monde 278

SCHELLING Friedrich Wilhelm Clara ou Sur la liaison de la nature avec le monde des esprits SW XI p3 eacuted Cotta ndash Toutes les citations de Clara sont tireacutees de la traduction drsquoEacutelisabeth Kessler reacuteviseacutee par Pas-cal David et Alexandra Roux 279

Opcit SW XI p5 eacuted Cotta 280

Opcit SW XI p17 eacuted Cotta

213

des esprits laquo si bien que ni de cette vie ni de lrsquoautre on ne peut dire qursquoelle forme un tout

mais seulement le cocircteacute drsquoun tout indivis raquo281 Si lrsquoun de ces deux mondes eacutetait un tout agrave lui

seul il nrsquoy aurait pas de passage possible il nrsquoy aurait mecircme pas de mort en rendant son

sens agrave lrsquoideacutee drsquoun lien entre le monde naturel et le monde des esprits Schelling redonne un

sens agrave lrsquointuition centrale de lrsquoau-delagrave que lrsquoon peut deacutejagrave avoir ici-bas et souligne donc que

lrsquoeffort du philosophe nrsquoest pas vain le laquo commerce avec des choses supra-mondaines et

ceacutelestes raquo282 que lrsquoacircme entretient deacutejagrave durant la vie corporelle tire son origine du fait que

tout est dans tout et que mecircme le niveau le plus bas de lrsquoecirctre naturel renferme des preacutesages

du monde spirituel ne serait-ce que dans son organisation lrsquointuition philosophique en

tant qursquoelle donne un avant-goucirct de la reacuteconciliation de deux sphegraveres artificiellement oppo-

seacutees lrsquoune agrave lrsquoautre peut ecirctre consideacutereacutee comme une laquo petite mort raquopour ainsi dire une

beautiful agony comme les anglo-saxons nomment lrsquoorgasme au sens ougrave elle donne un

avant-goucirct du triomphe de lrsquointeacuterieur sur lrsquoexteacuterieur ou pour le dire avec nos propres

termes du triomphe absolu du choix dont la philosophie ne saurait jamais offrir qursquoune

eacutebauche imparfaite une anticipation qui ne sera jamais que relative mais qui en vaut tout

de mecircme la peine

laquo Nous pouvons donc degraves ici-bas commencer agrave reacutealiser ce qui nous attend dans lrsquoautre vie agrave savoir la subordination de lrsquoexteacuterieur agrave lrsquointeacuterieur tous les discours des philosophes ne sont-ils pas remplis drsquoexpressions de ce genre comme lorsqursquoils parlent de lrsquoamant de la sagesse qui degraves ici-bas vit tel un mort raquo283

Malgreacute la tregraves grande distance qui seacutepare les deux auteurs notre commentaire des eacutecrits de

Schelling rappelle agrave srsquoy meacuteprendre celui qui a eacuteteacute fait concernant les eacutecrits de Platon et

crsquoest tout agrave fait volontairement que lrsquoon met en valeur cette ressemblance symptomatique

drsquoune relative similitude de situation lrsquohomme grec traditionnellement se preacutemunissait

contre la tentation drsquoune reacutevolte promeacutetheacuteenne restant au stade de la reacutevolte non-

promeacutetheacuteenne (qui nrsquoest pas neacutecessairement preacute-promeacutetheacuteenne pour autant) en affirmant

que le triomphe du choix deviendrait enfin possible apregraves la mort du corps mais cette ideacutee

avait perdu de son eacutevidence aux yeux drsquoune jeunesse atheacutenienne priveacutee de repegraveres La si-

tuation est encore plus critique pour Schelling dont les eacutecrits portent la marque drsquoune

fracture consommeacutee entre deux ordres de reacutealiteacute qui nrsquoeacutetaient que diffeacuterencieacutes tout en res-

tant compleacutementaires dans lrsquoAntiquiteacute fracture reacutesultant du passage drsquoun monde qui se

preacutemunissait contre la reacutevolte deacuteclareacutee agrave un monde qui faute de la leacutegitimer prenait le

281 Opcit SW XI p32 eacuted Cotta 282 Opcit SW XI p52 eacuted Cotta 283 Opcit SW XI p60 eacuted Cotta

214

risque qursquoelle se produise en rendant plus eacutetroit que jamais le pont devant mener au monde

ougrave le triomphe du choix serait enfin possible agrave cet eacutegard on peut envisager le fourvoie-

ment auquel se laisserait aller drsquoapregraves Schelling la philosophie moderne comme lrsquoune des

conseacutequences et non la moins perverse de la perte de ce qui avait eacuteteacute pendant si long-

temps un garde-fou pour la penseacutee ndash non pas qursquoil faille incriminer le christianisme en tant

que tel mais tenir compte des effets heacuteteacuteroteacuteliques de sa reacuteception Si lrsquohomme grec se

preacutemunissait contre la tentation de laisser sa revendication du droit au triomphe du choix

deacutegeacuteneacuterer en reacutevolte laissant au Titan Promeacutetheacutee la responsabiliteacute de la reacutevolte lrsquohomme

chreacutetien en revanche laisse ouverte le risque de la reacutevolte dont il doit deacutesormais assumer

seul la responsabiliteacute exacerbant sa revendication du droit au triomphe du choix en se re-

preacutesentant par la figure drsquoAdam Monde naturel et monde divin donc matiegravere et esprit

srsquointerpeacuteneacutetraient encore suffisamment dans le monde grec pour que la tentation et la res-

ponsabiliteacute de la reacutevolte soient incarneacutees par un ecirctre divin qui en deacutechargeait les hommes

tandis que les deux ordres de reacutealiteacutes sont si seacutepareacutes lrsquoun de lrsquoautre dans le monde chreacutetien

que la tentation et la responsabiliteacute de la reacutevolte ne peuvent plus incomber qursquoaux hommes

Il nrsquoempecircche que le fond commun reste la revendication par lrsquohomme du droit agrave une vie

marqueacutee par le triomphe absolu du choix au sens de la disparition de toute entrave agrave la sa-

tisfaction du choix spontaneacute de lrsquohomme agrave commencer par la finitude et la neacutecessiteacute mecircme

de choisir pour le dire en termes grecs nous baptisons laquo reacutevolte non-promeacutetheacuteenne raquo la

revendication du droit agrave lrsquoaccomplissement de lrsquoἀρετή de lrsquohomme de son excellence et si

cette reacutevolte a su rester non-promeacutetheacuteenne crsquoest preacuteciseacutement parce les Grecs tout en pre-

nant acte que la reacutealisation de cette excellence nrsquoeacutetait pas possible ici-bas ont adheacutereacute agrave la

possibiliteacute de cette reacutealisation dans la mort non pas tellement pour exprimer cette reacutevolte

mais au contraire pour mieux se preacutemunir contre la tentation drsquoagir pour obtenir lrsquoἀρετή

pleine et entiegravere ici-bas ce qui serait revenu agrave donner agrave cette reacutevolte une dimension promeacute-

theacuteenne qursquoelle ne peut et ne doit pas avoir sous peine de conduire agrave lrsquoὕϐρις

3 Platon ou le nouveau garde-fou contre la tentation de la reacutevolte

Lrsquohomme grec en geacuteneacuteral et lrsquoAtheacutenien en particulier avec lrsquoaide notamment de ses

auteurs tragiques se preacutemunissait donc contre le risque de laisser eacuteclater la tentation drsquoune

reacutevolte ouverte contre ce qursquoil nrsquoaurait mecircme pas encore oseacute appeler sa condition si les

grands tragiques grecs que sont Sophocle et Euripide ont eacutecrit leurs œuvres les plus ceacute-

legravebres alors qursquoAthegravenes eacutetait en pleine guerre contre Sparte ce nrsquoeacutetait sans doute pas par

215

hasard mais bien parce que le risque de se laisser aller agrave lrsquoὕϐρις eacutetait consideacuterablement ac-

cru par le contexte belliqueux Qursquoen eacutetait-il du philosophe que lrsquoon envisage si souvent

avec plus ou moins de pertinence comme la conscience neacutegative de son temps Il est in-

discutable que Platon prend acte du caractegravere insupportable de ce qursquoil nrsquoappelait pas

encore notre finitude comme le reacutevegravele White montrant du doigt le vocabulaire militaire

employeacute dans le Pheacutedon

These metaphors are primarily military All particulars are laquo doing battle raquo with each other and with themselves in order to move toward the Forms Presumably the military motif de-pends on the fact that particulars are often embedded in matter and must therefore laquo fight raquo against this aspect of these nature when seeking the higher degree of reality284

Mecircme si le rapport entre lrsquoacircme et le corps nrsquoest pas exactement analogue agrave celui

qursquoentretient la forme intelligible avec lrsquoobjet particulier il nrsquoempecircche que lrsquohomme lui

aussi se bat contre sa propre mateacuterialiteacute en tant qursquoobstacle agrave lrsquoaccomplissement de son

ἀρετή qui reste agrave acqueacuterir ici-bas tout en eacutetant absolument constitutive de son ecirctre le pro-

blegraveme ne se limite cependant pas agrave la finitude puisque lrsquohomme cherche agrave atteindre son

excellence sans savoir preacuteciseacutement en quoi elle consiste pour la bonne raison qursquoil nrsquoen a

jamais eu de repreacutesentation parfaite sous ses yeux Feacutedier souligne toutefois que cette si-

tuation qui pourrait ecirctre deacutesespeacutereacutee est sauveacutee du deacutesespoir par Socrate qui deacutemontre

qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de savoir ce qursquoest un homme digne de ce nom pour le devenir et

qursquoil suffit de vouloir le savoir ce qui est deacutejagrave contraignant pour un homme brillant mais

peu curieux comme Meacutenon et encore plus pour un reacuteactionnaire comme Anytos

laquo Le dialogue est parvenu agrave son point culminant alors que tout semblait perdu crsquoest preacuteciseacute-ment maintenant qursquoon peut comprendre Quoi Que lrsquoon peut ecirctre un homme sans savoir ce qursquoest un homme Et ici lrsquoexemple crsquoest Meacutenon lui-mecircme Mais il y a une condition celle drsquoecirctre porteacute par le deacutesir de savoir raquo285

Essayons de deacutetailler le monde grec en geacuteneacuteral et Platon en particulier nrsquoignoraient pas

lrsquoexistence drsquoun eacutecart pratiquement impossible agrave combler entre ce que lrsquohomme se sent en

droit drsquoattendre de ses pouvoirs intellectuels et la reacutealiteacute de la reacutesistance que sa finitude

notamment du point de vue de la reacutealiteacute mateacuterielle oppose agrave ce que nous appelons le

triomphe du choix nous lrsquoavons amplement lu Platon formule explicitement un sentiment

de privation originel dont la citeacute se deacutechargeait en lrsquoattribuant agrave des personnages my-

284 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo p192 laquo Ces meacutetaphores sont surtout mili-taires Chaque objet particulier laquo livre bataille raquo contre chaque autre objet et contre soi-mecircme afin drsquoaller vers les Formes Le motif militaire repose probablement sur le fait que les objets particuliers sont souvent enfon-ceacutes dans la matiegravere et doivent par conseacutequent laquo combattre raquo contre cet aspect de la nature quand ils recherchent le plus haut degreacute de reacutealiteacute raquo 285 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p91

216

thiques ceux-lagrave mecircme qursquoelle faisait monter sur la scegravene de la trageacutedie mais agrave lrsquoeacutepoque

de Platon les poegravetes tragiques ont failli agrave leur tacircche ils ont eacuteteacute impuissants agrave empecirccher la

citeacute de se fourvoyer dans lrsquoὕϐρις ils auraient mecircme favoriseacute le deacuteveloppement de troubles

non seulement par des repreacutesentations deacutevoyeacutees du divin mais aussi par leur conduite per-

sonnelle et crsquoest ce qui permet agrave Pierre Pontier de voir en Agathon un fauteur de troubles

clairement deacutesigneacute comme tel laquo Dans le Banquet il est lrsquoune des deux sources de

θόρυβος avec Alcibiade mais dans une moindre mesure Comme le politicien le jeune

poegravete deacutechaicircne laquo un tumulte drsquoacclamations raquo (ἀναθορυβῆσαι) dans lrsquoassistance raquo286 Du

fait de lrsquoincompeacutetence des tragiques en preacutesence la vie terrestre reste fondamentalement

illogique pour ne pas dire anormale laquo Ecirctre humain crsquoest avoir une acircme priveacutee des pou-

voirs qursquoelle devrait avoir et exileacutee du lieu ougrave elle devrait ecirctre raquo287 dit Monique Dixsaut

commentant le mythe du Phegravedre dans lequel lrsquoacircme ne peut cependant srsquoen prendre qursquoagrave

elle-mecircme drsquoavoir eacuteteacute seacuteduite par lrsquoattrait de la matiegravere bigarreacutee De ce fait le combat de

lrsquoacircme ne saurait se reacuteduire agrave une reacutevolte contre la corporeacuteiteacute et Dixsaut par ailleurs intro-

duit aussitocirct apregraves cette preacutecision

laquo Ce nrsquoest donc pas lrsquoincarnation qui est pour lrsquoacircme la veacuteritable cause de son ignorance Toute acircme drsquohomme est habiteacutee par des forces folles et inhumaines et la perte du pouvoir divin des ailes permet agrave ces forces de se donner libre cours Tous les hommes depuis le philosophe jus-qursquoau tyran ont en commun lrsquoincapaciteacute agrave saisir immeacutediatement lrsquointelligible mais tous en ont aperccedilu quelque chose et peuvent srsquoils le deacutesirent srsquoen ressouvenir raquo288

On a beau jeu drsquoaccuser lrsquoincarnation de nous barrer le chemin vers lrsquoabsolu que nous con-

voitons notre acircme nrsquoa tout simplement pas le pouvoir de lrsquoacqueacuterir ici-bas et il nrsquoy a pas

de sens agrave lutter contre le corps ce ne serait que du temps perdu pour le deacuteveloppement des

faculteacutes dont nous beacuteneacuteficions deacutejagrave de fait la notion de reacutevolte est en elle-mecircme totale-

ment absente de lrsquoœuvre de Platon qui propose moins une lutte ouverte contre la condition

corporelle que la possibiliteacute drsquoune autonomie relative de lrsquoacircme se faisant jour gracircce agrave

lrsquoactiviteacute philosophique il propose moins de reacuteussir agrave penser malgreacute le corps que de reacuteussir

agrave penser avec le corps laquo Le problegraveme nrsquoest donc pas celui des rapports de lrsquoacircme et du

corps en geacuteneacuteral mais de la faccedilon dont une acircme vit son corps Le corps nrsquoest pas en soi un

tombeau mais mon corps peut lrsquoecirctre srsquoil mrsquoimpose de vivre ce recircve trouble dont seule la

penseacutee me reacuteveille raquo289 Platon ne cherche agrave aucun moment agrave nier que ce qursquoil nrsquoappelait

pas encore la finitude oppose un obstacle permanent agrave lrsquoaccomplissement de lrsquoἀρετή de

286 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p 140 287 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre p185 288 Ibid 289 Opcit p189

217

lrsquohomme mais il nous dit aussi par lrsquoexemple de Socrate qursquoen assumant notre condition

corporelle nous nrsquoen avons que drsquoautant plus de meacuterite agrave poursuivre nos efforts La reacutevolte

contre ces obstacles dus agrave notre nature est voueacutee agrave lrsquoeacutechec mais il reste leacutegitime de reven-

diquer notre droit agrave perseacuteveacuterer dans notre ecirctre cette phrase nrsquoest qursquoapparemment

contradictoire car la perseacuteveacuterance dans notre ecirctre propre reacuteside preacuteciseacutement dans le consen-

tement agrave ce que notre veacuteriteacute premiegravere reacutesidant dans le choix soit contrecarreacutee par notre

finitude il ne faut donc renoncer ni au choix ni agrave la finitude le premier aspect eacutetant tout

aussi constitutif de lrsquoecirctre humain que le second Agrave cet eacutegard affirmer que lrsquoacircme est immor-

telle crsquoest reconnaicirctre que lrsquohomme est parfaitement fondeacute agrave revendiquer son droit agrave faire

du choix le principe de sa vie mais crsquoest aussi dire qursquoune vie entiegraverement choisie ne peut

ecirctre qursquoun espoir aussi longtemps qursquoil vivra sur terre Les mythes eschatologiques de

mecircme que les trageacutedies expriment donc moins une reacutevolte qursquoune volonteacute de se libeacuterer de

la tentation drsquoune reacutevolte promeacutetheacuteenne qui relegraveverait de lrsquoὕϐρις ils srsquoefforcent de mainte-

nir la revendication du droit au triomphe du choix agrave lrsquoeacutetat non-promeacutetheacuteen ndash agrave cet eacutegard le

philosophe entreprend de poursuivre la laquo mission raquo civique qui avait eacuteteacute jusqursquoagrave preacutesent

deacutevolue aux poegravetes tragiques lesquels ne suffisent plus agrave une citeacute ravageacutee par sa deacutefaite

face aux Laceacutedeacutemoniens Le philosophe deacuteleacutegitime mecircme totalement la reacutevolte en mon-

trant que celle-ci non contente drsquoecirctre voueacutee agrave lrsquoeacutechec est inutile dans la mesure ougrave reacuteduire

lrsquoinfluence de la finitude agrave sa portion congrue ne neacutecessite pas drsquoefforts hors de porteacutee de

lrsquohomme mais tout au plus une formation que Platon proposait de suivre dans le cadre de

lrsquoAcadeacutemie En effet Socrate ne vit nullement sauf agrave lrsquoexprimer en termes imageacutes en

marge de la citeacute ce qui indique que la philosophie affirme que pour reacuteussir au moins dans

la mesure des moyens dont lrsquohomme dispose ici-bas lrsquoexpeacuterience drsquoextase attribueacutee jadis agrave

des ecirctres surhumains290 une formation correctement suivie suffit deacutesormais sans

qursquointervienne un don divin Socrate affirme bien avoir eu la reacuteveacutelation de sa mission phi-

losophique gracircce aux propheacuteties deacutelivreacutees agrave Delphes au temple drsquoApollon mais

lrsquointervention divine se limite justement agrave la reacuteveacutelation agrave aucun moment Socrate ne reven-

dique une quelconque surhumaniteacute son activiteacute reacuteflexive tire son origine de capaciteacutes qursquoil

juge avoir en commun avec ses interlocuteurs ndash sans quoi le dialogue ne serait mecircme pas

envisageable Il nrsquoexiste donc aucune raison pour se reacutevolter contre le fait drsquoecirctre un animal

fini corporel et mortel toute reacutevolte contre lrsquoordre du monde et le place qui y est assigneacutee

agrave lrsquohomme est absente de lrsquoœuvre de Platon qui au lieu de deacuteplorer les obstacles interdi-

290 Cf Annexe 10

218

sant agrave lrsquohomme lrsquoaccomplissement complet et immeacutediat de ce que devrait lui permettre le

privilegravege dont il beacuteneacuteficie au sein de la nature se feacutelicite de ce privilegravege et acquiesce agrave tous

les possibles qursquoil lui ouvre preacuteciseacutement en revendiquant le droit de perseacuteveacuterer dans les

caracteacuteristiques qui en deacutecoulent loin drsquoecirctre une philosophie de meacutecontent de soi comme

lrsquoaffirmait Alain la philosophie de Platon prend soin de ne pas ajouter agrave la deacutetresse que

peut susciter la finitude une seconde deacutetresse causeacutee par lrsquoimpasse dans laquelle nous con-

duirait une reacutevolte deacuteclareacutee contre notre propre condition

Au relatif flou dans lequel nous laissait lrsquohypothegravese de la laquo quecircte du meilleur im-

possible raquo qui ne rendait pas justice au fait que lrsquohomme nrsquoest pas seulement insatisfait de

lui-mecircme mais aussi de son environnement succegravede maintenant gracircce agrave lrsquohypothegravese de la

reacutevolte non-promeacutetheacuteenne la quasi-certitude du fait que la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme constitue chez Platon lrsquoexpression drsquoune volonteacute drsquoeacutechapper agrave la tentation drsquoune reacute-

volte ineacutevitablement voueacutee agrave lrsquoeacutechec contre la part non-choisie de la condition humaine

Les mythes eschatologiques nous disent que lrsquohomme est bien un ecirctre de choix et qursquoil

vaut la peine drsquoagir de maniegravere agrave ce que ce choix qui est notre veacuteriteacute pheacutenomeacutenologique

premiegravere soit ce qui triomphe agrave terme mais que ce triomphe doit rester un espoir aussi

longtemps que nous vivons sur terre sous peine de prendre le risque drsquoecirctre coupables

drsquoὕϐρις la reacutevolte nrsquoest pas totalement illeacutegitime en tant qursquoelle est ce par quoi nous eacutevi-

tons de reacutesumer notre agir agrave la satisfaction des besoins mateacuteriels mais elle doit rester

sinon larveacutee en tout cas non-promeacutetheacuteenne elle doit srsquoen tenir agrave ce que lrsquohomme est ca-

pable de vaincre ici-bas agrave savoir reacutefreacutener ses appeacutetits grossiers pour laisser srsquoeacutepanouir la

reacuteflexion logique ce qui est deacutejagrave une reacuteussite et non des moindres Mecircme sans lrsquointerdit

quasi-religieux (avant la lettre) dont eacutetait frappeacutee lὕϐρις dans le monde grec cette mise en

garde implicite de Platon reste drsquoactualiteacute en tant qursquoelle nous preacutemunirait contre une co-

legravere contre-productive si elle eacutetait suffisamment eacutecouteacutee loin drsquoecirctre la manifestation drsquoun

orgueil humain ces mythes au contraire rappellent agrave lrsquohomme quelle est sa juste place sur

terre et lrsquoinvitent agrave accepter la vie telle qursquoelle est En somme loin drsquoecirctre une reacuteponse agrave

une quelconque peur de la mort la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut au contraire

apparaicirctre comme une reacuteponse agrave une eacuteventuelle peur de la vie

219

Chapitre 3 La peur de la vie

En concluant avec un exposeacute de cette ideacutee nous en arrivons au terme de nos reacute-

flexions agrave retourner complegravetement le preacutejugeacute eacutevoqueacute en introduction suivant lequel la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme serait une reacuteponse agrave une eacuteventuelle peur de la mort

si cette hypothegravese se confirmait ce serait donc en fait tout le contraire Cette notion de

laquo peur de la vie raquo peut surprendre il est vrai qursquoil est plutocirct inhabituel drsquoenvisager la vie

comme pouvant inspirer la peur tant il semble eacutevident que crsquoest la mort qui doit inspirer la

terreur et que la vie ne saurait ecirctre qursquoun bien inestimable mais il faut se meacutefier des

fausses eacutevidences si lrsquoon demande agrave un individu quelconque srsquoil a peur de la mort il nrsquoest

pas si eacutevident qursquoil nrsquoy paraicirct que sa reacuteponse sera positive il reacutepondra laquo oui raquo ou laquo non raquo

suivant ce que lui inspirent ses convictions religieuses philosophiques eacutethiques ou meacuteta-

physiques Concernant lrsquoideacutee drsquoune peur de la vie le mirage de lrsquoeacutevidence est encore plus

puissant si lrsquoon demande agrave un individu pris au hasard srsquoil a peur de la vie il y a de fortes

chances pour qursquoil nous reacuteponde laquo non raquo en ouvrant des yeux ronds drsquoeacutetonnement devant

une question aussi insolite et finisse par nous rire au nez pourtant si on lui demande srsquoil

craint la souffrance la maladie et le vieillissement il y a de plus grandes chances pour que

la reacuteponse soit positive si on lui demande srsquoil redoute aussi la faim la fatigue et cherche agrave

les eacuteviter il est plus que probable que la reacuteponse sera eacutegalement positive or ces maux

font partie de la vie ils lui sont mecircme intrinsegravequement lieacutes ils sont ineacutevitables pour tout

ecirctre vivant font partie des conditions suivant lesquelles la vie est accordeacutee aux hommes

sur terre mecircme la mort fait partie de la vie Le fait est donc lagrave la vie nrsquoest pas tout entiegravere

aimable du moins elle nrsquoest pas toute entiegravere aimeacutee elle nrsquoest pas pure elle comporte tout

un pan de faits non-choisis que lrsquohomme ne tolegravere pas et dont lrsquoeacutelimination ne pourrait ecirctre

assureacutee que dans la mort en somme lrsquohomme craint la mort sans aimer veacuteritablement la

vie attitude que Kant lui-mecircme a deacutenonceacutee non sans sarcasme dans ses laquo conjectures sur

les deacutebuts de lrsquohistoire humaine raquo

laquo Certes on ne doit pas savoir tregraves bien appreacutecier la valeur de [la vie] si on peut encore souhai-ter qursquoelle dure plus longtemps qursquoelle ne le fait reacuteellement car ce ne serait lagrave que le prolongement drsquoun jeu qui nous met continuellement aux prises avec mille difficulteacutes Mais agrave la limite on peut ne pas tenir rigueur agrave une faculteacute de juger enfantine de craindre la mort sans

220

aimer la vie et de consideacuterer bien qursquoelle ait du mal agrave tirer de chaque jour de son existence une satisfaction passable qursquoelle ne dispose pas drsquoassez de jours pour recommencer son cal-vaire raquo291

Drsquoune certaine faccedilon nous sommes tous dans le cas du bucirccheron de La Fontaine (Fables

I XVI) qui malgreacute sa vie miseacutereuse et toutes les souffrances qursquoil endure preacutefegravere encore

continuer agrave vivre ainsi plutocirct que reacutepondre agrave lrsquoappel de la mort alors mecircme qursquoil est le

premier agrave se lamenter sur son sort

laquo Le treacutepas vient tout gueacuterir Mais ne bougeons drsquoougrave nous sommes Plutocirct souffrir que mourir Crsquoest la devise des hommes raquo

Cette attitude a aussi eacuteteacute mise en scegravene par Camus dans une scegravene de Caligula ougrave un patri-

cien deacuteclare voyant son prince malade laquo Jupiter prends ma vie en eacutechange de la

sienne raquo292 Caligula reacutetabli le prend au mot et donne lrsquoordre qursquoon lrsquoexeacutecute non pas par

cruauteacute mais par volonteacute de profiter de son pouvoir quasi-illimiteacute sur les hommes qui

lrsquoentourent pour les forcer agrave ecirctre logiques avec eux-mecircmes et agrave assumer pleinement leurs

actes et leurs paroles laquo la vie mon ami si tu lrsquoavais assez aimeacutee tu ne lrsquoaurais pas joueacutee

avec tant drsquoimprudence raquo293 conclut le princeps agrave lrsquoadresse du patricien qursquoil envoie agrave la

mort reacutesumant drsquoune maniegravere saisissante lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquohomme craint la mort

mais nrsquoaime pas assez la vie pour en supporter toutes les vicissitudes et nrsquoen fait mecircme pas

obligatoirement un bien absolu agrave sauvegarder au meacutepris de toute autre consideacuteration Il est

donc probable que la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans la mesure ougrave la survie de lrsquoacircme

doit se traduire par un apregraves-mourir caracteacuteriseacute par lrsquoabolition de tout ce qui rend la vie in-

supportable est moins motiveacutee par la peur de la mort que par la peur de la vie du moins la

peur de la vie telle qursquoelle est crsquoest-agrave-dire partiellement non-choisie

1 Une vie formidable

Quelques-unes des causes de ce qui rend la vie effrayante (tel est le sens premier de

lrsquoadjectif laquo formidable raquo) ont eacuteteacute cerneacutees par la philosophie politique moderne notamment

dans le cadre de la conception du contrat social cette notion eacutetait eacutetrangegravere agrave lrsquoAntiquiteacute

pour qui la vie politique eacutetait lrsquoeacutetat naturel de lrsquohomme mecircme si Platon lui-mecircme bien

291 KANT Emmanuel laquo Conjectures sur les deacutebuts de lrsquohistoire humaine raquo [VII 122] cf Œuvres philoso-phiques II p 518 Traduction de Luc Ferry et Hans Wismann 292 CAMUS Albert Theacuteacirctre reacutecits nouvelles p 92 293 Opcit p 93

221

que ce fut dans le cadre de ce que nous appelons une hypothegravese de laboratoire a reconnu

que le regroupement au sein des citeacutes eacutetait une condition sine qua non de la survie de

lrsquohomme la moderniteacute notamment sous lrsquoinfluence de Hobbes a radicaliseacute cette ideacutee

avec la fiction de lrsquoeacutetat de nature qui situe artificiellement aux premiers acircges de lrsquohumaniteacute

un eacutetat premier ougrave la peur est pour ainsi dire lrsquoeacutetat permanent de la vie humaine Ce qui

rend le pacte social neacutecessaire nrsquoest pas tant le besoin de srsquoassocier pour pouvoir subvenir

aux besoins vitaux mais plutocirct la peur de mourir de mort violente en succombant sous les

coups drsquoautrui lrsquohomme est par nature formidable agrave lui-mecircme au sens ougrave tous les hommes

sont en concurrence les uns contre les autres ayant agrave peu pregraves tous les mecircmes deacutesirs et la

mecircme quantiteacute de force disponible pour les assouvir LrsquoEacutetat le Leacuteviathan ce monstre

froid est un mal neacutecessaire qui sauve lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature le Beacuteheacutemoth un

monstre au sang chaud plus terrible encore En somme la veacuteriteacute premiegravere de la philosophie

politique moderne reacuteside dans lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme

lrsquoideacutee objectera-t-on nrsquoest pas si moderne qursquoelle en a lrsquoair puisque crsquoest la citation drsquoune

comeacutedie de Plaute mais il nrsquoest pas inutile de resituer dans son contexte cette phrase que

lrsquoon cite aujourdrsquohui agrave tout propos elle est tireacutee de lrsquoAsinaria une piegravece mecirclant intrigues

amoureuses et histoires drsquoargent et constitue une reacuteplique attribueacutee agrave un mercator un mar-

chand un homme drsquoaffaires un personnage que lrsquoon peut donc srsquoattendre dans le cadre

drsquoune comeacutedie agrave ecirctre preacutesenteacute comme un individu quelque peu rapace et precirct agrave deacuteployer

toute une seacuterie drsquoastuces plus ou moins honnecirctes pour srsquoenrichir aux deacutepends drsquoautrui ce

qui implique qursquoen supposant une guerre des uns contre les autres parmi les hommes il ne

fait qursquoavouer la vraie nature de son mode de vie baseacute sur la preacutedation De surcroicirct

laquo Lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme raquo ne traduit qursquoune partie du vers de Plaute qui plus

est moins de la moitieacute Lupus est homo homini non homo quom qualis sit non nouit294 En

drsquoautres termes lrsquohomme ne serait dangereux que pour lrsquohomme qui ne le connaicirctrait pas

assez pour savoir qursquoil est fondamentalement impreacutevisible qursquoil est capable de violence ou

de malveillance agrave lrsquoeacutegard de ses semblables et qursquoil est donc leacutegitime de srsquoen meacutefier Pour

lrsquoAntiquiteacute la peur que lrsquohomme peut inspirer agrave lrsquohomme nrsquoest pas une fataliteacute elle nrsquoest

en tout cas pas veacutecue comme absolument originelle la nouveauteacute qursquointroduit la moderni-

teacute nrsquoest cependant pas radicale dans la mesure ougrave le simple fait que la constitution de lrsquoEacutetat

soit possible suffit agrave prouver que cette peur nrsquoest pas irreacutemeacutediable elle nrsquoen existe pas

moins et peut ecirctre consideacutereacutee comme une cause de ce que nous appelons la peur de la vie

294

Plaut Asin 495 laquo Lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme et non un homme quand on sait pas ce qursquoil est raquo

222

Il eacutetait inteacuteressant de prendre pour point de deacutepart le caractegravere laquo formidable raquo re-

connu agrave lrsquohomme par la philosophie du contrat social dans la mesure ougrave cela nous a permis

de mettre lrsquoaccent sur le caractegravere impreacutevisible de lrsquohomme et tel est peut-ecirctre ce qui peut

rendre la vie effrayante pour lrsquohomme En effet pour lrsquohomme creacuteature ouverte agrave tous les

possibles dont la vie ne saurait se reacuteduire agrave lrsquoexeacutecution automatique et quotidienne des

mecircmes gestes ayant pour seule finaliteacute la survie dont les actes ne sauraient avoir pour

cause unique un instinct sur lequel il pourrait se reposer son avenir est incommensurable-

ment plus incertain qursquoil ne lrsquoest pour tout autre animal il nrsquoen a pas moins en commun

avec les animaux drsquoecirctre contraint de composer avec toute une seacuterie drsquoeacuteveacutenements qui cons-

truisent son devenir et sur lesquels il a drsquoautant moins de prise qursquoils sont rarement le fait

de lrsquointervention deacutelibeacutereacutee drsquoautres hommes et ne sont donc pas le fruit de lrsquoaction drsquoun

ecirctre doteacute de libre arbitre pouvant rendre des comptes et lrsquohomme est seul agrave ne jamais

srsquoaccommoder de cet eacutetat de faits On en revient en fait agrave lrsquoimpossibiliteacute drsquoaccepter ce qui

vient contredire le choix lrsquohomme nrsquoest pas seul maicirctre de son destin qui deacutepend de di-

verses causes adventices incontrocirclables personne ne choisit drsquoavoir un grave accident

personne ne choisit drsquoecirctre atteint drsquoune grave maladie personne ne choisit lrsquoheure et le jour

de sa mort et pourtant tous ces eacuteveacutenements contribuent directement agrave deacutefinir notre vie on

peut certes leur accorder une plus ou moins grande importance mais on ne peut jamais

faire comme srsquoils nrsquoeacutetaient pas Vivre crsquoest fondamentalement prendre le risque que tout

ne se passe pas exactement comme preacutevu ce nrsquoest qursquoapregraves la mort drsquoun individu donc a

posteriori que sa vie ne peut plus avoir eacuteteacute autre que ce qursquoelle a effectivement eacuteteacute La

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme permettrait donc de pallier non pas la peur de la mort

en tant qursquoelle est inconnue mais bien la peur de la vie en tant qursquoelle est trop bien connue

crsquoest-agrave-dire caracteacuteriseacutee par le devenir plutocirct que par lrsquoecirctre par lrsquoouverture plutocirct que par

la clocircture sur elle-mecircme La vie fait donc peur dans la mesure ougrave elle est irreacutemeacutediablement

impreacutevisible crsquoest-agrave-dire pleine de risques impreacutevisibles sans lesquels elle ne serait mecircme

pas la vie le ceacutelegravebre humoriste Pierre Desproges ne srsquoy est pas trompeacute en assimilant la vie

agrave une maladie incurable dans un de ses ceacutelegravebres Reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacute-

lires - lrsquohumoriste atteint drsquoun cancer tentait en fait de relativiser la graviteacute de sa maladie

en deacutemontrant sur un ton sarcastique que son sort nrsquoeacutetait guegravere moins enviable que celui

de tout autre homme qui sans souffrir du mecircme mal que lui nrsquoen eacutetait pas moins en tant

qursquohomme voueacute au vieillissement agrave la deacutecreacutepitude agrave la souffrance et agrave la mort

laquo De toute eacutevidence vous ecirctes atteint drsquounehellip drsquounhellip drsquoune maladie agrave eacutevolution lente carac-teacuteriseacutee parhellip par une deacutegeacuteneacuterescence irreacuteversible des cellules ethellip (hellip) Vos jours sont

223

compteacutes agrave mon avis dans le meilleur des cas vous en avez encore pour trente agrave quarante ans Maximum - Mais si ce nrsquoest pas un cancer comment srsquoappelle cette maladie docteur - Crsquoest la vie raquo295

La peur de la mort nrsquoest en fait qursquoune peur de la vie refouleacutee comme nous invite agrave le pen-

ser plus seacuterieusement que Pierre Desproges Jankeacuteleacutevitch

laquo Celui qui ne veut pas avouer son manque de courage devant la mauvaise seconde agrave passer celui que ne veut pas avoir lrsquoair de redouter lrsquoinexistante seconde drsquoangoisse peut fort deacutecem-ment manifester la plus grande inquieacutetude sur sa destineacutee posthume Une telle sollicitude lui fait honneur raquo296

La peur de la mort nrsquoest pas la peur de lrsquoecirctre-mort comme lrsquoexprimait amplement Eacutepi-

cure on ne peut redouter ce qui est inconnu ou ce qui est tenu pour du neacuteant ne peut

eacuteveiller veacuteritablement de lrsquoangoisse que le seul aspect de la mort dont nous avons une rela-

tive connaissance pour avoir neacutecessairement connu des individus qui en ont fait

directement ou indirectement lrsquoexpeacuterience agrave savoir lrsquoensemble des signes avant-coureurs

depuis les plus subtils qui caracteacuterisent la seacutenescence jusqursquoau plus extrecircme qursquoest

lrsquoagonie De telles situations peuvent leacutegitimement susciter lrsquoinquieacutetude mais srsquoils sont

connus crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils font partie de la vie le vieillard est un bientocirct-mort

lrsquoagonisant est un presque-mort mais ni lrsquoun ni lrsquoautre ne sont deacutejagrave morts Craindre

lrsquoinstant mortel crsquoest donc craindre un presque-rien et craindre la mort permet donc de

chasser cette peur inavouable drsquoun presque-rien par une autre peur bien plus grande une

peur de mecircme qursquoun clou chasse lrsquoautre nous parlons pudiquement de peur de la mort

pour ne pas devoir reacuteveacuteler un non-dit celui de la peur de la vie au sens de la vie telle

qursquoelle est et non telle qursquoon la souhaiterait cette peur est inavouable dans la mesure ougrave

elle remet en cause jusqursquoagrave la leacutegitimiteacute de notre existence terrestre avoir peur de la vie

crsquoest avoir peur de tout notre ecirctre de ce que Georges Brassens appelait notre laquo seul luxe

ici-bas raquo297 la mort est donc en quelque sorte hypostasieacutee pour ne pas avoir agrave avouer la

peur de la vie agrave laquelle srsquoajoute la honte drsquoavoir peur de la vie libre agrave nous de nous deacute-

charger de cette peur honteuse et inavouable sur un domaine dont nous nrsquoavons aucune

ideacutee preacutecise il est apparemment moins honteux de craindre une virtualiteacute qursquoune veacuteriteacute

preacutesente de craindre ce qui pourrait arriver plutocirct que notre eacutetat preacutesent mais cette distinc-

tion est artificielle notre eacutetat preacutesent eacutetant justement caracteacuteriseacute par une multitude de

virtualiteacutes la mort nrsquoen eacutetant qursquoune parmi les autres

295 DESPROGES Pierre Les reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacutelires 1 p89 296 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p341 297 BRASSENS Georges laquo Mourir pour des ideacutees raquo Cf Poegravemes et chansons p374

224

La peur de la mort nrsquoest donc qursquoune expression parmi drsquoautres de la peur de la

vie qui peut eacutegalement prendre la forme de la haine de la matiegravere en geacuteneacuteral et du corps en

particulier cette haine apparait quand nous rejetons sur la matiegravere la responsabiliteacute de qui

vient contrecarrer lrsquoaccomplissement du choix Eacutetienne Gilson avait drsquoailleurs eu

lrsquooccasion drsquoeacutevoquer lors du congregraves de Nice de lrsquoassociation Budeacute un courant de penseacutee

meacutedieacuteval effectivement caracteacuteriseacute par une haine du corps et de la nature une laquo misophy-

sie raquo298 et une laquo misosomatie raquo299 prenant de telles proportions que ses deacutefenseurs en

arrivaient agrave meacutepriser les anciens

laquo Preacuteoccupeacutes de souligner la neacutecessiteacute de la gracircce certains en arrivent agrave refuser agrave la nature toute existence leacutegitime en dehors de la gracircce qui sauve Ce sont les apocirctres du contemptus saeculi dont Pierre Damien est un frappant exemple Ennemis de la philosophie ils le sont aus-si des lettres antiques au point de condamner jusqursquoagrave lrsquoeacutetude de la grammaire la nature leur est toujours suspecte et nrsquoa pour eux drsquoautre droit que celui drsquoecirctre mortifieacutee le corps leur est en horreur et ils nrsquoont pas assez drsquoinsultes ni drsquoassez outrageantes agrave lui adresser crsquoest du pus de la sanie un sac drsquoimmondices raquo300

De tels hommes sont loin de repreacutesenter lrsquoensemble de la philosophie du Moyen-Acircge leur

attitude eacutetait plutocirct le fait drsquoune reacuteaction contre un autre courant de penseacutee qui deacutemontrait

au contraire que le christianisme ne se reacuteduisait pas agrave la reacuteveacutelation et affirmait que celle-ci

devait srsquoajouter au respect de la nature Cette attitude de mortification ce laquo coup drsquoeacutetat

contre le corps raquo301 comme Manuel Garcia Cartagena a appeleacute le mysticisme nrsquoa rien agrave

voir avec lrsquoascegravese platonicienne dont elle ne pourrait ecirctre agrave la rigueur qursquoune version deacute-

voyeacutee pour ne pas dire deacutegeacuteneacutereacutee Il nrsquoempecircche que le caractegravere non-choisi des affections

corporelles fait de la neacutegation du corps une tentation agrave laquelle on ne peut manquer drsquoecirctre

sensible quand lrsquoentrave que ces affections opposent agrave notre puissance drsquoagir devient trop

grande par exemple quand notre volonteacute de poursuivre la lecture voire la reacutedaction drsquoun

ouvrage est contrecarreacutee par une faim qui nous paralyse ou par toute autre neacutecessiteacute vitale

ayant le mecircme effet Il serait plus raisonnable dans ce genre de situation de faire une

pause pour mieux reprendre notre effort agrave nouveaux frais et dans de bonnes conditions une

fois les besoins vitaux satisfaits en reacutealiteacute cette attitude que devrait nous dicter le bon

sens pratique nous ne la suivons pas automatiquement nous ne sommes pas suffisamment

maicirctres de notre destin pour deacutecider ou non drsquoavoir faim mais nous le sommes cependant

encore assez pour deacutecider de diffeacuterer la satisfaction du besoin de nourriture fucirct-ce au

298 Cf supra 299 Contrairement agrave la laquo misophysie raquo nous assumons la paterniteacute de ce neacuteologisme 300 Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves p343 301 GARCIA CARTAGENA Manuel laquo Lrsquoacircme chez Oscar Wilde raquo in Lrsquoimaginaire de lrsquoacircme Les cahiers de lrsquoimaginaire ndeg12 p97

225

risque de diffeacuterer eacutegalement la reacuteussite de notre entreprise en nous privant du carburant

naturel sans lequel nous serions incapables de toute activiteacute Lrsquoideacutee tregraves reacutepandue suivant

laquelle la souffrance serait beacuteneacutefique pour lrsquoeffort est trompeuse il nrsquoy a certes pas

drsquoeffort sans une souffrance mecircme minime mais ne pas srsquoalimenter quand le besoin srsquoen

fait sentir loin drsquoecirctre beacuteneacutefique pour lrsquoeffort que nous cherchons ainsi agrave poursuivre ne fait

qursquoajouter une souffrance agrave celle que suppose deacutejagrave lrsquoeffort meneacute qui nrsquoen est que drsquoautant

plus difficile agrave faire et y perd donc ineacutevitablement en efficaciteacute de telle sorte que le travail

loin drsquoavancer plus vite peut mecircme prendre du retard La haine du corps peut alimenter la

foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans la mesure ougrave il est bien eacutevident que celui qui eacuteprouve

cette haine ne saurait regretter drsquoecirctre deacutebarrasseacute du corps mais un tel lien de cause agrave effet

nrsquoest pas automatique Platon nous donne justement lrsquoexemple drsquoune penseacutee qui croit sin-

cegraverement en la survie de lrsquoacircme sans pour autant affirmer que le corps ne meacuterite que

mortification Si la peur de la mort nrsquoeacutetait qursquoune peur de la vie refouleacutee la haine de la ma-

tiegravere elle est une peur de la vie non-refouleacutee qui peut srsquoexprimer de faccedilon violente agrave

lrsquoencontre non seulement du corps mais aussi de toute la matiegravere qui peut ecirctre repreacutesenteacutee

comme un deacutemon tentateur semblable au serpent de la Genegravese biblique Nous opposons

lrsquoattitude conciliatrice de Platon agrave la laquo misosomatie raquo de certains meacutedieacutevaux mais comme

le deacutenonce le Philegravebe lrsquoAntiquiteacute grecque nrsquoest pas totalement exempte de charlatans qui

preacutetendent mener degraves ici-bas une vie drsquoacircme deacutesincarneacutee au point de pouvoir se passer de la

connaissance mateacuterielle pourtant indispensable dans lrsquoapprentissage de la philosophie au

moins en tant qursquoeacutetape de la formation La meacutefiance envers la matiegravere et par voie de con-

seacutequence envers le corps que nous envisageons comme une manifestation de la peur de la

vie nrsquoest donc pas lrsquoapanage de la moderniteacute comme le fait voir la paraphrase du mythe

du Phegravedre par Louis Rougier

laquo Drsquoabord faisant partie du cortegravege des dieux et contemplant sur la sphegravere des eacutetoiles fixes les archeacutetypes de toutes choses les Ideacutees platoniciennes certaines acircmes ont subi le mirage de la matiegravere changeante et bigarreacutee Elles ont ressenti le deacutesir furieux de la geacuteneacuteration qui leur a fait perdre leurs ailes et les a preacutecipiteacutees du ciel eacutetoileacute dans le cercle du devenir et de la corrup-tion raquo302

Ce mythe certes ne cherche pas agrave laisser entendre qursquoil faudrait se deacutesinteacuteresser totale-

ment de la matiegravere qursquoil faudrait eacuteviter drsquoentrer en contact avec elle au contraire Platon

situe dans un passeacute tregraves lointain et dans un avenir incertain la possibiliteacute drsquoune vision di-

recte des formes intelligibles ce qui signifie bien qursquoil serait vain drsquoespeacuterer pouvoir

302 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes p91

226

preacutetendre agrave une telle vision de lrsquointelligible hic et nunc Mecircme si lrsquoon garde agrave lrsquoesprit que le

mythe situe dans le passeacute ce qui ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent que la chute narreacutee se re-

produit en fait chaque jour alors le mythe nous dit qursquoil est ineacutevitable que lrsquoacircme soit

seacuteduite par laquo ce mirage fatal de la matiegravere raquo303 et doit donc faire avec le simple fait que

Platon ait pu eacutecrire ce mythe pour se preacutemunir contre la tentation drsquoun laquo misohyleacuteisme raquo304

montre agrave quel point une telle tentation devait deacutejagrave ecirctre puissante agrave lrsquoeacutepoque En fait preacute-

senter la matiegravere comme un deacutemon tentateur revient agrave ceacuteder agrave une autre tentation eacuteveilleacutee

par la peur de la vie on peut mecircme parler de solution de faciliteacute dans la mesure ougrave cela

revient agrave disqualifier ontologiquement ce sur quoi nous nrsquoavons pas de prise ce sur quoi il

nrsquoy pas de controcircle possible de notre part comme le ferait un mauvais eacutelegraveve se complaisant

dans lrsquoignorance qui deacuteclarerait incompreacutehensible une leccedilon qursquoil nrsquoessaie mecircme pas de

comprendre Si la vie droite pouvait se reacutesumer au fait de ne pas ceacuteder agrave la tentation de la

matiegravere ce serait trop simple le simple fait de vivre implique de ceacuteder agrave la tentation de la

matiegravere et la tentation agrave laquelle il faut eacutechapper est double plutocirct que drsquoune tentation de

la matiegravere il vaut mieux parler drsquoune tentation drsquoun commerce outrancier avec la matiegravere

qui ne se donnerait pas pour fin derniegravere la deacutecouverte du pur intelligible et du reflet in-

verseacute de cette tentation celle de la haine de la matiegravere qui est tout aussi neacutefaste car contre

nature De toute maniegravere quand bien mecircme la matiegravere serait effectivement tentatrice elle

ne serait que ccedila le tentateur de la Genegravese biblique le serpent nrsquoest que tentateur il ne

peut ecirctre tenu pour responsable du peacutecheacute originel dont la culpabiliteacute incombe agrave lrsquohomme

seul de mecircme crsquoest ceacuteder agrave la faciliteacute que de rejeter sur le corps la responsabiliteacute de maux

concernant lesquels lrsquoacircme ne peut srsquoen prendre qursquoagrave elle-mecircme et devrait plutocirct que mau-

dire le fait drsquoecirctre unie agrave un corps se reprocher sa trop grande complaisance agrave lrsquoeacutegard de

lrsquoattrait de la matiegravere Mecircme Thomas drsquoAquin bien que repreacutesentant drsquoune eacutepoque ougrave ma-

tiegravere et esprit ne communiquent plus aussi eacutetroitement qursquoautrefois ne croit pas sans

reacuteserve au mythe de lrsquoacircme exileacutee dans le corps et ne cherche nulle part ailleurs que dans le

composeacute drsquoacircme et de corps la deacutesobeacuteissance agrave lrsquoordre divin repreacutesenteacutee dans la Genegravese par

le fait de ceacuteder agrave la tentation eacuteveilleacutee par le serpent Lrsquoirascible et le concupiscible ne sont

mecircme pas dans le thomisme mauvais en tant que tels pourvu qursquoils obeacuteissent agrave la raison

en deacutepit de leur capaciteacute de lui reacutesister ndash de mecircme que le θυμός et lrsquoἐπιθυμία pour Platon

que Thomas drsquoAquin a neacutecessairement lu ne sont pas intrinsegravequement mauvais pour peu

qursquoils soient controcircleacutes par le λογιστικόν Irascibilis autem et concupiscibilis magis nomi-

303 Ibid 304 Autre neacuteologisme (Cf supra)

227

nant sensitivum appetitum ex parte actus ad quem inducuntur ex ratione305 Lrsquoacircme a beau

jeu de se preacutetendre victime de son union avec le corps lrsquoennemi est inteacuterieur agrave lrsquoacircme qui

doit assumer seule la responsabiliteacute de sa complaisance envers les affaires bassement cor-

porelles La difficulteacute est donc de se tenir agrave eacutegale distance entre deux types opposeacutes

drsquoὕϐρις celle consistant agrave rejeter tout contact mecircme utile avec la matiegravere comme le ferait

un mystique et celle consistant agrave reacutesumer tout lrsquoecirctre agrave la matiegravere comme le ferait un heacutedo-

niste de bas eacutetage en drsquoautres termes il convient drsquoaccepter que notre ecirctre ne se reacutesume

pas agrave notre choix mais il ne faut pas non plus se cacher derriegravere la reacutealiteacute du non-choix

pour justifier une neacutegation totale du choix ce qui reviendrait agrave basculer dans la laquo mauvaise

foi raquo au sens sartrien du terme et agrave se justifier en affirmant laquo crsquoest plus fort que moi raquo Cet

eacutequilibre est difficile agrave trouver tant du point de vue de lrsquoeacutethique que de la connaissance

preacuteciseacutement parce que le non-choix est ineacutevitable et qursquoil est donc difficile de savoir ougrave

srsquoarrecircte lrsquoobeacuteissance leacutegitime agrave la nature et la complaisance envers ses appeacutetits grossiers

lrsquohomme se croyant libre eacutelimine ontologiquement tout ce qui entrave sa liberteacute agrave com-

mencer par lui-mecircme il en arrive agrave se penser comme son propre organe-obstacle et la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme propose justement un eacutetat futur dans lequel lrsquoorgane

ne serait plus qursquoorgane Crsquoest en ce sens que nous comprenons cette conception comme

une reacuteponse possible agrave la peur qursquoinspire la vie telle qursquoelle est par lrsquoexpression volontai-

rement saisissante laquo peur de la vie raquo nous avons syntheacutetiseacute la conseacutequence de

lrsquoimpossibiliteacute logique drsquoadmettre la part non-choisie de notre ecirctre impossibiliteacute sous la-

quelle se regroupent toutes les causes identifieacutees nous avons eacutegalement montreacute quelles

formes plus ou moins violentes peut prendre cette peur mais ce nrsquoen sont que des formes

possibles voire dans le meilleur des cas des exemples particuliers qui ne suffisent pas agrave

dresser une typologie geacuteneacuterale de la peur de la vie ou plutocirct des peurs de la vie

2 Typologie les deux grandes peurs de la vie

La vie effraie lrsquohomme dans la mesure ougrave elle eacutechappe agrave son controcircle et contre-

carre donc le choix qursquoil reconnait spontaneacutement comme eacutetant sa veacuteriteacute premiegravere la peur

de la vie agrave cet eacutegard peut ecirctre rameneacutee agrave la peur de la contingence dont la responsabiliteacute

est souvent rejeteacutee abusivement sur le corps et sur la matiegravere La vie nrsquoest pas un long

fleuve tranquille et se caracteacuterise au contraire par sa diversiteacute et son ouverture agrave tous les

305

THOMAS DrsquoAQUIN Somme theacuteologique Ia q813 laquo Irascible et concupiscible deacutesignent donc plutocirct la sensibiliteacute agrave partir de son activiteacute qui est commandeacutee par la raison raquo

228

possibles les meilleurs comme les pires il y a plusieurs types de vie possibles et donc

plusieurs types de peur de la vie mais en syntheacutetisant nous parvenons agrave en distinguer deux

sous lesquels tous les autres types viennent se regrouper Ces deux grandes cateacutegories de

peurs de la vie ne sont pas simplement juxtaposeacutees et entretiennent entre elles des rapports

eacutetroits qui ne les mettent pas sur un pied drsquoeacutegaliteacute

La deacutefinition de la premiegravere permettrait de reformuler les termes dans lesquels sont

poseacutes les questions donnant lieu aux deacutebats contemporains en eacutethique meacutedicale il est

monnaie courante de se demander agrave partir de quel moment la vie devient un fardeau mais

en reacutealiteacute la vie est deacutejagrave un fardeau par elle-mecircme dans la mesure ougrave elle suppose une res-

ponsabiliteacute et est voueacutee agrave lrsquoincertitude la vieille morale qui affirme que la vie est un

combat et le Pheacutedon qui compare le corps agrave un poste de garde ont ceci en commun qursquoils

disent sans fard que la vie mecircme deacutelesteacutee gracircce agrave la citeacute de la peur de mourir de mort vio-

lente nrsquoest pas une partie de plaisir qursquoil est neacutecessaire de travailler pour survivre et que

nous sommes dans lrsquoobligation permanente de prendre des deacutecisions qui engagent notre

responsabiliteacute et dont nous devrons assumer les conseacutequences sans pouvoir nous cacher

derriegravere lrsquoautoriteacute drsquoun instinct Pour cette raison la question eacutethique ne devrait pas ecirctre

laquo quand la vie devient-elle un fardeau raquo mais plutocirct laquo quand lrsquohomme ne dispose-t-il plus

des moyens physiques et mentaux neacutecessaires pour assumer la charge que repreacutesente la

vie raquo question plus preacutecise mais non moins difficile

Crsquoest un fait dans la mesure ougrave elle est vulneacuterable ougrave elle peut ecirctre alteacutereacutee par la

maladie par un accident par la seacutenescence la vie peut devenir insupportable au sens fort

du terme et deacutepasser les forces dont le sujet dispose pour en assumer la charge La souf-

france est ineacutevitable au cours de la vie mais elle peut atteindre un degreacute plus ou moins

important et elle est donc susceptible de prendre une telle proportion qursquoelle ne laisse plus

aucune marge de manœuvre au patient Mecircme sans aller jusqursquoagrave imaginer un tel niveau de

souffrance on peut reacutesumer le premier type de peur de la vie agrave la peur de la souffrance il

est tout agrave fait leacutegitime et mecircme parfaitement sain de craindre la souffrance et de chercher agrave

lrsquoeacuteviter dans la mesure du possible mais on peut parler de peur de la vie quand on en ar-

rive agrave souhaiter ne plus souffrir du tout et eacuteliminer jusqursquoagrave la possibiliteacute mecircme de souffrir

autant dire eacuteliminer la vie elle-mecircme dans un cas de souffrance extrecircme un tel souhait

peut sembler leacutegitime et peut justifier que lrsquoon preacutefegravere la mort agrave la continuation drsquoune vie

devenue insupportable crsquoest en tout cas lrsquoargument cleacute des deacutefenseurs de lrsquoeuthanasie

mais quand la souffrance en demeure au niveau quotidien drsquoun mal relatif qui nrsquoempecircche

pas le sujet du moins pas de faccedilon durable de faire face aux neacutecessiteacutes vitales on peut agrave

229

bon droit parler de peacutecheacute drsquoangeacutelisme de deacutemon de perfection chercher agrave eacuteviter la souf-

france est une chose chercher agrave eacuteliminer totalement la souffrance en est une autre Preacutefeacuterer

la mort agrave une vie marqueacutee par la souffrance nrsquoest pas une preuve de courage une telle atti-

tude deacutenoncerait plutocirct chez qui en fait montre une absence de courage pour affronter les

reacutealiteacutes de la vie dans le cas drsquoun malade incurable que la maladie rend incapable du

moindre geste et qui est deacutejagrave en eacutetat de mort ceacutereacutebrale mourir nrsquoest pas une question de

courage mais une eacutevidence ou plutocirct un moindre mal en comparaison drsquoune vie objecti-

vement insupportable dans le cas drsquoune souffrance reacuteelle mais moins grande qui en tout

cas nrsquoempecircche pas le souffrant de vivre cela risque plutocirct drsquoecirctre une solution de faciliteacute

un refus de faire suffisamment preuve de courage pour continuer agrave vivre malgreacute tout Aris-

tote lui-mecircme affirmait explicitement dans lrsquoEacutethique agrave Eudegraveme que preacutefeacuterer la mort agrave la

souffrance nrsquoeacutetait pas un signe de courage

ἀλλ᾽ ὅμως οὔτ᾽ εἰ διὰ ταύτην οὔτ᾽ εἰ δι᾽ ἄλλην ἡδονὴν ὑπομένει τις τὸν θάνατον ἢ

φυγὴν μειζόνων λυπῶν οὐδεὶς δικαίως ἂν ἀνδρεῖος λέγοιτο τούτων εἰ γὰρ ἦν ἡδὺ τὸ

ἀποθνήσκειν πολλάκις ἂν δι᾽ ἀκρασίαν ἀπέθνησκον οἱ ἀκόλαστοι ὥσπερ καὶ νῦν

αὐτοῦ μὲν τοῦ ἀποθνήσκειν οὐκ ὄντος ἡδέος τῶν ποιητικῶν δ᾽ αὐτοῦ πολλοὶ δι᾽ ἀκρασίαν περιπίπτουσιν εἰδότες ὧν οὐθεὶς ἂν ἀνδρεῖος εἶναι δόξειεν εἰ καὶ πάνυ

ἑτοίμως ἀποθνήσκειν306

Lrsquoideacutee suivant laquelle il est envisageable que lrsquohomme recherche des plaisirs qursquoil sait lui

ecirctre neacutefastes agrave plus ou moins long terme a deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutee on pourrait cependant preacuteci-

ser dans le sillage du Stagirite que mecircme si lrsquointempeacuterant est le premier agrave savoir que ses

excegraves vont le tuer il diffegravere cependant du souffrant en ceci qursquoil ne deacutesire pas directement

la mort et ne srsquoy reacutesigne drsquoailleurs mecircme pas aveugleacute par lrsquoenivrement que lui procurent

ses plaisirs il en oublie qursquoil va mourir le risque de mourir nrsquoest pour lui qursquoun effet heacuteteacute-

roteacutelique pour tout dire secondaire des plaisirs dont la jouissance est pour lui le but

premier tandis que la perspective de la mort ne devient le but premier que pour celui dont

la vie devient insupportable agrave cause de la souffrance ce dernier nrsquoattend plus rien de la

vie agrave la diffeacuterence de lrsquointempeacuterant qui en attend encore tout Il est cependant exact que ni

lrsquoun ni lrsquoautre ne font preuve de courage ce qui ne veut pas dire qursquoils doivent neacutecessaire-

ment ecirctre condamneacutes eacutethiquement srsquoil semble difficile de prendre la deacutefense drsquoun

individu recherchant le plaisir au meacutepris de toute autre consideacuteration il est en revanche

306 Aristot Eth Eud III 1 [1229 b] laquo Mais cependant si par ce plaisir ou un autre quelqursquoun supportait la mort ou fuyait des peines plus grandes personne ne le dirait agrave bon droit courageux En effet srsquoil eacutetait agreacuteable de mourir souvent par manque de maicirctrise de soi mourraient les intempeacuterants comme crsquoest le cas maintenant mecircme non pas que la mort soit agreacuteable mais que ce qui la provoque lrsquoest et beaucoup par manque de maicirctrise de soi se jettent sur elle en connaissance de cause et aucun drsquoeux ne paraicirctrait courageux mecircme srsquoil eacutetait parfaitement disposeacute agrave mourir raquo

230

envisageable drsquoadmettre qursquoun niveau de souffrance intoleacuterable rende la mort preacutefeacuterable agrave

la continuation de la vie Un intempeacuterant se parant des plumes de la sagesse pourrait certes

reacutepondre qursquoil preacutefegravere la mort causeacutee par les plaisirs agrave une vie de souffrances arguant

qursquoune vie sans plaisirs ne serait que souffrance il serait aiseacute de lui reacutepondre quand bien

mecircme il nrsquoexisterait aucun moyen terme entre le plaisir et la souffrance (ce qui relegraveve du

sophisme) que la souffrance de lrsquohomme priveacute de plaisirs nrsquoaurait aucune commune me-

sure avec celle par exemple drsquoun individu souffrant de maladie incurable mais surtout

contrairement au souffrant pour qui la mort devient la seule issue envisageable

lrsquointempeacuterant est encore capable tant que ses excegraves nrsquoont pas deacutejagrave eu deacutefinitivement raison

de sa santeacute de changer de vie Osons le dire lrsquohomme en eacutetat de souffrance extrecircme deacutesire

la mort parce qursquoil nrsquoa plus drsquoautre choix et il ne saurait alors ecirctre question de courage

mais simplement de luciditeacute tout le problegraveme eacutetant de savoir agrave partir de quel degreacute de

souffrance il devient objectivement logique drsquoaccorder au souffrant le droit agrave la mort ques-

tion drsquoautant plus deacutelicate qursquoil nrsquoy a rien de plus subjectif que la douleur mecircme et surtout

dans le cas drsquoune personne affaiblie au point de ne mecircme plus pouvoir communiquer ses

penseacutees et dont la souffrance nrsquoest vraiment connue que drsquoelle seule Dans tous les cas

comme la souffrance est de toute faccedilon ontologiquement lieacutee agrave la vie mecircme si elle peut se

manifester agrave des degreacutes divers srsquoil eacutetait dans tous les cas (et non pas seulement dans cer-

tains cas) leacutegitime de preacutefeacuterer la mort agrave une vie marqueacutee par la souffrance alors lrsquohumaniteacute

nrsquoaurait plus qursquoagrave organiser un suicide collectif geacuteant Crsquoest pour cette raison qursquoil est sans

doute plus meacuteritoire de savoir jouir de la vie plutocirct que de srsquoen deacutegoucircter comme le recon-

naissait aussi Montaigne qui nrsquoen fut pas moins lrsquoun des premiers de lrsquoeacutepoque moderne agrave

reconnaicirctre que lrsquoon peut en arriver agrave ne plus ecirctre en mesure de faire face agrave la vie justifiant

ainsi le suicide laquo Dieu nous donne assez de congeacute quand il nous met en tel eacutetat que le

vivre est pire que le mourir Crsquoest faiblesse de ceacuteder aux maux mais crsquoest folie de les nour-

rir raquo307 En bon ennemi de tout dogmatisme et revendiquant lrsquoheacuteritage des stoiumlciens

Montaigne adopte malgreacute sa foi chreacutetienne une position qui tranche avec la seacuteveacuteriteacute de

lrsquoEacuteglise envers le suicide un tel eacutenonceacute ne contredit absolument pas avec lrsquoideacutee suivant

laquelle preacutefeacuterer la mort agrave une vie imparfaite nrsquoest pas une preuve de courage puisque la

vie est imparfaite par deacutefinition et que le vrai courage consiste donc agrave lrsquoaccepter telle

quelle ce qui ne signifie pas se reacutesigner agrave la souffrance et srsquoy complaire mais bien tout

mettre en œuvre pour lrsquoeacuteviter agrave commencer par meacutenager sa monture

307

MONTAIGNE Les essais Livre II chapitre III

231

laquo Quand je vois et Caeligesar et Alexandre au plus eacutepais de sa grande besogne jouir si pleine-ment des plaisirs humains et corporels je ne dis pas que ce soit relacirccher son acircme je dis que crsquoest la roidir soumettant par vigueur de courage agrave lrsquousage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses penseacutees (hellip) Avez-vous su prendre du repos vous avez plus fait que celui qui a pris des Empires et des villes Le glorieux chef-drsquoœuvre de lrsquohomme crsquoest vivre agrave propos raquo308

Contenter le corps sans srsquoy complaire crsquoest rendre lrsquoacircme moins vulneacuterable ici-bas crsquoest

laquo vivre agrave propos raquo crsquoest-agrave-dire vivre en respectant les limites de notre nature sans chercher

agrave se surpasser au-delagrave du raisonnable En somme la souffrance physique eacutetant ineacutevitable

aussi longtemps que lrsquoon vit il y aurait en ce qui la concerne un seuil que lrsquoeacutethique meacutedi-

cale pourrait chercher agrave deacutefinir en-deccedilagrave duquel preacutefeacuterer la mort agrave la continuation de la vie

ne serait que lacirccheteacute et au-delagrave duquel ce ne serait que luciditeacute il faudrait bien sucircr modu-

ler ce seuil en tenant compte de la capaciteacute de reacutesistance de chaque individu (ce qui nrsquoest

pas irreacutemeacutediablement impossible pour peu que le soignant et le soigneacute aient la volonteacute

commune de faire de la relation de soin une relation agrave part entiegravere) mais qursquoil se situe en-

deccedilagrave ou au-delagrave de ce seuil le sujet deacutesirant la mort ne fait agrave aucun moment preuve de cou-

rage crsquoest pourquoi il est fondeacute de parler de laquo peur de la vie raquo quand lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme est conccedilue comme un refuge pour qui ne saurait accepter que la souffrance soit in-

trinsegravequement lieacutee agrave la vie

Nous nrsquoavons parleacute jusqursquoagrave preacutesent que de la souffrance physique mais lrsquoexposeacute

serait incomplet srsquoil nrsquoy eacutetait question aussi de la souffrance morale concernant laquelle il

est encore plus difficile drsquoeacutetablir des critegraveres objectifs de toleacuterance On croit trop souvent

bien connaicirctre les cas dont la presse eacutecrite se fait souvent lrsquoeacutecho drsquoindividus se suicidant

parce que la perte de lrsquoecirctre aimeacute ou le harcegravelement dont ils sont victimes sur leur lieu de

travail leur rendent la vie insupportable il est cependant difficile drsquoexprimer un jugement

agrave leur sujet (la question rheacutetorique laquo qui sommes-nous pour juger raquo illustre davantage une

impossibiliteacute pratique qursquoun interdit eacutethique) le caractegravere subjectif de toute souffrance

eacutetant alors litteacuteralement exacerbeacute et lrsquoobjectiviteacute ne pouvant intervenir agrave la rigueur que

lorsque des manifestations exteacuterieures ne laissent aucun doute sur lrsquoeacutetat du souffrant et

encore ces manifestations ne sont-elles pas neacutecessairement des indices fiables dans la me-

sure ougrave elles deacutependent moins du degreacute reacuteel de souffrance morale que de la capaciteacute de

lrsquoindividu agrave lrsquoexteacuterioriser comme le montrerait le cas drsquoun adolescent introverti qui souf-

frirait en silence et dont les tendances suicidaires ne seraient connues que de lui seul De

toute faccedilon quand bien mecircme nous jouirions de critegraveres objectifs fiables pour eacutevaluer le

degreacute de souffrance morale drsquoun sujet (cette carence peut leacutegitimer que la psychologie ne 308

Opcit Livre III chapitre XIII

232

soit pas compteacutee parmi les sciences dites laquo exactes raquo) nous serions tout de mecircme confron-

teacutes agrave une alternative analogue (quoique plus moduleacutee) agrave celle que pose la souffrance

physique le sujet preacutefeacuterant la mort agrave la souffrance morale fait preuve de manque de cou-

rage par son refus drsquoaffronter ses problegravemes ou bien deacutenonce lrsquoabsence de secours venant

drsquoautrui qui lrsquoont conduit agrave cette extreacutemiteacute au caractegravere insurmontable du mal physique

incurable se substitue lrsquoincompeacutetence ou lrsquoindiffeacuterence (les deux peuvent aller de pair) de

lrsquoentourage un tel obstacle dans lrsquoabsolu pourrait ecirctre surmonteacute mais le sujet le juge agrave

tort ou agrave raison irreacutemeacutediable ndash il pense alors faire preuve de la mecircme luciditeacute que le ma-

lade incurable qui reacuteclamerait309 lrsquoeuthanasie mais il peut ecirctre victime de son ignorance

quant aux pouvoirs de son entourage ou de son manque de volonteacute pour aller chercher du

secours En fait preacutefeacuterer la mort agrave la souffrance morale est si peu preuve de courage que

cela met en accusation une notion solidement ancreacutee dans bon nombre de cultures

lrsquohonneur La remise en question de cette notion est pertinente pour peu que lrsquoon compte

comme une souffrance morale envisageable le deacuteshonneur la souffrance de lrsquohomme ayant

manqueacute agrave un code de conduite tenu sinon pour sacreacute au moins pour intransgressible De lagrave

deacutecoulerait la formule laquo plutocirct la mort au deacuteshonneur raquo que lrsquoon peut consideacuterer comme

une manifestation possible du laquo deacutemon de la pureteacute raquo dont il a eacuteteacute question preacuteceacutedemment

Une telle attitude ne saurait ecirctre une preuve de courage dans le cas de lrsquohomme dont le

deacuteshonneur viendrait drsquoune condamnation par la justice de la citeacute si lrsquoaccusation est fon-

deacutee il serait plus courageux drsquoassumer les conseacutequences de son acte et de chercher agrave

srsquoamender dans le cas contraire il serait plus courageux de tout mettre en œuvre pour

prouver son innocence Cela dit dans le domaine eacutethique et judiciaire les notions

drsquohonneur et de deacuteshonneur comptent parmi les plus floues et les plus meubles qui soient

pour srsquoen convaincre il suffit de constater que ce qui eacutetait encore consideacutereacute comme deacutesho-

norant il y a moins drsquoun siegravecle est aujourdrsquohui totalement banaliseacute qui en France encore

aujourdrsquohui considegravere comme deacuteshonoreacutee une jeune femme qui vivrait en eacutetat de concubi-

nage aurait des enfants hors mariage ou eacutepouserait un divorceacute Ce caractegravere eacutevolutif de la

notion drsquohonneur deacutenonce le flou dans lequel elle demeure pour tout dire chacun est fon-

deacute agrave la deacutefinir comme ccedila lrsquoarrange ce qui nous interdit drsquoen faire une raison suffisante

pouvant justifier objectivement un deacutesir de mort En va-t-il de mecircme dans le domaine

drsquoactiviteacute ougrave cette notion est perccedilue comme absolument centrale agrave savoir le domaine guer-

309 Nous mettons ce verbe au conditionnel pour tenir compte du fait que les malades incurables ne sont pas tous lucides et que de toute faccedilon la luciditeacute drsquoun patient incurable sur son eacutetat nrsquoentraicircne pas neacutecessaire-ment la formulation drsquoune telle demande

233

rier Dans un sens oui il est eacutevident que le courage ne consiste pas agrave foncer tecircte baisseacutee

vers le danger mais bien agrave eacutevaluer de faccedilon pertinente ce qursquoil est judicieux ou non de re-

douter ce qui drsquoapregraves Kantorowicz leacutegitimait Henri de Gand tout en deacutefendant le

sacrifice de la mort temporelle pour la patrie agrave mettre en garde contre la teacutemeacuteriteacute qui

nrsquoeacutetait qursquoune deacuterive pouvant mettre en peacuteril le salut de lrsquoacircme ne serait-ce que parce

qursquoelle se rapprochait du peacutecheacute drsquoorgueil

laquo Henri met en garde contre une fausse mort pro republica par exemple si un homme choisit de mourir au combat non pour sa patrie mais pour satisfaire sa propre teacutemeacuteriteacute ou si au lieu de deacutefendre la justice et lrsquoinnocence de son pays il ne cherche qursquoagrave acqueacuterir honneur et gloire pour son pays en deacutefiant toute justice raquo310

Si le philosophe du XIIIe siegravecle condamne la teacutemeacuteriteacute au nom du salut de lrsquoacircme il est envi-

sageable de formuler la mecircme condamnation en raisonnant en termes drsquoefficaciteacute sur le

champ de bataille le soldat le plus meacuteritant nrsquoest pas neacutecessairement celui qui se sacrifie

mais bien celui qui gagne la bataille ndash mecircme si le sacrifice peut contribuer agrave plus ou moins

long terme agrave la victoire il nrsquoest qursquoun moyen en vue drsquoune fin abandonner le combat

quand celui-ci est bel et bien perdu nrsquoest pas neacutecessairement une preuve de lacirccheteacute dans la

mesure ougrave le combattant qui srsquoavoue vaincu se reacuteserve ainsi la possibiliteacute de reconstituer

ses forces en vue de lrsquoassaut suivant et ainsi accroicirctre ses chances drsquoecirctre victorieux agrave

terme il fait ainsi preuve de luciditeacute agrave lrsquoopposeacutee par exemple de Don Quichotte dont les

initiatives nrsquoont aucune chance drsquoaboutir et qui peut donc agrave ce titre ecirctre consideacutereacute comme

un deacuteseacutequilibreacute Drsquoaucuns ne manquent pas de deacutenoncer ce qursquoil y aurait de contradictoire

agrave deacutecorer ceux qui reviennent vivants drsquoune guerre crsquoest pourtant bien agrave eux que revient le

meacuterite de la victoire les morts eacutetant plutocirct les victimes de lrsquoennemi ceux qui nrsquoont pas su

se conserver pour pouvoir continuer agrave lutter et participer agrave la victoire et dont la perte est

deacutejagrave un petit deacutebut de deacutefaite que seuls les survivants peuvent espeacuterer compenser La peur

de devoir affronter la honte drsquoecirctre un soldat vaincu loin drsquoecirctre une marque de courage est

un exemple parmi drsquoautres de peur de la souffrance morale et par voie de conseacutequence de

peur de la vie on objectera agrave cela le caractegravere typiquement occidental et moderne drsquoune

telle conception mais mecircme dans le cas ougrave un code drsquohonneur commanderait agrave un combat-

tant vaincu de se donner la mort plutocirct que devoir supporter la honte de la deacutefaite ce

suicide nrsquoest pas perccedilu comme une preuve de courage mais simplement ce face agrave quoi il

nrsquoy a pas drsquoalternative pour tout dire la honte de la deacutefaite est alors perccedilue comme un

mal suffisamment grand pour justifier que le vaincu se donne la mort il serait probable- 310

KANTOROWICZ Ernst H laquo Mourir pour la patrie (Pro Patria Mori) dans la penseacutee politique meacutedieacute-vale raquo in Mourir pour la patrie et autres textes p161-163

234

ment lacircche qursquoil ne le fasse pas mais il nrsquoest pas pour autant courageux qursquoil le fasse ce

passage agrave lrsquoacte nrsquoeacutetant que lrsquoexeacutecution drsquoune consigne qui nrsquoadmet pas la possibiliteacute de la

deacutesobeacuteissance un tel suicide est moins une preuve de courage qursquoune preuve de droiture et

il nrsquoenlegraveve rien au fait que le combattant a pour but premier la victoire et non son sacrifice

La souffrance donc peut prendre des formes diverses et varieacutees et ecirctre plus ou

moins intense mais elle est intrinsegravequement lieacutee agrave la vie quoi qursquoil arrive et preacutefeacuterer agrave cette

vie un eacutetat exempt de toute souffrance trahit le plus souvent un manque de courage pour

affronter les reacutealiteacutes de la vie il peut certes arriver que la souffrance atteigne un tel niveau

drsquointensiteacute que la vie en devient insupportable mais il ne saurait ecirctre alors question de cou-

rage et lui preacutefeacuterer la mort peut ecirctre preuve de luciditeacute plutocirct que de courage Si la peur de

la vie comprise comme un fardeau peut ecirctre consideacutereacutee comme une cause envisageable de

la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ce nrsquoest donc pas un hasard si un philosophe pour

qui cette immortaliteacute est affaire de foi plutocirct que de raison agrave savoir Hume ait preacuteciseacutement

eacuteteacute un penseur pour qui la vie nrsquoest pas par deacutefinition un fardeau mais peut seulement le

devenir comme il lrsquoeacutecrit en conclusion de Du suicide If suicide be supposed a crime lsquotis

only cowardice can impel us to him If it be no crime both prudence and courage should

engage us to rid ourselves at once of existence when it becomes a burthen311 Il est agrave noter

que Hume ne mentionne le courage qursquoen second lieu apregraves la prudence (que lrsquoon peut

comprendre comme la sagesse pratique au sens de phronesis) parmi les facteurs pouvant

conduire au suicide comme si la peur de la mort eacutetait un moindre frein au suicide que le

manque de luciditeacute quant agrave la valeur reacuteelle de lrsquoexistence Il eacutetait drsquoautant plus inteacuteressant

de faire une allusion agrave cet eacutecrit de Hume qursquoil permet drsquointroduire une autre notion capi-

tale pour deacutefinir la seconde peur de la vie agrave savoir la notion de devenir ndash Hume emploie

sans ambiguiumlteacute le verbe become Comme lrsquoa dit Montaigne laquo le monde nrsquoest qursquoun bran-

loire peacuterenne raquo312 la veacuteriteacute premiegravere de la vie et agrave plus forte raison la vie de lrsquohomme que

sa capaciteacute drsquoinnovation ouvre agrave tous les possibles est dans le devenir plutocirct que dans

lrsquoecirctre la vie est un perpeacutetuel devenir qui ne peut preacutetendre acceacuteder agrave lrsquoecirctre stable que dans

la mort mais si le devenir existe et constitue la veacuteriteacute premiegravere de la vie lrsquoecirctre aussi existe

il existe en tout cas suffisamment pour qursquoil soit possible de produire une deacutefinition drsquoun

ecirctre pour qursquoil soit possible drsquoidentifier Socrate comme eacutetant Socrate malgreacute tous les

311

HUME David Essays on Suicide and the Immortality of Soul p21 (Thoemmes Press Classic Studies in the History of Ideas Bristol 1992) laquo Si lrsquoon considegravere le suicide comme un crime alors seule la lacirccheteacute peut nous y pousser Si lrsquoon considegravere que ce nrsquoest pas un crime la sagesse et le courage devraient tous deux nous engager agrave nous deacutebarrasser immeacutediatement de lrsquoexistence quand elle devient un fardeau raquo 312

MONTAIGNE Les essais Livre III chapitre II

235

changements qursquoil subit au fur et agrave mesure qursquoil vieillit Le devenir ne constitue donc pas le

tout de lrsquohomme qui peut aussi compter sur un ecirctre-stable lrsquohomme change tout le temps

le plus souvent agrave son insu et preacutesente pourtant suffisamment drsquoapparences de stabiliteacute pour

ecirctre toujours jugeacute eacutegal agrave lui-mecircme crsquoest cette ambivalence qui a rendu neacutecessaire la con-

ception drsquoun principe de stabiliteacute au sein drsquoun ecirctre perpeacutetuellement changeant et crsquoest bien

en ces termes que Marsile Ficin deacutemontrait lrsquoexistence de lrsquoacircme

Respondemus neque eadem prorsus manere figuram neque penitus similem sed priorem fre-quenter abeunte carne abire et in carne recente novam priori quodammodo similem refici Idque fieri a quodam artifice stabilissimo interius fabricante qui cum maneat semper idem ha-beatque in se membrorum familiaris corporis disponendorum rationes et semina potest novis humoribus quotidie influentibus complexionem similem ac prioribus tradere et recenti carni similem ac veteri praebere figuram313

Lrsquoecirctre existe et cela suffit agrave rendre le devenir insupportable agrave justifier que ce dernier ins-

pire la peur nous parlions tout agrave lrsquoheure de la peur de la vie comme drsquoune peur de voir la

vie devenir un fardeau mais il est envisageable drsquoabreacuteger cette expression la promesse

eschatologique de la vie apregraves la mort promet bien plus qursquoune vie qui ne deviendrait pas

un fardeau elle promet une vie qui ne deviendrait plus du tout ougrave le devenir

nrsquointerviendrait mecircme plus et nrsquoopposerait plus drsquoobstacle agrave notre connaissance de lrsquoecirctre

des choses La deacutefinition de la mort comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps offre un espoir

bien plus important que celui de la continuation perpeacutetuelle de la vie agrave savoir celui drsquoecirctre

sans devenir eacutetat dont il faut bien le dire aucune theacuteorie nrsquoarrive agrave proposer de repreacutesen-

tation adeacutequate en effet si lrsquoacircme nrsquoest plus concerneacutee par le devenir elle ne peut plus

aller nulle part les notions de temps et drsquoespace ne la concernent plus les questions Quis

quid ubi quibus auxililiis cur quomodo quando ne la concernent plus On objectera

peut-ecirctre que tout devenir nrsquoest pas neacutecessairement effrayant et que le devenir peut ecirctre

positif le devenir peut certes ecirctre une occasion drsquoameacutelioration mais il ne saurait srsquoy reacute-

duire et il est mecircme plutocirct consideacutereacute la plupart du temps comme lrsquoalteacuteration drsquoune base

stable sur laquelle reposaient nos repegraveres Sans mecircme envisager forceacutement le vieillisse-

ment il suffit de prendre comme exemple la sortie de lrsquoenfance lrsquoenfant prend tregraves tocirct des

habitudes gracircce auxquelles il se constitue un monde dans lequel il eacutevolue agrave son aise un

univers partageacute entre lrsquoeacutecole la maison de ses parents et ses camarades un monde dont

313 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes VI 13 laquo Nous reacutepondons que lrsquoaspect exteacuterieur ne reste pas absolument le mecircme nrsquoest pas tout agrave fait semblable mais qursquoun premier aspect change souvent quand la chair deacutepeacuterit et que quand la chair se renouvelle un nouvel aspect en quelque faccedilon sem-blable au premier se recompose Cela se produit gracircce agrave quelque artisan tregraves stable travaillant agrave lrsquointeacuterieur et qui parce qursquoil demeure toujours le mecircme et possegravede en lui-mecircme les raisons et les germes de la disposition des membres du corps qui lui est familier peut transmettre aux nouvelles humeurs qui affluent chaque jour la mecircme ordonnance qursquoaux preacuteceacutedentes et fournir agrave la nouvelle chair le mecircme aspect qursquoagrave lrsquoancienne raquo

236

lrsquoenfant ne perccediloit pas immeacutediatement la preacutecariteacute lrsquoideacutee mecircme qursquoil deviendra adulte et

que son quotidien sera un jour bouleverseacute ne lui viendra pas agrave lrsquoesprit tant qursquoil nrsquoen aura

pas eu la reacuteveacutelation ses projets professionnels forgeacutes en vue du temps laquo ougrave il sera grand raquo

ne sont pas agrave prendre au seacuterieux dans la mesure ougrave il nrsquoest pas reacuteellement capable de se re-

preacutesenter tel qursquoil sera agrave lrsquoacircge adulte Aussi longtemps qursquoon est enfant la question du

laquo que faire raquo ne se pose pas lrsquoenfant ne conccediloit pas qursquoil pourrait mener une vie autre que

celle qui est la sienne lrsquoentreacutee dans lrsquoacircge adulte coiumlncide preacuteciseacutement avec lrsquoinstant ougrave

cette question nrsquoest plus deacutejagrave reacutesolue par les aicircneacutes et ougrave le monde jusqursquoalors clos sur lui-

mecircme de lrsquoenfant eacuteclate litteacuteralement et devient ouvert agrave tous les possibles Tous les chan-

gements que connaicirctra deacutesormais sa situation par rapport agrave cette base stable ne sauraient

ecirctre perccedilus que comme des perturbations illeacutegitimes qursquoil combattra ou dont il

srsquoaccommodera mais qui ne supplanteront jamais dans son statut de reacutefeacuterence la base

stable qui reste drsquoautant plus premiegravere que la grande majoriteacute des faits qui adviennent en-

suite sont non-choisis et agrave ce titre susceptibles de diminuer sa puissance drsquoagir Crsquoest en

effet en fonction de son effet sur notre puissance drsquoagir selon qursquoil lrsquoaugmente ou la dimi-

nue que nous jugeons positivement ou neacutegativement un fait quelconque nous affectant

quand bien mecircme il serait drsquoun point de vue strictement pheacutenomeacutenologique absolument

neutre car indeacutependant de toute volonteacute humaine et ne pourrait donc en aucun cas ecirctre tenu

pour lrsquoeffet drsquoun libre arbitre bienveillant ou malveillant comme lrsquoa theacuteoriseacute Spinoza dans

lrsquoEacutethique Mens ea tantum imaginari conatur quaelige ipsius agendi potentiam ponunt (hellip)

Cum mens suam impotentiam imaginatur eo ipso contristatur314 La peur du devenir peut

donc ecirctre deacutefinie comme la peur de la diminution de la puissance drsquoagir lrsquoimpossibiliteacute de

maicirctriser le devenir le rendant par deacutefinition susceptible drsquoopposer une entrave agrave notre

puissance drsquoagir Il en va de mecircme dans le domaine de la connaissance puisque lrsquoalteacuteration

drsquoun objet que nous pensions connaicirctre entrave notre puissance drsquoagir telle qursquoelle se mani-

feste en termes de connaissance ndash le connaicirctre nrsquoeacutetant jamais qursquoune modaliteacute parmi

drsquoautres de lrsquoagir Cette entrave nrsquoest pas neacutecessairement causeacutee par un grand malheur un

plaisir particuliegraverement intense en effet est tout aussi laquo formidable raquo au sens plein du

terme qursquoun grand malheur il paralyse lrsquoacircme aussi efficacement qursquoune extrecircme tristesse

lorsqursquoil atteint un degreacute drsquointensiteacute supeacuterieur agrave celui auquel nous sommes accoutumeacutes le

plaisir entrave notre puissance drsquoagir en tant que nous nous y laissons complegravetement aller

jusqursquoagrave y laquo perdre la raison raquo et agrave meacutepriser toute autre consideacuteration goucirctant un plaisir

314 SPINOZA Baruch Eacutethique III prop LIV-LV laquo LrsquoAcircme entreprend drsquoimaginer cela seulement qui pose sa propre puissance drsquoagir (hellip) Quand lrsquoAcircme imagine son impuissance elle est contristeacutee par cela mecircme raquo

237

drsquoune telle intensiteacute lrsquohomme perd la maicirctrise de soi et en arrive agrave dire qursquoil ne peut plus

srsquoen passer que crsquoest laquo plus fort que lui raquo crsquoest ce qui arrive effectivement aux individus

qui deviennent deacutependants drsquoune drogue apregraves y avoir goucircteacute Ce plaisir drsquoune intensiteacute ex-

cessive monopolise litteacuteralement lrsquoentendement et le paralyse aussi efficacement que la

tristesse qui selon Montaigne parvient agrave laquo eacutetonner toute lrsquoacircme et lui empecirccher la liberteacute de

ses actions raquo315 ce qui est aussi le cas de lrsquoenivrement que procure une nourriture savou-

reuse un orgasme voire tout simplement une contemplation artistique ndash on parle volontiers

du laquo syndrome de Stendhal raquo pour nommer le malaise qui peut nous saisir agrave la vue drsquoun

chef-drsquoœuvre Tous ces plaisirs de mecircme que la tristesse et tout eacuteveacutenement adventice sont

censeacutes ne plus entrer dans le champ du possible pour lrsquoacircme libeacutereacutee du corps la promesse

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme en tant que promesse de la victoire du choix sur le non-choix

est eacutegalement promesse de la victoire de la stabiliteacute sur le devenir la peur du devenir eacutetant

comprise comme la forme dominante de la peur de la vie en tant qursquoelle englobe la peur de

la souffrance plus qursquoelle ne la cocirctoie le devenir-souffrant nrsquoeacutetant jamais qursquoune forme de

devenir parmi drsquoautres

3 Platon ou le courage drsquoaffronter la vie

Le lecteur qui sait lire entre les lignes lrsquoaura compris ce nrsquoest pas par peur de la vie

que Platon a deacuteveloppeacute sa conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme mais plutocirct pour se preacute-

munir de cette tentation Pour reprendre la typologie qui vient drsquoecirctre deacutetailleacutee la peur de la

souffrance ne concerne ni le philosophe en geacuteneacuteral ni Socrate en particulier sous quelque

forme que ce soit Du point de vue de la souffrance physique non seulement son ascegravese

consiste en un entraicircnement agrave faire abstraction des affections corporelles mais de surcroicirct

le souci drsquoecirctre toujours precirct agrave mener une reacuteflexion logique lrsquoamegravene agrave tout mettre en œuvre

pour eacuteviter la douleur agrave commencer par satisfaire les besoins corporels ni au-delagrave ni en-

deccedilagrave du neacutecessaire crsquoest pourquoi il lacircchait la bride agrave lrsquoaspect le plus voluptueux de son

ecirctre pour mieux faire montre de tempeacuterance dans lrsquoexercice de la reacuteflexion tempeacuterance qui

lui fut eacutegalement utile sur le champ de bataille La souffrance morale ne concerne pas non

plus Socrate en tout cas pas au point de lrsquoamener agrave se suicider en buvant la cigueuml il ne se

suicide pas il est bel et bien exeacutecuteacute il accepte la mort sans la deacutesirer eacutetant precirct agrave assumer

toutes les conseacutequences de la vie philosophique sa condamnation ne geacutenegravere en lui aucune

315

MONTAIGNE Les essais Livre III chapitre II

238

culpabiliteacute il sait qursquoil est irreacuteprochable eacutethiquement et nrsquoa commis aucune faute suscep-

tible de le deacuteshonorer Mourir nrsquoest pas pour lui une question de courage mais de fataliteacute

si Socrate se reacutesigne agrave son sort dans le Criton ce nrsquoest pas par souci drsquohonneur mais bien

parce qursquoil ne peut plus faire autrement agrave moins de mener une vie de becircte traqueacutee qui serait

encore plus insupportable que la mort et ne ferait que diffeacuterer cette derniegravere qui au lieu de

se passer dans la douceur et le confort relatifs qursquoil trouve accompagneacute de ses amis dans

le Pheacutedon risquerait drsquoecirctre violente inconfortable et donneacutee par des ecirctres hostiles Socrate

sait qursquoil ne peut pas ecirctre deacuteshonoreacute puisqursquoil a su rester fidegravele au parti pris suivant lequel

il a dirigeacute toute sa vie il sait que sa condamnation ne deacuteshonore que ceux qui lrsquoont pro-

nonceacutee Mecircme la souffrance morale que pourrait constituer le deacuteshonneur au sens militaire

du terme ne peut pas le concerner la gloire militaire le laisse indiffeacuterent il est un bon sol-

dat non pas parce qursquoil est precirct agrave se sacrifier pour sa citeacute mais parce qursquoil va sur le champ

de bataille pour gagner Drsquoailleurs lrsquoincipit de la Reacutepublique316 est teinteacute drsquoune certaine

nostalgie non seulement vis-agrave-vis du passeacute brillant et reacutevolu drsquoAthegravenes mais aussi de la vie

preacutematureacutement interrompue de ces jeunes gens dont le sacrifice nrsquoest valoriseacute agrave aucun

moment ne serait-ce que parce qursquoil est resteacute sans effet lrsquoennemi ayant gagneacute mecircme les

deacutebats qui suivent indiquent qursquoaux yeux du philosophe la victoire est un bien plus grand

que le sacrifice qui ne saurait ecirctre une fin en soi De faccedilon geacuteneacuterale agrave aucun moment le

philosophe nrsquoenvisage la vie comme pouvant devenir un fardeau si on recherche une telle

ideacutee dans les dialogues on la trouvera plutocirct dans lrsquoeacutevocation par Pausanias du mythe

drsquoAlceste cette femme qui srsquoest montreacutee precircte agrave se sacrifier pour son mari la mort eacutetant

pour elle un moindre mal en comparaison drsquoune vie sans son eacutepoux le simple fait que les

mythes philosophiques cessent de preacutesenter les Enfers comme un lieu horrifique suffit agrave ce

que deacutesirer la mort ne soit plus perccedilu comme un sublime sacrifice si lrsquoapregraves-mourir nrsquoest

pas terrifiant Alceste nrsquoa pour ainsi dire plus aucun meacuterite De toute maniegravere lrsquoideacutee sui-

vant laquelle la vie pourrait ecirctre un fardeau est plutocirct le fait des Romains on en trouve

notamment une trace chez Ciceacuteron qui parle en rheacuteteur plutocirct qursquoen philosophe Illud an-

git uel potius excruciat discessus ab omnibus iis quae sunt bona in uita Vide ne laquo a

malis raquo dici uerius possit317 Cette ideacutee nrsquoest pas platonicienne toutes ces misegraveres hu-

maines qui sont autant de corollaires directs de la vie en tant qursquoelle est la condition sine

qua non de leur possibiliteacute le philosophe platonicien ne saurait leur preacutefeacuterer la mort ni en

316 Cf Annexe 7 317

Cic Tusc I XXXIV-82 laquo Ceci tourmente ou plutocirct torture la seacuteparation de tous les biens de la vie Pre-nez garde qursquoon ne puisse dire plus justement laquo de tous les maux raquo raquo

239

tant qursquoaneacuteantissement ni en tant que deacutelivrance du corps dans la mesure ougrave il ne craint

pas ces vicissitudes sa formation lrsquoayant entraicircneacute agrave ce qursquoelles ne lrsquoatteignent pas et

qursquoelles ne troublent pas sa praxis reacuteflexion

Quant agrave la peur du devenir au sens large du terme il serait tentant de penser qursquoelle

concerne aussi Platon en reacutealiteacute il ne faisait que srsquoen meacutefier drsquoun point de vue gnoseacuteolo-

gique il ne preacuteconisait pas de lrsquoeacuteliminer mais simplement de le surmonter pour pouvoir

saisir le fondement de lrsquoecirctre des choses La genesis nrsquoest qursquoun obstacle agrave surmonter pour

pouvoir connaicirctre lrsquoousia mais encore faut-il oser lrsquoappreacutehender avant de la surmonter la

stabiliteacute absolue ne saurait ecirctre que lrsquoaffaire de mythes ces mythes eschatologiques que

Platon a forgeacutes preacuteciseacutement pour aider ses concitoyens agrave faire face agrave une peur du devenir

qui eacutetait sans doute exacerbeacutee dans le monde grec ougrave lrsquohomme se croyait seul agrave ecirctre soumis

au devenir dans un monde perccedilu comme immuable ce dont on trouve une trace jusque

dans le discours de Pausanias dans le Banquet ougrave lrsquoun des avantages attribueacutes agrave lrsquoamour

noble non-pandeacutemien et srsquoattachant agrave lrsquoacircme plutocirct qursquoau corps est drsquoecirctre μόνιμός318 crsquoest-

agrave-dire stable ce qui indique que la capaciteacute des ecirctres et des choses agrave durer est perccedilu comme

un eacutetalon fiable pour juger de leur valeur Le triomphe du choix et de la stabiliteacute que de-

vrait permettre la survie post corporis mortem de lrsquoacircme reste chez Platon affaire de

muthos ce qui ne le rend pas contraire au logos mais le maintient agrave lrsquoeacutetat drsquoespoir le phi-

losophe ne craint ni le non-choix ni le devenir mais fait tout son possible pour vivre avec

ces aspects de la vie il prend acte du fait que ses semblables ont peur du devenir Socrate

en a eu sous les yeux des exemples parlants comme Pheacutedon qui insiste sur le caractegravere in-

habituel de ses sentiments comme si crsquoeacutetait lagrave une raison suffisante pour srsquoen deacutefier319 ou

Pausanias qui eacuterige la stabiliteacute comme criteacuterium absolu mais le philosophe eacutetant celui qui

connait le mieux lrsquoordre du monde et la place que lrsquohomme y occupe il respecte cet ordre

et reste agrave sa place lrsquoaccepte tel quel mecircme avec la mutabiliteacute qursquoil comporte Le vrai cou-

rage nrsquoest donc pas de preacutefeacuterer la mort agrave une vie difficile Socrate fait la diffeacuterence entre

une vie difficile par deacutefinition mecircme de ce qursquoest la vie et une vie rendue impossible par

des circonstances faisant eacutemerger des difficulteacutes objectivement insupportables et le vrai

courage ne consiste pas agrave deacutesirer la mort pour eacuteviter la souffrance constitutive de la vie ter-

restre mais bien agrave affronter cette souffrance et agrave accepter la mort quand il nrsquoy a plus

drsquoalternative agrave cette derniegravere Les mythes eschatologiques sont ironiques pour la bonne rai-

son que le vrai philosophe nrsquoen a pas besoin pour apaiser une peur de la vie qursquoil

318

Plat Banquet [183d] Cf supra 319 Plat Pheacutedon [59a] Cf supra

240

nrsquoeacuteprouve pas srsquoil est exact comme le dit Rougier que le Phegravedre preacutesente la matiegravere

comme une dangereuse tentatrice il est tout aussi exact comme le dit Brague que le

mecircme dialogue par sa mise en scegravene montre que le philosophe nrsquoa pas besoin de la pro-

tection de la citeacute pour eacutechapper agrave cette tentation et que mecircme hors des murs de la polis lagrave

ougrave les charmes de la nature sont plus susceptibles que jamais de procurer un plaisir sensuel

pouvant paralyser lrsquointellect aussi efficacement que le ferait la plus profonde des tristesses

il trouve toujours le moyen de se proteacuteger contre cette tentation et ainsi sauvegarder son

activiteacute logique Si le contenu des mythes eschatologiques devait ecirctre pris au pied de la

lettre alors il serait trop facile pour lrsquoapprenti philosophe de se suicider pour acceacuteder direc-

tement agrave lrsquointelligible stable il est plus meacuteritoire lui reacutetorquerait Platon de persister dans

lrsquoactiviteacute philosophique malgreacute lrsquoobstacle que peut opposer le simple fait de vivre ici-bas

crsquoest preacuteciseacutement agrave cette constance que lrsquoon reconnait le vrai philosophe qui malgreacute les

difficulteacutes ne se laisse aller ni agrave la misologie ni mecircme simplement au pessimisme (crsquoest

drsquoailleurs bien autour de la lutte contre cette double tentation qursquoest construit le Pheacutedon)

laquo En fait crsquoest plutocirct en allant jusqursquoau fond du pessimisme vulgaire que Platon y reconquiert un optimisme (hellip) Tregraves nettement la conviction de Platon est que cultiver le pessimisme vul-gaire est inconvenant car crsquoest accorder trop drsquoimportance agrave des choses qui nrsquoen meacuteritent pas raquo320

Loin de manifester une quelconque peur de la vie ou une pulsion de mort Platon reconnaicirct

agrave la vie une valeur relative mais authentique mecircme le corps ne saurait ecirctre ontologique-

ment mauvais tout au plus les jouissances qursquoil procure peuvent-elles ecirctre consideacutereacutees

comme deacuterisoires en comparaison de ce que le philosophe gagne par sa praxis laquo Pourtant

le corps nrsquoest pas mauvais en soi le Monde qui possegravede une acircme et un corps est un vi-

vant eacuteternel parfait dont la beauteacute reacutejouit son auteur les dieux et les deacutemons qui ne

peuvent ecirctre que bons ont un corps visible et resplendissant raquo321 Le donneacute initial pour Pla-

ton est lrsquounion et non la distinction substantielle la seacuteparation restant un effort toujours

inabouti que mecircme le philosophe le plus expeacuterimenteacute ne saurait achever aussi longtemps

qursquoil vit sur terre le corps nrsquoest pas mauvais en soi il se trouve simplement qursquoil nrsquoest pas

autosuffisant les plaisirs qursquoil procure ne sont pas non plus neacutecessairement condamnables

drsquoun point de vue eacutethique ils sont simplement deacuterisoires si on les compare agrave ceux que pro-

cure la satisfaction du deacutesir de connaicirctre ce qui est il nrsquoest donc pas judicieux de haiumlr le

corps il nrsquoy aurait aucun sens agrave essayer de lrsquoannuler ontologiquement le but du philosophe

nrsquoest pas de le supprimer mais de le dominer afin qursquoil nrsquoimpose plus agrave lrsquoacircme ses valeurs et 320 GUILLERMIT Louis Lrsquoenseignement de Platon II Gorgias-Pheacutedon-Meacutenon p97 321 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre p186

241

ses fausses eacutevidences qui vont agrave rebours de lrsquoeacuteconomie de lrsquointelligence cherchant agrave tirer

lrsquoecirctre du devenir tandis que seul le devenir existe pour le corps Le philosophe nrsquoa pas la

preacutetention de deacutejagrave vivre agrave lrsquoeacutetat drsquoacircme libeacutereacutee du corps la capaciteacute agrave dominer son corps

peut mecircme agrave ce point ecirctre reconnue comme un eacutetalon fiable pour juger du potentiel drsquoun

individu agrave ecirctre philosophe qursquoil nrsquoest pas incongru de proposer que Platon devait avoir be-

soin du corps pour seacutelectionner et eacutevaluer les eacutelegraveves de lrsquoAcadeacutemie il nrsquoaurait eu que faire

drsquoeacutelegraveves qui nrsquoauraient deacutejagrave eu plus de corps pour la bonne raison que de tels eacutelegraveves au-

raient deacutejagrave deacutepasseacute le maicirctre qui nrsquoaurait rien eu agrave leur apprendre Lrsquoapprentissage de la

philosophie consistant preacuteciseacutement entre autres en un apprentissage agrave ne pas se laisser

dominer par les aventures qursquoentraicircne notre condition corporelle et donc agrave ne pas en avoir

peur le maicirctre en philosophie nrsquoaurait que faire drsquoeacutelegraveves deacutejagrave libeacutereacutes de cette condition

leur conduite en cette vie et non pas en une vie drsquoacircme deacutesincarneacutee servant justement

drsquoeacutetalon pour eacutevaluer le potentiel et les progregraves de lrsquoapprenti

La boucle est boucleacutee et nous avons reacutepondu agrave ceux qui croient voir une laquo pulsion

de mort raquo dans la philosophie de Platon loin de se laisser aller agrave une haine de la vie qui ne

serait jamais que le deacutebut de la misologie pour une penseacutee qui reconnaicirct agrave la matiegravere le sta-

tut de premiegravere eacutetape vers la deacutecouverte de lrsquointelligible le philosophe platonicien laquo garde

lrsquoinitiative par rapport aux eacuteveacutenements raquo322 et sa connaissance de la vraie nature de la vie le

preacutemunit contre la tentation de se laisser deacuteborder par les eacuteveacutenements qui la constituent y

compris la mort elle-mecircme qui nrsquoest agrave aucun moment deacutesireacutee mais constitue simplement

un donneacute de fait qui ne doit pas plus opposer de reacutesistance agrave lrsquoexercice de la reacuteflexion que

nrsquoimporte quel autre pheacutenomegravene ontologiquement lieacute agrave la vie Le philosophe platonicien se

soucie peu de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme pour la bonne raison qursquoil reacutealise

deacutejagrave partiellement autant que le lui permettent les moyens dont il dispose le triomphe du

choix et la deacutefaite du devenir que cette survie est censeacutee apporter qui plus est en devant

tout agrave ses propres forces et non pas gracircce agrave une quelconque intervention divine ni mecircme

gracircce agrave la seacuteparation de lrsquoacircme et du corps qursquoil nrsquoest pas illogique de juger possible mais

qursquoil serait illogique de croire deacutejagrave acquise il ne peut avoir peur de la vie puisqursquoil fortifie

suffisamment lrsquoacircme pour empecirccher la naissance drsquoecirctre le deacutebut de la fin Ne deacutesirant ni la

mort ni une vie plus parfaite que celle qursquoil peut obtenir par ses propres forces le philo-

sophe platonicien nrsquoest ni surhumain ni infra-humain il est au contraire bel et bien celui

qui atteint lrsquoἀρετή de lrsquohomme qui pour un Grec ne saurait reacutesider ailleurs que dans la

322

JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p128

242

juste mesure celle qui consiste agrave se tenir agrave eacutegale distance de la diviniteacute (donc de lrsquoὕϐρις

drsquoun roi tel qursquoAlexandre) et de lrsquoanimaliteacute (donc du cynisme au sens moderne du terme

drsquoun sophiste tel que Thrasymaque ou Calliclegraves) Platon ne peut ecirctre perccedilu comme la cons-

cience neacutegative de son temps que srsquoil est tenu compte que son eacutepoque nrsquoest plus celle de

lrsquoapogeacutee drsquoAthegravenes mais bien celle de la deacuteperdition drsquoune tradition agrave laquelle il eacutetait atta-

cheacute notamment en tant qursquoelle procircnait le respect de la juste mesure que le philosophe

deacutefend en des termes que ne reniait pas Pindare lui-mecircme qui tout en chantant la gloire

des athlegravetes victorieux leur rappelait qursquoils ne sauraient preacutetendre pour autant mener une

vie semblable agrave celle des dieux μὴ ματεύσῃ θεὸς γενέσθαι323 dit Pindare agrave la fin drsquoune de

ses Olympiques reacutesumant ainsi un ideacuteal de juste mesure que Platon cherchera lui aussi agrave

restaurer dans le cadre de lrsquoAcadeacutemie le philosophe prenant le relais de ce que le politique

et le poegravete nrsquoeacutetaient plus en mesure drsquoassurer

323 Pind O 5 v 24 laquo Ne cherche pas agrave devenir Dieu raquo

243

Conclusion

Il a eacuteteacute souligneacute que la theacuteorie de la reacuteminiscence par laquelle Platon deacutefinit ou

plus exactement deacutecrit ce en quoi consiste lrsquoacquisition du savoir pour lrsquohomme nrsquoa rien

drsquoeacutetrange dans la mesure ougrave elle met en valeur le fait que toute connaissance est ontologi-

quement posteacuterieure agrave son propre contenu et que connaicirctre pour lrsquoesprit humain consiste agrave

remonter vers ce qui est la cause du savoir en tant qursquoil en est la condition de possibiliteacute

en somme lrsquoacte drsquoapprendre peut ecirctre compareacute au mouvement du saumon remontant le

torrent en amont jusqursquoau lieu de sa naissance Crsquoest fort de ce constat que nous nous per-

mettons de clocircturer ce travail avec une conclusion laquo en amont raquo qui partira de ce qui a eacuteteacute

expliciteacute en dernier lieu dans les pages preacuteceacutedentes pour mieux aboutir agrave ce qui avait eacuteteacute

poseacute comme probleacutematique au deacutepart une telle maniegravere de proceacuteder est assureacutement plus

pertinente qursquoun classique bilan-reacutesumeacute pour retracer partiellement le processus de forma-

tion de la conception qui nous a occupeacute et expliciter ainsi les enjeux de sa revitalisation par

Platon en drsquoautres termes cette conclusion nrsquoest en amont que par rapport au chemine-

ment qui fut le nocirctre agrave lrsquoeacutechelle de cette thegravese mais elle suit le mouvement reacuteel de lrsquoesprit

Dans cette mecircme logique nous nous autorisons agrave partir du disciple pour remonter jusqursquoau

maicirctre crsquoest-agrave-dire depuis Aristote jusqursquoagrave Platon prenant pour point de deacutepart une affir-

mation qui fut elle-mecircme (plus pour la posteacuteriteacute que pour Aristote lui-mecircme il est vrai) le

point de deacutepart drsquoun eacutelan μετά φυσικά crsquoest-agrave-dire venant apregraves lrsquoeacutetude de la nature

Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει disait le Stagirite agrave lrsquoouverture de la

Meacutetaphysique [980a] une phrase que lrsquoon a souvent tendance agrave traduire en franccedilais par

laquo tout homme par nature veut savoir raquo ce qui ne rend pas justice au verbe ὀρέγω qui nrsquoest

pas assimilable agrave βούλομαι (vouloir) et qui signifie premiegraverement laquo tendre raquo Aristote par

cette phrase nrsquoa donc pas la preacutetention de faire eacutetat drsquoune volonteacute humaine au sens ordi-

naire du terme il ne srsquoagit pas drsquoune manifestation du libre arbitre de lrsquohomme drsquoun choix

qui aurait pu ne pas ecirctre fait on ne peut reprocher agrave cette phrase drsquoeacuteriger un fait contingent

au rang de neacutecessiteacute elle doit plutocirct ecirctre envisageacutee comme une deacutefinition relativement ou-

verte de lrsquoἀρετή de lrsquohomme il est plus juste de la traduire par laquo tous les hommes sont de

par leur nature porteacutes vers le savoir raquo faisant ainsi eacutetat drsquoune virtualiteacute humaine que

244

chaque individu est libre drsquoactualiser mais qui ne disparait pas dans sa non-actualisation et

demeure un marqueur de la speacutecificiteacute humaine de surcroicirct le verbe εἰδέναι a beau ecirctre

substantiveacute par lrsquooctroi drsquoun article deacutefini il nrsquoen reste pas moins un verbe auquel le lec-

teur pourrait srsquoattendre agrave voir accoleacute un compleacutement et qui pourtant reste isoleacute comme si

le Stagirite avait tenu agrave laisser agrave chacun la possibiliteacute de deacutefinir agrave sa guise ce en quoi doit

consister ce savoir vers lequel il tend en tant qursquoil est homme Aussi si lrsquoon devait reacutepli-

quer quelque chose agrave Aristote ce ne serait pas la neacutegation drsquoune volonteacute personnelle de

savoir mais plutocirct la revendication drsquoun certain type de savoir vers lequel lrsquoindividu choisit

drsquoorienter ses efforts ce qui nrsquoen fait pas moins un savoir En somme nul ne choisit drsquoecirctre

porteacute vers le savoir mais chacun choisit le type de savoir qui donne sa raison drsquoecirctre agrave son

activiteacute cette ambiguiumlteacute est similaire agrave celle que nous avons attribueacutee agrave la notion de choix

dans lrsquoideacutee que nul ne choisit de choisir et que la liberteacute de lrsquohomme se manifeste non pas

dans le choix lui-mecircme mais dans le type de choix qui est fait Ainsi quels que soient ses

objectifs personnels lrsquohomme ne peut pas ne pas choisir drsquoune maniegravere ou drsquoune autre de

chercher agrave connaicirctre le monde dans lequel il vit agrave savoir de quelle maniegravere il doit se con-

duire agrave connaicirctre la meilleure organisation possible de lrsquoEacutetat agrave savoir en quoi consiste le

beau en matiegravere drsquoart on pourrait donc compleacuteter la citation aristoteacutelicienne en reprenant

la typologie deacutegageacutee dans notre troisiegraveme partie et en affirmant que tout homme est par

nature porteacute vers le savoir en matiegravere scientifique eacutethique politique et artistique ndash pas tou-

jours au mecircme degreacute dans chaque domaine il est vrai mais ce non-choix nrsquoen est pas

moins ce qui marque la speacutecificiteacute de lrsquohomme au sein du regravegne animal en tant qursquoil donne

sa condition possibiliteacute agrave tout choix dont il constitue le revers la face non-choisie

Cette veacuteriteacute premiegravere du choix reacuteveacuteleacutee par le langage est aussitocirct contrecarreacutee par

une autre veacuteriteacute elle aussi premiegravere drsquoun point de vue ontologique mais secondaire drsquoun

point de vue pheacutenomeacutenologique (et donc exprimeacutee aussi comme secondaire drsquoun point de

vue chronologique) agrave savoir le non-choix absolu de la finitude qui se manifeste par

lrsquoensemble des faits venant freiner lrsquoactiviteacute qui deacutecoule du choix on distingue donc deux

types de non-choix le non-choix laquo ouvert raquo et relatif qui donne sa condition de possibiliteacute

au choix en tant qursquousage du libre arbitre et le non-choix laquo fermeacute raquo et absolu de la finitude

qui vient falsifier lrsquoouverture promise par le premier Crsquoest dans le mecircme acte de langage

que se font jour le choix et la finitude lrsquoun nrsquoallant pas sans lrsquoautre bien que le choix soit

toujours plus eacutevident que la finitude qursquoelle preacutecegravede toujours pheacutenomeacutenologiquement ndash

ontologiquement le rapport srsquoinverse ce qui rend indeacutepassable la contradiction entre ces

deux veacuteriteacutes pourtant compleacutementaires Il y a un indeacutepassable hiatus entre ces veacuteriteacutes

245

toutes deux fondatrices de la speacutecificiteacute humaine et entre lesquelles il nrsquoy a pas de rapport

drsquoeacutegaliteacute possible lrsquoesprit humain nrsquoayant de cesse drsquoessayer de retirer toute leacutegitimiteacute on-

tologique agrave la finitude ce qursquoil ne fait pas de gaicircteacute de cœur puisque la neacutecessiteacute de choisir

est aussi indeacutepassable qursquoinconfortable mais tout simplement parce que le triomphe du

choix sur le non-choix est ce qursquoil y a de plus logique ce qursquoil y a de plus conforme agrave

lrsquoideacutee premiegravere que lrsquohomme se fait de lui-mecircme sa veacuteriteacute ontologique premiegravere de ce

fait il peut aussi invalider jusqursquoau plaisir lui-mecircme mecircme srsquoil est conforme agrave la nature

son tort eacutetant preacuteciseacutement de deacutetourner lrsquohomme drsquoune activiteacute conforme au choix et de le

renvoyer agrave la part absolument non-choisie de son ecirctre La finitude nrsquoest pas toujours un

obstacle pour le choix elle peut mecircme lui ecirctre une aide par exemple lorsque la connais-

sance mateacuterielle est envisageacutee comme un tremplin vers la connaissance des reacutealiteacutes

intelligibles mais crsquoest justement le laquo pas toujours raquo qui fait toute la diffeacuterence lrsquoesprit

humain ne srsquoaccommode pas spontaneacutement des demi-mesures dont lrsquoacceptation neacutecessite

un effort et il suffit agrave la finitude de ne pas toujours ecirctre une aide pour constituer un obstacle

permanent aux yeux de lrsquohomme qui est cependant contraint de srsquoen contenter Vivre crsquoest

prendre le risque que tout ne se deacuteroule pas exactement comme notre raison lrsquoavait antici-

peacute et cela est insupportable non pas parce que ce serait eacutethiquement intoleacuterable mais

simplement parce que crsquoest illogique

La neacutegation de la finitude a notamment eacuteteacute opeacutereacutee au travers de trois grandes repreacute-

sentations mythiques dont Platon srsquoest fait lrsquoeacutecho dans la mesure ougrave elles exhortent agrave la

philosophie en laissant entendre que le monde nrsquoest pas irreacutemeacutediablement opaque pour

lrsquoesprit Ces repreacutesentations qui se teacutelescopent souvent se distinguent les unes des autres

en termes drsquoespace mais aussi en termes de temps elles ont cependant en commun de re-

connaicirctre au choix son statut de veacuteriteacute premiegravere de lrsquohomme lui accordant un primat

chronologique qui nrsquoest que lrsquoimage de son primat ontologique ndash aussi son triomphe serait

donc un reacutetablissement apregraves lrsquoannulation de la falsification opeacutereacutee par la finitude La pre-

miegravere repreacutesentation celle de la deacutecheacuteance originelle fait de la finitude la conseacutequence

drsquoune faute drsquoune maladresse ou de tout autre eacuteveacutenement adventice le triomphe du choix

sur le non-choix est donc situeacute ici-bas mais dans un passeacute lointain et reacutevolu La deuxiegraveme

reacuteside dans lrsquoideacutee drsquoacircme du monde qui postule que le choix a deacutejagrave triompheacute de la finitude

mais dans un au-delagrave a priori inaccessible agrave lrsquohomme La troisiegraveme enfin celle de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme situe agrave nouveau dans le passeacute la victoire sur la finitude mais ce

passeacute nrsquoest pas deacutefinitivement reacutevolu puisque cette repreacutesentation fait eacutegalement agrave

lrsquohomme la promesse que la falsification par la finitude sera annuleacutee dans lrsquoavenir dans un

246

au-delagrave qui nrsquoest donc pas irreacutemeacutediablement inaccessible agrave lrsquohomme puisque crsquoest de lagrave

que vient son acircme et que crsquoest lagrave qursquoelle est appeleacutee agrave revenir Cette troisiegraveme et derniegravere

repreacutesentation est celle qui satisfait le mieux lrsquoesprit humain non seulement parce qursquoelle

ne se contente pas de prendre acte drsquoune beacuteance et fait la promesse drsquoune victoire sur cette

beacuteance mais aussi parce que crsquoest cette repreacutesentation qui tient le mieux compte des con-

seacutequences de la nature ambivalente de lrsquohomme agrave la fois ecirctre de choix et de finitude la

plus deacuteterminante de ces conseacutequences eacutetant le caractegravere absolument ineffaccedilable de

lrsquoavoir-eacuteteacute de lrsquoindividu humain avoir-eacuteteacute qui peut ne se manifester que par un presque-

rien par des empreintes pour ainsi dire imperceptibles agrave lrsquoœil nu mais qui nrsquoen existent pas

moins et ont donc eacuteteacute introduites dans le monde comme une nouveauteacute radicale que nul ne

pouvait anticiper et qui plaide directement en faveur de la capaciteacute du principe spirituel de

lrsquoindividu humain absolument singulier agrave transcender les limites chrono-biologiques de

lrsquohomme Le philosophe en tant qursquoil produit une reacuteflexion qui nrsquoa pas vocation agrave expri-

mer la veacuteriteacute toute entiegravere de faccedilon deacutefinitive mais nrsquoest que la continuation drsquoun effort

intellectuel qui lrsquoa preacuteceacutedeacute et qui devra ecirctre poursuivi apregraves sa mort est mieux au fait que

quiconque de cette capaciteacute agrave srsquoinseacuterer dans un processus transcendant lrsquoindividu qui en est

cependant le producteur exclusif mais la connaissance de cette capaciteacute nrsquoest pas entiegravere-

ment satisfaisante pour un esprit humain en quecircte de triomphe du choix sur la finitude agrave

tout prendre elle est deacutecevante en tant que nous ne jouissons pas nous-mecircmes de la survie

de notre propre principe spirituel ce qui nous satisfait drsquoautant moins que nous

nrsquoengageons jamais une tacircche dans lrsquoideacutee qursquoon ne lrsquoachegravevera jamais La conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme agrave cet eacutegard apparaicirct comme le plus haut degreacute envisageable

drsquoactualisation de cette survie potentielle celui qui promet enfin lrsquoachegravevement deacutefinitif de

notre eacutelan vers le savoir (au sens le plus large) et la possibiliteacute drsquoen jouir de faccedilon pleine et

entiegravere en contrepartie de lrsquoeacutetat drsquoinachegravevement permanent qui caracteacuterise notre vie la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme promet lrsquoachegravevement complet autant dire le triomphe

complet du choix sur la finitude et crsquoest en promettant un eacutetat ougrave plus rien ne viendrait

contrecarrer lrsquoeacutepanouissement du choix que cette conception preacutemunit contre la tentation

de se reacutevolter ouvertement contre notre condition en la rendant supportable Crsquoest en tout

cas ainsi qursquoil fallait la comprendre dans le monde grec ougrave toute reacutevolte de lrsquohomme contre

sa propre reacutealiteacute aurait releveacute de lrsquoὕϐρις ce contre quoi il fallait se preacutemunir agrave tout prix

drsquoautant que la tentation de cette reacutevolte eacutetait forte pour les Grecs qui se pensaient seuls

soumis au devenir lineacuteaire qui est un aspect parmi drsquoautres de la finitude dans un monde

caracteacuteriseacute par le devenir circulaire ou plutocirct par la stabiliteacute

247

Lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans un tel cadre nrsquoest donc pas contraire au λόγος elle

est mecircme ce qursquoil y a de plus logique pour un Grec qui ne peut concevoir le neacuteant (il nrsquoest

drsquoailleurs pas certain qursquoil soit moins ineffable pour la moderniteacute) et pour lequel il est deacutejagrave

patent que chacun peut connaicirctre une expeacuterience mecircme minime de sortie du corps elle

nrsquoest pas non plus deacuteraisonnable elle est mecircme drsquoautant plus raisonnable qursquoen maintenant

vivace lrsquoespoir drsquoune continuation perpeacutetuelle drsquoune vie caracteacuteriseacutee par le choix ne ren-

contrant aucun obstacle elle constitue une sorte de garde-fou gracircce auquel le monde grec

srsquoest longtemps preacutemuni contre la tentation drsquoune reacutevolte contre la condition humaine lais-

sant la responsabiliteacute de la reacutevolte aux ecirctres surhumains repreacutesenteacutes sur la scegravene de la

trageacutedie comme Promeacutetheacutee Le poegravete et le politique contribuaient au maintien de ce garde-

fou mais agrave lrsquoeacutepoque de Platon le cadre traditionnel de la citeacute a eacuteclateacute entraicircnant notam-

ment une deacuteperdition au sein de la jeunesse des mythes qui assuraient la coheacutesion de la

citeacute agrave commencer par la repreacutesentation de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme ce qui

nrsquoa pas eacuteteacute sans conseacutequences eacutethiques facirccheuses Le politique et le poegravete ayant failli libre

au philosophe drsquoentrer en scegravene et de construire un nouveau garde-fou en lieu et place de

celui qui a craqueacute sous les coups de boutoir des Laceacutedeacutemoniens ce qui neacutecessite une reacute-

forme agrave part entiegravere non pas un retour en arriegravere et encore moins une crispation

reacuteactionnaire sur un passeacute reacutevolu la reacuteforme ne saurait non plusse traduire par une volonteacute

de faire table rase du passeacute Platon prend acte du fait que la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

nrsquoest ni illogique ni deacuteraisonnable son mode de vie philosophique et donc asceacutetique (et

non pas asceacutetique et donc philosophique) lui ayant donneacute la confirmation de ce qui lui en-

seignait la tradition mais puisque cette tradition ne se suffit plus crsquoest donc le mode de vie

philosophique qui distribue deacutesormais les bons et les mauvais points aux repreacutesentations

mythiques et valide ainsi la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme agrave laquelle il nrsquoest pas neacutecessaire

de croire sans reacuteserve mais agrave laquelle il est preacutefeacuterable drsquoadheacuterer afin de maintenir agrave lrsquoeacutetat

drsquoespoir la possibiliteacute drsquoun accegraves immeacutediat aux veacuteriteacutes intelligibles et ainsi accepter que cet

accegraves reste agrave lrsquoeacutetat drsquoobjectif continuellement diffeacutereacute aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre

Le philosophe entretient avec le domaine mateacuteriel une relation apparemment ambigueuml en

tant qursquoil doit srsquoen abstraire pour mener agrave bien une reacuteflexion mais a aussi besoin de lui

pour penser la reacutealiteacute dans son entiegravereteacute il a donc conscience plus que quiconque du hiatus

qui existe entre ces deux veacuteriteacutes humaines compleacutementaires et cependant irreacuteconciliables

que sont le choix et la finitude et puisque la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoest ni

illogique ni deacuteraisonnable elle constitue donc le meilleur compromis qui soit pour rendre

ce hiatus supportable pour lrsquoapprenti philosophe Le reacuteinvestissement par la philosophie de

248

cette conception mythique nrsquoa donc rien drsquoartificiel faute de pouvoir deacutemontrer par des

arguments logiques reacuteellement convaincants que lrsquoacircme humaine est immortelle Platon ex-

horte ses eacutelegraveves et ses lecteurs agrave rester fidegraveles au juste milieu dont Socrate lui-mecircme a

fourni une manifestation saisissante non seulement en acceptant sereinement son sort mais

aussi en ayant la modestie de reconnaicirctre qursquoil ne savait pas tout et en ne refusant ni un

confort minimal ni les plaisirs conformes agrave la nature humaine ce qui justifie que Platon

refuse tout statut de pur esprit au philosophe et le met en scegravene dans ses dialogues tel qursquoil

est crsquoest-agrave-dire corporel soumis au devenir et capable de se reacutetracter opposant ainsi une

conception dynamique de la penseacutee perpeacutetuellement occupeacutee agrave poser les bonnes questions

agrave une conception statique plutocirct occupeacutee agrave donner des reacuteponses toutes faites De ce point

de vue en tant qursquoexhortations agrave une sagesse caracteacuteriseacutee par le respect du juste milieu par

le maintien de lrsquoecirctre humain dans ses limites et par le consentement au perpeacutetuel inachegrave-

vement caracteacuterisant la penseacutee les mythes eschatologiques de Platon justifient

implicitement que sa penseacutee se soit exprimeacutee au travers de dialogues ce qui nous renvoie agrave

notre point de deacutepart la boucle est boucleacutee

Notre but eacutetait de chercher agrave cerner telles qursquoelles ont pu trouver agrave se manifester

chez Platon quelles furent parmi les intuitions spontaneacutees de lrsquohomme prenant connais-

sance de lui-mecircme celles qui ont pu conduire ce dernier agrave croire agrave lrsquoimmortaliteacute de son

acircme nous nrsquoavons pas la preacutetention drsquoavoir eacutepuiseacute le sujet mecircme si nous lrsquoavons au moins

eacuteclaireacute mais nous avons peut-ecirctre fait mieux puisque nous avons deacutesormais de quoi reacute-

pondre agrave ceux qui encore aujourdrsquohui taxent Platon drsquoideacutealisme et de rigorisme eacutethique

voire lui attribuent une laquo pulsion de mort raquo sur la base drsquoune lecture superficielle de

Nietzsche il est sans doute au contraire le philosophe qui srsquoest mieux preacutemuni que tout

autre contre la tentation de la surhumaniteacute et aussi contre celle du deacutegoucirct de la vie Certes

il a situeacute le siegravege de la veacuteriteacute de lrsquoecirctre dans des ideacutees intelligibles auxquelles lrsquohomme ne

saurait avoir un accegraves complet et immeacutediat aussi longtemps qursquoil vit sur terre mais ce

nrsquoeacutetait que pour mieux dire que lrsquoeacutelan vers la connaissance nrsquoest pas irreacutemeacutediablement

voueacute agrave lrsquoeacutechec qursquoil faut savoir accepter aussi longtemps que lrsquoon vit ici-bas que cet eacutelan

ne soit pas deacutefinitivement satisfait et qursquoil ne faut en aucun cas faire lrsquoeacuteconomie du savoir

sensible Certes Platon a eacutetabli comme eacutetat de perfection eacutethique la vie de lrsquoacircme deacutesincar-

neacutee libeacutereacutee de la tentation de la matiegravere mais ce nrsquoeacutetait que pour mieux souligner qursquoun tel

eacutetat nrsquoeacutetait pas accessible agrave lrsquohomme dont lrsquoacircme eacutetait encore mecircleacutee agrave un corps avec lequel

il faut donc composer jusqursquoagrave la mort en lui fournissant tout ce dont il a besoin et seule-

ment cela ce qui implique de se tenir agrave eacutegale distance de la vie de lrsquoascegravete torturant

249

inutilement son corps drsquoune part et de la vie de lrsquoheacutedoniste se complaisant dans les plaisirs

les plus grossiers drsquoautre part lrsquoascegravese du philosophe nrsquoest pas lrsquoascegravese contrainte et for-

ceacutee du miseacutereux mais bien une neacutecessite agrave laquelle doit consentir quiconque fait profession

drsquoecirctre philosophe et qui parce qursquoelle a pour vocation premiegravere de faciliter lrsquoinvestigation

logique ne saurait ecirctre aussi radicale que celle des stylites Certes Platon a imagineacute dans la

Reacutepublique une citeacute ideacuteale qui ne saurait exister concregravetement agrave moins de faire violence agrave

la reacutealiteacute mais agrave aucun moment il nrsquoa envisageacute seacuterieusement la reacutealisation effective de

cette constitution qui doit donc rester un ideacuteal reacutegulateur dont la citeacute reacuteelle celle dont il est

question dans les Lois peut eacuteventuellement srsquoinspirer mais qursquoelle ne doit en aucun cas

chercher agrave eacutegaler Certes enfin il a suggeacutereacute que soient exclus de la citeacute les poegravetes deacutepei-

gnant le royaume drsquoHadegraves en termes horrifiques et les peintres imitant la reacutealiteacute au point de

faire srsquoy tromper les oiseaux eux-mecircmes mais ne peut-on pas y voir preacuteciseacutement la mani-

festation drsquoune volonteacute drsquoexhorter les artistes agrave ne pas chercher agrave eacutegaler les dieux au point

de preacutetendre connaicirctre lrsquoau-delagrave mieux que quiconque et de pouvoir dupliquer la nature

En somme que ce soit drsquoun point de vue scientifique eacutethique politique ou artistique en

drsquoautres termes dans presque tous les domaines drsquoactiviteacute speacutecifiquement humaine Platon

ce preacutetendu ideacutealiste nrsquoa eu de cesse drsquoexhorter ses lecteurs et ses disciples agrave rester dans

les bornes de lrsquohumaniteacute et agrave se preacutemunir contre toute tentation de faire violence agrave soi-

mecircme agrave autrui et agrave la nature pour rendre les faits conformes agrave lrsquoeacutetat de perfection absolue

que nous ne pourrons jamais connaicirctre qursquoapregraves notre mort affirmant que la philosophie

est le moyen le plus efficace pour srsquoapprocher le plus possible de cet eacutetat de notre vivant et

qursquoelle est mecircme drsquoautant plus satisfaisante qursquoelle ne censure pas radicalement la matiegravere

ne nous prive donc pas des avantages de cette derniegravere et nous permet de nous tenir agrave

lrsquoeacutecart de ses inconveacutenients ndash ce qui est encore une manifestation parmi drsquoautres du res-

pect du juste milieu La conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme que lrsquoon

pourrait croire dateacutee est donc tout agrave fait drsquoactualiteacute en tant qursquoelle serait tregraves efficace au-

jourdrsquohui sans mecircme qursquoil soit neacutecessaire drsquoy adheacuterer sans reacuteserve contre la tentation du

cynisme misanthrope du totalitarisme du saccage de la nature ou des expeacuteriences eacutethi-

quement douteuses que les progregraves de la technique mettent aujourdrsquohui agrave porteacutee de main de

la science crsquoest drsquoailleurs bien ainsi que Jan Patočka comprend le laquo souci de lrsquoacircme raquo qui

est agrave lrsquoœuvre chez Platon dont lrsquoimmortaliteacute nrsquoest qursquoun pilier mais non des moindres et

qui aurait donneacute agrave lrsquoEurope sa colonne verteacutebrale intellectuelle justifiant ainsi que lrsquoon se

tourne vers Platon agrave une heure ougrave lrsquoon nrsquoa de cesse de parler drsquoune crise drsquoidentiteacute de

lrsquoEurope pour le dire comme Patočka laquo le soin de lrsquoacircme qui est agrave la base de lrsquoheacuteritage

250

europeacuteen nrsquoest-il pas aujourdrsquohui encore agrave mecircme de nous interpeller nous qui avons be-

soin de trouver un appui au milieu de la faiblesse geacuteneacuterale et de lrsquoacquiescement au

deacuteclin raquo324 Tout se passe comme si le fait de nrsquoavoir conserveacute de la tradition grecque que

ce qui nrsquoeacutetait ni illogique ni deacuteraisonnable et drsquoavoir ainsi adopteacute une posture intermeacutediaire

entre la laquo table rase raquo et la reacuteaction traditionnaliste avait mis Platon agrave lrsquoabri du risque drsquoecirctre

deacutepasseacute faisant de lui agrave tout jamais notre contemporain

324 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 21

251

Annexes

252

253

Annexe 1

Plat Pheacutedon [97b-98c] ἀλλ᾽ ἀκούσας μέν ποτε ἐκ βιβλίου τινός ὡς ἔφη Ἀναξαγόρου ἀναγιγνώσκοντος καὶ λέγοντος ὡς ἄρα νοῦς ἐστιν ὁ διακοσμῶν τε καὶ πάντων αἴτιος (hellip) ταῦτα δὴ λογιζόμενος ἅσμενος ηὑρηκέναι ᾤμην διδάσκαλον τῆς αἰτίας περὶ τῶν ὄντων κατὰ νοῦν ἐμαυτῷ (hellip) ἀπὸ δὴ θαυμαστῆς ἐλπίδος ὦ ἑταῖρε ᾠχόμην φερόμενος ἐπειδὴ προϊὼν καὶ ἀναγιγνώσκων ὁρῶ ἄνδρα τῷ μὲν νῷ οὐδὲν χρώμενον οὐδέ τινας αἰτίας ἐπαιτιώμενον εἰς τὸ διακοσμεῖν τὰ πράγματα ἀέρας δὲ καὶ αἰθέρας καὶ ὕδατα αἰτιώμενον καὶ ἄλλα πολλὰ καὶ ἄτοπα laquo Or un jour jrsquoentendis faire la lecture drsquoun livre qui eacutetait agrave ce qursquoon disait drsquoAnaxagore et disant que lrsquoesprit est lrsquoordonnateur et la cause de tout (hellip) Rendu heureux par ce raisonnement je pensais avoir trouveacute un homme capable drsquoenseigner la cause de ce qui est selon mon esprit (hellip) Mais du haut du merveilleux espoir compagnon jrsquoeacutetais tombeacute brusquement puisqursquoen poursuivant ma lecture je vois un homme ne faisant aucun usage de lrsquoesprit nrsquoen faisant mecircme pas la cause de lrsquoordre des choses mais regardant comme causes lrsquoair lrsquoeacutether lrsquoeau et tant drsquoautres choses eacutetranges raquo

Annexe 2 Xen Banquet 210 καὶ ὁ Ἀντισθένης πῶς οὖν ἔφη ὦ Σώκρατες οὕτω γιγνώσκων οὐ καὶ σὺ παιδεύεις Ξανθίππην ἀλλὰ χρῇ γυναικὶ τῶν οὐσῶν οἶμαι δὲ καὶ τῶν γεγενημένων καὶ τῶν ἐσομένων χαλεπωτάτῃ ὅτι ἔφη ὁρῶ καὶ τοὺς ἱππικοὺς βουλομένους γενέσθαι οὐ τοὺς εὐπειθεστάτους ἀλλὰ τοὺς θυμοειδεῖς ἵππους κτωμένους νομίζουσι γάρ ἂν τοὺς τοιούτους δύνωνται κατέχειν ῥᾳδίως τοῖς γε ἄλλοις ἵπποις χρήσεσθαι κἀγὼ δὴ βουλόμενος ἀνθρώποις χρῆσθαι καὶ ὁμιλεῖν ταύτην κέκτημαι εὖ εἰδὼς ὅτι εἰ ταύτην ὑποίσω ῥᾳδίως τοῖς γε ἄλλοις ἅπασιν ἀνθρώποις συνέσομαι καὶ οὗτος μὲν δὴ ὁ λόγος οὐκ ἄπο τοῦ σκοποῦ ἔδοξεν εἰρῆσθαι

laquo Antisthegravene demanda laquo Comment donc Socrate avec un tel savoir nrsquoentreprends-tu pas drsquoeacuteduquer Xanthippe et freacutequentes-tu une femme que je crois ecirctre la plus insupportable des femmes preacutesentes passeacutees et agrave venir ndash Parce que reacutepondit Socrate je vois que ceux qui veulent devenir cavaliers ne se procurent pas les chevaux les plus dociles mais des chevaux irascibles Ils pensent en effet que srsquoils sont capables de maicirctriser de tels chevaux il leur sera facile de faire usage des autres Et bien moi aussi eacutetant deacutesireux de freacutequenter les hu-mains et drsquoavoir commerce avec eux jrsquoai pris cette femme bien conscient que si je la supportais il me sera facile de freacutequenter tous les autres hommes raquo Cette parole ne parut pas hors de propos raquo

254

Annexe 3

Soph Œdipe agrave Colone v 1518-1525 ἐγὼ διδάξω τέκνον Αἰγέως ἅ σοι γήρως ἄλυπα τῇδε κείσεται πόλει χῶρον μὲν αὐτὸς αὐτίκ᾽ ἐξηγήσομαι ἄθικτος ἡγητῆρος οὗ με χρὴ θανεῖν τοῦτον δὲ φράζε μή ποτ᾽ ἀνθρώπων τινί μήθ᾽ οὗ κέκευθε μήτ᾽ ἐν οἷς κεῖται τόποις ὥς σοι πρὸ πολλῶν ἀσπίδων ἀλκὴν ὅδε δορός τ᾽ ἐπακτοῦ γειτονῶν ἀεὶ τιθῇ laquo Je vais trsquoapprendre fils drsquoEacutegeacutee ce qui sera confieacute agrave toi et agrave ta citeacute exempt des soucis de la vieillesse Je vais moi-mecircme te conduire sur lrsquoheure vers le lieu sans qursquoun guide me tienne par la main ougrave je dois mourir Ne lrsquoindique agrave aucun des hommes ne reacutevegravele ni ougrave il se cache ni en quel endroit il se trouve ainsi il trsquoapportera toujours le renfort de nombreux boucliers et mecircme drsquoune armeacutee venue drsquoun pays voisin raquo

Annexe 4

Plat Reacutepublique III [386 a-c] - Τί δὲ δὴ εἰ μέλλουσιν εἶναι ἀνδρεῖοι ἆρα οὐ ταῦτά τε λεκτέον καὶ οἷα αὐτοὺς ποιῆσαι ἥκιστα τὸν θάνατον δεδιέναι ἢ ἡγῇ τινά ποτrsquo ἂν γενέσθαι ἀνδρεῖον ἔχοντα ἐν αὑτῷ τοῦτο τὸ δεῖμα - Μὰ Δία ἦ δrsquo ὅς οὐκ ἔγωγε - Τί δέ Τἀν ῞Αιδου ἡγούμενον εἶναί τε καὶ δεινὰ εἶναι οἴει τινὰ θανάτου ἀδεῆ ἔσεσθαι καὶ ἐν ταῖς μάχαις αἱρήσεσθαι πρὸ ἥττης τε καὶ δουλείας θάνατον - Οὐδαμῶς- Δεῖ δή ὡς ἔοικεν ἡμᾶς ἐπιστατεῖν καὶ περὶ τούτων τῶν μύθων τοῖς ἐπιχειροῦσιν λέγειν καὶ δεῖσθαι μὴ λοιδορεῖν ἁπλῶς οὕτως τὰ ἐν ῞Αιδου ἀλλὰ μᾶλλον ἐπαινεῖν ὡς οὔτε ἀληθῆ ἂν λέγοντας οὔτε ὠφέλιμα τοῖς μέλλουσιν μαχίμοις ἔσεσθαι laquo Mais srsquoils doivent ecirctre courageux ne faut-il pas leur tenir ces discours et leur en tenir aussi qui leur fassent avoir peur le moins possible de la mort Ou crois-tu qursquoon puisse devenir courageux en gardant agrave lrsquointeacuterieur de soi cette crainte ndash Par Zeus non je ne le crois pas ndash Et crois-tu qursquoen croyant que lrsquoHadegraves est eacutepouvantable on se preacutesente sans peur de la mort et qursquoau combat on preacutefegravere la mort agrave lrsquoesclavage du vaincu ndash Pas du tout ndash Il faut donc semble-t-il que nous surveillons ceux qui entreprennent de prononcer ces reacutecits et que nous leur prions de ne plus injurier becirctement comme ils le font lrsquoHadegraves mais plutocirct drsquoen faire lrsquoeacuteloge puisque leurs paroles ne sont ni vraies ni utiles pour ceux qui doivent devenir combattants raquo

255

Annexe 5 Plat Criton [53b-c] αὐτὸς δὲ πρῶτον μὲν ἐὰν εἰς τῶν ἐγγύτατά τινα πόλεων ἔλθῃς ἢ Θήβαζε ἢ Μέγαράδεmdash εὐνομοῦνται γὰρ ἀμφότεραιmdashπολέμιος ἥξεις ὦ Σώκρατες τῇ τούτων πολιτείᾳ καὶ ὅσοιπερ κήδονται τῶν αὑτῶν πόλεων ὑποβλέψονταί σε διαφθορέα ἡγούμενοι τῶν νόμων καὶ βεβαιώσεις τοῖς δικασταῖς τὴν δόξαν ὥστε δοκεῖν ὀρθῶς τὴν rsquo δίκην δικάσαι laquo Mais toi-mecircme drsquoabord si tu vas dans lrsquoune des citeacutes voisines agrave Thegravebes ou agrave Meacutegare - lrsquoune et lrsquoautre sont reacutegies par de bonnes lois ndash tu y arriveras en ennemi de leur constitution Socrate et tous ceux qui prennent soin de leur citeacute te regarderont avec meacutefiance te prenant pour un destructeur des lois et tu consolideras la reacuteputation de tes juges de sorte qursquoils paraicirctront avoir rendu justice droitement raquo

Annexe 6

CAMUS Albert LrsquoEacutetranger in Œuvres complegravetes I p164-165 laquo Il avait lrsquointention drsquoinstaller un bureau agrave Paris qui traiterait ses affaires sur la place et directement avec les grandes compagnies et il voulait savoir si jrsquoeacutetais disposeacute agrave y aller Cela me permettrait de vivre agrave Paris et aussi de voyager une partie de lrsquoanneacutee laquo Vous ecirctes jeune et il me semble que crsquoest une vie qui doit vous plaire raquo Jrsquoai dit que oui mais que dans le fond cela mrsquoeacutetait eacutegal Il mrsquoa demandeacute alors si je nrsquoeacutetais pas inteacuteresseacute par un changement de vie Jrsquoai reacutepondu qursquoon ne changeait jamais de vie qursquoen tous cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me deacuteplaisait pas du tout Il a eu lrsquoair meacutecontent mrsquoa dit que je reacutepondais toujours agrave cocircteacute que je nrsquoavais pas drsquoambition et que cela eacutetait deacutesastreux dans les affaires raquo

Annexe 7 Plat Reacutepublique I [327a-b] κατέβην χθὲς εἰς Πειραιᾶ μετὰ Γλαύκωνος τοῦ Ἀρίστωνος προσευξόμενός τε τῇ θεῷ καὶ ἅμα τὴν ἑορτὴν βουλόμενος θεάσασθαι τίνα τρόπον ποιήσουσιν ἅτε νῦν πρῶτον ἄγοντες καλὴ μὲν οὖν μοι καὶ ἡ τῶν ἐπιχωρίων πομπὴ ἔδοξεν εἶναι οὐ μέντοι ἧττον ἐφαίνετο πρέπειν ἣν οἱ Θρᾷκες ἔπεμπον προσευξάμενοι δὲ καὶ θεωρήσαντες ἀπῇμεν πρὸς τὸ ἄστυ κατιδὼν οὖν πόρρωθεν ἡμᾶς οἴκαδε ὡρμημένους Πολέμαρχος ὁ Κεφάλου ἐκέλευσε δραμόντα τὸν παῖδα περιμεῖναί ἑ κελεῦσαι laquo Je descendais hier au Pireacutee avec Glaucon fils drsquoAriston pour faire une priegravere agrave la deacuteesse et aussi parce que je voulais voir de quelle maniegravere on ceacuteleacutebrerait la fecircte qui se tenait pour la premiegravere fois Or la procession des gens du pays me sembla belle et guegravere moins apparut celle que faisaient les Thraces Apregraves avoir fait notre priegravere et assisteacute aux festiviteacutes nous repartions vers la ville Nous ayant vu de loin prendre le chemin du retour Poleacutemarque fils de Ceacutephale demanda agrave son esclave de courir pour nous prier de lrsquoattendre raquo

256

Annexe 8 DROZ Geneviegraveve Les mythes platoniciens p156

laquo Mais peut-ecirctre cette cosmologie intelligemment ordonneacutee a-t-elle surtout une signification poleacutemique Il srsquoagit de montrer contre Anaxagore et contre Deacutemocrite contre les mateacuterialistes et contre les atomistes que lrsquounivers nrsquoest pas le fait du hasard ni explicable par la seule matiegravere Que lrsquoouvrier divin soit une image (hellip) peu importe en derniegravere analyse au moins ne regravegne-t-il pas ici-bas lrsquoabsurde lrsquoarbitraire absolu celui drsquoun meacutecanisme eacutetroit reacuteducteur et atheacutee Le monde sensible a son ordre sa coheacuterence sa neacutecessiteacute sa finaliteacute un Dieu sage lrsquoa ainsi voulu conccedilu reacutealiseacutehellip raquo

Annexe 9

Plat Reacutepublique II [372 a-e] πρῶτον οὖν σκεψώμεθα τίνα τρόπον διαιτήσονται οἱ οὕτω παρεσκευασμένοι ἄλλο τι ἢ σῖτόν τε ποιοῦντες καὶ οἶνον καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα καὶ οἰκοδομησάμενοι οἰκίας θέρους μὲν τὰ πολλὰ γυμνοί τε καὶ ἀνυπόδητοι ἐργάσονται τοῦ δὲ χειμῶνος ἠμφιεσμένοι τε καὶ ὑποδεδεμένοι ἱκανῶς θρέψονται δὲ ἐκ μὲν τῶν κριθῶν ἄλφιτα σκευαζόμενοι ἐκ δὲ τῶν πυρῶν ἄλευρα τὰ μὲν πέψαντες τὰ δὲ μάξαντες μάζας γενναίας καὶ ἄρτους ἐπὶ κάλαμόν τινα παραβαλλόμενοι ἢ φύλλα καθαρά κατακλινέντες ἐπὶ στιβάδων ἐστρωμένων μίλακί τε καὶ μυρρίναις εὐωχήσονται αὐτοί τε καὶ τὰ παιδία ἐπιπίνοντες τοῦ οἴνου ἐστεφανωμένοι καὶ ὑμνοῦντες τοὺς θεούς ἡδέως συνόντες ἀλλήλοις οὐχ ὑπὲρ τὴν οὐσίαν ποιούμενοι τοὺς παῖδας εὐλαβούμενοι πενίαν ἢ πόλεμον (hellip) καὶ οὕτω διάγοντες τὸν βίον ἐν εἰρήνῃ μετὰ ὑγιείας ὡς εἰκός γηραιοὶ τελευτῶντες ἄλλον τοιοῦτον βίον τοῖς ἐκγόνοις παραδώσουσιν laquo Drsquoabord consideacuterons de quelle maniegravere vont vivre les gens disposeacutes ainsi Ne vont-ils pas produire du bleacute du vin des vecirctements et des chaussures Et apregraves avoir bacircti des maisons la plupart travailleront lrsquoeacuteteacute nus325 et sans chaussures et lrsquohiver suffisamment vecirctus et chausseacutes ils se nourriront en preacuteparant de la farine drsquoorge ou de froment qursquoils feront cuire et qursquoils peacutetriront servant de belles galettes et des pains sur du chaume ou sur des feuilles pures coucheacutes sur des lits de feuillage joncheacutes de couleuvreacutee ou myrte eux et leurs enfants se reacutegaleront buvant du vin couronneacutes et chantant les louanges des dieux vivant ensemble agreacuteablement ne faisant pas plus drsquoenfants que ne le leur permettent leurs ressources prenant gare agrave la pauvreteacute ou agrave la guerre (hellip) Et menant ainsi leur vie dans la paix et en bonne santeacute comme il convient atteignant la vieillesse ils transmettront la mecircme vie agrave leurs descendants 325 Eacutemile Chambry avait traduit γυμνοί par laquo agrave demi vecirctus raquo ce qui deacutenote probablement une pudeur ana-chronique car le sens premier de γυμνός est bien laquo nu raquo et il nrsquoest pas incongru que ce soit bien ainsi que lrsquoentend Socrate la nuditeacute nrsquoeacutetant pas un tabou pour un citoyen grec la nuditeacute des athlegravetes concourant aux jeux drsquoOlympie ne choquait personne elle doit donc encore moins ecirctre choquante de la part drsquohommes reacutesi-dant dans une citeacute primitive ougrave regravegnent la simpliciteacute et la frugaliteacute

257

Annexe 10 VERNANT Jean-Pierre Mythe et penseacutee chez les Grecs eacutetudes de psychologie historique p143 laquo Dans lrsquoemploi drsquoune formule comme laquo tension du diaphragme raquo nous avons cru recon-naicirctre le souvenir drsquoune discipline de type yoga appuyeacutee sans doute sur une technique de controcircle du souffle respiratoire ainsi srsquoexpliquerait lrsquoeacutetrange privilegravege attribueacute aux Mages par la leacutegende de pouvoir agrave volonteacute rendre libre leur psuchegrave de lui faire quitter le corps gisant sans souffle et sans vie dans un sommeil cataleptique pour un voyage dont elle ap-porte comme lrsquoacircme drsquoEacutepimeacutenide la connaissance du passeacute Sous lrsquoinfluence des preacuteoccupations et des ideacutees nouvelles qui se font jour dans les confreacuteries philosophiques cette discipline drsquoextase se serait transformeacutee en un entraicircnement spirituel une meacuteleacutetegrave unissant eacutetroitement lrsquoeffort de remeacutemoration pousseacute aussi loin que possible dans les vies anteacuterieures la purification de lrsquoacircme et sa seacuteparation du corps lrsquoeacutevasion du flux temporel par lrsquoaccegraves agrave une veacuteriteacute parfaitement stable Nrsquoest-ce pas un entraicircnement de cette sorte que Platon eacutevoque dans le Pheacutedon avant drsquoexposer sa theacuteorie de lrsquoanamnegravesis quand il deacutefinit la philosophie conformeacutement agrave ce qursquoil appelle une tregraves ancienne tradition comme une meacuteleacutetegrave thanatou une discipline ou un exercice de mort consistant agrave purifier lrsquoacircme en la concentrant en la ramassant sur elle-mecircme agrave partir de tous les points du corps de faccedilon qursquoainsi rassembleacutee et isoleacutee elle puisse se deacutelier du corps et srsquoen eacutevader raquo

258

Annexe 11 BRASSENS Georges laquo La mauvaise reacuteputation raquo in Poegravemes et chansons p 11 laquo Au village sans preacutetention Jai mauvaise reacuteputation Qursquo je mrsquo deacutemegravene ou qursquo je reste coi Je passrsquo pour un je-ne-sais-quoi Je ne fais pourtant de tort agrave personne En suivant mon chrsquomin de petit bonhomme Mais les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Non les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Tout le monde meacutedit de moi Sauf les muets ccedila va de soi Le jour du quatorze-Juillet Je reste dans mon lit douillet La musique qui marche au pas Cela ne me regarde pas Je ne fais pourtant de tort agrave personne En neacutecoutant pas le clairon qui sonne Mais les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Non les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Tout le monde me montre au doigt Sauf les manchots ccedila va de soi raquo

259

Annexe 12

NIETZSCHE Friedrich La geacuteneacutealogie de la morale III 7 laquo Toute becircte la becircte philosophe326 comme les autres tend instinctivement vers un optimum de conditions favorables au milieu desquelles elle peut deacuteployer sa force et atteindre la pleacutenitude du sentiment de sa puissance toute becircte a de mecircme une horreur instinctive et une sorte de flair subtil laquo supeacuterieur agrave toute raison raquo pour toute espegravece de trouble-fecircte et drsquoobstacles qui se preacutesentent ou pourraient se preacutesenter sur ce chemin vers lrsquooptimum ndash (ce nrsquoest pas de sa route vers le bonheur que je parle mais de sa route vers la puissance vers lrsquoaction vers lrsquoactiviteacute la plus puissante ce qui de fait dans la plupart des cas est sa route vers le malheur) (hellip) Quel sens faut-il donc attacher agrave lrsquoideacuteal asceacutetique chez un philosophe Voici ma reacuteponse ndash on lrsquoaura devineacutee depuis longtemps agrave son aspect le philosophe sourit comme agrave un optimum des conditions neacutecessaires agrave la spiritualisation la plus haute et la plus hardie ndash par lagrave il ne nie pas laquo lrsquoexistence raquo il affirme au contraire son existence agrave lui et seulement son existence au point qursquoil nrsquoest peut-ecirctre pas eacuteloigneacute de ce vœu criminel pereat Mundus fiat philosophia fiat philosopus fiam 327 (Traduit de lrsquoallemand par Henri Albert traduction reacuteviseacutee par Jacques Le Rider)

326 En franccedilais dans le texte 327 En latin dans le texte laquo Que le monde peacuterisse que la philosophe soit que le philosophe soit que je sois raquo

260

Annexe 13

Plat Banquet [210 a-e] δεῖ γάρ ἔφη τὸν ὀρθῶς ἰόντα ἐπὶ τοῦτο τὸ πρᾶγμα ἄρχεσθαι μὲν νέον ὄντα ἰέναι ἐπὶ τὰ καλὰ σώματα καὶ πρῶτον μέν ἐὰν ὀρθῶς ἡγῆται ὁ ἡγούμενος ἑνὸς αὐτὸν σώματος ἐρᾶν καὶ ἐνταῦθα γεννᾶν λόγους καλούς ἔπειτα δὲ αὐτὸν κατανοῆσαι ὅτι τὸ κάλλος τὸ ἐπὶ ὁτῳοῦν σώματι τῷ ἐπὶ ἑτέρῳ σώματι ἀδελφόν ἐστι καὶ εἰ δεῖ διώκειν τὸ ἐπrsquo εἴδει καλόν πολλὴ ἄνοια μὴ οὐχ ἕν τε καὶ ταὐτὸν ἡγεῖσθαι τὸ ἐπὶ πᾶσιν τοῖς σώμασι κάλλοςmiddot τοῦτο δrsquo ἐννοήσαντα καταστῆναι πάντων τῶν καλῶν σωμάτων ἐραστήν ἑνὸς δὲ τὸ σφόδρα τοῦτο χαλάσαι καταφρονήσαντα καὶ σμικρὸν ἡγησάμενονmiddot() ὃς γὰρ ἂν μέχρι ἐνταῦθα πρὸς τὰ ἐρωτικὰ παιδαγωγηθῇ θεώμενος ἐφεξῆς τε καὶ ὀρθῶς τὰ καλά πρὸς τέλος ἤδη ἰὼν τῶν ἐρωτικῶν ἐξαίφνης κατόψεταί τι θαυμαστὸν τὴν φύσιν καλόν τοῦτο ἐκεῖνο ὦ Σώκρατες οὗ δὴ ἕνεκεν καὶ οἱ ἔμπροσθεν πάντες πόνοι ἦσαν laquo Voici dit-elle Ce qursquoil faut quand on va par la bonne voie agrave ce but crsquoest en veacuteriteacute de commencer degraves le jeune acircge agrave srsquoorienter vers la beauteacute corporelle et tout drsquoabord si lrsquoon est bien dirigeacute par celui qui vous dirige de nrsquoaimer qursquoun seul beau corps et agrave cette occasion drsquoengendrer de beaux discours mais ensuite de se rendre compte que la beauteacute qui reacuteside en tel ou tel corps est sœur de la beauteacute qui reacuteside en un autre et supposeacute qursquoon doive poursuivre la beauteacute qui reacuteside dans la forme que ce serait le comble de la folie de ne pas tenir pour une et identique la beauteacute qui reacuteside dans tous les corps mais que cette reacuteflexion doit plutocirct faire de celui qui aime un amoureux de tous les beaux corps et relacirccher drsquoautre part la force de son amour agrave lrsquoeacutegard drsquoun seul parce qursquoil est arriveacute agrave deacutedaigner ce qu agrave son jugement compte si peu (hellip) Quand un homme aura eacuteteacute conduit jusqursquoagrave ce point-ci dans lrsquoinstruction dont les choses drsquoamour sont le but quand il aura contempleacute les belles choses lrsquoune apregraves lrsquoautre aussi bien que suivant leur ordre exact celui-lagrave deacutesormais en marche vers le terme de lrsquoinstitution amoureuse apercevra soudainement une certaine beauteacute drsquoune nature merveilleuse celle-lagrave mecircme Socrate dont je parlais et qui de plus eacutetait justement la raison drsquoecirctre de tous les efforts qui ont preacuteceacutedeacute raquo

261

Annexe 14

Plat Reacutepublique IV [443 c-444 a] τὸ δέ γε ἀληθές τοιοῦτόν τι ἦν ὡς ἔοικεν ἡ δικαιοσύνη ἀλλ᾽ οὐ περὶ τὴν ἔξω πρᾶξιν τῶν αὑτοῦ ἀλλὰ περὶ τὴν ἐντός ὡς ἀληθῶς περὶ ἑαυτὸν καὶ τὰ ἑαυτοῦ μὴ ἐάσαντα τἀλλότρια πράττειν ἕκαστον ἐν αὑτῷ μηδὲ πολυπραγμονεῖν πρὸς ἄλληλα τὰ ἐν τῇ ψυχῇ γένη ἀλλὰ τῷ ὄντι τὰ οἰκεῖα εὖ θέμενον καὶ ἄρξαντα αὐτὸν αὑτοῦ καὶ κοσμήσαντα καὶ φίλον γενόμενον ἑαυτῷ καὶ συναρμόσαντα τρία ὄντα ὥσπερ ὅρους τρεῖς ἁρμονίας ἀτεχνῶς νεάτης τε καὶ ὑπάτης καὶ μέσης καὶ εἰ ἄλλα ἄττα μεταξὺ τυγχάνει ὄντα πάντα ταῦτα συνδήσαντα καὶ παντάπασιν ἕνα γενόμενον ἐκ πολλῶν σώφρονα καὶ ἡρμοσμένον οὕτω δὴ πράττειν ἤδη ἐάν τι πράττῃ ἢ περὶ χρημάτων κτῆσιν ἢ περὶ σώματος θεραπείαν ἢ καὶ πολιτικόν τι ἢ περὶ τὰ ἴδια συμβόλαια ἐν πᾶσι τούτοις ἡγούμενον καὶ ὀνομάζοντα δικαίαν μὲν καὶ καλὴν πρᾶξιν ἣ ἂν ταύτην τὴν ἕξιν σῴζῃ τε καὶ συναπεργάζηται σοφίαν δὲ τὴν ἐπιστατοῦσαν ταύτῃ τῇ πράξει ἐπιστήμην ἄδικον δὲ πρᾶξιν ἣ ἂν ἀεὶ ταύτην λύῃ ἀμαθίαν δὲ τὴν ταύτῃ αὖ ἐπιστατοῦσαν δόξαν laquo En veacuteriteacute la justice eacutetait quelque chose de semblable mais ce nrsquoest pas aux actions exteacuterieures de lrsquohomme mais agrave lrsquoaction inteacuterieure qui le concerne vraiment lui-mecircme et ce qui relegraveve de lui ne laissant pas une partie de lui-mecircme faire ce qui lui est eacutetranger ni que les principes de lrsquoacircme se mecirclent les unes des affaires des autres installant au contraire lrsquoordre sans son for inteacuterieur se commandant lui-mecircme se disciplinant devenant ami de lui-mecircme mettant en harmonie les trois tendances absolument comme les trois termes de la musique le plus eacuteleveacute le plus bas le moyen et si par hasard il existe quelques autres tons intermeacutediaires liant tout cela ensemble et devenant de multiple absolument un tempeacuterant et proportionneacute et ainsi degraves lors qursquoil fasse des affaires qursquoil soigne le corps qursquoil srsquooccupe de politique qursquoil traite avec des particulier dans tout ce qursquoil entreprend il juge et nomme juste et belle lrsquoaction qui preacuteserve et contribue agrave accomplir la sagesse et la science preacutesidant cette action et injuste lrsquoaction qui deacutetruit toujours cet eacutetat et ignorance lrsquoopinion qui y preacuteside raquo

262

Annexe 15

CAMUS Albert LrsquoEacutetranger in Theacuteacirctre reacutecits nouvelles p 1165-1166 laquo Jrsquoai penseacute que je nrsquoavais qursquoun demi-tour agrave faire et ce serait fini Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derriegravere moi Jrsquoai fait quelques pas vers la source LrsquoArabe nrsquoa pas bougeacute Malgreacute tout il eacutetait encore assez loin Peut-ecirctre agrave cause des ombres sur son visage il avait lrsquoair de rire Jrsquoai attendu La brucirclure du soleil gagnait mes joues et jrsquoai senti des gouttes de sueur srsquoamasser dans mes sourcils (hellip) Agrave cause de cette brucirclure que je ne pouvais plus supporter jrsquoai fait un mouvement en avant Je savais que crsquoeacutetait stupide que je ne me deacutebarrasserais pas du soleil en me deacuteplaccedilant drsquoun pas Mais jrsquoai fait un pas un seul pas en avant Et cette fois sans se soulever lrsquoArabe a tireacute son couteau qursquoil mrsquoa preacutesenteacute dans le soleil La lumiegravere a gicleacute sur lrsquoacier et crsquoeacutetait comme une longue lame eacutetincelante qui mrsquoatteignait au front (hellip) Crsquoest alors que tout a vacilleacute La mer a charrieacute un souffle eacutepais et ardent Il mrsquoa sembleacute que le ciel srsquoouvrait sur toute son eacutetendue pour laisser pleuvoir du feu Tout mon ecirctre srsquoest tendu et jrsquoai crispeacute ma main sur le revolver La gacircchette a ceacutedeacute jrsquoai toucheacute le ventre poli de la crosse et crsquoest lagrave dans le bruit agrave la fois sec et assourdissant que tout a commenceacute Jrsquoai secoueacute la sueur et le soleil Jrsquoai compris que jrsquoavais deacutetruit lrsquoeacutequilibre du jour le silence exceptionnel drsquoune plage ougrave jrsquoavais eacuteteacute heureux raquo

263

Annexe 16 CLARKE Arthur C 2001 A space odyssey p 11 It was a rectangular slab three times his height but narrow enough to span with his arms and it was made of some completely transparent material indeed it was not easy to see except when the rising sun glinted on its edges As Moon-Watcher had never encountered ice or even crystal-clear water there were no natural objects to which he could compare this apparition laquo Crsquoeacutetait un bloc rectangulaire de trois fois sa taille mais assez eacutetroit pour qursquoil lrsquoeacutetreigne avec ses bras et il eacutetait fait de quelque mateacuteriau complegravetement transparent de fait il nrsquoeacutetait pas facile agrave voir sauf quand le soleil levant luisait sur ses arrecirctes Comme Guetteur de Lune nrsquoavait jamais vu de glace ni mecircme drsquoeau claire comme le cristal il nrsquoy avait aucun objet naturel avec lequel il aurait pu comparer cette apparition raquo

Annexe 17

Esch Les Eumeacutenides v927-955 τάδ᾽ ἐγὼ προφρόνως τοῖσδε πολίταις πράσσω μεγάλας καὶ δυσαρέστους δαίμονας αὐτοῦ κατανασσαμένη πάντα γὰρ αὗται τὰ κατ᾽ ἀνθρώπους ἔλαχον διέπειν ὁ δὲ μὴ κύρσας βαρεῶν τούτων οὐκ οἶδεν ὅθεν πληγαὶ βιότου τὰ γὰρ ἐκ προτέρων ἀπλακήματά νιν πρὸς τάσδ᾽ ἀπάγει σιγῶν δ᾽ ὄλεθρος καὶ μέγα φωνοῦντ᾽ ἐχθραῖς ὀργαῖς ἀμαθύνει (hellip) ἦ τάδ᾽ ἀκούετε πόλεως φρούριον οἷ᾽ ἐπικραίνει μέγα γὰρ δύναται πότνι᾽ Ἐρινὺς παρά τ᾽ ἀθανάτοις τοῖς θ᾽ ὑπὸ γαῖαν περί τ᾽ ἀνθρώπων φανερῶς τελέως διαπράσσουσιν τοῖς μὲν ἀοιδάς τοῖς δ᾽ αὖ δακρύων βίον ἀμβλωπὸν παρέχουσαι laquo Jrsquoagis le cœur empresseacute envers ces citoyens en y eacutetablissant de puissantes et implacables diviniteacutes Elles ont pour fonction de tout ordonner parmi les hommes Celui qui nrsquoa pas atteint ces puissances ne sait pas drsquoougrave viennent les coups porteacutes agrave la vie Les fautes des ancecirctres lrsquoemmegravenent devant elles et une mort silencieuse quoique parlant fort lrsquoaneacuteantit par leur colegravere terrible (hellip) Entendez-vous garde de la citeacute ce qursquoelle accomplit pour vous Grande est la puissance de lrsquoauguste Eacuterinys aupregraves des immortels comme aupregraves des dieux souterrains et concernant les hommes elles agissent ouvertement et parfaitement donnant aux uns des chants et aux autres une vie assombrie par les larmes raquo

264

Annexe 18

GOTLIB Marcel Trucs-en-vrac 2 p 60

Ce document a eacuteteacute supprimeacute pour des raisons de droits

Annexe 19 BERGSON Henri Matiegravere et meacutemoire p 152-153 laquo Le propre du temps est de srsquoeacutecouler le temps deacutejagrave eacutecouleacute est le passeacute et nous appelons preacutesent lrsquoinstant ougrave il srsquoeacutecoule Mais il ne peut ecirctre question ici drsquoun instant matheacutematique (hellip) Il faut donc que lrsquoeacutetat psychologique que jrsquoappelle laquo mon preacutesent raquo soit tout agrave la fois une perception du passeacute immeacutediat et une deacutetermination de lrsquoavenir immeacutediat (hellip) Mon preacutesent est donc agrave la fois sensation et mouvement et puisque mon preacutesent forme un tout indiviseacute ce mouvement doit tenir agrave cette sensation la prolonger en action Drsquoougrave je conclus que mon preacutesent consiste dans un systegraveme combineacute de sensations et de mouvements Mon preacutesent est par essence sensori-moteur raquo

Annexe 20 CIORAN Emil Michel Œuvres p659 laquo Mon orgueil nrsquoest pas intarissable ses ressources sont limiteacutees Vous pensez au nom de la foi vaincre votre moi en fait vous deacutesirez le perpeacutetuer dans lrsquoeacuteterniteacute cette dureacutee-ci ne vous satisfaisant point Votre superbe excegravede en raffinement toutes les ambitions du siegravecle Quel recircve de gloire compareacute au vocirctre ne se reacutevegravele-t-il pas duperie et fumeacutee Votre foi nrsquoest qursquoun deacutelire de grandeurs toleacutereacute par la communauteacute parce qursquoil emprunte des voies travesties mais votre poussiegravere est votre unique obsession friand drsquointemporel vous perseacutecutez le temps qui la disperse raquo

265

Annexe 21 Lucr 3 v 445-458 Praeterea gigni pariter cum corpore et una crescere sentimus pariterque senescere mentem Nam uelut infirmo pueri teneroque uagantur corpore sic animi sequitur sententia tenuis Inde ubi robustis adoleuit uiribus aetas consilium quoque maius et auctior est animi uis Post ubi iam ualidis quassatum est uiribus aeui corpus et obtusis ceciderunt uiribus artus claudicat ingenium delirat lingua lt labat gt mens omnia deficiunt atque uno tempore desunt Ergo dissolui quoque conuenit omnem animai naturam ceu fumus in altas aeris auras quandoquidem gigni pariter partierque uidemus crescere et lt ut gt docui simul aeuo fessa fatisci laquo En outre nous sentons que lrsquoacircme est engendreacutee conjointement avec le corps qursquoelle grandit en ne faisant qursquoun avec lui et qursquoelle vieillit conjointement avec lui De fait tout comme le corps faible et tendre de lrsquoenfant erre la penseacutee de lrsquoacircme qui le suit est cheacutetive Puis lorsqursquoil a atteint lrsquoacircge aux forces robustes la reacuteflexion aussi est plus grande et la force de lrsquoesprit accrue Ensuite lorsque le corps a deacutejagrave eacuteteacute eacutebranleacute par les forces vigoureuses du temps lorsque les forces des membres tombent affaisseacutees lrsquointelligence claudique la langue deacutelire lrsquoesprit glisse tout fait deacutefaut et srsquoen va dans le mecircme laps de temps Il est donc logique que toute la nature de lrsquoacircme se dissolve aussi comme la fumeacutee dans les hautes reacutegions de lrsquoair328 puisque nous la voyons naicirctre conjointement avec le corps grandir tout aussi conjointement avec lui et comme je lrsquoai montreacute succomber en mecircme temps que lui agrave la fatigue de lrsquoacircge raquo

Annexe 22 KANT Emmanuel Critique de la faculteacute de juger I Analytique du beau 22 laquo Dans tous les jugements par lesquels nous deacuteclarons que quelque choses et beau nous ne permettons agrave personne drsquoecirctre drsquoun autre avis sans toutefois fonder notre jugement sur des concepts mais en nrsquoy mettant pour fondement que notre sentiment non pas donc en tant que sentiment personnel et priveacute mais en tant que sentiment commun Or ledit sens com-mun ne peut agrave cet effet ecirctre fondeacute sur lrsquoexpeacuterience car il preacutetend autoriser des jugements contenant une obligation il ne nous dit pas que chacun sera drsquoaccord avec notre jugement mais doit en ecirctre drsquoaccord (hellip) Cette norme indeacutetermineacutee drsquoun sens commun est effecti-vement preacutesupposeacutee par nous crsquoest ce que prouve notre preacutetention agrave porter des jugements de goucirct raquo (Traduit de lrsquoallemand par Jean-Reneacute Ladmiral Marc B de Launay et Jean-Marie Vaysse)

328

Faute de mieux nous faisons ici un emprunt assumeacute agrave la traduction drsquoAlfred Ernout la diffeacuterence entre aer et aura qui sont presque synonymes eacutetant trop subtile pour ecirctre restitueacutee de faccedilon pertinente en franccedilais

266

Annexe 23 Aristot Eth Nic III 4 [1111a] προαίρεσις μὲν γὰρ οὐκ ἔστι τῶν ἀδυνάτων καὶ εἴ τις φαίη προαιρεῖσθαι δοκοίη ἂν ἠλίθιος εἶναι βούλησις δ᾽ ἐστὶ καὶ τῶν ἀδυνάτων οἷον ἀθανασίας καὶ ἡ μὲν βούλησίς ἐστι καὶ περὶ τὰ μηδαμῶς δι᾽ αὑτοῦ πραχθέντα ἄν οἷον ὑποκριτήν τινα νικᾶν ἢ ἀθλητήν προαιρεῖται δὲ τὰ τοιαῦτα οὐδείς ἀλλ᾽ ὅσα οἴεται γενέσθαι ἂν δι᾽ αὑτοῦ ἔτι δ᾽ ἡ μὲν βούλησις τοῦ τέλους ἐστὶ μᾶλλον ἡ δὲ προαίρεσις τῶν πρὸς τὸ τέλος οἷον ὑγιαίνειν βουλόμεθα προαιρούμεθα δὲ δι᾽ ὧν ὑγιανοῦμεν καὶ εὐδαιμονεῖν βουλόμεθα μὲν καὶ φαμέν προαιρούμεθα δὲ λέγειν οὐχ ἁρμόζει ὅλως γὰρ ἔοικεν ἡ προαίρεσις περὶ τὰ ἐφ᾽ ἡμῖν εἶναι laquo Il nrsquoy a en effet pas de choix des choses impossibles et si quelqursquoun disait en choisir une il passerait pour stupide il existe en revanche un souhait des choses impossibles comme lrsquoimmortaliteacute Ensuite il y a souhait de ce qursquoon ne pourrait en aucune faccedilon accomplir par soi-mecircme par exemple la victoire drsquoun acteur ou drsquoun athlegravete nul ne choisit de telles choses mais celles que lrsquoon pense pouvoir produire par soi-mecircme De surcroicirct le souhait concerne plutocirct la fin et le choix les moyens en vue de la fin par exemple nous souhaitons ecirctre en bonne santeacute mais nous choisissons les moyens pour ecirctre en bonne santeacute et nous disons que nous souhaitons ecirctre heureux mais il ne convient pas de dire que nous choisissons de lrsquoecirctre en somme il emble qursquoil y ait choix des choses qui deacutependent de nous raquo

267

BIBLIOGRAPHIE

Litteacuterature primaire PLATON Pheacutedon texte eacutetabli et traduit par Leacuteon Robin Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Phaedo texte eacutetabli et traduit par Richard Dacre Archer-Hind [1894] Arno Press New York 1973 PLATON Apologie de Socrate ndash Criton - Pheacutedon traduction drsquoEacutemile Chambry Garnier-Flammarion Paris 1965 PLATON Hippias majeur ndash Charmide ndash Lachegraves ndash Lysis texte eacutetabli et traduit par Alfred Croiset Les belles lettres CUF Paris 1956 PLATON Gorgias ndash Meacutenon texte eacutetabli et traduit par Alfred Croiset Les belles lettres CUF Paris 1992 PLATON Le sophiste texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Reacutepublique I-III texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Chambry Les belles lettres CUF Paris 1959 PLATON Reacutepublique IV-VII texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Chambry Les belles lettres CUF Paris 1989 PLATON Reacutepublique VIII-X texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Chambry Les belles lettres CUF Paris 1973 PLATON La Reacutepublique traduction de Georges Leroux Garnier-Flammarion Paris 2002 PLATON Phegravedre texte eacutetabli par Claudio Moreschini et traduit par Paul Vicaire Les belles lettres CUF Paris 1994 PLATON Le banquet ndash Phegravedre traduction et notes drsquoEacutemile Chambry Garnier-Flammarion Paris 1964 PLATON Le banquet texte eacutetabli et traduit par Leacuteon Robin Les belles lettres CUF Paris 1970

268

PLATON Parmeacutenide texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1956 PLATON Philegravebe texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1959 PLATON Le Politique texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1935 PLATON Protagoras texte eacutetabli et traduit par Alfred Croiset Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Timeacutee - Critias texte eacutetabli et traduit par Albert Rivaud Les belles lettres CUF Paris 2002 PLATON Theacuteeacutetegravete texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Lettres texte eacutetabli et traduit par Joseph Souilheacute Les belles lettres CUF Paris 1977 PLATON Les lois livres I-II texte eacutetabli et traduit par Eacutedouard Des Places Les belles lettres CUF Paris 1976 PLATON Les lois livres III-VI texte eacutetabli et traduit par Eacutedouard Des Places Les belles lettres CUF Paris 1951 PLATON Les lois livres VII-X texte eacutetabli et traduit par Augutes Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1956 PLATON Les lois livres XI-XII texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves - Epinomis texte eacutetablie et traduit par Eacutedouard Des Places Les belles lettres CUF Paris 1956 Philosophie antique non platonicienne ARISTOTE De lrsquoacircme texte eacutetabli par Antonio Jannone et traduit par Edmond Barbotin Les belles lettres CUF Paris 1966 ARISTOTE Eacutethique agrave Eudegraveme traduction de Vianney Deacutecarie Vrin Bibliothegraveque des textes philosophiques Paris 1991 ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Jean Tricot Vrin Bibliothegraveque des textes philosophiques Paris 1959 ARISTOTE Les parties des animaux texte eacutetabli et traduit par Pierre Louis Les belles lettres CUF Paris 1956 CICEacuteRON Songe de Scipion texte traduit et annoteacute par Charles Pottin Hachette Les auteurs latins Paris 1898

269

CICEacuteRON Traiteacute des lois texte eacutetabli et traduit par Georges de Plinval Les belles lettres CUF Paris 1968 CICEacuteRON Tusculanes tome I texte eacutetabli par Georges Fohlen et traduit par Jules Humbert Les belles lettres CUF Paris 1964 LUCREgraveCE De la nature tome I texte eacutetabli et traduit par Alfred Ernout Les belles lettres CUF Paris 1993 PLOTIN Eacutenneacuteades IV texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Breacutehier Les belles lettres CUF Paris 1956 SEacuteNEgraveQUE Lettres agrave Lucilius 1 texte eacutetabli par Franccedilois Preacutechac et traduit par Henri Noblot Les belles lettres CUF Paris 1969 Litteacuterature secondaire Platos Phaedo proceedings of the second Symposium Platonicum Pragense OIKOYMENH Prague 2001 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees introduction agrave la philosophie Platon Descartes Hegel Comte Flammarion Paris 1967 ALAIN Platon Textes eacutetablis et preacutesenteacutes par Robert Bourgne et Emmanuel Blondel Flammarion Champs Paris 2004 AZABATZIS Georges laquo Ἐγκαλυψάμενος La pieacuteteacute socratique dans le Phegravedre de Platon raquo Kernos [En ligne] 16 2003 mis en ligne le 14 avril 2011 URL httpkernosrevuesorg812 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon Grasset amp Fasquelle Le college de philosophie Paris 2010 BALLEacuteRIAUX Omer laquo Mantique et teacutelestique dans le Phegravedre de Platon raquo Kernos [En ligne] 3 1990 mis en ligne le 19 avril 2011 URL httpkernosrevuesorg968 BESCOND Lucien laquo Meacutetaphysique et humanisme chez Platonraquo Germanica [En ligne] 8 1990 mis en ligne le 20 mars 2011 URL httpgermanicarevuesorg2438 BOSTOCK David Platorsquos Phaedo Clarendon Press Oxford 1986 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon Les belles lettres Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1978 BRISSON Luc Platon les mots et les mythes comment Platon nomma le mythe [1982] La deacutecouverte Textes agrave lrsquoappui Paris 1994 BROCHARD Victor Eacutetudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1966

270

BURGER Ronna The laquo Phaedo raquo a Platonic labyrinth Yale university press New Heaven 1984 COUTURAT Louis De Platonicis mythis Alcan Paris 1896 DESPRET Vinciane laquo Lrsquoacircme comme un jardin bien clocirctureacute choisir Platon comme ancecirctre raquo in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1098 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre Vrin Bibliothegraveque des philosophies Paris 2003 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation University of Toronto press Toronto 1982 DURAND Marc Trois lecture du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique LrsquoHarmattan Ouverture philosophique Paris 2006 DROZ Geneviegraveve Les mythes platoniciens Seuil Points Sagesses Paris 1992 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes Lettrage Distribution Section philosophie Paris 2011 FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Les trois laquo protreptiques raquo de Platon Euthydegraveme Pheacutedon Eacutepinomis Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1973 FRUTIGER Perceval Les mythes de Platon eacutetude philosophique et litteacuteraire Alcan Bibliothegraveque de philosophie contemporaine Paris 1930 GALLOU Matthieu laquo Aristote critique de la Reacutepublique (Politiques II 1-5) raquo [En ligne] communication prononceacutee agrave lrsquoAcadeacutemie de Rennes 2001 URL httpespaceeducatifac-rennesfrjahiawebdavsiteespaceeducatifgroupsPHILOSOPHIE_WebmestrespublicFormationPolGallpdf GAVRAY Marc-Antoine laquo Les interpreacutetations neacuteoplatoniciennes du Pheacutedon de Platon raquo Annuaire de lrsquoEacutecole pratique des hautes eacutetudes (EPHE) Section des sciences religieuses [En ligne] 121 2014 mis en ligne le 16 septembre 2011 URL httpasrrevuesorg1247 GILSON Eacutetienne Le thomisme introduction agrave la philosophie de saint Thomas drsquoAquin Vrin Eacutetudes de philosophie meacutedieacutevale Paris 1942 GIOVANNANGELI Daniel laquo Platon et le miroir de lrsquoacircme raquo in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1095 GOTSHALK Richard Loving and dying a reading of Platorsquos Phaedo Symposium and Phaedrus University press of America Lanham 2001 GUARDINI Romano La mort de Socrate traduction de Paul Ricoeur Seuil Paris 1956

271

GUILLERMIT Louis Lrsquoenseignement de Platon II Gorgias-Pheacutedon-Meacutenon LrsquoEgraveclat Poleacutemos Nicircmes 2001 HADOT Pierre Qursquoest-ce que la philosophie antique Gallimard Folio essais Paris 1995 JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269 KOYREacute Alexandre Introduction agrave la lecture de Platon suivi de Entretiens sur Descartes Gallimard NRF essais Paris 1962 LEFKA Aikaterini laquo Le regard rationnel de Platon sur les dieux traditionnels raquo Kernos [En ligne] 16 2003 mis en ligne le 4 septembre 2011 URL httpkernosrevuesorg814 LEFKA Aikaterini laquo Religion publique et croyances personnelles Platon contre Socrate raquo Kernos [En ligne] 18 2005 mis en ligne le 6 septembre 2011 URL httpkernosrevuesorg901 MATTEacuteI Jean-Franccedilois laquo Lrsquoinspiration de la poeacutesie et de la philosophie chez Platon raquo Noesis [En ligne] 4 2000 mis en ligne le 15 mars 2006 URL httpnoesisrevuesorg1464 MATTEacuteI Jean-Franccedilois Platon et le miroir du mythe PUF Quadrige Paris 1996 MENDELSSOHN Moses Pheacutedon ou entretiens sur lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme [1773] traduction de Georg Adam Junker Alcuin Paris 2000 MOREAU Joseph Lrsquoacircme du monde de Platon aux stoiumlciens Hiledensheim New York 1971 MOREAU Pierre-Franccedilois Lucregravece Lrsquoacircme PUF Philosophies Paris 2002 MOTTE Andreacute laquo Platon et la dimension religieuse de la procreacuteation raquo Kernos [En ligne] 2 1989 mis en ligne le 2 mars 2011 URL httpkernosrevuesorg246 MATTEacuteI Jean-Franccedilois laquo Lrsquoinspiration de la poeacutesie et de la philosophie chez Platon raquo Noesis [En ligne] 4 2000 mis en ligne le 15 mars 2006 URL httpnoesisrevuesorg1464 NEF Freacutedeacuteric laquo Platon et la meacutetaphysique actuelle raquo Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg263

272

NESCHKE-HENTSCHKE Ada laquo Platon penseur de la liberteacute effective Les utopies modernes et le reacutealisme platonicien raquo Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg271 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 traduction drsquoErika Abrams Lagrasse Verdier La nuit surveilleacutee Paris 1983 PIEacuteRART Marcel laquo Le blanc le pourpre et le noir Les funeacuterailles des εὔθυνοι dans les laquo Lois raquo de Platon et le culte des grands hommes raquo in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1097 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon Vrin Histoire des doctrines de lrsquoAntiquiteacute classique Paris 2006 PREacuteAUX Jean laquo Du Pheacutedon aux Confessions de saint Augustin raquo in Latomus revue drsquoeacutetudes latines Socieacuteteacute drsquoeacutetudes latines Bruxelles 1937 SCHUHL Pierre-Maxime Eacutetudes sur la fabulation platonicienne PUF Bibliothegraveque de philosophie contemporaine Paris 1947 TROTIGNON Pierre laquo Comment Nietzsche comprit Platon raquo Germanica [En ligne] 8 1990 mis en ligne le 20 mars 2014 URL httpgermanicarevuesorg2426 WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo Susquehanna University Press Sellinsgrove 1989 WOLFF Francis Socrate PUF Philosophies Paris 1985 Philosophie meacutedieacutevale Peter Abaelards Philosophische Schriften herausgegeben une untersucht von Bernhard Geyer Verlag der aschendorffschen verlagsbuchhandlung Muumlnster 1919-1933 Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst einleitung edition uumlbersetzung von Rainer M Ilgner Fontes Christiani Brepols Publishers Turnhout 2011 ABEacuteLARD Pierre Œuvres choisies traduction de Maurice de Gandillac Aubier Bibliothegraveque philosophique Paris 1945 AVERROIS CORDUBENSIS Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros texte eacutetabli par F Stuart Crawford Medieval academy of America Cambridge 1953 CAPPUYNS Maiumleul Jean Scot Eacuterigegravene sa vie son œuvre sa penseacutee Impression anastalique Culture et civilisation Bruxelles 1969

273

FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes tome I texte eacutetablit et traduit par Raymond Marcel Les belles lettres Les classiques de lrsquohumanisme Paris 1964 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes tome II texte eacutetablit et traduit par Raymond Marcel Les belles lettres Les classiques de lrsquohumanisme Paris 1964 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes tome III texte eacutetablit et traduit par Raymond Marcel Les belles lettres Les classiques de lrsquohumanisme Paris 1970 THOMAS DrsquoAQUIN Somme theacuteologique 1a Lrsquoacircme humaine Questions 75-83 traduction de Jourdain Weacutebert Cerf Paris 1961 Philosophie moderne ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne [1958] traduction de Geroges Fradier Calmann-Leacutevy Agora Paris 1961 BERGSON Henri Lrsquoeacutenergie spirituelle [1919] PUF Quadrige Paris 1982 BERGSON Henri Le Rire essai sur la signification du comique [1940] PUF Quadrige Paris 2007 BERGSON Henri Matiegravere et meacutemoire [1896] PUF Quadrige Paris 1981 BONNET Charles La palingeacuteneacutesie philosophique ou Ideacutees sur leacutetat passeacute et sur leacutetat futur des ecirctres vivants [1770] Fayard Corpus des œuvres de philosophie en langue franccedilaise Paris 2002 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute Gallimard Paris 1951 CIORAN Emil Michel Œuvres Gallimard Quarto Paris 1995 DAVID Pascal laquo Clara ndash ou la nuit transfigureacutee raquo in Schelling philosophe de la mort et de lrsquoimmortaliteacute eacutetudes sur Clara sous la direction drsquoAlexandra Roux Presses universitaires de Rennes Philosophica Rennes 2014 DAVID Pascal Job ou lrsquoauthentique theacuteodiceacutee Bayard Paris 2004 DESCARTES Reneacute Entretien avec Burman manuscrit de Goumlttingen texte preacutesenteacute traduit et annoteacute par Charles Adam Vrin Bibliothegraveque des textes philosophiques Paris 1975 DESCARTES Reneacute Œuvres et lettres textes preacutesenteacutes par Andreacute Bridoux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1953 Œuvres de Descartes VI publieacutees par Charles Adam et Paul Tannery Paris Vrin 1996 GAUCHET Marcel Le deacutesenchantement du monde une histoire politique de la religion Gallimard Bibliothegraveque des sciences humaines Paris 1985

274

HEGEL Georg Friedrich Wilhelm Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit [1807] traduction de Jean Hyppolite Aubier Paris 1992 HOBBES Thomas Leacuteviathan traduction de Franccedilois Tricaud Sirey Paris 1983 HUME David Dialogues sur la religion naturelle suivis de deux Essais preacutesentation et notes de Cleacutement Rosset traduction de Maxime David Jean-Jacques Pauvert Liberteacutes Paris 1964 HUME David Essays on Suicide and the Immortality of the Soul [1783] Thoemmes Press Classic Studies in the History of Ideas Bristol 1992 HUME David Du suicide suivi de De lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme texte eacutetabli et traduit par Pascal Taranto Ceacutecile Defaut La Chose agrave penser Nantes 2009 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort Flammarion Nouvelle bibliothegraveque scientifique Paris 1966 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir Penser la mort Liana Levi Piccolo Paris 1994 KANT Emmanuel Critique de la faculteacute de juger traduction drsquoAlexis Philonenko Vrin Paris 1965 KANT Emmanuel Critique de la raison pure [1781] traduction de Jules Barni Flammarion GF Paris 1976 KANT Emmanuel Meacutetaphysiques des mœurs traduction drsquoAlain Renaut Flammarion GF Paris 1994 KANT Emmanuel Œuvres philosophiques II Galimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1985 KANT Emmanuel Opuscules sur lrsquohistoire traduction de Steacutephane Piobetta Flammarion GF Paris 1990 KIERKEGAARD Soumlren Œuvres complegravetes tome VII [1844] traduction de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau Orante Paris 1973 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Essais de Theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et lrsquoorigine du mal [1747] Aubier Montaigne Bibliothegraveque philosophique Paris 1962 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Principes de la philosophie ou Monadologie [1714] PUF Eacutepimeacutetheacutee Paris 1986 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Systegraveme nouveau de la nature et de la communication des substances [1690-1703] Flammarion GF Paris 1994 MERLEAU-PONTY Maurice Le visible et lrsquoinvisible suivi de notes de travail texte eacutetabli par Claude Lefort Gallimard Bibliothegraveque des ideacutees Paris 1964

275

MONTAIGNE Les essais eacutedition reacutealiseacutee sous la direction de Jean Ceacuteard Librairie geacuteneacuterale franccedilaise La pochothegraveque Classiques modernes Paris 2001 NIETZSCHE Friedrich Le gai savoir [1882] in Œuvres philosophiques complegravetes V textes et variantes eacutetablis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari traduits de lrsquoallemand par Pierre Klossowski Gallimard Paris 1982 NIETZSCHE Friedrich Ainsi parlait Zarathoustra [1883-1885] traduction de Marthe Robert Le club franccedilais du livre 1018 Paris 1958 NIETZSCHE Friedrich La geacuteneacutealogie de la morale [1887] traduction drsquoHenri Albert Nathan Les inteacutegrales de Philo Paris 1981 NIETZSCHE Friedrich Œuvres Robert Laffont Bouquins Paris 1993 (deux tomes) PASCAL Blaise Œuvres complegravetes Seuil Paris 1963 PICO DELLA MIRANDOLA Giovanni De la digniteacute de lrsquohomme traduit du latin et preacutesenteacute par Yves Hersant Lrsquoeacuteclat Philosophie imaginaire Combas 1993 RICŒUR Paul Ecirctre essence et substance chez Platon et Aristote CDU et SEDES Paris 1982 RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 1 Lrsquohomme faillible Montaigne Aubier Philosophie de lrsquoesprit Paris 1960 RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 2 La symbolique du mal Montaigne Aubier Philosophie de lrsquoesprit Paris 1960 SCHELLING Friedrich Wilhelm Joseph Von Clara ou Du lien de la nature au monde des esprits [1810-1811] traduction drsquoElisabeth Kessler LrsquoHerne Bibliothegraveque de philosophie et drsquoestheacutetique Paris 1984 SCHELLING Friedrich Wilhelm Joseph Von Clara ou Sur le liaision de la nature avec le monde des esprits [1810-1811] traduction drsquoElisabeth Kessler entiegraverement reacuteviseacutee par Pascal David et Alexandra Roux in Schelling philosophe de la mort et de lrsquoimmortaliteacute eacutetudes sur Clara sous la direction drsquoAlexandra Roux Presses universitaires de Rennes Philosophica Rennes 2014

SCHELLING Friedrich Wilhelm Joseph Von Introduction agrave la philosophie de la mythologie [1842] traduction du GDR Schellingiana Gallimard Bibilothegraveque de philosophie Paris 1998 SPINOZA Baruch Œuvres III Traiteacute theacuteologico-politique [1670] Texte eacutetabli par Fokke Akkerman traduction et notes de Jacqueline Lagreacutee et Pierre-Franccedilois Moreau PUF Eacutepimeacutetheacutee Paris 1999 SPINOZA Baruch Eacutethique tome premier [1670] traduction de Charles Appuhn Garrnier Classiques Garnier Paris 1953

276

SPINOZA Baruch Eacutethique tome deuxiegraveme [1677] traduction de Charles Appuhn Garrnier Classiques Garnier Paris 1953 TILLIETTE Xavier Schelling une philosophie en devenir I Le Systegraveme vivant 1794-1821 Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1992 TILLIETTE Xavier Schelling une philosophie en devenir II La Derniegravere philosophie 1821-1854 Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1992 TILLIETTE Xavier Une introduction agrave Schelling Champion Travaux de philosophie Paris 2007 Archeacuteologie et histoire Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves Assocation Guillaume Budeacute Les belles lettres Paris 1935 La Bible texte de la Bible de Jeacuterusalem Citadelles et Mazenod Paris 1998 BASLEZ Marie-Franccediloise Comment notre monde est devenu chreacutetien CLD Tours 2008 BOULAIRE Alain Louise de Keroual maicirctresse du roi drsquoAngleterre et agente de Louis XIV Le Teacuteleacutegramme Paris 2011 BOULAIRE Alain Charles II le joyeux monarque Roi drsquoAngleterre (1630-1685) France-Empire Paris 2013 COUTURE Andreacute La reacuteincarnation Cerf Bref Paris 2000 KANTOROWICZ Ernst H Mourir pour la patrie et autres textes Fayard Les quarante piliers Paris 2004 LANCcedilON Bertrand MOREAU Tiphaine Constantin Un Auguste chreacutetien Armand Colin Nouvelles biographies Paris 2012 MIKALSON Jon D La religion populaire agrave Athegravenes [1983] traduit par Jean-Franccedilois Seneacute Perrin Paris 2009 RUFFIEacute Jacques De la biologie agrave la culture Flammarion Nouvelle bibliothegraveque scientifique Paris 1976 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes Institut franccedilais drsquoarcheacuteologie orientale Recherches drsquoarcheacuteologie de philologie et drsquohistoire Le Caire 1933 SCHMIDT Joeumll Le triomphe du christianisme ndash Constantin et lrsquoEacutedit Salvator Paris 2013 VERNANT Jean-Pierre Mythe et penseacutee chez les Grecs eacutetudes de psychologie historique [1985] La deacutecouverte Poche Paris 1996

277

VEYNE Paul Quand notre monde est devenu chreacutetien (312-394) Albin Michel Ideacutees Paris 2007 Psychologie LACAN Jacques Le seacuteminaire VIII Le transfert texte eacutetabli par Jacques-Alain Miller Seuil Paris 1991 MELMAN Charles 3 leccedilons Lacan et les anciens laquo Le meacutetier de Zeus raquo laquo Pheacutedon raquo laquo De lrsquoacircme raquo Association lacanienne internationale Logos Paris 2008 Sociologie Lrsquoimaginaire de lrsquoacircme LrsquoHarmattan Les cahiers de lrsquoimaginaire ndeg12 Paris 1996 Art litteacuterature et critique litteacuteraire Lire hors-seacuterie ndeg15 Un siegravecle de BD Groupe Express-Roularta Paris 2012 ANOUILH Jean Antigone Paris La Table Ronde 1946 ARAGON Louis La Diane franccedilaise [1946] Seghers Poeacutesie drsquoabord Paris 2006 ARAGON Louis Œuvres poeacutetiques complegravetes I Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2007 ARISTOPHANE Les Acharniens ndash Les cavaliers ndash Les nueacutees texte eacutetabli par Victor Coulon et traduit par Hilaire Van Daele Les Belles lettres CUF Paris 1995 BALZAC Honoreacute de La comeacutedie humaine IX texte eacutetabli par Marcel Bouteron Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1950 BALZAC Honoreacute de Le chef-drsquoœuvre inconnu ndash Sarrasine [1830-1831] Hatier Classiques amp Cie Paris 2005 BAUDELAIRE Charles Œuvres complegravetes Robert Laffont Bouquins Paris 2011 BRASSENS Georges Poegravemes et chansons Seuil Paris 1993 BUKOWSKI Charles Factotum [1975] traduction de Brice Matthieussent Grasset Paris 1984 CAMUS Albert Carnets I (mai 1935 ndash feacutevrier 1942) Gallimard Paris 1962

CAMUS Albert Carnets II (janvier 1942 ndash mars 1951) Gallimard Paris 1964 CAMUS Albert Carnets III (mars 1951 ndash deacutecembre 1959) Gallimard Paris 1989 CAMUS Albert Theacuteacirctre reacutecits nouvelles Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1962

278

CAMUS Albert Œuvres complegravetes I Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2006 CAMUS Albert Œuvres complegravetes II Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2006 CAMUS Albert Œuvres complegravetes III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2008 CHREacuteTIEN DE TROYES Le conte du Graal ou le roman de Perceval eacutedition du manuscrit 354 de Berne traduction critique preacutesentation et notes de Charles Meacutela Librairie geacuteneacuterale franccedilaise Lettres gothiques Paris 1990 CLARKE Arthur C 2001 A space odyssey [1968] Roc Science Fiction New York 2000 DESPROGES Pierre Les reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacutelires 1 Seuil Points Paris 2003 ESCHYLE Agamemnon ndash Les Choeacutephores ndash Les Eumeacutenides texte eacutetabli et traduit par Paul Mazon Les Belles Lettres CUF Paris 1961 ESCHYLE Les suppliantes ndash Les Perses ndash Les sept contre Thegravebes ndash Promeacutetheacutee enchaicircneacute texte eacutetabli et traduit par Paul Mazon Les Belles Lettres CUF Paris 1946 GENETTE Geacuterard Palimpsestes la litteacuterature au second degreacute Seuil Points essais Paris 1982 GIRAUDOUX Jean Theacuteacirctre complet Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1982 GOTLIB Marcel Trucs-en-vrac 2 Dargaud Paris 1985 HORACE Ode et eacutepodes texte eacutetabli et traduit par Franccedilois Villeneuve Les Belles lettres CUF Paris 1929 LA FONTAINE Jean De Fables choisies mises en vers introduction notes et releveacute de variantes de Georges Couton GF Classiques Garnier Paris 1962 LALO Charles Les grandes eacutevasions estheacutetiques Delacroix ndash Flaubert ndash Les Goncourt ndash Lamartine ndash Sarcey ndash Wagner Vrin Lrsquoart et la vie Paris 1947 LE HAN Marie-Josette Paradigme biblique et expeacuterience litteacuteraire lrsquoexemple de Patrice de la Tour du Pin Presses universitaires de Franche-Comteacute Annales litteacuteraires de lrsquoUniversiteacute de Franche-Comteacute Besanccedilon 2006 MORDILLO Guillermo Mordillo Opus 3 [1976] Gleacutenat Grenoble 1982 PLAUTE Amphitryon ndash Asinaria ndash Aulularia texte eacutetabli et traduit par Alfred Ernout Les belles lettres CUF Paris 1930 PROPP Vladimir Morphologie du conte traduction de Claude Ligny Gallimard Bibliothegraveque des sciences humaines Paris 1970

279

PROUST Marcel Albertine disparue Gallimard Paris 1925 RILKE Rainer Maria Les cahiers de Malte Laurids Brigge traduction de Maurice Bentz in Œuvres tome 1 Prose Seuil Paris 1966 SALLENAVE Daniegravele Le don des morts Gallimard Paris 1991 SEMPEacute Jean-Jacques Le monde de Sempeacute Denoeumll Paris 2002 SOPHOCLE Les Trachiniennes ndash Antigone texte eacutetabli par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon Les Belles Lettres CUF Paris 1962 VERLAINE Paul Œuvres poeacutetiques complegravetes Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1962 VIRGILE Eacuteneacuteide livres I-VI texte eacutetabli par Henri Goelzer et traduit par Andreacute Bellessort Les Belles lettres CUF Paris 1964 VIRGILE Geacuteorgiques texte eacutetabli par Eugegravene de Saint-Denis Les Belles lettres CUF Paris 1982 VOLTAIRE Œuvres complegravetes XXXVI Armand-Aubreacutee Paris 1930 Dictionnaires bibliographies et manuels La philosophie de A agrave Z Hatier Paris 2000 Le temps des philosophes Hatier Paris 1995 Philosopher les interrogations contemporaines mateacuteriaux pour un enseignement Fayard Paris 1980 Thesaurus linguae latinae editus iussu et auctoritae consilii ab academiis societatibusque diversarum nationum electi index librorum scriptorum inscriptionum ex quibus exempla afferentur (editio altera) Teubner Verlagsgesellschaft KG Leipzig 1990

BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie PUF Que sais-je Paris 1960 ROUX Jeanne-Marie Le corps de Platon agrave Jean-Luc Nancy Eyrolles Petite philosophie des grandes ideacutees Paris 2011 THIERCY Pascal Aristophane et lrsquoancienne comeacutedie PUF Que sais-je Paris 1999 Du mecircme auteur QUNQUIS Benoicirct La Chute comme philosophegraveme (TDR) Universiteacute de Bretagne Occidentale Brest 2010 QUINQUIS Benoicirct LrsquoAntiquiteacute chez Albert Camus LrsquoHarmattan Ouverture philosophique Paris 2014

280

281

Merci

- agrave Pascal DAVID mon directeur de thegravese qui a su rester preacutesent drsquoun bout agrave lrsquoautre de

lrsquoexeacutecution de ce travail en deacutepit des difficulteacutes

- agrave Matthieu GALLOU pour ses conseils aviseacutes

- agrave Mathieu GASPERMENT Alexis CHARCOSSEY Nicolas LE MERRER et tous mes

collegravegues du deacutepartement philosophie de lrsquoUBO pour leurs eacutechanges constructifs

- agrave Nathalie NARVAEZ Elise JOUBERTON Myriam DUPOUY Mathilde LAVRIL-

LOUX et tous les doctorant(e)s de la faculteacute Victor Segalen pour leurs marques de

sympathies

- agrave Isabelle DAVID cheville ouvriegravere des eacutecoles docotrales de ladite faculteacute sans qui

beaucoup de choses ne pourraient pas se faire

- agrave Julie LE TRAON Julien PEacuteLUCHON Audrey RAGUENES Alexis FERRANT Mar-

jorie BERGONZO Renuka PECHA Caroline BATTISTINI Mikaeumll TYGREAT Emilie

VIEL Paule BRETON Douglas HINTON et Maria-Fatima RODRIGUEZ pour leur fideacuteli-

teacute et leur amitieacute

- agrave mes parents pour leur soutien moral et financier

- aux eacuteditions LrsquoHarmattan pour avoir publieacute mon premier essai

Cette thegravese est deacutedieacutee

- agrave Bernard TOURNOUD et Marie-Claude LORNE qui ne la liront jamais

- agrave ma tante Karine ROUDAUT et agrave mon amie Marie ORSOT qui ne lrsquoauraient probable-

ment pas lue mais dont les deacuteparts preacutematureacutes ne mrsquoen ont pas moins briseacute le cœur

- aux victimes des attentats du 7 janvier 2015 assassineacutees par la misologie

- agrave tous les acteurs passeacutes preacutesents et agrave venir de la vie agrave la faculteacute Victor Segalen gracircce agrave

laquelle la philosophie a la chance mecircme au bout du monde de srsquoeacutepanouir sans risquer la

cigueuml

282

Page 2: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues

La conception delrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans

les dialogues de Platon sources et enjeux

Thegravese soutenue le 26 octobre 2015devant le jury composeacute de

Pascal DAVIDProfesseur des universiteacutes Universiteacute de Bretagne OccidentaleDirecteur de la thegravese

Jeacuterocircme DE GRAMMONTProfesseur habiliteacute agrave diriger des recherches Institut catholique de ParisPreacutesident du jury rapporteur

Reneacute LEFEBVREProfesseur des universiteacutes Universiteacute de Rennes 1

Arnaud MACEacuteMaicirctre de Confeacuterences habiliteacute agrave diriger des recherches Universiteacute de Paris XII-Val de MarneRapporteur

THEgraveSE UNIVERSITEacute DE BRETAGNE OCCIDENTALEsous le sceau de lrsquoUniversiteacute europeacuteenne de Bretagne

pour obtenir le titre deDOCTEUR DE LrsquoUNIVERSITEacute DE BRETAGNE OCCIDENTALE

Discipline PhilosophieEacutecole Doctorale 507 Sciences Humaines et Sociales

preacutesenteacutee par

Benoicirct QUINQUIS

Preacutepareacutee au labo EPS (EacutethiqueProfessionnalisme et Santeacute)

1

Benoicirct QUINQUIS

La conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans

les dialogues de Platon

Sources et enjeux

Thegravese de philosophie

preacutepareacutee agrave Brest

sous la direction de Pascal David

2

Sommaire

Introduction 5

Premiegravere partie

Commentaire de lrsquoapprentissage philosophique comme source 11

Chapitre 1 Analyse du contexte du Pheacutedon en tant que mise en scegravene drsquoune philo-sophie dynamique 13

1 Un contexte tragique incontournable 15

2 Lrsquoeacutevacuation prompte et progressive du pathos 20

3 Lrsquoenjeu de lrsquoeacutevacuation du pathos la lutte contre la misologie 25

Chapitre 2 Analyse de la deacutemonstration du Pheacutedon en tant que servante du projet platonicien 31

1 Une conception anti-superstitieuse de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme 32

2 Une deacutemonstration strictement logique 36

3 Un enjeu Platon reacuteformateur de lrsquoAcadeacutemie et reacuteformateur 43

Chapitre 3 Hypothegravese lrsquoascegravese philosophique comme expeacuterience reacuteveacutelatrice 63

1 De la neacutecessiteacute pour la penseacutee de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart 65

2 La non-radicaliteacute de lrsquoascegravese philosophique 78

3 La diffeacuterence relative avec Aristote 85

Deuxiegraveme partie

Analyse de la speacutecificiteacute humaine comme enjeu 95

Chapitre 1 Le mystegravere de la connaissance humaine 97

1 De lrsquoascegravese philosophique agrave lrsquoinsuffisance du corps et lrsquoexcegraves de lrsquoesprit 99

2 De la connaissance humaine comme un miracle analyse de la theacuteorie de la reacutemi-niscence 108

3 Les limites de notre connaissance lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant 114

3

Chapitre 2 La dimension eacutethique ou lrsquoexigence de justice 119

1 Agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu la finitude contre lrsquoeacutethique 123

2 De la digniteacute humaine avant la lettre 130

3 Agrave lrsquoeacutechelle de la citeacute de lrsquoexigence de justice absolue 135

Chapitre 3 Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humaine 143

1 Lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de lrsquoindividu 146

2 La transformation de la vie en destin individuel lrsquoaction face au tribunal de lrsquohistoire 154

3 Le rapport au temps 162

Troisiegraveme partie

Synthegravese de la norme perdue comme enjeu au choix comme source 169

Chapitre 1 La quecircte du laquo meilleur impossible raquo 171

1 Le laquo meilleur impossible raquo deacutefinition et enjeux 172

2 Ce qursquoil en est chez Platon 186

3 Un laquo meilleur impossible raquo qui ne lrsquoest pas 192

Chapitre 2 Reacutevolte ou non-reacutevolte 199

1 La reacutevolte non-promeacutetheacuteenne sources et deacutefinition 200

2 La revendication du droit au triomphe du choix 205

3 Platon ou le nouveau garde-fou contre la tentation de la reacutevolte 214

Chapitre 3 La peur de la vie 219

1 Une vie formidable 220

2 Typologie les deux grandes peur de la vie 227

3 Platon ou le courage drsquoaffronter la vie 237

Conclusion 243

Annexes 251

Bibliographie 267

Remerciements 281

4

5

Introduction

Il nrsquoest pas de reacuteflexion qui srsquoeacutepuise dans des reacutesultats la reacuteflexion eacutetant une

dynamique et non une statique aucun travail de la penseacutee srsquoil est meneacute avec seacuterieux et

honnecircteteacute ne saurait preacutetendre agrave une autosuffisance se traduisant par un isolement

chronologique complet pas mecircme (et drsquoailleurs encore moins) agrave lrsquoeacutechelle du parcours de

son auteur dont toute reacuteflexion meneacutee par le passeacute appelle et nourrit celles qui restent agrave

venir et dont toute reacuteflexion meneacutee preacutesentement heacuterite directement de celles qui ont eacuteteacute

conduites anteacuterieurement Le travail de thegravese qui srsquoouvre ici nrsquoeacutechappe pas agrave la regravegle de

ce fait tout en portant sur une theacutematique sur laquelle il est pour ainsi dire impossible de

porter un jugement absolument deacutefinitif il srsquoinscrit toutefois dans la continuiteacute directe drsquoun

cursus universitaire dont il est lrsquoaboutissement au cours de nos anneacutees de master nous

avons produit et soutenu deux meacutemoires de recherche qui doivent ecirctre envisageacutes comme

autant de preacuteludes aux recherches consigneacutees ici lrsquoun deacutesormais publieacute1 portait sur la

place de lrsquoAntiquiteacute dans lrsquoœuvre drsquoAlbert Camus et avait donc demandeacute pour ecirctre meneacute agrave

bien une certaine familiarisation avec la penseacutee et la langue de la Gregravece antique le second

eacutetudiait la Chute relateacutee dans la Genegravese biblique drsquoun point de vue philosophique adoptant

un angle de vue qui paraicirct approprieacute pour toute repreacutesentation mythique En effet le mythe

ne doit pas ecirctre penseacute comme un reacutecit qui se substituerait agrave lrsquohistoire en gardant le souvenir

de faits excessivement lointains drsquoun point de vue chronologique pour avoir pu ecirctre

consigneacutes par eacutecrit pour reprendre les termes de Marie-Josette Le Han la fonction du

mythe est plutocirct de rendre accessible au sens commun des reacutealiteacutes difficiles drsquoaccegraves en leur

donnant la forme du reacutecit laquo comme le deacutetour que prend la conscience individuelle ou

collective pour transmettre une veacuteriteacute qui eacutechappe agrave la perception commune et

immeacutediate raquo2 et crsquoest bien agrave cet eacutegard que toute repreacutesentation mythique est porteuse drsquoune

veacuteriteacute agrave prendre telle quelle comme lrsquoa exprimeacute Schelling dans son Introduction agrave la

philosophie de la mythologie en excluant notamment la possibiliteacute mecircme drsquoune intention

deacutelibeacutereacutee ayant pu preacutesider agrave la formation de la mythologie

1 QUINQUIS Benoicirct LrsquoAntiquiteacute chez Albert Camus LrsquoHarmattan Ouverture philosophique Paris 2014 2 LE HAN Marie-Josette Paradigme biblique et expeacuterience litteacuteraire lrsquoexemple de Patrice de la Tour du Pin p 43

6

laquo Eacutelaborer une mythologie la doter dans lrsquoesprit des hommes drsquoune creacutedibiliteacute et drsquoune reacutealiteacute qui lui sont neacutecessaires pour atteindre le niveau de populariteacute dont elle aura besoin pour ecirctre ensuite reprise par les poegravetes voilagrave qui deacutepasse les capaciteacutes de tout individu et mecircme de plusieurs qui pourraient unir leur forces dans un pareil but (hellip) Or la mythologie nrsquoest pas simplement lrsquoaffaire drsquoun mais de nombreux peuples et entre les repreacutesentations mythologiques de ces peuples la convergence nrsquoest pas uniquement globale elle est unanimiteacute jusque dans le deacutetail (hellip) Les repreacutesentations mythologiques qui sont apparues en mecircme temps que les peuples eux-mecircmes et ont deacutetermineacute leur premiegravere existence devaient neacutecessairement ecirctre consideacutereacutees comme la veacuteriteacute comme la veacuteriteacute pleine et entiegravere donc comme doctrine sur les dieux et il nous faut expliquer de quelle maniegravere elles ont pu apparaicirctre comme telles raquo 3

Il convient en effet de parler de mythologie au singulier car si lrsquoon prenait la liberteacute drsquoen

parler au pluriel on buterait alors sur la donneacutee indeacutepassable des ressemblances patentes

entre les diffeacuterentes mythologies mecircme appartenant agrave des peuples tregraves eacuteloigneacutes les uns des

autres dans le temps et lrsquoespace cette convergence est loin drsquoecirctre superficielle et suppose

une provenance commune Malgreacute lrsquoapport preacutecieux de Schelling nous ne preacutetendons

cependant pas calquer notre meacutethode sur la sienne que nous ne faisons qursquoeacutevoquer pour lui

reconnaicirctre le meacuterite drsquoavoir compteacute parmi les rares auteurs de lrsquoeacutepoque moderne agrave avoir

affirmeacute que la mythologie a ducirc srsquoimposer drsquoelle-mecircme de faccedilon neacutecessaire agrave lrsquoesprit

humain qui opeacuterait ce deacutetour obligeacute pour se repreacutesenter une veacuteriteacute agrave prendre telle quelle et

qui peut se faire jour si lrsquoon eacutevite de prendre laquo les repreacutesentations singuliegraveres comme telles

non dans leur succession mais dans leur abstraction raquo4 crsquoest-agrave-dire si on eacutevite drsquoanalyser

une repreacutesentation mythique dans un isolement artificiel et si on lrsquoenvisage au contraire

comme une eacutetape du processus devant conduire agrave la deacutecouverte de la veacuteriteacute Il serait

contradictoire de deacutefinir laquo mythique raquo par laquo contraire agrave la veacuteriteacute raquo toute ideacutee exprimeacutee au

travers drsquoune repreacutesentation mythique aussi extravagante puisse-t-elle paraicirctre aux yeux de

notre eacutepoque nourrie de scepticisme et de positivisme est reacuteveacutelatrice et mecircme

puissamment reacuteveacutelatrice drsquoideacutees qui viennent spontaneacutement agrave lrsquohomme quand il prend

connaissance de lui-mecircme aussi bien dans sa singulariteacute que dans son rapport au monde

qui lrsquoentoure ces ideacutees srsquoimposent drsquoelles-mecircmes agrave lrsquohomme en tant que conseacutequences du

mouvement drsquoauto-compreacutehension caracteacuterisant lrsquohomo sapiens sapiens celui qui sait qursquoil

sait et la conception mythique dissimule ce mouvement de connaissance speacuteculaire dont

elle est pourtant la reacutesultante Les repreacutesentations neacutees de cette conception laquo repreacutesentent raquo

bien ce mouvement mais le repreacutesentent comme un eacutemissaire repreacutesente une personne qui

ne peut ecirctre preacutesente ou plus exactement le voilent plus qursquoils ne le reacutevegravelent pour se

reacuteapproprier ce mouvement il est urgent de lever le voile ou plutocirct de chercher agrave deacutecouvrir

3 SCHELLING Friedrich Wilhelm Introduction agrave la philosophie de la mythologie traduction du GDR Schel-lingiana (CNRS) pp73-77-81 SW XI pp56-57-61-66 eacuted Cotta 4 Opcit p208 SW XI p 210 eacuted Cotta

7

de quelle eacutetoffe il est fait de le deacutecoder de le deacuteconstruire ndash ce qui ne signifie pas le

deacutechirer Crsquoest ainsi que tout mythe meacuterite drsquoecirctre approcheacute crsquoest ainsi que nous avons

jadis approcheacute la Chute originelle5 et crsquoest ainsi que nous nous proposons drsquoapprocher une

autre conception mythique plus universelle encore malgreacute une varieacuteteacute infinie de

repreacutesentations agrave savoir la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

Le but nrsquoest eacutevidemment pas de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute ou la mortaliteacute de lrsquoacircme

humaine il pourrait ecirctre dit dans un contexte chreacutetien qursquoune telle probleacutematique est

affaire de foi plutocirct que de raison et mecircme dans le contexte grec annonceacute par le titre de

notre thegravese il est plus qursquoincertain que lrsquoinvestigation logique ait jamais pu ecirctre investie du

pouvoir de trancher cette question qui par ailleurs ne devait probablement mecircme pas se

poser dans une citeacute grecque ougrave les repreacutesentations mythiques de lrsquoapregraves-mourir faisaient

partie inteacutegrante des mythes autour desquels les citoyens se retrouvaient et assuraient ainsi

lrsquouniteacute cultuelle et culturelle6 de la πόλις aussi le penseur qui aurait remis en cause cette

ideacutee mythique se serait probablement exposeacute agrave tomber sous lrsquoaccusation drsquoempiegravetement sur

le domaine reacuteserveacute aux dieux autant dire drsquoὕϐρις la pire des fautes pour un Grec ce dont

la citeacute atheacutenienne nrsquoa pas manqueacute drsquoaccuser certains penseurs agrave commencer par Socrate

lui-mecircme par meacutefiance envers les laquo interrogations radicales qui lui semblent a priori

marqueacutees du peacutecheacute drsquoorgueil contre lrsquoordre divin raquo7 pour reprendre lrsquoexpression de Francis

Wolff Notre question est plutocirct de savoir non seulement quelles caracteacuteristiques fondant la

speacutecificiteacute humaine sont implicitement revendiqueacutees par la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme mais aussi quel manque ressenti par lrsquoecirctre humain une telle conception viendrait

eacuteventuellement combler ndash il est probable en effet que cette conception ait un versant positif

et un versant neacutegatif ou en drsquoautres termes qursquoelle ne se contente pas de laquo poser raquo des

caracteacuteristiques reconnues et assumeacutees mais laquo nie raquo eacutegalement drsquoautres caracteacuteristiques ou

plutocirct certaines absences de caracteacuteristiques que lrsquohomme juge spontaneacutement intoleacuterables

ce dont certaines personnes ont le pressentiment leacutegitime en jugeant que la conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoaurait vocation qursquoagrave servir drsquoantalgique face agrave la peur que peut

inspirer la perspective de lrsquoaneacuteantissement total de lrsquoindividualiteacute dans la mort toutefois

srsquoen tenir lagrave serait insuffisant srsquoil est parfaitement envisageable qursquoun individu adhegravere agrave 5 Schelling lui-mecircme mettait lrsquoaccent sur la ressemblance entre les reacutecits mythologiques anteacuterieurs ou exteacuterieurs agrave la reacuteveacutelation et le contenu de lrsquoAncien Testament qursquoil nrsquoest donc pas impie drsquoapprocher comme une seacuterie de mythes Nos recherches sur la Chute ont eacuteteacute consigneacutees dans un meacutemoire de recherches soutenu en 2010 non eacutediteacute agrave ce jour et disponible agrave la Bibliothegraveque Universitaires des lettres et sciences humaines de Brest Cf QUNQUIS Benoicirct La Chute comme philosophegraveme (TDR) Universiteacute de Bretagne Occidentale Brest 2010 6 Il est tregraves peu probable que ce soit par hasard que ces deux adjectifs ne diffegraverent que drsquoune lettre 7 WOLFF Francis Socrate p20

8

cette ideacutee uniquement en raison de la consolation qursquoelle lui apporte (ce qui peut

srsquoapparenter agrave de la superstition) il est plus difficilement concevable qursquoun tel sentiment

ait pu suffire pour que cette croyance se soit maintenue dans presque toutes les cultures

par-delagrave les frontiegraveres geacuteographiques et chronologiques et surtout srsquoil en eacutetait ainsi elle

nrsquoaurait jamais pu ecirctre jugeacutee digne drsquointeacuterecirct par la philosophie or lrsquoobjet preacutecis de nos

recherches sera preacuteciseacutement un contenu proprement philosophique venant soutenir agrave

nouveaux frais cette conception mythique En effet pour parvenir agrave une connaissance

exhaustive des ideacutees qui srsquoimposent agrave lrsquohomme dans le cadre de son mouvement drsquoauto-

compreacutehension et qui ont contribueacute agrave la formation de la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme il faudrait eacutetudier et deacuteconstruire lrsquoensemble des discours consacreacutes agrave ce sujet une

telle tacircche neacutecessiterait par son ampleur toute une vie de travail ou les efforts conjugueacutes

de toute une eacutequipe de recherche crsquoest pourquoi il a sembleacute raisonnable de resserrer notre

corpus agrave lrsquoœuvre de Platon du moins les dialogues de maturiteacute et de vieillesse dans

lesquels se deacutetachant de lrsquoinfluence de Socrate sans jamais la renier Platon deacuteveloppe sa

propre penseacutee Ce resserrement pourrait sembler arbitraire car motiveacute exclusivement par

les contraintes universitaires il nrsquoen est eacutevidemment rien car mecircme srsquoil est tregraves incertain

que Platon ait eacuteteacute le premier agrave essayer de donner une forme logique agrave cette ideacutee jusqursquoalors

reacuteserveacutee au mythe sa deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoen a pas moins

durablement marqueacute lrsquoOccident au point de constituer pendant des siegravecles la reacutefeacuterence

majeure agrave ce sujet Il est donc leacutegitime de se reporter aux eacutecrits platoniciens relatifs agrave

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme non pas pour produire un nouveau commentaire qui ne ferait que

ressasser tout ce qui a deacutejagrave eacuteteacute eacutecrit agrave ce sujet (mecircme si la matiegravere est riche) mais plutocirct

pour remonter agrave la source pour deacutecrypter ce qui sous-tend le discours platonicien sur un

sujet a priori affaire de μῦθος (reacutecit) plutocirct que de λόγος (raisonnement)8 plus

simplement notre propos nrsquoest pas de reacuteexpliquer ce que Platon a dit mais drsquoexpliquer

pourquoi il lrsquoa dit de cerner en quoi son propos est reacuteveacutelateur non seulement drsquointuitions

que peut avoir spontaneacutement tout homme quant agrave son ecirctre mais aussi des preacuteoccupations

qui eacutetaient celles de Platon dans le contexte troubleacute de lrsquoAthegravenes de la fin du Ve siegravecle et

du IVe siegravecle avant notre egravere traumatiseacutee par la deacutebacirccle militaire face agrave Sparte et par la

8 Agrave lrsquoopposition entre foi et raison qui est plutocirct le fait de la moderniteacute chreacutetienne on preacutefeacuterera la distinction entre λόγος et μῦθος qui nrsquoest pas aussi radicale qursquoelle le paraicirct les deux termes deacutesignant non pas deux attitudes diffeacuterentes au point drsquoecirctre antagonistes mais deux types de discours qui ne se contredisent pas neacute-cessairement entre eux et peuvent ne diffeacuterer que par la forme ou plutocirct par la technique employeacutee pour les produire

9

parenthegravese de la tyrannie des Trente9 nous cherchons donc agrave deacuteterminer drsquoune part les

sources conscientes ou inconscientes de la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme et drsquoautre part ses enjeux il est peu douteux que Platon croyait sincegraverement en la

survie post corporis mortem de lrsquoacircme mais tenait-il reacuteellement agrave ce que ses disciples

adhegraverent sans reacuteserve agrave cette ideacutee La deacutemonstration du bien-fondeacute de cette conception

eacutetait-elle une fin en soi ou nrsquoeacutetait-elle qursquoun moyen en vue drsquoun enjeu plus important

Crsquoest pour reacutepondre agrave ces questions que nous eacutetudierons les eacutecrits de Platon

consacreacutes agrave cette question en nous reacutefeacuterant au texte grec les traductions franccedilaises que

nous proposerons nrsquoauront pas vocation agrave ecirctre eacuteleacutegantes drsquoun point de vue litteacuteraire (nous

nous en excusons drsquoavance) mais simplement agrave nous permettre de peacuteneacutetrer le texte

platonicien tel qursquoil nous est parvenu en eacutevitant les malentendus auxquels peut conduire

une traduction davantage soucieuse drsquoestheacutetique que drsquoexactitude philologique Pour

mener agrave bien cette tacircche il nrsquoa pas eacuteteacute jugeacute neacutecessaire de produire un releveacute lexicologique

deacutetailleacute comme permettent de le faire les outils informatiques aujourdrsquohui agrave la disposition

du chercheur un tel releveacute se justifierait dans le cadre drsquoun travail purement deacutedieacute agrave une

exeacutegegravese platonicienne et tel nrsquoest pas notre propos Pour la mecircme raison nous nous

reacutefeacutererons aussi freacutequemment agrave des œuvres posteacuterieures agrave Platon consideacuterant que tout eacutecrit

meacuterite drsquoecirctre mobiliseacute sous reacuteserve qursquoil soit de nature agrave eacuteclairer la question tregraves geacuteneacuterale

que nous nous posons ainsi le franccedilais nrsquoeacutetant pas la seule langue de la philosophie nous

avons eu volontiers recours aux commentateurs anglo-saxons Les eacutecrits platoniciens nrsquoen

fourniront pas moins agrave nos travaux leur trame centrale le commentaire stricto sensu des

dialogues de maturiteacute et de vieillesse de Platon que se veut analytique deacuteductif et traitant

preacuteciseacutement des propos relatifs agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme10 fera lrsquoobjet drsquoune premiegravere

partie agrave laquelle succeacutedera une deuxiegraveme partie drsquoanalyse qui srsquoefforcera de deacuteconstruire le

propos platonicien relatif agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme La troisiegraveme et derniegravere partie enfin

suivant une meacutethode pour ainsi dire carteacutesienne proposera une synthegravese destineacutee agrave

reconstruire le sentiment (ou les sentiments ) qui eacutemerge (ou eacutemergent ) lorsque

lrsquohomme prend connaissance de son ecirctre et qui serait donc en creux ce qursquoest en relief la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ndash il importera eacutevidemment de montrer si Platon

reprenait agrave son compte ce(s) sentiment(s) ou si au contraire il a chercheacute agrave srsquoen preacutemunir lui

et ses eacutelegraveves en somme nous allons tenter de deacuteconstruire le propos platonicien relatif agrave

9 Pour connaicirctre plus en deacutetail lrsquoinfluence de ce contexte sur lrsquoeacutecriture de Platon Cf PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon Vrin Histoire des doctrines de lrsquoAntiquiteacute classique Paris 2006 10 Ce qui nrsquointerdira pas certains deacutetours par les autres sujets abordeacutes par Platon qui ne compartimentait pas le savoir lequel constituait un laquo tout raquo au sein duquel les diffeacuterents savoirs eacutetaient tous solidaires entre eux

10

la survie post corporis mortem de lrsquoacircme pour mieux le reconstruire aussitocirct apregraves lorsque

nous en aurons deacutecouvert les fondations lorsque nous aurons mis au jour le besoin

conscient ou inconscient auquel reacutepondait la production de ce λόγος Outre nos

nombreuses reacutefeacuterences bibliographiques nous nrsquoaurons aucun scrupule agrave invoquer pour le

beacuteneacutefice de notre reacuteflexion quelques observations tireacutees directement de la vie quotidienne

consideacuterant que la philosophie ne se reacutesume pas agrave des connaissances bibliographiques mais

se propose surtout de comprendre lrsquohomme dans son entiegravereteacute et donc in vivo nous

sommes en cela fidegraveles agrave lrsquoinscription agrave cette inscription lisible jadis sur le temple

drsquoApollon agrave Delphes et que Socrate reprenait agrave son compte donnant ainsi agrave la philosophie

une sorte de devise Γνῶθι σεαυτόν (Connais-toi toi-mecircme) Il nrsquoest pas agrave exclure que nous

ayons la surprise de constater que le sentiment que nous cherchons agrave identifier nrsquoa

finalement rien agrave voir avec la peur de la mort au sens galvaudeacute du terme enfin si nous

nrsquoavons pas la preacutetention reacutepeacutetons-le drsquoeacutepuiser le sujet de la conception de lrsquoimmortaliteacute

de lrsquoacircme peut-ecirctre un tel travail aura-t-il au moins le meacuterite de contribuer agrave corriger

certaines ideacutees reccedilues relatives agrave Platon qui ont la vie dure aupregraves du grand public tant il

est vrai que les succegraves mecircme les plus durables sont parfois bacirctis sur des malentendus

cela ne signifie pas que nous avons la preacutetention de proposer une approche reacutevolutionnaire

de Platon mais plus modestement que nous cherchons agrave eacutechapper aux preacutejugeacutes auxquels

ont trop souvent conduit une lecture superficielle et que lrsquoexeacutegegravese moderne tend drsquoailleurs

deacutejagrave agrave eacutecarter

11

Premiegravere partie

Commentaire de lrsquoapprentissage philosophique

comme source

12

13

Chapitre 1 Analyse du contexte du Pheacutedon en tant que mise en scegravene

drsquoune philosophie dynamique

Le Pheacutedon est absolument incontournable pour une recherche comme la nocirctre en

effet au-delagrave de la porteacutee symbolique de la mise en scegravene des derniegraveres heures de Socrate

crsquoest dans ce dialogue que Platon preacutesente pour la premiegravere fois Socrate cateacutegorique

concernant lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme question sur laquelle le maicirctre avait eacuteteacute plutocirct eacutevasif

dans lrsquoApologie

τὸ γάρ τοι θάνατον δεδιέναι ὦ ἄνδρες οὐδὲν ἄλλο ἐστὶν ἢ δοκεῖν σοφὸν εἶναι μὴ ὄνταmiddot δοκεῖν γὰρ εἰδέναι ἐστὶν ἃ οὐκ οἶδεν οἶδε μὲν γὰρ οὐδεὶς τὸν θάνατον οὐδrsquo εἰ τυγχάνει τῷ ἀνθρώπῳ πάντων μέγιστον ὂν τῶν ἀγαθῶν δεδίασι δrsquo ὡς εὖ εἰδότες ὅτι μέγιστον τῶν κακῶν ἐστι καίτοι πῶς οὐκ ἀμαθία ἐστὶν αὕτη ἡ ἐπονείδιστος ἡ τοῦ οἴεσθαι εἰδέναι ἃ οὐκ οἶδεν ἐγὼ δrsquo ὦ ἄνδρες τούτῳ καὶ ἐνταῦθα ἴσως διαφέρω τῶν πολλῶν ἀνθρώπων καὶ εἰ δή τῳ σοφώτερός του φαίην εἶναι τούτῳ ἄν ὅτι οὐκ εἰδὼς ἱκανῶς περὶ τῶν ἐν Ἅιδου οὕτω καὶ οἴομαι οὐκ εἰδέναιmiddot11

Un tel discours qui a peut-ecirctre influenceacute Eacutepicure et sa fameuse Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui

deacuteclare que la mort nrsquoest rien pour nous a le meacuterite drsquoillustrer lrsquoessence de lrsquoironie

socratique qui revendique le non-savoir pour mieux deacutenoncer le semblant de savoir des

charlatans le philosophe feint lrsquoignorance pour forcer son interolocuteur agrave rendre compte

du savoir qursquoil srsquoattribue et alors seulement se reacutevegravele srsquoil possegravede effectivement un tel

savoir ce qui permet de faire le tri entre les vrais et les faux savants cette ironie meacuterite

pleinement drsquoecirctre qualifieacutee de laquo socratique raquo dans la mesure ougrave lrsquoApologie eacutetait une œuvre

de jeunesse dans laquelle Platon se voulait encore le porte-parole du Socrate historique

Pour revenir au Pheacutedon il semble aller de soi que Platon acceacutedant agrave la maturiteacute et se

deacutetachant progressivement de lrsquoinfluance de Socrate ait neacuteanmoins choisi de donner au

deacuteveloppement de cette thegravese le cadre des derniers instants de son maicirctre il est en effet

impossible drsquoapprocher la philosophie de Platon comme si le contexte des dialogues

pouvait ecirctre totalement indiffeacuterent car crsquoest bien dans le cadre de dialogues que cette

11 Plat Apologie de Socrate [29a-b] laquoCraindre la mort messieurs nrsquoest rien drsquoautre que se donner lrsquoair de posseacuteder un savoir sans lrsquoavoir crsquoest avoir lrsquoair de connaicirctre ce que lrsquoon ne sait pas Personne ne connait la mort ni mecircme ne sait si elle ne se trouverait pas ecirctre le plus grand des biens pour lrsquohomme et pourtant on la craint comme si elle eacutetait le plus grand des maux Comment ne serait-ce pas cette ignorance honteuse celle qui consiste agrave croire connaicirctre ce qursquoon ne connait pas Moi messieurs je diffegravere vraisemblablement en ceci de la plupart des hommes et srsquoil apparait que je suis plus savant qursquoun autre crsquoest que nrsquoayant pas suffisamment de connaissance concernant lrsquoHadegraves je ne me figure pas mrsquoy connaicirctre raquo

14

philosophie srsquoest exprimeacutee et non par des traiteacutes comme ce fut le cas pour beacuoup de ses

successeurs comme Aristote et mecircme pour des preacutedeacutecesseurs tels qursquoAnaxagore dont le

travail est drsquoailleurs vivement critiqueacute dans le Pheacutedon12 la critique y est mecircme si

veacuteheacutemente qursquoil nrsquoest pas incongru de penser qursquoelle vise indirectement toute philosophie

qui se croit suffisamment acheveacutee pour pouvoir ecirctre transmise par un traiteacute eacutecrit comme si

elle pouvait se passer de la confrontation avec la contradiction que la discussion fait

ineacutevitablement surgir Il ne faut cependant pas prendre cette critique pour la manifestation

drsquoune eacuteventuelle hostiliteacute radicale et insurmontable de Platon envers la pratique de

lrsquoeacutecriture si tel avait eacuteteacute le cas jamais Platon nrsquoaurait jamais pris la peine de composer

une œuvre eacutecrite de si grande ampleur et de si grande qualiteacute litteacuteraire est moins en cause

lrsquoeacutecriture elle-mecircme qursquoun certain type drsquoeacutecriture agrave savoir celle qui manifesterait une

conception statique (et donc erronneacutee) de la penseacutee qui est explicitement deacutenonceacutee dans le

Phegravedre plus preacuteciseacutement dans le mythe de lrsquoinvention de lrsquoeacutecriture par Teuth justifiant le

parti pris stylistique de Platon qui donne agrave lrsquoeacutecrit lrsquoapparence de la liberteacute de lrsquooral

δόξαις μὲν ἂν ὥς τι φρονοῦντας αὐτοὺς λέγειν ἐὰν δέ τι ἔρῃ τῶν λεγομένων βουλόμενος μαθεῖν ἕν τι σημαίνει μόνον ταὐτὸν ἀεί ὅταν δὲ ἅπαξ γραφῇ κυλινδεῖται μὲν πανταχοῦ πᾶς λόγος ὁμοίως παρὰ τοῖς ἐπαΐουσιν ὡς δ᾽ αὕτως παρ᾽ οἷς οὐδὲν προσήκει καὶ οὐκ ἐπίσταται λέγειν οἷς δεῖ γε καὶ μή13

Le grand deacutefaut de lrsquoeacutecriture telle qursquoelle est pratiqueacutee par les auteurs de traiteacutes serait donc

selon Platon de figer la penseacutee qui ne peut donc plus rendre de comptes et laisse donc

deacutemuni le lecteur non-initieacute ce serait donc pour pallier dans la mesure du possible cette

insuffisance de lrsquoeacutecrit qursquoil a choisi de donner agrave sa penseacutee un mode drsquoexpression qui prend

les formes de la discussion telle qursquoelle peut ecirctre meneacutee au quotidien comme srsquoil avait

chercheacute agrave anticiper les contradictions qursquoon pourrait lui opposer de telle sorte que son

œuvre met en scegravene un deacutebat drsquoideacutees dont le contenu ne doit pas ecirctre compris a priori

comme srsquoil eacutetait soumis au seul bon vouloir drsquoun auteur et se reacutevegravele donc susceptible de

subir agrave tout moment des infleacutechissements au greacute de la volonteacute fluctuante des interlocuteurs

ce qui peut expliquer en partie ce que la moderniteacute a tendance agrave interpreacuteter comme des

revirements voire des contradictions de la part de Platon Le dialogue platonicien ne fournit

donc pas au lecteur une deacutemonstration deacutejagrave acheveacutee et deacutefinitive mais au contraire une

reacuteflexion en plein devenir encore en quecircte de reacutesultats reconnaissant que la contradiction

12 Cf Annexe 1 13 Plat Phegravedre [275d] laquo Ils ont lrsquoair de parler en faisant usage de la penseacutee mais si on leur parle en cherchant agrave comprendre leurs paroles ils nrsquoexpriment qursquoune seule chose toujours la mecircme Une fois qursquoil a eacuteteacute eacutecrit tout discours va et vient partout aussi bien aupregraves de ceux qui le comprennent qursquoaupregraves de ceux qui ne sont pas concerneacutes et il ne sait pas agrave qui il doit srsquoadresser ou pas raquo

15

est leacutegitime et mecircme neacutecessaire pour la progression de lrsquoinvestigation philosophique agrave

une trompeuse conception statique de la penseacutee deacutenonceacutee dans le Phegravedre Platon oppose

une deacutefinition dynamique de la philosophie qui assume drsquoecirctre directement tributaire des

circonstances auxquelles elle est confronteacutee et qui agrave ce titre invite implicitement le lecteur

agrave poursuivre lrsquoeffort de reacuteflexion engageacute agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoœuvre eacutecrite pour le dire comme

Jean-Franccedilois Balaudeacute eacutecriture et philosophie sont loin drsquoecirctre irreacutemeacutediablement ennemies

et peuvent mecircme ecirctre compleacutementaires sous reacuteserve que laquo le texte ne se destine pas tant agrave

fixer des connaissances qursquoagrave tracer les mouvements qui conduisent vers elles raquo14 de telle

sorte qursquoau dialogue de Socrate avec ses contemporains doit succeacuteder le dialogue du

lecteur avec une penseacutee qui assume son inachegravevement le vrai philosophe nrsquoeacutetant pas

lrsquohomme qui assegravene des ideacutees deacutefinitives et precirctes agrave lrsquoemploi (tel serait le justement travail

du sophiste voire plus pregraves de nous du prophegravete) mais bien celui qui se montre capable

drsquoargumenter et de deacutebattre de porter sur le monde un regard qui nrsquoa pas eacuteteacute acquis

simplement gracircce agrave des leccedilons apprises par cœur dont le discours est ὃς μετ᾽ ἐπιστήμης

γράφεται ἐν τῇ τοῦ μανθάνοντος ψυχῇ δυνατὸς μὲν ἀμῦναι ἑαυτῷ ἐπιστήμων δὲ λέγειν τε

καὶ σιγᾶν πρὸς οὓς δεῖ15 celui qui serait donc plus agrave mecircme que nrsquoimporte quel rheacuteteur de

faire face agrave la contradiction puisqursquoen ne preacutevoyant aucune objection deacutetermineacutee et en

srsquoattendant donc agrave tout il anticipe toutes les objections possibles Ceci nous premet de

retomber sur nos pieds car si le vrai philosophe est celui qui sachant qursquoil nrsquoest pas

prophegravete en son pays ne prend la parole qursquoau moment opportun il ne semble que drsquoautant

plus eacutevident que lrsquoapproche de la mort de Socrate ait pu motiver un deacutebat sur la vie post

corporis mortem ce qui nrsquoannule pas la neacutecessiteacute drsquoanalyser la mise en scegravene de ce

contexte tragique qui de fait est loin drsquoecirctre purement ornementale

1 Un contexte tragique incontournable

Il faut signaler en premier lieu que le reacutecit de la mort de Socrate nrsquoest pas preacutesenteacute

comme eacutetant ducirc agrave la seule meacutemoire ni mecircme agrave la seule main de Platon les derniers

instants de Socrate nous sont relateacutes par Pheacutedon qui nrsquoa joueacute qursquoun rocircle apparemment

secondaire dans les deacutebats (du moins nrsquoa-t-il pas eacuteteacute le principal interlocuteur de Socrate)

14 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p 22 15 Plat Phegravedre [276a] laquo celui qui avec science srsquoeacutecrit dans lrsquoacircme de lrsquohomme qui apprend celui qui est ca-pable de se deacutefendre lui-mecircme celui qui sait parler et se taire quand il le faut raquo

16

et Platon eacutetait lui-mecircme absent au moment des faits (Πλάτων δὲ οἶμαι ἠσθένει16) il nrsquoest

pas incongru de penser comme certains lrsquoont suggeacutereacute que la maladie agrave laquelle Pheacutedon

fait allusion de faccedilon si eacutevasive eacutetait le chagrin que devait eacuteprouver le jeune Platon agrave lrsquoideacutee

de perdre son maicirctre agrave moins que la maladie nrsquoait eacuteteacute qursquoun preacutetexte pour pouvoir monter

sans eacuteveiller les soupccedilons un plan destineacute agrave sauver Socrate (ce que Platon nrsquoaurait pu

deacutecemment avouer agrave moins drsquoentrer en contradiciton avec le propos du Criton) agrave vrai

dire toutes ces hypothegraveses importent peu dans la mesure ougrave lrsquoabsence de Platon souligne

surtout que son reacutecit nrsquoest pas un procegraves-verbal ni mecircme un teacutemoignage parfaitement fiable

et nrsquoa pas vocation agrave lrsquoecirctre quand bien mecircme il en aurait eu la vocation il buterait alors

ineacutevitablement sur un aspect indeacutepssable de lrsquoeacutecriture mis en relief par Jean-Franccedilois

Balaudeacute

laquo Lrsquoeacutecriture est ainsi un proceacutedeacute technique permettant de reacutefleacutechir par la transcription de toutes ses articulations vocales la penseacutee profeacutereacutee autrement dit la parole Mais ce proceacutedeacute nrsquoest pas de pure reproduction (enregistrement) car lrsquointention serait-elle seulement de reproduire le reacutesultat serait de toute faccedilon une creacuteation eacutetant donneacute que lrsquoeacutecriture suppose de fixer un eacutetat de la parole et donc de seacutelectionner et sans doute aussi de reacuteorganiser le dit raquo17

A fortiori ce nrsquoest pas agrave Platon que Pheacutedon raconte ce qursquoil a vu mais agrave Eacutecheacutecrate ce

statut de reacutecit de deuxiegraveme voire de troisiegraveme main qui eacutechoit au Pheacutedon lui assure son

statut drsquoœuvre litteacuteraire agrave part entiegravere ougrave malgreacute les apparences lrsquoauteur reste maicirctre du

jeu du deacutebut agrave la fin sans ecirctre tenu agrave des impeacuteratifs drsquoabsolue conformiteacute agrave la reacutealiteacute

historique Il serait certes tentant de deacuteduire de cette forme de reacutecit enchacircsseacute que Platon

nrsquoassume pas reacuteellement comme eacutetant fruit de sa creacuteation les faits et propos qursquoil rapporte

et preacutefegravere se donner lrsquoalibi de lrsquoautoriteacute drsquoun teacutemoin mais cette deacuteduction serait erroneacutee

dans la mesure ougrave en litteacuterature lrsquoabsence de marques explicites de la preacutesence de lrsquoauteur

constitue justement la manifestation du plus haut niveau drsquoinvestissement de sa part En

drsquoautres termes en faisant disparaicirctre sa personne de son texte lrsquoauteur donne agrave son reacutecit

lrsquoapparence drsquoune indiscutable conformiteacute agrave la veacuteriteacute il est agrave ce point convaincu que ledit

reacutecit meacuterite drsquoecirctre lu tel quel qursquoil fait taire tout ce qui pourrait laisser entendre que ses

eacutecrits nrsquoengagent que lui de faccedilon agrave ce que le reacutecit exprime une veacuteriteacute qui transcende

lrsquoexpeacuterience singuliegravere de lrsquoauteur telle est la cleacute de notre capaciteacute agrave adheacuterer agrave une œuvre

de fiction dont le laquo je raquo est absent Le reacutecit aurait pu ecirctre encombreacute drsquoune lourde charge

eacutemotionnelle qui aurait fait passer lrsquoexpression du sentiment de tristesse et drsquoinjustice que

le jeune Platon avait certainement ressenti agrave lrsquoeacutepoque avant toute autre consideacuteration au

16 Plat Pheacutedon [59b] laquo Je crois que Platon eacutetait malade raquo 17 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p 53

17

point de rendre le reacutecit suspect or bien au contraire lrsquoauteur croit suffisamment agrave ce qursquoil

eacutecrit pour donner aux faits lrsquoapparence de la reacutealiteacute indeacutependamment de toute mention de

son expeacuterience propre ce qui justifie lrsquoinsistance de Pheacutedon sur le fait qursquoil eacutetait preacutesent

αὐτός (en personne) et sur la multipliciteacute des teacutemoins qui pourraient confirmer ses dires

Οὗτός τε δὴ ὁ Ἀπολλόδωρος τῶν ἐπιχωρίων παρῆν καὶ Κριτόβουλος καὶ ὁ πατὴρ αὐτοῦ

καὶ ἔτι Ἑρμογένης καὶ Ἐπιγένης καὶ Αἰσχίνης καὶ Ἀντισθένηςmiddot ἦν δὲ καὶ Κτήσιππος ὁ

Παιανιεὺς καὶ Μενέξενος καὶ ἄλλοι τινὲς τῶν ἐπιχωρίων18 Eacutevidemment tous ces teacutemoins

ne sont pas forceacutement dignes de foi agrave commencer par Apollodore qui bien que mentionneacute

en premier lieu pleurera tout le long de la discussion19 de sucroicirct parmi tous ces teacutemoins

Pheacutedon ne cite mecircme pas Ceacutebegraves et Simmias qui seront pourtant les principaux

interlocuteurs de Socrate et rapporte donc une discussion sous le controcircle de personnes qui

nrsquoy ont pas pris part de maniegravere active Il nrsquoempecircche que tout contribue agrave bacirctir un cadre qui

se veut authentique et il importe peu deacutesormais que le reacutecit soit conforme agrave la reacutealiteacute des

derniers instants de Socrate puisque tout est fait pour que le lecteur y adhegravere quoi qursquoil

arrive ce qui ne contredit pas lrsquoengagement de lrsquoeacutecrivain dans son reacutecit mais au contraire

le confirme agrave son degreacute le plus eacuteleveacute Rien ne permet donc si lrsquoon srsquoen tient aux

renseignements du Pheacutedon drsquoaffirmer avec certitude que Socrate ait effectivement tenu

avec ses compagnons la conversation consigneacutee dans cet ouvrage dans lequel Platon

deacutesormais en pleine maturiteacute parle en son nom propre drsquoun sujet qui ne le concerne pas

encore directement cet aspect qui pourrait sembler anecdotique suffit cependant agrave nous

permettre de souligner qursquoil est relativement indiffeacuterent au propos du Pheacutedon que

lrsquoeacutenonciateur se sente ou non sur le point de mourir ce qui nous fait deacutejagrave renoncer agrave

reacutesumer lrsquoideacutee drsquoune acircme humaine immortelle agrave un antalgique

Il nrsquoempecircche cependant que la solenniteacute et la graviteacute de lrsquoeacuteveacutenement ne peuvent

eacutechapper agrave personne agrave aucun moment le Pheacutedon ne se reacutesume agrave un eacutechange aride entre

lettreacutes Lrsquoaction est situeacutee dans lrsquoespace et mecircme dans le temps plus preacuteciseacutement lors

drsquoune ceacuteleacutebration rituelle tregraves importante pour Athegravenes puisque ce nrsquoest ni plus ni moins

que de la commeacutemoration des aventures de Theacuteseacutee le fondateur mythique de la citeacute

18 Plat Pheacutedon [59b] laquo Outre Apollodore eacutetaient aussi preacutesents de son pays Critobulle et son pegravere et aussi Hermogegravene Eacutepigegravene Eschine et Antisthegravene Il y avait aussi Cteacutesippe de Peacuteanie Meacutenexeacutene et quelques autres du pays raquo 19 Crsquoest notamment pour cette raison qursquoAnne-Gabrielle Wersinger estime que le reacutecit drsquoApollodore dans le Banquet est sujet agrave caution et ne doit donc probablement pas ecirctre lu au premier degreacute laquo Selon Xeacutenophon Apollodore de Phalegravere serait un disciple assez stupide raquo Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo sect 3 Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816

18

Τύχη τις αὐτῷ ὦ Ἐχέκρατες συνέβηmiddot ἔτυχεν γὰρ τῇ προτεραίᾳ τῆς δίκης ἡ πρύμνα ἐστεμμένη τοῦ πλοίου ὃ εἰς Δῆλον Ἀθηναῖοι πέμπουσιν (hellip) Τοῦτrsquo ἔστι τὸ πλοῖον ὥς φασιν Ἀθηναῖοι ἐν ᾧ Θησεύς ποτε εἰς Κρήτην τοὺς ldquoδὶς ἑπτὰrdquo ἐκείνους ᾤχετο ἄγων καὶ ἔσωσέ τε καὶ αὐτὸς ἐσώθη20

Il est donc fait mention drsquoune tradition bel et bien preacutesenteacutee comme reconnue par les

citoyens de lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle avant notre egravere enracineacutee dans ce contexte preacutecis qui

explique que lrsquoexeacutecution de Socrate ait eacuteteacute diffeacutereacutee lrsquointrigue possegravede donc une creacutedibiliteacute

et une eacutepaisseur drsquoautant plus patentes que les personnages ne sont pas de simples ecirctres de

papiers ils sont mecircme tout agrave fait vivants leurs eacutemotions sont aussi sensibles que srsquoils

eacutetaient les protagonistes drsquoune trageacutedie qui se jouerait sous nos yeux Ainsi fait rarissime

dans lrsquoœuvre de Platon fait dont le caractegravere unique suffit drsquoailleurs agrave nous interdire

drsquooublier que nous assistons agrave une scegravene qui nrsquoa rien drsquoanodin on voit apparaicirctre lrsquoeacutepouse

de Socrate la fameuse Xanthippe que la leacutegende sous lrsquoinfluence notamment de

Xeacutenophon a repreacutesenteacutee sous les traits drsquoune insupportable meacutegegravere dont la preacutesence aux

cocircteacutes de Socrate ne srsquoexpliquerait que par le souci du philosophe de srsquoentraicircner agrave la vie

civique21 Platon ne reprend pas agrave son compte cette image extrecircmement deacutevalorisante agrave la

limite de la caricature misogyne (comparer une femme agrave un cheval donc agrave une valeur

marchande nrsquoest guegravere gratifiant agrave plus forte raison srsquoil srsquoagit drsquoun cheval irascible et

donc moins cocircteacute que srsquoil eacutetait docile) et se contente de souligner le contraste qui existe

entre lrsquoattitude de Socrate et celle de Xanthippe celle-ci nrsquoest preacutesenteacutee agrave aucun moment

comme une femme acariacirctre mais tout au plus comme une personne peu digne de son mari

dans la mesure ougrave lrsquoexemple de ce dernier ne lui est drsquoaucun secours pour maicirctriser ses

eacutemotions

ὡς οὖν εἶδεν ἡμᾶς ἡ Ξανθίππη ἀνηυφήμησέ τε καὶ τοιαῦτ᾽ ἄττα εἶπεν οἷα δὴ εἰώθασιν αἱ γυναῖκες ὅτι lsquoὦ Σώκρατες ὕστατον δή σε προσεροῦσι νῦν οἱ ἐπιτήδειοι καὶ σὺ τούτουςrsquo καὶ ὁ Σωκράτης βλέψας εἰς τὸν Κρίτωνα lsquoὦ Κρίτωνrsquo ἔφη lsquoἀπαγέτω τις αὐτὴν οἴκαδεrsquo καὶ ἐκείνην μὲν ἀπῆγόν τινες τῶν τοῦ Κρίτωνος βοῶσάν τε καὶ κοπτομένην22

Lrsquointervention de Xanthippe peut donner lieu agrave diverses interpreacutetations la premiegravere

impression qursquoelle laisse agrave rebours du portrait tregraves deacutepreacuteciatif qursquoen a fait Xeacutenophon est

20 Plat Pheacutedon [58a-b] laquo Il beacuteneacuteficia drsquoune rencontre fortuite Eacutecheacutecrate la veille du procegraves tomba le jour du couronnement de la poupe du navire que les atheacuteniens envoient agrave Deacutelos (hellip) Crsquoest ce navire agrave ce que disent les Atheacuteniens sur lequel Theacuteseacutee transporta jadis jusqursquoen Cregravete la laquo double septaine raquo la sauva et se sauva lui-mecircme raquo 21 Cf Annexe 2 22 Plat Pheacutedon [60a] laquo Lorsque Xanthippe nous vit elle poussa des cris de douleur et prononccedila des paroles habituelles pour les femmes laquo Socrate crsquoest maintenant la derniegravere fois que ceux qui te sont proches srsquoentretiendront avec toi et toi avec eux raquo Socrate tourna son regard vers Criton laquo Criton dit-il emmegravene-la agrave la maison raquo Et tandis que quelques-uns des gens de Criton lrsquoemmenaient elle hurlait en se frappant la poitrine raquo

19

celle drsquoune femme qui nrsquoest pas une meacutegegravere mais bien au contraire celle drsquoune eacutepouse

deacutevoueacutee qui se laisse aller agrave une deacutetresse parfaitement leacutegitime (en tout cas

compreacutehensible) en de telles circonstances bien qursquoelle apparaisse deacutepourvue de

dispositions pour la philosophie toutefois dans la mesure ougrave le premier mot qursquoelle lance

agrave son mari est ὕστατον (pour la derniegravere fois) confeacuterant agrave cet adverbe une importance

rheacutetorique certaine il est eacutegalement envisageable qursquoelle exhorte Socrate agrave profiter de cette

ultime occasion qui lui est laisseacutee de disserter en compagnie de ses proches il nrsquoest pas

impossible non plus qursquoelle se compte parmi les ἐπιτήδειοι (les familiers) de Socrate et lui

reprocherait donc implicitement de ne pas srsquoecirctre davantage occupeacute drsquoelle sa vie durant

soulignant par lagrave mecircme que crsquoest aujourdrsquohui sa derniegravere chance de se racheter

eacuteventuellement en lrsquoincluant au sein du groupe de discussion ce qui justifierait que ses

hurlements et ses coups sur sa poitrine nrsquointerviennent que lorsqursquoelle est bel et bien

eacutecarteacutee ndash mais rien ne permet drsquoaffirmer que ce reproche si reproche il y a soit totalement

fondeacute car si Xanthippe nrsquointervient dans aucun autre dialogue crsquoest peut-ecirctre simplement

parce que Socrate nrsquoavait effectivement pas lrsquohabitude de mener de discussion

philosophique avec son eacutepouse qui nrsquoen avait ni la volonteacute ni la capaciteacute En reacutealiteacute la

signification reacuteelle de ses propos importe peu lrsquoessentiel eacutetant que son attitude qui dans

son exubeacuterance rappelle agrave srsquoy meacuteprendre celle drsquoune heacuteroiumlne tragique rappelle qursquoil est

impossible drsquooublier la mort agrave venir

Si Xanthippe contribue agrave bacirctir lrsquoambiance tragique du dialogue elle nrsquoen a pas le

monopole Pheacutedon attribue agrave lui-mecircme et aux autres ἐπιτήδειοι de Socrate des sentiments

qui ne sont pas sans nuances et possegravedent mecircme une complexiteacute qui les rendent drsquoautant

plus vivants que leurs impressions ne sont pas simplement inteacuterioriseacutees mais font aussi

lrsquoobjet de manifestations exteacuterieures et sont drsquoautant plus explicites qursquoelles balancent

litteacuteralement (lrsquoemploi de la ceacutelegravebre formulation μὲν-δὲ ne saurait ecirctre ducirc au hasard dans ce

cadre) entre deux attitudes extrecircmes opposeacutees lrsquoune agrave lrsquoautre ndash ce qui nrsquoest qursquoune des

premiegraveres mentions de couples de contraires dans le dialogue

Οὔτε γὰρ ὡς θανάτῳ παρόντα με ἀνδρὸς ἐπιτηδείου ἔλεος εἰσῄει εὐδαίμων γάρ μοι ἁνὴρ ἐφαίνετο ὦ Ἐχέκρατες καὶ τοῦ τρόπου καὶ τῶν λόγων ὡς ἀδεῶς καὶ γενναίως ἐτελεύτα ὥστε μοι ἐκεῖνον παρίστασθαι μηδ᾽ εἰς Ἅιδου ἰόντα ἄνευ θείας μοίρας ἰέναι ἀλλὰ καὶ ἐκεῖσε ἀφικόμενον εὖ πράξειν εἴπερ τις πώποτε καὶ ἄλλος (hellip) ἀλλrsquo ἀτεχνῶς ἄτοπόν τί μοι πάθος παρῆν καί τις ἀήθης κρᾶσις ἀπό τε τῆς ἡδονῆς συγκεκραμένη ὁμοῦ καὶ ἀπὸ τῆς λύπης ἐνθυμουμένῳ ὅτι αὐτίκα ἐκεῖνος ἔμελλε τελευτᾶν καὶ πάντες οἱ παρόντες σχεδόν τι οὕτω διεκείμεθα τοτὲ μὲν γελῶντες ἐνίοτε δὲ δακρύοντες23

23 Plat Pheacutedon [58e-59a] laquo Et de fait alors que jrsquoassistais agrave la mort drsquoun homme qui mrsquoeacutetait cher la pitieacute ne vint pas car un homme heureux apparut Eacutecheacutecrate dans sa conduite comme dans ses paroles venant vers la fin sans crainte et noblement de sorte qursquoil me sembla que cet homme qui partait pour la demeure drsquoHadegraves

20

Le tableau est drsquoautant plus vivant qursquoil est changeant le lecteur ne peut pas faire comme

si de rien nrsquoeacutetait il est bel et bien en preacutesence drsquoun homme qui va mourir et drsquoautres

hommes qui assistent agrave ses derniers instants et reacuteagissent en conseacutequence Pheacutedon en

inistant sur le caractegravere insolite des sentiments qursquoeacuteprouvait lrsquoassistance met en valeur

drsquoune part le fait que nous assistons agrave un eacuteveacutenement absoluement unique (la mort drsquoun

homme par deacutefintion ne peut avoir lieu qursquoune seule fois) et drsquoautre part que les

protagonistes de la scegravene sont bien des ecirctres humains faits de chair et de sang et non de

purs esprits qui pourraient revendiquer un controcircle total de leurs eacutemotions

2 Lrsquoeacutevacuation prompte et progressive du pathos

Toutefois le fait que la seacutereacuteniteacute afficheacutee de Socrate fasse heacutesiter lrsquoassistance agrave

pleurer franchement doit nous mettre la puce agrave lrsquooreille en effet Platon prend soin

drsquoeacutevacuer progressivement le pathos du dialogue de maniegravere agrave forcer ledit lecteur agrave

adopter sur cette situation patheacutetique (au sens premier du terme) un regard serein qui se

rapproche de celui de Socrate Progressivement mais promptement de faccedilon pour ainsi

dire insensible presqursquoagrave lrsquoinsu du lecteur Platon installe un decrescendo dans la charge

eacutemotive il nous fait passer drsquoune scegravene de lamentations dont Xanthippe est la protagoniste

agrave une dissertation de Socrate sur le plaisir et la douleur ὁ δὲ Σωκράτης ἀνακαθιζόμενος

εἰς τὴν κλίνην συνέκαμψέ τε τὸ σκέλος καὶ ἐξέτριψε τῇ χειρί καὶ τρίβων ἅμα Ὡς ἄτοπον

ἔφη ὦ ἄνδρες ἔοικέ τι εἶναι τοῦτο ὃ καλοῦσιν οἱ ἄνθρωποι ἡδύmiddot ὡς θαυμασίως πέφυκε

πρὸς τὸ δοκοῦν ἐναντίον εἶναι τὸ λυπηρόν24 Le caractegravere progressif de lrsquoeacutevacuation du

pathos est ducirc non seulement agrave lrsquoabsence de violence dans lrsquointonation de Socrate mais

aussi au fait que la dissertation de ce dernier sur les contraires loin de venir de maniegravere

impromtue avait deacutejagrave eacuteteacute annonceacutee par la mention des sentiments et des attitudes

contradictoires de lrsquoassistance La seacutereacuteniteacute de Socrate va alors assez vite cesser drsquoecirctre un

pheacutenomegravene ἄτοπον le paragraphe qursquoouvre cette remarque dure assez longtemps pour

deacutetourner notre attention des circonstances tragiques auxquelles nous assistons sans pour

autant nous les faire complegravetement oublier et va ainsi de fil en aiguille faire se focaliser

nrsquoy allait pas sans deacutecret divin mais plutocirct une fois arriveacute lagrave-bas srsquoattendait agrave y ecirctre heureux comme nul autre ne lrsquoa jamais eacuteteacute (hellip) En veacuteriteacute des sentiments inhabituels mrsquohabitaient un meacutelange inaccoutumeacute de plaisir mecircleacute de peine lorsque je pensais que dans peu de temps ce serait sa fin Et tous ceux qui eacutetaient preacutesents eacuteprouvaient agrave peu pregraves la mecircme chose tantocirct riant tantocirct pleurant raquo 24 Plat Pheacutedon [60b] laquo Socrate assis sur son lit ramassa sa jambe la frotta de la main et tout en la frottant il dit laquo Comme ccedila paraicirct insolite les amis ce que les hommes appellent lrsquoagreacuteable comme cela est drsquoune nature eacutetonnante dans son rapport avec ce que lrsquoon dit son contraire le peacutenible raquo

21

le regard du lecteur sur une conversation avec Simmias et Ceacutebegraves se deacuteroulant dans des

conditions similaires agrave celles de toutes les autres discussions agrave bacirctons rompus que Platon a

lrsquohabitude de raconter

Ἤρετο οὖν αὐτὸν ὁ Κέβηςmiddot Πῶς τοῦτο λέγεις ὦ Σώκρατες τὸ μὴ θεμιτὸν εἶναι ἑαυτὸν βιάζεσθαι ἐθέλειν δrsquoἂν τῷ ἀποθνῄσκοντι τὸν φιλόσοφον ἕπεσθαι Τί δέ ὦ Κέβης οὐκ ἀκηκόατε σύ τε καὶ Σιμμίας περὶ τῶν τοιούτων Φιλολάῳ συγγεγονότες Οὐδέν γε σαφές ὦ Σώκρατες25

Il est impossible drsquooublier la mort agrave venir qui est drsquoailleurs au centre des deacutebats mais

celle-ci sans brutaliteacute passe au second plan dans lrsquoordre des preacuteoccupations au profit du

souci de mener agrave bien la discussion philosophique les interlocuteurs qui eacutetaient sujets agrave la

peur de la mort renversent ce rapport de force en faisant de la mort en geacuteneacuteral et de la peur

de la mort en particulier le sujet de leurs conversations lrsquoexaminant comme nrsquoimporte quel

thegraveme dont peut srsquoemparer lrsquoinvestigation logique cette victoire sur la peur de la mort doit

beaucoup eacutevidemment agrave lrsquoattitude de Socrate que ce dernier justifie ne invoquant la

tradition ou du moins en affirmant qursquoelle est coheacuterente par rapport agrave ce qui se dit πάλαι

(depuis longtemps) concernant lrsquoapregraves-mourir

νῦν δὲ εὖ ἴστε ὅτι παρrsquoἄνδρας τε ἐλπίζω ἀφίξεσθαι ἀγαθούςmdashκαὶ τοῦτο μὲν οὐκ ἂν πάνυ διισχυρισαίμηνmdashὅτι μέντοι παρὰ θεοὺς δεσπότας πάνυ ἀγαθοὺς ἥξειν εὖ ἴστε ὅτι εἴπερ τι ἄλλο τῶν τοιούτων διισχυρισαίμην ἂν καὶ τοῦτο ὥστε διὰ ταῦτα οὐχ ὁμοίως ἀγανακτῶ ἀλλrsquo εὔελπίς εἰμι εἶναί τι τοῖς τετελευτηκόσι καί ὥσπερ γε καὶ πάλαι λέγεται πολὺ ἄμεινον τοῖς ἀγαθοῖς ἢ τοῖς κακοῖς26

Socrate prend le parti explicite de ne pas deacutevelopper immeacutediatement des points qursquoil

suppose deacutejagrave bien connus de ses interlocuteurs de fait la croyance en une vie apregraves la

mort du corps nrsquoest pas a priori de nature agrave entrer en contradiction avec la tradition

grecque mais se baser sur la tradition pour en faire un argument drsquoautoriteacute reviendrait agrave

adopter une posture superstitieuse ce qui serait agrave lrsquoopposeacute drsquoune attitude philosophique

digne de ce nom Socrate est donc tregraves vraisemblablement ironique sur ce point qui nrsquoest

pas capital drsquoautant que contrairement au mythe de Theacuteseacutee eacutevoqueacute plus haut la

perpeacutetuation de cette tradition mythologique nrsquoest attribueacutee agrave personne et apparait donc

isoleacutee de tout contexte mais lrsquoimportant est que la veacuteriteacute contextuelle premiegravere du dialogue

25 Plat Pheacutedon [61d] laquo Crsquoest alors que Ceacutebegraves lui demanda laquo Comment peux-tu dire Socrate qursquoil nrsquoest pas permis drsquouser de violence envers soi-mecircme et que le philosophe deacutesire suivre celui qui meurt ndash Simmias et toi nrsquoavez-vous pas eacuteteacute instruits agrave ce sujet en vivant aux cocircteacutes de Philolauumls ndash Rien de clair en tout cas So-crate raquo 26 Plat Pheacutedon [63b-c] laquo Sachez bien que je mrsquoattends agrave arriver aupregraves drsquohommes bons ndash mais je nrsquoinsisterais pas sur ce point ndash et aupregraves de dieux qui sont de tregraves bons maicirctres et sachez que si jrsquoinsistais sur un point ce serait sur celui-lagrave Gracircce agrave cela de mecircme que je ne mrsquoindigne pas jrsquoai au contraire bon espoir qursquoil y a quelque chose apregraves la mort et que comme on le dit depuis longtemps cela est bien meilleur pour les bons que pour les meacutechants raquo

22

se situe dans une lutte contre toute preacutepondeacuterance du pathos Platon ne fait pas de son

maicirctre un heacuteros tragique sa mise en scegravene bien que reacutealiste se veut aussi deacutepassionneacutee

que possible de maniegravere agrave ce que Socrate inspire le respect et non pas la pitieacute Cette

tension entre le maintien drsquoun certain reacutealisme et la lutte contre le pathos se manifeste

notamment par la mise agrave lrsquoeacutecart de Xanthippe27 dans la mesure ougrave il ne se trouve aucun

eacuteleacutement permettant de la qualifiier avec certitude de meacutegegravere invivable Socrate en

ordonnant qursquoon la mette agrave lrsquoeacutecart cherche alors moins agrave se deacutebarrasser drsquoune eacutepouse

deacutesagreacuteable que drsquoune personne qursquoil ne juge pas apte agrave prendre part agrave lrsquoinvestigation

philosophique autant dire un eacuteleacutement perturbateur et les lamentations et les gestes outreacutes

(pour ne pas dire disproportionneacutes) dont elle fait montre alors qursquoon se contente de

lrsquoeacutecarter (une simple mise agrave lrsquoeacutecart aussi cavaliegravere puisse-t-elle paraicirctre est a priori moins

redoutable que la mise agrave mort comme celle qui attend son mari) ne font que confirmer

qursquoelle risque fort drsquoentraver les efforts de lrsquoassistance pour mettre en place lrsquoambiance

deacutepassionneacutee dont la reacuteflexion logique a besoin En drsquoautres termes lrsquointervention de

Xanthippe permet agrave Platon drsquoinstaller une ambiance qui ne trompe personne sur le

caractegravere tragique de ce qui est sur le point de se produire tout en insistant sur la neacutecessiteacute

de lutter contre la tentation de se laisser aller au pathos Si lrsquoattitude de Xanthippe semble

logique eacutetant donneacutees les circonstances a contrario la seacutereacuteniteacute de Socrate semble eacutetrange

mais elle nrsquoest telle que de prime abord et le but de la deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme sera justement de montrer que crsquoest plutocirct cette seacutereacuteniteacute qui entre en coheacuterence avec

la reacutealiteacute de la mort la mise agrave lrsquoeacutecart de Xanthippe preacutefigure une autre mise agrave lrsquoeacutecart celle

drsquoune peur de la mort baseacutee sur une compreacutehension fausseacutee et superstitieuse de celle-ci Agrave

une lecture tragique de la mort qui la preacutesente comme une perte et un malheur le Pheacutedon

substitue une lecture philosophique preacutesentant le deacutecegraves comme un simple passage doubleacute

drsquoun gain

Ce renversement transparait par la situation mecircme du dialogue au sein de lrsquoœuvre

de Platon il est en effet envisageable de le consideacuterer comme un carrefour entre la

jeunesse et la maturiteacute de lrsquoauteur en racontant la mort de Socrate Platon donne un

aboutissement agrave un processus dieacutegeacutetique initieacute dans lrsquoApologie et poursuivi dans le Criton

de sorte que nous nous retrouvons avec trois dialogues qui peuvent constituer une trilogie

tragique relativement conforme aux regravegles des concours dramatiques drsquoAthegravenes agrave lrsquoimage

27 Cf supra

23

de lrsquoOrestie drsquoEschyle Mais si le Pheacutedon marque un aboutissement il marque aussi le

commencement drsquoun nouveau cycle comme le souligne Marc Durand

laquo La conception de lrsquoacircme lorsque le Pheacutedon est eacutecrit nous apparaicirct en pleine gestation Il nous semble qursquoelle est encore incomplegravete au vu des deacuteveloppements ulteacuterieurs que nous pourrons trouver dans la Reacutepublique dans le Phegravedre et de faccedilon plus lointaine dans le Timeacutee raquo28

Le Pheacutedon marque donc aussi bien la fin drsquoun cycle tragique que le deacutebut drsquoun cycle

philosophique compleacuteteacute par le Phegravedre et la Reacutepublique le tour de force litteacuteraire de Platon

reacuteside dans un renversement de la signification du contexte du moins celle qursquoon lui

donnerait spontaneacutement et dont Pheacutedon par son attitude eacutetonneacutee se fait le porte-parole

involontaire le but poursuivi par Platon est de montrer que la philosophie est capable de

triompher de la crainte habituellement susciteacutee par la perspective de la mort et permet de

mener une reacuteflexion approfondie mecircme quand lrsquoheure de mourir est arriveacutee Les heacuteros

tragiques eux aussi agrave lrsquoimage drsquoŒdipe parviennent agrave opeacuterer un renversement et agrave faire de

leur fin le deacutebut drsquoune egravere nouvelle29 mais Socrate va plus loin en annulant totalement sur

le plan meacutetaphysique ce qui serait encore source de malheur pour le heacuteros tragique De

surcroicirct alors que rien nrsquointerdit agrave lrsquoegravere nouvelle introduite par le sacrifice du heacuteros

tragique drsquoecirctre elle aussi porteuse de trageacutedies il ne peut en aller ainsi pour lrsquoegravere nouvelle

introduite par le sacrifice de Socrate puisque le sacrifice nrsquoen est pas vraiment un

quiconque suivra lrsquoexemple de Socrate sera deacutesormais agrave lrsquoabri sinon de la mort du moins

de la terreur qursquoelle inspire Ainsi le contexte du Pheacutedon reacutealise deacutejagrave lrsquoobjectif poursuivi

par la discussion sur la survie de lrsquoacircme agrave savoir vaincre la crainte que suscite la

perspective de la mort du corps agrave tel point que lorsque les compagnons de Socrate

laisseront eacuteclater leur deacutetresse quand le moment sera venu pour lui de boire le poison ce

seront deacutesormais leurs lamentations qui seront preacutesenteacutees comme deacuteplaceacutees la seacutereacuteniteacute de

Socrate apparaissant deacutesormais comme ce qursquoil y a de plus coheacuterent ndash Pheacutedon avait jugeacute

les paroles de Xanthippe comme eacutetant οἷα δὴ εἰώθασιν αἱ γυναῖκες30 mais en oubliant que

sa propre attitude agrave lrsquoinstant suprecircme en tant qursquoelle ne diffegravere guegravere de celle du restant de

lrsquoassistance avait elle-mecircme eacuteteacute disqualifieacutee par Socrate comme eacutetant digne drsquoune femme

Platon fait donc se retourner contre Pheacutedon le jugement que ce dernier avait prononceacute

envers les femmes en geacuteneacuteral et envers Xanthippe en particulier monrant que lrsquoattitude

28

DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p41 29 Cf Annexes 3 30

Plat Pheacutedon [60a] laquo habituelles pour les femmes raquo

24

outreacutee de cette derniegravere nrsquoest pas neacutecessairement lrsquoapanage des femmes et que la fermeteacute

face agrave la mort nrsquoest pas une affaire de sexe

Ἀπολλόδωρος δὲ καὶ ἐν τῷ ἔμπροσθεν χρόνῳ οὐδὲν ἐπαύετο δακρύων καὶ δὴ καὶ τότε ἀναβρυχησάμενος κλάων καὶ ἀγανακτῶν οὐδένα ὅντινα οὐ κατέκλασε τῶν παρόντων πλήν γε αὐτοῦ Σωκράτους ἐκεῖνος δέ lsquoοἷα ἔφη ποιεῖτε ὦ θαυμάσιοι ἐγὼ μέντοι οὐχ ἥκιστα τούτου ἕνεκα τὰς γυναῖκας ἀπέπεμψα ἵνα μὴ rsquo τοιαῦτα πλημμελοῖεν καὶ γὰρ ἀκήκοα ὅτι ἐν εὐφημίᾳ χρὴ τελευτᾶν ἀλλ᾽ ἡσυχίαν τε ἄγετε καὶ καρτερεῖτεrsquoκαὶ ἡμεῖς ἀκούσαντες ᾐσχύνθημέν τε καὶ ἐπέσχομεν τοῦ δακρύειν31

Nous assumons le grand bond en avant qui vient drsquoecirctre fait dans la lecture du texte en

citant cet extrait qui se reacutevegravele capital dans la mesure ougrave il illustre de faccedilon saisissante la

tension qui anime lrsquoensemble du dialogue traverseacute drsquoun bout agrave lrsquoautre par une lutte active

contre le pathos lutte que la reacuteflexion logique ne saurait jamais gagner que partiellement

Platon srsquoefforce de donner agrave la discussion une tonaliteacute deacutepassionneacutee dans la mesure du

possible mais lrsquoimportant est justement dans lrsquoexpression laquo dans la mesure du possible raquo

par sa situation en fin de dialogue cet extrait ougrave Socrate se voit dans lrsquoobligation

drsquoadmonester ses compagnons a lrsquointeacuterecirct de reacuteveacuteler agrave quel point le contexte tragique dans

lequel se situent les protagonistes reste important en deacutepit de la relative discreacutetion que lui a

confeacutereacute lrsquoinvestigation logique si on rapporte le regard que Platon fait adopter au lecteur agrave

lrsquoapostrophe que Socrate adresse agrave ses compagnons qui se reacutepandent en lamentations il

apparait que le contexte de la mort de Socrate aura donneacute agrave ce dernier lrsquooccasion de mettre

ses compagnons et lui-mecircme agrave lrsquoeacutepreuve loin drsquoecirctre purement anecdotique ou ornemental

le contexte tragique constitue agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoaction un puissant reacuteveacutelateur de la capaciteacute

de chacun des protagonistes agrave rester serein et apte agrave participer agrave un deacutebat philosophique

quelles que soient les circonstances ndash si Simmias Ceacutebegraves et dans une certaine mesure

Pheacutedon ont reacuteussi honorablement ce test en gardant leur calme suffisamment longtemps

pour participer agrave la reacuteflexion Apollodore lui eacutechoue complegravetement32 agrave lrsquoeacutechelle de

lrsquoeacutenonciation il fournit au lecteur lrsquooccasion de srsquoexercer lui-mecircme agrave appreacutehender la mort

31 Plat Pheacutedon [117d-e] laquo Apollodore deacutejagrave auparavant nrsquoavait pas cesseacute une seule fois de pleurer et il se mit alors triste et indigneacute agrave pousser des cris de douleur de sorte qursquoil nrsquoy en eut pas un dans lrsquoassistance qui ne fut pas briseacute de chagrin agrave part Socrate lui-mecircme Celui-ci dit laquo Qursquoest-ce que vous faites Vous ecirctes quand mecircme eacutetonnants Pour ma part crsquoest justement pour ccedila que jrsquoai renvoyeacute les femmes pour eacuteviter une telle faute de mesure car jrsquoai appris qursquoil faut finir avec des paroles heureuses Soyez donc calmes et fermes raquo Apregraves avoir entendu ccedila nous eucircmes honte et nous reticircnmes de pleurer raquo 32 La notion de mise agrave lrsquoeacutepreuve est centrale chez Platon mais la mise agrave lrsquoeacutepreuve existentielle du philosophe face agrave la mort ne doit pas ecirctre confondue avec lrsquoelenchos cette mise agrave lrsquoeacutepreuve intellectuelle des ideacutees agrave lrsquoœuvre notamment dans le cadre des dialogues de jeunesse dit laquo aporeacutetiques raquo par laquelle Socrate met agrave lrsquoeacutepreuve le savoir drsquoautrui en se mettant dans la position de lrsquoignorant pour demander des comptes agrave celui qui preacutetend savoir et ainsi deacutemasquer les faux savants et les distinguer des vrais En somme si lrsquoon peut con-sideacuterer lrsquoelenchos la mise agrave lrsquoeacutepreuve du savoir comme la premiegravere eacutetape du cursus du philosophe la mise agrave lrsquoeacutepreuve de sa capaciteacute agrave rester serein mecircme face agrave la mort est en revanche lrsquoeacutetape ultime de ce cursus

25

aussi injuste puisse-t-elle paraicirctre avec la plus grande seacutereacuteniteacute possible eacuteventuellement en

poursuivant lrsquoinvestigation philosophique qui a eacuteteacute engageacutee dans le dialogue

3 Lrsquoenjeu de lrsquoeacutevacuation du pathos la lutte contre la misologie

Lrsquoeacutevacuation du pathos ne va donc nuellement agrave lrsquoencontre de lrsquoimportance du

contexte qui ne saurait ecirctre que capital pour un auteur qui comme Platon srsquoefforce de

mettre en scegravene une philosophie en pleine gestation et assumant donc drsquoecirctre tributaire des

circonstances dans lesquelles elle est deacuteveloppeacutee le caractegravere incontournable de la

situation drsquoeacutenonciation est une caracteacuteristique inheacuterente agrave chaque dialogue platonicien et le

Pheacutedon lrsquoexacerbe litteacuteralement lrsquointensiteacute dramatique susciteacutee par la dimension tragique

du contexte nrsquoy diffegravere que de degreacute par rapport aux autres dialogues il est drsquoautant plus

interdit drsquoenvisager comme purement ornemental le cadre des derniers instants de Socrate

que ce dernier reacutecuse explicitement les critiques suivant lesquelles ses reacuteflexions ne

seraient que perte de temps Οὔκουν γrsquo ἂν οἶμαι ἦ δrsquo ὃς ὁ Σωκράτης εἰπεῖν τινα νῦν

ἀκούσαντα οὐδrsquo εἰ κωμῳδοποιὸς εἴη ὡς ἀδολεσχῶ καὶ οὐ περὶ προσηκόντων τοὺς λόγους

ποιοῦμαι33 Le κωμῳδοποιὸς est probablement Aristophane dont la comeacutedie Les Nueacutees

nrsquoest pas totalement eacutetrangegravere agrave la perte de Socrate et qui emploie effectivement le terme

ἀδολέσχος (bavard) agrave la fin de la piegravece pour deacutesigner Socrate et de ses disciples

ὀρθῶς παραινεῖς οὐκ ἐῶν δικορραφεῖν ἀλλ᾽ ὡς τάχιστ᾽ ἐμπιμπράναι τὴν οἰκίαν τῶν ἀδολεσχῶν34

Le fait que Socrate disserte sur la mort lorsque le moment est venu pour lui de mourir nrsquoest

pas un signe de faiblesse de sa part mais une reacuteponse agrave ses deacutetracteurs qui lui reprochent de

bavarder sur des thegravemes qui ne le regardent pas drsquoautant que crsquoest le moment ou jamais

pour mettre agrave lrsquoeacutepreuve son savoir-faire philosophique et celui de ses compagnons si

Platon avait choisi de preacutesenter son maicirctre srsquoexprimer de faccedilon cateacutegorique sur la mort

lorsque la menace de cette derniegravere ne le concernait pas encore directement ce qursquoil aurait

fait srsquoil lrsquoavait mis en scegravene ainsi degraves lrsquoApologie voire avant il aurait alors fourni un

argument de poids agrave ceux qui reprochent agrave la philosophie de se poser de faux problegravemes

bien au contraire le Pheacutedon montre que le philosophe est celui qui sait quels sont les vrais

33 Plat Pheacutedon [70b-c] laquo En tout cas je crois dit Socrate qursquoen mrsquoentendant maintenant nul mecircme srsquoil eacutetait auteur comique ne dirait que je suis un bavard et que je raisonne sur des sujets qui ne me concernent pas raquo 34 Aristoph Nueacutees (v1483-1485) laquo Tu conseilles droitement de ne pas faire de procegraves mais drsquoincendier au plus vite la maison des bavards raquo

26

problegravemes et agrave quel moment il est opportun de les poser ou non ndash crsquoest bien ainsi que le

philosophe est preacutesenteacute dans le Phegravedre Srsquointerroger sur la destineacutee de lrsquoacircme apregraves la mort

du corps quand celle-ci est imminente loin drsquoecirctre une marque de faiblesse montre que la

philosophie ne se deacuteplace pas dans le vide et permet au philosophe de faire montre de sa

capaciteacute agrave rester suffisamment serein pour mener une investigation logique dans les

meilleures conditions possibles mecircme agrave lrsquoinstant suprecircme le philosophe nrsquoest pas drsquoune

nature radicalement diffeacuterente de celle du commun des mortels sa singulariteacute se niche dans

lrsquoart et la maniegravere dont il fait preuve pour se poser les questions que tout autre homme se

pose il nrsquoy a rien drsquoeacutetonnant au fait de srsquointerroger sur lrsquoapregraves-mourir quand on sent venir

la mort mais le philosophe doit savoir dominer les eacutemotions que peut faire naicirctre ce

passage obligeacute et ainsi pouvoir srsquoaffirmer comme philosophe mecircme dans de telles

circonstances Il serait moins grave pour Socrate de disparaicirctre que drsquoecirctre infidegravele au parti

pris suivant lequel il a meneacute sa vie et agrave lrsquoenseignement qursquoil a dispenseacute Mecircme agrave lrsquoheure

derniegravere le philosophe doit rester ami de la sagesse et son agonie est en quelque sorte

lrsquoexamen final de son cursus philosophique celui au cours duquel il doit remporter une

ultime victoire sur une menace diffeacuterente de la mort la misologie deacutesigneacutee clairement

comme telle par Socrate

ὡς οὐκ ἔστιν ἔφη ὅτι ἄν τις μεῖζον τούτου κακὸν πάθοι ἢ λόγους μισήσας γίγνεται δὲ ἐκ τοῦ αὐτοῦ τρόπου μισολογία τε καὶ μισανθρωπία (hellip) Οὐκοῦν ὦ Φαίδων ἔφη οἰκτρὸν ἂν εἴη τὸ πάθος εἰ ὄντος δή τινος ἀληθοῦς καὶ βεβαίου λόγου καὶ δυνατοῦ κατανοῆσαι ἔπειτα διὰ τὸ παραγίγνεσθαι τοιούτοις τισὶ λόγοις τοῖς αὐτοῖς τοτὲ μὲν δοκοῦσιν ἀληθέσιν εἶναι τοτὲ δὲ μή μὴ ἑαυτόν τις αἰτιῷτο μηδὲ τὴν ἑαυτοῦ ἀτεχνίαν (hellip) καὶ ἤδη τὸν λοιπὸν βίον μισῶν τε καὶ λοιδορῶν τοὺς λόγους διατελοῖ τῶν δὲ ὄντων ἀληθείας τε καὶ ἐπιστήμης στερηθείη35

Crsquoest faute de mieux que nous traduisons λόγος par laquo raisonnement raquo bien plus que la

signification de ce terme franccedilais galvaudeacute qui peut srsquoappliquer aux reacuteflexions drsquoune

personne ameacutenageant son emploi du temps voire aux manigances drsquoun individu preacuteparant

un mauvais coup le substantif grec recouvre prononceacute par Socrate non seulement

lrsquoinvestigation philosophique mais aussi lrsquoensemble des regravegles de conduites qui lui sont

attacheacutees et lui donnent ses conditions de possibiliteacute ce nrsquoest pas un hasard si le terme

ἀτεχνίαν est employeacute pour deacutesigner lrsquoune des causes possibles de lrsquoeacutechec du λόγος la

philosophie telle que lrsquoenvisage de Socrate ne se limitant pas agrave un savoir theacuteorique mais

35 Plat Pheacutedon [89d-90c-d] laquo Il nrsquoest pas de plus grand malheur dit-il que puisse subir quelqursquoun que drsquoen arriver agrave haiumlr les raisonnements Or misologie et misanthropie naissent de la mecircme faccedilon (hellip) Donc Pheacutedon continua-t-il ce serait un incident lamentable si alors mecircme qursquoil existe un raisonnement vrai sucircr et com-preacutehensible parce qursquoil y en a drsquoautres agrave cocircteacute qui sont jugeacutes tantocirct vrais et tantocirct non on nrsquoen tienne pas pour responsable soi-mecircme et sa propre maladresse (hellip) On en arriverait deacutesormais pour le restant de sa vie agrave deacutetester agrave injurier les raisonnements et agrave se priver de ce qursquoil y a de veacuteriteacute et de savoir dans les ecirctres raquo

27

constituant drsquoabord une technique de recherche de la veacuteriteacute qui repose sur un savoir

pratique une τέχνη agrave part entiegravere qui neacutecessite une certaine habileteacute qui peut srsquoacqueacuterir par

lrsquoexercice par laquo misologie raquo il faut donc entendre bien plus que la haine de la raison une

attitude se situant aux antipodes de la philosophie pouvant prendre les formes de la

superstition ou de lrsquoabsence de curiositeacute intellectuelle Lorsque Socrate dit qursquoil nrsquoy a pas

plus grand malheur menaccedilant lrsquohomme que la misologie il sous-entend eacutevidemment

qursquoelle est plus redoutable que la mort elle-mecircme tout comme la mort la misologie

menace tout homme sa vie durant mais contrairement agrave la mort la misologie nrsquoest pas

ineacutevitable (crsquoest pourquoi il serait plus pertinent de lrsquoenvisager comme une tentation ou

une virtualiteacute plutocirct que comme une menace) et les efforts humains peuvent deacutejouer le

piegravege qursquoelle repreacutesente mais il serait tout de mecircme facile pour Socrate et ses

compagnons dans la situation qui est la leur de srsquoy laisser aller Srsquoil nrsquoest pas opportun de

lutter frontalement contre la mort un tel combat eacutetant neacutecessairement voueacute agrave lrsquoeacutechec il est

en revanche tout agrave fait opportun de lutter contre la misologie puisque cette lutte

nrsquooutrepasse pas les forces humaines et srsquoavegravere tout agrave fait drsquoactualiteacute au sein de ce reacutecit

lrsquoApologie a en effet montreacute la philosophie impuissante agrave deacutefendre Socrate contre ses

accusateurs il aurait donc eacuteteacute tentant drsquoen tirer du deacutegoucirct pour la philosophie surtout pour

Platon jeune homme de bonne famille qui semblait destineacute agrave faire un brillante carriegravere

politique agrave Athegravenes et que rien ne preacutedisposait agrave suivre lrsquoenseignement de Socrate dont il

eacutetait une sorte de neacutegatif comme le souligne Alain

laquo Il y eut entre Socrate et Platon une preacutecieuse rencontre mais disons mieux un choc de contraires drsquoougrave a suivi le mouvement de penseacutee le plus eacutetonnant qursquoon ait vu Crsquoest pourquoi on ne peut trop marquer le contraste entre ce maicirctre et ce disciple La vie de Socrate fut celle du simple citoyen et du simple soldat telle qursquoelle est partout (hellip) Platon ne srsquoest pas mis en scegravene dans ses Dialogues mais on peut voir au commencement de La Reacutepublique comment ses deux fregraveres Adimante et Glaucon mettent au jeu leur ambition leur puissance tout leur avenir Ce sont deux images de Platon jeune Platon descendant des rois puissant eacutequilibreacute athleacutetique ressemblait sans doute agrave ces belles statues si bien assureacutees drsquoelles-mecircmes raquo 36

Platon marqueacute par lrsquoeacutechec de la philosophie face aux meacutefaits conjugueacutes de la vindicte

populaire et de lrsquointrigue politique aurait pu se laisser aller agrave la misologie et il ne lui suffit

pas pour srsquoen preacutemunir de savoir que les responsables de la mort de Socrate eacutetaient

preacuteciseacutement atteints de misologie Le Pheacutedon srsquoefforce donc de montrer que le jugement

dont Socrate est la victime aussi injuste soit-il nrsquoest rien pour le philosophe puisque celui

qui srsquoest entraicircneacute toute sa vie durant agrave philosopher en faisant le plus possible abstraction

des circonstances mateacuterielles dans lesquelles il se trouve srsquoil a meneacute agrave bien cet

36 ALAIN Onze chapitres sur Platon in Platon p35-37

28

entraicircnement reste capable de philosopher mecircme quand lesdites circonstances le

rattrapent au point de menacer son inteacutegriteacute physique tel serait donc le sens veacuteritable de

lrsquoentraicircnement agrave la mort que Socrate revendique avoir suivi pendant toute sa vie non sans

ironie puisqursquoil reacuteutilise les termes des deacutetracteurs de la philosophie qui plus est avec des

redondances qursquoil est aiseacute de restituer au travers drsquoune traduction et qui seraient eacutetonnantes

de la part drsquoun styliste aussi talentueux que Platon si ces formulations meacuteritaient drsquoecirctre

prises au pied de la lettre

Κινδυνεύουσι γὰρ ὅσοι τυγχάνουσιν ὀρθῶς ἁπτόμενοι φιλοσοφίας λεληθέναι τοὺς ἄλλους ὅτι οὐδὲν ἄλλο αὐτοὶ ἐπιτηδεύουσιν ἢ ἀποθνῄσκειν τε καὶ τεθνάναι εἰ οὖν τοῦτο ἀληθές ἄτοπον δήπου ἂν εἴη προθυμεῖσθαι μὲν ἐν παντὶ τῷ βίῳ μηδὲν ἄλλο ἢ τοῦτο ἥκοντος δὲ δὴ αὐτοῦ ἀγανακτεῖν ὃ πάλαι προυθυμοῦντό τε καὶ ἐπετήδευον37

Par la notion drsquoentraicircnement agrave la mort il faut comprendre une expression caricaturale pour

deacutesigner dans le langage de lrsquoadversaire sophistique repreacutesenteacute par Ceacutebegraves une notion plus

subtile celle drsquoentraicircnement agrave penser en faisant le plus abstraction possible des

circonstances auxquelles nous sommes confronteacutes et agrave ne pas les laisser faire triompher la

misologie aussi critiques soient-elles de prime abord ndash une telle attitude ne saurait

ressembler agrave la mort que du point de vue drsquoun jeune honne impeacutetueux comme Ceacutebegraves Un

signe qui ne trompe pas se situe au beau milieu du Pheacutedon lorsque Socrate demande au

personnage eacuteponyme de couper ses cheveux au cas ougrave la discussion philosophique serait

tenue en eacutechec

Αὔριον δή ἔφη ἴσως ὦ Φαίδων τὰς καλὰς ταύτας κόμας ἀποκερῇ - Ἔοικεν ἦν δrsquo ἐγώ ὦ Σώκρατες - Οὔκ ἄν γε ἐμοὶ πείθῃ - Ἀλλὰ τί ἦν δrsquo ἐγώ - Τήμερον ἔφη κἀγὼ τὰς ἐμὰς καὶ σὺ ταύτας ἐάνπερ γε ἡμῖν ὁ λόγος τελευτήσῃ καὶ μὴ δυνώμεθα αὐτὸν ἀναβιώσασθαι καὶ ἔγωγrsquo ἄν εἰ σὺ εἴην καί με διαφεύγοι ὁ λόγος ἔνορκον ἂν ποιησαίμην ὥσπερ Ἀργεῖοι μὴ πρότερον κομήσειν πρὶν ἂν νικήσω ἀναμαχόμενος τὸν Σιμμίου τε καὶ Κέβητος λόγον38

Ce passage octroie une leacutegitimiteacute suppleacutementaire agrave lrsquoutilisation du nom de Pheacutedon pour

donner son titre au dialogue puisque non content drsquoavoir assisteacute aux deacutebats et de pouvoir

en rendre compte il a eacuteteacute choisi comme garant de la bonne tenue de la discussion au

sacrifice diffeacutereacute de sa chevelure qursquoil projetait en signe de deuil pour Socrate doit se

37 Plat Pheacutedon [64a] laquo Il est agrave craindre en effet que quiconque srsquoattache agrave la philosophie en srsquoy appliquant droitement il eacutechappe agrave autrui qursquoil ne srsquooccupe que de mourir et drsquoecirctre mort Si telle est donc la veacuteriteacute il serait sans doute eacutetrange de ne point avoir drsquoardeur pour rien drsquoautre que cela pendant toute sa vie et quand cela arrive de srsquoindigner contre ce pour quoi on avait de lrsquoardeur et dont on srsquooccupait raquo 38 Plat Pheacutedon [89b-c] laquo Demain peut-ecirctre dit-il Pheacutedon tu tondras cette belle chevelure ndash Il semble bien Socrate reacutepondis-je ndash Et bien non si tu me crois ndash Mais pourquoi ai-je demandeacute ndash Crsquoest aujourdrsquohui reacutepondit-il que je tondrai la mienne et toi celle-ci si la reacuteflexion prend fin parmi nous et si nous nrsquoarrivons pas agrave la rappeler agrave la vie Pour ma part si jrsquoeacutetais toi et si la reacuteflexion me fuyait je mrsquoengagerais par serment agrave la faccedilon des Argiens agrave ne plus ecirctre ainsi chevelu avant drsquoavoir vaincu par de nouveaux combats lrsquoargumentation de Simmias et de Ceacutebegraves raquo

29

substituer le sacrifice immeacutediat de cette mecircme chevelure en signe de deuil pour la

technique drsquoinvestigation philosophique au cas ougrave elle viendrait agrave ecirctre tenue en eacutechec

Pheacutedon au moment ougrave il rapporte les faits a donc des raisons physiques de prouver qursquoun

tel eacutechec nrsquoa pas eu lieu Il importe peu deacutesormais que la philosophie ait eacuteteacute impuissante agrave

prouver lrsquoinnocence de Socrate devant ses juges puisque le dialogue montre que la mort

nrsquoest pas de nature agrave lrsquoeffrayer au point de lui faire perdre toute volonteacute de poursuivre

lrsquoinvestigation philosophique jusqursquoagrave son terme et drsquoecirctre la preuve vivante de la leacutegitimiteacute

de cette deacutemarche qui meacuteritera donc drsquoecirctre poursuivie par ses disciples par-delagrave sa mort ndash

Platon en est la preuve vivante agrave lrsquoinstant mecircme ougrave il eacutecrit

Pour reacutesumer le contexte preacuteciseacutement parce qursquoil laisse srsquoatteacutenuer sa dimension

tragique sans jamais cesser drsquoecirctre preacutesent transforme le lecteur au moins le temps du

dialogue en un nouveau petit Socrate qui fait agrave son tour lrsquoexpeacuterience drsquoune agonie

deacutepassionneacutee ougrave la philosophie lui donne lrsquooccasion drsquoecirctre plus fort que la mort En

mettant en scegravene un Socrate deacutesormais explicite sur un thegraveme sur lequel il eacutetait auparavant

eacutevasif Platon fait mieux que deacutemontrer que lrsquoacircme est immortelle ce dont un esprit grec ne

saurait raisonnablement douter39 il donne agrave la mort une signification nouvelle ougrave la praxis

philosophique srsquoeacuterige en nouvel eacutetalon permettant de mesurer la maturiteacute de lrsquoacircme Degraves

lors les critiques exprimeacutees dans la Reacutepublique contre les descriptions horrifiques

traditionnelles de lrsquoHadegraves40 ne peuvent plus ecirctre penseacutees comme de simples prescriptions

concernant lrsquoeacuteducation qui doit ecirctre donneacutee aux gardiens de la citeacute ideacuteale cette critique

srsquoinsegravere dans la logique drsquoune redeacutefinition de la mort comme reacuteveacutelatrice de la plus ou

moins grande capaciteacute de lrsquoindividu agrave rester philosophe mecircme dans les moments les plus

critiques de son existence Il importe en fait assez peu au vrai philosophe que lrsquoacircme soit

immortelle ou non dans la mesure ougrave la terreur que la mort inspire ne peut plus le

concerner puisqursquoil a deacutejagrave passeacute toute sa vie agrave srsquoentraicircner agrave philosopher sans ecirctre affecteacute

au-delagrave du raisonnable par les vicissitudes de la vie terrestre ndash on insistera sur lrsquoexpression

laquo au-delagrave du raisonnable raquo car Socrate ne nie agrave aucun moment ce qursquoimpose cette vie

terrestre par exemple la neacutecessiteacute de srsquoalimenter mais il refuse simplement de srsquoy

appliquer avec un zegravele excessif Φαίνεταί σοι φιλοσόφου ἀνδρὸς εἶναι ἐσπουδακέναι περὶ

τὰς ἡδονὰς καλουμένας τὰς τοιάσδε οἷον σιτίων [τe] καὶ ποτῶν - Ἥκιστα ὦ Σώκρατες

39 On reviendra neacuteanmoins ulteacuterieurement sur ce point qui nrsquoeacutetait pas si eacutevident agrave lrsquoeacutepoque 40 Cf Annexe 4

30

ἔφη ὁ Σιμμίας41 Les conclusions de la deacutemonstration par Socrate de la survie post corporis

mortem de lrsquoacircme nrsquoont finalement drsquoimportance que pour ceux qui laissent encore la peur

de la mort les envahir au point de brouiller leur jugement Il srsquoavegravere donc que la

dynamique mise en scegravene par le contexte du Pheacutedon reacuteside dans lrsquoaboutissement drsquoun

entraicircnement permanent agrave la philosophie que Platon devait imposer aussi bien agrave ses eacutelegraveves

qursquoagrave lui-mecircme la philosophie eacutetant comprise comme une praxis agrave part entiegravere ougrave tout

lrsquoecirctre de lrsquohomme srsquoinvestit au point drsquoecirctre sourd agrave presque tout ce qui peut perturber sa

reacuteflexion ce qui donne tout son sens aux reproches que Socrate adresse agrave ses compagnons

avant de mourir reproches drsquoautant plus graves qursquoil les accuse de manquer de mesure et

donc de commettre un faute grave pour un grec au sein du dialogue la mort de Socrate

nrsquoest pas un simple ornement agrave une theacuteorie qui pourrait srsquoen passer mais bien le stade

ultime drsquoune praxis dont le Pheacutedon est une sorte de manuel drsquoapprentissage parmi drsquoautres

41 Plat Pheacutedon [64d-e] laquo Est-ce qursquoil trsquoapparait qursquoecirctre empresseacute pour ce genre de preacutetendus plaisirs comme la nourriture et la boisson est le fait drsquoun philosophe ndash Pas du tout Socrate reacutepondit Simmias raquo

31

Chapitre 2 Analyse de la deacutemonstration du Pheacutedon en tant que servante

du projet platonicien

Consideacuterer le Pheacutedon comme un manuel drsquoapprentissage permet de poursuivre

notre recherche en visant deacutesormais lrsquohorizon du projet platonicien de formation de la

jeunesse grecque puisqursquoil ressort de notre commentaire que lrsquoobjet premier du Pheacutedon

nrsquoest peut-ecirctre pas tant de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme que drsquooffrir un exemple

drsquoattitude reacuteellement philosophique se pose alors la question de la place qursquooccupe cette

deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans le Pheacutedon en particulier et dans le projet

platonicien en geacuteneacuteral La question de la vie post corporis mortem de lrsquoacircme revient en effet

dans drsquoautres dialogues de maturiteacute mecircme si elle nrsquoy occupe plus une place aussi centrale

ndash Platon manifestant en cela son geacutenie litteacuteraire nrsquoa jamais eacutecrit deux fois le mecircme

dialogue ce qui explique partiellement ce que lrsquoon interpregravete parfois avec plus ou moins

de pertinence comme des revirements ou des contradictions comme lrsquoa fait en son temps

Louis Couturat dans son De Platonicis mythis ouvrage aujourdrsquohui deacutepasseacute en raison

notamment du sens reacuteducteur agrave la limite du peacutejoratif qui y est donneacute agrave lrsquoadjectif mythicus

compris comme synonyme drsquolaquo illusoire raquo

In Phaedri mytho animae justae in caelum injustae vero sub terram mittuntur ibique pro bene aut male meritis praemium decuplum accipiunt aut decuplam poenam pendunt Post mille annos corpus novum eligunt et in vitam redeunt Solae animae quae tres deinceps vitas in philosophia et in puro amore degerunt alas recuperant et in caelum evolant In Reipublicae mytho omnes animae quaecumque meritae sunt decies eadem patiuntur deinde sortem futuram libere eligunt solae tyrannorum animae in Tartato retinentur et in aevum puniuntur42

De ces apparentes contradictions entre les diffeacuterents mythes eschatologiques (ici ceux du

Phegravedre et de la Reacutepublique) Couturat conclut que la conception platonicienne de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne saurait ecirctre que mythica au sens ougrave elle ne meacuteriterait pas drsquoecirctre

42 COUTURAT Louis De Platonicis mythis p111-112 laquo Dans le mythe du Phegravedre les acircmes justes sont envoyeacutees au ciel et les injustes sous la terre et en proportion avec leur bonne ou leur mauvaise conduite ils y reccediloivent une reacutecompense deacutecuple ou y subissent un chacirctiment deacutecuple Mille anneacutees plus tard ils choisissent un nouveau corps et reviennent agrave la vie Seules les acircmes qui megravenent trois vies conseacutecutives dans la philoso-phie et dans lamour pur reacutecupegraverent leurs ailes et senvolent vers le ciel Dans le mythe de la Reacutepublique toutes les acircmes quel que soit leur meacuterite subissent dix fois la mecircme chose puis choisissent librement leur sort futur seules les acircmes des tyrans sont retenues dans le Tartare et sont pu-nies pour toujours raquo

32

prise au seacuterieux Il est bien eacutevident que la deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans le

Pheacutedon nrsquoest pas de nature agrave satisfaire pleinement une conscience moderne avide de

deacutemonstrations rationnelles au sens carteacutesien du terme Marc Durand le reconnaicirctra

ouvertement plus drsquoun siegravecle apregraves Couturat lorsqursquoil commentera la reacuteponse de Socrate agrave

lrsquoobjection de Ceacutebegraves

laquo Cette deacutemonstration est agrave tout prendre difficile et deacutecevante Il srsquoagit en fait drsquoune sorte de laquo preuve ontologique raquo avant la lettre De mecircme que lrsquoon ne peut concevoir Dieu non existant on ne peut concevoir lrsquoacircme non vivante puisque lrsquoessence de lrsquoacircme crsquoest la vie comme lrsquoessence de Dieu crsquoest lrsquoexistence raquo43

Il ne faut cependant pas en conclure que Platon nrsquoait pas reacuteellement cru en lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme il est inconcevable qursquoil ait pu faire parler son maicirctre pour ne rien dire et mecircme srsquoil

srsquoest servi de cette ideacutee agrave des fins prioritairement protreptiques rien ne srsquooppose agrave ce qursquoil

ait sincegraverement adheacutereacute agrave cette ideacutee et ait chercheacute agrave la deacutefendre avec les moyens de la

philosophie en drsquoautres termes mecircme si crsquoest drsquoabord dans le but drsquoexhorter agrave lrsquoamour de

la sagesse eacutelegraveves et lecteurs qursquoil a eacutecrit le Pheacutedon il serait reacuteducteur drsquoen conclure que

lrsquoespoir drsquoun accegraves pour le philosophe agrave une vie post corporis mortem meilleure que la vie

terrestre ait pu jouer simplement un rocircle similaire agrave celui drsquoune carotte que lrsquoon mettrait agrave

pendre devant le museau drsquoun acircne pour le faire avancer

1 Une conception anti-superstitieuse de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

Il apparait clairement que la confiance de Socrate allant agrave la mort malgreacute les

eacutevocations de la tradition ne peut en aucun cas ecirctre confondue avec la superstition la

Reacutepublique offre lrsquoexemple drsquoun vrai superstitieux le meacutetegraveque Ceacutephale qui a fait fortune

dans le commerce des armes qui ne prend au seacuterieux le sort de lrsquoacircme apregraves la mort que

lorsque celle-ci est imminente et dont la seacutereacuteniteacute apparente nrsquoest qursquoune faccedilade Il srsquoen

cache drsquoailleurs agrave peine ses paroles le trahissent

ἐπειδάν τις ἐγγὺς ᾖ τοῦ οἴεσθαι τελευτήσειν εἰσέρχεται αὐτῷ δέος καὶ φροντὶς περὶ ὧν ἔμπροσθεν οὐκ εἰσῄει οἵ τε γὰρ λεγόμενοι μῦθοι περὶ τῶν ἐν Ἅιδου ὡς τὸν ἐνθάδε ἀδικήσαντα δεῖ ἐκεῖ διδόναι δίκην καταγελώμενοι τέως τότε δὴ στρέφουσιν αὐτοῦ τὴν ψυχὴν μὴ ἀληθεῖς ὦσιν 44

43 DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p85-86 44 Plat Reacutepublique I [330d] laquo Quand quelqursquoun croit sentir que la mort vient vers lui lui viennent agrave lrsquoesprit des craintes et des preacuteoccupations sur des sujets qui auparavant ne lrsquointeacuteressaient pas Les reacutecits que lrsquoon fait sur lrsquoHadegraves et le chacirctiment dont il faut payer lagrave-bas les injustices commises ici-bas dont il se moquait jusqursquoagrave preacutesent troublent maintenant son acircme raquo

33

Platon ne reprend pas cet exemple agrave son compte et lrsquoattitude de Socrate dans le Pheacutedon se

situe aux antipodes de celle de Ceacutephale Socrate nrsquoa aucune raison drsquoavoir peur de la mort

puisque le philosophe qui a consacreacute sa vie agrave mettre son acircme agrave part du corps ne peut

envisager son propre deacutecegraves compris comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps que comme

lrsquoaboutissement de tous ses efforts Drsquoailleurs pour revenir au Pheacutedon avant mecircme de

deacutemontrer que lrsquoacircme et le corps sont seacuteparables lrsquoun de lrsquoautre Socrate souligne

implicitement que srsquoil eacutetait une crainte dont la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme devait le

libeacuterer ce ne serait pas tant celle drsquoune disparition deacutefinitive qui nrsquoentre pas agrave ses yeux

dans le champ du possible mais plutocirct celle drsquoun enchaicircnement perpeacutetuel agrave un corps qui

oppose un obstacle quasi permanent agrave une reacuteflexion bien meneacutee

- Ἆρ᾽ οὖν οὐκ ἐν τῷ λογίζεσθαι εἴπερ που ἄλλοθι κατάδηλον αὐτῇ γίγνεταί τι τῶν ὄντων - Ναί - Λογίζεται δέ γέ που τότε κάλλιστα ὅταν αὐτὴν τούτων μηδὲν παραλυπῇ μήτε ἀκοὴ μήτε ὄψις μήτε ἀλγηδὼν μηδέ τις ἡδονή ἀλλ᾽ ὅτι μάλιστα αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνηται ἐῶσα χαίρειν τὸ σῶμα καὶ καθ᾽ ὅσον δύναται μὴ κοινωνοῦσα αὐτῷ μηδ᾽ ἁπτομένη ὀρέγηται τοῦ ὄντος - Ἔστι ταῦτα - Οὐκοῦν καὶ ἐνταῦθα ἡ τοῦ φιλοσόφου ψυχὴ μάλιστα ἀτιμάζει τὸ σῶμα καὶ φεύγει ἀπ᾽ αὐτοῦ ζητεῖ δὲ αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνεσθαι - Φαίνεται45

Socrate emploie explicitement lrsquoexpression καθ᾽ ὅσον δύναται que nous traduisons par

laquo dans la mesure du possible raquo il nrsquoignore donc pas que couper totalement la

communication entre lrsquoacircme et le corps est impossible aussi longtemps que ce dernier est

vivant de fait le corps ne se tait deacutefinitivement que dans la mort laquelle peut donc

constituer un espoir seacuteduisant pour le philosophe lrsquoespoir de devenir laquo pur esprit raquo Platon

devait avoir une conscience aigueuml des entraves que les neacutecessiteacutes corporelles peuvent

opposer agrave lrsquoambition de celui qui fait profession de philosophe agrave cet eacutegard il serait tentant

de consideacuterer que ce mode de vie philosophique mis en pratique par Socrate serait aussi

celui que procircne le discours de Pausanias dans le Banquet discours qui paraicirct deacutejagrave deacutefinir ce

que constitue lrsquoamour laquo platonique raquo unissant Socrate agrave Alcibiade cet amour srsquoattachant

davantage agrave lrsquoacircme qursquoau corps et qui ne serait pas πονηρὸς (pervers) ndash ce nrsquoest

eacutevidemment pas si simple eacutetant donneacute que le discours extrecircmement steacutereacuteotypeacute de

Pausanias compte au mecircme titre que les discours preacuteceacutedant celui de Socrate parmi les

eacuteloges laquo sophistiques raquo drsquoEros preacutesenteacutes comme autant de contre-exemples drsquoun discours

philosophique

45 Plat Pheacutedon [64b-d] laquo Nrsquoest-ce donc pas dans lrsquoacte de raisonner si jamais crsquoest le cas que se manifeste clairement agrave lrsquoacircme quelque chose de lrsquoecirctre ndash Oui ndash Et elle raisonne sans doute mieux quand rien ne la trouble ni lrsquoouiumle ni la vue ni une souffrance ni un plaisir quand au contraire elle est le plus possible replieacutee sur elle-mecircme ayant donneacute congeacute au corps et quand ayant coupeacute la communication et le contact avec lui dans la mesure du possible elle tend vers lrsquoecirctre ndash Crsquoest tout agrave fait ccedila ndash Nrsquoest-ce pas aussi dans cet eacutetat que lrsquoacircme du philosophe meacuteprise le plus le corps et le fuit et qursquoelle cherche agrave se replier sur elle-mecircme ndash Il semble bien raquo

34

Πονηρὸς δ᾽ ἐστὶν ἐκεῖνος ὁ ἐραστὴς ὁ πάνδημος ὁ τοῦ σώματος μᾶλλον ἢ τῆς ψυχῆς ἐρῶν καὶ γὰρ οὐδὲ μόνιμος ἐστιν ἅτε οὐδὲ μονίμου ἐρῶν πράγματος Ἅμα γὰρ τῷ τοῦ σώματος ἄνθει λήγοντι οὗπερ ἤρα ldquoοἴχεται ἀποπτάμενοςrdquo πολλοὺς λόγους καὶ ὑποσχέσεις καταισχύνας ὁ δὲ τοῦ ἤθους χρηστοῦ ὄντος ἐραστὴς διὰ βίου μένει ἅτε μονίμῳ συντακείς46

Crsquoest faute de mieux que nous traduisons μόνιμος par laquo stable raquo qui a cependant lrsquoavantage

relatif contrairement agrave lrsquoadjectif laquo constant raquo proposeacute par Leacuteon Robin de ne pas faire

lrsquoeacuteconomie de la nuance drsquoimmuabiliteacute calqueacutee sur celle que les Grecs attribuent

ordinairement au monde que le terme μόνιμος recouvre mecircme si laquo constant raquo se justifie

pour exalter lrsquoindeacutefectibiliteacute drsquoune relation amoureuse il est en tout cas judicieux drsquoeacutetablir

un lien entre la conception grecque ordinaire du monde et le discours de Pausanias celui-ci

raisonnant en Atheacutenien moyen et se faisant le relais drsquoune meacutefiance spontaneacutee agrave lrsquoeacutegard du

corps qui nrsquoa le plus souvent rien de reacutefleacutechi cette moindre digniteacute attribueacutee au corps au

nom de son caractegravere changeant est en effet davantage laquo sentie raquo plutocirct que laquo sue raquo aussi

bien par tout un chacun que par Pausanias lui-mecircme auquel il serait drsquoailleurs facile de

reacutepliquer qursquoil nrsquoest pas si certain que ccedila que le caractegravere soit moins changeant que le

corps on est souvent surpris de voir une personne srsquoaigrir ou se bonifier avec le temps En

tout eacutetat de cause Pausanias est bien un repreacutesentant de la superstition au mecircme titre que

Ceacutephale avec lequel il a en commun lrsquoobeacuteissance aveugle agrave une tradition scleacuteroseacutee qursquoil

cite mais qursquoil ne questionne pas voire ne comprend mecircme pas la formule οἴχεται

ἀποπτάμενος est un emprunt direct agrave lrsquoIliade47 qui plus est sorti de son contexte celui du

songe drsquoAgammemnon non content de citer ses classiques hors de propos pour faire

eacutetalage de son savoir Pausanias donne des reacuteponses toutes faites au lieu de poser des

questions et se situe donc aux antipodes de lrsquoattitude philosophique ndash Jacques Lacan ira

mecircme plus loin en soulignant que Pausanias parle non seulement en Atheacutenien moyen mais

aussi en Atheacutenien moyen aiseacute son discours nrsquoaccordant de leacutegitimeacute agrave lrsquoamour qursquoagrave la

condition qursquoil soit laquo une bonne affaire raquo au sens presque commercial du terme le

concevant comme un investissement qui doit ecirctre payeacute de retour les valeurs morales se

substituant aux valeurs financiegraveres drsquoune faccedilon que nrsquoaurait pas renieacutee la bourgeoisie du

XIXe siegravecle laquo Tout le discours srsquoeacutelabore en fonction drsquoune cotation des valeurs drsquoune

recherche des valeurs coteacutees Il srsquoagit bel et bien de placer ses fonds drsquoinvestissement

46 Plat Banquet [183d-e] laquo Celui qui est pervers est lrsquoamant pandeacutemien aimant davantage le corps que lrsquoacircme et il nrsquoest pas stable non plus aimant une chose qui nrsquoest pas plus stable En effet degraves que le corps cesse drsquoecirctre dans sa fleur ce pourquoi il lrsquoaimait il part en srsquoenvolant deacuteshonorant ses nombreux discours et promesses En revanche celui qui aime un caractegravere parce qursquoil est noble est stable pour la vie eacutetant donneacute qursquoil se joint agrave quelque chose de stable raquo 47 Ὣς ὁ μὲν εἰπὼν ᾤχετrsquo ἀποπτάμενος Iliade 2 71 laquo Ayant ainsi parleacute il part en srsquoenvolant raquo

35

psychiques raquo48 Il serait donc erroneacute de penser que lrsquoopinion de Pausanias reflegravete lrsquoune des

composantes de la vie de Socrate drsquoautant qursquoen deacutepit de lrsquoacception galvaudeacutee qursquoa pris

aujourdrsquohui lrsquoexpression laquo amour platonique raquo il serait malhonnecircte de preacutetendre que

Socrate de son vivant ait totalement deacutedaigneacute le commerce avec le corps comme le

rappelle Francis Wolff

laquo Cet homme que lrsquoon dit tempeacuterant parle vert et boit sec Cet intellectuel que lrsquoon imagine toujours perdu dans ses nuages gris et meacuteprisant la couleur des choses sait mieux qursquoun autre croquer la vie de ses larges macircchoires il danse et joue de la lyre si ses yeux sont agrave fleur de tecircte crsquoest pour mieux voir de tous les cocircteacutes assure-t-il si ses narines sont retrousseacutees crsquoest pour mieux sentir Et ses legravevres eacutepaisses ne font-elles pas des baisers plus sensuels On le veut chaste on le deacutecrit restant de marbre face aux avances du bel Alcibiade qui srsquoeacutetait glisseacute dans son lit mais on le voit souvent entoureacute drsquoune foule de mignons dont il ne deacutedaigne pas la compagnie troubleacute par la beauteacute de Charmide il veut dit-il en deacuteshabiller lrsquoacircme avant drsquoen effeuiller le corps raquo49

Agrave aucun moment la lettre des eacutecrits Platon ne va agrave lrsquoencontre de cette vision laquo sensuelle raquo

du maicirctre certes Socrate est bien laquo un homme qui le plus possible deacutelie lrsquoacircme du

commerce du corps raquo50 mais lrsquoimportant dans cette deacutefinition du philosophe emprunteacutee agrave

Festugiegravere est justement dans la locution adverbiale laquo le plus possible raquo aussi longtemps

que lrsquoon vit il est impossible de faire totalement abstraction du corps mais il est

envisageable de le mettre de cocircteacute dans une certaine mesure et cette expeacuterience suffit agrave ce

que lrsquoon en arrive agrave envisager le corps comme un fardeau dont la penseacutee pure ne peut rien

attendre et qursquoil serait donc juste de consideacuterer comme une ϕρουρά pour reprendre le

terme employeacute par Socrate dans une formule emprunteacutee aux mystegraveres ὡς ἔν τινι φρουρᾷ

ἐσμεν οἱ ἄνθρωποι καὶ οὐ δεῖ δὴ ἑαυτὸν ἐκ ταύτης λύειν οὐδ᾽ ἀποδιδράσκειν51 Leacuteon

Robin de son propre aveu a traduit le terme ϕρουρά par laquo garderie raquo faute de mieux et

mecircme lrsquoexpression laquo poste de garde raquo est trop faible pour rendre tout le sens du terme grec

qui deacutesigne eacutegalement une prison cette polyseacutemie est difficile agrave restituer dans le franccedilais

actuel et ne se fait drsquoailleurs sentir que par la juxtaposition des deux verbes λύειν et

ἀποδιδράσκειν entre lesquels la diffeacuterence est du mecircme ordre que celle qui existe entre la

situation du soldat deacuteserteur et celle du prisonnier eacutevadeacute Cette complexiteacute de lrsquoexpression

peut neacuteanmoins ecirctre surmonteacutee si lrsquoon srsquoaccorde agrave dire qursquoelle permet drsquoenvisager le corps

comme une place que les dieux assignent agrave lrsquoacircme et exprime le fait qursquohabiter un corps et

lrsquoanimer est le rocircle assigneacute agrave lrsquoacircme humaine sa place sur terre place que lrsquohomme ne

48 LACAN Jacques Le seacuteminaire VIII Le transfert p73 49 WOLFF Francis Socrate p12 50 FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Les trois laquo protreptiques raquo de Platon Euthydegraveme Pheacutedon Eacutepinomis p78 51 Plat Pheacutedon [62b] laquo Crsquoest dans quelque poste de garde que nous les hommes vivons et il ne faut ni srsquoen libeacuterer soi-mecircme ni srsquoen eacutechapper raquo

36

choisit pas et agrave laquelle il faut cependant savoir se tenir loin drsquoecirctre superstitieuse

lrsquoattitude de Socrate consiste en un consentement agrave la vie telle qursquoelle est donneacutee aux

hommes crsquoest-agrave-dire aussi agrave la condition de la mortaliteacute et crsquoest pourquoi le philosophe

confiant en lrsquoordre des choses ne cherche pas agrave se faire bien voir des dieux agrave tout prix

quand la mort est proche comme Ceacutephale ni ne deacutevalue systeacutematiquement le domaine

corporel comme Pausanias

2 Une deacutemonstration strictement logique

Toute preacutesence eacuteventuelle de la superstition dans les propos de Socrate eacutetant

eacutecarteacutee il faut aussi souligner qursquoen deacutepit de ce que ses arguments peuvent avoir

drsquoinsatisfaisants pour une conscience moderne (ne serait-ce qursquoen raison de leur apparente

juxtaposition qui les eacuteloigne des grandes deacutemonstrations systeacutematiques caracteacuterisant la

philosophie moderne) ils nrsquoen ont pas moins la forme du raisonnement logique et nrsquoont agrave

aucun moment vocation agrave se reacutesumer agrave une seacuterie de formules persuasives comme peuvent

en produire les sophistes Ils sont mecircme strictement logiques au point de forcer le lecteur agrave

se confronter avec les limites du logos (limite nrsquoeacutetant pas synonyme de faiblesse) puisqursquoil

srsquoy avegravere que lrsquoideacutee du neacuteant ante vitam et post mortem nrsquoest pas simplement intoleacuterable

eacutethiquement mais surtout inconcevable logiquement ndash ici commence lrsquoexamen proprement

dit des arguments tels qursquoils sont preacutesenteacutes dans le Pheacutedon qui respectera la dynamique du

dialogue et commencera donc par lrsquoargument de la solidariteacute des contraires deacutejagrave effleureacute

preacuteceacutedemment

Οὐκ ἐναντίον μὲν φῂς τῷ ζῆν τὸ τεθνάναι εἶναι - Ἔγωγε - Γίγνεσθαι δὲ ἐξ ἀλλήλων - Ναί - Ἐξ οὖν τοῦ ζῶντος τί τὸ γιγνόμενον - Τὸ τεθνηκός ἔφη - Τί δέ ἦ δ᾽ ὅς ἐκ τοῦ τεθνεῶτος - Ἀναγκαῖον ἔφη ὁμολογεῖν ὅτι τὸ ζῶν - Ἐκ τῶν τεθνεώτων ἄρα ὦ Κέβης τὰ ζῶντά τε καὶ οἱ ζῶντες γίγνονται - Φαίνεται ἔφη52

Nous avons bien affaire ici agrave un syllogisme rigoureux qui fait de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

une exigence drsquoordre logico-physique ce nrsquoest pas par hasard si Ceacutebegraves dit qursquoil est

ἀναγκαῖον (neacutecessaire) de reconnaicirctre que la conclusion du raisonnment est fondeacutee Drsquoune

part drsquoun point de vue logique il nrsquoy a effectivement rien agrave reacutepondre lrsquoapplication stricte

de lrsquoargument des contraires a bel et bien pour conseacutequence que la vie doit naicirctre de la

52 Plat Pheacutedon [71d-e] laquo Ne dis-tu pas que mourir est le contraire de vivre ndash Oui je le dis ndash Et qursquoils srsquoengendrent lrsquoun de lrsquoautre ndash Oui ndash Donc qursquoest-ce qui provient du vivant ndash Ce qui est mort dit-il ndash Et qursquoest-ce qui provient de ce qui est mort reprit-il ndash Il est neacutecessaire reacutepondit-il de reconnaicirctre que crsquoest le vivant ndash Crsquoest donc des choses mortes Ceacutebegraves que proviennent les choses vivantes et les ecirctres vivants avec elles ndash Il semble bien reacutepondit-il raquo

37

mort et reacuteciproquement ndash le statu divin reconnu en Gregravece agrave la notion drsquoἀνάγκη donne toute

son poids agrave la reacuteponse de Ceacutebegraves Drsquoautre part drsquoun point de vue physique si la mort

naissait de la vie sans que la vie naisse de la mort il y aurait un deacuteseacutequilibre totalement

incompatible avec la conception grecque de la nature comprise comme un laquo cosmos raquo

organiseacute le risque est que si la vie ne naicirct pas de la mort comme la mort naicirct de la vie

χωλὴ ἔσται ἡ φύσις53 or la conception de la nature comme parfait eacutequilibre (cette conception

fait de la logique et de la physique deux sciences compleacutementaires pour ne pas dire mecircme

deux faces drsquoune mecircme science) est tellement eacutevidente pour un Grec qursquoil nrsquoest pas

rationnellement admissible que la vie puisse venir du neacuteant et donc encore moins qursquoelle

puisse y revenir or si nous savons parfaitement drsquoougrave vient le corps nous ne savons pas

avec la mecircme exactitude drsquoougrave vient lrsquoacircme (lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est trop souvent

comprise comme le fait que lrsquoacircme survive agrave la mort corporelle mais elle doit aussi ecirctre

comprise comme le fait que lrsquoacircme vive avant la naissance corporelle) lrsquoacte procreacuteateur

est tout ce qursquoil y a de plus mateacuteriel et il nrsquoest pas a priori logique qursquoil permettre la

production drsquoun laquo animal raisonnable raquo capable de produire des raisonnements sans que

lrsquointervention drsquoune cause suppleacutementaire ne puisse lrsquoexpliquer Nous voilagrave donc

logiquement contraints drsquoadmettre que lrsquoacircme vient drsquoun ailleurs qui ne peut ecirctre le neacuteant Agrave

cet eacutegard cette conception de lrsquoacircme peut apparaicirctre comme un corollaire direct de la

conception platonicienne de la nature si lrsquoacircme nrsquoeacutetait pas comprise comme immortelle

cette laquo physique raquo (au sens fort du terme) qui se veut parfaitement logique et qui nrsquoadmet

pas le neacuteant srsquoeffondrerait on ne peut donc parler drsquoune simple croyance cette ideacutee nrsquoa

rien drsquoeacutetrange pour un Grec et en deacuteduire que lrsquoacircme est immortelle semble drsquoune logique agrave

toute eacutepreuve Drsquoun certain point de vue Platon propose ici des ideacutees qui se veulent

coheacuterentes par rapport agrave une conception physique constitutive de lrsquoesprit de son temps et agrave

laquelle il tient en tant qursquoelle maintient intacte la possibiliteacute drsquoune connaissance coheacuterente

du monde son adheacutesion agrave lrsquoideacutee de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme teacutemoigne donc drsquoune exigence

de coheacuterence et de logique extrecircmement pousseacute et il ne srsquoappuie sur la tradition que dans la

mesure ougrave celle-ci nrsquoest pas invalideacutee par ladite exigence ndash crsquoest dire si lrsquoinvocation de la

tradition citeacutee plus haut ne doit pas ecirctre comprise comme un argument drsquoautoriteacute

Le deuxiegraveme argument celui de la reacuteminiscence avait deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacute dans le

Meacutenon agrave ceci pregraves que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme y avait eacuteteacute aussitocirct invoqueacutee pour justifier la

theacuteorie de la reacuteminiscence avant mecircme que cette derniegravere ne soit formuleacutee

53 Plat Pheacutedon [71e] laquo La nature sera boiteuse raquo

38

φασὶ γὰρ τὴν ψυχὴν τοῦ ἀνθρώπου εἶναι ἀθάνατον καὶ τοτὲ μὲν τελευτᾶνmdashὃ δὴ ἀποθνῄσκειν καλοῦσιmdashτοτὲ δὲ πάλιν γίγνεσθαι ἀπόλλυσθαι δ᾽ οὐδέποτε δεῖν δὴ διὰ ταῦτα ὡς ὁσιώτατα διαβιῶναι τὸν βίον () Ἅτε οὖν ἡ ψυχὴ ἀθάνατός τε οὖσα καὶ πολλάκις γεγονυῖα καὶ ἑωρακυῖα καὶ τὰ ἐνθάδε καὶ τὰ ἐν Ἅιδου καὶ πάντα χρήματα οὐκ ἔστιν ὅτι οὐ μεμάθηκεν ὥστε οὐδὲν θαυμαστὸν καὶ περὶ ἀρετῆς καὶ περὶ ἄλλων οἷόν τ εἶναι αὐτὴν ἀναμνησθῆναι ἅ γε καὶ πρότερον ἠπίστατο Ἅτε γὰρ τῆς φύσεως ἁπάσης συγγενοῦς οὔσης καὶ μεμαθηκυίας τῆς ψυχῆς ἅπαντα οὐδὲν κωλύει ἓν μόνον ἀναμνησθέντα - ὃ δὴ μάθησιν καλοῦσιν ἄνθρωποι - τἆλλα πάντα αὐτὸν ἀνευρεῖν ἐάν τις ἀνδρεῖος ᾖ καὶ μὴ ἀποκάμνῃ ζητῶν τὸ γὰρ ζητεῖν ἄρα καὶ τὸ μανθάνειν ἀνάμνησις ὅλον ἐστίν54

Dans le Meacutenon crsquoeacutetait donc encore le fait que lrsquoacircme soit immortelle qui nrsquoeacutetait pas remis

en question qui expliquait la reacuteminiscence laquelle expliquait la connaissance autre que

sensible autrement plus mysteacuterieuse mecircme pour un Grec Le Pheacutedon opegravere un

renversement de ce rapport crsquoest deacutesormais la reacuteminiscence qui est mobiliseacutee pour

justifier la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ce qui ne donne pas lieu agrave lrsquoeacutechelle des reacutecits agrave

un cercle vicieux puisque Socrate srsquoadresse dans chaque dialogue agrave un public tregraves

diffeacuterent son interlocuteur dans le Meacutenon est un noble eacutetranger attacheacute agrave la tradition

hellegravene mais peu au fait des theacuteories socratiques dans le Pheacutedon au contraire ses

contradicteurs sont des proches de Socrate qui ont beacuteneacuteficieacute de son enseignement mais ont

quelque peu oublieacute la tradition agrave ses compagnons Socrate explique le fait que nous

puissions avoir connaissance drsquoessences telles que αὐτὸ τὸ ἴσον (lrsquoeacutegal en soi) en posant

que lrsquoacircme quand elle eacutetait encore seacutepareacutee du corps a eu un accegraves direct agrave ces ideacutees

intelligibles accegraves direct qui lui est deacutesormais interdit non seulement parce que lrsquoacircme ne

vit plus dans le monde propre agrave ces ideacutees mais aussi parce que le corps vient en brouiller la

compreacutehension pleine et entiegravere Ἦσαν ἄρα ὦ Σιμμία αἱ ψυχαὶ καὶ πρότερον πρὶν εἶναι

ἐν ἀνθρώπου εἴδει χωρὶς σωμάτων καὶ φρόνησιν εἶχον55 Nous pouvons parler agrave bon droit

drsquoune nouvelle manifestation du souci de coheacuterence de Platon il semble que srsquoil

nrsquoadmettait pas que lrsquoacircme eacutetait immortelle et avait veacutecu avant mecircme que le corps ne vive

sa compreacutehension de la connaissance en termes de reacuteminiscence perdrait sa leacutegitimiteacute or il

est capital pour Platon de sauvegarder lrsquoideacutee de reacuteminiscence en tant qursquoelle leacutegitime une

part importante de la pratique de la philosophie telle que lrsquoenvisageait son maicirctre agrave savoir

lrsquoart de la maiumleutique consistant agrave faire accoucher autrui des savoirs dont il est deacutejagrave porteur

54 Plat Meacutenon [81b-d] laquo Il est dit que lrsquoacircme de lrsquohomme est immortelle et que tantocirct elle quitte la vie ndash ce qursquoon appelle mourir ndash tantocirct elle y revient mais qursquoelle nrsquoest jamais deacutetruite il faut donc pour cette raison mener sa vie le plus pieusement possible (hellip) Lrsquoacircme eacutetant immortelle et renaissant plusieurs fois ayant donc tout vu et tout appris ici-bas et dans lrsquoHadegraves il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoelle ait des souvenirs sur lrsquoexcellence et sur les autres sujets et qursquoelle se ressouvienne de ce qursquoelle en a connu preacuteceacutedemment La nature entiegravere eacutetant homogegravene et lrsquoacircme ayant des souvenirs sur tout rien ne lrsquoempecircche qursquoune seule reacuteminiscence ndash ce que les hommes appellent savoir ndash lui fasse deacutecouvrir toutes les autres pour peu qursquoil soit courageux et qursquoil ne renonce pas agrave chercher car la recherche et le savoir forment ensemble la reacuteminiscence raquo 55 Plat Pheacutedon [76c] laquo Degraves lors Simmias les acircmes existaient aussi avant leur existence dans une forme drsquohomme seacutepareacutement des corps et en possession de la sagesse raquo

39

sans forceacutement le savoir cette τέχνη que Socrate compare dans le Theacuteeacutetegravete agrave celle de sa

megravere la sage-femme Pheacutenaregravete56 La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme occupe donc une

place de choix dans le projet platonicien dans la mesure ougrave elle contribue agrave donner sa

leacutegitimiteacute agrave la pratique de la philosophie comprise comme maiumleutique puisque le savoir

ne vient pas du neacuteant et que chacun est supposeacute en avoir pris jadis connaissance avant de

le laquo perdre de vue raquo en entrant dans la vie corporelle alors chacun est agrave mecircme de partir agrave la

reconquecircte de ce savoir pour peu qursquoil en ait la volonteacute et qursquoil soit guideacute dans cette voie

par un maicirctre ndash mecircme en soulignant comme Emmanuelle Joueumlt-Pastreacute que la

repreacutesentation des Ideacutees platoniciennes ne doit pas ecirctre prise au pied de la lettre est que

lrsquoenjeu est laquo drsquoapprendre agrave voir moins autre chose que de voir diffeacuteremment raquo57 on nrsquoen

doit pas moins mettre lrsquoaccent sur la bonne volonteacute dont doit faire preuve lrsquoapprenti

laquo recevoir une bonne eacuteducation crsquoest se libeacuterer du point de vue partiel que nous avons

spontaneacutement sur les choses pour acqueacuterir par un deacutetour un autre type de regard de point

de vue une autre attitude par rapport aux choses raquo58 et ce nrsquoest eacutevidemment pas par hasard

si madame Joueumlt-Pastreacute eacutecrit bien laquo se libeacuterer raquo plutocirct qursquolaquo ecirctre libeacutereacute raquo

Le troisiegraveme argument du Pheacutedon repose sur une opposition point par point entre

les caracteacuteristiques de lrsquoacircme (incomposeacutee inalteacuterable et invisible) et celles du corps

(composeacute alteacuterable et visible) Cette opposition avait deacutejagrave eacuteteacute sous-entendue degraves le deacutebut

du dialogue lorsque la mort avait eacuteteacute deacutefinie comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps en

effet si lrsquoacircme est virtuellement seacuteparable du corps il est probable qursquoelle diffegravere

ontologiquement de ce dernier dont elle ne deacutepend pas et rien ne srsquooppose agrave ce qursquoelle

soit simple et encore moins agrave ce qursquoelle lui survive Lrsquoopposition ontologique entre lrsquoacircme

et le corps telle qursquoelle se trouve formuleacutee par Platon nrsquoest certainement pas le fait de ce

dernier qui se fait ici le relais drsquoune conception que peut avoir tout homme capable de se

rendre compte qursquoil nrsquoest pas purement corporel ndash crsquoest sans doute pour cette raison que

Platon nrsquoavait pas jugeacute utile drsquoen faire eacutetat plus tocirct Une fois admis que lrsquoindividu humain

est composeacute drsquoacircme et de corps les caracteacuteristiques que Platon reconnait agrave la premiegravere au

deacutetriment du second srsquoimposent pour ainsi dire drsquoelles-mecircmes on ne voit pas lrsquoacircme elle

est laquo donc raquo invisible lrsquoacircme ne semble pas affecteacutee par les maux dont souffre le corps du

moins pas au mecircme titre que ce dernier et puisque lrsquoactiviteacute psychique peut se poursuivre

56 τὴν δὲ μαιείαν ταύτην ἐγώ τε καὶ ἡ μήτηρ ἐκ θεοῦ ἐλάχομεν Plat Theacuteeacutetegravete [210c] laquo Moi et ma megravere avons obtenu du dieu cet art drsquoaccoucher raquo 57 JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 7 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 58 Ibid

40

dans la souffrance elle est laquo donc raquo inalteacuterable et enfin si lrsquoacircme eacutetait composeacutee elle

pourrait ecirctre disloqueacutee ce qui ne srsquoest jamais produit elle est laquo donc raquo incomposeacutee

Eacutevidemment ces eacutenonceacutes ne sont des syllogimes qursquoen apparence et expriment une

compreacutehension de lrsquoacircme qui tire lrsquoessentiel de sa valeur du fait qursquoelle nrsquoa jamais eacuteteacute

infirmeacutee par lrsquoexpeacuterience plutocirct qursquoinvisible et incomposeacutee il est plus juste de dire que

lrsquoacircme nrsquoa jamais eacuteteacute vue et qursquoelle nrsquoa jamais pu ecirctre comprise comme eacutetant composeacutee

Crsquoest cependant en vertu de ces caracteacuteristiques communeacutement admises de lrsquoacircme que

Platon en arrive agrave dire qursquoelle est immortelle puisqursquoelle est inalteacuterable invisible et

incomposeacutee elle possegravede les mecircmes caracteacuteristiques que les ideacutees intelligibles il y a donc

une sympathie de lrsquoacircme pour cet ordre de choses Il convient drsquoailleurs drsquoinsister sur ce

terme de laquo sympathie raquo puisqursquoil nrsquoest pas veacuteritablement question drsquoune appartenance

stricto sensu au monde intelligible mais plutocirct pour reprendre une expression populaire

drsquoun certain laquo air de famille raquo Lrsquoexposeacute platonicien relatif agrave lrsquoappartenance de lrsquoacircme au

monde des intelligibles agrave tout prendre nrsquoest guegravere satisfaisant drsquoun point de vue

strictement logique et de fait il nrsquoen a pas la vocation un tel exposeacute pourrait ecirctre ouvert

par la formule laquo tout porte agrave croire que raquo plutocirct que par laquo il est incontestable que raquo cette

appartenance au monde des ideacutees est pressentie plutocirct que veacuteritablement sue valideacutee

empiriquement plutocirct que logiquement et le champ lexical utiliseacute reacutevegravele drsquoailleurs qursquoil

nrsquoest question que drsquoune certaine ressemblance dont les raisons drsquoecirctre ne sont pas

expliciteacutees comme le rendent manifeste des expressions telles que ὡς συγγενὴς οὖσα

αὐτοῦ59 ou le superlatif ὁμοιότατον60 Mais puisque laquo tout porte agrave croire raquo que lrsquoacircme est

immortelle puisque cette ideacutee nrsquoest pas de nature agrave choquer le sens commun puisque crsquoest

ce qui semble srsquoimposer sur la base du peu de choses que nous savons de notre acircme alors

il nrsquoy a aucune raison pour en craindre la dissolution Socrate deacutefend en toute confiance

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme parce qursquoil sait que loin drsquoecirctre une ideacutee si eacutetrange elle est au

contraire lrsquoideacutee qui srsquoimpose drsquoelle-mecircme agrave lrsquohomme qui prend connaissance de son ecirctre

le philosophe y croit non pas parce qursquoil a besoin de se rassurer mais parce que crsquoest ce qui

lui apparait avec le plus drsquoeacutevidence ce qursquoil y a de plus logique en lrsquoeacutetat actuel de ses

connaissances De toute faccedilon et ici se justifie pleinement la juxtaposition apparemment

hasardeuse des arguments aussi faible ce troisiegraveme argument puisse-t-il paraicirctre il est

deacutejagrave preacute-eacutetayeacute par les deux preacuteceacutedents qui ne reposent pas sur un sentiment mais bien sur

un souci de coheacuterence du philosophe envers une conception du monde du savoir et de

59 Plat Pheacutedon [79d] laquo En raison du fait qursquoelle est du mecircme genre que cela raquo 60 Plat Pheacutedon [64c] laquo Le plus semblable raquo

41

lrsquohomme dont il nrsquoest pas lrsquoinventeur et qursquoil fait cependant sienne en tant qursquoelle satisfait

lrsquoexigence de logique et mecircme la soutient en assurant qursquoelle nrsquoest pas voueacutee agrave lrsquoeacutechec

Apregraves ces trois arguments viennent les objections de Simmias et de Ceacutebegraves

Lrsquoobjection de Simmias reposant sur la thegravese de lrsquoacircme-harmonie est relativement facile agrave

reacutefuter et les commentateurs en geacuteneacuteral ne srsquoy attardent guegravere celle de Ceacutebegraves en

revanche relance la discussion

- Ἀποκρίνου δή ἦ δ᾽ ὅς ᾧ ἂν τί ἐγγένηται σώματι ζῶν ἔσται - Ὧι ἂν ψυχή ἔφη - Οὐκοῦν ἀεὶ τοῦτο οὕτως ἔχει - Πῶς γὰρ οὐχί ἦ δ᾽ ὅς- Ψυχὴ ἄρα ὅτι ἂν αὐτὴ κατάσχῃ ἀεὶ ἥκει ἐπ᾽ ἐκεῖνο φέρουσα ζωήν - Ἥκει μέντοι ἔφη - Πότερον δ᾽ ἔστι τι ζωῇ ἐναντίον ἢ οὐδέν - Ἔστιν ἔφη - Τί - Θάνατος - Οὐκοῦν ψυχὴ τὸ ἐναντίον ᾧ αὐτὴ ἐπιφέρει ἀεὶ οὐ μή ποτε δέξηται ὡς ἐκ τῶν πρόσθεν ὡμολόγηται - Καὶ μάλα σφόδρα ἔφη ὁ Κέβης - Τί οὖν Τὸ μὴ δεχόμενον τὴν τοῦ ἀρτίου ἰδέαν τί νυνδὴ ὠνομάζομεν - Ἀνάρτιον ἔφη - Τὸ δὲ δίκαιον μὴ δεχόμενον καὶ ὃ ἂν μουσικὸν μὴ δέχηται - Ἄμουσον ἔφη τὸ δὲ ἄδικον - Εἶεν ὃ δ᾽ ἂν θάνατον μὴ δέχηται τί καλοῦμεν - Ἀθάνατον ἔφη - Οὐκοῦν ψυχὴ οὐ δέχεται θάνατον - Οὔ - Ἀθάνατον ἄρα ψυχή - Ἀθάνατον61

Les interlocuteurs srsquoaccordent agrave dire que si chaque chose naicirct de son contraire cela

nrsquoempecircche pas ces contraires de srsquoexclure mutuellement ndash cela lrsquoempecircche mecircme drsquoautant

moins que la naissance drsquoun des contraires preacutesuppose la disparition de lrsquoautre donc si la

vie nait de la mort et la mort de la vie cela nrsquoempecircche pas que lrsquoacircme en tant qursquoelle

apporte la vie au corps ne peut pas recevoir la mort Dans le contexte preacutecis de cette

discussion ougrave Socrate fait montre de son talent agrave coincer litteacuteralement son contradicteur

pour le forcer agrave admettre ce qursquoil nrsquoeacutetait pas disposeacute agrave reconnaicirctre ἀθάνατον meacuterite drsquoecirctre

traduit par laquo non-sujet agrave la mort raquo dans la mesure ougrave mecircme si la formule nrsquoest pas

eacuteleacutegante elle met mieux en valeur le paralleacutelisme absolu instaureacute entre la relation

qursquoentretiennent la vie et la mort et les autres relations entre contraires paralleacutelisme qui ne

transparait pas de faccedilon satisfaisante avec lrsquoadjectif laquo immortel raquo ou mecircme la peacuteriphrase de

compromis proposeacutee par Leacuteon Robin laquo non-mortel raquo la rigueur qui preacuteside agrave

lrsquoinstauration de ce paralleacutelisme meacuterite en effet drsquoecirctre souligneacutee car crsquoest une nouvelle fois

en vertu drsquoun raisonnement logique qui prend la stricte forme du syllogisme que Platon

conclut que lrsquoacircme est immortelle On notera certes que cette deacutemonstration est

61 Plat Pheacutedon [105c-e] laquo Reacuteponds donc dit-il qursquoest-ce qui est preacutesent dans un corps et fait que celui-ci est vivant ndash Crsquoest lrsquoacircme reacutepondit-il ndash En est-il donc toujours ainsi ndash Comment en effet le nier ndash Degraves lors quel que soit ce dont lrsquoacircme srsquoest empareacutee elle est toujours venue vers cela en apportant la vie ndash Elle est bien venue ainsi fit-il ndash Et y a-t-il un contraire de la vie ou non ndash Il y en a un reacutepondit-il ndash Lequel ndash La mort ndash Lrsquoacircme ne recevra donc jamais en elle le contraire de ce qursquoelle apporte toujours avec elle comme nous en sommes tombeacutes drsquoaccord auparavant ndash Tout agrave fait au plus haut point ndash Et donc Comment a-t-on nommeacute tout agrave lrsquoheure ce qui ne reccediloit pas en soi la nature du pair ndash Non-pair dit ndashCe qui ne reccediloit la nature du juste et ne reccediloit pas celle de lrsquoinstruit ndash Non-juste dit-il et non-instruit ndash Et bien Comment appelle-t-on ce qui ne reccediloit pas en lui la mort ndash Non-sujet agrave la mort dit-il ndash Lrsquoacircme ne reccediloit pas en elle la mort nrsquoest-ce pas ndash Non ndash Lrsquoacircme nrsquoest donc pas sujette agrave la mort ndash Elle nrsquoest pas sujette agrave la mort raquo

42

directement solidaire de la theacuteorie des ideacutees intelligibles et que si Platon nrsquoadmettait pas

au moins sous ce rapport lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme il serait ameneacute agrave renoncer agrave une theacuteorie

(ou plutocirct une hypothegravese62) tregraves importante pour lui ne serait-ce que parce qursquoun tel

renoncement saperait les fondements mecircmes de la maiumleutique et donc de son

enseignement ndash ce qui permet de deacutepasser lrsquoillusion drsquoune simple juxtaposition des

arguments qui dans les faits se soutiennent mutuellement il nrsquoest cependant pas

neacutecessaire pour autant drsquoavoir lrsquohypothegravese des Ideacutees agrave lrsquoesprit pour avoir du mal agrave admettre

que ce qui apporte la vie au corps soit mortel une fois encore le philosophe adhegravere agrave

lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme par souci de coheacuterence et de logique et puisqursquoil a la

conviction de vivre dans un monde ougrave rien ne se perd ni ne se creacutee puisqursquoil envisage

lrsquoacquisition de la connaissance comme la reconquecircte de donneacutees perdues puisqursquoil

attribue agrave lrsquoacircme des caracteacuteristiques qui entrent en contradiction avec la possibiliteacute mecircme

de sa dissolution alors il serait absurde qursquoil pucirct avoir peur de la mort il en sait assez sur

lrsquoordre des choses pour savoir aussi qursquoil nrsquoa pas agrave redouter une mort se traduisant par un

aneacuteantissement total une telle chose eacutetant inconcevable logiquement

Tout cela nrsquoen rend que drsquoautant plus importante la lutte contre la misologie dans le

Pheacutedon crsquoest en effet au logos que Socrate doit la confiance qursquoil affiche face agrave la mort il

est donc vital de le sauver Il est plus urgent de sauvegarder le logos que de sauvegarder

lrsquoindividu Socrate qui nrsquoen meacuterite pas tant sauver Socrate de la mort ce nrsquoest que diffeacuterer

ce qui est de toute faccedilon ineacutevitable pour tout homme tandis que sauver le logos crsquoest lui

confirmer son statut de praxis digne drsquoecirctre pratiqueacutee par la posteacuteriteacute Dans les

circonstances preacutesentes si lrsquoon tenait agrave sauver la vie de Socrate agrave tout prix on prendrait

alors le risque comme lrsquoexprime la prosopopeacutee des Lois dans le Criton63 de le faire vivre

en eacutetat drsquoeacuteternel fuyard ce qui serait un remegravede pire que le mal ne serait-ce que parce que

le perpeacutetuel souci qursquoil aurait deacutesormais de la preacuteservation de son ecirctre le deacutetournerait de

lrsquoinvestigation philosophique et lrsquoempecirccherait de remplir la mission qui lui a eacuteteacute fixeacutee par

lrsquooracle de Delphes ce qui serait drsquoautant plus grave que cela donnerait du mecircme coup

raison agrave ceux qui lrsquoaccusaient drsquoimpieacuteteacute En revanche en sauvegardant le logos on

sauvegarde ce par quoi Socrate a acquis la conviction que son acircme eacutetait immortelle et

puisque la mort nrsquoest envisageacutee comme un changement heureux que pour celui qui vit par

le logos et pour qui la perte du corps nrsquoest pas source de chagrin alors on sauve bien

62 laquo Une hypothegravese neacutecessaire pour qui veut deacutepasser lrsquoopinion pour atteindre le savoir raquo JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 3 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 63 Cf Annexe 5

43

davantage Socrate en sauvegardant le logos plutocirct qursquoen cherchant agrave lui eacuteviter de boire le

poison Quiconque a peur de la mort ressent cette peur justement parce qursquoil est alogos au

sens ougrave il ne srsquoest jamais donneacute les moyen drsquoexercer suffisamment sa capaciteacute de raisonner

et srsquoest donc priveacute de ce qui lui aurait permis de deacutecouvrir que son acircme survivrait agrave son

corps a fortiori un tel homme entretient avec son corps un commerce outrancier lui

interdisant drsquoenvisager la perte de lien avec le corps autrement que comme une perte une

mutilation Cette opposition entre le philosophe est lrsquoindividu alogos a deacutejagrave eacuteteacute expliciteacutee

par Reacutemi Brague ndash dans un autre contexte il est vrai

laquo La raison de ce genre drsquoindividu nrsquoest pas son νοῦς mais sa raison sociale sa place dans la citeacute Crsquoest parce qursquoil ne possegravede pas sa raison en lui qursquoil doit la chercher au dehors dans une dimension infeacuterieure On peut se demander si ce ne serait pas lagrave le propre des natures non-philosophiques Le philosophe en revanche qui peut non seulement exister en dehors de la polis et malgreacute elle mais encore qui tire sa rationaliteacute de lui-mecircme dans la mesure ougrave lrsquoactiviteacute noeacutetique qursquoil deacuteploie lui fait contempler ce qui est nrsquoa besoin de la citeacute que pour assurer sa subsistance physique subsistance qui ne lrsquointeacuteresse que dans la mesure ougrave elle lui permet preacuteciseacutement de nrsquoavoir pas agrave srsquoy inteacuteresser raquo64

Lrsquohomme alogos redoute la mort parce qursquoil ne srsquoest pas donneacute les moyens intellectuels de

comprendre qursquoelle nrsquoest pas redoutable et le philosophe deacutemontrant que lrsquoacircme est

immortelle enjoint son auditeur agrave deacuteployer les efforts neacutecessaires pour en arriver agrave ce que

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme lui apparaisse comme une chose eacutevidente drsquoun point de vue

logique crsquoest ainsi que la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme srsquointegravegre dans le projet

peacutedagogique platonicien de formation des philosophes le projet de Platon de former les

meilleurs hommes possibles comme lrsquoindiquait la mention dans le Meacutenon de lrsquoobligation

de faire preuve de bonne volonteacute pour que la reacuteminiscence soit profitable Platon ne se

propose pas de rassurer mais plutocirct drsquoexhorter il ne srsquoagit pas drsquoinviter agrave se reposer sur

une promesse consolante mais drsquoexhorter agrave agir pour deacutecouvrir par soi-mecircme la veacuteriteacute sur

lrsquoacircme

3 Un enjeu Platon fondateur de lrsquoAcadeacutemie et reacuteformateur

En formulant de telles exhortations Platon raisonne bien eacutevidemment en tant que

fondateur de lrsquoAcadeacutemie cet eacutetablissement que Jean Brun deacutefinit comme laquo le premier

institut veacuteritablement organiseacute pour accueillir des eacutelegraveves raquo65 Si lrsquoon sait finalement assez

peu de choses sur cet eacutetablissement on en sait neacuteanmoins suffisamment pour le consideacuterer

64 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p66 65 BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie p12

44

sans anachronisme excessif comme une preacutefiguration de nos universiteacutes modernes il est

aussi agrave peu pregraves certain que les dialogues de Platon devaient refleacuteter la conception de

lrsquoenseignement qursquoil y appliquait et le simple fait qursquoil se soit exprimeacute en utilisant la forme

du dialogue illustre le fait qursquoil ne concevait pas lrsquoenseignement comme eacutetant agrave sens

unique Le Meacutenon met lrsquoaccent sur la neacutecessiteacute de faire montre de bonne volonteacute et

drsquoardeur au travail lorsque lrsquoon part en quecircte de savoir ce qui invite agrave penser que Platon fut

probablement tregraves longtemps avant les humanistes de la Renaissance lrsquoun des premiers agrave

consideacuterer lrsquoeacutelegraveve non pas comme un vase qursquoon remplit mais comme une feu qursquoon

allume lrsquoapprentissage de la philosophie ne saurait se reacutesumer agrave une reacuteception passive ni agrave

une meacutemorisation meacutecanique il demande agrave lrsquoeacutelegraveve un investissement reacuteel dans la

recherche de la veacuteriteacute ce qui suppose que le cours soit en reacutealiteacute une discussion agrave part

entiegravere agrave lrsquoopposeacute de la conception de lrsquoenseignement deacutenonceacutee par lrsquoeacutechange avec

Agathon dans le Banquet

ἔφη φάναι Σώκρατες παρ᾽ ἐμὲ κατάκεισο ἵνα καὶ τοῦ σοφοῦ ἁπτόμενός σου ἀπολαύσω ὅ σοι προσέστη ἐν τοῖς προθύροις δῆλον γὰρ ὅτι ηὗρες αὐτὸ καὶ ἔχεις οὐ γὰρ ἂν προαπέστης καὶ τὸν Σωκράτη καθίζεσθαι καὶ εἰπεῖν ὅτι εὖ ἂν ἔχοι φάναι ὦ Ἀγάθων εἰ τοιοῦτον εἴη ἡ σοφία ὥστ᾽ ἐκ τοῦ πληρεστέρου εἰς τὸ κενώτερον ῥεῖν ἡμῶν ἐὰν ἁπτώμεθα ἀλλήλων ὥσπερ τὸ ἐν ταῖς κύλιξιν ὕδωρ τὸ διὰ τοῦ ἐρίου ῥέον ἐκ τῆς πληρεστέρας εἰς τὴν κενωτέραν66

Fidegravele agrave sa revendication de non-savoir Socrate ne revendique pas explicitement drsquoecirctre le

πληρεστέρος (le plus plein) mais le point central de sa reacuteplique est dans son refus de

penser la transmission orale du savoir sur le modegravele du remplissage drsquoune coupe en

reacuteponse agrave Agathon qursquoil accuse de rabaisser lrsquoenseignement philosophique agrave cette activiteacute

mateacuterielle des plus basiques Platon ne nie cependant pas toute valeur agrave la transmission

orale du savoir de maicirctre agrave eacutelegraveve bien au contraire le Banquet en reacuteaffirme mecircme toute la

valeur puisque Socrate ne revendique agrave aucun moment la paterniteacute de ses ideacutees sur Eros et

affirme les avoir acquises au cours drsquoun entretien avec la precirctresse Diotime mais il faut

justement noter qursquoil srsquoagit bien drsquoun entretien au sens plein du terme au cours duquel

lrsquoeacutelegraveve ne reste nullement passif face au maicirctre il semble mecircme que Socrate se soit permis

de reacutepliquer agrave Diotime qui plus est avec une vigueur certaine καὶ ἐγώ πῶς λέγεις ἔφην

ὦ Διοτίμα αἰσχρὸς ἄρα ὁ Ἔρως ἐστὶ καὶ κακός καὶ ἥ οὐκ εὐφημήσεις ἔφη ἢ οἴει ὅτι ἂν

66 Plat Banquet [175c-d] Il lanccedila laquo Viens Socrate prends place pregraves de moi afin que je tire profit de ce que tu as deacutecouvert de savant ce qui srsquoest preacutesenteacute agrave toi dans le vestibule Car il est clair que tu lrsquoas trouveacute et que tu le possegravedes tu ne serais pas parti avant raquo Socrate srsquoassied et dit laquo Ce serait heureux semble-t-il Agathon si le savoir eacutetait tel qursquoil pucirct couler du plus plein vers le plus vide pour peu que nous fussions en contact lrsquoun avec lrsquoautre comme lrsquoeau dans les coupes gracircce agrave la laine coule de la plus pleine vers la plus vide raquo

45

μὴ καλὸν ᾖ ἀναγκαῖον αὐτὸ εἶναι αἰσχρόν67 Ce tregraves court extrait est significatif et

teacutemoigne que la reacuteussite de la transmission orale est assureacutee quand le savoir est enseigneacute agrave

un eacutelegraveve tel que Socrate qui fait lrsquoeffort drsquoagir en philosophe et participe activement agrave la

conversation ndash les reacuteserves que lrsquoon peut eacutemettre sur lrsquoauthenticiteacute du reacutecit de Socrate

nrsquoentrent pas en contradiction avec cette ideacutee68 ainsi la reacuteaction tregraves vive de lrsquoeacutelegraveve

permet agrave lrsquoinitiatrice de repreacuteciser son propos et drsquoadopter une formulation plus adeacutequate

qui nrsquoen deacutefrichera que drsquoautant mieux lrsquoaccegraves vers la veacuteriteacute Le rocircle du maicirctre en

philosophie nrsquoest pas drsquoasseacutener une veacuteriteacute que lrsquoeacutelegraveve nrsquoaurait plus qursquoagrave assimiler mais

drsquoinitier lrsquoeacutelegraveve agrave la recherche de ladite veacuteriteacute il ne srsquoagit pas de remplir des tecirctes mais de

les aider agrave deacutevelopper les capaciteacutes intellectuelles qursquoelles renferment deacutejagrave si mecircme un

petit esclave comme celui du Meacutenon est capable de reacutepondre correctement agrave des questions

de geacuteomeacutetrie alors personne nrsquoest irreacutemeacutediablement ignorant et crsquoest le plus souvent en

raison drsquoune mauvaise volonteacute de sa part qursquoun eacutelegraveve potentiel nrsquoapprend rien lrsquoun des

exemples les plus flagrants est celui de Calliclegraves dans le Gorgias ἔστω σοι τοῦτο ὦ

Σώκρατες οὕτως ἵνα διαπεράνῃς τὸν λόγον69 reacutepond-il agrave Socrate qui lui demande son

avis montrant ainsi qursquoil ne fait aucun effort drsquoinvestissement actif dans la discussion ne

voulant rien entendre drsquoautre qursquoun discours construit qursquoil lui suffirait drsquoeacutecouter

docilement (agrave tel point que la traduction de λόγος par laquo discours raquo plutocirct que par tout autre

terme se justifie pleinement) et nrsquoopposant agrave Socrate qursquoune attitude indiffeacuterente et

impatiente qui est lrsquoexemple-type de ce que ne doit pas faire quiconque agrave la preacutetention

drsquoapprendre la philosophie apprentissage qui suppose drsquoavoir la volonteacute reacuteelle

drsquoargumenter et de deacutebattre

Lrsquoapprentissage de la philosophie ainsi envisageacute neacutecessite lrsquoeacutetablissement drsquoun

climat propice agrave une discussion approfondie si le philosophe confirmeacute nrsquoa pas vraiment

besoin que les circonstances jouent en sa faveur il en va autrement de lrsquoapprenti

philosophe pour qui tout eacuteleacutement susceptible de perturber la reacuteflexion doit ecirctre eacutecarteacute

Ainsi lorsque Socrate au deacutebut du Pheacutedon eacutecarte Xanthippe pour que ses lamentations ne

perturbent pas la conversation il le fait moins pour lui que pour ses compagnons qui nrsquoont

pas son entraicircnement lorsqursquoil devra boire le poison Socrate ne sera pas veacuteritablement

perturbeacute par les pleurs de ses compagnons les reproches qursquoil leur adresse ont moins

67 Plat Banquet [201e] laquo Je demandai laquo Que dis-tu Diotime Eros est donc laid et mauvais ndash Tu ne parles pas pieusement reacutepliqua-t-elle est-ce ce que tu penses que ce qui nrsquoest pas beau est neacutecessairement laid raquo 68 Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 69 Plat Gorgias [510e] laquo Qursquoil en soit ainsi pour toi Socrate afin que tu megravenes agrave terme ton discours raquo

46

vocation agrave le deacutebarrasser drsquoune gecircne qursquoil nrsquoeacuteprouve pas qursquoagrave les exhorter agrave se montrer

dignes des espeacuterances qursquoil continue agrave placer en eux Cette recherche drsquoun climat

deacutepassionneacute se retrouve eacutegalement au deacutebut du Phegravedre comme le souligne Reacutemi Brague

laquo La promenade que devait faire Phegravedre est remplaceacutee par un discours qui raconte lui-mecircme une promenade non plus peripatos mais periodos periphora autrement plus lointaine non plus hors des limites de la citeacute mais hors des murailles de lrsquounivers Ce discours cette peacuteriode est elle-mecircme le moyen drsquoeacutechapper aux seacuteductions du lieu champecirctre auxquelles livre la sortie des murs protecteurs de la citeacute Quand la citeacute ne protegravege plus (par sa vie politique et civiliseacutee) des prestiges de la nature il faut avoir recours agrave la philosophie si lrsquoon ne veut y succomber ou se borner agrave entrer dans son jeu par lrsquoobeacuteissance impeacuterieuse de la technique repreacutesenteacutee dans le dialogue par la meacutedecine raquo70

De fait la description par Phegravedre du lieu que ce dernier choisit dans un premier temps

comme retraite pour engager la conversation avec Socrate ressemble fort agrave une reprise du

locus amoenus ce motif litteacuteraire du lieu naturel ideacutealiseacute ἆρ᾽ οὖν ἐνθένδε χαρίεντα γοῦν

καὶ καθαρὰ καὶ διαφανῆ τὰ ὑδάτια φαίνεται καὶ ἐπιτήδεια κόραις παίζειν παρ᾽ αὐτά71

Toutefois lrsquoexpression de locus amoenus eacutetant latine il serait anachronique de lrsquoemployer

pour nommer une telle description qui quoique succincte rappellera plutocirct au lecteur

familiariseacute avec la mythologie grecque le cadre dans lequel la princesse Europe srsquoeacutegayait

en compagnie de ses jeunes suivantes avant drsquoecirctre enleveacutee par Zeus rapprochement que

nous invite agrave opeacuterer lrsquousage mecircme par Phegravedre de lrsquoexpression relative agrave des jeux badins de

jeunes filles ce qui deacutenonce sans ambiguiumlteacute le risque drsquooublier lrsquoesprit de seacuterieux auquel il

est agrave deux doigts de succomber agrave tel point que le danger de se faire enlever par le dieu des

dieux transformeacute en taureau pourrait nrsquoecirctre qursquoune repreacutesentation du seul veacuteritable danger

que repreacutesente le charme drsquoun tel endroit charme par lequel quiconque pour peu qursquoil

relacircche sa vigilance pourrait facilement ecirctre subjugueacute au risque drsquoen arriver agrave neacutegliger

toute preacuteoccupation intellectuelle risque qui guette indeacuteniablement Phegravedre au vu de

lrsquoenthousiasme avec lequel il deacutecrit ce lieu qui lrsquoenchante et contre lequel Socrate le

protegravege en le dirigeant vers un autre endroit οὔκ ἀλλὰ κάτωθεν ὅσον δύ᾽ ἢ τρία στάδια ᾗ

πρὸς τὸ ἐν Ἄγρας διαβαίνομεν καὶ πού τίς ἐστι βωμὸς αὐτόθι Βορέου72 Boreacutee est un dieu

important agrave Athegravenes personnification du vent du nord il aurait sauveacute la flotte atheacutenienne

des navires de Xerxegraves bataille agrave laquelle Platon attribuait sucircrement beaucoup drsquoimportance

du fait de son attachement souligneacute par Jan Patočka envers laquo la tradition du plus grand

70 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p35 71 Plat Phegravedre [229b] laquo Alors est-ce donc ici Comme ils semblent charmants purs et limpides ces filets drsquoeau et comme ils sont propices agrave ce que des jeunes filles jouent sur leurs bords raquo 72 Plat Phegravedre [229c] laquoNon crsquoest plus bas agrave deux ou trois stades lagrave ougrave nous traversons en direction drsquoAgra il y a lagrave mecircme un autel de Boreacutee raquo

47

acte de la communauteacute atheacutenienne la victoire contre les Perses raquo73 Crsquoest donc pour le

conduire sous lrsquoeacutegide drsquoun dieu auquel Platon ne pouvait que reconnaicirctre un rocircle protecteur

que Socrate deacutetourne Phegravedre du lieu charmeur ougrave il eacutetait precirct agrave srsquoinstaller Socrate certes

louera agrave son tour un paysage enchanteur mais ce sera pour annoncer le fameux mythe des

cigales par lequel srsquoouvre la discussion proprement dite ceci indique que le philosophe ne

reste pas totalement insensible aux seacuteductions de la nature mais au lieu de se laisser

gouverner par elles il parvient agrave les dominer dans la mesure de ses moyens et agrave les mettre

au service de sa reacuteflexion

νὴ τὴν Ἥραν καλή γε ἡ καταγωγή ἥ τε γὰρ πλάτανος αὕτη μάλ᾽ ἀμφιλαφής τε καὶ ὑψηλή τοῦ τε ἄγνου τὸ ὕψος καὶ τὸ σύσκιον πάγκαλον καὶ ὡς ἀκμὴν ἔχει τῆς ἄνθης ὡς ἂν εὐωδέστατον παρέχοι τὸν τόπον ἥ τε αὖ πηγὴ χαριεστάτη ὑπὸ τῆς πλατάνου ῥεῖ μάλα ψυχροῦ ὕδατος ὥστε γε τῷ ποδὶ τεκμήρασθαι74

Il est reacuteveacutelateur que la description de Socrate insiste sur lrsquoombre qursquoapportent les arbres et

la fraicirccheur apporteacutee par la source cela signifie que son premier souci est de trouver un

lieu ougrave lui et Phegravedre seront agrave lrsquoaise pour discuter sans ecirctre perturbeacutes par une lumiegravere et une

chaleur excessives ougrave le climat est doux sans ecirctre eacutetouffant ou les parfums sont agreacuteables

sans ecirctre enivrants ndash le gattilier est agrave lrsquoἀκμὴ de sa floraison ce qui signifie qursquoil ne peut pas

parfumer davantage le site qursquoil ne le fait deacutejagrave que son parfum nrsquoest ni plus ni moins

agreacuteable que ce que la nature peut fournir en matiegravere drsquoagreacutement olfactif En fait eacutechapper

aux seacuteductions de la nature est une reformulation du but poursuivi et atteint par Socrate

dans le Pheacutedon entre se laisser aller agrave la peur de la mort et se laisser transporter par les

charmes drsquoune nature enchanteresse le deacutenominateur commun est la perte de controcircle de

soi dans un cas comme dans lrsquoautre on laisse notre nature physique nous gouverner au

risque de faire perdre toute autonomie agrave notre acircme De mecircme qursquoil ne reste pas insensible

aux seacuteductions de la nature mais parvient agrave les dominer afin de pouvoir les eacutetudier il nrsquoa

pas la preacutetention drsquoecirctre agrave lrsquoabri de la mort mais il parvient agrave en faire son subet plutocirct que

drsquoen ecirctre le sujet de faccedilon agrave pouvoir en parler sans se laisser emporter par la crainte Agrave cet

eacutegard la theacuteorie de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme joue bien un rocircle central dans le projet

platonicien de formation des jeunes philosophes en tant qursquoelle leur enseigne agrave faire de la

nature sous toutes ses manifestations un sujet pour le λόγος au lieu de la laisser faire

drsquoeux leurs sujets

73 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 92-93 74 Plat Phegravedre [230b] laquoPar Heacutera quel bel endroit pour faire eacutetape Ce platane prend autant de place qursquoil est eacuteleveacute la hauteur et lrsquoombrage du gattilier sont magnifiques et il est au sommet de sa floraison il donne agrave lrsquoendroit un parfum qui nrsquoen est que drsquoautant meilleur et puis il coule sous le platane une source tout agrave fait charmante agrave lrsquoeau si fraicircche comme on peut le sentir gracircce agrave son pied raquo

48

De ce fait il nrsquoest pas incongru de consideacuterer les descriptions de lrsquoacircme libeacutereacutee du

corps comme autant drsquoimages exponentialiseacutees des possibiliteacutes offertes par lrsquoactiviteacute

philosophique Ainsi la promenade plus lointaine proposeacutee agrave Phegravedre en lieu et place de la

promenade de santeacute qursquoil projetait ressemble fort au voyage promis au philosophe mort

non seulement dans le Phegravedre lui-mecircme mais aussi dans le Pheacutedon cette ressemblance ne

doit pas eacutetonner puisqursquoil a eacuteteacute dit agrave plusieurs reprises que la mort comprise comme

seacuteparation de lrsquoacircme et du corps ne devait repreacutesenter pour le vrai philosophe qursquoun

changement relatif la vie de lrsquoacircme du philosophe apregraves la mort du corps ne diffeacuterera pas

outre mesure de celle qursquoil megravene deacutejagrave sur terre tout au plus sera-t-il alors plus facile de

faire abstraction du corps puisque celui-ci ne sera plus lagrave Un signe qui ne trompe pas est

que lorsque Socrate deacutecrit par le menu quelle sera la destineacutee des diffeacuterents types drsquoacircmes

il ne fait en reacutealiteacute que deacutecrire quel est deacutejagrave le lot preacutesent de chaque individu ayant choisi

un certain type de vie Ainsi le reacutecit du sort de lrsquoacircme impure dans le Pheacutedon ressemble

beaucoup agrave la description de la vie que Socrate craignait de mener srsquoil acceptait de

srsquoeacutevader dans le Criton75

ἀφικομένην δὲ ὅθιπερ αἱ ἄλλαι τὴν μὲν ἀκάθαρτον καί τι πεποιηκυῖαν τοιοῦτον ἢ φόνων ἀδίκων ἡμμένην ἢ ἄλλ᾽ ἄττα τοιαῦτα εἰργασμένην ἃ τούτων ἀδελφά τε καὶ ἀδελφῶν ψυχῶν ἔργα τυγχάνει ὄντα ταύτην μὲν ἅπας φεύγει τε καὶ ὑπεκτρέπεται καὶ οὔτε συνέμπορος οὔτε ἡγεμὼν ἐθέλει γίγνεσθαι αὐτὴ δὲ πλανᾶται ἐν πάσῃ ἐχομένη ἀπορίᾳ ἕως ἂν δή τινες χρόνοι γένωνται ὧν ἐλθόντων ὑπ᾽ ἀνάγκης φέρεται εἰς τὴν αὐτῇ πρέπουσαν οἴκησιν76

Cette ressemblance manifeste qui nrsquoest certainement pas accidentelle confirme que les

mythes relatifs agrave la destineacutee post corporis mortem de lrsquoacircme sont agrave comprendre comme

autant de descriptions imageacutees de la vie que megravenent deacutejagrave les hommes hic et nunc en raison

directe de leur conduite et quand Socrate deacutefinit la destineacutee de lrsquoacircme du philosophe il ne

fait que donner une image exponentialiseacutee de sa vie preacutesente τούτων δὲ αὐτῶν οἱ

φιλοσοφίᾳ ἱκανῶς καθηράμενοι ἄνευ τε σωμάτων ζῶσι τὸ παράπαν εἰς τὸν ἔπειτα χρόνον

καὶ εἰς οἰκήσεις ἔτι τούτων καλλίους ἀφικνοῦνται ἃς οὔτε ῥᾴδιον δηλῶσαι οὔτε ὁ χρόνος

ἱκανὸς ἐν τῷ παρόντι77 Le fait que Socrate se dispense de deacutecrire les demeures agrave venir de

lrsquoacircme du philosophe nrsquoest pas tellement ducirc au fait qursquoelles soient indescriptibles ni mecircme

75 Cf Annexe 5 76 Plat Pheacutedon [108b-c] laquo Arriveacutee lagrave ougrave sont les autres lrsquoacircme qui ne srsquoest pas purifieacutee de ce qursquoelle a commis qui srsquoest appliqueacutee agrave drsquoinjustes meurtres ou a accompli drsquoautres actions semblables qui sont fregraveres de ces crimes et se trouvent ecirctre les actes drsquoacircmes sœurs tout le monde la fuit lrsquoeacutevite refuse de lui ecirctre compagnon de voyage ou guide elle erre dans une indigence totale jusqursquoagrave ce que quelques temps soient eacutecouleacutes et alors en vertu de la neacutecessiteacute elle est porteacutee vers la demeure qui lui convient raquo 77 Plat Pheacutedon [113c] laquo Parmi ceux-lagrave mecircmes ceux qui gracircce agrave la philosophie se sont suffisamment purifieacutes vivent le temps agrave venir absolument sans corps et ils atteignent des demeures plus belles encore que les preacuteceacutedentes qursquoil nrsquoest pas facile de deacutecrire et le temps dont nous disposons ne suffit pas raquo

49

au temps qui presse78 cette description est simplement superflue dans la mesure ougrave cette

feacuteliciteacute laquo agrave venir raquo du philosophe est deacutejagrave accessible pour qui prend la peine de mener une

vie veacuteritablement philosophique toute description suppeacutementaire est inutile non seulement

pour le philosophe qui connaicirct deacutejagrave la nature reacuteelle de ces demeures mais aussi pour

lrsquoindividu alogos qui ne saurait comprendre Le mythe est par deacutefinition un reacutecit mais il

est moins le reacutecit drsquoeacuteveacutenements ayant eu lieu dans un passeacute tregraves lointain ou mecircme de faits agrave

venir que de ce qui en fait ne cesse jamais drsquoavoir lieu crsquoest en tout cas ainsi qursquoil est

envisageable de comprendre les mythes eschatologiques platoniciens y compris celui du

Phegravedre auquel on peut appliquer outre cette deacutefinition en termes de temps une deacutefinition

en termes drsquoespace quand bien mecircme lrsquoeacutenonciateur situerait lrsquoaction drsquoun mythe dans les

astres ce qursquoil raconte ne cesse jamais de se reacutepeacuteter sur terre et nulle part ailleurs mais

crsquoest justement parce que ces faits se reproduisent agrave chaque eacutepoque qursquoon ne peut les lier agrave

une eacutepoque donneacutee et qursquoil est donc pertinent de les situer dans un passeacute suffisamment

lointain pour ecirctre anteacuterieur agrave toute histoire et leur donner ainsi un statut de veacuteriteacute fondatrice

et mecircme radicale de mecircme ces faits ayant lieu partout sur terre on ne peut les situer agrave un

endroit preacutecis et il est donc pertinent de les rattacher agrave un lieu dont la localisation

geacuteographique est impossible et leur donner ainsi un statut de veacuteriteacute geacuteneacuterale et mecircme

absolue Lrsquoideacutee essentielle relayeacutee par les mythes eschatologiques est donc que chaque

acircme ne fait que mener ici-bas la vie qursquoelle srsquoest choisie avec les conseacutequences que cela

implique en drsquoautres termes que tout homme est directement responsable de lrsquoexistence

qursquoil megravene le mythe drsquoEr dans la Reacutepublique est encore davantage repreacutesentatif de cette

conception ne serait-ce que gracircce agrave la notion de carrefour qui y apparait rappelant lrsquoideacutee

tregraves contemporaine de laquo croiseacutee des chemins raquo et surtout eacutenonccedilant qursquoaucun individu

nrsquoest irreacutemeacutediablement voueacute agrave mener un certain type de vie pour peu qursquoil prenne la peine

de faire le bon choix au bon moment ndash il est agrave noter que lrsquoensemble de ce reacutecit est contenu

dans une proposition infinitive rapportant au discours indirect des propos attribueacutes

exclusivement agrave Socrate ce qui est presque impossible agrave restituer au travers drsquoune

traduction en franccedilais sous peine de rendre le texte illisible mais surtout cela nous met en

garde contre la tentation de comprendre ce reacutecit au premier degreacute

ἔφη δέ ἐπειδὴ οὗ ἐκβῆναι τὴν ψυχὴν πορεύεσθαι μετὰ πολλῶν καὶ ἀφικνεῖσθαι σφᾶς εἰς τόπον τινὰ δαιμόνιον ἐν ᾧ τῆς τε γῆς δύ᾽ εἶναι χάσματα ἐχομένω ἀλλήλοιν καὶ τοῦ οὐρανοῦ αὖ ἐν τῷ ἄνω ἄλλα καταντικρύ δικαστὰς δὲ μεταξὺ τούτων καθῆσθαι οὕς ἐπειδὴ

78 Il nrsquoempecircche que lrsquoune des marques de lrsquohabileteacute litteacuteraire de Platon est justement de reacuteussir agrave rappeler reacuteguliegraverement le contexte sans jamais srsquoeacutecarter du but de la conversation rien nrsquoest gratuit et mecircme ces rap-pels de la situation trouvent agrave srsquointeacutegrer dans le fil de la reacuteflexion

50

διαδικάσειαν τοὺς μὲν δικαίους κελεύειν πορεύεσθαι τὴν εἰς δεξιάν τε καὶ ἄνω διὰ τοῦ οὐρανοῦ σημεῖα περιάψαντας τῶν δεδικασμένων ἐν τῷ πρόσθεν τοὺς δὲ ἀδίκους τὴν εἰς ἀριστεράν τε καὶ κάτω ἔχοντας καὶ τούτους ἐν τῷ ὄπισθεν σημεῖα πάντων ὧν ἔπραξαν (hellip) ὅσα πώποτέ τινα ἠδίκησαν καὶ ὅσους ἕκαστοι ὑπὲρ ἁπάντων δίκην δεδωκέναι ἐν μέρει ὑπὲρ ἑκάστου δεκάκις τοῦτο δ᾽ εἶναι κατὰ ἑκατονταετηρίδα ἑκάστην ὡς βίου ὄντος τοσούτου τοῦ ἀνθρωπίνου ἵνα δεκαπλάσιον τὸ ἔκτεισμα τοῦ ἀδικήματος ἐκτίνοιεν79

Lorsque Socrate eacutevoque la dureacutee des chacirctiments une lecture au pied de la lettre ne

manquerait pas de disqualifier comme fantaisite lrsquoideacutee suivant laquelle cette dureacutee devrait

ecirctre eacutegale agrave cent ans et eacutequivaudrait ainsi agrave celle de la vie humaine lrsquoimportant nrsquoest pas la

donneacutee quantitative mais la dureacutee qualitative crsquoest-agrave-dire le fait que les actions commises

par lrsquohomme deacuteterminent toute sa vie Un signe qui ne trompe pas est lrsquoabsence totale

drsquoarbitraire dans les deacutecisions rendues par les juges infernaux leurs deacutelibeacuterations sont agrave

peine eacutevoqueacutees agrave croire qursquoelles nrsquoont mecircme pas lieu agrave rebours des repreacutesentations

mythiques traditionnelles ougrave les humains condamneacutes aux supplices eacuteternels comme

Sisyphe ou Tantale sont en fait les victimes (pas tout agrave fait innocentes il est vrai) des

dieux qui regraveglent leurs comptes avec les mortels qui les ont deacutefieacutes aucun ressentiment

personnel nrsquointervient dans le jugement dont les acircmes font lrsquoobjet le jugement est

tacitement reconnu comme parfaitement fiable prononceacute suivant une logique implacable

la possibiliteacute drsquoeacutemettre une reacuteserve agrave son sujet nrsquoest mecircme pas envisageacutee les juges

nrsquoassument agrave aucun moment la responsabiliteacute du jugement prononceacute qui constitue moins le

fruit de leur deacutecision que la conseacutequence logique et neacutecessaire de la vie meneacutee par les acircmes

condamneacutees En faisant de lrsquoacircme la seule et unique responsable du sort qursquoelle connaicirctra et

en excluant toute magie de ces reacutecits Platon fait bel et bien des mythes eschatologiques le

reacutecit non pas de faits agrave venir mais plutocirct de faits qui ne cessent de se reacutepeacuteter au cours drsquoune

vie drsquohomme comme lrsquoa expliciteacute Alain dans un commentaire qui certes srsquoapplique

plutocirct au Timeacutee mais le mythe drsquoEr ne dit rien drsquoautre

laquo Ces voyages de mille ans ces eacutepreuves ces nouveaux choix ces reacutesurrections sans souvenir ces ceacutelegravebres tableaux qui imitent si bien la couleur des songes tout cela repreacutesente agrave merveille notre situation humaine et ce seacuterieux frivole ce meacutelange de boue et drsquoideacutees et encore cette acircme insaisissable indicible qui veut que tout cela soit qui srsquoeacutevertue qui srsquoeacutegare et agrave chaque instant se sauve et de nouveau se perd toujours naiumlve et de bonne foi Car nous sommes ainsi

79 Plat Reacutepublique X [614b-615b] laquo Apregraves dit-il qursquoelle fucirct sortie lrsquoacircme fut conduite avec beaucoup drsquoautres et elles arrivegraverent ensemble en un lieu divin ougrave il y avait dans la terre deux ouvertures contiguumles lrsquoune agrave lrsquoautre et en haut dans le ciel deux autres se faisant face Dans leur intervalle sieacutegeaient des juges qui apregraves qursquoils eussent prononceacute leur sentence ordonnaient aux justes de se diriger vers la droite en haut dans le ciel apregraves leur avoir attacheacute sur le devant un signe du jugement et aux injustes de se diriger vers la gauche en bas portant eux aussi agrave lrsquoarriegravere un signe de tout ce qursquoils avaient commis (hellip) Quel que fucirct le nombre de fautes qursquoelles avaient commises et le nombre de personnes qursquoelles avaient leacuteseacutees elles expiaient tous leurs forfaits lrsquoun apregraves lrsquoautres dix fois chacun et chaque chacirctiment durait cent ans comme la vie de lrsquohomme afin de faire payer chacun des fortfaits au deacutecuple raquo

51

faits de ce meacutelange qursquoil nrsquoy a point de chute sans rebondissement ni non plus de sublime sans rechute raquo80

Le mythe platonicien des voyages des acircmes est donc une repreacutesentation de notre condition

qui nrsquoest faite que de morts et de renaissances il met en scegravene la conscience qursquoa lrsquohomme

de vivre plusieurs vies au cours drsquoune mecircme vie de mourir plusieurs fois agrave lui-mecircme de

devenir autre tout en restant lui-mecircme Lrsquoexpression courante laquo changer de vie raquo que lrsquoon

emploie pour deacutesigner drsquoimportants tournants dans lrsquoexistence drsquoune personne meacuterite

drsquoecirctre prise au seacuterieux la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ainsi

ecirctre partiellement envisageacutee comme une tentative de reacutesolution de lrsquoeacutequation entre lrsquouniteacute

intrinsegraveque de la personne et la multipliciteacute de ses expeacuteriences dont chacune donne une

coloration bien particuliegravere aux diffeacuterents eacutepisodes de la vie au point de les rendre

heacuteteacuterogegravenes crsquoest ce qui est mis en avant dans LrsquoEacutetranger de Camus avec le dialogue de

sourds entre Meursault et son directeur81 Il est eacutegalement reacuteveacutelateur que lorsque les acircmes

ont expieacute leurs fautes passeacutees il leur faut redescendre sur terre et auparavant choisir

quelle vie elles megraveneront devant assumer un choix dont la responsabiliteacute nrsquoincombe qursquoagrave

elles seules de ce fait au moment de leur condamnation elles eacutetaient deacutejagrave pleinement

responsables de ce qui leur arrivait Drsquoun certain point de vue Platon relativise de faccedilon

significative la notion de neacutecessiteacute si chegravere agrave ses contemporains en rendant agrave lrsquohomme cet

inconfortable privilegravege de ne pas ecirctre simplement le jouet de forces qui le deacutepassent mais

aussi et surtout lrsquoacteur principal de son existence lrsquoἀνάγκη (neacutecessiteacute) drsquohabitude si

redouteacutee des Grecs nrsquoest pas seule agrave disposer de la vie humaine il faut aussi tenir compte

du καιρός (moment opportun) lrsquoinstant que doit saisir lrsquohomme pour prendre une deacutecision

dont peut deacutependre toute sa vie qui ne doit ecirctre prise ni avant ni apregraves le καιρός est peut-

ecirctre plus redoutable encore puisqursquoil nrsquoaccorde aucuun droit agrave lrsquoerreur et laisse lrsquohomme

seul face agrave sa responsabiliteacute lagrave ougrave lrsquoἀνάγκη lui laissait la possibiliteacute drsquoaffirmer qursquoil nrsquoeacutetait

pas responsable de ce qui lui arrivait et qursquoune force autre que la sienne le surplombait et

disposait de son existence agrave sa place Lrsquohomme certes acquiert une relative maicirctrise de sa

destineacutee en tant que crsquoest lui qui la choisit mais il nrsquoen est pas maicirctre au point de pouvoir

changer de cap agrave son greacute il doit faire son choix quand il en est encore temps au moment

opportun apregraves quoi il sera deacutejagrave trop tard il faut savoir laquo saisir raquo sa chance quand elle se

preacutesente sous peine de la laisser passer un peu comme dans la repreacutesentation meacutedieacutevale de

la Fortune que Chreacutetien de Troyes reprenait agrave son compte laquo Fortune est chauve darriere et

80 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees p60-61 81 Cf Annexe 6

52

devant chevelue raquo82 Le προφήτης (nous traduisons ce terme par laquo porte-parole raquo faute de

mieux et pour eacuteviter toute connotation christianisante anachronique) conclut drsquoailleurs son

discours aux acircmes en des termes on ne peut plus explicites agrave ce sujet ndash il est significatif

qursquoapregraves avoir eacuteteacute eacutevoqueacutee en mecircme temps que sa fille Lacheacutesis sans mecircme qursquoune part

active lui ait eacuteteacute reconnue lrsquoἀνάγκη se trouve reacuteduite agrave lrsquoeacutetat de compleacutement drsquoagent

lsquoἀνάγκης θυγατρὸς κόρης Λαχέσεως λόγος Ψυχαὶ ἐφήμεροι ἀρχὴ ἄλλης περιόδου θνητοῦ γένους θανατηφόρου rsquo οὐχ ὑμᾶς δαίμων λήξεται ἀλλ᾽ ὑμεῖς δαίμονα αἱρήσεσθε πρῶτος δ᾽ ὁ λαχὼν πρῶτος αἱρείσθω βίον ᾧ συνέσται ἐξ ἀνάγκης ἀρετὴ δὲ ἀδέσποτον ἣν τιμῶν καὶ ἀτιμάζων πλέον καὶ ἔλαττον αὐτῆς ἕκαστος ἕξει αἰτία ἑλομένου θεὸς ἀναίτιοςrsquo83

Contrairement agrave Eacutemile Chambry nous traduisons δαίμων par laquo deacutemon raquo et non par

laquo geacutenie raquo afin de bien mettre en eacutevidence que le δαίμων en question est bien drsquoune nature

semblable agrave celui qui habitait Socrate ce nrsquoest eacutevidemment pas une creacuteature diabolique au

sens chreacutetien du terme mais bien une repreacutesentation du principe suivant lequel un homme

dirige sa vie ndash Socrate diffegravere drsquoautrui non pas parce qursquoil est habiteacute par un δαίμων mais

parce que ce δαίμων diffegravere de celui drsquoautrui tous les hommes ont en commun drsquoavoir un

δαίμων mais tous les hommes nrsquoont pas en commun le mecircme δαίμων et ce δαίμων loin

drsquoecirctre un deus ex machina est toujours investi comme δαίμων par lrsquohomme Les acircmes

faisant les mauvais choix de vie ne le font plus simplement en raison drsquoune fataliteacute

insurmontable pesant sur elles mais plutocirct par incapaciteacute agrave faire un choix raisonnable et

crsquoest preacuteciseacutement la philosophie qui doit leur apprendre agrave faire le bon choix

εἰπόντος δὲ ταῦτα τὸν πρῶτον λαχόντα ἔφη εὐθὺς ἐπιόντα τὴν μεγίστην τυραννίδα ἑλέσθαι καὶ ὑπὸ ἀφροσύνης τε καὶ λαιμαργίας οὐ πάντα ἱκανῶς ἀνασκεψάμενον ἑλέσθαι ἀλλ᾽ αὐτὸν λαθεῖν ἐνοῦσαν εἱμαρμένην παίδων αὑτοῦ βρώσεις καὶ ἄλλα κακά ἐπειδὴ δὲ κατὰ σχολὴν σκέψασθαι κόπτεσθαί τε καὶ ὀδύρεσθαι τὴν αἵρεσιν οὐκ ἐμμένοντα τοῖς προρρηθεῖσιν ὑπὸ τοῦ προφήτου οὐ γὰρ ἑαυτὸν αἰτιᾶσθαι τῶν κακῶν ἀλλὰ τύχην τε καὶ δαίμονας καὶ πάντα μᾶλλον ἀνθ᾽ ἑαυτοῦ εἶναι δὲ αὐτὸν τῶν ἐκ τοῦ οὐρανοῦ ἡκόντων ἐν τεταγμένῃ πολιτείᾳ ἐν τῷ προτέρῳ βίῳ βεβιωκότα ἔθει ἄνευ φιλοσοφίας ἀρετῆς μετειληφότα84

82 Le conte du Graal v 4578-4579 83 Plat Reacutepublique X [617d-e] laquo Proclamation de la vierge Lacheacutesis fille de la Neacutecessiteacute Acircmes eacutepheacutemegraveres une autre peacuteriode mortelle et une autre naissance porteuse de mort commencent Ce nrsquoest pas un deacutemon qui vous tirera au sort mais vous qui choisirez votre deacutemon Le premier tireacute au sort choisira le premier la vie agrave laquelle il sera lieacute par la neacutecessiteacute Lrsquoexcellence de son cocircteacute est sans maicirctre chacun en aura plus ou moins suivant qursquoil lrsquohonorera ou la meacuteprisera La cause relegraveve de la responsabiliteacute de chacun la diviniteacute est hors de cause raquo 84 Plat Reacutepublique X [619b-d] laquo Le Pamphylien dit qursquoapregraves que le porte-parole eut prononceacute ces paroles le premier agrave avoir eacuteteacute tireacute au sort srsquoavanccedilant aussitocirct choisit la plus grande tyrannie et sous lrsquoeffet de lrsquoimprudence et de la gloutonnerie la prit sans avoir suffisamment tout examineacute mais il lui demeura cacheacute que ce qursquoil avait obtenu contenait qursquoil mangerait ses propres enfants et drsquoautres meacutefaits mais quand il lrsquoeucirct agrave loisir examineacutee attentivement il se frappa la poitrine et se lamenta de son choix sans se souvenir de ce qursquoavait annonceacute le porte-parole en effet il nrsquoassuma pas lui-mecircme la responsabiliteacute de ses maux mais accusait le destin ls deacutemons et toute autre chose plutocirct qui lui-mecircme Pourtant il comptait parmi ceux qui venaient du ciel il avait passeacute sa vie anteacuterieure dans un Eacutetat structureacute il avait acquis de lrsquoexcellence par lrsquousage et non par la philosophie raquo

53

Entre lrsquoἀρετή (excellence) acquise ἔθει (par habitude) et lrsquoἀρετή gagneacutee gracircce agrave la

φιλοσοφία la diffeacuterence est du mecircme ordre qursquoentre lrsquoopinion vraie et le savoir ainsi les

mythes eschatologiques permettent-ils agrave Platon de promouvoir la philosophie comme mode

de vie agrave part entiegravere et non pas simplement comme technique drsquoinvestigation de la veacuteriteacute

elle nrsquoest donc pas destineacutee suniquement aux curieux deacutesirant accumuler des connaissances

mais aussi aux citoyens soucieux de bien se conduire au sein de la citeacute les mythes

platoniciens relatifs agrave la survie de lrsquoacircme sont preacutecieux pour la deacutemarche platonicienne en

ceci qursquoils disent que la philosophie nrsquoest pas exempte de viseacutee pratique

Il est drsquoailleurs capital de mettre lrsquoaccent la porteacutee non seulement eacutethique mais

aussi civique (ou pour conserver le terme grec politique) de la la fondation de

lrsquoAcadeacutemie qui srsquoinscrivait bien eacutevidemment dans le cadre du projet platonicien de

reacuteforme politico-eacutethique Premiegraverement nrsquoayant pas peur de la mort et nrsquoattribuant de prix

qursquoagrave sa capaciteacute de raisonner le philosophe reacutealise agrave nouveaux frais lrsquoideacuteal du citoyen grec

libre preacutefeacuterant la mort agrave la servitude comme le souligne Alcibiade vantant le courage dont

Socrate fait preuve au combat ndash ce qui ne fait pas de lrsquohonneur guerrier ou du sacrifice sur

le champ de bataille des fins que le philosophe qui ne fait lagrave que son devoir de citoyen

poursuivrait pour elles-mecircmes

εἰ δὲ βούλεσθε ἐν ταῖς μάχαιςmdashτοῦτο γὰρ δὴ δίκαιόν γε αὐτῷ ἀποδοῦναιmdashὅτε γὰρ ἡ μάχη ἦν ἐξ ἧς ἐμοὶ καὶ τἀριστεῖα ἔδοσαν οἱ στρατηγοί οὐδεὶς ἄλλος ἐμὲ ἔσωσεν ἀνθρώπων ἢ οὗτος τετρωμένον οὐκ ἐθέλων ἀπολιπεῖν ἀλλὰ συνδιέσωσε καὶ τὰ ὅπλα καὶ αὐτὸν ἐμέ καὶ ἐγὼ μέν ὦ Σώκρατες καὶ τότε ἐκέλευον σοὶ διδόναι τἀριστεῖα τοὺς στρατηγούς καὶ τοῦτό γέ μοι οὔτε μέμψῃ οὔτε ἐρεῖς ὅτι ψεύδομαι ἀλλὰ γὰρ τῶν στρατηγῶν πρὸς τὸ ἐμὸν ἀξίωμα ἀποβλεπόντων καὶ βουλομένων ἐμοὶ διδόναι τἀριστεῖα αὐτὸς προθυμότερος ἐγένου τῶν στρατηγῶν ἐμὲ λαβεῖν ἢ σαυτόν85

On objectera agrave cela qursquoil est notoire que Platon se meacutefiait de la deacutemocratie ce reacutegime qui

donne autant de poids agrave la parole de lrsquoignorant qursquoagrave celle du savant et que la condamnation

de Socrate nrsquoaurait fait que le conforter dans cette meacutefiance Pourtant Platon est loin de

rejeter explicitement la liberteacute du citoyen hellegravene telle qursquoelle a eacuteteacute deacutefinie plus haut crsquoest-

agrave-dire lrsquoἐλευθερία commentant le livre III des Lois Pierre Pontier fait remarquer que dans

cette œuvre de vieillesse Platon laquo ne rejette pas en bloc toute le constituton deacutemocratique

85 Plat Banquet [220d-e] laquo Maintenant si vous voulez concernant les combats ndash car il faut aussi lui rendre justice pour ccedila ndash au moment du combat agrave la suite duquel les stategraveges mrsquoont donneacute le prix de la vaillance nul autre parmi les hommes ne mrsquoa sauveacute agrave part lui qui ne voulait pas mrsquoabandonner alors que jrsquoeacutetais blesseacute et sauva agrave la fois mes armes et ma personne Jrsquoai alors demandeacute aux strategraveges Socrate de te donner le prix de la vaillance et agrave ce sujet tu ne me feras pas de reproches ni ne diras que je mens mais les strategraveges avaient les yeux fixeacutes sur ma seule valeur et voulaient me donner le prix et tu eacutetais toi-mecircme plus empresseacute que les strategraveges pour que ce soit moi plutocirct que toi qui le reccediloive raquo

54

Il remet simplement en cause la liberteacute lorsqursquoelle devient laquo totalitaire raquo raquo86 crsquoest-agrave-dire

quand elle eacutecrase tout sur son passage ne connaicirct plus aucun frein ne srsquoarrecircte plus lagrave ougrave

celle des autres commence srsquoil exact comme le fait remarquer une fois encore Pontier

que lrsquoἐλευθερία est rarement une valeur positive chez Platon la liberteacute que critique ce

dernier qui inaugure ainsi toute une tradition eacutethique plutocirct la fausse liberteacute de lrsquohomme

esclave de ses passions une ἐλευθερία tyrannique (plutocirct que laquo totalitaire raquo les guillemers

indiquant que Pontier nrsquoignore pas lrsquoanachronisme de ce terme) agrave laquelle on pourrait tout

agrave fait opposer lrsquoἐλευθερία philosophique de lrsquoacircme libeacutereacutee de toute crainte y compris celle

de la mort et aussi celle qui surgit lorsque la deacutemocratie deacutegeacutenegravere et laisse la vindicte

populaire devenir fauteuse de troubles de toute faccedilon la deacutemocratie nrsquoa pas le monopole

de lrsquoἐλευθερία qui est la revendication fondatrice de toute citeacute ougrave preacutevaut lrsquoisonomie et qui

loin de donner tous les droits sans restrictions au citoyen oblige ce dernier agrave preacutefeacuterer la

mort agrave la servitude ce que Socrate nrsquoa pas manqueacute de faire De fait le civisme afficheacute de

Socrate ne permet pas de conclure agrave une inimitieacute radicale et reacuteciproque entre la citeacute

atheacutenienne et le philosophe mecircme srsquoil est certain que ce personnage hors du commun

devait deacuteplaire aux puissants et aux courtisans dont il deacutenonccedilait la fatuiteacute et les faux-

semblants ainsi qursquoaux traditionalistes dont il remettait en cause les ideacutees reccedilues il

nrsquoempecircche qursquoil nrsquoaurait pu vivre ailleurs qursquoagrave Athegravenes ce qui est une explication parmi

drsquoautres de son refus afficheacute de fuir dans le Criton87 non seulement Socrate eacutetait citoyen

atheacutenien de plein droit et nrsquoa jamais manqueacute aux devoirs que cela impliquait mais de

surcroicirct comme le rappelle Francis Wolff lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle avant notre egravere eacutetait le

grand foyer culturel de lrsquoeacutepoque elle eacutetait donc la citeacute que ne pouvait manquer de

freacutequenter assiducircment un intellectuel mecircme un marginal comme Socrate

laquo Drsquoabord Socrate nrsquoa pas besoin de se deacuteplacer il est deacutejagrave ougrave il faut ecirctre Athegravenes laquo Eacutecole de la Gregravece raquo comme dit Peacutericlegraves bien placeacute agrave sa tecircte pour le savoir Athegravenes est le centre de toute vie culturelle laquo occidentale raquo un peu ce que sont Paris ou New York au XXe siegravecle selon les modes et les domaines raquo88

Il est plus exact de dire qursquoen tant que citeacute deacutemocratique ougrave le citoyen se reacutealise en prenant

part aux deacutebats relatifs aux affaires de la polis Athegravenes se meacutefie de la penseacutee pure sans

viseacutee pratique immeacutediate qui peut de surcroicirct ecirctre prise pour une marque drsquoὕϐρις dont

Socrate est drsquoailleurs ouvertement accuseacute par Agathon dans le Banquet ὑβριστὴς εἶ ἔφη

86 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p108 87 Cf Annexe 5 88 WOLFF Francis Socrate p19

55

ὦ Σώκρατες ὁ Ἀγάθων89 Leacuteon Robin a traduit lrsquoadjectif ὑβριστὴς par laquo insolent raquo ce qui

peut se justifier au vu du contexte (Agathon ne reproche pas tant agrave Socrate ses recheches

que son supposeacute refus de faire part de ses deacutecouvertes) mais cette traduction est tregraves en-

deccedilagrave de la tregraves grave signification que recouvrait ce terme mecircme Socrate agrave ces derniers

instants reprochant agrave ses compagnons leur attitude excessive sera plus courtois et se

gardera bien drsquoemployer agrave leur encontre un mot eacutevoquant lrsquoὕβρις ce peacutecheacute drsquoorgueil que

commet quiconque cherche agrave eacutegaler les dieux et dont eacutetaient reacuteguliegraverement accuseacutes les

savants se livrant agrave une speacuteculation sur lrsquoordre des choses plutocirct que de srsquoen tenir aux

affaires de la citeacute ce qui leacutegitimait leur condamnation aux yeux de la citeacute laquo car la sagesse

de lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle se reacutealise essentiellement dans lrsquoordre politique la politique art

subtil et empirique deacutependant des circonstances raquo90 Athegravenes en condamnant Socrate nrsquoa

donc pas fait preuve drsquoun anti-intellectualisme radical qui aurait leacutegitimeacute de la part de

Platon une rancœur tenace et inextinguible envers la citeacute mecircme si la mort de son maicirctre a

pu renforcer sa meacutefiance afficheacutee envers la deacutemocratie cela nrsquoa pas pour autant eacuteveilleacute en

lui la volonteacute drsquoabandonner totalement agrave son sort Athegravenes ce dont il fait preuve en

installant son eacutecole agrave proximiteacute de la citeacute partant du principe qursquoelle eacutetait moins ennemie

des ideacutees que drsquoun certain type drsquoideacutees auquel il eacutetait tout de mecircme envisageable drsquoessayer

de la convertir En drsquoautres termes lrsquoactiviteacute philosophique nrsquoest pas veacutecue comme une

reacutebellion contre la loi de la citeacute et peut mecircme ecirctre consideacutereacutee comme un prolongement de

lrsquoattachement du penseur envers cette polis qursquoil ne juge pas irreacutemeacutediablement hostile agrave la

penseacutee ndash Platon a toujours eacuteteacute plus mesureacute qursquoon ne veut souvent le croire Enfin il faut

tenir compte du caractegravere unique de lrsquoeacuteveacutenement que constitue la condamnation de

Socrate mecircme si ce dernier nrsquoest pas le premier penseur de lrsquohistoire atheacutenienne agrave ecirctre

inquieacuteteacute puis condamneacute au motif officiel drsquoimpieacuteteacute il est le premier agrave ecirctre condamneacute agrave

mort Anaxagore Protagoras et Meacutelos ont eux aussi eacuteteacute victimes de semblables procegraves

mais srsquoen sont tireacutes avec lrsquoexil une peine drsquoautant plus leacutegegravere qursquoil srsquoagissait drsquoeacutetrangers

pour lesquels cet ostracisme nrsquoeacutequivalait donc pas agrave un deacuteracinement la condamnation de

Socrate preacutesente donc la double nouveauteacute drsquoecirctre une condamnation agrave mort prononceacutee

contre un penseur qui eacutetait citoyen atheacutenien de plein droit nouveauteacute qui tient au contexte

tregraves particulier dans lequel lrsquoeacuteveacutenement srsquoest produit en 399 avant notre egravere Athegravenes

nrsquoest deacutejagrave plus la brillante citeacute reacutegnant en maicirctre sur lrsquoAttique dans laquelle Socrate a veacutecu

89 Plat Banquet [175e] laquo Socrate tu deacutepasses la mesure dit Agathon Drsquoailleurs dans peu de temps toi et moi nous ferons valoir nos droits concernant le savoir raquo 90 WOLFF Francis Socrate p20-21

56

et dont Platon a spirtiuellement heacuteriteacute Platon nrsquoavait pas de raison particuliegravere pour renier

totalement cette citeacute agrave laquelle il eacutetait comme son maicirctre profondeacutement attacheacute la citeacute qui

condamne Socrate nrsquoeacutetant plus cette Athegravenes florissante dont le souvenir est eacutevoqueacute avec

nostalgie dans lrsquoincipit de la Reacutepublique91 (le caractegravere nostalgique de cet incipit est

drsquoautant plus eacutevident qursquoil met en scegravene de brillants jeune gens qui ont peacuteri lors de la

guerre du Peacuteloponnegravese) mais une Athegravenes vaincue agrave plate couture par Sparte deacutesastre

militaire doubleacute drsquoun deacutesastre politique puisque le reacutegime deacutemocratique a laisseacute place agrave la

tyrannie des Trente dont la citeacute vient agrave peine drsquoecirctre libeacutereacutee lorsque le tribunal condamne

Socrate lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutevoque tous ces troubles qursquoagrave reculons mais elle a

neacutecessairement eacuteteacute marqueacutee par cette situation dont il nrsquoavait pas besoin de parler

longuement dans la mesure ougrave le lecteur la connaissait deacutejagrave Degraves lors si lrsquoon voulait agrave tout

prix consideacuterer le consentement de Socrate agrave la mort comme un sacrifice reacuteveacutelateur drsquoun

mal dont souffre la citeacute il faudrait alors consideacuterer le mal en question non pas comme une

tare intrinsegraveque la rendant agrave jamais incapable drsquoaccepter la philosophie sur son territoire

mais plutocirct comme la conseacutequence des circonstances tragiques qursquoAthegravenes a fini par

connaicirctre la tradition atheacutenienne en tant que telle ne deacuteplaisait pas agrave Socrate le peacutecheacute

drsquoAthegravenes eacutetant drsquoavoir oublieacute cette tradition aveugleacutee par la perte des repegraveres qursquoentraicircne

ineacutevitablement tout bouleversement du cadre geacuteopolitique ndash on parlerait aujourdrsquohui de

crise des valeurs Crsquoest donc justement pour essayer de comprendre quelles erreurs la citeacute

aurait ducirc chercher agrave eacuteviter pour ne pas en arriver agrave condamner Socrate que Platon a meneacute

une reacuteflexion politique relayeacutee dans la Reacutepublique on objectera agrave cela que le but premier

de cette œuvre de grande dimension est moins politique que laquo psychologique raquo au sens

large du terme et il est exact qursquoagrave lrsquoeacutechelle du dialogue Socrate dit explicitement ne

srsquointeacuteresser agrave la nature de la citeacute que dans la mesure ougrave elle permet de le renseigner sur la

nature de lrsquoacircme dont la citeacute serait une image agrandie ἴσως τοίνυν πλείων ἂν δικαιοσύνη

ἐν τῷ μείζονι ἐνείη καὶ ῥᾴων καταμαθεῖν εἰ οὖν βούλεσθε πρῶτον ἐν ταῖς πόλεσι

ζητήσωμεν ποῖόν τί ἐστιν ἔπειτα οὕτως ἐπισκεψώμεθα καὶ ἐν ἑνὶ ἑκάστῳ τὴν τοῦ

μείζονος ὁμοιότητα ἐν τῇ τοῦ ἐλάττονος ἰδέᾳ ἐπισκοποῦντες92 De fait la construction laquo en

penseacutee raquo de cette citeacute ne trouve sa place que dans la recherche par les interlocuteurs de

lrsquoessence de la justice et la question de la reacutealisation effective de la citeacute nrsquoest pas la

91 Cf Annexe 7 92 Plat Reacutepublique II [368e-369a] laquo Peut-ecirctre y a-t-il donc dans le cadre plus grand une justice plus grande et plus facile agrave examiner Donc si vous voulez nous chercherons drsquoabord ce qursquoelle est dans les citeacutes ensuite nous la rechercherons dans lrsquoindividu en recherchant la plus grande ressemblance avec la plus grande dans la forme de la plus petite raquo

57

preacuteoccupation premiegravere de Socrate (ἐκεῖνα μεν ἐπιθυμῶ ἀναβαλέσθαι καὶ ὕστερον

ἐπισκέψασθαι ᾗ δυνατά93) toutefois la biographie de Platon qui a notamment tenteacute de

former le tyran Denys le jeune ne plaide pas en faveur drsquoun deacutesinteacuterecirct total de sa part pour

les questions politiques Il donc envisageable que Platon ait proposeacute agrave son eacutepoque de

deacuteliquescence politique faute drsquoun plan preacutecis agrave suivre agrave tout prix un ideacuteal reacutegulateur

permettant drsquoeacuteviter de reproduire certaines erreurs Si la Reacutepublique pose une question

politique ce nrsquoest certainement pas laquo qursquoaurait ducirc ecirctre la citeacute atheacutenienne raquo mais plutocirct

laquo quelles erreurs aurait ducirc chercher agrave eacuteviter la citeacute atheacutenienne raquo Lrsquoœuvre laquo politique raquo de

Platon ne se reacutesume drsquoailleurs pas agrave la Reacutepublique qui laisse souvent dans lrsquoombre le seul

dialogue qui lrsquoeacutegale en ampleur les Lois œuvre de vieillesse dont Socrate est absent fait

exceptionnel qui marque lrsquoachegravevement du deacutetachement progressif de Platon vis-agrave-vis de

lrsquoinfluence de Socrate et rend donc drsquoautant plus significatif le fait que lrsquoobjet de ce

dialogue soit de donner des lois justes et raisonnables agrave une citeacute fondeacutee par des colons et

donc drsquoimaginer non plus la citeacute ideacuteale mais bien la citeacute reacuteelle En somme compte tenu de

la speacutecificiteacute du contexte de la condamnation de Socrate et de lrsquoampleur drsquoœuvres telles

que la Reacutepublique et les Lois il devient difficile de maintenir qursquoil ait pu se deacutesinteacuteresser

totalement des affaires de la citeacute on peut parler agrave bon droit le concernant drsquoun

philosophe confronteacute agrave un monde disloqueacute (lrsquoexpression est topique mais justifieacutee) et se

proposant de former les nouvelles geacuteneacuterations drsquoAthegravenes afin qursquoelles ne commettent pas

une nouvelle fois les erreurs de leurs aineacutes

Dans ce contexte de deacuteliquescence politique la philosophie devient un recours dans

la mesure ougrave elle permet de comprendre agrave nouveaux frais quelle eacutetait lrsquoutiliteacute des traditions

de la citeacute qui ont perdu leur signification aupregraves des contemporains de Platon la

deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est preacuteciseacutement une manifestation drsquoune volonteacute

de la part de Platon de donner un nouveau souffle agrave des traditions alors en deacuteperdition

aupregraves drsquoune jeunesse atheacutenienne qui face agrave la chute de la citeacute se laisse conqueacuterir par la

tentation du cynisme (au mauvais sens du terme bien entendu) il semble aller de soi que

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme eacutetait une ideacutee eacutevidente pour un Grec mais la lettre mecircme du

Pheacutedon nous force agrave moduler cette ideacutee ce nrsquoest pas par hasard si Socrate invoque la

tradition en insistant sur son ancienneteacute en soulignant qursquoil parle ὥσπερ γε καὶ πάλαι

λέγεται94 lrsquousage de lrsquoadverbe πάλαι est agrave prendre au sens fort du terme agrave lrsquoideacutee

drsquoancienneteacute slsquoajoute probablement celle de deacutepassement De fait agrave lire Jon D Mikalson

93 Plat Reacutepublique V [458b] laquo Je deacutesire diffeacuterer et examiner ulteacuterieurement si cela est possible raquo 94 Plat Pheacutedon [63b-c] laquo Comme on le dit depuis longtemps raquo

58

la nature exacte de lrsquoapregraves-mourir nrsquoeacutetait pas la preacuteoccupation premiegravere des Atheacuteniens qui

laissaient cohabiter au sein de leur citeacute des opinions diverses et varieacutees sur ce sujet

laquo On trouve exprimeacutees de faccedilon explicite ou implicite des croyances diffeacuterentes sur des questions aussi fondamentales que celles de savoir si lrsquoacircme continue agrave exister en quel lieu reacutesident les morts ou si les acircmes reccediloivent des reacutecompenses et des chacirctiments dans lrsquoautre vie raquo95

La religion populaire ou plus exactement les pratiques cultuelles des citoyens

srsquointeacuteressaient davantage agrave la vie drsquoici-bas qursquoagrave celle de lrsquoau-delagrave et les conceptions de

certains cercles philosophiques qui craignaient que lrsquoacircme se corrompe cohabitaient

pacifiquement avec des repreacutesentations traditionnelles de lrsquoapregraves-mourir auxquelles ne pas

adheacuterer semble ne pas avoir eacuteteacute ce qursquoil y avait de plus impie aux yeux des Atheacuteniens qui

faute de veacuteritable loi canonique ou drsquoautoriteacute deacutecisionnaire en matiegravere sur ces sujets

vivaient certes dans un relatif consensus sur le principe de la vie apregraves la mort mais pas sur

la repreacutesentation que lrsquoon pouvait en avoir Dans le Pheacutedon Socrate prend donc acte de la

deacuteperdition de la tradition eacutetant justement confronteacute agrave des jeunes gens brillants mais

impeacutetueux qui ne partagent plus les ideacutees de leurs aicircneacutes et mettent en doute la survie de

lrsquoacircme Parmi eux Ceacutebegraves ne revendique pas ce doute comme lui eacutetant exclusif puisqursquoil

nrsquoassume pas la responsabiliteacute de son objection agrave Socrate sur ce point et preacutetend se faire la

voix des hommes pris dans leur globaliteacute mecircme srsquoil est reacuteveacutelateur qursquoil ne fait pas parler

ces ἀνθρώποι et se contente de les eacutevoquer fugacement qui plus est avec un datif qui leur

donne une position passive ce qui indique qursquoil parle bien en son nom propre mecircme si cela

nrsquoexclut nullement qursquoil partage ses vues avec autrui ndash agrave travers le personnage de Ceacutebegraves

Platon voulait probablement eacutevoquer les cercles philosophiques eacutevoqueacutes plus haut qui

nrsquoexcluaient pas la possibiliteacute de la corruption de lrsquoacircme

εἰπόντος δὴ τοῦ Σωκράτους ταῦτα ὑπολαβὼν ὁ Κέβης ἔφη ὦ Σώκρατες τὰ μὲν ἄλλα ἔμοιγε δοκεῖ καλῶς λέγεσθαι τὰ δὲ περὶ τῆς ψυχῆς πολλὴν ἀπιστίαν παρέχει τοῖς ἀνθρώποις μή ἐπειδὰν ἀπαλλαγῇ τοῦ σώματος οὐδαμοῦ ἔτι ᾖ ἀλλ᾽ ἐκείνῃ τῇ ἡμέρᾳ διαφθείρηταί τε καὶ ἀπολλύηται ᾗ ἂν ὁ ἄνθρωπος ἀποθνῄσκῃ εὐθὺς ἀπαλλαττομένη τοῦ σώματος καὶ ἐκβαίνουσα ὥσπερ πνεῦμα ἢ καπνὸς διασκεδασθεῖσα οἴχηται διαπτομένη καὶ οὐδὲν ἔτι οὐδαμοῦ ᾖ96

Lrsquoexpression οἴχηται διαπτομένη est assez proche seacutemantiquement parlant de la citation

homeacuterique οἴχεται ἀποπτάμενος qui a deacutejagrave eacuteteacute remarqueacutee dans le discours de Pausanias

95 MIKALSON Jon D La religion populaire agrave Athegravenes p129 96 Plat Pheacutedon [69e-70a] laquo Socrate ayant parleacute Ceacutebegraves prit la parole et dit laquo Socrate cela me semble bien parler mais ce qui concerne lrsquoacircme provoque beaucoup drsquoincreacuteduliteacute chez les hommes apregraves sa seacuteparation drsquoavec le corps peut-ecirctre nrsquoest-elle plus nulle part et alors le jour ougrave lrsquohomme meurt elle serait deacutetruite et perdue aussitocirct apregraves avoir eacuteteacute seacutepareacutee du corps et apregraves en ecirctre sortie et avoir eacuteteacute disperseacutee comme une fumeacutee peut-ecirctre part-elle en srsquoenvolant et alors elle ne serait plus rien nulle part raquo

59

mais mecircme si les deux expressions peuvent ecirctre traduites de la mecircme maniegravere en franccedilais

elles ne sont pas tout agrave fait identiques ndash si le changement de mode du premier verbe au vu

du contexte se justifie le second verbe qui reste sous forme participiale a changeacute de

preacutefixe διά prenant la place drsquoἀπό les deux termes sont certes relativement proches

seacutemantiquement mais tout de mecircme suffisamment eacuteloigneacutes morphologiquement pour

indiquer sinon un meacutepris de la tradition en tout cas un respect de cette derniegravere moins

scrupuleux de la part de Ceacutebegraves qursquoil ne lrsquoeacutetait chez Pausanias ndash mais il est certain que dans

un monde ougrave primait la transmission orale plusieurs versions drsquoune mecircme citation

pouvaient coexister Il reste qursquoil nrsquoest pas inongru drsquoenvisager lrsquoattitude de Ceacutebegraves face agrave la

tradition comme le reflet inverseacute de celle de Pausanias crsquoest-agrave-dire qursquoagrave lrsquoopposeacute drsquoun arc-

boutement sur une tradition scleacuteroseacutee Ceacutebegraves serait le repreacutesentant drsquoun oubli relatif drsquoune

tradition qui continuait agrave impreacutegner les esprits mais qui avait deacutejagrave perdu de son influence et

pouvait ecirctre deacutetourneacutee En deacutepit de la varieacuteteacute de des repreacutesentations dont elle pouvait faire

lrsquoobjet lrsquoideacutee reacutecuseacutee par Ceacutebegraves eacutetait probablement peu contredite des Atheacuteniens du temps

passeacute en tant qursquoelle faisait partie inteacutegrante du culte citoyen qui assurait son uniteacute agrave la

citeacute celle-ci eacutetant deacutesormais disloqueacutee par les malheurs dont elle a eacuteteacute frappeacutee les rites

traditionnels ont probablement eacuteteacute perccedilus comme inutiles ils ont en tout cas perdu de leur

importance de mecircme que les ideacutees dont ils eacutetaient porteurs y compris celle de la survie

post mortem de lrsquoacircme ce qui nrsquoa pu manquer de donner des conseacutequences eacutethiques

facirccheuses97 en somme le philosophe qui deacutemontre qursquoil nrsquoest ni inutile ni contraire agrave la

raison de croire agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme loin drsquoecirctre impie est tout agrave fait fidegravele aux cultes

de la citeacute qui en le condamnant brise en fait le miroir que lui tendait la philosophie en lui

faisant voir sa propre impieacuteteacute tout se passe comme si les Atheacuteniens condamnaient Socrate

pour mieux cacher agrave eux-mecircmes lrsquoeacutetat drsquoimpieacuteteacute dans lequel ils sont tombeacutes Socrate

expose drsquoailleurs explicitement lrsquoutiliteacute eacutethique des mythes echatologiques lrsquoaction

vertueuse y est deacutefinie en des termes que la tradition grecque ne renierait pas (le mot

ἐλευθερία y est mecircme employeacute sans connotation neacutegative) bien que le caractegravere vertueux

de lrsquoaction ne soit plus deacutefini par la citeacute mais par la philosophie

ἀλλὰ τούτων δὴ ἕνεκα θαρρεῖν χρὴ περὶ τῇ ἑαυτοῦ ψυχῇ ἄνδρα ὅστις ἐν τῷ βίῳ τὰς μὲν ἄλλας ἡδονὰς τὰς περὶ τὸ σῶμα καὶ τοὺς κόσμους εἴασε χαίρειν ὡς ἀλλοτρίους τε ὄντας καὶ πλέον θάτερον ἡγησάμενος ἀπεργάζεσθαι τὰς δὲ περὶ τὸ μανθάνειν ἐσπούδασέ τε καὶ κοσμήσας τὴν ψυχὴν οὐκ ἀλλοτρίῳ ἀλλὰ τῷ αὐτῆς κόσμῳ σωφροσύνῃ τε καὶ δικαιοσύνῃ καὶ ἀνδρείᾳ καὶ

97 Combien de fois nrsquoa-t-on pas entendu personnage intempeacuterant justifier ses excegraves sous preacutetexte qursquolaquo on ne vit qursquoune fois raquo

60

ἐλευθερίᾳ καὶ ἀληθείᾳ οὕτω περιμένει τὴν εἰς Ἅιδου πορείαν ὡς πορευσόμενος ὅταν ἡ εἱμαρμένη καλῇ98

Il convient en effet drsquoinsister sur la dimension philosophique et non pas seulement

politique de la vertu dont la croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme serait un garant crsquoest

bien la philosophie qui est sous-entendue par la mention de τὸ μανθάνειν lrsquoeacutetude en

question ne pouvant ecirctre que celle que Platon a en tecircte en tant que fondateur de

lrsquoAcadeacutemie drsquoautant que lrsquoon reconnait sans peine parmi les cinq vertus eacutenumeacutereacutees que

ladite eacutetude est censeacutee apporter trois vertus qui allaient devenir avec la force les quatre

vertus cardinales la σωφροσύνη la δικαιοσύνη et lrsquoἀνδρεία lrsquoeacutenumeacuteration se conclut

drsquoailleurs sous un double patronage reacuteveacutelateur celui de lrsquoἐλευθερία la vertu civique par

excellence et lrsquoἀληθεία qui est la raison drsquoecirctre de la philosophie Ce double patronnage

qui nrsquoaccorde plus agrave la citeacute le monopole de lrsquoautoriteacute en matiegravere drsquoeacutethique disculpe Platon

de toute tentative de reacuteaction passeacuteiste mais il nrsquoempecircche que lrsquoautoriteacute de la cieacute nrsquoest pas

pour autant renieacutee et qursquoon ne peut pas accuser Platon de vouloir faire table rase du passeacute

il est peu douteux qursquoil eacutetait attacheacute agrave lrsquoἐλευθερία comprise comme vertu politique du

citoyen grec preacutefeacuterant la mort agrave lrsquoesclavage et qursquoil a donc jugeacute que lrsquoune des erreurs de la

citeacute avait eacuteteacute justement de laisser se perdre la croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et donc

de priver les citoyens-soldats que se devaient drsquoecirctre les Atheacuteniens drsquoune conviction qui

leur donnait de lrsquoardeur au combat ce qui nrsquoa fait que favoriser la deacutebacirccle militaire telle

serait lrsquoerreur que la Reacutepublique deacutenoncerait lorsque les interlocuteurs deacutebattent de

lrsquoeacuteducation agrave donner aux gardiens de la citeacute ideacuteale99 agrave ceci pregraves que le problegraveme qui se

pose agrave ce moment-lagrave diffegravere de celui du Pheacutedon en ceci que Socrate suspend deacutesormais le

fait drsquoavoir peur de la mort non pas agrave lrsquoabsence de croyance en la survie de lrsquoacircme mais agrave

lrsquoimagination qui fait de cette vie post mortem un eacutetat terrifiant Loin drsquoinfirmer notre

propos cet eacutecart montre simplement que la fideacuteliteacute de Platon agrave la tradition nrsquoest que

relative puisque les eacutecrits homeacuteriques pourtant canoniques en Gregravece sont censureacutes (ce qui

donne son sens agrave la mise en scegravene de personnages tels que Ceacutebegraves ou Pausanias qui citent

hors de propos la reacutefeacuterence homeacuterique) ainsi la critique exprimeacutee dans la Reacutepublique

contredit la mise en garde que le devin Tireacutesias adresse agrave Ulysse dans la fameuse nekuia

98 Plat Pheacutedon [114d-115a] laquo Et bien gracircce agrave cela il doit ecirctre confiant au sujet de son acircme celui qui durant sa vie a renonceacute agrave jouir des plaisirs qui concernent le corps et aussi de ses parures car ce sont des choses eacutetrangegraveres jugeant qursquoils ont pluocirct lrsquoeffet contraire et qui en revanche srsquoest appliqueacute aux plaisirs qui concernent lrsquoeacutetude parant ainsi son acircme drsquoune parure qui nrsquoest pas eacutetrangegravere mais qui lui est propre la justice la tempeacuterance la courage la liberteacute la veacuteriteacute il attend le voyage chez Hadegraves precirct agrave prendre la route quand son sort lrsquoappellera raquo 99 Cf Annexe 4

61

τίπτrsquo αὖτrsquo ὦ δύστηνε λιπὼν φάος ἠελίοιο ἤλυθες ὄφρα ἴδῃ νέκυας καὶ ἀτερπέα χῶρον100

La critique platonicienne sous-entend que la tradition portait deacutejagrave en germe sa propre

contradiction puisqursquoelle eacutelevait au rang de reacutefeacuterences des eacutecrits qui nrsquoencourageaient pas

les citoyens agrave aller au-devant du risque de mourir si la citeacute eacutetait en peacuteril Platon ne garde

de la tradition que ce qursquoil veut bien conserver agrave commencer par τῆς ψυχῆς

ἐπιμελεῖσθαι101 cette notion que lrsquoon pourrait deacutefinir grossiegraverement comme un anti-

cynisme ou un anti-nihilisme nrsquoest pas lrsquoinvention de Platon elle eacutetait pour ainsi dire le

pain quotidien de lrsquoancienne geacuteneacuteration atheacutenienne dont Socrate eacutetait un repreacutesentant

comme le souligne Jan Patočka

laquo Socrate dont Platon a suivi lrsquoexemple qui lui a servi de mise en garde et lrsquoa deacutetourneacute drsquoentrer dans la vie politique sous la forme qui eacutetait alors la sienne est le type de lrsquoancien Atheacutenien vivant agrave lrsquoeacutepoque nouvelle le type de lrsquohomme qui a encore connu la communauteacute ougrave lrsquoon vivait sur le sol ferme de la tradition crsquoest-agrave-dire du mythe et ougrave tous les maicirctres libres observaient les regravegles consacreacutees par la diviniteacute ne pas faire de tort aux autres ne pas srsquoingeacuterer dans leurs associations les laisser srsquooccuper de leurs propres affaires ne tenter en aucun cas de srsquoen rendre maicirctre de les reacuteduire en esclavage raquo102

En drsquoautres termes selon Patočka Socrate et par voie de conseacutequence Platon nrsquoauraient

vu aucun inconveacutenient agrave se mecircler des affaires politiques drsquoAthegravenes si cela avait encore pu

se faire dans le respect de la tradition de la citeacute qui agrave leurs yeux garantissait que le citoyen

ait souci de son acircme Ce nrsquoest pas la vie politique elle-mecircme qui est rejeteacutee mais plutocirct ce

qursquoelle est devenue sous lrsquoinfluence de la sophistique drsquoune part et sous les coups de

boutoir des Laceacutedeacutemoniens drsquoautre part Crsquoest donc bien agrave nouveaux frais que le

philosophe en deacutemontrant lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme reacutealise lrsquoideacuteal traditionnel du citoyen

grec libre le philosophe prend acte du fait que cette immortaliteacute a deacutesormais besoin drsquoecirctre

deacutemontreacutee ce qui nrsquoeacutetait pas le cas jadis et le philosophe remplace le politique et le poegravete

dans le but de reacuteussir lagrave ougrave ces derniers ont failli en lrsquooccurrence donner aux citoyens les

armes intellectuelles pour vaincre la peur de la mort donnant ainsi un surcroucirct de sens agrave la

fondation de lrsquoAcadeacutemie en tant que partie inteacutegante de la reacuteforme politico-eacutehhique que

Platon cherche agrave mettre en œuvre Le terme laquo reacuteforme raquo srsquoavegravere drsquoailleurs parfaitement

approprieacute pour deacutefinir la deacutemarche de Platon puisqursquoagrave aucun moment il ne juge

envisageable ou mecircme souhaitable de revenir en arriegravere ne gardant de la tradition que ce

qursquoil consent agrave garder introduisant bel et bien de la nouveauteacute dans un preacutesent qui ne lui

100 Odysseacutee XI v 93-4 laquo Pourquoi donc malheureux es-tu venu deacutelaissant la lumiegravere du soleil pour voir les morts et ce lieu fineste raquo 101 Plat Apologie de Socrate [30b] laquo Le souci de lrsquoacircme raquo 102 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 92-93

62

convient pas et il ne fait pas non plus table rase du passeacute la tradition nrsquoeacutetant nullement

rejeteacutee en bloc

63

Chapitre 3 Hypothegravese lrsquoascegravese philosophique comme expeacuterience

reacuteveacutelatrice

En comprenant le Pheacutedon comme un manuel drsquoapprentissage plutocirct que comme un

compte-rendu fidegravele des derniers instants de Socrate nous avons pu deacutepasser le stade du

simple commentaire de ce dialogue de maniegravere agrave commenter plus largement la nature

probable de lrsquoenseignement dispenseacute agrave lrsquoAcadeacutemie puisque cet enseignement eacutetait

envisageacute comme une voie pour reacuteformer les mœurs atheacuteniennes il est logique que Platon

ait consideacutereacute que la praxis philosophique relevait drsquoun savoir-faire agrave part entiegravere crsquoest

mecircme ce que dit la lettre mecircme du Phegravedon en soulignant que celui qui se laisse aller agrave la

misologie sous preacutetexte qursquoil eacutechoue agrave mener agrave bien une reacuteflexion ne peut en fait srsquoen

prendre qursquoagrave sa propre ἀτεχνία [90d]103 terme que lrsquoon peut traduire par laquo maladresse raquo

mais qui deacutesigne plus preacuteciseacutement une absence de τέχνη crsquoest-agrave-dire un manque de savoir-

faire ce savoir-faire que le philosophe confirmeacute est censeacute transmettre au deacutebutant presque

comme lrsquoartisan apprend le meacutetier agrave lrsquoapprenti dans le cadre drsquoun enseignement qui

nrsquoaboutit qursquoagrave la condition que lrsquoeacutelegraveve fasse montre de bonne volonteacute et drsquoardeur au

travail Platon en bon peacutedagogue stipule donc qursquoil existe bel et bien une τέχνη

philosophique susceptible drsquoecirctre acquise dans le cadre drsquoun entraicircnement continu

caracteacuteriseacute notamment par la mise agrave lrsquoeacutecart la plus importante possible des affections

corporelles afin que celles-ci ne viennent pas perturber la reacuteflexion logique et crsquoest pour

cela que lrsquoentraicircnement agrave la philosophie peut ecirctre preacutesenteacute de faccedilon imageacutee comme un

entraicircnement agrave la mort ce par quoi lrsquohomme correctement initieacute peut preacutetendre rendre son

acircme quasiment eacutegale agrave ce qursquoelle sera lorsqursquoelle sera libeacutereacutee du corps Agrave exprimer les

choses ainsi on pourrait penser que cest lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme qui donne sa leacutegitimiteacute agrave la

praxis philosophique ce qui serait reacuteducteur la philosophie tire drsquoabord sa leacutegitimiteacute de

lrsquoideacutee suivant lequel que le monde dans lequel nous vivons obeacuteit agrave un certain ordre qui

nrsquoest pas arbitraire mais possegravede une coheacuterence qui lui est propre et dont lrsquoesprit devrait agrave

terme pouvoir rendre compte (crsquoest ainsi qursquoil faut comprendre la cosmologie du Timeacutee104

103 Cf supra 104

Cf Commentaire de Geneviegraveve Droz annexe 8

64

dont Patočka se deacutebarrasse agrave bon marcheacute en la qualifiant de laquo fantaisiste raquo105) et

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine nrsquoest qursquoun aspect parmi drsquoautres de cet eacutetat de choses il

est drsquoailleurs envisageable de prendre la question dans lrsquoautre sens en effet la reacuteflexion

philosophique pour ecirctre meneacutee agrave bien a de toute faccedilon besoin drsquoune certaine ascegravese

permettant agrave lrsquoacircme de mobiliser tous ses efforts dans la reacuteflexion sans que sa cohabitation

forceacutee avec le corps ne vienne la perturber et cela resterait vrai quand bien mecircme lrsquoacircme ne

survivrait pas au corps Mecircme srsquoil vaut la peine du fait de ses effets beacuteneacutefiques pour la

praxis philosophique drsquoenseigner aux apprentis philosophes que leur acircme survira agrave leur

corps et qursquoils doivent se preacuteparer agrave ce changement cette ideacutee nrsquoest pas tregraves importante

pour le philosophe expeacuterimenteacute qui nrsquoa plus besoin drsquoecirctre convaincu de la leacutegitimiteacute de

lrsquoinvestigation philosophique et encore le philosophe deacutebutant pour peu quil soit

suffisamment motiveacute nrsquoa-t-il pas neacutecessairement besoin de croire agrave lrsquoimmortaliteacute de son

acircme pour deacutevelopper ses dispositions agrave lrsquoinvestigation logique de ce fait si lrsquoon se

contente de dire que la conception platonicienne de la survie post corporis mortem de

lrsquoacircme sert les desseins du fondateur de lrsquoAcadeacutemie on passe sans doute agrave cocircteacute de

lrsquoessentiel de ce qui est agrave rechercher La plupart des exeacutegegravetes ne remettent pas en cause

lrsquoideacutee selon laquelle Platon devait agrave titre personnel croire sincegraverement en lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme mais il serait peut-ecirctre bon de proposer une hypothegravese permettant drsquoexpliquer

pourquoi il y croyait au-delagrave drsquoune certaine fideacuteliteacute agrave une tradition agrave laquelle il eacutetait

attacheacute cela dit nous proposons moins une nouvelle hypothegravese que nous ne mettons agrave

lrsquoeacutepreuve notre hypothegravese de deacutepart selon laquelle la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

puise sa source dans la connaissance spontaneacutee que lrsquohomme peut avoir de lui-mecircme il

importe de voir si cette hypothegravese se veacuterifie dans le cas de Platon et en quoi ce cas peut

ecirctre reacuteveacutelateur de ce qui est vrai de tout homme Eacutetant donneacute ce en quoi consiste la praxis

philosophique du fait de lrsquoascegravese qursquoelle suppose est-ce que la neacutecessiteacute (que nous

interrogerons apregraves lrsquoavoir simplement supposeacutee) de faire taire le corps dans laquelle

105 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 135 La science moderne nrsquoest pourtant pas en mesure de renier complegravetement Platon agrave tel point que pregraves de quarante ans apregraves Patočka Pierre Kerszberg reconnaicirctra agrave cette cosmologie le meacuterite drsquoaccorder laquo agrave la cause errante un statut cosmologique il y a dans la reacutealiteacute quelque chose de chaotique drsquoirreacuteductible aux ideacutees qui ne peut ecirctre ni domestiqueacute ni eacutelimineacute Cela signifie que les irreacutegulariteacutes du cours des choses peuvent ecirctre miniseacutees tant qursquoon veut en agrandissant lrsquoeacutechelle des pheacutenomegravenes il en restera toujours quelque chose de non neacutegligeable raquo Mecircme dans le cadre de la physique quantique laquo par son cocircteacute artisanal le fabricant de lrsquoappareillage ou le physicien qui lrsquoutilise joue le rocircle drsquoun deacutemiurge agrave lui tout seul raquo KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo sect 26 ndash 36 Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269

65

Platon srsquoest probablement trouveacute au cours de sa vie de philosophe nrsquoaurait pas favoriseacute le

deacuteveloppement de sa croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Sans aller jusqursquoagrave dire que

lrsquoascegravese philosophique la preacutecegravede nrsquoest-il pas envisageable que lrsquoexercice de la

philosophie par quelque homme que ce soit ne soit pas de nature agrave favoriser et agrave fortifier

la conviction drsquoecirctre doteacute drsquoune acircme immortelle En somme lrsquoascegravese philosophique nrsquoest-

elle pas par sa nature mecircme une expeacuterience reacuteveacutelatrice voire puissamment reacuteveacutelatrice de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine Et si tel est le cas cela ne devrait-il pas permettre de

lever le voile sur les causes ayant favoriseacute la prospeacuteriteacute de cette croyance agrave lrsquoeacutechelle de

lrsquohumaniteacute

1 De la neacutecessiteacute pour la penseacutee de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart

Le souci premier de Platon eacutetant de leacutegitimer la praxis quil inculquait agrave ses eacutelegraveves

il est certain que lrsquoascegravese philosophique trouve son inteacuterecirct pour elle-mecircme ici-bas

indeacutependamment de toute consideacuteration lieacutee aux reacutecompenses ou aux chacirctiments qui

attendent lrsquoacircme dans lrsquoau-delagrave cela nrsquoeacutechappera pas au lecteur de la Reacutepublique ougrave il est

bien question drsquoune ascegravese agrave laquelle doivent se soumettre les gardiens de la citeacute qui

doivent non seulement deacutevelopper leur courage et leur ardeur au combat mais aussi des

aptitudes agrave la praxis philosophique Mais contrairement au Pheacutedon la Reacutepublique ne

preacutesente agrave a aucun moment cette ascegravese comme un entraicircnement agrave la mort pas mecircme agrave

titre ironique agrave cet eacutegard ce grand dialogue posteacuterieur au Pheacutedon marque une eacutetape

importante au sein du corpus platonicien et peut-ecirctre mecircme dans lrsquohistoire de lrsquoeacutethique en

geacuteneacuteral puisque non content de montrer que la justice est un bien pour elle-mecircme et non

pour les biens qursquoelle peut procurer qui lui sont heacuteteacuterogegravenes Socrate y souligne les

bienfaits drsquoune vie saine et asceacutetique indeacutependamment de la reacutecompense eacuteventuellement

promise apregraves la mort et ce tregraves tocirct lorsqursquoil en est encore agrave deacutecrire ce agrave quoi doit

vraisemblablement ressembler la citeacute agrave sa fondation avant de connaicirctre toute forme

drsquoextension ou drsquoenrichissement que ce soit106 Cette existence frugale et pacifique

conviendrait parfaitement agrave Socrate et celui-ci srsquoen tiendrait drsquoailleurs quitte dans

lrsquoeacutedification laquo en penseacutee raquo de la citeacute ideacuteale si Glaucon reacuteagissant drsquoune maniegravere typique de

la jeunesse doreacutee drsquoAthegravenes (mais pas uniquement drsquoAthegravenes) ne lrsquoaccusait pas de vouloir

faire vivre les citoyens comme des ὗες (porcs) reproche infondeacute dans la mesure ougrave la

106 Cf Annexe 9

66

description de la vie dans la citeacute primitive si elle nrsquoest pas marqueacutee par le luxe nrsquoest pas

non plus marqueacutee par un inconfort mecircme partiel ndash sans parler de toutes les connotations

lieacutees agrave la saleteacute agrave la becirctise agrave la goinfrerie et agrave la bassesse morale ordinairement associeacutees agrave

lrsquoimage des porcins et qui ne srsquoappliquent pas du tout aux habitants de la citeacute primitive

loin drsquoecirctre rude leur mode de vie semble mecircme doux et paisible ne serait-ce que par la

garantie dune vie longue et saine quelle apporte Cette ascegravese nrsquoest que relative elle nrsquoest

pas marqueacutee par la peacutenurie mais par le non-excegraves lrsquohomme y fait enfin coiumlncider sa

conduite avec ce quil sait ecirctre bon pour lui Loin de censurer radicalement le domaine

corporel Platon se contente de rejeter le commerce outrancier avec le corps au profit de la

stricte satisfaction des neacutecessiteacutes du corps en vertu non pas drsquoune reacutecompense promise agrave

lrsquohomme tempeacuterant mais simplement au nom du fait que crsquoest ainsi que lrsquoon vit le mieux

ceci ouvre la voie agrave la conception drsquoune ascegravese trouvant sa reacutecompense en elle-mecircme et qui

ne serait donc plus heacuteteacuteroteacutelique

On objectera agrave cela drsquoune part que cette ascegravese nrsquoest pas propre au philosophe

mais commune agrave lrsquoensemble des citoyens de la citeacute primitive et que drsquoautre part il srsquoagit

moins drsquoune ascegravese comprise comme un choix de vie que drsquoune neacutecessiteacute imposeacutee par

lrsquoabsence de richesse caracteacuterisant ladite citeacute qui vient tout juste drsquoecirctre fondeacutee en drsquoautres

termes mecircme si Socrate affirme qursquoil srsquoaccommoderait drsquoune telle vie il semble qursquoil

serait bien le seul et que lrsquoascegravese qursquoil vient de deacutecrire est une ascegravese subie et non une

ascegravese choisie comme la sienne De fait Socrate nrsquoest pas naiumlf au point de preacutetendre que

cet ideacuteal de frugaliteacute civique soit applicable en lrsquoeacutetat ni mecircme qursquoil ait jamais existeacute (dans

leacuteconomie du dialogue ce nrsquoest qursquoune fiction preacutesenteacutee comme telle qui a valeur

drsquohypothegravese de laboratoire) et crsquoest sans difficulteacute qursquoil accepte tenant compte de

lrsquoobjection de Glaucon de reprendre agrave nouveaux frais la recherche

ταῦτα γὰρ δή τισιν ὡς δοκεῖ οὐκ ἐξαρκέσει οὐδὲ αὕτη ἡ δίαιτα ἀλλὰ κλῖναί τε προσέσονται καὶ τράπεζαι καὶ τἆλλα σκεύη καὶ ὄψα δὴ καὶ μύρα καὶ θυμιάματα καὶ ἑταῖραι καὶ πέμματα καὶ ἕκαστα τούτων παντοδαπά καὶ δὴ καὶ ἃ τὸ πρῶτον ἐλέγομεν οὐκέτι τἀναγκαῖα θετέον οἰκίας τε καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα ἀλλὰ τήν τε ζωγραφίαν κινητέον καὶ τὴν ποικιλίαν καὶ χρυσὸν καὶ ἐλέφαντα καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον ἦ γάρ107

Quand Socrate dit qursquoon ne mettra plus les maisons les chaussures et les vecirctements au

rang du neacutecessaire il ne veut eacutevidemment pas dire que ces biens deviendront inutiles mais

107 Plat Reacutepublique II [373a] laquo Cela en effet agrave ce qursquoil semble ne suffira pas agrave certains pas plus que le reacutegime lui-mecircme alors seront ajouteacutes des lits des tables et toutes sortes de meubles puis des plats cuisineacutes des parfums des essences agrave brucircler des courtisanes des friandises chaque chose sous toutes les formes possibles Ce dont jrsquoai parleacute premiegraverement les maisons les vecirctements et les chaussures on ne le mettra plus au rang du neacutecessaire mais on emploiera la peinture et les combinaisons de couleurs on acqueacuterera de lrsquoor de lrsquoivoire et toutes ces sortes de matiegraveres Nrsquoest-ce pas raquo

67

que leur aspect utilitaire passera au second rang des preacuteoccupations au profit de leur aspect

estheacutetique qursquoon les emploiera drsquoabord dans lrsquoideacutee de se faire bien voir drsquoautrui plutocirct que

dans lrsquooptique de sa conservation de mecircme que lrsquoon consommera des mets en tenant

compte de leur qualiteacute gustative plutocirct que du beacuteneacutefice que notre santeacute peut en tirer avec

les risques que cela comporte on mettra des chaussures conccedilues dans un but estheacutetique

plutocirct que pratique agrave tel point qursquoelles ne faciliteront plus du tout la marche Dans le

mecircme ordre drsquoideacutees la ζωγραφία ne doit pas ecirctre comprise comme un mode drsquoexpression

artistique au sens moderne du terme mais comme lrsquoornement dont les riches citoyens

faisaient parer leurs demeures Quoi qursquoil en soit lrsquoimportant dans cet extrait est dans

lrsquoeffet drsquoaccumulation qui permet drsquoopposer radicalement la superfluiteacute de la citeacute en pleine

expansion mateacuterielle agrave la δίαιτα108 de la citeacute primtive marqueacutee par lrsquoabsence drsquoexcegraves et

drsquoambition deacutemesureacutee En bon deacutebatteur Socrate rentre dans le jeu de lrsquoadversaire pour

mieux le vaincre par la suite (de ce point de vue le Socrate platonicien est fidegravele agrave la

pratique de lrsquoelenchos) de toute eacutevidence il consent agrave tenir compte des objections de

Glaucon mais il ne perd pas lrsquoespoir de faire triompher la leacutegitimiteacute de la vie asceacutetique

dont il vantait la salubriteacute comme il le fait sentir en employant des tournures

impersonnelles au meacutedio-passif ou agrave lrsquoadjectif verbal qui indiquent qursquoil refuse de srsquoavouer

solidaire des citoyens se laissant aller aux superfluiteacutes qursquoil eacutenumegravere qui plus est en

concluant par καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον qursquoil serait tentant de traduire par laquo et toutes

ses becirctises raquo (pour rester poli ) et il est difficile de ne pas lrsquoimaginer accompagner le ἦ γάρ

adresseacute agrave son interlocuteur drsquoun clin drsquoœil malicieux et ironique comme on en adresse agrave un

enfant qui voudrait reacuteclamer une faveur quelconque mais nrsquooserait pas se lancer109

lrsquoascegravese sera eacutevoqueacutee une nouvelle fois ulteacuterieurement caracteacuterisant deacutesormais

explicitement le philosophe dont les diffeacuterentes qualiteacutes sont preacutesenteacutees en des termes

faisant eacutevidemment eacutecho au Pheacutedon ὧι δὴ πρὸς τὰ μαθήματα καὶ πᾶν τὸ τοιοῦτον

ἐρρυήκασιν περὶ τὴν τῆς ψυχῆς οἶμαι ἡδονὴν αὐτῆς καθ᾽ αὑτὴν εἶεν ἄν τὰς δὲ διὰ τοῦ

σώματος ἐκλείποιεν εἰ μὴ πεπλασμένως ἀλλ᾽ ἀληθῶς φιλόσοφός τις εἴη110 Ici se situe le

108 Ce terme qui deacutesigne un certain mode de vie pris dans sa globaliteacute recouvre une signification plus large que le mot franccedilais laquo reacutegime raquo par lequel nous le traduisons par commoditeacute en prenant exemple sur Eacutemile Chambry 109

Eacutetant donneacute que lrsquointerlocuteur de Socrate est le fregravere de Platon et une image de ce que ce dernier aurait pu ecirctre srsquoil srsquoeacutetait laisseacute entraicircner par la tentation drsquoune vie brillante politiquement parlant cette attitude nrsquoa rien de deacuteplaceacute elle est tout simplement une repreacutesentation des rapports que le maicirctre peut se permettre drsquoentretenir avec lrsquoeacutelegraveve on peut aussi voir dans le dialogue entre Socrate et Glaucon une repreacutesentation du combat que le philosophe megravene contre la tentation de la vie voluptueuse qui peut se reacuteveiller agrave tout moment 110 Plat Reacutepublique VI [485d] laquo Degraves lors celui qui srsquoadonne aux sciences et agrave toute matiegravere du mecircme type je pense qursquoil ne srsquoapplique qursquoau plaisir de lrsquoacircme isoleacutee en elle-mecircme et deacutelaisse ceui du corps srsquoil nrsquoest pas artificiellement mais bien veacuteritablement philosophe raquo

68

nœud de notre raisonnement il serait tentant de penser que la pratique de la philosophie

serait tout ce qui reste agrave faire pour lrsquohomme qui aurait renonceacute agrave lrsquoambition politique et agrave la

vie voluptueuse ce qui reviendrait agrave consideacuterer la praxis philosophique comme la

conseacutequence drsquoune vie asceacutetique non-choisie Crsquoest eacutevidemment lrsquoinverse ce nrsquoest pas

lrsquoascegravete qui devient philosophe du fait drsquoecirctre ascegravete malgreacute lui mais le philosophe qui

devient ascegravete du fait drsquoecirctre philosophe de son plein greacute crsquoest ce qui explique qursquoil nrsquoait

pas suffi agrave un personnage comme Diogegravene le Cynique de prendre le parti de vivre dans le

deacutenuement pour eacutegaler Socrate qui faisant de la recherche de la veacuteriteacute une preacuteoccupation

ayant la prioriteacute sur lrsquoaisance mateacuterielle megravene une vie drsquoascegravete non pas par contrainte ni

par provocation mais par fideacuteliteacute envers le but qursquoil poursuit telle est la veacuteritable

correacutelation entre la tacircche du philosophe et son mode de vie la premiegravere justifiant la

seconde et non lrsquoinverse Socrate aurait donc pu reacutepliquer agrave Glaucon que sa citeacute nrsquoeacutetait pas

une citeacute de pourceaux mais une citeacute de philosophes ou plus exactement drsquohommes qui se

donnaient les moyens drsquoecirctre philosophes Lrsquoascegravese philosophique consiste agrave reacuteduire la

place du corporel (faute de pouvoir lrsquoaneacuteantir) dans notre vie de faccedilon agrave ce qursquoil nrsquooppose

plus drsquoobstacle agrave une reacuteflexion bien meneacutee que les besoins somatiques ne perturbent plus

lrsquoacircme dans lrsquoexercice du logos ce qui neacutecessite non pas de les aneacuteantir mais au contraire

de les satisfaire et seulement de les satisfaire crsquoest-agrave-dire de donner au corps ni plus ni

moins que ce dont il a besoin la condamnation des excegraves alimentaires ou autres nrsquoest pas

formuleacutee au nom drsquoune morale venue drsquoailleurs mais bien au nom de la pratique correcte

de la philosophie Ceci est loin drsquoecirctre anecdotique Platon eacutetant resteacute fidegravele agrave cette

conception de lrsquoascegravese jusque dans sa vieillesse comme lrsquoatteste un extrait des Lois ougrave il

suggegravere que lrsquoacircme est susceptible de reacutegresser du fait des abus auxquels peut conduire la

condition corporelle ndash crsquoest agrave dessein que nous traduisons lrsquoexpression κατακορής τις τῇ

μέθῃ γίγνηται par laquo celui que la boisson rassasie raquo cette traduction nrsquoest assureacutement pas

des plus eacuteleacutegantes litteacuterairement parlant mais elle rend mieux compte du rocircle passif assigneacute

agrave lrsquohomme ivre que ne le fait la formule laquo celui que se sature drsquoivresse raquo proposeacutee par le

RP Des Places

ἐρωτῶ γὰρ τὸ τοιόνδε ἆρα σφοδροτέρας τὰς ἡδονὰς καὶ λύπας καὶ θυμοὺς καὶ ἔρωτας ἡ τῶν οἴνων πόσις ἐπιτείνει - πολύ γε - τί δ αὖ τὰς αἰσθήσεις καὶ μνήμας καὶ δόξας καὶ φρονήσεις πότερον ὡσαύτως σφοδροτέρας ἢ πάμπαν ἀπολείπει ταῦτα αὐτόν ἂν κατακορής τις τῇ μέθῃ γίγνηται - ναί πάμπαν ἀπολείπει - οὐκοῦν εἰς ταὐτὸν ἀφικνεῖται τὴν τῆς ψυχῆς ἕξιν τῇ τότε ὅτε νέος ἦν παῖς111

111 Plat Lois I [645d-e] laquo Je pose la question que voici la boisson excite-telle les plaisirs les peines la co-legravere lrsquoamour et les rend-elle plus forts ndash Oui beaucoup ndash Et les sensations les reacuteminiscences les opinions et les ideacutees Les rend-elle eacutegalement plus fortes Ou plutocirct tout cela nrsquoabandonne-t-il pas complegravetement

69

Il semble que lrsquohomme ivre meacuterite aux yeux de Platon drsquoecirctre consideacutereacute non pas

simplement comme un peacutecheur mais comme une victime (consentante il est vrai) du

pouvoir de seacuteduction de lrsquoalcool ce qui nous fonde agrave parler des laquo abus auxquels peut

conduire la condition corporelle raquo car ladite condition nrsquoest nullement condamneacutee en bloc

par Platon qui nrsquoa pas la preacutetention drsquoaffirmer que le philosophe est capable de devenir pur

esprit de son vivant - comment pourrait-il en aller autrement de la part dun auteur qui na

de cesse de nous preacutesenter le philosophe en pleine action en pleine poursuite de sa quecircte

inaboutie de la reacutealiteacute dans des mises en scegravene tregraves reacutealistes De fait mecircme dans cette

œuvre tardive que sont les Lois il prend acte de lrsquoimperfection humaine et ne srsquoengage pas

dans un combat voueacute agrave lrsquoeacutechec desinteacute agrave lrsquoaneacuteantir a fortiori loin drsquoopposer frontalement

lrsquoacircme active et le corps passif il fait volontiers mention de la ψυχή agrave titre passif dans la

formule suivante ὅσαι τε διὰ δυστυχίαν ταραχαὶ ταῖς ψυχαῖς γίγνονται112 La traduction

drsquoEacutedouard Des Places laquo les troubles que la malchance apporte aux acircmes raquo a beau ecirctre plus

eacuteleacutegante drsquoun point de vue litteacuteraire elle nrsquoest cependant guegravere satisfaisante en tant qursquoelle

ne rend pas compte de la situation de compleacutement drsquoagent qui est celle de δυστυχία ce

sont bien les ταραχαὶ qui sont poseacutes comme eacutetant actifs ce qui nrsquoen rend que drsquoautant plus

patente le fait que dans ce passage lrsquoacircme nrsquoest pas preacutesenteacutee comme eacutetant entiegraverement

responsable de ces ταραχαὶ qui lui viennent en raison de ce que lrsquoon peut appeler un

laquo manque de chance raquo et mecircme quand elle leur eacutechappe elle nrsquoest pas non plus

complegravetement responsable de cette reacuteussite qursquoelle doit agrave la chance comme le fait savoir la

mention de ὅσαι ἐν εὐτυχίαις τῶν τοιούτων ἀποφυγαί113 Lrsquoacircme nrsquoest donc pas entiegraverement

maicirctresse de son destin mais elle nrsquoest cependant jamais assourdie au point de ne pas

pouvoir comprendre ce qursquoil est bon ou mauvais de faire Platon eacutecrit aussi ἐν πᾶσιν τοῖς

τοιούτοις τῆς ἑκάστων διαθέσεως διδακτέον καὶ ὁριστέον τό τε καλὸν καὶ μή114 restant

ainsi fidegravele au propos de la Reacutepublique si lrsquoacircme nrsquoeacutetait que le jouet des circonstances

influant sur son humeur une telle exigence eacutethique nrsquoaurait mecircme pas lieu drsquoecirctre lrsquoacircme

humaine est donc consideacutereacutee comme eacutetant suffisamment maicirctresse drsquoelle-mecircme pour que

la responsabiliteacute des fautes commises durant son seacutejour terrestre lui incombe mais elle ne

lrsquoest pas encore assez pour que lrsquoon puisse lui reprocher toutes ses maladresses dues agrave des

circonstances deacutefavorables

celui que la boisson rassasie ndash Oui cela lrsquoabandonne complegravetement ndash Et il en arrive donc au mecircme point que quand il eacutetait petit enfant raquo 112 Plat Lois I [632a] laquo Ces troubles qui naissent dans les acircmes agrave cause de la malchance raquo 113 Ibid laquo Ces moyens drsquoy eacutechapper gracircce agrave la chance raquo 114 Plat Lois I [632c-d] laquo en tout domaine et suivant les dispositions de chacun il faut enseigner et deacutefinir ce qui est bon et ce qui ne lrsquoest pas raquo

70

Pour lrsquoheure lrsquoimportant est lagrave puisque lrsquoascegravese comprise comme une mise en

sommeil relative du corps apparaicirct comme une neacutecessiteacute pour qui fait profession drsquoecirctre

philosophe indeacutependamment de toute conception drsquoune promesse de reacutecompense post

mortem donc puisque la praxis philosophique nrsquoa pas vitalement besoin de la conception

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme il est tout agrave fait envisageable que Platon en soit arriveacute en

pratiquant la philosophie agrave apercevoir par cette praxis mecircme que lrsquoacircme et le corps tout

en entretenant un rapport extrecircmement eacutetroit lrsquoun avec lrsquoautre eacutetaient chacun de nature

suffisamment diffeacuterente pour ecirctre seacuteparables de jure en drsquoautres termes crsquoest lrsquoexpeacuterience

philosophique de sortie du corps qui aurait preacuteceacutedeacute la conception platonicienne de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et non lrsquoinverse Le Theacuteeacutetegravete confirme partiellement cette

hypothegravese Socrate y disant explicitement que seul le corps du philosophe ἐν τῇ πόλει

κεῖται (reacuteside dans la cite) et que son acircme ou plus preacuteciseacutement sa διάνοια sa faculteacute de

reacutefleacutechir est accapareacutee par la connaissance des veacuteriteacutes immuables qui la font se

deacutesinteacuteresser des affaires de la citeacute

Καὶ ταῦτα πάντ οὐδ ὅτι οὐκ οἶδεν οἶδενmiddot οὐδὲ γὰρ αὐτῶν ἀπέχεται τοῦ εὐδοκιμεῖν χάριν ἀλλὰ τῷ ὄντι τὸ σῶμα μόνον ἐν τῇ πόλει κεῖται αὐτοῦ καὶ ἐπιδημεῖ ἡ δὲ διάνοια ταῦτα πάντα ἡγησαμένη σμικρὰ καὶ οὐδέν ἀτιμάσασα πανταχῇ πέτεται κατὰ Πίνδαρον τᾶς τε γᾶς ὑπένερθε καὶ τὰ ἐπίπεδα γεωμετροῦσα οὐρανοῦ θ ὕπερ ἀστρονομοῦσα καὶ πᾶσαν πάντῃ φύσιν ἐρευνωμένη τῶν ὄντων ἑκάστου ὅλου εἰς τῶν ἐγγὺς οὐδὲν αὑτὴν συγκαθιεῖσα115

Il nrsquoest pas question dans cet extrait de lrsquohomme dans sa geacuteneacuteraliteacute mais du seul

philosophe en particulier crsquoest preacuteciseacutement en cela que ce passage est reacuteveacutelateur du fait

que la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ecirctre comprise comme une

thegravese existentielle tirant son origine du parcours de philosophe qua meneacute Platon en suivant

lexemple de Socrate le philosophe agrave force de srsquoentraicircner agrave vivre en se deacutetachant du

corps peut avoir lrsquoexpeacuterience drsquoune certaine indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps

indeacutependance qui laisse supposer que la premiegravere survit au second ne serait-ce que parce

que les notions de temps semblent abolies dans les moments de grande seacutereacuteniteacute Faute de

certitude absolue on avancera que rien ne srsquooppose de facto agrave ce que la praxis

philosophique ait pu soutenir directement drsquoun point de vue strictement dialectique cette

conception de la vie apregraves la mort qui cependant lui preacuteexistait historiquement parlant En

115 Plat Theacuteeacutetegravete [173e-174a] laquo laquo Et il ne sait mecircme pas qursquoil ne sait pas cela il ne srsquoen abstient pas pour obtenir un bon renom mais en fait son corps seul se situe et reacuteside dans la citeacute tandis que sa faculteacute de reacutefleacutechir qui considegravere que tout cela est de peu de valeur et nrsquoest mecircme rien le deacutedaignant vole de tous cocircteacutes et mecircme comme dit Pindare sous la terre mesurant la terre ses eacutetendues eacutetudiant les astres au-dessus du ciel cherchant agrave connaicirctre la nature toute entiegravere et dans chacun de ses aspects sans jamais se laisser descendre vers ce qui est proche raquo

71

somme Platon a sans doute eu la confirmation par le mode de vie qui eacutetait le sien de ce

que la tradition avait deacutejagrave eacutetabli

Ce point eacutetant eacuteclairci il est envisageable drsquoeacutelargir ces conclusions au genre

humain pris dans son entiegravereteacute il nrsquoest en effet pas neacutecessaire de mener une vie semblable

agrave celle drsquoun philosophe de lrsquoAcadeacutemie pour connaicirctre ne serait-ce que fugacement des

eacutepisodes ougrave lrsquoacircme paraicirct se manifester comme indeacutependante du corps Agrave lire Jean-Pierre

Vernant116 lrsquoun des meacuterites de Platon aurait justement eacuteteacute drsquoavoir mis agrave la porteacutee de

lrsquohomme une expeacuterience eacutetait envisageacutee auparavant comme accessible uniquement pour

des ecirctres surhumains meacuterite partageacute avec les Mystegraveres ces cultes parallegraveles qui eacutetaient

alors en vogue et coexistaient dans un syncreacutertisme toleacuterant avec des cultes officiels en

perte de vitesse Cette influence des mystegraveres a deacutejagrave eacuteteacute mise en valeur par Perceval

Frutiger commentant lrsquoalleacutegorie de la caverne dans la Reacutepublique en des termes eacutetablissant

un lien eacutevident entre la deacutelivrance de lrsquoacircme promise dans le cadre des mystegraveres et celle que

doit permettre lrsquoexercice reacutegulier de la philosophie

laquo Quoi qursquoil en soit plusieurs traits de lrsquoalleacutegorie sont emprunteacutes comme lrsquoa montreacute Cornford agrave lrsquoorphisme et agrave la religion des mystegraveres Ainsi qui sait si les ombres que les prisonniers voient projeteacutees sur le mur de la caverne nrsquoont pas eacuteteacute suggeacutereacutees agrave Platon par un proceacutedeacute de ce genre qui eacutetait peut-ecirctre en usage dans la partie des ceacutereacutemonies drsquoinitiation comportant des φάσματα De plus il nrsquoest pas impossible que dans ces ceacutereacutemonies on ait eu recours entre autres symboles agrave une deacutelivrance simuleacutee image de la libeacuteration de lrsquoacircme tout comme le captif qui est traicircneacute hors de la caverne raquo117

En deacutepit de lrsquoassez petit nombre drsquoinformations dont nous disposons par la force des

choses sur ces cultes concernant lesquels lrsquoinitieacute se devait de garder le silence il est

envisageable de donner plusieurs exemples les mystegraveres drsquoEacuteleusis promettent aux initieacutes

la beacuteatitude donc un eacutetat proche de celui qursquoest censeacute atteindre le philosophe dans lrsquoau-

delagrave les mystegraveres orphiques proposent le reacutetablissement des acircmes dans leur pureteacute et leur

diviniteacute originelle ndash crsquoest explicitement ce que propose le philosophe dans le Phegravedre agrave

rebours drsquoune tradition qui envisage la destineacutee post corporis mortem de lrsquoacircme en des

termes encore proches des expressions propres agrave la vie corporelle Les mystegraveres

pythagoriciens enfin proposant la purification morale et intellectuelle de lrsquoacircme ont

eacutevidemment influenceacute Platon comme lrsquoattestent notamment deux occurrences de

lrsquoassimilation de la σῶμα (corps) agrave une σῆμα (tombeau) il faut cependant souligner que

dans la premiegravere drsquoentre elle dans le Cratyle Socrate ne lrsquoeacutevoque qursquoagrave titre drsquohypothegravese

dans une recherche sur lrsquoeacutetymologie du mot σῶμα jouant notamment sur la polyseacutemie du

116 Cf Annexe 10 117 FRUTIGER Perceval Les mythes de Platon eacutetude philosophique et litteacuteraire p263

72

terme σῆμα qui peut ecirctre traduit aussi bien par laquo tombeau raquo que par laquo signe raquo καὶ γὰρ

σῆμά τινές φασιν αὐτὸ εἶναι τῆς ψυχῆς ὡς τεθαμμένης ἐν τῷ νῦν παρόντι καὶ διότι αὖ

τούτῳ σημαίνει ἃ ἂν σημαίνῃ ἡ ψυχή καὶ ταύτῃ lsquoσῆμαrsquo ὀρθῶς καλεῖσθαι118 Les

pythagoriciens ne sont mecircme pas explicitement nommeacutes sans doute prce que Platon

preacutesuppose leurs theacuteories deacutejagrave bien connues de ses concitoyens mais aussi parce que

Socrate ne leur doit en derniegravere analyse que peu de chose si ce nrsquoest une hypothegravese

eacutetymologique qui en vaut drsquoautres par exemple celles des orphiques que Socrate cite

immeacutediatement apregraves de toute faccedilon lrsquoimpossibiliteacute de restituer en franccedilais et mecircme dans

toute autre langue la proximiteacute morphologique entre σῶμα et σῆμα devrait nous mettre la

puce agrave lrsquooreille comme lrsquoindique peut-ecirctre aussi la reacutepeacutetition du verbe σημαίνω peu

eacuteleacutegante et donc surprenante de la part drsquoun styliste comme Platon ce rapprochement est

probablement reacuteinvesti agrave titre ironique pour montrer les limites de la theacuteorie de Cratyle

suivant laquelle un nom nrsquoest pas donneacute agrave un objet par simple convention mais srsquoimpose de

lui-mecircme agrave lrsquoesprit ndash on quittera drsquoailleurs le Cratyle en soulignant que la survie de lrsquoacircme

nrsquoest de toute faccedilon pas le sujet premier du dialogue Quant agrave la seconde occurrence dans

le Gorgias elle est agrave peine deacuteveloppeacutee par Socrate qui nrsquoutilise la proximiteacute phoneacutetique

entre les deux termes que comme une astuce rheacutetorique qui ne saurait satisfaire une

approche philosophique exigeante et qui justement nrsquoen a pas la vocation en tant qursquoelle

est mobiliseacutee en vue de persuader Calliclegraves donc un personnage dont lrsquointeacuterecirct pour la

philosophie est pour ainsi dire inexistant mais que les beaux discours ne laissent pas

insensibles (le dialogue porte le nom drsquoun sophiste de renom il nrsquoest donc pas eacutetonnant drsquoy

voir Socrate montrer qursquoil nrsquoa rien agrave envier aux rheacuteteurs les plus ceacutelegravebres) ἤδη γάρ του

ἔγωγε καὶ ἤκουσα τῶν σοφῶν ὡς νῦν ἡμεῖς τέθναμεν καὶ τὸ μὲν σῶμά ἐστιν ἡμῖν σῆμα119

La nature mecircme de lrsquoacircme et de la vie importe drsquoailleurs assez peu dans le cadre de ce

deacuteveloppement dont le but premier est de convaincre Calliclegraves que la raison du plus fort

nrsquoest pas toujours la meilleure Il nrsquoy a donc pas de soumission de Platon aux ideacutees

pythagoriciennes mais tous ces rapprochements avec les mystegraveres attestent que la

neacutecessite de mettre le corps agrave part pour bien penser nrsquoest pas exclusive agrave lrsquoAcadeacutemie que

Platon ne srsquoen arroge pas le monopole pas plus qursquoil ne le reconnait agrave une autre eacutecole

Cette neacutecessiteacute nrsquoest drsquoailleurs mecircme pas exclusive agrave la Gregravece antique certaines cultures

118

Plat Cratyle [400b-c] laquo Certaines disent qursquoil est le tombeau de lrsquoacircme dans lequelle elle serait enterreacutee drsquoautre part puisque crsquoest par ses manifestations que lrsquoacircme se manifeste pour cette raison ils lrsquoappellent laquo signe raquo agrave juste titre raquo 119 Plat Gorgias [493a] laquo Pour ma part jrsquoai deacutejagrave entendu un savant homme dire que nous sommes preacutesente-ment morts et que le corps est notre tombeau raquo

73

orientales tregraves eacuteloigneacutees de la civilisation grecque du Ve siegravecle avant notre egravere eacutetant

justement reacuteputeacutees pour encourager au deacutetachement au moins momentaneacute de lrsquoacircme vis-agrave-

vis des attaches corporelles comme le rappelle Marc Durand

laquo Ce fait nous semble tregraves bien deacutecrit dans les litteacuteratures orientales notamment chez les bouddhistes Le Zen authentique et non celui importeacute par les occidentaux et transformeacute par eux traduit parfaitement cet effort de recueillement de concentration de lrsquoesprit sur lui-mecircme qui faciliterait lrsquoeacutevasion de celui-ci vers drsquoautres lieux rendant plus aiseacutees une certaine anamnegravese et une reacuteminiscence des reacutealiteacutes contempleacutees ulteacuterieurement raquo120

En fait cette expeacuterience que la volonteacute de connaicirctre la veacuteriteacute exacerbe chez Platon est

reacuteellement agrave la porteacutee de tous ne serait-ce que pendant au moins de tregraves courts instants

Drsquoailleurs lorsque Platon eacutevoque dans le Pheacutedon la neacutecessiteacute de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart il

part bien de lrsquoexpeacuterience que peut connaicirctre chaque individu et non pas de lrsquoexpeacuterience

propre au philosophe qui ne diffegravere que de degreacutes de celle du commun des mortels et peut

donc ecirctre partageacutee121 quand Socrate affirme que la philosophie est un entraicircnement agrave

mourir il est eacutevidemment ironique et ne fait que reprendre les critiques dont il a eacuteteacute lrsquoobjet

pour mieux en deacutenoncer lrsquoinaniteacute dans un premier temps fidegravele agrave sa deacutemarche

maiumleuticienne il ne fait qursquoeffleurer cette ideacutee en affirmant que le philosophe veut suivre

celui qui part pour lrsquoau-delagrave affirmation que lrsquoon peut interpreacuteter drsquoune multitude de

faccedilons diffeacuterentes et qui ne peut manquer de faire reacuteagir autant dire que Socrate lance un

appacirct agrave ses contradicteurs Si Ceacutebegraves deacutesapprouve Socrate ce nrsquoest pas lrsquoideacutee en elle-mecircme

drsquoun deacutesir du philosophe de gagner lrsquoau-delagrave qursquoil refuse mais plutocirct lrsquoapparente

contradiction entre cette ideacutee et la prohibition du suicide πῶς τοῦτο λέγεις ὦ Σώκρατες

τὸ μὴ θεμιτὸν εἶναι ἑαυτὸν βιάζεσθαι ἐθέλειν δ᾽ ἂν τῷ ἀποθνῄσκοντι τὸν φιλόσοφον

ἕπεσθαι122 Lrsquoassimilation de la philosophie agrave un entraicircnement agrave la mort est explicitement

formuleacutee peu apregraves et Socrate ne revendique absolument pas la paterniteacute de cette ideacutee

lrsquoattribuant agrave des ἄλλοι indeacutetermineacutes par lesquels il deacutesigne peut-ecirctre lrsquoensemble des

Atheacuteniens qui lrsquoont condamneacute123 Socrate tend ainsi agrave ses interlocuteurs un piegravege dans

lequel Simmias ne manque pas de tomber lrsquoironie socratique qui pousse lrsquointerlocuteur agrave

exposer lui-mecircme ses contradictions et donc agrave se trahir conduit Simmias agrave montrer de lui-

mecircme que srsquoil pleure lrsquoami qursquoa eacuteteacute Socrate pour lui il nrsquoa manifestement pas compris ce

120 DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p40 121

Plat Pheacutedon [64b-d] Cf supra 122 Plat Pheacutedon [61d] laquo Comment peux-tu dire Socrate qursquoil nrsquoest pas permis de se faire violence agrave soi-mecircme violence et [dans le mecircme temps] que le philosophe deacutesire suivre celui qui meurt raquo (Nous rajoutons agrave dessein la locution laquo dans le mecircme temps raquo pour souligner que Ceacutebegraves affirme agrave Socrate qursquoil se contredit) 123 Plat Pheacutedon [64a] Cf supra

74

que ce dernier avait agrave lui apprendre puisqursquoil nrsquoeacuteprouve pas drsquointeacuterecirct reacuteel pour la

philosophie en tout cas pas suffisamment pour eacuteviter de reprendre agrave son compte les

propos de la foule agrave ce sujet ndash de surcoicirct il emploie agrave deux reprises dans un intervalle de

temps tregraves court le verbe γελάω et le participe φιλοσοφοῦντες il parle donc avec un

certain art de la reacutepeacutetition que les traducteurs franccedilais heacutesitent souvent agrave restituer124 et qui

peut nous laisser imaginer qursquoil parle dans le feu de lrsquoaction sans reacutefleacutechir agrave ce qursquoil dit

καὶ ὁ Σιμμίας γελάσας νὴ τὸν Δία ἔφη ὦ Σώκρατες οὐ πάνυ γέ με νυνδὴ γελασείοντα ἐποίησας γελάσαι οἶμαι γὰρ ἂν τοὺς πολλοὺς αὐτὸ τοῦτο ἀκούσαντας δοκεῖν εὖ πάνυ εἰρῆσθαι εἰς τοὺς φιλοσοφοῦνταςmdashκαὶ συμφάναι ἂν τοὺς μὲν παρ᾽ ἡμῖν ἀνθρώπους καὶ πάνυmdashὅτι τῷ ὄντι οἱ φιλοσοφοῦντες θανατῶσι καὶ σφᾶς γε οὐ λελήθασιν ὅτι ἄξιοί εἰσιν τοῦτο πάσχειν125

Traduire οἱ φιλοσοφοῦντες par laquo ceux qui font de la philosophie raquo peut sembler un peu

lourd mais cette peacuteriphrase est probablement plus proche du sens qursquoil faut donner agrave ces

mots Simmias emploie bel et bien un participe preacutesent et non pas le substantif ϕιλόσοφος

de telle sorte qursquoil nrsquoest pas interdit de penser qursquoil emploie lrsquoexpression οἱ φιλοσοφοῦντες

dans un sens meacuteprisant proche de lrsquoexpression laquo faiseurs de vers raquo126 que drsquoapregraves

Verlaine Monsieur Prudhomme employait pour deacutesigner les poegravetes Ensuite la traduction

de Leacuteon Robin faisait dire agrave Simmias que les philosophes laquo sont des gens en mal de mort raquo

ce qui ne rend pas complegravetement justice agrave lrsquousage du verbe θανατεῖν qui renvoie

directement au fait mecircme drsquoecirctre deacutejagrave mort ndash cela nrsquoen rend que drsquoautant plus violente la

reacuteponse de Simmias agrave peine moins dure que celle de Glaucon jugeant dans la Reacutepublique

que les habitants de la citeacute primitive vivaient comme des pourceaux Simmias et Glaucon

ont en commun de mettre en accusation le philosophe et plus largement lrsquoascegravete drsquoune

maniegravere typique de la jeunesse doreacutee pour laquelle seule la vie de plaisirs en vaut la peine

et qui veut laquo jouir sans entraves raquo pour reprendre un ceacutelegravebre slogan du XXe siegravecle Ce qui

est en quelque sorte reprocheacute au philosophe ce dont il est accuseacute crsquoest de passer agrave cocircteacute de

la vie ou plutocirct de ce que la majoriteacute considegravere comme eacutetant laquo la raquo vie cette critique

adresseacutee agrave lrsquoascegravete est tristement intemporelle elle rappellera au lecteur moderne le

reproche que lrsquoon fait agrave lrsquoenfant qui preacutefegravere lire paisiblement chez lui au lieu drsquoaller jouer

124 Ce scrupule est drsquoautant plus regrettable que le deacutepasser aiderait le lecteur non-helleacuteniste agrave faire une dis-tinction nette entre les propos que Platon reprend agrave son propre compte et ceux qui portent le marque de son talent pour pasticher un style oratoire ampouleacute ou pour reproduire les expressions maladroites que tout un chacun peut employer au cours drsquoune discussion 125 Plat Pheacutedon [64 a-b] laquo Et Socrate en riant dit laquo Par Zeus Socrate dit-il moi qui nrsquoavais toute agrave lrsquoheure aucune envie de rire tu mrsquoas fait rire Je crois que la foule entendant ceci penserait que crsquoest tout agrave fait agrave bon droit qursquoon srsquoen prend agrave ceux qui font de la philosophie ndash et les gens de chez nous seraient tout agrave fait drsquoaccord avec nous ndash que ceux qui font de la philosophie en veacuteriteacute sont [deacutejagrave] morts et qursquoil ne leur eacutechappe pas qursquoils meacuteritent de subir ce sort raquo 126 VERLAINE Paul Poegravemes saturniens laquo Caprices raquo V Cf Œuvres poeacutetiques complegravetes p77

75

au football agrave lrsquoeacutetudiant qui se passionne pour ses eacutetudes au lieu de faire la fecircte jusqursquoaux

petites heures de la nuit agrave lrsquoartiste ou agrave lrsquointellectuel qui trouve son bonheur dans la

creacuteation ou dans la meacuteditation plutocirct que dans les mondaniteacutes privileacutegiant le savoir-faire

au faire-savoir on dit souvent avec plus ou moins de meacutepris que ces individus laquo vivent

dans leur monde raquo comme srsquoils eacutetaient exclus de la citeacute voire mecircme qursquoils ne laquo vivent

pas raquo comme srsquoil nrsquoy avait qursquoune seule faccedilon possible de vivre sa vie ndash pour ne prendre

que le cas de Socrate on ne peut reprocher agrave ce citoyen zeacuteleacute drsquoenfreindre les lois

atheacuteniennes127 il lui est plutocirct reprocheacute de ne pas respecter ces regravegles de comportement

civique qui ne sont jamais eacutecrites ces regravegles qui ne sont pas les ἄγραπτα κἀσφαλῆ θεῶν

νόμιμα128 qursquoAntigone deacutefendait contre la loi du roi Creacuteon mais plutocirct les lois non-eacutecrites

et eacutephegravemegraveres des hommes que la loi au sens juridique du terme nrsquoimpose jamais de

respecter dont la transgression nrsquoest mecircme pas nuisible pour la communauteacute et qui

pourtant peuvent valoir agrave lrsquohomme qui srsquoen eacutecarte de srsquoattirer lrsquohostiliteacute de ses

concitoyens129 qui lrsquoaccusent notamment de laquo ne pas vivre raquo au sens ougrave il ne se soucie

guegravere de gloire politique ou mecircme militaire se limitant agrave son devoir de citoyen-soldat sans

en tirer une quelconque gloriole Pourtant nrsquoen deacuteplaise aux partisans drsquoune lecture

bassement laquo nietzscheacuteante raquo lrsquoascegravese philosophique nrsquoest en aucun cas le symptocircme drsquoune

pulsion de mort nous qualifions de laquo bassement nietzscheacuteante raquo une telle compreacutehension

de lrsquoascegravese socratique dans la mesure ougrave plus lucide que certains de ces disciples deacuteclareacutes

ou non Nietzsche dans La Geacuteneacutealogie de la morale semblait avoir compris ce qui eacutetait

veacuteritablement en jeu dans ce type drsquoascegravese en affirmant que la laquo becircte philosophe raquo rejetait

tout ce qui pourrait constituer une entrave agrave lrsquoobtention de la puissance qursquoelle recherche

ce qui rend justice agrave la viseacutee pratique de cette ascegravese130 cette ascegravese ne saurait drsquoailleurs

ecirctre assimileacutee agrave la mort que par une analogie meacutetaphorique pour ne pas dire poeacutetique car

comme le dit Jankeacuteleacutevitch laquo on peut avoir une expeacuterience laquo acuminale raquo de lrsquoabsolu sans

en mourir Lrsquoacircme mourant au sensible culmine un instant agrave la cime drsquoelle-mecircme et puis

127 laquo Socrate ne srsquoattaque nulle part au reacutegime ni au fonctionnement de la citeacute auquel il se soumet de son plein greacute mais nrsquoheacutesite pas agrave faire usage du droit preacutecieux accordeacute par la deacutemocratie elle-mecircme drsquoexprimer ouvertement sa critique contre les faiblesses humaines de ses concitoyens raquo LEFKA Aikaterini laquo Religion publique et croyances personnelles Platon contre Socrate raquo sect 18 Kernos [En ligne] 18 2005 mis en ligne le 6 septembre 2011 URL httpkernosrevuesorg901 128 Soph Antigone v 454-455 laquo Les lois non-eacutecrites et ineacutebranlables des dieux raquo 129 Georges Brassens lrsquoa exprimeacute dans sa chanson laquo La mauvaise reacuteputation raquo Cf Annexe 11 130 Cf Annexe 12 Il faut de toute maniegravere se garder drsquoecirctre aveugleacute par la critique nietzscheacuteenne de Platon qui vise preacuteciseacutement lrsquoideacutealisme meacutetaphysique laquo car le Platon de Nietzsche est lu par un regard qui ne peut se deacutetacher de lrsquoAllemagne du danger qui la menace et qursquoelle fait peser sur le monde raquo TROTIGNON Pierre laquo Comment Nietzsche comprit Platon raquo sect 38 Germanica [En ligne] 8 1990 mis en ligne le 20 mars 2014 URL httpgermanicarevuesorg2426

76

continue drsquoexister raquo131 Aussi la deacutefinition du philosophe comme drsquoun homme qui fait peu

de cas du corps ne peut pas ecirctre la marque drsquoun deacutegoucirct de la vie et drsquoune attirance pour la

mort ladite deacutefinition est moins une deacutefinition stricto sensu qursquoune recommandation que

Platon adresse agrave ses eacutelegraveves le philosophe nrsquoest pas un homme deacutegoucircteacute de la vie il est au

contraire lrsquohomme qui connaicirct la vie mieux que personne et sait donc ce qui meacuterite drsquoy ecirctre

rechercheacute ou eacuteviteacute pour que la reacuteflexion soit bien meneacutee Il nrsquoa pas la preacutetention drsquoecirctre deacutejagrave

mort et de srsquoy complaire il a simplement le deacutesir de maicirctriser suffisamment sa condition

drsquoecirctre vivant corporel pour qursquoelle ne lrsquoempecircche plus de mener une reacuteflexion approfondie

et cette recommandation nrsquoa rien drsquoeacutetrange En effet affirmer qursquoon ne pense bien que

quand le corps se fait oublier ce nest pas formuler un preacutecepte moral rigide et rigoriste

crsquoest au contraire donner un conseil pratique baseacute sur une expeacuterience personnelle qui est

eacuteminemment partageable il nrsquoest mecircme pas neacutecessaire de prendre pour exemple une

activiteacute semblable agrave lrsquoinvestigation meacutetaphysique pour plaider en faveur de la neacutecessiteacute de

faire taire le corps pour laquo bien raquo penser Faire taire le corps ce nrsquoest pas lrsquoignorer

complegravetement mais au contraire lui donner tout ce dont il a besoin et seulement ce dont il a

besoin de faccedilon agrave ce qursquoil soit maicirctriseacute et que lrsquoattention qui lui est precircteacutee nrsquooccupe plus

qursquoun laps de temps limiteacute qui nrsquoempiegravete pas (ou plus) sur le temps que lrsquoon consacre aux

activiteacutes mobilisant lrsquoesprit crsquoest en quelque sorte apprivoiser le corps comme lrsquoon ferait

drsquoun animal Il nrsquoest donc absolument pas incongru de reconnaicirctre lrsquouniversaliteacute agrave cette

expeacuterience nrsquoimporte quelle personne si elle a souci de mener agrave bien une activiteacute ougrave son

entendement est mobiliseacute peut reacuteussir agrave avoir la sensation de srsquoeacutevader de son corps drsquoen

arriver agrave oublier qursquoil lui faudra srsquoalimenter et qursquoelle devra un jour mourir Le sentiment

de pleacutenitude ainsi atteint est une telle source de feacuteliciteacute pour lrsquohomme que la neacutecessiteacute du

retour agrave la trivialiteacute de la vie quotidienne engendre qursquoon lrsquoavoue ou non une immense

deacuteception si les diatribes platoniciennes deacuteplorant que lrsquoacircme doive supporter de vivre

μετὰ τοιούτου κακοῦ132 (avec cette chose mauvaise) qursquoest le corps ont encore un eacutecho

aupregraves de la moderniteacute crsquoest justement parce que tout homme est tenteacute non seulement par

lrsquoimmortaliteacute mais mecircme plus encore par la vie de pur esprit crsquoest-agrave-dire la continuation

indeacutefinie du sentiment de pleacutenitude rencontreacute au cours de ces expeacuteriences extatiques que

chacun peut vivre volontairement ou non au quotidien Agrave cet eacutegard eacutetant donneacute que cette

vie purifieacutee ne peut exister qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoespoir aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre la

mort peut en arriver agrave repreacutesenter justement un espoir preacuteciseacutement parce qursquoelle est

131 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p70-71 132 Plat Pheacutedon [66b]

77

lrsquoinconnu par excellence la seule expeacuterience humaine absolument impartageable celle qui

a donc toute latitude pour devenir le reacuteceptacle des aspirations humaines qui eacutemergent

lorsque les vicissitudes de la vie humaine deviennent excessivement insupportables par

exemple lorsqursquoau cours drsquoune peacuteriode de grave crise morale un sujet en arrive agrave envisager

le sommeil comme un refuge au point de souhaiter ne plus jamais se reacuteveiller Nous tenons

ici peut-ecirctre lrsquoune des sources de lrsquoeacutemergence de la conception de la vie apregraves la mort a

sucircrement eacuteteacute plus deacuteterminante que lrsquoappreacutehension susciteacutee par la perspective de la mort

lrsquoinsatisfaction permanente dans laquelle la vie terrestre laisse un esprit humain en quecircte de

pleacutenitude Il est agrave peu pregraves certain qursquoil est arriveacute agrave chacun de nous de souhaiter sinon ne

plus avoir de corps ecirctre au moins deacutebarrasseacute des neacutecessiteacutes que ce dernier implique la

maladie et la souffrance certes mais aussi le simple fait drsquoecirctre contraint de srsquoalimenter et

de se reproduire sont autant drsquoaspects de la vie que lrsquohomme srsquoefforce toujours de

dissimuler voire drsquoabolir totalement ces aspects ne sont ni des fins ni mecircme des moyens

permettant drsquoacceacuteder aux fins que lrsquohomme ecirctre autonome se donne le corps pourrait

passer pour ce que Jankeacuteleacutevitch nommait laquo lrsquoorgane-obstacle raquo il est ontologiquement

contraignant il repreacutesente la part de nous-mecircmes que nous nrsquoavons pas choisie la part

non-libre de lrsquoecirctre libre que nous sommes ou du moins revendiquons drsquoecirctre comme lrsquoa

expliqueacute Bergson laquo Conscience et mateacuterialiteacute se preacutesentent donc comme des formes

drsquoexistence radicalement diffeacuterentes et mecircme antagonistes qui adoptent un modus vivendi

et srsquoarrangent tant bien que mal entre elles La matiegravere est neacutecessiteacute la conscience est

liberteacute raquo133 Cette ideacutee permet de mieux cerner ce qui est en jeu dans lrsquoopposition entre

lrsquoacircme et le corps il srsquoagit de lrsquoopposition entre deux domaines qui diffegraverent

fondamentalement par la marge de manœuvre autonome qui y est reconnue agrave lrsquohomme

dans son inteacuterioriteacute lrsquohomme se reacutevegravele agrave lui-mecircme comme absolument libre de ses choix

tandis que sa corporeacuteiteacute lui oppose un obstacle deacutetermine ses choix malgreacute lui et relegraveve

toujours peu ou prou du subi la matiegravere oppose une reacutesistance agrave la cause libre et cette

reacutesistance nrsquoa rien de deacutelibeacutereacute ni de choisi la deacutelibeacuteration et le choix eacutetant preacuteciseacutement

impossibles agrave la matiegravere qui ne peut ecirctre que ce qursquoelle est la confrontation avec la

matiegravere nrsquoa jamais drsquoautre origine que la volonteacute libre et indeacutetermineacutee de lrsquoacircme Cette

liberteacute est ce qui fait que lrsquoon donne agrave lrsquoacircme le primat sur le corps qursquoil faudrait donc

censurer afin que la liberteacute de lrsquoacircme ne soit plus entraveacutee

133 BERGSON Henri Lrsquoeacutenergie spirituelle p13 - sauf mention contraire toutes les citations de cette œuvre sont extraites de lrsquoeacutedition de 1982 aux Presses Universitaires de France mentionneacutee en bibliographie

78

2 La non-radicaliteacute de lrsquoascegravese philosophique

On objectera agrave ce bref exposeacute drsquoinspiration bergsonienne qursquoil est fait en des termes

modernes qui ne peuvent convenir agrave un commentaire de Platon (agrave commencer par le

concept de conscience) et de fait ils ne conviennent pas srsquoils sont pertinents pour deacutecrire

une tendance de lrsquohomme dont la moderniteacute prend acte ils ne peuvent pas rendre compte

de lrsquoattitude de Platon qui se refuserait agrave adopter vis-agrave-vis de la matiegravere en geacuteneacuteral et du

corps en particulier une posture de censure radicale qui serait plutocirct le fait du vulgaire ou

des mystiques (dans ce dernier cas cela en dit long sur lrsquoanachronisme qui reacutesulterait de

lrsquoattribution drsquoune telle ideacutee agrave Platon) Il convient de bien insister sur le fait que lrsquoascegravese

philosophique aussi seacutevegravere puisse-t-elle paraicirctre pour un heacutedoniste nrsquoest pourtant

absolument pas radicale comme lrsquoa signaleacute Kenneth Dorter

First he is not arguing against pleasure in general here but only the false or laquo so-called raquo pleasures (τὰς ἡδονὰς καλουμὲνας) we discussed earlier and for which he shows disdain in the Republic and Philebus as well He does not advocate the unnecessary and non-natural pleasure of adorning oneself with especially elegant clothing but there is nothing unusually ascetic for him in that view (hellip) The pleasures of food drink and sex may be enjoyed as long as no importance is attached to them which entails moderation 134

Un signe qui ne trompe pas est que Pheacutedon affirme que Xanthippe eacutetait accompagneacutee du

petit enfant qursquoelle avait eu avec Socrate ce qui indique que ce dernier ne pratiquait pas

lrsquoabstinence sexuelle totale malgreacute son deacutejagrave grand acircge il ne pratiquait que le strict

neacutecessaire en matiegravere de sexualiteacute mais tout le strict neacutecessaire il nrsquoen faisait pas une fin

en soi mais nrsquooubliait pas qursquoelle eacutetait le moyen en vue de la reproduction et accomplissait

donc le devoir que lui imposait la nature Quand on parle drsquoune ascegravese platonicienne il

faut donc comprendre une ascegravese qui nrsquoest pas radicale et ne se traduit pas par la

suppression de toute forme de plaisir mais simplement par la prohibition des plaisirs

inutiles ou pourrait-on dire contre-productifs si lon prend Socrate en exemple alors il ne

faut pas ressentir de culpabiliteacute au fait de prendre du plaisir en srsquoalimentant et en se

reproduisant puisque ce sont des neacutecessiteacutes naturelles aussi longtemps que nous menons

cette vie corporelle nous avons le devoir de consentir aux plaisirs lieacutes agrave cette condition

lrsquoascegravese philosophique consistant agrave faire en sorte que ces plaisirs restent agrave leur juste place

134 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation p26-27 laquo Premiegraverement il ne plaide pas contre le plaisir en geacuteneacuteral mais seulement contre les faux ou preacutetendus plaisirs dont nous avons parleacute plus haut et pour lesquels il fait eacutegalement montre de deacutedain dans la Reacutepublique et le Philegravebe Il ne preacuteconise pas le plai-sir non-neacutecessaire et non-naturel de srsquoorner de vecirctements speacutecialement eacuteleacutegants mais il nrsquoy a rien drsquoasceacutetique de sa part dans ce point de vue (hellip) Il est licite de jouir des plaisirs de la nourriture de la boisson et du sexe aussi longtemps qursquoon nrsquoy accorde pas drsquoimportance ce qui suppose de la modeacuteration raquo

79

et nrsquoempiegravetent pas sur lrsquoactiviteacute noeacutetique leur suppression totale ne pourrait avoir lieu

qursquoapregraves la mort et le philosophe doit composer avec eux aussi longtemps qursquoil vit par

respect envers lrsquoordre naturel Cette ideacutee de respect de lrsquoordre naturel est drsquoailleurs

importante pour expliquer la non-radicaliteacute de lascegravese le Pheacutedon dans sa vocation agrave

deacutefendre la leacutegitimiteacute de la praxis philosophique cherche agrave montrer que celle-ci nrsquoest pas

une voie vers lrsquoimpieacuteteacute mais au contraire la meilleure faccedilon de faire montre de respect agrave

lrsquoeacutegard des forces divines en tant que sources de la veacuteriteacute et de lrsquoeacutethique la vie du

philosophe se veut une vie meneacutee en harmonie avec la nature celle-ci ne devant ecirctre

contrarieacutee ni par une ascegravese excessive ni par un consentement irreacutefleacutechi agrave toute forme de

plaisir Lrsquoascegravese philosophique nrsquoest pas lrsquoascegravese monacale du peacutenitent se privant de tout

plaisir mais bien au contraire lrsquoascegravese raisonneacutee de celui qui sait ce qui est conforme ou

non agrave la nature Ainsi lrsquointerdiction du suicide se justifie dans la mesure ougrave le suicideacute

semble juger qursquoil nrsquoest pas agrave sa place sur terre et que lrsquoordre naturel est donc mauvais il

porte sur ses eacutepaules de simple mortel un jugement absolument terrible agrave la limite de

lὕϐρις Lrsquoeacutethique platonicienne juge une chose bonne ou mauvaise suivant lrsquoaide ou

lrsquoentrave qursquoelle constitue pour la pratique de lrsquoinvestigation philosophique mais aussi

suivant sa conformiteacute agrave lrsquoordre naturel ces deux critegraveres ne srsquoexcluent pas et ne sont

mecircme que deux faces drsquoun seul et mecircme critegravere la philosophie eacutetant preacuteciseacutement la voie

devant permettre agrave terme de connaicirctre parfaitement lrsquoordre naturel

Agrave cet eacutegard il y a donc deux formes envisageables de deacutesobeacuteissance agrave lrsquoordre

naturel la premiegravere est la vie de lrsquoheacutedoniste se vautrant dans les plaisirs les plus grossiers

et les plus inutiles que lrsquoon censure spontaneacutement et dont les exemples sont nombreux la

seconde consiste en une ascegravese absolue qui exclut tout plaisir mecircme utile ce type de vie

ne peut qursquoecirctre imparfaitement repreacutesenteacute une telle vie eacutetant impossible Lrsquoespoir drsquoecirctre

pur esprit nrsquoest preacuteciseacutement qursquoun espoir qui nrsquoa de chances de se reacutealiser qursquoapregraves la mort

du corps et non un but qursquoil conviendrait de reacutealiser de son vivant aussi longtemps que

lrsquohomme vit sur terre et dans un corps il se doit de srsquoen contenter et de composer avec cet

aspect non-choisi de sa condition Socrate agrave cet eacutegard offre lrsquoexemple drsquoun homme qui

accepte son humaniteacute avec tout ce que cela implique se tenant agrave eacutegale distance de Diogegravene

qui a la preacutetention de se faire chien et drsquoAlexandre qui a la preacutetention de se faire Dieu Une

telle ideacutee ne doit pas eacutetonner pas mecircme aujourdrsquohui il est bien eacutevident qursquoil est tout aussi

neacutefaste de nrsquoaccorder aucune attention au corps que de lui en accorder trop on ne pense

vraiment bien que quand le corps ne se fait plus entendre ce qui neacutecessite que les besoins

de sommeil de boisson et de nourriture aient eacuteteacute pleinement satisfaits Agrave aucun moment et

80

dans aucun dialogue Platon ne nous preacutesente Socrate affameacute et dans une situation

speacutecialement inconfortable il a beau marcher pieds nus et deacutepenailleacute il ne revendique pas

pour autant de marginaliteacute particuliegravere et srsquoil revendique une misegravere elle est plutocirct drsquoordre

intellectuel Comme lrsquoa fait remarquer Wolff il est plus voluptueux qursquoon ne lrsquoimagine

souvent ses conversations prennent pour cadre de veacuteritables temps de pause mecircme le si

tragique Pheacutedon srsquoouvre en insistant sur le soulagement ressenti par Socrate lorsqursquoil est

libeacutereacute de ses chaicircnes Socrate a beau faire part de son eacutetonnement face agrave lrsquoἡδύ (agreacuteable)

il ne le rejette pas pour autant ne serait-ce que parce qursquoil est doublement neacutecessaire pour

la conversation qursquoil va engager premiegraverement il tire de cette sensation les preacutemisses de

lrsquoargument des contraires deuxiegravemement si lrsquoagreacuteable est le contraire de τὸ λυπηρόν (le

peacutenible) et srsquoil est exact comme cela sera affirmeacute ulteacuterieurement que les contraires

srsquoexcluent mutuellement au point que la disparition de lrsquoun entraicircne neacutecessairement

lrsquoapparition de lrsquoautre alors le philosophe nrsquoaura aucun scrupule agrave rechercher lrsquoagreacuteable

puisque crsquoest agrave ce prix qursquoil se deacutebarrassera du peacutenible qui risque de perturber sa reacuteflexion

Le Banquet aussi est reacuteveacutelateur agrave plus drsquoun titre degraves le deacutebut les protagonistes

prennent le parti de ne pas boire avec excegraves afin de garder tous leurs esprits et ainsi

atteindre leur objectif de prononcer chacun son tour le meilleur eacuteloge drsquoEros possible

ταῦτα δὴ ἀκούσαντας συγχωρεῖν πάντας μὴ διὰ μέθης ποιήσασθαι τὴν ἐν τῷ παρόντι

συνουσίαν ἀλλrsquo οὕτω πίνοντας πρὸς ἡδονήν135 Il est cependant remarquable qursquoagrave aucun

moment il nrsquoest question drsquoune prohibition pure et simple de la boisson mais simplement

de lrsquointerdiction de se laisser aller agrave la beuverie cette prescription nrsquoest pas le fait de

Socrate qui est deacutejagrave arriveacute mais agrave aucun moment il ne la deacutesapprouve bien au contraire il

est explicitement dit que la deacutecision est adopteacutee par les convives agrave lrsquounanimiteacute ce qui

indique que Socrate ne voit pas drsquoinconveacutenient agrave ce que ses interlocuteurs boivent sans

excegraves et qursquoil nrsquoen voit pas moins en eux des interlocuteurs valables pour une discussion

philosophique sa sobrieacuteteacute a eacuteteacute vanteacutee auparavant par Eryximaque mais Socrate lui-

mecircme nrsquoen fait pas une regravegle agrave suivre agrave tout prix mecircme le fameux terme ἡδονή est

explicitement employeacute sans connotation deacutepreacuteciative aucune sans meme mention drsquoune

deacutesapprobation de la part de Socrate preuve que ce nrsquoest pas une grossieacutereteacute pour le

philosophe Il est drsquoautant plus interdit de penser que Socrate puis Platon eussent jamais pu

procircner la prohibition pure et simple de toute consommation de vin que dans la description

de la citeacute primitive dans la Reacutepublique vanteacutee pour son mode de vie sain et frugal on

135 Plat Banquet [176e] laquo Ayant entendu cela tous se mirent drsquoaccord pour ne pas passer la reacuteunion du jour preacutesent agrave srsquoenivrer mais agrave boire juste pour le plaisir raquo

81

retrouve le vin parmi les premiegraveres productions des citoyens mis ainsi au rang de produit

de premiegravere neacutecessiteacute au mecircme titre que le bleacute les vecirctements et les chaussures136 De toute

faccedilon Socrate serait mal placeacute pour rejeter toute forme de plaisir sensuel si lrsquoon en croit

lrsquoeacuteloge attribueacute agrave Alcibiade qui met en valeur la tempeacuterance de Socrate en des termes qui

peuvent surprendre notre egravere nourrie des histoires eacutedifiantes de saints chreacutetiens precircchant et

pratiquant lrsquoabsitinence totale et encore lrsquoattitude de Socrate nrsquoest-elle pas parfaitement

conforme aux usages reccedilus dans la pratique courante de la peacutedeacuterastie ce dont Alcibiade se

plaint ndash cette double comparaison que nous introduisons agrave dessein met en valeur le fait que

Socrate se situe agrave mi-chemin entre une abstinence totale et une deacutebauche effreacuteneacutee

manifestant ainsi un souci drsquoadopter le juste milieu notion capitale pour vraiment

comprendre son attitude

ὁρᾶτε γὰρ ὅτι Σωκράτης ἐρωτικῶς διάκειται τῶν καλῶν καὶ ἀεὶ περὶ τούτους ἐστὶ καὶ ἐκπέπληκται (hellip) συνεγιγνόμην γάρ ὦ ἄνδρες μόνος μόνῳ καὶ ᾤμην αὐτίκα διαλέξεσθαι αὐτόν μοι ἅπερ ἂν ἐραστὴς παιδικοῖς ἐν ἐρημίᾳ διαλεχθείη καὶ ἔχαιρον τούτων δrsquo οὐ μάλα ἐγίγνετο οὐδέν ἀλλrsquo ὥσπερ εἰώθει διαλεχθεὶς ἄν μοι καὶ συνημερεύσας ᾤχετο ἀπιών137

Lrsquoascegravese philosophique a beau ecirctre preacutesenteacutee comme entraicircnement agrave la mort elle nrsquoest pas

pour autant eacutegale agrave la mort et de mecircme si elle srsquooppose agrave la deacutebauche elle ne srsquooppose

pas aux plaisirs innocents Socrate ne deacutedaigne pas la compagnie des jeunes et beaux

garccedilons suivant une regravegle de conduite parfaitement normale en son temps mais il ne jette

pas sur eux comme une becircte en rut ce qui ne manque pas drsquoeacutetonner Alcibiade mais suscite

eacutegalement son admiration Si cette tempeacuterance socratique nrsquoest pas radicale elle nrsquoen est

pas moins suffisamment patente pour ecirctre digne du respect drsquoun personnage aux mœurs

notoirement plus leacutegegraveres comme Alcibiade lrsquoattitude socratique nrsquoest chaste qursquoaux yeux

drsquoun heacutedoniste ὑβριστὴς et elle nrsquoest sensuelle qursquoaux yeux de notre monde chreacutetien

Ainsi Platon fait-il montre drsquoune volonteacute de juste mesure agrave tous les niveaux qui se

manifeste y compris dans le domaine de la connaissance comme le laisse envisager dans le

Pheacutedon lrsquoexhortation adresseacutee au personnage eacuteponyme de se couper les cheveux si la

discussion venait agrave ecirctre tenue en eacutechec exhortation qui en contient une autre implicite agrave

ne pas deacutesespeacuterer du logos malgreacute les deacuteceptions qursquoil peut creacuteer la connaissance de la

nature humaine a sauveacute Socrate de la misanthropie mais lrsquoa aussi sauveacute de la misologie le

136 Cf Annexe 9 137 Plat Banquet [216 d-217 b] laquo Vous voyez bien que Socrate a des dispositions amoureuses pour les beaux garccedilons qursquoil est toujours aupregraves drsquoeux (hellip) Nous nous trouvions donc messieurs seul agrave seul et je mrsquoattendais agrave ce qursquoil srsquoentretienne aussitocirct avec moi comme un amant srsquoentretient seul avec ses mignons et je mrsquoen reacutejouissais Or rien de tout cela nrsquoeut lieu mais au contraire apregraves srsquoecirctre entretenu et avoir passeacute la journeacutee avec moi comme il en a lrsquohabitude il partit me laissant lagrave raquo

82

simple fait de reconnaicirctre la deacuteficience de lrsquoecirctre humain lui eacutepargne de lui reprocher que

les recherches drsquoordre logique ne soient pas toujours couronneacutees de succegraves Srsquoil ne se

satisfait pas drsquoune deacutefaite complegravete comme celui qui se complait dans son ignorance une

demi-victoire suffit cependant au philosophe pour lequel misologie et misanthopie ont en

commun de provenir drsquoun espoir neacutecessairement deacuteccedilu baseacute sur une conception illusoire de

lrsquohomme et du logos de lagrave vient la neacutecessiteacute de fournir un rempart contre la deacuteception

geacuteneacutereacutee par une sureacutevaluation des capaciteacutes humaines en les acceptant telles qursquoelles sont

et non telles qursquoon les recircve ndash la complexiteacute assumeacutee des sentiments animant Pheacutedon agrave la

vue de Socrate que ce dernier deacutesigne neacuteanmoins comme teacutemoin de la reacuteussite ou de

lrsquoeacutechec de la philosophie nrsquoest-elle pas le signe que le philosophe prend lrsquohomme tel qursquoil

est et non tel qursquoil devait ideacutealement ecirctre En matiegravere eacutethique Platon naurait donc pas

approuveacute lascegravese radicale de Diogegravene le cynique dont lattitude qui privileacutegie le faire-

savoir au savoir-faire est finalement symeacutetrique agrave lrsquoattitude du parvenu eacutetalant

insolemment ses richesses ndash drsquoautant que cette ascegravese revendiqueacutee eacutetait plutocirct malhonnecircte

srsquoil eacutetait exact comme lrsquoaffirme la leacutegende que Diogegravene se livrait agrave lrsquoonanisme en public

En revanche Platon se serait davantage entendu avec Seacutenegraveque qui rejetait autant la

recherche du luxe que la complaisance dans la vie miseacutereuse le titre de philosophe

revenant aux hommes qui pratiquent veacuteritablement lrsquoinvestigation logique et non pas agrave

ceux qui affichent leur vie inconfortable et srsquoen font un titre de gloire au risque que leur

parti pris de vie peacutenible perturbe leurs efforts intellectuels

Non splendeat toga ne sordeat quidem non habeamus argentum in quod solidi auri caelatura descenerit sed non putemus frugalitatis indicium auro argentoque caruisse Id agamus ut meliorem uitam sequamur quam ulgus non ut contrariam alioquin quos emendari uolumus fugamus a nobis et auertimus Illud quoque efficimus ut nihil imitari uelint nostri dum timent ne imitanda sint omniaHoc primum philosophia promittit sensum communem humanitatem et congregrationem a qua professione dissimilitudo nos separabit138

Bien qursquoinfluenceacute plutocirct par les stoiumlciens Seacuteneacuteque reacutesume assez bien dans cet extrait ce

en quoi consiste cette ascegravese platonicenne qui peut surprendre agrave une eacutepoque naviguant

entre les deux extrecircmes drsquoun heacutedonisme effreacuteneacute et drsquoun rigorisme moral seacutevegravere elle

repose pourtant sur ce que Seacutenegraveque nomme le sensus commuis autant dire sur le bon sens

138 Sen epist 5 3-4 laquo Pas de toge eacuteclatante mais pas de toge crasseuse non plus nrsquoayons pas drsquoargenterie incrusteacutee de ciselures en or massif mais ne nous imaginons pas que se priver de vaisselle drsquoor et drsquoargent soit une preuve de modeacuteration Faisons en sorte de mener une vie meilleure que le vulgaire et non pas contraire au vulgaire sans quoi nous mettons en fuite et deacutetournons de nous ceux que nous voulons voir srsquoamender Nous obtenons aussi pour reacutesultat qursquoils ne voudront nous imiter en rien craignant de devoir nous imiter en tout Ce que la philosophie promet en premier lieu crsquoest le sens commun la culture humaine et la vie en socieacuteteacute se diffeacuterencier nous eacuteloignera de cette profession raquo

83

eacuteleacutementaire ou plus exactement sur le respect de notre nature dans la mesure ougrave elle

consiste agrave ne donner agrave notre corps ni plus ni moins que ce dont il a besoin

Il est drsquoautant plus interdit de penser que Platon ait jamais pu ecirctre tenteacute ^par une

censure radicale du corps que drsquoun point de vue cognitif le corps est moins une entrave agrave

la connaissance qursquoun adjuvant insuffisant une telle ideacutee que lrsquoon pourrait croire agrave tort

typiquement aristoteacutelicienne nrsquoest pas totalement absente chez Platon la veacuteritable

tentative de recherche de la veacuteriteacute en faisant totalement abstraction de lrsquoapport sensible ne

viendra que bien plus tard avec les Meacuteditations de Descartes dans son ensemble

lrsquoAntiquiteacute par rapport agrave notre egravere est incroyablement indulgente envers les sens qursquoun

pan entier de la moderniteacute preacutesente comme trompeurs au point drsquoeacutetablir un camp

laquo drsquoideacutealistes raquo srsquoopposant aux laquo empiristes raquo et Platon que lrsquoon dit agrave tort ideacutealiste ne

trace pas plus de frontiegravere infranchissable entre les ideacutees et les sens qursquoentre lrsquoacircme et le

corps mecircme quand ce dernier est preacutesenteacute dans le Pheacutedon comme un ἐμπόδιον

(empecircchement) agrave lrsquoobtention optimale de la φρονήσις du fait de lrsquoinexactitude et de la

faillibiliteacute dont sont accuseacutees les connaissances tireacutees de lrsquoexpeacuterience sensible

τί δὲ δὴ περὶ αὐτὴν τὴν τῆς φρονήσεως κτῆσιν πότερον ἐμπόδιον τὸ σῶμα ἢ οὔ ἐάν τις αὐτὸ ἐν τῇ ζητήσει κοινωνὸν συμπαραλαμβάνῃ οἷον τὸ τοιόνδε λέγω ἆρα ἔχει ἀλήθειάν τινα ὄψις τε καὶ ἀκοὴ τοῖς ἀνθρώποις ἢ τά γε τοιαῦτα καὶ οἱ ποιηταὶ ἡμῖν ἀεὶ θρυλοῦσιν ὅτι οὔτ᾽ ἀκούομεν ἀκριβὲς οὐδὲν οὔτε ὁρῶμεν καίτοι εἰ αὗται τῶν περὶ τὸ σῶμα αἰσθήσεων μὴ ἀκριβεῖς εἰσιν μηδὲ σαφεῖς σχολῇ αἵ γε ἄλλαι πᾶσαι γάρ που τούτων φαυλότεραί εἰσιν139

Le primat accordeacute agrave la vue et agrave lrsquoouiumle est une ideacutee typiquement grecque mais elle nrsquoa rien

drsquoarchaiumlque ces deux sens eacutetant spontaneacutement reconnus encore aujourdrsquohui explicitement

ou non comme les sens par lesquels commence la connaissance drsquoun objet dans

lrsquoexpeacuterience sensible quotidienne un objet est drsquoabord connu gracircce agrave lrsquoaspect qursquoil revecirct et

ensuite gracircce au son qursquoil eacutemet eacuteventuellement ces caracteacuterisitques ne neacutecessitant pas

pour ecirctre connues de contact direct en connaicirctre le goucirct la texture et lrsquoodeur suppose la

plupart du temps drsquoavoir deacutejagrave pris connaissance de ses caracteacuteristiques visuelles et

auditives Il peut arriver certes que lrsquoon entre en contact avec un objet sans le voir ni

lrsquoentendre mais la connaissance que le toucher par exemple nous donnerait drsquoun objet

que nous ne voyons ni nrsquoentendons nous semblera toujours moins complegravete que celle que

nous fourniraient la vue et lrsquoouiumle En fait eacutetant donneacute que ces deux sens sont agrave ce point

139 Plat Pheacutedon [65a-b] laquo Et maintenant concernant la possession mecircme de lrsquointelligence Le corps est-il oui ou non un empecircchement si on le sollicite comme associeacute dans la recherche Voilagrave ce que je dis est-ce que la vue tout comme lrsquoouiumle apporte quelque veacuteriteacute aux hommes ou bien sont-ils tels comme les poegravetes nous le reacutepegravetent sans cesse que nous nrsquoentendons et ne voyons rien preacuteciseacutement Et pourtant si celles-lagrave parmi les sensations corporelles ne sont ni preacutecises ni fiables encore moins les autres elles sont en effet toutes infeacuterieures agrave celles-lagrave raquo

84

capitaux pour nous il semblerait injuste de les juger inaptes agrave nous donner accegraves agrave

lrsquointelligence et de fait Platon ne preacutetend pas les disqualifier totalement en les consideacuterant

comme inutiles mais simplement rappeler qursquoils ne sont pas absolument fiables et que la

connaissance que nous en tirons qui peut srsquoaveacuterer a posteriori ecirctre fautive ne saurait se

suffire et neacutecessite toujours drsquoecirctre compleacuteteacutee par le λόγος ce qui nrsquoest pas la mecircme chose

que rejeter complegravetement le recours des sens qursquoil est plus juste de juger insuffiants plutocirct

qursquoinutiles Le corps est donc moins une entrave qursquoun adjuvant qui ne remplit pas de

faccedilon pleine et entiegravere la fonction qui lui est reconnue nous ne pouvons pas nous passer

du corps pour acqueacuterir la connaissance mais il nous deacuteccediloit trop souvent pour que la

tentation de pouvoir connaicirctre sans avoir recours agrave lui nous laisse indiffeacuterents drsquoautant que

nous avons bel et bien accegraves au quotidien agrave des ideacutees dont lrsquoorigine nrsquoest pas purement

sensible Il reste que lrsquoideacutee suivant laquelle le donneacute sensible est moins inutile

qursquoinsuffisant pour la connaissance nrsquoest en rien originale elle nrsquoest absolument pas

incongrue logiquement parlant et par ailleurs cette connaissance sensible injustement

deacutedaigneacutee nrsquoen est pas moins une connaissance dont le philosophe comme tout autre

homme ne saurait raisonnablement se passer drsquoautant qursquoelle peut ecirctre comprise comme

un terrain drsquoentraicircnement agrave la connaissance non-empirique ndash Socrate ne dit rien drsquoautre en

deacutetaillant srsquoappuyant sur lrsquoautoriteacute de Diotime les eacutetapes de lrsquoinitiation agrave lrsquoamour du beau

en soi140 La connaissance sensible de la beauteacute nrsquoest peut-ecirctre qursquoune eacutetape mais elle est

une eacutetape et ne doit pas ecirctre sauteacutee crsquoest donc dire si lrsquoextrait du Pheacutedon citeacute il y a a

quelques lignes est tregraves vraisemblablement ironique comme devrait nous inviter agrave le

supposer le patronage des poegravetes sous lequel Socrate place ses propos alors mecircme que la

philosophie a vocation agrave pallier la deacuteficience de la tradition poeacutetique

Platon affirmant implicitement que le philosophe nrsquoa aucune raison qursquoelle soit

eacutethique ou gnoseacuteologique de srsquoastreindre agrave une ascegravese stricte au point de chercher agrave

censurer totalement le corps lrsquoascegravese philosophique nrsquoest pas inaccessible au commun des

mortels elle nrsquoa aucune commune mesure avec lrsquoascegravese radicale des stylites141 elle ne

140 Cf Annexe 13 Il est certes clair que le reacutecit est inauthentique et qursquoil est fort probable que lrsquoentretien entre Diotime de Mantineacutee et le jeune Socrate soit fictif mais une fois encore le dialogue nrsquoa pas vocation agrave fournir un procegraves-verbal partfaitement fiable des faits et gestes de Socrate srsquoil exact comme le fair remarquer Anne-Gabrielle Wersinger que laquo Socrate prend la voix de Diotime et drsquoun jeune Socrate ressemblant agrave Agathon raquo alors rien ne srsquooppose agrave ce que les propos attribueacutes agrave la precirctresse reflegravetent bien la thegravese platonicienne Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo sect 18 Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 141 Du grec στύλος laquo colonne raquo ermites orientaux des deacutebuts du christianisme qui avaient placeacute leurs cel-lules ou sommet de colonnes ou de portiques en ruines pour y pratiquer une ascegravese extrecircme Le plus ceacutelegravebre et le plus embleacutematique est sans doute Simeacuteon lrsquoancien (392-459) qui veacutecut en Syrie retireacute dans une cellule

85

demande qursquoun minimum de discipline et de respect de soi-mecircme elle constitue une

expeacuterience que beaucoup de personnes peuvent connaicirctre elle ne consiste nullement agrave

maudire le fait drsquoecirctre corporel mais bien agrave composer avec la partie non-choisie de nous-

mecircme de maniegravere agrave ce qursquoelle bride le moins possible notre liberteacute psychique Cet exercice

nrsquoest certainement pas facile mais il nrsquoest pas insurmontable pour autant de telle sorte que

si lrsquoascegravese philosophique a eacuteteacute ce par quoi Platon a deacutecouvert lrsquoeacutevidence de lrsquoimmortaliteacute

de lrsquoacircme eacutetant donneacute que cette ascegravese nrsquoest en aucune faccedilon magique ou inaccessible au

commun des mortels alors nous sommes totalement fondeacutes agrave envisager la croyance en

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme le reacutesultat drsquoune reacuteveacutelation que tout homme peut avoir sur

son ecirctre propre au cours drsquoune certaine expeacuterience de vie qursquoelle ait eacuteteacute deacuteclencheacutee

volontairement ou non rien nrsquoexclut que tout homme soit capable mecircme srsquoil nrsquoa pas la

preacutetention drsquoecirctre philosophe de vivre une expeacuterience extatique au travers de laquelle

lrsquoindeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps et donc son immortaliteacute lui apparaisse comme

une ideacutee eacutevidente ou au moins recevable

3 La diffeacuterence relative avec Aristote

Avant de creuser plus avant cette ideacutee dans notre deuxiegraveme partie crsquoest volontiers

que lrsquoon reviendra pour preacuteciser notre propos sur une allusion fugace agrave Aristote qui a eacuteteacute

faite preacuteceacutedemment nous avons en effet trouveacute des accents aristoteacuteliciens agrave lrsquoideacutee suivant

laquelle le corps est moins pour la connaissance un obstacle qursquoun adjuvant insuffisant

alors mecircme que nous ne tirons cette ideacutee nulle part ailleurs que des dialogues de Platon le

paradoxe nrsquoest qursquoapparent car la diffeacuterence entre Platon et Aristote est loin drsquoecirctre aussi

grande qursquoon pourrait le croire et la question de lrsquoacircme elle-mecircme en est un exemple Ainsi

la fameuse tripartition de lrsquoacircme qui donne encore beaucoup de problegravemes agrave lrsquoexeacutegegravese

moderne (drsquoautant que Platon ne la deacutefend pas dans lrsquoensemble de son œuvre) nrsquoest pas

reacuteellement une pomme de discorde entre le Stagirite et son maicirctre mecircme si Aristote est loin

drsquoen faire un dogme agrave raison drsquoailleurs puisque mecircme en suivant la lettre des eacutecrits

platoniciens il apparait nettement qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de prendre au pied de la lettre

cette theacuteorie qui est surtout bien pratique pour expliquer en quoi consistent la justice et

lrsquoinjustice agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoacircme individuelle notamment dans la Reacutepublique142 Il importe

situeacutee au sommet drsquoune colonne et si eacutetroite qursquoil ne pouvait srsquoy allonger et ne se nourrissait que des vic-tuailles que les passants lui hissaient 142 Cf Annexe 14

86

en fait assez peu que lrsquoacircme soit vraiment tripartite disons plutocirct qursquoelle nrsquoa pas besoin de

lrsquoecirctre par sa nature propre il suffit qursquoelle le devienne ou plutocirct qursquoelle se pense comme

telle en drsquoautres termes pour qui nrsquoest pas un philosophe expeacuterimenteacute comme Socrate

penser son acircme comme tripartite permet drsquoadopter une ligne de conduite le mettant agrave lrsquoabri

des eacutegarements heacutedonistes en pensant son νοῦς (intellect) comme une partie de lrsquoacircme

ontologiquement distincte de lrsquoἐπιθυμία (concupiscence) on se donne ainsi les moyens de

controcircler suffisamment lrsquoacircme pour faire en sorte que le νοῦς commande agrave lrsquoἐπιθυμία et non

lrsquoinverse donc que les appeacutetits grossiers ne prennent pas le pas sur la faculteacute de raisonner

ce qui permet drsquoeacuteviter τε ἀδικίαν καὶ ἀκολασίαν καὶ δειλίαν καὶ ἀμαθίαν καὶ συλλήβδην

πᾶσαν κακίαν143 On attribue freacutequemment agrave la Reacutepublique non sans raison une viseacutee

laquo psychologique raquo plutocirct que politique mais la veacuteriteacute premiegravere du dialogue est dans cette

viseacutee eacutethique que rend plus explicite encore le Phegravedre par le mythe de lrsquoattelage aileacute

Aristote ne pouvait pas raisonnablement renier une telle eacutethique le Περὶ ψυχής critique

moins la Reacutepublique ou le Phegravedre que le Timeacutee qui drsquoapregraves Aristote reacuteduit lrsquoacircme agrave

lrsquointellect dans la mesure ougrave il nrsquoy est pas tenu suffisamment compte que les autres

laquo parties raquo (ou plutocirct tendances) de lrsquoacircme ont un mouvement qui leur est propre et qui nrsquoest

pas de lrsquoordre de la κυκλοφορία (mouvement circulaire) νοῦς οὐ γὰρ δὴ οἷόν γ ἡ

αἰσθητική οὐδ οἷον ἡ ἐπιθυμητική τούτων γὰρ ἡ κίνησις οὐ κυκλοφορία144 Selon le

Stagirite Platon proposerait donc une analogie entre lrsquoacircme de lrsquohomme et lrsquoacircme du monde

sans tenir compte du fait que lrsquoacircme du premier ne peut se reacuteduire au νοῦς contrairement agrave

la seconde qui doit ecirctre purement intellectuelle pour que le monde dont elle est le principe

drsquoorganisation forgeacute par le deacutemiurge accomplisse toujours le mecircme type de mouvement

La tripartition de lrsquoacircme ne deacuterangerait donc pas du tout Aristote srsquoil en eacutetait tenu

suffisamment compte du moins si on la prenait pour ce qursquoelle est agrave savoir une

repreacutesentation mythique de ce qursquoest effectivement notre acircme sur terre tirailleacutee entre son

eacutelan vers la connaissance des ecirctres veacuteritables et la tentation de se laisser aller aux deacutelices

de la corporeacuteiteacute La conception de lrsquoacircme comme tripartite est en quelque sorte la marque de

la prise en compte par Platon de la faillibiliteacute humaine Platon sait ce qursquoest lrsquoecirctre humain

et ne le sous-estime pas ni ne le surestime il reconnait que laquo lrsquoacircme humaine nrsquoest donc pas

simple elle porte en elle la marque de la complexiteacute de lrsquohomme raquo145 Le fameux mythe de

lrsquoattelage aileacute permet agrave Platon de prendre acte de la complexiteacute de lrsquohomme qui ne se dirige

143 Plat Reacutepublique IV [443b] laquo lrsquoinjustice la licence la lacirccheteacute lrsquoignorance en un mot tous les vices raquo 144 Aristot De lrsquoacircme I 3 [407a] laquo Lrsquointellect en effet nrsquoest semblable ni agrave lrsquoacircme sensitive ni agrave lrsquoacircme appeacuteti-tive leur mouvement nrsquoest pas circulaire raquo 145 BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie p81

87

pas toujours spontaneacutement vers ce qui est reacuteellement le plus beacuteneacutefique pour lui et se laisse

souvent aller agrave ce qui nrsquoest que le plus seacuteduisant loin drsquoecirctre incongrue la tripartition de

lrsquoacircme et lrsquoensemble des mythes qui en rendent compte est donc lrsquoexpression la plus

saisissante drsquoune reacutealiteacute de notre ecirctre que nous ne pouvons que constater au quotidien elle

nrsquoa pas besoin drsquoecirctre veacuterifieacutee par une connaissance approfondie de la nature de lrsquoacircme ni

mecircme drsquoecirctre moduleacutee de faccedilon agrave lrsquoeacutetablir comme conseacutequence de lrsquounion de lrsquoacircme avec le

corps En somme Platon que lrsquoon preacutesente agrave tort comme un ideacutealiste incroyablement

exigeant envers lrsquohomme tient aussi bien compte de la complexiteacute et de la faillibiliteacute

humaine que son eacutelegraveve Aristote que lrsquoon croit pourtant plus indulgent il en tient mecircme

drsquoautant mieux compte qursquoil lrsquoexacerbe lrsquohypostasie mecircme en lrsquoexprimant au travers drsquoune

repreacutesentation saisissante qursquoAristote au style plus sec ne fait pas sienne mais qursquoil ne

renie pas fondamentalement Drsquoailleurs comment le Stagirite pourrait-il reacutecuser cette

theacuteorie au point de prendre le risque de postuler une simpliciteacute absolue de lrsquoacircme eacutetant

donneacute qursquoil affirme que seul le νοῦς est immortel

De fait et ici se situe apparemment le seul vrai point de deacutesaccord Aristote

contrairement agrave Platon se refuse agrave dire que lrsquoacircme est toute entiegravere immortelle et ne

reconnait cette caracteacuteristique qursquoagrave lrsquointellect pour commencer il ne reconnaicirct pas

drsquoindeacutependance radicale de lrsquoacircme du point de vue de la mobiliteacute ce que lrsquoon considegravere

comme eacutetant laquo ses raquo mouvements sont en fait ceux de lrsquohomme dans son entiegravereteacute dans

son interaction avec le cosmos dont il est partie prenante

βέλτιον γὰρ ἴσως μὴ λέγειν τὴν ψυχὴν ἐλεεῖν ἢ μανθάνειν ἢ διανοεῖσθαι ἀλλὰ τὸν ἄνθρωπον τῇ ψυχῇ τοῦτο δὲ μὴ ὡς ἐν ἐκείνῃ τῆς κινήσεως οὔσης ἀλλ ὁτὲ μὲν μέχρι ἐκείνης ὁτὲ δ ἀπ ἐκείνης οἷον ἡ μὲν αἴσθησις ἀπὸ τωνδί ἡ δ ἀνάμνησις ἀπ ἐκείνης ἐπὶ τὰς ἐν τοῖς αἰσθητηρίοις κινήσεις ἢ μονάς146

Dire que lrsquoacircme nrsquoest pas la cause premiegravere du mouvement et peut en ecirctre indiffeacuteremment le

point de deacutepart ou drsquoarriveacutee revient agrave faire drsquoelle un rouage parmi drsquoautres dans

lrsquointeraction de lrsquohomme avec tous les autres ecirctres animeacutes ou inanimeacutes et donc agrave dire

qursquoelle peut ecirctre mue par drsquoautres forces que les siennes elle nrsquoest donc pas automotrice et

rien ne srsquooppose agrave ce que son mouvement cesse de fait les faculteacutes psychiques

srsquoaffaiblissent au fil du temps et sont tout autant soumises agrave la seacutenescence que les faculteacutes

corporelles dont elles sont drsquoailleurs compleacutementaires il semble de plus en plus difficile

146 Aristot De lrsquoacircme I 4 [408b] laquo Il est peut-ecirctre meilleur de ne pas dire que lrsquoacircme a pitieacute apprend ou pense mais que crsquoest lrsquohomme par son acircme non pas que le mouvement se situe dans lrsquoacircme mais que tantocirct il en part tantocirct il en vient comme la sensation part de certains objets tandis que la reacuteminiscence part de lrsquoacircme vers les mouvements ou les haltes pour les organes sensoriels raquo

88

aujourdrsquohui de postuler une incorruptibiliteacute totale de lrsquoacircme ce qui rend pour ainsi dire

visionnaire lrsquoaffirmation drsquoAristote suivant laquelle seul le νοῦς est incorruptible

ὁ δὲ νοῦς ἔοικεν ἐγγίνεσθαι οὐσία τις οὖσα καὶ οὐ φθείρεσθαι μάλιστα γὰρ ἐφθείρετ ἂν ὑπὸ τῆς ἐν τῷ γήρᾳ ἀμαυρώσεως νῦν δ ὥσπερ ἐπὶ τῶν αἰσθητηρίων συμβαίνει (hellip) ὥστε τὸ γῆρας οὐ τῷ τὴν ψυχήν τι πεπονθέναι ἀλλ ἐν ᾧ καθάπερ ἐν μέθαις καὶ νόσοις147

Le νοῦς lui-mecircme nrsquoest pas affecteacute par lrsquoaffaiblissement quentraicircne la vieillesse qui

eacutemousse cependant lrsquoensemble des faculteacutes que lrsquoon peut exercer essentiellement gracircce agrave

lrsquointellect ndash essentiellement mais pas uniquement lrsquoensemble des attributs de la personne

humaine y pourvoient et lrsquoaffaiblissement de lrsquoun drsquoeux altegravere notre capaciteacute agrave faire un

usage parfait de notre intellect ce qui est drsquoautant moins surprenant pour nous quil est

deacutesormais acquis que linvestigation logique neacutecessite que le corps ne fasse plus sentir sa

preacutesence au point de perturber lactiviteacute noeacutetique ce qui ne peut manquer de devenir de

plus en plus difficile au fur et agrave mesure que le vieillissement apporte des douleurs diverses

et un affaiblissement geacuteneacuteraliseacute des fonctions corporelles savoir cela ne saurait cependant

suffire pour affirmer que le νοῦς pourrait ecirctre lui aussi sujet agrave la corruption une maladie

ayant souvent ralenti la capaciteacute drsquoun individu agrave produire des raisonnements sans jamais

pour autant lrsquoaneacuteantir Selon Aristote donc ce nrsquoest pas lrsquointellect lui-mecircme qui est affecteacute

par le vieillissement mais plutocirct notre capaciteacute agrave en faire usage de sorte que tout porte agrave

croire que seul lrsquointellect est immortel et qursquoil ne peut en aller autant de lrsquoacircme toute entiegravere

car et ici se situe probablement le plus important point de deacutesaccord avec Platon lrsquoacircme

nrsquoest mecircme pas envisageacutee comme eacutetant de jure seacuteparable du corps puisqursquoelle trouve sa

raison drsquoecirctre dans le fait de donner vie agrave un corps si la vie corporelle nrsquoeacutetait agrave lire Platon

agrave la lettre qursquoun pis-aller en attendant mieux elle est en revanche une fin en soi pour

Aristote qui fait de lrsquoacircme lrsquoἐντελέχεια du corps ἄρα τὴν ψυχὴν οὐσίαν εἶναι ὡς εἶδος

σώματος φυσικοῦ δυνάμει ζωὴν ἔχοντος ἡ δ οὐσία ἐντελέχεια τοιούτου ἄρα σώματος

ἐντελέχεια148 Le terme ἐντελέχεια deacutesigne habituellement lrsquoecirctre agrave lrsquoeacutetat drsquoachegravevement

mais Aristote lrsquoemploie ici dans un sens bien particulier qui le rapproche du mot εἶδος au

sens drsquoessence intelligible actualisant la matiegravere ndash le terme est drsquoailleurs bien utiliseacute

comme tel Consideacuterer lrsquoacircme comme une enteacuteleacutechie crsquoest la deacutefinir comme ce par quoi le

147 Aristot De lrsquoacircme I 4 [408b] laquo Et lrsquointellect semble naicirctre en nous en tant que substance et ne pas se corrompre Tout au plus en effet pourrait-il se corrompre sous lrsquoeffet de lrsquoaffaiblissement ducirc agrave la vieillesse mais ccedila se passe en fait comme pour les organes sensoriels (hellip) De sorte que la vieillesse nrsquoest pas endureacutee par lrsquoacircme mais par lrsquohomme comme dans lrsquoivresse et dans les maldies raquo 148 Aristot De lrsquoacircme II 1 [412a] laquo Lrsquoacircme est donc neacutecessairement substance en tant que forme drsquoun corps naturel qui possegravede la vie en puissance Or la forme est enteacuteleacutechie donc lrsquoacircme est lrsquoenteacuteleacutechie drsquoun tel corps raquo

89

corps vivant ne se reacutesume pas agrave de la matiegravere brute et possegravede un principe drsquoorganisation

qui lui est propre de sorte que lrsquoacircme nrsquoest plus autoteacutelique chez le Stagirite et que le corps

nrsquoest plus une charge qui met lrsquoacircme agrave lrsquoeacutepreuve mais devient au contraire sa raison drsquoecirctre

ndash le corps ne devient pas premier pour autant puisqursquoil est bien preacuteciseacute qursquoil nrsquoest vivant

qursquoen puissance et qursquoil ne lrsquoest en acte que gracircce agrave la preacutesence de lrsquoacircme crsquoest lrsquoecirctre

vivant dans son entiegravereteacute actuelle qui a une existence propre Lrsquoacircme ne beacuteneacuteficie plus de

lrsquoindeacutependance qui garantissait son immortaliteacute chez Platon et Aristote dit ouvertement

οὐκ ἔστιν ἡ ψυχὴ χωριστὴ τοῦ σώματος ἢ μέρη τινὰ αὐτῆς149 jugement que formule

Aristote en se placcedilant du point de vue du corps vivant pris dans son entiegravereteacute preacutesente

Cette derniegravere preacutecision doit ecirctre prise au seacuterieux lrsquoapparent deacutesaccord entre Platon et son

disciple relegraveve probablement drsquoune diffeacuterence de perspective en effet le maicirctre et le

Stagirite ne poursuivent pas du tout le mecircme but lorsqursquoils parlent de lrsquoacircme Contrairement

agrave Aristote Platon nrsquoa pas la preacutetention de fournir un exposeacute exhaustif des connaissances

disponibles sur la nature de la ψυχή en preacutesentant lrsquoacircme comme tripartite Platon cherche

moins agrave dire la veacuteriteacute agrave son sujet qursquoagrave justifier la vie du philosophie qui veille

effectivement agrave ecirctre dirigeacute par son intellect aussi bien dans sa quecircte de veacuteriteacute que dans la

vie quotidienne En somme le Pheacutedon est drsquoabord protreptique tandis que le De Anima est

drsquoabord descriptif Platon cherche agrave inciter agrave mener une vie philosophique deacutetacheacutee au

maximum des affections corporelles et crsquoest pourquoi il srsquointeacuteresse agrave ce que pourrait ecirctre

la vie drsquoune acircme deacutesincarneacutee lrsquoeacuterigeant en ideacuteal reacutegulateur de la conduite agrave mener ici-bas

tandis qursquoAristote recherche la veacuteriteacute sur lrsquoacircme et crsquoest pourquoi il srsquointeacuteresse agrave ce que lrsquoon

sait drsquoelle hic et nunc ce qui leacutegitime qursquoil lrsquoenvisage drsquoabord dans son rapport au corps

Puisque ce qursquoAristote recherche nrsquoeacutetait pas la prioriteacute pour Platon rien nrsquointerdit de

penser que lrsquoeacutelegraveve ait expliciteacute ce qui nrsquoeacutetait qursquoimplicite chez le maicirctre comme nous

invite agrave le faire de la ceacutelegravebre lettre VII la seule de la collection de lettres que la philologie

nrsquoa pas deacutefinitivement disqualifieacutee comme apocryphe

οὔτε γὰρ πέφυκεν ἀθάνατος ἡμῶν οὐδείς οὔτ᾽ εἴ τῳ συμβαίη γένοιτο ἂν εὐδαίμων ὡς δοκεῖ τοῖς πολλοῖς κακὸν γὰρ καὶ ἀγαθὸν οὐδὲν λόγου ἄξιόν ἐστιν τοῖς ἀψύχοις ἀλλ᾽ ἢ μετὰ σώματος οὔσῃ ψυχῇ τοῦτο συμβήσεται ἑκάστῃ ἢ κεχωρισμένῃ150

149 Aristot De lrsquoacircme II 1 [412a-b] laquo Lrsquoacircme nrsquoest donc pas seacutepareacutee du corps du moins certaines de ses par-ties raquo 150 Plat Lettre VII [334e-335a] laquo Nul parmi nous nrsquoest neacute immortel et si cela devait eacutechoir agrave quelqursquoun il ne deviendrait pas heureux comme le croit la masse il nrsquoy a en effet ni bien ni mal digne de ce nom pour les ecirctres sans acircme mais bien pour lrsquoacircme unie agrave un corps ou seacutepareacutee raquo

90

Joseph Souilheacute a traduit le deacutebut de cet extrait par laquo nul nrsquoest naturellement immortel raquo ce

qui nrsquoest pas incorrect mais ne rend pas justice agrave lrsquousage du verbe φύω conjugueacute au parfait

et rendant donc compte drsquoune action acheveacutee en lrsquooccurrence ici celle par laquelle un

individu a eacuteteacute fait tel ou tel agrave la naissance Platon souligne donc peut-ecirctre que lrsquoon ne nait

pas immortel mais qursquoon le devient srsquoil avait voulu poser que lrsquoimmortaliteacute eacutetait

absolument inaccessible pour tout ecirctre humain il aurait employeacute le verbe εἰμί (ecirctre) et non

le verbe φύω (faire naicirctre) De fait une acircme pour ecirctre toute entiegravere immortelle doit faire

un effort sur elle-mecircme pour nrsquoecirctre dirigeacutee que par sa partie rationnelle une acircme qui en

revanche serait entiegraverement assujettie aux passions du corps ne pourrait logiquement que

disparaicirctre en mecircme temps que ce dernier puisqursquoelle perdrait par conseacutequent ce qui

constitue son principe directeur ndash cette derniegravere proposition est volontairement eacutecrite au

conditionnel puisqursquoune telle acircme ne peut exister mecircme lrsquohomme qui nrsquoeacutecoute que son

corps est obligeacute pour satisfaire ce dernier drsquouser de sa raison de son intellect pour

deacuteployer les ruses les expeacutedients et tous les autres moyens honnecirctes ou non drsquoarriver agrave

satieacuteteacute Agrave cet eacutegard on pourrait dire que lrsquoacircme de lrsquohomme qui nrsquoeacutecoute que ses appeacutetits

corporels une fois seacutepareacutee du corps perdrait ce qui jusqursquoalors lui tenait lieu drsquoἀρχή

deviendrait autre et ne serait donc plus assimilable agrave lrsquoindividu qursquoelle constituait dans son

union avec le corps En revanche lrsquoecirctre drsquoun homme tel que Socrate pour lequel

lrsquoinfluence du corps est reacuteduite agrave sa portion congrue est deacutejagrave semblable (faute drsquoecirctre eacutegal)

agrave celui de son acircme apregraves la mort corporelle Socrate pouvait donc ecirctre consideacutereacute comme

eacutetant deacutejagrave immortel mais crsquoest lagrave moins un fait laquo naturel raquo que le fruit de la faccedilon dont il a

meneacute sa vie Donc puisque seule la partie lrsquoacircme qui a reacuteussi agrave se deacutetacher du corps survit

reacuteellement agrave ce dernier alors il est logique que seul le νοῦς qui nrsquoest pas tenu par sa nature

drsquoentretenir un commerce continu avec la σῶμα survive reacuteellement au corps lrsquoacircme du

vrai philosophe survit de faccedilon presque inteacutegrale au corps puisqursquoelle se reacutesume quasiment

agrave lrsquointellect mais lrsquoacircme du deacutebaucheacute priveacute de ce qui eacutetait sa raison drsquoecirctre ne peut que

devenir autre dans la mort ce nrsquoest donc pas veacuteritablement elle qui survit mais le seul

intellect atrophieacute de srsquoecirctre si peu exerceacute sur terre et qui comme lrsquoexplique le Phegravedre doit

retourner sur terre autant de fois qursquoil faudra pour pouvoir se rendre digne des demeures

ceacutelestes des acircmes Lrsquoapparent deacutesaccord entre Platon et Aristote sur la destineacutee post

corporis mortem de lrsquoacircme peut donc ecirctre deacutepasseacute en consideacuterant que Platon reconnaissait

que ne survit de lrsquoacircme que ce qui nrsquoa pas eu de commerce avec le corps et que dans le

cadre de la tripartition de lrsquoacircme les deux autres parties disparaissaient avec le corps Crsquoest

du moins ainsi que nous nous proposons de deacutepasser leur deacutesaccord mais cette explication

91

nrsquoa pas vocation agrave ecirctre la seule envisageable lrsquoessentiel agrave retenir eacutetant dans le fait que le

maicirctre et lrsquoeacutelegraveve ne poursuivaient pas les mecircmes buts Platon ne srsquointeacuteressait

veacuteritablement qursquoagrave lrsquoacircme du philosophe son but eacutetait drsquoen assurer la formation il est donc

logique qursquoil nrsquoait pas jugeacute neacutecessaire drsquoexpliciter plus avant cette ideacutee qui nrsquoest devenue

explicite qursquoavec Aristote qui cherchait agrave connaicirctre la nature de lrsquoacircme en tant que telle et

donc agrave connaicirctre les acircmes de tous les hommes et mecircme celles des animaux de lagrave agrave dire

que le deacutesaccord est essentiellement dans lrsquoemploi des termes il nrsquoy a qursquoun pas Le

moyen-acircge nrsquoa eu de cesse drsquoinsister sur lrsquoeacutecart apparent entre le Stagirite et son maicirctre

contribuant ainsi agrave bacirctir une opposition qui a la vie dure Unde Boethius Aristotelem

commemorat genera et species in sensibilibus tantum velle subsistere extra autem

intellegi Platonem vero non solum ea extra sensibilia intellegi verum etiam esse151 Ce qui

est encore une diffeacuterence ontologique radicale chez Abeacutelard peut cependant ecirctre rameneacute agrave

une simple diffeacuterence de point de vue ou plus exactement drsquoobjet de recherche Platon

parlait de la chose laquo en soi raquo lagrave ougrave Aristote ne parlait que des choses laquo en acte raquo ce qui

repreacutesente sinon une importante diffeacuterence drsquooptique en tout cas une diffeacuterence assez

nette dans la choix du domaine de recherche abordeacute de telle sorte que les points de vue

diffegraverent sans srsquoexclure radicalement de mecircme Platon parle bien de lrsquoacircme laquo en soi raquo telle

qursquoelle devrait ecirctre de jure crsquoest-agrave-dire une pure substance intellectuelle tandis

qursquoAristote parle de lrsquoacircme telle qursquoelle se preacutesente de facto au sein de laquelle seul le νοῦς

se manifeste comme veacuteritablement immortel le Stagirite a pris le parti drsquoexaminer lrsquoacircme

telle qursquoelle se preacutesentait agrave lui hic et nunc drsquoune maniegravere semblable agrave celle drsquoun chercheur

contemporain qui examinerait un animal tandis que Platon dans sa volonteacute de former les

meilleures des acircmes a forgeacute lrsquoimage drsquoune acircme laquo ideacuteale raquo totalement libeacutereacutee des attaches

corporelles image dont il nrsquoeacutetait pas totalement dupe lui-mecircme au point de preacutetendre que

le philosophe pouvait reacutealiser cet ideacuteal de son vivant de sorte qursquoil a situeacute la possibiliteacute de

cet accomplissement apregraves la mort du corps Platon nrsquoavait pas besoin de preacutesenter Socrate

caracteacuterisant lrsquoacircme telle qursquoelle vit sur terre puisque la mise en scegravene de ses dialogues en

disait deacutejagrave infiniment plus agrave ce sujet que nrsquoauraient pu le faire bien des longs discours srsquoil

avait pris cette peine qui est superflue agrave lrsquoeacutechelle de son œuvre il en serait peut-ecirctre arriveacute

agrave des conclusions semblables agrave celles drsquoAristote car il ne considegravere mecircme pas que lrsquoacircme

soit reacuteellement indeacutependante du corps dans lrsquoabsolu certes le mythe du Phegravedre preacutesente

151 ABEacuteLARD Pierre Logica Ingredientibus Boeth p16721 Cf Peter Abaelards Philosophische Schriften p8 laquo Comme le rappelle Boegravece Aristote soutient que le genre et lrsquoespegravece nrsquoexistent que dans le sensible et qursquoau-delagrave ce ne sont que des objets drsquointellection tandis que pour Platon hors du sensible ce ne sont pas seulement des objets drsquointellection mais ils existent vraimentt raquo

92

lrsquoincarnation de lrsquoacircme dans un corps comme la conseacutequence drsquoune maladresse mais le lien

entre les deux entiteacutes nrsquoest pas pour autant preacutesenteacute comme une incongruiteacute contraire agrave leur

nature lrsquoacircme qui chute tombant bel et bien dans un corps qursquoelle se doit drsquoanimer et non

pas nrsquoimporte ougrave sa destineacutee nrsquoest drsquoailleurs pas laisseacutee au hasard mais reacutegleacutee suivant un

ordre exprimeacute par un θεσμός (deacutecret) mythique

θεσμός τε Ἀδραστείας ὅδε ἥτις ἂν ψυχὴ θεῷ συνοπαδὸς γενομένη κατίδῃ τι τῶν ἀληθῶν μέχρι τε τῆς ἑτέρας περιόδου εἶναι ἀπήμονα κἂν ἀεὶ τοῦτο δύνηται ποιεῖν ἀεὶ ἀβλαβῆ εἶναι ὅταν δὲ ἀδυνατήσασα ἐπισπέσθαι μὴ ἴδῃ καί τινι συντυχίᾳ χρησαμένη λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ τότε νόμος ταύτην μὴ φυτεῦσαι εἰς μηδεμίαν θήρειον φύσιν ἐν τῇ πρώτῃ γενέσει ἀλλὰ τὴν μὲν πλεῖστα ἰδοῦσαν εἰς γονὴν ἀνδρὸς γενησομένου φιλοσόφου ἢ φιλοκάλου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ 152

Platon ne preacutetend donc agrave aucun moment que lrsquoarbitraire regravegne dans la destineacutee des acircmes

pas plus drsquoailleurs qursquoil ne regravegne dans lrsquoordre du monde de telle sorte que lrsquoacircme qui

descend sur terre ne peut faire autre chose qursquoanimer un corps il nrsquoy a pas drsquoacircme

condamneacutee du moins agrave la premiegravere geacuteneacuteration agrave errer toute seule sur terre et lorsque

Socrate eacutevoque la possibliteacute drsquoune telle situation dans le Pheacutedon il exprime moins sa

vision des choses qursquoil nrsquoinvoque des traditions populaires pouvant appuyer son propos

ἡ τοιαύτη ψυχὴ βαρύνεταί τε καὶ ἕλκεται πάλιν εἰς τὸν ὁρατὸν τόπον φόβῳ τοῦ ἀιδοῦς τε καὶ Ἅιδου ὥσπερ λέγεται περὶ τὰ μνήματά τε καὶ τοὺς τάφους κυλινδουμένη περὶ ἃ δὴ καὶ ὤφθη ἄττα ψυχῶν σκιοειδῆ φαντάσματα οἷα παρέχονται αἱ τοιαῦται ψυχαὶ εἴδωλα αἱ μὴ καθαρῶς ἀπολυθεῖσαι ἀλλὰ τοῦ ὁρατοῦ μετέχουσαι διὸ καὶ ὁρῶνται153

Platon ne se sent pas fondeacute agrave preacutetendre que lrsquoacircme est absolument indeacutependante du corps ce

qui est tout agrave fait logique lrsquoascegravese philosophique lui a sans doute permis drsquoentrevoir la

capaciteacute de lrsquoacircme agrave srsquoaffranchir des attaches mateacuterielles que lui impose lrsquounion avec un

corps mais il nrsquoa pu que lrsquoentrevoir lrsquoindeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps est une

indeacutependance de jure et non de facto Lrsquoexpeacuterience extatique du philosophe platonicien nrsquoa

pas pu ecirctre une expeacuterience de sortie complegravete du corps mais une expeacuterience de

deacutetachement relatif permettant un exercice de reacuteflexion logique dans les meilleures

conditions possibles il srsquoagit donc drsquoune expeacuterience qui nrsquoest pas reacuteserveacutee agrave une eacutelite mais 152 Plat Phegravedre [248c-d] laquo Voici donc le deacutecret drsquoAdradteacutee Toute acircme qui accompagnant un dieu aura con-templeacute le vrai sera jusqursquoagrave la reacutevolution suivante sans souci et si elle peut toujours faire ainsi elle est tranquille pour toujours mais quand incapable de se laisser guider elle nrsquoa pas vu et que par suite de quelque malchance srsquoeacutetant laisseacutee aller agrave lrsquooubli et remplie de perversion elle srsquoest alourdie et ainsi alour-die ayant perdu ses ailes et eacutetant tombeacutee sur la terre alors une loi fait qursquoelle ne srsquoimplante en aucune nature de becircte agrave la premiegravere geacuteneacuteration mais que celle qui a vu le plus aille dans la semence drsquoun homme qui de-viendra ami du savoir de la beauteacute ou inspireacute par les muses ou par lrsquoamour raquo 153 Plat Pheacutedon [81c-d] laquo Une telle acircme est alourdie et attireacutee en sens inverse vers le lieu visible par peur du lieu invisible comme lrsquoon nomme le pays drsquoHadegraves se roulant autour des monuments funeacuteraires et des tom-beaux autour desquels on a vu en effet quelques sombres fantocircmes drsquoacircmes de telles images conviennent agrave ces acircmes qui nrsquoont pas eacuteteacute libeacutereacutees en eacutetat de pureteacute mais au contraire en pleine participation au visible et sont par suite elles aussi visibles raquo

93

agrave laquelle le philosophe srsquoil est de bonne volonteacute peut initier autrui et rien nrsquointerdit que

Platon ait effectivement reacuteussi agrave initier son eacutelegraveve Aristote agrave cette expeacuterience qui aurait

permis au Stagirite drsquoenvisager lrsquointellect comme eacutetant immortel ce qui nrsquoen plaide que

drsquoautant plus en faveur de lrsquouniversaliteacute potentielle de cette expeacuterience

94

95

Deuxiegraveme partie

Analyse de la speacutecificiteacute humaine comme

enjeu

96

97

Chapitre 1 Le mystegravere de la connaissance humaine

Lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoeacutetait donc pas une fin en soi pour Platon il y croyait tregraves

probablement en toute sinceacuteriteacute mais ne remettait pas fondamentalement en cause le fait

que crsquoeacutetait lagrave affaire de μῦθος plutocirct que de λόγος et il approchait cette question en des

termes logiques dans la mesure ougrave elle servait les buts qursquoil poursuivait en tant que

fondateur de lrsquoAcadeacutemie Mais ces objectifs Platon ne les tirait pas du neacuteant il ne les

imposait pas agrave la Gregravece comme une nouveauteacute radicale bien au contraire il cherchait agrave

montrer que la philosophie devait permettre au citoyen hellegravene drsquoobtenir les reacutesultats que le

politique et le poegravete nrsquoeacutetaient plus en mesure drsquoavoir il ne cherchait pas agrave imposer du jour

au lendemain agrave la Gregravece des buts qui lui eacutetaient eacutetrangers tel un manager drsquoaujourdrsquohui

qui imposerait des objectifs irreacutealistes agrave ses employeacutes il venait au contraire montrer que la

philosophie eacutetait non seulement un moyen mais mecircme le moyen le seul reacuteellement

efficace celui qui ne pouvait pas avoir les deacutefaillances de la poeacutesie et du politique pour

reacutealiser agrave nouveaux frais lrsquoideacuteal du citoyen grec libre Dans les dialogues la recherche est

souvent fausseacutee agrave cause du manque de bonne volonteacute de lrsquoun des interlocuteurs de Socrate

interlocuteur qui ne comprend pas (et refuse mecircme souvent drsquoessayer de comprendre) en

quoi consiste la philosophie mais il est tout de mecircme reacuteveacutelateur qursquoagrave aucun moment le

deacutesaccord ne porte sur la leacutegitimiteacute du but poursuivi si le dialogue entre Socrate et ses

concitoyens reste possible malgreacute lrsquoembarras dans lequel le philosophe plonge jusqursquoaux

plus brillants orateurs crsquoest bien parce que la philosophie se pose les vraies questions

celles que se pose le commun des mortels Platon nrsquoinvente pas les questions qursquoil pose il

srsquoempare de celles que tout le monde se pose lrsquoinnovation de la philosophie ne se situant

pas dans le questionnement lui-mecircme mais dans lrsquoart et la maniegravere de lrsquoapprocher La

conversation du Meacutenon deacutebouche sur une impasse certes Meacutenon est deacutesarccedilonneacute par

Socrate au point de le comparer agrave une νάρκη (poisson torpille) [80a] et Anytos part irriteacute

contre Socrate (laquo ecirctre irriteacute raquo est une traduction possible du verbe χαλεπαίνειν [95a]) non

sans profeacuterer agrave son eacutegard les menaces qui auront les conseacutequences tragiques que lrsquoon sait

et pourtant agrave aucun moment les interlocuteurs ne se sont deacutepartis du but poursuivi agrave savoir

la connaissance de lrsquoἀρετή et les moyens de lrsquoenseigner cette constance srsquoexplique tregraves

98

simplement puisquil sagit dun objectif qui reste parlant pour tout grec mecircme pour un

sophiste comme Meacutenon ou un reacuteactionnaire comme Anytos ce qui est en jeu nrsquoeacutetant ni

plus ni moins que lrsquoexcellence de lrsquohomme ndash cette traduction est plus preacutecise que le mot

laquo vertu raquo par lequel on traduit freacutequemment ἀρετή au risque de christianiser le mot et

surtout drsquoen reacuteduire excessivement la signification qui recouvre lrsquoensemble de ce par quoi

un homme meacuterite drsquoecirctre appeleacute un homme autant dire pour reprendre lrsquoexpression de

Franccedilois Feacutedier laquo la maniegravere drsquoecirctre ougrave lrsquoecirctre humain est pleinement ce qursquoil est raquo154 Crsquoest

volontiers que lrsquoon soulignera la tregraves large porteacutee de cette question car tout en eacutetant

typiquement grecque dans les termes elle nrsquoen est pas moins susceptible de se poser agrave

toute eacutepoque nrsquoeacutetant qursquoune formulation parmi drsquoautres versions envisageables de la

sempiternelle question de son ecirctre que lrsquohomme ne cesse de se poser En somme puisque

les questions que se pose Platon ne sont en rien originales puisqursquoelles sont le pain

quotidien de tout grec et mecircme de tout homme alors rien ne srsquooppose agrave ce que la thegravese de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ait pu apparaicirctre comme une eacutevidence agrave lrsquohomme cherchant agrave

eacuteclaircir le plus grand mystegravere jamais soumis agrave sa curiositeacute agrave savoir lui-mecircme Sans

preacutetendre eacutepuiser lrsquoentiegravereteacute de cette speacutecificiteacute humaine qui rend lrsquohomme agrave ce point

eacutetonnant agrave lui-mecircme il est toutefois envisageable de distinguer trois caracteacuteristiques

essentielles de lrsquoecirctre humain qui trouvent la possibiliteacute drsquoune explication de leur raison

drsquoecirctre dans la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme caracteacuteristiques qui ont deacutejagrave pu transparaicirctre

au fil de la lecture de Platon et qursquoil est temps deacutesormais de diffeacuterencier nettement la

premiegravere drsquoentre elles (les deux autres seront connues bien assez tocirct) eacutetant la condition

mecircme de possibiliteacute de la philosophie la raison decirctre de lAcadeacutemie et mecircme ce par quoi

la science moderne elle-mecircme deacutefinit lrsquohomme en lui donnant le nom drsquohomo sapiens agrave

savoir la connaissance Cela ne signifie pas que les animaux sont incapables de toute forme

de connaissance bien au contraire tout animal doit pouvoir acceacuteder agrave une certaine

connaissance de ce qui lrsquoentoure pour savoir ce qui est nuisible ou ce qui est utile agrave sa

conservation mais cette connaissance se caracteacuterise justement par sa viseacutee premiegraverement

utilitaire or si nous parlons drsquoun laquo mystegravere raquo de la connaissance humaine crsquoest justement

parce que cette derniegravere ne se limite pas agrave ce qui est immeacutediatement utile agrave sa

conservation la connaissance nrsquoest pas un bien en tant que tel pour lrsquohomme qui est

parfaitement capable de rechercher des connaissances qui lui sont nuisibles (ne citons que

la bombe atomique) ou tout simplement inutiles drsquoun point de vue strictement vital par

154 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p73

99

exemple peu de gens aujourdrsquohui se soucient encore de questions meacutetaphysiques et si vous

interrogez un individu lambda sur des connaissances qui ne lui sont pas drsquoun secours

particulier dans la vie quotidienne il vous reacutepondra peut-ecirctre que laquo ccedila ne lrsquoempecircche pas de

vivre raquo et de fait ne pas se poser de questions philosophiques nrsquoa jamais empecirccheacute

personne de vivre au sens biologique du terme Pourtant malgreacute son apparente inutiliteacute

vitale la penseacutee conceptuelle est omnipreacutesente dans la vie humaine mecircme les hommes

qui ne se posent que peu de questions meacutetaphysiques emploient au quotidien certes sans

srsquoen rendre compte la plupart du temps des ideacutees dont lrsquoorigine ne saurait deacuteriver

exclusivement de lrsquoexpeacuterience sensible et qui ne sont pas directement utiles agrave la

continuation de la vie Platon lui-mecircme ne srsquoy trompe pas et choisit comme exemple de

ce qursquoil nrsquoappelait pas encore des concepts des ideacutees qui ne sont guegravere eacutelaboreacutees et font

partie inteacutegrante du quotidien de chacun comme αὐτὸ τὸ ἴσον (lrsquoeacutegal en soi)

1 De lrsquoascegravese philosophique agrave lrsquoinsuffisance du corps et lrsquoexcegraves de lrsquoesprit

Cette speacutecificiteacute de la connaissance humaine qui peut ecirctre autre que sensible se

reacutevegravele bien entendu de faccedilon aigueuml dans lrsquoexpeacuterience par laquelle se fait jour la seacuteparabiliteacute

de jure de lrsquoacircme et du corps cette expeacuterience eacutetant preacuteciseacutement celle au cours de laquelle

lrsquoacircme srsquoefforce de penser avec un secours minimal du corps si les ideacutees qui ne deacuterivent

pas entiegraverement de lrsquoexpeacuterience sensible sont le pain quotidien de lrsquohomme cette

expeacuterience asceacutetique permet de faire eacutemerger des ideacutees plus deacutetacheacutees que jamais du

sensible la diffeacuterence entre de telles ideacutees et celles dont il est fait usage au quotidien nrsquoest

que de degreacute de mecircme que la diffeacuterence entre lrsquoexpeacuterience asceacutetique propre au philosophe

expeacuterimenteacute et ce que tout homme peut en connaicirctre en quotidien Inversement lorsque le

corps reacuteagissant agrave un excegraves de froid ou de chaleur agrave un excegraves ou agrave un manque

drsquoalimentation agrave un excegraves ou agrave un manque de lumiegravere agrave une douleur excessive agrave un bruit

excessif ou toute autre cause fait sentir sa preacutesence drsquoune faccedilon plus intense que

drsquoordinaire cet eacutetat de choses envahit lrsquoecirctre de lrsquohomme devient lrsquoobjet premier de ses

preacuteoccupations et cest pourquoi le premier souci de Socrate est drsquoeacuteliminer tout eacuteleacutement

qui pourrait donner au corps une preacutesence excessive et opposer un obstacle au bon

deacuteroulement de lrsquoinvestigation philosophique que ce soient les cris de Xanthippe ou ceux

de ses compagnons ou encore la douleur qursquoil ressent en portant ses chaicircnes mais mecircme

un individu non-philosophe est capable drsquoeacuteprouver la neacutecessiteacute de reacuteduire agrave sa portion

congrue lrsquointensiteacute avec laquelle le corps signale sa preacutesence pour qursquoune activiteacute

100

neacutecessitant un effort intellectuel mecircme le plus basique soit meneacutee agrave bien mecircme le simple

fait par exemple de preacuteparer sa liste de commissions et de preacutevoir plusieurs jours de

provisions neacutecessite un effort de reacuteflexion qui sans ecirctre intense nrsquoen demande pas moins

une certaine concentration et donc une certaine seacutereacuteniteacute si lrsquoon essaie de faire sa liste de

courses dans une salle bruyante surchauffeacutee et mal eacuteclaireacutee qui plus est en eacutetant tortureacute

par une douleur au genou et un estomac qui crie famine il est bien eacutevident que toutes ces

circonstances imposeront agrave lrsquoindividu de produire un effort suppleacutementaire qui diminuera

lrsquoefficaciteacute avec laquelle le travail sera meneacute faire taire le corps autant que faire se peut

reacutepond agrave un impeacuteratif drsquoefficaciteacute agrave une neacutecessiteacute de faire en sorte que les efforts spirituels

ne soient mobiliseacutes que dans un but bien deacutetermineacute celui-lagrave mecircme que lrsquoindividu srsquoest

fixeacute et que ces efforts ne soient pas deacutetourneacutes de cette fin vers un objectif non-choisi ndash la

satisfaction des besoins corporels est justement ce qursquoil y a de moins choisi comme but le

domaine ougrave notre liberteacute intervient le moins Cela est sans doute plus sensible encore dans

le travail de lrsquoartiste il nrsquoest pas rare que des artistes travaillent la nuit de faccedilon agrave ne plus

avoir pour lumiegravere que celle qursquoils ont choisie et qui leur convient le mieux la lumiegravere du

jour ayant lrsquoinconveacutenient majeur drsquoecirctre toujours imposeacutee et qui plus est variable dans ce

cadre ougrave tout se tait autour de lui lrsquoartiste a tout le loisir de se constituer une sphegravere

drsquointimiteacute tregraves reacuteduite ougrave il se retrouve seul en tecircte agrave tecircte avec la matiegravere qursquoil tente de

modeler et se trouve ainsi libeacutereacute de tout ce qui pouvait venir opposer un obstacle agrave son eacutelan

creacuteatif lrsquoexemple de Victor Hugo eacutecrivant agrave la lumiegravere drsquoune bougie est devenu

leacutegendaire Cela ne signifie pas que lrsquoartiste se coupe du monde bien au contraire il srsquoen

nourrit mais cette matiegravere accumuleacutee dans la vie de tous les jours (et il faut souligner le

mot laquo jour raquo dans cette expression) parmi les hommes neacutecessite souvent pour ecirctre

maicirctriseacutee faccedilonneacutee que lrsquoartiste ne reccediloive plus drsquoautre information sensorielle que celle

qursquoil compte retraiter cela explique qursquoun peintre puisse parfois mener la vie dure agrave ses

proches quand il est en plein eacutelan creacuteatif ndash on pensera ici agrave Ceacutezanne qui exigeait une

immobiliteacute totale de la part de ses modegraveles imposant ainsi un effort assez inhabituel aux

paysans qui lui servaient de modegraveles pour laquo les joueurs de cartes raquo La reacuteussite drsquoune

deacutemarche artistique deacutepend donc en grande partie de la capaciteacute du creacuteateur agrave mettre agrave part

au moment opportun sinon tout son corps au moins la partie du corps sans utiliteacute

immeacutediate pour sa pratique le roman franccedilais du XIXe siegravecle a souvent mis en scegravene

lrsquoeacutechec de lartiste mais cet eacutechec est rarement aussi fatal qursquoil en a lrsquoair ainsi dans

Manette Salomon le roman des fregraveres Goncourt si Anatole est un peintre rateacute ce nrsquoest pas

agrave cause drsquoune maleacutediction insurmontable mais parce qursquoil eacutecoute excessivement son corps

101

et refuse de le fatiguer de le discipliner de prendre le risque qursquoil ne soit pas toujours

reacutejoui heacutedoniste comme le sont les interlocuteurs de Socrate qui prennent lrsquoascegravese

philosophique pour un symptocircme de deacutegoucirct de la vie il se laisse aller agrave la paresse et agrave la

plaisanterie et neacuteglige son ouvrage mecircme le personnage principal Naz de Coriolis doit

son eacutechec en grande partie au fait de srsquoecirctre laisseacute happer par la toute-puissance du charme

veacuteneacuteneux de sa maicirctresse et modegravele lrsquoheacuteroiumlne eacuteponyme du roman155

Sans multiplier plus avant les exemples relatifs agrave la creacuteation artistique disons

simplement que le conseil pratique implicite de Platon qui peut se reacutesumer agrave la neacutecessiteacute

de faire oublier le corps pour bien penser ne cesse jamais drsquoecirctre valable dans le Phegravedre

Socrate recherche un lieu frais et ombrageacute afin que la lumiegravere et la chaleur du soleil ne

perturbent plus non seulement la reacuteflexion philosophique mais mecircme la reacuteflexion tout

court il prend ainsi une preacutecaution que vingt-cinq siegravecles plus tard le heacuteros de LrsquoEacutetranger

neacutegligera de prendre en effet le soleil fait perdre la raison agrave Meursault au point qursquoil en

arrive agrave tuer un homme ce qui justifie son nom en tant qursquoil donne la mort agrave cause du

soleil et mourra agrave son tour deacutecapiteacute pour les mecircmes raisons ndash en cela ce personnage

incarne un danger auquel Camus eacutecrivain solaire srsquoil en est craignait probablement drsquoecirctre

exposeacute et dont il a chercheacute agrave se libeacuterer en mettant en scegravene le risque de ce qui aurait pu

advenir srsquoil srsquoeacutetait laisseacute aller agrave abreuver son corps de soleil au-delagrave du raisonnable ndash il est

drsquoailleurs significatif que lrsquoideacutee centrale du passage ougrave Meursault accomplit le geste fatal

est justement celle de la destruction drsquoun eacutequilibre156 Tel le φάρμακον du Pheacutedon dont le

nom signifie aussi bien remegravede que poison le soleil source de vie et de bonheur peut se

muer en source de mort et de malheur quand lrsquohomme abuse du bien-ecirctre qursquoil procure Il

en va ainsi de toutes les affections corporelles toutes ne sont pas neacutecessairement nuisibles

ni mecircme simplement peacutenibles mais elles ont toutes en commun lorsqursquoelles atteignent un

degreacute drsquointensiteacute excessif de perturber lrsquoexercice plein et entier de la reacuteflexion au risque de

deacuteposseacuteder lrsquohomme de lui-mecircme ou du moins de cette part de son ecirctre qui nrsquoest pas

simplement subie Aussi drsquoordinaire tout homme mecircme srsquoil nrsquoest pas philosophe srsquoil a

seulement la volonteacute de garder les laquo ideacutees claires raquo veillera agrave ce que le corps ne fasse

sentir sa preacutesence agrave lrsquoesprit qursquoavec une intensiteacute sinon inexistante (ce qui nrsquoest

envisageable que dans la mort) en tout cas reacuteduite au strict neacutecessaire pour que le corps

puisse ecirctre un adjuvant du raisonnement plutocirct qursquoun opposant il fuira donc la peacutenibiliteacute

155 On ne peut ignorer lrsquoantiseacutemitisme des fregraveres Goncourt qui faisaient de la judaiumlciteacute de lrsquoheacuteroiumlne une cause suppleacutementaire de sa dangerositeacute il est cependant eacutevident que lrsquoexplication de lrsquoeacutechec drsquoun artiste victime de son amour pour une femme malfaisante se passe fort bien drsquoun rapprochement aussi malsain 156 Cf Annexe 15

102

extrecircme et eacutevitera aussi la jouissance extrecircme ou ne la recherchera que dans des occasions

bien deacutetermineacutees et limiteacutees dans le temps La recherche drsquoun entre-deux drsquoun juste milieu

entre lrsquoexcegraves de souffrance et lrsquoexcegraves de jouissance nrsquoest pas le fait du seul philosophe

mais le fait de tout homme qui a la preacutetention de mener agrave bien un raisonnement mecircme si

ledit raisonnement nrsquoa pas la preacutetention drsquoavoir lrsquoamplitude drsquoune reacuteflexion meacutetaphysique

srsquoil peut apparaicirctre coheacuterent que la seacuteparabiliteacute de jure de lrsquoacircme et du corps se soit imposeacutee

comme une eacutevidence agrave Platon dans le cadre de ses efforts pour conduire une investigation

philosophique si cette ideacutee nrsquoapparaicirct pas comme eacutetant contraire agrave la raison crsquoest

justement parce que tout homme a la possibiliteacute de vivre une expeacuterience ougrave son corps se

fait oublier et parce qursquoil a mecircme besoin de vivre une telle expeacuterience srsquoil veut eacuteviter que

sa partie non-choisie le domine crsquoest-agrave-dire srsquoil veut rester libre srsquoil veut veacuteritablement

penser et ne pas vivre simplement dans lrsquoaffect

Naturellement la domination du corps compris comme maintien de ses exigences

dans ses strictes limites ne saurait jamais ecirctre absolue ne serait-ce que parce qursquoelle ne

peut jamais ecirctre deacutefinitive tocirct ou tard et aussi longtemps que lrsquoon vit le corps nrsquoa de

cesse de rappeler son existence et de freiner lrsquoeacutelan spirituel en faisant surgir les sensations

de faim ou de fatigue se manifestant ainsi comme ce que le Pheacutedon deacutenonce comme un

κακόν (chose mauvaise) [66 b] qui opposerait un obstacle agrave lrsquoassurance perpeacutetuelle drsquoune

reacuteflexion bien meneacutee le corps nrsquoest pourtant pas lrsquoennemi de lrsquoacircme il ne lui est mecircme pas

totalement inutile de mecircme que crsquoest gracircce agrave ce qursquoil perccediloit par les sens que lrsquoartiste

accumule la matiegravere neacutecessaire agrave creacuteer Socrate ne pourrait mecircme pas entreprendre de

connaicirctre lrsquoecirctre srsquoil nrsquoen connaissait pas au moins lrsquoapparence sensible mecircme dans

lrsquoalleacutegorie de la caverne le philosophe a drsquoabord eacuteteacute un prisonnier comme les autres Le

corps est aussi bien obstacle qursquoorgane pour lrsquoacircme ce qui donne tout son sens agrave lrsquoanalyse

de Jankeacuteleacutevitch qui le qualifie drsquolaquo organe-obstacle raquo au mecircme titre que la mort elle-mecircme

laquo Agrave vrai dire lrsquoeacutequivoque de lrsquoorgane-obstacle est infinie et sa dialectique nrsquoaboutit jamais agrave une conciliation et lrsquoesprit est renvoyeacute incessamment drsquoun contradictoire au contradictoire sans pouvoir se fixer (hellip) Toutefois lrsquoorgane-obstacle peut ecirctre dans certaines circonstances plus obstacle qursquoorgane crsquoest le cas notamment dans lrsquoeacutechec et dans la maladresse quand le corps devient une masse inerte soumise au geacuteotropisme de la pesanteur raquo157

En drsquoautres termes au quotidien aussi longtemps que nous menons cette vie notre acircme ne

peut se passer du secours du corps et cette neacutecessiteacute fait mentir lrsquoexpeacuterience laquo acuminale raquo

ou extatique dans laquelle se manifeste la possibiliteacute drsquoun deacutetachement de lrsquoacircme vis-agrave-vis

157 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p88-89

103

du corps le corps nie en permanence la liberteacute absolue que nous avons cru ecirctre la nocirctre

dans cette expeacuterience dont lrsquoascegravese socratique constitue un exemple et cette neacutegation est

drsquoautant plus insupportable que le corps nrsquoen est pas moins pour lrsquoacircme organe tout aussi

intrinsegravequement qursquoil est obstacle quand bien mecircme son insuffisance ne se manifesterait

qursquooccasionnellement quand bien mecircme elle nrsquoempecirccherait personne de vivre au sens

biologique du terme elle nrsquoen est pas moins intoleacuterable pour lrsquohomme Cette situation est

drsquoautant plus critique qursquoelle est agrave double tranchant lrsquoacircme est obligeacutee de composer avec le

corps srsquoil veut perseacuteveacuterer dans son eacutelan vers la connaissance de lrsquoecirctre mais le corps stoppe

net cet eacutelan tout en eacutetant pratiquement son seul recours il arrecircte lrsquoacircme sur le seuil de ce

que cette derniegravere ne pouvait pourtant chercher que gracircce agrave lui un peu de la mecircme faccedilon

que crsquoest peut-ecirctre la perspective drsquoune beuverie neacutefaste pour la reacuteflexion qui arrecircte

Socrate sur le seuil dans le Banquet ndash bien lui en prend puisque crsquoest apregraves son entreacutee que

sera fixeacute un regraveglement qui interdira lrsquoexcegraves de boisson entreacutee qui a drsquoailleurs lieu au μεσόν

(milieu du repas) [175 c] milieu du repas qui ressemble fort au juste milieu dont Socrate

avait besoin les esprits des convives eacutetant alors suffisamment eacutechauffeacutes pour discourir de

bonne gracircce sans pour autant ecirctre deacutejagrave trop enivreacutes et fatigueacutes pour mener agrave bien la

conversation Socrate prend ainsi une preacutecaution qui indique que le philosophe connait

lrsquoinsuffisance du corps humain comme medium vers la connaissance de lrsquoecirctre Cette

insuffisance est somme toute relative elle nrsquoest pas veacuteritablement une fataliteacute contre

laquelle on ne peut rien mais elle nrsquoen est pas moins assez patente pour ecirctre intoleacuterable

nous attribuons agrave Platon la volonteacute de convaincre ses eacutelegraveves de la neacutecessiteacute de composer

avec le corps mais il ne leur voile pas la face pour autant pour atteindre cette fin il nrsquoen

met que drsquoautant mieux en scegravene lrsquoinsuffisance reacuteelle du corps il en parle en des termes

qui sont immeacutediatement parlants pour qui considegravere que le corps ne devrait mecircme pas

avoir sa place dans la composition de notre ecirctre Faute de pouvoir nier lrsquoinsuffisance du

corps la philosophie en reacuteaffirme tout le scandale en se preacutesentant comme une voie devant

permettre de deacutepasser cette insuffisance c e qui suppose justement drsquoavoir deacutejagrave pris acte de

cette insuffisance et de la neacutecessiteacute de la deacutepasser cela est drsquoautant plus vrai chez le

philosophe que celui-ci par sa praxis fait face agrave cette tension entre deux neacutecessiteacutes

absolument irreacuteconciliables agrave savoir celle de faire taire le corps drsquoune part et celle

drsquoutiliser les informations auxquelles il nous donne accegraves drsquoautre part

Agrave lrsquoinsuffisance du corps srsquooppose un certain excegraves de lrsquoesprit excegraves reacutesidant dans

le fait que lrsquohomme ne se contente pas des connaissances immeacutediatement utiles agrave sa

conservation et srsquoencombre mecircme drsquoune foule de connaissances qui lui sont inutiles voire

104

nuisibles lrsquoanecdote la plus embleacutematique reste celle de Thalegraves tombant dans un puits

alors qursquoil regardait vers le ciel Il serait cependant erroneacute de concevoir cet excegraves de

lrsquoesprit comme un caprice il srsquoagit plutocirct de la conseacutequence logique drsquoun privilegravege dont

lrsquohomme use agrave juste titre de fait il serait injuste de consideacuterer que la connaissance autre

que sensible serait sans viseacutee pratique au point de pouvoir ecirctre envisageacutee comme une

coquetterie de lrsquoentendement Il a eacuteteacute suggeacutereacute preacuteceacutedemment que tous les animaux ont

accegraves agrave une certaine forme de connaissance que lrsquoexpeacuterience peut enrichir de telle sorte

qursquoils savent toujours mieux distinguer ce qui leur est beacuteneacutefique de ce qui leur est nuisible

de maniegravere agrave subvenir correctement agrave leurs besoins et agrave adopter le comportement approprieacute

quand ils font face au danger lrsquohomme a ceci de particulier que ce qui nrsquoa que la forme de

lrsquohabitude chez les animaux prend chez lui la forme drsquoune connaissance logique lrsquoaccegraves

au langage lui permet de donner un nom bien deacutetermineacute aux objets qui lrsquoentourent et agrave

formuler des lois geacuteneacuterales agrave leur sujet Lrsquoexercice de cette capaciteacute nrsquoest nullement une

superfluiteacute puisqursquoelle assure agrave lrsquoeffort de lrsquohomme luttant pour survivre une efficaciteacute que

ne peut lui offrir la seule habitude les lois geacuteneacuterales ayant lrsquoavantage de rester vraies

quelles que soient les circonstances crsquoest ce qui fait chez Platon toute la diffeacuterence entre

la science et lrsquoopinion vraie comme lrsquoexplicite Franccedilois Feacutedier le savoir laquo transcende le

temps srsquoinstallant plus haut que le temps raquo158 Restant vraies en deacutepit des circonstances

les lois geacuteneacuterales que lrsquohomme eacutedicte et exprime au travers du langage peuvent ecirctre

transmises drsquoune geacuteneacuteration agrave une autre plus efficacement que si elles ne pouvaient ecirctre

acquises que par lrsquoexpeacuterience comme lrsquoa repreacutesenteacute la premiegravere partie de 2001 lrsquoOdysseacutee

de lrsquoespace

And somewhere in the shadowy centuries that had gone before they had nvented the most essential tool of all though it could be neither seen nor touched They had learned to speak and so had won their first great victory over Time Now the knowledge of one generation could be handed on to the next so that each age could profit from those that had gone before Unlike the animals who knew only the present Man had acquired a past and he was beginning to grope toward a future159

La connaissance humaine peut ecirctre dite laquo abstraite raquo dans un sens qui nrsquoa rien agrave voir avec

la signification peacutejorative souvent associeacutee au terme mais bien au sens ougrave elle acquiert sa

forme logique en faisant abstraction des circonstances deacutetermineacutees dans lesquelles elle est

158 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p63 159 CLARKE Arthur C 2001 A space odyssey p 36 laquo Et quelque part dans les siegravecles obscurs qui srsquoeacutetaient eacutecouleacutes ils avaient inventeacute lrsquooutil le plus essentiel de tous bien qursquoil ne pucirct ecirctre ni vu ni toucheacute Ils avaient appris agrave parler et avaient ainsi remporteacute leur premiegravere grande victoire sur le Temps Deacutesormais les connais-sances drsquoune geacuteneacuteration pourraient ecirctre transmises agrave la suivante de telle sorte que chaque acircge pourrait profiter de ceux qui lrsquoavaient preacuteceacutedeacute Contrairement aux animaux qui ne connaissaient que le preacutesent lrsquohomme avait conquis le passeacute et il commenccedilait agrave ramper vers lrsquoavenir raquo

105

acquise et eacutevite ainsi agrave lrsquohomme de devoir toujours reacuteapprendre empiriquement agrave faire face

agrave son environnement avec un gain de temps eacutevident La connaissance meacuteta-empirique ne

preacutesente aucune caracteacuteristique susceptible de justifier son eacuteventuel abandon pour le dire

en termes neacuteo-darwiniens si cette caracteacuteristique eacutetait inutile si elle nrsquoavait pas eacuteteacute ce par

quoi lrsquohomme a su srsquoadapter si efficacement agrave son milieu il est agrave peu pregraves certain que cette

faculteacute aurait disparu drsquoelle-mecircme Cet eacutelan vers la connaissance ayant montreacute son utiliteacute

pratique nrsquoa aucune raison drsquoecirctre arrecircteacute et rien ne srsquooppose agrave ce que lrsquohomme deacuteveloppe

des savoirs sans utiliteacute pratique immeacutediate cette caracteacuteristique eacutechoit drsquoailleurs agrave tous les

savoirs meacuteta-empiriques quand ils ne rencontrent pas drsquoapplication immeacutediate pour

prendre un exemple tregraves simple savoir quel est lrsquoanimal auquel on donne le nom laquo ours raquo

et quels sont les risques auxquels on srsquoexpose agrave en rencontrer un nrsquoest pas toujours utile

cette connaissance ne devenant utile que quand on rencontre un ours et lrsquohomme ne

lrsquoabandonne cependant pas ne serait-ce que parce qursquoelle pourrait ecirctre utile ndash lrsquohomme est

le seul animal agrave pouvoir mettre un savoir au conditionnel agrave envisager une eacuteventualiteacute en

tant que telle et non pas seulement agrave vivre dans lrsquoinstant crsquoest ce qui lui donne son

avantage pratique en termes de survie Jacques Ruffieacute reconnaicirct ouvertement que la

penseacutee exprimeacutee au conditionnel ne peut pas avoir eacuteteacute un luxe

laquo Les hominiens preacuteparent un outillage en vue drsquoune utilisation qui nrsquoest pas immeacutediate Avant que le besoin ne srsquoen fasse sentir ils preacutevoient quand pourquoi comment ils auront agrave srsquoen servir (hellip) Il en fut ainsi degraves lrsquoaube de lrsquohumaniteacute Pat la suite la faculteacute de preacutevision et la capaciteacute drsquoexeacutecution le perfectionnement des outils ne firent que progresser avec des conseacutequences incalculables Des ecirctres naturellement faibles et deacutebiles sont devenus des chasseurs redoutables armeacutes de flegraveches de javelots de harpons ou de frondes qui permettent de frapper agrave distance raquo160

Lrsquoutiliteacute pratique immeacutediate nrsquoest donc pas le critegravere premier permettant agrave lrsquohomme de

deacutecider de lrsquoacquisition ou du rejet drsquoun certain savoir meacuteta-empirique ce qui ne veut pas

neacutecessairement dire qursquoun tel savoir soit de toute faccedilon inutile agrave la survie lrsquoabsence

drsquoutiliteacute immeacutediate nrsquoest pas forceacutement synonyme drsquoinutiliteacute absolue elle peut signifier

que lrsquoutiliteacute est simplement diffeacutereacutee et cela suffit agrave ce que lrsquohomme se juge fondeacute agrave

perseacuteveacuterer dans cet effort vers la connaissance dite laquo abstraite raquo sans tenir compte de toute

consideacuteration utilitariste Ainsi lrsquoesprit humain ne fait qui perseacuteveacuterer dans son ecirctre et cet

eacutelan ne constitue pas donc un excegraves en tant que tel en vertu des services que cette

habitude de penseacutee a rendus agrave lrsquohomme il est judicieux de preacutefeacuterer lrsquoexpression laquo langage

conceptuel raquo agrave celle connoteacutee neacutegativement de laquo penseacutee abstraite raquo pour deacutesigner ce dont

160 RUFFIEacute Jacques De la biologie agrave la culture p 299

106

lrsquohomme fait ainsi usage ce agrave quoi Ruffieacute attribue une laquo preacutecision raquo et une laquo efficaciteacute raquo

qui lui laquo confegraverent un immense avantage seacutelectif raquo161 de telle sorte que quelle que fucirct la

forme adopteacutee par la penseacutee conceptuelle (elle srsquoest probablement exprimeacutee dans un

premier temps plutocirct par le geste que par la voix) on ne peut pas proprement parler drsquoun

laquo excegraves raquo de lrsquoesprit humain en ce qui la concerne en tout cas certainement pas agrave

consideacuterer lrsquoesprit isoleacutement

Cette derniegravere nuance est importante on parle drsquoinsuffisance du corps dans lrsquoideacutee

que le corps serait le seul adjuvant sur lequel lrsquoacircme peut compter pour accomplir son deacutesir

de connaissance mais serait cependant insuffisant agrave permettre la satisfaction drsquoun tel deacutesir

Il est envisageable de renverser cette perspective et drsquoaffirmer que ce nrsquoest pas le corps qui

est insuffisant mais lrsquoesprit qui est excessif lrsquoacircme et donc lrsquoesprit qui en fait partie

inteacutegrante serait ce sans quoi le corps nrsquoaurait aucune consistance et ne serait qursquoun

cadavre mais lui serait cependant une gecircne dans la mesure ougrave elle lui impose des objectifs

hors de sa porteacutee Lrsquoacircme et le corps sont agrave la fois indispensables et indeacutesirables lrsquoun agrave

lrsquoautre ils entretiennent un rapport absolument ambivalent fait de secours et de gecircne

reacuteciproques pour le dire comme Jankeacuteleacutevitch laquo lrsquoacircme agrave la fois gecircne le fonctionnement

des organes en en prenant conscience et repreacutesente le principe drsquoanimation sans lequel la

chair inerte ne serait que charogne raquo162 Lrsquoacircme est en quelque sorte organe-obstacle pour le

corps comme ce dernier lrsquoest pour elle elle nrsquoa pourtant pas drsquoautre fonction que celle

drsquoanimer un corps il nrsquoy a pas veacuteritablement de sens agrave ne consideacuterer que lrsquohomme vivant

sur terre agrave lrsquoenvisager isoleacutement du corps lrsquoexpeacuterience extatique ne saurait ecirctre que

momentaneacutee crsquoest neacuteanmoins par cette expeacuterience ougrave le corps et lrsquoacircme se laissent

envisager comme deux entiteacutes indeacutependantes de jure que lrsquoinsuffisance du premier et

lrsquoexcegraves de lrsquoautre qui nrsquoexistent que dans le rapport eacutetroit qursquoils entretiennent finissent par

ecirctre penseacutees comme des caracteacuteristiques qui appartiennent agrave chacun de faccedilon intrinsegraveque

Le corps nrsquoest donc insuffisant que par rapport agrave lrsquoacircme et lrsquoesprit nrsquoest excessif que par

rapport au corps mais puisque les deux nrsquoexistent que lieacutes lrsquoun agrave lrsquoautre tout en eacutetant

envisageacutes comme des entiteacutes virtuellement isoleacutees lrsquoacircme en arrive agrave ecirctre consideacutereacutee

comme eacutetant en tant que telle coupable drsquoun laquo excegraves raquo qui a souvent eacuteteacute condamneacute au

cours de lrsquohistoire de diverses faccedilons passons rapidement sur les diatribes heacutedonistes qui

161 Opcit p342 162 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p88-89

107

refusent que lrsquoacircme controcircle les eacutelans corporels163 et rappelons que la citeacute atheacutenienne se

meacutefiait des penseurs qui cherchaient agrave connaicirctre les raisons drsquoecirctre de lrsquoordre du monde y

voyant un signe drsquoὕϐρις cette meacutefiance agrave lrsquoeacutegard des laquo excegraves raquo de lrsquoesprit nrsquoest drsquoailleurs

pas exclusive agrave la Gregravece puisque dans la Genegravese biblique le peacutecheacute originel consiste bel et

bien en une action par laquelle lrsquohomme entreprend de connaicirctre la reacutealiteacute du bien et du

mal indeacutependamment de ce qui lui en dit la parole divine164 au risque drsquoobjectiver son

environnement et mecircme son ecirctre propre rompant ainsi la communion dans laquelle lui et

le restant de la creacuteation coexistaient165 tout se passe comme srsquoil fallait imposer agrave lrsquoeacutelan

humain vers le savoir une limite agrave ne pas deacutepasser et tel est le sens de ce que Nicolas de

Cues nommait la laquo docte ignorance raquo qui nrsquoa rien agrave voir avec une quelconque

complaisance dans lrsquoignorance mais consiste en une certaine reacuteserve une certaine

prudence une sagesse pratique au sens fort du grec φρόνησις par laquelle nous admettons

et acceptons qursquoil y a des veacuteriteacutes dont la connaissance nrsquoentre pas dans le champ de notre

possible la volonteacute drsquoimposer des limites agrave notre eacutelan vers la connaissance est drsquoactualiteacute

pour des raisons plus ou moins bonnes elles sont bonnes quand les progregraves de la

technique neacutecessitent que lrsquoon srsquointerroge sur les problegravemes qui peuvent se poser en termes

drsquoeacutethique ou drsquoeacutecologie elles sont mauvaises quand au nom drsquoun utilitarisme exacerbeacute

on se propose de sacrifier certains savoirs au nom de leur inutiliteacute reacuteelle ou supposeacutee dans

le monde du travail Quoi qursquoil en soit tout cela deacutenote que lrsquohomme est certes

enthousiasmeacute par son privilegravege au sein de la creacuteation et effrayeacute par ce pouvoir qui le prive

du confort drsquoecirctre un animal parmi les autres et fait de lui une exception formidable (au sens

originel de laquo terrifiant raquo) un deacuteraillement dans le processus circulaire agrave sens unique et

sans ambages de la nature crsquoest agrave cet eacutegard que nous en parlons drsquoun point de vue

strictement pheacutenomeacutenologique comme drsquoun laquo mystegravere raquo voire drsquoun laquo miracle raquo

163 Crsquoest notamment le thegraveme central de la nouvelle drsquoOscar Wilde intituleacutee The fisherman and his Soul (Le pecirccheur et son acircme) 164 Crsquoest bien ainsi que le serpent eacuteveille la tentation laquo Mais Dieu sait que le jour ougrave vous en mangerez vos yeux srsquoouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal raquo (Genegravese 3 5) 165 Tel est le sens exact de la deacutecouverte par lrsquohomme de sa nuditeacute (laquo Alors leurs yeux agrave tous deux srsquoouvrirent et ils connurent qursquoils eacutetaient nus raquo Genegravese 3 7) et de la reacutesistance que lui opposera deacutesormais le sol (laquo Il produira pour toi eacutepines et chardons raquo Genegravese 3 18)

108

2 De la connaissance humaine comme un miracle analyse de la theacuteorie de la

reacuteminiscence

La deacutefinition exacte du miracle accapare lrsquoattention de la philosophie et de la

theacuteologie depuis des siegravecles disons sans entrer dans le deacutetail que peut ecirctre consideacutereacute

comme relevant du miracle tout eacuteveacutenement qui apparaicirct comme eacutetant contraire aux lois

naturelles ndash lrsquoimportant dans cet eacutenonceacute est dans le verbe laquo apparaicirctre raquo si lrsquoon nrsquoen tenait

pas compte il serait totalement inapproprieacute de deacutesigner comme un miracle lrsquoexistence de la

connaissance humaine autre que sensible cette proprieacuteteacute de lrsquohomme nrsquoest absolument pas

contraire agrave la nature mais crsquoest bien ainsi qursquoelle apparaicirct cette connaissance demeure un

miracle sans cesse renouveleacute en tant qursquoelle reste opaque agrave elle-mecircme La question du

miracle nrsquoest finalement que de faible importance en comparaison des controverses

brucirclantes susciteacutees agrave travers les siegravecles par la question de lrsquoorigine de cette connaissance

qui non contente de ne pas se reacuteduire au sensible peut aussi se deacutesinteacuteresser totalement de

toute consideacuteration ayant trait agrave lrsquoutiliteacute lrsquohomme fait appel au quotidien agrave ce savoir

deacutesinteacuteresseacute sans mecircme se poser la question de sa provenance mais de mecircme que nouer

ses lacets ne devient difficile quagrave partir du moment ougrave lon pense agrave ce quon fait au lieu

dexeacutecuter meacutecaniquement cette action banale la penseacutee conceptuelle devient eacutetrange agrave

partir du moment ougrave lhomme se demande comment il peut avoir accegraves agrave ce savoir qui ne

peut pas avoir eacuteteacute tireacute tout entier de lrsquoexpeacuterience sensible et sans laquelle il nrsquoy aurait

pourtant pas de connaissance speacutecifiquement humaine des choses qui soit envisageable la

penseacutee conceptuelle non-sensible qui prend connaissance drsquoelle-mecircme se reacutevegravele agrave elle-

mecircme comme une chose qui nrsquoa pas tout agrave fait sa place dans lrsquoordre naturel qui

laquo deacuteborde raquo drsquoun cadre apparemment deacutelimiteacute avec soin En somme cette connaissance se

manifeste agrave elle-mecircme comme un miracle elle est son plus grand mystegravere elle est ce sur

quoi elle est le plus empecirccheacutee drsquoapporter une explication eacutetant agrave la fois le problegraveme et ce

par quoi le problegraveme est interrogeacute Spinoza affirmait dans le Traiteacute theacuteologico-politique

que les miracles srsquoils eacutetaient reacuteellement des faits contraires aux lois naturelles nieraient

plutocirct qursquoils ne confirmeraient la toute-puissance divine et son statut de cause efficiente de

lrsquoordre de lrsquounivers Nos ex miraculis nec essentiam nec existentiam et consequenter nec

providentiam Dei posse cognoscere sed haec omnia longe melius percipi ex fixo et

109

immutabili naturae ordine166 Agrave cet eacutegard la connaissance humaine non-sensible et

deacutesinteacuteresseacutee constitue effectivement un miracle en tant que son ambiguiumlteacute est bien celle

du miracle compris comme un pheacutenomegravene conforme aux lois naturelles et cependant penseacute

comme eacutetant contraire agrave ces lois en raison de son caractegravere insolite cette connaissance

comme tout autre miracle ne relegraveve pas de lrsquoinexplicable mais de lrsquoinexpliqueacute sa place

exacte dans le naturae ordo ne trouve pas immeacutediatement drsquoexplication (ce qui ne veut pas

dire qursquoelle ne peut pas en trouver) et semble donc contrevenir agrave cet ordre naturel (ce qui

ne veut pas dire qursquoelle y contrevient effectivement) ce qui justifierait la deacutefinition de

lrsquoeacutelan vers cette connaissance comme un peacutecheacute

Le terme laquo miracle raquo serait bien entendu anachronique pour commenter Platon

mais lrsquoexpeacuterience que megravene Socrate avec le petit esclave dans le Meacutenon nrsquoen a pas moins

des accents magiques cette expeacuterience se veut une reacuteponse non seulement agrave Meacutenon qui

doute que lrsquoon puisse deacutecouvrir ce que lrsquoon ne connaicirct pas mais aussi peut-ecirctre plus

fondamentalement agrave ceux qui soutiennent que la connaissance vient toute entiegravere de

lrsquoexpeacuterience sensible ideacutee qui a deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutee dans le Theacuteeacutetegravete ce nrsquoest pas un hasard si

Socrate choisit pour sa deacutemonstration un exercice de geacuteomeacutetrie puisque cette science

repose sur des calculs exacts et nrsquoentretient pas de lien direct avec lrsquoexpeacuterience sensible ce

qui en fait par excellence la science deacutesinteacuteresseacutee et libeacutereacutee des contingences de la

sensibiliteacute ndash nul ne peut preacutetendre avoir vu un carreacute parfait ou un cercle parfait dans la

nature sans qursquoaucune intervention humaine nrsquoait preacutesideacute agrave sa formation crsquoest ce qui donne

toute son eacutetrangeteacute au fameux paralleacuteleacutepipegravede au deacutebut de 2001 Odysseacutee de lrsquoespace167

La reacuteussite de lrsquoexpeacuterience qui deacutepend de la participation active de lrsquoapprenant donne

raison agrave la conception philosophique de lrsquoenseignement effleureacutee dans le Banquet selon

laquelle lrsquoeacutelegraveve doit se positionner comme un laquo recevant raquo et le maicirctre comme un laquo

enseignant raquo au sens fort du terme ce dernier toleacuterant que le savoir qursquoil dispense ne reste

pas figeacute et puisse faire lrsquoobjet drsquoun deacutebat acceptant et mecircme reacuteclamant la participation

active de lrsquoeacutelegraveve Crsquoest tout agrave fait volontairement que lrsquoon deacuteveloppe cette ideacutee en des

termes qui paraicirctront familiers au professionnels de lrsquoenseignement afin drsquoatteacutenuer le

caractegravere quelque peu eacutetrange du moins aux yeux de la moderniteacute de la thegravese que

lrsquoexpeacuterience du petit esclave est censeacutee confirmer agrave savoir la theacuteorie de la reacuteminiscence

Pour donner une explication agrave lrsquoexistence de cette connaissance humaine apparemment si

166 SPINOZA Baruch Traiteacute theacuteologico-politique VI 2 laquo Ce nrsquoest pas gracircce au miracle que lrsquoon peut connaicirctre ni lrsquoessence ni lrsquoexistence ni par conseacutequent la providence de Dieu mais tout cela est beaucoup mieux perccedilu gracircce agrave lrsquoordre fixe et immuable de la nature raquo 167 Cf Annexe 16

110

miraculeuse pour lui assigner une cause il srsquoappuie sur un fait indiscutable que lrsquoon

reconnaicirct ordinairement pour tout autre type de connaissance elle ne peut pas venir du

neacuteant elle preacuteexiste toujours agrave lrsquoacte qui nous la fait connaicirctre Il est important de

souligner ce point car si lrsquoon part du principe que tout mouvement vers la connaissance

part agrave la recherche de ce qui lui preacuteexiste et peut donc ecirctre envisageacute comme reacutetrospectif

alors la theacuteorie de la reacuteminiscence perd son apparente eacutetrangeteacute Jean-Franccedilois Matteacutei nous

invite agrave formuler cette ideacutee degraves le laquo liminaire raquo de Platon et le miroir du Mythe qui revient

sur les laquo cinq eacutetapes que la connaissance doit parcourir pour parvenir agrave son terme raquo168 et

deacutesigne ainsi la laquo chose en soi raquo comme laquo le cinquiegraveme [et dernier] moment dans lrsquoordre

de la recherche mais le premier dans lrsquoordre de lrsquoecirctre raquo169 Matteacutei srsquoappuie sur la lettre

VII mais cette lecture recoupe aussi bien le reacutecit de la progression de la connaissance dans

le Banquet que le mythe des migrations des acircmes dans le Phegravedre il en ressort que la

connaissance humaine progresse suivant une dynamique qui nrsquoest pas arbitraire et que lrsquoon

pourrait comparer au chemin qursquoemprunte un saumon au cours de son existence Ainsi la

possibiliteacute mecircme de la connaissance du cercle comprise comme strictement distincte de la

connaissance de tout cercle particulier suppose pour Platon lrsquoideacutee intelligible du cercle ce

qui veut dire que gracircce agrave la conception des ideacutees intelligibles que lrsquoon a tendance agrave

prendre agrave tort pour une curiositeacute folklorique notre connaissance cesse drsquoecirctre un miracle il

importe peu que les ideacutees existent reacuteellement lrsquoimportant est qursquoelles soient concevables

crsquoest-agrave-dire que la reacutealiteacute des ecirctres soit fondeacutee autrement que par lrsquoarbitraire de notre

entendement pour le dire comme madame Joueumlt-Pastreacute laquo la vision des ideacutees signifie

meacutetaphoriquement la puissance qursquoa lrsquoacircme de saisir la reacutealiteacute des choses raquo170 Lrsquohomme

nous dit Platon nrsquoest pas la mesure de toutes choses et notre connaissance ne tire ses

conditions de possibiliteacute que de ce qui constitue son but ultime le savoir est deacutejagrave fondeacute

avant que nous lrsquoayons acquis cette ideacutee nrsquoa rien drsquoeacutetrange lrsquoexpeacuterience commune que

nous avons de la quecircte de connaissance semble mecircme la confirmer le chercheur ne

travaille que rarement en laissant le hasard deacutecider agrave sa place et a toujours un but

deacutetermineacute fucirct-ce vaguement et son ignorance agrave ce sujet nrsquoest jamais vraiment totale On

parle beaucoup des deacutecouvertes dues au hasard mais le hasard ne fait jamais qursquoaider la

deacutecouverte ou dans le meilleur des cas donner le point de deacutepart de la deacutemarche engageacutee

par le chercheur le coup de chance mecircme le plus heureux et le plus inespeacutereacute ne serait

168 MATTEacuteI Jean-Franccedilois Platon et le miroir du mythe p22 169

Opcit p23 170

JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 26 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239

111

rien sans lrsquoingeacuteniositeacute dont doit faire montre le chercheur et ce hasard nrsquoa finalement

drsquoutiliteacute que pour lrsquohistorien des sciences deacutesirant donner du relief au reacutecit drsquoune

deacutecouverte il importe assez peu qursquoArchimegravede ait eu comme le preacutetend la leacutegende lrsquoideacutee

de son ceacutelegravebre principe en prenant un bain et que lrsquoideacutee ait eacuteteacute fulgurante au point de le

faire sortir de lrsquoeau en criant εὕρηκα (jrsquoai trouveacute) puisque fondeacutee sur des faits reacuteels ou pas

cette anecdote ne saurait reacutesumer agrave elle seule lrsquoensemble des travaux drsquoun savant Dans le

mecircme ordre drsquoideacutees quand bien mecircme ce serait effectivement par hasard que les eacutepoux

Mantell ont deacutecouvert les ossements de lrsquoiguanodon lesdits ossements nrsquoont pu ecirctre

identifieacutes comme faisant partie du squelette drsquoun reptile geacuteant que gracircce aux investigations

de Gideon Mantell qui nrsquoeacutetaient pas dues au hasard Agrave lrsquoinverse il se peut que faute de

volonteacute de la part du chercheur de poursuivre ses investigations ce qui aurait pu ecirctre le

point de deacutepart drsquoune deacutecouverte importante reste lettre morte ainsi la force de la vapeur

drsquoeau eacutetait deacutejagrave connue depuis lrsquoAntiquiteacute comme lrsquoattestait au Ier siegravecle lrsquoeacuteolipyle

drsquoHeacuteron drsquoAlexandrie mais nul alors nrsquoavait envisageacute cette petite sphegravere tournant toute

seule gracircce agrave la vapeur drsquoeau autrement que comme une curiositeacute et la force de la vapeur

ne trouvera drsquoapplication utilitaire que seize siegravecles plus tard gracircce agrave Denis Papin ndash lequel

encore une fois a exhumeacute un savoir qui lui preacuteexistait On cherche toujours agrave connaicirctre

quelque chose qui laquo manque raquo comme si on en avait eacuteteacute priveacute comme srsquoil y avait lagrave un

vide qui demandait agrave ecirctre combleacute toute obtention drsquoune connaissance preacutecise est un retour

qursquoopegravere la raison humaine dans la mesure ougrave le contenu de cette connaissance lui

preacuteexiste toujours (crsquoest ce qui la diffeacuterencie notamment de lrsquoimagination dont le contenu

peut lui ecirctre posteacuterieur mecircme si elle se nourrit de ce que lrsquoentendement a assimileacute) et donc

la conditionne La connaissance speacutecifiquement humaine a donc pour contenu sa condition

premiegravere drsquoexistence et il en va ainsi pour toutes les connaissances y compris celles qursquoil

serait tentant de penser comme le fruit de notre seule imagination si lrsquoon sautait le pas

qursquoont oseacute sauter les nominalistes Dans ce cadre le mythe du Phegravedre apparaicirct comme la

retranscription dieacutegeacutetique de ce rapport appliqueacute agrave la penseacutee conceptuelle le mouvement

qursquoopegravere lrsquoacircme humaine pour connaicirctre les laquo choses en soi raquo dans la mesure ougrave il offre

toutes les apparences drsquoun mouvement reacutetrospectif a pu conduire Platon agrave assimiler la

connaissance agrave une reacuteminiscence De fait lrsquoenfant ne tire pas du neacuteant ce qursquoil apprend il

reccediloit une connaissance qui lui est transmise par ses aicircneacutes que ce soit dans le cadre de la

famille ou de lrsquoeacutecole de mecircme le chercheur ne deacutecouvre jamais que ce qui lui eacutetait cacheacute

mais ne lrsquoavait pas attendu pour ecirctre vrai lrsquoarcheacuteologue deacutecouvrant des vestiges enfouis

peut srsquoen servir comme base pour reconstituer la vie drsquoune civilisation disparue il nrsquoen

112

restera pas moins vrai que la civilisation aura existeacute bien avant qursquoelle ne soit

deacutecouverte ou plus exactement retrouveacutee le paleacuteontologue deacutecouvrant des fossiles peut

reconstituer un animal disparu depuis des millions drsquoanneacutees lrsquoanimal nrsquoen aura pas moins

preacuteexisteacute agrave lrsquoexhumation de ses restes quand un speacutecialiste de la microbiologie analyse la

composition drsquoun organisme microscopique il eacutenonce encore une fois une veacuteriteacute qui est

deacutejagrave vraie avant qursquoil ne lrsquoeacutenonce puisque si tel nrsquoeacutetait pas le cas lrsquoorganisme en question

nrsquoaurait mecircme pas existeacute et son analyse nrsquoaurait mecircme pas eacuteteacute possible mecircme le

chercheur en philosophie nrsquoa pas la preacutetention drsquoecirctre lrsquoinventeur des concepts qursquoil

deacuteveloppe en tout cas il ne preacutetend pas qursquoils soient le fruit de sa seule imagination (il

srsquoattribuerait alors un pouvoir qui eacutechoit plutocirct au poegravete) il les pense suffisamment vrais

pour avoir participeacute de la structure du vrai bien avant qursquoil ne les mette au jour Le champ

est en effet libre pour consideacuterer que les ideacutees conceptuelles preacuteexistent elles aussi

chronologiquement parlant agrave la connaissance que nous en avons puisque toute

connaissance donne les apparences drsquoun retour vers ce qui la preacutecegravede il semble logique

mecircme concernant ce qui ne peut ecirctre connu par le seul biais de lrsquoexpeacuterience mateacuterielle que

lrsquoacircme y ait deacutejagrave eu accegraves Les ecirctres que nous cherchons arrivent effectivement

chronologiquement parlant agrave la fin du processus de connaissance dont ils sont le but mais

une fois acquise cette connaissance srsquoavegravere ne pas pouvoir se passer de ces ecirctres qui se

constituent comme les causes agrave part entiegravere de ce savoir il est extrecircmement difficile

drsquoadmettre qursquoune cause puisse ecirctre posteacuterieure agrave lrsquoeffet obtenu et ce que nous parvenons

agrave connaicirctre nous preacuteexiste toujours drsquoune maniegravere ou drsquoune autre

Pour compleacuteter cette analyse de la theacuteorie de la reacuteminiscence il faut aussi souligner

la faciliteacute avec laquelle lrsquoacircme humaine peut en arriver agrave se penser cousine de

lrsquoinconditionneacute lrsquousage du terme laquo cousin raquo nrsquoest pas purement estheacutetique de notre part

crsquoest bien drsquoune familiariteacute vague mais reacuteelle qursquoil est question dans le Pheacutedon Cette

familiariteacute reste vague dans la mesure ougrave cette ideacutee ne doit pas ecirctre envisageacutee comme

reposant sur une certitude absolue son eacutenonceacute pourrait deacutebuter par la formulation laquo tout

porte agrave croire quehellip raquo plutocirct que par laquo il est absolument certain quehellip raquo ἐκεῖσε οἴχεται εἰς

τὸ καθαρόν τε καὶ ἀεὶ ὂν καὶ ἀθάνατον καὶ ὡσαύτως ἔχον καὶ ὡς συγγενὴς οὖσα αὐτοῦ ἀεὶ

μετ᾽ ἐκείνου τε γίγνεται171 Cet argument nrsquooffre pas lrsquoapparence drsquoune grande rigueur et

de fait il nrsquoen a pas la vocation prouver que lrsquoacircme humaine est bien de nature divine

(faute decirctre elle-mecircme une diviniteacute) nrsquoest pas le but premier de Platon qui cherche drsquoabord

171 Plat Pheacutedon [79 d] laquo Elle se dirige lagrave-bas vers le pur ce qui est toujours lrsquoimmortel ce qui a toujours la mecircme conduite et eacutetant parente de cela elle vient toujours agrave ses cocircteacutes raquo

113

agrave convaincre que lrsquoeffort qursquoelle doit fournir pour devenir aussi divine que possible nrsquoest

pas vain On rejoindra sur ce point le commentaire de Kenneth Dorter

This argument though the least rigorous of the four in the Phaedo may be the most persuasive Perhaps the most significant and fundamental reason why people have continued believe in the non-finality of death and in their personal immortality is the sense of something eternal within ourselves We feel that there is something in us eternally valid something that counts for all time and that is not erased with our death172

Notre raison nous retient drsquoadheacuterer sans condition agrave cet argument mais nous ne pouvons

que difficilement nous empecirccher de lrsquoaccueillir favorablement la reacutealiteacute de notre

connaissance nous fournit des indices drsquoune parenteacute de notre acircme avec lrsquoinconditionneacute

mais ce ne sont justement que des indices que Platon ne reprend agrave son compte que dans la

mesure ougrave ils servent ses desseins protreptiques le vocabulaire employeacute est trop vague

pour permettre drsquoaffirmer quoi que ce soit de plus sucircr que la leacutegitimiteacute des efforts de lrsquoacircme

agrave perseacuteveacuterer dans son eacutelan vers la connaissance ces indices nrsquoen gardent pas moins pour

lrsquohomme non philosophe une puissance reacuteveacutelatrice de grande importance et crsquoest agrave ce titre

seulement que Platon se les reacuteapproprie pour leacutegitimer les efforts destineacutes agrave rendre lrsquoacircme

digne drsquoecirctre divine et parente de lrsquoinconditionneacute ndash crsquoest aussi pour cette raison que les

mythes platoniciens ne cessent drsquoinsister sur la mobiliteacute de lrsquoacircme drsquoen raconter les va-et-

vient les eacutegarements les changements radicaux de situation ce qui cesse drsquoentrer en

contradiction avec sa parenteacute avec lrsquoinconditionneacute si lrsquoon considegravere que Platon ne fait que

mettre en scegravene la tension qui habite lrsquoacircme tirailleacutee entre son eacutelan vers lrsquoimmobile et

lrsquoinconditionneacute drsquoune part et son enracinement dans une reacutealiteacute mobile et conditionneacutee

drsquoautre part Ce tiraillement rend la connaissance humaine autre que sensible miraculeuse

mais elle cesse de lrsquoecirctre gracircce agrave la theacuteorie de la reacuteminiscence et donc indirectement gracircce

agrave la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme voilagrave en quoi les eacutecrits de Platon sont

reacuteveacutelateurs du lien qui existe entre cette conception et la speacutecificiteacute de la connaissance

humaine

172 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation p76 laquo Cet argument bien que le moins rigoureux des quatre arguments du Pheacutedon est sans doute le plus persuasif Peut-ecirctre la raison la plus importante et la plus fondamentale pour laquelle les gens ont continueacute agrave croire que la mort ne met pas un point final agrave tout et que leur individualiteacute est immortelle reacuteside dans le sentiment qursquoil y a quelque chose drsquoeacuteternel en nous Nous sentons qursquoil y a quelque chose en nous qui est eacuteternellement valable quelque chose qui compte de tout temps et qui nrsquoest pas effaceacute par notre mort raquo

114

3 Les limites de notre connaissance lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant

Si la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme exprime ce qursquoa de miraculeux aux yeux

de lrsquohomme sa faculteacute de connaicirctre elle exprime aussi ce qursquoont de scandaleux les

obstacles que rencontre cette faculteacute dont rien ne devrait de jure limiter

lrsquoeacutepanouissement la vie post corporis mortem de lrsquoacircme est preacuteciseacutement censeacutee abolir ces

limites Lrsquoobstacle intoleacuterable que le corps semble opposer agrave notre eacutelan cognitif est une

limite assez illusoire eacutetant donneacute que le corps est ce sans quoi lrsquoacircme serait priveacutee de ce que

le Banquet identifie comme la premiegravere eacutetape de lrsquoapprentissage philosophique srsquoil y a

une limite de notre connaissance dans ce cadre elle reacuteside moins dans lrsquoobstacle que lui

opposerait le corps que dans la conception mecircme du corps comme un obstacle conception

qui eacuteveille en lrsquohomme une meacutefiance envers lrsquoexpeacuterience sensible qui ne se justifie pas

toujours drsquoautant que le donneacute sensible en tant que tel nrsquoest jamais qursquoun laquo presque rien raquo

qui nrsquoa valeur drsquoinformation que dans la mesure ougrave lrsquoentendement lui donne une forme

logique ce sont moins les sens eux-mecircmes qui sont en cause que ce que lrsquoacircme en fait le

corps en tant que vecteur nrsquoest jamais fautif et ne peut pas lrsquoecirctre nrsquoeacutetant que charogne sans

lrsquoacircme Mais il est si aiseacute agrave lrsquoacircme de vivre une expeacuterience de sortie du corps qursquoelle en

arrive agrave se penser capable de connaicirctre sans le secours du corps elle y est mecircme drsquoautant

plus disposeacutee que lrsquoerreur est possible justement lagrave ougrave elle nrsquoa pas drsquoautre choix que celui

de collaborer avec le corps tandis que les domaines ougrave elle peut penser seule sans le

secours du donneacute sensible comme les matheacutematiques sont preacuteciseacutement ceux ougrave

lrsquoexactitude devient possible Ainsi si lrsquoon peut aiseacutement se tromper en eacutevaluant lrsquoheure

qursquoil est agrave partir de la position du soleil dans le ciel173 lrsquoexactitude ne devient possible

pour la mesure du temps qursquoagrave partir du moment ougrave celui-ci est diviseacute en tranches horaires

quantifiables et mesurables gracircce agrave des appareils fabriqueacutes par la main de lrsquohomme Crsquoest

donc bien la compreacutehension elle-mecircme du corps comme une limite et non la limite en elle-

mecircme qui contribue agrave la formation de la conception qui nous occupe la limite ne vient

pas du corps lui-mecircme mais plutocirct de sa sous-estimation et par voie de conseacutequence de la

surestimation de lrsquoacircme ndash cette conclusion rejoint ce qui a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment de lrsquoexcegraves

de lrsquoacircme et de lrsquoinsuffisance du corps deux pheacutenomegravenes qui ne peuvent apparaicirctre que

conjointement Cette surestimation de lrsquoacircme doit ecirctre relieacutee agrave une ideacutee tellement commune

173 Le simple fait de penser que le soleil se deacuteplace constitue lui-mecircme une erreur de jugement lieacutee au traite-ment drsquoune information visuelle qui ne peut ecirctre erroneacutee en tant que telle mais le devient par le biais dudit traitement

115

que la philosophie contemporaine oublie souvent de la traiter preacutefeacuterant la laisser agrave la

poeacutesie qui a tout le loisir de produire des miserere sur ce thegraveme la briegraveveteacute de lrsquoexistence

Crsquoest devenu un lieu commun que de dire comme Louis Aragon que laquo Le temps

dapprendre agrave vivre il est deacutejagrave trop tard raquo174 mais ce qui est inteacuteressant et reacuteveacutelateur dans

un tel vers est justement lrsquoideacutee suivant laquelle il y aurait quelque chose agrave apprendre que la

briegraveveteacute de lrsquoexistence ne permettrait pas de connaicirctre ceci peut ecirctre interpreacuteteacute comme la

marque drsquoune conception suivant laquelle la faculteacute de connaicirctre serait agrave lrsquoeacutetroit non

seulement dans le carcan du corps mais mecircme dans le cadre borneacute chronologiquement

parlant de lrsquoexistence En somme le temps qui nous est imparti est veacutecu comme

excessivement court non pas simplement parce que cette briegraveveteacute semble eacutethiquement

intoleacuterable mais parce qursquoelle ne nous laisse pas le temps qui serait neacutecessaire pour

actualiser toutes les potentialiteacutes attribueacutees agrave cet eacutelan spontaneacute vers la connaissance telle

est lrsquoideacutee que Nietzsche aurait effleureacutee dans La Geacuteneacutealogie de la morale en mettant en

accusation ce qursquoil considegravere comme eacutetant lrsquoorgueil surhumain des chreacutetiens Nietzsche

avance en effet concernant le laquo regravegne de Dieu raquo que laquo Rien que pour voir cela pour vivre

cela il est neacutecessaire de vivre longtemps par-delagrave la mort raquo175 Au-delagrave de la

condamnation drsquoune attitude jugeacutee preacutesomptueuse Nietzsche prend acte avec le style

trancheacute qui est le sien du fait que lrsquohomme se donne effectivement en termes de

connaissance des objectifs qui demanderaient plusieurs vies pour ecirctre atteints Felix qui

potuit rerum cognoscere causas176 disait Virgile et effectivement un tel homme aurait

tout lieu drsquoecirctre heureux puisqursquoil aurait reacuteussi en une seule vie ce que Socrate lui-mecircme ne

preacutetend pas avoir accompli quand lrsquoheure est venue pour lui de mourir ce qui justifie qursquoil

persiste agrave placer tous ses espoirs dans ses compagnons et les admoneste quand il les

surprend en flagrant deacutelit drsquoattitude non-philosophique il attend drsquoeux qursquoils soient agrave la

hauteur pour poursuivre lrsquoeffort de compreacutehension des choses qursquoil a engageacute et auquel la

mort va donner fin ndash du moins sur le plan de la vie drsquoici-bas Notre connaissance est donc

limiteacutee dans la mesure ougrave ce qursquoelle cherche agrave connaicirctre ce par quoi elle obtiendrait enfin

la pleacutenitude qui lui fait deacutefaut deacutepasse la somme drsquoefforts qursquoun homme seul est capable

de mener en une vie lrsquohomme agrave son eacutechelle individuelle est finalement toujours dans la

situation de Leacuteonard de Vinci imaginant des machines qui devanccedilaient les moyens

techniques de son eacutepoque il sait qursquoil nrsquoaura pas assez drsquoune vie pour tout connaicirctre pour

174 ARAGON Louis La Diane franccedilaise in Œuvres poeacutetiques complegravetes I p32 175 NIETZSCHE Friedrich La Geacuteneacutealogie de la morale I 15 176 Verg Georg II 490 laquo Heureux qui a pu connaicirctre les causes des choses raquo

116

voir se reacutealiser son ideacuteal conscient ou inconscient de connaissance parfaite Le commun

des mortels se reacutesigne agrave cet eacutetat de faits et hausse les eacutepaules en balayant son deacutesarroi par

des formules telles que laquo on ne peut pas tout savoir raquo mais cette penseacutee est agrave tout prendre

source de troubles quand lrsquoindividu prend la peine de srsquoy arrecircter qui nrsquoa jamais deacuteploreacute

qursquoil nrsquoaura jamais suffisamment de temps devant lui pour connaicirctre dans son entiegravereteacute le

monde dans lequel il vit monde qui nrsquoest lui-mecircme qursquoun infime deacutetail drsquoun univers

probablement infini La reacutesignation devant cette ideacutee nrsquoest que rarement totale en tout cas

pas au point drsquoecirctre complegravetement sereine il est bien eacutevident qursquoon nrsquoentreprend pas une

tacircche dans lrsquoideacutee qursquoon ne lrsquoachegravevera jamais personne ne verrait drsquointeacuterecirct agrave engager un

travail qui nrsquoaurait jamais de fin et agrave tout prendre lrsquoideacutee suivant laquelle ce travail en cas

drsquoinachegravevement sera poursuivi par autrui apregraves notre mort nrsquoest qursquoune bien maigre

consolation qui ne compensera jamais le deacutesarroi que fait naicirctre la penseacutee qursquoon ne le verra

jamais termineacute ndash crsquoest notamment pour cette raison que lrsquoon peut douter par exemple de

la leacutegitimiteacute de la poursuite de la construction de la catheacutedrale de la Sagrada familia agrave

Barcelone des anneacutees apregraves la mort de son architecte Antoni Gaudί Quoi qursquoil en soit la

mort eacutetant ce qui vient apregraves la vie mais dont la nature exacte ne peut ecirctre connue peut

accueillir en son sein lrsquoespoir drsquoune poursuite post vitam de notre eacutelan vers la

connaissance puisque nous nrsquoavons aucune certitude absolue sur la reacutealiteacute de la mort rien

nrsquoexclut a priori qursquoelle permette la poursuite de cet eacutelan qursquoelle permette drsquoacceacuteder aux

connaissances que nous nrsquoavons pas eu le temps drsquoacqueacuterir de notre vivant ndash crsquoest bien cet

espoir que les mythes eschatologiques de Platon mettent en scegravene agrave deacutefaut de pouvoir le

leacutegitimer logiquement Pour reacutesumer lrsquohomme ne remet en cause agrave aucun moment (il nrsquoa

aucune raison de le faire) la leacutegitimiteacute de cet eacutelan vers la connaissance et tout ce qui

srsquooppose agrave son accomplissement est agrave ce point consideacutereacute comme illeacutegitime que tout est fait

pour nier ontologiquement cet obstacle fucirct-ce la mort elle-mecircme agrave cet eacutegard face agrave la

briegraveveteacute de lrsquoexistence humaine lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoest pas une simple consolation

mais bien comme ce qui semble le plus logique agrave un esprit qui ne conccediloit pas (et ne peut

pas concevoir) la possibiliteacute de la cessation brutale de son eacutelan vers la connaissance agrave

lrsquoinstar du conatus spinozien cet eacutelan nrsquoinclut pas la possibiliteacute de sa propre cessation ndash la

deuxiegraveme limite contribuant agrave leacutegitimer lrsquoideacutee de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est donc moins la

briegraveveteacute de lrsquoexistence elle-mecircme que lrsquoimpossibiliteacute pratique de concevoir la cessation de

lrsquoeacutelan vers la connaissance qui de jure doit se poursuivre jusqursquoagrave ce qursquoil soit arriveacute agrave

terme et ce au mecircme titre que nrsquoimporte quelle autre activiteacute humaine du fait de son

habitude drsquoenvisager toute activiteacute par rapport agrave une fin qui doit ecirctre atteinte du fait qursquoil

117

ne fasse jamais rien laquo en vain raquo non pas au sens ougrave il rechercherait toujours lrsquoutiliteacute

pratique mais au sens ougrave il cherche agrave ce que les objectifs qursquoil se donne soient atteints il

est incapable drsquoaccepter lrsquoobstacle que la mort oppose agrave sa quecircte de connaissance La mort

serait un moindre mal si lrsquohomme avait assez drsquoune vie pour acqueacuterir la connaissance qursquoil

recherche

Lrsquoimpossibiliteacute de concevoir la cessation de lrsquoeacutelan vers la connaissance rejoint une

autre impossibiliteacute plus radicale encore et que Platon ne niait pas pas plus drsquoailleurs que

tout esprit grec agrave savoir lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant absolu la conception

grecque du monde comme un cosmos organiseacute a deacutejagrave eacuteteacute mobiliseacutee pour commenter

lrsquoargument des contraires deacuteveloppeacute dans le Pheacutedon mais il serait erroneacute de srsquoen tenir

quitte agrave si bon compte avec cette ideacutee en se contentant de souligner qursquoelle est typiquement

grecque affirmer cela reviendrait agrave preacutetendre que lrsquoeacutepoque contemporaine serait plus agrave

mecircme que lrsquoAntiquiteacute grecque de penser le neacuteant ce qui nrsquoest absolument pas certain

Certes la moderniteacute utilise couramment le zeacutero en tant que nombre mais il ne peut servir

dans la meilleur des cas qursquoagrave signifier lrsquoabsence de quelque chose et guegravere plus ou plutocirct

guegravere moins nul ne peut avoir la preacutetention de savoir exactement ce qursquoest le neacuteant

absolu lrsquoabsence de toute chose mecircme un espace vide de tout objet ne peut qursquoen fournir

une ideacutee bien approximative le simple fait de poser un espace excluant lui-mecircme toute

ideacutee drsquoun neacuteant absolu Gracircce agrave la physique nous sommes bien capables de laquo faire le

vide raquo agrave lrsquointeacuterieur drsquoun reacutecipient de le rendre vide de toute substance et mecircme drsquoair mais

il reste tout de mecircme le reacutecipient qui lui nrsquoest pas un rien Les Grecs ne connaissaient pas

le zeacutero mais ils eacutetaient en fin de compte plus proches que nous le sommes de la reacutealiteacute de

notre faculteacute de connaicirctre affirmer que nous avons progresseacute en vingt-cinq siegravecles au

moins de ce point de vue-lagrave serait preacutesomptueux177 il est plus probable que loin de nous

ecirctre rapprocheacutes drsquoune reacutealiteacute qui nous transcende nous nous sommes plutocirct eacuteloigneacutes drsquoune

reacutealiteacute qui est la nocirctre Envisager lrsquoimpossibiliteacute pour les Anciens de concevoir le neacuteant

comme une simple curiositeacute comme un simple fait historial crsquoest sous-estimer le fait que

cette impossibiliteacute est toujours notre fait je peux tregraves bien imaginer qursquoil y ait zeacutero

veacutegeacutetal zeacutero animal zeacutero humain devant moi mais je ne peux pas faire comme srsquoil nrsquoy

avait absolument rien mecircme Descartes faisant table rase de ses connaissances ne pouvait

177 Pierre Kreszberg nous met en garde contre une telle tentation laquo On srsquoattendrait agrave ce que la reacutevolution scientifique du XVIIe siegravecle bouscule ce renoncement [agrave saisir la nature du Tout] au profit drsquoun penseacutee du Tout qui reacuteussisse lagrave ougrave les Anciens ont eacutechoueacute Il nrsquoen est rien raquo KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo sect 2 sect Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269

118

que laquo buter raquo sur le fait que lui-mecircme en tant que conscience eacutetait bien lagrave et qursquoil y avait

donc au moins la conscience qursquoil est Le neacuteant est donc absolument ineffable absolument

inexprimable absolument inconcevable il nrsquoy a rien drsquoincongru agrave ce que ce soit au terme

drsquoune reacuteflexion logique reposant sur lrsquoargument des contraires que Platon en arrive agrave

conclure que lrsquoacircme est immortelle puisque crsquoest bien au nom drsquoune exigence logique que

lrsquoon en arrive agrave admettre cette immortaliteacute une exigence laquo par deacutefaut raquo certes puisqursquoelle

repose sur notre impuissance agrave concevoir le neacuteant Mecircme lrsquoexpeacuterience de sortie du corps

nrsquoest drsquoaucun secours pour connaicirctre le neacuteant ne serait-ce que parce que cette expeacuterience

est loin drsquoecirctre toujours deacutesinteacuteresseacutee a fortiori dans sa version non-philosophique que

nous pouvons connaicirctre au quotidien elle a toujours une finaliteacute deacutetermineacutee est toujours

enchaicircneacutee agrave un laquo quelque chose raquo elle peut eacuteventuellement deacutevaluer ontologiquement le

monde drsquoici-bas mais elle ne peut en aucun cas nier la reacutealiteacute de lrsquoecirctre psychique

connaissant auquel elle donne son fondement pheacutenomeacutenologique et mecircme ontologique Au

terme de lrsquoeacutecreacutemage que permet cette expeacuterience asceacutetique il restera toujours cet ecirctre

connaissant qui en se connaissant lui-mecircme ne peut inclure sa propre cessation

119

Chapitre 2 La dimension eacutethique ou lrsquoexigence de justice

Il serait tentant drsquoavancer qursquoil est anachronique de parler drsquoeacutethique chez Platon

puisque comme le signale Jean-Franccedilois Balaudeacute laquo le terme nrsquoa pas cours avant drsquoecirctre

forgeacute par Aristote et encore Aristote ne parle-t-il pas drsquoegravethikegrave en une deacutenomination

geacuteneacuterique mais plutocirct drsquoegravethika raquo178 ceci est une eacutevidence mais il est tout aussi eacutevident

que la laquo reacuteflexion sur lrsquoagir humain et les valeurs qui le reacutegissent raquo179 nrsquoa pas attendu le

Stagirite ni mecircme la philosophie pour apparaicirctre le souci eacutethique est aussi vieux que

lrsquohumaniteacute et si le terme nrsquoapparait pas chez Platon crsquoest parce que ce dernier nrsquoavait pas

jugeacute utile drsquoisoler lrsquoeacutethique en tant que domaine de reacuteflexion du tout que constituait le

savoir Il nrsquoest donc pas incongru drsquoattribuer agrave Platon des recommandations eacutethiques

celles-ci eacutetant compleacutementaires et indissociables de la recherche de la veacuteriteacute cette

recherche neacutecessitant drsquoobeacuteir agrave une certaine regravegle de vie Ainsi la reacuteforme politico-eacutethique

que Platon cherchait agrave engager agrave lrsquoeacutepoque troubleacutee ougrave il vivait peut ecirctre envisageacutee sans

anachronisme comme une manifestation dun deuxiegraveme aspect de la speacutecificiteacute humaine

qui drsquoailleurs repose sur le premier celui-lagrave mecircme qui a eacuteteacute examineacute preacuteceacutedemment crsquoest

en effet parce qursquoil est ecirctre de logos que lrsquohomme est en mesure de qualifier un fait

quelconque comme eacutetant juste ou injuste ou comme eacutetant moral ou immoral ndash

lrsquoadjectif laquo moral raquo tend agrave tomber en deacutesueacutetude dans le franccedilais contemporain au profit du

terme laquo eacutethique raquo qui certes revient agrave la source du latin moralis traduction ciceacuteronienne

du grec ἠθική mais preacutesente lrsquoinconveacutenient de ne pas avoir drsquoantonyme attitreacute comme

laquo moral raquo srsquooppose agrave laquo immoral raquo aussi se contente-t-on drsquoexpressions plus ou moins

bricoleacutees comme laquo non-eacutethique raquo ou laquo contraire agrave lrsquoeacutethique raquo qui nrsquoont pas autant de force

expressive que celle drsquoun antonyme attitreacute cette remarque pourrait sembler anecdotique

mais elle est reacuteveacutelatrice du fait que le passage du terme laquo moral raquo au terme laquo eacutethique raquo loin

drsquoecirctre anodin est le marqueur drsquoun basculement seacutemantique important aussi longtemps

que lrsquoon se contente de la morale on pense pouvoir se contenter drsquoobeacuteir agrave un certain

nombre de regravegles eacutedicteacutees par une autoriteacute (deacutetermineacutee ou non) regravegles dont lrsquoinfraction

constitue une sortie du laquo droit chemin raquo mais agrave partir du moment ougrave lrsquoon se soucie

178 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p70 179 Op cit p72

120

drsquoeacutethique et non plus de morale lrsquoobeacuteissance agrave lautoriteacute ne suffit plus les regravegles qursquoil

convient de suivre nrsquoont plus de contraires attitreacutes et degraves lors peuvent faire lrsquoobjet drsquoune

discussion drsquoune remise en question En drsquoautres termes la morale indiquerait un seul et

unique chemin le seul qursquoil est bon de suivre tandis que lrsquoeacutethique multiplierait les

chemins possibles lrsquoeacutethique bien entendu nrsquoadmet pas nrsquoimporte quelle voie elle ne part

pas du principe que tous les chemins se valent elle reconnait simplement qursquoil nrsquoy en a pas

qursquoun seul et qursquoil est pertinent de discuter de la valeur de chacune des ces virtualiteacutes un

signe qui ne trompe pas est que les deacutebats actuels ayant trait agrave lrsquoeacutethique notamment en

meacutedecine proposent plus qursquoils nrsquoimposent ou plutocirct excluent plus qursquoils nrsquoincluent au

sens ougrave les seules certitudes qui en ressortent ont trait agrave ce qursquoil ne faut pas faire plutocirct

qursquoagrave ce qursquoil faut faire si tout le monde est drsquoaccord pour dire que le devoir du meacutedecin

est de soigner son patient ou du moins drsquoen limiter les souffrances lrsquounanimiteacute nrsquoest plus

de mise quand il srsquoagit de deacuteterminer les moyens qursquoil doit mettre en œuvre et mecircme les

professionnels du soin reconnaissent que cette deacutetermination deacutepend drsquoune multitude de

facteurs qui ne sont pas tous preacutevisibles et deacutependent en grande partie des particulariteacutes de

chacune des situations auxquelles les soignants sont confronteacutes in vivo Cette position

inconfortable est en quelque sorte une marque parmi drsquoautres drsquoune eacutepoque qui se veut

laiumlciseacutee ougrave le garde-fou moral des autoriteacutes religieuses traditionnelles ne suffit plus agrave

reacutepondre agrave toutes les interrogations qui se posent agrave lrsquohomme lorsqursquoil est dans la neacutecessiteacute

de faire un choix drsquoautant que les progregraves de la technique deacutemultiplient consideacuterablement

le nombre des possibles de telle sorte que la nature elle-mecircme nrsquoest plus en mesure de

censurer immeacutediatement toutes les activiteacutes humaines contraires agrave ses lois Platon certes

nrsquoen eacutetait pas encore lagrave puisque lrsquoἠθική nrsquoexistait mecircme pas en tant que science isoleacutee et

avait donc encore moins pu au Ve siegravecle avant notre egravere transiter par la traduction latine

moralis il nrsquoempecircche qursquoil nrsquoen eacutecrivait pas moins dans une eacutepoque troubleacutee ougrave le cadre

traditionnel de la citeacute avait eacuteclateacute et ougrave le respect de la tradition eacutetait en pleine deacuteperdition

Le deacutenominateur commun entre cette eacutepoque et la nocirctre est donc lrsquoincertitude sur la limite

exacte entre le bien et le mal du point de vue de lrsquoaction humaine cela ne signifie pas que

ces eacutepoques se ressemblent mais atteste plutocirct que la dimension eacutethique est une constante

de lrsquohumaniteacute conscient de son autonomie de sa capaciteacute agrave agir en eacutetant seul responsable

de sa deacutecision lrsquohomme ne dispose drsquoaucun criteacuterium absolu lui permettant de deacuteterminer

avec certitude et dans tous les cas de figure si son action est bonne ou mauvaise son

incertitude agrave ce sujet peut prendre des formes plus ou moins aigueumls suivant les

eacutepoques mais toute certitude agrave ce sujet est en derniegravere analyse illusoire en tant qursquoelle ne

121

repose que sur un choix qui sans ecirctre neacutecessairement arbitraire nrsquoen reste pas moins un

choix Il est monnaie courante aujourdrsquohui de dire face agrave cette incertitude que laquo lrsquohistoire

jugera raquo crsquoest-agrave-dire que les conseacutequences sur le long terme drsquoune action permettront drsquoen

eacutevaluer la leacutegitimiteacute ou lrsquoilleacutegitimiteacute mais cela ne suffit pas pour reacutepondre agrave lrsquoangoisse de

lrsquohomme car cest bien lrsquoangoisse qui apparait lorsquil prend conscience de sa liberteacute

comme lrsquoa theacuteoriseacute Kierkegaard commentant la Genegravese et notamment le peacutecheacute originel

laquo Quand on admet que lrsquointerdiction suscite le deacutesir on a un savoir au lieu de lrsquoignorance car Adam a ducirc avoir alors une connaissance de la liberteacute puisque son deacutesir eacutetait de srsquoen servir Cette explication ne peut donc venir qursquoapregraves coup Lrsquointerdiction angoisse Adam parce qursquoelle eacuteveille en lui la possibiliteacute de la liberteacute raquo180

Il se trouve justement que tout reacutecit eschatologique narrant la vie post corporis mortem de

lrsquoacircme propose peu ou prou une reacuteponse agrave cette angoisse eacutethique puisqursquoil promet que les

bonnes actions seront reacutecompenseacutees et les mauvaises chacirctieacutees agrave leur juste mesure De ce

point de vue lrsquoeschatologie fait se rencontrer deux concepts qui ne srsquoopposent pas mais qui

ne peuvent ecirctre assimileacutes agrave savoir lrsquoeacutethique et la justice si le mot laquo eacutethique raquo vient du

grec ἦθος deacutesignant les coutumes les caractegraveres les mœurs et peut donc deacutesigner lrsquoeacutetude

de ces derniers sans finaliteacute pratique immeacutediate le mot laquo justice raquo en revanche vient du

latin ius deacutesignant le droit tel qursquoil est pratiqueacute et appliqueacute au sein drsquoune socieacuteteacute donneacutee

par exemple le ius romanus auquel le droit franccedilais actuel doit encore beaucoup cela ne

signifie pas que la justice ne soit qursquoune convention la justice ne saurait se reacutesumer agrave ce

qui est dicteacute par la loi il peut arriver que la loi drsquoune citeacute soit injuste (en assistant agrave la

condamnation de Socrate Platon eacutetait bien placeacute pour le savoir) mais ideacutealement la loi

devrait permettre de tracer une frontiegravere intangible infranchissable et deacutefinitive entre le

juste et lrsquoinjuste or cette frontiegravere semble introuvable son eacutetablissement est toujours remis

agrave plus tard srsquoil suffit de sortir des frontiegraveres de son pays pour que les notions de juste et

drsquoinjuste soient renverseacutees ce nrsquoest pas seulement en raison drsquoune diffeacuterence culturelle

mais drsquoabord parce que les citoyens de lrsquoautre pays nrsquoont pas davantage reacuteussi que nos

concitoyens agrave eacutetablir de frontiegravere claire et deacutefinitive entre le juste et lrsquoinjuste dans

lrsquoapplication que ces notions doivent avoir au quotidien Il nrsquoest drsquoailleurs pas neacutecessaire

de se deacuteplacer dans lrsquoespace pour que la compreacutehension du juste et de lrsquoinjuste soit

subvertie il suffit de laisser le temps laquo faire son œuvre raquo et de constater que ce qui eacutetait

encore consideacutereacute comme juste il y a un demi-siegravecle apparait comme intoleacuterablement injuste

aujourdrsquohui comme lrsquointerdiction de lrsquoavortement la peine de mort ou la majoriteacute civile agrave

180 KIERKEGAARD Soumlren Le concept drsquoangoisse [IV 349] in Œuvres complegravetes tome VII p146

122

21 ans Il existe bien des conventions politiques sur les notions de juste et drsquoinjuste mais

toutes ces conventions ne donnent qursquoune faible ideacutee de ce que devrait ecirctre la justice de

mecircme qursquoil y a en lrsquohomme une angoisse eacutethique reacutesultant de lrsquoindeacutetermination de son

agir il y a en lrsquohomme une exigence de justice reacutesultant du fait de vivre en communauteacute et

qui est elle aussi toujours renouveleacutee perpeacutetuellement insatisfaite lrsquoinsatisfaction

pouvant donner lieu agrave terme au non de la reacutevolte tel que lrsquoa theacuteoriseacute Camus

laquo En somme ce non affirme lrsquoexistence drsquoune frontiegravere On retrouve la mecircme ideacutee de limite dans ce sentiment du reacutevolteacute que lrsquoautre laquo exagegravere raquo qursquoil eacutetend son droit au-delagrave drsquoune frontiegravere agrave partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite Ainsi le mouvement de reacutevolte srsquoappuie en mecircme temps sur le refus cateacutegorique drsquoune intrusion jugeacutee intoleacuterable et sur la certitude confuse drsquoun bon droit plus exactement lrsquoimpression chez le reacutevolteacute qursquoil est laquo en droit dehellip raquo raquo181

Lrsquousage par Camus des termes laquo confus raquo et laquo impression raquo deacutenotent que lrsquoexigence de

justice ne repose jamais sur une conception vraiment claire de ce en quoi doit consister la

justice en tout cas jamais sur une deacutefinition dont il serait possible de rendre compte en

termes exclusivement logiques Cette exigence de justice a donc en commun avec le souci

eacutethique drsquoecirctre spontaneacute de la part de lrsquohomme de constituer une exigence dont il ne saurait

en aucun cas se deacutepartir mais qui relegraveve davantage de lrsquoaffect que du raisonnement ils

constituent tous deux la manifestation du sentiment vague suivant lequel il existe un

laquo bon raquo et un laquo mauvais raquo agir le premier devant ecirctre rechercheacute et reacutecompenseacute le second

devant ecirctre eacuteviteacute et chacirctieacute ce qui permet agrave ces deux exigences de se rejoindre dans

lrsquoeschatologie Leur diffeacuterence fondamentale tient agrave leur champ drsquoapplication en effet

quand Kierkegaard theacuteorise lrsquoangoisse eacutethique il peut se permettre de ne parler que de

lrsquoindividu seul face agrave la multitude de virtualiteacutes qursquoil pourrait actualiser mais quand

Camus theacuteorise le sentiment drsquoinjustice qui se situe agrave la source de la reacutevolte il ne peut

parler que de lrsquohomme en tant que membre drsquoune communauteacute dans les interactions que

lrsquoindividu entretient avec les autres hommes Bien sucircr les questionnements eacutethiques

engagent souvent la responsabiliteacute de la communauteacute toute entiegravere crsquoest agrave ce titre que le

pouvoir politique peut ecirctre ameneacute agrave leacutegifeacuterer agrave leur sujet mais lrsquoeacutethique en tant que telle

concerne premiegraverement lrsquoindividu elle est la forme logique du sentiment qursquoil eacuteprouve

drsquoavoir commis une faute crsquoest bien pour ccedila que la Bible a pu mettre en scegravene la

culpabiliteacute en racontant la faute drsquoun seul et unique couple Certes Platon se donne bien

dans la Reacutepublique le but de traiter de la justice agrave lrsquoeacutechelle de lrsquohomme seul qui srsquoavegravere

consister en une harmonie entre les trois tendances de lrsquoacircme mais la justice de lrsquohomme

181 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p 27

123

ayant reacuteussi cet accord se manifeste drsquoabord par son activiteacute par les relations qursquoil

entretient avec autrui Eacutethique et justice ne sont pas contradictoires dans lrsquoabsolu il se

peut qursquoune action soit juste sans ecirctre eacutethique par exemple lorsque les dirigeants politiques

font espionner des individus perccedilus comme dangereux pour la seacutecuriteacute des citoyens mais il

nrsquoest pas concevable qursquoune action eacutethique ne soit pas juste En somme on ne peut pas

assimiler complegravetement lrsquoeacutethique et la justice mais on ne peut pas davantage les

diffeacuterencier radicalement les deux notions eacutetant perpeacutetuellement en contact lrsquoune avec

lrsquoautre il est donc plus pertinent de distinguer les deux domaines ougrave elles trouvent agrave

srsquoappliquer ou plus exactement les deux eacutechelles que peuvent avoir les questionnements

qursquoelles suscitent agrave savoir lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu seul et lrsquoeacutechelle de la citeacute Srsquoil nrsquoest pas

pertinent drsquoopposer lrsquoeacutethique et la justice il est en revanche inteacuteressant de distinguer le

souci individuel source drsquoangoisse drsquoagir conformeacutement agrave lrsquoeacutethique et le souci citoyen

source de deacutebat drsquoagir conformeacutement agrave la justice

1 Agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu la finitude contre lrsquoeacutethique

Nrsquoen deacuteplaise agrave Thrasymaque dont Glaucon illustre par le ceacutelegravebre mythe de

Gygegraves la position sur la justice qui est reacuteduite agrave la loi du plus fort il nrsquoest absolument pas

certain que tout homme ferait le mal en parfaite connaissance de cause srsquoil avait la

possibiliteacute de le faire en totale impuniteacute avant mecircme drsquoecirctre puni par ses concitoyens le

malfaiteur se punit souvent lui-mecircme lrsquohomme est souvent agrave lui-mecircme son premier juge

le remords repreacutesente pour lui une force coercitive dont on ne peut sous-estimer le pouvoir

ce nrsquoest pas un hasard si les Grecs et notamment les tragiques comme Eschyle lrsquoont

repreacutesenteacute sous la forme de diviniteacutes les Eacuterinyes Il faut cependant souligner que ces

deacuteesses du remords qui harcegravelent Oreste finissent gracircce agrave lrsquointervention drsquoAtheacutena par

devenir les Eumeacutenides crsquoest-agrave-dire litteacuteralement les Bienveillantes182 agrave cet eacutegard le

remords apparait comme une puissance au visage double il nrsquoa pas pour seule vocation de

chacirctier lrsquoagressiviteacute des Eacuterinyes nrsquoest pas gratuite elle offre au coupable au criminel au

peacutecheur la possibiliteacute de srsquoamender Ce repentir ne saurait certes toujours suffire la citeacute

reacuteclame que lrsquoindividu qui a enfreint ses lois laquo paie sa dette raquo le citoyen qui a eacuteteacute leacuteseacute

demande reacuteparation demande qursquoon lui laquo rende justice raquo mais agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu le

remords est agrave lui seul une punition peut-ecirctre plus terrible encore que toute peine prononceacutee

par un tribunal ne serait-ce que parce qursquoelle nrsquoa pas de terme fixeacute et peut poursuivre

182 Cf Annexe 17

124

lrsquohomme toute sa vie durant voire disparaicirctre de la meacutemoire pour mieux ressurgir

longtemps apregraves et ainsi hanter lrsquohomme au moment ougrave il srsquoy attend le moins ce qui

confirmerait la thegravese de Jean Scot Eacuterigegravene suivant laquelle lrsquoEnfer serait une image de la

culpabiliteacute ressentie par le peacutecheur en proie au repentir Cette puissance du remords qui

surpasse celle de la justice humaine explique partiellement que Socrate eacutetant totalement

deacutepourvu de remords du fait de sa certitude de nrsquoavoir commis aucune faute reacuteelle ne soit

pas davantage affecteacute par la deacutecision de justice qui pegravese sur lui en somme le sentiment de

culpabiliteacute et le remords ne concernent bien que lrsquoindividu seul et sont indeacutependants des

chacirctiments que la citeacute peut lui infliger il nrsquoest mecircme pas exclu que lrsquohomme puni par ses

semblables ne regrette cependant rien de ce qursquoil a commis lrsquoexemple des dignitaires

nazis qui apregraves la guerre se deacutefendaient en affirmant avoir obeacutei agrave des ordres est resteacute dans

les meacutemoires il nrsquoest pas exclu non plus que lrsquohomme se sente coupable sans mecircme avoir

seulement fait du tort agrave qui que ce soit sans avoir rien commis de reacutepreacutehensible aux yeux

de la citeacute comme le soulignait Kierkegaard le sentiment de culpabiliteacute drsquoAdam surgit

deacutejagrave lorsque la possibiliteacute drsquoagir en deacutesobeacuteissant agrave la loi divine apparait avant mecircme que

cette virtualiteacute ait eacuteteacute actualiseacutee agrave cet eacutegard le reacutecit de la Chute peut illustrer le veacutecu de

lrsquoadolescent qui apprend agrave agir autrement qursquoen obeacuteissant aveugleacutement agrave ses aicircneacutes cet

apprentissage qui fait partie inteacutegrante du passage de lrsquoenfance agrave lrsquoacircge adulte est souvent

douloureux dans la mesure ougrave il coiumlncide chronologiquement et pheacutenomeacutenologiquement

avec la perte des repegraveres fixes et absolus lrsquoadolescent apprend agrave ecirctre agrave lui-mecircme son

propre principe agrave jouer vis-agrave-vis de lui-mecircme le rocircle que jouaient auparavant ses aicircneacutes il

se retrouve donc priveacute du guide qursquoil lui suffisait jadis de suivre pour ecirctre dans le laquo droit

chemin raquo et faute de garantie concernant le bien-fondeacute de son agir il peut ecirctre ameneacute agrave se

sentir coupable drsquoun acte qui nrsquoest en rien reacutepreacutehensible mais dont le seul vice aura eacuteteacute de

ne pas avoir reccedilu la caution morale des aicircneacutes et donc de ne pas avoir eacuteteacute avaliseacute par une

autoriteacute reconnue comme supeacuterieure

Ici se situe le nœud de lrsquoaffaire pour qursquoun acte qursquoil deacutecide de reacutealiser soit valable

aux yeux de sa propre conscience lrsquohomme a besoin qursquoil soit conforme agrave une certaine

norme il ne lui suffit pas ou alors rarement qursquoil lrsquoait librement deacutecideacute il ne suffit mecircme

pas que ledit acte puisse ecirctre perccedilu comme naturel et neacutecessaire agrave sa survie Ainsi en son

temps Pierre Abeacutelard a tenteacute de battre en bregraveche lrsquoideacutee suivant laquelle le plaisir sexuel

serait mauvais ndash qui connait sa biographie sait agrave quel point il eacutetait concerneacute par ce sujet Il

y a une diffeacuterence nous dit-il entre eacuteprouver un plaisir en agissant de maniegravere conforme agrave

notre nature et se vautrer dans la recherche effreacuteneacutee des plaisirs au meacutepris de toute autre

125

consideacuteration puisqursquoil se trouve que lrsquoon eacuteprouve du plaisir agrave entretenir les relations

charnelles qui permettent la reproduction et agrave manger les aliments par lesquels nous

assurons notre survie ce plaisir nrsquoest pas condamnable en tant que tel eacutetant donneacute qursquoil est

lieacute agrave notre condition de creacuteatures mortelles et il semble que la lettre mecircme des Eacutecritures

lrsquoautorise Si ergo concubitus cum uxore uel esus eciam delectabilis cibi a primo die

nostrae creacionis quo in paradiso sine peccato uiuebatur nobis concessus est quis nos

in hoc peccati arguat si concessionis metam non excedamus 183 Le peacutecheacute originel ne doit

effectivement pas ecirctre compris comme la meacutetaphore drsquoun peacutecheacute de chair et encore moins

comme un peacutecheacute de gourmandise la loi divine agrave laquelle le peacutecheacute contrevient ne fait eacutetat agrave

aucun moment drsquoune interdiction totale frappant les relations charnelles et la

consommation des aliments toutes choses qursquoelle ne peut drsquoailleurs interdire agrave moins

drsquoocircter aux creacuteatures tout moyen de subsistance et de procreacuteation ce qui serait

contradictoire avec lrsquoacte mecircme de creacuteation Toutefois le fait qursquoAbeacutelard se sente obligeacute

de justifier logiquement ces plaisirs atteste qursquoil ne suffit pas qursquoils soient naturels pour

que notre conscience eacutethique les valide pour tout dire crsquoest mecircme justement le fait qursquoils

nous renvoient agrave notre nature de creacuteatures corporelles qui eacuteveille notre meacutefiance agrave leur

eacutegard Lrsquoexpeacuterience de deacutetachement des affections corporelles dont lrsquoascegravese philosophique

marque le plus haut degreacute drsquointensiteacute fait entrevoir en effet la possibiliteacute drsquoun niveau de

lrsquoecirctre transcendant radicalement notre condition terrestre et donc doteacute drsquoune leacutegitimiteacute

ontologique incomparablement supeacuterieure agrave celle du monde drsquoici-bas cette expeacuterience

qui nrsquoest absolument pas surhumaine mais constitue au contraire la marque de la speacutecificiteacute

humaine nous rend sensibles agrave lrsquoideacutee drsquoagir en vue drsquoun bien qui transcende la simple

survie On en revient ici agrave lrsquoideacutee suivant laquelle le dualisme acircme-corps serait une

reformulation de la distinction entre la liberteacute et la neacutecessiteacute ou plus simplement entre le

choisi et le non-choisi le rejet dont les affections corporelles peuvent faire lrsquoobjet tire son

origine de leur caractegravere non-choisi la tare que lrsquohomme ne leur pardonne pas est de ne pas

mettre en jeu sa liberteacute et de le renvoyer agrave son animaliteacute lrsquohomme nrsquoa de cesse drsquoune

maniegravere ou drsquoune autre de veiller agrave ce que tout ce qui peut ecirctre perccedilu comme une entrave agrave

sa liberteacute aussi naturel cet objet de reacutepulsion soit-il soit eacutecarteacute crsquoest par exemple parce

qursquoils consideacuteraient que les poils repreacutesentaient lrsquoanimaliteacute que les anciens Eacutegyptiens

pratiquaient lrsquoeacutepilation En confinant dans un preacute carreacute strictement deacutelimiteacute la sexualiteacute

183 ABEacuteLARD Pierre Scito te ipsum I II 11 Cf Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst p174 laquo Eacutetant donneacute que les relations avec une eacutepouse ou la consommation drsquoaliments mecircme savoureux qui se faisait sans peacutecheacute au paradis nous a eacuteteacute autoriseacutee degraves le premier jour de la creacuteation qui pourrait nous accuser de peacutecher en cette matiegravere sous reacuteserve que nous ne franchissons pas la limite autoriseacutee raquo

126

lrsquoalimentation et lrsquoensemble des donneacutees susceptibles de faire de lrsquohomme un animal

comme les autres plutocirct que de permettre lrsquoaffirmation de sa speacutecificiteacute en imposant agrave ces

donneacutees des limites eacutetroites dont elles ne doivent pas sortir lrsquohomme cherche simplement agrave

srsquoaffirmer comme un ecirctre de liberteacute et de deacutecision et non comme un ecirctre drsquoinstinct et de

pulsion Les interdits moraux loin de constituer une limitation de la liberteacute de lrsquohomme

sont au contraire ce qui permet lrsquoeacutepanouissement de cette liberteacute dans la mesure ougrave ils le

libegraverent partiellement de la part subie de son ecirctre Il peut arriver que ces interdits soient

contesteacutes au nom de la liberteacute individuelle qursquoils deviennent pesants aux yeux drsquoune

geacuteneacuteration au point drsquoecirctre perccedilus comme une entrave agrave la liberteacute humaine mais cette

contestation est plutocirct la conseacutequence de lrsquooubli dans lequel ont pu tomber les motifs ayant

leacutegitimeacute lrsquoadoption de ces interdits dont la raison drsquoecirctre nrsquoest pas dans la volonteacute de brider

la liberteacute humaine mais au contraire dans la recherche de lrsquoeacutepanouissement de cette liberteacute

par la libeacuteration de lrsquohomme autant que faire se peut de ce qui lrsquoenferme dans sa condition

animale Crsquoest parce qursquoun plaisir charnel intense eacuteloigne du souci de lrsquoacircme que religion et

philosophie le condamnent pour ainsi dire spontaneacutement ou du moins srsquoen meacutefient le

plaisir charnel est lrsquoexpeacuterience que nous permet de vivre la fideacuteliteacute agrave notre condition

corporelle et mortelle vaincre le plaisir et purifier lrsquoacircme de tout commerce excessif avec le

corps est donc envisageacute comme une victoire sur cette condition La victoire ne saurait

jamais ecirctre deacutefinitive Socrate lui-mecircme ne saurait preacutetendre avoir atteint un tel degreacute de

perfection mais le combat en vaut la peine puisque sa reacuteussite mecircme partielle et

momentaneacutee est ce par quoi lrsquohomme reacuteaffirme sa speacutecificiteacute sa capaciteacute agrave ne pas rester

prisonnier de lrsquoinstinct Lideacutee dune indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps et celle

drsquoune eacutethique agrave laquelle il est leacutegitime drsquoobeacuteir indeacutependamment de toute consideacuteration

relative agrave la survie ne sont pas des pheacutenomegravenes successifs et sont au contraire simultaneacutes

ces conceptions surgissent toutes deux agrave lrsquoinstant mecircme ougrave lrsquohomme prend conscience du

fait qursquoil peut ecirctre libre que sa vie peut ne pas se reacutesumer agrave la satisfaction des besoins

organiques et que tel est preacuteciseacutement ce qui le distingue des autres espegraveces Lrsquointerdit

moral la reacutepression des appeacutetits animaux est une revendication de liberteacute au mecircme titre

que lrsquoaffirmation de lrsquoautonomie de lrsquoacircme autant dire donc que la conception des

reacutecompenses et chacirctiments post mortem est elle-mecircme une revendication de liberteacute par

laquelle lrsquohomme srsquoaffirme comme ecirctre de culture et non pas seulement de nature

Il serait tentant agrave cet eacutegard daffirmer que celui qui fait le mal agit ainsi parce que

sa condition corporelle lrsquoinduit en erreur fait naicirctre dans son acircme des passions qui brouil-

lent sa connaissance du bien et lui font prendre un mal pour un bien ou lrsquoamegravenent agrave penser

127

que commettre le mal est plus profitable que faire le bien De mecircme qursquoil semble que nos

sens et par voie de conseacutequence notre corps nous abusent sur la reacutealiteacute de ce qui nous en-

toure ils brouilleraient aussi notre compreacutehension du bien et du mal en nous faisant

prendre un bien pour un mal et vice-versa pour un animal laquo normal raquo la question semble

ne pas se poser lrsquoanimal distingue ce qui lui est nuisible de ce qui lui est profitable et agit

en conseacutequence ecirctre un animal laquo raisonnable raquo ne signifie pas neacutecessairement ecirctre un

animal coheacuterent et inversement ainsi lrsquohomme peut-il rechercher des plaisirs qursquoil sait lui

ecirctre neacutefastes mais qui lui procurent un plaisir tel qursquoil considegravere que le risque qursquoils repreacute-

sentent en vaut la peine aucune campagne anti-tabac agrave ce jour nrsquoa vraiment reacuteussi agrave faire

baisser de maniegravere significative le nombre de fumeurs et ces derniers sont souvent les pre-

miers agrave reconnaicirctre que ce qui est pour eux source de plaisir est aussi un poison violent De

jure on pourrait attendre du corps qursquoil suffise agrave nous renseigner efficacement sur ce qursquoil

vaut mieux eacuteviter et ce qursquoil faut rechercher telle est justement la chance que la plupart des

autres animaux possegravedent sans se le repreacutesenter La reacuteaction de Glaucon apregraves la descrip-

tion par Socrate de la citeacute primitive dans la Reacutepublique est finalement celle que peut avoir

tout un chacun quand on lui propose un mode de vie sain mais apparemment austegravere il

existe des aliments dont la consommation si elle est excessive peut entraicircner des maux

bien plus grands que le plaisir qursquoils fournissent et la connaissance de cet eacutetat de choses ne

suffit cependant pas agrave ce que lrsquoon renonce agrave cette consommation outranciegravere les deacutelices

qursquoelle procure faisant oublier les conseacutequences neacutefastes qursquoelle peut avoir nous aveuglant

au point de nous empecirccher drsquoanticiper ses conseacutequences comme lrsquoa exprimeacute Jankeacuteleacutevitch

laquo Car jrsquoai beau palper renifler ausculter mon plaisir je ne trouve pas dans sa saveur affective le moindre avant-goucirct de la future douleur qui paraicirct-il me menace la moindre allusion agrave la maladie qursquoon mrsquoannonce la crampe drsquoestomac nrsquoest pas analytiquement contenue fucirct-ce agrave titre de pressentiment dans la qualiteacute de plaisir qursquoon eacuteprouve agrave manger du plat nuisible et deacute-lectable aussi preacutefeacuterons-nous parfois imaginer que cette crampe est surajouteacutee agrave titre de punition raquo184

Il y a non-coiumlncidence entre le laquo su raquo et le laquo perccedilu raquo et crsquoest en cela que lrsquoobeacuteissance agrave

lrsquoeacutethique tout en faisant lrsquoobjet drsquoun souci spontaneacute nrsquoest en rien une faciliteacute pour

lrsquohomme et peut mecircme faire lrsquoobjet drsquoun drame drsquoun deacutechirement Le corps est consideacutereacute

comme mauvais dans la mesure ougrave il ne remplit pas la fonction indicatrice quon attend de

lui et eacutecarte du laquo droit chemin raquo sur lequel il supposeacute nous orienter ndash il est donc laquo organe-

obstacle raquo aussi bien du point de vue de lrsquoeacutethique que du point de vue de la connaissance il

est pour lrsquoacircme occasion de mal faire comme il peut ecirctre occasion de bien faire et le seul

184

JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p44

128

fait qursquoil puisse ecirctre occasion de mal faire suffit agrave ce qursquoil soit perccedilu comme une chose

intrinsegravequement mauvaise Telle est lrsquoambiguiumlteacute insupportable pour la conscience

humaine qui a horreur de lrsquoilleacutegitime comme la nature a horreur du vide dont Ricœur rend

compte dans Finitude et culpabiliteacute la premiegravere caracteacuteristique que lon reconnaicirct au

corps nous dit-il nest pas sa finitude mais louverture sur le monde quil paraicirct permettre

on voit dabord le monde et ensuite louverture du corps agrave ce monde Agrave aucun moment la

finitude nrsquoapparait comme une eacutevidence elle est le fruit dune confrontation de notre

regard sur le monde avec un autre regard ou plusieurs autres regards qui en diffegraverent on ne

peut remarquer que reacuteflexivement et non pas immeacutediatement la finitude du percevoir

Lrsquohomme pourrait srsquoabriter derriegravere cette finitude pour justifier ses eacutegarements et ses eacutecarts

de conduite en faire de simples erreurs imputables agrave son imperfection fondamentale de

creacuteature finie et corporelle mais le constat de la finitude est une reacuteveacutelation brutale la

deacutesillusion qui srsquoensuit est trop grande pour lrsquohomme qui ne parvient pas agrave lrsquoadmettre et

encore moins agrave lrsquoassimiler agrave la connaissance qursquoil a de son ecirctre en somme le constat de la

finitude ne coiumlncide que rarement avec son acceptation ce constat est tout agrave fait impuissant

agrave faire renoncer lrsquohomme agrave son deacutesir drsquoune perception ne souffrant aucune erreur

comment pourrait-il en aller autrement puisque crsquoest la mecircme puissance qui tout agrave la fois

donne accegraves agrave la possibiliteacute drsquoune eacutethique transcendante et reacutevegravele agrave lrsquohomme la finitude de

son ecirctre En effet leacutetroitesse de mon point de vue mrsquoapparaicirct comme telle gracircce agrave la

laquo transgression intentionnelle de la situation raquo185 que permet le langage cest-agrave-dire le fait

de ne pas rester englueacute dans la finitude de mon point de vue et de pouvoir formuler un

eacutenonceacute sur cette face de lobjet qui reste cacheacutee agrave mes sens le discours sur la finitude

suppose deacutejagrave une transgression de cette finitude je ne peux dire lunilateacuteraliteacute de mon point

de vue quen laquo disant raquo toutes les faces que je ne vois pas actuellement la restriction du

perccedilu suppose une preacute-compreacutehension du non-perccedilu laquo degraves que je parle je parle des

choses dans leurs faces non perccedilues et dans leur absence raquo186 Agrave cet eacutegard le langage est

une arme agrave double tranchant qui a la vertu de fournir agrave lrsquohomme un accegraves agrave lrsquoabsolu tout en

lui faisant voir par la mecircme occasion qursquoil ne peut se contenter ici-bas que du relatif cette

ambivalence constitutive est intoleacuterable pour lrsquohomme qui ne peut la concevoir que

comme la conseacutequence drsquoune pheacutenomegravene adventice qui nrsquoavait pas lieu drsquoecirctre aussi dans

son horreur de lrsquoinjustifieacute il preacutefegravere encore se penser comme coupable de ce quil endure

plutocirct que de devoir laisser les dureteacutes de lexistence relever de labsurditeacute Puisque crsquoest

185 RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 1 Lrsquohomme faillible p45 186Ibid

129

exactement au mecircme instant et par les mecircmes puissances que lrsquohomme srsquoenvisage agrave la fois

comme voisin de lrsquoinconditionneacute (et donc capable de jure drsquoobeacuteir agrave une eacutethique absolue) et

comme condamneacute agrave la finitude (et donc susceptible de manquer agrave lrsquoimpeacuteratif eacutethique) ainsi

srsquoouvre le risque que la chute dune acircme dans un corps cet eacuteveacutenement qui aurait eu pour

conseacutequence de brouiller notre activiteacute psychique par lintervention de tout un donneacute

sensible plus ou moins indeacutesirable en arrive agrave ecirctre penseacutee comme eacutetant le reacutesultat dune

faute Il ny a cependant aucune automaticiteacute dans ce rapport et Platon reacutedigeant le Phegravedre

nous dit Ricœur nrsquoeacutetablit pas une telle automaticiteacute

laquo Platon lui-mecircme malgreacute le mythe de lacircme exileacutee dans un corps qui lensevelit malgreacute par conseacutequent la tentation de durcir le symbole de la captiviteacute corporelle dans une gnose du corps meacutechant malgreacute mecircme les gages quil donne pour lavenir agrave cette gnose sait parfaitement que la captiviteacute corporelle ne doit pas ecirctre prise agrave la lettre mais comme signe du serf-arbitre la laquo clocircture raquo du corps nest finalement que laquo lœuvre du deacutesir raquo et laquo celui qui concourt le plus agrave charger lenchaicircneacute de ses chaicircnes cest peut-ecirctre lui-mecircme raquo (Pheacutedon 82d-e) Ainsi la captiviteacute du corps et mecircme la captiviteacute de lacircme dans le corps sont le symbole du mal que lacircme sinflige agrave elle-mecircme le symbole de laffection de la liberteacute par elle-mecircme le laquo deacuteliement raquo de lacircme assure reacutetrospectivement que son laquo liement raquo eacutetait liement par le deacutesir fascination active-passive auto-captiviteacute laquo se perdre raquo ne signifie pas autre chose raquo187

En effet le mythe du Phegravedre ne raconte pas la culpabiliteacute originelle qui affecte toute

lhumaniteacute depuis ses origines ni mecircme ce qui arrive agrave lhomme en vertu dune fataliteacute

insurmontable mais simplement ce qui risque darriver agrave lhomme qui se complait dans

lenchaicircnement avec le corps et reacuteduit son νοῦς agrave leacutetat dadjuvant pour lassouvissement de

ses appeacutetits grossiers En somme dans le Phegravedre Platon prend acte de ce qursquoil nrsquoappelait

pas encore la finitude humaine et se refuse agrave en faire une raison suffisante pour justifier les

eacutegarements de lrsquohomme qui reste directement responsable de la vie quil megravene et na donc

pas agrave se disculper lui-mecircme en accusant lobjet de son deacutesir Pour reacutesumer lrsquoacte de

langage par lequel lrsquohomme prend connaissance de son ecirctre en reacutevegravele drsquoun point de vue

eacutethique deux aspects agrave la fois ontologiquement contradictoires et pheacutenomeacutenologiquement

inseacuteparables drsquoune part du fait du voisinage eacutetroit qursquoentretient son esprit avec

lrsquoinconditionneacute il est porteacute agrave suivre des impeacuteratifs eacutethiques absolus qui restent vrais

abstraction faite de toute circonstance particuliegravere mais drsquoautre part du fait que sa

perspective est finie et le rend susceptible drsquoerreur il peut faillir agrave tout moment et cette

seule eacuteventualiteacute lui est si insupportable qursquoil preacutefegravere la consideacuterer comme eacutetant la

conseacutequence de sa seule condition corporelle Il serait reacuteducteur denvisager cette

conception spontaneacutee comme eacutetant revendiqueacutee par Platon au point de penser que ce

dernier ait jamais envisageacute sincegraverement le corps comme eacutetant mauvais par lui-mecircme Le

187

RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 2 La symbolique du mal p 148

130

mythe de lacircme exileacutee accuse plutocirct lacircme qui a de la complaisance agrave se laisser entraicircner par

de belles illusions il sagit moins dun mythe de chute que dun mythe de composition

laissant ouverte la possibiliteacute de la chute le mal nest pas dans un corps eacutetranger et

seacuteducteur mais bien dans lacircme se laissant aller lassimilation de lincarnation dans un

corps au reacutesultat dune faute nest pas le fait de Platon elle est plutocirct le fait du commun

dont Platon expose les conceptions agrave titre ironique Crsquoest bien pour ccedila que nous nrsquoheacutesitons

pas agrave preacutesenter Platon comme un (lointain) preacutecurseur de la repreacutesentation de lrsquohomme

comme eacutetant maicirctre de son destin comme lrsquoexprime de faccedilon plus explicite encore le

fameux mythe drsquoEr188 Platon loin drsquoavoir pousseacute son supposeacute ideacutealisme au point de

surestimer ses semblables a su tenir compte de leur faillibiliteacute mieux que ne lrsquoont fait

beaucoup drsquoautres penseurs en la mettant en scegravene dans le cadre de ses mythes

eschatologiques sans faire incomber la responsabiliteacute de cette faillibiliteacute au corps seul ni

mecircme en se laissant aller agrave un pessimisme radical condamnant le genre humain dans son

entiegravereteacute ndash la misanthropie nrsquoest-elles pas une tentation agrave laquelle Socrate srsquoefforce

drsquoeacutechapper au mecircme titre que la misologie

2 De la digniteacute humaine avant la lettre

On ne peut cependant envisager Platon comme un preacutecurseur de la repreacutesentation

de lrsquohomme comme drsquoun ecirctre laquo condamneacute agrave ecirctre libre raquo pour reprendre la terminologie

sartrienne si lrsquoon devait absolument rechercher une conception moderne qui trouverait ses

racines antiques dans lrsquoœuvre platonicienne il srsquoagirait sans doute de cette notion dont la

paterniteacute historique revient plutocirct aux humanistes de la Renaissance la digniteacute humaine

qursquoentendre exactement par cette expression dont on use et abuse aujourdrsquohui dans les

deacutebats ayant trait agrave lrsquoeacutethique sans mecircme toujours prendre la peine de la deacutefinir Si lrsquoon

remonte agrave la source une piste vers la deacutefinition a eacuteteacute donneacutee par Pic de la Mirandole

imaginant quelle a pu ecirctre la parole de Dieu srsquoadressant au premier homme

Nec certum sedem nec propriam faciem nec munus ullum peculiare tibi dedimus o Adam ut quam sedem quam faciem nec munera tute otaueris ea pro uoto pro tua sententia habeas et possideas Definita ceteris natura intra praescriptas a nobis leges coercetur Tu nullis angustiis coerictus pro tuo arbitrio in cuius manu te posui tibi illam praefinies (hellip) Nec te caelestem neque terrenum neque mortalem neque immortalem feciums ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor in quam malueris tute formam effingas Poteris in

188

Plat Reacutepublique X [619b-d] Cf supra

131

inferiora quae sunt bruta degenerare poteris in superiora quae sunt diuina ex tui animi sententia regenerari189

La digniteacute de lrsquohomme reacutesiderait donc dans son indeacutetermination originelle dans le fait que

rien pas mecircme un instinct ne le preacutedispose irreacutemeacutediablement agrave toujours adopter un mecircme

comportement plutocirct qursquoun autre qursquoil possegravede un potentiel creacuteatif gracircce auquel il est

capable certes du pire mais aussi du meilleur et donc meacuterite drsquoecirctre respecteacute en tant que tel

Cette ideacutee eacutetait audacieuse agrave lrsquoeacutepoque de Pic de la Mirandole (qui connut la prison et lrsquoexil)

et lrsquoaurait eacuteteacute encore davantage du temps de Platon ougrave le principe drsquoisonomie rendait

lrsquoindividu inconcevable de jure au sein de la citeacute mais cette belle ideacutee drsquoordre parfait ne

se heurtait-elle pas agrave la reacutealiteacute drsquoun chaos originel qursquoHeacutesiode lui-mecircme situait agrave lrsquoorigine

du monde et sans lequel il nrsquoy aurait mecircme pas eu de cosmos organiseacute possible Comme

le fait remarquer Pierre Pontier degraves lrsquointroduction de son eacutetude Trouble et ordre chez

Platon et Xeacutenophon les dialogues ne cessent de mettre en valeur laquo le constat drsquoune reacutealiteacute

sociale grecque impreacutevisible dont la stabiliteacute est sans cesse menaceacutee raquo190 Ainsi

lrsquoexpeacuterience que la moderniteacute pourrait qualifier de traumatique de la condamnation de

Socrate nrsquoa pas pu manquer de rendre Platon sensible agrave la possibiliteacute de respecter ses

semblables malgreacute leurs diffeacuterences de ne pas condamner systeacutematiquement leurs

comportements aussi insolites (au sens fort de non-habituel) soient-ils et de leur laisser la

possibiliteacute drsquointroduire dans ce monde la nouveauteacute radicale agrave laquelle ils sont capables de

donner le jour Il est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard que Socrate est toujours extrecircmement

respectueux de ses interlocuteurs mecircme les plus agressifs agrave son eacutegard

laquo Socrate opegravere comme une transposition de la regravegle deacutemocratique de la deacutelibeacuteration en commun qui lrsquoamegravene agrave mettre en eacutevidence le caractegravere fondamental de lrsquoeacutechange pour toute recherche et reacuteflexion (cela rompt avec la parole drsquoinitiation ou la parole de maicirctrise dont la contrepartie est lrsquoeacutecoute silencieuse du disciple) et par diffeacuterence avec lrsquousage sophistique de cette regravegle il promeut cet eacutechange en en faisant quelque chose drsquoabsolument gratuit portant sur des questions aussi cruciales que deacutesinteacuteresseacutees raquo191

Ce respect de lrsquointerlocuteur nrsquoa rien drsquoeacutetonnant puisque crsquoest agrave ce prix que la discussion

philosophique est possible le philosophe ne preacutetend aucunement deacutetenir le monopole de

189 PICO DELLA MIRANDOLA Giovanni De la digniteacute de lrsquohomme sect 5 18-23 [132r] laquo Nous ne trsquoavons donneacute ni place assureacutee ni aspect propre ni aucun don particulier Adam afin que la place lrsquoaspect et les dons que tu aurais toi-mecircme souhaiteacutes ce soit selon ton vœu et selon ton avis que tu les aies et les possegravedes La nature deacutefinie des autres est brideacutee dans le carcan des lois que nous avons prescrites Toi tu nrsquoes brideacute par aucun carcan crsquoest par ton propre jugement dans les mains duquel je trsquoai deacuteposeacute que tu deacutefiniras ta propre nature (hellip) Nous ne trsquoavons fait ni ceacuteleste ni terrestre ni mortel ni immortel afin que tu sois pour ainsi dire modeleur et auteur arbitral et honorifique de toi-mecircme ce gracircce agrave quoi tu peux te donner la forme que tu aurais preacutefeacutereacutee Tu pourras deacutegeacuteneacuterer en formes infeacuterieures qui sont bestiales tu pourras sur deacutecision de ton esprit reacutegeacuteneacuterer en formes supeacuterieures qui sont divines raquo 190 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p19 191 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p165

132

la veacuteriteacute et compte sur autrui pour lrsquoaider agrave la deacutecouvrir il est donc de son devoir de

respecter autrui de reconnaicirctre de la valeur agrave sa parole il serait contradictoire de sa part

qursquoil prenne autrui de haut comme le ferait un sophiste infatueacute de son savoir au point de se

croire supeacuterieur agrave tout le monde agrave lrsquoimage de Thrasymaque srsquoeacutetonnant de ne pas ecirctre

applaudi par Socrate (ἀλλὰ τί οὐκ ἐπαινεῖς ἀλλ᾽ οὐκ ἐθελήσεις192) Agrave rebours de cette

attitude arrogante le philosophe est au contraire le premier agrave souligner que personne nrsquoest

irreacutemeacutediablement ignorant pas mecircme un petit esclave dans son rapport agrave autrui la

deacutemarche philosophique ne saurait ecirctre agrave sens unique elle se nourrit de la parole drsquoautrui

et en retour lui vient en aide crsquoest donc dire si Xeacutenophon avait raison de preacutesenter

Socrate βουλόμενος ἀνθρώποις χρῆσθαι καὶ ὁμιλεῖν ταύτην κέκτημαι193

La question du souci du respect drsquoautrui pourrait sembler anecdotique mais il est

tregraves clair que la conviction que lrsquoacircme est immortelle a eacuteteacute (et reste) un puissant aiguillon

au sein des populations pour conduire les hommes agrave agir en respectant sinon une eacutethique

au moins leur prochain Il a eacuteteacute dit anteacuterieurement que lrsquoexpeacuterience au cours de laquelle

lrsquohomme vivait lrsquoindeacutependance de son acircme vis-agrave-vis du corps eacutetait eacutegalement celle ougrave il se

deacutecouvrait la possibiliteacute drsquoagir autrement qursquoen cherchant agrave satisfaire ses appeacutetits et que

donc la conviction relative agrave lrsquoimmoraliteacute de lrsquoacircme est voisine pheacutenomeacutenologiquement

parlant de lrsquoeacutemergence de la conscience eacutethique les deux ideacutees se nourrissent

mutuellement et il ne faut pas sous-estimer lrsquoimportance qursquoa pu avoir en tant que rempart

du respect de la digniteacute humaine la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Il est drsquoailleurs

patent que la deacuteperdition de la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme va aujourdrsquohui de pair avec un

certain nihilisme moral une certaine reacuteduction de lrsquohomme agrave son organisme dont les

signes avant-coureurs au XIXe siegravecle avaient eacuteteacute deacutenonceacutes drsquoune maniegravere peut-ecirctre plus

cinglante que par Nietzsche par Rainer Maria Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids

Brigge ougrave lrsquoauteur deacutenonce avec une ironie grinccedilante (et glaccedilante) une certaine

laquo somatisation raquo de la mort au travers de la description drsquoun sanatorium ougrave les malades

sont envoyeacutes pour mourir sans aucun eacutegard envers leur individualiteacute laquo Cet excellent hocirctel

est tregraves ancien Deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque du roi Clovis on y mourait dans quelques lits Agrave preacutesent on

y meurt dans cent cinquante-neuf lits En seacuterie bien entendu raquo194 Par laquo mort en seacuterie raquo il

faut comprendre la mort deacutepersonnaliseacutee deacutesindividualiseacutee ougrave chaque personne nrsquoest plus

qursquoun paquet de chair dont les fonctions vitales cessent agrave un moment x ou y drsquoecirctre

192 Plat Reacutepublique I [338 c] laquo Et bien tu ne [me] fais pas de louanges Ah tu nrsquoy consentiras pas raquo 193 Xen Banquet 210 laquo Deacutesireux drsquoavoir commerce avec les humains et de les freacutequenter raquo Cf Annexe 2 194 RILKE Rainer Maria Œuvres tome 1 p522

133

exerceacutees Rilke prend acte en fait du deacuteni de la mort qui caracteacuterise la moderniteacute laquo Qui

attache encore du prix agrave une mort bien exeacutecuteacutee Personne raquo195 Ce deacuteni de la mort est

pour le moins paradoxal puisque la mort tout en ayant eacuteteacute relativement maitriseacutee gracircce aux

avanceacutees de la meacutedecine est deacutesormais plus effrayante qursquoelle ne lrsquoavait jamais eacuteteacute

auparavant sa deacutefinition se reacuteduisant deacutesormais agrave la cessation deacutefinitive de lrsquoexercice des

fonctions vitales et la possibiliteacute drsquoune destineacutee post mortem de lrsquoacircme nrsquoeacutetant mecircme plus

seulement envisageacutee Un des effets pervers de cette attitude et non le moindre est le

traitement que lrsquoon risque drsquoinfliger aux individus sanitairement condamneacutes ndash crsquoest

justement pour preacutevenir ce risque que les deacutebats concernant lrsquoeacutethique meacutedicale se

multiplient aujourdrsquohui Certes lrsquohomme nrsquoa pas neacutecessairement besoin de croire agrave

lrsquoimmortaliteacute de son acircme pour respecter son prochain y compris durant ses derniers jours

mais il est clair qursquoen tenant bien compte par cette croyance du fait que lrsquohomme nrsquoest

pas qursquoun tas de viande il se donne agrave lui-mecircme un puissant rempart contre la tentation de

cette attitude deacutegradante Il est drsquoailleurs clair que lrsquoon nrsquoest disposeacute agrave accorder sans

concession une acircme immortelle qursquoaux hommes que lrsquoon respecte en tant que tels comme

ont pu le laisser voir les tractations meneacutees jadis pour savoir srsquoil fallait reconnaicirctre ou non

une telle acircme aux laquo primitifs raquo aussi perverses ces interrogations puissent-elle paraicirctre

aujourdrsquohui elles avaient au moins le meacuterite de toujours reconnaicirctre une acircme agrave certains

individus (au deacutetriment de beaucoup drsquoautres il est vrai) tandis que la tendance moderne

consisterait plutocirct agrave ne plus reconnaicirctre une acircme agrave qui que ce soit et agrave consideacuterer que toutes

les vies humaines se valent que chaque individu est en quelque sorte remplaccedilable ndash cette

conviction est exacerbeacutee par la technique moderne la machine permettant la reproduction

agrave lrsquoinfini drsquoun mecircme objet rendant du mecircme coup le savoir-faire individuel superflu de

mecircme que lrsquoarmement moderne rend lrsquoacte drsquoheacuteroiumlsme individuel tout aussi superflu

Il reste que la deacutecouverte de ce que la moderniteacute appelle la laquo digniteacute humaine raquo

comprise comme lrsquoimpossibiliteacute de reacuteduire lrsquohomme agrave ses organes et dans la possibiliteacute de

chercher un bien qui transcende la neacutecessiteacute vitale doit coiumlncider pheacutenomeacutenologiquement

avec lrsquoexpeacuterience de sortie du corps crsquoest en raison directe de cet eacutetroit voisinage que la

foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme a pu constituer un puissant rempart pour le respect de cette

digniteacute Lrsquoun nrsquoengendre pas lrsquoautre le rapport nrsquoest pas automatique il est parfaitement

envisageable de respecter la digniteacute humaine chez soi ou chez autrui sans pour autant

accorder de creacutedit agrave la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme de mecircme que rien nrsquoempecircche celui

195 Ibid

134

qui croit en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme de bafouer la digniteacute humaine (crsquoest ce que fait par

exemple le precirctre catholique qui donne sa caution morale au bourreau) il nrsquoempecircche que

crsquoest le mecircme mouvement humain drsquoauto-compreacutehension qui engendre les deux ideacutees qui

peuvent donc srsquoeacutepauler mutuellement Tel est le rapport qursquoelles entretiennent et sur lequel

Platon lui-mecircme srsquoest appuyeacute pour eacutetayer ses propres recommandations eacutethiques

Puisque la digniteacute humaine se fait jour dans lrsquoexpeacuterience asceacutetique celle ougrave

lrsquohomme se libegravere des contraintes que lui impose le fait de ne pas ecirctre pur esprit et

entrevoit une eacuteventuelle indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps ceci explique aussi

pourquoi tout ce qui semble contraire agrave cette digniteacute est releacutegueacute dans le corporel au risque

drsquoeacutetablir entre lrsquoacircme et le corps une fracture ontologique radicale calqueacutee sur la frontiegravere

que le manicheacuteisme trace entre le bien et le mal fracture qui ne saurait ecirctre qursquoillusoire

dans lrsquoabsolu comme le dit Leibniz agrave la fin de son Addition au nouveau systegraveme lorsqursquoil

mentionne les laquo combats qursquoon suppose entre le corps et lrsquoacircme raquo196 ndash le simple usage du

verbe laquo supposer raquo de la part de cet eacuterudit qui maicirctrisait parfaitement la langue franccedilaise

est reacuteveacutelateur drsquoune certaine meacutefiance envers ce preacutejugeacute de fait Leibniz cherche agrave

reacutehabiliter lrsquounion de lrsquoacircme avec le corps comme manifestation de la loi de lrsquoharmonie

preacuteeacutetablie comme conseacutequence de lrsquoaction divine disposant les choses de maniegravere agrave

constituer le meilleur des mondes possibles il est donc logique qursquoil suggegravere que lrsquoacircme

nrsquoest pas complegravetement innocente Il est leacutegitime drsquoappeler perturbations ou passions les

pheacutenomegravenes constituant la part non-voulue non-choisie de notre activiteacute spirituelle mais

nous ne parvenons pas agrave toleacuterer agrave assumer cet involontaire et crsquoest pourquoi nous le

releacuteguons dans le corporel alors mecircme quil ne fait que repreacutesenter le corps qui lui-mecircme

ne srsquoexprime pas Leibniz se refuse agrave nier la compleacutementariteacute fondatrice de lrsquoacircme et du

corps lagrave ougrave on aurait spontaneacutement tendance agrave penser que lrsquoabsence drsquoabsolue spiritualiteacute

qui caracteacuterise lrsquohomme serait une anomalie contre laquelle il faudrait lutter Leibniz

redonne agrave ce fait son statut de veacuteriteacute premiegravere de lrsquoecirctre humain il reste qursquoune

compreacutehension laquo vulgaire raquo de la digniteacute humaine conduit agrave attribuer au seul corps la

responsabiliteacute de ce qui est veacutecu comme contraire agrave cette digniteacute la leacutegitimiteacute de lrsquounion

acircme-corps nrsquoest pas ce que lrsquoon reconnaicirct spontaneacutement du moins pas avec le corps tel

qursquoil est crsquoest-agrave-dire constituant agrave la fois une ouverture sur le monde et une clocircture de

notre point de vue il serait plus laquo normal raquo pour lrsquoesprit humain que rien ne puisse entraver

le respect plein et entier de notre digniteacute Ce bref deacutetour par Leibniz nrsquoeacutetait pas hors-sujet

196 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Systegraveme nouveau de la nature et de la communication des substances p154

135

dans la mesure ougrave Leibniz exprime des ideacutees qui nrsquoeacutetaient pas totalement eacutetrangegraveres agrave

Platon qui eacutetait loin drsquoecirctre aussi radical qursquoil nrsquoy paraicirct sur cette question il a deacutejagrave eacuteteacute

souligneacute que lrsquooctroi drsquoune acircme agrave un corps particulier nrsquoeacutetait pas laisseacute au hasard et mecircme

si Platon deacutesignait le corps comme un κακόν (chose mauvaise) [66b] dans le Pheacutedon il

employait tout de mecircme pour deacutesigner le rapport que lrsquoacircme entretient avec elle le verbe

συμϕύρω que Leacuteon Robin traduit par laquo peacutetrir raquo mais qui peut eacutegalement signifier

laquo confondre raquo ou laquo reacuteunir en un bloc raquo de toute faccedilon mecircme lorsqursquoun boulanger peacutetrit sa

pacircte pour en faire du pain il veille agrave ce qursquoelle soit bien homogegravene Platon nrsquoouvre donc

pas le Pheacutedon en deacutefinissant lrsquounion acircme-corps comme une anomalie mais comme un

donneacute de fait qui certes nrsquoa pas eacuteteacute choisi mais qursquoil faut bon greacute mal greacute accepter

comme tel le triomphe du souci de son acircme ou pour reprendre la terminologie

moderne de la digniteacute humaine nrsquoest pas drsquoobeacuteir agrave lrsquoeacutethique malgreacute le corps mais bien

drsquoobeacuteir agrave lrsquoeacutethique avec le corps Les eacutecrits platoniciens nrsquoen sont pas moins reacuteveacutelateurs

drsquoune tendance agrave ranger du cocircteacute du corps tout ce que son ecirctre comporte de non-choisi

drsquoeacuteventuellement contraire agrave lrsquoeacutethique parfaite que lrsquohomme deacutecouvre en mecircme temps que

sa capaciteacute agrave srsquoaffranchir des affections corporelles Platon ne reprend cependant pas agrave son

compte cette ideacutee et aurait mecircme plutocirct tendance agrave nous mettre implicitement en garde

contre cette faciliteacute

3 Agrave lrsquoeacutechelle de la citeacute de lrsquoexigence de justice absolue

Distinguer lrsquohomme seul de lrsquohomme dans ses interactions avec autrui revient agrave

parler du mecircme homme sous deux aspects apparemment diffeacuterents mais absolument

inseacuteparables tous deux constitutifs de lrsquohomme en tant que tel agrave la fois absolument

singulier et absolument pluriel ou pour le dire en termes plus poeacutetiques agrave la fois solitaire

et solidaire au sein de son espegravece Que lrsquoon considegravere comme Aristote que la vie au sein

de la citeacute est ce qui distingue lrsquohomme des autres animaux au point de le deacutefinir comme un

laquo animal politique raquo ou que lrsquoon pense comme la philosophie politique moderne que la

vie laquo politique raquo (la vie au sein de la citeacute au sens premier du mot πόλίς) est la reacutesultante

drsquoune convention rendue neacutecessaire pour eacuteviter de vivre perpeacutetuellement dans la peur

drsquoune mort violente sous les coups drsquoautrui (encore faut-il se garder de prendre au pied de

la lettre la fiction de laquo lrsquoeacutetat de nature raquo) il reste que la pluraliteacute est lrsquoune des conditions

premiegraveres et indeacutepassables de la vie humaine les Romains ne srsquoy trompaient pas en

employant lrsquoexpression inter homines esse (ecirctre parmi les hommes) comme synonyme de

136

laquo vivre raquo et inter homines esse desinere (cesser drsquoecirctre parmi les hommes) comme

synonyme de laquo mourir raquo Degraves lors si lrsquoon peut admettre agrave la rigueur qursquoil suffit agrave

lrsquoindividu de se consideacuterer isoleacutement pour acqueacuterir la conviction que son acircme est

immortelle il ne pourrait pas en faire une loi geacuteneacuterale valant pour tout homme srsquoil ne

faisait pas le mecircme constat concernant lrsquoensemble des hommes qui lrsquoentourent et dont il ne

peut jamais partager qursquoimparfaitement les expeacuteriences personnelles de sortie du corps ndash

pour cette raison si cette expeacuterience constituait une base suffisante pour analyser le rapport

qursquoentretient la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme avec notre deacutesir drsquoeacutethique crsquoest sur

une base diffeacuterente et peut-ecirctre plus simple agrave cerner (en tout eacutetat de cause il ne sera pas

neacutecessaire drsquoy consacrer plus drsquoun paragraphe) qursquoil convient drsquoeacutetudier le rapport

qursquoentretient cette conception avec notre exigence de justice

On entend communeacutement par laquo justice raquo la notion au nom de laquelle nul ne doit

faire de tort agrave autrui le priver de ce qui lui revient de droit faute de quoi lrsquoindividu fautif

devra reacutepondre de ses actes devant la communauteacute cette deacutefinition pegraveche eacutevidemment par

son caractegravere assez vague nrsquoimporte qui peut mettre pour ainsi dire ce qursquoil veut quand il

faut deacutefinir en quoi peut consister le tort fait agrave autrui quel bien revient de droit agrave qui et

quelles sanctions doivent subir ceux qui enfreignent les regravegles qui en deacutecoulent Toute citeacute

tout Eacutetat se dote de lois qui ont sinon pour preacutetention au moins pour objectif drsquoecirctre justes

mais il ne srsquoest encore jamais trouveacute de leacutegislation dont le caractegravere juste nrsquoait jamais eacuteteacute

remis en cause la justice absolue et indiscutable nrsquoest pas de ce monde et Platon en savait

quelque chose Le mythe de Cronos dans le Gorgias contient sans doute en filigrane une

critique de la justice telle qursquoelle est rendue dans la citeacute quand il raconte que les hommes

eacutetaient jadis jugeacutes par les juges divins avant leur mort donc quand leurs acircmes occupaient

encore leurs corps lesquels brouillaient lrsquoappreacuteciation des juges qui eux-mecircmes eacutetaient

encore vivants et sensibles aux apparences mais lrsquoessentiel est dans la manifestation par

ce mythe drsquoune exigence de justice absolue

Πολλοὶ οὖν ἦ δ ὅς ψυχὰς πονηρὰς ἔχοντες ἠμφιεσμένοι εἰσὶ σώματά τε καλὰ καὶ γένη καὶ πλούτους καί ἐπειδὰν ἡ κρίσις ᾖ ἔρχονται αὐτοῖς πολλοὶ μάρτυρες μαρτυρήσοντες ὡς δικαίως βεβιώκασιν οἱ οὖν δικασταὶ ὑπό τε τούτων ἐκπλήττονται καὶ ἅμα καὶ αὐτοὶ ἀμπεχόμενοι δικάζουσι πρὸ τῆς ψυχῆς τῆς αὑτῶν ὀφθαλμοὺς καὶ ὦτα καὶ ὅλον τὸ σῶμα προκεκαλυμμένοι Ταῦτα δὴ αὐτοῖς πάντα ἐπίπροσθεν γίγνεται καὶ τὰ αὑτῶν ἀμφιέσματα καὶ τὰ τῶν κρινομένων197

197 Plat Gorgias [523c-d] laquo Or beaucoup drsquohommes ayant des acircmes perverses sont revecirctus de beaux corps de noblesse de richesse et quand vient le jugement de nombreux teacutemoins leur viennent teacutemoignant qursquoils ont veacutecu suivant la justice les juges sont troubleacutes par ceci et eux-mecircmes siegravegent enveloppeacutes de la mecircme faccedilon recouverts par des yeux par des oreilles et par un corps tout entier devant leur acircme Tout cela leur fait eacutecran et aussi bien leurs propres vecirctements que ceux des preacutevenus raquo

137

Cronos qui est le locuteur dans cet extrait aurait mis bon ordre agrave cette situation en faisant

en sorte que les hommes paraissent devant les juges avec leur acircme mise agrave nu face agrave des

juges deacutesormais deacutesincarneacutes de faccedilon agrave ce que leurs acircmes seules soient visibles dans leur

entiegravereteacute avec lrsquoensemble de lrsquoacquis accumuleacute sur terre pour des juges qui eux-mecircmes se

reacutesument agrave des acircmes et ne pourront donc plus ecirctre perturbeacutes par quoi que ce soit dans leur

exercice plein et entier de la justice Agrave cet eacutegard lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme satisferait donc

une exigence de justice qui ne se reacutesume pas au bon deacuteroulement des affaires judiciaires et

ne pourrait ecirctre satisfaite que par le jugement absolument deacutefinitif de tous les individus

chaque faute commise eacutetant deacutecompteacutee agrave son juste prix Cette aspiration est preacutesente dans

toutes les cultures et on en trouve encore aujourdrsquohui des traces dans les notions de

laquo jugement dernier raquo ou de laquo grand soir raquo agrave tel point que la justice humaine en tant qursquoelle

est humaine et susceptible drsquoerreurs est perpeacutetuellement sujette agrave une tension entre sa

faillibiliteacute et son aspiration agrave ecirctre deacutefinitive Il ne suffit pas agrave lrsquohomme que justice soit

rendue encore faut-il qursquoelle soit rendue de faccedilon indiscutable que les criminels soient

punis dans lrsquoexacte juste mesure de ce qursquoils ont commis et sans erreur tel est lrsquoobjectif

vers lequel tend toute justice humaine (sans quoi elle se priverait aussitocirct de sa raison

drsquoecirctre) sans jamais pouvoir y arriver preacuteciseacutement parce qursquoelle est humaine De mecircme que

lrsquoindividu en quecircte drsquoeacutethique la citeacute en quecircte de justice cherche lrsquoabsolu et ne trouve que

le relatif elle doit se satisfaire de jugements susceptibles drsquoerreur agrave propos desquels rien

ne peut jamais ecirctre acquis La marge drsquoerreur de la justice des hommes est drsquoautant plus

grande qursquoelle juge premiegraverement les actes et ne se soucie guegravere des intentions ou alors

secondairement comme le deacuteplorait en son temps Abeacutelard Non enim homines de

occultisset de manifestis iudicare possunt nec tam culpe reatum quam operis pensant

effectum Deus uero solus qui non tam quae fiunt quam quo animo fiant attendit

ueraciter in intencione nostra reatum pensat198 Il est notoire que la justice meacutedieacutevale se

focalisait sur les actes seuls agrave tel point qursquoil nrsquoeacutetait pas tellement rare que mecircme des

animaux soient traduits en justice et condamneacutes (plus ou moins freacutequemment suivant les

anneacutees et les reacutegions bien entendu) le droit moderne tend agrave tenir compte des intentions

avec lrsquointroduction par exemple de la notion drsquohomicide involontaire ou causeacute par

imprudence mais cette eacutevolution loin de satisfaire davantage lrsquoaspiration agrave une justice

absolue nrsquoen rend que drsquoautant plus complexe le travail des magistrats pour la bonne

198 ABEacuteLARD Pierre Scito te ipsum I 25 2-3 Cf Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst p204 laquo En effet les hommes peuvent juger non pas sur ce qui est cacheacute mais sur ce qui est manifeste et ils ne pegravesent pas tant le peacutecheacute que lrsquoeffet de lrsquoacte Mais seul Dieu qui nrsquoest pas tant attentif agrave ce qui est fait qursquoagrave lrsquoesprit dans lequel cela est fait pegravese vraiment notre peacutecheacute agrave lrsquointentionraquo

138

raison qursquoil nrsquoest jamais facile de connaicirctre avec certitude lrsquoeacutetat drsquoesprit drsquoun tiers

lrsquoexpression laquo se mettre agrave la place de quelqursquoun raquo ne saurait ecirctre qursquoune image la justice

absolue agrave laquelle lrsquohomme aspire ne jugerait pas les actes qui peuvent reacutesulter drsquoun plus

ou moins heureux concours de circonstances mais bien les individus en tant que tels sur la

base non pas des conseacutequences de leur activiteacute mais des principes qui y ont preacutesideacute dans

les repreacutesentations du laquo jugement dernier raquo une frontiegravere claire et indiscutable est traceacutee

entre les justes et les reacuteprouveacutes il devient enfin envisageable de placer les premiers agrave

droite et les seconds agrave gauche du Christ pantocrator dont le jugement est dernier

preacuteciseacutement parce qursquoil ne peut plus ecirctre contesteacute dans la mesure ougrave il ne se contente pas

de sanctionner ou de reacutecompenser mais classifie les hommes les deacutefinit absolument ndash la

proximiteacute entre laquo deacutefinir raquo et laquo deacutefinitif raquo nrsquoest pas due au hasard Camus ne se trompe pas

lorsqursquoil fait dire agrave Jean-Baptiste Clamence que laquo lrsquoEnfer doit ecirctre ainsi des rues agrave

enseignes et pas moyen de srsquoexpliquer On est classeacute une fois pour toutes raquo199 Il doit en

aller ainsi eacutegalement du paradis les laquo bons raquo sont eux aussi classeacutes une fois pour toutes

comme laquo bons raquo sans avoir la neacutecessiteacute de se justifier Le mythe de Cronos preacuteciseacutement

preacutefigure de telles conceptions en proposant de mettre les acircmes laquo agrave nu raquo afin que le

caractegravere bienveillant ou malveillant des volonteacutes ne fasse plus aucun doute la mort offre

donc lrsquoespoir drsquoune justice absolue qui ne peut pas exister ici-bas lagrave ougrave aucun jugement ne

saurait ecirctre dernier

Il faut probablement voir dans cette possibiliteacute drsquoun jugement deacutefinitif dont lrsquoacircme

ferait lrsquoobjet apregraves la mort du corps une image du sort que la posteacuteriteacute reacuteserve

effectivement agrave un individu apregraves son deacutecegraves la mort constitue un formidable paradoxe

dans la mesure ougrave tout en faisant disparaicirctre lrsquoindividualiteacute elle lrsquoexacerbe Lorsque

lrsquoindividu meurt il nrsquoest plus rien il nrsquoest plus lagrave et cependant le simple fait qursquoil ait veacutecu

a eacuteteacute comme une petite reacutevolution sur terre on ne peut plus faire comme srsquoil nrsquoavait jamais

eacuteteacute au monde Le mort se tait ne fait plus rien mais on ne peut pas faire comme srsquoil nrsquoavait

jamais parleacute comme srsquoil nrsquoavait jamais rien fait la mort efface lrsquoecirctre sans lrsquoannuler il

demeure apregraves lui un avoir-eacuteteacute dont rien ne peut venir agrave bout de ce fait nous entretenons

un rapport plutocirct ambigu avec les œuvres (au sens le plus large possible) de ceux qui nous

ont preacuteceacutedeacutes sur terre nous savons qursquoils ne sont plus qursquoils ont disparu mais leur

preacutesence se fait cependant encore sentir quand bien mecircme nous ne saurions rien de leur

identiteacute ni de leur personnaliteacute Lrsquoindividu laisse toujours aussi teacutenue soit-elle une trace

199 CAMUS Albert La Chute p 56

139

de son passage sur terre la posteacuteriteacute ne peut jamais rester totalement indiffeacuterente agrave son

eacutegard mecircme lrsquooubli est un acte qui juge une action et lui donne une place ne serait-ce que

parce que lrsquooubli ne peut jamais ecirctre total au point de se caracteacuteriser par un effacement

brutal et immeacutediat de tout souvenir la plupart du temps on nrsquooublie que ce que lrsquoon veut

bien oublier Quand bien mecircme le reacutegime nazi aurait effectivement reacuteussi agrave exterminer le

peuple juif il nrsquoaurait jamais pu annuler le fait que ce peuple a existeacute Il semble qursquoen

enterrant ses morts en leur donnant une seacutepulture en faisant en sorte que leur passage sur

terre laisse une trace visible et tangible lrsquohomme ait tenu compte du fait que lrsquoavoir-eacuteteacute est

ineffaccedilable Non seulement lrsquoavoir-eacuteteacute est ineffaccedilable mais crsquoest preacuteciseacutement le passage de

lrsquoecirctre agrave lrsquoavoir-eacuteteacute qui rend enfin envisageable le jugement deacutefinitif lorsque lrsquoindividu

meurt il ne peut plus se deacutefendre il ne peut plus parachever son œuvre il ne peut plus se

laquo rattraper raquo sa vie devient un destin elle ne peut plus ecirctre autre que ce qursquoelle fut La

mort met un terme agrave la reacutealisation drsquoune œuvre qursquoelle laisse souvent inacheveacutee le

paradoxe est que la vie devient agrave cause de la mort suffisamment finie pour pourvoir ecirctre

appreacutehendeacutee par la connaissance et donc jugeacutee mais aussi suffisamment inacheveacutee pour

priver lrsquohomme de toute certitude de beacuteneacuteficier apregraves son deacutecegraves drsquoun jugement positif

Non contente drsquoachever tout en laissant inacheveacute la mort individualise absolument tout en

deacutepouillant de ce qui eacutetablissait lrsquoindividu en tant que citoyen lrsquoindividu qui meurt passe agrave

un autre reacutegime drsquoindividualiteacute qursquoil nrsquoest plus en mesure de fabriquer lui-mecircme de

faccedilonner dans son inteacuterecirct crsquoest une individualiteacute purement objective qui nrsquoexiste plus que

laquo pour autrui raquo et dans laquelle la subjectiviteacute (nous assumons la moderniteacute de ce terme) ne

peut plus intervenir La mort exacerbe lrsquoindividualiteacute tout en la faisant disparaicirctre la fait

passer du statut drsquoentiteacute dynamique et eacutevolutive agrave celui drsquoentiteacute statique et acheveacutee la

personnaliteacute du mort devient pour les survivants un objet de connaissance parmi les

autres qursquoil est possible drsquoappreacutehender de qualifier de juger laquo une fois pour toutes raquo

dans son besoin de justice absolue lrsquohomme classifie les morts il se sent habiliteacute agrave le faire

dans la mesure ougrave leur œuvre est acheveacute (le singulier et le masculin sont volontaires) et

constitue enfin un tout dont on peut rendre compte lrsquoindividu nrsquoeacutetant plus lagrave pour faire

eacutecran entre le regard drsquoautrui et les conseacutequences de son activiteacute ndash nrsquoest-ce pas finalement

ce que dit en termes imageacutes le mythe de Cronos

Bien entendu cette possibiliteacute de porter un jugement deacutefinitif sur lrsquoactiviteacute des

deacutefunts est illusoire la connaissance historique est une perpeacutetuelle construction la science

historique nrsquoest nullement une science exacte dans la mesure ougrave elle ne se limite pas agrave une

eacutenumeacuteration de dates ne se reacutesume pas agrave constater les faits mais drsquoabord agrave les expliquer agrave

140

en essayer drsquoen deacuteterminer les causes et donc agrave tenter de connaicirctre les mobiles ayant

conduit les acteurs de lrsquohistoire agrave agir drsquoune certaine faccedilon plutocirct que drsquoune autre ce sur

quoi il ne peut pas y avoir de certitude deacutefinitive pour les mecircmes raisons qursquoil est

pratiquement impossible agrave un juge de connaicirctre avec exactitude les intentions drsquoun

preacutevenu En somme juger un mort nrsquoest pas plus aiseacute que juger un vivant dans le premier

cas on nrsquoa comme avantage relatif par rapport au second que le fait que lrsquoindividu nrsquoest

plus lagrave pour se deacutefendre ne peut donc plus brouiller la reacuteception que lrsquoon peut avoir de son

activiteacute et que sa vie eacutetant acheveacutee est susceptible drsquoecirctre appreacutehendeacutee dans son entiegravereteacute

nrsquoeacutetant plus en construction quand la vie est acheveacutee lrsquoindividu mort est comme un

bacirctiment dont la construction est acheveacutee dans lequel il est loisible agrave chacun de peacuteneacutetrer agrave

lrsquoentreacutee duquel il nrsquoest plus eacutecrit laquo chantier interdit au public raquo lrsquoouverture au public ne

signifie pas que ce public va pouvoir connaicirctre tous les secrets de fabrication du bacirctiment

mais lrsquoouverture constitue deacutejagrave un progregraves consideacuterable vers cette connaissance En

somme le deacutepouillement de lrsquoindividu de son ecirctre civique par la mort est la seule ouverture

dont nous beacuteneacuteficions vers la possibiliteacute de juger absolument un homme pour pouvoir le

classifier deacutefinitivement (cette expression est drsquoailleurs agrave la limite du pleacuteonasme) elle est

une bregraveche dans laquelle notre exigence de justice absolue ne manque pas de srsquoengouffrer

assumant un risque de se tromper deacutesormais amoindri faute drsquoecirctre annihileacute La floraison

moderne de la biographie en tant que genre plaide en faveur de la reacutealiteacute de cette exigence

en effet aucun biographe nrsquoa la preacutetention drsquoecirctre complegravetement objectif mecircme si crsquoest

avec honnecircteteacute qursquoil megravene des recherches sur la personne dont il raconte la vie sa

deacutemarche nrsquoest jamais totalement gratuite il fait bien le choix drsquoeacutecrire ce reacutecit parce qursquoil

juge cela neacutecessaire que ce soit pour reacutehabiliter une personne honnie ou au contraire pour

relativiser la leacutegende doreacutee drsquoun personnage hisseacute sur un pieacutedestal ndash nous avons interrogeacute agrave

ce sujet au moment de la sortie de sa biographie de Louise de Keroual200 lrsquohistorien Alain

Boulaire qui tint alors des propos plaidant en faveur de cette ideacutee notamment lorsqursquoil

eacutevoqua son projet concreacutetiseacute depuis drsquoune biographie de Charles II drsquoAngleterre201 dont

Louise de Keroual fut longtemps la maicirctresse et que la posteacuteriteacute a surnommeacute le merry

monarch lui donnant une reacuteputation de frivoliteacute qui meacuterite pourtant drsquoecirctre relativiseacutee

laquo Derriegravere lrsquoapparence de frivoliteacute drsquoamusement de jeu il a reacuteussi agrave garder lrsquouniteacute de lrsquoAngleterre ce qui nrsquoeacutetait pas eacutevident apregraves la parenthegravese de Cromwell et la deacutecapitation de

200 BOULAIRE Alain Louise de Keroual maicirctresse du roi drsquoAngleterre et agente de Louis XIV Le Teacuteleacute-gramme Paris 2011 201 BOULAIRE Alain Charles II le joyeux monarque Roi drsquoAngleterre (1630-1685) France-Empire Paris 2013

141

son pegravere drsquoailleurs son fregravere va perdre le trocircne trois ans apregraves Deuxiegraveme prouesse il a deacutefinitivement fait de la marine anglaise la premiegravere marine europeacuteenne et il a conquis beaucoup de colonies outre-mer Donc ce que je veux montrer crsquoest laquo joyeux monarque raquo certes mais beaucoup moins futile et frivole qursquoon ne lrsquoimagine souventhellip raquo202

Plus encore que la floraison de la biographie sont reacuteveacutelateurs de cette exigence de justice

absolue les procegraves posthumes de prime abord il peut sembler vain de chercher agrave

reconnaicirctre la culpabiliteacute ou lrsquoinnocence drsquoune personne qui nrsquoeacutetant plus de ce monde ne

peut plus ecirctre sanctionneacutee ni mecircme deacutedommageacutee en reacutealiteacute ces procegraves posthumes sont agrave

interpreacuteter comme une tentative de la part de la justice humaine de se rapprocher de

lrsquoideacuteal de justice absolue qui lui donne sa raison drsquoecirctre la justice reconnait ses erreurs et

cherche agrave les reacuteparer non pas seulement par eacutegard envers ceux qui en ont eacuteteacute les victimes

directes ou indirectes mais plutocirct par respect envers sa propre mission

Il nrsquoest pas anodin que le genre biographique et la pratique du procegraves posthume

aient pu tous deux connaicirctre une importante floraison preacuteciseacutement agrave une eacutepoque marqueacutee

par une certaine deacuteperdition de la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme cette coiumlncidence

srsquoexplique par le fait que si lrsquohomme peut renoncer agrave croire en lrsquoimmortaliteacute de son acircme il

ne renonce pas agrave ce que devait permettre cette croyance sur le plan judiciaire agrave savoir que

justice puisse ecirctre rendue de faccedilon deacutefinitive et indiscutable mecircme longtemps apregraves la mort

individuelle en drsquoautres termes aussi longtemps qursquoil eacutetait couramment admis que tout

homme allait devoir rendre compte de sa conduite lorsque son acircme aura quitteacute son

enveloppe charnelle on pouvait srsquoaccommoder de lrsquoimperfection de la justice humaine la

justice divine venant pallier cette imperfection mais agrave partir du moment ougrave la justice

humaine se retrouve seule lui incombe alors le devoir de satisfaire lrsquoexigence de justice

absolue et donc de juger les morts ce que la disparition du rocircle civique de lrsquoindividu et la

cessation (plutocirct que lrsquoachegravevement) de son œuvre vitale pheacutenomegravenes tous deux provoqueacutes

par le deacutecegraves rendent enfin sinon effectivement possible du moins envisageable en tout

cas moins ardu que lorsque lrsquohomme pouvait encore se deacutefendre et que sa vie eacutetait encore

en construction

202 Propos recueillis en mai 2011 httplegraoullydechainefr20110603interview-alain-boulaire

142

143

Chapitre 3 Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain

En derniegravere analyse le preacuteceacutedent chapitre ne fait qursquoappliquer agrave lrsquoexigence

drsquoeacutethique et de justice ce que le premier avait deacutejagrave constateacute concernant le deacutesir de

connaissance agrave savoir lrsquoideacutee drsquoune conscience humaine en quecircte drsquoabsolu et ne rencontrant

que le relatif la possibiliteacute de lrsquoabsolu se manifestant dans le cadre drsquoune expeacuterience de

libeacuteration partielle de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps Crsquoest dans une perspective tregraves diffeacuterente

que nous ouvrons ce troisiegraveme chapitre Certes comme suggeacutereacute preacuteceacutedemment il serait

anachronique de mobiliser le concept drsquoindividu pour commenter lrsquoœuvre de Platon

drsquoautant que le monde grec se veut le monde de lrsquoisonomie il est cependant un aspect de

ce qui constitue lrsquoindividu au sens moderne du terme que Platon pouvait ignorer agrave savoir

le fait qursquoil est toujours absolument unique qursquoil ressemble agrave tous les autres sans leur ecirctre

absolument assimilable qursquoil est toujours susceptible drsquointroduire dans ce monde qui lrsquoa

preacuteceacutedeacute existentiellement une nouveauteacute radicale que nul ne pouvait anticiper et manifeste

ainsi ce que nous appelons aujourdrsquohui son irreacuteductible singulariteacute singulariteacute qursquoil ne

cesse de construire en agissant de maniegravere autonome pour utiliser une formulation qui

rappellera Simone de Beauvoir on ne naicirct pas singulier on le devient mais on le devient

sans mecircme neacutecessairement le rechercher le simple fait drsquoagir de faccedilon autonome est une

marque de singulariteacute par laquelle lrsquoindividu se distingue au sein de lrsquoespegravece Tel est le

privilegravege de lrsquohomme le prix agrave payer de sa liberteacute la manifestation premiegravere du caractegravere

laquo non-choisi raquo de sa liberteacute ce agrave quoi il ne peut en aucun cas eacutechapper mecircme le refus

afficheacute de choisir est un choix par lequel lrsquohomme construit et manifeste un caractegravere qui

est le sien et nrsquoappartient agrave nul autre si respecter autrui revient agrave respecter sa capaciteacute agrave

introduire de la nouveauteacute ici-bas alors respecter la singulariteacute drsquoautrui revient agrave respecter

ses choix agrave lui reconnaicirctre une capaciteacute agrave faire un usage raisonneacute de sa liberteacute eacutegale agrave celle

de toute autre personne Cette repreacutesentation de lrsquohomme laquo condamneacute agrave ecirctre libre raquo nrsquoest

certes pas le fait de la Gregravece antique et encore moins de Platon et pourtant la personnaliteacute

de Socrate semble exacerber avec la bagatelle de vingt-cinq siegravecles drsquoavance la

revendication moderne du droit agrave la singulariteacute non ostentatoire ndash cette derniegravere expression

introduit une nuance tregraves importante en effet Socrate cet homme si mysteacuterieux

144

qursquoAlcibiade compare agrave un silegravene et Meacutenon agrave un poisson torpille qui nrsquoobeacuteit pas aux codes

non-eacutecrits de la vie au sein de la citeacute qui ne cherche pas lrsquoeacuteleacutegance dans un monde ougrave le

paraicirctre joue un rocircle central qui ne se soucie pas de gloire politique qui deacutebat sans se

conformer aux regravegles que suivent les plus brillants plaideurs mecircme quand sa propre vie est

en jeu cet homme-lagrave indubitablement se manifeste bien dans la citeacute comme

irreacuteductiblement singulier mais sa singulariteacute nrsquoa rien drsquoostentatoire car sa deacutemarche est

sans malice concentreacute sur sa quecircte de veacuteriteacute Socrate ne megravene aucune quecircte explicite de

singulariteacute il ne tire aucune gloriole de ne pas ecirctre semblable aux autres sa singulariteacute

afficheacutee nrsquoest pas celle drsquoun Diogegravene deacutelibeacutereacutement provocateur ni celle drsquoun incroyable

cultivant lrsquoextravagance dans la France du Directoire et encore moins celle drsquoun zazou

voulant agrave tout prix choquer la vieille geacuteneacuteration Socrate en effet respecte

scrupuleusement les lois de la citeacute et srsquoacquitte agrave la lettre de ses obligations de citoyen ce

qui fait de lui lrsquoun des premiers exemples de manifestation de lrsquoessence mecircme de

lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain qui ne consiste pas en une revendication

explicite voire criarde de son caractegravere unique mais reacuteside dans le simple fait drsquoagir de son

plein greacute on ne choisit pas drsquoecirctre unique mais on se choisit toujours une certaine uniciteacute

mecircme celui qui choisit de laquo faire comme les autres raquo se choisit une uniciteacute qui reacuteside

preacuteciseacutement dans le souci de se conformer agrave un modegravele de conduite qursquoil juge pertinent et

sa conduite ne pourra jamais ecirctre totalement semblable agrave celle drsquoun autre Il ne peut donc

pas y avoir drsquoindividu qui ne soit pas absolument singulier mecircme celui qui ne cherche pas

agrave se singulariser par un snobisme deacuteplaceacute et respecte la loi de la citeacute nrsquoen est pas moins

absolument singulier disons que la singulariteacute peut ecirctre plus ou moins visible pour autrui

dans le champ politique suivant ce que les citoyens ont lrsquohabitude de consideacuterer comme

laquo normal raquo Socrate de ce point de vue occupe un juste milieu (encore une fois) entre une

singulariteacute invisible comme celle drsquoAnytos et une singulariteacute exacerbeacutee au point

drsquoenfreindre ostensiblement les lois de la citeacute et de faire scandale comme celle

drsquoAlcibiade en somme il est irreacuteductiblement singulier sans se forcer agrave lrsquoecirctre ce qui le

rapproche de lrsquoindividu moderne Platon nrsquoignorait donc pas totalement ce que nous

appelons lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu notion qursquoil est drsquoautant plus important

drsquoexaminer que les repreacutesentations de lrsquoapregraves-mourir oscillent en permanence entre deux

hypothegraveses apparemment contradictoires agrave savoir la survie de lrsquoacircme individuelle drsquoune

part et la fusion de cette derniegravere dans une acircme universelle drsquoautre part Qursquoen est-il chez

Platon Il ne tranche jamais vraiment la question ne dit jamais tregraves clairement si lrsquoacircme

reste individuelle apregraves la mort ou non ainsi dans le Phegravedre elle est agrave la fois

145

suffisamment individuelle pour devoir reacutepondre de ses actes et agrave la fois suffisamment

impersonnelle pour pouvoir ecirctre incarneacutee indiffeacuteremment dans nrsquoimporte quel autre corps

sans conserver aucun souvenir de sa vie anteacuterieure Platon laisse en suspens cette question

voire ne la pose mecircme pas et laisse agrave ses successeurs le soin de la trancher il ne faut pas

srsquoen eacutetonner outre mesure car eacutetant donneacute que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est plus affaire de

μῦθος que de λόγος et que Platon ne la mobilise que dans la mesure ougrave elle sert ses

desseins protreptiques il est logique qursquoil ait laisseacute dans un relatif flou certains aspects qui

nrsquoeacutetaient pas directement utiles pour sa deacutemarche La conception suivant laquelle lrsquoacircme

serait deacutesindividualiseacutee par la mort a eacuteteacute volontiers priseacutee par certains penseurs

notamment dans lrsquoEurope du XVIIe siegravecle mais elle nrsquoa jamais vraiment convaincu agrave tout

prendre cette theacuteorie est deacutecevante et ne rend pas justice agrave lrsquoirreacuteductible singulariteacute de

lrsquoindividu elle rabaisse lrsquohomme au rang de simple rouage dans la meacutecanique de la nature

au lieu de le reconnaicirctre comme une fin en soi Aussi seacuteduisante puisse-t-elle paraicirctre pour

une exigence logique pointue elle se heurte au caractegravere irremplaccedilable de lrsquoipseacuteiteacute

personnelle dont rien ne saurait expliquer lrsquoeacuteventuel aneacuteantissement on ne peut imaginer

qursquoune entiteacute absolument individuelle puisse se deacutefaire de ce qui la rendait absolument

inassimilable agrave une autre de nature semblable srsquoil est concevable que lrsquoacircme quitte le corps

et cesse de lrsquoanimer nul nrsquoest spontaneacutement porteacute agrave admettre que le mecircme eacuteveacutenement

puisse ecirctre la cause drsquoun tel basculement ontologique Lrsquoideacutee drsquoune acircme universelle pour

laquelle le corps serait principe drsquoindividuation nrsquoest pas plus satisfaisante elle nrsquoest

mecircme pas complegravetement pertinente dans la mesure ougrave crsquoest au contraire lrsquoacircme qui est

principe drsquoindividuation pour un corps qui en tant que tel ressemble agrave nrsquoimporte quel

autre corps et ne serait qursquoune charogne sans nom et sans personnaliteacute srsquoil nrsquoy avait une

anima (acircme) pour lrsquoanimer Pour toutes ces raisons rien nrsquoexclut que les eacutecrits de Platon

soient eacutegalement reacuteveacutelateurs du lien eacutetroit qui existe entre la conception spontaneacutee de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et le constat de lrsquoirreacuteductible singulariteacute de chaque individu Nous

voici donc renvoyeacutes agrave une expeacuterience autre que lrsquoexpeacuterience asceacutetique qui a eacuteteacute

longuement examineacutee preacuteceacutedemment et qui srsquoen distingue drsquoautant plus qursquoelle ne suppose

pas neacutecessairement une mise agrave lrsquoeacutecart du corps bien au contraire le corps est le premier

lieu de manifestation de cette irreacuteductible singulariteacute faute drsquoen ecirctre le principe tandis que

lrsquoexpeacuterience extatique aurait plutocirct tendance agrave faire communier lrsquoacircme avec le monde et agrave

lrsquoen rendre solidaire au point de la deacutesindividualiser Il y a ici un paradoxe le corps est

lieu de manifestation et de neacutegation de lrsquoindividualiteacute tout agrave la fois un autre aspect du

statut drsquoorgane-obstacle de lrsquoacircme qui eacutechoit au corps reacuteside donc dans le fait qursquoil

146

lrsquoempecircche drsquoecirctre absolument singuliegravere en lrsquoinscrivant dans la totaliteacute de lrsquoespegravece humaine

mais est eacutegalement ce dont elle a besoin pour manifester sa singulariteacute au sein de lrsquoespegravece

et puisqursquoil est le lieu de manifestation de la singulariteacute il est une entrave agrave une eacuteventuelle

communion de lrsquoacircme avec le tout de lrsquounivers mais en tant qursquoil la renvoie agrave sa condition

drsquoentiteacute animant un corps et trouvant ainsi sa place deacutetermineacutee ici-bas il rend eacutegalement

possible cette communion Il y a lagrave une double contradiction qui ne peut ecirctre surmonteacutee

mais qui peut se reacutesumer agrave lrsquoambivalence de lrsquoindividu agrave la fois absolument solitaire et

absolument solidaire au sein de lrsquoespegravece humaine srsquoil nrsquoeacutetait que solidaire comme crsquoest le

cas dans toute autre espegravece animale lrsquoideacutee suivant laquelle son acircme viendrait agrave se fondre

dans lrsquoacircme universelle ne poserait pas problegraveme mais il se trouve qursquoil est aussi solitaire et

que donc nulle conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie de cette

indeacutepassable singulariteacute

1 Lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de lrsquoindividu

Dans les dialogues de Platon la notion drsquoimmortaliteacute nrsquoest pas toujours appliqueacutee agrave

lrsquoacircme dans le Banquet elle est traiteacutee agrave propos de lrsquoindividu tout entier dont

lrsquoindividualiteacute par son action laquo deacuteborde raquo toujours peu ou prou du simple assemblage

psychosomatique qursquoil est censeacute constituer le premier exemple de ce deacutebordement eacutetant

lrsquoactiviteacute reproductrice que Socrate parlant sous le controcircle de Diotime considegravere comme

un facteur drsquoimmortaliteacute relative ce que lrsquoecirctre mortel peur acqueacuterir drsquoimmortaliteacute Ἡ γὰρ

ἀνδρὸς καὶ γυναικὸς συνουσία τόκος ἐστίν ἔστι δὲ τοῦτο θεῖον τὸ πρᾶγμα καὶ τοῦτο ἐν

θνητῷ ὄντι τῷ ζῴῳ ἀθάνατον ἔνεστιν ἡ κύησις καὶ ἡ γέννησις203 Platon touche ici une

laquo corde sensible raquo pour les Grecs le deacutesir drsquoimmortaliteacute sur lequel reposaient les efforts

des citoyens pour srsquoillustrer dans le champ politique ou militaire (les deux termes eacutetaient

pratiquement synonymes) or la reproduction serait selon Diotime lrsquoun des moyens de

gagner cette immortaliteacute qui nrsquoest pas due et serait mecircme le seul moyen selon cette

precirctresse qui nrsquoaccorde pas une creacuteance sans reacuteserve agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Τί δὴ

οὖν τῆς γεννήσεως ὅτι ἀειγενές ἐστι καὶ ἀθάνατον ὡς θνητῷ ἡ γέννησις204 Lu au pied de

la lettre le discours de Diotime repris par Socrate annulerait donc la leacutegitimiteacute des efforts

de celui qui cherche agrave acqueacuterir lrsquoimmortaliteacute en tant qursquohomme politique ou en tant que

203 Plat Banquet [183d-e] laquo Lrsquounion de lrsquohomme et de la femme est bien un enfantement Cet acte est quelque chose de divin ce qursquoil y a drsquoimmortel chez le vivant qui est mortel la grossesse et la procreacuteation raquo 204 Plat Banquet [206e] laquo Pourquoi donc la procreacuteation Parce que la procreacuteation est ce qursquoun mortel peut avoir drsquoexistant continuellement et drsquoimmortel raquo

147

soldat ce nrsquoest pas un hasard si apregraves lrsquointervention de Socrate dans le deacutebat Platon fera

entrer en scegravene Alcibiade qui dira agrave quel point les honneurs militaires laissent indiffeacuterents

le philosophe celui-ci nrsquoest pas totalement insensible agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute il sait

simplement qursquoil en a deacutejagrave sa part en tant qursquoil assure la continuiteacute de lrsquoespegravece humaine en

geacuteneacuteral et de sa ligneacutee en particulier et qursquoil nrsquoa pas agrave se glorifier outre mesure drsquoavoir

exposeacute sa vie au combat pour sa citeacute Socrate pourrait dire quand Alcibiade loue son

courage sur le champ de bataille qursquoil nrsquoa laquo fait que son devoir raquo et rien de plus que le fait

qursquoil se soit reproduit est agrave lui seul un facteur drsquoimmortaliteacute suffisant ndash nrsquooublions pas que

le Pheacutedon srsquoouvre en eacutevoquant justement la reproduction par la preacutesence de lrsquoeacutepouse de

Socrate et de leur enfant cette mention suffit agrave eacutetablir que le philosophe a conscience de

posseacuteder suffisamment drsquoimmortaliteacute pour que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme lrsquoindiffegravere et ne

justifie donc pas une deacutemonstration plus approfondie le but premier de Socrate eacutetant

lrsquoexhortation de la posteacuteriteacute agrave la philosophie il nrsquoest pas totalement interdit de penser que

ce petit enfant nrsquoest qursquoune image de tous les petits Socrate qui le philosophe lrsquoespegravere

arriveront apregraves lui ce qui ne lrsquoen leacutegitimerait que drsquoautant plus agrave juger qursquoil possegravede deacutejagrave

son compte drsquoimmortaliteacute sans devoir srsquoengager sur les voies que ses concitoyens

empruntent habituellement en vue drsquoobtenir la gloire Pour reacutesumer il importe si peu agrave

Platon que lrsquoon croie sans reacuteserve agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme qursquoagrave aucun moment il ne nie la

leacutegitimiteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute personnelle tel qursquoil se manifeste au travers de lrsquoactiviteacute

procreacuteatrice preacutefeacuterant cette derniegravere agrave la quecircte de gloire politique et militaire pour le dire

comme Andreacute Motte laquo ce que la nature mortelle en deacutefinitive cherche par lrsquoenfantement

crsquoest agrave se perpeacutetuer dans lrsquoexistence (hellip) La race humaine participe agrave lrsquoimmortaliteacute par la

geacuteneacuteration et il serait impie de se priver de ce privilegravege divin raquo205

Toutefois agrave aucun moment Platon il ne censure la quecircte de gloire politique qui

lrsquoindiffegravere mais ne le reacutevulse pas en tout cas pas au point de la reprocher agrave autrui dans les

Lois il ne niait mecircme pas la leacutegitimiteacute politique drsquoaccorder lrsquoimmortaliteacute au nom des

grands hommes et de les honorer longtemps apregraves leur mort comme le deacutemontre

abondamment Marcel Pieacuterart dans sa contribution aux Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte

contribution qursquoil se permet de conclure en ces termes

laquo La question du culte des souverains et des grands hommes est un problegraveme complexe qui contient des aspects religieux et institutionnels (hellip) [Les Grecs] y voyaient un moyen drsquoexprimer en les hissant au rang des dieux et des heacuteros la reconnaissance de la citeacute envers les hommes qui avaient contribueacute par leurs actions et leurs bienfaits agrave son salut Pourquoi

205 MOTTE Andreacute laquo Platon et la dimension religieuse de la procreacuteation raquo Kernos [En ligne] 2 p 171 1989 mis en ligne le 2 mars 2011 URL httpkernosrevuesorg246

148

eussent-ils heacutesiteacute agrave le faire srsquoils avaient la caution drsquoauteurs aussi prestigieux que Platon et Aristote raquo206

Hannah Arendt analyse ce deacutesir drsquoimmortaliteacute typiquement grec en des termes qui lui

donnent une plus large porteacutee que celle drsquoun simple constat ethnologique

laquo Les Grecs se preacuteoccupegraverent de lrsquoimmortaliteacute parce qursquoils avaient conccedilu une nature immortelle et des dieux immortels environnant de toutes parts les vies individuelles des hommes mortels (hellip) La mortaliteacute humaine vient de ce que la vie individuelle ayant de la naissance agrave la mort une histoire reconnaissable se deacutetache de la vie biologique Elle se distingue de tous les ecirctres par une course en ligne droite qui coupe pour ainsi dire le mouvement circulaire de la vie biologique raquo207

De fait la vie drsquoun homme a bien un deacutebut et une fin dans la mesure ougrave sa venue au monde

ne se traduit pas par le remplacement drsquoun autre qui lrsquoaurait preacuteceacutedeacute et ougrave personne ne

pourra jamais pallier totalement sa disparition comme crsquoest le cas pour les autres espegraveces

animales ougrave les geacuteneacuterations se suivent et se ressemblent laquo La naissance et la mort des

ecirctres vivants ne sont pas de simples eacuteveacutenements naturels elles sont lieacutees agrave un monde dans

lequel apparaissent et drsquoougrave srsquoen vont des individus des entiteacutes uniques irremplaccedilables et

qui ne se reacutepeacuteteront pas raquo208 Lrsquoindividu humain est le seul agrave se deacuteplacer lineacuteairement dans

un monde ougrave tout se meut circulairement lrsquoanormaliteacute fondamentale de la mort tire son

origine de cette anormaliteacute de lrsquoindividu humain dans un cadre naturel caracteacuteriseacute par

lrsquoeacuteternel retour et crsquoest pour mieux graver cette speacutecificiteacute dans le marbre de leur

vocabulaire que les Grecs employaient le terme βροτός (mortel) comme synonyme

drsquolaquo homme raquo ils ne concevaient cependant pas la mortaliteacute comme une fataliteacute et

pensaient que les hommes avaient la possibiliteacute de se hisser agrave une immortaliteacute qui leur eacutetait

propre une immortaliteacute strictement individuelle non englobeacutee par lrsquoimmortaliteacute du tout de

lrsquounivers Contrairement au cosmos et aux dieux les hommes gagnaient leur immortaliteacute

par leurs propres forces au lieu de la posseacuteder spontaneacutement comme lrsquoa exprimeacute ce grand

connaisseur du monde grec qursquoeacutetait Jean Giraudoux dans son Amphitryon 38 ougrave Alcmegravene

sa fait porte-parole de la digniteacute intrinsegraveque de lrsquohumaniteacute commune agrave Jupiter lui

promettant la divinisation la future megravere drsquoHercule reacutepond que les dieux sont veacuteneacutereacutes en

tant que dieux sans avoir agrave le meacuteriter (pour mener une vie dissolue et se conduire comme

206 PIEacuteRART Marcel laquo Le blanc le pourpre et le noir Les funeacuterailles des εὔθυνοι dans les laquo Lois raquo de Platon et le culte des grands hommes raquo sect 48 in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1097 207 ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne p54 ndash sauf exception toutes les citations de cette œuvre sont extraites de la traduction de Georges Fradier eacutediteacutee chez Calmann-Leacutevy mentionneacutee en biblio-graphie 208 Opcit p142

149

un garnement obseacutedeacute par une belle voisine209 Jupiter nrsquoen est pas moins Jupiter) tandis

qursquoelle ne doit drsquoecirctre respecteacutee qursquoagrave son meacuterite personnel de simple mortelle

laquo JUPITER Tu nrsquoas jamais deacutesireacute ecirctre deacuteesse ou presque deacuteesse ALCMEgraveNE Certes non Pourquoi faire JUPITER Pour ecirctre honoreacutee et reacuteveacutereacutee de tous ALCMEgraveNE Je le suis comme simple femme crsquoest plus meacuteritoire raquo210

Nous nous retrouvons donc avec deux types drsquoimmortaliteacute qursquoil convient de

diffeacuterencier soigneusement lrsquoimmortaliteacute acquise par la gloire ne concerne pas lrsquoau-delagrave

crsquoest bel et bien ici-bas parmi les hommes que lrsquoon cherche agrave obtenir cette gloire

impeacuterissable cette immortaliteacute peut sembler bassement terre agrave terre si on la compare agrave

celle qui constitue lrsquoobjet de nos recherches mais elle nrsquoen est pas moins inteacuteressante agrave

analyser Il a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute que lrsquoindividu ne pouvait disparaicirctre sans laisser de traces

que son laquo avoir-eacuteteacute raquo eacutetait absolument ineffaccedilable qursquoon ne pouvait faire apregraves sa mort

comme si de rien nrsquoavait eacuteteacute Il subsiste donc toujours quelque chose de lui parfois un

laquo presque rien raquo mais ce laquo presque rien raquo nrsquoest pas rien mecircme srsquoil nrsquoest pas observable agrave

lrsquoœil nu mecircme srsquoil nrsquoest visible que pour qui y precircte une attention exacerbeacutee il nrsquoen est

pas moins une marque du passage sur terre drsquoun individu une nouveauteacute que nul ne

pouvait anticiper Agrave titre drsquoexemple le ceacutelegravebre humoriste Marcel Gotlib srsquoest un jour

amuseacute agrave faire mine drsquoecirctre scandaliseacute devant le spectacle apparemment anodin drsquoun

promeneur tapant du pied dans un caillou laquo Ce que la patience des siegravecles avait eacuterigeacute

vient drsquoecirctre jeteacute bas en une seconde Le caillou nrsquoest plus agrave sa place lrsquoordre naturel est

bouleverseacute raquo211 Le propos est eacutevidemment caricatural mais a le meacuterite de mettre en valeur

lrsquoideacutee suivant laquelle loin drsquoecirctre complegravetement innocent le simple deacuteplacement drsquoun

caillou teacutemoigne de la capaciteacute de lrsquohomme agrave transformer son environnement et agrave le

marquer de son empreinte drsquoune maniegravere quasiment indeacuteleacutebile Bien entendu le

deacuteplacement de ce caillou ne bouleverse pas veacuteritablement lrsquoordre naturel mais il reste

qursquoagrave partir du moment ougrave le deacuteplacement a eu lieu on ne peut pas faire comme si rien ne

srsquoeacutetait passeacute Lrsquohomme dont la meacutemoire est honoreacutee longtemps apregraves sa mort au nom des

hauts faits qursquoil a accompli de son vivant ne beacuteneacuteficie donc pas drsquoun privilegravege ontologique

radical par rapport agrave ses congeacutenegraveres la diffeacuterence entre lui et le commun des mortels est

de degreacute plutocirct que de nature elle est quantitative plutocirct que qualitative et reacuteside dans le

209 laquo Tu vois la fenecirctre eacuteclaireacutee dont la brise remue le voile Alcmegravene est lagrave Ne bouge point Dans quelques minutes peut-ecirctre tu pourras peut-ecirctre voir passer son ombre raquo GIRAUDOUX Jean Theacuteacirctre complet p15 210 Opcit p145 211 Cf Annexe 19

150

fait que lrsquohomme en question a su porter au plus haut niveau ce qui se manifeste de faccedilon

plus discregravete au sein de la population ou plutocirct qursquoil a su actualiser ce qui nrsquoest

habituellement qursquoune virtualiteacute agrave savoir lrsquoimmortaliteacute non pas de lrsquoacircme humaine en tant

que telle mais plutocirct celle du principe intellectuel de lrsquohomme tel qursquoil se manifeste par ses

reacutealisations Il est des objets dont lrsquoinventeur a su se faire un nom qui est resteacute dans les

meacutemoires comme lrsquoampoule eacutelectrique inventeacutee par Thomas Edison mais il en est

drsquoautres dont lrsquoinventeur est nettement moins connu du grand public soit parce qursquoil srsquoagit

drsquoinventions anteacuterieures agrave lrsquoapparition de lrsquoeacutecriture et donc laquo preacutehistoriques raquo au sens fort

du terme comme la roue soit parce qursquoil nrsquoest pas aiseacute de les attribuer agrave un individu

donneacute comme le sablier qui date du XIIIe siegravecle et dont lrsquoinventeur si tant est qursquoil srsquoagit

bien drsquoun seul homme est inconnu soit tout simplement parce que le grand public ne

parvient pas agrave meacutemoriser son nom peu de gens par exemple parviendraient agrave citer le

nom de lrsquoinventeur de lrsquoextincteur et pourtant ces inventeurs meacuteconnus ont bien laisseacute

une trace tangible de leur passage sur terre et cette trace nrsquoest pas purement mateacuterielle elle

est un fait de culture plutocirct que de nature au sens ougrave elle ne leur survit pas de la mecircme

maniegravere que les fossiles attestant qursquoun animal mort depuis des millions drsquoanneacutees a existeacute

aucun ecirctre vivant ne peut modeler agrave sa guise le fossile qursquoil laissera apregraves sa mort tandis

que si les objets mateacuteriels que lrsquohomme faccedilonne comme ses os lui survivent la diffeacuterence

est preacuteciseacutement dans le fait qursquoils nrsquoont jamais que la forme que lrsquoauteur souhaite leur

donner et auraient tregraves bien pu ne pas ecirctre si lrsquohomme en avait deacutecideacute ainsi En somme les

objets issus de notre activiteacute creacuteatrice sont les teacutemoins drsquoun aspect de notre avoir-eacuteteacute bien

plus important que notre avoir-veacutecu au sens biologique du terme agrave savoir notre avoir-eacuteteacute-

une-creacuteature-libre-et-raisonnable-capable-de-creacuteation ils nrsquoimmortalisent pas notre ecirctre

mateacuteriel voueacute agrave la deacutegradation et agrave la disparition agrave long terme (mecircme les os ne sont pas

eacuteternels comme le rappelle propos biblique laquo Car tu es glaise et tu retourneras agrave la

glaise raquo212 ) mais bien notre ecirctre intellectuel Crsquoest agrave cet eacutegard que nous parlons ici drsquoune

immortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de chaque individu ndash lrsquoadjectif laquo virtuel raquo est

ajouteacute pour exprimer le fait que tout homme nrsquoa pas neacutecessairement le deacutesir conscient

drsquoacceacuteder agrave lrsquoimmortaliteacute par ses creacuteations Cioran par exemple rejette explicitement un

tel deacutesir ndash on peut cependant douter de sa parfaite honnecircteteacute sur ce point eacutetant donneacutee

lrsquoampleur de son œuvre laquo Je me refuse agrave la seacuteduction malsaine drsquoun Moi indeacutefini Je veux

me vautrer dans ma mortaliteacute Je veux rester normal raquo213

212 Genegravese 3 19 213

CIORAN Emil Michel Œuvres p660

151

Libre donc agrave chacun de vouloir ou de ne pas vouloir actualiser cette virtualiteacute mais nul ne

peut preacutetendre en ecirctre totalement deacutepourvu ni mecircme pouvoir empecirccher qursquoelle soit

actualiseacutee sans qursquoil le recherche lrsquoartisan faisant son meacutetier nrsquoa que rarement la

preacutetention de faire en sorte que les objets qursquoil fabrique constituent une trace durable de

son avoir-eacuteteacute cette volonteacute eacutetant plutocirct le fait de lrsquoartiste et pourtant agrave partir du moment

ougrave il a faccedilonneacute un objet lrsquoa placeacute dans le monde il nrsquoest plus possible de faire comme si

rien nrsquoavait eacuteteacute fait mecircme la plus humble poterie parce qursquoelle a eacuteteacute faite par la main de

lrsquohomme et nrsquoest pas le fruit du hasard est une survivance de la part intellectuelle de lrsquoecirctre

qui lrsquoa faccedilonneacutee Lrsquohomme fait donc perpeacutetuellement face agrave des objets qui ont eacuteteacute faccedilonneacutes

par ceux qui lrsquoont preacuteceacutedeacute sur terre et qursquoil est aiseacute drsquoenvisager comme autant de

survivances de la partie intellectuelle de lrsquoecirctre humain

Cette virtualiteacute se manifeste aussi et surtout par la capaciteacute de lrsquoindividu agrave srsquoinscrire

dans le tissu de lrsquohistoire ce dont il est question dans le Critias lorsque le personnage

eacuteponyme qui avait pourtant deacuteclareacute dans le preacuteambule du dialogue croire sincegraverement aux

pouvoirs de la meacutemoire en deacutenonce les limites chez ses concitoyens μυθολογία γὰρ

ἀναζήτησίς τε τῶν παλαιῶν μετὰ σχολῆς ἅμ᾽ ἐπὶ τὰς πόλεις ἔρχεσθον ὅταν ἴδητόν τισιν

ἤδη τοῦ βίου τἀναγκαῖα κατεσκευασμένα πρὶν δὲ οὔ ταύτῃ δὴ τὰ τῶν παλαιῶν ὀνόματα

ἄνευ τῶν ἔργων διασέσωται214 Agrave lrsquoinstar drsquoAlbert Rivaud nous traduisons σχολή par

laquo loisir raquo faute de mieux mais ce terme recouvre une notion bien plus preacutecise que le loisir

au sens ougrave nous lrsquoentendons aujourdrsquohui et qui ne se reacutesume pas agrave un simple temps de

distraction mais constitue un certain temps libre semblable agrave lrsquootium romain dont

beacuteneacuteficie le citoyen libeacutereacute de la neacutecessiteacute de travailler pour survivre et qui peut donc ecirctre

consacreacute aux ouvrages de lrsquoesprit et agrave lrsquoeacutetude en lrsquooccurrence ici lrsquoeacutetude de lrsquohistoire qui

nrsquoeacutetait encore seacutepareacutee de la μυθολογία que par une frontiegravere extrecircmement poreuse pour la

bonne raison que la mythologie du fait de son statut de reacutecit fondateur assurant son uniteacute

cultuelle agrave la citeacute devait ecirctre envisageacutee par les citoyens comme le reacutecit de faits passeacutes

aveacutereacutes ndash le citoyen nrsquoeacutetait pas tenu drsquoadheacuterer sans reacuteserve agrave ce reacutecit mais au moins de faire

comme srsquoil eacutetait vrai afin de se conformer aux usages de la communauteacute civique et ainsi y

trouver sa place de citoyen de plein droit ceci peut expliquer ce qursquoont drsquoapparemment

extravagants des reacutecits tels que ceux drsquoHeacuterodote Mais extravagante la deacuteclaration

attribueacutee agrave Critias ne lrsquoest guegravere les versions diverses et varieacutees drsquoun mecircme mythe aussi

214 Plat Critias [110a] laquo En effet la mythologie et la recherche des faits anciens viennent avec le loisir dans les citeacutes quand certains voient qursquoils ont deacutejagrave pourvu agrave ce qui est neacutecessaire agrave la vie pas avant Crsquoest pour-quoi les noms des anciens sans leurs actes ont eacuteteacute conserveacutes raquo

152

fondateur soit-il surabondent et cohabitent dans la Gregravece antique sans que cela entraicircne

pour autant des changements notables drsquoune version agrave une autre concernant les noms des

diviniteacutes et des heacuteros mis en scegravenes ndash crsquoest ce qui confegravere agrave ces reacutecits leur riche polyseacutemie

qui les rend si inteacuteressants pour le chercheur drsquoaujourdrsquohui tout en maintenant intacte la

possibiliteacute de les identifier sans erreur Cela eacutetant dit le jugement de Critias nrsquoest pas si

dateacute qursquoil en a lrsquoair puisqursquoencore aujourdrsquohui nous meacutemorisons facilement un nom de rue

sans mecircme neacutecessairement pouvoir dire ce que lrsquoindividu qui portait ce nom avait pu faire

pour meacuteriter cet honneur posthume qui fait de lui une sorte de heacuteros mythologique

contemporain agrave Brest par exemple si le nom de Jean Jauregraves dont le nom a eacuteteacute donneacute agrave

lrsquoune des rues principales de la ville est bien connu de mecircme que celui de Vercingeacutetorix

qui a donneacute son nom agrave une place beaucoup de gens passent tous les jours dans la rue

Bugeaud sans savoir qursquoil srsquoagit du nom drsquoun mareacutechal de France qui srsquoillustra notamment

en tant que gouverneur de lrsquoAlgeacuterie au XVIIIe siegravecle En somme si la meacutemoire nrsquoest pas

suffisamment solliciteacutee elle ne permet pas de rendre impeacuterissable le souvenir laisseacute par un

deacutefunt ce qui nrsquoentre pas en contradiction avec notre propos eacutetudiant les virtualiteacutes

humaines plutocirct que les reacutealiteacutes lrsquohomme qui agit au sens politique du terme ne peut

jamais ecirctre parfaitement certain de la maniegravere dont son action sera perccedilue par la posteacuteriteacute

mais celle-ci ne pourra pas faire comme si cette action nrsquoavait jamais eacuteteacute les historiens

deacutebattent encore aujourdrsquohui aves passion sur le rocircle qursquoa joueacute Henry VIII drsquoAngleterre

dans lrsquohistoire de son royaume les uns le perccediloivent comme un tyran sanguinaire (lrsquoEacuteglise

catholique nrsquoa pas manqueacute de diaboliser ce souverain heacuteteacuterodoxe) et les autres comme un

souverain novateur mais si le doute porte sur la nature de son rocircle elle ne saurait

concerner lrsquoimportance de ce rocircle qui en tant que telle est indiscutable Il nrsquoest mecircme pas

neacutecessaire de prendre pour exemple un homme ayant marqueacute lrsquohistoire agrave lui seul

lrsquohistoriographie moderne tend drsquoailleurs agrave se deacutesinteacuteresser des laquo grands hommes raquo au

profit des populations de laquo lrsquohistoire drsquoen bas raquo tenant ainsi compte du fait que tout

homme contribue agrave laquo faire lrsquohistoire raquo agrave son niveau que tout action aura agrave son eacutechelle des

conseacutequences mecircme si celles-ci ne sont pas immeacutediatement mesurables Ainsi crsquoest agrave bon

droit que lrsquoon nomme laquo conquecirctes sociales raquo certains avantages dont la population

franccedilaise beacuteneacuteficie aujourdrsquohui comme la seacutecuriteacute sociale ou le droit de gregraveve lrsquoobtention

de ces droits eacutetant le reacutesultat de lrsquoaction de toute une frange de la population qui srsquoest

mobiliseacutee pour les obtenir En somme tout homme parce qursquoil est un homme nrsquoest pas

voueacute agrave une disparition absolue le caractegravere ineffaccedilable de son avoir-eacuteteacute se manifeste par sa

153

maniegravere de modeler le monde soit par la production drsquoobjets mateacuteriels soit par

lrsquoinscription dans le processus de lrsquohistoire

Crsquoest agrave dessein que lrsquoon mobilise cette alternative qui ne manquera pas de rappeler

au lecteur averti les notions drsquoœuvre et drsquoaction mobiliseacutees par Hannah Arendt dans

Condition de lrsquohomme moderne Ces notions en effet recouvrent lrsquoensemble du champ des

activiteacutes humaines dont les produits (au sens large du terme) peuvent survivre agrave lrsquoindividu

qui les produit et ainsi assurer agrave travers leurs productions mateacuterielles ou immateacuterielles la

survie du principe intellectuel dudit individu lrsquoœuvre pour des raisons eacutevidentes puisqursquoil

srsquoagit de la production drsquoobjets mateacuteriels contribuant agrave bacirctir un monde humain qui survit agrave

ceux qui y ont veacutecu lrsquoaction en raison directe de sa condition sine qua non la pluraliteacute

crsquoest parce qursquoil existe sur terre une pluraliteacute drsquohommes crsquoest-agrave-dire des humains qui non

contents drsquoecirctre plusieurs sont aussi tous irreacutemeacutediablement diffeacuterents les uns des autres

qursquoexiste le politique et par lagrave mecircme lrsquoaction lrsquohomme agit donc au milieu drsquoautres

hommes auxquels il nrsquoest pas assimilable son action beacuteneacuteficie ainsi drsquoune visibiliteacute et

laisse donc un souvenir qui peut se perpeacutetuer fucirct-ce imparfaitement en tout cas toujours

suffisamment pour attester que le cadavre a eacuteteacute jadis un ecirctre vivant capable de raisonner et

de deacuteployer un agir impreacutevisible selon Arendt lrsquoaction en deacutepit du caractegravere immateacuteriel

de ses reacutealisations serait une garantie plus sucircre de survivance que lrsquoœuvre eacutetant donneacute que

laquo lrsquoaction dans la mesure ougrave elle se consacre agrave fonder et maintenir des organismes

politiques creacutee la condition du souvenir raquo215 lrsquoœuvre ne suffisant pas agrave assurer ce souvenir

puisque crsquoest dans lrsquoaction que cette transcendance de soi cesse drsquoecirctre isoleacutee et compte

aussi pour les autres dans lrsquoœuvre lrsquohomme peut rester anonyme lrsquoartisan signe rarement

les produits de son activiteacute mecircme srsquoil nrsquoen est pas moins vrai qursquoelle manifeste tout autant

que lrsquoaction lrsquoimpossibiliteacute de reacuteduire entiegraverement le destin de lrsquohomme agrave sa vie

biologique Il reste que crsquoest bien lrsquoaction mieux que nrsquoimporte quoi drsquoautre qui atteste

par-delagrave la mort biologique non seulement que lrsquoindividu pensant a existeacute mais aussi qursquoil

a bien eacuteteacute pensant et a bien eacuteteacute un individu agrave part entiegravere son agir est assignable de jure agrave

un individu irreacuteductiblement singulier et mecircme si son nom ou sa personnaliteacute ne laisse pas

de souvenir impeacuterissable agrave la posteacuteriteacute la posteacuteriteacute nrsquoest pas pour autant en mesure de

preacutetendre qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute elle a devant les yeux les reacutesultats drsquoune action qui nrsquoaurait

mecircme pas pu ecirctre engageacutee srsquoil nrsquoy avait eu drsquoindividu irreacuteductiblement singulier pour

lrsquoengager Crsquoest donc en derniegravere analyse sous le jour de son irreacuteductible singulariteacute en

215 ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne p43

154

tant qursquoelle est la garantie de toute action speacutecifiquement humaine et sous aucun autre jour

que lrsquohomme acquiert lrsquoimmortaliteacute relative que drsquoapregraves Diotime il chercherait si le

discours de la precirctresse ne reconnait ce pouvoir qursquoagrave la reproduction crsquoest pour bien

souligner que cette immortaliteacute est agrave la porteacutee de lrsquohumaniteacute commune que tout homme

lrsquoacquiert sans avoir besoin de reacutealiser un coup drsquoeacuteclat qui reste dans lrsquohistoire drsquoailleurs

mecircme la reproduction ce processus apparemment si deacutevorant est loin de rabaisser

lrsquohomme agrave lrsquoeacutetat de simple jouet du cycle des naissances et des morts puisqursquoil bute

toujours comme le reste sur cette irreacuteductible singulariteacute lrsquoenfant eacutetant toujours lrsquoenfant

laquo de quelqursquoun raquo et non pas nrsquoimporte quel enfant la speacutecificiteacute humaine a pour autre

conseacutequence qursquoau sein de la citeacute il ne suffit pas drsquoecirctre le geacuteniteur pour ecirctre reconnu

comme le pegravere crsquoest mecircme tout agrave fait dispensable la filiation eacutetant une construction

reposant non pas sur les liens geacuteneacutetiques tels que la science peut en rendre compte

aujourdrsquohui par le biais des tests ADN mais bien sur la reconnaissance de lrsquoenfant par le

pegravere et par la prise en charge par ce dernier de lrsquoeacuteducation le laquo vrai raquo pegravere nrsquoest pas celui

qui a feacutecondeacute lrsquoovule mais celui dont lrsquoindividualiteacute se manifeste aussi par le biais de

lrsquoenfant auquel il a donneacute les cleacutes pour srsquoinseacuterer dans la citeacute dans lrsquoexpression laquo pegravere

spirituel raquo lrsquoaccent doit bien ecirctre mis sur laquo pegravere raquo et non pas sur laquo spirituel raquo puisqursquoun

pegravere est neacutecessairement spirituel ou bien nrsquoest pas Tout ceci confirme notre hypothegravese

concernant le petit enfant de Socrate eacutevoqueacute dans le Pheacutedon ce fils nrsquoeacutetant qursquoune image

de tous les fils spirituels plus ou moins dignes il est vrai en preacutesence desquels Socrate vit

ses derniers instants

2 La transformation de la vie en destin individuel lrsquoaction face au tribunal de

la posteacuteriteacute

Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain eacutetant la condition sine qua non de

toute action permettant au principe intellectuel de lrsquohomme de survivre agrave lrsquohomme en tant

qursquoecirctre biologique cette singulariteacute a certainement joueacute un rocircle dans lrsquoeacutetablissement de la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Crsquoest agrave lrsquoappui de cette hypothegravese que lrsquoon

mobilisera agrave nouveaux frais le paradoxe de la mort-destin qui exacerbe lrsquoindividualiteacute tout

en la faisant disparaicirctre agrave lrsquoinstar de la clinique telle que lrsquoenvisageait Foucault qui ne

peut connaicirctre le corps vivant que quand il est mort et agrave lrsquoinstar mecircme de toute

connaissance qui est reacutetrospective par nature lrsquohistoire ne peut connaicirctre une individualiteacute

que quand celle-ci nrsquoest plus en construction Lrsquohomme nrsquoest pas simplement un mort en

155

devenir mais drsquoabord un destin en pleine construction aussi longtemps qursquoil vit on ne

peut se prononcer agrave moins de preacutetendre posseacuteder des pouvoirs surnaturels sur la nature et

le contenu de sa destineacutee son destin ne peut ecirctre eacutecrit qursquoa posteriori lorsqursquoil est mort

plus rien ne peut venir de lui et on ne peut faire en sorte que ce qursquoil a fait ne fucirct pas sa

personnaliteacute qui srsquoauto-produit et se manifeste par lrsquoaction peut bel et bien ecirctre laquo deacutefinie raquo

au sens de lrsquooctroi drsquoune signification comme au sens drsquoune stricte deacutelimitation la mort

transforme la vie qui a eacuteteacute la sienne en destin dans la mesure ougrave elle ne peut plus devenir

autre que ce qursquoelle a eacuteteacute la deacutefinition dont il peut faire lrsquoobjet peut avoir la preacutetention

drsquoecirctre permanente et impeacuterissable ndash rappelons toutefois que ce nrsquoest pas si simple et que

quand les historiens entreprennent de caracteacuteriser la vie drsquoune individualiteacute ils peuvent

entrer en deacutesaccord entre eux voire changer drsquoavis sur le tard mecircme lrsquoapocirctre Judas dont

le nom reste pourtant synonyme de laquo traicirctre raquo a eacuteteacute reacutehabiliteacute reacutecemment gracircce agrave la

deacutecouverte drsquoun eacutevangile dont il serait lrsquoauteur En deacutepit de cette difficulteacute pratique il

nrsquoempecircche que la mort ouvre la voie agrave la deacutetermination drsquoun destin individuel

deacutetermination qui aurait eacuteteacute de toute faccedilon impossible aussi longtemps que se poursuivait

le perpeacutetuel devenir que constitue la vie

Cette deacutetermination drsquoun destin individuel nrsquoest envisageable que dans le champ

politique (au sens large du terme) pour une triple raison premiegraverement crsquoest la condition

sine qua non du politique crsquoest-agrave-dire la pluraliteacute qui sous-tend la non-assimilabiliteacute des

destineacutees en tant qursquoelle garantit lrsquoirreacuteductible singulariteacute de chaque individu

deuxiegravemement puisque crsquoest la mort qui permet la transformation drsquoune vie en destineacutee

cette transformation ne peut eacutevidemment pas ecirctre opeacutereacutee par lrsquoindividu mort et ne peut ecirctre

que le fait de ceux qui lui survivent il ne peut donc y avoir de deacutefinition drsquoune destineacutee

particuliegravere qursquoagrave la condition que drsquoautres individus soient laquo lagrave raquo pour constater les

reacutesultats drsquoune action troisiegravemement enfin dans la mesure ougrave lrsquoaction est ce qui creacutee la

condition du souvenir en mettant en place des organisations politiques et est donc ce par

quoi se manifeste agrave son plus haut degreacute lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de

lrsquohomme alors le champ politique est proprement le domaine par excellence de la

transformation de la vie en destin De jure lrsquoœuvre devrait permettre elle aussi en tant

qursquoelle consiste dans la production drsquoobjets qui survivent agrave leur producteur de comprendre

la vie comme une destineacutee mais lrsquoœuvre commet le peacutecheacute veacuteniel drsquoecirctre une ποίησις crsquoest-

agrave-dire de consister en une certaine τέχνη un certain savoir-faire transmissible de maicirctre agrave

eacutelegraveve agrave tel point drsquoailleurs que la machine tend aujourdrsquohui dans la fabrication des objets

mateacuteriels agrave remplacer le tour de main de lrsquohomme rendant reproductibles agrave lrsquoinfini lesdits

156

objets qui ne sont plus que des objets de consommation appeleacutes agrave disparaicirctre et dans

lesquels lrsquoindividualiteacute du producteur ne se manifeste plus lrsquoouvrier speacutecialiseacute remplaccedilant

deacutefinitivement lrsquoartisan Lrsquoaction elle en tant qursquoelle constitue un domaine ougrave aucune

machine ne saurait jamais remplacer lrsquohomme permet encore agrave lrsquoindividu de manifester

pleinement son pouvoir creacuteateur de faire eacutemerger une reacutealiteacute qui nrsquoaurait pas pu ecirctre sans

lui qui nrsquoaurait jamais pu ecirctre la mecircme si une autre personne srsquoen eacutetait chargeacutee crsquoest en

cela que les hommes politiques se suivent et ne se ressemblent pas que Khrouchtchev

nrsquoest pas Staline que Churchill nrsquoest pas Chamberlain que Blum nrsquoest pas Daladier et que

chacun drsquoeux a introduit une nouveauteacute contribuant agrave bacirctir lrsquoatmosphegravere geacuteneacuterale de leur

eacutepoque Cette reacutealiteacute drsquoordre politique vaut aussi pour la creacuteation artistique par exemple

Hergeacute justifiait son refus que les aventures de Tintin fussent poursuivies apregraves sa mort par

drsquoautres dessinateurs en affirmant que si quelqursquoun reprenait la seacuterie lagrave ougrave il la laissait agrave sa

mort ce pourrait ecirctre meilleur ou moins bon que ce qursquoil faisait mais ne pourrait de toute

faccedilon jamais ecirctre eacutegal de mecircme lorsqursquoun reacutedacteur zeacuteleacute a entrepris de transformer la fin

de Theacuteregravese Raquin de Zola en lui donnant une porteacutee moralisatrice dont lrsquoauteur ne voulait

pas cette deacutemarche a donneacute lieu agrave une rupture stylistique trop brutale pour tromper qui que

ce soit Ce constat relatif agrave lrsquoart ne se surajoute pas agrave ce qui vient drsquoecirctre dit sur le politique

lrsquoart nrsquoayant drsquoexistence que dans le cadre de la citeacute en tant qursquoil est destineacute agrave ecirctre exposeacute

au regard drsquoautrui

Le fait que lrsquoaction et donc la transformation de la mort en destin ne soient

possibles que dans le champ politique amegravene agrave formuler une hypothegravese il a deacutejagrave eacuteteacute

question de lrsquoanalogie entre lrsquoacircme personnelle et la citeacute dans la Reacutepublique est-il donc

totalement exclu que cette analogie ait eacuteteacute deacuteterminante au moins pour Platon pour la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Cette ideacutee a pu surgir notamment gracircce agrave la lecture

de Brague lorsque lrsquoauteur du Restant revient sur le plan architectural de la citeacute ideacuteale

laquo Il nrsquoy a pas lagrave qursquoun souci drsquoestheacutetique ou mecircme drsquourbanisme rationnel La citeacute est drsquoautant meilleure qursquoelle se rapproche plus de son plan geacuteneacuterateur qui en est la constitution (politeia) par ses lois Ce sont ces lois veacuteritables murailles de la citeacute qui en structurent le volume Crsquoest agrave partir de lagrave que lrsquoon peut comprendre drsquoune part lrsquoinsistance avec laquelle la steacutereacuteomeacutetrie est invoqueacutee dans le dialogue qui manifeste ne serait-ce que par son titre que son objet principal est la politeia le reacutegime et drsquoautre part le fait en apparence opposeacute agrave notre interpreacutetation que la citeacute y est conccedilue dans une constante analogie avec lrsquoacircme On srsquoattendrait plutocirct en effet agrave ce que la citeacute soit rapprocheacutee du corps comme crsquoest drsquoailleurs le cas dans la tradition de la philosophie politique et drsquoailleurs aussi chez Platon Or elle est ici rapprocheacutee non pas du solide mais plutocirct de la surface (hellip) Le rapprochement de la citeacute et de lrsquoacircme humaine nrsquoest possible que sur le fond drsquoune commune mise en rapport avec ce qui dans la suite des

157

dimensions correspond au domaine ontologique de lrsquoacircme revenant agrave lrsquoessence agrave savoir la ligne et la surface raquo216

Le rapprochement entre lrsquoacircme humaine et la citeacute nrsquoest possible que parce que la citeacute est

elle-mecircme deacutecrite en eacutetant rameneacutee agrave ce qui en est lrsquoacircme la politeia la constitution En

effet pour faire vivre ensemble des individus divers dans une paix relative la citeacute se dote

drsquoune constitution drsquoun certain nombre de lois qui peuvent ecirctre penseacutees comme

constituant lrsquoacircme de la citeacute ce qui est censeacute ne pas mourir avec elle le corps constituant

lrsquoensemble des individus vivant ensemble gracircce agrave cette acircme-constitution Crsquoest agrave dessein

que nous mobilisons la notion de corps politique car il pourrait sembler envisageable de

renverser le rapport eacutetabli dans la Reacutepublique entre lrsquoacircme humaine et la polis puisque lrsquoon

parle drsquoun corps politique pourquoi nrsquoy aurait-il pas une acircme politique qui serait

preacuteciseacutement la constitution de la citeacute en tant que telle On distingue la citeacute en tant que

groupe drsquoindividus donc en tant qursquoeacutevolutive et la citeacute en tant qursquoorganisation qui

transcende cette collectiviteacute en lui survivant toujours lrsquoEacutetat ne peut pas de jure mourir les

fonctions qui le font vivre survivent toujours aux individus qui les exercent (de lagrave vient la

theacuteorie des deux corps du Roi reacutesumeacutee par lrsquoexpression laquo le roi est mort vive le Roi raquo) et

on peut ecirctre drsquoautant plus assureacute de lrsquoimmortaliteacute de ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme son

acircme que mecircme si un Eacutetat disparait mateacuteriellement sa constitution peut survivre au moins

dans les meacutemoires et inspirer drsquoautres Eacutetats ndash les hommes de 1792 ne se sont pas priveacutes

avec plus ou moins de pertinence de revendiquer lrsquoheacuteritage de Rome ou drsquoAthegravenes En

somme lrsquoanalogie de rapport entre lrsquoacircme et la citeacute nrsquoest pas le fruit du hasard il nrsquoest pas

complegravetement exclu que lrsquohomme ait pu appliquer agrave lui-mecircme ce qursquoil constatait

concernant les structures politiques au sein desquelles il vivait Lrsquohypothegravese est seacuteduisante

mais comparaison nrsquoest pas raison et on se gardera drsquoaller aussi loin et de faire dire agrave

lrsquoanalogie platonicienne ce qursquoelle ne veut pas dire cette analogie nrsquoest qursquoanalogie sans

que cela suppose pour autant une nature commune elle constitue une hypothegravese destineacutee agrave

faciliter la deacutecouverte drsquoune veacuteriteacute plutocirct que lrsquoeacutenonciation de cette veacuteriteacute elle-mecircme De

plus crsquoest dans le champ de la citeacute que se manifeste de faccedilon eacutevidente la capaciteacute de

lrsquoindividu humain agrave deacuteployer un agir dont les conseacutequences se font sentir par-delagrave ses

limites biologiques degraves lors la peacuterenniteacute des systegravemes politiques leur transcendance

temporelle compte parmi les conseacutequences potentielles de cette caracteacuteristique de

lrsquohomme elle lui est donc posteacuterieure et le constat relatif agrave lrsquoimmortaliteacute de laquo lrsquoacircme raquo des

citeacutes nrsquoest pas tellement agrave prendre comme une eacuteventuelle cause directe de la conception de

216 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p67

158

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine mais plutocirct comme un facteur qui a pu venir renforcer une

conception qui de toute eacutevidence a ducirc preacuteceacuteder mecircme sous une forme vague toute forme

drsquoorganisation politique stricto sensu ndash agrave la grande rigueur peut-on concevoir que les deux

pheacutenomegravenes ont eacuteteacute contemporains

Le cas des systegravemes politiques est cependant reacuteveacutelateur drsquoun aspect important de

lrsquoaction jusqursquoagrave preacutesent nous avons parleacute drsquoune action dont les effets se feraient sentir

longtemps apregraves la mort de lrsquoindividu qui lrsquoa produite comme si ladite action eacutetait bel et

bien acheveacutee agrave partir du moment ougrave celui qui la menait nrsquoeacutetait plus une telle

repreacutesentation ne tiendrait pas suffisamment compte du fait que la mort achegraveve tout en

laissant inacheveacute nul ne connaissant lrsquoheure de sa mort nul ne peut ecirctre certain qursquoil aura

le temps de mener agrave bien ce qursquoil espegravere accomplir De toute faccedilon lrsquoaction diffegravere de

lrsquoœuvre entre autres par le fait qursquoelle ne srsquoeacutepuise pas dans ses reacutesultats quand on repegravere

en examinant lrsquoeacutetat actuel de la citeacute dans laquelle on vit que lrsquoaction drsquountel a eu certaines

conseacutequences on dit en fait que lrsquoaction a eacuteteacute poursuivie (ou non) par la posteacuteriteacute qursquoelle

est reacutepeacuteteacutee (ou non) chaque jour par ceux qui ont succeacutedeacute agrave ce pionnier Par exemple il est

monnaie courante drsquoaffirmer que Constantin aurait christianiseacute lrsquoempire romain

pratiquement du jour au lendemain il nrsquoy a pas si longtemps encore un ouvrage de Joeumll

Schmidt Le triomphe du christianisme donnait la part belle agrave Constantin dans la

christianisation de lrsquoEurope Or comme le soulignent Tiphaine Moreau et Bertrand Lanccedilon

dans Constantin un Auguste chreacutetien il est impossible qursquoil ait pu agrave lui seul changer les

pratiques religieuses sur un territoire aussi vaste que celui sur lequel il exerccedilait son

autoriteacute le triomphe du christianisme en Europe est de toute eacutevidence le reacutesultat drsquoun long

processus dont Constantin a eacuteteacute lrsquoun des acteurs parmi drsquoautres et il est fort peu probable

que la mosaiumlque fort bigarreacutee de pratiques cultuelles diverses et varieacutees que constituait

alors lrsquoEmpire romain ait pu en si peu de temps srsquounifier sous lrsquoautoriteacute spirituelle drsquoune

seule et unique religion le reniement du christianisme par Julien laquo lrsquoapostat raquo montrait

drsquoailleurs combien la domination du christianisme restait fragile mecircme apregraves le regravegne de

Constantin et nrsquoaurait donc jamais pu ecirctre acquise srsquoil ne srsquoeacutetait trouveacute apregraves le IVe siegravecle

drsquoautres acteurs pour deacutefendre cette religion Dans le mecircme ordre drsquoideacutees et plus pregraves de

nous on ne manque pas de rappeler que les lyceacutees ont eacuteteacute creacuteeacutes par Napoleacuteon que la

laiumlciteacute agrave la franccedilaise est le fruit de lrsquoaction drsquoEacutemile Combe que Jules Ferry est le pegravere de

lrsquoeacutecole laiumlque publique gratuite et obligatoire mais toutes ces innovations politiques

seraient resteacutees lettre morte srsquoil ne srsquoeacutetait trouveacute personne parmi les hommes qui ont

succeacutedeacute agrave ces initiateurs pour se les reacuteapproprier et juger qursquoelles meacuteritaient drsquoecirctre

159

poursuivies De semblables innovations sont souvent consideacutereacutees comme eacutetant laquo lrsquoœuvre raquo

drsquoun homme mais elles relegravevent toujours moins de lrsquoœuvre que de lrsquoaction dans la mesure

ougrave elles ne laissent rien de purement mateacuteriel lrsquoeacutecole publique ne se reacutesume pas

simplement agrave des bacirctiments mais repose drsquoabord sur des institutions fonctionnant suivant

des regravegles eacutedicteacutees au nom drsquoun certain nombre de valeurs dont la peacuterenniteacute pour ecirctre

assureacutee ne se contente pas drsquoobjets mateacuteriels On ne peut jamais ecirctre certain hic et nunc du

bien-fondeacute drsquoune action dans la mesure ougrave crsquoest la posteacuteriteacute qui distribue les bons et les

mauvais points et ce sans mecircme eacutemettre explicitement un jugement positif ou neacutegatif mais

simplement en prenant la deacutecision de poursuivre ou non lrsquoaction

Pour qursquoune action ait une validiteacute incontestable elle se doit drsquoecirctre reconnue

comme telle par les geacuteneacuterations futures et cela suppose qursquoelle puisse ecirctre poursuivie

indeacutefiniment on ne peut reconnaicirctre de validiteacute eacuteternelle agrave une action qui doit

neacutecessairement srsquoachever agrave un instant donneacute Cela ne signifie pas que les actions dont le

but rechercheacute aurait eacuteteacute atteint nrsquoauraient aucune valeur bien au contraire mecircme de telles

actions (dont il nrsquoexiste de toute faccedilon que tregraves peu drsquoexemples concrets) ne sauraient

srsquoeacutepuiser deacutefinitivement dans un reacutesultat obtenu mecircme si lrsquoanalphabeacutetisme disparaissait

totalement en France cela ne signifierait pas que lrsquoaction engageacutee par Jules Ferry nrsquoaurait

plus lieu drsquoecirctre poursuivie bien au contraire cela prouverait drsquoautant mieux qursquoelle meacuterite

drsquoecirctre continueacutee Une action pour ecirctre valable est donc une action qui a suffisamment de

valeur en tant que telle indeacutependamment de tout reacutesultat concret pour ecirctre continueacutee au-

delagrave des limites biologiques de celui qui lrsquoa engageacutee De ce fait la reacutecompense post

mortem de celui qui a agi moralement au cours de son existence nrsquoest pas heacuteteacuterogegravene agrave son

action elle consiste preacuteciseacutement dans la possibiliteacute de poursuivre cette action qui trouve sa

reacutecompense en tant que telle De ce point de vue les tribunaux jugeant les acircmes des

deacutefunts ne sont jamais qursquoautant drsquohypostases de ce tribunal permanent que constitue

lrsquohistoire en perpeacutetuel accouchement telle qursquoelle srsquoeacutecrit sous nos yeux comme dans

toute repreacutesentation mythique la conscience humaine situe dans lrsquoau-delagrave ce qursquoelle ne

cesse jamais de faire ici-bas Cette ideacutee est loin drsquoecirctre eacutetrangegravere agrave Platon comme

lrsquoexplique Romano Guardini bien que Socrate ne soit pas cateacutegorique concernant la vie

apregraves la mort dans lrsquoApologie il nrsquoen eacutevoque pas moins lrsquohypothegravese du tribunal de lrsquoHadegraves

qui lui permet drsquoaffirmer que laquo dans lrsquoeacuteterniteacute il sera confirmeacute dans son vouloir et son

faire raquo217 Ce dialogue de jeunesse porte donc en germe des ideacutees capitales en tant qursquoelles

217 GUARDINI Romano La mort de Socrate p101-102

160

attestent que Socrate lui-mecircme aurait partiellement approuveacute lrsquoideacutee suivant laquelle du fait

de lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoavoir-fait il y a toujours une part de lrsquoindividu pensant qui survit

durablement indeacutependamment mecircme du souvenir qursquoil peut laisser dans la conscience

collective voire mecircme agrave lrsquoinsu de cette derniegravere la philosophie telle que la conccediloit Platon

est un faire dont toute personne correctement initieacutee peut ecirctre un continuateur mais en

aucun cas un acheveur on nrsquoachegraveve pas la philosophie comme on achegraveve les chevaux

toute personne qui entreprend de philosopher srsquoinscrit sans srsquoy dissoudre dans la

continuiteacute drsquoun processus qui le transcende chronologiquement il ne srsquoy dissout pas dans

la mesure ougrave il apporte sa pierre qui ne vient de nul autre que lui agrave un processus

apparemment sans fin de recherche du savoir essentiel Socrate ne pouvait pas ignorer

lrsquooriginaliteacute de lrsquoenseignement qursquoil dispensait et lrsquoa assumeacutee jusqursquoau bout sachant que

drsquoune faccedilon ou drsquoune autre sa pratique de la philosophie lui survivrait ndash mecircme si on nrsquoest

jamais sucircr de la fortune que rencontrera plus tard une doctrine ou une meacutethode la posteacuteriteacute

ne peut jamais rester totalement indiffeacuterente agrave son eacutegard mecircme lrsquooubli est impuissant face

au caractegravere ineffaccedilable de lrsquoavoir-fait agrave cet eacutegard lrsquoinvestigation philosophique serait ce

par quoi se manifeste de la faccedilon la plus aigueuml notre pouvoir de transcender les limites

chronologiques de notre existence biologique de ne pas se dissoudre dans le cycle de la vie

et de la mort Quand il affirme qursquoil garde lrsquoespoir de converser dans la mort avec de

grands hommes voire avec des dieux Socrate affirme en fait sa conviction que dans la

mort son œuvre recevra son sens deacutefinitif en effet lrsquoaction humaine est condamneacutee agrave une

relative incertitude concernant la validiteacute de sa raison drsquoecirctre aussi longtemps que vit

lrsquoindividu or laquo une action valable est une action eacuteternelle raquo218 ce qui veut que pour avoir

de la valeur elle doit non seulement pouvoir ecirctre poursuivie indeacutefiniment mais aussi avoir

un sens qui ne repose pas sur une simple doxa mais bien sur une certitude quant agrave sa

validiteacute ce qui interdit agrave Socrate de se reacutetracter ce qursquoil aurait fait en reacutepondant

positivement agrave lrsquoinvitation agrave srsquoeacutevader formuleacutee par Criton Lrsquoactiviteacute philosophique plus

que toute autre activiteacute exacerbe litteacuteralement notre conscience de nous inseacuterer dans un

processus qui transcende notre individualiteacute sans que celle-ci puisse srsquoy dissoudre notre

individualiteacute est preacuteciseacutement lrsquoinstance qui permet la continuation de ce processus qui ne

se poursuit que gracircce agrave notre action lrsquoexistence mecircme de ce processus au sein duquel

notre action trouve sa place et devient donc susceptible drsquoecirctre eacutevalueacutee par sa continuation

ou sa non-continuation est donc la conseacutequence de lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu

218 Opcit p104

161

et ici se situe le nœud du lien qursquoentretient cette singulariteacute avec la conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comprise comme image de la survie de notre principe intellectuel

Une telle conclusion est drsquoautant plus bienvenue qursquoelle trouve agrave srsquoaccorder avec le

contenu mecircme du Pheacutedon que Guardini commente en ces termes

laquo La conscience de cette mort traverse le sentiment drsquoecirctre soi-mecircme peacuterissable et srsquoapprofondit jusqursquoagrave ce point intime qui reacuteside au-delagrave de la naissance et de la mort physiques Tant qursquoon prend seulement les ideacutees dans leur signification immeacutediate on croit nrsquoy voir qursquoun jeu conduit par des motifs semi-mythologiques leur sens authentique ne se deacutecouvre que quand on deacutecouvre de quelle faccedilon lrsquohomme precirct agrave la mort et si intenseacutement vivant en appelle agrave travers ces motifs mecircme agrave son ecirctre spirituel distingue cet ecirctre de tout ce qui demeure prisonnier du flux biologique du cycle de la naissance et de la mort et srsquoassure ainsi de son immortaliteacute raquo219

La conscience de notre mort agrave venir la plupart du temps nous ronge de lrsquointeacuterieur jusqursquoagrave

nous faire oublier lrsquoexistence de notre principe intellectuel capable de se manifester au-delagrave

de notre deacutecegraves le philosophe lrsquohomme precirct agrave mourir ne lrsquooublie pas srsquoinscrivant dans

une ligneacutee qui transcende les bornes de la vie terrestre Celui qui ne prend pas la

philosophie au seacuterieux ne se donne pas les moyens de srsquoinscrire dans un cadre ougrave la mort

nrsquoest rien lrsquoassurance de Socrate face agrave la mort physique est cependant assez exemplaire

pour aider lrsquohomme issu de la foule agrave prendre conscience du seacuterieux avec lequel il faut

approcher les ideacutees et ainsi reconnaicirctre que son intellect srsquoinsegravere par son activiteacute dans un

cadre qui transcende son individualiteacute corporelle mais integravegre son individualiteacute

intellectuelle en lui rendant toute sa digniteacute En somme nous avons envisageacute la conception

platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme srsquoinseacuterant dans un projet drsquoexhortation agrave la

philosophie mais cette insertion nrsquoa rien drsquoartificiel lrsquoactiviteacute philosophique eacutetant agrave elle

seule un puissant reacuteveacutelateur pour qui la pratique et pour qui prend la peine de comprendre

celui qui la pratique de ce qursquoil y a de virtuellement impeacuterissable en lrsquohomme tout plaide

en faveur du fait que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme au sens drsquoune survie du principe intellectuel

devait apparaicirctre plus eacutevidente au philosophe qursquoagrave nrsquoimporte qui drsquoautre Pour parler

familiegraverement tout se tient la conviction du philosophe de srsquoinseacuterer dans un processus

que son individualiteacute transcende tout en eacutetant lui-mecircme la condition de possibiliteacute de ce

processus srsquoavegravere ecirctre ce qui relie lrsquoexpeacuterience asceacutetique extatique du philosophe agrave la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Le philosophe nrsquoa cependant aucun privilegravege

ontologique particulier si ce nrsquoest celui drsquoassumer pleinement et entiegraverement ce dont le

commun nrsquoa jamais qursquoun sentiment assez vague son expeacuterience meacuterite drsquoecirctre reproduite

comme peut lrsquoecirctre ce que lrsquoon nomme aujourdrsquohui une expeacuterience dans le cadre des

219 Opcit p171

162

sciences dites laquo dures raquo crsquoest par elle que se manifeste notre digniteacute drsquohomme ce gracircce agrave

quoi nous ne sommes pas irreacutemeacutediablement condamneacutes agrave rester englueacutes dans notre

condition drsquoecirctre peacuterissables crsquoest en cela que la philosophie car la reacuteiteacuteration continue de

cette expeacuterience ne porte pas drsquoautre nom se reacutevegravele capable de reacutealiser partiellement

lrsquoespoir drsquoune continuation perpeacutetuelle de cette expeacuterience

3 Le rapport au temps

Notre capaciteacute agrave transcender nos limites chrono-biologiques et agrave nous inseacuterer dans

un processus historique qui nous transcende en mecircme temps que nous le produisons est

bien entendu sous-tendu par notre rapport speacutecifiquement humain au temps celui-ci eacutetant

compris comme notre incapaciteacute agrave vivre dans le preacutesent De fait lrsquohomme ne peut pas

deacutepasser le passeacute et toute tentative de sa part pour saisir le preacutesent se traduit par une

releacutegation dans le passeacute puisque le passeacute est indeacutepasseacute et indeacutepassable lrsquohomme ne peut

envisager la disparition complegravete de ce passeacute que comme eacutetant accidentelle La disparition

des souvenirs du veacutecu nrsquoest pas seulement eacutethiquement insupportable elle est surtout

rationnellement inenvisageable crsquoest leur permanence qui est premiegraverement eacutevidente Il

est admis que lrsquoavenir est ameneacute agrave ne plus ecirctre quand lrsquoindividu est mort et sa vie mueacutee en

un destin pleinement reacutealiseacute mais il nrsquoest pas admis que le passeacute ne puisse demeurer cela

est drsquoautant moins admissible que le passeacute demeure justement de facto gracircce agrave cette

puissance speacutecifiquement humaine qui se nomme la meacutemoire et qui a eacuteteacute brillamment

eacutetudieacutee par Bergson laquo percevoir nrsquoest qursquoune occasion de se souvenir raquo220 disait-il et de

fait notre conscience est continuellement solliciteacutee par une multitude de perceptions

potentielles parmi lesquelles nous risquerions de ne plus rien percevoir si nous nrsquoopeacuterions

pas un tri Toute perception est intentionnelle on ne perccediloit les choses qui nous entourent

que dans la mesure ougrave nous envisageons les interactions que nous pouvons entretenir avec

eux toute perception est le deacutebut drsquoune action au moins potentielle Degraves lors la meacutemoire

ne se reacutesume pas agrave la reacutetention drsquoune perception le souvenir nrsquoest pas une perception qui

perd de sa vivaciteacute au fil du temps on est mecircme souvent frappeacute au contraire par la

vivaciteacute souvent eacutegale voire supeacuterieure agrave celle drsquoune chose effectivement preacutesente que

peut avoir le souvenir drsquoune chose passeacutee (comme crsquoest le cas pour une personne hanteacutee

par des faits passeacutes qui lrsquoont traumatiseacutee) ce qui indique que la diffeacuterence entre la

220 BERGSON Henri Matiegravere et meacutemoire p68 ndash sauf mention contraire toutes les citations de cette œuvre sont extraites de lrsquoeacutedition de 1981 aux Presses Universitaires de France mentionneacutee en bibliographie

163

perception et le souvenir est drsquoordre qualitatif et non quantitatif la meacutemoire eacutetant ce qui

octroie un sens agrave ce passeacute lui donne une raison drsquoecirctre au regard de notre activiteacute preacutesente

lrsquoinvestit le reconnait comme passeacute Le passeacute nrsquoest pas ce qui est deacutepasseacute est deacutepasseacute ce

qui justement est oublieacute ce qui ne peut plus avoir drsquoutiliteacute pour lrsquoaction preacutesente ce que

notre meacutemoire nrsquoinvestit pas comme passeacute et nrsquoa donc plus aucune eacutepaisseur ontologique

Ainsi les vivants ne conservent le souvenir drsquoun deacutefunt que dans la mesure ougrave ce souvenir

sert leur action ougrave le deacutefunt par son action qursquoelle qursquoen fucirct la forme fournit directement

ou indirectement un exemple agrave suivre ou agrave ne pas suivre pour reprendre un exemple

eacutevoqueacute preacuteceacutedemment si la Reacutepublique franccedilaise continue agrave honorer la meacutemoire de Jules

Ferry crsquoest bien dans la viseacutee pratique de poursuivre lrsquoeffort que cet homme avait engageacute

en faveur de lrsquoeacuteducation a contrario si on parle beaucoup de laquo devoir de meacutemoire raquo

envers les victimes des deux guerres mondiales qui ont marqueacute le XXe siegravecle notamment

les victimes de lrsquoHolocauste crsquoest bien dans le but de ne pas reproduire les erreurs ayant

conduit agrave ces massacres de masse

Crsquoest parce que le passeacute ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent que le deacutefunt le laquo disparu raquo

est lui-mecircme celui qui ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent et crsquoest bien pour cette raison que la

part intellectuelle de son ecirctre celle sans laquelle il nrsquoy a pas drsquoagir speacutecifiquement humain

possible est virtuellement immortelle En drsquoautres termes notre perception et notre

meacutemoire fonctionnent drsquoune maniegravere qui nous rend spontaneacutement porteacutes agrave accepter lrsquoideacutee

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme drsquoautrui nous y sommes mecircme drsquoautant plus volontiers porteacutes

que le preacutesent ne possegravede aucune eacutepaisseur ontologique hors de notre conscience221 il nrsquoy

a pas de preacutesent pur tout ce que nous appelons laquo preacutesent raquo est en reacutealiteacute toujours orienteacute agrave

la fois vers ce qui est investi comme passeacute et ce qui est envisageacute comme avenir potentiel Il

est freacutequent que lrsquoon deacuteplore lrsquoincapaciteacute dont font montre certaines personnes agrave profiter de

laquo lrsquoinstant preacutesent raquo et mecircme Pascal envisageait comme une nouvelle preuve de la vaniteacute

humaine le fait que nous espeacuterons toujours ecirctre heureux sans jamais vraiment lrsquoecirctre hic et

nunc mais srsquoil est effectivement impossible pour lrsquohomme de rester englueacute dans le preacutesent

la fermeture de ce possible laisse ouverts une multitude drsquoautres possibles puisque

lrsquohomme a le privilegravege de choisir laquo son raquo passeacute et laquo son raquo avenir son passeacute nrsquoeacutetant que ce

qursquoil est precirct agrave reconnaicirctre comme tel et son avenir eacutetant moins ce qui va lui arriver qui ne

peut jamais ecirctre reacuteellement connu agrave lrsquoavance que ce qursquoil envisage comme eacutetant

susceptible de lui arriver Preacutesenter lrsquoacircme individuelle comme eacutetant immortelle revient agrave

221

Cf Annexe 19

164

prendre acte du fait que lrsquohomme transcende radicalement la tripartition temporelle dont il

se croit agrave tort prisonnier et qursquoen vertu de ceci lorsqursquoil disparait il ne cesse jamais drsquoecirctre

preacutesent Cette ideacutee loin drsquoecirctre totalement eacutetrangegravere au Grecs leur eacutetait mecircme deacutejagrave

familiegravere agrave lrsquoeacutepoque archaiumlque comme pouvait le manifester si lrsquoon en croit Jean-Pierre

Vernant le κολοσσός que lrsquoon peut se repreacutesenter laquo sous deux formes soit statue-pilier

soit statue-menhir faite drsquoune pierre dresseacutee drsquoune dalle planteacutee dans le sol parfois mecircme

enterreacutee raquo222 et dont la signification ne devait pas ecirctre univoque

laquo Substitueacute au cadavre au fond du tombeau le colossos ne vise pas agrave reproduire les traits du deacutefunt agrave donner lrsquoillusion de son apparence physique Ce nrsquoest pas lrsquoimage du mort qursquoil incarne et fixe dans la pierre crsquoest sa vie dans lrsquoau-delagrave cette vie qui srsquooppose agrave celle des vivants comme le monde de la nuit au monde de la lumiegravere Le colossos nrsquoest pas une image il est un laquo double raquo comme le mort lui-mecircme est un double du vivant Le colossos nrsquoest pourtant pas toujours releacutegueacute dans la nuit du tombeau La pierre nue peut aussi se dresser agrave la lumiegravere au-dessus de la tombe vide en un lieu eacutecarteacute et deacutesert que sa sauvagerie voue aux puissances infernales () Agrave travers le colossos le mort remonte agrave la lumiegravere du jour et manifeste aux yeux des vivants sa preacutesence Preacutesence insolite et ambigueuml qui est aussi le signe drsquoune absence En se donnant agrave voir sur la pierre le mort se reacutevegravele en mecircme temps comme nrsquoeacutetant pas de ce monde raquo223

En somme par le biais de ses idoles lrsquohomme grec degraves lrsquoeacutepoque archaiumlque srsquoefforccedilait de

garder agrave lrsquoesprit que lrsquohomme du passeacute ne cessait jamais drsquoecirctre preacutesent Il nrsquoen avait certes

pas le monopole loin srsquoen faut et cette ideacutee est drsquoailleurs si solidement enracineacutee dans

lrsquoesprit humain que toute civilisation srsquoefforce de la manifester concregravetement ici-bas au

point que lrsquoon a longtemps envisageacute le fait drsquoenterrer ses morts comme un signe de

distinction de lrsquohomme par rapport agrave lrsquoanimal ndash la diversiteacute des pratiques lieacutees agrave la mort

qui ne se limitent pas agrave lrsquoinhumation et ne srsquoy limitent drsquoailleurs mecircme plus en Occident ne

permet pas de continuer agrave reacutesumer si simplement cette ideacutee mais il demeure exact que nul

ne pourrait nier que le deacutefunt ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent ne serait-ce que parce que

nous lrsquoinvestissons comme deacutefunt Quoi qursquoil en soit le colossos nrsquoen est pas moins laquo une

des formes que peut revecirctir la psucheacute puissance de lrsquoau-delagrave quand elle se rend visible

aux yeux des vivants raquo224 et constitue donc une tradition qui exacerbe simultaneacutement la

preacutesence de lrsquoabsent et lrsquoabsence de celui qui ne cesse pourtant jamais drsquoecirctre preacutesent

mecircme srsquoil est tentant de caracteacuteriser le colossos comme une simple repreacutesentation du mort

qui est par deacutefinition peacutetrifieacute et silencieux car deacutepouilleacute de ce qui avait jadis fait de lui un

vivant il nrsquoen est pas moins exact que lrsquoimportant reacuteside dans le fait qursquoil est porteur de

deux aspects apparemment contradictoires et pourtant solidaires de ce qui constitue un

222 VERNANT Jean-Pierre Mythe et penseacutee chez les Grecs eacutetudes de psychologie historique p326 223 Opcit p327 224 Opcit p329

165

homme mort il est agrave la fois absent en tant qursquoil est deacutepouilleacute de ce qui faisait de lui un

membre de la communauteacute des vivants dont il est deacutesormais exclu mais il est aussi

absolument preacutesent ne serait-ce que parce qursquoil ne peut plus ne pas avoir eacuteteacute preacutesent En

somme le colossos peut ecirctre compris comme lrsquoune des pratiques mortuaires qui

manifestaient de la faccedilon la plus aigueuml possible le fait que lrsquoecirctre de lrsquohomme nrsquoeacutetait pas

englueacute dans le preacutesent et transcendait la tripartition temporelle dont il est le producteur

quasi-exclusif

Cette transcendance de la tripartition temporelle par lrsquohomme est litteacuteralement

exacerbeacutee par la philosophie agrave lire agrave la lettre lrsquoargument du Pheacutedon lrsquoacircme platonicienne

nrsquoest jamais deacutefinitivement passeacutee puisqursquoelle est toujours precircte attendant son tour dans

lrsquoHadegraves agrave revenir sur terre et agrave lire agrave la lettre le mythe du Phegravedre son seul deacutesir est de

retrouver la communion perdue avec lrsquoIdeacutee tout cela signifie (entre autres) que lrsquoacircme ne

fait jamais que se deacutefinir par rapport agrave un passeacute et un avenir et que ce passeacute pas plus que

cet avenir nrsquoest pas neacutecessairement immeacutediat et peut mecircme ecirctre tregraves lointain les mythes

platoniciens relatifs aux longs voyages de lrsquoacircme ces laquo ces voyages de mille ans raquo comme

les appelait Alain225 ne font pas que mettre en scegravene la multitude de vies diffeacuterentes qursquoun

seul individu peut mener au cours drsquoune vie elles reflegravetent aussi le rapport que nous

entretenons en permanence avec un passeacute ou un futur lointain nous ne venons jamais au

monde sans avoir eacuteteacute preacuteceacutedeacutes par une foule drsquoindividus qui ont fait de ce monde ce qursquoil

est et toute action que nous menons aujourdrsquohui aura des reacutepercussions sur le monde dans

lequel vivront les individus qui nous succeacutederont En somme notre agir individuel est

constamment conditionneacute par ces deux dimensions temporelles dont nous sommes les

producteurs nous sommes constamment rattacheacutes agrave lrsquoeacuteterniteacute et le philosophe en tant

qursquoil a la conscience aigueuml de srsquoinseacuterer dans un processus qui paraicirct le transcender mais

dont il est le producteur est celui qui est le plus agrave mecircme de restaurer ce rapport agrave lrsquoeacuteterniteacute

par le biais de sa conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

Nous disons bien ici laquo restaurer raquo car ce qui rend agrave ce point tragique notre rapport

au temps qui devrait pourtant ecirctre deacutepassionneacute en tant que nous sommes les producteurs

exclusifs de notre temporaliteacute reacuteside dans la perte de lrsquoeacutevidence de notre rapport agrave

lrsquoeacuteterniteacute En effet nous pouvons concevoir agrave titre drsquohypothegravese une dialectique du rapport

agrave lrsquoeacuteterniteacute baseacutee sur la tripartition entre affirmation neacutegation et conciliation ndash lrsquohypothegravese

fait autant drsquoemprunts agrave la dialectique heacutegeacutelienne celle-ci eacutetant comprise comme un outil

225 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees p60 Cf supra

166

eacutepisteacutemologique inteacuteressant pour cateacutegoriser les diffeacuterentes phrases de la vie de lrsquoesprit

qursquoagrave lrsquoanalyse de la finitude par Ricœur lrsquoideacutee est que le premier contact de lrsquohomme avec

lrsquoecirctre y compris avec le sien propre lrsquoamegravenerait agrave lrsquoenvisager comme eacuteternel faute drsquoy

voir immeacutediatement la marque drsquoune corruption ou plus exactement drsquoune finitude qursquoil

nrsquoest pas encore en mesure drsquoenvisager pour le dire comme Jankeacuteleacutevitch laquo lrsquoecirctre

nrsquoimplique pas sa propre cessation raquo226 Deuxiegravemement le sujet prendrait conscience de sa

corruptibiliteacute et de lrsquoineacuteluctable aneacuteantissement qursquoelle annonce eacutetat de choses qursquoil

admettrait sans pour autant srsquoy reacutesigner non pas tant parce qursquoil est effrayant mais plutocirct

parce que le neacuteant deacutefie la raison Ce deuxiegraveme instant nrsquoest pas assez fort pour aneacuteantir le

premier qui ressurgit partiellement dans le troisiegraveme la mortaliteacute est admise mais

lrsquoeacuteterniteacute demeure la norme ce maintien ne srsquoexplique pas comme lrsquoenvisage Cioran227

par une incapaciteacute de la part de lrsquohomme de faire face avec courage agrave lrsquohypothegravese de sa

propre disparition mais bien par lrsquoimpossibiliteacute pour lrsquohomme de cesser de se rattacher agrave

lrsquoeacuteterniteacute incapaciteacute dont les mythes eschatologiques de Platon sont autant de

repreacutesentations et que manifeste au quotidien lrsquohomme en tant qursquoecirctre drsquohistoire pouvant

deacuteployer un agir srsquoinseacuterant dans un processus historique qui parait le transcender mais dont

il est le producteur exclusif en tant qursquoecirctre qui ne peut faire autrement que se rattacher au

passeacute et agrave lrsquoavenir indeacutependamment de toute prise en compte des limites chrono-biologique

de son corps dont le caractegravere temporaire et peacuterissable ne saurait ecirctre veacutecu que comme une

autre anormaliteacute fondamentale qursquoil faudrait deacutepasser Exegi monumentum aere

perennius228 disait Horace pour conclure le liber tertius de ses Odes et ce vers loin

drsquoexprimer la revendication drsquoun quelconque privilegravege ontologique du poegravete par rapport au

commun des mortels est au contraire la reacuteaffirmation de ce qui le rapproche de ses

semblables (dont il diffegravere de degreacute plutocirct que de nature) agrave savoir sa capaciteacute agrave se projeter

dans un avenir tregraves eacuteloigneacute et ainsi acceacuteder agrave une eacuteterniteacute dont lrsquoobtention nrsquoest que le

reacutetablissement drsquoune veacuteriteacute nieacutee par notre finitude biologique autant dire drsquoune norme

bafoueacutee Agrave lrsquoissue de cette partie surgit donc un concept qui relie les deux aspects

(indissociables dans lrsquoabsolu) de lrsquohomme agrave la fois absolument solitaire et absolument

solidaire parmi ses semblables et qui sera capital pour notre troisiegraveme partie agrave savoir la

laquo norme raquo il y aurait donc une laquo norme raquo que lrsquohomme deacutefinit spontaneacutement qui serait

constamment bafoueacutee et qui gracircce agrave la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme pourrait

226 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir Penser la mort p37 227 Cf Annexe 20 228 Hor Od III 30 1 laquo Jrsquoai eacuterigeacute un monument plus durable que le bronze raquo

167

revendiquer et reacutecupeacuterer ses droits une norme qui ne peut se reacutesumer agrave la continuation

perpeacutetuelle de lrsquoexistence terrestre en tant que cette existence est justement ce dont la vie

post corporis mortem de lrsquoacircme est censeacutee nous libeacuterer La question est donc de savoir en

quoi doit consister cette norme existentielle comment elle est eacutetablie et surtout si Platon

la consideacuterait comme leacutegitime ndash ce qui est deacutejagrave sujet agrave caution dans la mesure ougrave il a eacuteteacute

eacutetabli qursquoil nrsquoa de cesse de mettre ses eacutelegraveves en garde contre la tentation drsquoessayer de se

faire pur esprit de son vivant

168

169

Troisiegraveme partie

Synthegravese de la norme perdue comme enjeu au

choix comme source

170

171

Chapitre 1 La quecircte du laquo meilleur impossible raquo

Le concept de laquo norme raquo peut donc ecirctre mobiliseacute pour reacutesumer lrsquoideacutee suivant la-

quelle la vie telle que lrsquohomme la megravene sur terre ne serait pas laquo la raquo vie agrave laquelle il serait

en droit de preacutetendre plus que la peur de lrsquoaneacuteantissement entrerait donc en jeu la volonteacute

de mener une vie affranchie des conditions suivant lesquelles la vie est accordeacutee ici-bas agrave

lrsquohomme ces conditions eacutetant trop contraignantes pour ecirctre jamais consideacutereacutees sans reacute-

serve comme laquo normales raquo crsquoest au contraire la vie post corporis mortem deacutesincarneacutee et

deacutebarrasseacutee de ces conditions qui serait lrsquoeacutetat laquo normal raquo de lrsquohomme et serait donc la re-

preacutesentation de la norme lrsquoeacutetalon suivant lequel notre vie terrestre est eacutevalueacutee et dont le

triomphe ou plutocirct le reacutetablissement devrait ecirctre assureacute une fois lrsquoacircme libeacutereacutee de toute at-

tache corporelle ndash il est judicieux de parler de laquo reacutetablissement raquo dans la mesure ougrave cet eacutetat

est envisageacute non pas simplement comme un eacutetat futur qui reviendrait de droit agrave lrsquohomme

mais bien comme un eacutetat originel dont ce dernier aurait eacuteteacute deacutechu la primauteacute chronolo-

gique nrsquoeacutetant qursquoune traduction dieacutegeacutetique de la primauteacute ontologique ou plus exactement

de la primauteacute pheacutenomeacutenologique srsquoil est tenu compte de la dialectique exposeacutee preacuteceacute-

demment Neacuteanmoins cette norme comme le dit Bergson de tout passeacute ne cesse jamais

drsquoecirctre preacutesente et constitue au quotidien un ideacuteal auquel lrsquohomme preacutetend acceacuteder par ses

efforts un objectif qui permet aussi longtemps qursquoil nrsquoest pas atteint de juger lrsquoensemble

des activiteacutes humaines et de leur produits comme eacutetant perfectibles cet eacutetat serait donc un

laquo meilleur raquo au sens ougrave il serait absolument impossible de faire mieux srsquoil eacutetait reacutealiseacute ndash

nous mettons lrsquoaccent sur cette derniegravere condition afin qursquoil ne soit pas perdu de vue qursquoil

nrsquoest pas preacutesentement reacutealiseacute et ne lrsquoa jamais eacuteteacute de facto ce laquo meilleur raquo a beau ecirctre pen-

seacute comme eacutetant plus preacutesent et plus reacuteel que toutes les reacutealiteacutes existant et ayant existeacute ici-

bas il nrsquoa jamais pu ecirctre effectivement compteacute parmi lesdites reacutealiteacutes (srsquoil avait jamais pu

ecirctre reacutealiseacute concregravetement lrsquoHistoire aurait deacutejagrave pris fin) et surtout rien ne permet

drsquoenvisager seacuterieusement que les conditions neacutecessaires agrave son existence puissent un jour

ecirctre remplies (ce que lrsquoon comprendra mieux ulteacuterieurement gracircce agrave quelques exemples) agrave

tel point qursquoil nrsquoest pas totalement incongru de consideacuterer ce laquo meilleur raquo comme eacutetant

laquo impossible raquo du moins ici-bas Agrave titre drsquohypothegravese de travail et pour ouvrir notre syn-

172

thegravese nous proposons donc drsquoapprocher la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme

une manifestation de ce que nous appelons la laquo quecircte du meilleur impossible raquo ce laquo meil-

leur impossible raquo eacutetant compris comme le but poursuivi consciemment ou inconsciemment

par lrsquoactiviteacute humaine et notamment dans quatre domaines drsquoactiviteacutes que nous distinguons

en raison de leur caractegravere speacutecifiquement et typiquement humain agrave savoir la connais-

sance lrsquoeacutethique le politique et lrsquoart autant de domaines qui ont deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutes

preacuteceacutedemment agrave diverses reprises et qui ont en commun drsquoeacuteloigner lrsquohomme de

lrsquoanimaliteacute lrsquoexamen de ces domaines drsquoactiviteacutes structurera notre propos au moins dans

notre premier paragraphe

1 Le laquo meilleur impossible raquo deacutefinition et enjeux

Cette expression barbare de laquo meilleur impossible raquo a bien eacutevidemment vocation agrave

ecirctre mise en parallegravele avec un concept bien connu du public celui de laquo meilleur possible raquo

qui deacutesigne dans lrsquoœuvre de Leibniz et notamment dans la Theacuteodiceacutee le monde tel qursquoil a

eacuteteacute creacuteeacute par Dieu Lrsquoideacutee suivant laquelle le monde dans lequel vivent les hommes serait le

laquo meilleur des mondes possibles raquo est essentiellement connue aujourdrsquohui pour avoir eacuteteacute

abondamment railleacutee par Voltaire dans Candide notamment au travers de la figure de Pan-

gloss dont les enseignements relegravevent plus du sophisme au mauvais sens du terme que de

la philosophie mais cette repreacutesentation caricaturale de ce que lrsquoon appelle encore au-

jourdrsquohui un peacutedant deacutenonce moins efficacement lrsquoinaniteacute supposeacutee de lrsquooptimisme

leibnizien que ne le fait le reacutecit par Voltaire drsquoune bataille extrecircmement sanglante entre les

Bulgares et les Avars reacutecit meneacute en des termes directement emprunteacutes au vocabulaire de

cette doctrine laquo La mousqueterie ocircta du meilleur des mondes environs neuf agrave dix mille

coquins qui en infectaient la surface La baiumlonnette fut aussi la raison suffisante de la mort

de quelques milliers drsquohommes raquo229 Sans pouvoir nier le talent de Voltaire pour lrsquohumour

et le pastiche sa critique de Leibniz repose sur deux erreurs premiegraverement il ne tient pas

suffisamment compte du fait que lrsquointituleacute complet de lrsquoœuvre majeure de Leibniz sur

lrsquooptimisme est Essais de Theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et

lrsquoorigine du mal Crsquoest une erreur reacutepandue mais la thegravese leibnizienne repose sur trois pi-

vots majeurs et non simplement sur deux comme le laisserait entendre une compreacutehension

galvaudeacutee qui ferait lrsquoeacuteconomie de la liberteacute de lrsquohomme lrsquoexistence du mal a pour cause

efficiente sinon premiegravere la liberteacute de lrsquohomme dont lrsquoabsence serait pour les desseins

229 VOLTAIRE Candide ou lrsquooptimisme chapitre III in Œuvres complegravetes XXXVI p 170

173

divins un mal sans commune mesure avec celui qui seacutevit effectivement sur terre Il est neacute-

cessaire aux yeux de Dieu que lrsquohomme soit libre et donc susceptible de faire le mal dans

la mesure ougrave cela constitue un mal incommensurablement moins grand que celui qui se

produirait si lrsquohomme nrsquoeacutetait pas libre et cette liberteacute loin drsquoentrer en contradiction avec la

bonteacute de Dieu la confirme Deuxiegravemement et surtout le fait que notre monde soit le meil-

leur des mondes possibles nrsquoimplique pas neacutecessairement qursquoil soit absolument parfait

certes la Monadologie preacutecise que la perfection laquo nrsquoest autre chose que la grandeur de la

reacutealiteacute positive raquo230 mais Dieu eacutetant la seule reacutealiteacute infinie crsquoest-agrave-dire la seule reacutealiteacute dont

la grandeur nrsquoa pas de limites alors agrave lui seul peut eacutechoir la perfection absolue En re-

vanche si le monde creacuteeacute par Dieu est le meilleur des mondes possibles cela signifie drsquoune

part qursquoil y avait drsquoautres mondes possibles moins bons que celui-ci et drsquoautre part qursquoil

nrsquoest que laquo relativement raquo le meilleur crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoest le meilleur que si on le com-

pare avec les autres configurations possibles que Dieu a abandonneacutees laquo Si le moindre

mal qui arrive dans le monde y manquait ce ne serait plus ce monde qui tout compteacute tout

rabattu a eacuteteacute trouveacute le meilleur par le creacuteateur qui lrsquoa choisi raquo 231 De toute maniegravere eacutetant

donneacute que rien ne saurait ecirctre plus parfait que Dieu il est normal que ce qui nrsquoest que sa

creacuteation et non pas un prolongement de son ecirctre soit imparfait ndash par ailleurs comment un

ecirctre absolument parfait et donc autosuffisant pourrait-il ecirctre prolongeacute et mecircme avoir seu-

lement la volonteacute drsquoecirctre prolongeacute par quoi que ce soit

En somme le laquo meilleur possible raquo nrsquoest qursquoun meilleur relatif qui nrsquoeacutequivaut pas agrave

une perfection Par contraste le laquo meilleur impossible raquo serait un meilleur absolu une per-

fection absolue qui nrsquoexiste de facto que dans la conscience agrave titre drsquoideacuteal reacutegulateur

contrairement au laquo meilleur possible raquo il ne constitue pas un choix par deacutefaut un choix

laquo faute de mieux raquo semblable agrave celui que lrsquoon peut faire un jour drsquoeacutelections mais bien le

choix suprecircme celui qui annule tous les autres choix envisageables ce en comparaison de

quoi rien ne peut ecirctre meilleur un ideacuteal qui nrsquoa jamais eacuteteacute accompli ici-bas et dont nous ne

pouvons avoir aucune ideacutee preacutecise mais qui nrsquoen constitue pas moins ce par rapport agrave quoi

nous jugeons toute chose Ainsi la bataille que racontait Voltaire nrsquoenlegraveve absolument rien

agrave lrsquoideacutee suivant laquelle le monde dans lequel un massacre de si grande ampleur est pos-

sible est cependant le laquo meilleur des mondes possibles raquo elle prouve simplement que ce

monde nrsquoest pas le meilleur monde impossible et si Voltaire se permet de juger que ce

230

LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Principes de la philosophie ou Monadologie sect 41 231 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Essais de theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et lrsquoorigine du mal sect 9

174

laquo meilleur des mondes possibles raquo nrsquoen est pas moins monstrueux crsquoest bien en le compa-

rant agrave un laquo meilleur impossible raquo dans lequel un conflit aussi sanglant ne serait mecircme pas

envisageable il a beau protester sur toute la dureacutee du conte qursquoun tel monde nrsquoexiste pas

concregravetement il nrsquoempecircche que crsquoest bien ce laquo meilleur des mondes impossibles raquo qui lui

sert drsquoeacutetalon pour juger de la monstruositeacute de notre monde En somme mecircme si nous nrsquoen

parlons que rarement et le deacutesignons encore plus rarement comme tel il reste que le

laquo meilleur impossible raquo accompagne tous nos avis tous nos jugements agrave tel point qursquoil est

possible drsquoen trouver une trace jusque dans lrsquoœuvre de Lucregravece lorsque le De rerum natu-

ra traite du principe de conjonction dans le cadre des rapports qursquoentretiennent lrsquoacircme et le

corps232 Pierre-Franccedilois Moreau commente cet exposeacute ainsi

laquo Le fait drsquoobservation qui sert de point de deacutepart au raisonnement est le suivant agrave chaque eacutetape de la vie humaine on voit le corps traverser des phases successives de vigueur et drsquoeacutenergie (moins puis plus puis de nouveau moins) au mecircme moment on peut constater que la capaciteacute de reacuteflexion passe par les mecircmes phases raquo233

Ce passage apparemment anecdotique car traitant drsquoun auteur se situant aux antipodes de

Platon est neacuteanmoins reacuteveacutelateur il montre que mecircme un poegravete cherchant dans le sillage

drsquoEacutepicure agrave deacutemontrer que lrsquoacircme nrsquoest pas plus immortelle que le corps nrsquoen eacuterige pas

moins tacitement en norme lrsquoeacutetat de lrsquoacircme en parfaite possession de ses moyens intellec-

tuels et a mecircme besoin de ce laquo meilleur impossible raquo pour assurer sa deacutemonstration

lrsquoenfance nrsquoy est qursquoun eacutetat de faiblesse en attente du deacuteveloppement de ses forces et la

vieillesse est un eacutetat drsquoamoindrissement tout ceci est reacuteveacutelateur drsquoune conviction solide-

ment ancreacutee dans lrsquoesprit humain suivant laquelle lrsquoeacuteternelle maturiteacute de la capaciteacute de

reacuteflexion serait un eacutetat plus logique sinon plus normal que le continuel changement au-

quel elle est soumise Consciemment ou inconsciemment nous eacutevaluons tout par rapport agrave

ce laquo meilleur raquo qui ne saurait ecirctre que meilleur que toute autre option que nous nrsquoavons

cependant jamais rencontreacute concregravetement que ne rencontrerons probablement jamais aussi

longtemps que nous vivrons sur terre et qui suffit cependant agrave nous faire nier presque tout

droit agrave lrsquoexistence aux reacutealiteacutes drsquoici-bas pour ainsi dire voueacutees agrave rester laquo inacheveacutees raquo et

donc imparfaites aussi longtemps qursquoelles nrsquoauront pas atteint le degreacute drsquoexcellence attri-

bueacute agrave ce laquo meilleur impossible raquo crsquoest-agrave-dire en fait aussi longtemps qursquoexistera ce

monde qui nrsquoest que relativement le meilleur des mondes ce qui suffit agrave ce que nous

voyions si souvent en lui le pire des mondes cette seacuteveacuteriteacute de la conscience vis-agrave-vis du

monde donne son sens agrave la ceacutelegravebre formule biblique Vanitas vanitatum omnia vanitas (Ec- 232 Lucr 3 v 445-458 Cf Annexe 21 233 MOREAU Pierre-Franccedilois Lucregravece Lrsquoacircme p 67

175

cleacutesiaste 1 2) laquo vaniteacute des vaniteacutes tout est vaniteacute raquo phrase devenue un adage canonique

qui exprime bien plus que la seule preacutecariteacute de la vie humaine le peu de valeur intrinsegraveque

reconnue agrave ce monde qui est le nocirctre en comparaison de ce laquo meilleur impossible raquo par

rapport auquel nous lrsquoeacutevaluons ndash il est clair que le christianisme en opposant la reacutealiteacute

drsquoun dieu parfait agrave lrsquoimperfection de notre monde nrsquoa pas manqueacute drsquoexacerber cet indeacute-

passable hiatus dont le monde paiumlen et notamment le monde grec srsquoaccommodait encore

en honorant des dieux imparfaits

La deacutefinition du laquo meilleur impossible raquo ne doit cependant pas nous aveugler au

point de nous laisser croire qursquoil serait envisageable de le penser comme un modegravele clai-

rement deacutetermineacute et deacutefini avec preacutecision bien au contraire nous nrsquoavons aucune ideacutee

preacutecise concernant sa nature ce laquo meilleur raquo est drsquoautant plus laquo impossible raquo qursquoil consti-

tue justement un laquo je ne sais quoi raquo assez flou et jouissant cependant drsquoun pouvoir

drsquoeacutevocation suffisamment grand pour disqualifier en tant qursquoimparfaits toutes les actions et

tous les reacutesultats drsquoactions qui ne srsquoy conforment pas crsquoest pourquoi nous retrouvons le

laquo meilleur impossible raquo dans tous les domaines drsquoactiviteacute ougrave lrsquohomme ne peut compter sur

un plan preacuteeacutetabli qursquoil suffirait de suivre agrave la lettre ougrave il doit assumer seul la responsabiliteacute

de la deacutecision concernant ce qursquoil est bon ou mauvais de faire Lrsquoartisan nrsquoa pas ce pro-

blegraveme il lui est certes loisible drsquoapporter des modifications agrave lrsquoobjet qursquoil fabrique en vue

de lrsquoameacuteliorer mais il nrsquoen travaille pas moins suivant un plan preacutecis qui lui permet de re-

produire indeacutefiniment le mecircme objet son activiteacute nrsquoayant pour limites que sa finitude

biologique Il en va de mecircme dans toute activiteacute non-creacuteatrice lrsquoouvrier peut se reposer

sur le savoir-faire qursquoil a acquis gracircce agrave sa formation et son expeacuterience et lrsquoagriculteur sait

qursquoen reproduisant toujours les mecircmes gestes il est agrave peu pregraves sucircr que ceux-ci auront tou-

jours les mecircmes effets et mecircme au cas ougrave les conditions climatiques lui seraient

deacutefavorables il saura quand mecircme toujours agrave peu pregraves agrave quoi srsquoen tenir O fortunatos ni-

mium sua si bona norint agricolas234 chantait Virgile et de fait ils seraient bien heureux

srsquoils connaissaient leur chance de pouvoir se reposer sur leur savoir-faire et leur expeacute-

rience ce qui est impossible dans le cadre drsquoautres activiteacutes speacutecifiquement humaines

celles ougrave la reacuteflexion est obligeacutee drsquointervenir et ougrave le reacutesultat est toujours plus ou moins

incertain en lrsquooccurrence dans les quatre domaines eacutenumeacutereacutes en introduction dont

lrsquoexamen permettra de preacuteciser la deacutefinition du laquo meilleur impossible raquo (le choix que nous

avons fait de les traiter nrsquoest eacutevidemment pas arbitraire) et de comprendre pourquoi il est agrave

234 Verg Georg II 458 laquo Ocirc trop heureux les paysans srsquoils connaissaient leur bonheur raquo

176

peu pregraves certain que cet eacutetalon suprecircme nrsquoexistera nulle part ailleurs que dans notre cons-

cience ndash nous assumons lrsquoemploi de ce terme qui dans un commentaire stricto sensu de

Platon serait bien entendu anachronique

Dans le cas de la connaissance il a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute qursquoun savoir est toujours on-

tologiquement posteacuterieur agrave son propre contenu et que le chercheur a toujours une vague

ideacutee de ce qursquoil devait deacutecouvrir mais il faut justement mettre lrsquoaccent sur lrsquoadjectif

laquo vague raquo pour rendre justice agrave tous les efforts qui restent agrave deacuteployer il suffit pour srsquoen

rendre compte de repenser agrave toutes les difficulteacutes qursquoil a fallu affronter pour inventer la

roue ou pour deacutecouvrir (et encore plus pour deacutemontrer) que la Terre tournait autour du So-

leil Mecircme aujourdrsquohui il serait preacutesomptueux drsquoaffirmer que lrsquohomme dispose drsquoune

connaissance exhaustive du monde qui lrsquoentoure et il est impossible de savoir quelle forme

pourrait prendre une fois acquis le savoir absolu vers lequel se dirigent les efforts hu-

mains ndash il suffit par exemple de songer aux dimensions vraisemblablement infinies de

lrsquoUnivers pour srsquoen convaincre Le cas de la connaissance nous met drsquoailleurs en face

drsquoune autre difficulteacute majeure venant srsquoopposer agrave la quecircte du laquo meilleur impossible raquo et qui

peut leacutegitimer que lrsquoon tienne pour impossible la reacutealisation de cet eacutetat drsquoexcellence non

contente drsquoavoir un objectif mal deacutetermineacute elle se heurte continuellement agrave une reacutesistance

dont rien ne saurait venir agrave bout pour la bonne raison que cette reacutesistance vient de ce qui

donne ses conditions de possibiliteacute agrave lrsquoactiviteacute ainsi entraveacutee agrave savoir la matiegravere ou plus

geacuteneacuteralement le donneacute sensible Il est bien eacutevident que la connaissance ne saurait faire

lrsquoeacuteconomie du donneacute sensible en geacuteneacuteral et de la matiegravere en particulier qursquoelle doit au

moins prendre pour point de deacutepart (mecircme le Banquet et lrsquoalleacutegorie de la caverne le recon-

naissent implicitement) mais qui nrsquoest jamais agrave la hauteur des exigences de reacutegulariteacute et de

perfection poseacutees par notre entendement non seulement nos sens peuvent ecirctre deacutefaillants

et nous amener agrave nous faire une fausse image de la reacutealiteacute qui nous entoure mais de sur-

croicirct on ne trouve jamais dans la nature de pheacutenomegravene en tout point conforme aux regravegles

que nous eacutedictons pour en rendre compte De la premiegravere difficulteacute naicirct une meacutefiance plus

ou moins leacutegitime contre les puissances sensibles dont Platon se fait lrsquoeacutecho sans la re-

prendre inteacutegralement agrave son compte la seconde difficulteacute est sans doute plus aigueuml

encore autant il est relativement aiseacute de deacutepasser lrsquoerreur causeacutee par une mauvaise inter-

preacutetation du donneacute sensible autant il est impossible de faire se conformer une reacutealiteacute

mateacuterielle par essence diverse et changeante agrave des regravegles qui se veulent stables et eacuteter-

nelles Lrsquoentendement a besoin de ces regravegles pour pouvoir rendre compte de la reacutealiteacute

sensible et aider lrsquohomme agrave srsquoy repeacuterer tout en sachant pertinemment qursquoelles ne pourront

177

jamais rendre compte de la totaliteacute de cette reacutealiteacute vouant du mecircme coup le savoir humain

agrave un eacuteternel manque drsquoexhaustiviteacute la geacuteomeacutetrie ne renvoie agrave rien de reacuteel dans la nature

mecircme les planegravetes ne sont pas les sphegraveres parfaites que lrsquoon se plait agrave repreacutesenter au moins

depuis Pythagore Neacuteanmoins lrsquoideacuteal drsquoune connaissance exhaustive du monde nrsquoen est

pas moins un objectif qui meacuterite drsquoecirctre poursuivi les efforts deacuteployeacutes agrave cette fin ayant au

moins lrsquoeffet positif faute drsquoatteindre leur but ultime de conduire notre entendement agrave

faire au moins lrsquoeffort de srsquoengager dans cet ordre naturel qui se reacutevegravele ainsi ne pas ecirctre

irreacutemeacutediablement opaque en deacutepit de son caractegravere apparemment vain et infini cet effort

de lrsquoentendement humain qui cherche agrave faire coiumlncider des regravegles geacuteneacuterales avec la reacutealiteacute

drsquoun monde ougrave seul le particulier existe en vaut la peine mecircme si lrsquoopaciteacute du monde ne

devait ecirctre qursquoamoindrie ce serait deacutejagrave une grande victoire Le cas de la connaissance reacute-

vegravele donc cette autre caracteacuteristique de la laquo quecircte du meilleur impossible raquo aussi vaine et

voueacutee agrave lrsquoeacutechec puisse-t-elle paraicirctre (mais nous nrsquoavons en fait aucune certitude absolue agrave

ce sujet) elle nrsquoen meacuterite pas moins drsquoecirctre poursuivie du fait de ses effets heacuteteacuteroteacuteliques

Il en va de mecircme dans le deuxiegraveme domaine ougrave se manifeste cette quecircte lrsquoeacutethique

Le systegraveme eacutethique ideacuteal devrait consister en une seacuterie de sentences deacutefinissant clairement

ce qursquoil est bon ou mauvais de faire ce qui est permis et ce qui est interdit bien entendu il

nrsquoen est rien la diversiteacute des codes de conduite que lrsquoon constate dans le temps et dans

lrsquoespace ainsi que les deacutebats sur lrsquoeacutethique meacutedicale devenus aujourdrsquohui indispensables

en raison des progregraves de la technique teacutemoignent qursquoun tel systegraveme ne peut exister Cela

ne signifie pas qursquoun systegraveme eacutethique adopteacute par un individu ou une collectiviteacute doit ecirctre

penseacute comme relatif bien au contraire le simple fait qursquoil puisse ecirctre adopteacute preacutesuppose le

caractegravere absolu qui lui est reconnu Pourtant non seulement il nrsquoexiste aucun critegravere ob-

jectif permettant drsquoaccorder agrave une eacutethique le droit drsquoecirctre lrsquoeacutethique mais de surcroicirct cette

eacutethique particuliegravere nrsquoen impose pas moins un ideacuteal de perfection auquel il est certes leacutegi-

time de chercher agrave se conformer (crsquoest agrave ce prix que lrsquoindividu precircte attention agrave autrui et

eacutevite de lui nuire) mais qui se heurte ineacutevitablement agrave la faillibiliteacute de lrsquoecirctre humain qui

mecircme sans intention malveillante peut commettre des erreurs le meacutechant eacutetant souvent un

laquo meacutecheacuteant raquo quelqursquoun dont le seul tort est de laquo mal tomber raquo crsquoest bien ce que Platon

reconnaissait partiellement en affirmant que nul ne fait le mal en parfaite connaissance de

cause ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα

ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ

178

ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν235 Les adejectifs

ἑκών et ἄκων sont souvent traduits y compris chez Alfred Croiset par les locutions laquo vo-

lontairement raquo et laquo malgreacute eux raquo ce qui nrsquoest pas incongru lexicalement mais les

peacuteriphrases laquo en parfaite connaissance de cause raquo et laquo par ignorance raquo rendent mieux

compte de lrsquointention de Platon que reacutevegravele le contexte du dialogue drsquoexpliquer que la

malveillance srsquoexplique souvent par lrsquoignorance de ce qui meacuteriterait drsquoecirctre rechercheacute

comme un bien ndash lrsquoignorance nrsquoeacutetait cependant pas une circonstance atteacutenuante dans un

monde grec qui nrsquoeacutetait pas le monde du pardon Il reste que la laquo quecircte du meilleur impos-

sible raquo en eacutethique peut effectivement ecirctre consideacutereacutee comme eacutetant directement solidaire au

point de nrsquoen ecirctre que la continuation de cette mecircme quecircte en matiegravere de connaissance la

neacutecessiteacute de se conformer aux regravegles eacutethiques se heurtant toujours agrave un hiatus entre la con-

naissance rationnelle du bien et du mal et la perception de lrsquoagreacuteable et du deacutesagreacuteable

Drsquoun point de vue civique cette quecircte neacutecessairement inacheveacutee a eacutevidemment des effets

positifs mais elle peut aussi conduire lrsquoindividu agrave juger cet inachegravevement insupportable et

agrave se torturer moralement pour se punir de ne pas accomplir cet ideacuteal eacutethique agrave maudire le

simple fait drsquoecirctre un ecirctre corporel attitude eacutevoqueacutee par Jankeacuteleacutevitch en ces termes

laquo Consideacuterer le corps uniquement comme un obstacle et un boulet agrave traicircner crsquoest lagrave une con-ception simpliste unilateacuterale et adialectique de la symbiose et crsquoest en somme une faccedilon frivole et puriste drsquoenvisager les rapports de Socircma et de Psycheacute disons que crsquoest en quelque sorte un peacutecheacute drsquoangeacutelisme raquo236

Lrsquoexpression laquo peacutecheacute drsquoangeacutelisme raquo est du plus haut inteacuterecirct en tant qursquoelle reacutesume le para-

doxe de celui qui aspire agrave la sainteteacute en cherchant agrave respecter agrave la lettre pregraves un ideacuteal

eacutethique au point de se purifier de toute possibiliteacute de faire le mal il ne parvient qursquoagrave se

faire inutilement violence agrave contrarier en pure perte une nature dont lrsquoautoriteacute se rappellera

ineacuteluctablement agrave lui et plus lrsquoeacutethique agrave laquelle il cherche agrave se conformer sera seacutevegravere

plus la violence qursquoil deacuteploiera contre lui-mecircme sera grande ndash il a deacutejagrave eacuteteacute fait mention agrave

la lumiegravere drsquoAbeacutelard des systegravemes eacutethiques qui condamnent jusqursquoaux plaisirs que lrsquoon

peut tirer du simple exercice de fonctions vitales et lrsquoon pourrait citer en exemple les per-

versions auxquelles le vœu de chasteteacute a deacutejagrave conduit certains hommes drsquoEacuteglise tous ces

effets pervers du peacutecheacute drsquoangeacutelisme sont tout autant que les actes de malveillance des peacute-

cheacutes commis par ignorance lrsquoignorance eacutetant cette fois celle des limites humaines Ce

235 Plat Protagoras [345d-e] laquo Pour ma part je crois bien que nul parmi les savants ne croit qursquoil se trouve un homme pour se tromper en parfaite connaissance de cause et fasse des choses mauvaises et honteuses en par-faite connaissance de cause mais qursquoils savent bien que tous ceux qui font des choses mauvaises ou honteuses le font par ignorance raquo 236 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p 362

179

discours rappellera lrsquoideacutee reacutesumeacutee par la citation de Pascal devenue proverbiale

laquo Lhomme nest ni ange ni becircte et le malheur veut que qui veut faire lrsquoange fait la

becircte raquo237 mais que Montaigne un siegravecle avant Pascal avait deacutejagrave effleureacutee en deacutenonccedilant le

caractegravere irraisonneacute et contre-nature de lrsquoabstinence totale affirmant qursquoil est plus meacuteri-

toire drsquoecirctre vertueux avec le corps plutocirct qursquoen se deacutebarrassant de lui et qursquoil est plus

meacuteritoire de savoir jouir de la vie telle qursquoelle est plutocirct que de srsquoen deacutegoucircter

laquo Pour en dire mon avis jrsquoadmire telles actions plus que je ne les honore Ces excegraves sont en-nemis de mes regravegles Le dessein en fut beau et consciencieux mais agrave mon avis un peu manque de prudence238 (hellip) Il est agrave lrsquoaventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe que se maintenir ducircment comme il se doit en la compagnie de sa femme raquo239

On pourrait multiplier les exemples de citations des Essais illustrant cette ideacutee de mecircme

que selon lrsquoexpression consacreacutee depuis Rabelais science sans conscience nrsquoest que ruine

de lrsquoacircme le souci drsquoeacutethique non accompagneacute de raison peut conduire agrave des excegraves tout aussi

condamnables que la recherche effreacuteneacutee des plaisirs grossiers la sagesse pratique doit jus-

tement consister en un juste milieu entre ces deux extrecircmes faute de quoi la quecircte du

meilleur impossible dans le domaine eacutethique peut conduire le sujet agrave ecirctre exigeant envers

lui-mecircme au point de deacutevelopper des neacutevroses comme celle qui neacutecessita une theacuterapie

dont fut atteint Hergeacute agrave la suite drsquoune relation extraconjugale qui allait agrave lrsquoencontre des

regravegles morales heacuteriteacutees notamment du milieu du scoutisme dont il fut proche qursquoil avait

suivies sa vie durant

laquo Lorsqursquoil commence agrave dessiner Tintin au Tibet en 1958 Hergeacute souffre alors drsquoune profonde deacutepression Sa relation adultegravere avec Fanny Vlamynck mine son existence sa vie conjugale lui semble impossible il songe au divorce Depuis peu il suit une psychanalyse ndash motif qursquoil em-ploiera dans plusieurs scegravenes oniriques du livre Surtout il est envahi par une seacuterie de cauchemars ougrave le blanc tient une place obsessionnelle (hellip) Son psy lui conseille alors de cesser son travail afin drsquoeacuteliminer le laquo deacutemon de la pureteacute raquo raquo240

Cette derniegravere expression laquo deacutemon de la pureteacute raquo est saisissante dans la mesure ougrave elle

semble constituer un oxymore et de fait elle en est un agrave dessein dans la mesure ougrave elle reacute-

sume la situation paradoxale de lrsquoindividu pour lequel la culpabiliteacute geacuteneacutereacutee par

lrsquoimpossibiliteacute de faire se conformer sa conduite agrave un ideacuteal eacutethique devient insupportable

au point de donner lieu agrave une pathologie obsessionnelle aussi neacutefaste pour lrsquoindividu que le

mal auquel il cherche agrave eacutechapper La litteacuterature offre plusieurs exemples de personnages

237 PASCAL Blaise Penseacutees 678 L-358 B 238 On reconnait lagrave sans peine une des traductions du moins celle qui preacutevalut pendant longtemps du terme grec φρόνησις deacutesignant la sagesse pratique celle-lagrave mecircme qui pourrait nous enseigner agrave nous garder du peacute-cheacute drsquoangeacutelisme 239 MONTAIGNE Les essais Livre II chapitre XXXIII 240 BISSON Julien laquo Tintin au Tibet raquo in Lire hors-seacuterie ndeg15 Un siegravecle de BD p8

180

qui se deacutetruisent eux-mecircmes en preacutetendant acceacuteder agrave la pureteacute morale on peut citer le pegravere

Goriot ce Christ de la paterniteacute qui se sacrifie pour ses filles au point de vivre dans la mi-

segravere pour assurer leur opulence crsquoest eacutegalement le cas de Tarrou dans La Peste dont le

deacutesir de pureteacute est explicitement formuleacute laquo En somme dit Tarrou avec simpliciteacute ce qui

mrsquointeacuteresse crsquoest de savoir comment on devient un saint raquo241 Crsquoest en ces termes que ce

personnage justifie son engagement dans les formations sanitaires luttant contre lrsquoeacutepideacutemie

frappant la ville drsquoOran un engagement respectable en tant que tel mais qursquoil paiera de sa

vie en y mettant une ardeur irraisonneacutee agrave cette attitude extrecircme Camus semble preacutefeacuterer

celle de Grand seul protagoniste de lrsquointrigue auquel le narrateur accorde le titre de laquo heacute-

ros raquo simple employeacute de mairie sans autre preacutetention qursquoaider son prochain et bien faire

son travail et qui sera pourtant le premier agrave gueacuterir de la peste et donc agrave la vaincre de faccedilon

deacutecisive En somme nous pouvons consideacuterer comme habiteacutee voire posseacutedeacutee par les laquo deacute-

mons de pureteacute raquo toute personne qui se fait mal inutilement en vue drsquoacceacuteder agrave une

inteacutegriteacute eacutethique outrepassant les capaciteacutes humaines cet excegraves peut ecirctre consideacutereacute comme

le reflet inverseacute de ceux auxquels se laisse aller lrsquoheacutedoniste et il est drsquoautant plus difficile agrave

vivre pour celui qui srsquoy laisse aller que son Enfer pour reprendre lrsquoexpression ceacutelegravebre est

paveacute de bonnes intentions et qursquoil lui est donc extrecircmement difficile de se convaincre que

sa deacutemarche est mauvaise au point de rejeter les avis drsquoautrui lrsquoinvitant agrave une plus grande

indulgence envers lui-mecircme

Ce hiatus entre lrsquoaspiration agrave la perfection et la reacutealiteacute de lrsquoimperfection constitutive

est plus sensible encore dans notre troisiegraveme domaine drsquoactiviteacute le politique en raison de

la nature mecircme de ce qui lui donne sa condition de possibiliteacute la pluraliteacute le politique est

sans doute le domaine dans lequel lrsquoeacutecart entre la theacuteorie et la pratique est le plus grand

Platon le savait mieux que quiconque lui qui en assistant agrave la condamnation puis agrave

lrsquoexeacutecution de Socrate a pris la deacutemocratie atheacutenienne en flagrant deacutelit de contradiction

vis-agrave-vis de ses propres principes ndash dans des circonstances tregraves particuliegraveres il est vrai De

ce fait srsquoil nrsquoest pas complegravetement interdit de lire la Reacutepublique comme un essai de theacuteorie

politique mecircme si ce nrsquoest pas son but premier qui est drsquoabord de deacutefinir la justice agrave

lrsquoeacutechelle de lrsquohomme seul il est en revanche totalement exclu de lrsquoenvisager comme un

programme politique ayant vocation agrave ecirctre appliqueacute de α agrave ω si tel avait eacuteteacute le cas les cri-

tiques au demeurant anachroniques selon lesquelles Platon aurait fait lrsquoapologie de la

241 CAMUS Albert Œuvres complegravetes II (1944-1948) p 211

181

socieacuteteacute totalitaire242 auraient eacuteteacute fondeacutees En fait imaginer ce agrave quoi devrait ressembler la

citeacute ideacuteale ne pose pas problegraveme depuis Thomas More agrave qui lrsquoon doit la creacuteation du terme

laquo utopie raquo philosophes hommes de lettres et theacuteoriciens ne srsquoen sont drsquoailleurs guegravere pri-

veacutes lrsquoutopie ne repreacutesente aucun danger aussi longtemps qursquoon lrsquoenvisage comme laquo ce qui

nrsquoest drsquoaucun lieu raquo243 et non pas comme un projet auquel il faudrait essayer de donner

corps franchir cette limite crsquoest prendre le risque de faire violence agrave la citeacute pour la con-

traindre agrave devenir conforme en tout point aux fantasmes que lrsquoon se fait agrave son sujet crsquoest

faire de lrsquoEacutetat institution destineacutee agrave faire vivre les hommes dans une paix relative malgreacute

leurs diffeacuterences une machine agrave eacuteradiquer les diffeacuterences autant dire un lit de Procuste

les projets hitleacuteriens staliniens et mussoliniens srsquoinscrivaient justement dans une telle dy-

namique intrinsegravequement voueacutee agrave lrsquoeacutechec mais si les projets dictatoriaux reposent sur une

illusion il nrsquoempecircche qursquoil srsquoagit drsquoune puissante illusion qui avant de srsquoeacutevanouir peut

conduire des millions drsquoinnocents agrave la mort LrsquoEacutetat totalitaire est lrsquoEacutetat qui nrsquoadmet pas

que la pluraliteacute qui est pourtant sa condition de possibiliteacute oppose un obstacle agrave la reacutealisa-

tion de son programme la tentation du totalitarisme quelle que soit lrsquoeacutepoque et le lieu est

comme un mensonge qursquoune socieacuteteacute se fait agrave elle-mecircme en preacutetendant pouvoir ecirctre totale-

ment homogegravene Toutefois la laquo quecircte du meilleur impossible raquo en politique ne se

manifeste pas neacutecessairement sous une forme aussi violente et criminelle la plupart du

temps elle se traduit simplement par la deacutenonciation drsquoun vice dans lrsquoordre politique

drsquoune leacutegislation qursquoil faudrait ameacutenager Toute organisation politique eacutetant humaine elle

ne saurait ecirctre parfaite drsquoautant que sa vocation agrave faire vivre ensemble une multitude

drsquoindividus tous diffeacuterents lrsquooblige agrave tenir compte de cette pluraliteacute et de srsquoadapter en con-

seacutequence en somme elle est conccedilue dans une optique de perfection et de stabiliteacute tout en

eacutetant par nature perfectible et eacutevolutive Agrave cet eacutegard les reacutegimes politiques les plus viables

et les plus vivables pour une population sont preacuteciseacutement ceux qui tiennent compte dans

leur organisation de leur perfectibiliteacute et laissent ouverte la possibiliteacute drsquoecirctre contesteacutes

voire drsquoecirctre transformeacutes ndash crsquoest preacuteciseacutement ce qui rend la deacutemocratie repreacutesentative preacute-

242 Du reste cette critique nrsquoa pas reacutesisteacute agrave lrsquoanalyse drsquoAda Neschke-Hentschke selon laquelle la Reacutepublique serait plutocirct un garde-fou virtuel contre le mirages des utopies modernes laquo Nous avions dit que nous concevions Platon comme un penseur de la liberteacute nous avons vu que cette liberteacute est une liberteacute drsquoaction qui en tant que liberteacute politique consiste dans le fait drsquoecirctre soumis non agrave lrsquoarbitraire drsquoun gouvernant humain mais agrave la loi universelle dont le contenu est de nature agrave pouvoir ecirctre accueilli par chaque citoyen raquo NESCHKE-HENTSCHKE Ada laquo Platon penseur de la liberteacute effective Les utopies modernes et le reacutealisme platonicien raquo sect 49 Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg271 243 Tel est le sens premier de lrsquoutopie de lrsquoοὐ-τοπος du non-lieu de ce fait il nrsquoest pas complegravetement in-congru drsquoappliquer le terme agrave la Reacutepublique malgreacute lrsquoapparent anachronisme

182

cieuse malgreacute ses imperfections neacuteanmoins dans lrsquoabsolu lrsquoideacuteal de perfection nrsquoest ja-

mais abandonneacute dans la mesure ougrave crsquoest cet ideacuteal qui donne son eacutelan aux efforts meneacutes

pour constituer et eacuteventuellement reacuteformer la citeacute

La laquo quecircte du meilleur impossible raquo nrsquoest donc pas en soi une mauvaise chose aus-

si longtemps que lrsquoon accepte qursquoelle soit voueacutee agrave rester inacheveacutee son achegravevement

outrepasse les capaciteacutes humaines et avoir la preacutetention de lrsquoaccomplir conduit quiconque

srsquoy laisse aller agrave souffrir et agrave faire souffrir inutilement ce qui est vrai dans le domaine de

la connaissance de lrsquoeacutethique et de la politique lrsquoest aussi dans le quatriegraveme et dernier do-

maine drsquoactiviteacute qursquoil convient drsquoexaminer le domaine artistique La seacutenescence et la

maladie ne sont pas toujours de nature agrave condamner lrsquoartiste agrave la steacuteriliteacute ne citons que

Pierre-Auguste Renoir qui mecircme tregraves diminueacute physiquement continuait agrave peindre avec un

entrain de jeune homme ou encore Sarah Bernhardt qui continuait agrave exercer son meacutetier de

trageacutedienne apregraves son amputation sans mecircme ecirctre arrecircteacutee par les moqueries dont elle fai-

sait lrsquoobjet (certains ironisant sur sa station assise la surnommaient laquo Megravere La Chaise raquo)

pour lrsquoartiste ne plus pouvoir exercer sa passion serait un mal autrement plus grand que

tout problegraveme drsquoargent ou de santeacute et des problegravemes de ce type ne sauraient donc en aucun

cas ecirctre un frein important pour son activiteacute creacuteatrice ndash ne jamais connaicirctre de son vivant

le succegraves aupregraves du grand public nrsquoa jamais empecirccheacute Van Gogh de continuer agrave peindre En

revanche il peut en aller autrement drsquoun souci de perfection qui irait jusqursquoagrave empecirccher le

creacuteateur de se permettre de seulement achever son œuvre crsquoest ce qursquoa montreacute Balzac en

preacutesentant dans Le chef-drsquoœuvre inconnu le peintre Frenhofer qui agrave force de retoucher

continuellement sa toile pour la rendre parfaite ne parvient qursquoagrave la rendre illisible

laquo En srsquoapprochant ils aperccedilurent dans un coin de la toile le bout drsquoun pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs de tons de nuances indeacutecises espegravece de brouillard sans forme mais un pied deacutelicieux un pied vivant Ils restegraverent peacutetrifieacutes drsquoadmiration devant ce fragment eacutechappeacute agrave une incroyable une lente et progressive destruction Ce pied apparaissait lagrave comme le torse de quelque Veacutenus en marbre de Paros qui surgirait parmi les deacutecombres drsquoune ville incendieacutee - Il y a une femme lagrave-dessous srsquoeacutecria Probus en faisant remarquer agrave Poussin les diverses couches de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposeacutees en croyant perfec-tionner sa peinture raquo244

Crsquoest agrave dessein que nous illustrons la quecircte du meilleur impossible artistique avec cet

exemple fictionnel des creacuteateurs qui agrave force drsquoexcegraves de perfectionnisme se condamnent agrave

la steacuteriliteacute existent sans doute mais en srsquointerdisant de mener agrave terme quelque œuvre que

ce soit ils ne laissent aucune trace les artistes qui laissent une trace de leur activiteacute sont

justement ceux qui savent se contenter du meilleur possible ainsi lorsque Marcel Du-

244 BALZAC Honoreacute de Le chef-drsquoœuvre inconnu in La comeacutedie humaine IX p 412

183

champ deacuteclarait que laquo Le grand verre raquo eacutetait laquo deacutefinitivement inacheveacute raquo il y avait lagrave une

part de provocation de la part de cet artiste ennemi deacuteclareacute des institutions mais cette re-

vendication peut aussi ecirctre vue comme la reconnaissance par le peintre du fait qursquoaussi

imparfaite cette œuvre puisse-t-elle paraicirctre elle nrsquoen repreacutesente pas moins un niveau de

maicirctrise de son art qursquoil ne pourrait jamais deacutepasser ndash Duchamp drsquoailleurs abandonnera

ensuite progressivement la peinture au profit drsquoautres pratiques plus innovantes pour

lrsquoeacutepoque Lrsquoœuvre nrsquoest pas parfaite mais le peintre avoue qursquoil ne peut se permettre en

lrsquoeacutetat ougrave il la laisse drsquoessayer de lrsquoameacuteliorer sous peine de la gacirccher

Pour reacutesumer par laquo meilleur impossible raquo nous entendons un eacutetalon suprecircme par

rapport auquel nous eacutevaluons toutes les actions humaines et tous leurs reacutesultats qui nrsquoa

drsquoexistence que dans la conscience que nous en avons nrsquoa jamais et nrsquoaura probablement

jamais drsquoeacutequivalent dans une reacutealiteacute mateacuterielle toujours en-deccedilagrave de cet eacutetalon dont la deacutefi-

nition exacte est toujours assez floue pour y voir un laquo je ne sais quoi raquo dont la quecircte se

heurte toujours agrave la reacutesistance drsquoune reacutealiteacute sensible et mateacuterielle irreacuteductiblement diverse

et varieacutee obstacle drsquoautant plus puissant que cette reacutealiteacute est aussi la condition de possibili-

teacute mecircme de la quecircte et que la contradiction qursquoil oppose ne peut donc jamais ecirctre deacutepasseacutee

agrave moins de renoncer agrave toute activiteacute la quecircte nrsquoen meacuterite pas moins drsquoecirctre poursuive en

tant qursquoelle donne un ideacuteal reacutegulateur agrave lrsquoaction humaine mais si lrsquohomme ne parvient pas

agrave admettre qursquoune telle quecircte ne pourra jamais atteindre son but ultime ici-bas il peut en

arriver agrave faire violence agrave lui-mecircme et agrave son environnement humain ou naturel pour faire

en sorte que la reacutealiteacute se conforme agrave ses fantasmes ce qui est eacutevidemment dangereux ne

serait-ce que pour le sujet qui peut en arriver agrave contracter des neacutevroses voire des maladies

quand lrsquoimperfection drsquoici-bas lui paraicirct insupportable agrave lrsquoimage de lrsquoanorexie ou de la

dysmorphophobie qui peuvent se reacutesumer agrave une recherche au meacutepris de la santeacute drsquoun

ideacuteal de beauteacute physique inaccessible Pendant des siegravecles lrsquohomme srsquoest pour preacutemuni

contre semblables pathologies mentales en exprimant ce hiatus entre la reacutealiteacute et lrsquoideacutealiteacute

cette privation drsquoun eacutetat de perfection consideacutereacute comme seul eacutetat sinon normal en tout cas

leacutegitime agrave travers trois types majeurs de repreacutesentations agrave commencer par le mythe origi-

nel de la perte de lrsquouniteacute dont on trouve une trace dans presque toutes les cultures pour

rester dans le cadre de la penseacutee grecque on pense bien eacutevidemment au mythe de lrsquoacircge

drsquoor mais drsquoapregraves Louis Rougier le mythe du deacutechirement des membres de Zagreus

(eacutequivalent orphique de Dionysos) figurerait peut-ecirctre de maniegravere plus explicite encore la

rupture de lrsquouniteacute primitive par un principe mauvais

184

laquo La dualiteacute du monde et la multipliciteacute des ecirctres srsquoexpliquent ainsi agrave partir drsquoune homogeacuteneacuteiteacute primitive par le conflit de deux forces antagonistes lrsquoune bonne lrsquoautre mauvaise lrsquoune ten-dant agrave la dispersion tumultueuse du monde dans lrsquoespace lrsquoautre agrave sa reacuteunion harmonieuse dans lrsquounion de la sphegravere primitive On peut trouver dans le Politique de Platon et dans le Ti-meacutee les traces lointaines drsquoun tel systegraveme ougrave se fait sentir lrsquoinfluence du dualisme iranien raquo245

Rougier passe par les orphiques pour dresser une passerelle entre les conceptions cosmolo-

giques orientales et les theacuteories platoniciennes le simple fait qursquoil soit possible drsquoeacutetablir

de tels liens confirme que le constat par lrsquohomme de la diversiteacute (pour ne pas dire du

chaos) du monde nrsquoest jamais totalement accepteacute et ce par-delagrave les cultures et les

eacutepoques seule lrsquouniteacute est consideacutereacutee comme laquo normale raquo par lrsquohomme qui du fait de son

primat pheacutenomeacutenologique lui accorde un primat ontologique restitueacute dans le cadre du reacutecit

par un primat chronologique De mecircme que la nature a horreur du vide la raison a horreur

du divers et fait de la diversiteacute preacutesente lrsquoeffet de lrsquoaction drsquoune force contraire agrave celle qui

devrait assurer au monde lrsquoorganisation qursquoil devrait avoir pour meacuteriter pleinement son

nom grec de cosmos Ainsi la connaissance humaine en quecircte de laquo meilleur impossible raquo

compense-t-elle le caractegravere inaccessible de ce but en se suggeacuterant agrave elle-mecircme qursquoun

monde parfaitement organiseacute et donc entiegraverement lisible de α agrave ω faute drsquoecirctre une reacutealiteacute

preacutesente nrsquoen demeure pas moins une reacutealiteacute qui certes appartient au passeacute mais nrsquoen

constitue pas moins un criteacuterium leacutegitime pour juger de lrsquoimperfection du monde preacutesent

drsquoautant que la rupture de son uniteacute est expliqueacutee par un eacuteveacutenement adventice et que

lrsquouniteacute donc reste substantielle Cette premiegravere repreacutesentation situe le laquo meilleur impos-

sible raquo dans le passeacute la deuxiegraveme repreacutesentation relativement proche la situe dans le

preacutesent en tant qursquoelle postule lrsquoexistence drsquoune acircme du monde telle qursquoelle est traiteacute dans

le Timeacutee cette hypothegravese a vocation dans le cadre du projet platonicien agrave leacutegitimer

lrsquoeffort de deacutecryptage de la structure du monde en soulignant qursquoelle nrsquoest pas le fruit du

hasard et obeacuteit agrave un plan dont la science doit pouvoir agrave terme rendre compte Agrave cet eacutegard

la thegravese de lrsquoacircme du monde serait donc la repreacutesentation drsquoun ideacuteal de reacutesistance moindre

voire inexistante de la matiegravere aux volonteacutes de lrsquoacircme de ce fait cette thegravese ne vient pas

soulager uniquement la quecircte du laquo meilleur impossible raquo en matiegravere de connaissance mais

aussi en matiegravere drsquoeacutethique de politique et de creacuteation artistique autant de domaines ougrave la

matiegravere est agrave la fois ce qui donne sa condition de possibiliteacute agrave lrsquoactiviteacute et aussi ce qui la

bride agrave cet eacutegard la thegravese de lrsquoacircme du monde chez Platon ou ailleurs ouvre lrsquoespoir de

voir lrsquoorgane-obstacle nrsquoecirctre plus qursquoun organe La troisiegraveme repreacutesentation est bien enten-

du celle de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme le deacutetour que nous avons opeacutereacute en 245 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes p90

185

preacutesentant deux autres types de repreacutesentations neacutees de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo

pourrait sembler hors-sujet mais il eacutetait en fait capital de lrsquoopeacuterer dans la mesure ougrave il

permet de distinguer nettement entre elles des conceptions entretenant une certaine parenteacute

Lrsquohypothegravese de la quecircte du meilleur impossible srsquoavegravere donc preacutesenter lrsquointeacuterecirct de nous

aider agrave distinguer nettement non seulement en termes de temps mais aussi drsquoespace la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme des conceptions de la deacutecheacuteance originelle et de

lrsquoacircme du monde le mythe de la perte de lrsquouniteacute situe le laquo meilleur impossible raquo ici-bas

mais dans un passeacute tregraves lointain la thegravese de lrsquoacircme du monde le situe dans le preacutesent mais

dans un au-delagrave hors de porteacutee de lrsquohomme la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme en-

fin fait du meilleur impossible non pas un paradis perdu ou un treacutesor quasiment

inaccessible mais bien une promesse elle le situe dans lrsquoau-delagrave certes mais dans un au-

delagrave qui est accessible agrave lrsquohomme ou plus exactement lui sera accessible dans lrsquoavenir ou

pour ecirctre encore plus preacutecis lui redeviendra accessible apregraves la mort ndash la parenteacute de cette

conception avec le mythe de la perte de lrsquouniteacute originelle se manifeste notamment par le

fait que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne signifie pas seulement que lrsquoacircme survivra au corps mais

aussi qursquoelle a deacutejagrave veacutecu avant drsquoanimer un corps et qursquoelle retrouvera donc dans la mort

ce qursquoelle a perdu jadis Quoi qursquoil en soit le succegraves de la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme au deacutetriment du mythe de la rupture de lrsquouniteacute originelle et de la thegravese de lrsquoacircme du

monde srsquoexplique notamment par le fait qursquoelle ne se contente pas drsquoaffirmer une deacute-

cheacuteance ou de deacutepeindre un laquo arriegravere-monde raquo meilleur que le monde dans lequel nous

vivons elle fait une promesse une promesse que la deacutecheacuteance sera reacutepareacutee et que

lrsquolaquo arriegravere-monde raquo reste notre monde celui qui nous revient de droit et que nous habite-

rons agrave nouveau Compareacutee agrave une telle promesse lrsquoideacutee suivant laquelle le rocircle de lrsquoacircme est

drsquoanimer un corps aussi seacuterieusement deacutemontreacutee soit-elle ne convainc jamais vraiment

ou plutocirct elle peut convaincre sans persuader Agrave tout prendre elle est deacutecevante et nrsquoest

acceptable que dans la mesure ougrave elle affirme que crsquoest le corps qui a besoin de lrsquoacircme et

non lrsquoinverse comme crsquoest le cas chez Aristote ἐπεὶ δ᾽ ὁμοίως ἔχει ψυχὴ πρὸς σῶμα καὶ

τεχνίτης πρὸς ὄργανον καὶ δεσπότης πρὸς δοῦλον τούτων μὲν οὐκ ἔστι κοινωνία οὐ γὰρ

δύ᾽ ἐστίν ἀλλὰ τὸ μὲν ἕν τὸ δὲ τοῦ ἑνός οὐδέν246 La diffeacuterence avec Platon nrsquoest pas si

grande tout au plus le Stagirite passe-t-il sous silence le fait que lrsquoanalogie entre les rap-

ports sa comparaison nrsquoest pas eacutequilibreacutee lrsquoὄργανον (outil) eacutetant plus fiable pour le

246 Aristot Eacutethique agrave Eudegraveme [1241b] laquo Mais quoique lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps lrsquoartisan vis-agrave-vis de lrsquooutil et le maicirctre vis-agrave-vis de lrsquoesclave aient la mecircme conduite il nrsquoy a pas de communauteacute entre eux En effet ils ne sont pas deux ecirctres distincts mais lrsquoun est unifieacute tandis que lrsquoautre en deacutepend et nrsquoest pas unifieacute raquo

186

τεχνίτης (artisan) que ne lrsquoest le corps pour lrsquoacircme En somme un tel eacutenonceacute a beau mettre

lrsquoaccent sur le devoir de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps ce devoir est en fait semblable agrave celui

drsquoune diviniteacute venant secourir les hommes elle nrsquoa aucun inteacuterecirct particulier agrave le faire elle

ne doit rien au corps qui en revanche lui doit tout Les grands esprits se rencontrent en

ceci qursquoils ne reconnaissent qursquoagrave reculons que lrsquoacircme puisse avoir pour fonction drsquoanimer

un corps qui plus est agrave condition que ce soit le corps qui trouve sa raison drsquoecirctre dans lrsquoacircme

et non lrsquoinverse En somme cette thegravese aussi raisonnable puisse-t-elle paraicirctre ne vient

jamais agrave bout de la promesse drsquoachegravevement de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo formu-

leacutee par la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ndash en venir agrave bout nrsquoest drsquoailleurs pas le

propos drsquoAristote

2 Ce qursquoil en est chez Platon

Eacutetant donneacute que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est deacutefendue par Platon dans le but premier

de soutenir ses desseins protreptiques il convient drsquoecirctre prudent avant drsquoattribuer agrave Platon

la volonteacute de srsquoengager dans une eacuteventuelle laquo quecircte du meilleur impossible raquo il serait

pourtant tentant de lrsquoaffirmer ne serait-ce qursquoen commentant ses reacuteflexions cosmolo-

giques le Timeacutee expliquant que le monde est conccedilu suivant un plan preacuteeacutetabli dont la

deacutecouverte devrait ecirctre la fin de la science et le Pheacutedon disant explicitement agrave lrsquoouverture

du reacutecit par Socrate de sa rencontre deacutecevante avec les theacuteories drsquoAnaxagore247 qursquoil est

logique que les choses soient telles que cela est meilleur pour elles que crsquoest en tout cas ce

qursquoil faut rechercher ndash Socrate critique les thegraveses drsquoAnaxagore mais son attaque ne con-

cerne pas cette ideacutee qui nrsquoest drsquoailleurs pas le fait de ce seul preacutedeacutecesseur et que Socrate

faisait deacutejagrave sienne avant mecircme de deacutecouvrir ses eacutecrits au contraire il reproche agrave Anaxa-

gore de ne pas faire du laquo meilleur raquo la causaliteacute premiegravere et de ne tenir compte que des

causes motrices En somme la deacuteception engendreacutee par la rencontre avec les eacutecrits

drsquoAnaxagore ne fait pas renoncer Socrate agrave lrsquoideacutee suivant laquelle les choses sont faites

comme cela est meilleur pour elles et continue agrave deacutefendre cette ideacutee mecircme agrave lrsquoinstant su-

precircme celui ougrave lrsquoinjustice dont il est la victime pourrait conduire nrsquoimporte qui agrave renoncer

lrsquoideacutee suivant lequel le monde a eacuteteacute faccedilonneacute en vue du bien εἰ οὖν τις βούλοιτο τὴν αἰτίαν

εὑρεῖν περὶ ἑκάστου ὅπῃ γίγνεται ἢ ἀπόλλυται ἢ ἔστι τοῦτο δεῖν περὶ αὐτοῦ εὑρεῖν ὅπῃ

247 Cf Annexe 1

187

βέλτιστον αὐτῷ ἐστιν ἢ εἶναι ἢ ἄλλο ὁτιοῦν πάσχειν ἢ ποιεῖν248 Il faut cependant se garder

de sur-interpreacuteter ce passage il nrsquoy est pas explicitement question drsquoun laquo meilleur impos-

sible raquo comme nous avons tenteacute de le deacutefinir jusqursquoagrave preacutesent le βέλτιστον en question est

un βέλτιστον αὐτῷ donc un meilleur qui ne concerne que la chose agrave laquelle il trouve agrave

srsquoappliquer autant dire un meilleur relatif celui qui convenait le mieux pour donner son

principe drsquoorganisation agrave un ecirctre deacutetermineacute Il reste que Platon par la bouche de Socrate

semble juger que lrsquoideacutee du bien ou plus exactement du meilleur devrait permettre agrave

terme drsquoacceacuteder agrave une compreacutehension exhaustive du monde qui le rendrait intelligible

dans son entiegravereteacute affirmer qursquoil est logique que les choses soient telles que cela est le

meilleur pour elles cela revient agrave dire que la nature nrsquoest pas le regravegne du hasard ou de

lrsquoarbitraire qursquoelle a eacuteteacute bacirctie suivant un plan intelligible et que lrsquohomme devrait pouvoir

tocirct ou tard lire ce plan comme il lit le plan drsquoune de ses propres constructions il serait

tentant agrave lire Platon avec des lunettes relativistes (et donc modernes) drsquoy voir un ideacuteal de

connaissance absolue qui outrepasserait les capaciteacutes humaines

Platon aurait donc rechercheacute le laquo meilleur impossible raquo non seulement drsquoun point

de vue scientifique mais aussi drsquoun point de vue eacutethique (on a suffisamment insisteacute sur le

fait que ces deux aspects allaient de pair) et ce jusque dans sa vieillesse le livre I des Lois

comprend un court eacutechange portant sur les meacutefaits de la boisson cet extrait a deacutejagrave eacuteteacute

commenteacute preacuteceacutedemment249 mais sans qursquoil soit tenu compte drsquoun aspect pourtant reacuteveacutela-

teur Platon par lrsquoentremise de lrsquoAtheacutenien y met sur le mecircme plan lrsquoeacutetat de lrsquohomme pris

de boisson et celui du petit enfant or il est bien eacutevident que ces deux eacutetats diffegraverent en ceci

que lrsquoun est contingent et lrsquoautre neacutecessaire srsquoil est absolument impossible de nrsquoavoir ja-

mais eacuteteacute enfant rien nrsquoempecircche qui que ce soit de nrsquoavoir jamais ou alors tregraves rarement

eacuteteacute saoul En mettant ces deux eacutetats sur un pied drsquoeacutegaliteacute Platon semble sous-entendre que

lrsquoeacutetat de lrsquoenfant qui vient de naicirctre serait donc non seulement un eacutetat dont il faut sortir

mais mecircme un eacutetat qui ne serait pas laquo normal raquo qui ne serait mecircme pas leacutegitime et il en

irait de mecircme pour la reacutegression qui guette le vieillard οὐ μόνον ἄρ ὡς ἔοικεν ὁ γέρων

δὶς παῖς γίγνοιτ ἄν ἀλλὰ καὶ ὁ μεθυσθείς250 Platon prend acte de la reacutealiteacute de la seacutenes-

cence mais ne preacutesente pas comme eacutetant laquo normal raquo cet eacutetat qualifieacute au contraire de

πονηρότατος (Platon nrsquoignorait certainement pas la connotation morale neacutegative de

248 Plat Pheacutedon [97c] laquo Si lrsquoon voulait donc trouver pour chaque chose la cause par laquelle elle naicirct meurt ou existe ce qursquoil faudrait deacutecouvrir agrave son sujet crsquoest ce par quoi il est meilleur pour elle soit drsquoexister soit de subir ou de produire quelque action raquo 249 Plat Lois I [645d-e] Cf supra 250 Plat Lois I [646a] laquo Ce nrsquoest donc pas seulement semble-t-il le vieillard qui peut ecirctre deux fois enfant mais aussi lrsquoivrogne raquo

188

lrsquoadjectif πονηρός) agrave lrsquoinstar des artistes citeacutes plus haut pour lesquels la steacuteriliteacute serait une

maleacutediction bien plus grave que le manque de confort mateacuteriel Platon devait sans doute

en tant que penseur redouter la seacuteniliteacute et la perte de ses faculteacutes intellectuelles davantage

que la mort elle-mecircme Les Lois eacutetant un dialogue de vieillesse qursquoil a vraisemblablement

laisseacute inacheveacute il est probable que cette question grave se posait deacutejagrave au moment ougrave il

commenccedilait agrave lrsquoeacutecrire mais au-delagrave de toute hypothegravese biographique cet eacutenonceacute trahit la

consideacuteration de la seacuteniliteacute comme un eacutetat qui ne peut ecirctre veacutecu autrement que comme ad-

ventice seul le maintien de lrsquohomme en parfaite possession de ses moyens intellectuels

parvient agrave ecirctre reconnu comme normal si tel nrsquoeacutetait pas le cas comment expliquer que

lrsquoon compare une conseacutequence du vieillissement qui guette ineacutevitablement lrsquoecirctre humain agrave

lrsquoivresse qui elle peut ecirctre eacuteviteacutee251 En somme une lecture litteacuterale de ce passage paraicirct

attester que Platon formulait envers lui-mecircme et envers ses eacutelegraveves lrsquoexigence drsquoavoir en

permanence un esprit eacuteveilleacute et alerte apte agrave mener agrave bien des investigations philoso-

phiques ce qui suppose une hygiegravene de vie irreacuteprochable et un commerce avec le corps

reacuteduit agrave sa portion congrue il y aurait donc eu de la part de Platon une quecircte du laquo meilleur

impossible raquo drsquoun point de vue eacutethique et scientifique mais aussi artistique (la dissociation

entre lrsquoactiviteacute de philosophe et celle drsquoeacutecrivain ne pourrait ecirctre qursquoartificielle agrave plus forte

raison chez Platon) ce qui contredirait nos analyses anteacuterieures expliquant que le philo-

sophe ne doit pas chercher agrave se faire pur esprit

Scientifique eacutethique et artistique cela ne fait que trois domaines possibles de ma-

nifestation de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo alors que nous en avions isoleacute quatre

mais le quatriegraveme domaine celui du politique a eacuteteacute tu pour la bonne raison qursquoil avait eacuteteacute

eacutecarteacute drsquoentreacutee de jeu avant mecircme de commencer toute analyse nous avons suffisamment

insisteacute sur le fait que la description par le menu de la citeacute ideacuteale dans la Reacutepublique nrsquoavait

nullement vocation agrave ecirctre concregravetement appliqueacutee agrave la lettre contrairement au programme

des Lois qui en revanche tient bel et bien compte de la reacutesistance que la pluraliteacute peut op-

poser mecircme au meilleur des programmes politiques Drsquoailleurs agrave lrsquoencontre de lrsquohypothegravese

drsquoun laquo meilleur impossible raquo eacutethique effectivement rechercheacute par lrsquoauteur La Reacutepublique

nie toute possibiliteacute de pureteacute agrave lrsquoacircme puisqursquoelle doit constamment se surveiller de ma-

niegravere agrave ce que le λογιστικόν garde le controcircle sur le θυμός et lrsquoἐπιθυμία le laquo meilleur

impossible raquo pour lrsquoacircme serait un eacutetat dans lequel ces deux derniegraveres tendances

nrsquoexisteraient mecircme pas et ne risqueraient donc pas drsquoentraver la bonne marche de

251 Lrsquoeacutetat de personne grabataire nrsquoest pas ineacuteluctable mais il est assureacutement plus difficile agrave eacuteviter que lrsquoeacutebrieacuteteacute la maicirctrise de lrsquohomme sur ce fait est incommensurablement moindre

189

lrsquoinvestigation logique or loin drsquoappeler agrave faire en sorte drsquoaccomplir un tel ideacuteal Platon

fait reacutesider la justice non pas dans lrsquoeacuteradication de ces faculteacutes de lrsquoacircme qui ont toujours

leur utiliteacute aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre mais bien dans leur controcircle On ne peut

pas deacutecemment attribuer agrave Platon la volonteacute drsquoexhorter lrsquoapprenti philosophe agrave se faire pur

esprit comment pourrait-il en aller autrement eacutetant donneacute que lrsquousage de la forme du dia-

logue sous-entend que la quecircte de la veacuteriteacute nrsquoa pas eacuteteacute acheveacutee par lrsquoauteur qui ne preacutetend

donc agrave aucun moment avoir reacuteussi agrave se faire pur esprit Platon nrsquoa jamais chercheacute agrave nier

toute humaniteacute et toute corporeacuteiteacute agrave Socrate et le Philegravebe contient une condamnation expli-

cite des charlatans qui preacutetendraient avoir atteint degraves ici-bas un ideacuteal asceacutetique leur

donnant le pouvoir drsquoacceacuteder aux veacuteriteacutes absolues en laquo brucirclant les eacutetapes raquo crsquoest-agrave-dire en

ne prenant mecircme pas la peine de passer par la connaissance du monde mateacuteriel eacutetape qui

avait pourtant eacuteteacute clairement preacutesenteacutee comme indispensable dans le Banquet

οἱ μὲν οὖν θεοί ὅπερ εἶπον οὕτως ἡμῖν παρέδοσαν σκοπεῖν καὶ μανθάνειν καὶ διδάσκειν ἀλλήλους οἱ δὲ νῦν τῶν ἀνθρώπων σοφοὶ ἓν μέν ὅπως ἂν τύχωσι καὶ πολλὰ θᾶττον καὶ βραδύτερον ποιοῦσι τοῦ δέοντος μετὰ δὲ τὸ ἓν ἄπειρα εὐθύς τὰ δὲ

μέσα αὐτοὺς ἐκφεύγει252

Agrave supposer que Platon ait meneacute une laquo quecircte du meilleur impossible raquo sans le savoir ce qui

reviendrait agrave sur-interpreacuteter ses eacutecrits il nrsquoempecircche qursquoil nrsquoest cependant jamais alleacute jus-

qursquoagrave souhaiter qursquoelle soit reacutealiseacutee de son vivant aussi bien drsquoun point de vue politique que

drsquoun point de vue eacutethique et cognitif ndash et donc artistique par voie de conseacutequence a fortio-

ri si lrsquoon tient compte de la condamnation dans la Reacutepublique des peintres imitant la

nature au point drsquoy faire se tromper les oiseaux les artistes ne sont pas irreacutemeacutediablement

exclus de la citeacute philosophique sous reacuteserve que comme tous les autres citoyens ils restent

agrave la place qui leur revient de droit et ne cherchent pas agrave empieacuteter sur le domaine reacuteserveacute

des dieux comme lrsquoexplique Jean-Franccedilois Matteacutei

laquo Tendu entre lrsquoorigine et la fin entre lrsquoideacutee vers laquelle ile se tourne er lrsquoœuvre qui est issue de lui lrsquoartiste ndash le Ion le montre clairement ndash est intermeacutediaire entre les dieux dont il est lrsquointerpregravete mimeacutetique et les autres hommes interpregravetes drsquointerpregravetes qui deacuterivent vers la mauvaise mimesis celle des idoles et des simulacres raquo253

252 Plat Philegravebe [16e-17a] laquo Les Dieux donc comme je le disais nous ont permis drsquoexaminer drsquoapprendre et drsquoenseigner ainsi mais les sages parmi les hommes drsquoaujourdrsquohui font tout ccedila agrave la fois comme ccedila vient plus vite ou plus lentement qursquoil ne faut mettent lrsquoun tout de suite apregraves lrsquoillimiteacute et eacutevitent ce qursquoil y a entre ces deux points raquo Longtemps apregraves Kierkegaard citera Apollonius de Tyane comme exemple (ou plutocirct comme contre-exemple) de cette attitude laquo Car il ne se contentait pas comme Socrate de se ressouvenir de lui-mecircme comme eacutetant avant drsquoecirctre devenu (lrsquoeacuteterniteacute et la continuiteacute de la conscience font la profondeur de la penseacutee socratique) mais il se hacirctait drsquoaller plus loin il se rappelait en effet qui il avait eacuteteacute avant de deve-nir lui-mecircme raquo KIERKEGAARD Soumlren Œuvres complegravetes tome VII [IV 289] p90-91 253 MATTEacuteI Jean-Franccedilois laquo Lrsquoinspiration de la poeacutesie et de la philosophie chez Platon raquo Noesis [En ligne] 4 p 89 2000 mis en ligne le 15 mars 2006 URL httpnoesisrevuesorg1464

190

Tout porte donc agrave penser que Platon a tout fait pour preacutemunir sa personne et celle de ses

eacutelegraveves contre la tentation de rechercher lrsquoaccomplissement concret du laquo meilleur impos-

sible raquo recherche qui ne serait en derniegravere analyse qursquoune forme drsquoὕϐρις parmi les

autres Par fideacuteliteacute envers la profession philosophique suivant laquelle on aura toujours tout

agrave apprendre agrave la tentation de revendiquer lrsquoomniscience Platon oppose lrsquoimpossibiliteacute pour

lrsquohomme drsquoavoir une vision totalement claire de la reacutealiteacute et en deacuteduit que mecircme le philo-

sophe ne pourra probablement acqueacuterir la veacuteriteacute adeacutequatement qursquoapregraves sa mort la con-

naissance absolument adeacutequate demeure donc un espoir aussi longtemps que lrsquoon vit sur

terre et lrsquoὕϐρις consisterait justement agrave refuser de se contenter de cet espoir Nrsquoen deacuteplaise

agrave ceux qui attribuent agrave Platon une laquo pulsion de mort raquo il faut au contraire lui reconnaicirctre la

volonteacute afficheacutee drsquoexhorter lrsquoapprenti philosophe agrave rester fidegravele au juste milieu et agrave sa con-

dition terrestre comme lrsquoa exprimeacute Victor Brochard

laquo Il serait aiseacute de multiplier les exemples et citations Partout on verrait que Platon ayant conccedilu un ideacuteal de science tregraves haut et tregraves noble srsquoest rendu compte que lrsquoesprit humain ne pouvait pas y atteindre et qursquoil doit souvent srsquoen tenir agrave cette connaissance intermeacutediaire lrsquoopinion vraie eacutequivalent ou succeacutedaneacute de la science sorte de pis-aller dont il faut savoir se contenter Mais encore cette connaissance intermeacutediaire ne doit-elle pas ecirctre meacutepriseacutee Elle est connais-sance de la veacuteriteacute et participe au divin pour ainsi dire au second degreacute raquo254

Pour peu qursquoil se donne la peine de poursuivre seacuterieusement ses efforts drsquoinvestigation

malgreacute lrsquoobstacle que lui oppose sa nature drsquoecirctre corporel le philosophe platonicien nrsquoa

pas agrave rougir de cette nature Mecircme les habitants de la laquo vraie raquo terre ne megravenent peut-ecirctre

pas une vie totalement deacutesincarneacutee le mythe du Pheacutedon ne disant rien drsquoexplicite concer-

nant la nature exacte de la destineacutee post corporis mortem des ecirctres reacutesidant agrave la surface de

la laquo vraie terre raquo il semble mecircme que ces ecirctres possegravedent encore un corps quoique plus

subtil que celui qursquoils avaient sur terre David A White met en valeur le fait reacuteveacutelateur

que leur vie est deacutepeinte en des termes similaires agrave ceux employeacutes pour la vie drsquoici-bas

Sight and hearing the most articulate human senses are superior for those who exist on the surface and their wisdom is also superior to our wisdom But those on the surface are still em-bodied even refined senses are still subject to the vagaries that afflict sense perception255

Lrsquoeacutetat des ecirctres vivant sur la laquo vraie raquo terre peut ecirctre compris comme une premiegravere eacutetape

avant de pouvoir vivre une vie totalement deacutesincarneacutee mais en ajoutant un degreacute entre le

254 BROCHARD Victor Eacutetudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne p 52 255 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo p248 laquo La vue et lrsquoouiumle les plus articuleacutes des sens humains sont supeacuterieurs pour ceux qui habitent la surface et leur sagesse est aussi supeacuterieure agrave la nocirctre Mais ceux de la surface sont toujours corporels mecircme des sens raffineacutes sont toujours soumis aux ca-prices qui affectent la perception des sens raquo

191

vie terrestre et la vie ceacuteleste Platon ne fait que reacuteaffirmer que le monde dans lequel nous

menons ce que nous appelons laquo la raquo vie ne saurait ecirctre celui ougrave nous pourrons acqueacuterir une

connaissance parfaite qui doit donc rester agrave lrsquoeacutetat drsquoespoir et tel est sans doute ce que

cherchent agrave enseigner ces reacutecits deacutepeignant une vie de pur esprit que Socrate lui-mecircme

nrsquoest pas sucircr de deacutejagrave pouvoir meacuteriter non pas par modestie deacuteplaceacutee mais par meacuteconnais-

sance des critegraveres objectifs qui lui permettraient de mesurer le degreacute de purification de son

acircme comme lrsquoaffirme encore une fois White The fact that Socrates sees his fate after

death to be with the gods that is to exist on the surface of the earth means that he has not

been sufficiently purified philosophically to warrant this higher station256 Si mecircme le phi-

losophe le plus proche de la perfection du moins celui qui est eacuterigeacute en exemple ne peut

preacutetendre qursquoagrave une connaissance relative il est vain de preacutetendre agrave une connaissance abso-

lue et donc encore moins agrave une eacutethique absolue srsquoil est exact que les recommandations

eacutethiques platoniciennes ont pour finaliteacute premiegravere de permettre agrave lrsquoinvestigation philoso-

phique drsquoecirctre meneacutee dans les meilleures conditions possibles alors il nrsquoest pas utile de

chercher agrave ecirctre plus socratique que Socrate et agrave se torturer pour atteindre une pureteacute abso-

lue que Socrate ne preacutetend jamais avoir atteinte Srsquoil est leacutegitime utile et salutaire car

conforme agrave notre nature de chercher agrave controcircler les passions de faccedilon agrave ce qursquoelles ne per-

turbent pas la reacuteflexion il est en revanche illeacutegitime inutile et dangereux car contraire agrave

notre nature de chercher agrave les faire disparaicirctre complegravetement ndash une telle attitude serait la

plus eacutevidente marque drsquoὕϐρις comme lrsquoa fait remarquer Franccedilois Feacutedier laquo La φρόνησις

nrsquoest pas lrsquoeacutelimination des passions (un tel recircve serait le teacutemoignage de la plus absolue ab-

sence de φρόνησις) mais la capaciteacute sans cesse regagneacutee de ne pas se laisser emporter par

elles raquo257 Le philosophe nrsquoest pas radicalement ennemi des passions humaines il connait

suffisamment bien lrsquoecirctre humain et ses faiblesses pour savoir donc qursquoil ne servirait agrave rien

de chercher agrave lrsquoen purifier complegravetement il suffit au philosophe de controcircler suffisamment

ses passions pour les dominer la vraie sagesse pratique la vraie φρόνησις pour lrsquohomme

ne consistant pas agrave mener un combat voueacute agrave lrsquoeacutechec contre la reacutealiteacute de son ecirctre corporel

mais bien agrave savoir composer avec cette reacutealiteacute Aussi Platon en eacuterigeant Socrate comme

modegravele non pas malgreacute sa capaciteacute agrave se laisser aller occasionnellement agrave la volupteacute mais

bien gracircce agrave elle srsquoaffirme comme philosophe de la juste mesure contre les charlatans qui

preacutetendent deacutejagrave avoir atteint le meilleur impossible en matiegravere drsquoeacutethique et de connais-

256 Opcit p266 laquo Le fait que Socrate juge que son destin apregraves la mort soit de vivre aupregraves des dieux crsquoest-agrave-dire drsquohabiter agrave la surface de la terre signifie qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute suffisamment purifieacute philosophiquement pour avoir droit agrave cette plus haute situation raquo 257 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p185

192

sance certes la perfection nrsquoest pas de ce monde et il faut attendre la mort pour pouvoir

espeacuterer y avoir accegraves mais se rapprocher de la perfection ici-bas en vaut deacutejagrave la peine et la

philosophie donne agrave lrsquohomme le moyen drsquoy parvenir De ce point de vue les eacutecrits Platon

portent la marque drsquoun laquo meilleur impossible raquo mais cet impossible est bel et bien compris

comme tel et eacutevoqueacute non pas comme but agrave atteindre effectivement mais plutocirct comme fin

derniegravere vers laquelle doivent tendre les efforts humains sans srsquoarroger pour autant la preacute-

tention de lrsquoatteindre effectivement en adoptant ce juste milieu la philosophie telle que

lrsquoenvisage Platon propose peut-ecirctre bien plus agrave lrsquohomme qursquoune simple restauration drsquoune

norme perdue la philosophie nrsquoest peut-ecirctre qursquoun pis-aller en attendant une vie post cor-

poris mortem meilleure mais elle nrsquoen est pas moins le plus satisfaisant des pis-aller

disponibles celui qui permet de profiter des avantages drsquoici-bas et drsquoen minimiser les in-

conveacutenients celui qui rapproche lrsquohomme de la norme perdue tout en le reacuteconciliant avec

sa condition drsquoecirctre corporel celui qui permet de connaicirctre ce qui est agrave rechercher et ce qui

est agrave eacuteviter elle est donc un puissant rempart contre les excegraves auxquels peuvent conduire

la quecircte du laquo meilleur impossible raquo

Ce paragraphe aura peut-ecirctre paru reacutepeacutetitif reprenant des ideacutees deacutejagrave souligneacutees preacute-

ceacutedemment il eacutetait cependant capital de faire ces preacutecisions pour ne pas donner

lrsquoimpression que nous attribuons agrave Platon des ideacutees qui nrsquoeacutetaient pas les siennes nous ne

faisons qursquoeacutemettre des hypothegraveses sur les facteurs possibles de formation de la conception

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme facteurs que Platon ne reprend pas forceacutement agrave son compte mais

que son œuvre permet de mettre au jour

3 Un laquo meilleur impossible raquo qui ne lrsquoest pas

Quoi qursquoil en soit si lrsquoon condamne les excegraves potentiels de la quecircte plutocirct que la

quecircte elle-mecircme crsquoest bien parce que cette quecircte en raison de ses effets positifs sur la

conduite personnelle en vaut tout de mecircme la peine aussi longtemps que lrsquoon garde agrave

lrsquoesprit que son but ultime est hors de porteacutee de lrsquohomme or lagrave ougrave le bacirct blesse (crsquoest pour

cette raison que nous avons presque toujours mis lrsquoexpression laquo meilleur impossible raquo

entre guillemets) crsquoest qursquoagrave aucun moment ce meilleur nrsquoest veacutecu comme impossible au

contraire ce meilleur absolu est bien penseacute au quotidien comme une norme perdue et si-

tuer cette norme dans le passeacute revient agrave en postuler la possibiliteacute La φρόνησις commence

lagrave ougrave srsquoarrecircte le fantasme drsquoun accomplissement plein et entier du meilleur impossible

mais cette sagesse pratique contrairement au bon sens carteacutesien nrsquoest pas la chose la

193

mieux partageacutee du monde Socrate ne srsquoy trompait pas en seacutelectionnant soigneusement les

eacutelegraveves auxquels il deacutecidait de dispenser son enseignement et en insistant sur la neacutecessite

drsquoavancer par eacutetapes dans lrsquoapprentissage de la philosophie Il reste que la tentation

drsquoaccomplir ici-bas le triomphe du laquo meilleur impossible raquo a la vie dure pour la bonne rai-

son que nous nous reacutefeacuterons au quotidien agrave ce niveau drsquoexcellence suprecircme que crsquoest par

rapport agrave ce criteacuterium absolu que nous jugeons toute chose De surcroicirct nos jugements

toute preacutetention individuelle mise agrave part revendiquent toujours lrsquouniversaliteacute il est certes

envisageable que lrsquoon reconnaisse par respect envers la faculteacute de juger drsquoautrui qursquoun

jugement personnel nous est exclusif et peut en valoir un autre mais dans lrsquoabsolu nous

nrsquoeacutemettons aucune opinion sans avoir la conviction mecircme inconsciente qursquoelle est laquo la raquo

bonne opinion ce qui nrsquoest pas incompatible avec la toleacuterance bien au contraire puisque

la toleacuterance srsquoappuie sur la conviction qursquoautrui possegravede une faculteacute de juger eacutegale agrave la

nocirctre et devrait donc ecirctre capable drsquoadopter notre opinion celle-ci nrsquoeacutetant pas forceacutement

arbitraire et pouvant constituer le reacutesultat de notre reacuteflexion notre opinion est une marque

de notre intelligence (au sens large du terme) et agrave partir du moment ougrave nous reconnaissons

agrave autrui une intelligence semblable agrave la nocirctre nous nous attendons agrave ce que la mecircme cause

produise le mecircme effet crsquoest-agrave-dire agrave ce qursquoautrui ait la mecircme opinion que nous la diffeacute-

rence drsquoopinion en matiegravere de jugement mecircme si elle admise ne constitue pas lrsquohorizon

drsquoattente sur lequel une opinion est exprimeacutee Ce propos peut rappeler celui de Kant agrave ceci

pregraves que ce dernier parlait preacuteciseacutement du jugement de goucirct qui est le type mecircme du juge-

ment ougrave lrsquointelligence ne saurait intervenir seule258 Il nrsquoest cependant pas incongru de

suggeacuterer que tout jugement ayant preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute preacutesuppose toujours une

norme absolue qui donne sa condition de possibiliteacute au jugement si nous ne reconnais-

sions pas de caractegravere absolu au criteacuterium par rapport auquel nous eacutevaluons les choses

nous ne nous permettrions mecircme pas drsquoexprimer un avis crsquoest gracircce agrave ce criteacuterium que

nous reconnaissons de la valeur agrave nos propres opinions et preacutesupposons qursquoautrui est ca-

pable drsquoy adheacuterer il est eacutevident qursquoen comparaison de ce criteacuterium tous les objets de

notre faculteacute de juger ne sauraient ecirctre que des moyens termes des pis-aller des eacutebauches

inacheveacutees et donc perfectibles Mecircme en srsquoinclinant devant la forte reacutesistance de la ma-

tiegravere mecircme en reconnaissant qursquoil est impossible que cette norme soit parfaitement

respecteacutee ici-bas il nrsquoempecircche que ce degreacute drsquoachegravevement absolu constitue une norme

258 Cf Annexe 22

194

qursquoil est impossible drsquoabandonner agrave moins de renoncer purement et simplement agrave notre fa-

culteacute de juger

Ce qui vient drsquoecirctre affirmeacute concernant le regard que nous portons sur ce qui nous en-

toure est vrai concernant toute notre activiteacute Mecircme si la perfection nrsquoest pas de ce monde

elle nrsquoen reste pas moins lrsquohorizon drsquoattente qui donne sa raison drsquoecirctre agrave lrsquoactiviteacute elle est

lrsquoobjectif que nous lui donnons ce sans quoi elle nous paraitrait vaine aucun effort humain

ne se deacuteployant en partant avec lrsquoideacutee qursquoil serait irreacutemeacutediablement voueacute agrave lrsquoeacutechec Pour le

dire comme le dessinateur drsquoorigine argentine Guillermo Mordillo laquo Lrsquohomme croit tou-

jours agrave son avenir Envers et contre tout Crsquoest lagrave que reacuteside pour moi sa force Crsquoest la

raison de son obstination et de son talent Crsquoest ce qui lui donne la force creacuteative et vi-

tale raquo259 Ainsi la quecircte de perfection mecircme si elle est ontologiquement voueacutee agrave lrsquoeacutechec

nrsquoest cependant jamais penseacutee comme telle dans la mesure ougrave nul nrsquoengage une action en

dans lrsquoideacutee qursquoelle nrsquoaura aucun reacutesultat positif Tout au plus peut-on admettre et encore agrave

reculons qursquoelle ne portera pas ses fruits de notre vivant agrave lrsquoimage des personnaliteacutes poli-

tiques eacutevoqueacutees dans notre deuxiegraveme partie ou des forestiers qui cultivent des arbres en

sachant pertinemment qursquoils nrsquoassisteront jamais agrave la reacutecolte de leur bois Crsquoest drsquoun cons-

tat similaire que partait Kant reacutedigeant son Histoire universelle drsquoun point de vue

cosmopolitique affirmant degraves la premiegravere proposition que laquo toutes les dispositions natu-

relles drsquoune creacuteature sont destineacutees agrave se deacuteployer un jour de faccedilon exhaustive et finale raquo260

pour en arriver finalement agrave dire qursquoil vaut la peine de continuer agrave rechercher ce qui pou-

vait encore apparaicirctre comme une utopie voire comme un laquo meilleur impossible raquo en 1784

agrave savoir lrsquoeacutedification drsquoun corps politique universel assurant la paix sur terre

laquo Bien que ce corps politique nrsquoexiste encore pour lrsquoinstant qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoeacutebauche tregraves grossiegravere un sentiment se fait deacutejagrave pour ainsi dire le jour chez tous ses membres qui chacun tiennent agrave la conservation du tout et cela donne lrsquoespeacuterance qursquoapregraves maintes reacutevolutions survenues dans cette transformation parviendra finalement un jour agrave srsquoeacutetablir ce que la nature a pour dessein suprecircme drsquoeacutetablir agrave savoir une situation cosmopolitique universelle comme foyer au sein du-quel se deacutevelopperaient toutes les dispositions originelles de lrsquoespegravece humaine raquo261

Un tel propos peut ecirctre envisageacute comme preacutemonitoire de la naissance drsquoorganismes comme

lrsquoOrganisation des Nations-Unies ou lrsquoUnion Europeacuteenne (bien que ces organismes ne

soient encore que des eacutebauches bien approximatives du corps politique imagineacute par Kant)

mais au-delagrave de tout rapprochement anecdotique lrsquoideacutee eacutetayeacutee ici est que le laquo meilleur im-

259 MORDILLO Guillermo Mordillo Opus 3 p7 260 KANT Emmanuel Histoire universelle drsquoun point de vue cosmopolitique in Œuvres philosophiques II p189 Traduction de Jacques Rivelaygue 261 Opcit p202

195

possible raquo en tant qursquoil donne sa fin et sa raison drsquoecirctre agrave toute action nrsquoest jamais penseacute

comme eacutetant impossible du moins pas au point drsquoocircter toute leacutegitimiteacute agrave lrsquoaction il est en

quelque sorte une raison suffisante pour justifier une telle action indeacutependamment mecircme

des effets positifs heacuteteacuteroteacuteliques de lrsquoaction Ce qui est vrai dans le domaine politique lrsquoest

eacutegalement dans le domaine de lrsquoeacutethique et de la connaissance les propos de Marsile Ficin

sont symptomatiques de cette tendance de lrsquohomme agrave tirer sa justification drsquoun ideacuteal appa-

remment inaccessible et agrave revendiquer comme possible cet impossible

Separatam vero illam a caduco corpore vitam naturaliter appetit tamquam naturaliter id est revera bonam praesertim cum vita sit omnino dedita veritati atque bonitati Vita eiusmodi si bona est ergo et posssibilis est Quod enim impossibile est idem quoque inutile Bonum vero inutile non est dicendum262

Le propos de Ficin est inteacuteressant dans la mesure ougrave il met des mots sur le raccourci

qursquoopegravere tout homme pour rendre sa laquo quecircte du meilleur impossible raquo leacutegitime par elle-

mecircme il ne saurait admettre que lrsquoeacutetat de pureteacute morale et de connaissance absolue qursquoil

recherche soit hors de sa porteacutee les effets positifs heacuteteacuteroteacuteliques de cette quecircte ne lui sont

pas une raison suffisante Tout ecirctre est spontaneacutement porteacute agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre ce

dont lrsquohomme ne peut manquer drsquoavoir conscience en ce qui le concerne et rien ne saurait

donc remettre en cause la leacutegitimeacute de la poursuite de cet ideacuteal de connaissance parfaite et

perpeacutetuelle qui anime lrsquohomme tout au long de son existence la confiance en cet ideacuteal

peut prendre la forme de la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et cette conception est

raisonnable aussi longtemps que cette vie apregraves la mort demeure un espoir Cette mecircme foi

peut prendre une forme plus proche du propos de Kant dans lrsquoopuscule citeacute preacuteceacutedemment

avec la conviction suivant laquelle lrsquoentendement individuel nrsquoest qursquoun maillon parmi

drsquoautres drsquoune longue chaicircne devant mener agrave terme agrave la deacutecouverte de la veacuteriteacute En

somme il y a bel et bien une quecircte drsquoun meilleur absolu et il est vrai qursquoen se deacutesolidari-

sant artificiellement du sujet que nous sommes il serait tentant de qualifier drsquoimpossible ce

meilleur mais le fait est lagrave agrave aucun moment lrsquohomme mecircme si cela nrsquoengendre pas neacute-

cessairement en lui les neacutevroses eacutevoqueacutees anteacuterieurement nrsquoenvisage ce meilleur comme

eacutetant impossible il situe cet ideacuteal non seulement dans le passeacute mais aussi dans lrsquoavenir ce

qui lui donne une double raison pour ne pas le penser comme impossible et de lagrave lui vien-

nent son eacutenergie et sa puissance creacuteatrice si Platon ne dit pas plus explicitement que la vie

262 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes VIII 2 laquo Elle deacutesire naturellement cette vie seacutepareacutee drsquoun corps fragile en tant que cette chose est naturellement crsquoest-agrave-dire vraiment bonne surtout lorsque sa vie est toute entiegravere consacreacutee agrave la veacuteriteacute et agrave la bonteacute Si une vie de ce type est bonne elle est donc possible En effet ce qui est impossible est aussi inutile Or on ne peut pas dire que le bien est inu-tile raquo

196

deacutesincarneacutee du philosophe ideacuteal nrsquoest qursquoun espoir qui nrsquoa aucune chance de se reacutealiser

aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre crsquoest probablement pour ne pas deacutecourager ses

eacutelegraveves et ne pas les laisser srsquoimaginer que mecircme cet espoir serait illeacutegitime Crsquoest bien pour

cela que nous affirmons qursquoavec Platon la philosophie maintient vivace une espeacuterance que

les cultes civiques ne sont plus en mesure drsquoassurer au sein de la jeunesse atheacutenienne agrave

aucun moment Platon ne dit que ce meilleur est impossible il introduit simplement une

nuance et dit simplement qursquoil est impossible ici-bas par respect pour lrsquohomme qui se re-

fuse agrave se penser irreacutemeacutediablement voueacute au relatif manifestant ainsi un eacutelan vers la

connaissance que le philosophe ne peut qursquoencourager

Avant de conclure ce chapitre il reste agrave signaler une derniegravere caracteacuteristique de cette

quecircte caracteacuteristique que nous avions volontairement gardeacutee pour la fin pour la bonne rai-

son qursquoelle deacuteborde de la notion mecircme de quecircte En effet lrsquohomme ne megravene pas cette

laquo quecircte raquo uniquement pour son propre compte il est bien clair que lrsquoideacuteal drsquoabsolue con-

formiteacute de la pratique agrave la theacuteorie ne saurait ecirctre qursquoun ideacuteal et que la nature nous reste

fonciegraverement opaque en tant que les laquo lois raquo que nous exprimons agrave son sujet par le langage

sont toujours en-deccedilagrave de sa reacutealiteacute ne serait-ce que parce que la nature se passe fort bien de

tout langage pour ecirctre ce qursquoelle est Par exemple le meacutedecin fait reposer son travail et

osons le dire son autoriteacute sur un savoir acquis dans le cadre drsquoune formation mais con-

naicirctre theacuteoriquement les interactions du corps humain avec son environnement ne saurait

suffire agrave lrsquoexercice de son activiteacute qui est bien celle drsquoun praticien au sens plein du terme

dans le cadre de la relation de soin les laquo cas drsquoeacutecole raquo sont rarissimes il nrsquoexiste pour ain-

si dire aucun malade dont le cas soit en tout point semblable agrave ce que le meacutedecin a pu

apprendre en faculteacute La relation de soin est une relation agrave part entiegravere dans la mesure ougrave le

meacutedecin y a lrsquoobligation pratique de communiquer avec le patient pour connaicirctre son mode

de vie il ne saurait se contenter de plaquer meacutecaniquement sur son patient les formules

apprises lors de sa formation (telle est lrsquoorientation que voulait donner Hippocrate agrave la meacute-

decine) nrsquoen deacuteplaise agrave lrsquoadage populaire suivant lequel lrsquoexception confirme la regravegle

lrsquoexception pour le meacutedecin est la regravegle Pourtant la raison ne saurait cesser drsquoexprimer

des lois destineacutees agrave rendre compte des faits naturels dans leur entiegravereteacute un fait venant

donner tort agrave ces lois ne tient mecircme pas en eacutechec la raison mais ne fait qursquoen retarder la

reacuteussite drsquoautant qursquoagrave partir du moment ougrave lrsquoerreur passeacutee est identifieacutee comme telle ce

nrsquoest jamais qursquoune hypothegravese erroneacutee qui peut ecirctre eacutecarteacutee et ainsi deacutefricher encore un peu

plus la route vers la veacuteriteacute Rien pas mecircme la confrontation agrave une empirie reacutesistante ne

permet donc de vaincre deacutefinitivement lrsquoespoir drsquoune nature dont les mouvement seraient

197

parfaitement conformes aux lois que nous exprimons agrave son sujet ce qui veut dire que

lrsquohomme ne se contente pas de chercher agrave ecirctre omniscient il cherche aussi agrave rendre la na-

ture entiegraverement connaissable Dans le mecircme ordre drsquoideacutees et pour reprendre notre

typologie lrsquohomme ne se contente pas de deacutesirer la pureteacute eacutethique il veut aussi faire en

sorte que son environnement soit exempt de toute tentation pouvant le faire sortir du droit

chemin et attend donc de ses semblables une conduite droite le citoyen ne srsquoefforce pas

simplement drsquoecirctre un citoyen parfait il veille aussi agrave ce que la citeacute soit organiseacutee suivant

des principes justes et attend en retour que ses concitoyens aient la mecircme conduite ci-

vique lrsquoartiste enfin ne recherche pas seulement le geste parfait mais aussi lrsquoobeacuteissance

de la matiegravere agrave sa main et il croit suffisamment au bien-fondeacute de sa pratique pour en faire

un exemple agrave suivre En somme lrsquohomme ne part pas en quecircte du meilleur absolu (plutocirct

qursquoimpossible) pour son propre compte mais srsquoattend agrave ce que ses semblables et son envi-

ronnement soient eux aussi conformes agrave lrsquoideacutee qursquoil se fait de ce degreacute drsquoexcellence

absolue crsquoest eacutevidemment agrave dessein que nous disons qursquoil laquo srsquoattend raquo plutocirct qursquoil nrsquoagit

pour obtenir un tel reacutesultat toute action meneacutee pour rendre les hommes et le monde effec-

tivement conformes agrave nos ideacuteaux de perfection est voueacutee agrave lrsquoeacutechec et qui plus est

dangereuse en tant qursquoelle engendre le dogmatisme le totalitarisme lrsquointeacutegrisme le mysti-

cisme ou le saccage de la nature Lrsquohomme du moins agrave son eacutechelle individuelle nrsquoest donc

pas en droit de poursuivre cette quecircte pour ce qui ne deacutepend pas de ses forces si cette

quecircte en vaut la peine pour ce qui est en son pouvoir il est inutile et dangereux de la pour-

suivre au-delagrave de ce peacuterimegravetre ce qui nrsquoempecircche ce qui existe de rester trop divers trop

opaque et trop injustifieacute pour devenir acceptable logiquement Crsquoest pourquoi plutocirct que

drsquoune quecircte nous parlerons deacutesormais pour eacutelargir notre propos au-delagrave des frontiegraveres des

virtualiteacutes humaines drsquoune reacutevolte

198

199

Chapitre 2 Reacutevolte ou non-reacutevolte

Les mythes eschatologiques ne se contentent pas de mettre en scegravene lrsquoacircme libeacutereacutee

des attaches corporelles elles la placent aussi dans un monde au sein duquel elle serait en-

fin agrave sa place ougrave ses conceptions sur la nature lrsquoeacutethique la justice et mecircme la beauteacute ne

seraient plus nieacutees par les faits en drsquoautres termes lrsquohomme attend de la vie post corporis

mortem de lrsquoacircme non seulement qursquoelle le rende enfin satisfaisant agrave lui-mecircme mais aussi

qursquoelle le fasse vivre dans un monde enfin satisfaisant De ce point de vue lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme repose moins sur une approbation que sur une deacutesapprobation si elle possegravede ne

face positive en tant qursquoelle est revendication radicale de notre consentement aux capaciteacutes

qui fondent notre speacutecificiteacute humaine elle a aussi une face neacutegative en tant qursquoelle est en

relief ce qursquoest en creux une eacuteventuelle reacutevolte contre lrsquoopaciteacute de ce monde sa non-

conformiteacute agrave ce que nous deacutefinissons comme eacutetant le meilleur en termes drsquoefficaciteacute pra-

tique de beauteacute de reacutegulariteacute drsquoeacutequilibre la quecircte de perfection preacutesenteacutee anteacuterieurement

nrsquoeacutetant qursquoune reacuteponse agrave ce rejet du monde tel qursquoil est Lrsquohomme aspire agrave la perfection

non seulement pour lui-mecircme mais aussi pour tous les ecirctres qui lrsquoentourent donc aussi

bien pour ce qui deacutepend de sa volonteacute de ce qui nrsquoen deacutepend pas crsquoest agrave ce titre que nous

employons un terme que nous empruntons au domaine ougrave lrsquoindividu humain est le plus

obligeacute de tenir compte de ce qui lrsquoentoure le politique ce qui nous permet de clarifier en-

core davantage notre hypothegravese En effet la reacutevolte se distingue de la reacutevolution en ceci

que contrairement agrave cette derniegravere elle ne reacuteclame pas un changement de reacutegime politique

mais cherche seulement agrave faire entendre une colegravere contre une situation jugeacutee intoleacuterable agrave

lrsquoimage des laquo jacqueries raquo paysannes du moyen-acircge Le terme laquo reacutevolte raquo sied-il donc

vraiment au refus humain drsquoaccepter le monde tel qursquoil est crsquoest-agrave-dire non-conforme aux

regravegles que lrsquoon eacutedicte pour le rendre intelligible Dans une certaine mesure oui puisque

le deacutesarroi face agrave cette non-conformiteacute ne se traduit pas neacutecessairement (crsquoest mecircme assez

rare) par un rejet complet du monde la quecircte de perfection nrsquoa pas vocation agrave deacutetruire ce

monde mais plutocirct agrave le reacuteparer ou pour employer agrave nouveau la terminologie politique agrave le

laquo reacuteformer raquo agrave le rendre enfin conforme fucirct-ce dans une certaine mesure agrave ce que nous en

attendons agrave lrsquoideacutee que nous nous faisons de lui notre imagination apparemment sans li-

200

mites est en fait incapable de concevoir un autre monde sur un modegravele radicalement diffeacute-

rent de ce monde-lagrave ce qui explique que les mythes eschatologiques repreacutesentent souvent

lrsquoapregraves-mourir en des termes proches de ceux employeacutes pour la vie terrestre Quand bien

mecircme nous parviendrions effectivement agrave abolir ce monde nous serions alors bien deacutemu-

nis pour en bacirctir un autre lorsque Baudelaire apostrophe Caiumln en lui ordonnant laquo au ciel

monte et sur la terre jette Dieu raquo263 ce ne peut ecirctre que de la provocation visant moins agrave

attaquer Dieu en tant que principe assurant au monde son ecirctre et sa stabiliteacute qursquoagrave contester

lrsquoautoriteacute de lrsquoEacuteglise en tant qursquoinstitution dont le poegravete se meacutefiait ndash crsquoest pourquoi la sec-

tion des Fleurs du mal accueillant ces vers srsquointitule laquo Reacutevolte raquo et non pas laquo Reacutevolution raquo

Il y a donc bien simplement une laquo reacutevolte raquo en tant qursquoil y a sentiment que ce monde-lagrave est

perfectible plutocirct que volonteacute afficheacutee de le supprimer et de le remplacer par un autre

mais mecircme si elle a une viseacutee incomparablement plus modeste qursquoune reacutevolution il reste

que cette reacutevolte se donne une finaliteacute objectivement hors de porteacutee de lrsquohomme et doit

drsquoailleurs ecirctre bien comprise comme telle si elle ne veut pas deacutegeacuteneacuterer en misanthropie

voire en misophysie264 (haine de la nature) crsquoest pourquoi notre titre propose une alterna-

tive et reste interrogatif la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est-elle bien lrsquoexpression

drsquoune reacutevolte contre la reacutealiteacute du monde ou au contraire nrsquoest-elle pas plutocirct une deacutefense

que lrsquoon se donne contre la tentation drsquoune reacutevolte qui ne pourrait deacuteboucher que sur une

lutte ineacutegale

1 La reacutevolte non-promeacutetheacuteenne sources et deacutefinition

Il faut tout drsquoabord noter que la reacutevolte telle que nous lrsquoentendons nrsquoest pas le fait

du monde grec on peut parfaitement concevoir certes qursquoun Grec conteste lrsquoautoriteacute po-

litique agrave laquelle il est soumis lrsquoIliade srsquoouvre drsquoailleurs sur la colegravere drsquoAchille contre son

roi et commandant Agamemnon le mythe drsquoAntigone relate la reacutevolte de la fille drsquoŒdipe

contre le roi Creacuteon bafouant les ἄγραπτα κἀσφαλῆ θεῶν νόμιμα265 et le principe mecircme de

la deacutemocratie atheacutenienne preacutesuppose que les dirigeants peuvent ecirctre contesteacutes voire reacutevo-

queacutes Pourtant le monde grec nrsquoa offert agrave la posteacuteriteacute aucun paradigme marquant de la

reacutevolte politique tous les personnages mythologiques reacutevolteacutes du moins les plus mar-

quants drsquoentre eux et qui ne finissent pas dans le Tartare (tels Sisyphe ou Tantale) sont

263 BAUDELAIRE Charles Les Fleurs du mal laquo Reacutevolte raquo CXIX 264 Ce terme apparemment barbare apparaicirct dans Les grandes eacutevasions estheacutetiques de Charles Lalo p 31 265 Soph Antigone v 454-455 laquo Les lois non-eacutecrites et ineacutebranlables des dieux raquo

201

drsquoune condition supeacuterieure ou infeacuterieure agrave celle du citoyen hellegravene Achille tire son droit agrave

la reacutevolte de la position quasi-surhumaine que lui confegravere son statut de heacuteros quasi-

invincible a contrario Antigone est une jeune fille donc un personnage sans droits ci-

viques et en tant qursquoheacuteroiumlne tragique elle nrsquoavait pas vocation agrave servir drsquoexemple mais au

contraire de contre-exemple aux Atheacuteniens drsquoautant qursquoelle nrsquoeacutetait autre que la fille

drsquoŒdipe auquel elle eacutetait drsquoailleurs resteacutee fidegravele jusqursquoagrave la fin et pacirctissait donc drsquoune heacute-

reacutediteacute chargeacutee qui en faisait un repoussoir pour le public De toute faccedilon avec Achille

comme avec Antigone nous restons dans le domaine du mythe et non dans lrsquohistoire stric-

to sensu domaine dans lequel le monde grec nrsquoa pas fait rentrer la reacutevolte laissant ce soin

au monde romain avec Spartacus crsquoest en tout cas le premier exemple donneacute par Camus

theacuteorisant la laquo reacutevolte historique raquo dans Lrsquohomme reacutevolteacute

laquo La reacutevolte de Spartacus agrave la fin du monde antique quelques dizaines drsquoanneacutees avant lrsquoegravere chreacutetienne est agrave cet eacutegard exemplaire (hellip) Pourtant cette reacutevolte nrsquoa apporteacute comme le re-marque Andreacute Prudhommeaux aucun principe nouveau dans la socieacuteteacute romaine La proclamation lanceacutee par Spartacus se borne agrave promettre aux esclaves laquo des droits eacutegaux raquo Ce passage du fait au droit que nous avons analyseacute dans le premier mouvement de reacutevolte est en effet la seule acquisition logique qursquoon puisse trouver agrave ce niveau de la reacutevolte Lrsquoinsoumis re-jette la servitude et srsquoaffirme lrsquoeacutegal de son maicirctre Il veut ecirctre maicirctre agrave son tour raquo266

Si la reacutevolte de Spartacus fut fondatrice agrave plus drsquoun titre elle nrsquoen a pas moins eacuteteacute une reacute-

volte de circonstance luttant contre un trop-plein factuel de servitude il nrsquoest pas interdit

de penser que la reacutevolte de Spartacus aurait eacuteteacute le prix de lrsquooubli de la juste mesure par les

Romains Les Grecs eux aussi avaient des esclaves mais aucun nrsquoa laisseacute le souvenir

drsquoavoir meneacute une reacutevolte drsquoune aussi grande ampleur que celle de Spartacus agrave croire

qursquoaucune citeacute grecque nrsquoavait laisseacute se deacutevelopper comme Rome drsquoeacutecart deacutemesureacute entre

lrsquoaisance mateacuterielle des maicirctres et lrsquoeacutetat de servitude des esclaves En somme le monde

grec par sa juste mesure et son rejet de lrsquoὕϐρις se serait lui-mecircme preacutemuni contre tout

risque de reacutevolte violente la contestation demeurant dans les limites feutreacutees de ce qui eacutetait

permis dans le cadre des deacutebats politiques La deacutesobeacuteissance civile reste donc un trait de la

moderniteacute le monde grec ne pouvant ecirctre le monde de la reacutevolte politique et encore moins

le monde de la reacutevolte laquo meacutetaphysique raquo

En effet le monde est pour les Grecs le κόσμος crsquoest-agrave-dire lrsquoordre et mecircme plus

preacuteciseacutement le bon ordre ce qui est par nature bon et beau quand bien mecircme on ne le com-

prendrait pas il faut donc lrsquoaccepter tel quel quiconque lui demanderait des comptes

serait coupable de deacutemesure et crsquoeacutetait justement ce que la citeacute atheacutenienne reprochait aux

266 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p143-144

202

savants qui ne se cantonnaient pas aux consideacuterations politiques Donc quand bien mecircme

il y aurait eu une reacutevolte de ce type ou une tentation pour ce type de reacutevolte elle se serait

probablement eacutetouffeacutee drsquoelle-mecircme On objectera agrave cela que les Grecs nrsquoignoraient pas la

reacutevolte meacutetaphysique puisqursquoils lrsquoont exprimeacutee au travers du mythe de Promeacutetheacutee le Titan

qui vola le feu aux dieux pour le donner aux hommes et ainsi pallier la neacutegligence de son

fregravere Eacutepimeacutetheacutee ce qui lui valut drsquoecirctre enchaicircneacute agrave une colonne et drsquoecirctre condamneacute agrave se

faire deacutevorer le foie qui repoussait sans cesse par un aigle ce mythe donna agrave Eschyle

lrsquoargument du Promeacutetheacutee enchaicircneacute ougrave de fait le Titan nrsquoest pas eacuteconome drsquoimpreacutecations

pour justifier son acte de reacutebellion ni pour deacutenoncer la malheur dans lequel il est tombeacute

mais il ne faut pas perdre de vue deux aspects majeurs la trageacutedie grecque premiegraverement

comme dans le cas drsquoAntigone le heacuteros tragique nrsquoest nullement le porte-parole du poegravete

mais plutocirct lrsquoincarnation drsquoune tentation que la citeacute met en scegravene pour mieux srsquoen deacutebar-

rasser de ce fait la reacutevolte de Promeacutetheacutee contre Zeus nrsquoa nullement vocation agrave servir

drsquoexemple aux hommes mais au contraire par le spectacle de sa souffrance agrave les deacutetourner

de la tentation de lrsquoimiter drsquoautant que comme dans le cas drsquoAchille mais agrave un degreacute in-

comparablement plus eacuteleveacute la nature divine du Titan met une telle reacutevolte hors de porteacutee

des mortels quoi qursquoil arrive Deuxiegravemement une trageacutedie nrsquoeacutetait jamais isoleacutee et faisait

toujours partie drsquoun ensemble de trois trageacutedies le Promeacutetheacutee enchaicircneacute ne saurait donc

ecirctre qursquoune partie (peut-ecirctre le deuxiegraveme volet) drsquoune trilogie qui devait probablement se

conclure par la reacuteconciliation entre le dieu et le Titan qui lrsquoa deacutefieacute agrave lrsquoimage du change-

ment de statut des Eacuterinyes agrave la fin des Eumeacutenides267 Camus que nous imaginons souvent

agrave tort eacuterigeant Promeacutetheacutee comme paradigme de la reacutevolte telle qursquoil en avait fait

lrsquoexpeacuterience dans la reacutesistance nrsquoignorait pas cela

laquo Les Grecs nrsquoenveniment rien Dans leurs audaces les plus extrecircmes ils restent fidegraveles agrave cette mesure qursquoils avaient deacuteifieacutee Leur rebelle ne se dresse pas contre la creacuteation toute entiegravere mais contre Zeus qui nrsquoest jamais que lrsquoun des dieux et dont les jours sont mesureacutes Promeacutetheacutee lui-mecircme est un demi-dieu Il srsquoagit drsquoun regraveglement de comptes particulier drsquoune contestation sur le bien et non drsquoune lutte universelle entre le mal et le bien raquo268

Promeacutetheacutee nrsquoest donc pas pour les Grecs un exemple agrave suivre ce qursquoil a fait pour les

hommes nrsquoest plus agrave faire pour ces derniers qui beacuteneacuteficient deacutejagrave de son preacutesent et peuvent

en profiter pour ainsi dire agrave leur guise en vue drsquoassurer leur survie et leur confort le Titan

assumant agrave leur place la culpabiliteacute de la deacutesobeacuteissance ndash ce mythe nrsquoest donc pas entiegravere-

ment assimilable agrave celui de la Chute biblique qui fait du savoir humain le seul responsable

267 Cf Annexe 17 268 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p46

203

de la preacutesente misegravere de lrsquohomme les Grecs nrsquoauraient jamais accepteacute de penser que

lrsquohomme pucirct ecirctre ontologiquement peacutecheur la faute restant eacuteveacutenementielle Les hommes

ne doivent pas imiter Promeacutetheacutee et de toute faccedilon ils ne le peuvent pas nrsquoeacutetant que des

mortels et non des Titans Un signe qui ne trompe pas est que la meacutesaventure de Promeacutetheacutee

nrsquoentrait pas dans les preacuteoccupations premiegraveres des Grecs agrave lrsquoeacutepoque de Platon agrave tel point

qursquoon pouvait faire dire au mythe agrave peu pregraves ce qursquoon voulait Platon par ailleurs ne pro-

pose dans ses dialogues qursquoun seul deacuteveloppement sur ce mythe et qui plus est ce nrsquoest

mecircme pas le philosophe qui parle mais bien un sophiste pas nrsquoimporte quel sophiste puis-

qursquoil srsquoagit tout de mecircme de Protagoras mais le simple fait que Platon attribue cette lecture

du mythe agrave un rheacuteteur ayant une telle renommeacutee laisse entendre qursquoelle faisait autoriteacute dans

le milieu de la sophistique ou du moins qursquoelle y eacutetait monnaie courante comme le re-

legraveve Geneviegraveve Droz cette lecture sophistique ne modifie pas fondamentalement le mythe

drsquoun point de vue narratif du moins si lrsquoon prend pour reacutefeacuterence la trageacutedie drsquoEschyle

Contrairement au philosophe le sophiste nrsquoest pas creacuteateur de mythes et il propose moins

un nouveau mythe qursquoune meacutetamorphose drsquoun mythe preacuteexistant meacutetamorphose qui nrsquoest

pas de nature agrave choquer ses concitoyens et qui nrsquoest pas complegravetement deacutesinteacuteresseacutee

laquo Lrsquoespegravece humaine ainsi doteacutee change de statut elle participe au laquo lot divin raquo et invente la laquo civilisation raquo sous quatre de ses formes les plus riches la religion le langage la technologie et lrsquoagriculture Pourtant la vie sociale est encore impossible car il manque aux hommes la seule vertu qui la rend viable le sens politique que Promeacutetheacutee dans sa preacutecipitation nrsquoa pas eu le temps drsquoarracher agrave Zeus Le manque est deacutecisif sans lrsquoart politique et lrsquoart de la guerre qui lui est in-heacuterent lrsquohumaniteacute ne sait ni se deacutefendre collectivement ni mecircme cohabiter lrsquohomme agrave terme ne saurait ecirctre qursquoun laquo loup pour lrsquohomme raquo Devant les risques drsquoune extinction progressive de lrsquoespegravece Zeus inquiet prie Hermegraves dieu de la Communication drsquooffrir aux hommes et agrave tous les hommes sans distinction deux bienfaits suppleacutementaires la pudeur et la justice (la justice dicte la loi la pudeur respecte les interdits) fondement et condition de possibiliteacute de lrsquoharmonie sociale Tous y auront droit et qui ne les pratique pas sera laquo fleacuteau de la citeacute raquo et exeacutecuteacute agrave ce titre telle est lrsquoimpitoyable loi de Zeus raquo269

Ce que cherche agrave deacutefendre Protagoras bien plus qursquoune certaine conception du statut de

lrsquohomme crsquoest son propre meacutetier de maicirctre de rheacutetorique pour le sophiste lrsquohomme ne

saurait se reacuteduire agrave lrsquohomo faber dont les talents ne sont le fait que de certains individus

plus habiles que leurs semblables il est aussi et surtout pour reprendre lrsquoexpression aristo-

teacutelicienne un animal politique contrairement agrave la τέχνη qui est une affaire de speacutecialistes

la politique est selon la sophistique lrsquoaffaire de tous (ce que Platon ne manque pas de reacute-

futer) mais encore faut-il que ce sens politique commun agrave tous soit guideacute et deacuteveloppeacute par

une eacuteducation approprieacutee il faut donc apprendre agrave exploiter ce potentiel et agrave lrsquoutiliser cor- 269 DROZ Geneviegraveve Les mythes platoniciens p29

204

rectement Le mythe ici sert une cause et vise agrave convaincre il est en quelque sorte un ar-

gument laquo publicitaire raquo au sens presque moderne du terme que Protagoras emploie pour

faire la promotion de lrsquoideacuteal civique de la sophistique le sophiste srsquointeacuteresse au don de

Promeacutetheacutee en tant qursquoacte mais pas agrave ses mobiles psychologiques ni agrave ses conseacutequences

tragiques En somme ce mythe du Titan reacutevolteacute nrsquointeacuteresse pas la philosophie qui laisse

libres les sophistes de srsquoen servir pour valoriser leur savoir-faire en tant que savoir agrave part

entiegravere en fait la reacutevolte elle-mecircme nrsquointeacuteresse pas tellement la sophistique qui ne prend

en consideacuteration que lrsquoacte de donation du feu aux hommes le prenant comme un donneacute de

fait et en tire des conclusions qui nrsquointeacuteressent que les hommes agrave cet eacutegard on ne peut

reprocher agrave Protagoras drsquoecirctre coupable drsquoὕϐρις puisqursquoil ne srsquoautorise pas agrave formuler des

raisonnements sur les conflits entre diviniteacutes ndash tous les sophistes nrsquoont pas lrsquoarrogance de

Thrasymaque La sophistique connait le mythe du Titan reacutevolteacute et tient compte des conseacute-

quences beacuteneacutefiques que cette reacutevolte a eu pour les hommes mais en reste lagrave le sophiste ne

srsquointeacuteresse pas plus agrave la reacutevolte que le philosophe

Le monde grec nrsquoa donc pas plus eacuteteacute le monde de la reacutevolte historique qursquoil nrsquoa eacuteteacute

le monde de la reacutevolte meacutetaphysique telle que nous la connaissons depuis le XVIIIe siegravecle

cela nrsquoa rien drsquoeacutetonnant dans la mesure ougrave il est plus aiseacute de demander des comptes agrave un

dieu unique et clairement identifiable qursquoagrave une myriade de diviniteacutes agrave la foi toutes singu-

liegraveres et toutes compleacutementaires Cette speacutecificiteacute de notre monde chreacutetien fut lrsquoune des

conditions de possibiliteacute entre autres de la reacutevolte du marquis de Sade qui tout en niant

Dieu ne peut srsquoempecirccher de lui demander des comptes sur lrsquoordre dont il est le creacuteateur ce

qursquoun Grec ne se serait jamais permis ne serait-ce que parce que le κόσμος eacutetait eacuteternel et

donc ne pouvait relever de la seule volonteacute arbitraire drsquoun dieu unique ndash mecircme le deacutemiurge

du Timeacutee est tregraves en-deccedilagrave drsquoune telle figure Lrsquohomme grec eacutevite donc soigneusement la

reacutevolte meacutetaphysique et affirme mecircme qursquoelle nrsquoa aucune raison drsquoecirctre il semble donc

bien que la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ait eacuteteacute un garde-fou contre la tentation

drsquoune telle reacutevolte

On ne renoncera cependant pas si aiseacutement agrave lrsquoideacutee drsquoune laquo reacutevolte raquo exprimeacutee par

cette conception peut-ecirctre faut-il y voir une reacutevolte drsquoun paradigme radicalement diffeacuterent

de celui de Promeacutetheacutee Une reacutevolte de type promeacutetheacuteen aurait pour but de srsquoemparer drsquoun

bien neacutecessaire dont la privation est veacutecue comme inacceptable or les mythes eschatolo-

giques ne disent absolument pas que lrsquohomme est priveacute de ce qursquoil convoite mais bien au

contraire qursquoil lrsquoobtiendra apregraves la mort de son corps Degraves lors si reacutevolte il y a elle ne

consiste pas en une tentative de conquecircte de caracteacuteristiques non attribueacutees agrave lrsquohomme et

205

au monde (nrsquooublions pas que nous parlons de laquo reacutevolte raquo plutocirct que de laquo quecircte raquo dans

lrsquoideacutee que lrsquohomme nrsquoopegravere pas ce mouvement pour son seul compte) mais plutocirct en une

revendication de caracteacuteristiques qui devraient deacutejagrave laquo ecirctre lagrave raquo et sont cependant nieacutees par

les faits agrave aucun moment lrsquohomme ne doute qursquoil devrait deacutejagrave pouvoir connaicirctre le monde

de α agrave ω et a contrario que le monde devrait ecirctre entiegraverement connaissable mais le

monde mateacuteriel dans lequel ne se manifeste que le particulier le changeant et le relatif lui

oppose un obstacle permanent qui lui est intoleacuterable et ne suffit cependant pas agrave eacuteroder

cette conviction La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut donc apparaitre comme

lrsquoexpression drsquoune reacutevolte de lrsquoecirctre humain contre sa propre condition mais cette reacutevolte

nrsquoest pas promeacutetheacuteenne dans la mesure ougrave elle ne constitue pas la reacuteponse agrave une situation

veacutecue comme injuste mais la revendication drsquoune veacuteriteacute perccedilue comme juste lrsquohomme se

concevant comme doteacute drsquoune acircme immortelle ne preacutetend pas transformer les faits de faccedilon

agrave les rendre plus satisfaisants mais les pose drsquoembleacutee comme satisfaisants Il faudrait donc

parler de la revendication drsquoun acquis plutocirct que drsquoune reacutevolte la reacutevolte supposant juste-

ment que rien nrsquoest encore acquis tandis que la laquo reacutevolte non-promeacutetheacuteenne raquo comme nous

avons deacutecideacute de lrsquoappeler suppose comme deacutejagrave acquis le fait que la part non-choisie de

notre ecirctre nrsquoa aucune leacutegitimiteacute agrave troubler notre acircme agrave opposer un obstacle agrave

lrsquoaccomplissement de ses efforts le premier aspect de cette part non-choisie eacutetant eacutevidem-

ment la finitude qui ne se reacuteduit eacutevidemment pas agrave la condition mortelle mecircme si celle-ci y

contribue largement ndash nous retrouvons ici les notions de choix et de non-choix qui

srsquoavegraverent centrales

2 La revendication du droit au triomphe du choix

Bien entendu attribuer agrave Platon une telle ideacutee ne srsquoaccorde pas avec nos conclu-

sions anteacuterieures poser la reacutealiteacute comme eacutetant de jure satisfaisante drsquoentreacutee de jeu pour la

conscience philosophique est plutocirct le fait drsquoauteurs modernes cherchant agrave deacutemontrer ra-

tionnellement que lrsquoacircme est immortelle ndash nous entamons ici un deacutetour par la moderniteacute qui

se reacuteveacutelera indispensable pour clarifier ce que nous entendons pas lrsquohypothegravese drsquoune laquo reacute-

volte non-promeacutetheacuteenne raquo ainsi la reacuteeacutecriture du Pheacutedon par Mendelssohn porte la trace de

cette ideacutee notamment lorsqursquoil deacutefend une conception eschatologique du rocircle que de

lrsquohomme au sein de la creacuteation qui doit beaucoup agrave la Genegravese telle que la lisait Pic de la

Mirandole voire saint Augustin lui-mecircme ndash du fait de cette influence du christianisme

Mendelssohn srsquoeacutecarte consideacuterablement de Platon

206

laquo Deacutesormais entiegraverement deacutevoueacute agrave son Creacuteateur il lui consacre toutes les vertus de son cœur qui agrave ses yeux acquiegraverent un eacuteclat divin Quelle hauteur lrsquohomme dans cette situation a atteinte sur la terre Consideacuterez ce citoyen zeacuteleacute de la Citeacute de Dieu Toutes ses penseacutees ses souhaits ses penchants ses affections ses passions visent agrave la feacuteliciteacute de la creacuteature et agrave la gloire du creacuteateur raquo270

Mendelssohn constate que les ecirctres raisonnables nrsquoont de cesse de tendre agrave la perfection

perfection qursquoil faut donc reconnaicirctre comme eacutetant la fin suprecircme de la creacuteation sans quoi

cette tendance serait une pure perte de temps il serait inconcevable que le Creacuteateur ait pu

vouloir que lrsquoeffort des ecirctres raisonnables soit stoppeacute en plein eacutelan par la mort Platon di-

sait deacutejagrave que cette vie serait de toute faccedilon trop courte pour atteindre lrsquoobjectif de

connaissance absolue qui est celui du philosophe mais il semble que le christianisme avec

lrsquoavegravenement drsquoun Dieu unique et parfait ait exacerbeacute le sentiment drsquoune neacutecessiteacute de re-

vendiquer une proprieacuteteacute dont lrsquohomme nrsquoest pas priveacute mais qui est occulteacutee par lrsquoignorance

de lrsquoecirctre reacuteel de lrsquohomme pour le dire comme Mendelssohn laquo ce ne peut pas ecirctre en vain

ocirc mes amis que lrsquoAuteur de la nature nous a imprimeacute le deacutesir drsquoune feacuteliciteacute eacuteternelle raquo271

ce qui reacutesume la reacutevolte de lrsquohomme contre lrsquoideacutee suivant laquelle son effort pourrait ecirctre

voueacute agrave ecirctre interrompu par la mort reacutevolte que Nietzche avait deacutejagrave releveacutee chez les chreacute-

tiens pour mieux la deacutenoncer272 et qui se justifie dans la mesure ougrave une telle ideacutee est

incompatible avec lrsquoacte mecircme de creacuteation mais mecircme sans le substrat de la foi en un

Dieu unique et parfait une telle ideacutee est logiquement (plutocirct qursquoeacutethiquement) inacceptable

et de fait lrsquoideacutee drsquoune acircme immortelle atteste qursquoelle est inaccepteacutee lrsquohomme

nrsquoentreprenant jamais quoi que ce soit dans lrsquoideacutee de ne jamais pouvoir lrsquoachever La con-

ception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme affirme donc que la finitude doit agrave terme ecirctre vaincue

ne srsquoaccommodant pas de cette reacutealiteacute qui est agrave la fois radicale en tant que premiegravere dans

lrsquoordre du langage et adventice en tant que secondaire dans lrsquoordre des pheacutenomegravenes

lrsquohomme revendique au contraire comme eacutetant sien ce qursquoil pense lui revenir de droit agrave

savoir lrsquoaccegraves immeacutediat agrave lrsquoabsolu et la familiariteacute parfaite avec le monde La revendication

de cette norme prend bien la forme drsquoune reacutevolte plutocirct que drsquoune quecircte pour la bonne rai-

son qursquoelle srsquoexprime agrave lrsquoencontre drsquoune reacutealiteacute indeacutependante de notre libre arbitre du fait

de la difficulteacute que nous avons agrave distinguer nettement au quotidien ce qui deacutepend de nous

et ce qui nrsquoen deacutepend pas difficulteacute qursquoavait deacutejagrave releveacutee Descartes ndash ce nrsquoest qursquoun point

270 MENDELSSOHN Moses Pheacutedon ou entretiens sur lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme p158 Sauf mention con-traire toutes les citations de cet ouvrage sont tireacutees de la traduction de Georg Adam Junker eacutediteacutee par Alcuin en 2000 271 Opcit p160 272

Cf supra

207

de deacutetail dans le traiteacute des Passions de lrsquoacircme mais cette ideacutee nrsquoa peut-ecirctre pas eacuteteacute suffi-

samment prise au seacuterieux jusqursquoagrave preacutesent

laquo Et il me semble que lrsquoerreur qursquoon commet le plus ordinairement touchant les deacutesirs est qursquoon ne distingue pas assez les choses qui deacutependent entiegraverement de nous de celles qui nrsquoen deacutependent point (hellip) Pour les choses qui ne deacutependent aucunement de nous tant bonnes qursquoelles puissent ecirctre on ne les doit jamais deacutesirer avec passion non seulement agrave cause qursquoelles peuvent nrsquoarriver pas et par ce moyen nous affliger drsquoautant plus que nous les aurons plus souhaiteacutees mais principalement agrave cause qursquoen occupant notre penseacutee elles nous deacutetour-nent de porter notre affection agrave drsquoautres choses dont lrsquoacquisition deacutepend de nous raquo273

Cette distinction bien avant Descartes avait eacuteteacute theacutematiseacutee par les stoiumlciens et elle eacutetait

deacutejagrave apparue dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote opegravere une distinction nette entre la

βούλησίς et la προαίρεσις la premiegravere portant sur ce qui ne deacutepend pas de notre action et

la seconde sur ce qui en deacutepend274 il preacutecise ensuite que βουλευόμεθα δὲ περὶ τῶν ἐφ᾽

ἡμῖν καὶ πρακτῶν275 affirmation qui peut ecirctre prise agrave revers de maniegravere agrave dire que ne deacute-

pend de nous que ce sur quoi nous avons la possibiliteacute de deacutelibeacuterer Le meacuterite relatif de

Descartes est drsquoavoir ouvertement souligneacute le problegraveme qui avait probablement conduit le

Stagirite agrave exprimer cette distinction agrave savoir le fait que beaucoup de passions humaines

srsquoexpliquent par une absence de distinction nette entre ce qui deacutepend de notre libre arbitre

et ce qui nrsquoen deacutepend pas il est freacutequent que nous nous mettions en colegravere suite agrave un eacuteveacute-

nement que nous jugeons malheureux sur lequel nous nrsquoavons cependant aucune marge de

manœuvre et dont aucune volonteacute humaine ne peut ecirctre tenue pour responsable par

exemple une deacutefaillance technique telle qursquoune panne drsquoautomobile ou drsquoordinateur Il est

agrave peu pregraves certain que srsquoil eacutetait plus facilement admis que la plupart de nos meacutesaventures

ne deacutependent pas de notre libre arbitre ni mecircme du libre arbitre drsquoautrui nous ne perdrions

pas de temps agrave nous en facirccher et agrave ajouter le mal de la colegravere au mal de la meacutesaventure

Concernant notre finitude qui est en creux ce qursquoest en relief lrsquoopaciteacute que nous attribuons

au monde il est bien eacutevident que nous nrsquoy pouvons rien faire mais il est tout aussi eacutevident

qursquoelle ne sera jamais accepteacutee sans reacuteserve et que faute de pouvoir jamais espeacuterer la

vaincre dans les faits nous nous reacutevoltons en permanence contre elle ou plutocirct nous nous

reacutevoltons contre lrsquoideacutee qursquoelle pourrait ecirctre notre eacutetat laquo normal raquo comme deacutejagrave suggeacutereacute

preacuteceacutedemment la finitude en tant que pheacutenomegravene eacutemerge en mecircme temps que le langage

qui la reacutevegravele elle ne peut donc preacutetendre agrave aucun primat pheacutenomeacutenologique ni mecircme onto- 273 DESCARTES Reneacute Œuvres et lettres (eacutedition de la bibliothegraveque de la Pleacuteiade) p763-764 274 Les deux substantifs sont pratiquement synonymes en grec aussi pour rendre compte de la distinction subtile introduite par Aristote on peut continuer agrave traduire βούλησίς par laquo souhait raquo et προαίρεσις par laquo choix raquo comme dans la traduction Tricot Cf Annexe 23 275 Aristot Eth Nic III 5 [1112a] laquo Nous deacutelibeacuterons en revanche sur ce qui deacutepend de nous et qui est

reacutealisable

208

logique elle ne sera jamais premiegravere pour lrsquoentendement qui la deacutecouvre trop tardivement

pour pouvoir lrsquoenvisager autrement que comme un fait adventice voire comme une anoma-

lie qui devrait agrave terme pouvoir ecirctre annuleacutee Faute de distinguer nettement les

pheacutenomegravenes deacutependants de notre volonteacute des autres nous refusons toute leacutegitimiteacute agrave une

reacutealiteacute premiegravere et constitutive de notre ecirctre celle-lagrave mecircme que le grand saut produit par

lrsquoavegravenement du langage fait surgir lrsquoun des aspects de cette reacutevolte contre notre finitude

est la pulsion de continuation que renferme notre liberteacute comme lrsquoa exprimeacute Jankeacuteleacutevitch

laquo Contrecarrant la terminaison mortelle la liberteacute pose le commencement ses deacutecisions sont inaugurales et instauratrices la liberteacute elle aussi est laquo archeacutee raquo ou principe puisqursquoelle deacutetient dans tout travail et dans toute entreprise lrsquoinitiative volontaire de lrsquoaction puisqursquoelle pose la premiegravere pierre raquo276

Cet eacutenonceacute illustre la structure de la reacutevolte non-promeacutetheacuteenne agrave une finitude qui reste

pour nous illeacutegitime et donc absurde au sens plein du terme nous opposons en permanence

notre liberteacute notre capaciteacute drsquoecirctre maicirctre de notre action et par voie de conseacutequence de

notre destin agrave lrsquoabsurditeacute du non-choix nous opposons la reacutealiteacute du choix ce que reacuteaf-

firme la reacutevolte non-promeacutetheacuteenne est la primauteacute de notre libre arbitre sur toute autre

reacutealiteacute constitutive de notre ecirctre toute affirmation drsquoun principe contraire agrave cette primauteacute

du choix est comme une statue agrave deacuteboulonner drsquourgence la mort y compris Agrave cet eacutegard la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est agrave interpreacuteter comme lrsquoaffirmation peut-ecirctre la

plus radicale qui soit drsquoune reacutealiteacute humaine qui ne se reacutesume pas au non-choix de la fini-

tude mais reacuteside surtout dans un choix dont la reacutealiteacute nrsquoinclut pas la possibiliteacute de sa propre

cessation seul lrsquoecirctre caracteacuteriseacute par le choix et vivant sans que rien ne vienne contredire le

choix peut ecirctre consideacutereacute comme leacutegitime La thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ecirctre en-

visageacutee comme lrsquoexpression drsquoune reacutevolte contre une reacutealiteacute qui ne peut ecirctre que

secondaire non pas tant parce qursquoelle est terrifiante mais simplement parce qursquoelle est illo-

gique en tant qursquoelle entre radicalement en contradiction avec le choix que lrsquohomme tient

agrave juste titre pour constitutif de son ecirctre le seul pheacutenomegravene non-choisi auquel lrsquohomme

accorde de la validiteacute est justement ce choix auquel il est condamneacute ndash il faut en effet re-

noncer agrave toute accusation drsquoun quelconque orgueil humain lrsquohomme choisit en

permanence toute action humaine est un choix les causes exteacuterieures agrave sa conscience

nrsquoont valeur de cause que dans la mesure ougrave il les reconnait comme telles mais il ne peut

pas choisir de devoir choisir la neacutecessiteacute du choix est une reacutealiteacute qursquoil ne choisit pas et

cette position nrsquoa rien de confortable dans la mesure ougrave elle le rend responsable de ses

276 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p393

209

actes et de leurs conseacutequences ne pouvant en attribuer la responsabiliteacute ni agrave un instinct ni

mecircme agrave une volonteacute eacutetrangegravere plus puissante que la sienne Et pourtant si ccedila ne tenait qursquoagrave

nous nous nous reposerions en permanence sur le confort drsquoune autoriteacute qui choisirait tout

agrave notre place crsquoest ce que lrsquoenfant attend de ses parents ce que le superstitieux attend de la

diviniteacute qursquoil honore ce que le fanatique attend de son gourou ou de son tyran mais cha-

cun de ces exemples de non-choix constitue lui-mecircme un choix qui nrsquoa rien agrave voir avec le

non-choix absolu de notre finitude constitutive la reacutealiteacute de ce non-choix nrsquoest pas moins

inconfortable que la neacutecessiteacute du choix dans laquelle nous nous trouvons en permanence

elle est simplement illogique en tant qursquoelle entre en contradiction avec la reacutealiteacute du choix

que nous consideacuterons comme premiegravere non pas parce qursquoelle serait plus avantageuse (ce

qursquoelle nrsquoest absolument pas) mais bien parce qursquoelle est effectivement premiegravere sur le

plan strictement pheacutenomeacutenologique Nous ne nous reacutevoltons pas de gaiteacute de cœur contre le

non-choix nous ne revendiquons pas la reacutealiteacute premiegravere du choix parce qursquoelle nous ar-

range nous sommes tout simplement dans lrsquoincapaciteacute logique drsquoadmettre autre chose que

le choix qursquoil nous plaise ou non Agrave cet eacutegard ce que nous attendons de la vie post corpo-

ris mortem de lrsquoacircme nrsquoest en aucun cas une consolation face agrave lrsquoangoisse susciteacutee par la

cessation des fonctions vitales mais bien le triomphe du choix les mythes eschatologiques

contiennent tous peu ou prou la promesse drsquoun monde ougrave plus rien ne viendrait contredire

la reacutealiteacute premiegravere du choix la survie de lrsquoacircme serait donc moins le triomphe de la vie sur

la mort que le triomphe de la logique sur lrsquoillogique ndash il ne faut donc pas srsquoeacutetonner de

lrsquointeacuterecirct de la philosophie pour une telle promesse drsquoautant que nous avons insisteacute sur le

fait que lrsquoascegravese du philosophe eacutetait choisie et non pas subie cette vie asceacutetique apparais-

sant comme ce qursquoil y a de plus logique comme choix de vie et eacutetant donc deacutejagrave un petit

triomphe du choix en attendant la grande victoire que devrait permettre la mort

Si nous parlons bien de choix et non de liberteacute et si nous venons de prendre pour

exemple un choix qui nrsquoest pas un choix entre deux alternatives qui se valent plus ou moins

mais un choix qui surclasse tout autre choix envisageable crsquoest bien parce que le triomphe

post corporis mortem du choix ne saurait se deacutefinir par une indeacutetermination complegravete qui

laisserait lrsquoacircme libre de faire nrsquoimporte quel choix le triomphe du choix nrsquoest pas le

triomphe de la possibiliteacute de choisir mais bien le triomphe du choix que lrsquohomme ne peut

que faire en toute logique et que la finitude ne cesse de contrecarrer agrave savoir la satisfaction

complegravete du deacutesir de savoir la communion avec le cosmos autant dire lrsquoautosuffisance

absolue la reacutesolution deacutefinitive de tous les problegravemes qui se posent ineacutevitablement agrave

lrsquohomme tel est le grand paradoxe du triomphe du choix que doit permettre la survie post

210

corporis mortem de lrsquoacircme il se deacutefinit preacuteciseacutement par la suppression de la neacutecessiteacute de

choisir il rend le choix en tant qursquoacte superflu ce nrsquoest donc pas la liberteacute au sens sar-

trien drsquoindeacutetermination absolue qui doit triompher dans la vie apregraves la mort mais bien le

choix au sens de ce que lrsquohomme est spontaneacutement porteacute agrave choisir ce qursquoil cherche agrave ac-

complir et que rien ne devrait logiquement entraver ce qui est rechercheacute crsquoest un choix agrave

la fois deacutelibeacutereacute et indiscutable ce qui ici-bas est agrave la fois concregravetement impossible et ce-

pendant envisageacute comme eacutetant notre eacutetat laquo normal raquo

Agrave aucun moment la philosophie agrave moins de deacutegeacuteneacuterer en mysticisme voire en char-

latanisme nrsquoa preacutetendu offrir la possibiliteacute de reacutetablir parfaitement cette norme de notre

vivant tout au plus peut-elle prendre acte de notre reacutevolte permanente contre notre condi-

tion et nous aider agrave la rendre vivable le monde grec a laisseacute agrave la moderniteacute chreacutetienne le

soin de laisser la reacutevolte meacutetaphysique se deacutevelopper mais la revendication du droit agrave une

vie ougrave rien pas mecircme la finitude ne viendrait contrecarrer la veacuteriteacute premiegravere du choix est

loin drsquoecirctre totalement absente du monde grec si lrsquoon en croit la communication de Dorison

eacutevoquant Plotin lors du congregraves de Nice de lrsquoassociation Budeacute en 1935

laquo La mort avec lrsquoecirctre inteacuterieur constituerait comme la vision lumineuse drsquoune feacuteerie ougrave tous portants se sont eacutecrouleacutes mais ougrave des portants secrets se preacuteparent (hellip) La mort est creacuteatrice drsquoorganisme le deacuteveloppement drsquoun œuf humain cette cellule jusqursquoau huitiegraveme stade lrsquoeacutepanouissement des ampoules ceacutereacutebrales dans une tecircte distincte le jeu de lrsquoassimilation fonc-tionnelle ce lot de merveilles peut eacuteclairer drsquoanalogies le peacuterisprit ne srsquoenvisage pas que du point de vue statique raquo277

Le peacuterisprit est une image suppleacutementaire emprunteacutee agrave la Palingeacuteneacutesie de Charles Bonnet

de ce que lrsquoon pouvait espeacuterer obtenir dans le cadre des mystegraveres drsquoEacuteleusis une sorte de

renaissance par laquelle se manifesterait la richesse de notre inteacuterioriteacute un renouveau qui

consiste plutocirct en un reacutetablissement de lrsquohomme dans lrsquoecirctre qui lui revient de droit mani-

festant ainsi une revendication qui nrsquoest donc pas neacutee avec le christianisme mais que ce

dernier a exacerbeacutee en rendant plus eacutetanches que jamais entre elles les deux sphegraveres de la

nature et de lrsquoesprit le monde grec eacutetait encore le monde drsquoune interpeacuteneacutetration eacutetroite de

ces deux sphegraveres qui pour ecirctre distinctes nrsquoen eacutetaient pas moins suffisamment compleacute-

mentaires pour que le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre puisse srsquoopeacuterer avec une relative

simpliciteacute le christianisme en revanche a consideacuterablement resserreacute le pont entre les

deux mondes comme le deacutemontre Marcel Gauchet dans Le Deacutesenchantement du monde

qui srsquoemploie agrave preacutesenter le christianisme comme laquo la religion de la sortie de la religion raquo

dans la mesure ougrave il place lrsquoautre (que lrsquoon peut grossiegraverement assimiler au divin) non pas

277 Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves p332-333

211

comme les cultes paiumlens dans la nature qui entoure lrsquohomme mais dans un laquo au-delagrave raquo Le

christianisme par la figure du Dieu-homme que constitue Jeacutesus consacre la fracture radi-

cale entre ici-bas et lrsquoau-delagrave de fait si Dieu doit srsquoincarner dans la personne du Christ

pour apparaicirctre aux hommes cela signifie que les deux regravegnes en temps normal ne com-

muniquent pas et qursquoil y a entre eux une diffeacuterence ontologique fondamentale et pour ainsi

dire infranchissable En somme le christianisme a rendu plus aigueuml que jamais la deacutemarca-

tion entre les deux ordres de reacutealiteacute faisant sauter le verrou de ce qui preacutemunissait

lrsquohomme contre la tentation drsquoune reacutevolte effectivement promeacutetheacuteenne et maintenait agrave

lrsquoeacutetat non-promeacutetheacuteen la revendication du droit au triomphe du choix Dans ce cadre heacuteriteacute

de la reacuteveacutelation chreacutetienne tout le souci du fidegravele sera deacutesormais de se rendre digne

drsquoacceacuteder agrave cet au-delagrave dont il est ontologiquement seacutepareacute sans pouvoir ecirctre certain que les

moyens qursquoil mettra en œuvre seront les bons ni mecircme pouvoir renier totalement la sphegravere

terrestre dans laquelle il a eacuteteacute placeacute par le creacuteateur

Ce divorce a notamment eacuteteacute analyseacute par Schelling dans Clara ce dialogue inacheveacute

que lrsquoon pourrait comparer agrave un diamant non encore tailleacute de mecircme drsquoailleurs que son per-

sonnage eacuteponyme porte-parole drsquoune laquo intuition philosophique raquo constituant un point de

deacutepart qui certes ne se suffit pas agrave lui-mecircme et demande la meacutediation de la reacuteflexion

celle-lagrave mecircme qursquoapportent notamment le pasteur et le meacutedecin mais nrsquoen est pas moins

un point de deacutepart obligeacute de mecircme que la nature elle-mecircme ndash cette comparaison nrsquoest pas

artificielle puisque Schelling nrsquoa de cesse de rappeler que la nature est pleine de manifesta-

tions de lrsquoabsolu qui sont autant drsquooccasions drsquointuitions philosophiques devant donner

accegraves agrave terme agrave la connaissance absolue ou pour reprendre les termes schellingiens au

triomphe de lrsquointeacuterieur sur lrsquoexteacuterieur encore faut-il ne pas laquo brucircler les eacutetapes raquo comme

aurait tendance agrave srsquoy fourvoyer la philosophie moderne aux yeux de Schelling ndash sa critique

visait sans doute tout particuliegraverement Hegel et eacutetait en quelque sorte annonciatrice du

classement actuel de la philosophie parmi les laquo sciences humaines raquo envisageacutees en opposi-

tion aux laquo sciences exactes raquo classement qui prive de faccedilon totalement arbitraire la

philosophie de tout lien avec des savoirs avec lesquels elle a pourtant une histoire com-

mune comme la meacutedecine la physique la biologie ou les matheacutematiques

laquo Lrsquoancienne meacutetaphysique se deacuteclarait par son nom comme une science qui suivait la connais-sance de la nature en eacutetait la continuation accrue elle prenait donc la connaissance par-delagrave la physique dont elle se faisait gloire en un certain sens vigoureux et ample seul sens en lequel on puisse satisfaire au deacutesir de connaicirctre La philosophie moderne a supprimeacute sa relation im-meacutediate agrave la nature ou alors nrsquoa pas su la maintenir et srsquoest mise agrave deacutedaigner fiegraverement tout lien avec la physique en maintenant ses preacutetentions agrave atteindre un monde inteacuterieur elle nrsquoeacutetait

212

plus meacutetaphysique mais elle eacutetait hyper-physique Crsquoest maintenant seulement que srsquoest mon-treacutee sa totale impuissance agrave reacutealiser le but proposeacute raquo278

Schelling a ce meacuterite de rappeler que penser la nature comme subordonneacutee au monde des

esprits revient agrave reconnaicirctre qursquoil existe un lien entre les deux et qursquoaucune eacutetape du che-

minement devant conduire in fine agrave la connaissance absolue ne doit ecirctre neacutegligeacutee ndash de ce

point de vue parce qursquoil redonne agrave la philosophie son statut de dynamique agrave lrsquoencontre de

tout laquo systeacutematisme raquo eacutetriqueacute eacutecrivant notamment que laquo seul peut ecirctre montreacute le passage

scientifique du domaine de la nature agrave celui du monde spirituel raquo279 Schelling peut ecirctre

consideacutereacute comme lrsquoun des modernes qui ont le mieux compris la laquo leccedilon raquo de Platon du

moins telle que nous lrsquoavons commenteacutee ici mecircme ce qui justifie qursquoil ait choisi lui aussi

la forme du dialogue celle qui convient le mieux pour lrsquoexpression drsquoune penseacutee qui re-

connaicirct et assume drsquoecirctre en continuelle gestation Il faut cependant se garder drsquoenvisager

Clara comme une version allemande du Pheacutedon certes le but premier de Schelling nrsquoest

pas de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme mais bien comme son titre lrsquoindique de montrer

que le lien entre la nature et le monde des esprits est proprement pensable et que lrsquoeacutelan vers

la connaissance nrsquoest pas vain ce qui le rapproche de la deacutemarche platonicienne Toute-

fois Schelling met aussi en avant lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquoacircme est moins une entiteacute

indeacutependante qursquoune copule permettant lrsquounion du corps avec lrsquoesprit ideacutee qui nrsquoaurait pu

ecirctre le fait de Platon pour qui lrsquoesprit le noucircs eacutetait une partie de lrsquoacircme ndash Schelling propose

donc un deacutepassement drsquoun dualisme qui eacutetait encore agrave lrsquoœuvre dans lrsquoAntiquiteacute et qui

nrsquoeacutetait pas encore probleacutematique pour Platon fidegravele agrave sa conception de la penseacutee Schel-

ling se devait avant de deacutepasser ce dualisme en tenir compte et donc le mettre en scegravene

avec lrsquointervention du religieux

laquo Nous nrsquoavons en nous qursquoun seul point ouvert par ougrave le ciel puisse apparaicirctre Crsquoest notre cœur ou plus exactement notre conscience Nous trouvons en elle une loi et une deacutetermination qui ne peut ecirctre de ce monde contre lequel bien plutocirct elle combat et ainsi elle nous tient lieu de gage drsquoun monde supeacuterieur et eacutelegraveve celui qui a appris agrave la suivre agrave la penseacutee consolante de lrsquoimmortaliteacute raquo280

Crsquoest donc le meacutedecin un homme de sciences au sens moderne et galvaudeacute du terme qui

va prendre la deacutefense de lrsquoexistence du lien entre le monde naturel et le monde des esprits

et subseacutequemment de lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute situant lrsquohomme agrave mi-chemin entre le monde

naturel et le monde des esprits la mort eacutetant la cause du passage de son ecirctre dans le monde 278

SCHELLING Friedrich Wilhelm Clara ou Sur la liaison de la nature avec le monde des esprits SW XI p3 eacuted Cotta ndash Toutes les citations de Clara sont tireacutees de la traduction drsquoEacutelisabeth Kessler reacuteviseacutee par Pas-cal David et Alexandra Roux 279

Opcit SW XI p5 eacuted Cotta 280

Opcit SW XI p17 eacuted Cotta

213

des esprits laquo si bien que ni de cette vie ni de lrsquoautre on ne peut dire qursquoelle forme un tout

mais seulement le cocircteacute drsquoun tout indivis raquo281 Si lrsquoun de ces deux mondes eacutetait un tout agrave lui

seul il nrsquoy aurait pas de passage possible il nrsquoy aurait mecircme pas de mort en rendant son

sens agrave lrsquoideacutee drsquoun lien entre le monde naturel et le monde des esprits Schelling redonne un

sens agrave lrsquointuition centrale de lrsquoau-delagrave que lrsquoon peut deacutejagrave avoir ici-bas et souligne donc que

lrsquoeffort du philosophe nrsquoest pas vain le laquo commerce avec des choses supra-mondaines et

ceacutelestes raquo282 que lrsquoacircme entretient deacutejagrave durant la vie corporelle tire son origine du fait que

tout est dans tout et que mecircme le niveau le plus bas de lrsquoecirctre naturel renferme des preacutesages

du monde spirituel ne serait-ce que dans son organisation lrsquointuition philosophique en

tant qursquoelle donne un avant-goucirct de la reacuteconciliation de deux sphegraveres artificiellement oppo-

seacutees lrsquoune agrave lrsquoautre peut ecirctre consideacutereacutee comme une laquo petite mort raquopour ainsi dire une

beautiful agony comme les anglo-saxons nomment lrsquoorgasme au sens ougrave elle donne un

avant-goucirct du triomphe de lrsquointeacuterieur sur lrsquoexteacuterieur ou pour le dire avec nos propres

termes du triomphe absolu du choix dont la philosophie ne saurait jamais offrir qursquoune

eacutebauche imparfaite une anticipation qui ne sera jamais que relative mais qui en vaut tout

de mecircme la peine

laquo Nous pouvons donc degraves ici-bas commencer agrave reacutealiser ce qui nous attend dans lrsquoautre vie agrave savoir la subordination de lrsquoexteacuterieur agrave lrsquointeacuterieur tous les discours des philosophes ne sont-ils pas remplis drsquoexpressions de ce genre comme lorsqursquoils parlent de lrsquoamant de la sagesse qui degraves ici-bas vit tel un mort raquo283

Malgreacute la tregraves grande distance qui seacutepare les deux auteurs notre commentaire des eacutecrits de

Schelling rappelle agrave srsquoy meacuteprendre celui qui a eacuteteacute fait concernant les eacutecrits de Platon et

crsquoest tout agrave fait volontairement que lrsquoon met en valeur cette ressemblance symptomatique

drsquoune relative similitude de situation lrsquohomme grec traditionnellement se preacutemunissait

contre la tentation drsquoune reacutevolte promeacutetheacuteenne restant au stade de la reacutevolte non-

promeacutetheacuteenne (qui nrsquoest pas neacutecessairement preacute-promeacutetheacuteenne pour autant) en affirmant

que le triomphe du choix deviendrait enfin possible apregraves la mort du corps mais cette ideacutee

avait perdu de son eacutevidence aux yeux drsquoune jeunesse atheacutenienne priveacutee de repegraveres La si-

tuation est encore plus critique pour Schelling dont les eacutecrits portent la marque drsquoune

fracture consommeacutee entre deux ordres de reacutealiteacute qui nrsquoeacutetaient que diffeacuterencieacutes tout en res-

tant compleacutementaires dans lrsquoAntiquiteacute fracture reacutesultant du passage drsquoun monde qui se

preacutemunissait contre la reacutevolte deacuteclareacutee agrave un monde qui faute de la leacutegitimer prenait le

281 Opcit SW XI p32 eacuted Cotta 282 Opcit SW XI p52 eacuted Cotta 283 Opcit SW XI p60 eacuted Cotta

214

risque qursquoelle se produise en rendant plus eacutetroit que jamais le pont devant mener au monde

ougrave le triomphe du choix serait enfin possible agrave cet eacutegard on peut envisager le fourvoie-

ment auquel se laisserait aller drsquoapregraves Schelling la philosophie moderne comme lrsquoune des

conseacutequences et non la moins perverse de la perte de ce qui avait eacuteteacute pendant si long-

temps un garde-fou pour la penseacutee ndash non pas qursquoil faille incriminer le christianisme en tant

que tel mais tenir compte des effets heacuteteacuteroteacuteliques de sa reacuteception Si lrsquohomme grec se

preacutemunissait contre la tentation de laisser sa revendication du droit au triomphe du choix

deacutegeacuteneacuterer en reacutevolte laissant au Titan Promeacutetheacutee la responsabiliteacute de la reacutevolte lrsquohomme

chreacutetien en revanche laisse ouverte le risque de la reacutevolte dont il doit deacutesormais assumer

seul la responsabiliteacute exacerbant sa revendication du droit au triomphe du choix en se re-

preacutesentant par la figure drsquoAdam Monde naturel et monde divin donc matiegravere et esprit

srsquointerpeacuteneacutetraient encore suffisamment dans le monde grec pour que la tentation et la res-

ponsabiliteacute de la reacutevolte soient incarneacutees par un ecirctre divin qui en deacutechargeait les hommes

tandis que les deux ordres de reacutealiteacutes sont si seacutepareacutes lrsquoun de lrsquoautre dans le monde chreacutetien

que la tentation et la responsabiliteacute de la reacutevolte ne peuvent plus incomber qursquoaux hommes

Il nrsquoempecircche que le fond commun reste la revendication par lrsquohomme du droit agrave une vie

marqueacutee par le triomphe absolu du choix au sens de la disparition de toute entrave agrave la sa-

tisfaction du choix spontaneacute de lrsquohomme agrave commencer par la finitude et la neacutecessiteacute mecircme

de choisir pour le dire en termes grecs nous baptisons laquo reacutevolte non-promeacutetheacuteenne raquo la

revendication du droit agrave lrsquoaccomplissement de lrsquoἀρετή de lrsquohomme de son excellence et si

cette reacutevolte a su rester non-promeacutetheacuteenne crsquoest preacuteciseacutement parce les Grecs tout en pre-

nant acte que la reacutealisation de cette excellence nrsquoeacutetait pas possible ici-bas ont adheacutereacute agrave la

possibiliteacute de cette reacutealisation dans la mort non pas tellement pour exprimer cette reacutevolte

mais au contraire pour mieux se preacutemunir contre la tentation drsquoagir pour obtenir lrsquoἀρετή

pleine et entiegravere ici-bas ce qui serait revenu agrave donner agrave cette reacutevolte une dimension promeacute-

theacuteenne qursquoelle ne peut et ne doit pas avoir sous peine de conduire agrave lrsquoὕϐρις

3 Platon ou le nouveau garde-fou contre la tentation de la reacutevolte

Lrsquohomme grec en geacuteneacuteral et lrsquoAtheacutenien en particulier avec lrsquoaide notamment de ses

auteurs tragiques se preacutemunissait donc contre le risque de laisser eacuteclater la tentation drsquoune

reacutevolte ouverte contre ce qursquoil nrsquoaurait mecircme pas encore oseacute appeler sa condition si les

grands tragiques grecs que sont Sophocle et Euripide ont eacutecrit leurs œuvres les plus ceacute-

legravebres alors qursquoAthegravenes eacutetait en pleine guerre contre Sparte ce nrsquoeacutetait sans doute pas par

215

hasard mais bien parce que le risque de se laisser aller agrave lrsquoὕϐρις eacutetait consideacuterablement ac-

cru par le contexte belliqueux Qursquoen eacutetait-il du philosophe que lrsquoon envisage si souvent

avec plus ou moins de pertinence comme la conscience neacutegative de son temps Il est in-

discutable que Platon prend acte du caractegravere insupportable de ce qursquoil nrsquoappelait pas

encore notre finitude comme le reacutevegravele White montrant du doigt le vocabulaire militaire

employeacute dans le Pheacutedon

These metaphors are primarily military All particulars are laquo doing battle raquo with each other and with themselves in order to move toward the Forms Presumably the military motif de-pends on the fact that particulars are often embedded in matter and must therefore laquo fight raquo against this aspect of these nature when seeking the higher degree of reality284

Mecircme si le rapport entre lrsquoacircme et le corps nrsquoest pas exactement analogue agrave celui

qursquoentretient la forme intelligible avec lrsquoobjet particulier il nrsquoempecircche que lrsquohomme lui

aussi se bat contre sa propre mateacuterialiteacute en tant qursquoobstacle agrave lrsquoaccomplissement de son

ἀρετή qui reste agrave acqueacuterir ici-bas tout en eacutetant absolument constitutive de son ecirctre le pro-

blegraveme ne se limite cependant pas agrave la finitude puisque lrsquohomme cherche agrave atteindre son

excellence sans savoir preacuteciseacutement en quoi elle consiste pour la bonne raison qursquoil nrsquoen a

jamais eu de repreacutesentation parfaite sous ses yeux Feacutedier souligne toutefois que cette si-

tuation qui pourrait ecirctre deacutesespeacutereacutee est sauveacutee du deacutesespoir par Socrate qui deacutemontre

qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de savoir ce qursquoest un homme digne de ce nom pour le devenir et

qursquoil suffit de vouloir le savoir ce qui est deacutejagrave contraignant pour un homme brillant mais

peu curieux comme Meacutenon et encore plus pour un reacuteactionnaire comme Anytos

laquo Le dialogue est parvenu agrave son point culminant alors que tout semblait perdu crsquoest preacuteciseacute-ment maintenant qursquoon peut comprendre Quoi Que lrsquoon peut ecirctre un homme sans savoir ce qursquoest un homme Et ici lrsquoexemple crsquoest Meacutenon lui-mecircme Mais il y a une condition celle drsquoecirctre porteacute par le deacutesir de savoir raquo285

Essayons de deacutetailler le monde grec en geacuteneacuteral et Platon en particulier nrsquoignoraient pas

lrsquoexistence drsquoun eacutecart pratiquement impossible agrave combler entre ce que lrsquohomme se sent en

droit drsquoattendre de ses pouvoirs intellectuels et la reacutealiteacute de la reacutesistance que sa finitude

notamment du point de vue de la reacutealiteacute mateacuterielle oppose agrave ce que nous appelons le

triomphe du choix nous lrsquoavons amplement lu Platon formule explicitement un sentiment

de privation originel dont la citeacute se deacutechargeait en lrsquoattribuant agrave des personnages my-

284 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo p192 laquo Ces meacutetaphores sont surtout mili-taires Chaque objet particulier laquo livre bataille raquo contre chaque autre objet et contre soi-mecircme afin drsquoaller vers les Formes Le motif militaire repose probablement sur le fait que les objets particuliers sont souvent enfon-ceacutes dans la matiegravere et doivent par conseacutequent laquo combattre raquo contre cet aspect de la nature quand ils recherchent le plus haut degreacute de reacutealiteacute raquo 285 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p91

216

thiques ceux-lagrave mecircme qursquoelle faisait monter sur la scegravene de la trageacutedie mais agrave lrsquoeacutepoque

de Platon les poegravetes tragiques ont failli agrave leur tacircche ils ont eacuteteacute impuissants agrave empecirccher la

citeacute de se fourvoyer dans lrsquoὕϐρις ils auraient mecircme favoriseacute le deacuteveloppement de troubles

non seulement par des repreacutesentations deacutevoyeacutees du divin mais aussi par leur conduite per-

sonnelle et crsquoest ce qui permet agrave Pierre Pontier de voir en Agathon un fauteur de troubles

clairement deacutesigneacute comme tel laquo Dans le Banquet il est lrsquoune des deux sources de

θόρυβος avec Alcibiade mais dans une moindre mesure Comme le politicien le jeune

poegravete deacutechaicircne laquo un tumulte drsquoacclamations raquo (ἀναθορυβῆσαι) dans lrsquoassistance raquo286 Du

fait de lrsquoincompeacutetence des tragiques en preacutesence la vie terrestre reste fondamentalement

illogique pour ne pas dire anormale laquo Ecirctre humain crsquoest avoir une acircme priveacutee des pou-

voirs qursquoelle devrait avoir et exileacutee du lieu ougrave elle devrait ecirctre raquo287 dit Monique Dixsaut

commentant le mythe du Phegravedre dans lequel lrsquoacircme ne peut cependant srsquoen prendre qursquoagrave

elle-mecircme drsquoavoir eacuteteacute seacuteduite par lrsquoattrait de la matiegravere bigarreacutee De ce fait le combat de

lrsquoacircme ne saurait se reacuteduire agrave une reacutevolte contre la corporeacuteiteacute et Dixsaut par ailleurs intro-

duit aussitocirct apregraves cette preacutecision

laquo Ce nrsquoest donc pas lrsquoincarnation qui est pour lrsquoacircme la veacuteritable cause de son ignorance Toute acircme drsquohomme est habiteacutee par des forces folles et inhumaines et la perte du pouvoir divin des ailes permet agrave ces forces de se donner libre cours Tous les hommes depuis le philosophe jus-qursquoau tyran ont en commun lrsquoincapaciteacute agrave saisir immeacutediatement lrsquointelligible mais tous en ont aperccedilu quelque chose et peuvent srsquoils le deacutesirent srsquoen ressouvenir raquo288

On a beau jeu drsquoaccuser lrsquoincarnation de nous barrer le chemin vers lrsquoabsolu que nous con-

voitons notre acircme nrsquoa tout simplement pas le pouvoir de lrsquoacqueacuterir ici-bas et il nrsquoy a pas

de sens agrave lutter contre le corps ce ne serait que du temps perdu pour le deacuteveloppement des

faculteacutes dont nous beacuteneacuteficions deacutejagrave de fait la notion de reacutevolte est en elle-mecircme totale-

ment absente de lrsquoœuvre de Platon qui propose moins une lutte ouverte contre la condition

corporelle que la possibiliteacute drsquoune autonomie relative de lrsquoacircme se faisant jour gracircce agrave

lrsquoactiviteacute philosophique il propose moins de reacuteussir agrave penser malgreacute le corps que de reacuteussir

agrave penser avec le corps laquo Le problegraveme nrsquoest donc pas celui des rapports de lrsquoacircme et du

corps en geacuteneacuteral mais de la faccedilon dont une acircme vit son corps Le corps nrsquoest pas en soi un

tombeau mais mon corps peut lrsquoecirctre srsquoil mrsquoimpose de vivre ce recircve trouble dont seule la

penseacutee me reacuteveille raquo289 Platon ne cherche agrave aucun moment agrave nier que ce qursquoil nrsquoappelait

pas encore la finitude oppose un obstacle permanent agrave lrsquoaccomplissement de lrsquoἀρετή de

286 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p 140 287 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre p185 288 Ibid 289 Opcit p189

217

lrsquohomme mais il nous dit aussi par lrsquoexemple de Socrate qursquoen assumant notre condition

corporelle nous nrsquoen avons que drsquoautant plus de meacuterite agrave poursuivre nos efforts La reacutevolte

contre ces obstacles dus agrave notre nature est voueacutee agrave lrsquoeacutechec mais il reste leacutegitime de reven-

diquer notre droit agrave perseacuteveacuterer dans notre ecirctre cette phrase nrsquoest qursquoapparemment

contradictoire car la perseacuteveacuterance dans notre ecirctre propre reacuteside preacuteciseacutement dans le consen-

tement agrave ce que notre veacuteriteacute premiegravere reacutesidant dans le choix soit contrecarreacutee par notre

finitude il ne faut donc renoncer ni au choix ni agrave la finitude le premier aspect eacutetant tout

aussi constitutif de lrsquoecirctre humain que le second Agrave cet eacutegard affirmer que lrsquoacircme est immor-

telle crsquoest reconnaicirctre que lrsquohomme est parfaitement fondeacute agrave revendiquer son droit agrave faire

du choix le principe de sa vie mais crsquoest aussi dire qursquoune vie entiegraverement choisie ne peut

ecirctre qursquoun espoir aussi longtemps qursquoil vivra sur terre Les mythes eschatologiques de

mecircme que les trageacutedies expriment donc moins une reacutevolte qursquoune volonteacute de se libeacuterer de

la tentation drsquoune reacutevolte promeacutetheacuteenne qui relegraveverait de lrsquoὕϐρις ils srsquoefforcent de mainte-

nir la revendication du droit au triomphe du choix agrave lrsquoeacutetat non-promeacutetheacuteen ndash agrave cet eacutegard le

philosophe entreprend de poursuivre la laquo mission raquo civique qui avait eacuteteacute jusqursquoagrave preacutesent

deacutevolue aux poegravetes tragiques lesquels ne suffisent plus agrave une citeacute ravageacutee par sa deacutefaite

face aux Laceacutedeacutemoniens Le philosophe deacuteleacutegitime mecircme totalement la reacutevolte en mon-

trant que celle-ci non contente drsquoecirctre voueacutee agrave lrsquoeacutechec est inutile dans la mesure ougrave reacuteduire

lrsquoinfluence de la finitude agrave sa portion congrue ne neacutecessite pas drsquoefforts hors de porteacutee de

lrsquohomme mais tout au plus une formation que Platon proposait de suivre dans le cadre de

lrsquoAcadeacutemie En effet Socrate ne vit nullement sauf agrave lrsquoexprimer en termes imageacutes en

marge de la citeacute ce qui indique que la philosophie affirme que pour reacuteussir au moins dans

la mesure des moyens dont lrsquohomme dispose ici-bas lrsquoexpeacuterience drsquoextase attribueacutee jadis agrave

des ecirctres surhumains290 une formation correctement suivie suffit deacutesormais sans

qursquointervienne un don divin Socrate affirme bien avoir eu la reacuteveacutelation de sa mission phi-

losophique gracircce aux propheacuteties deacutelivreacutees agrave Delphes au temple drsquoApollon mais

lrsquointervention divine se limite justement agrave la reacuteveacutelation agrave aucun moment Socrate ne reven-

dique une quelconque surhumaniteacute son activiteacute reacuteflexive tire son origine de capaciteacutes qursquoil

juge avoir en commun avec ses interlocuteurs ndash sans quoi le dialogue ne serait mecircme pas

envisageable Il nrsquoexiste donc aucune raison pour se reacutevolter contre le fait drsquoecirctre un animal

fini corporel et mortel toute reacutevolte contre lrsquoordre du monde et le place qui y est assigneacutee

agrave lrsquohomme est absente de lrsquoœuvre de Platon qui au lieu de deacuteplorer les obstacles interdi-

290 Cf Annexe 10

218

sant agrave lrsquohomme lrsquoaccomplissement complet et immeacutediat de ce que devrait lui permettre le

privilegravege dont il beacuteneacuteficie au sein de la nature se feacutelicite de ce privilegravege et acquiesce agrave tous

les possibles qursquoil lui ouvre preacuteciseacutement en revendiquant le droit de perseacuteveacuterer dans les

caracteacuteristiques qui en deacutecoulent loin drsquoecirctre une philosophie de meacutecontent de soi comme

lrsquoaffirmait Alain la philosophie de Platon prend soin de ne pas ajouter agrave la deacutetresse que

peut susciter la finitude une seconde deacutetresse causeacutee par lrsquoimpasse dans laquelle nous con-

duirait une reacutevolte deacuteclareacutee contre notre propre condition

Au relatif flou dans lequel nous laissait lrsquohypothegravese de la laquo quecircte du meilleur im-

possible raquo qui ne rendait pas justice au fait que lrsquohomme nrsquoest pas seulement insatisfait de

lui-mecircme mais aussi de son environnement succegravede maintenant gracircce agrave lrsquohypothegravese de la

reacutevolte non-promeacutetheacuteenne la quasi-certitude du fait que la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme constitue chez Platon lrsquoexpression drsquoune volonteacute drsquoeacutechapper agrave la tentation drsquoune reacute-

volte ineacutevitablement voueacutee agrave lrsquoeacutechec contre la part non-choisie de la condition humaine

Les mythes eschatologiques nous disent que lrsquohomme est bien un ecirctre de choix et qursquoil

vaut la peine drsquoagir de maniegravere agrave ce que ce choix qui est notre veacuteriteacute pheacutenomeacutenologique

premiegravere soit ce qui triomphe agrave terme mais que ce triomphe doit rester un espoir aussi

longtemps que nous vivons sur terre sous peine de prendre le risque drsquoecirctre coupables

drsquoὕϐρις la reacutevolte nrsquoest pas totalement illeacutegitime en tant qursquoelle est ce par quoi nous eacutevi-

tons de reacutesumer notre agir agrave la satisfaction des besoins mateacuteriels mais elle doit rester

sinon larveacutee en tout cas non-promeacutetheacuteenne elle doit srsquoen tenir agrave ce que lrsquohomme est ca-

pable de vaincre ici-bas agrave savoir reacutefreacutener ses appeacutetits grossiers pour laisser srsquoeacutepanouir la

reacuteflexion logique ce qui est deacutejagrave une reacuteussite et non des moindres Mecircme sans lrsquointerdit

quasi-religieux (avant la lettre) dont eacutetait frappeacutee lὕϐρις dans le monde grec cette mise en

garde implicite de Platon reste drsquoactualiteacute en tant qursquoelle nous preacutemunirait contre une co-

legravere contre-productive si elle eacutetait suffisamment eacutecouteacutee loin drsquoecirctre la manifestation drsquoun

orgueil humain ces mythes au contraire rappellent agrave lrsquohomme quelle est sa juste place sur

terre et lrsquoinvitent agrave accepter la vie telle qursquoelle est En somme loin drsquoecirctre une reacuteponse agrave

une quelconque peur de la mort la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut au contraire

apparaicirctre comme une reacuteponse agrave une eacuteventuelle peur de la vie

219

Chapitre 3 La peur de la vie

En concluant avec un exposeacute de cette ideacutee nous en arrivons au terme de nos reacute-

flexions agrave retourner complegravetement le preacutejugeacute eacutevoqueacute en introduction suivant lequel la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme serait une reacuteponse agrave une eacuteventuelle peur de la mort

si cette hypothegravese se confirmait ce serait donc en fait tout le contraire Cette notion de

laquo peur de la vie raquo peut surprendre il est vrai qursquoil est plutocirct inhabituel drsquoenvisager la vie

comme pouvant inspirer la peur tant il semble eacutevident que crsquoest la mort qui doit inspirer la

terreur et que la vie ne saurait ecirctre qursquoun bien inestimable mais il faut se meacutefier des

fausses eacutevidences si lrsquoon demande agrave un individu quelconque srsquoil a peur de la mort il nrsquoest

pas si eacutevident qursquoil nrsquoy paraicirct que sa reacuteponse sera positive il reacutepondra laquo oui raquo ou laquo non raquo

suivant ce que lui inspirent ses convictions religieuses philosophiques eacutethiques ou meacuteta-

physiques Concernant lrsquoideacutee drsquoune peur de la vie le mirage de lrsquoeacutevidence est encore plus

puissant si lrsquoon demande agrave un individu pris au hasard srsquoil a peur de la vie il y a de fortes

chances pour qursquoil nous reacuteponde laquo non raquo en ouvrant des yeux ronds drsquoeacutetonnement devant

une question aussi insolite et finisse par nous rire au nez pourtant si on lui demande srsquoil

craint la souffrance la maladie et le vieillissement il y a de plus grandes chances pour que

la reacuteponse soit positive si on lui demande srsquoil redoute aussi la faim la fatigue et cherche agrave

les eacuteviter il est plus que probable que la reacuteponse sera eacutegalement positive or ces maux

font partie de la vie ils lui sont mecircme intrinsegravequement lieacutes ils sont ineacutevitables pour tout

ecirctre vivant font partie des conditions suivant lesquelles la vie est accordeacutee aux hommes

sur terre mecircme la mort fait partie de la vie Le fait est donc lagrave la vie nrsquoest pas tout entiegravere

aimable du moins elle nrsquoest pas toute entiegravere aimeacutee elle nrsquoest pas pure elle comporte tout

un pan de faits non-choisis que lrsquohomme ne tolegravere pas et dont lrsquoeacutelimination ne pourrait ecirctre

assureacutee que dans la mort en somme lrsquohomme craint la mort sans aimer veacuteritablement la

vie attitude que Kant lui-mecircme a deacutenonceacutee non sans sarcasme dans ses laquo conjectures sur

les deacutebuts de lrsquohistoire humaine raquo

laquo Certes on ne doit pas savoir tregraves bien appreacutecier la valeur de [la vie] si on peut encore souhai-ter qursquoelle dure plus longtemps qursquoelle ne le fait reacuteellement car ce ne serait lagrave que le prolongement drsquoun jeu qui nous met continuellement aux prises avec mille difficulteacutes Mais agrave la limite on peut ne pas tenir rigueur agrave une faculteacute de juger enfantine de craindre la mort sans

220

aimer la vie et de consideacuterer bien qursquoelle ait du mal agrave tirer de chaque jour de son existence une satisfaction passable qursquoelle ne dispose pas drsquoassez de jours pour recommencer son cal-vaire raquo291

Drsquoune certaine faccedilon nous sommes tous dans le cas du bucirccheron de La Fontaine (Fables

I XVI) qui malgreacute sa vie miseacutereuse et toutes les souffrances qursquoil endure preacutefegravere encore

continuer agrave vivre ainsi plutocirct que reacutepondre agrave lrsquoappel de la mort alors mecircme qursquoil est le

premier agrave se lamenter sur son sort

laquo Le treacutepas vient tout gueacuterir Mais ne bougeons drsquoougrave nous sommes Plutocirct souffrir que mourir Crsquoest la devise des hommes raquo

Cette attitude a aussi eacuteteacute mise en scegravene par Camus dans une scegravene de Caligula ougrave un patri-

cien deacuteclare voyant son prince malade laquo Jupiter prends ma vie en eacutechange de la

sienne raquo292 Caligula reacutetabli le prend au mot et donne lrsquoordre qursquoon lrsquoexeacutecute non pas par

cruauteacute mais par volonteacute de profiter de son pouvoir quasi-illimiteacute sur les hommes qui

lrsquoentourent pour les forcer agrave ecirctre logiques avec eux-mecircmes et agrave assumer pleinement leurs

actes et leurs paroles laquo la vie mon ami si tu lrsquoavais assez aimeacutee tu ne lrsquoaurais pas joueacutee

avec tant drsquoimprudence raquo293 conclut le princeps agrave lrsquoadresse du patricien qursquoil envoie agrave la

mort reacutesumant drsquoune maniegravere saisissante lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquohomme craint la mort

mais nrsquoaime pas assez la vie pour en supporter toutes les vicissitudes et nrsquoen fait mecircme pas

obligatoirement un bien absolu agrave sauvegarder au meacutepris de toute autre consideacuteration Il est

donc probable que la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans la mesure ougrave la survie de lrsquoacircme

doit se traduire par un apregraves-mourir caracteacuteriseacute par lrsquoabolition de tout ce qui rend la vie in-

supportable est moins motiveacutee par la peur de la mort que par la peur de la vie du moins la

peur de la vie telle qursquoelle est crsquoest-agrave-dire partiellement non-choisie

1 Une vie formidable

Quelques-unes des causes de ce qui rend la vie effrayante (tel est le sens premier de

lrsquoadjectif laquo formidable raquo) ont eacuteteacute cerneacutees par la philosophie politique moderne notamment

dans le cadre de la conception du contrat social cette notion eacutetait eacutetrangegravere agrave lrsquoAntiquiteacute

pour qui la vie politique eacutetait lrsquoeacutetat naturel de lrsquohomme mecircme si Platon lui-mecircme bien

291 KANT Emmanuel laquo Conjectures sur les deacutebuts de lrsquohistoire humaine raquo [VII 122] cf Œuvres philoso-phiques II p 518 Traduction de Luc Ferry et Hans Wismann 292 CAMUS Albert Theacuteacirctre reacutecits nouvelles p 92 293 Opcit p 93

221

que ce fut dans le cadre de ce que nous appelons une hypothegravese de laboratoire a reconnu

que le regroupement au sein des citeacutes eacutetait une condition sine qua non de la survie de

lrsquohomme la moderniteacute notamment sous lrsquoinfluence de Hobbes a radicaliseacute cette ideacutee

avec la fiction de lrsquoeacutetat de nature qui situe artificiellement aux premiers acircges de lrsquohumaniteacute

un eacutetat premier ougrave la peur est pour ainsi dire lrsquoeacutetat permanent de la vie humaine Ce qui

rend le pacte social neacutecessaire nrsquoest pas tant le besoin de srsquoassocier pour pouvoir subvenir

aux besoins vitaux mais plutocirct la peur de mourir de mort violente en succombant sous les

coups drsquoautrui lrsquohomme est par nature formidable agrave lui-mecircme au sens ougrave tous les hommes

sont en concurrence les uns contre les autres ayant agrave peu pregraves tous les mecircmes deacutesirs et la

mecircme quantiteacute de force disponible pour les assouvir LrsquoEacutetat le Leacuteviathan ce monstre

froid est un mal neacutecessaire qui sauve lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature le Beacuteheacutemoth un

monstre au sang chaud plus terrible encore En somme la veacuteriteacute premiegravere de la philosophie

politique moderne reacuteside dans lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme

lrsquoideacutee objectera-t-on nrsquoest pas si moderne qursquoelle en a lrsquoair puisque crsquoest la citation drsquoune

comeacutedie de Plaute mais il nrsquoest pas inutile de resituer dans son contexte cette phrase que

lrsquoon cite aujourdrsquohui agrave tout propos elle est tireacutee de lrsquoAsinaria une piegravece mecirclant intrigues

amoureuses et histoires drsquoargent et constitue une reacuteplique attribueacutee agrave un mercator un mar-

chand un homme drsquoaffaires un personnage que lrsquoon peut donc srsquoattendre dans le cadre

drsquoune comeacutedie agrave ecirctre preacutesenteacute comme un individu quelque peu rapace et precirct agrave deacuteployer

toute une seacuterie drsquoastuces plus ou moins honnecirctes pour srsquoenrichir aux deacutepends drsquoautrui ce

qui implique qursquoen supposant une guerre des uns contre les autres parmi les hommes il ne

fait qursquoavouer la vraie nature de son mode de vie baseacute sur la preacutedation De surcroicirct

laquo Lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme raquo ne traduit qursquoune partie du vers de Plaute qui plus

est moins de la moitieacute Lupus est homo homini non homo quom qualis sit non nouit294 En

drsquoautres termes lrsquohomme ne serait dangereux que pour lrsquohomme qui ne le connaicirctrait pas

assez pour savoir qursquoil est fondamentalement impreacutevisible qursquoil est capable de violence ou

de malveillance agrave lrsquoeacutegard de ses semblables et qursquoil est donc leacutegitime de srsquoen meacutefier Pour

lrsquoAntiquiteacute la peur que lrsquohomme peut inspirer agrave lrsquohomme nrsquoest pas une fataliteacute elle nrsquoest

en tout cas pas veacutecue comme absolument originelle la nouveauteacute qursquointroduit la moderni-

teacute nrsquoest cependant pas radicale dans la mesure ougrave le simple fait que la constitution de lrsquoEacutetat

soit possible suffit agrave prouver que cette peur nrsquoest pas irreacutemeacutediable elle nrsquoen existe pas

moins et peut ecirctre consideacutereacutee comme une cause de ce que nous appelons la peur de la vie

294

Plaut Asin 495 laquo Lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme et non un homme quand on sait pas ce qursquoil est raquo

222

Il eacutetait inteacuteressant de prendre pour point de deacutepart le caractegravere laquo formidable raquo re-

connu agrave lrsquohomme par la philosophie du contrat social dans la mesure ougrave cela nous a permis

de mettre lrsquoaccent sur le caractegravere impreacutevisible de lrsquohomme et tel est peut-ecirctre ce qui peut

rendre la vie effrayante pour lrsquohomme En effet pour lrsquohomme creacuteature ouverte agrave tous les

possibles dont la vie ne saurait se reacuteduire agrave lrsquoexeacutecution automatique et quotidienne des

mecircmes gestes ayant pour seule finaliteacute la survie dont les actes ne sauraient avoir pour

cause unique un instinct sur lequel il pourrait se reposer son avenir est incommensurable-

ment plus incertain qursquoil ne lrsquoest pour tout autre animal il nrsquoen a pas moins en commun

avec les animaux drsquoecirctre contraint de composer avec toute une seacuterie drsquoeacuteveacutenements qui cons-

truisent son devenir et sur lesquels il a drsquoautant moins de prise qursquoils sont rarement le fait

de lrsquointervention deacutelibeacutereacutee drsquoautres hommes et ne sont donc pas le fruit de lrsquoaction drsquoun

ecirctre doteacute de libre arbitre pouvant rendre des comptes et lrsquohomme est seul agrave ne jamais

srsquoaccommoder de cet eacutetat de faits On en revient en fait agrave lrsquoimpossibiliteacute drsquoaccepter ce qui

vient contredire le choix lrsquohomme nrsquoest pas seul maicirctre de son destin qui deacutepend de di-

verses causes adventices incontrocirclables personne ne choisit drsquoavoir un grave accident

personne ne choisit drsquoecirctre atteint drsquoune grave maladie personne ne choisit lrsquoheure et le jour

de sa mort et pourtant tous ces eacuteveacutenements contribuent directement agrave deacutefinir notre vie on

peut certes leur accorder une plus ou moins grande importance mais on ne peut jamais

faire comme srsquoils nrsquoeacutetaient pas Vivre crsquoest fondamentalement prendre le risque que tout

ne se passe pas exactement comme preacutevu ce nrsquoest qursquoapregraves la mort drsquoun individu donc a

posteriori que sa vie ne peut plus avoir eacuteteacute autre que ce qursquoelle a effectivement eacuteteacute La

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme permettrait donc de pallier non pas la peur de la mort

en tant qursquoelle est inconnue mais bien la peur de la vie en tant qursquoelle est trop bien connue

crsquoest-agrave-dire caracteacuteriseacutee par le devenir plutocirct que par lrsquoecirctre par lrsquoouverture plutocirct que par

la clocircture sur elle-mecircme La vie fait donc peur dans la mesure ougrave elle est irreacutemeacutediablement

impreacutevisible crsquoest-agrave-dire pleine de risques impreacutevisibles sans lesquels elle ne serait mecircme

pas la vie le ceacutelegravebre humoriste Pierre Desproges ne srsquoy est pas trompeacute en assimilant la vie

agrave une maladie incurable dans un de ses ceacutelegravebres Reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacute-

lires - lrsquohumoriste atteint drsquoun cancer tentait en fait de relativiser la graviteacute de sa maladie

en deacutemontrant sur un ton sarcastique que son sort nrsquoeacutetait guegravere moins enviable que celui

de tout autre homme qui sans souffrir du mecircme mal que lui nrsquoen eacutetait pas moins en tant

qursquohomme voueacute au vieillissement agrave la deacutecreacutepitude agrave la souffrance et agrave la mort

laquo De toute eacutevidence vous ecirctes atteint drsquounehellip drsquounhellip drsquoune maladie agrave eacutevolution lente carac-teacuteriseacutee parhellip par une deacutegeacuteneacuterescence irreacuteversible des cellules ethellip (hellip) Vos jours sont

223

compteacutes agrave mon avis dans le meilleur des cas vous en avez encore pour trente agrave quarante ans Maximum - Mais si ce nrsquoest pas un cancer comment srsquoappelle cette maladie docteur - Crsquoest la vie raquo295

La peur de la mort nrsquoest en fait qursquoune peur de la vie refouleacutee comme nous invite agrave le pen-

ser plus seacuterieusement que Pierre Desproges Jankeacuteleacutevitch

laquo Celui qui ne veut pas avouer son manque de courage devant la mauvaise seconde agrave passer celui que ne veut pas avoir lrsquoair de redouter lrsquoinexistante seconde drsquoangoisse peut fort deacutecem-ment manifester la plus grande inquieacutetude sur sa destineacutee posthume Une telle sollicitude lui fait honneur raquo296

La peur de la mort nrsquoest pas la peur de lrsquoecirctre-mort comme lrsquoexprimait amplement Eacutepi-

cure on ne peut redouter ce qui est inconnu ou ce qui est tenu pour du neacuteant ne peut

eacuteveiller veacuteritablement de lrsquoangoisse que le seul aspect de la mort dont nous avons une rela-

tive connaissance pour avoir neacutecessairement connu des individus qui en ont fait

directement ou indirectement lrsquoexpeacuterience agrave savoir lrsquoensemble des signes avant-coureurs

depuis les plus subtils qui caracteacuterisent la seacutenescence jusqursquoau plus extrecircme qursquoest

lrsquoagonie De telles situations peuvent leacutegitimement susciter lrsquoinquieacutetude mais srsquoils sont

connus crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils font partie de la vie le vieillard est un bientocirct-mort

lrsquoagonisant est un presque-mort mais ni lrsquoun ni lrsquoautre ne sont deacutejagrave morts Craindre

lrsquoinstant mortel crsquoest donc craindre un presque-rien et craindre la mort permet donc de

chasser cette peur inavouable drsquoun presque-rien par une autre peur bien plus grande une

peur de mecircme qursquoun clou chasse lrsquoautre nous parlons pudiquement de peur de la mort

pour ne pas devoir reacuteveacuteler un non-dit celui de la peur de la vie au sens de la vie telle

qursquoelle est et non telle qursquoon la souhaiterait cette peur est inavouable dans la mesure ougrave

elle remet en cause jusqursquoagrave la leacutegitimiteacute de notre existence terrestre avoir peur de la vie

crsquoest avoir peur de tout notre ecirctre de ce que Georges Brassens appelait notre laquo seul luxe

ici-bas raquo297 la mort est donc en quelque sorte hypostasieacutee pour ne pas avoir agrave avouer la

peur de la vie agrave laquelle srsquoajoute la honte drsquoavoir peur de la vie libre agrave nous de nous deacute-

charger de cette peur honteuse et inavouable sur un domaine dont nous nrsquoavons aucune

ideacutee preacutecise il est apparemment moins honteux de craindre une virtualiteacute qursquoune veacuteriteacute

preacutesente de craindre ce qui pourrait arriver plutocirct que notre eacutetat preacutesent mais cette distinc-

tion est artificielle notre eacutetat preacutesent eacutetant justement caracteacuteriseacute par une multitude de

virtualiteacutes la mort nrsquoen eacutetant qursquoune parmi les autres

295 DESPROGES Pierre Les reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacutelires 1 p89 296 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p341 297 BRASSENS Georges laquo Mourir pour des ideacutees raquo Cf Poegravemes et chansons p374

224

La peur de la mort nrsquoest donc qursquoune expression parmi drsquoautres de la peur de la

vie qui peut eacutegalement prendre la forme de la haine de la matiegravere en geacuteneacuteral et du corps en

particulier cette haine apparait quand nous rejetons sur la matiegravere la responsabiliteacute de qui

vient contrecarrer lrsquoaccomplissement du choix Eacutetienne Gilson avait drsquoailleurs eu

lrsquooccasion drsquoeacutevoquer lors du congregraves de Nice de lrsquoassociation Budeacute un courant de penseacutee

meacutedieacuteval effectivement caracteacuteriseacute par une haine du corps et de la nature une laquo misophy-

sie raquo298 et une laquo misosomatie raquo299 prenant de telles proportions que ses deacutefenseurs en

arrivaient agrave meacutepriser les anciens

laquo Preacuteoccupeacutes de souligner la neacutecessiteacute de la gracircce certains en arrivent agrave refuser agrave la nature toute existence leacutegitime en dehors de la gracircce qui sauve Ce sont les apocirctres du contemptus saeculi dont Pierre Damien est un frappant exemple Ennemis de la philosophie ils le sont aus-si des lettres antiques au point de condamner jusqursquoagrave lrsquoeacutetude de la grammaire la nature leur est toujours suspecte et nrsquoa pour eux drsquoautre droit que celui drsquoecirctre mortifieacutee le corps leur est en horreur et ils nrsquoont pas assez drsquoinsultes ni drsquoassez outrageantes agrave lui adresser crsquoest du pus de la sanie un sac drsquoimmondices raquo300

De tels hommes sont loin de repreacutesenter lrsquoensemble de la philosophie du Moyen-Acircge leur

attitude eacutetait plutocirct le fait drsquoune reacuteaction contre un autre courant de penseacutee qui deacutemontrait

au contraire que le christianisme ne se reacuteduisait pas agrave la reacuteveacutelation et affirmait que celle-ci

devait srsquoajouter au respect de la nature Cette attitude de mortification ce laquo coup drsquoeacutetat

contre le corps raquo301 comme Manuel Garcia Cartagena a appeleacute le mysticisme nrsquoa rien agrave

voir avec lrsquoascegravese platonicienne dont elle ne pourrait ecirctre agrave la rigueur qursquoune version deacute-

voyeacutee pour ne pas dire deacutegeacuteneacutereacutee Il nrsquoempecircche que le caractegravere non-choisi des affections

corporelles fait de la neacutegation du corps une tentation agrave laquelle on ne peut manquer drsquoecirctre

sensible quand lrsquoentrave que ces affections opposent agrave notre puissance drsquoagir devient trop

grande par exemple quand notre volonteacute de poursuivre la lecture voire la reacutedaction drsquoun

ouvrage est contrecarreacutee par une faim qui nous paralyse ou par toute autre neacutecessiteacute vitale

ayant le mecircme effet Il serait plus raisonnable dans ce genre de situation de faire une

pause pour mieux reprendre notre effort agrave nouveaux frais et dans de bonnes conditions une

fois les besoins vitaux satisfaits en reacutealiteacute cette attitude que devrait nous dicter le bon

sens pratique nous ne la suivons pas automatiquement nous ne sommes pas suffisamment

maicirctres de notre destin pour deacutecider ou non drsquoavoir faim mais nous le sommes cependant

encore assez pour deacutecider de diffeacuterer la satisfaction du besoin de nourriture fucirct-ce au

298 Cf supra 299 Contrairement agrave la laquo misophysie raquo nous assumons la paterniteacute de ce neacuteologisme 300 Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves p343 301 GARCIA CARTAGENA Manuel laquo Lrsquoacircme chez Oscar Wilde raquo in Lrsquoimaginaire de lrsquoacircme Les cahiers de lrsquoimaginaire ndeg12 p97

225

risque de diffeacuterer eacutegalement la reacuteussite de notre entreprise en nous privant du carburant

naturel sans lequel nous serions incapables de toute activiteacute Lrsquoideacutee tregraves reacutepandue suivant

laquelle la souffrance serait beacuteneacutefique pour lrsquoeffort est trompeuse il nrsquoy a certes pas

drsquoeffort sans une souffrance mecircme minime mais ne pas srsquoalimenter quand le besoin srsquoen

fait sentir loin drsquoecirctre beacuteneacutefique pour lrsquoeffort que nous cherchons ainsi agrave poursuivre ne fait

qursquoajouter une souffrance agrave celle que suppose deacutejagrave lrsquoeffort meneacute qui nrsquoen est que drsquoautant

plus difficile agrave faire et y perd donc ineacutevitablement en efficaciteacute de telle sorte que le travail

loin drsquoavancer plus vite peut mecircme prendre du retard La haine du corps peut alimenter la

foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans la mesure ougrave il est bien eacutevident que celui qui eacuteprouve

cette haine ne saurait regretter drsquoecirctre deacutebarrasseacute du corps mais un tel lien de cause agrave effet

nrsquoest pas automatique Platon nous donne justement lrsquoexemple drsquoune penseacutee qui croit sin-

cegraverement en la survie de lrsquoacircme sans pour autant affirmer que le corps ne meacuterite que

mortification Si la peur de la mort nrsquoeacutetait qursquoune peur de la vie refouleacutee la haine de la ma-

tiegravere elle est une peur de la vie non-refouleacutee qui peut srsquoexprimer de faccedilon violente agrave

lrsquoencontre non seulement du corps mais aussi de toute la matiegravere qui peut ecirctre repreacutesenteacutee

comme un deacutemon tentateur semblable au serpent de la Genegravese biblique Nous opposons

lrsquoattitude conciliatrice de Platon agrave la laquo misosomatie raquo de certains meacutedieacutevaux mais comme

le deacutenonce le Philegravebe lrsquoAntiquiteacute grecque nrsquoest pas totalement exempte de charlatans qui

preacutetendent mener degraves ici-bas une vie drsquoacircme deacutesincarneacutee au point de pouvoir se passer de la

connaissance mateacuterielle pourtant indispensable dans lrsquoapprentissage de la philosophie au

moins en tant qursquoeacutetape de la formation La meacutefiance envers la matiegravere et par voie de con-

seacutequence envers le corps que nous envisageons comme une manifestation de la peur de la

vie nrsquoest donc pas lrsquoapanage de la moderniteacute comme le fait voir la paraphrase du mythe

du Phegravedre par Louis Rougier

laquo Drsquoabord faisant partie du cortegravege des dieux et contemplant sur la sphegravere des eacutetoiles fixes les archeacutetypes de toutes choses les Ideacutees platoniciennes certaines acircmes ont subi le mirage de la matiegravere changeante et bigarreacutee Elles ont ressenti le deacutesir furieux de la geacuteneacuteration qui leur a fait perdre leurs ailes et les a preacutecipiteacutees du ciel eacutetoileacute dans le cercle du devenir et de la corrup-tion raquo302

Ce mythe certes ne cherche pas agrave laisser entendre qursquoil faudrait se deacutesinteacuteresser totale-

ment de la matiegravere qursquoil faudrait eacuteviter drsquoentrer en contact avec elle au contraire Platon

situe dans un passeacute tregraves lointain et dans un avenir incertain la possibiliteacute drsquoune vision di-

recte des formes intelligibles ce qui signifie bien qursquoil serait vain drsquoespeacuterer pouvoir

302 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes p91

226

preacutetendre agrave une telle vision de lrsquointelligible hic et nunc Mecircme si lrsquoon garde agrave lrsquoesprit que le

mythe situe dans le passeacute ce qui ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent que la chute narreacutee se re-

produit en fait chaque jour alors le mythe nous dit qursquoil est ineacutevitable que lrsquoacircme soit

seacuteduite par laquo ce mirage fatal de la matiegravere raquo303 et doit donc faire avec le simple fait que

Platon ait pu eacutecrire ce mythe pour se preacutemunir contre la tentation drsquoun laquo misohyleacuteisme raquo304

montre agrave quel point une telle tentation devait deacutejagrave ecirctre puissante agrave lrsquoeacutepoque En fait preacute-

senter la matiegravere comme un deacutemon tentateur revient agrave ceacuteder agrave une autre tentation eacuteveilleacutee

par la peur de la vie on peut mecircme parler de solution de faciliteacute dans la mesure ougrave cela

revient agrave disqualifier ontologiquement ce sur quoi nous nrsquoavons pas de prise ce sur quoi il

nrsquoy pas de controcircle possible de notre part comme le ferait un mauvais eacutelegraveve se complaisant

dans lrsquoignorance qui deacuteclarerait incompreacutehensible une leccedilon qursquoil nrsquoessaie mecircme pas de

comprendre Si la vie droite pouvait se reacutesumer au fait de ne pas ceacuteder agrave la tentation de la

matiegravere ce serait trop simple le simple fait de vivre implique de ceacuteder agrave la tentation de la

matiegravere et la tentation agrave laquelle il faut eacutechapper est double plutocirct que drsquoune tentation de

la matiegravere il vaut mieux parler drsquoune tentation drsquoun commerce outrancier avec la matiegravere

qui ne se donnerait pas pour fin derniegravere la deacutecouverte du pur intelligible et du reflet in-

verseacute de cette tentation celle de la haine de la matiegravere qui est tout aussi neacutefaste car contre

nature De toute maniegravere quand bien mecircme la matiegravere serait effectivement tentatrice elle

ne serait que ccedila le tentateur de la Genegravese biblique le serpent nrsquoest que tentateur il ne

peut ecirctre tenu pour responsable du peacutecheacute originel dont la culpabiliteacute incombe agrave lrsquohomme

seul de mecircme crsquoest ceacuteder agrave la faciliteacute que de rejeter sur le corps la responsabiliteacute de maux

concernant lesquels lrsquoacircme ne peut srsquoen prendre qursquoagrave elle-mecircme et devrait plutocirct que mau-

dire le fait drsquoecirctre unie agrave un corps se reprocher sa trop grande complaisance agrave lrsquoeacutegard de

lrsquoattrait de la matiegravere Mecircme Thomas drsquoAquin bien que repreacutesentant drsquoune eacutepoque ougrave ma-

tiegravere et esprit ne communiquent plus aussi eacutetroitement qursquoautrefois ne croit pas sans

reacuteserve au mythe de lrsquoacircme exileacutee dans le corps et ne cherche nulle part ailleurs que dans le

composeacute drsquoacircme et de corps la deacutesobeacuteissance agrave lrsquoordre divin repreacutesenteacutee dans la Genegravese par

le fait de ceacuteder agrave la tentation eacuteveilleacutee par le serpent Lrsquoirascible et le concupiscible ne sont

mecircme pas dans le thomisme mauvais en tant que tels pourvu qursquoils obeacuteissent agrave la raison

en deacutepit de leur capaciteacute de lui reacutesister ndash de mecircme que le θυμός et lrsquoἐπιθυμία pour Platon

que Thomas drsquoAquin a neacutecessairement lu ne sont pas intrinsegravequement mauvais pour peu

qursquoils soient controcircleacutes par le λογιστικόν Irascibilis autem et concupiscibilis magis nomi-

303 Ibid 304 Autre neacuteologisme (Cf supra)

227

nant sensitivum appetitum ex parte actus ad quem inducuntur ex ratione305 Lrsquoacircme a beau

jeu de se preacutetendre victime de son union avec le corps lrsquoennemi est inteacuterieur agrave lrsquoacircme qui

doit assumer seule la responsabiliteacute de sa complaisance envers les affaires bassement cor-

porelles La difficulteacute est donc de se tenir agrave eacutegale distance entre deux types opposeacutes

drsquoὕϐρις celle consistant agrave rejeter tout contact mecircme utile avec la matiegravere comme le ferait

un mystique et celle consistant agrave reacutesumer tout lrsquoecirctre agrave la matiegravere comme le ferait un heacutedo-

niste de bas eacutetage en drsquoautres termes il convient drsquoaccepter que notre ecirctre ne se reacutesume

pas agrave notre choix mais il ne faut pas non plus se cacher derriegravere la reacutealiteacute du non-choix

pour justifier une neacutegation totale du choix ce qui reviendrait agrave basculer dans la laquo mauvaise

foi raquo au sens sartrien du terme et agrave se justifier en affirmant laquo crsquoest plus fort que moi raquo Cet

eacutequilibre est difficile agrave trouver tant du point de vue de lrsquoeacutethique que de la connaissance

preacuteciseacutement parce que le non-choix est ineacutevitable et qursquoil est donc difficile de savoir ougrave

srsquoarrecircte lrsquoobeacuteissance leacutegitime agrave la nature et la complaisance envers ses appeacutetits grossiers

lrsquohomme se croyant libre eacutelimine ontologiquement tout ce qui entrave sa liberteacute agrave com-

mencer par lui-mecircme il en arrive agrave se penser comme son propre organe-obstacle et la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme propose justement un eacutetat futur dans lequel lrsquoorgane

ne serait plus qursquoorgane Crsquoest en ce sens que nous comprenons cette conception comme

une reacuteponse possible agrave la peur qursquoinspire la vie telle qursquoelle est par lrsquoexpression volontai-

rement saisissante laquo peur de la vie raquo nous avons syntheacutetiseacute la conseacutequence de

lrsquoimpossibiliteacute logique drsquoadmettre la part non-choisie de notre ecirctre impossibiliteacute sous la-

quelle se regroupent toutes les causes identifieacutees nous avons eacutegalement montreacute quelles

formes plus ou moins violentes peut prendre cette peur mais ce nrsquoen sont que des formes

possibles voire dans le meilleur des cas des exemples particuliers qui ne suffisent pas agrave

dresser une typologie geacuteneacuterale de la peur de la vie ou plutocirct des peurs de la vie

2 Typologie les deux grandes peurs de la vie

La vie effraie lrsquohomme dans la mesure ougrave elle eacutechappe agrave son controcircle et contre-

carre donc le choix qursquoil reconnait spontaneacutement comme eacutetant sa veacuteriteacute premiegravere la peur

de la vie agrave cet eacutegard peut ecirctre rameneacutee agrave la peur de la contingence dont la responsabiliteacute

est souvent rejeteacutee abusivement sur le corps et sur la matiegravere La vie nrsquoest pas un long

fleuve tranquille et se caracteacuterise au contraire par sa diversiteacute et son ouverture agrave tous les

305

THOMAS DrsquoAQUIN Somme theacuteologique Ia q813 laquo Irascible et concupiscible deacutesignent donc plutocirct la sensibiliteacute agrave partir de son activiteacute qui est commandeacutee par la raison raquo

228

possibles les meilleurs comme les pires il y a plusieurs types de vie possibles et donc

plusieurs types de peur de la vie mais en syntheacutetisant nous parvenons agrave en distinguer deux

sous lesquels tous les autres types viennent se regrouper Ces deux grandes cateacutegories de

peurs de la vie ne sont pas simplement juxtaposeacutees et entretiennent entre elles des rapports

eacutetroits qui ne les mettent pas sur un pied drsquoeacutegaliteacute

La deacutefinition de la premiegravere permettrait de reformuler les termes dans lesquels sont

poseacutes les questions donnant lieu aux deacutebats contemporains en eacutethique meacutedicale il est

monnaie courante de se demander agrave partir de quel moment la vie devient un fardeau mais

en reacutealiteacute la vie est deacutejagrave un fardeau par elle-mecircme dans la mesure ougrave elle suppose une res-

ponsabiliteacute et est voueacutee agrave lrsquoincertitude la vieille morale qui affirme que la vie est un

combat et le Pheacutedon qui compare le corps agrave un poste de garde ont ceci en commun qursquoils

disent sans fard que la vie mecircme deacutelesteacutee gracircce agrave la citeacute de la peur de mourir de mort vio-

lente nrsquoest pas une partie de plaisir qursquoil est neacutecessaire de travailler pour survivre et que

nous sommes dans lrsquoobligation permanente de prendre des deacutecisions qui engagent notre

responsabiliteacute et dont nous devrons assumer les conseacutequences sans pouvoir nous cacher

derriegravere lrsquoautoriteacute drsquoun instinct Pour cette raison la question eacutethique ne devrait pas ecirctre

laquo quand la vie devient-elle un fardeau raquo mais plutocirct laquo quand lrsquohomme ne dispose-t-il plus

des moyens physiques et mentaux neacutecessaires pour assumer la charge que repreacutesente la

vie raquo question plus preacutecise mais non moins difficile

Crsquoest un fait dans la mesure ougrave elle est vulneacuterable ougrave elle peut ecirctre alteacutereacutee par la

maladie par un accident par la seacutenescence la vie peut devenir insupportable au sens fort

du terme et deacutepasser les forces dont le sujet dispose pour en assumer la charge La souf-

france est ineacutevitable au cours de la vie mais elle peut atteindre un degreacute plus ou moins

important et elle est donc susceptible de prendre une telle proportion qursquoelle ne laisse plus

aucune marge de manœuvre au patient Mecircme sans aller jusqursquoagrave imaginer un tel niveau de

souffrance on peut reacutesumer le premier type de peur de la vie agrave la peur de la souffrance il

est tout agrave fait leacutegitime et mecircme parfaitement sain de craindre la souffrance et de chercher agrave

lrsquoeacuteviter dans la mesure du possible mais on peut parler de peur de la vie quand on en ar-

rive agrave souhaiter ne plus souffrir du tout et eacuteliminer jusqursquoagrave la possibiliteacute mecircme de souffrir

autant dire eacuteliminer la vie elle-mecircme dans un cas de souffrance extrecircme un tel souhait

peut sembler leacutegitime et peut justifier que lrsquoon preacutefegravere la mort agrave la continuation drsquoune vie

devenue insupportable crsquoest en tout cas lrsquoargument cleacute des deacutefenseurs de lrsquoeuthanasie

mais quand la souffrance en demeure au niveau quotidien drsquoun mal relatif qui nrsquoempecircche

pas le sujet du moins pas de faccedilon durable de faire face aux neacutecessiteacutes vitales on peut agrave

229

bon droit parler de peacutecheacute drsquoangeacutelisme de deacutemon de perfection chercher agrave eacuteviter la souf-

france est une chose chercher agrave eacuteliminer totalement la souffrance en est une autre Preacutefeacuterer

la mort agrave une vie marqueacutee par la souffrance nrsquoest pas une preuve de courage une telle atti-

tude deacutenoncerait plutocirct chez qui en fait montre une absence de courage pour affronter les

reacutealiteacutes de la vie dans le cas drsquoun malade incurable que la maladie rend incapable du

moindre geste et qui est deacutejagrave en eacutetat de mort ceacutereacutebrale mourir nrsquoest pas une question de

courage mais une eacutevidence ou plutocirct un moindre mal en comparaison drsquoune vie objecti-

vement insupportable dans le cas drsquoune souffrance reacuteelle mais moins grande qui en tout

cas nrsquoempecircche pas le souffrant de vivre cela risque plutocirct drsquoecirctre une solution de faciliteacute

un refus de faire suffisamment preuve de courage pour continuer agrave vivre malgreacute tout Aris-

tote lui-mecircme affirmait explicitement dans lrsquoEacutethique agrave Eudegraveme que preacutefeacuterer la mort agrave la

souffrance nrsquoeacutetait pas un signe de courage

ἀλλ᾽ ὅμως οὔτ᾽ εἰ διὰ ταύτην οὔτ᾽ εἰ δι᾽ ἄλλην ἡδονὴν ὑπομένει τις τὸν θάνατον ἢ

φυγὴν μειζόνων λυπῶν οὐδεὶς δικαίως ἂν ἀνδρεῖος λέγοιτο τούτων εἰ γὰρ ἦν ἡδὺ τὸ

ἀποθνήσκειν πολλάκις ἂν δι᾽ ἀκρασίαν ἀπέθνησκον οἱ ἀκόλαστοι ὥσπερ καὶ νῦν

αὐτοῦ μὲν τοῦ ἀποθνήσκειν οὐκ ὄντος ἡδέος τῶν ποιητικῶν δ᾽ αὐτοῦ πολλοὶ δι᾽ ἀκρασίαν περιπίπτουσιν εἰδότες ὧν οὐθεὶς ἂν ἀνδρεῖος εἶναι δόξειεν εἰ καὶ πάνυ

ἑτοίμως ἀποθνήσκειν306

Lrsquoideacutee suivant laquelle il est envisageable que lrsquohomme recherche des plaisirs qursquoil sait lui

ecirctre neacutefastes agrave plus ou moins long terme a deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutee on pourrait cependant preacuteci-

ser dans le sillage du Stagirite que mecircme si lrsquointempeacuterant est le premier agrave savoir que ses

excegraves vont le tuer il diffegravere cependant du souffrant en ceci qursquoil ne deacutesire pas directement

la mort et ne srsquoy reacutesigne drsquoailleurs mecircme pas aveugleacute par lrsquoenivrement que lui procurent

ses plaisirs il en oublie qursquoil va mourir le risque de mourir nrsquoest pour lui qursquoun effet heacuteteacute-

roteacutelique pour tout dire secondaire des plaisirs dont la jouissance est pour lui le but

premier tandis que la perspective de la mort ne devient le but premier que pour celui dont

la vie devient insupportable agrave cause de la souffrance ce dernier nrsquoattend plus rien de la

vie agrave la diffeacuterence de lrsquointempeacuterant qui en attend encore tout Il est cependant exact que ni

lrsquoun ni lrsquoautre ne font preuve de courage ce qui ne veut pas dire qursquoils doivent neacutecessaire-

ment ecirctre condamneacutes eacutethiquement srsquoil semble difficile de prendre la deacutefense drsquoun

individu recherchant le plaisir au meacutepris de toute autre consideacuteration il est en revanche

306 Aristot Eth Eud III 1 [1229 b] laquo Mais cependant si par ce plaisir ou un autre quelqursquoun supportait la mort ou fuyait des peines plus grandes personne ne le dirait agrave bon droit courageux En effet srsquoil eacutetait agreacuteable de mourir souvent par manque de maicirctrise de soi mourraient les intempeacuterants comme crsquoest le cas maintenant mecircme non pas que la mort soit agreacuteable mais que ce qui la provoque lrsquoest et beaucoup par manque de maicirctrise de soi se jettent sur elle en connaissance de cause et aucun drsquoeux ne paraicirctrait courageux mecircme srsquoil eacutetait parfaitement disposeacute agrave mourir raquo

230

envisageable drsquoadmettre qursquoun niveau de souffrance intoleacuterable rende la mort preacutefeacuterable agrave

la continuation de la vie Un intempeacuterant se parant des plumes de la sagesse pourrait certes

reacutepondre qursquoil preacutefegravere la mort causeacutee par les plaisirs agrave une vie de souffrances arguant

qursquoune vie sans plaisirs ne serait que souffrance il serait aiseacute de lui reacutepondre quand bien

mecircme il nrsquoexisterait aucun moyen terme entre le plaisir et la souffrance (ce qui relegraveve du

sophisme) que la souffrance de lrsquohomme priveacute de plaisirs nrsquoaurait aucune commune me-

sure avec celle par exemple drsquoun individu souffrant de maladie incurable mais surtout

contrairement au souffrant pour qui la mort devient la seule issue envisageable

lrsquointempeacuterant est encore capable tant que ses excegraves nrsquoont pas deacutejagrave eu deacutefinitivement raison

de sa santeacute de changer de vie Osons le dire lrsquohomme en eacutetat de souffrance extrecircme deacutesire

la mort parce qursquoil nrsquoa plus drsquoautre choix et il ne saurait alors ecirctre question de courage

mais simplement de luciditeacute tout le problegraveme eacutetant de savoir agrave partir de quel degreacute de

souffrance il devient objectivement logique drsquoaccorder au souffrant le droit agrave la mort ques-

tion drsquoautant plus deacutelicate qursquoil nrsquoy a rien de plus subjectif que la douleur mecircme et surtout

dans le cas drsquoune personne affaiblie au point de ne mecircme plus pouvoir communiquer ses

penseacutees et dont la souffrance nrsquoest vraiment connue que drsquoelle seule Dans tous les cas

comme la souffrance est de toute faccedilon ontologiquement lieacutee agrave la vie mecircme si elle peut se

manifester agrave des degreacutes divers srsquoil eacutetait dans tous les cas (et non pas seulement dans cer-

tains cas) leacutegitime de preacutefeacuterer la mort agrave une vie marqueacutee par la souffrance alors lrsquohumaniteacute

nrsquoaurait plus qursquoagrave organiser un suicide collectif geacuteant Crsquoest pour cette raison qursquoil est sans

doute plus meacuteritoire de savoir jouir de la vie plutocirct que de srsquoen deacutegoucircter comme le recon-

naissait aussi Montaigne qui nrsquoen fut pas moins lrsquoun des premiers de lrsquoeacutepoque moderne agrave

reconnaicirctre que lrsquoon peut en arriver agrave ne plus ecirctre en mesure de faire face agrave la vie justifiant

ainsi le suicide laquo Dieu nous donne assez de congeacute quand il nous met en tel eacutetat que le

vivre est pire que le mourir Crsquoest faiblesse de ceacuteder aux maux mais crsquoest folie de les nour-

rir raquo307 En bon ennemi de tout dogmatisme et revendiquant lrsquoheacuteritage des stoiumlciens

Montaigne adopte malgreacute sa foi chreacutetienne une position qui tranche avec la seacuteveacuteriteacute de

lrsquoEacuteglise envers le suicide un tel eacutenonceacute ne contredit absolument pas avec lrsquoideacutee suivant

laquelle preacutefeacuterer la mort agrave une vie imparfaite nrsquoest pas une preuve de courage puisque la

vie est imparfaite par deacutefinition et que le vrai courage consiste donc agrave lrsquoaccepter telle

quelle ce qui ne signifie pas se reacutesigner agrave la souffrance et srsquoy complaire mais bien tout

mettre en œuvre pour lrsquoeacuteviter agrave commencer par meacutenager sa monture

307

MONTAIGNE Les essais Livre II chapitre III

231

laquo Quand je vois et Caeligesar et Alexandre au plus eacutepais de sa grande besogne jouir si pleine-ment des plaisirs humains et corporels je ne dis pas que ce soit relacirccher son acircme je dis que crsquoest la roidir soumettant par vigueur de courage agrave lrsquousage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses penseacutees (hellip) Avez-vous su prendre du repos vous avez plus fait que celui qui a pris des Empires et des villes Le glorieux chef-drsquoœuvre de lrsquohomme crsquoest vivre agrave propos raquo308

Contenter le corps sans srsquoy complaire crsquoest rendre lrsquoacircme moins vulneacuterable ici-bas crsquoest

laquo vivre agrave propos raquo crsquoest-agrave-dire vivre en respectant les limites de notre nature sans chercher

agrave se surpasser au-delagrave du raisonnable En somme la souffrance physique eacutetant ineacutevitable

aussi longtemps que lrsquoon vit il y aurait en ce qui la concerne un seuil que lrsquoeacutethique meacutedi-

cale pourrait chercher agrave deacutefinir en-deccedilagrave duquel preacutefeacuterer la mort agrave la continuation de la vie

ne serait que lacirccheteacute et au-delagrave duquel ce ne serait que luciditeacute il faudrait bien sucircr modu-

ler ce seuil en tenant compte de la capaciteacute de reacutesistance de chaque individu (ce qui nrsquoest

pas irreacutemeacutediablement impossible pour peu que le soignant et le soigneacute aient la volonteacute

commune de faire de la relation de soin une relation agrave part entiegravere) mais qursquoil se situe en-

deccedilagrave ou au-delagrave de ce seuil le sujet deacutesirant la mort ne fait agrave aucun moment preuve de cou-

rage crsquoest pourquoi il est fondeacute de parler de laquo peur de la vie raquo quand lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme est conccedilue comme un refuge pour qui ne saurait accepter que la souffrance soit in-

trinsegravequement lieacutee agrave la vie

Nous nrsquoavons parleacute jusqursquoagrave preacutesent que de la souffrance physique mais lrsquoexposeacute

serait incomplet srsquoil nrsquoy eacutetait question aussi de la souffrance morale concernant laquelle il

est encore plus difficile drsquoeacutetablir des critegraveres objectifs de toleacuterance On croit trop souvent

bien connaicirctre les cas dont la presse eacutecrite se fait souvent lrsquoeacutecho drsquoindividus se suicidant

parce que la perte de lrsquoecirctre aimeacute ou le harcegravelement dont ils sont victimes sur leur lieu de

travail leur rendent la vie insupportable il est cependant difficile drsquoexprimer un jugement

agrave leur sujet (la question rheacutetorique laquo qui sommes-nous pour juger raquo illustre davantage une

impossibiliteacute pratique qursquoun interdit eacutethique) le caractegravere subjectif de toute souffrance

eacutetant alors litteacuteralement exacerbeacute et lrsquoobjectiviteacute ne pouvant intervenir agrave la rigueur que

lorsque des manifestations exteacuterieures ne laissent aucun doute sur lrsquoeacutetat du souffrant et

encore ces manifestations ne sont-elles pas neacutecessairement des indices fiables dans la me-

sure ougrave elles deacutependent moins du degreacute reacuteel de souffrance morale que de la capaciteacute de

lrsquoindividu agrave lrsquoexteacuterioriser comme le montrerait le cas drsquoun adolescent introverti qui souf-

frirait en silence et dont les tendances suicidaires ne seraient connues que de lui seul De

toute faccedilon quand bien mecircme nous jouirions de critegraveres objectifs fiables pour eacutevaluer le

degreacute de souffrance morale drsquoun sujet (cette carence peut leacutegitimer que la psychologie ne 308

Opcit Livre III chapitre XIII

232

soit pas compteacutee parmi les sciences dites laquo exactes raquo) nous serions tout de mecircme confron-

teacutes agrave une alternative analogue (quoique plus moduleacutee) agrave celle que pose la souffrance

physique le sujet preacutefeacuterant la mort agrave la souffrance morale fait preuve de manque de cou-

rage par son refus drsquoaffronter ses problegravemes ou bien deacutenonce lrsquoabsence de secours venant

drsquoautrui qui lrsquoont conduit agrave cette extreacutemiteacute au caractegravere insurmontable du mal physique

incurable se substitue lrsquoincompeacutetence ou lrsquoindiffeacuterence (les deux peuvent aller de pair) de

lrsquoentourage un tel obstacle dans lrsquoabsolu pourrait ecirctre surmonteacute mais le sujet le juge agrave

tort ou agrave raison irreacutemeacutediable ndash il pense alors faire preuve de la mecircme luciditeacute que le ma-

lade incurable qui reacuteclamerait309 lrsquoeuthanasie mais il peut ecirctre victime de son ignorance

quant aux pouvoirs de son entourage ou de son manque de volonteacute pour aller chercher du

secours En fait preacutefeacuterer la mort agrave la souffrance morale est si peu preuve de courage que

cela met en accusation une notion solidement ancreacutee dans bon nombre de cultures

lrsquohonneur La remise en question de cette notion est pertinente pour peu que lrsquoon compte

comme une souffrance morale envisageable le deacuteshonneur la souffrance de lrsquohomme ayant

manqueacute agrave un code de conduite tenu sinon pour sacreacute au moins pour intransgressible De lagrave

deacutecoulerait la formule laquo plutocirct la mort au deacuteshonneur raquo que lrsquoon peut consideacuterer comme

une manifestation possible du laquo deacutemon de la pureteacute raquo dont il a eacuteteacute question preacuteceacutedemment

Une telle attitude ne saurait ecirctre une preuve de courage dans le cas de lrsquohomme dont le

deacuteshonneur viendrait drsquoune condamnation par la justice de la citeacute si lrsquoaccusation est fon-

deacutee il serait plus courageux drsquoassumer les conseacutequences de son acte et de chercher agrave

srsquoamender dans le cas contraire il serait plus courageux de tout mettre en œuvre pour

prouver son innocence Cela dit dans le domaine eacutethique et judiciaire les notions

drsquohonneur et de deacuteshonneur comptent parmi les plus floues et les plus meubles qui soient

pour srsquoen convaincre il suffit de constater que ce qui eacutetait encore consideacutereacute comme deacutesho-

norant il y a moins drsquoun siegravecle est aujourdrsquohui totalement banaliseacute qui en France encore

aujourdrsquohui considegravere comme deacuteshonoreacutee une jeune femme qui vivrait en eacutetat de concubi-

nage aurait des enfants hors mariage ou eacutepouserait un divorceacute Ce caractegravere eacutevolutif de la

notion drsquohonneur deacutenonce le flou dans lequel elle demeure pour tout dire chacun est fon-

deacute agrave la deacutefinir comme ccedila lrsquoarrange ce qui nous interdit drsquoen faire une raison suffisante

pouvant justifier objectivement un deacutesir de mort En va-t-il de mecircme dans le domaine

drsquoactiviteacute ougrave cette notion est perccedilue comme absolument centrale agrave savoir le domaine guer-

309 Nous mettons ce verbe au conditionnel pour tenir compte du fait que les malades incurables ne sont pas tous lucides et que de toute faccedilon la luciditeacute drsquoun patient incurable sur son eacutetat nrsquoentraicircne pas neacutecessaire-ment la formulation drsquoune telle demande

233

rier Dans un sens oui il est eacutevident que le courage ne consiste pas agrave foncer tecircte baisseacutee

vers le danger mais bien agrave eacutevaluer de faccedilon pertinente ce qursquoil est judicieux ou non de re-

douter ce qui drsquoapregraves Kantorowicz leacutegitimait Henri de Gand tout en deacutefendant le

sacrifice de la mort temporelle pour la patrie agrave mettre en garde contre la teacutemeacuteriteacute qui

nrsquoeacutetait qursquoune deacuterive pouvant mettre en peacuteril le salut de lrsquoacircme ne serait-ce que parce

qursquoelle se rapprochait du peacutecheacute drsquoorgueil

laquo Henri met en garde contre une fausse mort pro republica par exemple si un homme choisit de mourir au combat non pour sa patrie mais pour satisfaire sa propre teacutemeacuteriteacute ou si au lieu de deacutefendre la justice et lrsquoinnocence de son pays il ne cherche qursquoagrave acqueacuterir honneur et gloire pour son pays en deacutefiant toute justice raquo310

Si le philosophe du XIIIe siegravecle condamne la teacutemeacuteriteacute au nom du salut de lrsquoacircme il est envi-

sageable de formuler la mecircme condamnation en raisonnant en termes drsquoefficaciteacute sur le

champ de bataille le soldat le plus meacuteritant nrsquoest pas neacutecessairement celui qui se sacrifie

mais bien celui qui gagne la bataille ndash mecircme si le sacrifice peut contribuer agrave plus ou moins

long terme agrave la victoire il nrsquoest qursquoun moyen en vue drsquoune fin abandonner le combat

quand celui-ci est bel et bien perdu nrsquoest pas neacutecessairement une preuve de lacirccheteacute dans la

mesure ougrave le combattant qui srsquoavoue vaincu se reacuteserve ainsi la possibiliteacute de reconstituer

ses forces en vue de lrsquoassaut suivant et ainsi accroicirctre ses chances drsquoecirctre victorieux agrave

terme il fait ainsi preuve de luciditeacute agrave lrsquoopposeacutee par exemple de Don Quichotte dont les

initiatives nrsquoont aucune chance drsquoaboutir et qui peut donc agrave ce titre ecirctre consideacutereacute comme

un deacuteseacutequilibreacute Drsquoaucuns ne manquent pas de deacutenoncer ce qursquoil y aurait de contradictoire

agrave deacutecorer ceux qui reviennent vivants drsquoune guerre crsquoest pourtant bien agrave eux que revient le

meacuterite de la victoire les morts eacutetant plutocirct les victimes de lrsquoennemi ceux qui nrsquoont pas su

se conserver pour pouvoir continuer agrave lutter et participer agrave la victoire et dont la perte est

deacutejagrave un petit deacutebut de deacutefaite que seuls les survivants peuvent espeacuterer compenser La peur

de devoir affronter la honte drsquoecirctre un soldat vaincu loin drsquoecirctre une marque de courage est

un exemple parmi drsquoautres de peur de la souffrance morale et par voie de conseacutequence de

peur de la vie on objectera agrave cela le caractegravere typiquement occidental et moderne drsquoune

telle conception mais mecircme dans le cas ougrave un code drsquohonneur commanderait agrave un combat-

tant vaincu de se donner la mort plutocirct que devoir supporter la honte de la deacutefaite ce

suicide nrsquoest pas perccedilu comme une preuve de courage mais simplement ce face agrave quoi il

nrsquoy a pas drsquoalternative pour tout dire la honte de la deacutefaite est alors perccedilue comme un

mal suffisamment grand pour justifier que le vaincu se donne la mort il serait probable- 310

KANTOROWICZ Ernst H laquo Mourir pour la patrie (Pro Patria Mori) dans la penseacutee politique meacutedieacute-vale raquo in Mourir pour la patrie et autres textes p161-163

234

ment lacircche qursquoil ne le fasse pas mais il nrsquoest pas pour autant courageux qursquoil le fasse ce

passage agrave lrsquoacte nrsquoeacutetant que lrsquoexeacutecution drsquoune consigne qui nrsquoadmet pas la possibiliteacute de la

deacutesobeacuteissance un tel suicide est moins une preuve de courage qursquoune preuve de droiture et

il nrsquoenlegraveve rien au fait que le combattant a pour but premier la victoire et non son sacrifice

La souffrance donc peut prendre des formes diverses et varieacutees et ecirctre plus ou

moins intense mais elle est intrinsegravequement lieacutee agrave la vie quoi qursquoil arrive et preacutefeacuterer agrave cette

vie un eacutetat exempt de toute souffrance trahit le plus souvent un manque de courage pour

affronter les reacutealiteacutes de la vie il peut certes arriver que la souffrance atteigne un tel niveau

drsquointensiteacute que la vie en devient insupportable mais il ne saurait ecirctre alors question de cou-

rage et lui preacutefeacuterer la mort peut ecirctre preuve de luciditeacute plutocirct que de courage Si la peur de

la vie comprise comme un fardeau peut ecirctre consideacutereacutee comme une cause envisageable de

la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ce nrsquoest donc pas un hasard si un philosophe pour

qui cette immortaliteacute est affaire de foi plutocirct que de raison agrave savoir Hume ait preacuteciseacutement

eacuteteacute un penseur pour qui la vie nrsquoest pas par deacutefinition un fardeau mais peut seulement le

devenir comme il lrsquoeacutecrit en conclusion de Du suicide If suicide be supposed a crime lsquotis

only cowardice can impel us to him If it be no crime both prudence and courage should

engage us to rid ourselves at once of existence when it becomes a burthen311 Il est agrave noter

que Hume ne mentionne le courage qursquoen second lieu apregraves la prudence (que lrsquoon peut

comprendre comme la sagesse pratique au sens de phronesis) parmi les facteurs pouvant

conduire au suicide comme si la peur de la mort eacutetait un moindre frein au suicide que le

manque de luciditeacute quant agrave la valeur reacuteelle de lrsquoexistence Il eacutetait drsquoautant plus inteacuteressant

de faire une allusion agrave cet eacutecrit de Hume qursquoil permet drsquointroduire une autre notion capi-

tale pour deacutefinir la seconde peur de la vie agrave savoir la notion de devenir ndash Hume emploie

sans ambiguiumlteacute le verbe become Comme lrsquoa dit Montaigne laquo le monde nrsquoest qursquoun bran-

loire peacuterenne raquo312 la veacuteriteacute premiegravere de la vie et agrave plus forte raison la vie de lrsquohomme que

sa capaciteacute drsquoinnovation ouvre agrave tous les possibles est dans le devenir plutocirct que dans

lrsquoecirctre la vie est un perpeacutetuel devenir qui ne peut preacutetendre acceacuteder agrave lrsquoecirctre stable que dans

la mort mais si le devenir existe et constitue la veacuteriteacute premiegravere de la vie lrsquoecirctre aussi existe

il existe en tout cas suffisamment pour qursquoil soit possible de produire une deacutefinition drsquoun

ecirctre pour qursquoil soit possible drsquoidentifier Socrate comme eacutetant Socrate malgreacute tous les

311

HUME David Essays on Suicide and the Immortality of Soul p21 (Thoemmes Press Classic Studies in the History of Ideas Bristol 1992) laquo Si lrsquoon considegravere le suicide comme un crime alors seule la lacirccheteacute peut nous y pousser Si lrsquoon considegravere que ce nrsquoest pas un crime la sagesse et le courage devraient tous deux nous engager agrave nous deacutebarrasser immeacutediatement de lrsquoexistence quand elle devient un fardeau raquo 312

MONTAIGNE Les essais Livre III chapitre II

235

changements qursquoil subit au fur et agrave mesure qursquoil vieillit Le devenir ne constitue donc pas le

tout de lrsquohomme qui peut aussi compter sur un ecirctre-stable lrsquohomme change tout le temps

le plus souvent agrave son insu et preacutesente pourtant suffisamment drsquoapparences de stabiliteacute pour

ecirctre toujours jugeacute eacutegal agrave lui-mecircme crsquoest cette ambivalence qui a rendu neacutecessaire la con-

ception drsquoun principe de stabiliteacute au sein drsquoun ecirctre perpeacutetuellement changeant et crsquoest bien

en ces termes que Marsile Ficin deacutemontrait lrsquoexistence de lrsquoacircme

Respondemus neque eadem prorsus manere figuram neque penitus similem sed priorem fre-quenter abeunte carne abire et in carne recente novam priori quodammodo similem refici Idque fieri a quodam artifice stabilissimo interius fabricante qui cum maneat semper idem ha-beatque in se membrorum familiaris corporis disponendorum rationes et semina potest novis humoribus quotidie influentibus complexionem similem ac prioribus tradere et recenti carni similem ac veteri praebere figuram313

Lrsquoecirctre existe et cela suffit agrave rendre le devenir insupportable agrave justifier que ce dernier ins-

pire la peur nous parlions tout agrave lrsquoheure de la peur de la vie comme drsquoune peur de voir la

vie devenir un fardeau mais il est envisageable drsquoabreacuteger cette expression la promesse

eschatologique de la vie apregraves la mort promet bien plus qursquoune vie qui ne deviendrait pas

un fardeau elle promet une vie qui ne deviendrait plus du tout ougrave le devenir

nrsquointerviendrait mecircme plus et nrsquoopposerait plus drsquoobstacle agrave notre connaissance de lrsquoecirctre

des choses La deacutefinition de la mort comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps offre un espoir

bien plus important que celui de la continuation perpeacutetuelle de la vie agrave savoir celui drsquoecirctre

sans devenir eacutetat dont il faut bien le dire aucune theacuteorie nrsquoarrive agrave proposer de repreacutesen-

tation adeacutequate en effet si lrsquoacircme nrsquoest plus concerneacutee par le devenir elle ne peut plus

aller nulle part les notions de temps et drsquoespace ne la concernent plus les questions Quis

quid ubi quibus auxililiis cur quomodo quando ne la concernent plus On objectera

peut-ecirctre que tout devenir nrsquoest pas neacutecessairement effrayant et que le devenir peut ecirctre

positif le devenir peut certes ecirctre une occasion drsquoameacutelioration mais il ne saurait srsquoy reacute-

duire et il est mecircme plutocirct consideacutereacute la plupart du temps comme lrsquoalteacuteration drsquoune base

stable sur laquelle reposaient nos repegraveres Sans mecircme envisager forceacutement le vieillisse-

ment il suffit de prendre comme exemple la sortie de lrsquoenfance lrsquoenfant prend tregraves tocirct des

habitudes gracircce auxquelles il se constitue un monde dans lequel il eacutevolue agrave son aise un

univers partageacute entre lrsquoeacutecole la maison de ses parents et ses camarades un monde dont

313 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes VI 13 laquo Nous reacutepondons que lrsquoaspect exteacuterieur ne reste pas absolument le mecircme nrsquoest pas tout agrave fait semblable mais qursquoun premier aspect change souvent quand la chair deacutepeacuterit et que quand la chair se renouvelle un nouvel aspect en quelque faccedilon sem-blable au premier se recompose Cela se produit gracircce agrave quelque artisan tregraves stable travaillant agrave lrsquointeacuterieur et qui parce qursquoil demeure toujours le mecircme et possegravede en lui-mecircme les raisons et les germes de la disposition des membres du corps qui lui est familier peut transmettre aux nouvelles humeurs qui affluent chaque jour la mecircme ordonnance qursquoaux preacuteceacutedentes et fournir agrave la nouvelle chair le mecircme aspect qursquoagrave lrsquoancienne raquo

236

lrsquoenfant ne perccediloit pas immeacutediatement la preacutecariteacute lrsquoideacutee mecircme qursquoil deviendra adulte et

que son quotidien sera un jour bouleverseacute ne lui viendra pas agrave lrsquoesprit tant qursquoil nrsquoen aura

pas eu la reacuteveacutelation ses projets professionnels forgeacutes en vue du temps laquo ougrave il sera grand raquo

ne sont pas agrave prendre au seacuterieux dans la mesure ougrave il nrsquoest pas reacuteellement capable de se re-

preacutesenter tel qursquoil sera agrave lrsquoacircge adulte Aussi longtemps qursquoon est enfant la question du

laquo que faire raquo ne se pose pas lrsquoenfant ne conccediloit pas qursquoil pourrait mener une vie autre que

celle qui est la sienne lrsquoentreacutee dans lrsquoacircge adulte coiumlncide preacuteciseacutement avec lrsquoinstant ougrave

cette question nrsquoest plus deacutejagrave reacutesolue par les aicircneacutes et ougrave le monde jusqursquoalors clos sur lui-

mecircme de lrsquoenfant eacuteclate litteacuteralement et devient ouvert agrave tous les possibles Tous les chan-

gements que connaicirctra deacutesormais sa situation par rapport agrave cette base stable ne sauraient

ecirctre perccedilus que comme des perturbations illeacutegitimes qursquoil combattra ou dont il

srsquoaccommodera mais qui ne supplanteront jamais dans son statut de reacutefeacuterence la base

stable qui reste drsquoautant plus premiegravere que la grande majoriteacute des faits qui adviennent en-

suite sont non-choisis et agrave ce titre susceptibles de diminuer sa puissance drsquoagir Crsquoest en

effet en fonction de son effet sur notre puissance drsquoagir selon qursquoil lrsquoaugmente ou la dimi-

nue que nous jugeons positivement ou neacutegativement un fait quelconque nous affectant

quand bien mecircme il serait drsquoun point de vue strictement pheacutenomeacutenologique absolument

neutre car indeacutependant de toute volonteacute humaine et ne pourrait donc en aucun cas ecirctre tenu

pour lrsquoeffet drsquoun libre arbitre bienveillant ou malveillant comme lrsquoa theacuteoriseacute Spinoza dans

lrsquoEacutethique Mens ea tantum imaginari conatur quaelige ipsius agendi potentiam ponunt (hellip)

Cum mens suam impotentiam imaginatur eo ipso contristatur314 La peur du devenir peut

donc ecirctre deacutefinie comme la peur de la diminution de la puissance drsquoagir lrsquoimpossibiliteacute de

maicirctriser le devenir le rendant par deacutefinition susceptible drsquoopposer une entrave agrave notre

puissance drsquoagir Il en va de mecircme dans le domaine de la connaissance puisque lrsquoalteacuteration

drsquoun objet que nous pensions connaicirctre entrave notre puissance drsquoagir telle qursquoelle se mani-

feste en termes de connaissance ndash le connaicirctre nrsquoeacutetant jamais qursquoune modaliteacute parmi

drsquoautres de lrsquoagir Cette entrave nrsquoest pas neacutecessairement causeacutee par un grand malheur un

plaisir particuliegraverement intense en effet est tout aussi laquo formidable raquo au sens plein du

terme qursquoun grand malheur il paralyse lrsquoacircme aussi efficacement qursquoune extrecircme tristesse

lorsqursquoil atteint un degreacute drsquointensiteacute supeacuterieur agrave celui auquel nous sommes accoutumeacutes le

plaisir entrave notre puissance drsquoagir en tant que nous nous y laissons complegravetement aller

jusqursquoagrave y laquo perdre la raison raquo et agrave meacutepriser toute autre consideacuteration goucirctant un plaisir

314 SPINOZA Baruch Eacutethique III prop LIV-LV laquo LrsquoAcircme entreprend drsquoimaginer cela seulement qui pose sa propre puissance drsquoagir (hellip) Quand lrsquoAcircme imagine son impuissance elle est contristeacutee par cela mecircme raquo

237

drsquoune telle intensiteacute lrsquohomme perd la maicirctrise de soi et en arrive agrave dire qursquoil ne peut plus

srsquoen passer que crsquoest laquo plus fort que lui raquo crsquoest ce qui arrive effectivement aux individus

qui deviennent deacutependants drsquoune drogue apregraves y avoir goucircteacute Ce plaisir drsquoune intensiteacute ex-

cessive monopolise litteacuteralement lrsquoentendement et le paralyse aussi efficacement que la

tristesse qui selon Montaigne parvient agrave laquo eacutetonner toute lrsquoacircme et lui empecirccher la liberteacute de

ses actions raquo315 ce qui est aussi le cas de lrsquoenivrement que procure une nourriture savou-

reuse un orgasme voire tout simplement une contemplation artistique ndash on parle volontiers

du laquo syndrome de Stendhal raquo pour nommer le malaise qui peut nous saisir agrave la vue drsquoun

chef-drsquoœuvre Tous ces plaisirs de mecircme que la tristesse et tout eacuteveacutenement adventice sont

censeacutes ne plus entrer dans le champ du possible pour lrsquoacircme libeacutereacutee du corps la promesse

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme en tant que promesse de la victoire du choix sur le non-choix

est eacutegalement promesse de la victoire de la stabiliteacute sur le devenir la peur du devenir eacutetant

comprise comme la forme dominante de la peur de la vie en tant qursquoelle englobe la peur de

la souffrance plus qursquoelle ne la cocirctoie le devenir-souffrant nrsquoeacutetant jamais qursquoune forme de

devenir parmi drsquoautres

3 Platon ou le courage drsquoaffronter la vie

Le lecteur qui sait lire entre les lignes lrsquoaura compris ce nrsquoest pas par peur de la vie

que Platon a deacuteveloppeacute sa conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme mais plutocirct pour se preacute-

munir de cette tentation Pour reprendre la typologie qui vient drsquoecirctre deacutetailleacutee la peur de la

souffrance ne concerne ni le philosophe en geacuteneacuteral ni Socrate en particulier sous quelque

forme que ce soit Du point de vue de la souffrance physique non seulement son ascegravese

consiste en un entraicircnement agrave faire abstraction des affections corporelles mais de surcroicirct

le souci drsquoecirctre toujours precirct agrave mener une reacuteflexion logique lrsquoamegravene agrave tout mettre en œuvre

pour eacuteviter la douleur agrave commencer par satisfaire les besoins corporels ni au-delagrave ni en-

deccedilagrave du neacutecessaire crsquoest pourquoi il lacircchait la bride agrave lrsquoaspect le plus voluptueux de son

ecirctre pour mieux faire montre de tempeacuterance dans lrsquoexercice de la reacuteflexion tempeacuterance qui

lui fut eacutegalement utile sur le champ de bataille La souffrance morale ne concerne pas non

plus Socrate en tout cas pas au point de lrsquoamener agrave se suicider en buvant la cigueuml il ne se

suicide pas il est bel et bien exeacutecuteacute il accepte la mort sans la deacutesirer eacutetant precirct agrave assumer

toutes les conseacutequences de la vie philosophique sa condamnation ne geacutenegravere en lui aucune

315

MONTAIGNE Les essais Livre III chapitre II

238

culpabiliteacute il sait qursquoil est irreacuteprochable eacutethiquement et nrsquoa commis aucune faute suscep-

tible de le deacuteshonorer Mourir nrsquoest pas pour lui une question de courage mais de fataliteacute

si Socrate se reacutesigne agrave son sort dans le Criton ce nrsquoest pas par souci drsquohonneur mais bien

parce qursquoil ne peut plus faire autrement agrave moins de mener une vie de becircte traqueacutee qui serait

encore plus insupportable que la mort et ne ferait que diffeacuterer cette derniegravere qui au lieu de

se passer dans la douceur et le confort relatifs qursquoil trouve accompagneacute de ses amis dans

le Pheacutedon risquerait drsquoecirctre violente inconfortable et donneacutee par des ecirctres hostiles Socrate

sait qursquoil ne peut pas ecirctre deacuteshonoreacute puisqursquoil a su rester fidegravele au parti pris suivant lequel

il a dirigeacute toute sa vie il sait que sa condamnation ne deacuteshonore que ceux qui lrsquoont pro-

nonceacutee Mecircme la souffrance morale que pourrait constituer le deacuteshonneur au sens militaire

du terme ne peut pas le concerner la gloire militaire le laisse indiffeacuterent il est un bon sol-

dat non pas parce qursquoil est precirct agrave se sacrifier pour sa citeacute mais parce qursquoil va sur le champ

de bataille pour gagner Drsquoailleurs lrsquoincipit de la Reacutepublique316 est teinteacute drsquoune certaine

nostalgie non seulement vis-agrave-vis du passeacute brillant et reacutevolu drsquoAthegravenes mais aussi de la vie

preacutematureacutement interrompue de ces jeunes gens dont le sacrifice nrsquoest valoriseacute agrave aucun

moment ne serait-ce que parce qursquoil est resteacute sans effet lrsquoennemi ayant gagneacute mecircme les

deacutebats qui suivent indiquent qursquoaux yeux du philosophe la victoire est un bien plus grand

que le sacrifice qui ne saurait ecirctre une fin en soi De faccedilon geacuteneacuterale agrave aucun moment le

philosophe nrsquoenvisage la vie comme pouvant devenir un fardeau si on recherche une telle

ideacutee dans les dialogues on la trouvera plutocirct dans lrsquoeacutevocation par Pausanias du mythe

drsquoAlceste cette femme qui srsquoest montreacutee precircte agrave se sacrifier pour son mari la mort eacutetant

pour elle un moindre mal en comparaison drsquoune vie sans son eacutepoux le simple fait que les

mythes philosophiques cessent de preacutesenter les Enfers comme un lieu horrifique suffit agrave ce

que deacutesirer la mort ne soit plus perccedilu comme un sublime sacrifice si lrsquoapregraves-mourir nrsquoest

pas terrifiant Alceste nrsquoa pour ainsi dire plus aucun meacuterite De toute maniegravere lrsquoideacutee sui-

vant laquelle la vie pourrait ecirctre un fardeau est plutocirct le fait des Romains on en trouve

notamment une trace chez Ciceacuteron qui parle en rheacuteteur plutocirct qursquoen philosophe Illud an-

git uel potius excruciat discessus ab omnibus iis quae sunt bona in uita Vide ne laquo a

malis raquo dici uerius possit317 Cette ideacutee nrsquoest pas platonicienne toutes ces misegraveres hu-

maines qui sont autant de corollaires directs de la vie en tant qursquoelle est la condition sine

qua non de leur possibiliteacute le philosophe platonicien ne saurait leur preacutefeacuterer la mort ni en

316 Cf Annexe 7 317

Cic Tusc I XXXIV-82 laquo Ceci tourmente ou plutocirct torture la seacuteparation de tous les biens de la vie Pre-nez garde qursquoon ne puisse dire plus justement laquo de tous les maux raquo raquo

239

tant qursquoaneacuteantissement ni en tant que deacutelivrance du corps dans la mesure ougrave il ne craint

pas ces vicissitudes sa formation lrsquoayant entraicircneacute agrave ce qursquoelles ne lrsquoatteignent pas et

qursquoelles ne troublent pas sa praxis reacuteflexion

Quant agrave la peur du devenir au sens large du terme il serait tentant de penser qursquoelle

concerne aussi Platon en reacutealiteacute il ne faisait que srsquoen meacutefier drsquoun point de vue gnoseacuteolo-

gique il ne preacuteconisait pas de lrsquoeacuteliminer mais simplement de le surmonter pour pouvoir

saisir le fondement de lrsquoecirctre des choses La genesis nrsquoest qursquoun obstacle agrave surmonter pour

pouvoir connaicirctre lrsquoousia mais encore faut-il oser lrsquoappreacutehender avant de la surmonter la

stabiliteacute absolue ne saurait ecirctre que lrsquoaffaire de mythes ces mythes eschatologiques que

Platon a forgeacutes preacuteciseacutement pour aider ses concitoyens agrave faire face agrave une peur du devenir

qui eacutetait sans doute exacerbeacutee dans le monde grec ougrave lrsquohomme se croyait seul agrave ecirctre soumis

au devenir dans un monde perccedilu comme immuable ce dont on trouve une trace jusque

dans le discours de Pausanias dans le Banquet ougrave lrsquoun des avantages attribueacutes agrave lrsquoamour

noble non-pandeacutemien et srsquoattachant agrave lrsquoacircme plutocirct qursquoau corps est drsquoecirctre μόνιμός318 crsquoest-

agrave-dire stable ce qui indique que la capaciteacute des ecirctres et des choses agrave durer est perccedilu comme

un eacutetalon fiable pour juger de leur valeur Le triomphe du choix et de la stabiliteacute que de-

vrait permettre la survie post corporis mortem de lrsquoacircme reste chez Platon affaire de

muthos ce qui ne le rend pas contraire au logos mais le maintient agrave lrsquoeacutetat drsquoespoir le phi-

losophe ne craint ni le non-choix ni le devenir mais fait tout son possible pour vivre avec

ces aspects de la vie il prend acte du fait que ses semblables ont peur du devenir Socrate

en a eu sous les yeux des exemples parlants comme Pheacutedon qui insiste sur le caractegravere in-

habituel de ses sentiments comme si crsquoeacutetait lagrave une raison suffisante pour srsquoen deacutefier319 ou

Pausanias qui eacuterige la stabiliteacute comme criteacuterium absolu mais le philosophe eacutetant celui qui

connait le mieux lrsquoordre du monde et la place que lrsquohomme y occupe il respecte cet ordre

et reste agrave sa place lrsquoaccepte tel quel mecircme avec la mutabiliteacute qursquoil comporte Le vrai cou-

rage nrsquoest donc pas de preacutefeacuterer la mort agrave une vie difficile Socrate fait la diffeacuterence entre

une vie difficile par deacutefinition mecircme de ce qursquoest la vie et une vie rendue impossible par

des circonstances faisant eacutemerger des difficulteacutes objectivement insupportables et le vrai

courage ne consiste pas agrave deacutesirer la mort pour eacuteviter la souffrance constitutive de la vie ter-

restre mais bien agrave affronter cette souffrance et agrave accepter la mort quand il nrsquoy a plus

drsquoalternative agrave cette derniegravere Les mythes eschatologiques sont ironiques pour la bonne rai-

son que le vrai philosophe nrsquoen a pas besoin pour apaiser une peur de la vie qursquoil

318

Plat Banquet [183d] Cf supra 319 Plat Pheacutedon [59a] Cf supra

240

nrsquoeacuteprouve pas srsquoil est exact comme le dit Rougier que le Phegravedre preacutesente la matiegravere

comme une dangereuse tentatrice il est tout aussi exact comme le dit Brague que le

mecircme dialogue par sa mise en scegravene montre que le philosophe nrsquoa pas besoin de la pro-

tection de la citeacute pour eacutechapper agrave cette tentation et que mecircme hors des murs de la polis lagrave

ougrave les charmes de la nature sont plus susceptibles que jamais de procurer un plaisir sensuel

pouvant paralyser lrsquointellect aussi efficacement que le ferait la plus profonde des tristesses

il trouve toujours le moyen de se proteacuteger contre cette tentation et ainsi sauvegarder son

activiteacute logique Si le contenu des mythes eschatologiques devait ecirctre pris au pied de la

lettre alors il serait trop facile pour lrsquoapprenti philosophe de se suicider pour acceacuteder direc-

tement agrave lrsquointelligible stable il est plus meacuteritoire lui reacutetorquerait Platon de persister dans

lrsquoactiviteacute philosophique malgreacute lrsquoobstacle que peut opposer le simple fait de vivre ici-bas

crsquoest preacuteciseacutement agrave cette constance que lrsquoon reconnait le vrai philosophe qui malgreacute les

difficulteacutes ne se laisse aller ni agrave la misologie ni mecircme simplement au pessimisme (crsquoest

drsquoailleurs bien autour de la lutte contre cette double tentation qursquoest construit le Pheacutedon)

laquo En fait crsquoest plutocirct en allant jusqursquoau fond du pessimisme vulgaire que Platon y reconquiert un optimisme (hellip) Tregraves nettement la conviction de Platon est que cultiver le pessimisme vul-gaire est inconvenant car crsquoest accorder trop drsquoimportance agrave des choses qui nrsquoen meacuteritent pas raquo320

Loin de manifester une quelconque peur de la vie ou une pulsion de mort Platon reconnaicirct

agrave la vie une valeur relative mais authentique mecircme le corps ne saurait ecirctre ontologique-

ment mauvais tout au plus les jouissances qursquoil procure peuvent-elles ecirctre consideacutereacutees

comme deacuterisoires en comparaison de ce que le philosophe gagne par sa praxis laquo Pourtant

le corps nrsquoest pas mauvais en soi le Monde qui possegravede une acircme et un corps est un vi-

vant eacuteternel parfait dont la beauteacute reacutejouit son auteur les dieux et les deacutemons qui ne

peuvent ecirctre que bons ont un corps visible et resplendissant raquo321 Le donneacute initial pour Pla-

ton est lrsquounion et non la distinction substantielle la seacuteparation restant un effort toujours

inabouti que mecircme le philosophe le plus expeacuterimenteacute ne saurait achever aussi longtemps

qursquoil vit sur terre le corps nrsquoest pas mauvais en soi il se trouve simplement qursquoil nrsquoest pas

autosuffisant les plaisirs qursquoil procure ne sont pas non plus neacutecessairement condamnables

drsquoun point de vue eacutethique ils sont simplement deacuterisoires si on les compare agrave ceux que pro-

cure la satisfaction du deacutesir de connaicirctre ce qui est il nrsquoest donc pas judicieux de haiumlr le

corps il nrsquoy aurait aucun sens agrave essayer de lrsquoannuler ontologiquement le but du philosophe

nrsquoest pas de le supprimer mais de le dominer afin qursquoil nrsquoimpose plus agrave lrsquoacircme ses valeurs et 320 GUILLERMIT Louis Lrsquoenseignement de Platon II Gorgias-Pheacutedon-Meacutenon p97 321 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre p186

241

ses fausses eacutevidences qui vont agrave rebours de lrsquoeacuteconomie de lrsquointelligence cherchant agrave tirer

lrsquoecirctre du devenir tandis que seul le devenir existe pour le corps Le philosophe nrsquoa pas la

preacutetention de deacutejagrave vivre agrave lrsquoeacutetat drsquoacircme libeacutereacutee du corps la capaciteacute agrave dominer son corps

peut mecircme agrave ce point ecirctre reconnue comme un eacutetalon fiable pour juger du potentiel drsquoun

individu agrave ecirctre philosophe qursquoil nrsquoest pas incongru de proposer que Platon devait avoir be-

soin du corps pour seacutelectionner et eacutevaluer les eacutelegraveves de lrsquoAcadeacutemie il nrsquoaurait eu que faire

drsquoeacutelegraveves qui nrsquoauraient deacutejagrave eu plus de corps pour la bonne raison que de tels eacutelegraveves au-

raient deacutejagrave deacutepasseacute le maicirctre qui nrsquoaurait rien eu agrave leur apprendre Lrsquoapprentissage de la

philosophie consistant preacuteciseacutement entre autres en un apprentissage agrave ne pas se laisser

dominer par les aventures qursquoentraicircne notre condition corporelle et donc agrave ne pas en avoir

peur le maicirctre en philosophie nrsquoaurait que faire drsquoeacutelegraveves deacutejagrave libeacutereacutes de cette condition

leur conduite en cette vie et non pas en une vie drsquoacircme deacutesincarneacutee servant justement

drsquoeacutetalon pour eacutevaluer le potentiel et les progregraves de lrsquoapprenti

La boucle est boucleacutee et nous avons reacutepondu agrave ceux qui croient voir une laquo pulsion

de mort raquo dans la philosophie de Platon loin de se laisser aller agrave une haine de la vie qui ne

serait jamais que le deacutebut de la misologie pour une penseacutee qui reconnaicirct agrave la matiegravere le sta-

tut de premiegravere eacutetape vers la deacutecouverte de lrsquointelligible le philosophe platonicien laquo garde

lrsquoinitiative par rapport aux eacuteveacutenements raquo322 et sa connaissance de la vraie nature de la vie le

preacutemunit contre la tentation de se laisser deacuteborder par les eacuteveacutenements qui la constituent y

compris la mort elle-mecircme qui nrsquoest agrave aucun moment deacutesireacutee mais constitue simplement

un donneacute de fait qui ne doit pas plus opposer de reacutesistance agrave lrsquoexercice de la reacuteflexion que

nrsquoimporte quel autre pheacutenomegravene ontologiquement lieacute agrave la vie Le philosophe platonicien se

soucie peu de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme pour la bonne raison qursquoil reacutealise

deacutejagrave partiellement autant que le lui permettent les moyens dont il dispose le triomphe du

choix et la deacutefaite du devenir que cette survie est censeacutee apporter qui plus est en devant

tout agrave ses propres forces et non pas gracircce agrave une quelconque intervention divine ni mecircme

gracircce agrave la seacuteparation de lrsquoacircme et du corps qursquoil nrsquoest pas illogique de juger possible mais

qursquoil serait illogique de croire deacutejagrave acquise il ne peut avoir peur de la vie puisqursquoil fortifie

suffisamment lrsquoacircme pour empecirccher la naissance drsquoecirctre le deacutebut de la fin Ne deacutesirant ni la

mort ni une vie plus parfaite que celle qursquoil peut obtenir par ses propres forces le philo-

sophe platonicien nrsquoest ni surhumain ni infra-humain il est au contraire bel et bien celui

qui atteint lrsquoἀρετή de lrsquohomme qui pour un Grec ne saurait reacutesider ailleurs que dans la

322

JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p128

242

juste mesure celle qui consiste agrave se tenir agrave eacutegale distance de la diviniteacute (donc de lrsquoὕϐρις

drsquoun roi tel qursquoAlexandre) et de lrsquoanimaliteacute (donc du cynisme au sens moderne du terme

drsquoun sophiste tel que Thrasymaque ou Calliclegraves) Platon ne peut ecirctre perccedilu comme la cons-

cience neacutegative de son temps que srsquoil est tenu compte que son eacutepoque nrsquoest plus celle de

lrsquoapogeacutee drsquoAthegravenes mais bien celle de la deacuteperdition drsquoune tradition agrave laquelle il eacutetait atta-

cheacute notamment en tant qursquoelle procircnait le respect de la juste mesure que le philosophe

deacutefend en des termes que ne reniait pas Pindare lui-mecircme qui tout en chantant la gloire

des athlegravetes victorieux leur rappelait qursquoils ne sauraient preacutetendre pour autant mener une

vie semblable agrave celle des dieux μὴ ματεύσῃ θεὸς γενέσθαι323 dit Pindare agrave la fin drsquoune de

ses Olympiques reacutesumant ainsi un ideacuteal de juste mesure que Platon cherchera lui aussi agrave

restaurer dans le cadre de lrsquoAcadeacutemie le philosophe prenant le relais de ce que le politique

et le poegravete nrsquoeacutetaient plus en mesure drsquoassurer

323 Pind O 5 v 24 laquo Ne cherche pas agrave devenir Dieu raquo

243

Conclusion

Il a eacuteteacute souligneacute que la theacuteorie de la reacuteminiscence par laquelle Platon deacutefinit ou

plus exactement deacutecrit ce en quoi consiste lrsquoacquisition du savoir pour lrsquohomme nrsquoa rien

drsquoeacutetrange dans la mesure ougrave elle met en valeur le fait que toute connaissance est ontologi-

quement posteacuterieure agrave son propre contenu et que connaicirctre pour lrsquoesprit humain consiste agrave

remonter vers ce qui est la cause du savoir en tant qursquoil en est la condition de possibiliteacute

en somme lrsquoacte drsquoapprendre peut ecirctre compareacute au mouvement du saumon remontant le

torrent en amont jusqursquoau lieu de sa naissance Crsquoest fort de ce constat que nous nous per-

mettons de clocircturer ce travail avec une conclusion laquo en amont raquo qui partira de ce qui a eacuteteacute

expliciteacute en dernier lieu dans les pages preacuteceacutedentes pour mieux aboutir agrave ce qui avait eacuteteacute

poseacute comme probleacutematique au deacutepart une telle maniegravere de proceacuteder est assureacutement plus

pertinente qursquoun classique bilan-reacutesumeacute pour retracer partiellement le processus de forma-

tion de la conception qui nous a occupeacute et expliciter ainsi les enjeux de sa revitalisation par

Platon en drsquoautres termes cette conclusion nrsquoest en amont que par rapport au chemine-

ment qui fut le nocirctre agrave lrsquoeacutechelle de cette thegravese mais elle suit le mouvement reacuteel de lrsquoesprit

Dans cette mecircme logique nous nous autorisons agrave partir du disciple pour remonter jusqursquoau

maicirctre crsquoest-agrave-dire depuis Aristote jusqursquoagrave Platon prenant pour point de deacutepart une affir-

mation qui fut elle-mecircme (plus pour la posteacuteriteacute que pour Aristote lui-mecircme il est vrai) le

point de deacutepart drsquoun eacutelan μετά φυσικά crsquoest-agrave-dire venant apregraves lrsquoeacutetude de la nature

Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει disait le Stagirite agrave lrsquoouverture de la

Meacutetaphysique [980a] une phrase que lrsquoon a souvent tendance agrave traduire en franccedilais par

laquo tout homme par nature veut savoir raquo ce qui ne rend pas justice au verbe ὀρέγω qui nrsquoest

pas assimilable agrave βούλομαι (vouloir) et qui signifie premiegraverement laquo tendre raquo Aristote par

cette phrase nrsquoa donc pas la preacutetention de faire eacutetat drsquoune volonteacute humaine au sens ordi-

naire du terme il ne srsquoagit pas drsquoune manifestation du libre arbitre de lrsquohomme drsquoun choix

qui aurait pu ne pas ecirctre fait on ne peut reprocher agrave cette phrase drsquoeacuteriger un fait contingent

au rang de neacutecessiteacute elle doit plutocirct ecirctre envisageacutee comme une deacutefinition relativement ou-

verte de lrsquoἀρετή de lrsquohomme il est plus juste de la traduire par laquo tous les hommes sont de

par leur nature porteacutes vers le savoir raquo faisant ainsi eacutetat drsquoune virtualiteacute humaine que

244

chaque individu est libre drsquoactualiser mais qui ne disparait pas dans sa non-actualisation et

demeure un marqueur de la speacutecificiteacute humaine de surcroicirct le verbe εἰδέναι a beau ecirctre

substantiveacute par lrsquooctroi drsquoun article deacutefini il nrsquoen reste pas moins un verbe auquel le lec-

teur pourrait srsquoattendre agrave voir accoleacute un compleacutement et qui pourtant reste isoleacute comme si

le Stagirite avait tenu agrave laisser agrave chacun la possibiliteacute de deacutefinir agrave sa guise ce en quoi doit

consister ce savoir vers lequel il tend en tant qursquoil est homme Aussi si lrsquoon devait reacutepli-

quer quelque chose agrave Aristote ce ne serait pas la neacutegation drsquoune volonteacute personnelle de

savoir mais plutocirct la revendication drsquoun certain type de savoir vers lequel lrsquoindividu choisit

drsquoorienter ses efforts ce qui nrsquoen fait pas moins un savoir En somme nul ne choisit drsquoecirctre

porteacute vers le savoir mais chacun choisit le type de savoir qui donne sa raison drsquoecirctre agrave son

activiteacute cette ambiguiumlteacute est similaire agrave celle que nous avons attribueacutee agrave la notion de choix

dans lrsquoideacutee que nul ne choisit de choisir et que la liberteacute de lrsquohomme se manifeste non pas

dans le choix lui-mecircme mais dans le type de choix qui est fait Ainsi quels que soient ses

objectifs personnels lrsquohomme ne peut pas ne pas choisir drsquoune maniegravere ou drsquoune autre de

chercher agrave connaicirctre le monde dans lequel il vit agrave savoir de quelle maniegravere il doit se con-

duire agrave connaicirctre la meilleure organisation possible de lrsquoEacutetat agrave savoir en quoi consiste le

beau en matiegravere drsquoart on pourrait donc compleacuteter la citation aristoteacutelicienne en reprenant

la typologie deacutegageacutee dans notre troisiegraveme partie et en affirmant que tout homme est par

nature porteacute vers le savoir en matiegravere scientifique eacutethique politique et artistique ndash pas tou-

jours au mecircme degreacute dans chaque domaine il est vrai mais ce non-choix nrsquoen est pas

moins ce qui marque la speacutecificiteacute de lrsquohomme au sein du regravegne animal en tant qursquoil donne

sa condition possibiliteacute agrave tout choix dont il constitue le revers la face non-choisie

Cette veacuteriteacute premiegravere du choix reacuteveacuteleacutee par le langage est aussitocirct contrecarreacutee par

une autre veacuteriteacute elle aussi premiegravere drsquoun point de vue ontologique mais secondaire drsquoun

point de vue pheacutenomeacutenologique (et donc exprimeacutee aussi comme secondaire drsquoun point de

vue chronologique) agrave savoir le non-choix absolu de la finitude qui se manifeste par

lrsquoensemble des faits venant freiner lrsquoactiviteacute qui deacutecoule du choix on distingue donc deux

types de non-choix le non-choix laquo ouvert raquo et relatif qui donne sa condition de possibiliteacute

au choix en tant qursquousage du libre arbitre et le non-choix laquo fermeacute raquo et absolu de la finitude

qui vient falsifier lrsquoouverture promise par le premier Crsquoest dans le mecircme acte de langage

que se font jour le choix et la finitude lrsquoun nrsquoallant pas sans lrsquoautre bien que le choix soit

toujours plus eacutevident que la finitude qursquoelle preacutecegravede toujours pheacutenomeacutenologiquement ndash

ontologiquement le rapport srsquoinverse ce qui rend indeacutepassable la contradiction entre ces

deux veacuteriteacutes pourtant compleacutementaires Il y a un indeacutepassable hiatus entre ces veacuteriteacutes

245

toutes deux fondatrices de la speacutecificiteacute humaine et entre lesquelles il nrsquoy a pas de rapport

drsquoeacutegaliteacute possible lrsquoesprit humain nrsquoayant de cesse drsquoessayer de retirer toute leacutegitimiteacute on-

tologique agrave la finitude ce qursquoil ne fait pas de gaicircteacute de cœur puisque la neacutecessiteacute de choisir

est aussi indeacutepassable qursquoinconfortable mais tout simplement parce que le triomphe du

choix sur le non-choix est ce qursquoil y a de plus logique ce qursquoil y a de plus conforme agrave

lrsquoideacutee premiegravere que lrsquohomme se fait de lui-mecircme sa veacuteriteacute ontologique premiegravere de ce

fait il peut aussi invalider jusqursquoau plaisir lui-mecircme mecircme srsquoil est conforme agrave la nature

son tort eacutetant preacuteciseacutement de deacutetourner lrsquohomme drsquoune activiteacute conforme au choix et de le

renvoyer agrave la part absolument non-choisie de son ecirctre La finitude nrsquoest pas toujours un

obstacle pour le choix elle peut mecircme lui ecirctre une aide par exemple lorsque la connais-

sance mateacuterielle est envisageacutee comme un tremplin vers la connaissance des reacutealiteacutes

intelligibles mais crsquoest justement le laquo pas toujours raquo qui fait toute la diffeacuterence lrsquoesprit

humain ne srsquoaccommode pas spontaneacutement des demi-mesures dont lrsquoacceptation neacutecessite

un effort et il suffit agrave la finitude de ne pas toujours ecirctre une aide pour constituer un obstacle

permanent aux yeux de lrsquohomme qui est cependant contraint de srsquoen contenter Vivre crsquoest

prendre le risque que tout ne se deacuteroule pas exactement comme notre raison lrsquoavait antici-

peacute et cela est insupportable non pas parce que ce serait eacutethiquement intoleacuterable mais

simplement parce que crsquoest illogique

La neacutegation de la finitude a notamment eacuteteacute opeacutereacutee au travers de trois grandes repreacute-

sentations mythiques dont Platon srsquoest fait lrsquoeacutecho dans la mesure ougrave elles exhortent agrave la

philosophie en laissant entendre que le monde nrsquoest pas irreacutemeacutediablement opaque pour

lrsquoesprit Ces repreacutesentations qui se teacutelescopent souvent se distinguent les unes des autres

en termes drsquoespace mais aussi en termes de temps elles ont cependant en commun de re-

connaicirctre au choix son statut de veacuteriteacute premiegravere de lrsquohomme lui accordant un primat

chronologique qui nrsquoest que lrsquoimage de son primat ontologique ndash aussi son triomphe serait

donc un reacutetablissement apregraves lrsquoannulation de la falsification opeacutereacutee par la finitude La pre-

miegravere repreacutesentation celle de la deacutecheacuteance originelle fait de la finitude la conseacutequence

drsquoune faute drsquoune maladresse ou de tout autre eacuteveacutenement adventice le triomphe du choix

sur le non-choix est donc situeacute ici-bas mais dans un passeacute lointain et reacutevolu La deuxiegraveme

reacuteside dans lrsquoideacutee drsquoacircme du monde qui postule que le choix a deacutejagrave triompheacute de la finitude

mais dans un au-delagrave a priori inaccessible agrave lrsquohomme La troisiegraveme enfin celle de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme situe agrave nouveau dans le passeacute la victoire sur la finitude mais ce

passeacute nrsquoest pas deacutefinitivement reacutevolu puisque cette repreacutesentation fait eacutegalement agrave

lrsquohomme la promesse que la falsification par la finitude sera annuleacutee dans lrsquoavenir dans un

246

au-delagrave qui nrsquoest donc pas irreacutemeacutediablement inaccessible agrave lrsquohomme puisque crsquoest de lagrave

que vient son acircme et que crsquoest lagrave qursquoelle est appeleacutee agrave revenir Cette troisiegraveme et derniegravere

repreacutesentation est celle qui satisfait le mieux lrsquoesprit humain non seulement parce qursquoelle

ne se contente pas de prendre acte drsquoune beacuteance et fait la promesse drsquoune victoire sur cette

beacuteance mais aussi parce que crsquoest cette repreacutesentation qui tient le mieux compte des con-

seacutequences de la nature ambivalente de lrsquohomme agrave la fois ecirctre de choix et de finitude la

plus deacuteterminante de ces conseacutequences eacutetant le caractegravere absolument ineffaccedilable de

lrsquoavoir-eacuteteacute de lrsquoindividu humain avoir-eacuteteacute qui peut ne se manifester que par un presque-

rien par des empreintes pour ainsi dire imperceptibles agrave lrsquoœil nu mais qui nrsquoen existent pas

moins et ont donc eacuteteacute introduites dans le monde comme une nouveauteacute radicale que nul ne

pouvait anticiper et qui plaide directement en faveur de la capaciteacute du principe spirituel de

lrsquoindividu humain absolument singulier agrave transcender les limites chrono-biologiques de

lrsquohomme Le philosophe en tant qursquoil produit une reacuteflexion qui nrsquoa pas vocation agrave expri-

mer la veacuteriteacute toute entiegravere de faccedilon deacutefinitive mais nrsquoest que la continuation drsquoun effort

intellectuel qui lrsquoa preacuteceacutedeacute et qui devra ecirctre poursuivi apregraves sa mort est mieux au fait que

quiconque de cette capaciteacute agrave srsquoinseacuterer dans un processus transcendant lrsquoindividu qui en est

cependant le producteur exclusif mais la connaissance de cette capaciteacute nrsquoest pas entiegravere-

ment satisfaisante pour un esprit humain en quecircte de triomphe du choix sur la finitude agrave

tout prendre elle est deacutecevante en tant que nous ne jouissons pas nous-mecircmes de la survie

de notre propre principe spirituel ce qui nous satisfait drsquoautant moins que nous

nrsquoengageons jamais une tacircche dans lrsquoideacutee qursquoon ne lrsquoachegravevera jamais La conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme agrave cet eacutegard apparaicirct comme le plus haut degreacute envisageable

drsquoactualisation de cette survie potentielle celui qui promet enfin lrsquoachegravevement deacutefinitif de

notre eacutelan vers le savoir (au sens le plus large) et la possibiliteacute drsquoen jouir de faccedilon pleine et

entiegravere en contrepartie de lrsquoeacutetat drsquoinachegravevement permanent qui caracteacuterise notre vie la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme promet lrsquoachegravevement complet autant dire le triomphe

complet du choix sur la finitude et crsquoest en promettant un eacutetat ougrave plus rien ne viendrait

contrecarrer lrsquoeacutepanouissement du choix que cette conception preacutemunit contre la tentation

de se reacutevolter ouvertement contre notre condition en la rendant supportable Crsquoest en tout

cas ainsi qursquoil fallait la comprendre dans le monde grec ougrave toute reacutevolte de lrsquohomme contre

sa propre reacutealiteacute aurait releveacute de lrsquoὕϐρις ce contre quoi il fallait se preacutemunir agrave tout prix

drsquoautant que la tentation de cette reacutevolte eacutetait forte pour les Grecs qui se pensaient seuls

soumis au devenir lineacuteaire qui est un aspect parmi drsquoautres de la finitude dans un monde

caracteacuteriseacute par le devenir circulaire ou plutocirct par la stabiliteacute

247

Lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans un tel cadre nrsquoest donc pas contraire au λόγος elle

est mecircme ce qursquoil y a de plus logique pour un Grec qui ne peut concevoir le neacuteant (il nrsquoest

drsquoailleurs pas certain qursquoil soit moins ineffable pour la moderniteacute) et pour lequel il est deacutejagrave

patent que chacun peut connaicirctre une expeacuterience mecircme minime de sortie du corps elle

nrsquoest pas non plus deacuteraisonnable elle est mecircme drsquoautant plus raisonnable qursquoen maintenant

vivace lrsquoespoir drsquoune continuation perpeacutetuelle drsquoune vie caracteacuteriseacutee par le choix ne ren-

contrant aucun obstacle elle constitue une sorte de garde-fou gracircce auquel le monde grec

srsquoest longtemps preacutemuni contre la tentation drsquoune reacutevolte contre la condition humaine lais-

sant la responsabiliteacute de la reacutevolte aux ecirctres surhumains repreacutesenteacutes sur la scegravene de la

trageacutedie comme Promeacutetheacutee Le poegravete et le politique contribuaient au maintien de ce garde-

fou mais agrave lrsquoeacutepoque de Platon le cadre traditionnel de la citeacute a eacuteclateacute entraicircnant notam-

ment une deacuteperdition au sein de la jeunesse des mythes qui assuraient la coheacutesion de la

citeacute agrave commencer par la repreacutesentation de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme ce qui

nrsquoa pas eacuteteacute sans conseacutequences eacutethiques facirccheuses Le politique et le poegravete ayant failli libre

au philosophe drsquoentrer en scegravene et de construire un nouveau garde-fou en lieu et place de

celui qui a craqueacute sous les coups de boutoir des Laceacutedeacutemoniens ce qui neacutecessite une reacute-

forme agrave part entiegravere non pas un retour en arriegravere et encore moins une crispation

reacuteactionnaire sur un passeacute reacutevolu la reacuteforme ne saurait non plusse traduire par une volonteacute

de faire table rase du passeacute Platon prend acte du fait que la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

nrsquoest ni illogique ni deacuteraisonnable son mode de vie philosophique et donc asceacutetique (et

non pas asceacutetique et donc philosophique) lui ayant donneacute la confirmation de ce qui lui en-

seignait la tradition mais puisque cette tradition ne se suffit plus crsquoest donc le mode de vie

philosophique qui distribue deacutesormais les bons et les mauvais points aux repreacutesentations

mythiques et valide ainsi la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme agrave laquelle il nrsquoest pas neacutecessaire

de croire sans reacuteserve mais agrave laquelle il est preacutefeacuterable drsquoadheacuterer afin de maintenir agrave lrsquoeacutetat

drsquoespoir la possibiliteacute drsquoun accegraves immeacutediat aux veacuteriteacutes intelligibles et ainsi accepter que cet

accegraves reste agrave lrsquoeacutetat drsquoobjectif continuellement diffeacutereacute aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre

Le philosophe entretient avec le domaine mateacuteriel une relation apparemment ambigueuml en

tant qursquoil doit srsquoen abstraire pour mener agrave bien une reacuteflexion mais a aussi besoin de lui

pour penser la reacutealiteacute dans son entiegravereteacute il a donc conscience plus que quiconque du hiatus

qui existe entre ces deux veacuteriteacutes humaines compleacutementaires et cependant irreacuteconciliables

que sont le choix et la finitude et puisque la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoest ni

illogique ni deacuteraisonnable elle constitue donc le meilleur compromis qui soit pour rendre

ce hiatus supportable pour lrsquoapprenti philosophe Le reacuteinvestissement par la philosophie de

248

cette conception mythique nrsquoa donc rien drsquoartificiel faute de pouvoir deacutemontrer par des

arguments logiques reacuteellement convaincants que lrsquoacircme humaine est immortelle Platon ex-

horte ses eacutelegraveves et ses lecteurs agrave rester fidegraveles au juste milieu dont Socrate lui-mecircme a

fourni une manifestation saisissante non seulement en acceptant sereinement son sort mais

aussi en ayant la modestie de reconnaicirctre qursquoil ne savait pas tout et en ne refusant ni un

confort minimal ni les plaisirs conformes agrave la nature humaine ce qui justifie que Platon

refuse tout statut de pur esprit au philosophe et le met en scegravene dans ses dialogues tel qursquoil

est crsquoest-agrave-dire corporel soumis au devenir et capable de se reacutetracter opposant ainsi une

conception dynamique de la penseacutee perpeacutetuellement occupeacutee agrave poser les bonnes questions

agrave une conception statique plutocirct occupeacutee agrave donner des reacuteponses toutes faites De ce point

de vue en tant qursquoexhortations agrave une sagesse caracteacuteriseacutee par le respect du juste milieu par

le maintien de lrsquoecirctre humain dans ses limites et par le consentement au perpeacutetuel inachegrave-

vement caracteacuterisant la penseacutee les mythes eschatologiques de Platon justifient

implicitement que sa penseacutee se soit exprimeacutee au travers de dialogues ce qui nous renvoie agrave

notre point de deacutepart la boucle est boucleacutee

Notre but eacutetait de chercher agrave cerner telles qursquoelles ont pu trouver agrave se manifester

chez Platon quelles furent parmi les intuitions spontaneacutees de lrsquohomme prenant connais-

sance de lui-mecircme celles qui ont pu conduire ce dernier agrave croire agrave lrsquoimmortaliteacute de son

acircme nous nrsquoavons pas la preacutetention drsquoavoir eacutepuiseacute le sujet mecircme si nous lrsquoavons au moins

eacuteclaireacute mais nous avons peut-ecirctre fait mieux puisque nous avons deacutesormais de quoi reacute-

pondre agrave ceux qui encore aujourdrsquohui taxent Platon drsquoideacutealisme et de rigorisme eacutethique

voire lui attribuent une laquo pulsion de mort raquo sur la base drsquoune lecture superficielle de

Nietzsche il est sans doute au contraire le philosophe qui srsquoest mieux preacutemuni que tout

autre contre la tentation de la surhumaniteacute et aussi contre celle du deacutegoucirct de la vie Certes

il a situeacute le siegravege de la veacuteriteacute de lrsquoecirctre dans des ideacutees intelligibles auxquelles lrsquohomme ne

saurait avoir un accegraves complet et immeacutediat aussi longtemps qursquoil vit sur terre mais ce

nrsquoeacutetait que pour mieux dire que lrsquoeacutelan vers la connaissance nrsquoest pas irreacutemeacutediablement

voueacute agrave lrsquoeacutechec qursquoil faut savoir accepter aussi longtemps que lrsquoon vit ici-bas que cet eacutelan

ne soit pas deacutefinitivement satisfait et qursquoil ne faut en aucun cas faire lrsquoeacuteconomie du savoir

sensible Certes Platon a eacutetabli comme eacutetat de perfection eacutethique la vie de lrsquoacircme deacutesincar-

neacutee libeacutereacutee de la tentation de la matiegravere mais ce nrsquoeacutetait que pour mieux souligner qursquoun tel

eacutetat nrsquoeacutetait pas accessible agrave lrsquohomme dont lrsquoacircme eacutetait encore mecircleacutee agrave un corps avec lequel

il faut donc composer jusqursquoagrave la mort en lui fournissant tout ce dont il a besoin et seule-

ment cela ce qui implique de se tenir agrave eacutegale distance de la vie de lrsquoascegravete torturant

249

inutilement son corps drsquoune part et de la vie de lrsquoheacutedoniste se complaisant dans les plaisirs

les plus grossiers drsquoautre part lrsquoascegravese du philosophe nrsquoest pas lrsquoascegravese contrainte et for-

ceacutee du miseacutereux mais bien une neacutecessite agrave laquelle doit consentir quiconque fait profession

drsquoecirctre philosophe et qui parce qursquoelle a pour vocation premiegravere de faciliter lrsquoinvestigation

logique ne saurait ecirctre aussi radicale que celle des stylites Certes Platon a imagineacute dans la

Reacutepublique une citeacute ideacuteale qui ne saurait exister concregravetement agrave moins de faire violence agrave

la reacutealiteacute mais agrave aucun moment il nrsquoa envisageacute seacuterieusement la reacutealisation effective de

cette constitution qui doit donc rester un ideacuteal reacutegulateur dont la citeacute reacuteelle celle dont il est

question dans les Lois peut eacuteventuellement srsquoinspirer mais qursquoelle ne doit en aucun cas

chercher agrave eacutegaler Certes enfin il a suggeacutereacute que soient exclus de la citeacute les poegravetes deacutepei-

gnant le royaume drsquoHadegraves en termes horrifiques et les peintres imitant la reacutealiteacute au point de

faire srsquoy tromper les oiseaux eux-mecircmes mais ne peut-on pas y voir preacuteciseacutement la mani-

festation drsquoune volonteacute drsquoexhorter les artistes agrave ne pas chercher agrave eacutegaler les dieux au point

de preacutetendre connaicirctre lrsquoau-delagrave mieux que quiconque et de pouvoir dupliquer la nature

En somme que ce soit drsquoun point de vue scientifique eacutethique politique ou artistique en

drsquoautres termes dans presque tous les domaines drsquoactiviteacute speacutecifiquement humaine Platon

ce preacutetendu ideacutealiste nrsquoa eu de cesse drsquoexhorter ses lecteurs et ses disciples agrave rester dans

les bornes de lrsquohumaniteacute et agrave se preacutemunir contre toute tentation de faire violence agrave soi-

mecircme agrave autrui et agrave la nature pour rendre les faits conformes agrave lrsquoeacutetat de perfection absolue

que nous ne pourrons jamais connaicirctre qursquoapregraves notre mort affirmant que la philosophie

est le moyen le plus efficace pour srsquoapprocher le plus possible de cet eacutetat de notre vivant et

qursquoelle est mecircme drsquoautant plus satisfaisante qursquoelle ne censure pas radicalement la matiegravere

ne nous prive donc pas des avantages de cette derniegravere et nous permet de nous tenir agrave

lrsquoeacutecart de ses inconveacutenients ndash ce qui est encore une manifestation parmi drsquoautres du res-

pect du juste milieu La conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme que lrsquoon

pourrait croire dateacutee est donc tout agrave fait drsquoactualiteacute en tant qursquoelle serait tregraves efficace au-

jourdrsquohui sans mecircme qursquoil soit neacutecessaire drsquoy adheacuterer sans reacuteserve contre la tentation du

cynisme misanthrope du totalitarisme du saccage de la nature ou des expeacuteriences eacutethi-

quement douteuses que les progregraves de la technique mettent aujourdrsquohui agrave porteacutee de main de

la science crsquoest drsquoailleurs bien ainsi que Jan Patočka comprend le laquo souci de lrsquoacircme raquo qui

est agrave lrsquoœuvre chez Platon dont lrsquoimmortaliteacute nrsquoest qursquoun pilier mais non des moindres et

qui aurait donneacute agrave lrsquoEurope sa colonne verteacutebrale intellectuelle justifiant ainsi que lrsquoon se

tourne vers Platon agrave une heure ougrave lrsquoon nrsquoa de cesse de parler drsquoune crise drsquoidentiteacute de

lrsquoEurope pour le dire comme Patočka laquo le soin de lrsquoacircme qui est agrave la base de lrsquoheacuteritage

250

europeacuteen nrsquoest-il pas aujourdrsquohui encore agrave mecircme de nous interpeller nous qui avons be-

soin de trouver un appui au milieu de la faiblesse geacuteneacuterale et de lrsquoacquiescement au

deacuteclin raquo324 Tout se passe comme si le fait de nrsquoavoir conserveacute de la tradition grecque que

ce qui nrsquoeacutetait ni illogique ni deacuteraisonnable et drsquoavoir ainsi adopteacute une posture intermeacutediaire

entre la laquo table rase raquo et la reacuteaction traditionnaliste avait mis Platon agrave lrsquoabri du risque drsquoecirctre

deacutepasseacute faisant de lui agrave tout jamais notre contemporain

324 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 21

251

Annexes

252

253

Annexe 1

Plat Pheacutedon [97b-98c] ἀλλ᾽ ἀκούσας μέν ποτε ἐκ βιβλίου τινός ὡς ἔφη Ἀναξαγόρου ἀναγιγνώσκοντος καὶ λέγοντος ὡς ἄρα νοῦς ἐστιν ὁ διακοσμῶν τε καὶ πάντων αἴτιος (hellip) ταῦτα δὴ λογιζόμενος ἅσμενος ηὑρηκέναι ᾤμην διδάσκαλον τῆς αἰτίας περὶ τῶν ὄντων κατὰ νοῦν ἐμαυτῷ (hellip) ἀπὸ δὴ θαυμαστῆς ἐλπίδος ὦ ἑταῖρε ᾠχόμην φερόμενος ἐπειδὴ προϊὼν καὶ ἀναγιγνώσκων ὁρῶ ἄνδρα τῷ μὲν νῷ οὐδὲν χρώμενον οὐδέ τινας αἰτίας ἐπαιτιώμενον εἰς τὸ διακοσμεῖν τὰ πράγματα ἀέρας δὲ καὶ αἰθέρας καὶ ὕδατα αἰτιώμενον καὶ ἄλλα πολλὰ καὶ ἄτοπα laquo Or un jour jrsquoentendis faire la lecture drsquoun livre qui eacutetait agrave ce qursquoon disait drsquoAnaxagore et disant que lrsquoesprit est lrsquoordonnateur et la cause de tout (hellip) Rendu heureux par ce raisonnement je pensais avoir trouveacute un homme capable drsquoenseigner la cause de ce qui est selon mon esprit (hellip) Mais du haut du merveilleux espoir compagnon jrsquoeacutetais tombeacute brusquement puisqursquoen poursuivant ma lecture je vois un homme ne faisant aucun usage de lrsquoesprit nrsquoen faisant mecircme pas la cause de lrsquoordre des choses mais regardant comme causes lrsquoair lrsquoeacutether lrsquoeau et tant drsquoautres choses eacutetranges raquo

Annexe 2 Xen Banquet 210 καὶ ὁ Ἀντισθένης πῶς οὖν ἔφη ὦ Σώκρατες οὕτω γιγνώσκων οὐ καὶ σὺ παιδεύεις Ξανθίππην ἀλλὰ χρῇ γυναικὶ τῶν οὐσῶν οἶμαι δὲ καὶ τῶν γεγενημένων καὶ τῶν ἐσομένων χαλεπωτάτῃ ὅτι ἔφη ὁρῶ καὶ τοὺς ἱππικοὺς βουλομένους γενέσθαι οὐ τοὺς εὐπειθεστάτους ἀλλὰ τοὺς θυμοειδεῖς ἵππους κτωμένους νομίζουσι γάρ ἂν τοὺς τοιούτους δύνωνται κατέχειν ῥᾳδίως τοῖς γε ἄλλοις ἵπποις χρήσεσθαι κἀγὼ δὴ βουλόμενος ἀνθρώποις χρῆσθαι καὶ ὁμιλεῖν ταύτην κέκτημαι εὖ εἰδὼς ὅτι εἰ ταύτην ὑποίσω ῥᾳδίως τοῖς γε ἄλλοις ἅπασιν ἀνθρώποις συνέσομαι καὶ οὗτος μὲν δὴ ὁ λόγος οὐκ ἄπο τοῦ σκοποῦ ἔδοξεν εἰρῆσθαι

laquo Antisthegravene demanda laquo Comment donc Socrate avec un tel savoir nrsquoentreprends-tu pas drsquoeacuteduquer Xanthippe et freacutequentes-tu une femme que je crois ecirctre la plus insupportable des femmes preacutesentes passeacutees et agrave venir ndash Parce que reacutepondit Socrate je vois que ceux qui veulent devenir cavaliers ne se procurent pas les chevaux les plus dociles mais des chevaux irascibles Ils pensent en effet que srsquoils sont capables de maicirctriser de tels chevaux il leur sera facile de faire usage des autres Et bien moi aussi eacutetant deacutesireux de freacutequenter les hu-mains et drsquoavoir commerce avec eux jrsquoai pris cette femme bien conscient que si je la supportais il me sera facile de freacutequenter tous les autres hommes raquo Cette parole ne parut pas hors de propos raquo

254

Annexe 3

Soph Œdipe agrave Colone v 1518-1525 ἐγὼ διδάξω τέκνον Αἰγέως ἅ σοι γήρως ἄλυπα τῇδε κείσεται πόλει χῶρον μὲν αὐτὸς αὐτίκ᾽ ἐξηγήσομαι ἄθικτος ἡγητῆρος οὗ με χρὴ θανεῖν τοῦτον δὲ φράζε μή ποτ᾽ ἀνθρώπων τινί μήθ᾽ οὗ κέκευθε μήτ᾽ ἐν οἷς κεῖται τόποις ὥς σοι πρὸ πολλῶν ἀσπίδων ἀλκὴν ὅδε δορός τ᾽ ἐπακτοῦ γειτονῶν ἀεὶ τιθῇ laquo Je vais trsquoapprendre fils drsquoEacutegeacutee ce qui sera confieacute agrave toi et agrave ta citeacute exempt des soucis de la vieillesse Je vais moi-mecircme te conduire sur lrsquoheure vers le lieu sans qursquoun guide me tienne par la main ougrave je dois mourir Ne lrsquoindique agrave aucun des hommes ne reacutevegravele ni ougrave il se cache ni en quel endroit il se trouve ainsi il trsquoapportera toujours le renfort de nombreux boucliers et mecircme drsquoune armeacutee venue drsquoun pays voisin raquo

Annexe 4

Plat Reacutepublique III [386 a-c] - Τί δὲ δὴ εἰ μέλλουσιν εἶναι ἀνδρεῖοι ἆρα οὐ ταῦτά τε λεκτέον καὶ οἷα αὐτοὺς ποιῆσαι ἥκιστα τὸν θάνατον δεδιέναι ἢ ἡγῇ τινά ποτrsquo ἂν γενέσθαι ἀνδρεῖον ἔχοντα ἐν αὑτῷ τοῦτο τὸ δεῖμα - Μὰ Δία ἦ δrsquo ὅς οὐκ ἔγωγε - Τί δέ Τἀν ῞Αιδου ἡγούμενον εἶναί τε καὶ δεινὰ εἶναι οἴει τινὰ θανάτου ἀδεῆ ἔσεσθαι καὶ ἐν ταῖς μάχαις αἱρήσεσθαι πρὸ ἥττης τε καὶ δουλείας θάνατον - Οὐδαμῶς- Δεῖ δή ὡς ἔοικεν ἡμᾶς ἐπιστατεῖν καὶ περὶ τούτων τῶν μύθων τοῖς ἐπιχειροῦσιν λέγειν καὶ δεῖσθαι μὴ λοιδορεῖν ἁπλῶς οὕτως τὰ ἐν ῞Αιδου ἀλλὰ μᾶλλον ἐπαινεῖν ὡς οὔτε ἀληθῆ ἂν λέγοντας οὔτε ὠφέλιμα τοῖς μέλλουσιν μαχίμοις ἔσεσθαι laquo Mais srsquoils doivent ecirctre courageux ne faut-il pas leur tenir ces discours et leur en tenir aussi qui leur fassent avoir peur le moins possible de la mort Ou crois-tu qursquoon puisse devenir courageux en gardant agrave lrsquointeacuterieur de soi cette crainte ndash Par Zeus non je ne le crois pas ndash Et crois-tu qursquoen croyant que lrsquoHadegraves est eacutepouvantable on se preacutesente sans peur de la mort et qursquoau combat on preacutefegravere la mort agrave lrsquoesclavage du vaincu ndash Pas du tout ndash Il faut donc semble-t-il que nous surveillons ceux qui entreprennent de prononcer ces reacutecits et que nous leur prions de ne plus injurier becirctement comme ils le font lrsquoHadegraves mais plutocirct drsquoen faire lrsquoeacuteloge puisque leurs paroles ne sont ni vraies ni utiles pour ceux qui doivent devenir combattants raquo

255

Annexe 5 Plat Criton [53b-c] αὐτὸς δὲ πρῶτον μὲν ἐὰν εἰς τῶν ἐγγύτατά τινα πόλεων ἔλθῃς ἢ Θήβαζε ἢ Μέγαράδεmdash εὐνομοῦνται γὰρ ἀμφότεραιmdashπολέμιος ἥξεις ὦ Σώκρατες τῇ τούτων πολιτείᾳ καὶ ὅσοιπερ κήδονται τῶν αὑτῶν πόλεων ὑποβλέψονταί σε διαφθορέα ἡγούμενοι τῶν νόμων καὶ βεβαιώσεις τοῖς δικασταῖς τὴν δόξαν ὥστε δοκεῖν ὀρθῶς τὴν rsquo δίκην δικάσαι laquo Mais toi-mecircme drsquoabord si tu vas dans lrsquoune des citeacutes voisines agrave Thegravebes ou agrave Meacutegare - lrsquoune et lrsquoautre sont reacutegies par de bonnes lois ndash tu y arriveras en ennemi de leur constitution Socrate et tous ceux qui prennent soin de leur citeacute te regarderont avec meacutefiance te prenant pour un destructeur des lois et tu consolideras la reacuteputation de tes juges de sorte qursquoils paraicirctront avoir rendu justice droitement raquo

Annexe 6

CAMUS Albert LrsquoEacutetranger in Œuvres complegravetes I p164-165 laquo Il avait lrsquointention drsquoinstaller un bureau agrave Paris qui traiterait ses affaires sur la place et directement avec les grandes compagnies et il voulait savoir si jrsquoeacutetais disposeacute agrave y aller Cela me permettrait de vivre agrave Paris et aussi de voyager une partie de lrsquoanneacutee laquo Vous ecirctes jeune et il me semble que crsquoest une vie qui doit vous plaire raquo Jrsquoai dit que oui mais que dans le fond cela mrsquoeacutetait eacutegal Il mrsquoa demandeacute alors si je nrsquoeacutetais pas inteacuteresseacute par un changement de vie Jrsquoai reacutepondu qursquoon ne changeait jamais de vie qursquoen tous cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me deacuteplaisait pas du tout Il a eu lrsquoair meacutecontent mrsquoa dit que je reacutepondais toujours agrave cocircteacute que je nrsquoavais pas drsquoambition et que cela eacutetait deacutesastreux dans les affaires raquo

Annexe 7 Plat Reacutepublique I [327a-b] κατέβην χθὲς εἰς Πειραιᾶ μετὰ Γλαύκωνος τοῦ Ἀρίστωνος προσευξόμενός τε τῇ θεῷ καὶ ἅμα τὴν ἑορτὴν βουλόμενος θεάσασθαι τίνα τρόπον ποιήσουσιν ἅτε νῦν πρῶτον ἄγοντες καλὴ μὲν οὖν μοι καὶ ἡ τῶν ἐπιχωρίων πομπὴ ἔδοξεν εἶναι οὐ μέντοι ἧττον ἐφαίνετο πρέπειν ἣν οἱ Θρᾷκες ἔπεμπον προσευξάμενοι δὲ καὶ θεωρήσαντες ἀπῇμεν πρὸς τὸ ἄστυ κατιδὼν οὖν πόρρωθεν ἡμᾶς οἴκαδε ὡρμημένους Πολέμαρχος ὁ Κεφάλου ἐκέλευσε δραμόντα τὸν παῖδα περιμεῖναί ἑ κελεῦσαι laquo Je descendais hier au Pireacutee avec Glaucon fils drsquoAriston pour faire une priegravere agrave la deacuteesse et aussi parce que je voulais voir de quelle maniegravere on ceacuteleacutebrerait la fecircte qui se tenait pour la premiegravere fois Or la procession des gens du pays me sembla belle et guegravere moins apparut celle que faisaient les Thraces Apregraves avoir fait notre priegravere et assisteacute aux festiviteacutes nous repartions vers la ville Nous ayant vu de loin prendre le chemin du retour Poleacutemarque fils de Ceacutephale demanda agrave son esclave de courir pour nous prier de lrsquoattendre raquo

256

Annexe 8 DROZ Geneviegraveve Les mythes platoniciens p156

laquo Mais peut-ecirctre cette cosmologie intelligemment ordonneacutee a-t-elle surtout une signification poleacutemique Il srsquoagit de montrer contre Anaxagore et contre Deacutemocrite contre les mateacuterialistes et contre les atomistes que lrsquounivers nrsquoest pas le fait du hasard ni explicable par la seule matiegravere Que lrsquoouvrier divin soit une image (hellip) peu importe en derniegravere analyse au moins ne regravegne-t-il pas ici-bas lrsquoabsurde lrsquoarbitraire absolu celui drsquoun meacutecanisme eacutetroit reacuteducteur et atheacutee Le monde sensible a son ordre sa coheacuterence sa neacutecessiteacute sa finaliteacute un Dieu sage lrsquoa ainsi voulu conccedilu reacutealiseacutehellip raquo

Annexe 9

Plat Reacutepublique II [372 a-e] πρῶτον οὖν σκεψώμεθα τίνα τρόπον διαιτήσονται οἱ οὕτω παρεσκευασμένοι ἄλλο τι ἢ σῖτόν τε ποιοῦντες καὶ οἶνον καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα καὶ οἰκοδομησάμενοι οἰκίας θέρους μὲν τὰ πολλὰ γυμνοί τε καὶ ἀνυπόδητοι ἐργάσονται τοῦ δὲ χειμῶνος ἠμφιεσμένοι τε καὶ ὑποδεδεμένοι ἱκανῶς θρέψονται δὲ ἐκ μὲν τῶν κριθῶν ἄλφιτα σκευαζόμενοι ἐκ δὲ τῶν πυρῶν ἄλευρα τὰ μὲν πέψαντες τὰ δὲ μάξαντες μάζας γενναίας καὶ ἄρτους ἐπὶ κάλαμόν τινα παραβαλλόμενοι ἢ φύλλα καθαρά κατακλινέντες ἐπὶ στιβάδων ἐστρωμένων μίλακί τε καὶ μυρρίναις εὐωχήσονται αὐτοί τε καὶ τὰ παιδία ἐπιπίνοντες τοῦ οἴνου ἐστεφανωμένοι καὶ ὑμνοῦντες τοὺς θεούς ἡδέως συνόντες ἀλλήλοις οὐχ ὑπὲρ τὴν οὐσίαν ποιούμενοι τοὺς παῖδας εὐλαβούμενοι πενίαν ἢ πόλεμον (hellip) καὶ οὕτω διάγοντες τὸν βίον ἐν εἰρήνῃ μετὰ ὑγιείας ὡς εἰκός γηραιοὶ τελευτῶντες ἄλλον τοιοῦτον βίον τοῖς ἐκγόνοις παραδώσουσιν laquo Drsquoabord consideacuterons de quelle maniegravere vont vivre les gens disposeacutes ainsi Ne vont-ils pas produire du bleacute du vin des vecirctements et des chaussures Et apregraves avoir bacircti des maisons la plupart travailleront lrsquoeacuteteacute nus325 et sans chaussures et lrsquohiver suffisamment vecirctus et chausseacutes ils se nourriront en preacuteparant de la farine drsquoorge ou de froment qursquoils feront cuire et qursquoils peacutetriront servant de belles galettes et des pains sur du chaume ou sur des feuilles pures coucheacutes sur des lits de feuillage joncheacutes de couleuvreacutee ou myrte eux et leurs enfants se reacutegaleront buvant du vin couronneacutes et chantant les louanges des dieux vivant ensemble agreacuteablement ne faisant pas plus drsquoenfants que ne le leur permettent leurs ressources prenant gare agrave la pauvreteacute ou agrave la guerre (hellip) Et menant ainsi leur vie dans la paix et en bonne santeacute comme il convient atteignant la vieillesse ils transmettront la mecircme vie agrave leurs descendants 325 Eacutemile Chambry avait traduit γυμνοί par laquo agrave demi vecirctus raquo ce qui deacutenote probablement une pudeur ana-chronique car le sens premier de γυμνός est bien laquo nu raquo et il nrsquoest pas incongru que ce soit bien ainsi que lrsquoentend Socrate la nuditeacute nrsquoeacutetant pas un tabou pour un citoyen grec la nuditeacute des athlegravetes concourant aux jeux drsquoOlympie ne choquait personne elle doit donc encore moins ecirctre choquante de la part drsquohommes reacutesi-dant dans une citeacute primitive ougrave regravegnent la simpliciteacute et la frugaliteacute

257

Annexe 10 VERNANT Jean-Pierre Mythe et penseacutee chez les Grecs eacutetudes de psychologie historique p143 laquo Dans lrsquoemploi drsquoune formule comme laquo tension du diaphragme raquo nous avons cru recon-naicirctre le souvenir drsquoune discipline de type yoga appuyeacutee sans doute sur une technique de controcircle du souffle respiratoire ainsi srsquoexpliquerait lrsquoeacutetrange privilegravege attribueacute aux Mages par la leacutegende de pouvoir agrave volonteacute rendre libre leur psuchegrave de lui faire quitter le corps gisant sans souffle et sans vie dans un sommeil cataleptique pour un voyage dont elle ap-porte comme lrsquoacircme drsquoEacutepimeacutenide la connaissance du passeacute Sous lrsquoinfluence des preacuteoccupations et des ideacutees nouvelles qui se font jour dans les confreacuteries philosophiques cette discipline drsquoextase se serait transformeacutee en un entraicircnement spirituel une meacuteleacutetegrave unissant eacutetroitement lrsquoeffort de remeacutemoration pousseacute aussi loin que possible dans les vies anteacuterieures la purification de lrsquoacircme et sa seacuteparation du corps lrsquoeacutevasion du flux temporel par lrsquoaccegraves agrave une veacuteriteacute parfaitement stable Nrsquoest-ce pas un entraicircnement de cette sorte que Platon eacutevoque dans le Pheacutedon avant drsquoexposer sa theacuteorie de lrsquoanamnegravesis quand il deacutefinit la philosophie conformeacutement agrave ce qursquoil appelle une tregraves ancienne tradition comme une meacuteleacutetegrave thanatou une discipline ou un exercice de mort consistant agrave purifier lrsquoacircme en la concentrant en la ramassant sur elle-mecircme agrave partir de tous les points du corps de faccedilon qursquoainsi rassembleacutee et isoleacutee elle puisse se deacutelier du corps et srsquoen eacutevader raquo

258

Annexe 11 BRASSENS Georges laquo La mauvaise reacuteputation raquo in Poegravemes et chansons p 11 laquo Au village sans preacutetention Jai mauvaise reacuteputation Qursquo je mrsquo deacutemegravene ou qursquo je reste coi Je passrsquo pour un je-ne-sais-quoi Je ne fais pourtant de tort agrave personne En suivant mon chrsquomin de petit bonhomme Mais les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Non les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Tout le monde meacutedit de moi Sauf les muets ccedila va de soi Le jour du quatorze-Juillet Je reste dans mon lit douillet La musique qui marche au pas Cela ne me regarde pas Je ne fais pourtant de tort agrave personne En neacutecoutant pas le clairon qui sonne Mais les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Non les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Tout le monde me montre au doigt Sauf les manchots ccedila va de soi raquo

259

Annexe 12

NIETZSCHE Friedrich La geacuteneacutealogie de la morale III 7 laquo Toute becircte la becircte philosophe326 comme les autres tend instinctivement vers un optimum de conditions favorables au milieu desquelles elle peut deacuteployer sa force et atteindre la pleacutenitude du sentiment de sa puissance toute becircte a de mecircme une horreur instinctive et une sorte de flair subtil laquo supeacuterieur agrave toute raison raquo pour toute espegravece de trouble-fecircte et drsquoobstacles qui se preacutesentent ou pourraient se preacutesenter sur ce chemin vers lrsquooptimum ndash (ce nrsquoest pas de sa route vers le bonheur que je parle mais de sa route vers la puissance vers lrsquoaction vers lrsquoactiviteacute la plus puissante ce qui de fait dans la plupart des cas est sa route vers le malheur) (hellip) Quel sens faut-il donc attacher agrave lrsquoideacuteal asceacutetique chez un philosophe Voici ma reacuteponse ndash on lrsquoaura devineacutee depuis longtemps agrave son aspect le philosophe sourit comme agrave un optimum des conditions neacutecessaires agrave la spiritualisation la plus haute et la plus hardie ndash par lagrave il ne nie pas laquo lrsquoexistence raquo il affirme au contraire son existence agrave lui et seulement son existence au point qursquoil nrsquoest peut-ecirctre pas eacuteloigneacute de ce vœu criminel pereat Mundus fiat philosophia fiat philosopus fiam 327 (Traduit de lrsquoallemand par Henri Albert traduction reacuteviseacutee par Jacques Le Rider)

326 En franccedilais dans le texte 327 En latin dans le texte laquo Que le monde peacuterisse que la philosophe soit que le philosophe soit que je sois raquo

260

Annexe 13

Plat Banquet [210 a-e] δεῖ γάρ ἔφη τὸν ὀρθῶς ἰόντα ἐπὶ τοῦτο τὸ πρᾶγμα ἄρχεσθαι μὲν νέον ὄντα ἰέναι ἐπὶ τὰ καλὰ σώματα καὶ πρῶτον μέν ἐὰν ὀρθῶς ἡγῆται ὁ ἡγούμενος ἑνὸς αὐτὸν σώματος ἐρᾶν καὶ ἐνταῦθα γεννᾶν λόγους καλούς ἔπειτα δὲ αὐτὸν κατανοῆσαι ὅτι τὸ κάλλος τὸ ἐπὶ ὁτῳοῦν σώματι τῷ ἐπὶ ἑτέρῳ σώματι ἀδελφόν ἐστι καὶ εἰ δεῖ διώκειν τὸ ἐπrsquo εἴδει καλόν πολλὴ ἄνοια μὴ οὐχ ἕν τε καὶ ταὐτὸν ἡγεῖσθαι τὸ ἐπὶ πᾶσιν τοῖς σώμασι κάλλοςmiddot τοῦτο δrsquo ἐννοήσαντα καταστῆναι πάντων τῶν καλῶν σωμάτων ἐραστήν ἑνὸς δὲ τὸ σφόδρα τοῦτο χαλάσαι καταφρονήσαντα καὶ σμικρὸν ἡγησάμενονmiddot() ὃς γὰρ ἂν μέχρι ἐνταῦθα πρὸς τὰ ἐρωτικὰ παιδαγωγηθῇ θεώμενος ἐφεξῆς τε καὶ ὀρθῶς τὰ καλά πρὸς τέλος ἤδη ἰὼν τῶν ἐρωτικῶν ἐξαίφνης κατόψεταί τι θαυμαστὸν τὴν φύσιν καλόν τοῦτο ἐκεῖνο ὦ Σώκρατες οὗ δὴ ἕνεκεν καὶ οἱ ἔμπροσθεν πάντες πόνοι ἦσαν laquo Voici dit-elle Ce qursquoil faut quand on va par la bonne voie agrave ce but crsquoest en veacuteriteacute de commencer degraves le jeune acircge agrave srsquoorienter vers la beauteacute corporelle et tout drsquoabord si lrsquoon est bien dirigeacute par celui qui vous dirige de nrsquoaimer qursquoun seul beau corps et agrave cette occasion drsquoengendrer de beaux discours mais ensuite de se rendre compte que la beauteacute qui reacuteside en tel ou tel corps est sœur de la beauteacute qui reacuteside en un autre et supposeacute qursquoon doive poursuivre la beauteacute qui reacuteside dans la forme que ce serait le comble de la folie de ne pas tenir pour une et identique la beauteacute qui reacuteside dans tous les corps mais que cette reacuteflexion doit plutocirct faire de celui qui aime un amoureux de tous les beaux corps et relacirccher drsquoautre part la force de son amour agrave lrsquoeacutegard drsquoun seul parce qursquoil est arriveacute agrave deacutedaigner ce qu agrave son jugement compte si peu (hellip) Quand un homme aura eacuteteacute conduit jusqursquoagrave ce point-ci dans lrsquoinstruction dont les choses drsquoamour sont le but quand il aura contempleacute les belles choses lrsquoune apregraves lrsquoautre aussi bien que suivant leur ordre exact celui-lagrave deacutesormais en marche vers le terme de lrsquoinstitution amoureuse apercevra soudainement une certaine beauteacute drsquoune nature merveilleuse celle-lagrave mecircme Socrate dont je parlais et qui de plus eacutetait justement la raison drsquoecirctre de tous les efforts qui ont preacuteceacutedeacute raquo

261

Annexe 14

Plat Reacutepublique IV [443 c-444 a] τὸ δέ γε ἀληθές τοιοῦτόν τι ἦν ὡς ἔοικεν ἡ δικαιοσύνη ἀλλ᾽ οὐ περὶ τὴν ἔξω πρᾶξιν τῶν αὑτοῦ ἀλλὰ περὶ τὴν ἐντός ὡς ἀληθῶς περὶ ἑαυτὸν καὶ τὰ ἑαυτοῦ μὴ ἐάσαντα τἀλλότρια πράττειν ἕκαστον ἐν αὑτῷ μηδὲ πολυπραγμονεῖν πρὸς ἄλληλα τὰ ἐν τῇ ψυχῇ γένη ἀλλὰ τῷ ὄντι τὰ οἰκεῖα εὖ θέμενον καὶ ἄρξαντα αὐτὸν αὑτοῦ καὶ κοσμήσαντα καὶ φίλον γενόμενον ἑαυτῷ καὶ συναρμόσαντα τρία ὄντα ὥσπερ ὅρους τρεῖς ἁρμονίας ἀτεχνῶς νεάτης τε καὶ ὑπάτης καὶ μέσης καὶ εἰ ἄλλα ἄττα μεταξὺ τυγχάνει ὄντα πάντα ταῦτα συνδήσαντα καὶ παντάπασιν ἕνα γενόμενον ἐκ πολλῶν σώφρονα καὶ ἡρμοσμένον οὕτω δὴ πράττειν ἤδη ἐάν τι πράττῃ ἢ περὶ χρημάτων κτῆσιν ἢ περὶ σώματος θεραπείαν ἢ καὶ πολιτικόν τι ἢ περὶ τὰ ἴδια συμβόλαια ἐν πᾶσι τούτοις ἡγούμενον καὶ ὀνομάζοντα δικαίαν μὲν καὶ καλὴν πρᾶξιν ἣ ἂν ταύτην τὴν ἕξιν σῴζῃ τε καὶ συναπεργάζηται σοφίαν δὲ τὴν ἐπιστατοῦσαν ταύτῃ τῇ πράξει ἐπιστήμην ἄδικον δὲ πρᾶξιν ἣ ἂν ἀεὶ ταύτην λύῃ ἀμαθίαν δὲ τὴν ταύτῃ αὖ ἐπιστατοῦσαν δόξαν laquo En veacuteriteacute la justice eacutetait quelque chose de semblable mais ce nrsquoest pas aux actions exteacuterieures de lrsquohomme mais agrave lrsquoaction inteacuterieure qui le concerne vraiment lui-mecircme et ce qui relegraveve de lui ne laissant pas une partie de lui-mecircme faire ce qui lui est eacutetranger ni que les principes de lrsquoacircme se mecirclent les unes des affaires des autres installant au contraire lrsquoordre sans son for inteacuterieur se commandant lui-mecircme se disciplinant devenant ami de lui-mecircme mettant en harmonie les trois tendances absolument comme les trois termes de la musique le plus eacuteleveacute le plus bas le moyen et si par hasard il existe quelques autres tons intermeacutediaires liant tout cela ensemble et devenant de multiple absolument un tempeacuterant et proportionneacute et ainsi degraves lors qursquoil fasse des affaires qursquoil soigne le corps qursquoil srsquooccupe de politique qursquoil traite avec des particulier dans tout ce qursquoil entreprend il juge et nomme juste et belle lrsquoaction qui preacuteserve et contribue agrave accomplir la sagesse et la science preacutesidant cette action et injuste lrsquoaction qui deacutetruit toujours cet eacutetat et ignorance lrsquoopinion qui y preacuteside raquo

262

Annexe 15

CAMUS Albert LrsquoEacutetranger in Theacuteacirctre reacutecits nouvelles p 1165-1166 laquo Jrsquoai penseacute que je nrsquoavais qursquoun demi-tour agrave faire et ce serait fini Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derriegravere moi Jrsquoai fait quelques pas vers la source LrsquoArabe nrsquoa pas bougeacute Malgreacute tout il eacutetait encore assez loin Peut-ecirctre agrave cause des ombres sur son visage il avait lrsquoair de rire Jrsquoai attendu La brucirclure du soleil gagnait mes joues et jrsquoai senti des gouttes de sueur srsquoamasser dans mes sourcils (hellip) Agrave cause de cette brucirclure que je ne pouvais plus supporter jrsquoai fait un mouvement en avant Je savais que crsquoeacutetait stupide que je ne me deacutebarrasserais pas du soleil en me deacuteplaccedilant drsquoun pas Mais jrsquoai fait un pas un seul pas en avant Et cette fois sans se soulever lrsquoArabe a tireacute son couteau qursquoil mrsquoa preacutesenteacute dans le soleil La lumiegravere a gicleacute sur lrsquoacier et crsquoeacutetait comme une longue lame eacutetincelante qui mrsquoatteignait au front (hellip) Crsquoest alors que tout a vacilleacute La mer a charrieacute un souffle eacutepais et ardent Il mrsquoa sembleacute que le ciel srsquoouvrait sur toute son eacutetendue pour laisser pleuvoir du feu Tout mon ecirctre srsquoest tendu et jrsquoai crispeacute ma main sur le revolver La gacircchette a ceacutedeacute jrsquoai toucheacute le ventre poli de la crosse et crsquoest lagrave dans le bruit agrave la fois sec et assourdissant que tout a commenceacute Jrsquoai secoueacute la sueur et le soleil Jrsquoai compris que jrsquoavais deacutetruit lrsquoeacutequilibre du jour le silence exceptionnel drsquoune plage ougrave jrsquoavais eacuteteacute heureux raquo

263

Annexe 16 CLARKE Arthur C 2001 A space odyssey p 11 It was a rectangular slab three times his height but narrow enough to span with his arms and it was made of some completely transparent material indeed it was not easy to see except when the rising sun glinted on its edges As Moon-Watcher had never encountered ice or even crystal-clear water there were no natural objects to which he could compare this apparition laquo Crsquoeacutetait un bloc rectangulaire de trois fois sa taille mais assez eacutetroit pour qursquoil lrsquoeacutetreigne avec ses bras et il eacutetait fait de quelque mateacuteriau complegravetement transparent de fait il nrsquoeacutetait pas facile agrave voir sauf quand le soleil levant luisait sur ses arrecirctes Comme Guetteur de Lune nrsquoavait jamais vu de glace ni mecircme drsquoeau claire comme le cristal il nrsquoy avait aucun objet naturel avec lequel il aurait pu comparer cette apparition raquo

Annexe 17

Esch Les Eumeacutenides v927-955 τάδ᾽ ἐγὼ προφρόνως τοῖσδε πολίταις πράσσω μεγάλας καὶ δυσαρέστους δαίμονας αὐτοῦ κατανασσαμένη πάντα γὰρ αὗται τὰ κατ᾽ ἀνθρώπους ἔλαχον διέπειν ὁ δὲ μὴ κύρσας βαρεῶν τούτων οὐκ οἶδεν ὅθεν πληγαὶ βιότου τὰ γὰρ ἐκ προτέρων ἀπλακήματά νιν πρὸς τάσδ᾽ ἀπάγει σιγῶν δ᾽ ὄλεθρος καὶ μέγα φωνοῦντ᾽ ἐχθραῖς ὀργαῖς ἀμαθύνει (hellip) ἦ τάδ᾽ ἀκούετε πόλεως φρούριον οἷ᾽ ἐπικραίνει μέγα γὰρ δύναται πότνι᾽ Ἐρινὺς παρά τ᾽ ἀθανάτοις τοῖς θ᾽ ὑπὸ γαῖαν περί τ᾽ ἀνθρώπων φανερῶς τελέως διαπράσσουσιν τοῖς μὲν ἀοιδάς τοῖς δ᾽ αὖ δακρύων βίον ἀμβλωπὸν παρέχουσαι laquo Jrsquoagis le cœur empresseacute envers ces citoyens en y eacutetablissant de puissantes et implacables diviniteacutes Elles ont pour fonction de tout ordonner parmi les hommes Celui qui nrsquoa pas atteint ces puissances ne sait pas drsquoougrave viennent les coups porteacutes agrave la vie Les fautes des ancecirctres lrsquoemmegravenent devant elles et une mort silencieuse quoique parlant fort lrsquoaneacuteantit par leur colegravere terrible (hellip) Entendez-vous garde de la citeacute ce qursquoelle accomplit pour vous Grande est la puissance de lrsquoauguste Eacuterinys aupregraves des immortels comme aupregraves des dieux souterrains et concernant les hommes elles agissent ouvertement et parfaitement donnant aux uns des chants et aux autres une vie assombrie par les larmes raquo

264

Annexe 18

GOTLIB Marcel Trucs-en-vrac 2 p 60

Ce document a eacuteteacute supprimeacute pour des raisons de droits

Annexe 19 BERGSON Henri Matiegravere et meacutemoire p 152-153 laquo Le propre du temps est de srsquoeacutecouler le temps deacutejagrave eacutecouleacute est le passeacute et nous appelons preacutesent lrsquoinstant ougrave il srsquoeacutecoule Mais il ne peut ecirctre question ici drsquoun instant matheacutematique (hellip) Il faut donc que lrsquoeacutetat psychologique que jrsquoappelle laquo mon preacutesent raquo soit tout agrave la fois une perception du passeacute immeacutediat et une deacutetermination de lrsquoavenir immeacutediat (hellip) Mon preacutesent est donc agrave la fois sensation et mouvement et puisque mon preacutesent forme un tout indiviseacute ce mouvement doit tenir agrave cette sensation la prolonger en action Drsquoougrave je conclus que mon preacutesent consiste dans un systegraveme combineacute de sensations et de mouvements Mon preacutesent est par essence sensori-moteur raquo

Annexe 20 CIORAN Emil Michel Œuvres p659 laquo Mon orgueil nrsquoest pas intarissable ses ressources sont limiteacutees Vous pensez au nom de la foi vaincre votre moi en fait vous deacutesirez le perpeacutetuer dans lrsquoeacuteterniteacute cette dureacutee-ci ne vous satisfaisant point Votre superbe excegravede en raffinement toutes les ambitions du siegravecle Quel recircve de gloire compareacute au vocirctre ne se reacutevegravele-t-il pas duperie et fumeacutee Votre foi nrsquoest qursquoun deacutelire de grandeurs toleacutereacute par la communauteacute parce qursquoil emprunte des voies travesties mais votre poussiegravere est votre unique obsession friand drsquointemporel vous perseacutecutez le temps qui la disperse raquo

265

Annexe 21 Lucr 3 v 445-458 Praeterea gigni pariter cum corpore et una crescere sentimus pariterque senescere mentem Nam uelut infirmo pueri teneroque uagantur corpore sic animi sequitur sententia tenuis Inde ubi robustis adoleuit uiribus aetas consilium quoque maius et auctior est animi uis Post ubi iam ualidis quassatum est uiribus aeui corpus et obtusis ceciderunt uiribus artus claudicat ingenium delirat lingua lt labat gt mens omnia deficiunt atque uno tempore desunt Ergo dissolui quoque conuenit omnem animai naturam ceu fumus in altas aeris auras quandoquidem gigni pariter partierque uidemus crescere et lt ut gt docui simul aeuo fessa fatisci laquo En outre nous sentons que lrsquoacircme est engendreacutee conjointement avec le corps qursquoelle grandit en ne faisant qursquoun avec lui et qursquoelle vieillit conjointement avec lui De fait tout comme le corps faible et tendre de lrsquoenfant erre la penseacutee de lrsquoacircme qui le suit est cheacutetive Puis lorsqursquoil a atteint lrsquoacircge aux forces robustes la reacuteflexion aussi est plus grande et la force de lrsquoesprit accrue Ensuite lorsque le corps a deacutejagrave eacuteteacute eacutebranleacute par les forces vigoureuses du temps lorsque les forces des membres tombent affaisseacutees lrsquointelligence claudique la langue deacutelire lrsquoesprit glisse tout fait deacutefaut et srsquoen va dans le mecircme laps de temps Il est donc logique que toute la nature de lrsquoacircme se dissolve aussi comme la fumeacutee dans les hautes reacutegions de lrsquoair328 puisque nous la voyons naicirctre conjointement avec le corps grandir tout aussi conjointement avec lui et comme je lrsquoai montreacute succomber en mecircme temps que lui agrave la fatigue de lrsquoacircge raquo

Annexe 22 KANT Emmanuel Critique de la faculteacute de juger I Analytique du beau 22 laquo Dans tous les jugements par lesquels nous deacuteclarons que quelque choses et beau nous ne permettons agrave personne drsquoecirctre drsquoun autre avis sans toutefois fonder notre jugement sur des concepts mais en nrsquoy mettant pour fondement que notre sentiment non pas donc en tant que sentiment personnel et priveacute mais en tant que sentiment commun Or ledit sens com-mun ne peut agrave cet effet ecirctre fondeacute sur lrsquoexpeacuterience car il preacutetend autoriser des jugements contenant une obligation il ne nous dit pas que chacun sera drsquoaccord avec notre jugement mais doit en ecirctre drsquoaccord (hellip) Cette norme indeacutetermineacutee drsquoun sens commun est effecti-vement preacutesupposeacutee par nous crsquoest ce que prouve notre preacutetention agrave porter des jugements de goucirct raquo (Traduit de lrsquoallemand par Jean-Reneacute Ladmiral Marc B de Launay et Jean-Marie Vaysse)

328

Faute de mieux nous faisons ici un emprunt assumeacute agrave la traduction drsquoAlfred Ernout la diffeacuterence entre aer et aura qui sont presque synonymes eacutetant trop subtile pour ecirctre restitueacutee de faccedilon pertinente en franccedilais

266

Annexe 23 Aristot Eth Nic III 4 [1111a] προαίρεσις μὲν γὰρ οὐκ ἔστι τῶν ἀδυνάτων καὶ εἴ τις φαίη προαιρεῖσθαι δοκοίη ἂν ἠλίθιος εἶναι βούλησις δ᾽ ἐστὶ καὶ τῶν ἀδυνάτων οἷον ἀθανασίας καὶ ἡ μὲν βούλησίς ἐστι καὶ περὶ τὰ μηδαμῶς δι᾽ αὑτοῦ πραχθέντα ἄν οἷον ὑποκριτήν τινα νικᾶν ἢ ἀθλητήν προαιρεῖται δὲ τὰ τοιαῦτα οὐδείς ἀλλ᾽ ὅσα οἴεται γενέσθαι ἂν δι᾽ αὑτοῦ ἔτι δ᾽ ἡ μὲν βούλησις τοῦ τέλους ἐστὶ μᾶλλον ἡ δὲ προαίρεσις τῶν πρὸς τὸ τέλος οἷον ὑγιαίνειν βουλόμεθα προαιρούμεθα δὲ δι᾽ ὧν ὑγιανοῦμεν καὶ εὐδαιμονεῖν βουλόμεθα μὲν καὶ φαμέν προαιρούμεθα δὲ λέγειν οὐχ ἁρμόζει ὅλως γὰρ ἔοικεν ἡ προαίρεσις περὶ τὰ ἐφ᾽ ἡμῖν εἶναι laquo Il nrsquoy a en effet pas de choix des choses impossibles et si quelqursquoun disait en choisir une il passerait pour stupide il existe en revanche un souhait des choses impossibles comme lrsquoimmortaliteacute Ensuite il y a souhait de ce qursquoon ne pourrait en aucune faccedilon accomplir par soi-mecircme par exemple la victoire drsquoun acteur ou drsquoun athlegravete nul ne choisit de telles choses mais celles que lrsquoon pense pouvoir produire par soi-mecircme De surcroicirct le souhait concerne plutocirct la fin et le choix les moyens en vue de la fin par exemple nous souhaitons ecirctre en bonne santeacute mais nous choisissons les moyens pour ecirctre en bonne santeacute et nous disons que nous souhaitons ecirctre heureux mais il ne convient pas de dire que nous choisissons de lrsquoecirctre en somme il emble qursquoil y ait choix des choses qui deacutependent de nous raquo

267

BIBLIOGRAPHIE

Litteacuterature primaire PLATON Pheacutedon texte eacutetabli et traduit par Leacuteon Robin Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Phaedo texte eacutetabli et traduit par Richard Dacre Archer-Hind [1894] Arno Press New York 1973 PLATON Apologie de Socrate ndash Criton - Pheacutedon traduction drsquoEacutemile Chambry Garnier-Flammarion Paris 1965 PLATON Hippias majeur ndash Charmide ndash Lachegraves ndash Lysis texte eacutetabli et traduit par Alfred Croiset Les belles lettres CUF Paris 1956 PLATON Gorgias ndash Meacutenon texte eacutetabli et traduit par Alfred Croiset Les belles lettres CUF Paris 1992 PLATON Le sophiste texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Reacutepublique I-III texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Chambry Les belles lettres CUF Paris 1959 PLATON Reacutepublique IV-VII texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Chambry Les belles lettres CUF Paris 1989 PLATON Reacutepublique VIII-X texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Chambry Les belles lettres CUF Paris 1973 PLATON La Reacutepublique traduction de Georges Leroux Garnier-Flammarion Paris 2002 PLATON Phegravedre texte eacutetabli par Claudio Moreschini et traduit par Paul Vicaire Les belles lettres CUF Paris 1994 PLATON Le banquet ndash Phegravedre traduction et notes drsquoEacutemile Chambry Garnier-Flammarion Paris 1964 PLATON Le banquet texte eacutetabli et traduit par Leacuteon Robin Les belles lettres CUF Paris 1970

268

PLATON Parmeacutenide texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1956 PLATON Philegravebe texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1959 PLATON Le Politique texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1935 PLATON Protagoras texte eacutetabli et traduit par Alfred Croiset Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Timeacutee - Critias texte eacutetabli et traduit par Albert Rivaud Les belles lettres CUF Paris 2002 PLATON Theacuteeacutetegravete texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Lettres texte eacutetabli et traduit par Joseph Souilheacute Les belles lettres CUF Paris 1977 PLATON Les lois livres I-II texte eacutetabli et traduit par Eacutedouard Des Places Les belles lettres CUF Paris 1976 PLATON Les lois livres III-VI texte eacutetabli et traduit par Eacutedouard Des Places Les belles lettres CUF Paris 1951 PLATON Les lois livres VII-X texte eacutetabli et traduit par Augutes Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1956 PLATON Les lois livres XI-XII texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves - Epinomis texte eacutetablie et traduit par Eacutedouard Des Places Les belles lettres CUF Paris 1956 Philosophie antique non platonicienne ARISTOTE De lrsquoacircme texte eacutetabli par Antonio Jannone et traduit par Edmond Barbotin Les belles lettres CUF Paris 1966 ARISTOTE Eacutethique agrave Eudegraveme traduction de Vianney Deacutecarie Vrin Bibliothegraveque des textes philosophiques Paris 1991 ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Jean Tricot Vrin Bibliothegraveque des textes philosophiques Paris 1959 ARISTOTE Les parties des animaux texte eacutetabli et traduit par Pierre Louis Les belles lettres CUF Paris 1956 CICEacuteRON Songe de Scipion texte traduit et annoteacute par Charles Pottin Hachette Les auteurs latins Paris 1898

269

CICEacuteRON Traiteacute des lois texte eacutetabli et traduit par Georges de Plinval Les belles lettres CUF Paris 1968 CICEacuteRON Tusculanes tome I texte eacutetabli par Georges Fohlen et traduit par Jules Humbert Les belles lettres CUF Paris 1964 LUCREgraveCE De la nature tome I texte eacutetabli et traduit par Alfred Ernout Les belles lettres CUF Paris 1993 PLOTIN Eacutenneacuteades IV texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Breacutehier Les belles lettres CUF Paris 1956 SEacuteNEgraveQUE Lettres agrave Lucilius 1 texte eacutetabli par Franccedilois Preacutechac et traduit par Henri Noblot Les belles lettres CUF Paris 1969 Litteacuterature secondaire Platos Phaedo proceedings of the second Symposium Platonicum Pragense OIKOYMENH Prague 2001 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees introduction agrave la philosophie Platon Descartes Hegel Comte Flammarion Paris 1967 ALAIN Platon Textes eacutetablis et preacutesenteacutes par Robert Bourgne et Emmanuel Blondel Flammarion Champs Paris 2004 AZABATZIS Georges laquo Ἐγκαλυψάμενος La pieacuteteacute socratique dans le Phegravedre de Platon raquo Kernos [En ligne] 16 2003 mis en ligne le 14 avril 2011 URL httpkernosrevuesorg812 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon Grasset amp Fasquelle Le college de philosophie Paris 2010 BALLEacuteRIAUX Omer laquo Mantique et teacutelestique dans le Phegravedre de Platon raquo Kernos [En ligne] 3 1990 mis en ligne le 19 avril 2011 URL httpkernosrevuesorg968 BESCOND Lucien laquo Meacutetaphysique et humanisme chez Platonraquo Germanica [En ligne] 8 1990 mis en ligne le 20 mars 2011 URL httpgermanicarevuesorg2438 BOSTOCK David Platorsquos Phaedo Clarendon Press Oxford 1986 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon Les belles lettres Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1978 BRISSON Luc Platon les mots et les mythes comment Platon nomma le mythe [1982] La deacutecouverte Textes agrave lrsquoappui Paris 1994 BROCHARD Victor Eacutetudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1966

270

BURGER Ronna The laquo Phaedo raquo a Platonic labyrinth Yale university press New Heaven 1984 COUTURAT Louis De Platonicis mythis Alcan Paris 1896 DESPRET Vinciane laquo Lrsquoacircme comme un jardin bien clocirctureacute choisir Platon comme ancecirctre raquo in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1098 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre Vrin Bibliothegraveque des philosophies Paris 2003 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation University of Toronto press Toronto 1982 DURAND Marc Trois lecture du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique LrsquoHarmattan Ouverture philosophique Paris 2006 DROZ Geneviegraveve Les mythes platoniciens Seuil Points Sagesses Paris 1992 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes Lettrage Distribution Section philosophie Paris 2011 FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Les trois laquo protreptiques raquo de Platon Euthydegraveme Pheacutedon Eacutepinomis Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1973 FRUTIGER Perceval Les mythes de Platon eacutetude philosophique et litteacuteraire Alcan Bibliothegraveque de philosophie contemporaine Paris 1930 GALLOU Matthieu laquo Aristote critique de la Reacutepublique (Politiques II 1-5) raquo [En ligne] communication prononceacutee agrave lrsquoAcadeacutemie de Rennes 2001 URL httpespaceeducatifac-rennesfrjahiawebdavsiteespaceeducatifgroupsPHILOSOPHIE_WebmestrespublicFormationPolGallpdf GAVRAY Marc-Antoine laquo Les interpreacutetations neacuteoplatoniciennes du Pheacutedon de Platon raquo Annuaire de lrsquoEacutecole pratique des hautes eacutetudes (EPHE) Section des sciences religieuses [En ligne] 121 2014 mis en ligne le 16 septembre 2011 URL httpasrrevuesorg1247 GILSON Eacutetienne Le thomisme introduction agrave la philosophie de saint Thomas drsquoAquin Vrin Eacutetudes de philosophie meacutedieacutevale Paris 1942 GIOVANNANGELI Daniel laquo Platon et le miroir de lrsquoacircme raquo in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1095 GOTSHALK Richard Loving and dying a reading of Platorsquos Phaedo Symposium and Phaedrus University press of America Lanham 2001 GUARDINI Romano La mort de Socrate traduction de Paul Ricoeur Seuil Paris 1956

271

GUILLERMIT Louis Lrsquoenseignement de Platon II Gorgias-Pheacutedon-Meacutenon LrsquoEgraveclat Poleacutemos Nicircmes 2001 HADOT Pierre Qursquoest-ce que la philosophie antique Gallimard Folio essais Paris 1995 JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269 KOYREacute Alexandre Introduction agrave la lecture de Platon suivi de Entretiens sur Descartes Gallimard NRF essais Paris 1962 LEFKA Aikaterini laquo Le regard rationnel de Platon sur les dieux traditionnels raquo Kernos [En ligne] 16 2003 mis en ligne le 4 septembre 2011 URL httpkernosrevuesorg814 LEFKA Aikaterini laquo Religion publique et croyances personnelles Platon contre Socrate raquo Kernos [En ligne] 18 2005 mis en ligne le 6 septembre 2011 URL httpkernosrevuesorg901 MATTEacuteI Jean-Franccedilois laquo Lrsquoinspiration de la poeacutesie et de la philosophie chez Platon raquo Noesis [En ligne] 4 2000 mis en ligne le 15 mars 2006 URL httpnoesisrevuesorg1464 MATTEacuteI Jean-Franccedilois Platon et le miroir du mythe PUF Quadrige Paris 1996 MENDELSSOHN Moses Pheacutedon ou entretiens sur lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme [1773] traduction de Georg Adam Junker Alcuin Paris 2000 MOREAU Joseph Lrsquoacircme du monde de Platon aux stoiumlciens Hiledensheim New York 1971 MOREAU Pierre-Franccedilois Lucregravece Lrsquoacircme PUF Philosophies Paris 2002 MOTTE Andreacute laquo Platon et la dimension religieuse de la procreacuteation raquo Kernos [En ligne] 2 1989 mis en ligne le 2 mars 2011 URL httpkernosrevuesorg246 MATTEacuteI Jean-Franccedilois laquo Lrsquoinspiration de la poeacutesie et de la philosophie chez Platon raquo Noesis [En ligne] 4 2000 mis en ligne le 15 mars 2006 URL httpnoesisrevuesorg1464 NEF Freacutedeacuteric laquo Platon et la meacutetaphysique actuelle raquo Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg263

272

NESCHKE-HENTSCHKE Ada laquo Platon penseur de la liberteacute effective Les utopies modernes et le reacutealisme platonicien raquo Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg271 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 traduction drsquoErika Abrams Lagrasse Verdier La nuit surveilleacutee Paris 1983 PIEacuteRART Marcel laquo Le blanc le pourpre et le noir Les funeacuterailles des εὔθυνοι dans les laquo Lois raquo de Platon et le culte des grands hommes raquo in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1097 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon Vrin Histoire des doctrines de lrsquoAntiquiteacute classique Paris 2006 PREacuteAUX Jean laquo Du Pheacutedon aux Confessions de saint Augustin raquo in Latomus revue drsquoeacutetudes latines Socieacuteteacute drsquoeacutetudes latines Bruxelles 1937 SCHUHL Pierre-Maxime Eacutetudes sur la fabulation platonicienne PUF Bibliothegraveque de philosophie contemporaine Paris 1947 TROTIGNON Pierre laquo Comment Nietzsche comprit Platon raquo Germanica [En ligne] 8 1990 mis en ligne le 20 mars 2014 URL httpgermanicarevuesorg2426 WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo Susquehanna University Press Sellinsgrove 1989 WOLFF Francis Socrate PUF Philosophies Paris 1985 Philosophie meacutedieacutevale Peter Abaelards Philosophische Schriften herausgegeben une untersucht von Bernhard Geyer Verlag der aschendorffschen verlagsbuchhandlung Muumlnster 1919-1933 Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst einleitung edition uumlbersetzung von Rainer M Ilgner Fontes Christiani Brepols Publishers Turnhout 2011 ABEacuteLARD Pierre Œuvres choisies traduction de Maurice de Gandillac Aubier Bibliothegraveque philosophique Paris 1945 AVERROIS CORDUBENSIS Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros texte eacutetabli par F Stuart Crawford Medieval academy of America Cambridge 1953 CAPPUYNS Maiumleul Jean Scot Eacuterigegravene sa vie son œuvre sa penseacutee Impression anastalique Culture et civilisation Bruxelles 1969

273

FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes tome I texte eacutetablit et traduit par Raymond Marcel Les belles lettres Les classiques de lrsquohumanisme Paris 1964 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes tome II texte eacutetablit et traduit par Raymond Marcel Les belles lettres Les classiques de lrsquohumanisme Paris 1964 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes tome III texte eacutetablit et traduit par Raymond Marcel Les belles lettres Les classiques de lrsquohumanisme Paris 1970 THOMAS DrsquoAQUIN Somme theacuteologique 1a Lrsquoacircme humaine Questions 75-83 traduction de Jourdain Weacutebert Cerf Paris 1961 Philosophie moderne ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne [1958] traduction de Geroges Fradier Calmann-Leacutevy Agora Paris 1961 BERGSON Henri Lrsquoeacutenergie spirituelle [1919] PUF Quadrige Paris 1982 BERGSON Henri Le Rire essai sur la signification du comique [1940] PUF Quadrige Paris 2007 BERGSON Henri Matiegravere et meacutemoire [1896] PUF Quadrige Paris 1981 BONNET Charles La palingeacuteneacutesie philosophique ou Ideacutees sur leacutetat passeacute et sur leacutetat futur des ecirctres vivants [1770] Fayard Corpus des œuvres de philosophie en langue franccedilaise Paris 2002 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute Gallimard Paris 1951 CIORAN Emil Michel Œuvres Gallimard Quarto Paris 1995 DAVID Pascal laquo Clara ndash ou la nuit transfigureacutee raquo in Schelling philosophe de la mort et de lrsquoimmortaliteacute eacutetudes sur Clara sous la direction drsquoAlexandra Roux Presses universitaires de Rennes Philosophica Rennes 2014 DAVID Pascal Job ou lrsquoauthentique theacuteodiceacutee Bayard Paris 2004 DESCARTES Reneacute Entretien avec Burman manuscrit de Goumlttingen texte preacutesenteacute traduit et annoteacute par Charles Adam Vrin Bibliothegraveque des textes philosophiques Paris 1975 DESCARTES Reneacute Œuvres et lettres textes preacutesenteacutes par Andreacute Bridoux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1953 Œuvres de Descartes VI publieacutees par Charles Adam et Paul Tannery Paris Vrin 1996 GAUCHET Marcel Le deacutesenchantement du monde une histoire politique de la religion Gallimard Bibliothegraveque des sciences humaines Paris 1985

274

HEGEL Georg Friedrich Wilhelm Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit [1807] traduction de Jean Hyppolite Aubier Paris 1992 HOBBES Thomas Leacuteviathan traduction de Franccedilois Tricaud Sirey Paris 1983 HUME David Dialogues sur la religion naturelle suivis de deux Essais preacutesentation et notes de Cleacutement Rosset traduction de Maxime David Jean-Jacques Pauvert Liberteacutes Paris 1964 HUME David Essays on Suicide and the Immortality of the Soul [1783] Thoemmes Press Classic Studies in the History of Ideas Bristol 1992 HUME David Du suicide suivi de De lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme texte eacutetabli et traduit par Pascal Taranto Ceacutecile Defaut La Chose agrave penser Nantes 2009 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort Flammarion Nouvelle bibliothegraveque scientifique Paris 1966 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir Penser la mort Liana Levi Piccolo Paris 1994 KANT Emmanuel Critique de la faculteacute de juger traduction drsquoAlexis Philonenko Vrin Paris 1965 KANT Emmanuel Critique de la raison pure [1781] traduction de Jules Barni Flammarion GF Paris 1976 KANT Emmanuel Meacutetaphysiques des mœurs traduction drsquoAlain Renaut Flammarion GF Paris 1994 KANT Emmanuel Œuvres philosophiques II Galimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1985 KANT Emmanuel Opuscules sur lrsquohistoire traduction de Steacutephane Piobetta Flammarion GF Paris 1990 KIERKEGAARD Soumlren Œuvres complegravetes tome VII [1844] traduction de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau Orante Paris 1973 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Essais de Theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et lrsquoorigine du mal [1747] Aubier Montaigne Bibliothegraveque philosophique Paris 1962 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Principes de la philosophie ou Monadologie [1714] PUF Eacutepimeacutetheacutee Paris 1986 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Systegraveme nouveau de la nature et de la communication des substances [1690-1703] Flammarion GF Paris 1994 MERLEAU-PONTY Maurice Le visible et lrsquoinvisible suivi de notes de travail texte eacutetabli par Claude Lefort Gallimard Bibliothegraveque des ideacutees Paris 1964

275

MONTAIGNE Les essais eacutedition reacutealiseacutee sous la direction de Jean Ceacuteard Librairie geacuteneacuterale franccedilaise La pochothegraveque Classiques modernes Paris 2001 NIETZSCHE Friedrich Le gai savoir [1882] in Œuvres philosophiques complegravetes V textes et variantes eacutetablis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari traduits de lrsquoallemand par Pierre Klossowski Gallimard Paris 1982 NIETZSCHE Friedrich Ainsi parlait Zarathoustra [1883-1885] traduction de Marthe Robert Le club franccedilais du livre 1018 Paris 1958 NIETZSCHE Friedrich La geacuteneacutealogie de la morale [1887] traduction drsquoHenri Albert Nathan Les inteacutegrales de Philo Paris 1981 NIETZSCHE Friedrich Œuvres Robert Laffont Bouquins Paris 1993 (deux tomes) PASCAL Blaise Œuvres complegravetes Seuil Paris 1963 PICO DELLA MIRANDOLA Giovanni De la digniteacute de lrsquohomme traduit du latin et preacutesenteacute par Yves Hersant Lrsquoeacuteclat Philosophie imaginaire Combas 1993 RICŒUR Paul Ecirctre essence et substance chez Platon et Aristote CDU et SEDES Paris 1982 RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 1 Lrsquohomme faillible Montaigne Aubier Philosophie de lrsquoesprit Paris 1960 RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 2 La symbolique du mal Montaigne Aubier Philosophie de lrsquoesprit Paris 1960 SCHELLING Friedrich Wilhelm Joseph Von Clara ou Du lien de la nature au monde des esprits [1810-1811] traduction drsquoElisabeth Kessler LrsquoHerne Bibliothegraveque de philosophie et drsquoestheacutetique Paris 1984 SCHELLING Friedrich Wilhelm Joseph Von Clara ou Sur le liaision de la nature avec le monde des esprits [1810-1811] traduction drsquoElisabeth Kessler entiegraverement reacuteviseacutee par Pascal David et Alexandra Roux in Schelling philosophe de la mort et de lrsquoimmortaliteacute eacutetudes sur Clara sous la direction drsquoAlexandra Roux Presses universitaires de Rennes Philosophica Rennes 2014

SCHELLING Friedrich Wilhelm Joseph Von Introduction agrave la philosophie de la mythologie [1842] traduction du GDR Schellingiana Gallimard Bibilothegraveque de philosophie Paris 1998 SPINOZA Baruch Œuvres III Traiteacute theacuteologico-politique [1670] Texte eacutetabli par Fokke Akkerman traduction et notes de Jacqueline Lagreacutee et Pierre-Franccedilois Moreau PUF Eacutepimeacutetheacutee Paris 1999 SPINOZA Baruch Eacutethique tome premier [1670] traduction de Charles Appuhn Garrnier Classiques Garnier Paris 1953

276

SPINOZA Baruch Eacutethique tome deuxiegraveme [1677] traduction de Charles Appuhn Garrnier Classiques Garnier Paris 1953 TILLIETTE Xavier Schelling une philosophie en devenir I Le Systegraveme vivant 1794-1821 Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1992 TILLIETTE Xavier Schelling une philosophie en devenir II La Derniegravere philosophie 1821-1854 Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1992 TILLIETTE Xavier Une introduction agrave Schelling Champion Travaux de philosophie Paris 2007 Archeacuteologie et histoire Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves Assocation Guillaume Budeacute Les belles lettres Paris 1935 La Bible texte de la Bible de Jeacuterusalem Citadelles et Mazenod Paris 1998 BASLEZ Marie-Franccediloise Comment notre monde est devenu chreacutetien CLD Tours 2008 BOULAIRE Alain Louise de Keroual maicirctresse du roi drsquoAngleterre et agente de Louis XIV Le Teacuteleacutegramme Paris 2011 BOULAIRE Alain Charles II le joyeux monarque Roi drsquoAngleterre (1630-1685) France-Empire Paris 2013 COUTURE Andreacute La reacuteincarnation Cerf Bref Paris 2000 KANTOROWICZ Ernst H Mourir pour la patrie et autres textes Fayard Les quarante piliers Paris 2004 LANCcedilON Bertrand MOREAU Tiphaine Constantin Un Auguste chreacutetien Armand Colin Nouvelles biographies Paris 2012 MIKALSON Jon D La religion populaire agrave Athegravenes [1983] traduit par Jean-Franccedilois Seneacute Perrin Paris 2009 RUFFIEacute Jacques De la biologie agrave la culture Flammarion Nouvelle bibliothegraveque scientifique Paris 1976 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes Institut franccedilais drsquoarcheacuteologie orientale Recherches drsquoarcheacuteologie de philologie et drsquohistoire Le Caire 1933 SCHMIDT Joeumll Le triomphe du christianisme ndash Constantin et lrsquoEacutedit Salvator Paris 2013 VERNANT Jean-Pierre Mythe et penseacutee chez les Grecs eacutetudes de psychologie historique [1985] La deacutecouverte Poche Paris 1996

277

VEYNE Paul Quand notre monde est devenu chreacutetien (312-394) Albin Michel Ideacutees Paris 2007 Psychologie LACAN Jacques Le seacuteminaire VIII Le transfert texte eacutetabli par Jacques-Alain Miller Seuil Paris 1991 MELMAN Charles 3 leccedilons Lacan et les anciens laquo Le meacutetier de Zeus raquo laquo Pheacutedon raquo laquo De lrsquoacircme raquo Association lacanienne internationale Logos Paris 2008 Sociologie Lrsquoimaginaire de lrsquoacircme LrsquoHarmattan Les cahiers de lrsquoimaginaire ndeg12 Paris 1996 Art litteacuterature et critique litteacuteraire Lire hors-seacuterie ndeg15 Un siegravecle de BD Groupe Express-Roularta Paris 2012 ANOUILH Jean Antigone Paris La Table Ronde 1946 ARAGON Louis La Diane franccedilaise [1946] Seghers Poeacutesie drsquoabord Paris 2006 ARAGON Louis Œuvres poeacutetiques complegravetes I Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2007 ARISTOPHANE Les Acharniens ndash Les cavaliers ndash Les nueacutees texte eacutetabli par Victor Coulon et traduit par Hilaire Van Daele Les Belles lettres CUF Paris 1995 BALZAC Honoreacute de La comeacutedie humaine IX texte eacutetabli par Marcel Bouteron Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1950 BALZAC Honoreacute de Le chef-drsquoœuvre inconnu ndash Sarrasine [1830-1831] Hatier Classiques amp Cie Paris 2005 BAUDELAIRE Charles Œuvres complegravetes Robert Laffont Bouquins Paris 2011 BRASSENS Georges Poegravemes et chansons Seuil Paris 1993 BUKOWSKI Charles Factotum [1975] traduction de Brice Matthieussent Grasset Paris 1984 CAMUS Albert Carnets I (mai 1935 ndash feacutevrier 1942) Gallimard Paris 1962

CAMUS Albert Carnets II (janvier 1942 ndash mars 1951) Gallimard Paris 1964 CAMUS Albert Carnets III (mars 1951 ndash deacutecembre 1959) Gallimard Paris 1989 CAMUS Albert Theacuteacirctre reacutecits nouvelles Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1962

278

CAMUS Albert Œuvres complegravetes I Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2006 CAMUS Albert Œuvres complegravetes II Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2006 CAMUS Albert Œuvres complegravetes III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2008 CHREacuteTIEN DE TROYES Le conte du Graal ou le roman de Perceval eacutedition du manuscrit 354 de Berne traduction critique preacutesentation et notes de Charles Meacutela Librairie geacuteneacuterale franccedilaise Lettres gothiques Paris 1990 CLARKE Arthur C 2001 A space odyssey [1968] Roc Science Fiction New York 2000 DESPROGES Pierre Les reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacutelires 1 Seuil Points Paris 2003 ESCHYLE Agamemnon ndash Les Choeacutephores ndash Les Eumeacutenides texte eacutetabli et traduit par Paul Mazon Les Belles Lettres CUF Paris 1961 ESCHYLE Les suppliantes ndash Les Perses ndash Les sept contre Thegravebes ndash Promeacutetheacutee enchaicircneacute texte eacutetabli et traduit par Paul Mazon Les Belles Lettres CUF Paris 1946 GENETTE Geacuterard Palimpsestes la litteacuterature au second degreacute Seuil Points essais Paris 1982 GIRAUDOUX Jean Theacuteacirctre complet Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1982 GOTLIB Marcel Trucs-en-vrac 2 Dargaud Paris 1985 HORACE Ode et eacutepodes texte eacutetabli et traduit par Franccedilois Villeneuve Les Belles lettres CUF Paris 1929 LA FONTAINE Jean De Fables choisies mises en vers introduction notes et releveacute de variantes de Georges Couton GF Classiques Garnier Paris 1962 LALO Charles Les grandes eacutevasions estheacutetiques Delacroix ndash Flaubert ndash Les Goncourt ndash Lamartine ndash Sarcey ndash Wagner Vrin Lrsquoart et la vie Paris 1947 LE HAN Marie-Josette Paradigme biblique et expeacuterience litteacuteraire lrsquoexemple de Patrice de la Tour du Pin Presses universitaires de Franche-Comteacute Annales litteacuteraires de lrsquoUniversiteacute de Franche-Comteacute Besanccedilon 2006 MORDILLO Guillermo Mordillo Opus 3 [1976] Gleacutenat Grenoble 1982 PLAUTE Amphitryon ndash Asinaria ndash Aulularia texte eacutetabli et traduit par Alfred Ernout Les belles lettres CUF Paris 1930 PROPP Vladimir Morphologie du conte traduction de Claude Ligny Gallimard Bibliothegraveque des sciences humaines Paris 1970

279

PROUST Marcel Albertine disparue Gallimard Paris 1925 RILKE Rainer Maria Les cahiers de Malte Laurids Brigge traduction de Maurice Bentz in Œuvres tome 1 Prose Seuil Paris 1966 SALLENAVE Daniegravele Le don des morts Gallimard Paris 1991 SEMPEacute Jean-Jacques Le monde de Sempeacute Denoeumll Paris 2002 SOPHOCLE Les Trachiniennes ndash Antigone texte eacutetabli par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon Les Belles Lettres CUF Paris 1962 VERLAINE Paul Œuvres poeacutetiques complegravetes Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1962 VIRGILE Eacuteneacuteide livres I-VI texte eacutetabli par Henri Goelzer et traduit par Andreacute Bellessort Les Belles lettres CUF Paris 1964 VIRGILE Geacuteorgiques texte eacutetabli par Eugegravene de Saint-Denis Les Belles lettres CUF Paris 1982 VOLTAIRE Œuvres complegravetes XXXVI Armand-Aubreacutee Paris 1930 Dictionnaires bibliographies et manuels La philosophie de A agrave Z Hatier Paris 2000 Le temps des philosophes Hatier Paris 1995 Philosopher les interrogations contemporaines mateacuteriaux pour un enseignement Fayard Paris 1980 Thesaurus linguae latinae editus iussu et auctoritae consilii ab academiis societatibusque diversarum nationum electi index librorum scriptorum inscriptionum ex quibus exempla afferentur (editio altera) Teubner Verlagsgesellschaft KG Leipzig 1990

BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie PUF Que sais-je Paris 1960 ROUX Jeanne-Marie Le corps de Platon agrave Jean-Luc Nancy Eyrolles Petite philosophie des grandes ideacutees Paris 2011 THIERCY Pascal Aristophane et lrsquoancienne comeacutedie PUF Que sais-je Paris 1999 Du mecircme auteur QUNQUIS Benoicirct La Chute comme philosophegraveme (TDR) Universiteacute de Bretagne Occidentale Brest 2010 QUINQUIS Benoicirct LrsquoAntiquiteacute chez Albert Camus LrsquoHarmattan Ouverture philosophique Paris 2014

280

281

Merci

- agrave Pascal DAVID mon directeur de thegravese qui a su rester preacutesent drsquoun bout agrave lrsquoautre de

lrsquoexeacutecution de ce travail en deacutepit des difficulteacutes

- agrave Matthieu GALLOU pour ses conseils aviseacutes

- agrave Mathieu GASPERMENT Alexis CHARCOSSEY Nicolas LE MERRER et tous mes

collegravegues du deacutepartement philosophie de lrsquoUBO pour leurs eacutechanges constructifs

- agrave Nathalie NARVAEZ Elise JOUBERTON Myriam DUPOUY Mathilde LAVRIL-

LOUX et tous les doctorant(e)s de la faculteacute Victor Segalen pour leurs marques de

sympathies

- agrave Isabelle DAVID cheville ouvriegravere des eacutecoles docotrales de ladite faculteacute sans qui

beaucoup de choses ne pourraient pas se faire

- agrave Julie LE TRAON Julien PEacuteLUCHON Audrey RAGUENES Alexis FERRANT Mar-

jorie BERGONZO Renuka PECHA Caroline BATTISTINI Mikaeumll TYGREAT Emilie

VIEL Paule BRETON Douglas HINTON et Maria-Fatima RODRIGUEZ pour leur fideacuteli-

teacute et leur amitieacute

- agrave mes parents pour leur soutien moral et financier

- aux eacuteditions LrsquoHarmattan pour avoir publieacute mon premier essai

Cette thegravese est deacutedieacutee

- agrave Bernard TOURNOUD et Marie-Claude LORNE qui ne la liront jamais

- agrave ma tante Karine ROUDAUT et agrave mon amie Marie ORSOT qui ne lrsquoauraient probable-

ment pas lue mais dont les deacuteparts preacutematureacutes ne mrsquoen ont pas moins briseacute le cœur

- aux victimes des attentats du 7 janvier 2015 assassineacutees par la misologie

- agrave tous les acteurs passeacutes preacutesents et agrave venir de la vie agrave la faculteacute Victor Segalen gracircce agrave

laquelle la philosophie a la chance mecircme au bout du monde de srsquoeacutepanouir sans risquer la

cigueuml

282

Page 3: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues

1

Benoicirct QUINQUIS

La conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans

les dialogues de Platon

Sources et enjeux

Thegravese de philosophie

preacutepareacutee agrave Brest

sous la direction de Pascal David

2

Sommaire

Introduction 5

Premiegravere partie

Commentaire de lrsquoapprentissage philosophique comme source 11

Chapitre 1 Analyse du contexte du Pheacutedon en tant que mise en scegravene drsquoune philo-sophie dynamique 13

1 Un contexte tragique incontournable 15

2 Lrsquoeacutevacuation prompte et progressive du pathos 20

3 Lrsquoenjeu de lrsquoeacutevacuation du pathos la lutte contre la misologie 25

Chapitre 2 Analyse de la deacutemonstration du Pheacutedon en tant que servante du projet platonicien 31

1 Une conception anti-superstitieuse de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme 32

2 Une deacutemonstration strictement logique 36

3 Un enjeu Platon reacuteformateur de lrsquoAcadeacutemie et reacuteformateur 43

Chapitre 3 Hypothegravese lrsquoascegravese philosophique comme expeacuterience reacuteveacutelatrice 63

1 De la neacutecessiteacute pour la penseacutee de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart 65

2 La non-radicaliteacute de lrsquoascegravese philosophique 78

3 La diffeacuterence relative avec Aristote 85

Deuxiegraveme partie

Analyse de la speacutecificiteacute humaine comme enjeu 95

Chapitre 1 Le mystegravere de la connaissance humaine 97

1 De lrsquoascegravese philosophique agrave lrsquoinsuffisance du corps et lrsquoexcegraves de lrsquoesprit 99

2 De la connaissance humaine comme un miracle analyse de la theacuteorie de la reacutemi-niscence 108

3 Les limites de notre connaissance lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant 114

3

Chapitre 2 La dimension eacutethique ou lrsquoexigence de justice 119

1 Agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu la finitude contre lrsquoeacutethique 123

2 De la digniteacute humaine avant la lettre 130

3 Agrave lrsquoeacutechelle de la citeacute de lrsquoexigence de justice absolue 135

Chapitre 3 Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humaine 143

1 Lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de lrsquoindividu 146

2 La transformation de la vie en destin individuel lrsquoaction face au tribunal de lrsquohistoire 154

3 Le rapport au temps 162

Troisiegraveme partie

Synthegravese de la norme perdue comme enjeu au choix comme source 169

Chapitre 1 La quecircte du laquo meilleur impossible raquo 171

1 Le laquo meilleur impossible raquo deacutefinition et enjeux 172

2 Ce qursquoil en est chez Platon 186

3 Un laquo meilleur impossible raquo qui ne lrsquoest pas 192

Chapitre 2 Reacutevolte ou non-reacutevolte 199

1 La reacutevolte non-promeacutetheacuteenne sources et deacutefinition 200

2 La revendication du droit au triomphe du choix 205

3 Platon ou le nouveau garde-fou contre la tentation de la reacutevolte 214

Chapitre 3 La peur de la vie 219

1 Une vie formidable 220

2 Typologie les deux grandes peur de la vie 227

3 Platon ou le courage drsquoaffronter la vie 237

Conclusion 243

Annexes 251

Bibliographie 267

Remerciements 281

4

5

Introduction

Il nrsquoest pas de reacuteflexion qui srsquoeacutepuise dans des reacutesultats la reacuteflexion eacutetant une

dynamique et non une statique aucun travail de la penseacutee srsquoil est meneacute avec seacuterieux et

honnecircteteacute ne saurait preacutetendre agrave une autosuffisance se traduisant par un isolement

chronologique complet pas mecircme (et drsquoailleurs encore moins) agrave lrsquoeacutechelle du parcours de

son auteur dont toute reacuteflexion meneacutee par le passeacute appelle et nourrit celles qui restent agrave

venir et dont toute reacuteflexion meneacutee preacutesentement heacuterite directement de celles qui ont eacuteteacute

conduites anteacuterieurement Le travail de thegravese qui srsquoouvre ici nrsquoeacutechappe pas agrave la regravegle de

ce fait tout en portant sur une theacutematique sur laquelle il est pour ainsi dire impossible de

porter un jugement absolument deacutefinitif il srsquoinscrit toutefois dans la continuiteacute directe drsquoun

cursus universitaire dont il est lrsquoaboutissement au cours de nos anneacutees de master nous

avons produit et soutenu deux meacutemoires de recherche qui doivent ecirctre envisageacutes comme

autant de preacuteludes aux recherches consigneacutees ici lrsquoun deacutesormais publieacute1 portait sur la

place de lrsquoAntiquiteacute dans lrsquoœuvre drsquoAlbert Camus et avait donc demandeacute pour ecirctre meneacute agrave

bien une certaine familiarisation avec la penseacutee et la langue de la Gregravece antique le second

eacutetudiait la Chute relateacutee dans la Genegravese biblique drsquoun point de vue philosophique adoptant

un angle de vue qui paraicirct approprieacute pour toute repreacutesentation mythique En effet le mythe

ne doit pas ecirctre penseacute comme un reacutecit qui se substituerait agrave lrsquohistoire en gardant le souvenir

de faits excessivement lointains drsquoun point de vue chronologique pour avoir pu ecirctre

consigneacutes par eacutecrit pour reprendre les termes de Marie-Josette Le Han la fonction du

mythe est plutocirct de rendre accessible au sens commun des reacutealiteacutes difficiles drsquoaccegraves en leur

donnant la forme du reacutecit laquo comme le deacutetour que prend la conscience individuelle ou

collective pour transmettre une veacuteriteacute qui eacutechappe agrave la perception commune et

immeacutediate raquo2 et crsquoest bien agrave cet eacutegard que toute repreacutesentation mythique est porteuse drsquoune

veacuteriteacute agrave prendre telle quelle comme lrsquoa exprimeacute Schelling dans son Introduction agrave la

philosophie de la mythologie en excluant notamment la possibiliteacute mecircme drsquoune intention

deacutelibeacutereacutee ayant pu preacutesider agrave la formation de la mythologie

1 QUINQUIS Benoicirct LrsquoAntiquiteacute chez Albert Camus LrsquoHarmattan Ouverture philosophique Paris 2014 2 LE HAN Marie-Josette Paradigme biblique et expeacuterience litteacuteraire lrsquoexemple de Patrice de la Tour du Pin p 43

6

laquo Eacutelaborer une mythologie la doter dans lrsquoesprit des hommes drsquoune creacutedibiliteacute et drsquoune reacutealiteacute qui lui sont neacutecessaires pour atteindre le niveau de populariteacute dont elle aura besoin pour ecirctre ensuite reprise par les poegravetes voilagrave qui deacutepasse les capaciteacutes de tout individu et mecircme de plusieurs qui pourraient unir leur forces dans un pareil but (hellip) Or la mythologie nrsquoest pas simplement lrsquoaffaire drsquoun mais de nombreux peuples et entre les repreacutesentations mythologiques de ces peuples la convergence nrsquoest pas uniquement globale elle est unanimiteacute jusque dans le deacutetail (hellip) Les repreacutesentations mythologiques qui sont apparues en mecircme temps que les peuples eux-mecircmes et ont deacutetermineacute leur premiegravere existence devaient neacutecessairement ecirctre consideacutereacutees comme la veacuteriteacute comme la veacuteriteacute pleine et entiegravere donc comme doctrine sur les dieux et il nous faut expliquer de quelle maniegravere elles ont pu apparaicirctre comme telles raquo 3

Il convient en effet de parler de mythologie au singulier car si lrsquoon prenait la liberteacute drsquoen

parler au pluriel on buterait alors sur la donneacutee indeacutepassable des ressemblances patentes

entre les diffeacuterentes mythologies mecircme appartenant agrave des peuples tregraves eacuteloigneacutes les uns des

autres dans le temps et lrsquoespace cette convergence est loin drsquoecirctre superficielle et suppose

une provenance commune Malgreacute lrsquoapport preacutecieux de Schelling nous ne preacutetendons

cependant pas calquer notre meacutethode sur la sienne que nous ne faisons qursquoeacutevoquer pour lui

reconnaicirctre le meacuterite drsquoavoir compteacute parmi les rares auteurs de lrsquoeacutepoque moderne agrave avoir

affirmeacute que la mythologie a ducirc srsquoimposer drsquoelle-mecircme de faccedilon neacutecessaire agrave lrsquoesprit

humain qui opeacuterait ce deacutetour obligeacute pour se repreacutesenter une veacuteriteacute agrave prendre telle quelle et

qui peut se faire jour si lrsquoon eacutevite de prendre laquo les repreacutesentations singuliegraveres comme telles

non dans leur succession mais dans leur abstraction raquo4 crsquoest-agrave-dire si on eacutevite drsquoanalyser

une repreacutesentation mythique dans un isolement artificiel et si on lrsquoenvisage au contraire

comme une eacutetape du processus devant conduire agrave la deacutecouverte de la veacuteriteacute Il serait

contradictoire de deacutefinir laquo mythique raquo par laquo contraire agrave la veacuteriteacute raquo toute ideacutee exprimeacutee au

travers drsquoune repreacutesentation mythique aussi extravagante puisse-t-elle paraicirctre aux yeux de

notre eacutepoque nourrie de scepticisme et de positivisme est reacuteveacutelatrice et mecircme

puissamment reacuteveacutelatrice drsquoideacutees qui viennent spontaneacutement agrave lrsquohomme quand il prend

connaissance de lui-mecircme aussi bien dans sa singulariteacute que dans son rapport au monde

qui lrsquoentoure ces ideacutees srsquoimposent drsquoelles-mecircmes agrave lrsquohomme en tant que conseacutequences du

mouvement drsquoauto-compreacutehension caracteacuterisant lrsquohomo sapiens sapiens celui qui sait qursquoil

sait et la conception mythique dissimule ce mouvement de connaissance speacuteculaire dont

elle est pourtant la reacutesultante Les repreacutesentations neacutees de cette conception laquo repreacutesentent raquo

bien ce mouvement mais le repreacutesentent comme un eacutemissaire repreacutesente une personne qui

ne peut ecirctre preacutesente ou plus exactement le voilent plus qursquoils ne le reacutevegravelent pour se

reacuteapproprier ce mouvement il est urgent de lever le voile ou plutocirct de chercher agrave deacutecouvrir

3 SCHELLING Friedrich Wilhelm Introduction agrave la philosophie de la mythologie traduction du GDR Schel-lingiana (CNRS) pp73-77-81 SW XI pp56-57-61-66 eacuted Cotta 4 Opcit p208 SW XI p 210 eacuted Cotta

7

de quelle eacutetoffe il est fait de le deacutecoder de le deacuteconstruire ndash ce qui ne signifie pas le

deacutechirer Crsquoest ainsi que tout mythe meacuterite drsquoecirctre approcheacute crsquoest ainsi que nous avons

jadis approcheacute la Chute originelle5 et crsquoest ainsi que nous nous proposons drsquoapprocher une

autre conception mythique plus universelle encore malgreacute une varieacuteteacute infinie de

repreacutesentations agrave savoir la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

Le but nrsquoest eacutevidemment pas de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute ou la mortaliteacute de lrsquoacircme

humaine il pourrait ecirctre dit dans un contexte chreacutetien qursquoune telle probleacutematique est

affaire de foi plutocirct que de raison et mecircme dans le contexte grec annonceacute par le titre de

notre thegravese il est plus qursquoincertain que lrsquoinvestigation logique ait jamais pu ecirctre investie du

pouvoir de trancher cette question qui par ailleurs ne devait probablement mecircme pas se

poser dans une citeacute grecque ougrave les repreacutesentations mythiques de lrsquoapregraves-mourir faisaient

partie inteacutegrante des mythes autour desquels les citoyens se retrouvaient et assuraient ainsi

lrsquouniteacute cultuelle et culturelle6 de la πόλις aussi le penseur qui aurait remis en cause cette

ideacutee mythique se serait probablement exposeacute agrave tomber sous lrsquoaccusation drsquoempiegravetement sur

le domaine reacuteserveacute aux dieux autant dire drsquoὕϐρις la pire des fautes pour un Grec ce dont

la citeacute atheacutenienne nrsquoa pas manqueacute drsquoaccuser certains penseurs agrave commencer par Socrate

lui-mecircme par meacutefiance envers les laquo interrogations radicales qui lui semblent a priori

marqueacutees du peacutecheacute drsquoorgueil contre lrsquoordre divin raquo7 pour reprendre lrsquoexpression de Francis

Wolff Notre question est plutocirct de savoir non seulement quelles caracteacuteristiques fondant la

speacutecificiteacute humaine sont implicitement revendiqueacutees par la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme mais aussi quel manque ressenti par lrsquoecirctre humain une telle conception viendrait

eacuteventuellement combler ndash il est probable en effet que cette conception ait un versant positif

et un versant neacutegatif ou en drsquoautres termes qursquoelle ne se contente pas de laquo poser raquo des

caracteacuteristiques reconnues et assumeacutees mais laquo nie raquo eacutegalement drsquoautres caracteacuteristiques ou

plutocirct certaines absences de caracteacuteristiques que lrsquohomme juge spontaneacutement intoleacuterables

ce dont certaines personnes ont le pressentiment leacutegitime en jugeant que la conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoaurait vocation qursquoagrave servir drsquoantalgique face agrave la peur que peut

inspirer la perspective de lrsquoaneacuteantissement total de lrsquoindividualiteacute dans la mort toutefois

srsquoen tenir lagrave serait insuffisant srsquoil est parfaitement envisageable qursquoun individu adhegravere agrave 5 Schelling lui-mecircme mettait lrsquoaccent sur la ressemblance entre les reacutecits mythologiques anteacuterieurs ou exteacuterieurs agrave la reacuteveacutelation et le contenu de lrsquoAncien Testament qursquoil nrsquoest donc pas impie drsquoapprocher comme une seacuterie de mythes Nos recherches sur la Chute ont eacuteteacute consigneacutees dans un meacutemoire de recherches soutenu en 2010 non eacutediteacute agrave ce jour et disponible agrave la Bibliothegraveque Universitaires des lettres et sciences humaines de Brest Cf QUNQUIS Benoicirct La Chute comme philosophegraveme (TDR) Universiteacute de Bretagne Occidentale Brest 2010 6 Il est tregraves peu probable que ce soit par hasard que ces deux adjectifs ne diffegraverent que drsquoune lettre 7 WOLFF Francis Socrate p20

8

cette ideacutee uniquement en raison de la consolation qursquoelle lui apporte (ce qui peut

srsquoapparenter agrave de la superstition) il est plus difficilement concevable qursquoun tel sentiment

ait pu suffire pour que cette croyance se soit maintenue dans presque toutes les cultures

par-delagrave les frontiegraveres geacuteographiques et chronologiques et surtout srsquoil en eacutetait ainsi elle

nrsquoaurait jamais pu ecirctre jugeacutee digne drsquointeacuterecirct par la philosophie or lrsquoobjet preacutecis de nos

recherches sera preacuteciseacutement un contenu proprement philosophique venant soutenir agrave

nouveaux frais cette conception mythique En effet pour parvenir agrave une connaissance

exhaustive des ideacutees qui srsquoimposent agrave lrsquohomme dans le cadre de son mouvement drsquoauto-

compreacutehension et qui ont contribueacute agrave la formation de la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme il faudrait eacutetudier et deacuteconstruire lrsquoensemble des discours consacreacutes agrave ce sujet une

telle tacircche neacutecessiterait par son ampleur toute une vie de travail ou les efforts conjugueacutes

de toute une eacutequipe de recherche crsquoest pourquoi il a sembleacute raisonnable de resserrer notre

corpus agrave lrsquoœuvre de Platon du moins les dialogues de maturiteacute et de vieillesse dans

lesquels se deacutetachant de lrsquoinfluence de Socrate sans jamais la renier Platon deacuteveloppe sa

propre penseacutee Ce resserrement pourrait sembler arbitraire car motiveacute exclusivement par

les contraintes universitaires il nrsquoen est eacutevidemment rien car mecircme srsquoil est tregraves incertain

que Platon ait eacuteteacute le premier agrave essayer de donner une forme logique agrave cette ideacutee jusqursquoalors

reacuteserveacutee au mythe sa deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoen a pas moins

durablement marqueacute lrsquoOccident au point de constituer pendant des siegravecles la reacutefeacuterence

majeure agrave ce sujet Il est donc leacutegitime de se reporter aux eacutecrits platoniciens relatifs agrave

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme non pas pour produire un nouveau commentaire qui ne ferait que

ressasser tout ce qui a deacutejagrave eacuteteacute eacutecrit agrave ce sujet (mecircme si la matiegravere est riche) mais plutocirct

pour remonter agrave la source pour deacutecrypter ce qui sous-tend le discours platonicien sur un

sujet a priori affaire de μῦθος (reacutecit) plutocirct que de λόγος (raisonnement)8 plus

simplement notre propos nrsquoest pas de reacuteexpliquer ce que Platon a dit mais drsquoexpliquer

pourquoi il lrsquoa dit de cerner en quoi son propos est reacuteveacutelateur non seulement drsquointuitions

que peut avoir spontaneacutement tout homme quant agrave son ecirctre mais aussi des preacuteoccupations

qui eacutetaient celles de Platon dans le contexte troubleacute de lrsquoAthegravenes de la fin du Ve siegravecle et

du IVe siegravecle avant notre egravere traumatiseacutee par la deacutebacirccle militaire face agrave Sparte et par la

8 Agrave lrsquoopposition entre foi et raison qui est plutocirct le fait de la moderniteacute chreacutetienne on preacutefeacuterera la distinction entre λόγος et μῦθος qui nrsquoest pas aussi radicale qursquoelle le paraicirct les deux termes deacutesignant non pas deux attitudes diffeacuterentes au point drsquoecirctre antagonistes mais deux types de discours qui ne se contredisent pas neacute-cessairement entre eux et peuvent ne diffeacuterer que par la forme ou plutocirct par la technique employeacutee pour les produire

9

parenthegravese de la tyrannie des Trente9 nous cherchons donc agrave deacuteterminer drsquoune part les

sources conscientes ou inconscientes de la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme et drsquoautre part ses enjeux il est peu douteux que Platon croyait sincegraverement en la

survie post corporis mortem de lrsquoacircme mais tenait-il reacuteellement agrave ce que ses disciples

adhegraverent sans reacuteserve agrave cette ideacutee La deacutemonstration du bien-fondeacute de cette conception

eacutetait-elle une fin en soi ou nrsquoeacutetait-elle qursquoun moyen en vue drsquoun enjeu plus important

Crsquoest pour reacutepondre agrave ces questions que nous eacutetudierons les eacutecrits de Platon

consacreacutes agrave cette question en nous reacutefeacuterant au texte grec les traductions franccedilaises que

nous proposerons nrsquoauront pas vocation agrave ecirctre eacuteleacutegantes drsquoun point de vue litteacuteraire (nous

nous en excusons drsquoavance) mais simplement agrave nous permettre de peacuteneacutetrer le texte

platonicien tel qursquoil nous est parvenu en eacutevitant les malentendus auxquels peut conduire

une traduction davantage soucieuse drsquoestheacutetique que drsquoexactitude philologique Pour

mener agrave bien cette tacircche il nrsquoa pas eacuteteacute jugeacute neacutecessaire de produire un releveacute lexicologique

deacutetailleacute comme permettent de le faire les outils informatiques aujourdrsquohui agrave la disposition

du chercheur un tel releveacute se justifierait dans le cadre drsquoun travail purement deacutedieacute agrave une

exeacutegegravese platonicienne et tel nrsquoest pas notre propos Pour la mecircme raison nous nous

reacutefeacutererons aussi freacutequemment agrave des œuvres posteacuterieures agrave Platon consideacuterant que tout eacutecrit

meacuterite drsquoecirctre mobiliseacute sous reacuteserve qursquoil soit de nature agrave eacuteclairer la question tregraves geacuteneacuterale

que nous nous posons ainsi le franccedilais nrsquoeacutetant pas la seule langue de la philosophie nous

avons eu volontiers recours aux commentateurs anglo-saxons Les eacutecrits platoniciens nrsquoen

fourniront pas moins agrave nos travaux leur trame centrale le commentaire stricto sensu des

dialogues de maturiteacute et de vieillesse de Platon que se veut analytique deacuteductif et traitant

preacuteciseacutement des propos relatifs agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme10 fera lrsquoobjet drsquoune premiegravere

partie agrave laquelle succeacutedera une deuxiegraveme partie drsquoanalyse qui srsquoefforcera de deacuteconstruire le

propos platonicien relatif agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme La troisiegraveme et derniegravere partie enfin

suivant une meacutethode pour ainsi dire carteacutesienne proposera une synthegravese destineacutee agrave

reconstruire le sentiment (ou les sentiments ) qui eacutemerge (ou eacutemergent ) lorsque

lrsquohomme prend connaissance de son ecirctre et qui serait donc en creux ce qursquoest en relief la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ndash il importera eacutevidemment de montrer si Platon

reprenait agrave son compte ce(s) sentiment(s) ou si au contraire il a chercheacute agrave srsquoen preacutemunir lui

et ses eacutelegraveves en somme nous allons tenter de deacuteconstruire le propos platonicien relatif agrave

9 Pour connaicirctre plus en deacutetail lrsquoinfluence de ce contexte sur lrsquoeacutecriture de Platon Cf PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon Vrin Histoire des doctrines de lrsquoAntiquiteacute classique Paris 2006 10 Ce qui nrsquointerdira pas certains deacutetours par les autres sujets abordeacutes par Platon qui ne compartimentait pas le savoir lequel constituait un laquo tout raquo au sein duquel les diffeacuterents savoirs eacutetaient tous solidaires entre eux

10

la survie post corporis mortem de lrsquoacircme pour mieux le reconstruire aussitocirct apregraves lorsque

nous en aurons deacutecouvert les fondations lorsque nous aurons mis au jour le besoin

conscient ou inconscient auquel reacutepondait la production de ce λόγος Outre nos

nombreuses reacutefeacuterences bibliographiques nous nrsquoaurons aucun scrupule agrave invoquer pour le

beacuteneacutefice de notre reacuteflexion quelques observations tireacutees directement de la vie quotidienne

consideacuterant que la philosophie ne se reacutesume pas agrave des connaissances bibliographiques mais

se propose surtout de comprendre lrsquohomme dans son entiegravereteacute et donc in vivo nous

sommes en cela fidegraveles agrave lrsquoinscription agrave cette inscription lisible jadis sur le temple

drsquoApollon agrave Delphes et que Socrate reprenait agrave son compte donnant ainsi agrave la philosophie

une sorte de devise Γνῶθι σεαυτόν (Connais-toi toi-mecircme) Il nrsquoest pas agrave exclure que nous

ayons la surprise de constater que le sentiment que nous cherchons agrave identifier nrsquoa

finalement rien agrave voir avec la peur de la mort au sens galvaudeacute du terme enfin si nous

nrsquoavons pas la preacutetention reacutepeacutetons-le drsquoeacutepuiser le sujet de la conception de lrsquoimmortaliteacute

de lrsquoacircme peut-ecirctre un tel travail aura-t-il au moins le meacuterite de contribuer agrave corriger

certaines ideacutees reccedilues relatives agrave Platon qui ont la vie dure aupregraves du grand public tant il

est vrai que les succegraves mecircme les plus durables sont parfois bacirctis sur des malentendus

cela ne signifie pas que nous avons la preacutetention de proposer une approche reacutevolutionnaire

de Platon mais plus modestement que nous cherchons agrave eacutechapper aux preacutejugeacutes auxquels

ont trop souvent conduit une lecture superficielle et que lrsquoexeacutegegravese moderne tend drsquoailleurs

deacutejagrave agrave eacutecarter

11

Premiegravere partie

Commentaire de lrsquoapprentissage philosophique

comme source

12

13

Chapitre 1 Analyse du contexte du Pheacutedon en tant que mise en scegravene

drsquoune philosophie dynamique

Le Pheacutedon est absolument incontournable pour une recherche comme la nocirctre en

effet au-delagrave de la porteacutee symbolique de la mise en scegravene des derniegraveres heures de Socrate

crsquoest dans ce dialogue que Platon preacutesente pour la premiegravere fois Socrate cateacutegorique

concernant lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme question sur laquelle le maicirctre avait eacuteteacute plutocirct eacutevasif

dans lrsquoApologie

τὸ γάρ τοι θάνατον δεδιέναι ὦ ἄνδρες οὐδὲν ἄλλο ἐστὶν ἢ δοκεῖν σοφὸν εἶναι μὴ ὄνταmiddot δοκεῖν γὰρ εἰδέναι ἐστὶν ἃ οὐκ οἶδεν οἶδε μὲν γὰρ οὐδεὶς τὸν θάνατον οὐδrsquo εἰ τυγχάνει τῷ ἀνθρώπῳ πάντων μέγιστον ὂν τῶν ἀγαθῶν δεδίασι δrsquo ὡς εὖ εἰδότες ὅτι μέγιστον τῶν κακῶν ἐστι καίτοι πῶς οὐκ ἀμαθία ἐστὶν αὕτη ἡ ἐπονείδιστος ἡ τοῦ οἴεσθαι εἰδέναι ἃ οὐκ οἶδεν ἐγὼ δrsquo ὦ ἄνδρες τούτῳ καὶ ἐνταῦθα ἴσως διαφέρω τῶν πολλῶν ἀνθρώπων καὶ εἰ δή τῳ σοφώτερός του φαίην εἶναι τούτῳ ἄν ὅτι οὐκ εἰδὼς ἱκανῶς περὶ τῶν ἐν Ἅιδου οὕτω καὶ οἴομαι οὐκ εἰδέναιmiddot11

Un tel discours qui a peut-ecirctre influenceacute Eacutepicure et sa fameuse Lettre agrave Meacuteneacuteceacutee qui

deacuteclare que la mort nrsquoest rien pour nous a le meacuterite drsquoillustrer lrsquoessence de lrsquoironie

socratique qui revendique le non-savoir pour mieux deacutenoncer le semblant de savoir des

charlatans le philosophe feint lrsquoignorance pour forcer son interolocuteur agrave rendre compte

du savoir qursquoil srsquoattribue et alors seulement se reacutevegravele srsquoil possegravede effectivement un tel

savoir ce qui permet de faire le tri entre les vrais et les faux savants cette ironie meacuterite

pleinement drsquoecirctre qualifieacutee de laquo socratique raquo dans la mesure ougrave lrsquoApologie eacutetait une œuvre

de jeunesse dans laquelle Platon se voulait encore le porte-parole du Socrate historique

Pour revenir au Pheacutedon il semble aller de soi que Platon acceacutedant agrave la maturiteacute et se

deacutetachant progressivement de lrsquoinfluance de Socrate ait neacuteanmoins choisi de donner au

deacuteveloppement de cette thegravese le cadre des derniers instants de son maicirctre il est en effet

impossible drsquoapprocher la philosophie de Platon comme si le contexte des dialogues

pouvait ecirctre totalement indiffeacuterent car crsquoest bien dans le cadre de dialogues que cette

11 Plat Apologie de Socrate [29a-b] laquoCraindre la mort messieurs nrsquoest rien drsquoautre que se donner lrsquoair de posseacuteder un savoir sans lrsquoavoir crsquoest avoir lrsquoair de connaicirctre ce que lrsquoon ne sait pas Personne ne connait la mort ni mecircme ne sait si elle ne se trouverait pas ecirctre le plus grand des biens pour lrsquohomme et pourtant on la craint comme si elle eacutetait le plus grand des maux Comment ne serait-ce pas cette ignorance honteuse celle qui consiste agrave croire connaicirctre ce qursquoon ne connait pas Moi messieurs je diffegravere vraisemblablement en ceci de la plupart des hommes et srsquoil apparait que je suis plus savant qursquoun autre crsquoest que nrsquoayant pas suffisamment de connaissance concernant lrsquoHadegraves je ne me figure pas mrsquoy connaicirctre raquo

14

philosophie srsquoest exprimeacutee et non par des traiteacutes comme ce fut le cas pour beacuoup de ses

successeurs comme Aristote et mecircme pour des preacutedeacutecesseurs tels qursquoAnaxagore dont le

travail est drsquoailleurs vivement critiqueacute dans le Pheacutedon12 la critique y est mecircme si

veacuteheacutemente qursquoil nrsquoest pas incongru de penser qursquoelle vise indirectement toute philosophie

qui se croit suffisamment acheveacutee pour pouvoir ecirctre transmise par un traiteacute eacutecrit comme si

elle pouvait se passer de la confrontation avec la contradiction que la discussion fait

ineacutevitablement surgir Il ne faut cependant pas prendre cette critique pour la manifestation

drsquoune eacuteventuelle hostiliteacute radicale et insurmontable de Platon envers la pratique de

lrsquoeacutecriture si tel avait eacuteteacute le cas jamais Platon nrsquoaurait jamais pris la peine de composer

une œuvre eacutecrite de si grande ampleur et de si grande qualiteacute litteacuteraire est moins en cause

lrsquoeacutecriture elle-mecircme qursquoun certain type drsquoeacutecriture agrave savoir celle qui manifesterait une

conception statique (et donc erronneacutee) de la penseacutee qui est explicitement deacutenonceacutee dans le

Phegravedre plus preacuteciseacutement dans le mythe de lrsquoinvention de lrsquoeacutecriture par Teuth justifiant le

parti pris stylistique de Platon qui donne agrave lrsquoeacutecrit lrsquoapparence de la liberteacute de lrsquooral

δόξαις μὲν ἂν ὥς τι φρονοῦντας αὐτοὺς λέγειν ἐὰν δέ τι ἔρῃ τῶν λεγομένων βουλόμενος μαθεῖν ἕν τι σημαίνει μόνον ταὐτὸν ἀεί ὅταν δὲ ἅπαξ γραφῇ κυλινδεῖται μὲν πανταχοῦ πᾶς λόγος ὁμοίως παρὰ τοῖς ἐπαΐουσιν ὡς δ᾽ αὕτως παρ᾽ οἷς οὐδὲν προσήκει καὶ οὐκ ἐπίσταται λέγειν οἷς δεῖ γε καὶ μή13

Le grand deacutefaut de lrsquoeacutecriture telle qursquoelle est pratiqueacutee par les auteurs de traiteacutes serait donc

selon Platon de figer la penseacutee qui ne peut donc plus rendre de comptes et laisse donc

deacutemuni le lecteur non-initieacute ce serait donc pour pallier dans la mesure du possible cette

insuffisance de lrsquoeacutecrit qursquoil a choisi de donner agrave sa penseacutee un mode drsquoexpression qui prend

les formes de la discussion telle qursquoelle peut ecirctre meneacutee au quotidien comme srsquoil avait

chercheacute agrave anticiper les contradictions qursquoon pourrait lui opposer de telle sorte que son

œuvre met en scegravene un deacutebat drsquoideacutees dont le contenu ne doit pas ecirctre compris a priori

comme srsquoil eacutetait soumis au seul bon vouloir drsquoun auteur et se reacutevegravele donc susceptible de

subir agrave tout moment des infleacutechissements au greacute de la volonteacute fluctuante des interlocuteurs

ce qui peut expliquer en partie ce que la moderniteacute a tendance agrave interpreacuteter comme des

revirements voire des contradictions de la part de Platon Le dialogue platonicien ne fournit

donc pas au lecteur une deacutemonstration deacutejagrave acheveacutee et deacutefinitive mais au contraire une

reacuteflexion en plein devenir encore en quecircte de reacutesultats reconnaissant que la contradiction

12 Cf Annexe 1 13 Plat Phegravedre [275d] laquo Ils ont lrsquoair de parler en faisant usage de la penseacutee mais si on leur parle en cherchant agrave comprendre leurs paroles ils nrsquoexpriment qursquoune seule chose toujours la mecircme Une fois qursquoil a eacuteteacute eacutecrit tout discours va et vient partout aussi bien aupregraves de ceux qui le comprennent qursquoaupregraves de ceux qui ne sont pas concerneacutes et il ne sait pas agrave qui il doit srsquoadresser ou pas raquo

15

est leacutegitime et mecircme neacutecessaire pour la progression de lrsquoinvestigation philosophique agrave

une trompeuse conception statique de la penseacutee deacutenonceacutee dans le Phegravedre Platon oppose

une deacutefinition dynamique de la philosophie qui assume drsquoecirctre directement tributaire des

circonstances auxquelles elle est confronteacutee et qui agrave ce titre invite implicitement le lecteur

agrave poursuivre lrsquoeffort de reacuteflexion engageacute agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoœuvre eacutecrite pour le dire comme

Jean-Franccedilois Balaudeacute eacutecriture et philosophie sont loin drsquoecirctre irreacutemeacutediablement ennemies

et peuvent mecircme ecirctre compleacutementaires sous reacuteserve que laquo le texte ne se destine pas tant agrave

fixer des connaissances qursquoagrave tracer les mouvements qui conduisent vers elles raquo14 de telle

sorte qursquoau dialogue de Socrate avec ses contemporains doit succeacuteder le dialogue du

lecteur avec une penseacutee qui assume son inachegravevement le vrai philosophe nrsquoeacutetant pas

lrsquohomme qui assegravene des ideacutees deacutefinitives et precirctes agrave lrsquoemploi (tel serait le justement travail

du sophiste voire plus pregraves de nous du prophegravete) mais bien celui qui se montre capable

drsquoargumenter et de deacutebattre de porter sur le monde un regard qui nrsquoa pas eacuteteacute acquis

simplement gracircce agrave des leccedilons apprises par cœur dont le discours est ὃς μετ᾽ ἐπιστήμης

γράφεται ἐν τῇ τοῦ μανθάνοντος ψυχῇ δυνατὸς μὲν ἀμῦναι ἑαυτῷ ἐπιστήμων δὲ λέγειν τε

καὶ σιγᾶν πρὸς οὓς δεῖ15 celui qui serait donc plus agrave mecircme que nrsquoimporte quel rheacuteteur de

faire face agrave la contradiction puisqursquoen ne preacutevoyant aucune objection deacutetermineacutee et en

srsquoattendant donc agrave tout il anticipe toutes les objections possibles Ceci nous premet de

retomber sur nos pieds car si le vrai philosophe est celui qui sachant qursquoil nrsquoest pas

prophegravete en son pays ne prend la parole qursquoau moment opportun il ne semble que drsquoautant

plus eacutevident que lrsquoapproche de la mort de Socrate ait pu motiver un deacutebat sur la vie post

corporis mortem ce qui nrsquoannule pas la neacutecessiteacute drsquoanalyser la mise en scegravene de ce

contexte tragique qui de fait est loin drsquoecirctre purement ornementale

1 Un contexte tragique incontournable

Il faut signaler en premier lieu que le reacutecit de la mort de Socrate nrsquoest pas preacutesenteacute

comme eacutetant ducirc agrave la seule meacutemoire ni mecircme agrave la seule main de Platon les derniers

instants de Socrate nous sont relateacutes par Pheacutedon qui nrsquoa joueacute qursquoun rocircle apparemment

secondaire dans les deacutebats (du moins nrsquoa-t-il pas eacuteteacute le principal interlocuteur de Socrate)

14 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p 22 15 Plat Phegravedre [276a] laquo celui qui avec science srsquoeacutecrit dans lrsquoacircme de lrsquohomme qui apprend celui qui est ca-pable de se deacutefendre lui-mecircme celui qui sait parler et se taire quand il le faut raquo

16

et Platon eacutetait lui-mecircme absent au moment des faits (Πλάτων δὲ οἶμαι ἠσθένει16) il nrsquoest

pas incongru de penser comme certains lrsquoont suggeacutereacute que la maladie agrave laquelle Pheacutedon

fait allusion de faccedilon si eacutevasive eacutetait le chagrin que devait eacuteprouver le jeune Platon agrave lrsquoideacutee

de perdre son maicirctre agrave moins que la maladie nrsquoait eacuteteacute qursquoun preacutetexte pour pouvoir monter

sans eacuteveiller les soupccedilons un plan destineacute agrave sauver Socrate (ce que Platon nrsquoaurait pu

deacutecemment avouer agrave moins drsquoentrer en contradiciton avec le propos du Criton) agrave vrai

dire toutes ces hypothegraveses importent peu dans la mesure ougrave lrsquoabsence de Platon souligne

surtout que son reacutecit nrsquoest pas un procegraves-verbal ni mecircme un teacutemoignage parfaitement fiable

et nrsquoa pas vocation agrave lrsquoecirctre quand bien mecircme il en aurait eu la vocation il buterait alors

ineacutevitablement sur un aspect indeacutepssable de lrsquoeacutecriture mis en relief par Jean-Franccedilois

Balaudeacute

laquo Lrsquoeacutecriture est ainsi un proceacutedeacute technique permettant de reacutefleacutechir par la transcription de toutes ses articulations vocales la penseacutee profeacutereacutee autrement dit la parole Mais ce proceacutedeacute nrsquoest pas de pure reproduction (enregistrement) car lrsquointention serait-elle seulement de reproduire le reacutesultat serait de toute faccedilon une creacuteation eacutetant donneacute que lrsquoeacutecriture suppose de fixer un eacutetat de la parole et donc de seacutelectionner et sans doute aussi de reacuteorganiser le dit raquo17

A fortiori ce nrsquoest pas agrave Platon que Pheacutedon raconte ce qursquoil a vu mais agrave Eacutecheacutecrate ce

statut de reacutecit de deuxiegraveme voire de troisiegraveme main qui eacutechoit au Pheacutedon lui assure son

statut drsquoœuvre litteacuteraire agrave part entiegravere ougrave malgreacute les apparences lrsquoauteur reste maicirctre du

jeu du deacutebut agrave la fin sans ecirctre tenu agrave des impeacuteratifs drsquoabsolue conformiteacute agrave la reacutealiteacute

historique Il serait certes tentant de deacuteduire de cette forme de reacutecit enchacircsseacute que Platon

nrsquoassume pas reacuteellement comme eacutetant fruit de sa creacuteation les faits et propos qursquoil rapporte

et preacutefegravere se donner lrsquoalibi de lrsquoautoriteacute drsquoun teacutemoin mais cette deacuteduction serait erroneacutee

dans la mesure ougrave en litteacuterature lrsquoabsence de marques explicites de la preacutesence de lrsquoauteur

constitue justement la manifestation du plus haut niveau drsquoinvestissement de sa part En

drsquoautres termes en faisant disparaicirctre sa personne de son texte lrsquoauteur donne agrave son reacutecit

lrsquoapparence drsquoune indiscutable conformiteacute agrave la veacuteriteacute il est agrave ce point convaincu que ledit

reacutecit meacuterite drsquoecirctre lu tel quel qursquoil fait taire tout ce qui pourrait laisser entendre que ses

eacutecrits nrsquoengagent que lui de faccedilon agrave ce que le reacutecit exprime une veacuteriteacute qui transcende

lrsquoexpeacuterience singuliegravere de lrsquoauteur telle est la cleacute de notre capaciteacute agrave adheacuterer agrave une œuvre

de fiction dont le laquo je raquo est absent Le reacutecit aurait pu ecirctre encombreacute drsquoune lourde charge

eacutemotionnelle qui aurait fait passer lrsquoexpression du sentiment de tristesse et drsquoinjustice que

le jeune Platon avait certainement ressenti agrave lrsquoeacutepoque avant toute autre consideacuteration au

16 Plat Pheacutedon [59b] laquo Je crois que Platon eacutetait malade raquo 17 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p 53

17

point de rendre le reacutecit suspect or bien au contraire lrsquoauteur croit suffisamment agrave ce qursquoil

eacutecrit pour donner aux faits lrsquoapparence de la reacutealiteacute indeacutependamment de toute mention de

son expeacuterience propre ce qui justifie lrsquoinsistance de Pheacutedon sur le fait qursquoil eacutetait preacutesent

αὐτός (en personne) et sur la multipliciteacute des teacutemoins qui pourraient confirmer ses dires

Οὗτός τε δὴ ὁ Ἀπολλόδωρος τῶν ἐπιχωρίων παρῆν καὶ Κριτόβουλος καὶ ὁ πατὴρ αὐτοῦ

καὶ ἔτι Ἑρμογένης καὶ Ἐπιγένης καὶ Αἰσχίνης καὶ Ἀντισθένηςmiddot ἦν δὲ καὶ Κτήσιππος ὁ

Παιανιεὺς καὶ Μενέξενος καὶ ἄλλοι τινὲς τῶν ἐπιχωρίων18 Eacutevidemment tous ces teacutemoins

ne sont pas forceacutement dignes de foi agrave commencer par Apollodore qui bien que mentionneacute

en premier lieu pleurera tout le long de la discussion19 de sucroicirct parmi tous ces teacutemoins

Pheacutedon ne cite mecircme pas Ceacutebegraves et Simmias qui seront pourtant les principaux

interlocuteurs de Socrate et rapporte donc une discussion sous le controcircle de personnes qui

nrsquoy ont pas pris part de maniegravere active Il nrsquoempecircche que tout contribue agrave bacirctir un cadre qui

se veut authentique et il importe peu deacutesormais que le reacutecit soit conforme agrave la reacutealiteacute des

derniers instants de Socrate puisque tout est fait pour que le lecteur y adhegravere quoi qursquoil

arrive ce qui ne contredit pas lrsquoengagement de lrsquoeacutecrivain dans son reacutecit mais au contraire

le confirme agrave son degreacute le plus eacuteleveacute Rien ne permet donc si lrsquoon srsquoen tient aux

renseignements du Pheacutedon drsquoaffirmer avec certitude que Socrate ait effectivement tenu

avec ses compagnons la conversation consigneacutee dans cet ouvrage dans lequel Platon

deacutesormais en pleine maturiteacute parle en son nom propre drsquoun sujet qui ne le concerne pas

encore directement cet aspect qui pourrait sembler anecdotique suffit cependant agrave nous

permettre de souligner qursquoil est relativement indiffeacuterent au propos du Pheacutedon que

lrsquoeacutenonciateur se sente ou non sur le point de mourir ce qui nous fait deacutejagrave renoncer agrave

reacutesumer lrsquoideacutee drsquoune acircme humaine immortelle agrave un antalgique

Il nrsquoempecircche cependant que la solenniteacute et la graviteacute de lrsquoeacuteveacutenement ne peuvent

eacutechapper agrave personne agrave aucun moment le Pheacutedon ne se reacutesume agrave un eacutechange aride entre

lettreacutes Lrsquoaction est situeacutee dans lrsquoespace et mecircme dans le temps plus preacuteciseacutement lors

drsquoune ceacuteleacutebration rituelle tregraves importante pour Athegravenes puisque ce nrsquoest ni plus ni moins

que de la commeacutemoration des aventures de Theacuteseacutee le fondateur mythique de la citeacute

18 Plat Pheacutedon [59b] laquo Outre Apollodore eacutetaient aussi preacutesents de son pays Critobulle et son pegravere et aussi Hermogegravene Eacutepigegravene Eschine et Antisthegravene Il y avait aussi Cteacutesippe de Peacuteanie Meacutenexeacutene et quelques autres du pays raquo 19 Crsquoest notamment pour cette raison qursquoAnne-Gabrielle Wersinger estime que le reacutecit drsquoApollodore dans le Banquet est sujet agrave caution et ne doit donc probablement pas ecirctre lu au premier degreacute laquo Selon Xeacutenophon Apollodore de Phalegravere serait un disciple assez stupide raquo Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo sect 3 Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816

18

Τύχη τις αὐτῷ ὦ Ἐχέκρατες συνέβηmiddot ἔτυχεν γὰρ τῇ προτεραίᾳ τῆς δίκης ἡ πρύμνα ἐστεμμένη τοῦ πλοίου ὃ εἰς Δῆλον Ἀθηναῖοι πέμπουσιν (hellip) Τοῦτrsquo ἔστι τὸ πλοῖον ὥς φασιν Ἀθηναῖοι ἐν ᾧ Θησεύς ποτε εἰς Κρήτην τοὺς ldquoδὶς ἑπτὰrdquo ἐκείνους ᾤχετο ἄγων καὶ ἔσωσέ τε καὶ αὐτὸς ἐσώθη20

Il est donc fait mention drsquoune tradition bel et bien preacutesenteacutee comme reconnue par les

citoyens de lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle avant notre egravere enracineacutee dans ce contexte preacutecis qui

explique que lrsquoexeacutecution de Socrate ait eacuteteacute diffeacutereacutee lrsquointrigue possegravede donc une creacutedibiliteacute

et une eacutepaisseur drsquoautant plus patentes que les personnages ne sont pas de simples ecirctres de

papiers ils sont mecircme tout agrave fait vivants leurs eacutemotions sont aussi sensibles que srsquoils

eacutetaient les protagonistes drsquoune trageacutedie qui se jouerait sous nos yeux Ainsi fait rarissime

dans lrsquoœuvre de Platon fait dont le caractegravere unique suffit drsquoailleurs agrave nous interdire

drsquooublier que nous assistons agrave une scegravene qui nrsquoa rien drsquoanodin on voit apparaicirctre lrsquoeacutepouse

de Socrate la fameuse Xanthippe que la leacutegende sous lrsquoinfluence notamment de

Xeacutenophon a repreacutesenteacutee sous les traits drsquoune insupportable meacutegegravere dont la preacutesence aux

cocircteacutes de Socrate ne srsquoexpliquerait que par le souci du philosophe de srsquoentraicircner agrave la vie

civique21 Platon ne reprend pas agrave son compte cette image extrecircmement deacutevalorisante agrave la

limite de la caricature misogyne (comparer une femme agrave un cheval donc agrave une valeur

marchande nrsquoest guegravere gratifiant agrave plus forte raison srsquoil srsquoagit drsquoun cheval irascible et

donc moins cocircteacute que srsquoil eacutetait docile) et se contente de souligner le contraste qui existe

entre lrsquoattitude de Socrate et celle de Xanthippe celle-ci nrsquoest preacutesenteacutee agrave aucun moment

comme une femme acariacirctre mais tout au plus comme une personne peu digne de son mari

dans la mesure ougrave lrsquoexemple de ce dernier ne lui est drsquoaucun secours pour maicirctriser ses

eacutemotions

ὡς οὖν εἶδεν ἡμᾶς ἡ Ξανθίππη ἀνηυφήμησέ τε καὶ τοιαῦτ᾽ ἄττα εἶπεν οἷα δὴ εἰώθασιν αἱ γυναῖκες ὅτι lsquoὦ Σώκρατες ὕστατον δή σε προσεροῦσι νῦν οἱ ἐπιτήδειοι καὶ σὺ τούτουςrsquo καὶ ὁ Σωκράτης βλέψας εἰς τὸν Κρίτωνα lsquoὦ Κρίτωνrsquo ἔφη lsquoἀπαγέτω τις αὐτὴν οἴκαδεrsquo καὶ ἐκείνην μὲν ἀπῆγόν τινες τῶν τοῦ Κρίτωνος βοῶσάν τε καὶ κοπτομένην22

Lrsquointervention de Xanthippe peut donner lieu agrave diverses interpreacutetations la premiegravere

impression qursquoelle laisse agrave rebours du portrait tregraves deacutepreacuteciatif qursquoen a fait Xeacutenophon est

20 Plat Pheacutedon [58a-b] laquo Il beacuteneacuteficia drsquoune rencontre fortuite Eacutecheacutecrate la veille du procegraves tomba le jour du couronnement de la poupe du navire que les atheacuteniens envoient agrave Deacutelos (hellip) Crsquoest ce navire agrave ce que disent les Atheacuteniens sur lequel Theacuteseacutee transporta jadis jusqursquoen Cregravete la laquo double septaine raquo la sauva et se sauva lui-mecircme raquo 21 Cf Annexe 2 22 Plat Pheacutedon [60a] laquo Lorsque Xanthippe nous vit elle poussa des cris de douleur et prononccedila des paroles habituelles pour les femmes laquo Socrate crsquoest maintenant la derniegravere fois que ceux qui te sont proches srsquoentretiendront avec toi et toi avec eux raquo Socrate tourna son regard vers Criton laquo Criton dit-il emmegravene-la agrave la maison raquo Et tandis que quelques-uns des gens de Criton lrsquoemmenaient elle hurlait en se frappant la poitrine raquo

19

celle drsquoune femme qui nrsquoest pas une meacutegegravere mais bien au contraire celle drsquoune eacutepouse

deacutevoueacutee qui se laisse aller agrave une deacutetresse parfaitement leacutegitime (en tout cas

compreacutehensible) en de telles circonstances bien qursquoelle apparaisse deacutepourvue de

dispositions pour la philosophie toutefois dans la mesure ougrave le premier mot qursquoelle lance

agrave son mari est ὕστατον (pour la derniegravere fois) confeacuterant agrave cet adverbe une importance

rheacutetorique certaine il est eacutegalement envisageable qursquoelle exhorte Socrate agrave profiter de cette

ultime occasion qui lui est laisseacutee de disserter en compagnie de ses proches il nrsquoest pas

impossible non plus qursquoelle se compte parmi les ἐπιτήδειοι (les familiers) de Socrate et lui

reprocherait donc implicitement de ne pas srsquoecirctre davantage occupeacute drsquoelle sa vie durant

soulignant par lagrave mecircme que crsquoest aujourdrsquohui sa derniegravere chance de se racheter

eacuteventuellement en lrsquoincluant au sein du groupe de discussion ce qui justifierait que ses

hurlements et ses coups sur sa poitrine nrsquointerviennent que lorsqursquoelle est bel et bien

eacutecarteacutee ndash mais rien ne permet drsquoaffirmer que ce reproche si reproche il y a soit totalement

fondeacute car si Xanthippe nrsquointervient dans aucun autre dialogue crsquoest peut-ecirctre simplement

parce que Socrate nrsquoavait effectivement pas lrsquohabitude de mener de discussion

philosophique avec son eacutepouse qui nrsquoen avait ni la volonteacute ni la capaciteacute En reacutealiteacute la

signification reacuteelle de ses propos importe peu lrsquoessentiel eacutetant que son attitude qui dans

son exubeacuterance rappelle agrave srsquoy meacuteprendre celle drsquoune heacuteroiumlne tragique rappelle qursquoil est

impossible drsquooublier la mort agrave venir

Si Xanthippe contribue agrave bacirctir lrsquoambiance tragique du dialogue elle nrsquoen a pas le

monopole Pheacutedon attribue agrave lui-mecircme et aux autres ἐπιτήδειοι de Socrate des sentiments

qui ne sont pas sans nuances et possegravedent mecircme une complexiteacute qui les rendent drsquoautant

plus vivants que leurs impressions ne sont pas simplement inteacuterioriseacutees mais font aussi

lrsquoobjet de manifestations exteacuterieures et sont drsquoautant plus explicites qursquoelles balancent

litteacuteralement (lrsquoemploi de la ceacutelegravebre formulation μὲν-δὲ ne saurait ecirctre ducirc au hasard dans ce

cadre) entre deux attitudes extrecircmes opposeacutees lrsquoune agrave lrsquoautre ndash ce qui nrsquoest qursquoune des

premiegraveres mentions de couples de contraires dans le dialogue

Οὔτε γὰρ ὡς θανάτῳ παρόντα με ἀνδρὸς ἐπιτηδείου ἔλεος εἰσῄει εὐδαίμων γάρ μοι ἁνὴρ ἐφαίνετο ὦ Ἐχέκρατες καὶ τοῦ τρόπου καὶ τῶν λόγων ὡς ἀδεῶς καὶ γενναίως ἐτελεύτα ὥστε μοι ἐκεῖνον παρίστασθαι μηδ᾽ εἰς Ἅιδου ἰόντα ἄνευ θείας μοίρας ἰέναι ἀλλὰ καὶ ἐκεῖσε ἀφικόμενον εὖ πράξειν εἴπερ τις πώποτε καὶ ἄλλος (hellip) ἀλλrsquo ἀτεχνῶς ἄτοπόν τί μοι πάθος παρῆν καί τις ἀήθης κρᾶσις ἀπό τε τῆς ἡδονῆς συγκεκραμένη ὁμοῦ καὶ ἀπὸ τῆς λύπης ἐνθυμουμένῳ ὅτι αὐτίκα ἐκεῖνος ἔμελλε τελευτᾶν καὶ πάντες οἱ παρόντες σχεδόν τι οὕτω διεκείμεθα τοτὲ μὲν γελῶντες ἐνίοτε δὲ δακρύοντες23

23 Plat Pheacutedon [58e-59a] laquo Et de fait alors que jrsquoassistais agrave la mort drsquoun homme qui mrsquoeacutetait cher la pitieacute ne vint pas car un homme heureux apparut Eacutecheacutecrate dans sa conduite comme dans ses paroles venant vers la fin sans crainte et noblement de sorte qursquoil me sembla que cet homme qui partait pour la demeure drsquoHadegraves

20

Le tableau est drsquoautant plus vivant qursquoil est changeant le lecteur ne peut pas faire comme

si de rien nrsquoeacutetait il est bel et bien en preacutesence drsquoun homme qui va mourir et drsquoautres

hommes qui assistent agrave ses derniers instants et reacuteagissent en conseacutequence Pheacutedon en

inistant sur le caractegravere insolite des sentiments qursquoeacuteprouvait lrsquoassistance met en valeur

drsquoune part le fait que nous assistons agrave un eacuteveacutenement absoluement unique (la mort drsquoun

homme par deacutefintion ne peut avoir lieu qursquoune seule fois) et drsquoautre part que les

protagonistes de la scegravene sont bien des ecirctres humains faits de chair et de sang et non de

purs esprits qui pourraient revendiquer un controcircle total de leurs eacutemotions

2 Lrsquoeacutevacuation prompte et progressive du pathos

Toutefois le fait que la seacutereacuteniteacute afficheacutee de Socrate fasse heacutesiter lrsquoassistance agrave

pleurer franchement doit nous mettre la puce agrave lrsquooreille en effet Platon prend soin

drsquoeacutevacuer progressivement le pathos du dialogue de maniegravere agrave forcer ledit lecteur agrave

adopter sur cette situation patheacutetique (au sens premier du terme) un regard serein qui se

rapproche de celui de Socrate Progressivement mais promptement de faccedilon pour ainsi

dire insensible presqursquoagrave lrsquoinsu du lecteur Platon installe un decrescendo dans la charge

eacutemotive il nous fait passer drsquoune scegravene de lamentations dont Xanthippe est la protagoniste

agrave une dissertation de Socrate sur le plaisir et la douleur ὁ δὲ Σωκράτης ἀνακαθιζόμενος

εἰς τὴν κλίνην συνέκαμψέ τε τὸ σκέλος καὶ ἐξέτριψε τῇ χειρί καὶ τρίβων ἅμα Ὡς ἄτοπον

ἔφη ὦ ἄνδρες ἔοικέ τι εἶναι τοῦτο ὃ καλοῦσιν οἱ ἄνθρωποι ἡδύmiddot ὡς θαυμασίως πέφυκε

πρὸς τὸ δοκοῦν ἐναντίον εἶναι τὸ λυπηρόν24 Le caractegravere progressif de lrsquoeacutevacuation du

pathos est ducirc non seulement agrave lrsquoabsence de violence dans lrsquointonation de Socrate mais

aussi au fait que la dissertation de ce dernier sur les contraires loin de venir de maniegravere

impromtue avait deacutejagrave eacuteteacute annonceacutee par la mention des sentiments et des attitudes

contradictoires de lrsquoassistance La seacutereacuteniteacute de Socrate va alors assez vite cesser drsquoecirctre un

pheacutenomegravene ἄτοπον le paragraphe qursquoouvre cette remarque dure assez longtemps pour

deacutetourner notre attention des circonstances tragiques auxquelles nous assistons sans pour

autant nous les faire complegravetement oublier et va ainsi de fil en aiguille faire se focaliser

nrsquoy allait pas sans deacutecret divin mais plutocirct une fois arriveacute lagrave-bas srsquoattendait agrave y ecirctre heureux comme nul autre ne lrsquoa jamais eacuteteacute (hellip) En veacuteriteacute des sentiments inhabituels mrsquohabitaient un meacutelange inaccoutumeacute de plaisir mecircleacute de peine lorsque je pensais que dans peu de temps ce serait sa fin Et tous ceux qui eacutetaient preacutesents eacuteprouvaient agrave peu pregraves la mecircme chose tantocirct riant tantocirct pleurant raquo 24 Plat Pheacutedon [60b] laquo Socrate assis sur son lit ramassa sa jambe la frotta de la main et tout en la frottant il dit laquo Comme ccedila paraicirct insolite les amis ce que les hommes appellent lrsquoagreacuteable comme cela est drsquoune nature eacutetonnante dans son rapport avec ce que lrsquoon dit son contraire le peacutenible raquo

21

le regard du lecteur sur une conversation avec Simmias et Ceacutebegraves se deacuteroulant dans des

conditions similaires agrave celles de toutes les autres discussions agrave bacirctons rompus que Platon a

lrsquohabitude de raconter

Ἤρετο οὖν αὐτὸν ὁ Κέβηςmiddot Πῶς τοῦτο λέγεις ὦ Σώκρατες τὸ μὴ θεμιτὸν εἶναι ἑαυτὸν βιάζεσθαι ἐθέλειν δrsquoἂν τῷ ἀποθνῄσκοντι τὸν φιλόσοφον ἕπεσθαι Τί δέ ὦ Κέβης οὐκ ἀκηκόατε σύ τε καὶ Σιμμίας περὶ τῶν τοιούτων Φιλολάῳ συγγεγονότες Οὐδέν γε σαφές ὦ Σώκρατες25

Il est impossible drsquooublier la mort agrave venir qui est drsquoailleurs au centre des deacutebats mais

celle-ci sans brutaliteacute passe au second plan dans lrsquoordre des preacuteoccupations au profit du

souci de mener agrave bien la discussion philosophique les interlocuteurs qui eacutetaient sujets agrave la

peur de la mort renversent ce rapport de force en faisant de la mort en geacuteneacuteral et de la peur

de la mort en particulier le sujet de leurs conversations lrsquoexaminant comme nrsquoimporte quel

thegraveme dont peut srsquoemparer lrsquoinvestigation logique cette victoire sur la peur de la mort doit

beaucoup eacutevidemment agrave lrsquoattitude de Socrate que ce dernier justifie ne invoquant la

tradition ou du moins en affirmant qursquoelle est coheacuterente par rapport agrave ce qui se dit πάλαι

(depuis longtemps) concernant lrsquoapregraves-mourir

νῦν δὲ εὖ ἴστε ὅτι παρrsquoἄνδρας τε ἐλπίζω ἀφίξεσθαι ἀγαθούςmdashκαὶ τοῦτο μὲν οὐκ ἂν πάνυ διισχυρισαίμηνmdashὅτι μέντοι παρὰ θεοὺς δεσπότας πάνυ ἀγαθοὺς ἥξειν εὖ ἴστε ὅτι εἴπερ τι ἄλλο τῶν τοιούτων διισχυρισαίμην ἂν καὶ τοῦτο ὥστε διὰ ταῦτα οὐχ ὁμοίως ἀγανακτῶ ἀλλrsquo εὔελπίς εἰμι εἶναί τι τοῖς τετελευτηκόσι καί ὥσπερ γε καὶ πάλαι λέγεται πολὺ ἄμεινον τοῖς ἀγαθοῖς ἢ τοῖς κακοῖς26

Socrate prend le parti explicite de ne pas deacutevelopper immeacutediatement des points qursquoil

suppose deacutejagrave bien connus de ses interlocuteurs de fait la croyance en une vie apregraves la

mort du corps nrsquoest pas a priori de nature agrave entrer en contradiction avec la tradition

grecque mais se baser sur la tradition pour en faire un argument drsquoautoriteacute reviendrait agrave

adopter une posture superstitieuse ce qui serait agrave lrsquoopposeacute drsquoune attitude philosophique

digne de ce nom Socrate est donc tregraves vraisemblablement ironique sur ce point qui nrsquoest

pas capital drsquoautant que contrairement au mythe de Theacuteseacutee eacutevoqueacute plus haut la

perpeacutetuation de cette tradition mythologique nrsquoest attribueacutee agrave personne et apparait donc

isoleacutee de tout contexte mais lrsquoimportant est que la veacuteriteacute contextuelle premiegravere du dialogue

25 Plat Pheacutedon [61d] laquo Crsquoest alors que Ceacutebegraves lui demanda laquo Comment peux-tu dire Socrate qursquoil nrsquoest pas permis drsquouser de violence envers soi-mecircme et que le philosophe deacutesire suivre celui qui meurt ndash Simmias et toi nrsquoavez-vous pas eacuteteacute instruits agrave ce sujet en vivant aux cocircteacutes de Philolauumls ndash Rien de clair en tout cas So-crate raquo 26 Plat Pheacutedon [63b-c] laquo Sachez bien que je mrsquoattends agrave arriver aupregraves drsquohommes bons ndash mais je nrsquoinsisterais pas sur ce point ndash et aupregraves de dieux qui sont de tregraves bons maicirctres et sachez que si jrsquoinsistais sur un point ce serait sur celui-lagrave Gracircce agrave cela de mecircme que je ne mrsquoindigne pas jrsquoai au contraire bon espoir qursquoil y a quelque chose apregraves la mort et que comme on le dit depuis longtemps cela est bien meilleur pour les bons que pour les meacutechants raquo

22

se situe dans une lutte contre toute preacutepondeacuterance du pathos Platon ne fait pas de son

maicirctre un heacuteros tragique sa mise en scegravene bien que reacutealiste se veut aussi deacutepassionneacutee

que possible de maniegravere agrave ce que Socrate inspire le respect et non pas la pitieacute Cette

tension entre le maintien drsquoun certain reacutealisme et la lutte contre le pathos se manifeste

notamment par la mise agrave lrsquoeacutecart de Xanthippe27 dans la mesure ougrave il ne se trouve aucun

eacuteleacutement permettant de la qualifiier avec certitude de meacutegegravere invivable Socrate en

ordonnant qursquoon la mette agrave lrsquoeacutecart cherche alors moins agrave se deacutebarrasser drsquoune eacutepouse

deacutesagreacuteable que drsquoune personne qursquoil ne juge pas apte agrave prendre part agrave lrsquoinvestigation

philosophique autant dire un eacuteleacutement perturbateur et les lamentations et les gestes outreacutes

(pour ne pas dire disproportionneacutes) dont elle fait montre alors qursquoon se contente de

lrsquoeacutecarter (une simple mise agrave lrsquoeacutecart aussi cavaliegravere puisse-t-elle paraicirctre est a priori moins

redoutable que la mise agrave mort comme celle qui attend son mari) ne font que confirmer

qursquoelle risque fort drsquoentraver les efforts de lrsquoassistance pour mettre en place lrsquoambiance

deacutepassionneacutee dont la reacuteflexion logique a besoin En drsquoautres termes lrsquointervention de

Xanthippe permet agrave Platon drsquoinstaller une ambiance qui ne trompe personne sur le

caractegravere tragique de ce qui est sur le point de se produire tout en insistant sur la neacutecessiteacute

de lutter contre la tentation de se laisser aller au pathos Si lrsquoattitude de Xanthippe semble

logique eacutetant donneacutees les circonstances a contrario la seacutereacuteniteacute de Socrate semble eacutetrange

mais elle nrsquoest telle que de prime abord et le but de la deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme sera justement de montrer que crsquoest plutocirct cette seacutereacuteniteacute qui entre en coheacuterence avec

la reacutealiteacute de la mort la mise agrave lrsquoeacutecart de Xanthippe preacutefigure une autre mise agrave lrsquoeacutecart celle

drsquoune peur de la mort baseacutee sur une compreacutehension fausseacutee et superstitieuse de celle-ci Agrave

une lecture tragique de la mort qui la preacutesente comme une perte et un malheur le Pheacutedon

substitue une lecture philosophique preacutesentant le deacutecegraves comme un simple passage doubleacute

drsquoun gain

Ce renversement transparait par la situation mecircme du dialogue au sein de lrsquoœuvre

de Platon il est en effet envisageable de le consideacuterer comme un carrefour entre la

jeunesse et la maturiteacute de lrsquoauteur en racontant la mort de Socrate Platon donne un

aboutissement agrave un processus dieacutegeacutetique initieacute dans lrsquoApologie et poursuivi dans le Criton

de sorte que nous nous retrouvons avec trois dialogues qui peuvent constituer une trilogie

tragique relativement conforme aux regravegles des concours dramatiques drsquoAthegravenes agrave lrsquoimage

27 Cf supra

23

de lrsquoOrestie drsquoEschyle Mais si le Pheacutedon marque un aboutissement il marque aussi le

commencement drsquoun nouveau cycle comme le souligne Marc Durand

laquo La conception de lrsquoacircme lorsque le Pheacutedon est eacutecrit nous apparaicirct en pleine gestation Il nous semble qursquoelle est encore incomplegravete au vu des deacuteveloppements ulteacuterieurs que nous pourrons trouver dans la Reacutepublique dans le Phegravedre et de faccedilon plus lointaine dans le Timeacutee raquo28

Le Pheacutedon marque donc aussi bien la fin drsquoun cycle tragique que le deacutebut drsquoun cycle

philosophique compleacuteteacute par le Phegravedre et la Reacutepublique le tour de force litteacuteraire de Platon

reacuteside dans un renversement de la signification du contexte du moins celle qursquoon lui

donnerait spontaneacutement et dont Pheacutedon par son attitude eacutetonneacutee se fait le porte-parole

involontaire le but poursuivi par Platon est de montrer que la philosophie est capable de

triompher de la crainte habituellement susciteacutee par la perspective de la mort et permet de

mener une reacuteflexion approfondie mecircme quand lrsquoheure de mourir est arriveacutee Les heacuteros

tragiques eux aussi agrave lrsquoimage drsquoŒdipe parviennent agrave opeacuterer un renversement et agrave faire de

leur fin le deacutebut drsquoune egravere nouvelle29 mais Socrate va plus loin en annulant totalement sur

le plan meacutetaphysique ce qui serait encore source de malheur pour le heacuteros tragique De

surcroicirct alors que rien nrsquointerdit agrave lrsquoegravere nouvelle introduite par le sacrifice du heacuteros

tragique drsquoecirctre elle aussi porteuse de trageacutedies il ne peut en aller ainsi pour lrsquoegravere nouvelle

introduite par le sacrifice de Socrate puisque le sacrifice nrsquoen est pas vraiment un

quiconque suivra lrsquoexemple de Socrate sera deacutesormais agrave lrsquoabri sinon de la mort du moins

de la terreur qursquoelle inspire Ainsi le contexte du Pheacutedon reacutealise deacutejagrave lrsquoobjectif poursuivi

par la discussion sur la survie de lrsquoacircme agrave savoir vaincre la crainte que suscite la

perspective de la mort du corps agrave tel point que lorsque les compagnons de Socrate

laisseront eacuteclater leur deacutetresse quand le moment sera venu pour lui de boire le poison ce

seront deacutesormais leurs lamentations qui seront preacutesenteacutees comme deacuteplaceacutees la seacutereacuteniteacute de

Socrate apparaissant deacutesormais comme ce qursquoil y a de plus coheacuterent ndash Pheacutedon avait jugeacute

les paroles de Xanthippe comme eacutetant οἷα δὴ εἰώθασιν αἱ γυναῖκες30 mais en oubliant que

sa propre attitude agrave lrsquoinstant suprecircme en tant qursquoelle ne diffegravere guegravere de celle du restant de

lrsquoassistance avait elle-mecircme eacuteteacute disqualifieacutee par Socrate comme eacutetant digne drsquoune femme

Platon fait donc se retourner contre Pheacutedon le jugement que ce dernier avait prononceacute

envers les femmes en geacuteneacuteral et envers Xanthippe en particulier monrant que lrsquoattitude

28

DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p41 29 Cf Annexes 3 30

Plat Pheacutedon [60a] laquo habituelles pour les femmes raquo

24

outreacutee de cette derniegravere nrsquoest pas neacutecessairement lrsquoapanage des femmes et que la fermeteacute

face agrave la mort nrsquoest pas une affaire de sexe

Ἀπολλόδωρος δὲ καὶ ἐν τῷ ἔμπροσθεν χρόνῳ οὐδὲν ἐπαύετο δακρύων καὶ δὴ καὶ τότε ἀναβρυχησάμενος κλάων καὶ ἀγανακτῶν οὐδένα ὅντινα οὐ κατέκλασε τῶν παρόντων πλήν γε αὐτοῦ Σωκράτους ἐκεῖνος δέ lsquoοἷα ἔφη ποιεῖτε ὦ θαυμάσιοι ἐγὼ μέντοι οὐχ ἥκιστα τούτου ἕνεκα τὰς γυναῖκας ἀπέπεμψα ἵνα μὴ rsquo τοιαῦτα πλημμελοῖεν καὶ γὰρ ἀκήκοα ὅτι ἐν εὐφημίᾳ χρὴ τελευτᾶν ἀλλ᾽ ἡσυχίαν τε ἄγετε καὶ καρτερεῖτεrsquoκαὶ ἡμεῖς ἀκούσαντες ᾐσχύνθημέν τε καὶ ἐπέσχομεν τοῦ δακρύειν31

Nous assumons le grand bond en avant qui vient drsquoecirctre fait dans la lecture du texte en

citant cet extrait qui se reacutevegravele capital dans la mesure ougrave il illustre de faccedilon saisissante la

tension qui anime lrsquoensemble du dialogue traverseacute drsquoun bout agrave lrsquoautre par une lutte active

contre le pathos lutte que la reacuteflexion logique ne saurait jamais gagner que partiellement

Platon srsquoefforce de donner agrave la discussion une tonaliteacute deacutepassionneacutee dans la mesure du

possible mais lrsquoimportant est justement dans lrsquoexpression laquo dans la mesure du possible raquo

par sa situation en fin de dialogue cet extrait ougrave Socrate se voit dans lrsquoobligation

drsquoadmonester ses compagnons a lrsquointeacuterecirct de reacuteveacuteler agrave quel point le contexte tragique dans

lequel se situent les protagonistes reste important en deacutepit de la relative discreacutetion que lui a

confeacutereacute lrsquoinvestigation logique si on rapporte le regard que Platon fait adopter au lecteur agrave

lrsquoapostrophe que Socrate adresse agrave ses compagnons qui se reacutepandent en lamentations il

apparait que le contexte de la mort de Socrate aura donneacute agrave ce dernier lrsquooccasion de mettre

ses compagnons et lui-mecircme agrave lrsquoeacutepreuve loin drsquoecirctre purement anecdotique ou ornemental

le contexte tragique constitue agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoaction un puissant reacuteveacutelateur de la capaciteacute

de chacun des protagonistes agrave rester serein et apte agrave participer agrave un deacutebat philosophique

quelles que soient les circonstances ndash si Simmias Ceacutebegraves et dans une certaine mesure

Pheacutedon ont reacuteussi honorablement ce test en gardant leur calme suffisamment longtemps

pour participer agrave la reacuteflexion Apollodore lui eacutechoue complegravetement32 agrave lrsquoeacutechelle de

lrsquoeacutenonciation il fournit au lecteur lrsquooccasion de srsquoexercer lui-mecircme agrave appreacutehender la mort

31 Plat Pheacutedon [117d-e] laquo Apollodore deacutejagrave auparavant nrsquoavait pas cesseacute une seule fois de pleurer et il se mit alors triste et indigneacute agrave pousser des cris de douleur de sorte qursquoil nrsquoy en eut pas un dans lrsquoassistance qui ne fut pas briseacute de chagrin agrave part Socrate lui-mecircme Celui-ci dit laquo Qursquoest-ce que vous faites Vous ecirctes quand mecircme eacutetonnants Pour ma part crsquoest justement pour ccedila que jrsquoai renvoyeacute les femmes pour eacuteviter une telle faute de mesure car jrsquoai appris qursquoil faut finir avec des paroles heureuses Soyez donc calmes et fermes raquo Apregraves avoir entendu ccedila nous eucircmes honte et nous reticircnmes de pleurer raquo 32 La notion de mise agrave lrsquoeacutepreuve est centrale chez Platon mais la mise agrave lrsquoeacutepreuve existentielle du philosophe face agrave la mort ne doit pas ecirctre confondue avec lrsquoelenchos cette mise agrave lrsquoeacutepreuve intellectuelle des ideacutees agrave lrsquoœuvre notamment dans le cadre des dialogues de jeunesse dit laquo aporeacutetiques raquo par laquelle Socrate met agrave lrsquoeacutepreuve le savoir drsquoautrui en se mettant dans la position de lrsquoignorant pour demander des comptes agrave celui qui preacutetend savoir et ainsi deacutemasquer les faux savants et les distinguer des vrais En somme si lrsquoon peut con-sideacuterer lrsquoelenchos la mise agrave lrsquoeacutepreuve du savoir comme la premiegravere eacutetape du cursus du philosophe la mise agrave lrsquoeacutepreuve de sa capaciteacute agrave rester serein mecircme face agrave la mort est en revanche lrsquoeacutetape ultime de ce cursus

25

aussi injuste puisse-t-elle paraicirctre avec la plus grande seacutereacuteniteacute possible eacuteventuellement en

poursuivant lrsquoinvestigation philosophique qui a eacuteteacute engageacutee dans le dialogue

3 Lrsquoenjeu de lrsquoeacutevacuation du pathos la lutte contre la misologie

Lrsquoeacutevacuation du pathos ne va donc nuellement agrave lrsquoencontre de lrsquoimportance du

contexte qui ne saurait ecirctre que capital pour un auteur qui comme Platon srsquoefforce de

mettre en scegravene une philosophie en pleine gestation et assumant donc drsquoecirctre tributaire des

circonstances dans lesquelles elle est deacuteveloppeacutee le caractegravere incontournable de la

situation drsquoeacutenonciation est une caracteacuteristique inheacuterente agrave chaque dialogue platonicien et le

Pheacutedon lrsquoexacerbe litteacuteralement lrsquointensiteacute dramatique susciteacutee par la dimension tragique

du contexte nrsquoy diffegravere que de degreacute par rapport aux autres dialogues il est drsquoautant plus

interdit drsquoenvisager comme purement ornemental le cadre des derniers instants de Socrate

que ce dernier reacutecuse explicitement les critiques suivant lesquelles ses reacuteflexions ne

seraient que perte de temps Οὔκουν γrsquo ἂν οἶμαι ἦ δrsquo ὃς ὁ Σωκράτης εἰπεῖν τινα νῦν

ἀκούσαντα οὐδrsquo εἰ κωμῳδοποιὸς εἴη ὡς ἀδολεσχῶ καὶ οὐ περὶ προσηκόντων τοὺς λόγους

ποιοῦμαι33 Le κωμῳδοποιὸς est probablement Aristophane dont la comeacutedie Les Nueacutees

nrsquoest pas totalement eacutetrangegravere agrave la perte de Socrate et qui emploie effectivement le terme

ἀδολέσχος (bavard) agrave la fin de la piegravece pour deacutesigner Socrate et de ses disciples

ὀρθῶς παραινεῖς οὐκ ἐῶν δικορραφεῖν ἀλλ᾽ ὡς τάχιστ᾽ ἐμπιμπράναι τὴν οἰκίαν τῶν ἀδολεσχῶν34

Le fait que Socrate disserte sur la mort lorsque le moment est venu pour lui de mourir nrsquoest

pas un signe de faiblesse de sa part mais une reacuteponse agrave ses deacutetracteurs qui lui reprochent de

bavarder sur des thegravemes qui ne le regardent pas drsquoautant que crsquoest le moment ou jamais

pour mettre agrave lrsquoeacutepreuve son savoir-faire philosophique et celui de ses compagnons si

Platon avait choisi de preacutesenter son maicirctre srsquoexprimer de faccedilon cateacutegorique sur la mort

lorsque la menace de cette derniegravere ne le concernait pas encore directement ce qursquoil aurait

fait srsquoil lrsquoavait mis en scegravene ainsi degraves lrsquoApologie voire avant il aurait alors fourni un

argument de poids agrave ceux qui reprochent agrave la philosophie de se poser de faux problegravemes

bien au contraire le Pheacutedon montre que le philosophe est celui qui sait quels sont les vrais

33 Plat Pheacutedon [70b-c] laquo En tout cas je crois dit Socrate qursquoen mrsquoentendant maintenant nul mecircme srsquoil eacutetait auteur comique ne dirait que je suis un bavard et que je raisonne sur des sujets qui ne me concernent pas raquo 34 Aristoph Nueacutees (v1483-1485) laquo Tu conseilles droitement de ne pas faire de procegraves mais drsquoincendier au plus vite la maison des bavards raquo

26

problegravemes et agrave quel moment il est opportun de les poser ou non ndash crsquoest bien ainsi que le

philosophe est preacutesenteacute dans le Phegravedre Srsquointerroger sur la destineacutee de lrsquoacircme apregraves la mort

du corps quand celle-ci est imminente loin drsquoecirctre une marque de faiblesse montre que la

philosophie ne se deacuteplace pas dans le vide et permet au philosophe de faire montre de sa

capaciteacute agrave rester suffisamment serein pour mener une investigation logique dans les

meilleures conditions possibles mecircme agrave lrsquoinstant suprecircme le philosophe nrsquoest pas drsquoune

nature radicalement diffeacuterente de celle du commun des mortels sa singulariteacute se niche dans

lrsquoart et la maniegravere dont il fait preuve pour se poser les questions que tout autre homme se

pose il nrsquoy a rien drsquoeacutetonnant au fait de srsquointerroger sur lrsquoapregraves-mourir quand on sent venir

la mort mais le philosophe doit savoir dominer les eacutemotions que peut faire naicirctre ce

passage obligeacute et ainsi pouvoir srsquoaffirmer comme philosophe mecircme dans de telles

circonstances Il serait moins grave pour Socrate de disparaicirctre que drsquoecirctre infidegravele au parti

pris suivant lequel il a meneacute sa vie et agrave lrsquoenseignement qursquoil a dispenseacute Mecircme agrave lrsquoheure

derniegravere le philosophe doit rester ami de la sagesse et son agonie est en quelque sorte

lrsquoexamen final de son cursus philosophique celui au cours duquel il doit remporter une

ultime victoire sur une menace diffeacuterente de la mort la misologie deacutesigneacutee clairement

comme telle par Socrate

ὡς οὐκ ἔστιν ἔφη ὅτι ἄν τις μεῖζον τούτου κακὸν πάθοι ἢ λόγους μισήσας γίγνεται δὲ ἐκ τοῦ αὐτοῦ τρόπου μισολογία τε καὶ μισανθρωπία (hellip) Οὐκοῦν ὦ Φαίδων ἔφη οἰκτρὸν ἂν εἴη τὸ πάθος εἰ ὄντος δή τινος ἀληθοῦς καὶ βεβαίου λόγου καὶ δυνατοῦ κατανοῆσαι ἔπειτα διὰ τὸ παραγίγνεσθαι τοιούτοις τισὶ λόγοις τοῖς αὐτοῖς τοτὲ μὲν δοκοῦσιν ἀληθέσιν εἶναι τοτὲ δὲ μή μὴ ἑαυτόν τις αἰτιῷτο μηδὲ τὴν ἑαυτοῦ ἀτεχνίαν (hellip) καὶ ἤδη τὸν λοιπὸν βίον μισῶν τε καὶ λοιδορῶν τοὺς λόγους διατελοῖ τῶν δὲ ὄντων ἀληθείας τε καὶ ἐπιστήμης στερηθείη35

Crsquoest faute de mieux que nous traduisons λόγος par laquo raisonnement raquo bien plus que la

signification de ce terme franccedilais galvaudeacute qui peut srsquoappliquer aux reacuteflexions drsquoune

personne ameacutenageant son emploi du temps voire aux manigances drsquoun individu preacuteparant

un mauvais coup le substantif grec recouvre prononceacute par Socrate non seulement

lrsquoinvestigation philosophique mais aussi lrsquoensemble des regravegles de conduites qui lui sont

attacheacutees et lui donnent ses conditions de possibiliteacute ce nrsquoest pas un hasard si le terme

ἀτεχνίαν est employeacute pour deacutesigner lrsquoune des causes possibles de lrsquoeacutechec du λόγος la

philosophie telle que lrsquoenvisage de Socrate ne se limitant pas agrave un savoir theacuteorique mais

35 Plat Pheacutedon [89d-90c-d] laquo Il nrsquoest pas de plus grand malheur dit-il que puisse subir quelqursquoun que drsquoen arriver agrave haiumlr les raisonnements Or misologie et misanthropie naissent de la mecircme faccedilon (hellip) Donc Pheacutedon continua-t-il ce serait un incident lamentable si alors mecircme qursquoil existe un raisonnement vrai sucircr et com-preacutehensible parce qursquoil y en a drsquoautres agrave cocircteacute qui sont jugeacutes tantocirct vrais et tantocirct non on nrsquoen tienne pas pour responsable soi-mecircme et sa propre maladresse (hellip) On en arriverait deacutesormais pour le restant de sa vie agrave deacutetester agrave injurier les raisonnements et agrave se priver de ce qursquoil y a de veacuteriteacute et de savoir dans les ecirctres raquo

27

constituant drsquoabord une technique de recherche de la veacuteriteacute qui repose sur un savoir

pratique une τέχνη agrave part entiegravere qui neacutecessite une certaine habileteacute qui peut srsquoacqueacuterir par

lrsquoexercice par laquo misologie raquo il faut donc entendre bien plus que la haine de la raison une

attitude se situant aux antipodes de la philosophie pouvant prendre les formes de la

superstition ou de lrsquoabsence de curiositeacute intellectuelle Lorsque Socrate dit qursquoil nrsquoy a pas

plus grand malheur menaccedilant lrsquohomme que la misologie il sous-entend eacutevidemment

qursquoelle est plus redoutable que la mort elle-mecircme tout comme la mort la misologie

menace tout homme sa vie durant mais contrairement agrave la mort la misologie nrsquoest pas

ineacutevitable (crsquoest pourquoi il serait plus pertinent de lrsquoenvisager comme une tentation ou

une virtualiteacute plutocirct que comme une menace) et les efforts humains peuvent deacutejouer le

piegravege qursquoelle repreacutesente mais il serait tout de mecircme facile pour Socrate et ses

compagnons dans la situation qui est la leur de srsquoy laisser aller Srsquoil nrsquoest pas opportun de

lutter frontalement contre la mort un tel combat eacutetant neacutecessairement voueacute agrave lrsquoeacutechec il est

en revanche tout agrave fait opportun de lutter contre la misologie puisque cette lutte

nrsquooutrepasse pas les forces humaines et srsquoavegravere tout agrave fait drsquoactualiteacute au sein de ce reacutecit

lrsquoApologie a en effet montreacute la philosophie impuissante agrave deacutefendre Socrate contre ses

accusateurs il aurait donc eacuteteacute tentant drsquoen tirer du deacutegoucirct pour la philosophie surtout pour

Platon jeune homme de bonne famille qui semblait destineacute agrave faire un brillante carriegravere

politique agrave Athegravenes et que rien ne preacutedisposait agrave suivre lrsquoenseignement de Socrate dont il

eacutetait une sorte de neacutegatif comme le souligne Alain

laquo Il y eut entre Socrate et Platon une preacutecieuse rencontre mais disons mieux un choc de contraires drsquoougrave a suivi le mouvement de penseacutee le plus eacutetonnant qursquoon ait vu Crsquoest pourquoi on ne peut trop marquer le contraste entre ce maicirctre et ce disciple La vie de Socrate fut celle du simple citoyen et du simple soldat telle qursquoelle est partout (hellip) Platon ne srsquoest pas mis en scegravene dans ses Dialogues mais on peut voir au commencement de La Reacutepublique comment ses deux fregraveres Adimante et Glaucon mettent au jeu leur ambition leur puissance tout leur avenir Ce sont deux images de Platon jeune Platon descendant des rois puissant eacutequilibreacute athleacutetique ressemblait sans doute agrave ces belles statues si bien assureacutees drsquoelles-mecircmes raquo 36

Platon marqueacute par lrsquoeacutechec de la philosophie face aux meacutefaits conjugueacutes de la vindicte

populaire et de lrsquointrigue politique aurait pu se laisser aller agrave la misologie et il ne lui suffit

pas pour srsquoen preacutemunir de savoir que les responsables de la mort de Socrate eacutetaient

preacuteciseacutement atteints de misologie Le Pheacutedon srsquoefforce donc de montrer que le jugement

dont Socrate est la victime aussi injuste soit-il nrsquoest rien pour le philosophe puisque celui

qui srsquoest entraicircneacute toute sa vie durant agrave philosopher en faisant le plus possible abstraction

des circonstances mateacuterielles dans lesquelles il se trouve srsquoil a meneacute agrave bien cet

36 ALAIN Onze chapitres sur Platon in Platon p35-37

28

entraicircnement reste capable de philosopher mecircme quand lesdites circonstances le

rattrapent au point de menacer son inteacutegriteacute physique tel serait donc le sens veacuteritable de

lrsquoentraicircnement agrave la mort que Socrate revendique avoir suivi pendant toute sa vie non sans

ironie puisqursquoil reacuteutilise les termes des deacutetracteurs de la philosophie qui plus est avec des

redondances qursquoil est aiseacute de restituer au travers drsquoune traduction et qui seraient eacutetonnantes

de la part drsquoun styliste aussi talentueux que Platon si ces formulations meacuteritaient drsquoecirctre

prises au pied de la lettre

Κινδυνεύουσι γὰρ ὅσοι τυγχάνουσιν ὀρθῶς ἁπτόμενοι φιλοσοφίας λεληθέναι τοὺς ἄλλους ὅτι οὐδὲν ἄλλο αὐτοὶ ἐπιτηδεύουσιν ἢ ἀποθνῄσκειν τε καὶ τεθνάναι εἰ οὖν τοῦτο ἀληθές ἄτοπον δήπου ἂν εἴη προθυμεῖσθαι μὲν ἐν παντὶ τῷ βίῳ μηδὲν ἄλλο ἢ τοῦτο ἥκοντος δὲ δὴ αὐτοῦ ἀγανακτεῖν ὃ πάλαι προυθυμοῦντό τε καὶ ἐπετήδευον37

Par la notion drsquoentraicircnement agrave la mort il faut comprendre une expression caricaturale pour

deacutesigner dans le langage de lrsquoadversaire sophistique repreacutesenteacute par Ceacutebegraves une notion plus

subtile celle drsquoentraicircnement agrave penser en faisant le plus abstraction possible des

circonstances auxquelles nous sommes confronteacutes et agrave ne pas les laisser faire triompher la

misologie aussi critiques soient-elles de prime abord ndash une telle attitude ne saurait

ressembler agrave la mort que du point de vue drsquoun jeune honne impeacutetueux comme Ceacutebegraves Un

signe qui ne trompe pas se situe au beau milieu du Pheacutedon lorsque Socrate demande au

personnage eacuteponyme de couper ses cheveux au cas ougrave la discussion philosophique serait

tenue en eacutechec

Αὔριον δή ἔφη ἴσως ὦ Φαίδων τὰς καλὰς ταύτας κόμας ἀποκερῇ - Ἔοικεν ἦν δrsquo ἐγώ ὦ Σώκρατες - Οὔκ ἄν γε ἐμοὶ πείθῃ - Ἀλλὰ τί ἦν δrsquo ἐγώ - Τήμερον ἔφη κἀγὼ τὰς ἐμὰς καὶ σὺ ταύτας ἐάνπερ γε ἡμῖν ὁ λόγος τελευτήσῃ καὶ μὴ δυνώμεθα αὐτὸν ἀναβιώσασθαι καὶ ἔγωγrsquo ἄν εἰ σὺ εἴην καί με διαφεύγοι ὁ λόγος ἔνορκον ἂν ποιησαίμην ὥσπερ Ἀργεῖοι μὴ πρότερον κομήσειν πρὶν ἂν νικήσω ἀναμαχόμενος τὸν Σιμμίου τε καὶ Κέβητος λόγον38

Ce passage octroie une leacutegitimiteacute suppleacutementaire agrave lrsquoutilisation du nom de Pheacutedon pour

donner son titre au dialogue puisque non content drsquoavoir assisteacute aux deacutebats et de pouvoir

en rendre compte il a eacuteteacute choisi comme garant de la bonne tenue de la discussion au

sacrifice diffeacutereacute de sa chevelure qursquoil projetait en signe de deuil pour Socrate doit se

37 Plat Pheacutedon [64a] laquo Il est agrave craindre en effet que quiconque srsquoattache agrave la philosophie en srsquoy appliquant droitement il eacutechappe agrave autrui qursquoil ne srsquooccupe que de mourir et drsquoecirctre mort Si telle est donc la veacuteriteacute il serait sans doute eacutetrange de ne point avoir drsquoardeur pour rien drsquoautre que cela pendant toute sa vie et quand cela arrive de srsquoindigner contre ce pour quoi on avait de lrsquoardeur et dont on srsquooccupait raquo 38 Plat Pheacutedon [89b-c] laquo Demain peut-ecirctre dit-il Pheacutedon tu tondras cette belle chevelure ndash Il semble bien Socrate reacutepondis-je ndash Et bien non si tu me crois ndash Mais pourquoi ai-je demandeacute ndash Crsquoest aujourdrsquohui reacutepondit-il que je tondrai la mienne et toi celle-ci si la reacuteflexion prend fin parmi nous et si nous nrsquoarrivons pas agrave la rappeler agrave la vie Pour ma part si jrsquoeacutetais toi et si la reacuteflexion me fuyait je mrsquoengagerais par serment agrave la faccedilon des Argiens agrave ne plus ecirctre ainsi chevelu avant drsquoavoir vaincu par de nouveaux combats lrsquoargumentation de Simmias et de Ceacutebegraves raquo

29

substituer le sacrifice immeacutediat de cette mecircme chevelure en signe de deuil pour la

technique drsquoinvestigation philosophique au cas ougrave elle viendrait agrave ecirctre tenue en eacutechec

Pheacutedon au moment ougrave il rapporte les faits a donc des raisons physiques de prouver qursquoun

tel eacutechec nrsquoa pas eu lieu Il importe peu deacutesormais que la philosophie ait eacuteteacute impuissante agrave

prouver lrsquoinnocence de Socrate devant ses juges puisque le dialogue montre que la mort

nrsquoest pas de nature agrave lrsquoeffrayer au point de lui faire perdre toute volonteacute de poursuivre

lrsquoinvestigation philosophique jusqursquoagrave son terme et drsquoecirctre la preuve vivante de la leacutegitimiteacute

de cette deacutemarche qui meacuteritera donc drsquoecirctre poursuivie par ses disciples par-delagrave sa mort ndash

Platon en est la preuve vivante agrave lrsquoinstant mecircme ougrave il eacutecrit

Pour reacutesumer le contexte preacuteciseacutement parce qursquoil laisse srsquoatteacutenuer sa dimension

tragique sans jamais cesser drsquoecirctre preacutesent transforme le lecteur au moins le temps du

dialogue en un nouveau petit Socrate qui fait agrave son tour lrsquoexpeacuterience drsquoune agonie

deacutepassionneacutee ougrave la philosophie lui donne lrsquooccasion drsquoecirctre plus fort que la mort En

mettant en scegravene un Socrate deacutesormais explicite sur un thegraveme sur lequel il eacutetait auparavant

eacutevasif Platon fait mieux que deacutemontrer que lrsquoacircme est immortelle ce dont un esprit grec ne

saurait raisonnablement douter39 il donne agrave la mort une signification nouvelle ougrave la praxis

philosophique srsquoeacuterige en nouvel eacutetalon permettant de mesurer la maturiteacute de lrsquoacircme Degraves

lors les critiques exprimeacutees dans la Reacutepublique contre les descriptions horrifiques

traditionnelles de lrsquoHadegraves40 ne peuvent plus ecirctre penseacutees comme de simples prescriptions

concernant lrsquoeacuteducation qui doit ecirctre donneacutee aux gardiens de la citeacute ideacuteale cette critique

srsquoinsegravere dans la logique drsquoune redeacutefinition de la mort comme reacuteveacutelatrice de la plus ou

moins grande capaciteacute de lrsquoindividu agrave rester philosophe mecircme dans les moments les plus

critiques de son existence Il importe en fait assez peu au vrai philosophe que lrsquoacircme soit

immortelle ou non dans la mesure ougrave la terreur que la mort inspire ne peut plus le

concerner puisqursquoil a deacutejagrave passeacute toute sa vie agrave srsquoentraicircner agrave philosopher sans ecirctre affecteacute

au-delagrave du raisonnable par les vicissitudes de la vie terrestre ndash on insistera sur lrsquoexpression

laquo au-delagrave du raisonnable raquo car Socrate ne nie agrave aucun moment ce qursquoimpose cette vie

terrestre par exemple la neacutecessiteacute de srsquoalimenter mais il refuse simplement de srsquoy

appliquer avec un zegravele excessif Φαίνεταί σοι φιλοσόφου ἀνδρὸς εἶναι ἐσπουδακέναι περὶ

τὰς ἡδονὰς καλουμένας τὰς τοιάσδε οἷον σιτίων [τe] καὶ ποτῶν - Ἥκιστα ὦ Σώκρατες

39 On reviendra neacuteanmoins ulteacuterieurement sur ce point qui nrsquoeacutetait pas si eacutevident agrave lrsquoeacutepoque 40 Cf Annexe 4

30

ἔφη ὁ Σιμμίας41 Les conclusions de la deacutemonstration par Socrate de la survie post corporis

mortem de lrsquoacircme nrsquoont finalement drsquoimportance que pour ceux qui laissent encore la peur

de la mort les envahir au point de brouiller leur jugement Il srsquoavegravere donc que la

dynamique mise en scegravene par le contexte du Pheacutedon reacuteside dans lrsquoaboutissement drsquoun

entraicircnement permanent agrave la philosophie que Platon devait imposer aussi bien agrave ses eacutelegraveves

qursquoagrave lui-mecircme la philosophie eacutetant comprise comme une praxis agrave part entiegravere ougrave tout

lrsquoecirctre de lrsquohomme srsquoinvestit au point drsquoecirctre sourd agrave presque tout ce qui peut perturber sa

reacuteflexion ce qui donne tout son sens aux reproches que Socrate adresse agrave ses compagnons

avant de mourir reproches drsquoautant plus graves qursquoil les accuse de manquer de mesure et

donc de commettre un faute grave pour un grec au sein du dialogue la mort de Socrate

nrsquoest pas un simple ornement agrave une theacuteorie qui pourrait srsquoen passer mais bien le stade

ultime drsquoune praxis dont le Pheacutedon est une sorte de manuel drsquoapprentissage parmi drsquoautres

41 Plat Pheacutedon [64d-e] laquo Est-ce qursquoil trsquoapparait qursquoecirctre empresseacute pour ce genre de preacutetendus plaisirs comme la nourriture et la boisson est le fait drsquoun philosophe ndash Pas du tout Socrate reacutepondit Simmias raquo

31

Chapitre 2 Analyse de la deacutemonstration du Pheacutedon en tant que servante

du projet platonicien

Consideacuterer le Pheacutedon comme un manuel drsquoapprentissage permet de poursuivre

notre recherche en visant deacutesormais lrsquohorizon du projet platonicien de formation de la

jeunesse grecque puisqursquoil ressort de notre commentaire que lrsquoobjet premier du Pheacutedon

nrsquoest peut-ecirctre pas tant de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme que drsquooffrir un exemple

drsquoattitude reacuteellement philosophique se pose alors la question de la place qursquooccupe cette

deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans le Pheacutedon en particulier et dans le projet

platonicien en geacuteneacuteral La question de la vie post corporis mortem de lrsquoacircme revient en effet

dans drsquoautres dialogues de maturiteacute mecircme si elle nrsquoy occupe plus une place aussi centrale

ndash Platon manifestant en cela son geacutenie litteacuteraire nrsquoa jamais eacutecrit deux fois le mecircme

dialogue ce qui explique partiellement ce que lrsquoon interpregravete parfois avec plus ou moins

de pertinence comme des revirements ou des contradictions comme lrsquoa fait en son temps

Louis Couturat dans son De Platonicis mythis ouvrage aujourdrsquohui deacutepasseacute en raison

notamment du sens reacuteducteur agrave la limite du peacutejoratif qui y est donneacute agrave lrsquoadjectif mythicus

compris comme synonyme drsquolaquo illusoire raquo

In Phaedri mytho animae justae in caelum injustae vero sub terram mittuntur ibique pro bene aut male meritis praemium decuplum accipiunt aut decuplam poenam pendunt Post mille annos corpus novum eligunt et in vitam redeunt Solae animae quae tres deinceps vitas in philosophia et in puro amore degerunt alas recuperant et in caelum evolant In Reipublicae mytho omnes animae quaecumque meritae sunt decies eadem patiuntur deinde sortem futuram libere eligunt solae tyrannorum animae in Tartato retinentur et in aevum puniuntur42

De ces apparentes contradictions entre les diffeacuterents mythes eschatologiques (ici ceux du

Phegravedre et de la Reacutepublique) Couturat conclut que la conception platonicienne de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne saurait ecirctre que mythica au sens ougrave elle ne meacuteriterait pas drsquoecirctre

42 COUTURAT Louis De Platonicis mythis p111-112 laquo Dans le mythe du Phegravedre les acircmes justes sont envoyeacutees au ciel et les injustes sous la terre et en proportion avec leur bonne ou leur mauvaise conduite ils y reccediloivent une reacutecompense deacutecuple ou y subissent un chacirctiment deacutecuple Mille anneacutees plus tard ils choisissent un nouveau corps et reviennent agrave la vie Seules les acircmes qui megravenent trois vies conseacutecutives dans la philoso-phie et dans lamour pur reacutecupegraverent leurs ailes et senvolent vers le ciel Dans le mythe de la Reacutepublique toutes les acircmes quel que soit leur meacuterite subissent dix fois la mecircme chose puis choisissent librement leur sort futur seules les acircmes des tyrans sont retenues dans le Tartare et sont pu-nies pour toujours raquo

32

prise au seacuterieux Il est bien eacutevident que la deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans le

Pheacutedon nrsquoest pas de nature agrave satisfaire pleinement une conscience moderne avide de

deacutemonstrations rationnelles au sens carteacutesien du terme Marc Durand le reconnaicirctra

ouvertement plus drsquoun siegravecle apregraves Couturat lorsqursquoil commentera la reacuteponse de Socrate agrave

lrsquoobjection de Ceacutebegraves

laquo Cette deacutemonstration est agrave tout prendre difficile et deacutecevante Il srsquoagit en fait drsquoune sorte de laquo preuve ontologique raquo avant la lettre De mecircme que lrsquoon ne peut concevoir Dieu non existant on ne peut concevoir lrsquoacircme non vivante puisque lrsquoessence de lrsquoacircme crsquoest la vie comme lrsquoessence de Dieu crsquoest lrsquoexistence raquo43

Il ne faut cependant pas en conclure que Platon nrsquoait pas reacuteellement cru en lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme il est inconcevable qursquoil ait pu faire parler son maicirctre pour ne rien dire et mecircme srsquoil

srsquoest servi de cette ideacutee agrave des fins prioritairement protreptiques rien ne srsquooppose agrave ce qursquoil

ait sincegraverement adheacutereacute agrave cette ideacutee et ait chercheacute agrave la deacutefendre avec les moyens de la

philosophie en drsquoautres termes mecircme si crsquoest drsquoabord dans le but drsquoexhorter agrave lrsquoamour de

la sagesse eacutelegraveves et lecteurs qursquoil a eacutecrit le Pheacutedon il serait reacuteducteur drsquoen conclure que

lrsquoespoir drsquoun accegraves pour le philosophe agrave une vie post corporis mortem meilleure que la vie

terrestre ait pu jouer simplement un rocircle similaire agrave celui drsquoune carotte que lrsquoon mettrait agrave

pendre devant le museau drsquoun acircne pour le faire avancer

1 Une conception anti-superstitieuse de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

Il apparait clairement que la confiance de Socrate allant agrave la mort malgreacute les

eacutevocations de la tradition ne peut en aucun cas ecirctre confondue avec la superstition la

Reacutepublique offre lrsquoexemple drsquoun vrai superstitieux le meacutetegraveque Ceacutephale qui a fait fortune

dans le commerce des armes qui ne prend au seacuterieux le sort de lrsquoacircme apregraves la mort que

lorsque celle-ci est imminente et dont la seacutereacuteniteacute apparente nrsquoest qursquoune faccedilade Il srsquoen

cache drsquoailleurs agrave peine ses paroles le trahissent

ἐπειδάν τις ἐγγὺς ᾖ τοῦ οἴεσθαι τελευτήσειν εἰσέρχεται αὐτῷ δέος καὶ φροντὶς περὶ ὧν ἔμπροσθεν οὐκ εἰσῄει οἵ τε γὰρ λεγόμενοι μῦθοι περὶ τῶν ἐν Ἅιδου ὡς τὸν ἐνθάδε ἀδικήσαντα δεῖ ἐκεῖ διδόναι δίκην καταγελώμενοι τέως τότε δὴ στρέφουσιν αὐτοῦ τὴν ψυχὴν μὴ ἀληθεῖς ὦσιν 44

43 DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p85-86 44 Plat Reacutepublique I [330d] laquo Quand quelqursquoun croit sentir que la mort vient vers lui lui viennent agrave lrsquoesprit des craintes et des preacuteoccupations sur des sujets qui auparavant ne lrsquointeacuteressaient pas Les reacutecits que lrsquoon fait sur lrsquoHadegraves et le chacirctiment dont il faut payer lagrave-bas les injustices commises ici-bas dont il se moquait jusqursquoagrave preacutesent troublent maintenant son acircme raquo

33

Platon ne reprend pas cet exemple agrave son compte et lrsquoattitude de Socrate dans le Pheacutedon se

situe aux antipodes de celle de Ceacutephale Socrate nrsquoa aucune raison drsquoavoir peur de la mort

puisque le philosophe qui a consacreacute sa vie agrave mettre son acircme agrave part du corps ne peut

envisager son propre deacutecegraves compris comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps que comme

lrsquoaboutissement de tous ses efforts Drsquoailleurs pour revenir au Pheacutedon avant mecircme de

deacutemontrer que lrsquoacircme et le corps sont seacuteparables lrsquoun de lrsquoautre Socrate souligne

implicitement que srsquoil eacutetait une crainte dont la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme devait le

libeacuterer ce ne serait pas tant celle drsquoune disparition deacutefinitive qui nrsquoentre pas agrave ses yeux

dans le champ du possible mais plutocirct celle drsquoun enchaicircnement perpeacutetuel agrave un corps qui

oppose un obstacle quasi permanent agrave une reacuteflexion bien meneacutee

- Ἆρ᾽ οὖν οὐκ ἐν τῷ λογίζεσθαι εἴπερ που ἄλλοθι κατάδηλον αὐτῇ γίγνεταί τι τῶν ὄντων - Ναί - Λογίζεται δέ γέ που τότε κάλλιστα ὅταν αὐτὴν τούτων μηδὲν παραλυπῇ μήτε ἀκοὴ μήτε ὄψις μήτε ἀλγηδὼν μηδέ τις ἡδονή ἀλλ᾽ ὅτι μάλιστα αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνηται ἐῶσα χαίρειν τὸ σῶμα καὶ καθ᾽ ὅσον δύναται μὴ κοινωνοῦσα αὐτῷ μηδ᾽ ἁπτομένη ὀρέγηται τοῦ ὄντος - Ἔστι ταῦτα - Οὐκοῦν καὶ ἐνταῦθα ἡ τοῦ φιλοσόφου ψυχὴ μάλιστα ἀτιμάζει τὸ σῶμα καὶ φεύγει ἀπ᾽ αὐτοῦ ζητεῖ δὲ αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνεσθαι - Φαίνεται45

Socrate emploie explicitement lrsquoexpression καθ᾽ ὅσον δύναται que nous traduisons par

laquo dans la mesure du possible raquo il nrsquoignore donc pas que couper totalement la

communication entre lrsquoacircme et le corps est impossible aussi longtemps que ce dernier est

vivant de fait le corps ne se tait deacutefinitivement que dans la mort laquelle peut donc

constituer un espoir seacuteduisant pour le philosophe lrsquoespoir de devenir laquo pur esprit raquo Platon

devait avoir une conscience aigueuml des entraves que les neacutecessiteacutes corporelles peuvent

opposer agrave lrsquoambition de celui qui fait profession de philosophe agrave cet eacutegard il serait tentant

de consideacuterer que ce mode de vie philosophique mis en pratique par Socrate serait aussi

celui que procircne le discours de Pausanias dans le Banquet discours qui paraicirct deacutejagrave deacutefinir ce

que constitue lrsquoamour laquo platonique raquo unissant Socrate agrave Alcibiade cet amour srsquoattachant

davantage agrave lrsquoacircme qursquoau corps et qui ne serait pas πονηρὸς (pervers) ndash ce nrsquoest

eacutevidemment pas si simple eacutetant donneacute que le discours extrecircmement steacutereacuteotypeacute de

Pausanias compte au mecircme titre que les discours preacuteceacutedant celui de Socrate parmi les

eacuteloges laquo sophistiques raquo drsquoEros preacutesenteacutes comme autant de contre-exemples drsquoun discours

philosophique

45 Plat Pheacutedon [64b-d] laquo Nrsquoest-ce donc pas dans lrsquoacte de raisonner si jamais crsquoest le cas que se manifeste clairement agrave lrsquoacircme quelque chose de lrsquoecirctre ndash Oui ndash Et elle raisonne sans doute mieux quand rien ne la trouble ni lrsquoouiumle ni la vue ni une souffrance ni un plaisir quand au contraire elle est le plus possible replieacutee sur elle-mecircme ayant donneacute congeacute au corps et quand ayant coupeacute la communication et le contact avec lui dans la mesure du possible elle tend vers lrsquoecirctre ndash Crsquoest tout agrave fait ccedila ndash Nrsquoest-ce pas aussi dans cet eacutetat que lrsquoacircme du philosophe meacuteprise le plus le corps et le fuit et qursquoelle cherche agrave se replier sur elle-mecircme ndash Il semble bien raquo

34

Πονηρὸς δ᾽ ἐστὶν ἐκεῖνος ὁ ἐραστὴς ὁ πάνδημος ὁ τοῦ σώματος μᾶλλον ἢ τῆς ψυχῆς ἐρῶν καὶ γὰρ οὐδὲ μόνιμος ἐστιν ἅτε οὐδὲ μονίμου ἐρῶν πράγματος Ἅμα γὰρ τῷ τοῦ σώματος ἄνθει λήγοντι οὗπερ ἤρα ldquoοἴχεται ἀποπτάμενοςrdquo πολλοὺς λόγους καὶ ὑποσχέσεις καταισχύνας ὁ δὲ τοῦ ἤθους χρηστοῦ ὄντος ἐραστὴς διὰ βίου μένει ἅτε μονίμῳ συντακείς46

Crsquoest faute de mieux que nous traduisons μόνιμος par laquo stable raquo qui a cependant lrsquoavantage

relatif contrairement agrave lrsquoadjectif laquo constant raquo proposeacute par Leacuteon Robin de ne pas faire

lrsquoeacuteconomie de la nuance drsquoimmuabiliteacute calqueacutee sur celle que les Grecs attribuent

ordinairement au monde que le terme μόνιμος recouvre mecircme si laquo constant raquo se justifie

pour exalter lrsquoindeacutefectibiliteacute drsquoune relation amoureuse il est en tout cas judicieux drsquoeacutetablir

un lien entre la conception grecque ordinaire du monde et le discours de Pausanias celui-ci

raisonnant en Atheacutenien moyen et se faisant le relais drsquoune meacutefiance spontaneacutee agrave lrsquoeacutegard du

corps qui nrsquoa le plus souvent rien de reacutefleacutechi cette moindre digniteacute attribueacutee au corps au

nom de son caractegravere changeant est en effet davantage laquo sentie raquo plutocirct que laquo sue raquo aussi

bien par tout un chacun que par Pausanias lui-mecircme auquel il serait drsquoailleurs facile de

reacutepliquer qursquoil nrsquoest pas si certain que ccedila que le caractegravere soit moins changeant que le

corps on est souvent surpris de voir une personne srsquoaigrir ou se bonifier avec le temps En

tout eacutetat de cause Pausanias est bien un repreacutesentant de la superstition au mecircme titre que

Ceacutephale avec lequel il a en commun lrsquoobeacuteissance aveugle agrave une tradition scleacuteroseacutee qursquoil

cite mais qursquoil ne questionne pas voire ne comprend mecircme pas la formule οἴχεται

ἀποπτάμενος est un emprunt direct agrave lrsquoIliade47 qui plus est sorti de son contexte celui du

songe drsquoAgammemnon non content de citer ses classiques hors de propos pour faire

eacutetalage de son savoir Pausanias donne des reacuteponses toutes faites au lieu de poser des

questions et se situe donc aux antipodes de lrsquoattitude philosophique ndash Jacques Lacan ira

mecircme plus loin en soulignant que Pausanias parle non seulement en Atheacutenien moyen mais

aussi en Atheacutenien moyen aiseacute son discours nrsquoaccordant de leacutegitimeacute agrave lrsquoamour qursquoagrave la

condition qursquoil soit laquo une bonne affaire raquo au sens presque commercial du terme le

concevant comme un investissement qui doit ecirctre payeacute de retour les valeurs morales se

substituant aux valeurs financiegraveres drsquoune faccedilon que nrsquoaurait pas renieacutee la bourgeoisie du

XIXe siegravecle laquo Tout le discours srsquoeacutelabore en fonction drsquoune cotation des valeurs drsquoune

recherche des valeurs coteacutees Il srsquoagit bel et bien de placer ses fonds drsquoinvestissement

46 Plat Banquet [183d-e] laquo Celui qui est pervers est lrsquoamant pandeacutemien aimant davantage le corps que lrsquoacircme et il nrsquoest pas stable non plus aimant une chose qui nrsquoest pas plus stable En effet degraves que le corps cesse drsquoecirctre dans sa fleur ce pourquoi il lrsquoaimait il part en srsquoenvolant deacuteshonorant ses nombreux discours et promesses En revanche celui qui aime un caractegravere parce qursquoil est noble est stable pour la vie eacutetant donneacute qursquoil se joint agrave quelque chose de stable raquo 47 Ὣς ὁ μὲν εἰπὼν ᾤχετrsquo ἀποπτάμενος Iliade 2 71 laquo Ayant ainsi parleacute il part en srsquoenvolant raquo

35

psychiques raquo48 Il serait donc erroneacute de penser que lrsquoopinion de Pausanias reflegravete lrsquoune des

composantes de la vie de Socrate drsquoautant qursquoen deacutepit de lrsquoacception galvaudeacutee qursquoa pris

aujourdrsquohui lrsquoexpression laquo amour platonique raquo il serait malhonnecircte de preacutetendre que

Socrate de son vivant ait totalement deacutedaigneacute le commerce avec le corps comme le

rappelle Francis Wolff

laquo Cet homme que lrsquoon dit tempeacuterant parle vert et boit sec Cet intellectuel que lrsquoon imagine toujours perdu dans ses nuages gris et meacuteprisant la couleur des choses sait mieux qursquoun autre croquer la vie de ses larges macircchoires il danse et joue de la lyre si ses yeux sont agrave fleur de tecircte crsquoest pour mieux voir de tous les cocircteacutes assure-t-il si ses narines sont retrousseacutees crsquoest pour mieux sentir Et ses legravevres eacutepaisses ne font-elles pas des baisers plus sensuels On le veut chaste on le deacutecrit restant de marbre face aux avances du bel Alcibiade qui srsquoeacutetait glisseacute dans son lit mais on le voit souvent entoureacute drsquoune foule de mignons dont il ne deacutedaigne pas la compagnie troubleacute par la beauteacute de Charmide il veut dit-il en deacuteshabiller lrsquoacircme avant drsquoen effeuiller le corps raquo49

Agrave aucun moment la lettre des eacutecrits Platon ne va agrave lrsquoencontre de cette vision laquo sensuelle raquo

du maicirctre certes Socrate est bien laquo un homme qui le plus possible deacutelie lrsquoacircme du

commerce du corps raquo50 mais lrsquoimportant dans cette deacutefinition du philosophe emprunteacutee agrave

Festugiegravere est justement dans la locution adverbiale laquo le plus possible raquo aussi longtemps

que lrsquoon vit il est impossible de faire totalement abstraction du corps mais il est

envisageable de le mettre de cocircteacute dans une certaine mesure et cette expeacuterience suffit agrave ce

que lrsquoon en arrive agrave envisager le corps comme un fardeau dont la penseacutee pure ne peut rien

attendre et qursquoil serait donc juste de consideacuterer comme une ϕρουρά pour reprendre le

terme employeacute par Socrate dans une formule emprunteacutee aux mystegraveres ὡς ἔν τινι φρουρᾷ

ἐσμεν οἱ ἄνθρωποι καὶ οὐ δεῖ δὴ ἑαυτὸν ἐκ ταύτης λύειν οὐδ᾽ ἀποδιδράσκειν51 Leacuteon

Robin de son propre aveu a traduit le terme ϕρουρά par laquo garderie raquo faute de mieux et

mecircme lrsquoexpression laquo poste de garde raquo est trop faible pour rendre tout le sens du terme grec

qui deacutesigne eacutegalement une prison cette polyseacutemie est difficile agrave restituer dans le franccedilais

actuel et ne se fait drsquoailleurs sentir que par la juxtaposition des deux verbes λύειν et

ἀποδιδράσκειν entre lesquels la diffeacuterence est du mecircme ordre que celle qui existe entre la

situation du soldat deacuteserteur et celle du prisonnier eacutevadeacute Cette complexiteacute de lrsquoexpression

peut neacuteanmoins ecirctre surmonteacutee si lrsquoon srsquoaccorde agrave dire qursquoelle permet drsquoenvisager le corps

comme une place que les dieux assignent agrave lrsquoacircme et exprime le fait qursquohabiter un corps et

lrsquoanimer est le rocircle assigneacute agrave lrsquoacircme humaine sa place sur terre place que lrsquohomme ne

48 LACAN Jacques Le seacuteminaire VIII Le transfert p73 49 WOLFF Francis Socrate p12 50 FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Les trois laquo protreptiques raquo de Platon Euthydegraveme Pheacutedon Eacutepinomis p78 51 Plat Pheacutedon [62b] laquo Crsquoest dans quelque poste de garde que nous les hommes vivons et il ne faut ni srsquoen libeacuterer soi-mecircme ni srsquoen eacutechapper raquo

36

choisit pas et agrave laquelle il faut cependant savoir se tenir loin drsquoecirctre superstitieuse

lrsquoattitude de Socrate consiste en un consentement agrave la vie telle qursquoelle est donneacutee aux

hommes crsquoest-agrave-dire aussi agrave la condition de la mortaliteacute et crsquoest pourquoi le philosophe

confiant en lrsquoordre des choses ne cherche pas agrave se faire bien voir des dieux agrave tout prix

quand la mort est proche comme Ceacutephale ni ne deacutevalue systeacutematiquement le domaine

corporel comme Pausanias

2 Une deacutemonstration strictement logique

Toute preacutesence eacuteventuelle de la superstition dans les propos de Socrate eacutetant

eacutecarteacutee il faut aussi souligner qursquoen deacutepit de ce que ses arguments peuvent avoir

drsquoinsatisfaisants pour une conscience moderne (ne serait-ce qursquoen raison de leur apparente

juxtaposition qui les eacuteloigne des grandes deacutemonstrations systeacutematiques caracteacuterisant la

philosophie moderne) ils nrsquoen ont pas moins la forme du raisonnement logique et nrsquoont agrave

aucun moment vocation agrave se reacutesumer agrave une seacuterie de formules persuasives comme peuvent

en produire les sophistes Ils sont mecircme strictement logiques au point de forcer le lecteur agrave

se confronter avec les limites du logos (limite nrsquoeacutetant pas synonyme de faiblesse) puisqursquoil

srsquoy avegravere que lrsquoideacutee du neacuteant ante vitam et post mortem nrsquoest pas simplement intoleacuterable

eacutethiquement mais surtout inconcevable logiquement ndash ici commence lrsquoexamen proprement

dit des arguments tels qursquoils sont preacutesenteacutes dans le Pheacutedon qui respectera la dynamique du

dialogue et commencera donc par lrsquoargument de la solidariteacute des contraires deacutejagrave effleureacute

preacuteceacutedemment

Οὐκ ἐναντίον μὲν φῂς τῷ ζῆν τὸ τεθνάναι εἶναι - Ἔγωγε - Γίγνεσθαι δὲ ἐξ ἀλλήλων - Ναί - Ἐξ οὖν τοῦ ζῶντος τί τὸ γιγνόμενον - Τὸ τεθνηκός ἔφη - Τί δέ ἦ δ᾽ ὅς ἐκ τοῦ τεθνεῶτος - Ἀναγκαῖον ἔφη ὁμολογεῖν ὅτι τὸ ζῶν - Ἐκ τῶν τεθνεώτων ἄρα ὦ Κέβης τὰ ζῶντά τε καὶ οἱ ζῶντες γίγνονται - Φαίνεται ἔφη52

Nous avons bien affaire ici agrave un syllogisme rigoureux qui fait de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

une exigence drsquoordre logico-physique ce nrsquoest pas par hasard si Ceacutebegraves dit qursquoil est

ἀναγκαῖον (neacutecessaire) de reconnaicirctre que la conclusion du raisonnment est fondeacutee Drsquoune

part drsquoun point de vue logique il nrsquoy a effectivement rien agrave reacutepondre lrsquoapplication stricte

de lrsquoargument des contraires a bel et bien pour conseacutequence que la vie doit naicirctre de la

52 Plat Pheacutedon [71d-e] laquo Ne dis-tu pas que mourir est le contraire de vivre ndash Oui je le dis ndash Et qursquoils srsquoengendrent lrsquoun de lrsquoautre ndash Oui ndash Donc qursquoest-ce qui provient du vivant ndash Ce qui est mort dit-il ndash Et qursquoest-ce qui provient de ce qui est mort reprit-il ndash Il est neacutecessaire reacutepondit-il de reconnaicirctre que crsquoest le vivant ndash Crsquoest donc des choses mortes Ceacutebegraves que proviennent les choses vivantes et les ecirctres vivants avec elles ndash Il semble bien reacutepondit-il raquo

37

mort et reacuteciproquement ndash le statu divin reconnu en Gregravece agrave la notion drsquoἀνάγκη donne toute

son poids agrave la reacuteponse de Ceacutebegraves Drsquoautre part drsquoun point de vue physique si la mort

naissait de la vie sans que la vie naisse de la mort il y aurait un deacuteseacutequilibre totalement

incompatible avec la conception grecque de la nature comprise comme un laquo cosmos raquo

organiseacute le risque est que si la vie ne naicirct pas de la mort comme la mort naicirct de la vie

χωλὴ ἔσται ἡ φύσις53 or la conception de la nature comme parfait eacutequilibre (cette conception

fait de la logique et de la physique deux sciences compleacutementaires pour ne pas dire mecircme

deux faces drsquoune mecircme science) est tellement eacutevidente pour un Grec qursquoil nrsquoest pas

rationnellement admissible que la vie puisse venir du neacuteant et donc encore moins qursquoelle

puisse y revenir or si nous savons parfaitement drsquoougrave vient le corps nous ne savons pas

avec la mecircme exactitude drsquoougrave vient lrsquoacircme (lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est trop souvent

comprise comme le fait que lrsquoacircme survive agrave la mort corporelle mais elle doit aussi ecirctre

comprise comme le fait que lrsquoacircme vive avant la naissance corporelle) lrsquoacte procreacuteateur

est tout ce qursquoil y a de plus mateacuteriel et il nrsquoest pas a priori logique qursquoil permettre la

production drsquoun laquo animal raisonnable raquo capable de produire des raisonnements sans que

lrsquointervention drsquoune cause suppleacutementaire ne puisse lrsquoexpliquer Nous voilagrave donc

logiquement contraints drsquoadmettre que lrsquoacircme vient drsquoun ailleurs qui ne peut ecirctre le neacuteant Agrave

cet eacutegard cette conception de lrsquoacircme peut apparaicirctre comme un corollaire direct de la

conception platonicienne de la nature si lrsquoacircme nrsquoeacutetait pas comprise comme immortelle

cette laquo physique raquo (au sens fort du terme) qui se veut parfaitement logique et qui nrsquoadmet

pas le neacuteant srsquoeffondrerait on ne peut donc parler drsquoune simple croyance cette ideacutee nrsquoa

rien drsquoeacutetrange pour un Grec et en deacuteduire que lrsquoacircme est immortelle semble drsquoune logique agrave

toute eacutepreuve Drsquoun certain point de vue Platon propose ici des ideacutees qui se veulent

coheacuterentes par rapport agrave une conception physique constitutive de lrsquoesprit de son temps et agrave

laquelle il tient en tant qursquoelle maintient intacte la possibiliteacute drsquoune connaissance coheacuterente

du monde son adheacutesion agrave lrsquoideacutee de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme teacutemoigne donc drsquoune exigence

de coheacuterence et de logique extrecircmement pousseacute et il ne srsquoappuie sur la tradition que dans la

mesure ougrave celle-ci nrsquoest pas invalideacutee par ladite exigence ndash crsquoest dire si lrsquoinvocation de la

tradition citeacutee plus haut ne doit pas ecirctre comprise comme un argument drsquoautoriteacute

Le deuxiegraveme argument celui de la reacuteminiscence avait deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacute dans le

Meacutenon agrave ceci pregraves que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme y avait eacuteteacute aussitocirct invoqueacutee pour justifier la

theacuteorie de la reacuteminiscence avant mecircme que cette derniegravere ne soit formuleacutee

53 Plat Pheacutedon [71e] laquo La nature sera boiteuse raquo

38

φασὶ γὰρ τὴν ψυχὴν τοῦ ἀνθρώπου εἶναι ἀθάνατον καὶ τοτὲ μὲν τελευτᾶνmdashὃ δὴ ἀποθνῄσκειν καλοῦσιmdashτοτὲ δὲ πάλιν γίγνεσθαι ἀπόλλυσθαι δ᾽ οὐδέποτε δεῖν δὴ διὰ ταῦτα ὡς ὁσιώτατα διαβιῶναι τὸν βίον () Ἅτε οὖν ἡ ψυχὴ ἀθάνατός τε οὖσα καὶ πολλάκις γεγονυῖα καὶ ἑωρακυῖα καὶ τὰ ἐνθάδε καὶ τὰ ἐν Ἅιδου καὶ πάντα χρήματα οὐκ ἔστιν ὅτι οὐ μεμάθηκεν ὥστε οὐδὲν θαυμαστὸν καὶ περὶ ἀρετῆς καὶ περὶ ἄλλων οἷόν τ εἶναι αὐτὴν ἀναμνησθῆναι ἅ γε καὶ πρότερον ἠπίστατο Ἅτε γὰρ τῆς φύσεως ἁπάσης συγγενοῦς οὔσης καὶ μεμαθηκυίας τῆς ψυχῆς ἅπαντα οὐδὲν κωλύει ἓν μόνον ἀναμνησθέντα - ὃ δὴ μάθησιν καλοῦσιν ἄνθρωποι - τἆλλα πάντα αὐτὸν ἀνευρεῖν ἐάν τις ἀνδρεῖος ᾖ καὶ μὴ ἀποκάμνῃ ζητῶν τὸ γὰρ ζητεῖν ἄρα καὶ τὸ μανθάνειν ἀνάμνησις ὅλον ἐστίν54

Dans le Meacutenon crsquoeacutetait donc encore le fait que lrsquoacircme soit immortelle qui nrsquoeacutetait pas remis

en question qui expliquait la reacuteminiscence laquelle expliquait la connaissance autre que

sensible autrement plus mysteacuterieuse mecircme pour un Grec Le Pheacutedon opegravere un

renversement de ce rapport crsquoest deacutesormais la reacuteminiscence qui est mobiliseacutee pour

justifier la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ce qui ne donne pas lieu agrave lrsquoeacutechelle des reacutecits agrave

un cercle vicieux puisque Socrate srsquoadresse dans chaque dialogue agrave un public tregraves

diffeacuterent son interlocuteur dans le Meacutenon est un noble eacutetranger attacheacute agrave la tradition

hellegravene mais peu au fait des theacuteories socratiques dans le Pheacutedon au contraire ses

contradicteurs sont des proches de Socrate qui ont beacuteneacuteficieacute de son enseignement mais ont

quelque peu oublieacute la tradition agrave ses compagnons Socrate explique le fait que nous

puissions avoir connaissance drsquoessences telles que αὐτὸ τὸ ἴσον (lrsquoeacutegal en soi) en posant

que lrsquoacircme quand elle eacutetait encore seacutepareacutee du corps a eu un accegraves direct agrave ces ideacutees

intelligibles accegraves direct qui lui est deacutesormais interdit non seulement parce que lrsquoacircme ne

vit plus dans le monde propre agrave ces ideacutees mais aussi parce que le corps vient en brouiller la

compreacutehension pleine et entiegravere Ἦσαν ἄρα ὦ Σιμμία αἱ ψυχαὶ καὶ πρότερον πρὶν εἶναι

ἐν ἀνθρώπου εἴδει χωρὶς σωμάτων καὶ φρόνησιν εἶχον55 Nous pouvons parler agrave bon droit

drsquoune nouvelle manifestation du souci de coheacuterence de Platon il semble que srsquoil

nrsquoadmettait pas que lrsquoacircme eacutetait immortelle et avait veacutecu avant mecircme que le corps ne vive

sa compreacutehension de la connaissance en termes de reacuteminiscence perdrait sa leacutegitimiteacute or il

est capital pour Platon de sauvegarder lrsquoideacutee de reacuteminiscence en tant qursquoelle leacutegitime une

part importante de la pratique de la philosophie telle que lrsquoenvisageait son maicirctre agrave savoir

lrsquoart de la maiumleutique consistant agrave faire accoucher autrui des savoirs dont il est deacutejagrave porteur

54 Plat Meacutenon [81b-d] laquo Il est dit que lrsquoacircme de lrsquohomme est immortelle et que tantocirct elle quitte la vie ndash ce qursquoon appelle mourir ndash tantocirct elle y revient mais qursquoelle nrsquoest jamais deacutetruite il faut donc pour cette raison mener sa vie le plus pieusement possible (hellip) Lrsquoacircme eacutetant immortelle et renaissant plusieurs fois ayant donc tout vu et tout appris ici-bas et dans lrsquoHadegraves il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoelle ait des souvenirs sur lrsquoexcellence et sur les autres sujets et qursquoelle se ressouvienne de ce qursquoelle en a connu preacuteceacutedemment La nature entiegravere eacutetant homogegravene et lrsquoacircme ayant des souvenirs sur tout rien ne lrsquoempecircche qursquoune seule reacuteminiscence ndash ce que les hommes appellent savoir ndash lui fasse deacutecouvrir toutes les autres pour peu qursquoil soit courageux et qursquoil ne renonce pas agrave chercher car la recherche et le savoir forment ensemble la reacuteminiscence raquo 55 Plat Pheacutedon [76c] laquo Degraves lors Simmias les acircmes existaient aussi avant leur existence dans une forme drsquohomme seacutepareacutement des corps et en possession de la sagesse raquo

39

sans forceacutement le savoir cette τέχνη que Socrate compare dans le Theacuteeacutetegravete agrave celle de sa

megravere la sage-femme Pheacutenaregravete56 La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme occupe donc une

place de choix dans le projet platonicien dans la mesure ougrave elle contribue agrave donner sa

leacutegitimiteacute agrave la pratique de la philosophie comprise comme maiumleutique puisque le savoir

ne vient pas du neacuteant et que chacun est supposeacute en avoir pris jadis connaissance avant de

le laquo perdre de vue raquo en entrant dans la vie corporelle alors chacun est agrave mecircme de partir agrave la

reconquecircte de ce savoir pour peu qursquoil en ait la volonteacute et qursquoil soit guideacute dans cette voie

par un maicirctre ndash mecircme en soulignant comme Emmanuelle Joueumlt-Pastreacute que la

repreacutesentation des Ideacutees platoniciennes ne doit pas ecirctre prise au pied de la lettre est que

lrsquoenjeu est laquo drsquoapprendre agrave voir moins autre chose que de voir diffeacuteremment raquo57 on nrsquoen

doit pas moins mettre lrsquoaccent sur la bonne volonteacute dont doit faire preuve lrsquoapprenti

laquo recevoir une bonne eacuteducation crsquoest se libeacuterer du point de vue partiel que nous avons

spontaneacutement sur les choses pour acqueacuterir par un deacutetour un autre type de regard de point

de vue une autre attitude par rapport aux choses raquo58 et ce nrsquoest eacutevidemment pas par hasard

si madame Joueumlt-Pastreacute eacutecrit bien laquo se libeacuterer raquo plutocirct qursquolaquo ecirctre libeacutereacute raquo

Le troisiegraveme argument du Pheacutedon repose sur une opposition point par point entre

les caracteacuteristiques de lrsquoacircme (incomposeacutee inalteacuterable et invisible) et celles du corps

(composeacute alteacuterable et visible) Cette opposition avait deacutejagrave eacuteteacute sous-entendue degraves le deacutebut

du dialogue lorsque la mort avait eacuteteacute deacutefinie comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps en

effet si lrsquoacircme est virtuellement seacuteparable du corps il est probable qursquoelle diffegravere

ontologiquement de ce dernier dont elle ne deacutepend pas et rien ne srsquooppose agrave ce qursquoelle

soit simple et encore moins agrave ce qursquoelle lui survive Lrsquoopposition ontologique entre lrsquoacircme

et le corps telle qursquoelle se trouve formuleacutee par Platon nrsquoest certainement pas le fait de ce

dernier qui se fait ici le relais drsquoune conception que peut avoir tout homme capable de se

rendre compte qursquoil nrsquoest pas purement corporel ndash crsquoest sans doute pour cette raison que

Platon nrsquoavait pas jugeacute utile drsquoen faire eacutetat plus tocirct Une fois admis que lrsquoindividu humain

est composeacute drsquoacircme et de corps les caracteacuteristiques que Platon reconnait agrave la premiegravere au

deacutetriment du second srsquoimposent pour ainsi dire drsquoelles-mecircmes on ne voit pas lrsquoacircme elle

est laquo donc raquo invisible lrsquoacircme ne semble pas affecteacutee par les maux dont souffre le corps du

moins pas au mecircme titre que ce dernier et puisque lrsquoactiviteacute psychique peut se poursuivre

56 τὴν δὲ μαιείαν ταύτην ἐγώ τε καὶ ἡ μήτηρ ἐκ θεοῦ ἐλάχομεν Plat Theacuteeacutetegravete [210c] laquo Moi et ma megravere avons obtenu du dieu cet art drsquoaccoucher raquo 57 JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 7 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 58 Ibid

40

dans la souffrance elle est laquo donc raquo inalteacuterable et enfin si lrsquoacircme eacutetait composeacutee elle

pourrait ecirctre disloqueacutee ce qui ne srsquoest jamais produit elle est laquo donc raquo incomposeacutee

Eacutevidemment ces eacutenonceacutes ne sont des syllogimes qursquoen apparence et expriment une

compreacutehension de lrsquoacircme qui tire lrsquoessentiel de sa valeur du fait qursquoelle nrsquoa jamais eacuteteacute

infirmeacutee par lrsquoexpeacuterience plutocirct qursquoinvisible et incomposeacutee il est plus juste de dire que

lrsquoacircme nrsquoa jamais eacuteteacute vue et qursquoelle nrsquoa jamais pu ecirctre comprise comme eacutetant composeacutee

Crsquoest cependant en vertu de ces caracteacuteristiques communeacutement admises de lrsquoacircme que

Platon en arrive agrave dire qursquoelle est immortelle puisqursquoelle est inalteacuterable invisible et

incomposeacutee elle possegravede les mecircmes caracteacuteristiques que les ideacutees intelligibles il y a donc

une sympathie de lrsquoacircme pour cet ordre de choses Il convient drsquoailleurs drsquoinsister sur ce

terme de laquo sympathie raquo puisqursquoil nrsquoest pas veacuteritablement question drsquoune appartenance

stricto sensu au monde intelligible mais plutocirct pour reprendre une expression populaire

drsquoun certain laquo air de famille raquo Lrsquoexposeacute platonicien relatif agrave lrsquoappartenance de lrsquoacircme au

monde des intelligibles agrave tout prendre nrsquoest guegravere satisfaisant drsquoun point de vue

strictement logique et de fait il nrsquoen a pas la vocation un tel exposeacute pourrait ecirctre ouvert

par la formule laquo tout porte agrave croire que raquo plutocirct que par laquo il est incontestable que raquo cette

appartenance au monde des ideacutees est pressentie plutocirct que veacuteritablement sue valideacutee

empiriquement plutocirct que logiquement et le champ lexical utiliseacute reacutevegravele drsquoailleurs qursquoil

nrsquoest question que drsquoune certaine ressemblance dont les raisons drsquoecirctre ne sont pas

expliciteacutees comme le rendent manifeste des expressions telles que ὡς συγγενὴς οὖσα

αὐτοῦ59 ou le superlatif ὁμοιότατον60 Mais puisque laquo tout porte agrave croire raquo que lrsquoacircme est

immortelle puisque cette ideacutee nrsquoest pas de nature agrave choquer le sens commun puisque crsquoest

ce qui semble srsquoimposer sur la base du peu de choses que nous savons de notre acircme alors

il nrsquoy a aucune raison pour en craindre la dissolution Socrate deacutefend en toute confiance

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme parce qursquoil sait que loin drsquoecirctre une ideacutee si eacutetrange elle est au

contraire lrsquoideacutee qui srsquoimpose drsquoelle-mecircme agrave lrsquohomme qui prend connaissance de son ecirctre

le philosophe y croit non pas parce qursquoil a besoin de se rassurer mais parce que crsquoest ce qui

lui apparait avec le plus drsquoeacutevidence ce qursquoil y a de plus logique en lrsquoeacutetat actuel de ses

connaissances De toute faccedilon et ici se justifie pleinement la juxtaposition apparemment

hasardeuse des arguments aussi faible ce troisiegraveme argument puisse-t-il paraicirctre il est

deacutejagrave preacute-eacutetayeacute par les deux preacuteceacutedents qui ne reposent pas sur un sentiment mais bien sur

un souci de coheacuterence du philosophe envers une conception du monde du savoir et de

59 Plat Pheacutedon [79d] laquo En raison du fait qursquoelle est du mecircme genre que cela raquo 60 Plat Pheacutedon [64c] laquo Le plus semblable raquo

41

lrsquohomme dont il nrsquoest pas lrsquoinventeur et qursquoil fait cependant sienne en tant qursquoelle satisfait

lrsquoexigence de logique et mecircme la soutient en assurant qursquoelle nrsquoest pas voueacutee agrave lrsquoeacutechec

Apregraves ces trois arguments viennent les objections de Simmias et de Ceacutebegraves

Lrsquoobjection de Simmias reposant sur la thegravese de lrsquoacircme-harmonie est relativement facile agrave

reacutefuter et les commentateurs en geacuteneacuteral ne srsquoy attardent guegravere celle de Ceacutebegraves en

revanche relance la discussion

- Ἀποκρίνου δή ἦ δ᾽ ὅς ᾧ ἂν τί ἐγγένηται σώματι ζῶν ἔσται - Ὧι ἂν ψυχή ἔφη - Οὐκοῦν ἀεὶ τοῦτο οὕτως ἔχει - Πῶς γὰρ οὐχί ἦ δ᾽ ὅς- Ψυχὴ ἄρα ὅτι ἂν αὐτὴ κατάσχῃ ἀεὶ ἥκει ἐπ᾽ ἐκεῖνο φέρουσα ζωήν - Ἥκει μέντοι ἔφη - Πότερον δ᾽ ἔστι τι ζωῇ ἐναντίον ἢ οὐδέν - Ἔστιν ἔφη - Τί - Θάνατος - Οὐκοῦν ψυχὴ τὸ ἐναντίον ᾧ αὐτὴ ἐπιφέρει ἀεὶ οὐ μή ποτε δέξηται ὡς ἐκ τῶν πρόσθεν ὡμολόγηται - Καὶ μάλα σφόδρα ἔφη ὁ Κέβης - Τί οὖν Τὸ μὴ δεχόμενον τὴν τοῦ ἀρτίου ἰδέαν τί νυνδὴ ὠνομάζομεν - Ἀνάρτιον ἔφη - Τὸ δὲ δίκαιον μὴ δεχόμενον καὶ ὃ ἂν μουσικὸν μὴ δέχηται - Ἄμουσον ἔφη τὸ δὲ ἄδικον - Εἶεν ὃ δ᾽ ἂν θάνατον μὴ δέχηται τί καλοῦμεν - Ἀθάνατον ἔφη - Οὐκοῦν ψυχὴ οὐ δέχεται θάνατον - Οὔ - Ἀθάνατον ἄρα ψυχή - Ἀθάνατον61

Les interlocuteurs srsquoaccordent agrave dire que si chaque chose naicirct de son contraire cela

nrsquoempecircche pas ces contraires de srsquoexclure mutuellement ndash cela lrsquoempecircche mecircme drsquoautant

moins que la naissance drsquoun des contraires preacutesuppose la disparition de lrsquoautre donc si la

vie nait de la mort et la mort de la vie cela nrsquoempecircche pas que lrsquoacircme en tant qursquoelle

apporte la vie au corps ne peut pas recevoir la mort Dans le contexte preacutecis de cette

discussion ougrave Socrate fait montre de son talent agrave coincer litteacuteralement son contradicteur

pour le forcer agrave admettre ce qursquoil nrsquoeacutetait pas disposeacute agrave reconnaicirctre ἀθάνατον meacuterite drsquoecirctre

traduit par laquo non-sujet agrave la mort raquo dans la mesure ougrave mecircme si la formule nrsquoest pas

eacuteleacutegante elle met mieux en valeur le paralleacutelisme absolu instaureacute entre la relation

qursquoentretiennent la vie et la mort et les autres relations entre contraires paralleacutelisme qui ne

transparait pas de faccedilon satisfaisante avec lrsquoadjectif laquo immortel raquo ou mecircme la peacuteriphrase de

compromis proposeacutee par Leacuteon Robin laquo non-mortel raquo la rigueur qui preacuteside agrave

lrsquoinstauration de ce paralleacutelisme meacuterite en effet drsquoecirctre souligneacutee car crsquoest une nouvelle fois

en vertu drsquoun raisonnement logique qui prend la stricte forme du syllogisme que Platon

conclut que lrsquoacircme est immortelle On notera certes que cette deacutemonstration est

61 Plat Pheacutedon [105c-e] laquo Reacuteponds donc dit-il qursquoest-ce qui est preacutesent dans un corps et fait que celui-ci est vivant ndash Crsquoest lrsquoacircme reacutepondit-il ndash En est-il donc toujours ainsi ndash Comment en effet le nier ndash Degraves lors quel que soit ce dont lrsquoacircme srsquoest empareacutee elle est toujours venue vers cela en apportant la vie ndash Elle est bien venue ainsi fit-il ndash Et y a-t-il un contraire de la vie ou non ndash Il y en a un reacutepondit-il ndash Lequel ndash La mort ndash Lrsquoacircme ne recevra donc jamais en elle le contraire de ce qursquoelle apporte toujours avec elle comme nous en sommes tombeacutes drsquoaccord auparavant ndash Tout agrave fait au plus haut point ndash Et donc Comment a-t-on nommeacute tout agrave lrsquoheure ce qui ne reccediloit pas en soi la nature du pair ndash Non-pair dit ndashCe qui ne reccediloit la nature du juste et ne reccediloit pas celle de lrsquoinstruit ndash Non-juste dit-il et non-instruit ndash Et bien Comment appelle-t-on ce qui ne reccediloit pas en lui la mort ndash Non-sujet agrave la mort dit-il ndash Lrsquoacircme ne reccediloit pas en elle la mort nrsquoest-ce pas ndash Non ndash Lrsquoacircme nrsquoest donc pas sujette agrave la mort ndash Elle nrsquoest pas sujette agrave la mort raquo

42

directement solidaire de la theacuteorie des ideacutees intelligibles et que si Platon nrsquoadmettait pas

au moins sous ce rapport lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme il serait ameneacute agrave renoncer agrave une theacuteorie

(ou plutocirct une hypothegravese62) tregraves importante pour lui ne serait-ce que parce qursquoun tel

renoncement saperait les fondements mecircmes de la maiumleutique et donc de son

enseignement ndash ce qui permet de deacutepasser lrsquoillusion drsquoune simple juxtaposition des

arguments qui dans les faits se soutiennent mutuellement il nrsquoest cependant pas

neacutecessaire pour autant drsquoavoir lrsquohypothegravese des Ideacutees agrave lrsquoesprit pour avoir du mal agrave admettre

que ce qui apporte la vie au corps soit mortel une fois encore le philosophe adhegravere agrave

lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme par souci de coheacuterence et de logique et puisqursquoil a la

conviction de vivre dans un monde ougrave rien ne se perd ni ne se creacutee puisqursquoil envisage

lrsquoacquisition de la connaissance comme la reconquecircte de donneacutees perdues puisqursquoil

attribue agrave lrsquoacircme des caracteacuteristiques qui entrent en contradiction avec la possibiliteacute mecircme

de sa dissolution alors il serait absurde qursquoil pucirct avoir peur de la mort il en sait assez sur

lrsquoordre des choses pour savoir aussi qursquoil nrsquoa pas agrave redouter une mort se traduisant par un

aneacuteantissement total une telle chose eacutetant inconcevable logiquement

Tout cela nrsquoen rend que drsquoautant plus importante la lutte contre la misologie dans le

Pheacutedon crsquoest en effet au logos que Socrate doit la confiance qursquoil affiche face agrave la mort il

est donc vital de le sauver Il est plus urgent de sauvegarder le logos que de sauvegarder

lrsquoindividu Socrate qui nrsquoen meacuterite pas tant sauver Socrate de la mort ce nrsquoest que diffeacuterer

ce qui est de toute faccedilon ineacutevitable pour tout homme tandis que sauver le logos crsquoest lui

confirmer son statut de praxis digne drsquoecirctre pratiqueacutee par la posteacuteriteacute Dans les

circonstances preacutesentes si lrsquoon tenait agrave sauver la vie de Socrate agrave tout prix on prendrait

alors le risque comme lrsquoexprime la prosopopeacutee des Lois dans le Criton63 de le faire vivre

en eacutetat drsquoeacuteternel fuyard ce qui serait un remegravede pire que le mal ne serait-ce que parce que

le perpeacutetuel souci qursquoil aurait deacutesormais de la preacuteservation de son ecirctre le deacutetournerait de

lrsquoinvestigation philosophique et lrsquoempecirccherait de remplir la mission qui lui a eacuteteacute fixeacutee par

lrsquooracle de Delphes ce qui serait drsquoautant plus grave que cela donnerait du mecircme coup

raison agrave ceux qui lrsquoaccusaient drsquoimpieacuteteacute En revanche en sauvegardant le logos on

sauvegarde ce par quoi Socrate a acquis la conviction que son acircme eacutetait immortelle et

puisque la mort nrsquoest envisageacutee comme un changement heureux que pour celui qui vit par

le logos et pour qui la perte du corps nrsquoest pas source de chagrin alors on sauve bien

62 laquo Une hypothegravese neacutecessaire pour qui veut deacutepasser lrsquoopinion pour atteindre le savoir raquo JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 3 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 63 Cf Annexe 5

43

davantage Socrate en sauvegardant le logos plutocirct qursquoen cherchant agrave lui eacuteviter de boire le

poison Quiconque a peur de la mort ressent cette peur justement parce qursquoil est alogos au

sens ougrave il ne srsquoest jamais donneacute les moyen drsquoexercer suffisamment sa capaciteacute de raisonner

et srsquoest donc priveacute de ce qui lui aurait permis de deacutecouvrir que son acircme survivrait agrave son

corps a fortiori un tel homme entretient avec son corps un commerce outrancier lui

interdisant drsquoenvisager la perte de lien avec le corps autrement que comme une perte une

mutilation Cette opposition entre le philosophe est lrsquoindividu alogos a deacutejagrave eacuteteacute expliciteacutee

par Reacutemi Brague ndash dans un autre contexte il est vrai

laquo La raison de ce genre drsquoindividu nrsquoest pas son νοῦς mais sa raison sociale sa place dans la citeacute Crsquoest parce qursquoil ne possegravede pas sa raison en lui qursquoil doit la chercher au dehors dans une dimension infeacuterieure On peut se demander si ce ne serait pas lagrave le propre des natures non-philosophiques Le philosophe en revanche qui peut non seulement exister en dehors de la polis et malgreacute elle mais encore qui tire sa rationaliteacute de lui-mecircme dans la mesure ougrave lrsquoactiviteacute noeacutetique qursquoil deacuteploie lui fait contempler ce qui est nrsquoa besoin de la citeacute que pour assurer sa subsistance physique subsistance qui ne lrsquointeacuteresse que dans la mesure ougrave elle lui permet preacuteciseacutement de nrsquoavoir pas agrave srsquoy inteacuteresser raquo64

Lrsquohomme alogos redoute la mort parce qursquoil ne srsquoest pas donneacute les moyens intellectuels de

comprendre qursquoelle nrsquoest pas redoutable et le philosophe deacutemontrant que lrsquoacircme est

immortelle enjoint son auditeur agrave deacuteployer les efforts neacutecessaires pour en arriver agrave ce que

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme lui apparaisse comme une chose eacutevidente drsquoun point de vue

logique crsquoest ainsi que la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme srsquointegravegre dans le projet

peacutedagogique platonicien de formation des philosophes le projet de Platon de former les

meilleurs hommes possibles comme lrsquoindiquait la mention dans le Meacutenon de lrsquoobligation

de faire preuve de bonne volonteacute pour que la reacuteminiscence soit profitable Platon ne se

propose pas de rassurer mais plutocirct drsquoexhorter il ne srsquoagit pas drsquoinviter agrave se reposer sur

une promesse consolante mais drsquoexhorter agrave agir pour deacutecouvrir par soi-mecircme la veacuteriteacute sur

lrsquoacircme

3 Un enjeu Platon fondateur de lrsquoAcadeacutemie et reacuteformateur

En formulant de telles exhortations Platon raisonne bien eacutevidemment en tant que

fondateur de lrsquoAcadeacutemie cet eacutetablissement que Jean Brun deacutefinit comme laquo le premier

institut veacuteritablement organiseacute pour accueillir des eacutelegraveves raquo65 Si lrsquoon sait finalement assez

peu de choses sur cet eacutetablissement on en sait neacuteanmoins suffisamment pour le consideacuterer

64 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p66 65 BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie p12

44

sans anachronisme excessif comme une preacutefiguration de nos universiteacutes modernes il est

aussi agrave peu pregraves certain que les dialogues de Platon devaient refleacuteter la conception de

lrsquoenseignement qursquoil y appliquait et le simple fait qursquoil se soit exprimeacute en utilisant la forme

du dialogue illustre le fait qursquoil ne concevait pas lrsquoenseignement comme eacutetant agrave sens

unique Le Meacutenon met lrsquoaccent sur la neacutecessiteacute de faire montre de bonne volonteacute et

drsquoardeur au travail lorsque lrsquoon part en quecircte de savoir ce qui invite agrave penser que Platon fut

probablement tregraves longtemps avant les humanistes de la Renaissance lrsquoun des premiers agrave

consideacuterer lrsquoeacutelegraveve non pas comme un vase qursquoon remplit mais comme une feu qursquoon

allume lrsquoapprentissage de la philosophie ne saurait se reacutesumer agrave une reacuteception passive ni agrave

une meacutemorisation meacutecanique il demande agrave lrsquoeacutelegraveve un investissement reacuteel dans la

recherche de la veacuteriteacute ce qui suppose que le cours soit en reacutealiteacute une discussion agrave part

entiegravere agrave lrsquoopposeacute de la conception de lrsquoenseignement deacutenonceacutee par lrsquoeacutechange avec

Agathon dans le Banquet

ἔφη φάναι Σώκρατες παρ᾽ ἐμὲ κατάκεισο ἵνα καὶ τοῦ σοφοῦ ἁπτόμενός σου ἀπολαύσω ὅ σοι προσέστη ἐν τοῖς προθύροις δῆλον γὰρ ὅτι ηὗρες αὐτὸ καὶ ἔχεις οὐ γὰρ ἂν προαπέστης καὶ τὸν Σωκράτη καθίζεσθαι καὶ εἰπεῖν ὅτι εὖ ἂν ἔχοι φάναι ὦ Ἀγάθων εἰ τοιοῦτον εἴη ἡ σοφία ὥστ᾽ ἐκ τοῦ πληρεστέρου εἰς τὸ κενώτερον ῥεῖν ἡμῶν ἐὰν ἁπτώμεθα ἀλλήλων ὥσπερ τὸ ἐν ταῖς κύλιξιν ὕδωρ τὸ διὰ τοῦ ἐρίου ῥέον ἐκ τῆς πληρεστέρας εἰς τὴν κενωτέραν66

Fidegravele agrave sa revendication de non-savoir Socrate ne revendique pas explicitement drsquoecirctre le

πληρεστέρος (le plus plein) mais le point central de sa reacuteplique est dans son refus de

penser la transmission orale du savoir sur le modegravele du remplissage drsquoune coupe en

reacuteponse agrave Agathon qursquoil accuse de rabaisser lrsquoenseignement philosophique agrave cette activiteacute

mateacuterielle des plus basiques Platon ne nie cependant pas toute valeur agrave la transmission

orale du savoir de maicirctre agrave eacutelegraveve bien au contraire le Banquet en reacuteaffirme mecircme toute la

valeur puisque Socrate ne revendique agrave aucun moment la paterniteacute de ses ideacutees sur Eros et

affirme les avoir acquises au cours drsquoun entretien avec la precirctresse Diotime mais il faut

justement noter qursquoil srsquoagit bien drsquoun entretien au sens plein du terme au cours duquel

lrsquoeacutelegraveve ne reste nullement passif face au maicirctre il semble mecircme que Socrate se soit permis

de reacutepliquer agrave Diotime qui plus est avec une vigueur certaine καὶ ἐγώ πῶς λέγεις ἔφην

ὦ Διοτίμα αἰσχρὸς ἄρα ὁ Ἔρως ἐστὶ καὶ κακός καὶ ἥ οὐκ εὐφημήσεις ἔφη ἢ οἴει ὅτι ἂν

66 Plat Banquet [175c-d] Il lanccedila laquo Viens Socrate prends place pregraves de moi afin que je tire profit de ce que tu as deacutecouvert de savant ce qui srsquoest preacutesenteacute agrave toi dans le vestibule Car il est clair que tu lrsquoas trouveacute et que tu le possegravedes tu ne serais pas parti avant raquo Socrate srsquoassied et dit laquo Ce serait heureux semble-t-il Agathon si le savoir eacutetait tel qursquoil pucirct couler du plus plein vers le plus vide pour peu que nous fussions en contact lrsquoun avec lrsquoautre comme lrsquoeau dans les coupes gracircce agrave la laine coule de la plus pleine vers la plus vide raquo

45

μὴ καλὸν ᾖ ἀναγκαῖον αὐτὸ εἶναι αἰσχρόν67 Ce tregraves court extrait est significatif et

teacutemoigne que la reacuteussite de la transmission orale est assureacutee quand le savoir est enseigneacute agrave

un eacutelegraveve tel que Socrate qui fait lrsquoeffort drsquoagir en philosophe et participe activement agrave la

conversation ndash les reacuteserves que lrsquoon peut eacutemettre sur lrsquoauthenticiteacute du reacutecit de Socrate

nrsquoentrent pas en contradiction avec cette ideacutee68 ainsi la reacuteaction tregraves vive de lrsquoeacutelegraveve

permet agrave lrsquoinitiatrice de repreacuteciser son propos et drsquoadopter une formulation plus adeacutequate

qui nrsquoen deacutefrichera que drsquoautant mieux lrsquoaccegraves vers la veacuteriteacute Le rocircle du maicirctre en

philosophie nrsquoest pas drsquoasseacutener une veacuteriteacute que lrsquoeacutelegraveve nrsquoaurait plus qursquoagrave assimiler mais

drsquoinitier lrsquoeacutelegraveve agrave la recherche de ladite veacuteriteacute il ne srsquoagit pas de remplir des tecirctes mais de

les aider agrave deacutevelopper les capaciteacutes intellectuelles qursquoelles renferment deacutejagrave si mecircme un

petit esclave comme celui du Meacutenon est capable de reacutepondre correctement agrave des questions

de geacuteomeacutetrie alors personne nrsquoest irreacutemeacutediablement ignorant et crsquoest le plus souvent en

raison drsquoune mauvaise volonteacute de sa part qursquoun eacutelegraveve potentiel nrsquoapprend rien lrsquoun des

exemples les plus flagrants est celui de Calliclegraves dans le Gorgias ἔστω σοι τοῦτο ὦ

Σώκρατες οὕτως ἵνα διαπεράνῃς τὸν λόγον69 reacutepond-il agrave Socrate qui lui demande son

avis montrant ainsi qursquoil ne fait aucun effort drsquoinvestissement actif dans la discussion ne

voulant rien entendre drsquoautre qursquoun discours construit qursquoil lui suffirait drsquoeacutecouter

docilement (agrave tel point que la traduction de λόγος par laquo discours raquo plutocirct que par tout autre

terme se justifie pleinement) et nrsquoopposant agrave Socrate qursquoune attitude indiffeacuterente et

impatiente qui est lrsquoexemple-type de ce que ne doit pas faire quiconque agrave la preacutetention

drsquoapprendre la philosophie apprentissage qui suppose drsquoavoir la volonteacute reacuteelle

drsquoargumenter et de deacutebattre

Lrsquoapprentissage de la philosophie ainsi envisageacute neacutecessite lrsquoeacutetablissement drsquoun

climat propice agrave une discussion approfondie si le philosophe confirmeacute nrsquoa pas vraiment

besoin que les circonstances jouent en sa faveur il en va autrement de lrsquoapprenti

philosophe pour qui tout eacuteleacutement susceptible de perturber la reacuteflexion doit ecirctre eacutecarteacute

Ainsi lorsque Socrate au deacutebut du Pheacutedon eacutecarte Xanthippe pour que ses lamentations ne

perturbent pas la conversation il le fait moins pour lui que pour ses compagnons qui nrsquoont

pas son entraicircnement lorsqursquoil devra boire le poison Socrate ne sera pas veacuteritablement

perturbeacute par les pleurs de ses compagnons les reproches qursquoil leur adresse ont moins

67 Plat Banquet [201e] laquo Je demandai laquo Que dis-tu Diotime Eros est donc laid et mauvais ndash Tu ne parles pas pieusement reacutepliqua-t-elle est-ce ce que tu penses que ce qui nrsquoest pas beau est neacutecessairement laid raquo 68 Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 69 Plat Gorgias [510e] laquo Qursquoil en soit ainsi pour toi Socrate afin que tu megravenes agrave terme ton discours raquo

46

vocation agrave le deacutebarrasser drsquoune gecircne qursquoil nrsquoeacuteprouve pas qursquoagrave les exhorter agrave se montrer

dignes des espeacuterances qursquoil continue agrave placer en eux Cette recherche drsquoun climat

deacutepassionneacute se retrouve eacutegalement au deacutebut du Phegravedre comme le souligne Reacutemi Brague

laquo La promenade que devait faire Phegravedre est remplaceacutee par un discours qui raconte lui-mecircme une promenade non plus peripatos mais periodos periphora autrement plus lointaine non plus hors des limites de la citeacute mais hors des murailles de lrsquounivers Ce discours cette peacuteriode est elle-mecircme le moyen drsquoeacutechapper aux seacuteductions du lieu champecirctre auxquelles livre la sortie des murs protecteurs de la citeacute Quand la citeacute ne protegravege plus (par sa vie politique et civiliseacutee) des prestiges de la nature il faut avoir recours agrave la philosophie si lrsquoon ne veut y succomber ou se borner agrave entrer dans son jeu par lrsquoobeacuteissance impeacuterieuse de la technique repreacutesenteacutee dans le dialogue par la meacutedecine raquo70

De fait la description par Phegravedre du lieu que ce dernier choisit dans un premier temps

comme retraite pour engager la conversation avec Socrate ressemble fort agrave une reprise du

locus amoenus ce motif litteacuteraire du lieu naturel ideacutealiseacute ἆρ᾽ οὖν ἐνθένδε χαρίεντα γοῦν

καὶ καθαρὰ καὶ διαφανῆ τὰ ὑδάτια φαίνεται καὶ ἐπιτήδεια κόραις παίζειν παρ᾽ αὐτά71

Toutefois lrsquoexpression de locus amoenus eacutetant latine il serait anachronique de lrsquoemployer

pour nommer une telle description qui quoique succincte rappellera plutocirct au lecteur

familiariseacute avec la mythologie grecque le cadre dans lequel la princesse Europe srsquoeacutegayait

en compagnie de ses jeunes suivantes avant drsquoecirctre enleveacutee par Zeus rapprochement que

nous invite agrave opeacuterer lrsquousage mecircme par Phegravedre de lrsquoexpression relative agrave des jeux badins de

jeunes filles ce qui deacutenonce sans ambiguiumlteacute le risque drsquooublier lrsquoesprit de seacuterieux auquel il

est agrave deux doigts de succomber agrave tel point que le danger de se faire enlever par le dieu des

dieux transformeacute en taureau pourrait nrsquoecirctre qursquoune repreacutesentation du seul veacuteritable danger

que repreacutesente le charme drsquoun tel endroit charme par lequel quiconque pour peu qursquoil

relacircche sa vigilance pourrait facilement ecirctre subjugueacute au risque drsquoen arriver agrave neacutegliger

toute preacuteoccupation intellectuelle risque qui guette indeacuteniablement Phegravedre au vu de

lrsquoenthousiasme avec lequel il deacutecrit ce lieu qui lrsquoenchante et contre lequel Socrate le

protegravege en le dirigeant vers un autre endroit οὔκ ἀλλὰ κάτωθεν ὅσον δύ᾽ ἢ τρία στάδια ᾗ

πρὸς τὸ ἐν Ἄγρας διαβαίνομεν καὶ πού τίς ἐστι βωμὸς αὐτόθι Βορέου72 Boreacutee est un dieu

important agrave Athegravenes personnification du vent du nord il aurait sauveacute la flotte atheacutenienne

des navires de Xerxegraves bataille agrave laquelle Platon attribuait sucircrement beaucoup drsquoimportance

du fait de son attachement souligneacute par Jan Patočka envers laquo la tradition du plus grand

70 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p35 71 Plat Phegravedre [229b] laquo Alors est-ce donc ici Comme ils semblent charmants purs et limpides ces filets drsquoeau et comme ils sont propices agrave ce que des jeunes filles jouent sur leurs bords raquo 72 Plat Phegravedre [229c] laquoNon crsquoest plus bas agrave deux ou trois stades lagrave ougrave nous traversons en direction drsquoAgra il y a lagrave mecircme un autel de Boreacutee raquo

47

acte de la communauteacute atheacutenienne la victoire contre les Perses raquo73 Crsquoest donc pour le

conduire sous lrsquoeacutegide drsquoun dieu auquel Platon ne pouvait que reconnaicirctre un rocircle protecteur

que Socrate deacutetourne Phegravedre du lieu charmeur ougrave il eacutetait precirct agrave srsquoinstaller Socrate certes

louera agrave son tour un paysage enchanteur mais ce sera pour annoncer le fameux mythe des

cigales par lequel srsquoouvre la discussion proprement dite ceci indique que le philosophe ne

reste pas totalement insensible aux seacuteductions de la nature mais au lieu de se laisser

gouverner par elles il parvient agrave les dominer dans la mesure de ses moyens et agrave les mettre

au service de sa reacuteflexion

νὴ τὴν Ἥραν καλή γε ἡ καταγωγή ἥ τε γὰρ πλάτανος αὕτη μάλ᾽ ἀμφιλαφής τε καὶ ὑψηλή τοῦ τε ἄγνου τὸ ὕψος καὶ τὸ σύσκιον πάγκαλον καὶ ὡς ἀκμὴν ἔχει τῆς ἄνθης ὡς ἂν εὐωδέστατον παρέχοι τὸν τόπον ἥ τε αὖ πηγὴ χαριεστάτη ὑπὸ τῆς πλατάνου ῥεῖ μάλα ψυχροῦ ὕδατος ὥστε γε τῷ ποδὶ τεκμήρασθαι74

Il est reacuteveacutelateur que la description de Socrate insiste sur lrsquoombre qursquoapportent les arbres et

la fraicirccheur apporteacutee par la source cela signifie que son premier souci est de trouver un

lieu ougrave lui et Phegravedre seront agrave lrsquoaise pour discuter sans ecirctre perturbeacutes par une lumiegravere et une

chaleur excessives ougrave le climat est doux sans ecirctre eacutetouffant ou les parfums sont agreacuteables

sans ecirctre enivrants ndash le gattilier est agrave lrsquoἀκμὴ de sa floraison ce qui signifie qursquoil ne peut pas

parfumer davantage le site qursquoil ne le fait deacutejagrave que son parfum nrsquoest ni plus ni moins

agreacuteable que ce que la nature peut fournir en matiegravere drsquoagreacutement olfactif En fait eacutechapper

aux seacuteductions de la nature est une reformulation du but poursuivi et atteint par Socrate

dans le Pheacutedon entre se laisser aller agrave la peur de la mort et se laisser transporter par les

charmes drsquoune nature enchanteresse le deacutenominateur commun est la perte de controcircle de

soi dans un cas comme dans lrsquoautre on laisse notre nature physique nous gouverner au

risque de faire perdre toute autonomie agrave notre acircme De mecircme qursquoil ne reste pas insensible

aux seacuteductions de la nature mais parvient agrave les dominer afin de pouvoir les eacutetudier il nrsquoa

pas la preacutetention drsquoecirctre agrave lrsquoabri de la mort mais il parvient agrave en faire son subet plutocirct que

drsquoen ecirctre le sujet de faccedilon agrave pouvoir en parler sans se laisser emporter par la crainte Agrave cet

eacutegard la theacuteorie de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme joue bien un rocircle central dans le projet

platonicien de formation des jeunes philosophes en tant qursquoelle leur enseigne agrave faire de la

nature sous toutes ses manifestations un sujet pour le λόγος au lieu de la laisser faire

drsquoeux leurs sujets

73 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 92-93 74 Plat Phegravedre [230b] laquoPar Heacutera quel bel endroit pour faire eacutetape Ce platane prend autant de place qursquoil est eacuteleveacute la hauteur et lrsquoombrage du gattilier sont magnifiques et il est au sommet de sa floraison il donne agrave lrsquoendroit un parfum qui nrsquoen est que drsquoautant meilleur et puis il coule sous le platane une source tout agrave fait charmante agrave lrsquoeau si fraicircche comme on peut le sentir gracircce agrave son pied raquo

48

De ce fait il nrsquoest pas incongru de consideacuterer les descriptions de lrsquoacircme libeacutereacutee du

corps comme autant drsquoimages exponentialiseacutees des possibiliteacutes offertes par lrsquoactiviteacute

philosophique Ainsi la promenade plus lointaine proposeacutee agrave Phegravedre en lieu et place de la

promenade de santeacute qursquoil projetait ressemble fort au voyage promis au philosophe mort

non seulement dans le Phegravedre lui-mecircme mais aussi dans le Pheacutedon cette ressemblance ne

doit pas eacutetonner puisqursquoil a eacuteteacute dit agrave plusieurs reprises que la mort comprise comme

seacuteparation de lrsquoacircme et du corps ne devait repreacutesenter pour le vrai philosophe qursquoun

changement relatif la vie de lrsquoacircme du philosophe apregraves la mort du corps ne diffeacuterera pas

outre mesure de celle qursquoil megravene deacutejagrave sur terre tout au plus sera-t-il alors plus facile de

faire abstraction du corps puisque celui-ci ne sera plus lagrave Un signe qui ne trompe pas est

que lorsque Socrate deacutecrit par le menu quelle sera la destineacutee des diffeacuterents types drsquoacircmes

il ne fait en reacutealiteacute que deacutecrire quel est deacutejagrave le lot preacutesent de chaque individu ayant choisi

un certain type de vie Ainsi le reacutecit du sort de lrsquoacircme impure dans le Pheacutedon ressemble

beaucoup agrave la description de la vie que Socrate craignait de mener srsquoil acceptait de

srsquoeacutevader dans le Criton75

ἀφικομένην δὲ ὅθιπερ αἱ ἄλλαι τὴν μὲν ἀκάθαρτον καί τι πεποιηκυῖαν τοιοῦτον ἢ φόνων ἀδίκων ἡμμένην ἢ ἄλλ᾽ ἄττα τοιαῦτα εἰργασμένην ἃ τούτων ἀδελφά τε καὶ ἀδελφῶν ψυχῶν ἔργα τυγχάνει ὄντα ταύτην μὲν ἅπας φεύγει τε καὶ ὑπεκτρέπεται καὶ οὔτε συνέμπορος οὔτε ἡγεμὼν ἐθέλει γίγνεσθαι αὐτὴ δὲ πλανᾶται ἐν πάσῃ ἐχομένη ἀπορίᾳ ἕως ἂν δή τινες χρόνοι γένωνται ὧν ἐλθόντων ὑπ᾽ ἀνάγκης φέρεται εἰς τὴν αὐτῇ πρέπουσαν οἴκησιν76

Cette ressemblance manifeste qui nrsquoest certainement pas accidentelle confirme que les

mythes relatifs agrave la destineacutee post corporis mortem de lrsquoacircme sont agrave comprendre comme

autant de descriptions imageacutees de la vie que megravenent deacutejagrave les hommes hic et nunc en raison

directe de leur conduite et quand Socrate deacutefinit la destineacutee de lrsquoacircme du philosophe il ne

fait que donner une image exponentialiseacutee de sa vie preacutesente τούτων δὲ αὐτῶν οἱ

φιλοσοφίᾳ ἱκανῶς καθηράμενοι ἄνευ τε σωμάτων ζῶσι τὸ παράπαν εἰς τὸν ἔπειτα χρόνον

καὶ εἰς οἰκήσεις ἔτι τούτων καλλίους ἀφικνοῦνται ἃς οὔτε ῥᾴδιον δηλῶσαι οὔτε ὁ χρόνος

ἱκανὸς ἐν τῷ παρόντι77 Le fait que Socrate se dispense de deacutecrire les demeures agrave venir de

lrsquoacircme du philosophe nrsquoest pas tellement ducirc au fait qursquoelles soient indescriptibles ni mecircme

75 Cf Annexe 5 76 Plat Pheacutedon [108b-c] laquo Arriveacutee lagrave ougrave sont les autres lrsquoacircme qui ne srsquoest pas purifieacutee de ce qursquoelle a commis qui srsquoest appliqueacutee agrave drsquoinjustes meurtres ou a accompli drsquoautres actions semblables qui sont fregraveres de ces crimes et se trouvent ecirctre les actes drsquoacircmes sœurs tout le monde la fuit lrsquoeacutevite refuse de lui ecirctre compagnon de voyage ou guide elle erre dans une indigence totale jusqursquoagrave ce que quelques temps soient eacutecouleacutes et alors en vertu de la neacutecessiteacute elle est porteacutee vers la demeure qui lui convient raquo 77 Plat Pheacutedon [113c] laquo Parmi ceux-lagrave mecircmes ceux qui gracircce agrave la philosophie se sont suffisamment purifieacutes vivent le temps agrave venir absolument sans corps et ils atteignent des demeures plus belles encore que les preacuteceacutedentes qursquoil nrsquoest pas facile de deacutecrire et le temps dont nous disposons ne suffit pas raquo

49

au temps qui presse78 cette description est simplement superflue dans la mesure ougrave cette

feacuteliciteacute laquo agrave venir raquo du philosophe est deacutejagrave accessible pour qui prend la peine de mener une

vie veacuteritablement philosophique toute description suppeacutementaire est inutile non seulement

pour le philosophe qui connaicirct deacutejagrave la nature reacuteelle de ces demeures mais aussi pour

lrsquoindividu alogos qui ne saurait comprendre Le mythe est par deacutefinition un reacutecit mais il

est moins le reacutecit drsquoeacuteveacutenements ayant eu lieu dans un passeacute tregraves lointain ou mecircme de faits agrave

venir que de ce qui en fait ne cesse jamais drsquoavoir lieu crsquoest en tout cas ainsi qursquoil est

envisageable de comprendre les mythes eschatologiques platoniciens y compris celui du

Phegravedre auquel on peut appliquer outre cette deacutefinition en termes de temps une deacutefinition

en termes drsquoespace quand bien mecircme lrsquoeacutenonciateur situerait lrsquoaction drsquoun mythe dans les

astres ce qursquoil raconte ne cesse jamais de se reacutepeacuteter sur terre et nulle part ailleurs mais

crsquoest justement parce que ces faits se reproduisent agrave chaque eacutepoque qursquoon ne peut les lier agrave

une eacutepoque donneacutee et qursquoil est donc pertinent de les situer dans un passeacute suffisamment

lointain pour ecirctre anteacuterieur agrave toute histoire et leur donner ainsi un statut de veacuteriteacute fondatrice

et mecircme radicale de mecircme ces faits ayant lieu partout sur terre on ne peut les situer agrave un

endroit preacutecis et il est donc pertinent de les rattacher agrave un lieu dont la localisation

geacuteographique est impossible et leur donner ainsi un statut de veacuteriteacute geacuteneacuterale et mecircme

absolue Lrsquoideacutee essentielle relayeacutee par les mythes eschatologiques est donc que chaque

acircme ne fait que mener ici-bas la vie qursquoelle srsquoest choisie avec les conseacutequences que cela

implique en drsquoautres termes que tout homme est directement responsable de lrsquoexistence

qursquoil megravene le mythe drsquoEr dans la Reacutepublique est encore davantage repreacutesentatif de cette

conception ne serait-ce que gracircce agrave la notion de carrefour qui y apparait rappelant lrsquoideacutee

tregraves contemporaine de laquo croiseacutee des chemins raquo et surtout eacutenonccedilant qursquoaucun individu

nrsquoest irreacutemeacutediablement voueacute agrave mener un certain type de vie pour peu qursquoil prenne la peine

de faire le bon choix au bon moment ndash il est agrave noter que lrsquoensemble de ce reacutecit est contenu

dans une proposition infinitive rapportant au discours indirect des propos attribueacutes

exclusivement agrave Socrate ce qui est presque impossible agrave restituer au travers drsquoune

traduction en franccedilais sous peine de rendre le texte illisible mais surtout cela nous met en

garde contre la tentation de comprendre ce reacutecit au premier degreacute

ἔφη δέ ἐπειδὴ οὗ ἐκβῆναι τὴν ψυχὴν πορεύεσθαι μετὰ πολλῶν καὶ ἀφικνεῖσθαι σφᾶς εἰς τόπον τινὰ δαιμόνιον ἐν ᾧ τῆς τε γῆς δύ᾽ εἶναι χάσματα ἐχομένω ἀλλήλοιν καὶ τοῦ οὐρανοῦ αὖ ἐν τῷ ἄνω ἄλλα καταντικρύ δικαστὰς δὲ μεταξὺ τούτων καθῆσθαι οὕς ἐπειδὴ

78 Il nrsquoempecircche que lrsquoune des marques de lrsquohabileteacute litteacuteraire de Platon est justement de reacuteussir agrave rappeler reacuteguliegraverement le contexte sans jamais srsquoeacutecarter du but de la conversation rien nrsquoest gratuit et mecircme ces rap-pels de la situation trouvent agrave srsquointeacutegrer dans le fil de la reacuteflexion

50

διαδικάσειαν τοὺς μὲν δικαίους κελεύειν πορεύεσθαι τὴν εἰς δεξιάν τε καὶ ἄνω διὰ τοῦ οὐρανοῦ σημεῖα περιάψαντας τῶν δεδικασμένων ἐν τῷ πρόσθεν τοὺς δὲ ἀδίκους τὴν εἰς ἀριστεράν τε καὶ κάτω ἔχοντας καὶ τούτους ἐν τῷ ὄπισθεν σημεῖα πάντων ὧν ἔπραξαν (hellip) ὅσα πώποτέ τινα ἠδίκησαν καὶ ὅσους ἕκαστοι ὑπὲρ ἁπάντων δίκην δεδωκέναι ἐν μέρει ὑπὲρ ἑκάστου δεκάκις τοῦτο δ᾽ εἶναι κατὰ ἑκατονταετηρίδα ἑκάστην ὡς βίου ὄντος τοσούτου τοῦ ἀνθρωπίνου ἵνα δεκαπλάσιον τὸ ἔκτεισμα τοῦ ἀδικήματος ἐκτίνοιεν79

Lorsque Socrate eacutevoque la dureacutee des chacirctiments une lecture au pied de la lettre ne

manquerait pas de disqualifier comme fantaisite lrsquoideacutee suivant laquelle cette dureacutee devrait

ecirctre eacutegale agrave cent ans et eacutequivaudrait ainsi agrave celle de la vie humaine lrsquoimportant nrsquoest pas la

donneacutee quantitative mais la dureacutee qualitative crsquoest-agrave-dire le fait que les actions commises

par lrsquohomme deacuteterminent toute sa vie Un signe qui ne trompe pas est lrsquoabsence totale

drsquoarbitraire dans les deacutecisions rendues par les juges infernaux leurs deacutelibeacuterations sont agrave

peine eacutevoqueacutees agrave croire qursquoelles nrsquoont mecircme pas lieu agrave rebours des repreacutesentations

mythiques traditionnelles ougrave les humains condamneacutes aux supplices eacuteternels comme

Sisyphe ou Tantale sont en fait les victimes (pas tout agrave fait innocentes il est vrai) des

dieux qui regraveglent leurs comptes avec les mortels qui les ont deacutefieacutes aucun ressentiment

personnel nrsquointervient dans le jugement dont les acircmes font lrsquoobjet le jugement est

tacitement reconnu comme parfaitement fiable prononceacute suivant une logique implacable

la possibiliteacute drsquoeacutemettre une reacuteserve agrave son sujet nrsquoest mecircme pas envisageacutee les juges

nrsquoassument agrave aucun moment la responsabiliteacute du jugement prononceacute qui constitue moins le

fruit de leur deacutecision que la conseacutequence logique et neacutecessaire de la vie meneacutee par les acircmes

condamneacutees En faisant de lrsquoacircme la seule et unique responsable du sort qursquoelle connaicirctra et

en excluant toute magie de ces reacutecits Platon fait bel et bien des mythes eschatologiques le

reacutecit non pas de faits agrave venir mais plutocirct de faits qui ne cessent de se reacutepeacuteter au cours drsquoune

vie drsquohomme comme lrsquoa expliciteacute Alain dans un commentaire qui certes srsquoapplique

plutocirct au Timeacutee mais le mythe drsquoEr ne dit rien drsquoautre

laquo Ces voyages de mille ans ces eacutepreuves ces nouveaux choix ces reacutesurrections sans souvenir ces ceacutelegravebres tableaux qui imitent si bien la couleur des songes tout cela repreacutesente agrave merveille notre situation humaine et ce seacuterieux frivole ce meacutelange de boue et drsquoideacutees et encore cette acircme insaisissable indicible qui veut que tout cela soit qui srsquoeacutevertue qui srsquoeacutegare et agrave chaque instant se sauve et de nouveau se perd toujours naiumlve et de bonne foi Car nous sommes ainsi

79 Plat Reacutepublique X [614b-615b] laquo Apregraves dit-il qursquoelle fucirct sortie lrsquoacircme fut conduite avec beaucoup drsquoautres et elles arrivegraverent ensemble en un lieu divin ougrave il y avait dans la terre deux ouvertures contiguumles lrsquoune agrave lrsquoautre et en haut dans le ciel deux autres se faisant face Dans leur intervalle sieacutegeaient des juges qui apregraves qursquoils eussent prononceacute leur sentence ordonnaient aux justes de se diriger vers la droite en haut dans le ciel apregraves leur avoir attacheacute sur le devant un signe du jugement et aux injustes de se diriger vers la gauche en bas portant eux aussi agrave lrsquoarriegravere un signe de tout ce qursquoils avaient commis (hellip) Quel que fucirct le nombre de fautes qursquoelles avaient commises et le nombre de personnes qursquoelles avaient leacuteseacutees elles expiaient tous leurs forfaits lrsquoun apregraves lrsquoautres dix fois chacun et chaque chacirctiment durait cent ans comme la vie de lrsquohomme afin de faire payer chacun des fortfaits au deacutecuple raquo

51

faits de ce meacutelange qursquoil nrsquoy a point de chute sans rebondissement ni non plus de sublime sans rechute raquo80

Le mythe platonicien des voyages des acircmes est donc une repreacutesentation de notre condition

qui nrsquoest faite que de morts et de renaissances il met en scegravene la conscience qursquoa lrsquohomme

de vivre plusieurs vies au cours drsquoune mecircme vie de mourir plusieurs fois agrave lui-mecircme de

devenir autre tout en restant lui-mecircme Lrsquoexpression courante laquo changer de vie raquo que lrsquoon

emploie pour deacutesigner drsquoimportants tournants dans lrsquoexistence drsquoune personne meacuterite

drsquoecirctre prise au seacuterieux la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ainsi

ecirctre partiellement envisageacutee comme une tentative de reacutesolution de lrsquoeacutequation entre lrsquouniteacute

intrinsegraveque de la personne et la multipliciteacute de ses expeacuteriences dont chacune donne une

coloration bien particuliegravere aux diffeacuterents eacutepisodes de la vie au point de les rendre

heacuteteacuterogegravenes crsquoest ce qui est mis en avant dans LrsquoEacutetranger de Camus avec le dialogue de

sourds entre Meursault et son directeur81 Il est eacutegalement reacuteveacutelateur que lorsque les acircmes

ont expieacute leurs fautes passeacutees il leur faut redescendre sur terre et auparavant choisir

quelle vie elles megraveneront devant assumer un choix dont la responsabiliteacute nrsquoincombe qursquoagrave

elles seules de ce fait au moment de leur condamnation elles eacutetaient deacutejagrave pleinement

responsables de ce qui leur arrivait Drsquoun certain point de vue Platon relativise de faccedilon

significative la notion de neacutecessiteacute si chegravere agrave ses contemporains en rendant agrave lrsquohomme cet

inconfortable privilegravege de ne pas ecirctre simplement le jouet de forces qui le deacutepassent mais

aussi et surtout lrsquoacteur principal de son existence lrsquoἀνάγκη (neacutecessiteacute) drsquohabitude si

redouteacutee des Grecs nrsquoest pas seule agrave disposer de la vie humaine il faut aussi tenir compte

du καιρός (moment opportun) lrsquoinstant que doit saisir lrsquohomme pour prendre une deacutecision

dont peut deacutependre toute sa vie qui ne doit ecirctre prise ni avant ni apregraves le καιρός est peut-

ecirctre plus redoutable encore puisqursquoil nrsquoaccorde aucuun droit agrave lrsquoerreur et laisse lrsquohomme

seul face agrave sa responsabiliteacute lagrave ougrave lrsquoἀνάγκη lui laissait la possibiliteacute drsquoaffirmer qursquoil nrsquoeacutetait

pas responsable de ce qui lui arrivait et qursquoune force autre que la sienne le surplombait et

disposait de son existence agrave sa place Lrsquohomme certes acquiert une relative maicirctrise de sa

destineacutee en tant que crsquoest lui qui la choisit mais il nrsquoen est pas maicirctre au point de pouvoir

changer de cap agrave son greacute il doit faire son choix quand il en est encore temps au moment

opportun apregraves quoi il sera deacutejagrave trop tard il faut savoir laquo saisir raquo sa chance quand elle se

preacutesente sous peine de la laisser passer un peu comme dans la repreacutesentation meacutedieacutevale de

la Fortune que Chreacutetien de Troyes reprenait agrave son compte laquo Fortune est chauve darriere et

80 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees p60-61 81 Cf Annexe 6

52

devant chevelue raquo82 Le προφήτης (nous traduisons ce terme par laquo porte-parole raquo faute de

mieux et pour eacuteviter toute connotation christianisante anachronique) conclut drsquoailleurs son

discours aux acircmes en des termes on ne peut plus explicites agrave ce sujet ndash il est significatif

qursquoapregraves avoir eacuteteacute eacutevoqueacutee en mecircme temps que sa fille Lacheacutesis sans mecircme qursquoune part

active lui ait eacuteteacute reconnue lrsquoἀνάγκη se trouve reacuteduite agrave lrsquoeacutetat de compleacutement drsquoagent

lsquoἀνάγκης θυγατρὸς κόρης Λαχέσεως λόγος Ψυχαὶ ἐφήμεροι ἀρχὴ ἄλλης περιόδου θνητοῦ γένους θανατηφόρου rsquo οὐχ ὑμᾶς δαίμων λήξεται ἀλλ᾽ ὑμεῖς δαίμονα αἱρήσεσθε πρῶτος δ᾽ ὁ λαχὼν πρῶτος αἱρείσθω βίον ᾧ συνέσται ἐξ ἀνάγκης ἀρετὴ δὲ ἀδέσποτον ἣν τιμῶν καὶ ἀτιμάζων πλέον καὶ ἔλαττον αὐτῆς ἕκαστος ἕξει αἰτία ἑλομένου θεὸς ἀναίτιοςrsquo83

Contrairement agrave Eacutemile Chambry nous traduisons δαίμων par laquo deacutemon raquo et non par

laquo geacutenie raquo afin de bien mettre en eacutevidence que le δαίμων en question est bien drsquoune nature

semblable agrave celui qui habitait Socrate ce nrsquoest eacutevidemment pas une creacuteature diabolique au

sens chreacutetien du terme mais bien une repreacutesentation du principe suivant lequel un homme

dirige sa vie ndash Socrate diffegravere drsquoautrui non pas parce qursquoil est habiteacute par un δαίμων mais

parce que ce δαίμων diffegravere de celui drsquoautrui tous les hommes ont en commun drsquoavoir un

δαίμων mais tous les hommes nrsquoont pas en commun le mecircme δαίμων et ce δαίμων loin

drsquoecirctre un deus ex machina est toujours investi comme δαίμων par lrsquohomme Les acircmes

faisant les mauvais choix de vie ne le font plus simplement en raison drsquoune fataliteacute

insurmontable pesant sur elles mais plutocirct par incapaciteacute agrave faire un choix raisonnable et

crsquoest preacuteciseacutement la philosophie qui doit leur apprendre agrave faire le bon choix

εἰπόντος δὲ ταῦτα τὸν πρῶτον λαχόντα ἔφη εὐθὺς ἐπιόντα τὴν μεγίστην τυραννίδα ἑλέσθαι καὶ ὑπὸ ἀφροσύνης τε καὶ λαιμαργίας οὐ πάντα ἱκανῶς ἀνασκεψάμενον ἑλέσθαι ἀλλ᾽ αὐτὸν λαθεῖν ἐνοῦσαν εἱμαρμένην παίδων αὑτοῦ βρώσεις καὶ ἄλλα κακά ἐπειδὴ δὲ κατὰ σχολὴν σκέψασθαι κόπτεσθαί τε καὶ ὀδύρεσθαι τὴν αἵρεσιν οὐκ ἐμμένοντα τοῖς προρρηθεῖσιν ὑπὸ τοῦ προφήτου οὐ γὰρ ἑαυτὸν αἰτιᾶσθαι τῶν κακῶν ἀλλὰ τύχην τε καὶ δαίμονας καὶ πάντα μᾶλλον ἀνθ᾽ ἑαυτοῦ εἶναι δὲ αὐτὸν τῶν ἐκ τοῦ οὐρανοῦ ἡκόντων ἐν τεταγμένῃ πολιτείᾳ ἐν τῷ προτέρῳ βίῳ βεβιωκότα ἔθει ἄνευ φιλοσοφίας ἀρετῆς μετειληφότα84

82 Le conte du Graal v 4578-4579 83 Plat Reacutepublique X [617d-e] laquo Proclamation de la vierge Lacheacutesis fille de la Neacutecessiteacute Acircmes eacutepheacutemegraveres une autre peacuteriode mortelle et une autre naissance porteuse de mort commencent Ce nrsquoest pas un deacutemon qui vous tirera au sort mais vous qui choisirez votre deacutemon Le premier tireacute au sort choisira le premier la vie agrave laquelle il sera lieacute par la neacutecessiteacute Lrsquoexcellence de son cocircteacute est sans maicirctre chacun en aura plus ou moins suivant qursquoil lrsquohonorera ou la meacuteprisera La cause relegraveve de la responsabiliteacute de chacun la diviniteacute est hors de cause raquo 84 Plat Reacutepublique X [619b-d] laquo Le Pamphylien dit qursquoapregraves que le porte-parole eut prononceacute ces paroles le premier agrave avoir eacuteteacute tireacute au sort srsquoavanccedilant aussitocirct choisit la plus grande tyrannie et sous lrsquoeffet de lrsquoimprudence et de la gloutonnerie la prit sans avoir suffisamment tout examineacute mais il lui demeura cacheacute que ce qursquoil avait obtenu contenait qursquoil mangerait ses propres enfants et drsquoautres meacutefaits mais quand il lrsquoeucirct agrave loisir examineacutee attentivement il se frappa la poitrine et se lamenta de son choix sans se souvenir de ce qursquoavait annonceacute le porte-parole en effet il nrsquoassuma pas lui-mecircme la responsabiliteacute de ses maux mais accusait le destin ls deacutemons et toute autre chose plutocirct qui lui-mecircme Pourtant il comptait parmi ceux qui venaient du ciel il avait passeacute sa vie anteacuterieure dans un Eacutetat structureacute il avait acquis de lrsquoexcellence par lrsquousage et non par la philosophie raquo

53

Entre lrsquoἀρετή (excellence) acquise ἔθει (par habitude) et lrsquoἀρετή gagneacutee gracircce agrave la

φιλοσοφία la diffeacuterence est du mecircme ordre qursquoentre lrsquoopinion vraie et le savoir ainsi les

mythes eschatologiques permettent-ils agrave Platon de promouvoir la philosophie comme mode

de vie agrave part entiegravere et non pas simplement comme technique drsquoinvestigation de la veacuteriteacute

elle nrsquoest donc pas destineacutee suniquement aux curieux deacutesirant accumuler des connaissances

mais aussi aux citoyens soucieux de bien se conduire au sein de la citeacute les mythes

platoniciens relatifs agrave la survie de lrsquoacircme sont preacutecieux pour la deacutemarche platonicienne en

ceci qursquoils disent que la philosophie nrsquoest pas exempte de viseacutee pratique

Il est drsquoailleurs capital de mettre lrsquoaccent la porteacutee non seulement eacutethique mais

aussi civique (ou pour conserver le terme grec politique) de la la fondation de

lrsquoAcadeacutemie qui srsquoinscrivait bien eacutevidemment dans le cadre du projet platonicien de

reacuteforme politico-eacutethique Premiegraverement nrsquoayant pas peur de la mort et nrsquoattribuant de prix

qursquoagrave sa capaciteacute de raisonner le philosophe reacutealise agrave nouveaux frais lrsquoideacuteal du citoyen grec

libre preacutefeacuterant la mort agrave la servitude comme le souligne Alcibiade vantant le courage dont

Socrate fait preuve au combat ndash ce qui ne fait pas de lrsquohonneur guerrier ou du sacrifice sur

le champ de bataille des fins que le philosophe qui ne fait lagrave que son devoir de citoyen

poursuivrait pour elles-mecircmes

εἰ δὲ βούλεσθε ἐν ταῖς μάχαιςmdashτοῦτο γὰρ δὴ δίκαιόν γε αὐτῷ ἀποδοῦναιmdashὅτε γὰρ ἡ μάχη ἦν ἐξ ἧς ἐμοὶ καὶ τἀριστεῖα ἔδοσαν οἱ στρατηγοί οὐδεὶς ἄλλος ἐμὲ ἔσωσεν ἀνθρώπων ἢ οὗτος τετρωμένον οὐκ ἐθέλων ἀπολιπεῖν ἀλλὰ συνδιέσωσε καὶ τὰ ὅπλα καὶ αὐτὸν ἐμέ καὶ ἐγὼ μέν ὦ Σώκρατες καὶ τότε ἐκέλευον σοὶ διδόναι τἀριστεῖα τοὺς στρατηγούς καὶ τοῦτό γέ μοι οὔτε μέμψῃ οὔτε ἐρεῖς ὅτι ψεύδομαι ἀλλὰ γὰρ τῶν στρατηγῶν πρὸς τὸ ἐμὸν ἀξίωμα ἀποβλεπόντων καὶ βουλομένων ἐμοὶ διδόναι τἀριστεῖα αὐτὸς προθυμότερος ἐγένου τῶν στρατηγῶν ἐμὲ λαβεῖν ἢ σαυτόν85

On objectera agrave cela qursquoil est notoire que Platon se meacutefiait de la deacutemocratie ce reacutegime qui

donne autant de poids agrave la parole de lrsquoignorant qursquoagrave celle du savant et que la condamnation

de Socrate nrsquoaurait fait que le conforter dans cette meacutefiance Pourtant Platon est loin de

rejeter explicitement la liberteacute du citoyen hellegravene telle qursquoelle a eacuteteacute deacutefinie plus haut crsquoest-

agrave-dire lrsquoἐλευθερία commentant le livre III des Lois Pierre Pontier fait remarquer que dans

cette œuvre de vieillesse Platon laquo ne rejette pas en bloc toute le constituton deacutemocratique

85 Plat Banquet [220d-e] laquo Maintenant si vous voulez concernant les combats ndash car il faut aussi lui rendre justice pour ccedila ndash au moment du combat agrave la suite duquel les stategraveges mrsquoont donneacute le prix de la vaillance nul autre parmi les hommes ne mrsquoa sauveacute agrave part lui qui ne voulait pas mrsquoabandonner alors que jrsquoeacutetais blesseacute et sauva agrave la fois mes armes et ma personne Jrsquoai alors demandeacute aux strategraveges Socrate de te donner le prix de la vaillance et agrave ce sujet tu ne me feras pas de reproches ni ne diras que je mens mais les strategraveges avaient les yeux fixeacutes sur ma seule valeur et voulaient me donner le prix et tu eacutetais toi-mecircme plus empresseacute que les strategraveges pour que ce soit moi plutocirct que toi qui le reccediloive raquo

54

Il remet simplement en cause la liberteacute lorsqursquoelle devient laquo totalitaire raquo raquo86 crsquoest-agrave-dire

quand elle eacutecrase tout sur son passage ne connaicirct plus aucun frein ne srsquoarrecircte plus lagrave ougrave

celle des autres commence srsquoil exact comme le fait remarquer une fois encore Pontier

que lrsquoἐλευθερία est rarement une valeur positive chez Platon la liberteacute que critique ce

dernier qui inaugure ainsi toute une tradition eacutethique plutocirct la fausse liberteacute de lrsquohomme

esclave de ses passions une ἐλευθερία tyrannique (plutocirct que laquo totalitaire raquo les guillemers

indiquant que Pontier nrsquoignore pas lrsquoanachronisme de ce terme) agrave laquelle on pourrait tout

agrave fait opposer lrsquoἐλευθερία philosophique de lrsquoacircme libeacutereacutee de toute crainte y compris celle

de la mort et aussi celle qui surgit lorsque la deacutemocratie deacutegeacutenegravere et laisse la vindicte

populaire devenir fauteuse de troubles de toute faccedilon la deacutemocratie nrsquoa pas le monopole

de lrsquoἐλευθερία qui est la revendication fondatrice de toute citeacute ougrave preacutevaut lrsquoisonomie et qui

loin de donner tous les droits sans restrictions au citoyen oblige ce dernier agrave preacutefeacuterer la

mort agrave la servitude ce que Socrate nrsquoa pas manqueacute de faire De fait le civisme afficheacute de

Socrate ne permet pas de conclure agrave une inimitieacute radicale et reacuteciproque entre la citeacute

atheacutenienne et le philosophe mecircme srsquoil est certain que ce personnage hors du commun

devait deacuteplaire aux puissants et aux courtisans dont il deacutenonccedilait la fatuiteacute et les faux-

semblants ainsi qursquoaux traditionalistes dont il remettait en cause les ideacutees reccedilues il

nrsquoempecircche qursquoil nrsquoaurait pu vivre ailleurs qursquoagrave Athegravenes ce qui est une explication parmi

drsquoautres de son refus afficheacute de fuir dans le Criton87 non seulement Socrate eacutetait citoyen

atheacutenien de plein droit et nrsquoa jamais manqueacute aux devoirs que cela impliquait mais de

surcroicirct comme le rappelle Francis Wolff lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle avant notre egravere eacutetait le

grand foyer culturel de lrsquoeacutepoque elle eacutetait donc la citeacute que ne pouvait manquer de

freacutequenter assiducircment un intellectuel mecircme un marginal comme Socrate

laquo Drsquoabord Socrate nrsquoa pas besoin de se deacuteplacer il est deacutejagrave ougrave il faut ecirctre Athegravenes laquo Eacutecole de la Gregravece raquo comme dit Peacutericlegraves bien placeacute agrave sa tecircte pour le savoir Athegravenes est le centre de toute vie culturelle laquo occidentale raquo un peu ce que sont Paris ou New York au XXe siegravecle selon les modes et les domaines raquo88

Il est plus exact de dire qursquoen tant que citeacute deacutemocratique ougrave le citoyen se reacutealise en prenant

part aux deacutebats relatifs aux affaires de la polis Athegravenes se meacutefie de la penseacutee pure sans

viseacutee pratique immeacutediate qui peut de surcroicirct ecirctre prise pour une marque drsquoὕϐρις dont

Socrate est drsquoailleurs ouvertement accuseacute par Agathon dans le Banquet ὑβριστὴς εἶ ἔφη

86 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p108 87 Cf Annexe 5 88 WOLFF Francis Socrate p19

55

ὦ Σώκρατες ὁ Ἀγάθων89 Leacuteon Robin a traduit lrsquoadjectif ὑβριστὴς par laquo insolent raquo ce qui

peut se justifier au vu du contexte (Agathon ne reproche pas tant agrave Socrate ses recheches

que son supposeacute refus de faire part de ses deacutecouvertes) mais cette traduction est tregraves en-

deccedilagrave de la tregraves grave signification que recouvrait ce terme mecircme Socrate agrave ces derniers

instants reprochant agrave ses compagnons leur attitude excessive sera plus courtois et se

gardera bien drsquoemployer agrave leur encontre un mot eacutevoquant lrsquoὕβρις ce peacutecheacute drsquoorgueil que

commet quiconque cherche agrave eacutegaler les dieux et dont eacutetaient reacuteguliegraverement accuseacutes les

savants se livrant agrave une speacuteculation sur lrsquoordre des choses plutocirct que de srsquoen tenir aux

affaires de la citeacute ce qui leacutegitimait leur condamnation aux yeux de la citeacute laquo car la sagesse

de lrsquoAthegravenes du Ve siegravecle se reacutealise essentiellement dans lrsquoordre politique la politique art

subtil et empirique deacutependant des circonstances raquo90 Athegravenes en condamnant Socrate nrsquoa

donc pas fait preuve drsquoun anti-intellectualisme radical qui aurait leacutegitimeacute de la part de

Platon une rancœur tenace et inextinguible envers la citeacute mecircme si la mort de son maicirctre a

pu renforcer sa meacutefiance afficheacutee envers la deacutemocratie cela nrsquoa pas pour autant eacuteveilleacute en

lui la volonteacute drsquoabandonner totalement agrave son sort Athegravenes ce dont il fait preuve en

installant son eacutecole agrave proximiteacute de la citeacute partant du principe qursquoelle eacutetait moins ennemie

des ideacutees que drsquoun certain type drsquoideacutees auquel il eacutetait tout de mecircme envisageable drsquoessayer

de la convertir En drsquoautres termes lrsquoactiviteacute philosophique nrsquoest pas veacutecue comme une

reacutebellion contre la loi de la citeacute et peut mecircme ecirctre consideacutereacutee comme un prolongement de

lrsquoattachement du penseur envers cette polis qursquoil ne juge pas irreacutemeacutediablement hostile agrave la

penseacutee ndash Platon a toujours eacuteteacute plus mesureacute qursquoon ne veut souvent le croire Enfin il faut

tenir compte du caractegravere unique de lrsquoeacuteveacutenement que constitue la condamnation de

Socrate mecircme si ce dernier nrsquoest pas le premier penseur de lrsquohistoire atheacutenienne agrave ecirctre

inquieacuteteacute puis condamneacute au motif officiel drsquoimpieacuteteacute il est le premier agrave ecirctre condamneacute agrave

mort Anaxagore Protagoras et Meacutelos ont eux aussi eacuteteacute victimes de semblables procegraves

mais srsquoen sont tireacutes avec lrsquoexil une peine drsquoautant plus leacutegegravere qursquoil srsquoagissait drsquoeacutetrangers

pour lesquels cet ostracisme nrsquoeacutequivalait donc pas agrave un deacuteracinement la condamnation de

Socrate preacutesente donc la double nouveauteacute drsquoecirctre une condamnation agrave mort prononceacutee

contre un penseur qui eacutetait citoyen atheacutenien de plein droit nouveauteacute qui tient au contexte

tregraves particulier dans lequel lrsquoeacuteveacutenement srsquoest produit en 399 avant notre egravere Athegravenes

nrsquoest deacutejagrave plus la brillante citeacute reacutegnant en maicirctre sur lrsquoAttique dans laquelle Socrate a veacutecu

89 Plat Banquet [175e] laquo Socrate tu deacutepasses la mesure dit Agathon Drsquoailleurs dans peu de temps toi et moi nous ferons valoir nos droits concernant le savoir raquo 90 WOLFF Francis Socrate p20-21

56

et dont Platon a spirtiuellement heacuteriteacute Platon nrsquoavait pas de raison particuliegravere pour renier

totalement cette citeacute agrave laquelle il eacutetait comme son maicirctre profondeacutement attacheacute la citeacute qui

condamne Socrate nrsquoeacutetant plus cette Athegravenes florissante dont le souvenir est eacutevoqueacute avec

nostalgie dans lrsquoincipit de la Reacutepublique91 (le caractegravere nostalgique de cet incipit est

drsquoautant plus eacutevident qursquoil met en scegravene de brillants jeune gens qui ont peacuteri lors de la

guerre du Peacuteloponnegravese) mais une Athegravenes vaincue agrave plate couture par Sparte deacutesastre

militaire doubleacute drsquoun deacutesastre politique puisque le reacutegime deacutemocratique a laisseacute place agrave la

tyrannie des Trente dont la citeacute vient agrave peine drsquoecirctre libeacutereacutee lorsque le tribunal condamne

Socrate lrsquoeacutecriture de Platon nrsquoeacutevoque tous ces troubles qursquoagrave reculons mais elle a

neacutecessairement eacuteteacute marqueacutee par cette situation dont il nrsquoavait pas besoin de parler

longuement dans la mesure ougrave le lecteur la connaissait deacutejagrave Degraves lors si lrsquoon voulait agrave tout

prix consideacuterer le consentement de Socrate agrave la mort comme un sacrifice reacuteveacutelateur drsquoun

mal dont souffre la citeacute il faudrait alors consideacuterer le mal en question non pas comme une

tare intrinsegraveque la rendant agrave jamais incapable drsquoaccepter la philosophie sur son territoire

mais plutocirct comme la conseacutequence des circonstances tragiques qursquoAthegravenes a fini par

connaicirctre la tradition atheacutenienne en tant que telle ne deacuteplaisait pas agrave Socrate le peacutecheacute

drsquoAthegravenes eacutetant drsquoavoir oublieacute cette tradition aveugleacutee par la perte des repegraveres qursquoentraicircne

ineacutevitablement tout bouleversement du cadre geacuteopolitique ndash on parlerait aujourdrsquohui de

crise des valeurs Crsquoest donc justement pour essayer de comprendre quelles erreurs la citeacute

aurait ducirc chercher agrave eacuteviter pour ne pas en arriver agrave condamner Socrate que Platon a meneacute

une reacuteflexion politique relayeacutee dans la Reacutepublique on objectera agrave cela que le but premier

de cette œuvre de grande dimension est moins politique que laquo psychologique raquo au sens

large du terme et il est exact qursquoagrave lrsquoeacutechelle du dialogue Socrate dit explicitement ne

srsquointeacuteresser agrave la nature de la citeacute que dans la mesure ougrave elle permet de le renseigner sur la

nature de lrsquoacircme dont la citeacute serait une image agrandie ἴσως τοίνυν πλείων ἂν δικαιοσύνη

ἐν τῷ μείζονι ἐνείη καὶ ῥᾴων καταμαθεῖν εἰ οὖν βούλεσθε πρῶτον ἐν ταῖς πόλεσι

ζητήσωμεν ποῖόν τί ἐστιν ἔπειτα οὕτως ἐπισκεψώμεθα καὶ ἐν ἑνὶ ἑκάστῳ τὴν τοῦ

μείζονος ὁμοιότητα ἐν τῇ τοῦ ἐλάττονος ἰδέᾳ ἐπισκοποῦντες92 De fait la construction laquo en

penseacutee raquo de cette citeacute ne trouve sa place que dans la recherche par les interlocuteurs de

lrsquoessence de la justice et la question de la reacutealisation effective de la citeacute nrsquoest pas la

91 Cf Annexe 7 92 Plat Reacutepublique II [368e-369a] laquo Peut-ecirctre y a-t-il donc dans le cadre plus grand une justice plus grande et plus facile agrave examiner Donc si vous voulez nous chercherons drsquoabord ce qursquoelle est dans les citeacutes ensuite nous la rechercherons dans lrsquoindividu en recherchant la plus grande ressemblance avec la plus grande dans la forme de la plus petite raquo

57

preacuteoccupation premiegravere de Socrate (ἐκεῖνα μεν ἐπιθυμῶ ἀναβαλέσθαι καὶ ὕστερον

ἐπισκέψασθαι ᾗ δυνατά93) toutefois la biographie de Platon qui a notamment tenteacute de

former le tyran Denys le jeune ne plaide pas en faveur drsquoun deacutesinteacuterecirct total de sa part pour

les questions politiques Il donc envisageable que Platon ait proposeacute agrave son eacutepoque de

deacuteliquescence politique faute drsquoun plan preacutecis agrave suivre agrave tout prix un ideacuteal reacutegulateur

permettant drsquoeacuteviter de reproduire certaines erreurs Si la Reacutepublique pose une question

politique ce nrsquoest certainement pas laquo qursquoaurait ducirc ecirctre la citeacute atheacutenienne raquo mais plutocirct

laquo quelles erreurs aurait ducirc chercher agrave eacuteviter la citeacute atheacutenienne raquo Lrsquoœuvre laquo politique raquo de

Platon ne se reacutesume drsquoailleurs pas agrave la Reacutepublique qui laisse souvent dans lrsquoombre le seul

dialogue qui lrsquoeacutegale en ampleur les Lois œuvre de vieillesse dont Socrate est absent fait

exceptionnel qui marque lrsquoachegravevement du deacutetachement progressif de Platon vis-agrave-vis de

lrsquoinfluence de Socrate et rend donc drsquoautant plus significatif le fait que lrsquoobjet de ce

dialogue soit de donner des lois justes et raisonnables agrave une citeacute fondeacutee par des colons et

donc drsquoimaginer non plus la citeacute ideacuteale mais bien la citeacute reacuteelle En somme compte tenu de

la speacutecificiteacute du contexte de la condamnation de Socrate et de lrsquoampleur drsquoœuvres telles

que la Reacutepublique et les Lois il devient difficile de maintenir qursquoil ait pu se deacutesinteacuteresser

totalement des affaires de la citeacute on peut parler agrave bon droit le concernant drsquoun

philosophe confronteacute agrave un monde disloqueacute (lrsquoexpression est topique mais justifieacutee) et se

proposant de former les nouvelles geacuteneacuterations drsquoAthegravenes afin qursquoelles ne commettent pas

une nouvelle fois les erreurs de leurs aineacutes

Dans ce contexte de deacuteliquescence politique la philosophie devient un recours dans

la mesure ougrave elle permet de comprendre agrave nouveaux frais quelle eacutetait lrsquoutiliteacute des traditions

de la citeacute qui ont perdu leur signification aupregraves des contemporains de Platon la

deacutemonstration de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est preacuteciseacutement une manifestation drsquoune volonteacute

de la part de Platon de donner un nouveau souffle agrave des traditions alors en deacuteperdition

aupregraves drsquoune jeunesse atheacutenienne qui face agrave la chute de la citeacute se laisse conqueacuterir par la

tentation du cynisme (au mauvais sens du terme bien entendu) il semble aller de soi que

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme eacutetait une ideacutee eacutevidente pour un Grec mais la lettre mecircme du

Pheacutedon nous force agrave moduler cette ideacutee ce nrsquoest pas par hasard si Socrate invoque la

tradition en insistant sur son ancienneteacute en soulignant qursquoil parle ὥσπερ γε καὶ πάλαι

λέγεται94 lrsquousage de lrsquoadverbe πάλαι est agrave prendre au sens fort du terme agrave lrsquoideacutee

drsquoancienneteacute slsquoajoute probablement celle de deacutepassement De fait agrave lire Jon D Mikalson

93 Plat Reacutepublique V [458b] laquo Je deacutesire diffeacuterer et examiner ulteacuterieurement si cela est possible raquo 94 Plat Pheacutedon [63b-c] laquo Comme on le dit depuis longtemps raquo

58

la nature exacte de lrsquoapregraves-mourir nrsquoeacutetait pas la preacuteoccupation premiegravere des Atheacuteniens qui

laissaient cohabiter au sein de leur citeacute des opinions diverses et varieacutees sur ce sujet

laquo On trouve exprimeacutees de faccedilon explicite ou implicite des croyances diffeacuterentes sur des questions aussi fondamentales que celles de savoir si lrsquoacircme continue agrave exister en quel lieu reacutesident les morts ou si les acircmes reccediloivent des reacutecompenses et des chacirctiments dans lrsquoautre vie raquo95

La religion populaire ou plus exactement les pratiques cultuelles des citoyens

srsquointeacuteressaient davantage agrave la vie drsquoici-bas qursquoagrave celle de lrsquoau-delagrave et les conceptions de

certains cercles philosophiques qui craignaient que lrsquoacircme se corrompe cohabitaient

pacifiquement avec des repreacutesentations traditionnelles de lrsquoapregraves-mourir auxquelles ne pas

adheacuterer semble ne pas avoir eacuteteacute ce qursquoil y avait de plus impie aux yeux des Atheacuteniens qui

faute de veacuteritable loi canonique ou drsquoautoriteacute deacutecisionnaire en matiegravere sur ces sujets

vivaient certes dans un relatif consensus sur le principe de la vie apregraves la mort mais pas sur

la repreacutesentation que lrsquoon pouvait en avoir Dans le Pheacutedon Socrate prend donc acte de la

deacuteperdition de la tradition eacutetant justement confronteacute agrave des jeunes gens brillants mais

impeacutetueux qui ne partagent plus les ideacutees de leurs aicircneacutes et mettent en doute la survie de

lrsquoacircme Parmi eux Ceacutebegraves ne revendique pas ce doute comme lui eacutetant exclusif puisqursquoil

nrsquoassume pas la responsabiliteacute de son objection agrave Socrate sur ce point et preacutetend se faire la

voix des hommes pris dans leur globaliteacute mecircme srsquoil est reacuteveacutelateur qursquoil ne fait pas parler

ces ἀνθρώποι et se contente de les eacutevoquer fugacement qui plus est avec un datif qui leur

donne une position passive ce qui indique qursquoil parle bien en son nom propre mecircme si cela

nrsquoexclut nullement qursquoil partage ses vues avec autrui ndash agrave travers le personnage de Ceacutebegraves

Platon voulait probablement eacutevoquer les cercles philosophiques eacutevoqueacutes plus haut qui

nrsquoexcluaient pas la possibiliteacute de la corruption de lrsquoacircme

εἰπόντος δὴ τοῦ Σωκράτους ταῦτα ὑπολαβὼν ὁ Κέβης ἔφη ὦ Σώκρατες τὰ μὲν ἄλλα ἔμοιγε δοκεῖ καλῶς λέγεσθαι τὰ δὲ περὶ τῆς ψυχῆς πολλὴν ἀπιστίαν παρέχει τοῖς ἀνθρώποις μή ἐπειδὰν ἀπαλλαγῇ τοῦ σώματος οὐδαμοῦ ἔτι ᾖ ἀλλ᾽ ἐκείνῃ τῇ ἡμέρᾳ διαφθείρηταί τε καὶ ἀπολλύηται ᾗ ἂν ὁ ἄνθρωπος ἀποθνῄσκῃ εὐθὺς ἀπαλλαττομένη τοῦ σώματος καὶ ἐκβαίνουσα ὥσπερ πνεῦμα ἢ καπνὸς διασκεδασθεῖσα οἴχηται διαπτομένη καὶ οὐδὲν ἔτι οὐδαμοῦ ᾖ96

Lrsquoexpression οἴχηται διαπτομένη est assez proche seacutemantiquement parlant de la citation

homeacuterique οἴχεται ἀποπτάμενος qui a deacutejagrave eacuteteacute remarqueacutee dans le discours de Pausanias

95 MIKALSON Jon D La religion populaire agrave Athegravenes p129 96 Plat Pheacutedon [69e-70a] laquo Socrate ayant parleacute Ceacutebegraves prit la parole et dit laquo Socrate cela me semble bien parler mais ce qui concerne lrsquoacircme provoque beaucoup drsquoincreacuteduliteacute chez les hommes apregraves sa seacuteparation drsquoavec le corps peut-ecirctre nrsquoest-elle plus nulle part et alors le jour ougrave lrsquohomme meurt elle serait deacutetruite et perdue aussitocirct apregraves avoir eacuteteacute seacutepareacutee du corps et apregraves en ecirctre sortie et avoir eacuteteacute disperseacutee comme une fumeacutee peut-ecirctre part-elle en srsquoenvolant et alors elle ne serait plus rien nulle part raquo

59

mais mecircme si les deux expressions peuvent ecirctre traduites de la mecircme maniegravere en franccedilais

elles ne sont pas tout agrave fait identiques ndash si le changement de mode du premier verbe au vu

du contexte se justifie le second verbe qui reste sous forme participiale a changeacute de

preacutefixe διά prenant la place drsquoἀπό les deux termes sont certes relativement proches

seacutemantiquement mais tout de mecircme suffisamment eacuteloigneacutes morphologiquement pour

indiquer sinon un meacutepris de la tradition en tout cas un respect de cette derniegravere moins

scrupuleux de la part de Ceacutebegraves qursquoil ne lrsquoeacutetait chez Pausanias ndash mais il est certain que dans

un monde ougrave primait la transmission orale plusieurs versions drsquoune mecircme citation

pouvaient coexister Il reste qursquoil nrsquoest pas inongru drsquoenvisager lrsquoattitude de Ceacutebegraves face agrave la

tradition comme le reflet inverseacute de celle de Pausanias crsquoest-agrave-dire qursquoagrave lrsquoopposeacute drsquoun arc-

boutement sur une tradition scleacuteroseacutee Ceacutebegraves serait le repreacutesentant drsquoun oubli relatif drsquoune

tradition qui continuait agrave impreacutegner les esprits mais qui avait deacutejagrave perdu de son influence et

pouvait ecirctre deacutetourneacutee En deacutepit de la varieacuteteacute de des repreacutesentations dont elle pouvait faire

lrsquoobjet lrsquoideacutee reacutecuseacutee par Ceacutebegraves eacutetait probablement peu contredite des Atheacuteniens du temps

passeacute en tant qursquoelle faisait partie inteacutegrante du culte citoyen qui assurait son uniteacute agrave la

citeacute celle-ci eacutetant deacutesormais disloqueacutee par les malheurs dont elle a eacuteteacute frappeacutee les rites

traditionnels ont probablement eacuteteacute perccedilus comme inutiles ils ont en tout cas perdu de leur

importance de mecircme que les ideacutees dont ils eacutetaient porteurs y compris celle de la survie

post mortem de lrsquoacircme ce qui nrsquoa pu manquer de donner des conseacutequences eacutethiques

facirccheuses97 en somme le philosophe qui deacutemontre qursquoil nrsquoest ni inutile ni contraire agrave la

raison de croire agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme loin drsquoecirctre impie est tout agrave fait fidegravele aux cultes

de la citeacute qui en le condamnant brise en fait le miroir que lui tendait la philosophie en lui

faisant voir sa propre impieacuteteacute tout se passe comme si les Atheacuteniens condamnaient Socrate

pour mieux cacher agrave eux-mecircmes lrsquoeacutetat drsquoimpieacuteteacute dans lequel ils sont tombeacutes Socrate

expose drsquoailleurs explicitement lrsquoutiliteacute eacutethique des mythes echatologiques lrsquoaction

vertueuse y est deacutefinie en des termes que la tradition grecque ne renierait pas (le mot

ἐλευθερία y est mecircme employeacute sans connotation neacutegative) bien que le caractegravere vertueux

de lrsquoaction ne soit plus deacutefini par la citeacute mais par la philosophie

ἀλλὰ τούτων δὴ ἕνεκα θαρρεῖν χρὴ περὶ τῇ ἑαυτοῦ ψυχῇ ἄνδρα ὅστις ἐν τῷ βίῳ τὰς μὲν ἄλλας ἡδονὰς τὰς περὶ τὸ σῶμα καὶ τοὺς κόσμους εἴασε χαίρειν ὡς ἀλλοτρίους τε ὄντας καὶ πλέον θάτερον ἡγησάμενος ἀπεργάζεσθαι τὰς δὲ περὶ τὸ μανθάνειν ἐσπούδασέ τε καὶ κοσμήσας τὴν ψυχὴν οὐκ ἀλλοτρίῳ ἀλλὰ τῷ αὐτῆς κόσμῳ σωφροσύνῃ τε καὶ δικαιοσύνῃ καὶ ἀνδρείᾳ καὶ

97 Combien de fois nrsquoa-t-on pas entendu personnage intempeacuterant justifier ses excegraves sous preacutetexte qursquolaquo on ne vit qursquoune fois raquo

60

ἐλευθερίᾳ καὶ ἀληθείᾳ οὕτω περιμένει τὴν εἰς Ἅιδου πορείαν ὡς πορευσόμενος ὅταν ἡ εἱμαρμένη καλῇ98

Il convient en effet drsquoinsister sur la dimension philosophique et non pas seulement

politique de la vertu dont la croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme serait un garant crsquoest

bien la philosophie qui est sous-entendue par la mention de τὸ μανθάνειν lrsquoeacutetude en

question ne pouvant ecirctre que celle que Platon a en tecircte en tant que fondateur de

lrsquoAcadeacutemie drsquoautant que lrsquoon reconnait sans peine parmi les cinq vertus eacutenumeacutereacutees que

ladite eacutetude est censeacutee apporter trois vertus qui allaient devenir avec la force les quatre

vertus cardinales la σωφροσύνη la δικαιοσύνη et lrsquoἀνδρεία lrsquoeacutenumeacuteration se conclut

drsquoailleurs sous un double patronage reacuteveacutelateur celui de lrsquoἐλευθερία la vertu civique par

excellence et lrsquoἀληθεία qui est la raison drsquoecirctre de la philosophie Ce double patronnage

qui nrsquoaccorde plus agrave la citeacute le monopole de lrsquoautoriteacute en matiegravere drsquoeacutethique disculpe Platon

de toute tentative de reacuteaction passeacuteiste mais il nrsquoempecircche que lrsquoautoriteacute de la cieacute nrsquoest pas

pour autant renieacutee et qursquoon ne peut pas accuser Platon de vouloir faire table rase du passeacute

il est peu douteux qursquoil eacutetait attacheacute agrave lrsquoἐλευθερία comprise comme vertu politique du

citoyen grec preacutefeacuterant la mort agrave lrsquoesclavage et qursquoil a donc jugeacute que lrsquoune des erreurs de la

citeacute avait eacuteteacute justement de laisser se perdre la croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et donc

de priver les citoyens-soldats que se devaient drsquoecirctre les Atheacuteniens drsquoune conviction qui

leur donnait de lrsquoardeur au combat ce qui nrsquoa fait que favoriser la deacutebacirccle militaire telle

serait lrsquoerreur que la Reacutepublique deacutenoncerait lorsque les interlocuteurs deacutebattent de

lrsquoeacuteducation agrave donner aux gardiens de la citeacute ideacuteale99 agrave ceci pregraves que le problegraveme qui se

pose agrave ce moment-lagrave diffegravere de celui du Pheacutedon en ceci que Socrate suspend deacutesormais le

fait drsquoavoir peur de la mort non pas agrave lrsquoabsence de croyance en la survie de lrsquoacircme mais agrave

lrsquoimagination qui fait de cette vie post mortem un eacutetat terrifiant Loin drsquoinfirmer notre

propos cet eacutecart montre simplement que la fideacuteliteacute de Platon agrave la tradition nrsquoest que

relative puisque les eacutecrits homeacuteriques pourtant canoniques en Gregravece sont censureacutes (ce qui

donne son sens agrave la mise en scegravene de personnages tels que Ceacutebegraves ou Pausanias qui citent

hors de propos la reacutefeacuterence homeacuterique) ainsi la critique exprimeacutee dans la Reacutepublique

contredit la mise en garde que le devin Tireacutesias adresse agrave Ulysse dans la fameuse nekuia

98 Plat Pheacutedon [114d-115a] laquo Et bien gracircce agrave cela il doit ecirctre confiant au sujet de son acircme celui qui durant sa vie a renonceacute agrave jouir des plaisirs qui concernent le corps et aussi de ses parures car ce sont des choses eacutetrangegraveres jugeant qursquoils ont pluocirct lrsquoeffet contraire et qui en revanche srsquoest appliqueacute aux plaisirs qui concernent lrsquoeacutetude parant ainsi son acircme drsquoune parure qui nrsquoest pas eacutetrangegravere mais qui lui est propre la justice la tempeacuterance la courage la liberteacute la veacuteriteacute il attend le voyage chez Hadegraves precirct agrave prendre la route quand son sort lrsquoappellera raquo 99 Cf Annexe 4

61

τίπτrsquo αὖτrsquo ὦ δύστηνε λιπὼν φάος ἠελίοιο ἤλυθες ὄφρα ἴδῃ νέκυας καὶ ἀτερπέα χῶρον100

La critique platonicienne sous-entend que la tradition portait deacutejagrave en germe sa propre

contradiction puisqursquoelle eacutelevait au rang de reacutefeacuterences des eacutecrits qui nrsquoencourageaient pas

les citoyens agrave aller au-devant du risque de mourir si la citeacute eacutetait en peacuteril Platon ne garde

de la tradition que ce qursquoil veut bien conserver agrave commencer par τῆς ψυχῆς

ἐπιμελεῖσθαι101 cette notion que lrsquoon pourrait deacutefinir grossiegraverement comme un anti-

cynisme ou un anti-nihilisme nrsquoest pas lrsquoinvention de Platon elle eacutetait pour ainsi dire le

pain quotidien de lrsquoancienne geacuteneacuteration atheacutenienne dont Socrate eacutetait un repreacutesentant

comme le souligne Jan Patočka

laquo Socrate dont Platon a suivi lrsquoexemple qui lui a servi de mise en garde et lrsquoa deacutetourneacute drsquoentrer dans la vie politique sous la forme qui eacutetait alors la sienne est le type de lrsquoancien Atheacutenien vivant agrave lrsquoeacutepoque nouvelle le type de lrsquohomme qui a encore connu la communauteacute ougrave lrsquoon vivait sur le sol ferme de la tradition crsquoest-agrave-dire du mythe et ougrave tous les maicirctres libres observaient les regravegles consacreacutees par la diviniteacute ne pas faire de tort aux autres ne pas srsquoingeacuterer dans leurs associations les laisser srsquooccuper de leurs propres affaires ne tenter en aucun cas de srsquoen rendre maicirctre de les reacuteduire en esclavage raquo102

En drsquoautres termes selon Patočka Socrate et par voie de conseacutequence Platon nrsquoauraient

vu aucun inconveacutenient agrave se mecircler des affaires politiques drsquoAthegravenes si cela avait encore pu

se faire dans le respect de la tradition de la citeacute qui agrave leurs yeux garantissait que le citoyen

ait souci de son acircme Ce nrsquoest pas la vie politique elle-mecircme qui est rejeteacutee mais plutocirct ce

qursquoelle est devenue sous lrsquoinfluence de la sophistique drsquoune part et sous les coups de

boutoir des Laceacutedeacutemoniens drsquoautre part Crsquoest donc bien agrave nouveaux frais que le

philosophe en deacutemontrant lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme reacutealise lrsquoideacuteal traditionnel du citoyen

grec libre le philosophe prend acte du fait que cette immortaliteacute a deacutesormais besoin drsquoecirctre

deacutemontreacutee ce qui nrsquoeacutetait pas le cas jadis et le philosophe remplace le politique et le poegravete

dans le but de reacuteussir lagrave ougrave ces derniers ont failli en lrsquooccurrence donner aux citoyens les

armes intellectuelles pour vaincre la peur de la mort donnant ainsi un surcroucirct de sens agrave la

fondation de lrsquoAcadeacutemie en tant que partie inteacutegante de la reacuteforme politico-eacutehhique que

Platon cherche agrave mettre en œuvre Le terme laquo reacuteforme raquo srsquoavegravere drsquoailleurs parfaitement

approprieacute pour deacutefinir la deacutemarche de Platon puisqursquoagrave aucun moment il ne juge

envisageable ou mecircme souhaitable de revenir en arriegravere ne gardant de la tradition que ce

qursquoil consent agrave garder introduisant bel et bien de la nouveauteacute dans un preacutesent qui ne lui

100 Odysseacutee XI v 93-4 laquo Pourquoi donc malheureux es-tu venu deacutelaissant la lumiegravere du soleil pour voir les morts et ce lieu fineste raquo 101 Plat Apologie de Socrate [30b] laquo Le souci de lrsquoacircme raquo 102 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 92-93

62

convient pas et il ne fait pas non plus table rase du passeacute la tradition nrsquoeacutetant nullement

rejeteacutee en bloc

63

Chapitre 3 Hypothegravese lrsquoascegravese philosophique comme expeacuterience

reacuteveacutelatrice

En comprenant le Pheacutedon comme un manuel drsquoapprentissage plutocirct que comme un

compte-rendu fidegravele des derniers instants de Socrate nous avons pu deacutepasser le stade du

simple commentaire de ce dialogue de maniegravere agrave commenter plus largement la nature

probable de lrsquoenseignement dispenseacute agrave lrsquoAcadeacutemie puisque cet enseignement eacutetait

envisageacute comme une voie pour reacuteformer les mœurs atheacuteniennes il est logique que Platon

ait consideacutereacute que la praxis philosophique relevait drsquoun savoir-faire agrave part entiegravere crsquoest

mecircme ce que dit la lettre mecircme du Phegravedon en soulignant que celui qui se laisse aller agrave la

misologie sous preacutetexte qursquoil eacutechoue agrave mener agrave bien une reacuteflexion ne peut en fait srsquoen

prendre qursquoagrave sa propre ἀτεχνία [90d]103 terme que lrsquoon peut traduire par laquo maladresse raquo

mais qui deacutesigne plus preacuteciseacutement une absence de τέχνη crsquoest-agrave-dire un manque de savoir-

faire ce savoir-faire que le philosophe confirmeacute est censeacute transmettre au deacutebutant presque

comme lrsquoartisan apprend le meacutetier agrave lrsquoapprenti dans le cadre drsquoun enseignement qui

nrsquoaboutit qursquoagrave la condition que lrsquoeacutelegraveve fasse montre de bonne volonteacute et drsquoardeur au

travail Platon en bon peacutedagogue stipule donc qursquoil existe bel et bien une τέχνη

philosophique susceptible drsquoecirctre acquise dans le cadre drsquoun entraicircnement continu

caracteacuteriseacute notamment par la mise agrave lrsquoeacutecart la plus importante possible des affections

corporelles afin que celles-ci ne viennent pas perturber la reacuteflexion logique et crsquoest pour

cela que lrsquoentraicircnement agrave la philosophie peut ecirctre preacutesenteacute de faccedilon imageacutee comme un

entraicircnement agrave la mort ce par quoi lrsquohomme correctement initieacute peut preacutetendre rendre son

acircme quasiment eacutegale agrave ce qursquoelle sera lorsqursquoelle sera libeacutereacutee du corps Agrave exprimer les

choses ainsi on pourrait penser que cest lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme qui donne sa leacutegitimiteacute agrave la

praxis philosophique ce qui serait reacuteducteur la philosophie tire drsquoabord sa leacutegitimiteacute de

lrsquoideacutee suivant lequel que le monde dans lequel nous vivons obeacuteit agrave un certain ordre qui

nrsquoest pas arbitraire mais possegravede une coheacuterence qui lui est propre et dont lrsquoesprit devrait agrave

terme pouvoir rendre compte (crsquoest ainsi qursquoil faut comprendre la cosmologie du Timeacutee104

103 Cf supra 104

Cf Commentaire de Geneviegraveve Droz annexe 8

64

dont Patočka se deacutebarrasse agrave bon marcheacute en la qualifiant de laquo fantaisiste raquo105) et

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine nrsquoest qursquoun aspect parmi drsquoautres de cet eacutetat de choses il

est drsquoailleurs envisageable de prendre la question dans lrsquoautre sens en effet la reacuteflexion

philosophique pour ecirctre meneacutee agrave bien a de toute faccedilon besoin drsquoune certaine ascegravese

permettant agrave lrsquoacircme de mobiliser tous ses efforts dans la reacuteflexion sans que sa cohabitation

forceacutee avec le corps ne vienne la perturber et cela resterait vrai quand bien mecircme lrsquoacircme ne

survivrait pas au corps Mecircme srsquoil vaut la peine du fait de ses effets beacuteneacutefiques pour la

praxis philosophique drsquoenseigner aux apprentis philosophes que leur acircme survira agrave leur

corps et qursquoils doivent se preacuteparer agrave ce changement cette ideacutee nrsquoest pas tregraves importante

pour le philosophe expeacuterimenteacute qui nrsquoa plus besoin drsquoecirctre convaincu de la leacutegitimiteacute de

lrsquoinvestigation philosophique et encore le philosophe deacutebutant pour peu quil soit

suffisamment motiveacute nrsquoa-t-il pas neacutecessairement besoin de croire agrave lrsquoimmortaliteacute de son

acircme pour deacutevelopper ses dispositions agrave lrsquoinvestigation logique de ce fait si lrsquoon se

contente de dire que la conception platonicienne de la survie post corporis mortem de

lrsquoacircme sert les desseins du fondateur de lrsquoAcadeacutemie on passe sans doute agrave cocircteacute de

lrsquoessentiel de ce qui est agrave rechercher La plupart des exeacutegegravetes ne remettent pas en cause

lrsquoideacutee selon laquelle Platon devait agrave titre personnel croire sincegraverement en lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme mais il serait peut-ecirctre bon de proposer une hypothegravese permettant drsquoexpliquer

pourquoi il y croyait au-delagrave drsquoune certaine fideacuteliteacute agrave une tradition agrave laquelle il eacutetait

attacheacute cela dit nous proposons moins une nouvelle hypothegravese que nous ne mettons agrave

lrsquoeacutepreuve notre hypothegravese de deacutepart selon laquelle la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

puise sa source dans la connaissance spontaneacutee que lrsquohomme peut avoir de lui-mecircme il

importe de voir si cette hypothegravese se veacuterifie dans le cas de Platon et en quoi ce cas peut

ecirctre reacuteveacutelateur de ce qui est vrai de tout homme Eacutetant donneacute ce en quoi consiste la praxis

philosophique du fait de lrsquoascegravese qursquoelle suppose est-ce que la neacutecessiteacute (que nous

interrogerons apregraves lrsquoavoir simplement supposeacutee) de faire taire le corps dans laquelle

105 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 135 La science moderne nrsquoest pourtant pas en mesure de renier complegravetement Platon agrave tel point que pregraves de quarante ans apregraves Patočka Pierre Kerszberg reconnaicirctra agrave cette cosmologie le meacuterite drsquoaccorder laquo agrave la cause errante un statut cosmologique il y a dans la reacutealiteacute quelque chose de chaotique drsquoirreacuteductible aux ideacutees qui ne peut ecirctre ni domestiqueacute ni eacutelimineacute Cela signifie que les irreacutegulariteacutes du cours des choses peuvent ecirctre miniseacutees tant qursquoon veut en agrandissant lrsquoeacutechelle des pheacutenomegravenes il en restera toujours quelque chose de non neacutegligeable raquo Mecircme dans le cadre de la physique quantique laquo par son cocircteacute artisanal le fabricant de lrsquoappareillage ou le physicien qui lrsquoutilise joue le rocircle drsquoun deacutemiurge agrave lui tout seul raquo KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo sect 26 ndash 36 Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269

65

Platon srsquoest probablement trouveacute au cours de sa vie de philosophe nrsquoaurait pas favoriseacute le

deacuteveloppement de sa croyance en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Sans aller jusqursquoagrave dire que

lrsquoascegravese philosophique la preacutecegravede nrsquoest-il pas envisageable que lrsquoexercice de la

philosophie par quelque homme que ce soit ne soit pas de nature agrave favoriser et agrave fortifier

la conviction drsquoecirctre doteacute drsquoune acircme immortelle En somme lrsquoascegravese philosophique nrsquoest-

elle pas par sa nature mecircme une expeacuterience reacuteveacutelatrice voire puissamment reacuteveacutelatrice de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine Et si tel est le cas cela ne devrait-il pas permettre de

lever le voile sur les causes ayant favoriseacute la prospeacuteriteacute de cette croyance agrave lrsquoeacutechelle de

lrsquohumaniteacute

1 De la neacutecessiteacute pour la penseacutee de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart

Le souci premier de Platon eacutetant de leacutegitimer la praxis quil inculquait agrave ses eacutelegraveves

il est certain que lrsquoascegravese philosophique trouve son inteacuterecirct pour elle-mecircme ici-bas

indeacutependamment de toute consideacuteration lieacutee aux reacutecompenses ou aux chacirctiments qui

attendent lrsquoacircme dans lrsquoau-delagrave cela nrsquoeacutechappera pas au lecteur de la Reacutepublique ougrave il est

bien question drsquoune ascegravese agrave laquelle doivent se soumettre les gardiens de la citeacute qui

doivent non seulement deacutevelopper leur courage et leur ardeur au combat mais aussi des

aptitudes agrave la praxis philosophique Mais contrairement au Pheacutedon la Reacutepublique ne

preacutesente agrave a aucun moment cette ascegravese comme un entraicircnement agrave la mort pas mecircme agrave

titre ironique agrave cet eacutegard ce grand dialogue posteacuterieur au Pheacutedon marque une eacutetape

importante au sein du corpus platonicien et peut-ecirctre mecircme dans lrsquohistoire de lrsquoeacutethique en

geacuteneacuteral puisque non content de montrer que la justice est un bien pour elle-mecircme et non

pour les biens qursquoelle peut procurer qui lui sont heacuteteacuterogegravenes Socrate y souligne les

bienfaits drsquoune vie saine et asceacutetique indeacutependamment de la reacutecompense eacuteventuellement

promise apregraves la mort et ce tregraves tocirct lorsqursquoil en est encore agrave deacutecrire ce agrave quoi doit

vraisemblablement ressembler la citeacute agrave sa fondation avant de connaicirctre toute forme

drsquoextension ou drsquoenrichissement que ce soit106 Cette existence frugale et pacifique

conviendrait parfaitement agrave Socrate et celui-ci srsquoen tiendrait drsquoailleurs quitte dans

lrsquoeacutedification laquo en penseacutee raquo de la citeacute ideacuteale si Glaucon reacuteagissant drsquoune maniegravere typique de

la jeunesse doreacutee drsquoAthegravenes (mais pas uniquement drsquoAthegravenes) ne lrsquoaccusait pas de vouloir

faire vivre les citoyens comme des ὗες (porcs) reproche infondeacute dans la mesure ougrave la

106 Cf Annexe 9

66

description de la vie dans la citeacute primitive si elle nrsquoest pas marqueacutee par le luxe nrsquoest pas

non plus marqueacutee par un inconfort mecircme partiel ndash sans parler de toutes les connotations

lieacutees agrave la saleteacute agrave la becirctise agrave la goinfrerie et agrave la bassesse morale ordinairement associeacutees agrave

lrsquoimage des porcins et qui ne srsquoappliquent pas du tout aux habitants de la citeacute primitive

loin drsquoecirctre rude leur mode de vie semble mecircme doux et paisible ne serait-ce que par la

garantie dune vie longue et saine quelle apporte Cette ascegravese nrsquoest que relative elle nrsquoest

pas marqueacutee par la peacutenurie mais par le non-excegraves lrsquohomme y fait enfin coiumlncider sa

conduite avec ce quil sait ecirctre bon pour lui Loin de censurer radicalement le domaine

corporel Platon se contente de rejeter le commerce outrancier avec le corps au profit de la

stricte satisfaction des neacutecessiteacutes du corps en vertu non pas drsquoune reacutecompense promise agrave

lrsquohomme tempeacuterant mais simplement au nom du fait que crsquoest ainsi que lrsquoon vit le mieux

ceci ouvre la voie agrave la conception drsquoune ascegravese trouvant sa reacutecompense en elle-mecircme et qui

ne serait donc plus heacuteteacuteroteacutelique

On objectera agrave cela drsquoune part que cette ascegravese nrsquoest pas propre au philosophe

mais commune agrave lrsquoensemble des citoyens de la citeacute primitive et que drsquoautre part il srsquoagit

moins drsquoune ascegravese comprise comme un choix de vie que drsquoune neacutecessiteacute imposeacutee par

lrsquoabsence de richesse caracteacuterisant ladite citeacute qui vient tout juste drsquoecirctre fondeacutee en drsquoautres

termes mecircme si Socrate affirme qursquoil srsquoaccommoderait drsquoune telle vie il semble qursquoil

serait bien le seul et que lrsquoascegravese qursquoil vient de deacutecrire est une ascegravese subie et non une

ascegravese choisie comme la sienne De fait Socrate nrsquoest pas naiumlf au point de preacutetendre que

cet ideacuteal de frugaliteacute civique soit applicable en lrsquoeacutetat ni mecircme qursquoil ait jamais existeacute (dans

leacuteconomie du dialogue ce nrsquoest qursquoune fiction preacutesenteacutee comme telle qui a valeur

drsquohypothegravese de laboratoire) et crsquoest sans difficulteacute qursquoil accepte tenant compte de

lrsquoobjection de Glaucon de reprendre agrave nouveaux frais la recherche

ταῦτα γὰρ δή τισιν ὡς δοκεῖ οὐκ ἐξαρκέσει οὐδὲ αὕτη ἡ δίαιτα ἀλλὰ κλῖναί τε προσέσονται καὶ τράπεζαι καὶ τἆλλα σκεύη καὶ ὄψα δὴ καὶ μύρα καὶ θυμιάματα καὶ ἑταῖραι καὶ πέμματα καὶ ἕκαστα τούτων παντοδαπά καὶ δὴ καὶ ἃ τὸ πρῶτον ἐλέγομεν οὐκέτι τἀναγκαῖα θετέον οἰκίας τε καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα ἀλλὰ τήν τε ζωγραφίαν κινητέον καὶ τὴν ποικιλίαν καὶ χρυσὸν καὶ ἐλέφαντα καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον ἦ γάρ107

Quand Socrate dit qursquoon ne mettra plus les maisons les chaussures et les vecirctements au

rang du neacutecessaire il ne veut eacutevidemment pas dire que ces biens deviendront inutiles mais

107 Plat Reacutepublique II [373a] laquo Cela en effet agrave ce qursquoil semble ne suffira pas agrave certains pas plus que le reacutegime lui-mecircme alors seront ajouteacutes des lits des tables et toutes sortes de meubles puis des plats cuisineacutes des parfums des essences agrave brucircler des courtisanes des friandises chaque chose sous toutes les formes possibles Ce dont jrsquoai parleacute premiegraverement les maisons les vecirctements et les chaussures on ne le mettra plus au rang du neacutecessaire mais on emploiera la peinture et les combinaisons de couleurs on acqueacuterera de lrsquoor de lrsquoivoire et toutes ces sortes de matiegraveres Nrsquoest-ce pas raquo

67

que leur aspect utilitaire passera au second rang des preacuteoccupations au profit de leur aspect

estheacutetique qursquoon les emploiera drsquoabord dans lrsquoideacutee de se faire bien voir drsquoautrui plutocirct que

dans lrsquooptique de sa conservation de mecircme que lrsquoon consommera des mets en tenant

compte de leur qualiteacute gustative plutocirct que du beacuteneacutefice que notre santeacute peut en tirer avec

les risques que cela comporte on mettra des chaussures conccedilues dans un but estheacutetique

plutocirct que pratique agrave tel point qursquoelles ne faciliteront plus du tout la marche Dans le

mecircme ordre drsquoideacutees la ζωγραφία ne doit pas ecirctre comprise comme un mode drsquoexpression

artistique au sens moderne du terme mais comme lrsquoornement dont les riches citoyens

faisaient parer leurs demeures Quoi qursquoil en soit lrsquoimportant dans cet extrait est dans

lrsquoeffet drsquoaccumulation qui permet drsquoopposer radicalement la superfluiteacute de la citeacute en pleine

expansion mateacuterielle agrave la δίαιτα108 de la citeacute primtive marqueacutee par lrsquoabsence drsquoexcegraves et

drsquoambition deacutemesureacutee En bon deacutebatteur Socrate rentre dans le jeu de lrsquoadversaire pour

mieux le vaincre par la suite (de ce point de vue le Socrate platonicien est fidegravele agrave la

pratique de lrsquoelenchos) de toute eacutevidence il consent agrave tenir compte des objections de

Glaucon mais il ne perd pas lrsquoespoir de faire triompher la leacutegitimiteacute de la vie asceacutetique

dont il vantait la salubriteacute comme il le fait sentir en employant des tournures

impersonnelles au meacutedio-passif ou agrave lrsquoadjectif verbal qui indiquent qursquoil refuse de srsquoavouer

solidaire des citoyens se laissant aller aux superfluiteacutes qursquoil eacutenumegravere qui plus est en

concluant par καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον qursquoil serait tentant de traduire par laquo et toutes

ses becirctises raquo (pour rester poli ) et il est difficile de ne pas lrsquoimaginer accompagner le ἦ γάρ

adresseacute agrave son interlocuteur drsquoun clin drsquoœil malicieux et ironique comme on en adresse agrave un

enfant qui voudrait reacuteclamer une faveur quelconque mais nrsquooserait pas se lancer109

lrsquoascegravese sera eacutevoqueacutee une nouvelle fois ulteacuterieurement caracteacuterisant deacutesormais

explicitement le philosophe dont les diffeacuterentes qualiteacutes sont preacutesenteacutees en des termes

faisant eacutevidemment eacutecho au Pheacutedon ὧι δὴ πρὸς τὰ μαθήματα καὶ πᾶν τὸ τοιοῦτον

ἐρρυήκασιν περὶ τὴν τῆς ψυχῆς οἶμαι ἡδονὴν αὐτῆς καθ᾽ αὑτὴν εἶεν ἄν τὰς δὲ διὰ τοῦ

σώματος ἐκλείποιεν εἰ μὴ πεπλασμένως ἀλλ᾽ ἀληθῶς φιλόσοφός τις εἴη110 Ici se situe le

108 Ce terme qui deacutesigne un certain mode de vie pris dans sa globaliteacute recouvre une signification plus large que le mot franccedilais laquo reacutegime raquo par lequel nous le traduisons par commoditeacute en prenant exemple sur Eacutemile Chambry 109

Eacutetant donneacute que lrsquointerlocuteur de Socrate est le fregravere de Platon et une image de ce que ce dernier aurait pu ecirctre srsquoil srsquoeacutetait laisseacute entraicircner par la tentation drsquoune vie brillante politiquement parlant cette attitude nrsquoa rien de deacuteplaceacute elle est tout simplement une repreacutesentation des rapports que le maicirctre peut se permettre drsquoentretenir avec lrsquoeacutelegraveve on peut aussi voir dans le dialogue entre Socrate et Glaucon une repreacutesentation du combat que le philosophe megravene contre la tentation de la vie voluptueuse qui peut se reacuteveiller agrave tout moment 110 Plat Reacutepublique VI [485d] laquo Degraves lors celui qui srsquoadonne aux sciences et agrave toute matiegravere du mecircme type je pense qursquoil ne srsquoapplique qursquoau plaisir de lrsquoacircme isoleacutee en elle-mecircme et deacutelaisse ceui du corps srsquoil nrsquoest pas artificiellement mais bien veacuteritablement philosophe raquo

68

nœud de notre raisonnement il serait tentant de penser que la pratique de la philosophie

serait tout ce qui reste agrave faire pour lrsquohomme qui aurait renonceacute agrave lrsquoambition politique et agrave la

vie voluptueuse ce qui reviendrait agrave consideacuterer la praxis philosophique comme la

conseacutequence drsquoune vie asceacutetique non-choisie Crsquoest eacutevidemment lrsquoinverse ce nrsquoest pas

lrsquoascegravete qui devient philosophe du fait drsquoecirctre ascegravete malgreacute lui mais le philosophe qui

devient ascegravete du fait drsquoecirctre philosophe de son plein greacute crsquoest ce qui explique qursquoil nrsquoait

pas suffi agrave un personnage comme Diogegravene le Cynique de prendre le parti de vivre dans le

deacutenuement pour eacutegaler Socrate qui faisant de la recherche de la veacuteriteacute une preacuteoccupation

ayant la prioriteacute sur lrsquoaisance mateacuterielle megravene une vie drsquoascegravete non pas par contrainte ni

par provocation mais par fideacuteliteacute envers le but qursquoil poursuit telle est la veacuteritable

correacutelation entre la tacircche du philosophe et son mode de vie la premiegravere justifiant la

seconde et non lrsquoinverse Socrate aurait donc pu reacutepliquer agrave Glaucon que sa citeacute nrsquoeacutetait pas

une citeacute de pourceaux mais une citeacute de philosophes ou plus exactement drsquohommes qui se

donnaient les moyens drsquoecirctre philosophes Lrsquoascegravese philosophique consiste agrave reacuteduire la

place du corporel (faute de pouvoir lrsquoaneacuteantir) dans notre vie de faccedilon agrave ce qursquoil nrsquooppose

plus drsquoobstacle agrave une reacuteflexion bien meneacutee que les besoins somatiques ne perturbent plus

lrsquoacircme dans lrsquoexercice du logos ce qui neacutecessite non pas de les aneacuteantir mais au contraire

de les satisfaire et seulement de les satisfaire crsquoest-agrave-dire de donner au corps ni plus ni

moins que ce dont il a besoin la condamnation des excegraves alimentaires ou autres nrsquoest pas

formuleacutee au nom drsquoune morale venue drsquoailleurs mais bien au nom de la pratique correcte

de la philosophie Ceci est loin drsquoecirctre anecdotique Platon eacutetant resteacute fidegravele agrave cette

conception de lrsquoascegravese jusque dans sa vieillesse comme lrsquoatteste un extrait des Lois ougrave il

suggegravere que lrsquoacircme est susceptible de reacutegresser du fait des abus auxquels peut conduire la

condition corporelle ndash crsquoest agrave dessein que nous traduisons lrsquoexpression κατακορής τις τῇ

μέθῃ γίγνηται par laquo celui que la boisson rassasie raquo cette traduction nrsquoest assureacutement pas

des plus eacuteleacutegantes litteacuterairement parlant mais elle rend mieux compte du rocircle passif assigneacute

agrave lrsquohomme ivre que ne le fait la formule laquo celui que se sature drsquoivresse raquo proposeacutee par le

RP Des Places

ἐρωτῶ γὰρ τὸ τοιόνδε ἆρα σφοδροτέρας τὰς ἡδονὰς καὶ λύπας καὶ θυμοὺς καὶ ἔρωτας ἡ τῶν οἴνων πόσις ἐπιτείνει - πολύ γε - τί δ αὖ τὰς αἰσθήσεις καὶ μνήμας καὶ δόξας καὶ φρονήσεις πότερον ὡσαύτως σφοδροτέρας ἢ πάμπαν ἀπολείπει ταῦτα αὐτόν ἂν κατακορής τις τῇ μέθῃ γίγνηται - ναί πάμπαν ἀπολείπει - οὐκοῦν εἰς ταὐτὸν ἀφικνεῖται τὴν τῆς ψυχῆς ἕξιν τῇ τότε ὅτε νέος ἦν παῖς111

111 Plat Lois I [645d-e] laquo Je pose la question que voici la boisson excite-telle les plaisirs les peines la co-legravere lrsquoamour et les rend-elle plus forts ndash Oui beaucoup ndash Et les sensations les reacuteminiscences les opinions et les ideacutees Les rend-elle eacutegalement plus fortes Ou plutocirct tout cela nrsquoabandonne-t-il pas complegravetement

69

Il semble que lrsquohomme ivre meacuterite aux yeux de Platon drsquoecirctre consideacutereacute non pas

simplement comme un peacutecheur mais comme une victime (consentante il est vrai) du

pouvoir de seacuteduction de lrsquoalcool ce qui nous fonde agrave parler des laquo abus auxquels peut

conduire la condition corporelle raquo car ladite condition nrsquoest nullement condamneacutee en bloc

par Platon qui nrsquoa pas la preacutetention drsquoaffirmer que le philosophe est capable de devenir pur

esprit de son vivant - comment pourrait-il en aller autrement de la part dun auteur qui na

de cesse de nous preacutesenter le philosophe en pleine action en pleine poursuite de sa quecircte

inaboutie de la reacutealiteacute dans des mises en scegravene tregraves reacutealistes De fait mecircme dans cette

œuvre tardive que sont les Lois il prend acte de lrsquoimperfection humaine et ne srsquoengage pas

dans un combat voueacute agrave lrsquoeacutechec desinteacute agrave lrsquoaneacuteantir a fortiori loin drsquoopposer frontalement

lrsquoacircme active et le corps passif il fait volontiers mention de la ψυχή agrave titre passif dans la

formule suivante ὅσαι τε διὰ δυστυχίαν ταραχαὶ ταῖς ψυχαῖς γίγνονται112 La traduction

drsquoEacutedouard Des Places laquo les troubles que la malchance apporte aux acircmes raquo a beau ecirctre plus

eacuteleacutegante drsquoun point de vue litteacuteraire elle nrsquoest cependant guegravere satisfaisante en tant qursquoelle

ne rend pas compte de la situation de compleacutement drsquoagent qui est celle de δυστυχία ce

sont bien les ταραχαὶ qui sont poseacutes comme eacutetant actifs ce qui nrsquoen rend que drsquoautant plus

patente le fait que dans ce passage lrsquoacircme nrsquoest pas preacutesenteacutee comme eacutetant entiegraverement

responsable de ces ταραχαὶ qui lui viennent en raison de ce que lrsquoon peut appeler un

laquo manque de chance raquo et mecircme quand elle leur eacutechappe elle nrsquoest pas non plus

complegravetement responsable de cette reacuteussite qursquoelle doit agrave la chance comme le fait savoir la

mention de ὅσαι ἐν εὐτυχίαις τῶν τοιούτων ἀποφυγαί113 Lrsquoacircme nrsquoest donc pas entiegraverement

maicirctresse de son destin mais elle nrsquoest cependant jamais assourdie au point de ne pas

pouvoir comprendre ce qursquoil est bon ou mauvais de faire Platon eacutecrit aussi ἐν πᾶσιν τοῖς

τοιούτοις τῆς ἑκάστων διαθέσεως διδακτέον καὶ ὁριστέον τό τε καλὸν καὶ μή114 restant

ainsi fidegravele au propos de la Reacutepublique si lrsquoacircme nrsquoeacutetait que le jouet des circonstances

influant sur son humeur une telle exigence eacutethique nrsquoaurait mecircme pas lieu drsquoecirctre lrsquoacircme

humaine est donc consideacutereacutee comme eacutetant suffisamment maicirctresse drsquoelle-mecircme pour que

la responsabiliteacute des fautes commises durant son seacutejour terrestre lui incombe mais elle ne

lrsquoest pas encore assez pour que lrsquoon puisse lui reprocher toutes ses maladresses dues agrave des

circonstances deacutefavorables

celui que la boisson rassasie ndash Oui cela lrsquoabandonne complegravetement ndash Et il en arrive donc au mecircme point que quand il eacutetait petit enfant raquo 112 Plat Lois I [632a] laquo Ces troubles qui naissent dans les acircmes agrave cause de la malchance raquo 113 Ibid laquo Ces moyens drsquoy eacutechapper gracircce agrave la chance raquo 114 Plat Lois I [632c-d] laquo en tout domaine et suivant les dispositions de chacun il faut enseigner et deacutefinir ce qui est bon et ce qui ne lrsquoest pas raquo

70

Pour lrsquoheure lrsquoimportant est lagrave puisque lrsquoascegravese comprise comme une mise en

sommeil relative du corps apparaicirct comme une neacutecessiteacute pour qui fait profession drsquoecirctre

philosophe indeacutependamment de toute conception drsquoune promesse de reacutecompense post

mortem donc puisque la praxis philosophique nrsquoa pas vitalement besoin de la conception

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme il est tout agrave fait envisageable que Platon en soit arriveacute en

pratiquant la philosophie agrave apercevoir par cette praxis mecircme que lrsquoacircme et le corps tout

en entretenant un rapport extrecircmement eacutetroit lrsquoun avec lrsquoautre eacutetaient chacun de nature

suffisamment diffeacuterente pour ecirctre seacuteparables de jure en drsquoautres termes crsquoest lrsquoexpeacuterience

philosophique de sortie du corps qui aurait preacuteceacutedeacute la conception platonicienne de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et non lrsquoinverse Le Theacuteeacutetegravete confirme partiellement cette

hypothegravese Socrate y disant explicitement que seul le corps du philosophe ἐν τῇ πόλει

κεῖται (reacuteside dans la cite) et que son acircme ou plus preacuteciseacutement sa διάνοια sa faculteacute de

reacutefleacutechir est accapareacutee par la connaissance des veacuteriteacutes immuables qui la font se

deacutesinteacuteresser des affaires de la citeacute

Καὶ ταῦτα πάντ οὐδ ὅτι οὐκ οἶδεν οἶδενmiddot οὐδὲ γὰρ αὐτῶν ἀπέχεται τοῦ εὐδοκιμεῖν χάριν ἀλλὰ τῷ ὄντι τὸ σῶμα μόνον ἐν τῇ πόλει κεῖται αὐτοῦ καὶ ἐπιδημεῖ ἡ δὲ διάνοια ταῦτα πάντα ἡγησαμένη σμικρὰ καὶ οὐδέν ἀτιμάσασα πανταχῇ πέτεται κατὰ Πίνδαρον τᾶς τε γᾶς ὑπένερθε καὶ τὰ ἐπίπεδα γεωμετροῦσα οὐρανοῦ θ ὕπερ ἀστρονομοῦσα καὶ πᾶσαν πάντῃ φύσιν ἐρευνωμένη τῶν ὄντων ἑκάστου ὅλου εἰς τῶν ἐγγὺς οὐδὲν αὑτὴν συγκαθιεῖσα115

Il nrsquoest pas question dans cet extrait de lrsquohomme dans sa geacuteneacuteraliteacute mais du seul

philosophe en particulier crsquoest preacuteciseacutement en cela que ce passage est reacuteveacutelateur du fait

que la conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ecirctre comprise comme une

thegravese existentielle tirant son origine du parcours de philosophe qua meneacute Platon en suivant

lexemple de Socrate le philosophe agrave force de srsquoentraicircner agrave vivre en se deacutetachant du

corps peut avoir lrsquoexpeacuterience drsquoune certaine indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps

indeacutependance qui laisse supposer que la premiegravere survit au second ne serait-ce que parce

que les notions de temps semblent abolies dans les moments de grande seacutereacuteniteacute Faute de

certitude absolue on avancera que rien ne srsquooppose de facto agrave ce que la praxis

philosophique ait pu soutenir directement drsquoun point de vue strictement dialectique cette

conception de la vie apregraves la mort qui cependant lui preacuteexistait historiquement parlant En

115 Plat Theacuteeacutetegravete [173e-174a] laquo laquo Et il ne sait mecircme pas qursquoil ne sait pas cela il ne srsquoen abstient pas pour obtenir un bon renom mais en fait son corps seul se situe et reacuteside dans la citeacute tandis que sa faculteacute de reacutefleacutechir qui considegravere que tout cela est de peu de valeur et nrsquoest mecircme rien le deacutedaignant vole de tous cocircteacutes et mecircme comme dit Pindare sous la terre mesurant la terre ses eacutetendues eacutetudiant les astres au-dessus du ciel cherchant agrave connaicirctre la nature toute entiegravere et dans chacun de ses aspects sans jamais se laisser descendre vers ce qui est proche raquo

71

somme Platon a sans doute eu la confirmation par le mode de vie qui eacutetait le sien de ce

que la tradition avait deacutejagrave eacutetabli

Ce point eacutetant eacuteclairci il est envisageable drsquoeacutelargir ces conclusions au genre

humain pris dans son entiegravereteacute il nrsquoest en effet pas neacutecessaire de mener une vie semblable

agrave celle drsquoun philosophe de lrsquoAcadeacutemie pour connaicirctre ne serait-ce que fugacement des

eacutepisodes ougrave lrsquoacircme paraicirct se manifester comme indeacutependante du corps Agrave lire Jean-Pierre

Vernant116 lrsquoun des meacuterites de Platon aurait justement eacuteteacute drsquoavoir mis agrave la porteacutee de

lrsquohomme une expeacuterience eacutetait envisageacutee auparavant comme accessible uniquement pour

des ecirctres surhumains meacuterite partageacute avec les Mystegraveres ces cultes parallegraveles qui eacutetaient

alors en vogue et coexistaient dans un syncreacutertisme toleacuterant avec des cultes officiels en

perte de vitesse Cette influence des mystegraveres a deacutejagrave eacuteteacute mise en valeur par Perceval

Frutiger commentant lrsquoalleacutegorie de la caverne dans la Reacutepublique en des termes eacutetablissant

un lien eacutevident entre la deacutelivrance de lrsquoacircme promise dans le cadre des mystegraveres et celle que

doit permettre lrsquoexercice reacutegulier de la philosophie

laquo Quoi qursquoil en soit plusieurs traits de lrsquoalleacutegorie sont emprunteacutes comme lrsquoa montreacute Cornford agrave lrsquoorphisme et agrave la religion des mystegraveres Ainsi qui sait si les ombres que les prisonniers voient projeteacutees sur le mur de la caverne nrsquoont pas eacuteteacute suggeacutereacutees agrave Platon par un proceacutedeacute de ce genre qui eacutetait peut-ecirctre en usage dans la partie des ceacutereacutemonies drsquoinitiation comportant des φάσματα De plus il nrsquoest pas impossible que dans ces ceacutereacutemonies on ait eu recours entre autres symboles agrave une deacutelivrance simuleacutee image de la libeacuteration de lrsquoacircme tout comme le captif qui est traicircneacute hors de la caverne raquo117

En deacutepit de lrsquoassez petit nombre drsquoinformations dont nous disposons par la force des

choses sur ces cultes concernant lesquels lrsquoinitieacute se devait de garder le silence il est

envisageable de donner plusieurs exemples les mystegraveres drsquoEacuteleusis promettent aux initieacutes

la beacuteatitude donc un eacutetat proche de celui qursquoest censeacute atteindre le philosophe dans lrsquoau-

delagrave les mystegraveres orphiques proposent le reacutetablissement des acircmes dans leur pureteacute et leur

diviniteacute originelle ndash crsquoest explicitement ce que propose le philosophe dans le Phegravedre agrave

rebours drsquoune tradition qui envisage la destineacutee post corporis mortem de lrsquoacircme en des

termes encore proches des expressions propres agrave la vie corporelle Les mystegraveres

pythagoriciens enfin proposant la purification morale et intellectuelle de lrsquoacircme ont

eacutevidemment influenceacute Platon comme lrsquoattestent notamment deux occurrences de

lrsquoassimilation de la σῶμα (corps) agrave une σῆμα (tombeau) il faut cependant souligner que

dans la premiegravere drsquoentre elle dans le Cratyle Socrate ne lrsquoeacutevoque qursquoagrave titre drsquohypothegravese

dans une recherche sur lrsquoeacutetymologie du mot σῶμα jouant notamment sur la polyseacutemie du

116 Cf Annexe 10 117 FRUTIGER Perceval Les mythes de Platon eacutetude philosophique et litteacuteraire p263

72

terme σῆμα qui peut ecirctre traduit aussi bien par laquo tombeau raquo que par laquo signe raquo καὶ γὰρ

σῆμά τινές φασιν αὐτὸ εἶναι τῆς ψυχῆς ὡς τεθαμμένης ἐν τῷ νῦν παρόντι καὶ διότι αὖ

τούτῳ σημαίνει ἃ ἂν σημαίνῃ ἡ ψυχή καὶ ταύτῃ lsquoσῆμαrsquo ὀρθῶς καλεῖσθαι118 Les

pythagoriciens ne sont mecircme pas explicitement nommeacutes sans doute prce que Platon

preacutesuppose leurs theacuteories deacutejagrave bien connues de ses concitoyens mais aussi parce que

Socrate ne leur doit en derniegravere analyse que peu de chose si ce nrsquoest une hypothegravese

eacutetymologique qui en vaut drsquoautres par exemple celles des orphiques que Socrate cite

immeacutediatement apregraves de toute faccedilon lrsquoimpossibiliteacute de restituer en franccedilais et mecircme dans

toute autre langue la proximiteacute morphologique entre σῶμα et σῆμα devrait nous mettre la

puce agrave lrsquooreille comme lrsquoindique peut-ecirctre aussi la reacutepeacutetition du verbe σημαίνω peu

eacuteleacutegante et donc surprenante de la part drsquoun styliste comme Platon ce rapprochement est

probablement reacuteinvesti agrave titre ironique pour montrer les limites de la theacuteorie de Cratyle

suivant laquelle un nom nrsquoest pas donneacute agrave un objet par simple convention mais srsquoimpose de

lui-mecircme agrave lrsquoesprit ndash on quittera drsquoailleurs le Cratyle en soulignant que la survie de lrsquoacircme

nrsquoest de toute faccedilon pas le sujet premier du dialogue Quant agrave la seconde occurrence dans

le Gorgias elle est agrave peine deacuteveloppeacutee par Socrate qui nrsquoutilise la proximiteacute phoneacutetique

entre les deux termes que comme une astuce rheacutetorique qui ne saurait satisfaire une

approche philosophique exigeante et qui justement nrsquoen a pas la vocation en tant qursquoelle

est mobiliseacutee en vue de persuader Calliclegraves donc un personnage dont lrsquointeacuterecirct pour la

philosophie est pour ainsi dire inexistant mais que les beaux discours ne laissent pas

insensibles (le dialogue porte le nom drsquoun sophiste de renom il nrsquoest donc pas eacutetonnant drsquoy

voir Socrate montrer qursquoil nrsquoa rien agrave envier aux rheacuteteurs les plus ceacutelegravebres) ἤδη γάρ του

ἔγωγε καὶ ἤκουσα τῶν σοφῶν ὡς νῦν ἡμεῖς τέθναμεν καὶ τὸ μὲν σῶμά ἐστιν ἡμῖν σῆμα119

La nature mecircme de lrsquoacircme et de la vie importe drsquoailleurs assez peu dans le cadre de ce

deacuteveloppement dont le but premier est de convaincre Calliclegraves que la raison du plus fort

nrsquoest pas toujours la meilleure Il nrsquoy a donc pas de soumission de Platon aux ideacutees

pythagoriciennes mais tous ces rapprochements avec les mystegraveres attestent que la

neacutecessite de mettre le corps agrave part pour bien penser nrsquoest pas exclusive agrave lrsquoAcadeacutemie que

Platon ne srsquoen arroge pas le monopole pas plus qursquoil ne le reconnait agrave une autre eacutecole

Cette neacutecessiteacute nrsquoest drsquoailleurs mecircme pas exclusive agrave la Gregravece antique certaines cultures

118

Plat Cratyle [400b-c] laquo Certaines disent qursquoil est le tombeau de lrsquoacircme dans lequelle elle serait enterreacutee drsquoautre part puisque crsquoest par ses manifestations que lrsquoacircme se manifeste pour cette raison ils lrsquoappellent laquo signe raquo agrave juste titre raquo 119 Plat Gorgias [493a] laquo Pour ma part jrsquoai deacutejagrave entendu un savant homme dire que nous sommes preacutesente-ment morts et que le corps est notre tombeau raquo

73

orientales tregraves eacuteloigneacutees de la civilisation grecque du Ve siegravecle avant notre egravere eacutetant

justement reacuteputeacutees pour encourager au deacutetachement au moins momentaneacute de lrsquoacircme vis-agrave-

vis des attaches corporelles comme le rappelle Marc Durand

laquo Ce fait nous semble tregraves bien deacutecrit dans les litteacuteratures orientales notamment chez les bouddhistes Le Zen authentique et non celui importeacute par les occidentaux et transformeacute par eux traduit parfaitement cet effort de recueillement de concentration de lrsquoesprit sur lui-mecircme qui faciliterait lrsquoeacutevasion de celui-ci vers drsquoautres lieux rendant plus aiseacutees une certaine anamnegravese et une reacuteminiscence des reacutealiteacutes contempleacutees ulteacuterieurement raquo120

En fait cette expeacuterience que la volonteacute de connaicirctre la veacuteriteacute exacerbe chez Platon est

reacuteellement agrave la porteacutee de tous ne serait-ce que pendant au moins de tregraves courts instants

Drsquoailleurs lorsque Platon eacutevoque dans le Pheacutedon la neacutecessiteacute de mettre le corps agrave lrsquoeacutecart il

part bien de lrsquoexpeacuterience que peut connaicirctre chaque individu et non pas de lrsquoexpeacuterience

propre au philosophe qui ne diffegravere que de degreacutes de celle du commun des mortels et peut

donc ecirctre partageacutee121 quand Socrate affirme que la philosophie est un entraicircnement agrave

mourir il est eacutevidemment ironique et ne fait que reprendre les critiques dont il a eacuteteacute lrsquoobjet

pour mieux en deacutenoncer lrsquoinaniteacute dans un premier temps fidegravele agrave sa deacutemarche

maiumleuticienne il ne fait qursquoeffleurer cette ideacutee en affirmant que le philosophe veut suivre

celui qui part pour lrsquoau-delagrave affirmation que lrsquoon peut interpreacuteter drsquoune multitude de

faccedilons diffeacuterentes et qui ne peut manquer de faire reacuteagir autant dire que Socrate lance un

appacirct agrave ses contradicteurs Si Ceacutebegraves deacutesapprouve Socrate ce nrsquoest pas lrsquoideacutee en elle-mecircme

drsquoun deacutesir du philosophe de gagner lrsquoau-delagrave qursquoil refuse mais plutocirct lrsquoapparente

contradiction entre cette ideacutee et la prohibition du suicide πῶς τοῦτο λέγεις ὦ Σώκρατες

τὸ μὴ θεμιτὸν εἶναι ἑαυτὸν βιάζεσθαι ἐθέλειν δ᾽ ἂν τῷ ἀποθνῄσκοντι τὸν φιλόσοφον

ἕπεσθαι122 Lrsquoassimilation de la philosophie agrave un entraicircnement agrave la mort est explicitement

formuleacutee peu apregraves et Socrate ne revendique absolument pas la paterniteacute de cette ideacutee

lrsquoattribuant agrave des ἄλλοι indeacutetermineacutes par lesquels il deacutesigne peut-ecirctre lrsquoensemble des

Atheacuteniens qui lrsquoont condamneacute123 Socrate tend ainsi agrave ses interlocuteurs un piegravege dans

lequel Simmias ne manque pas de tomber lrsquoironie socratique qui pousse lrsquointerlocuteur agrave

exposer lui-mecircme ses contradictions et donc agrave se trahir conduit Simmias agrave montrer de lui-

mecircme que srsquoil pleure lrsquoami qursquoa eacuteteacute Socrate pour lui il nrsquoa manifestement pas compris ce

120 DURAND Marc Trois lectures du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique p40 121

Plat Pheacutedon [64b-d] Cf supra 122 Plat Pheacutedon [61d] laquo Comment peux-tu dire Socrate qursquoil nrsquoest pas permis de se faire violence agrave soi-mecircme violence et [dans le mecircme temps] que le philosophe deacutesire suivre celui qui meurt raquo (Nous rajoutons agrave dessein la locution laquo dans le mecircme temps raquo pour souligner que Ceacutebegraves affirme agrave Socrate qursquoil se contredit) 123 Plat Pheacutedon [64a] Cf supra

74

que ce dernier avait agrave lui apprendre puisqursquoil nrsquoeacuteprouve pas drsquointeacuterecirct reacuteel pour la

philosophie en tout cas pas suffisamment pour eacuteviter de reprendre agrave son compte les

propos de la foule agrave ce sujet ndash de surcoicirct il emploie agrave deux reprises dans un intervalle de

temps tregraves court le verbe γελάω et le participe φιλοσοφοῦντες il parle donc avec un

certain art de la reacutepeacutetition que les traducteurs franccedilais heacutesitent souvent agrave restituer124 et qui

peut nous laisser imaginer qursquoil parle dans le feu de lrsquoaction sans reacutefleacutechir agrave ce qursquoil dit

καὶ ὁ Σιμμίας γελάσας νὴ τὸν Δία ἔφη ὦ Σώκρατες οὐ πάνυ γέ με νυνδὴ γελασείοντα ἐποίησας γελάσαι οἶμαι γὰρ ἂν τοὺς πολλοὺς αὐτὸ τοῦτο ἀκούσαντας δοκεῖν εὖ πάνυ εἰρῆσθαι εἰς τοὺς φιλοσοφοῦνταςmdashκαὶ συμφάναι ἂν τοὺς μὲν παρ᾽ ἡμῖν ἀνθρώπους καὶ πάνυmdashὅτι τῷ ὄντι οἱ φιλοσοφοῦντες θανατῶσι καὶ σφᾶς γε οὐ λελήθασιν ὅτι ἄξιοί εἰσιν τοῦτο πάσχειν125

Traduire οἱ φιλοσοφοῦντες par laquo ceux qui font de la philosophie raquo peut sembler un peu

lourd mais cette peacuteriphrase est probablement plus proche du sens qursquoil faut donner agrave ces

mots Simmias emploie bel et bien un participe preacutesent et non pas le substantif ϕιλόσοφος

de telle sorte qursquoil nrsquoest pas interdit de penser qursquoil emploie lrsquoexpression οἱ φιλοσοφοῦντες

dans un sens meacuteprisant proche de lrsquoexpression laquo faiseurs de vers raquo126 que drsquoapregraves

Verlaine Monsieur Prudhomme employait pour deacutesigner les poegravetes Ensuite la traduction

de Leacuteon Robin faisait dire agrave Simmias que les philosophes laquo sont des gens en mal de mort raquo

ce qui ne rend pas complegravetement justice agrave lrsquousage du verbe θανατεῖν qui renvoie

directement au fait mecircme drsquoecirctre deacutejagrave mort ndash cela nrsquoen rend que drsquoautant plus violente la

reacuteponse de Simmias agrave peine moins dure que celle de Glaucon jugeant dans la Reacutepublique

que les habitants de la citeacute primitive vivaient comme des pourceaux Simmias et Glaucon

ont en commun de mettre en accusation le philosophe et plus largement lrsquoascegravete drsquoune

maniegravere typique de la jeunesse doreacutee pour laquelle seule la vie de plaisirs en vaut la peine

et qui veut laquo jouir sans entraves raquo pour reprendre un ceacutelegravebre slogan du XXe siegravecle Ce qui

est en quelque sorte reprocheacute au philosophe ce dont il est accuseacute crsquoest de passer agrave cocircteacute de

la vie ou plutocirct de ce que la majoriteacute considegravere comme eacutetant laquo la raquo vie cette critique

adresseacutee agrave lrsquoascegravete est tristement intemporelle elle rappellera au lecteur moderne le

reproche que lrsquoon fait agrave lrsquoenfant qui preacutefegravere lire paisiblement chez lui au lieu drsquoaller jouer

124 Ce scrupule est drsquoautant plus regrettable que le deacutepasser aiderait le lecteur non-helleacuteniste agrave faire une dis-tinction nette entre les propos que Platon reprend agrave son propre compte et ceux qui portent le marque de son talent pour pasticher un style oratoire ampouleacute ou pour reproduire les expressions maladroites que tout un chacun peut employer au cours drsquoune discussion 125 Plat Pheacutedon [64 a-b] laquo Et Socrate en riant dit laquo Par Zeus Socrate dit-il moi qui nrsquoavais toute agrave lrsquoheure aucune envie de rire tu mrsquoas fait rire Je crois que la foule entendant ceci penserait que crsquoest tout agrave fait agrave bon droit qursquoon srsquoen prend agrave ceux qui font de la philosophie ndash et les gens de chez nous seraient tout agrave fait drsquoaccord avec nous ndash que ceux qui font de la philosophie en veacuteriteacute sont [deacutejagrave] morts et qursquoil ne leur eacutechappe pas qursquoils meacuteritent de subir ce sort raquo 126 VERLAINE Paul Poegravemes saturniens laquo Caprices raquo V Cf Œuvres poeacutetiques complegravetes p77

75

au football agrave lrsquoeacutetudiant qui se passionne pour ses eacutetudes au lieu de faire la fecircte jusqursquoaux

petites heures de la nuit agrave lrsquoartiste ou agrave lrsquointellectuel qui trouve son bonheur dans la

creacuteation ou dans la meacuteditation plutocirct que dans les mondaniteacutes privileacutegiant le savoir-faire

au faire-savoir on dit souvent avec plus ou moins de meacutepris que ces individus laquo vivent

dans leur monde raquo comme srsquoils eacutetaient exclus de la citeacute voire mecircme qursquoils ne laquo vivent

pas raquo comme srsquoil nrsquoy avait qursquoune seule faccedilon possible de vivre sa vie ndash pour ne prendre

que le cas de Socrate on ne peut reprocher agrave ce citoyen zeacuteleacute drsquoenfreindre les lois

atheacuteniennes127 il lui est plutocirct reprocheacute de ne pas respecter ces regravegles de comportement

civique qui ne sont jamais eacutecrites ces regravegles qui ne sont pas les ἄγραπτα κἀσφαλῆ θεῶν

νόμιμα128 qursquoAntigone deacutefendait contre la loi du roi Creacuteon mais plutocirct les lois non-eacutecrites

et eacutephegravemegraveres des hommes que la loi au sens juridique du terme nrsquoimpose jamais de

respecter dont la transgression nrsquoest mecircme pas nuisible pour la communauteacute et qui

pourtant peuvent valoir agrave lrsquohomme qui srsquoen eacutecarte de srsquoattirer lrsquohostiliteacute de ses

concitoyens129 qui lrsquoaccusent notamment de laquo ne pas vivre raquo au sens ougrave il ne se soucie

guegravere de gloire politique ou mecircme militaire se limitant agrave son devoir de citoyen-soldat sans

en tirer une quelconque gloriole Pourtant nrsquoen deacuteplaise aux partisans drsquoune lecture

bassement laquo nietzscheacuteante raquo lrsquoascegravese philosophique nrsquoest en aucun cas le symptocircme drsquoune

pulsion de mort nous qualifions de laquo bassement nietzscheacuteante raquo une telle compreacutehension

de lrsquoascegravese socratique dans la mesure ougrave plus lucide que certains de ces disciples deacuteclareacutes

ou non Nietzsche dans La Geacuteneacutealogie de la morale semblait avoir compris ce qui eacutetait

veacuteritablement en jeu dans ce type drsquoascegravese en affirmant que la laquo becircte philosophe raquo rejetait

tout ce qui pourrait constituer une entrave agrave lrsquoobtention de la puissance qursquoelle recherche

ce qui rend justice agrave la viseacutee pratique de cette ascegravese130 cette ascegravese ne saurait drsquoailleurs

ecirctre assimileacutee agrave la mort que par une analogie meacutetaphorique pour ne pas dire poeacutetique car

comme le dit Jankeacuteleacutevitch laquo on peut avoir une expeacuterience laquo acuminale raquo de lrsquoabsolu sans

en mourir Lrsquoacircme mourant au sensible culmine un instant agrave la cime drsquoelle-mecircme et puis

127 laquo Socrate ne srsquoattaque nulle part au reacutegime ni au fonctionnement de la citeacute auquel il se soumet de son plein greacute mais nrsquoheacutesite pas agrave faire usage du droit preacutecieux accordeacute par la deacutemocratie elle-mecircme drsquoexprimer ouvertement sa critique contre les faiblesses humaines de ses concitoyens raquo LEFKA Aikaterini laquo Religion publique et croyances personnelles Platon contre Socrate raquo sect 18 Kernos [En ligne] 18 2005 mis en ligne le 6 septembre 2011 URL httpkernosrevuesorg901 128 Soph Antigone v 454-455 laquo Les lois non-eacutecrites et ineacutebranlables des dieux raquo 129 Georges Brassens lrsquoa exprimeacute dans sa chanson laquo La mauvaise reacuteputation raquo Cf Annexe 11 130 Cf Annexe 12 Il faut de toute maniegravere se garder drsquoecirctre aveugleacute par la critique nietzscheacuteenne de Platon qui vise preacuteciseacutement lrsquoideacutealisme meacutetaphysique laquo car le Platon de Nietzsche est lu par un regard qui ne peut se deacutetacher de lrsquoAllemagne du danger qui la menace et qursquoelle fait peser sur le monde raquo TROTIGNON Pierre laquo Comment Nietzsche comprit Platon raquo sect 38 Germanica [En ligne] 8 1990 mis en ligne le 20 mars 2014 URL httpgermanicarevuesorg2426

76

continue drsquoexister raquo131 Aussi la deacutefinition du philosophe comme drsquoun homme qui fait peu

de cas du corps ne peut pas ecirctre la marque drsquoun deacutegoucirct de la vie et drsquoune attirance pour la

mort ladite deacutefinition est moins une deacutefinition stricto sensu qursquoune recommandation que

Platon adresse agrave ses eacutelegraveves le philosophe nrsquoest pas un homme deacutegoucircteacute de la vie il est au

contraire lrsquohomme qui connaicirct la vie mieux que personne et sait donc ce qui meacuterite drsquoy ecirctre

rechercheacute ou eacuteviteacute pour que la reacuteflexion soit bien meneacutee Il nrsquoa pas la preacutetention drsquoecirctre deacutejagrave

mort et de srsquoy complaire il a simplement le deacutesir de maicirctriser suffisamment sa condition

drsquoecirctre vivant corporel pour qursquoelle ne lrsquoempecircche plus de mener une reacuteflexion approfondie

et cette recommandation nrsquoa rien drsquoeacutetrange En effet affirmer qursquoon ne pense bien que

quand le corps se fait oublier ce nest pas formuler un preacutecepte moral rigide et rigoriste

crsquoest au contraire donner un conseil pratique baseacute sur une expeacuterience personnelle qui est

eacuteminemment partageable il nrsquoest mecircme pas neacutecessaire de prendre pour exemple une

activiteacute semblable agrave lrsquoinvestigation meacutetaphysique pour plaider en faveur de la neacutecessiteacute de

faire taire le corps pour laquo bien raquo penser Faire taire le corps ce nrsquoest pas lrsquoignorer

complegravetement mais au contraire lui donner tout ce dont il a besoin et seulement ce dont il a

besoin de faccedilon agrave ce qursquoil soit maicirctriseacute et que lrsquoattention qui lui est precircteacutee nrsquooccupe plus

qursquoun laps de temps limiteacute qui nrsquoempiegravete pas (ou plus) sur le temps que lrsquoon consacre aux

activiteacutes mobilisant lrsquoesprit crsquoest en quelque sorte apprivoiser le corps comme lrsquoon ferait

drsquoun animal Il nrsquoest donc absolument pas incongru de reconnaicirctre lrsquouniversaliteacute agrave cette

expeacuterience nrsquoimporte quelle personne si elle a souci de mener agrave bien une activiteacute ougrave son

entendement est mobiliseacute peut reacuteussir agrave avoir la sensation de srsquoeacutevader de son corps drsquoen

arriver agrave oublier qursquoil lui faudra srsquoalimenter et qursquoelle devra un jour mourir Le sentiment

de pleacutenitude ainsi atteint est une telle source de feacuteliciteacute pour lrsquohomme que la neacutecessiteacute du

retour agrave la trivialiteacute de la vie quotidienne engendre qursquoon lrsquoavoue ou non une immense

deacuteception si les diatribes platoniciennes deacuteplorant que lrsquoacircme doive supporter de vivre

μετὰ τοιούτου κακοῦ132 (avec cette chose mauvaise) qursquoest le corps ont encore un eacutecho

aupregraves de la moderniteacute crsquoest justement parce que tout homme est tenteacute non seulement par

lrsquoimmortaliteacute mais mecircme plus encore par la vie de pur esprit crsquoest-agrave-dire la continuation

indeacutefinie du sentiment de pleacutenitude rencontreacute au cours de ces expeacuteriences extatiques que

chacun peut vivre volontairement ou non au quotidien Agrave cet eacutegard eacutetant donneacute que cette

vie purifieacutee ne peut exister qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoespoir aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre la

mort peut en arriver agrave repreacutesenter justement un espoir preacuteciseacutement parce qursquoelle est

131 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p70-71 132 Plat Pheacutedon [66b]

77

lrsquoinconnu par excellence la seule expeacuterience humaine absolument impartageable celle qui

a donc toute latitude pour devenir le reacuteceptacle des aspirations humaines qui eacutemergent

lorsque les vicissitudes de la vie humaine deviennent excessivement insupportables par

exemple lorsqursquoau cours drsquoune peacuteriode de grave crise morale un sujet en arrive agrave envisager

le sommeil comme un refuge au point de souhaiter ne plus jamais se reacuteveiller Nous tenons

ici peut-ecirctre lrsquoune des sources de lrsquoeacutemergence de la conception de la vie apregraves la mort a

sucircrement eacuteteacute plus deacuteterminante que lrsquoappreacutehension susciteacutee par la perspective de la mort

lrsquoinsatisfaction permanente dans laquelle la vie terrestre laisse un esprit humain en quecircte de

pleacutenitude Il est agrave peu pregraves certain qursquoil est arriveacute agrave chacun de nous de souhaiter sinon ne

plus avoir de corps ecirctre au moins deacutebarrasseacute des neacutecessiteacutes que ce dernier implique la

maladie et la souffrance certes mais aussi le simple fait drsquoecirctre contraint de srsquoalimenter et

de se reproduire sont autant drsquoaspects de la vie que lrsquohomme srsquoefforce toujours de

dissimuler voire drsquoabolir totalement ces aspects ne sont ni des fins ni mecircme des moyens

permettant drsquoacceacuteder aux fins que lrsquohomme ecirctre autonome se donne le corps pourrait

passer pour ce que Jankeacuteleacutevitch nommait laquo lrsquoorgane-obstacle raquo il est ontologiquement

contraignant il repreacutesente la part de nous-mecircmes que nous nrsquoavons pas choisie la part

non-libre de lrsquoecirctre libre que nous sommes ou du moins revendiquons drsquoecirctre comme lrsquoa

expliqueacute Bergson laquo Conscience et mateacuterialiteacute se preacutesentent donc comme des formes

drsquoexistence radicalement diffeacuterentes et mecircme antagonistes qui adoptent un modus vivendi

et srsquoarrangent tant bien que mal entre elles La matiegravere est neacutecessiteacute la conscience est

liberteacute raquo133 Cette ideacutee permet de mieux cerner ce qui est en jeu dans lrsquoopposition entre

lrsquoacircme et le corps il srsquoagit de lrsquoopposition entre deux domaines qui diffegraverent

fondamentalement par la marge de manœuvre autonome qui y est reconnue agrave lrsquohomme

dans son inteacuterioriteacute lrsquohomme se reacutevegravele agrave lui-mecircme comme absolument libre de ses choix

tandis que sa corporeacuteiteacute lui oppose un obstacle deacutetermine ses choix malgreacute lui et relegraveve

toujours peu ou prou du subi la matiegravere oppose une reacutesistance agrave la cause libre et cette

reacutesistance nrsquoa rien de deacutelibeacutereacute ni de choisi la deacutelibeacuteration et le choix eacutetant preacuteciseacutement

impossibles agrave la matiegravere qui ne peut ecirctre que ce qursquoelle est la confrontation avec la

matiegravere nrsquoa jamais drsquoautre origine que la volonteacute libre et indeacutetermineacutee de lrsquoacircme Cette

liberteacute est ce qui fait que lrsquoon donne agrave lrsquoacircme le primat sur le corps qursquoil faudrait donc

censurer afin que la liberteacute de lrsquoacircme ne soit plus entraveacutee

133 BERGSON Henri Lrsquoeacutenergie spirituelle p13 - sauf mention contraire toutes les citations de cette œuvre sont extraites de lrsquoeacutedition de 1982 aux Presses Universitaires de France mentionneacutee en bibliographie

78

2 La non-radicaliteacute de lrsquoascegravese philosophique

On objectera agrave ce bref exposeacute drsquoinspiration bergsonienne qursquoil est fait en des termes

modernes qui ne peuvent convenir agrave un commentaire de Platon (agrave commencer par le

concept de conscience) et de fait ils ne conviennent pas srsquoils sont pertinents pour deacutecrire

une tendance de lrsquohomme dont la moderniteacute prend acte ils ne peuvent pas rendre compte

de lrsquoattitude de Platon qui se refuserait agrave adopter vis-agrave-vis de la matiegravere en geacuteneacuteral et du

corps en particulier une posture de censure radicale qui serait plutocirct le fait du vulgaire ou

des mystiques (dans ce dernier cas cela en dit long sur lrsquoanachronisme qui reacutesulterait de

lrsquoattribution drsquoune telle ideacutee agrave Platon) Il convient de bien insister sur le fait que lrsquoascegravese

philosophique aussi seacutevegravere puisse-t-elle paraicirctre pour un heacutedoniste nrsquoest pourtant

absolument pas radicale comme lrsquoa signaleacute Kenneth Dorter

First he is not arguing against pleasure in general here but only the false or laquo so-called raquo pleasures (τὰς ἡδονὰς καλουμὲνας) we discussed earlier and for which he shows disdain in the Republic and Philebus as well He does not advocate the unnecessary and non-natural pleasure of adorning oneself with especially elegant clothing but there is nothing unusually ascetic for him in that view (hellip) The pleasures of food drink and sex may be enjoyed as long as no importance is attached to them which entails moderation 134

Un signe qui ne trompe pas est que Pheacutedon affirme que Xanthippe eacutetait accompagneacutee du

petit enfant qursquoelle avait eu avec Socrate ce qui indique que ce dernier ne pratiquait pas

lrsquoabstinence sexuelle totale malgreacute son deacutejagrave grand acircge il ne pratiquait que le strict

neacutecessaire en matiegravere de sexualiteacute mais tout le strict neacutecessaire il nrsquoen faisait pas une fin

en soi mais nrsquooubliait pas qursquoelle eacutetait le moyen en vue de la reproduction et accomplissait

donc le devoir que lui imposait la nature Quand on parle drsquoune ascegravese platonicienne il

faut donc comprendre une ascegravese qui nrsquoest pas radicale et ne se traduit pas par la

suppression de toute forme de plaisir mais simplement par la prohibition des plaisirs

inutiles ou pourrait-on dire contre-productifs si lon prend Socrate en exemple alors il ne

faut pas ressentir de culpabiliteacute au fait de prendre du plaisir en srsquoalimentant et en se

reproduisant puisque ce sont des neacutecessiteacutes naturelles aussi longtemps que nous menons

cette vie corporelle nous avons le devoir de consentir aux plaisirs lieacutes agrave cette condition

lrsquoascegravese philosophique consistant agrave faire en sorte que ces plaisirs restent agrave leur juste place

134 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation p26-27 laquo Premiegraverement il ne plaide pas contre le plaisir en geacuteneacuteral mais seulement contre les faux ou preacutetendus plaisirs dont nous avons parleacute plus haut et pour lesquels il fait eacutegalement montre de deacutedain dans la Reacutepublique et le Philegravebe Il ne preacuteconise pas le plai-sir non-neacutecessaire et non-naturel de srsquoorner de vecirctements speacutecialement eacuteleacutegants mais il nrsquoy a rien drsquoasceacutetique de sa part dans ce point de vue (hellip) Il est licite de jouir des plaisirs de la nourriture de la boisson et du sexe aussi longtemps qursquoon nrsquoy accorde pas drsquoimportance ce qui suppose de la modeacuteration raquo

79

et nrsquoempiegravetent pas sur lrsquoactiviteacute noeacutetique leur suppression totale ne pourrait avoir lieu

qursquoapregraves la mort et le philosophe doit composer avec eux aussi longtemps qursquoil vit par

respect envers lrsquoordre naturel Cette ideacutee de respect de lrsquoordre naturel est drsquoailleurs

importante pour expliquer la non-radicaliteacute de lascegravese le Pheacutedon dans sa vocation agrave

deacutefendre la leacutegitimiteacute de la praxis philosophique cherche agrave montrer que celle-ci nrsquoest pas

une voie vers lrsquoimpieacuteteacute mais au contraire la meilleure faccedilon de faire montre de respect agrave

lrsquoeacutegard des forces divines en tant que sources de la veacuteriteacute et de lrsquoeacutethique la vie du

philosophe se veut une vie meneacutee en harmonie avec la nature celle-ci ne devant ecirctre

contrarieacutee ni par une ascegravese excessive ni par un consentement irreacutefleacutechi agrave toute forme de

plaisir Lrsquoascegravese philosophique nrsquoest pas lrsquoascegravese monacale du peacutenitent se privant de tout

plaisir mais bien au contraire lrsquoascegravese raisonneacutee de celui qui sait ce qui est conforme ou

non agrave la nature Ainsi lrsquointerdiction du suicide se justifie dans la mesure ougrave le suicideacute

semble juger qursquoil nrsquoest pas agrave sa place sur terre et que lrsquoordre naturel est donc mauvais il

porte sur ses eacutepaules de simple mortel un jugement absolument terrible agrave la limite de

lὕϐρις Lrsquoeacutethique platonicienne juge une chose bonne ou mauvaise suivant lrsquoaide ou

lrsquoentrave qursquoelle constitue pour la pratique de lrsquoinvestigation philosophique mais aussi

suivant sa conformiteacute agrave lrsquoordre naturel ces deux critegraveres ne srsquoexcluent pas et ne sont

mecircme que deux faces drsquoun seul et mecircme critegravere la philosophie eacutetant preacuteciseacutement la voie

devant permettre agrave terme de connaicirctre parfaitement lrsquoordre naturel

Agrave cet eacutegard il y a donc deux formes envisageables de deacutesobeacuteissance agrave lrsquoordre

naturel la premiegravere est la vie de lrsquoheacutedoniste se vautrant dans les plaisirs les plus grossiers

et les plus inutiles que lrsquoon censure spontaneacutement et dont les exemples sont nombreux la

seconde consiste en une ascegravese absolue qui exclut tout plaisir mecircme utile ce type de vie

ne peut qursquoecirctre imparfaitement repreacutesenteacute une telle vie eacutetant impossible Lrsquoespoir drsquoecirctre

pur esprit nrsquoest preacuteciseacutement qursquoun espoir qui nrsquoa de chances de se reacutealiser qursquoapregraves la mort

du corps et non un but qursquoil conviendrait de reacutealiser de son vivant aussi longtemps que

lrsquohomme vit sur terre et dans un corps il se doit de srsquoen contenter et de composer avec cet

aspect non-choisi de sa condition Socrate agrave cet eacutegard offre lrsquoexemple drsquoun homme qui

accepte son humaniteacute avec tout ce que cela implique se tenant agrave eacutegale distance de Diogegravene

qui a la preacutetention de se faire chien et drsquoAlexandre qui a la preacutetention de se faire Dieu Une

telle ideacutee ne doit pas eacutetonner pas mecircme aujourdrsquohui il est bien eacutevident qursquoil est tout aussi

neacutefaste de nrsquoaccorder aucune attention au corps que de lui en accorder trop on ne pense

vraiment bien que quand le corps ne se fait plus entendre ce qui neacutecessite que les besoins

de sommeil de boisson et de nourriture aient eacuteteacute pleinement satisfaits Agrave aucun moment et

80

dans aucun dialogue Platon ne nous preacutesente Socrate affameacute et dans une situation

speacutecialement inconfortable il a beau marcher pieds nus et deacutepenailleacute il ne revendique pas

pour autant de marginaliteacute particuliegravere et srsquoil revendique une misegravere elle est plutocirct drsquoordre

intellectuel Comme lrsquoa fait remarquer Wolff il est plus voluptueux qursquoon ne lrsquoimagine

souvent ses conversations prennent pour cadre de veacuteritables temps de pause mecircme le si

tragique Pheacutedon srsquoouvre en insistant sur le soulagement ressenti par Socrate lorsqursquoil est

libeacutereacute de ses chaicircnes Socrate a beau faire part de son eacutetonnement face agrave lrsquoἡδύ (agreacuteable)

il ne le rejette pas pour autant ne serait-ce que parce qursquoil est doublement neacutecessaire pour

la conversation qursquoil va engager premiegraverement il tire de cette sensation les preacutemisses de

lrsquoargument des contraires deuxiegravemement si lrsquoagreacuteable est le contraire de τὸ λυπηρόν (le

peacutenible) et srsquoil est exact comme cela sera affirmeacute ulteacuterieurement que les contraires

srsquoexcluent mutuellement au point que la disparition de lrsquoun entraicircne neacutecessairement

lrsquoapparition de lrsquoautre alors le philosophe nrsquoaura aucun scrupule agrave rechercher lrsquoagreacuteable

puisque crsquoest agrave ce prix qursquoil se deacutebarrassera du peacutenible qui risque de perturber sa reacuteflexion

Le Banquet aussi est reacuteveacutelateur agrave plus drsquoun titre degraves le deacutebut les protagonistes

prennent le parti de ne pas boire avec excegraves afin de garder tous leurs esprits et ainsi

atteindre leur objectif de prononcer chacun son tour le meilleur eacuteloge drsquoEros possible

ταῦτα δὴ ἀκούσαντας συγχωρεῖν πάντας μὴ διὰ μέθης ποιήσασθαι τὴν ἐν τῷ παρόντι

συνουσίαν ἀλλrsquo οὕτω πίνοντας πρὸς ἡδονήν135 Il est cependant remarquable qursquoagrave aucun

moment il nrsquoest question drsquoune prohibition pure et simple de la boisson mais simplement

de lrsquointerdiction de se laisser aller agrave la beuverie cette prescription nrsquoest pas le fait de

Socrate qui est deacutejagrave arriveacute mais agrave aucun moment il ne la deacutesapprouve bien au contraire il

est explicitement dit que la deacutecision est adopteacutee par les convives agrave lrsquounanimiteacute ce qui

indique que Socrate ne voit pas drsquoinconveacutenient agrave ce que ses interlocuteurs boivent sans

excegraves et qursquoil nrsquoen voit pas moins en eux des interlocuteurs valables pour une discussion

philosophique sa sobrieacuteteacute a eacuteteacute vanteacutee auparavant par Eryximaque mais Socrate lui-

mecircme nrsquoen fait pas une regravegle agrave suivre agrave tout prix mecircme le fameux terme ἡδονή est

explicitement employeacute sans connotation deacutepreacuteciative aucune sans meme mention drsquoune

deacutesapprobation de la part de Socrate preuve que ce nrsquoest pas une grossieacutereteacute pour le

philosophe Il est drsquoautant plus interdit de penser que Socrate puis Platon eussent jamais pu

procircner la prohibition pure et simple de toute consommation de vin que dans la description

de la citeacute primitive dans la Reacutepublique vanteacutee pour son mode de vie sain et frugal on

135 Plat Banquet [176e] laquo Ayant entendu cela tous se mirent drsquoaccord pour ne pas passer la reacuteunion du jour preacutesent agrave srsquoenivrer mais agrave boire juste pour le plaisir raquo

81

retrouve le vin parmi les premiegraveres productions des citoyens mis ainsi au rang de produit

de premiegravere neacutecessiteacute au mecircme titre que le bleacute les vecirctements et les chaussures136 De toute

faccedilon Socrate serait mal placeacute pour rejeter toute forme de plaisir sensuel si lrsquoon en croit

lrsquoeacuteloge attribueacute agrave Alcibiade qui met en valeur la tempeacuterance de Socrate en des termes qui

peuvent surprendre notre egravere nourrie des histoires eacutedifiantes de saints chreacutetiens precircchant et

pratiquant lrsquoabsitinence totale et encore lrsquoattitude de Socrate nrsquoest-elle pas parfaitement

conforme aux usages reccedilus dans la pratique courante de la peacutedeacuterastie ce dont Alcibiade se

plaint ndash cette double comparaison que nous introduisons agrave dessein met en valeur le fait que

Socrate se situe agrave mi-chemin entre une abstinence totale et une deacutebauche effreacuteneacutee

manifestant ainsi un souci drsquoadopter le juste milieu notion capitale pour vraiment

comprendre son attitude

ὁρᾶτε γὰρ ὅτι Σωκράτης ἐρωτικῶς διάκειται τῶν καλῶν καὶ ἀεὶ περὶ τούτους ἐστὶ καὶ ἐκπέπληκται (hellip) συνεγιγνόμην γάρ ὦ ἄνδρες μόνος μόνῳ καὶ ᾤμην αὐτίκα διαλέξεσθαι αὐτόν μοι ἅπερ ἂν ἐραστὴς παιδικοῖς ἐν ἐρημίᾳ διαλεχθείη καὶ ἔχαιρον τούτων δrsquo οὐ μάλα ἐγίγνετο οὐδέν ἀλλrsquo ὥσπερ εἰώθει διαλεχθεὶς ἄν μοι καὶ συνημερεύσας ᾤχετο ἀπιών137

Lrsquoascegravese philosophique a beau ecirctre preacutesenteacutee comme entraicircnement agrave la mort elle nrsquoest pas

pour autant eacutegale agrave la mort et de mecircme si elle srsquooppose agrave la deacutebauche elle ne srsquooppose

pas aux plaisirs innocents Socrate ne deacutedaigne pas la compagnie des jeunes et beaux

garccedilons suivant une regravegle de conduite parfaitement normale en son temps mais il ne jette

pas sur eux comme une becircte en rut ce qui ne manque pas drsquoeacutetonner Alcibiade mais suscite

eacutegalement son admiration Si cette tempeacuterance socratique nrsquoest pas radicale elle nrsquoen est

pas moins suffisamment patente pour ecirctre digne du respect drsquoun personnage aux mœurs

notoirement plus leacutegegraveres comme Alcibiade lrsquoattitude socratique nrsquoest chaste qursquoaux yeux

drsquoun heacutedoniste ὑβριστὴς et elle nrsquoest sensuelle qursquoaux yeux de notre monde chreacutetien

Ainsi Platon fait-il montre drsquoune volonteacute de juste mesure agrave tous les niveaux qui se

manifeste y compris dans le domaine de la connaissance comme le laisse envisager dans le

Pheacutedon lrsquoexhortation adresseacutee au personnage eacuteponyme de se couper les cheveux si la

discussion venait agrave ecirctre tenue en eacutechec exhortation qui en contient une autre implicite agrave

ne pas deacutesespeacuterer du logos malgreacute les deacuteceptions qursquoil peut creacuteer la connaissance de la

nature humaine a sauveacute Socrate de la misanthropie mais lrsquoa aussi sauveacute de la misologie le

136 Cf Annexe 9 137 Plat Banquet [216 d-217 b] laquo Vous voyez bien que Socrate a des dispositions amoureuses pour les beaux garccedilons qursquoil est toujours aupregraves drsquoeux (hellip) Nous nous trouvions donc messieurs seul agrave seul et je mrsquoattendais agrave ce qursquoil srsquoentretienne aussitocirct avec moi comme un amant srsquoentretient seul avec ses mignons et je mrsquoen reacutejouissais Or rien de tout cela nrsquoeut lieu mais au contraire apregraves srsquoecirctre entretenu et avoir passeacute la journeacutee avec moi comme il en a lrsquohabitude il partit me laissant lagrave raquo

82

simple fait de reconnaicirctre la deacuteficience de lrsquoecirctre humain lui eacutepargne de lui reprocher que

les recherches drsquoordre logique ne soient pas toujours couronneacutees de succegraves Srsquoil ne se

satisfait pas drsquoune deacutefaite complegravete comme celui qui se complait dans son ignorance une

demi-victoire suffit cependant au philosophe pour lequel misologie et misanthopie ont en

commun de provenir drsquoun espoir neacutecessairement deacuteccedilu baseacute sur une conception illusoire de

lrsquohomme et du logos de lagrave vient la neacutecessiteacute de fournir un rempart contre la deacuteception

geacuteneacutereacutee par une sureacutevaluation des capaciteacutes humaines en les acceptant telles qursquoelles sont

et non telles qursquoon les recircve ndash la complexiteacute assumeacutee des sentiments animant Pheacutedon agrave la

vue de Socrate que ce dernier deacutesigne neacuteanmoins comme teacutemoin de la reacuteussite ou de

lrsquoeacutechec de la philosophie nrsquoest-elle pas le signe que le philosophe prend lrsquohomme tel qursquoil

est et non tel qursquoil devait ideacutealement ecirctre En matiegravere eacutethique Platon naurait donc pas

approuveacute lascegravese radicale de Diogegravene le cynique dont lattitude qui privileacutegie le faire-

savoir au savoir-faire est finalement symeacutetrique agrave lrsquoattitude du parvenu eacutetalant

insolemment ses richesses ndash drsquoautant que cette ascegravese revendiqueacutee eacutetait plutocirct malhonnecircte

srsquoil eacutetait exact comme lrsquoaffirme la leacutegende que Diogegravene se livrait agrave lrsquoonanisme en public

En revanche Platon se serait davantage entendu avec Seacutenegraveque qui rejetait autant la

recherche du luxe que la complaisance dans la vie miseacutereuse le titre de philosophe

revenant aux hommes qui pratiquent veacuteritablement lrsquoinvestigation logique et non pas agrave

ceux qui affichent leur vie inconfortable et srsquoen font un titre de gloire au risque que leur

parti pris de vie peacutenible perturbe leurs efforts intellectuels

Non splendeat toga ne sordeat quidem non habeamus argentum in quod solidi auri caelatura descenerit sed non putemus frugalitatis indicium auro argentoque caruisse Id agamus ut meliorem uitam sequamur quam ulgus non ut contrariam alioquin quos emendari uolumus fugamus a nobis et auertimus Illud quoque efficimus ut nihil imitari uelint nostri dum timent ne imitanda sint omniaHoc primum philosophia promittit sensum communem humanitatem et congregrationem a qua professione dissimilitudo nos separabit138

Bien qursquoinfluenceacute plutocirct par les stoiumlciens Seacuteneacuteque reacutesume assez bien dans cet extrait ce

en quoi consiste cette ascegravese platonicenne qui peut surprendre agrave une eacutepoque naviguant

entre les deux extrecircmes drsquoun heacutedonisme effreacuteneacute et drsquoun rigorisme moral seacutevegravere elle

repose pourtant sur ce que Seacutenegraveque nomme le sensus commuis autant dire sur le bon sens

138 Sen epist 5 3-4 laquo Pas de toge eacuteclatante mais pas de toge crasseuse non plus nrsquoayons pas drsquoargenterie incrusteacutee de ciselures en or massif mais ne nous imaginons pas que se priver de vaisselle drsquoor et drsquoargent soit une preuve de modeacuteration Faisons en sorte de mener une vie meilleure que le vulgaire et non pas contraire au vulgaire sans quoi nous mettons en fuite et deacutetournons de nous ceux que nous voulons voir srsquoamender Nous obtenons aussi pour reacutesultat qursquoils ne voudront nous imiter en rien craignant de devoir nous imiter en tout Ce que la philosophie promet en premier lieu crsquoest le sens commun la culture humaine et la vie en socieacuteteacute se diffeacuterencier nous eacuteloignera de cette profession raquo

83

eacuteleacutementaire ou plus exactement sur le respect de notre nature dans la mesure ougrave elle

consiste agrave ne donner agrave notre corps ni plus ni moins que ce dont il a besoin

Il est drsquoautant plus interdit de penser que Platon ait jamais pu ecirctre tenteacute ^par une

censure radicale du corps que drsquoun point de vue cognitif le corps est moins une entrave agrave

la connaissance qursquoun adjuvant insuffisant une telle ideacutee que lrsquoon pourrait croire agrave tort

typiquement aristoteacutelicienne nrsquoest pas totalement absente chez Platon la veacuteritable

tentative de recherche de la veacuteriteacute en faisant totalement abstraction de lrsquoapport sensible ne

viendra que bien plus tard avec les Meacuteditations de Descartes dans son ensemble

lrsquoAntiquiteacute par rapport agrave notre egravere est incroyablement indulgente envers les sens qursquoun

pan entier de la moderniteacute preacutesente comme trompeurs au point drsquoeacutetablir un camp

laquo drsquoideacutealistes raquo srsquoopposant aux laquo empiristes raquo et Platon que lrsquoon dit agrave tort ideacutealiste ne

trace pas plus de frontiegravere infranchissable entre les ideacutees et les sens qursquoentre lrsquoacircme et le

corps mecircme quand ce dernier est preacutesenteacute dans le Pheacutedon comme un ἐμπόδιον

(empecircchement) agrave lrsquoobtention optimale de la φρονήσις du fait de lrsquoinexactitude et de la

faillibiliteacute dont sont accuseacutees les connaissances tireacutees de lrsquoexpeacuterience sensible

τί δὲ δὴ περὶ αὐτὴν τὴν τῆς φρονήσεως κτῆσιν πότερον ἐμπόδιον τὸ σῶμα ἢ οὔ ἐάν τις αὐτὸ ἐν τῇ ζητήσει κοινωνὸν συμπαραλαμβάνῃ οἷον τὸ τοιόνδε λέγω ἆρα ἔχει ἀλήθειάν τινα ὄψις τε καὶ ἀκοὴ τοῖς ἀνθρώποις ἢ τά γε τοιαῦτα καὶ οἱ ποιηταὶ ἡμῖν ἀεὶ θρυλοῦσιν ὅτι οὔτ᾽ ἀκούομεν ἀκριβὲς οὐδὲν οὔτε ὁρῶμεν καίτοι εἰ αὗται τῶν περὶ τὸ σῶμα αἰσθήσεων μὴ ἀκριβεῖς εἰσιν μηδὲ σαφεῖς σχολῇ αἵ γε ἄλλαι πᾶσαι γάρ που τούτων φαυλότεραί εἰσιν139

Le primat accordeacute agrave la vue et agrave lrsquoouiumle est une ideacutee typiquement grecque mais elle nrsquoa rien

drsquoarchaiumlque ces deux sens eacutetant spontaneacutement reconnus encore aujourdrsquohui explicitement

ou non comme les sens par lesquels commence la connaissance drsquoun objet dans

lrsquoexpeacuterience sensible quotidienne un objet est drsquoabord connu gracircce agrave lrsquoaspect qursquoil revecirct et

ensuite gracircce au son qursquoil eacutemet eacuteventuellement ces caracteacuterisitques ne neacutecessitant pas

pour ecirctre connues de contact direct en connaicirctre le goucirct la texture et lrsquoodeur suppose la

plupart du temps drsquoavoir deacutejagrave pris connaissance de ses caracteacuteristiques visuelles et

auditives Il peut arriver certes que lrsquoon entre en contact avec un objet sans le voir ni

lrsquoentendre mais la connaissance que le toucher par exemple nous donnerait drsquoun objet

que nous ne voyons ni nrsquoentendons nous semblera toujours moins complegravete que celle que

nous fourniraient la vue et lrsquoouiumle En fait eacutetant donneacute que ces deux sens sont agrave ce point

139 Plat Pheacutedon [65a-b] laquo Et maintenant concernant la possession mecircme de lrsquointelligence Le corps est-il oui ou non un empecircchement si on le sollicite comme associeacute dans la recherche Voilagrave ce que je dis est-ce que la vue tout comme lrsquoouiumle apporte quelque veacuteriteacute aux hommes ou bien sont-ils tels comme les poegravetes nous le reacutepegravetent sans cesse que nous nrsquoentendons et ne voyons rien preacuteciseacutement Et pourtant si celles-lagrave parmi les sensations corporelles ne sont ni preacutecises ni fiables encore moins les autres elles sont en effet toutes infeacuterieures agrave celles-lagrave raquo

84

capitaux pour nous il semblerait injuste de les juger inaptes agrave nous donner accegraves agrave

lrsquointelligence et de fait Platon ne preacutetend pas les disqualifier totalement en les consideacuterant

comme inutiles mais simplement rappeler qursquoils ne sont pas absolument fiables et que la

connaissance que nous en tirons qui peut srsquoaveacuterer a posteriori ecirctre fautive ne saurait se

suffire et neacutecessite toujours drsquoecirctre compleacuteteacutee par le λόγος ce qui nrsquoest pas la mecircme chose

que rejeter complegravetement le recours des sens qursquoil est plus juste de juger insuffiants plutocirct

qursquoinutiles Le corps est donc moins une entrave qursquoun adjuvant qui ne remplit pas de

faccedilon pleine et entiegravere la fonction qui lui est reconnue nous ne pouvons pas nous passer

du corps pour acqueacuterir la connaissance mais il nous deacuteccediloit trop souvent pour que la

tentation de pouvoir connaicirctre sans avoir recours agrave lui nous laisse indiffeacuterents drsquoautant que

nous avons bel et bien accegraves au quotidien agrave des ideacutees dont lrsquoorigine nrsquoest pas purement

sensible Il reste que lrsquoideacutee suivant laquelle le donneacute sensible est moins inutile

qursquoinsuffisant pour la connaissance nrsquoest en rien originale elle nrsquoest absolument pas

incongrue logiquement parlant et par ailleurs cette connaissance sensible injustement

deacutedaigneacutee nrsquoen est pas moins une connaissance dont le philosophe comme tout autre

homme ne saurait raisonnablement se passer drsquoautant qursquoelle peut ecirctre comprise comme

un terrain drsquoentraicircnement agrave la connaissance non-empirique ndash Socrate ne dit rien drsquoautre en

deacutetaillant srsquoappuyant sur lrsquoautoriteacute de Diotime les eacutetapes de lrsquoinitiation agrave lrsquoamour du beau

en soi140 La connaissance sensible de la beauteacute nrsquoest peut-ecirctre qursquoune eacutetape mais elle est

une eacutetape et ne doit pas ecirctre sauteacutee crsquoest donc dire si lrsquoextrait du Pheacutedon citeacute il y a a

quelques lignes est tregraves vraisemblablement ironique comme devrait nous inviter agrave le

supposer le patronage des poegravetes sous lequel Socrate place ses propos alors mecircme que la

philosophie a vocation agrave pallier la deacuteficience de la tradition poeacutetique

Platon affirmant implicitement que le philosophe nrsquoa aucune raison qursquoelle soit

eacutethique ou gnoseacuteologique de srsquoastreindre agrave une ascegravese stricte au point de chercher agrave

censurer totalement le corps lrsquoascegravese philosophique nrsquoest pas inaccessible au commun des

mortels elle nrsquoa aucune commune mesure avec lrsquoascegravese radicale des stylites141 elle ne

140 Cf Annexe 13 Il est certes clair que le reacutecit est inauthentique et qursquoil est fort probable que lrsquoentretien entre Diotime de Mantineacutee et le jeune Socrate soit fictif mais une fois encore le dialogue nrsquoa pas vocation agrave fournir un procegraves-verbal partfaitement fiable des faits et gestes de Socrate srsquoil exact comme le fair remarquer Anne-Gabrielle Wersinger que laquo Socrate prend la voix de Diotime et drsquoun jeune Socrate ressemblant agrave Agathon raquo alors rien ne srsquooppose agrave ce que les propos attribueacutes agrave la precirctresse reflegravetent bien la thegravese platonicienne Cf WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo sect 18 Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 141 Du grec στύλος laquo colonne raquo ermites orientaux des deacutebuts du christianisme qui avaient placeacute leurs cel-lules ou sommet de colonnes ou de portiques en ruines pour y pratiquer une ascegravese extrecircme Le plus ceacutelegravebre et le plus embleacutematique est sans doute Simeacuteon lrsquoancien (392-459) qui veacutecut en Syrie retireacute dans une cellule

85

demande qursquoun minimum de discipline et de respect de soi-mecircme elle constitue une

expeacuterience que beaucoup de personnes peuvent connaicirctre elle ne consiste nullement agrave

maudire le fait drsquoecirctre corporel mais bien agrave composer avec la partie non-choisie de nous-

mecircme de maniegravere agrave ce qursquoelle bride le moins possible notre liberteacute psychique Cet exercice

nrsquoest certainement pas facile mais il nrsquoest pas insurmontable pour autant de telle sorte que

si lrsquoascegravese philosophique a eacuteteacute ce par quoi Platon a deacutecouvert lrsquoeacutevidence de lrsquoimmortaliteacute

de lrsquoacircme eacutetant donneacute que cette ascegravese nrsquoest en aucune faccedilon magique ou inaccessible au

commun des mortels alors nous sommes totalement fondeacutes agrave envisager la croyance en

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme le reacutesultat drsquoune reacuteveacutelation que tout homme peut avoir sur

son ecirctre propre au cours drsquoune certaine expeacuterience de vie qursquoelle ait eacuteteacute deacuteclencheacutee

volontairement ou non rien nrsquoexclut que tout homme soit capable mecircme srsquoil nrsquoa pas la

preacutetention drsquoecirctre philosophe de vivre une expeacuterience extatique au travers de laquelle

lrsquoindeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps et donc son immortaliteacute lui apparaisse comme

une ideacutee eacutevidente ou au moins recevable

3 La diffeacuterence relative avec Aristote

Avant de creuser plus avant cette ideacutee dans notre deuxiegraveme partie crsquoest volontiers

que lrsquoon reviendra pour preacuteciser notre propos sur une allusion fugace agrave Aristote qui a eacuteteacute

faite preacuteceacutedemment nous avons en effet trouveacute des accents aristoteacuteliciens agrave lrsquoideacutee suivant

laquelle le corps est moins pour la connaissance un obstacle qursquoun adjuvant insuffisant

alors mecircme que nous ne tirons cette ideacutee nulle part ailleurs que des dialogues de Platon le

paradoxe nrsquoest qursquoapparent car la diffeacuterence entre Platon et Aristote est loin drsquoecirctre aussi

grande qursquoon pourrait le croire et la question de lrsquoacircme elle-mecircme en est un exemple Ainsi

la fameuse tripartition de lrsquoacircme qui donne encore beaucoup de problegravemes agrave lrsquoexeacutegegravese

moderne (drsquoautant que Platon ne la deacutefend pas dans lrsquoensemble de son œuvre) nrsquoest pas

reacuteellement une pomme de discorde entre le Stagirite et son maicirctre mecircme si Aristote est loin

drsquoen faire un dogme agrave raison drsquoailleurs puisque mecircme en suivant la lettre des eacutecrits

platoniciens il apparait nettement qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de prendre au pied de la lettre

cette theacuteorie qui est surtout bien pratique pour expliquer en quoi consistent la justice et

lrsquoinjustice agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoacircme individuelle notamment dans la Reacutepublique142 Il importe

situeacutee au sommet drsquoune colonne et si eacutetroite qursquoil ne pouvait srsquoy allonger et ne se nourrissait que des vic-tuailles que les passants lui hissaient 142 Cf Annexe 14

86

en fait assez peu que lrsquoacircme soit vraiment tripartite disons plutocirct qursquoelle nrsquoa pas besoin de

lrsquoecirctre par sa nature propre il suffit qursquoelle le devienne ou plutocirct qursquoelle se pense comme

telle en drsquoautres termes pour qui nrsquoest pas un philosophe expeacuterimenteacute comme Socrate

penser son acircme comme tripartite permet drsquoadopter une ligne de conduite le mettant agrave lrsquoabri

des eacutegarements heacutedonistes en pensant son νοῦς (intellect) comme une partie de lrsquoacircme

ontologiquement distincte de lrsquoἐπιθυμία (concupiscence) on se donne ainsi les moyens de

controcircler suffisamment lrsquoacircme pour faire en sorte que le νοῦς commande agrave lrsquoἐπιθυμία et non

lrsquoinverse donc que les appeacutetits grossiers ne prennent pas le pas sur la faculteacute de raisonner

ce qui permet drsquoeacuteviter τε ἀδικίαν καὶ ἀκολασίαν καὶ δειλίαν καὶ ἀμαθίαν καὶ συλλήβδην

πᾶσαν κακίαν143 On attribue freacutequemment agrave la Reacutepublique non sans raison une viseacutee

laquo psychologique raquo plutocirct que politique mais la veacuteriteacute premiegravere du dialogue est dans cette

viseacutee eacutethique que rend plus explicite encore le Phegravedre par le mythe de lrsquoattelage aileacute

Aristote ne pouvait pas raisonnablement renier une telle eacutethique le Περὶ ψυχής critique

moins la Reacutepublique ou le Phegravedre que le Timeacutee qui drsquoapregraves Aristote reacuteduit lrsquoacircme agrave

lrsquointellect dans la mesure ougrave il nrsquoy est pas tenu suffisamment compte que les autres

laquo parties raquo (ou plutocirct tendances) de lrsquoacircme ont un mouvement qui leur est propre et qui nrsquoest

pas de lrsquoordre de la κυκλοφορία (mouvement circulaire) νοῦς οὐ γὰρ δὴ οἷόν γ ἡ

αἰσθητική οὐδ οἷον ἡ ἐπιθυμητική τούτων γὰρ ἡ κίνησις οὐ κυκλοφορία144 Selon le

Stagirite Platon proposerait donc une analogie entre lrsquoacircme de lrsquohomme et lrsquoacircme du monde

sans tenir compte du fait que lrsquoacircme du premier ne peut se reacuteduire au νοῦς contrairement agrave

la seconde qui doit ecirctre purement intellectuelle pour que le monde dont elle est le principe

drsquoorganisation forgeacute par le deacutemiurge accomplisse toujours le mecircme type de mouvement

La tripartition de lrsquoacircme ne deacuterangerait donc pas du tout Aristote srsquoil en eacutetait tenu

suffisamment compte du moins si on la prenait pour ce qursquoelle est agrave savoir une

repreacutesentation mythique de ce qursquoest effectivement notre acircme sur terre tirailleacutee entre son

eacutelan vers la connaissance des ecirctres veacuteritables et la tentation de se laisser aller aux deacutelices

de la corporeacuteiteacute La conception de lrsquoacircme comme tripartite est en quelque sorte la marque de

la prise en compte par Platon de la faillibiliteacute humaine Platon sait ce qursquoest lrsquoecirctre humain

et ne le sous-estime pas ni ne le surestime il reconnait que laquo lrsquoacircme humaine nrsquoest donc pas

simple elle porte en elle la marque de la complexiteacute de lrsquohomme raquo145 Le fameux mythe de

lrsquoattelage aileacute permet agrave Platon de prendre acte de la complexiteacute de lrsquohomme qui ne se dirige

143 Plat Reacutepublique IV [443b] laquo lrsquoinjustice la licence la lacirccheteacute lrsquoignorance en un mot tous les vices raquo 144 Aristot De lrsquoacircme I 3 [407a] laquo Lrsquointellect en effet nrsquoest semblable ni agrave lrsquoacircme sensitive ni agrave lrsquoacircme appeacuteti-tive leur mouvement nrsquoest pas circulaire raquo 145 BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie p81

87

pas toujours spontaneacutement vers ce qui est reacuteellement le plus beacuteneacutefique pour lui et se laisse

souvent aller agrave ce qui nrsquoest que le plus seacuteduisant loin drsquoecirctre incongrue la tripartition de

lrsquoacircme et lrsquoensemble des mythes qui en rendent compte est donc lrsquoexpression la plus

saisissante drsquoune reacutealiteacute de notre ecirctre que nous ne pouvons que constater au quotidien elle

nrsquoa pas besoin drsquoecirctre veacuterifieacutee par une connaissance approfondie de la nature de lrsquoacircme ni

mecircme drsquoecirctre moduleacutee de faccedilon agrave lrsquoeacutetablir comme conseacutequence de lrsquounion de lrsquoacircme avec le

corps En somme Platon que lrsquoon preacutesente agrave tort comme un ideacutealiste incroyablement

exigeant envers lrsquohomme tient aussi bien compte de la complexiteacute et de la faillibiliteacute

humaine que son eacutelegraveve Aristote que lrsquoon croit pourtant plus indulgent il en tient mecircme

drsquoautant mieux compte qursquoil lrsquoexacerbe lrsquohypostasie mecircme en lrsquoexprimant au travers drsquoune

repreacutesentation saisissante qursquoAristote au style plus sec ne fait pas sienne mais qursquoil ne

renie pas fondamentalement Drsquoailleurs comment le Stagirite pourrait-il reacutecuser cette

theacuteorie au point de prendre le risque de postuler une simpliciteacute absolue de lrsquoacircme eacutetant

donneacute qursquoil affirme que seul le νοῦς est immortel

De fait et ici se situe apparemment le seul vrai point de deacutesaccord Aristote

contrairement agrave Platon se refuse agrave dire que lrsquoacircme est toute entiegravere immortelle et ne

reconnait cette caracteacuteristique qursquoagrave lrsquointellect pour commencer il ne reconnaicirct pas

drsquoindeacutependance radicale de lrsquoacircme du point de vue de la mobiliteacute ce que lrsquoon considegravere

comme eacutetant laquo ses raquo mouvements sont en fait ceux de lrsquohomme dans son entiegravereteacute dans

son interaction avec le cosmos dont il est partie prenante

βέλτιον γὰρ ἴσως μὴ λέγειν τὴν ψυχὴν ἐλεεῖν ἢ μανθάνειν ἢ διανοεῖσθαι ἀλλὰ τὸν ἄνθρωπον τῇ ψυχῇ τοῦτο δὲ μὴ ὡς ἐν ἐκείνῃ τῆς κινήσεως οὔσης ἀλλ ὁτὲ μὲν μέχρι ἐκείνης ὁτὲ δ ἀπ ἐκείνης οἷον ἡ μὲν αἴσθησις ἀπὸ τωνδί ἡ δ ἀνάμνησις ἀπ ἐκείνης ἐπὶ τὰς ἐν τοῖς αἰσθητηρίοις κινήσεις ἢ μονάς146

Dire que lrsquoacircme nrsquoest pas la cause premiegravere du mouvement et peut en ecirctre indiffeacuteremment le

point de deacutepart ou drsquoarriveacutee revient agrave faire drsquoelle un rouage parmi drsquoautres dans

lrsquointeraction de lrsquohomme avec tous les autres ecirctres animeacutes ou inanimeacutes et donc agrave dire

qursquoelle peut ecirctre mue par drsquoautres forces que les siennes elle nrsquoest donc pas automotrice et

rien ne srsquooppose agrave ce que son mouvement cesse de fait les faculteacutes psychiques

srsquoaffaiblissent au fil du temps et sont tout autant soumises agrave la seacutenescence que les faculteacutes

corporelles dont elles sont drsquoailleurs compleacutementaires il semble de plus en plus difficile

146 Aristot De lrsquoacircme I 4 [408b] laquo Il est peut-ecirctre meilleur de ne pas dire que lrsquoacircme a pitieacute apprend ou pense mais que crsquoest lrsquohomme par son acircme non pas que le mouvement se situe dans lrsquoacircme mais que tantocirct il en part tantocirct il en vient comme la sensation part de certains objets tandis que la reacuteminiscence part de lrsquoacircme vers les mouvements ou les haltes pour les organes sensoriels raquo

88

aujourdrsquohui de postuler une incorruptibiliteacute totale de lrsquoacircme ce qui rend pour ainsi dire

visionnaire lrsquoaffirmation drsquoAristote suivant laquelle seul le νοῦς est incorruptible

ὁ δὲ νοῦς ἔοικεν ἐγγίνεσθαι οὐσία τις οὖσα καὶ οὐ φθείρεσθαι μάλιστα γὰρ ἐφθείρετ ἂν ὑπὸ τῆς ἐν τῷ γήρᾳ ἀμαυρώσεως νῦν δ ὥσπερ ἐπὶ τῶν αἰσθητηρίων συμβαίνει (hellip) ὥστε τὸ γῆρας οὐ τῷ τὴν ψυχήν τι πεπονθέναι ἀλλ ἐν ᾧ καθάπερ ἐν μέθαις καὶ νόσοις147

Le νοῦς lui-mecircme nrsquoest pas affecteacute par lrsquoaffaiblissement quentraicircne la vieillesse qui

eacutemousse cependant lrsquoensemble des faculteacutes que lrsquoon peut exercer essentiellement gracircce agrave

lrsquointellect ndash essentiellement mais pas uniquement lrsquoensemble des attributs de la personne

humaine y pourvoient et lrsquoaffaiblissement de lrsquoun drsquoeux altegravere notre capaciteacute agrave faire un

usage parfait de notre intellect ce qui est drsquoautant moins surprenant pour nous quil est

deacutesormais acquis que linvestigation logique neacutecessite que le corps ne fasse plus sentir sa

preacutesence au point de perturber lactiviteacute noeacutetique ce qui ne peut manquer de devenir de

plus en plus difficile au fur et agrave mesure que le vieillissement apporte des douleurs diverses

et un affaiblissement geacuteneacuteraliseacute des fonctions corporelles savoir cela ne saurait cependant

suffire pour affirmer que le νοῦς pourrait ecirctre lui aussi sujet agrave la corruption une maladie

ayant souvent ralenti la capaciteacute drsquoun individu agrave produire des raisonnements sans jamais

pour autant lrsquoaneacuteantir Selon Aristote donc ce nrsquoest pas lrsquointellect lui-mecircme qui est affecteacute

par le vieillissement mais plutocirct notre capaciteacute agrave en faire usage de sorte que tout porte agrave

croire que seul lrsquointellect est immortel et qursquoil ne peut en aller autant de lrsquoacircme toute entiegravere

car et ici se situe probablement le plus important point de deacutesaccord avec Platon lrsquoacircme

nrsquoest mecircme pas envisageacutee comme eacutetant de jure seacuteparable du corps puisqursquoelle trouve sa

raison drsquoecirctre dans le fait de donner vie agrave un corps si la vie corporelle nrsquoeacutetait agrave lire Platon

agrave la lettre qursquoun pis-aller en attendant mieux elle est en revanche une fin en soi pour

Aristote qui fait de lrsquoacircme lrsquoἐντελέχεια du corps ἄρα τὴν ψυχὴν οὐσίαν εἶναι ὡς εἶδος

σώματος φυσικοῦ δυνάμει ζωὴν ἔχοντος ἡ δ οὐσία ἐντελέχεια τοιούτου ἄρα σώματος

ἐντελέχεια148 Le terme ἐντελέχεια deacutesigne habituellement lrsquoecirctre agrave lrsquoeacutetat drsquoachegravevement

mais Aristote lrsquoemploie ici dans un sens bien particulier qui le rapproche du mot εἶδος au

sens drsquoessence intelligible actualisant la matiegravere ndash le terme est drsquoailleurs bien utiliseacute

comme tel Consideacuterer lrsquoacircme comme une enteacuteleacutechie crsquoest la deacutefinir comme ce par quoi le

147 Aristot De lrsquoacircme I 4 [408b] laquo Et lrsquointellect semble naicirctre en nous en tant que substance et ne pas se corrompre Tout au plus en effet pourrait-il se corrompre sous lrsquoeffet de lrsquoaffaiblissement ducirc agrave la vieillesse mais ccedila se passe en fait comme pour les organes sensoriels (hellip) De sorte que la vieillesse nrsquoest pas endureacutee par lrsquoacircme mais par lrsquohomme comme dans lrsquoivresse et dans les maldies raquo 148 Aristot De lrsquoacircme II 1 [412a] laquo Lrsquoacircme est donc neacutecessairement substance en tant que forme drsquoun corps naturel qui possegravede la vie en puissance Or la forme est enteacuteleacutechie donc lrsquoacircme est lrsquoenteacuteleacutechie drsquoun tel corps raquo

89

corps vivant ne se reacutesume pas agrave de la matiegravere brute et possegravede un principe drsquoorganisation

qui lui est propre de sorte que lrsquoacircme nrsquoest plus autoteacutelique chez le Stagirite et que le corps

nrsquoest plus une charge qui met lrsquoacircme agrave lrsquoeacutepreuve mais devient au contraire sa raison drsquoecirctre

ndash le corps ne devient pas premier pour autant puisqursquoil est bien preacuteciseacute qursquoil nrsquoest vivant

qursquoen puissance et qursquoil ne lrsquoest en acte que gracircce agrave la preacutesence de lrsquoacircme crsquoest lrsquoecirctre

vivant dans son entiegravereteacute actuelle qui a une existence propre Lrsquoacircme ne beacuteneacuteficie plus de

lrsquoindeacutependance qui garantissait son immortaliteacute chez Platon et Aristote dit ouvertement

οὐκ ἔστιν ἡ ψυχὴ χωριστὴ τοῦ σώματος ἢ μέρη τινὰ αὐτῆς149 jugement que formule

Aristote en se placcedilant du point de vue du corps vivant pris dans son entiegravereteacute preacutesente

Cette derniegravere preacutecision doit ecirctre prise au seacuterieux lrsquoapparent deacutesaccord entre Platon et son

disciple relegraveve probablement drsquoune diffeacuterence de perspective en effet le maicirctre et le

Stagirite ne poursuivent pas du tout le mecircme but lorsqursquoils parlent de lrsquoacircme Contrairement

agrave Aristote Platon nrsquoa pas la preacutetention de fournir un exposeacute exhaustif des connaissances

disponibles sur la nature de la ψυχή en preacutesentant lrsquoacircme comme tripartite Platon cherche

moins agrave dire la veacuteriteacute agrave son sujet qursquoagrave justifier la vie du philosophie qui veille

effectivement agrave ecirctre dirigeacute par son intellect aussi bien dans sa quecircte de veacuteriteacute que dans la

vie quotidienne En somme le Pheacutedon est drsquoabord protreptique tandis que le De Anima est

drsquoabord descriptif Platon cherche agrave inciter agrave mener une vie philosophique deacutetacheacutee au

maximum des affections corporelles et crsquoest pourquoi il srsquointeacuteresse agrave ce que pourrait ecirctre

la vie drsquoune acircme deacutesincarneacutee lrsquoeacuterigeant en ideacuteal reacutegulateur de la conduite agrave mener ici-bas

tandis qursquoAristote recherche la veacuteriteacute sur lrsquoacircme et crsquoest pourquoi il srsquointeacuteresse agrave ce que lrsquoon

sait drsquoelle hic et nunc ce qui leacutegitime qursquoil lrsquoenvisage drsquoabord dans son rapport au corps

Puisque ce qursquoAristote recherche nrsquoeacutetait pas la prioriteacute pour Platon rien nrsquointerdit de

penser que lrsquoeacutelegraveve ait expliciteacute ce qui nrsquoeacutetait qursquoimplicite chez le maicirctre comme nous

invite agrave le faire de la ceacutelegravebre lettre VII la seule de la collection de lettres que la philologie

nrsquoa pas deacutefinitivement disqualifieacutee comme apocryphe

οὔτε γὰρ πέφυκεν ἀθάνατος ἡμῶν οὐδείς οὔτ᾽ εἴ τῳ συμβαίη γένοιτο ἂν εὐδαίμων ὡς δοκεῖ τοῖς πολλοῖς κακὸν γὰρ καὶ ἀγαθὸν οὐδὲν λόγου ἄξιόν ἐστιν τοῖς ἀψύχοις ἀλλ᾽ ἢ μετὰ σώματος οὔσῃ ψυχῇ τοῦτο συμβήσεται ἑκάστῃ ἢ κεχωρισμένῃ150

149 Aristot De lrsquoacircme II 1 [412a-b] laquo Lrsquoacircme nrsquoest donc pas seacutepareacutee du corps du moins certaines de ses par-ties raquo 150 Plat Lettre VII [334e-335a] laquo Nul parmi nous nrsquoest neacute immortel et si cela devait eacutechoir agrave quelqursquoun il ne deviendrait pas heureux comme le croit la masse il nrsquoy a en effet ni bien ni mal digne de ce nom pour les ecirctres sans acircme mais bien pour lrsquoacircme unie agrave un corps ou seacutepareacutee raquo

90

Joseph Souilheacute a traduit le deacutebut de cet extrait par laquo nul nrsquoest naturellement immortel raquo ce

qui nrsquoest pas incorrect mais ne rend pas justice agrave lrsquousage du verbe φύω conjugueacute au parfait

et rendant donc compte drsquoune action acheveacutee en lrsquooccurrence ici celle par laquelle un

individu a eacuteteacute fait tel ou tel agrave la naissance Platon souligne donc peut-ecirctre que lrsquoon ne nait

pas immortel mais qursquoon le devient srsquoil avait voulu poser que lrsquoimmortaliteacute eacutetait

absolument inaccessible pour tout ecirctre humain il aurait employeacute le verbe εἰμί (ecirctre) et non

le verbe φύω (faire naicirctre) De fait une acircme pour ecirctre toute entiegravere immortelle doit faire

un effort sur elle-mecircme pour nrsquoecirctre dirigeacutee que par sa partie rationnelle une acircme qui en

revanche serait entiegraverement assujettie aux passions du corps ne pourrait logiquement que

disparaicirctre en mecircme temps que ce dernier puisqursquoelle perdrait par conseacutequent ce qui

constitue son principe directeur ndash cette derniegravere proposition est volontairement eacutecrite au

conditionnel puisqursquoune telle acircme ne peut exister mecircme lrsquohomme qui nrsquoeacutecoute que son

corps est obligeacute pour satisfaire ce dernier drsquouser de sa raison de son intellect pour

deacuteployer les ruses les expeacutedients et tous les autres moyens honnecirctes ou non drsquoarriver agrave

satieacuteteacute Agrave cet eacutegard on pourrait dire que lrsquoacircme de lrsquohomme qui nrsquoeacutecoute que ses appeacutetits

corporels une fois seacutepareacutee du corps perdrait ce qui jusqursquoalors lui tenait lieu drsquoἀρχή

deviendrait autre et ne serait donc plus assimilable agrave lrsquoindividu qursquoelle constituait dans son

union avec le corps En revanche lrsquoecirctre drsquoun homme tel que Socrate pour lequel

lrsquoinfluence du corps est reacuteduite agrave sa portion congrue est deacutejagrave semblable (faute drsquoecirctre eacutegal)

agrave celui de son acircme apregraves la mort corporelle Socrate pouvait donc ecirctre consideacutereacute comme

eacutetant deacutejagrave immortel mais crsquoest lagrave moins un fait laquo naturel raquo que le fruit de la faccedilon dont il a

meneacute sa vie Donc puisque seule la partie lrsquoacircme qui a reacuteussi agrave se deacutetacher du corps survit

reacuteellement agrave ce dernier alors il est logique que seul le νοῦς qui nrsquoest pas tenu par sa nature

drsquoentretenir un commerce continu avec la σῶμα survive reacuteellement au corps lrsquoacircme du

vrai philosophe survit de faccedilon presque inteacutegrale au corps puisqursquoelle se reacutesume quasiment

agrave lrsquointellect mais lrsquoacircme du deacutebaucheacute priveacute de ce qui eacutetait sa raison drsquoecirctre ne peut que

devenir autre dans la mort ce nrsquoest donc pas veacuteritablement elle qui survit mais le seul

intellect atrophieacute de srsquoecirctre si peu exerceacute sur terre et qui comme lrsquoexplique le Phegravedre doit

retourner sur terre autant de fois qursquoil faudra pour pouvoir se rendre digne des demeures

ceacutelestes des acircmes Lrsquoapparent deacutesaccord entre Platon et Aristote sur la destineacutee post

corporis mortem de lrsquoacircme peut donc ecirctre deacutepasseacute en consideacuterant que Platon reconnaissait

que ne survit de lrsquoacircme que ce qui nrsquoa pas eu de commerce avec le corps et que dans le

cadre de la tripartition de lrsquoacircme les deux autres parties disparaissaient avec le corps Crsquoest

du moins ainsi que nous nous proposons de deacutepasser leur deacutesaccord mais cette explication

91

nrsquoa pas vocation agrave ecirctre la seule envisageable lrsquoessentiel agrave retenir eacutetant dans le fait que le

maicirctre et lrsquoeacutelegraveve ne poursuivaient pas les mecircmes buts Platon ne srsquointeacuteressait

veacuteritablement qursquoagrave lrsquoacircme du philosophe son but eacutetait drsquoen assurer la formation il est donc

logique qursquoil nrsquoait pas jugeacute neacutecessaire drsquoexpliciter plus avant cette ideacutee qui nrsquoest devenue

explicite qursquoavec Aristote qui cherchait agrave connaicirctre la nature de lrsquoacircme en tant que telle et

donc agrave connaicirctre les acircmes de tous les hommes et mecircme celles des animaux de lagrave agrave dire

que le deacutesaccord est essentiellement dans lrsquoemploi des termes il nrsquoy a qursquoun pas Le

moyen-acircge nrsquoa eu de cesse drsquoinsister sur lrsquoeacutecart apparent entre le Stagirite et son maicirctre

contribuant ainsi agrave bacirctir une opposition qui a la vie dure Unde Boethius Aristotelem

commemorat genera et species in sensibilibus tantum velle subsistere extra autem

intellegi Platonem vero non solum ea extra sensibilia intellegi verum etiam esse151 Ce qui

est encore une diffeacuterence ontologique radicale chez Abeacutelard peut cependant ecirctre rameneacute agrave

une simple diffeacuterence de point de vue ou plus exactement drsquoobjet de recherche Platon

parlait de la chose laquo en soi raquo lagrave ougrave Aristote ne parlait que des choses laquo en acte raquo ce qui

repreacutesente sinon une importante diffeacuterence drsquooptique en tout cas une diffeacuterence assez

nette dans la choix du domaine de recherche abordeacute de telle sorte que les points de vue

diffegraverent sans srsquoexclure radicalement de mecircme Platon parle bien de lrsquoacircme laquo en soi raquo telle

qursquoelle devrait ecirctre de jure crsquoest-agrave-dire une pure substance intellectuelle tandis

qursquoAristote parle de lrsquoacircme telle qursquoelle se preacutesente de facto au sein de laquelle seul le νοῦς

se manifeste comme veacuteritablement immortel le Stagirite a pris le parti drsquoexaminer lrsquoacircme

telle qursquoelle se preacutesentait agrave lui hic et nunc drsquoune maniegravere semblable agrave celle drsquoun chercheur

contemporain qui examinerait un animal tandis que Platon dans sa volonteacute de former les

meilleures des acircmes a forgeacute lrsquoimage drsquoune acircme laquo ideacuteale raquo totalement libeacutereacutee des attaches

corporelles image dont il nrsquoeacutetait pas totalement dupe lui-mecircme au point de preacutetendre que

le philosophe pouvait reacutealiser cet ideacuteal de son vivant de sorte qursquoil a situeacute la possibiliteacute de

cet accomplissement apregraves la mort du corps Platon nrsquoavait pas besoin de preacutesenter Socrate

caracteacuterisant lrsquoacircme telle qursquoelle vit sur terre puisque la mise en scegravene de ses dialogues en

disait deacutejagrave infiniment plus agrave ce sujet que nrsquoauraient pu le faire bien des longs discours srsquoil

avait pris cette peine qui est superflue agrave lrsquoeacutechelle de son œuvre il en serait peut-ecirctre arriveacute

agrave des conclusions semblables agrave celles drsquoAristote car il ne considegravere mecircme pas que lrsquoacircme

soit reacuteellement indeacutependante du corps dans lrsquoabsolu certes le mythe du Phegravedre preacutesente

151 ABEacuteLARD Pierre Logica Ingredientibus Boeth p16721 Cf Peter Abaelards Philosophische Schriften p8 laquo Comme le rappelle Boegravece Aristote soutient que le genre et lrsquoespegravece nrsquoexistent que dans le sensible et qursquoau-delagrave ce ne sont que des objets drsquointellection tandis que pour Platon hors du sensible ce ne sont pas seulement des objets drsquointellection mais ils existent vraimentt raquo

92

lrsquoincarnation de lrsquoacircme dans un corps comme la conseacutequence drsquoune maladresse mais le lien

entre les deux entiteacutes nrsquoest pas pour autant preacutesenteacute comme une incongruiteacute contraire agrave leur

nature lrsquoacircme qui chute tombant bel et bien dans un corps qursquoelle se doit drsquoanimer et non

pas nrsquoimporte ougrave sa destineacutee nrsquoest drsquoailleurs pas laisseacutee au hasard mais reacutegleacutee suivant un

ordre exprimeacute par un θεσμός (deacutecret) mythique

θεσμός τε Ἀδραστείας ὅδε ἥτις ἂν ψυχὴ θεῷ συνοπαδὸς γενομένη κατίδῃ τι τῶν ἀληθῶν μέχρι τε τῆς ἑτέρας περιόδου εἶναι ἀπήμονα κἂν ἀεὶ τοῦτο δύνηται ποιεῖν ἀεὶ ἀβλαβῆ εἶναι ὅταν δὲ ἀδυνατήσασα ἐπισπέσθαι μὴ ἴδῃ καί τινι συντυχίᾳ χρησαμένη λήθης τε καὶ κακίας πλησθεῖσα βαρυνθῇ βαρυνθεῖσα δὲ πτερορρυήσῃ τε καὶ ἐπὶ τὴν γῆν πέσῃ τότε νόμος ταύτην μὴ φυτεῦσαι εἰς μηδεμίαν θήρειον φύσιν ἐν τῇ πρώτῃ γενέσει ἀλλὰ τὴν μὲν πλεῖστα ἰδοῦσαν εἰς γονὴν ἀνδρὸς γενησομένου φιλοσόφου ἢ φιλοκάλου ἢ μουσικοῦ τινος καὶ ἐρωτικοῦ 152

Platon ne preacutetend donc agrave aucun moment que lrsquoarbitraire regravegne dans la destineacutee des acircmes

pas plus drsquoailleurs qursquoil ne regravegne dans lrsquoordre du monde de telle sorte que lrsquoacircme qui

descend sur terre ne peut faire autre chose qursquoanimer un corps il nrsquoy a pas drsquoacircme

condamneacutee du moins agrave la premiegravere geacuteneacuteration agrave errer toute seule sur terre et lorsque

Socrate eacutevoque la possibliteacute drsquoune telle situation dans le Pheacutedon il exprime moins sa

vision des choses qursquoil nrsquoinvoque des traditions populaires pouvant appuyer son propos

ἡ τοιαύτη ψυχὴ βαρύνεταί τε καὶ ἕλκεται πάλιν εἰς τὸν ὁρατὸν τόπον φόβῳ τοῦ ἀιδοῦς τε καὶ Ἅιδου ὥσπερ λέγεται περὶ τὰ μνήματά τε καὶ τοὺς τάφους κυλινδουμένη περὶ ἃ δὴ καὶ ὤφθη ἄττα ψυχῶν σκιοειδῆ φαντάσματα οἷα παρέχονται αἱ τοιαῦται ψυχαὶ εἴδωλα αἱ μὴ καθαρῶς ἀπολυθεῖσαι ἀλλὰ τοῦ ὁρατοῦ μετέχουσαι διὸ καὶ ὁρῶνται153

Platon ne se sent pas fondeacute agrave preacutetendre que lrsquoacircme est absolument indeacutependante du corps ce

qui est tout agrave fait logique lrsquoascegravese philosophique lui a sans doute permis drsquoentrevoir la

capaciteacute de lrsquoacircme agrave srsquoaffranchir des attaches mateacuterielles que lui impose lrsquounion avec un

corps mais il nrsquoa pu que lrsquoentrevoir lrsquoindeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps est une

indeacutependance de jure et non de facto Lrsquoexpeacuterience extatique du philosophe platonicien nrsquoa

pas pu ecirctre une expeacuterience de sortie complegravete du corps mais une expeacuterience de

deacutetachement relatif permettant un exercice de reacuteflexion logique dans les meilleures

conditions possibles il srsquoagit donc drsquoune expeacuterience qui nrsquoest pas reacuteserveacutee agrave une eacutelite mais 152 Plat Phegravedre [248c-d] laquo Voici donc le deacutecret drsquoAdradteacutee Toute acircme qui accompagnant un dieu aura con-templeacute le vrai sera jusqursquoagrave la reacutevolution suivante sans souci et si elle peut toujours faire ainsi elle est tranquille pour toujours mais quand incapable de se laisser guider elle nrsquoa pas vu et que par suite de quelque malchance srsquoeacutetant laisseacutee aller agrave lrsquooubli et remplie de perversion elle srsquoest alourdie et ainsi alour-die ayant perdu ses ailes et eacutetant tombeacutee sur la terre alors une loi fait qursquoelle ne srsquoimplante en aucune nature de becircte agrave la premiegravere geacuteneacuteration mais que celle qui a vu le plus aille dans la semence drsquoun homme qui de-viendra ami du savoir de la beauteacute ou inspireacute par les muses ou par lrsquoamour raquo 153 Plat Pheacutedon [81c-d] laquo Une telle acircme est alourdie et attireacutee en sens inverse vers le lieu visible par peur du lieu invisible comme lrsquoon nomme le pays drsquoHadegraves se roulant autour des monuments funeacuteraires et des tom-beaux autour desquels on a vu en effet quelques sombres fantocircmes drsquoacircmes de telles images conviennent agrave ces acircmes qui nrsquoont pas eacuteteacute libeacutereacutees en eacutetat de pureteacute mais au contraire en pleine participation au visible et sont par suite elles aussi visibles raquo

93

agrave laquelle le philosophe srsquoil est de bonne volonteacute peut initier autrui et rien nrsquointerdit que

Platon ait effectivement reacuteussi agrave initier son eacutelegraveve Aristote agrave cette expeacuterience qui aurait

permis au Stagirite drsquoenvisager lrsquointellect comme eacutetant immortel ce qui nrsquoen plaide que

drsquoautant plus en faveur de lrsquouniversaliteacute potentielle de cette expeacuterience

94

95

Deuxiegraveme partie

Analyse de la speacutecificiteacute humaine comme

enjeu

96

97

Chapitre 1 Le mystegravere de la connaissance humaine

Lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoeacutetait donc pas une fin en soi pour Platon il y croyait tregraves

probablement en toute sinceacuteriteacute mais ne remettait pas fondamentalement en cause le fait

que crsquoeacutetait lagrave affaire de μῦθος plutocirct que de λόγος et il approchait cette question en des

termes logiques dans la mesure ougrave elle servait les buts qursquoil poursuivait en tant que

fondateur de lrsquoAcadeacutemie Mais ces objectifs Platon ne les tirait pas du neacuteant il ne les

imposait pas agrave la Gregravece comme une nouveauteacute radicale bien au contraire il cherchait agrave

montrer que la philosophie devait permettre au citoyen hellegravene drsquoobtenir les reacutesultats que le

politique et le poegravete nrsquoeacutetaient plus en mesure drsquoavoir il ne cherchait pas agrave imposer du jour

au lendemain agrave la Gregravece des buts qui lui eacutetaient eacutetrangers tel un manager drsquoaujourdrsquohui

qui imposerait des objectifs irreacutealistes agrave ses employeacutes il venait au contraire montrer que la

philosophie eacutetait non seulement un moyen mais mecircme le moyen le seul reacuteellement

efficace celui qui ne pouvait pas avoir les deacutefaillances de la poeacutesie et du politique pour

reacutealiser agrave nouveaux frais lrsquoideacuteal du citoyen grec libre Dans les dialogues la recherche est

souvent fausseacutee agrave cause du manque de bonne volonteacute de lrsquoun des interlocuteurs de Socrate

interlocuteur qui ne comprend pas (et refuse mecircme souvent drsquoessayer de comprendre) en

quoi consiste la philosophie mais il est tout de mecircme reacuteveacutelateur qursquoagrave aucun moment le

deacutesaccord ne porte sur la leacutegitimiteacute du but poursuivi si le dialogue entre Socrate et ses

concitoyens reste possible malgreacute lrsquoembarras dans lequel le philosophe plonge jusqursquoaux

plus brillants orateurs crsquoest bien parce que la philosophie se pose les vraies questions

celles que se pose le commun des mortels Platon nrsquoinvente pas les questions qursquoil pose il

srsquoempare de celles que tout le monde se pose lrsquoinnovation de la philosophie ne se situant

pas dans le questionnement lui-mecircme mais dans lrsquoart et la maniegravere de lrsquoapprocher La

conversation du Meacutenon deacutebouche sur une impasse certes Meacutenon est deacutesarccedilonneacute par

Socrate au point de le comparer agrave une νάρκη (poisson torpille) [80a] et Anytos part irriteacute

contre Socrate (laquo ecirctre irriteacute raquo est une traduction possible du verbe χαλεπαίνειν [95a]) non

sans profeacuterer agrave son eacutegard les menaces qui auront les conseacutequences tragiques que lrsquoon sait

et pourtant agrave aucun moment les interlocuteurs ne se sont deacutepartis du but poursuivi agrave savoir

la connaissance de lrsquoἀρετή et les moyens de lrsquoenseigner cette constance srsquoexplique tregraves

98

simplement puisquil sagit dun objectif qui reste parlant pour tout grec mecircme pour un

sophiste comme Meacutenon ou un reacuteactionnaire comme Anytos ce qui est en jeu nrsquoeacutetant ni

plus ni moins que lrsquoexcellence de lrsquohomme ndash cette traduction est plus preacutecise que le mot

laquo vertu raquo par lequel on traduit freacutequemment ἀρετή au risque de christianiser le mot et

surtout drsquoen reacuteduire excessivement la signification qui recouvre lrsquoensemble de ce par quoi

un homme meacuterite drsquoecirctre appeleacute un homme autant dire pour reprendre lrsquoexpression de

Franccedilois Feacutedier laquo la maniegravere drsquoecirctre ougrave lrsquoecirctre humain est pleinement ce qursquoil est raquo154 Crsquoest

volontiers que lrsquoon soulignera la tregraves large porteacutee de cette question car tout en eacutetant

typiquement grecque dans les termes elle nrsquoen est pas moins susceptible de se poser agrave

toute eacutepoque nrsquoeacutetant qursquoune formulation parmi drsquoautres versions envisageables de la

sempiternelle question de son ecirctre que lrsquohomme ne cesse de se poser En somme puisque

les questions que se pose Platon ne sont en rien originales puisqursquoelles sont le pain

quotidien de tout grec et mecircme de tout homme alors rien ne srsquooppose agrave ce que la thegravese de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ait pu apparaicirctre comme une eacutevidence agrave lrsquohomme cherchant agrave

eacuteclaircir le plus grand mystegravere jamais soumis agrave sa curiositeacute agrave savoir lui-mecircme Sans

preacutetendre eacutepuiser lrsquoentiegravereteacute de cette speacutecificiteacute humaine qui rend lrsquohomme agrave ce point

eacutetonnant agrave lui-mecircme il est toutefois envisageable de distinguer trois caracteacuteristiques

essentielles de lrsquoecirctre humain qui trouvent la possibiliteacute drsquoune explication de leur raison

drsquoecirctre dans la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme caracteacuteristiques qui ont deacutejagrave pu transparaicirctre

au fil de la lecture de Platon et qursquoil est temps deacutesormais de diffeacuterencier nettement la

premiegravere drsquoentre elles (les deux autres seront connues bien assez tocirct) eacutetant la condition

mecircme de possibiliteacute de la philosophie la raison decirctre de lAcadeacutemie et mecircme ce par quoi

la science moderne elle-mecircme deacutefinit lrsquohomme en lui donnant le nom drsquohomo sapiens agrave

savoir la connaissance Cela ne signifie pas que les animaux sont incapables de toute forme

de connaissance bien au contraire tout animal doit pouvoir acceacuteder agrave une certaine

connaissance de ce qui lrsquoentoure pour savoir ce qui est nuisible ou ce qui est utile agrave sa

conservation mais cette connaissance se caracteacuterise justement par sa viseacutee premiegraverement

utilitaire or si nous parlons drsquoun laquo mystegravere raquo de la connaissance humaine crsquoest justement

parce que cette derniegravere ne se limite pas agrave ce qui est immeacutediatement utile agrave sa

conservation la connaissance nrsquoest pas un bien en tant que tel pour lrsquohomme qui est

parfaitement capable de rechercher des connaissances qui lui sont nuisibles (ne citons que

la bombe atomique) ou tout simplement inutiles drsquoun point de vue strictement vital par

154 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p73

99

exemple peu de gens aujourdrsquohui se soucient encore de questions meacutetaphysiques et si vous

interrogez un individu lambda sur des connaissances qui ne lui sont pas drsquoun secours

particulier dans la vie quotidienne il vous reacutepondra peut-ecirctre que laquo ccedila ne lrsquoempecircche pas de

vivre raquo et de fait ne pas se poser de questions philosophiques nrsquoa jamais empecirccheacute

personne de vivre au sens biologique du terme Pourtant malgreacute son apparente inutiliteacute

vitale la penseacutee conceptuelle est omnipreacutesente dans la vie humaine mecircme les hommes

qui ne se posent que peu de questions meacutetaphysiques emploient au quotidien certes sans

srsquoen rendre compte la plupart du temps des ideacutees dont lrsquoorigine ne saurait deacuteriver

exclusivement de lrsquoexpeacuterience sensible et qui ne sont pas directement utiles agrave la

continuation de la vie Platon lui-mecircme ne srsquoy trompe pas et choisit comme exemple de

ce qursquoil nrsquoappelait pas encore des concepts des ideacutees qui ne sont guegravere eacutelaboreacutees et font

partie inteacutegrante du quotidien de chacun comme αὐτὸ τὸ ἴσον (lrsquoeacutegal en soi)

1 De lrsquoascegravese philosophique agrave lrsquoinsuffisance du corps et lrsquoexcegraves de lrsquoesprit

Cette speacutecificiteacute de la connaissance humaine qui peut ecirctre autre que sensible se

reacutevegravele bien entendu de faccedilon aigueuml dans lrsquoexpeacuterience par laquelle se fait jour la seacuteparabiliteacute

de jure de lrsquoacircme et du corps cette expeacuterience eacutetant preacuteciseacutement celle au cours de laquelle

lrsquoacircme srsquoefforce de penser avec un secours minimal du corps si les ideacutees qui ne deacuterivent

pas entiegraverement de lrsquoexpeacuterience sensible sont le pain quotidien de lrsquohomme cette

expeacuterience asceacutetique permet de faire eacutemerger des ideacutees plus deacutetacheacutees que jamais du

sensible la diffeacuterence entre de telles ideacutees et celles dont il est fait usage au quotidien nrsquoest

que de degreacute de mecircme que la diffeacuterence entre lrsquoexpeacuterience asceacutetique propre au philosophe

expeacuterimenteacute et ce que tout homme peut en connaicirctre en quotidien Inversement lorsque le

corps reacuteagissant agrave un excegraves de froid ou de chaleur agrave un excegraves ou agrave un manque

drsquoalimentation agrave un excegraves ou agrave un manque de lumiegravere agrave une douleur excessive agrave un bruit

excessif ou toute autre cause fait sentir sa preacutesence drsquoune faccedilon plus intense que

drsquoordinaire cet eacutetat de choses envahit lrsquoecirctre de lrsquohomme devient lrsquoobjet premier de ses

preacuteoccupations et cest pourquoi le premier souci de Socrate est drsquoeacuteliminer tout eacuteleacutement

qui pourrait donner au corps une preacutesence excessive et opposer un obstacle au bon

deacuteroulement de lrsquoinvestigation philosophique que ce soient les cris de Xanthippe ou ceux

de ses compagnons ou encore la douleur qursquoil ressent en portant ses chaicircnes mais mecircme

un individu non-philosophe est capable drsquoeacuteprouver la neacutecessiteacute de reacuteduire agrave sa portion

congrue lrsquointensiteacute avec laquelle le corps signale sa preacutesence pour qursquoune activiteacute

100

neacutecessitant un effort intellectuel mecircme le plus basique soit meneacutee agrave bien mecircme le simple

fait par exemple de preacuteparer sa liste de commissions et de preacutevoir plusieurs jours de

provisions neacutecessite un effort de reacuteflexion qui sans ecirctre intense nrsquoen demande pas moins

une certaine concentration et donc une certaine seacutereacuteniteacute si lrsquoon essaie de faire sa liste de

courses dans une salle bruyante surchauffeacutee et mal eacuteclaireacutee qui plus est en eacutetant tortureacute

par une douleur au genou et un estomac qui crie famine il est bien eacutevident que toutes ces

circonstances imposeront agrave lrsquoindividu de produire un effort suppleacutementaire qui diminuera

lrsquoefficaciteacute avec laquelle le travail sera meneacute faire taire le corps autant que faire se peut

reacutepond agrave un impeacuteratif drsquoefficaciteacute agrave une neacutecessiteacute de faire en sorte que les efforts spirituels

ne soient mobiliseacutes que dans un but bien deacutetermineacute celui-lagrave mecircme que lrsquoindividu srsquoest

fixeacute et que ces efforts ne soient pas deacutetourneacutes de cette fin vers un objectif non-choisi ndash la

satisfaction des besoins corporels est justement ce qursquoil y a de moins choisi comme but le

domaine ougrave notre liberteacute intervient le moins Cela est sans doute plus sensible encore dans

le travail de lrsquoartiste il nrsquoest pas rare que des artistes travaillent la nuit de faccedilon agrave ne plus

avoir pour lumiegravere que celle qursquoils ont choisie et qui leur convient le mieux la lumiegravere du

jour ayant lrsquoinconveacutenient majeur drsquoecirctre toujours imposeacutee et qui plus est variable dans ce

cadre ougrave tout se tait autour de lui lrsquoartiste a tout le loisir de se constituer une sphegravere

drsquointimiteacute tregraves reacuteduite ougrave il se retrouve seul en tecircte agrave tecircte avec la matiegravere qursquoil tente de

modeler et se trouve ainsi libeacutereacute de tout ce qui pouvait venir opposer un obstacle agrave son eacutelan

creacuteatif lrsquoexemple de Victor Hugo eacutecrivant agrave la lumiegravere drsquoune bougie est devenu

leacutegendaire Cela ne signifie pas que lrsquoartiste se coupe du monde bien au contraire il srsquoen

nourrit mais cette matiegravere accumuleacutee dans la vie de tous les jours (et il faut souligner le

mot laquo jour raquo dans cette expression) parmi les hommes neacutecessite souvent pour ecirctre

maicirctriseacutee faccedilonneacutee que lrsquoartiste ne reccediloive plus drsquoautre information sensorielle que celle

qursquoil compte retraiter cela explique qursquoun peintre puisse parfois mener la vie dure agrave ses

proches quand il est en plein eacutelan creacuteatif ndash on pensera ici agrave Ceacutezanne qui exigeait une

immobiliteacute totale de la part de ses modegraveles imposant ainsi un effort assez inhabituel aux

paysans qui lui servaient de modegraveles pour laquo les joueurs de cartes raquo La reacuteussite drsquoune

deacutemarche artistique deacutepend donc en grande partie de la capaciteacute du creacuteateur agrave mettre agrave part

au moment opportun sinon tout son corps au moins la partie du corps sans utiliteacute

immeacutediate pour sa pratique le roman franccedilais du XIXe siegravecle a souvent mis en scegravene

lrsquoeacutechec de lartiste mais cet eacutechec est rarement aussi fatal qursquoil en a lrsquoair ainsi dans

Manette Salomon le roman des fregraveres Goncourt si Anatole est un peintre rateacute ce nrsquoest pas

agrave cause drsquoune maleacutediction insurmontable mais parce qursquoil eacutecoute excessivement son corps

101

et refuse de le fatiguer de le discipliner de prendre le risque qursquoil ne soit pas toujours

reacutejoui heacutedoniste comme le sont les interlocuteurs de Socrate qui prennent lrsquoascegravese

philosophique pour un symptocircme de deacutegoucirct de la vie il se laisse aller agrave la paresse et agrave la

plaisanterie et neacuteglige son ouvrage mecircme le personnage principal Naz de Coriolis doit

son eacutechec en grande partie au fait de srsquoecirctre laisseacute happer par la toute-puissance du charme

veacuteneacuteneux de sa maicirctresse et modegravele lrsquoheacuteroiumlne eacuteponyme du roman155

Sans multiplier plus avant les exemples relatifs agrave la creacuteation artistique disons

simplement que le conseil pratique implicite de Platon qui peut se reacutesumer agrave la neacutecessiteacute

de faire oublier le corps pour bien penser ne cesse jamais drsquoecirctre valable dans le Phegravedre

Socrate recherche un lieu frais et ombrageacute afin que la lumiegravere et la chaleur du soleil ne

perturbent plus non seulement la reacuteflexion philosophique mais mecircme la reacuteflexion tout

court il prend ainsi une preacutecaution que vingt-cinq siegravecles plus tard le heacuteros de LrsquoEacutetranger

neacutegligera de prendre en effet le soleil fait perdre la raison agrave Meursault au point qursquoil en

arrive agrave tuer un homme ce qui justifie son nom en tant qursquoil donne la mort agrave cause du

soleil et mourra agrave son tour deacutecapiteacute pour les mecircmes raisons ndash en cela ce personnage

incarne un danger auquel Camus eacutecrivain solaire srsquoil en est craignait probablement drsquoecirctre

exposeacute et dont il a chercheacute agrave se libeacuterer en mettant en scegravene le risque de ce qui aurait pu

advenir srsquoil srsquoeacutetait laisseacute aller agrave abreuver son corps de soleil au-delagrave du raisonnable ndash il est

drsquoailleurs significatif que lrsquoideacutee centrale du passage ougrave Meursault accomplit le geste fatal

est justement celle de la destruction drsquoun eacutequilibre156 Tel le φάρμακον du Pheacutedon dont le

nom signifie aussi bien remegravede que poison le soleil source de vie et de bonheur peut se

muer en source de mort et de malheur quand lrsquohomme abuse du bien-ecirctre qursquoil procure Il

en va ainsi de toutes les affections corporelles toutes ne sont pas neacutecessairement nuisibles

ni mecircme simplement peacutenibles mais elles ont toutes en commun lorsqursquoelles atteignent un

degreacute drsquointensiteacute excessif de perturber lrsquoexercice plein et entier de la reacuteflexion au risque de

deacuteposseacuteder lrsquohomme de lui-mecircme ou du moins de cette part de son ecirctre qui nrsquoest pas

simplement subie Aussi drsquoordinaire tout homme mecircme srsquoil nrsquoest pas philosophe srsquoil a

seulement la volonteacute de garder les laquo ideacutees claires raquo veillera agrave ce que le corps ne fasse

sentir sa preacutesence agrave lrsquoesprit qursquoavec une intensiteacute sinon inexistante (ce qui nrsquoest

envisageable que dans la mort) en tout cas reacuteduite au strict neacutecessaire pour que le corps

puisse ecirctre un adjuvant du raisonnement plutocirct qursquoun opposant il fuira donc la peacutenibiliteacute

155 On ne peut ignorer lrsquoantiseacutemitisme des fregraveres Goncourt qui faisaient de la judaiumlciteacute de lrsquoheacuteroiumlne une cause suppleacutementaire de sa dangerositeacute il est cependant eacutevident que lrsquoexplication de lrsquoeacutechec drsquoun artiste victime de son amour pour une femme malfaisante se passe fort bien drsquoun rapprochement aussi malsain 156 Cf Annexe 15

102

extrecircme et eacutevitera aussi la jouissance extrecircme ou ne la recherchera que dans des occasions

bien deacutetermineacutees et limiteacutees dans le temps La recherche drsquoun entre-deux drsquoun juste milieu

entre lrsquoexcegraves de souffrance et lrsquoexcegraves de jouissance nrsquoest pas le fait du seul philosophe

mais le fait de tout homme qui a la preacutetention de mener agrave bien un raisonnement mecircme si

ledit raisonnement nrsquoa pas la preacutetention drsquoavoir lrsquoamplitude drsquoune reacuteflexion meacutetaphysique

srsquoil peut apparaicirctre coheacuterent que la seacuteparabiliteacute de jure de lrsquoacircme et du corps se soit imposeacutee

comme une eacutevidence agrave Platon dans le cadre de ses efforts pour conduire une investigation

philosophique si cette ideacutee nrsquoapparaicirct pas comme eacutetant contraire agrave la raison crsquoest

justement parce que tout homme a la possibiliteacute de vivre une expeacuterience ougrave son corps se

fait oublier et parce qursquoil a mecircme besoin de vivre une telle expeacuterience srsquoil veut eacuteviter que

sa partie non-choisie le domine crsquoest-agrave-dire srsquoil veut rester libre srsquoil veut veacuteritablement

penser et ne pas vivre simplement dans lrsquoaffect

Naturellement la domination du corps compris comme maintien de ses exigences

dans ses strictes limites ne saurait jamais ecirctre absolue ne serait-ce que parce qursquoelle ne

peut jamais ecirctre deacutefinitive tocirct ou tard et aussi longtemps que lrsquoon vit le corps nrsquoa de

cesse de rappeler son existence et de freiner lrsquoeacutelan spirituel en faisant surgir les sensations

de faim ou de fatigue se manifestant ainsi comme ce que le Pheacutedon deacutenonce comme un

κακόν (chose mauvaise) [66 b] qui opposerait un obstacle agrave lrsquoassurance perpeacutetuelle drsquoune

reacuteflexion bien meneacutee le corps nrsquoest pourtant pas lrsquoennemi de lrsquoacircme il ne lui est mecircme pas

totalement inutile de mecircme que crsquoest gracircce agrave ce qursquoil perccediloit par les sens que lrsquoartiste

accumule la matiegravere neacutecessaire agrave creacuteer Socrate ne pourrait mecircme pas entreprendre de

connaicirctre lrsquoecirctre srsquoil nrsquoen connaissait pas au moins lrsquoapparence sensible mecircme dans

lrsquoalleacutegorie de la caverne le philosophe a drsquoabord eacuteteacute un prisonnier comme les autres Le

corps est aussi bien obstacle qursquoorgane pour lrsquoacircme ce qui donne tout son sens agrave lrsquoanalyse

de Jankeacuteleacutevitch qui le qualifie drsquolaquo organe-obstacle raquo au mecircme titre que la mort elle-mecircme

laquo Agrave vrai dire lrsquoeacutequivoque de lrsquoorgane-obstacle est infinie et sa dialectique nrsquoaboutit jamais agrave une conciliation et lrsquoesprit est renvoyeacute incessamment drsquoun contradictoire au contradictoire sans pouvoir se fixer (hellip) Toutefois lrsquoorgane-obstacle peut ecirctre dans certaines circonstances plus obstacle qursquoorgane crsquoest le cas notamment dans lrsquoeacutechec et dans la maladresse quand le corps devient une masse inerte soumise au geacuteotropisme de la pesanteur raquo157

En drsquoautres termes au quotidien aussi longtemps que nous menons cette vie notre acircme ne

peut se passer du secours du corps et cette neacutecessiteacute fait mentir lrsquoexpeacuterience laquo acuminale raquo

ou extatique dans laquelle se manifeste la possibiliteacute drsquoun deacutetachement de lrsquoacircme vis-agrave-vis

157 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p88-89

103

du corps le corps nie en permanence la liberteacute absolue que nous avons cru ecirctre la nocirctre

dans cette expeacuterience dont lrsquoascegravese socratique constitue un exemple et cette neacutegation est

drsquoautant plus insupportable que le corps nrsquoen est pas moins pour lrsquoacircme organe tout aussi

intrinsegravequement qursquoil est obstacle quand bien mecircme son insuffisance ne se manifesterait

qursquooccasionnellement quand bien mecircme elle nrsquoempecirccherait personne de vivre au sens

biologique du terme elle nrsquoen est pas moins intoleacuterable pour lrsquohomme Cette situation est

drsquoautant plus critique qursquoelle est agrave double tranchant lrsquoacircme est obligeacutee de composer avec le

corps srsquoil veut perseacuteveacuterer dans son eacutelan vers la connaissance de lrsquoecirctre mais le corps stoppe

net cet eacutelan tout en eacutetant pratiquement son seul recours il arrecircte lrsquoacircme sur le seuil de ce

que cette derniegravere ne pouvait pourtant chercher que gracircce agrave lui un peu de la mecircme faccedilon

que crsquoest peut-ecirctre la perspective drsquoune beuverie neacutefaste pour la reacuteflexion qui arrecircte

Socrate sur le seuil dans le Banquet ndash bien lui en prend puisque crsquoest apregraves son entreacutee que

sera fixeacute un regraveglement qui interdira lrsquoexcegraves de boisson entreacutee qui a drsquoailleurs lieu au μεσόν

(milieu du repas) [175 c] milieu du repas qui ressemble fort au juste milieu dont Socrate

avait besoin les esprits des convives eacutetant alors suffisamment eacutechauffeacutes pour discourir de

bonne gracircce sans pour autant ecirctre deacutejagrave trop enivreacutes et fatigueacutes pour mener agrave bien la

conversation Socrate prend ainsi une preacutecaution qui indique que le philosophe connait

lrsquoinsuffisance du corps humain comme medium vers la connaissance de lrsquoecirctre Cette

insuffisance est somme toute relative elle nrsquoest pas veacuteritablement une fataliteacute contre

laquelle on ne peut rien mais elle nrsquoen est pas moins assez patente pour ecirctre intoleacuterable

nous attribuons agrave Platon la volonteacute de convaincre ses eacutelegraveves de la neacutecessiteacute de composer

avec le corps mais il ne leur voile pas la face pour autant pour atteindre cette fin il nrsquoen

met que drsquoautant mieux en scegravene lrsquoinsuffisance reacuteelle du corps il en parle en des termes

qui sont immeacutediatement parlants pour qui considegravere que le corps ne devrait mecircme pas

avoir sa place dans la composition de notre ecirctre Faute de pouvoir nier lrsquoinsuffisance du

corps la philosophie en reacuteaffirme tout le scandale en se preacutesentant comme une voie devant

permettre de deacutepasser cette insuffisance c e qui suppose justement drsquoavoir deacutejagrave pris acte de

cette insuffisance et de la neacutecessiteacute de la deacutepasser cela est drsquoautant plus vrai chez le

philosophe que celui-ci par sa praxis fait face agrave cette tension entre deux neacutecessiteacutes

absolument irreacuteconciliables agrave savoir celle de faire taire le corps drsquoune part et celle

drsquoutiliser les informations auxquelles il nous donne accegraves drsquoautre part

Agrave lrsquoinsuffisance du corps srsquooppose un certain excegraves de lrsquoesprit excegraves reacutesidant dans

le fait que lrsquohomme ne se contente pas des connaissances immeacutediatement utiles agrave sa

conservation et srsquoencombre mecircme drsquoune foule de connaissances qui lui sont inutiles voire

104

nuisibles lrsquoanecdote la plus embleacutematique reste celle de Thalegraves tombant dans un puits

alors qursquoil regardait vers le ciel Il serait cependant erroneacute de concevoir cet excegraves de

lrsquoesprit comme un caprice il srsquoagit plutocirct de la conseacutequence logique drsquoun privilegravege dont

lrsquohomme use agrave juste titre de fait il serait injuste de consideacuterer que la connaissance autre

que sensible serait sans viseacutee pratique au point de pouvoir ecirctre envisageacutee comme une

coquetterie de lrsquoentendement Il a eacuteteacute suggeacutereacute preacuteceacutedemment que tous les animaux ont

accegraves agrave une certaine forme de connaissance que lrsquoexpeacuterience peut enrichir de telle sorte

qursquoils savent toujours mieux distinguer ce qui leur est beacuteneacutefique de ce qui leur est nuisible

de maniegravere agrave subvenir correctement agrave leurs besoins et agrave adopter le comportement approprieacute

quand ils font face au danger lrsquohomme a ceci de particulier que ce qui nrsquoa que la forme de

lrsquohabitude chez les animaux prend chez lui la forme drsquoune connaissance logique lrsquoaccegraves

au langage lui permet de donner un nom bien deacutetermineacute aux objets qui lrsquoentourent et agrave

formuler des lois geacuteneacuterales agrave leur sujet Lrsquoexercice de cette capaciteacute nrsquoest nullement une

superfluiteacute puisqursquoelle assure agrave lrsquoeffort de lrsquohomme luttant pour survivre une efficaciteacute que

ne peut lui offrir la seule habitude les lois geacuteneacuterales ayant lrsquoavantage de rester vraies

quelles que soient les circonstances crsquoest ce qui fait chez Platon toute la diffeacuterence entre

la science et lrsquoopinion vraie comme lrsquoexplicite Franccedilois Feacutedier le savoir laquo transcende le

temps srsquoinstallant plus haut que le temps raquo158 Restant vraies en deacutepit des circonstances

les lois geacuteneacuterales que lrsquohomme eacutedicte et exprime au travers du langage peuvent ecirctre

transmises drsquoune geacuteneacuteration agrave une autre plus efficacement que si elles ne pouvaient ecirctre

acquises que par lrsquoexpeacuterience comme lrsquoa repreacutesenteacute la premiegravere partie de 2001 lrsquoOdysseacutee

de lrsquoespace

And somewhere in the shadowy centuries that had gone before they had nvented the most essential tool of all though it could be neither seen nor touched They had learned to speak and so had won their first great victory over Time Now the knowledge of one generation could be handed on to the next so that each age could profit from those that had gone before Unlike the animals who knew only the present Man had acquired a past and he was beginning to grope toward a future159

La connaissance humaine peut ecirctre dite laquo abstraite raquo dans un sens qui nrsquoa rien agrave voir avec

la signification peacutejorative souvent associeacutee au terme mais bien au sens ougrave elle acquiert sa

forme logique en faisant abstraction des circonstances deacutetermineacutees dans lesquelles elle est

158 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p63 159 CLARKE Arthur C 2001 A space odyssey p 36 laquo Et quelque part dans les siegravecles obscurs qui srsquoeacutetaient eacutecouleacutes ils avaient inventeacute lrsquooutil le plus essentiel de tous bien qursquoil ne pucirct ecirctre ni vu ni toucheacute Ils avaient appris agrave parler et avaient ainsi remporteacute leur premiegravere grande victoire sur le Temps Deacutesormais les connais-sances drsquoune geacuteneacuteration pourraient ecirctre transmises agrave la suivante de telle sorte que chaque acircge pourrait profiter de ceux qui lrsquoavaient preacuteceacutedeacute Contrairement aux animaux qui ne connaissaient que le preacutesent lrsquohomme avait conquis le passeacute et il commenccedilait agrave ramper vers lrsquoavenir raquo

105

acquise et eacutevite ainsi agrave lrsquohomme de devoir toujours reacuteapprendre empiriquement agrave faire face

agrave son environnement avec un gain de temps eacutevident La connaissance meacuteta-empirique ne

preacutesente aucune caracteacuteristique susceptible de justifier son eacuteventuel abandon pour le dire

en termes neacuteo-darwiniens si cette caracteacuteristique eacutetait inutile si elle nrsquoavait pas eacuteteacute ce par

quoi lrsquohomme a su srsquoadapter si efficacement agrave son milieu il est agrave peu pregraves certain que cette

faculteacute aurait disparu drsquoelle-mecircme Cet eacutelan vers la connaissance ayant montreacute son utiliteacute

pratique nrsquoa aucune raison drsquoecirctre arrecircteacute et rien ne srsquooppose agrave ce que lrsquohomme deacuteveloppe

des savoirs sans utiliteacute pratique immeacutediate cette caracteacuteristique eacutechoit drsquoailleurs agrave tous les

savoirs meacuteta-empiriques quand ils ne rencontrent pas drsquoapplication immeacutediate pour

prendre un exemple tregraves simple savoir quel est lrsquoanimal auquel on donne le nom laquo ours raquo

et quels sont les risques auxquels on srsquoexpose agrave en rencontrer un nrsquoest pas toujours utile

cette connaissance ne devenant utile que quand on rencontre un ours et lrsquohomme ne

lrsquoabandonne cependant pas ne serait-ce que parce qursquoelle pourrait ecirctre utile ndash lrsquohomme est

le seul animal agrave pouvoir mettre un savoir au conditionnel agrave envisager une eacuteventualiteacute en

tant que telle et non pas seulement agrave vivre dans lrsquoinstant crsquoest ce qui lui donne son

avantage pratique en termes de survie Jacques Ruffieacute reconnaicirct ouvertement que la

penseacutee exprimeacutee au conditionnel ne peut pas avoir eacuteteacute un luxe

laquo Les hominiens preacuteparent un outillage en vue drsquoune utilisation qui nrsquoest pas immeacutediate Avant que le besoin ne srsquoen fasse sentir ils preacutevoient quand pourquoi comment ils auront agrave srsquoen servir (hellip) Il en fut ainsi degraves lrsquoaube de lrsquohumaniteacute Pat la suite la faculteacute de preacutevision et la capaciteacute drsquoexeacutecution le perfectionnement des outils ne firent que progresser avec des conseacutequences incalculables Des ecirctres naturellement faibles et deacutebiles sont devenus des chasseurs redoutables armeacutes de flegraveches de javelots de harpons ou de frondes qui permettent de frapper agrave distance raquo160

Lrsquoutiliteacute pratique immeacutediate nrsquoest donc pas le critegravere premier permettant agrave lrsquohomme de

deacutecider de lrsquoacquisition ou du rejet drsquoun certain savoir meacuteta-empirique ce qui ne veut pas

neacutecessairement dire qursquoun tel savoir soit de toute faccedilon inutile agrave la survie lrsquoabsence

drsquoutiliteacute immeacutediate nrsquoest pas forceacutement synonyme drsquoinutiliteacute absolue elle peut signifier

que lrsquoutiliteacute est simplement diffeacutereacutee et cela suffit agrave ce que lrsquohomme se juge fondeacute agrave

perseacuteveacuterer dans cet effort vers la connaissance dite laquo abstraite raquo sans tenir compte de toute

consideacuteration utilitariste Ainsi lrsquoesprit humain ne fait qui perseacuteveacuterer dans son ecirctre et cet

eacutelan ne constitue pas donc un excegraves en tant que tel en vertu des services que cette

habitude de penseacutee a rendus agrave lrsquohomme il est judicieux de preacutefeacuterer lrsquoexpression laquo langage

conceptuel raquo agrave celle connoteacutee neacutegativement de laquo penseacutee abstraite raquo pour deacutesigner ce dont

160 RUFFIEacute Jacques De la biologie agrave la culture p 299

106

lrsquohomme fait ainsi usage ce agrave quoi Ruffieacute attribue une laquo preacutecision raquo et une laquo efficaciteacute raquo

qui lui laquo confegraverent un immense avantage seacutelectif raquo161 de telle sorte que quelle que fucirct la

forme adopteacutee par la penseacutee conceptuelle (elle srsquoest probablement exprimeacutee dans un

premier temps plutocirct par le geste que par la voix) on ne peut pas proprement parler drsquoun

laquo excegraves raquo de lrsquoesprit humain en ce qui la concerne en tout cas certainement pas agrave

consideacuterer lrsquoesprit isoleacutement

Cette derniegravere nuance est importante on parle drsquoinsuffisance du corps dans lrsquoideacutee

que le corps serait le seul adjuvant sur lequel lrsquoacircme peut compter pour accomplir son deacutesir

de connaissance mais serait cependant insuffisant agrave permettre la satisfaction drsquoun tel deacutesir

Il est envisageable de renverser cette perspective et drsquoaffirmer que ce nrsquoest pas le corps qui

est insuffisant mais lrsquoesprit qui est excessif lrsquoacircme et donc lrsquoesprit qui en fait partie

inteacutegrante serait ce sans quoi le corps nrsquoaurait aucune consistance et ne serait qursquoun

cadavre mais lui serait cependant une gecircne dans la mesure ougrave elle lui impose des objectifs

hors de sa porteacutee Lrsquoacircme et le corps sont agrave la fois indispensables et indeacutesirables lrsquoun agrave

lrsquoautre ils entretiennent un rapport absolument ambivalent fait de secours et de gecircne

reacuteciproques pour le dire comme Jankeacuteleacutevitch laquo lrsquoacircme agrave la fois gecircne le fonctionnement

des organes en en prenant conscience et repreacutesente le principe drsquoanimation sans lequel la

chair inerte ne serait que charogne raquo162 Lrsquoacircme est en quelque sorte organe-obstacle pour le

corps comme ce dernier lrsquoest pour elle elle nrsquoa pourtant pas drsquoautre fonction que celle

drsquoanimer un corps il nrsquoy a pas veacuteritablement de sens agrave ne consideacuterer que lrsquohomme vivant

sur terre agrave lrsquoenvisager isoleacutement du corps lrsquoexpeacuterience extatique ne saurait ecirctre que

momentaneacutee crsquoest neacuteanmoins par cette expeacuterience ougrave le corps et lrsquoacircme se laissent

envisager comme deux entiteacutes indeacutependantes de jure que lrsquoinsuffisance du premier et

lrsquoexcegraves de lrsquoautre qui nrsquoexistent que dans le rapport eacutetroit qursquoils entretiennent finissent par

ecirctre penseacutees comme des caracteacuteristiques qui appartiennent agrave chacun de faccedilon intrinsegraveque

Le corps nrsquoest donc insuffisant que par rapport agrave lrsquoacircme et lrsquoesprit nrsquoest excessif que par

rapport au corps mais puisque les deux nrsquoexistent que lieacutes lrsquoun agrave lrsquoautre tout en eacutetant

envisageacutes comme des entiteacutes virtuellement isoleacutees lrsquoacircme en arrive agrave ecirctre consideacutereacutee

comme eacutetant en tant que telle coupable drsquoun laquo excegraves raquo qui a souvent eacuteteacute condamneacute au

cours de lrsquohistoire de diverses faccedilons passons rapidement sur les diatribes heacutedonistes qui

161 Opcit p342 162 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p88-89

107

refusent que lrsquoacircme controcircle les eacutelans corporels163 et rappelons que la citeacute atheacutenienne se

meacutefiait des penseurs qui cherchaient agrave connaicirctre les raisons drsquoecirctre de lrsquoordre du monde y

voyant un signe drsquoὕϐρις cette meacutefiance agrave lrsquoeacutegard des laquo excegraves raquo de lrsquoesprit nrsquoest drsquoailleurs

pas exclusive agrave la Gregravece puisque dans la Genegravese biblique le peacutecheacute originel consiste bel et

bien en une action par laquelle lrsquohomme entreprend de connaicirctre la reacutealiteacute du bien et du

mal indeacutependamment de ce qui lui en dit la parole divine164 au risque drsquoobjectiver son

environnement et mecircme son ecirctre propre rompant ainsi la communion dans laquelle lui et

le restant de la creacuteation coexistaient165 tout se passe comme srsquoil fallait imposer agrave lrsquoeacutelan

humain vers le savoir une limite agrave ne pas deacutepasser et tel est le sens de ce que Nicolas de

Cues nommait la laquo docte ignorance raquo qui nrsquoa rien agrave voir avec une quelconque

complaisance dans lrsquoignorance mais consiste en une certaine reacuteserve une certaine

prudence une sagesse pratique au sens fort du grec φρόνησις par laquelle nous admettons

et acceptons qursquoil y a des veacuteriteacutes dont la connaissance nrsquoentre pas dans le champ de notre

possible la volonteacute drsquoimposer des limites agrave notre eacutelan vers la connaissance est drsquoactualiteacute

pour des raisons plus ou moins bonnes elles sont bonnes quand les progregraves de la

technique neacutecessitent que lrsquoon srsquointerroge sur les problegravemes qui peuvent se poser en termes

drsquoeacutethique ou drsquoeacutecologie elles sont mauvaises quand au nom drsquoun utilitarisme exacerbeacute

on se propose de sacrifier certains savoirs au nom de leur inutiliteacute reacuteelle ou supposeacutee dans

le monde du travail Quoi qursquoil en soit tout cela deacutenote que lrsquohomme est certes

enthousiasmeacute par son privilegravege au sein de la creacuteation et effrayeacute par ce pouvoir qui le prive

du confort drsquoecirctre un animal parmi les autres et fait de lui une exception formidable (au sens

originel de laquo terrifiant raquo) un deacuteraillement dans le processus circulaire agrave sens unique et

sans ambages de la nature crsquoest agrave cet eacutegard que nous en parlons drsquoun point de vue

strictement pheacutenomeacutenologique comme drsquoun laquo mystegravere raquo voire drsquoun laquo miracle raquo

163 Crsquoest notamment le thegraveme central de la nouvelle drsquoOscar Wilde intituleacutee The fisherman and his Soul (Le pecirccheur et son acircme) 164 Crsquoest bien ainsi que le serpent eacuteveille la tentation laquo Mais Dieu sait que le jour ougrave vous en mangerez vos yeux srsquoouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal raquo (Genegravese 3 5) 165 Tel est le sens exact de la deacutecouverte par lrsquohomme de sa nuditeacute (laquo Alors leurs yeux agrave tous deux srsquoouvrirent et ils connurent qursquoils eacutetaient nus raquo Genegravese 3 7) et de la reacutesistance que lui opposera deacutesormais le sol (laquo Il produira pour toi eacutepines et chardons raquo Genegravese 3 18)

108

2 De la connaissance humaine comme un miracle analyse de la theacuteorie de la

reacuteminiscence

La deacutefinition exacte du miracle accapare lrsquoattention de la philosophie et de la

theacuteologie depuis des siegravecles disons sans entrer dans le deacutetail que peut ecirctre consideacutereacute

comme relevant du miracle tout eacuteveacutenement qui apparaicirct comme eacutetant contraire aux lois

naturelles ndash lrsquoimportant dans cet eacutenonceacute est dans le verbe laquo apparaicirctre raquo si lrsquoon nrsquoen tenait

pas compte il serait totalement inapproprieacute de deacutesigner comme un miracle lrsquoexistence de la

connaissance humaine autre que sensible cette proprieacuteteacute de lrsquohomme nrsquoest absolument pas

contraire agrave la nature mais crsquoest bien ainsi qursquoelle apparaicirct cette connaissance demeure un

miracle sans cesse renouveleacute en tant qursquoelle reste opaque agrave elle-mecircme La question du

miracle nrsquoest finalement que de faible importance en comparaison des controverses

brucirclantes susciteacutees agrave travers les siegravecles par la question de lrsquoorigine de cette connaissance

qui non contente de ne pas se reacuteduire au sensible peut aussi se deacutesinteacuteresser totalement de

toute consideacuteration ayant trait agrave lrsquoutiliteacute lrsquohomme fait appel au quotidien agrave ce savoir

deacutesinteacuteresseacute sans mecircme se poser la question de sa provenance mais de mecircme que nouer

ses lacets ne devient difficile quagrave partir du moment ougrave lon pense agrave ce quon fait au lieu

dexeacutecuter meacutecaniquement cette action banale la penseacutee conceptuelle devient eacutetrange agrave

partir du moment ougrave lhomme se demande comment il peut avoir accegraves agrave ce savoir qui ne

peut pas avoir eacuteteacute tireacute tout entier de lrsquoexpeacuterience sensible et sans laquelle il nrsquoy aurait

pourtant pas de connaissance speacutecifiquement humaine des choses qui soit envisageable la

penseacutee conceptuelle non-sensible qui prend connaissance drsquoelle-mecircme se reacutevegravele agrave elle-

mecircme comme une chose qui nrsquoa pas tout agrave fait sa place dans lrsquoordre naturel qui

laquo deacuteborde raquo drsquoun cadre apparemment deacutelimiteacute avec soin En somme cette connaissance se

manifeste agrave elle-mecircme comme un miracle elle est son plus grand mystegravere elle est ce sur

quoi elle est le plus empecirccheacutee drsquoapporter une explication eacutetant agrave la fois le problegraveme et ce

par quoi le problegraveme est interrogeacute Spinoza affirmait dans le Traiteacute theacuteologico-politique

que les miracles srsquoils eacutetaient reacuteellement des faits contraires aux lois naturelles nieraient

plutocirct qursquoils ne confirmeraient la toute-puissance divine et son statut de cause efficiente de

lrsquoordre de lrsquounivers Nos ex miraculis nec essentiam nec existentiam et consequenter nec

providentiam Dei posse cognoscere sed haec omnia longe melius percipi ex fixo et

109

immutabili naturae ordine166 Agrave cet eacutegard la connaissance humaine non-sensible et

deacutesinteacuteresseacutee constitue effectivement un miracle en tant que son ambiguiumlteacute est bien celle

du miracle compris comme un pheacutenomegravene conforme aux lois naturelles et cependant penseacute

comme eacutetant contraire agrave ces lois en raison de son caractegravere insolite cette connaissance

comme tout autre miracle ne relegraveve pas de lrsquoinexplicable mais de lrsquoinexpliqueacute sa place

exacte dans le naturae ordo ne trouve pas immeacutediatement drsquoexplication (ce qui ne veut pas

dire qursquoelle ne peut pas en trouver) et semble donc contrevenir agrave cet ordre naturel (ce qui

ne veut pas dire qursquoelle y contrevient effectivement) ce qui justifierait la deacutefinition de

lrsquoeacutelan vers cette connaissance comme un peacutecheacute

Le terme laquo miracle raquo serait bien entendu anachronique pour commenter Platon

mais lrsquoexpeacuterience que megravene Socrate avec le petit esclave dans le Meacutenon nrsquoen a pas moins

des accents magiques cette expeacuterience se veut une reacuteponse non seulement agrave Meacutenon qui

doute que lrsquoon puisse deacutecouvrir ce que lrsquoon ne connaicirct pas mais aussi peut-ecirctre plus

fondamentalement agrave ceux qui soutiennent que la connaissance vient toute entiegravere de

lrsquoexpeacuterience sensible ideacutee qui a deacutejagrave eacuteteacute reacutefuteacutee dans le Theacuteeacutetegravete ce nrsquoest pas un hasard si

Socrate choisit pour sa deacutemonstration un exercice de geacuteomeacutetrie puisque cette science

repose sur des calculs exacts et nrsquoentretient pas de lien direct avec lrsquoexpeacuterience sensible ce

qui en fait par excellence la science deacutesinteacuteresseacutee et libeacutereacutee des contingences de la

sensibiliteacute ndash nul ne peut preacutetendre avoir vu un carreacute parfait ou un cercle parfait dans la

nature sans qursquoaucune intervention humaine nrsquoait preacutesideacute agrave sa formation crsquoest ce qui donne

toute son eacutetrangeteacute au fameux paralleacuteleacutepipegravede au deacutebut de 2001 Odysseacutee de lrsquoespace167

La reacuteussite de lrsquoexpeacuterience qui deacutepend de la participation active de lrsquoapprenant donne

raison agrave la conception philosophique de lrsquoenseignement effleureacutee dans le Banquet selon

laquelle lrsquoeacutelegraveve doit se positionner comme un laquo recevant raquo et le maicirctre comme un laquo

enseignant raquo au sens fort du terme ce dernier toleacuterant que le savoir qursquoil dispense ne reste

pas figeacute et puisse faire lrsquoobjet drsquoun deacutebat acceptant et mecircme reacuteclamant la participation

active de lrsquoeacutelegraveve Crsquoest tout agrave fait volontairement que lrsquoon deacuteveloppe cette ideacutee en des

termes qui paraicirctront familiers au professionnels de lrsquoenseignement afin drsquoatteacutenuer le

caractegravere quelque peu eacutetrange du moins aux yeux de la moderniteacute de la thegravese que

lrsquoexpeacuterience du petit esclave est censeacutee confirmer agrave savoir la theacuteorie de la reacuteminiscence

Pour donner une explication agrave lrsquoexistence de cette connaissance humaine apparemment si

166 SPINOZA Baruch Traiteacute theacuteologico-politique VI 2 laquo Ce nrsquoest pas gracircce au miracle que lrsquoon peut connaicirctre ni lrsquoessence ni lrsquoexistence ni par conseacutequent la providence de Dieu mais tout cela est beaucoup mieux perccedilu gracircce agrave lrsquoordre fixe et immuable de la nature raquo 167 Cf Annexe 16

110

miraculeuse pour lui assigner une cause il srsquoappuie sur un fait indiscutable que lrsquoon

reconnaicirct ordinairement pour tout autre type de connaissance elle ne peut pas venir du

neacuteant elle preacuteexiste toujours agrave lrsquoacte qui nous la fait connaicirctre Il est important de

souligner ce point car si lrsquoon part du principe que tout mouvement vers la connaissance

part agrave la recherche de ce qui lui preacuteexiste et peut donc ecirctre envisageacute comme reacutetrospectif

alors la theacuteorie de la reacuteminiscence perd son apparente eacutetrangeteacute Jean-Franccedilois Matteacutei nous

invite agrave formuler cette ideacutee degraves le laquo liminaire raquo de Platon et le miroir du Mythe qui revient

sur les laquo cinq eacutetapes que la connaissance doit parcourir pour parvenir agrave son terme raquo168 et

deacutesigne ainsi la laquo chose en soi raquo comme laquo le cinquiegraveme [et dernier] moment dans lrsquoordre

de la recherche mais le premier dans lrsquoordre de lrsquoecirctre raquo169 Matteacutei srsquoappuie sur la lettre

VII mais cette lecture recoupe aussi bien le reacutecit de la progression de la connaissance dans

le Banquet que le mythe des migrations des acircmes dans le Phegravedre il en ressort que la

connaissance humaine progresse suivant une dynamique qui nrsquoest pas arbitraire et que lrsquoon

pourrait comparer au chemin qursquoemprunte un saumon au cours de son existence Ainsi la

possibiliteacute mecircme de la connaissance du cercle comprise comme strictement distincte de la

connaissance de tout cercle particulier suppose pour Platon lrsquoideacutee intelligible du cercle ce

qui veut dire que gracircce agrave la conception des ideacutees intelligibles que lrsquoon a tendance agrave

prendre agrave tort pour une curiositeacute folklorique notre connaissance cesse drsquoecirctre un miracle il

importe peu que les ideacutees existent reacuteellement lrsquoimportant est qursquoelles soient concevables

crsquoest-agrave-dire que la reacutealiteacute des ecirctres soit fondeacutee autrement que par lrsquoarbitraire de notre

entendement pour le dire comme madame Joueumlt-Pastreacute laquo la vision des ideacutees signifie

meacutetaphoriquement la puissance qursquoa lrsquoacircme de saisir la reacutealiteacute des choses raquo170 Lrsquohomme

nous dit Platon nrsquoest pas la mesure de toutes choses et notre connaissance ne tire ses

conditions de possibiliteacute que de ce qui constitue son but ultime le savoir est deacutejagrave fondeacute

avant que nous lrsquoayons acquis cette ideacutee nrsquoa rien drsquoeacutetrange lrsquoexpeacuterience commune que

nous avons de la quecircte de connaissance semble mecircme la confirmer le chercheur ne

travaille que rarement en laissant le hasard deacutecider agrave sa place et a toujours un but

deacutetermineacute fucirct-ce vaguement et son ignorance agrave ce sujet nrsquoest jamais vraiment totale On

parle beaucoup des deacutecouvertes dues au hasard mais le hasard ne fait jamais qursquoaider la

deacutecouverte ou dans le meilleur des cas donner le point de deacutepart de la deacutemarche engageacutee

par le chercheur le coup de chance mecircme le plus heureux et le plus inespeacutereacute ne serait

168 MATTEacuteI Jean-Franccedilois Platon et le miroir du mythe p22 169

Opcit p23 170

JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo sect 26 Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239

111

rien sans lrsquoingeacuteniositeacute dont doit faire montre le chercheur et ce hasard nrsquoa finalement

drsquoutiliteacute que pour lrsquohistorien des sciences deacutesirant donner du relief au reacutecit drsquoune

deacutecouverte il importe assez peu qursquoArchimegravede ait eu comme le preacutetend la leacutegende lrsquoideacutee

de son ceacutelegravebre principe en prenant un bain et que lrsquoideacutee ait eacuteteacute fulgurante au point de le

faire sortir de lrsquoeau en criant εὕρηκα (jrsquoai trouveacute) puisque fondeacutee sur des faits reacuteels ou pas

cette anecdote ne saurait reacutesumer agrave elle seule lrsquoensemble des travaux drsquoun savant Dans le

mecircme ordre drsquoideacutees quand bien mecircme ce serait effectivement par hasard que les eacutepoux

Mantell ont deacutecouvert les ossements de lrsquoiguanodon lesdits ossements nrsquoont pu ecirctre

identifieacutes comme faisant partie du squelette drsquoun reptile geacuteant que gracircce aux investigations

de Gideon Mantell qui nrsquoeacutetaient pas dues au hasard Agrave lrsquoinverse il se peut que faute de

volonteacute de la part du chercheur de poursuivre ses investigations ce qui aurait pu ecirctre le

point de deacutepart drsquoune deacutecouverte importante reste lettre morte ainsi la force de la vapeur

drsquoeau eacutetait deacutejagrave connue depuis lrsquoAntiquiteacute comme lrsquoattestait au Ier siegravecle lrsquoeacuteolipyle

drsquoHeacuteron drsquoAlexandrie mais nul alors nrsquoavait envisageacute cette petite sphegravere tournant toute

seule gracircce agrave la vapeur drsquoeau autrement que comme une curiositeacute et la force de la vapeur

ne trouvera drsquoapplication utilitaire que seize siegravecles plus tard gracircce agrave Denis Papin ndash lequel

encore une fois a exhumeacute un savoir qui lui preacuteexistait On cherche toujours agrave connaicirctre

quelque chose qui laquo manque raquo comme si on en avait eacuteteacute priveacute comme srsquoil y avait lagrave un

vide qui demandait agrave ecirctre combleacute toute obtention drsquoune connaissance preacutecise est un retour

qursquoopegravere la raison humaine dans la mesure ougrave le contenu de cette connaissance lui

preacuteexiste toujours (crsquoest ce qui la diffeacuterencie notamment de lrsquoimagination dont le contenu

peut lui ecirctre posteacuterieur mecircme si elle se nourrit de ce que lrsquoentendement a assimileacute) et donc

la conditionne La connaissance speacutecifiquement humaine a donc pour contenu sa condition

premiegravere drsquoexistence et il en va ainsi pour toutes les connaissances y compris celles qursquoil

serait tentant de penser comme le fruit de notre seule imagination si lrsquoon sautait le pas

qursquoont oseacute sauter les nominalistes Dans ce cadre le mythe du Phegravedre apparaicirct comme la

retranscription dieacutegeacutetique de ce rapport appliqueacute agrave la penseacutee conceptuelle le mouvement

qursquoopegravere lrsquoacircme humaine pour connaicirctre les laquo choses en soi raquo dans la mesure ougrave il offre

toutes les apparences drsquoun mouvement reacutetrospectif a pu conduire Platon agrave assimiler la

connaissance agrave une reacuteminiscence De fait lrsquoenfant ne tire pas du neacuteant ce qursquoil apprend il

reccediloit une connaissance qui lui est transmise par ses aicircneacutes que ce soit dans le cadre de la

famille ou de lrsquoeacutecole de mecircme le chercheur ne deacutecouvre jamais que ce qui lui eacutetait cacheacute

mais ne lrsquoavait pas attendu pour ecirctre vrai lrsquoarcheacuteologue deacutecouvrant des vestiges enfouis

peut srsquoen servir comme base pour reconstituer la vie drsquoune civilisation disparue il nrsquoen

112

restera pas moins vrai que la civilisation aura existeacute bien avant qursquoelle ne soit

deacutecouverte ou plus exactement retrouveacutee le paleacuteontologue deacutecouvrant des fossiles peut

reconstituer un animal disparu depuis des millions drsquoanneacutees lrsquoanimal nrsquoen aura pas moins

preacuteexisteacute agrave lrsquoexhumation de ses restes quand un speacutecialiste de la microbiologie analyse la

composition drsquoun organisme microscopique il eacutenonce encore une fois une veacuteriteacute qui est

deacutejagrave vraie avant qursquoil ne lrsquoeacutenonce puisque si tel nrsquoeacutetait pas le cas lrsquoorganisme en question

nrsquoaurait mecircme pas existeacute et son analyse nrsquoaurait mecircme pas eacuteteacute possible mecircme le

chercheur en philosophie nrsquoa pas la preacutetention drsquoecirctre lrsquoinventeur des concepts qursquoil

deacuteveloppe en tout cas il ne preacutetend pas qursquoils soient le fruit de sa seule imagination (il

srsquoattribuerait alors un pouvoir qui eacutechoit plutocirct au poegravete) il les pense suffisamment vrais

pour avoir participeacute de la structure du vrai bien avant qursquoil ne les mette au jour Le champ

est en effet libre pour consideacuterer que les ideacutees conceptuelles preacuteexistent elles aussi

chronologiquement parlant agrave la connaissance que nous en avons puisque toute

connaissance donne les apparences drsquoun retour vers ce qui la preacutecegravede il semble logique

mecircme concernant ce qui ne peut ecirctre connu par le seul biais de lrsquoexpeacuterience mateacuterielle que

lrsquoacircme y ait deacutejagrave eu accegraves Les ecirctres que nous cherchons arrivent effectivement

chronologiquement parlant agrave la fin du processus de connaissance dont ils sont le but mais

une fois acquise cette connaissance srsquoavegravere ne pas pouvoir se passer de ces ecirctres qui se

constituent comme les causes agrave part entiegravere de ce savoir il est extrecircmement difficile

drsquoadmettre qursquoune cause puisse ecirctre posteacuterieure agrave lrsquoeffet obtenu et ce que nous parvenons

agrave connaicirctre nous preacuteexiste toujours drsquoune maniegravere ou drsquoune autre

Pour compleacuteter cette analyse de la theacuteorie de la reacuteminiscence il faut aussi souligner

la faciliteacute avec laquelle lrsquoacircme humaine peut en arriver agrave se penser cousine de

lrsquoinconditionneacute lrsquousage du terme laquo cousin raquo nrsquoest pas purement estheacutetique de notre part

crsquoest bien drsquoune familiariteacute vague mais reacuteelle qursquoil est question dans le Pheacutedon Cette

familiariteacute reste vague dans la mesure ougrave cette ideacutee ne doit pas ecirctre envisageacutee comme

reposant sur une certitude absolue son eacutenonceacute pourrait deacutebuter par la formulation laquo tout

porte agrave croire quehellip raquo plutocirct que par laquo il est absolument certain quehellip raquo ἐκεῖσε οἴχεται εἰς

τὸ καθαρόν τε καὶ ἀεὶ ὂν καὶ ἀθάνατον καὶ ὡσαύτως ἔχον καὶ ὡς συγγενὴς οὖσα αὐτοῦ ἀεὶ

μετ᾽ ἐκείνου τε γίγνεται171 Cet argument nrsquooffre pas lrsquoapparence drsquoune grande rigueur et

de fait il nrsquoen a pas la vocation prouver que lrsquoacircme humaine est bien de nature divine

(faute decirctre elle-mecircme une diviniteacute) nrsquoest pas le but premier de Platon qui cherche drsquoabord

171 Plat Pheacutedon [79 d] laquo Elle se dirige lagrave-bas vers le pur ce qui est toujours lrsquoimmortel ce qui a toujours la mecircme conduite et eacutetant parente de cela elle vient toujours agrave ses cocircteacutes raquo

113

agrave convaincre que lrsquoeffort qursquoelle doit fournir pour devenir aussi divine que possible nrsquoest

pas vain On rejoindra sur ce point le commentaire de Kenneth Dorter

This argument though the least rigorous of the four in the Phaedo may be the most persuasive Perhaps the most significant and fundamental reason why people have continued believe in the non-finality of death and in their personal immortality is the sense of something eternal within ourselves We feel that there is something in us eternally valid something that counts for all time and that is not erased with our death172

Notre raison nous retient drsquoadheacuterer sans condition agrave cet argument mais nous ne pouvons

que difficilement nous empecirccher de lrsquoaccueillir favorablement la reacutealiteacute de notre

connaissance nous fournit des indices drsquoune parenteacute de notre acircme avec lrsquoinconditionneacute

mais ce ne sont justement que des indices que Platon ne reprend agrave son compte que dans la

mesure ougrave ils servent ses desseins protreptiques le vocabulaire employeacute est trop vague

pour permettre drsquoaffirmer quoi que ce soit de plus sucircr que la leacutegitimiteacute des efforts de lrsquoacircme

agrave perseacuteveacuterer dans son eacutelan vers la connaissance ces indices nrsquoen gardent pas moins pour

lrsquohomme non philosophe une puissance reacuteveacutelatrice de grande importance et crsquoest agrave ce titre

seulement que Platon se les reacuteapproprie pour leacutegitimer les efforts destineacutes agrave rendre lrsquoacircme

digne drsquoecirctre divine et parente de lrsquoinconditionneacute ndash crsquoest aussi pour cette raison que les

mythes platoniciens ne cessent drsquoinsister sur la mobiliteacute de lrsquoacircme drsquoen raconter les va-et-

vient les eacutegarements les changements radicaux de situation ce qui cesse drsquoentrer en

contradiction avec sa parenteacute avec lrsquoinconditionneacute si lrsquoon considegravere que Platon ne fait que

mettre en scegravene la tension qui habite lrsquoacircme tirailleacutee entre son eacutelan vers lrsquoimmobile et

lrsquoinconditionneacute drsquoune part et son enracinement dans une reacutealiteacute mobile et conditionneacutee

drsquoautre part Ce tiraillement rend la connaissance humaine autre que sensible miraculeuse

mais elle cesse de lrsquoecirctre gracircce agrave la theacuteorie de la reacuteminiscence et donc indirectement gracircce

agrave la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme voilagrave en quoi les eacutecrits de Platon sont

reacuteveacutelateurs du lien qui existe entre cette conception et la speacutecificiteacute de la connaissance

humaine

172 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation p76 laquo Cet argument bien que le moins rigoureux des quatre arguments du Pheacutedon est sans doute le plus persuasif Peut-ecirctre la raison la plus importante et la plus fondamentale pour laquelle les gens ont continueacute agrave croire que la mort ne met pas un point final agrave tout et que leur individualiteacute est immortelle reacuteside dans le sentiment qursquoil y a quelque chose drsquoeacuteternel en nous Nous sentons qursquoil y a quelque chose en nous qui est eacuteternellement valable quelque chose qui compte de tout temps et qui nrsquoest pas effaceacute par notre mort raquo

114

3 Les limites de notre connaissance lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant

Si la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme exprime ce qursquoa de miraculeux aux yeux

de lrsquohomme sa faculteacute de connaicirctre elle exprime aussi ce qursquoont de scandaleux les

obstacles que rencontre cette faculteacute dont rien ne devrait de jure limiter

lrsquoeacutepanouissement la vie post corporis mortem de lrsquoacircme est preacuteciseacutement censeacutee abolir ces

limites Lrsquoobstacle intoleacuterable que le corps semble opposer agrave notre eacutelan cognitif est une

limite assez illusoire eacutetant donneacute que le corps est ce sans quoi lrsquoacircme serait priveacutee de ce que

le Banquet identifie comme la premiegravere eacutetape de lrsquoapprentissage philosophique srsquoil y a

une limite de notre connaissance dans ce cadre elle reacuteside moins dans lrsquoobstacle que lui

opposerait le corps que dans la conception mecircme du corps comme un obstacle conception

qui eacuteveille en lrsquohomme une meacutefiance envers lrsquoexpeacuterience sensible qui ne se justifie pas

toujours drsquoautant que le donneacute sensible en tant que tel nrsquoest jamais qursquoun laquo presque rien raquo

qui nrsquoa valeur drsquoinformation que dans la mesure ougrave lrsquoentendement lui donne une forme

logique ce sont moins les sens eux-mecircmes qui sont en cause que ce que lrsquoacircme en fait le

corps en tant que vecteur nrsquoest jamais fautif et ne peut pas lrsquoecirctre nrsquoeacutetant que charogne sans

lrsquoacircme Mais il est si aiseacute agrave lrsquoacircme de vivre une expeacuterience de sortie du corps qursquoelle en

arrive agrave se penser capable de connaicirctre sans le secours du corps elle y est mecircme drsquoautant

plus disposeacutee que lrsquoerreur est possible justement lagrave ougrave elle nrsquoa pas drsquoautre choix que celui

de collaborer avec le corps tandis que les domaines ougrave elle peut penser seule sans le

secours du donneacute sensible comme les matheacutematiques sont preacuteciseacutement ceux ougrave

lrsquoexactitude devient possible Ainsi si lrsquoon peut aiseacutement se tromper en eacutevaluant lrsquoheure

qursquoil est agrave partir de la position du soleil dans le ciel173 lrsquoexactitude ne devient possible

pour la mesure du temps qursquoagrave partir du moment ougrave celui-ci est diviseacute en tranches horaires

quantifiables et mesurables gracircce agrave des appareils fabriqueacutes par la main de lrsquohomme Crsquoest

donc bien la compreacutehension elle-mecircme du corps comme une limite et non la limite en elle-

mecircme qui contribue agrave la formation de la conception qui nous occupe la limite ne vient

pas du corps lui-mecircme mais plutocirct de sa sous-estimation et par voie de conseacutequence de la

surestimation de lrsquoacircme ndash cette conclusion rejoint ce qui a eacuteteacute dit preacuteceacutedemment de lrsquoexcegraves

de lrsquoacircme et de lrsquoinsuffisance du corps deux pheacutenomegravenes qui ne peuvent apparaicirctre que

conjointement Cette surestimation de lrsquoacircme doit ecirctre relieacutee agrave une ideacutee tellement commune

173 Le simple fait de penser que le soleil se deacuteplace constitue lui-mecircme une erreur de jugement lieacutee au traite-ment drsquoune information visuelle qui ne peut ecirctre erroneacutee en tant que telle mais le devient par le biais dudit traitement

115

que la philosophie contemporaine oublie souvent de la traiter preacutefeacuterant la laisser agrave la

poeacutesie qui a tout le loisir de produire des miserere sur ce thegraveme la briegraveveteacute de lrsquoexistence

Crsquoest devenu un lieu commun que de dire comme Louis Aragon que laquo Le temps

dapprendre agrave vivre il est deacutejagrave trop tard raquo174 mais ce qui est inteacuteressant et reacuteveacutelateur dans

un tel vers est justement lrsquoideacutee suivant laquelle il y aurait quelque chose agrave apprendre que la

briegraveveteacute de lrsquoexistence ne permettrait pas de connaicirctre ceci peut ecirctre interpreacuteteacute comme la

marque drsquoune conception suivant laquelle la faculteacute de connaicirctre serait agrave lrsquoeacutetroit non

seulement dans le carcan du corps mais mecircme dans le cadre borneacute chronologiquement

parlant de lrsquoexistence En somme le temps qui nous est imparti est veacutecu comme

excessivement court non pas simplement parce que cette briegraveveteacute semble eacutethiquement

intoleacuterable mais parce qursquoelle ne nous laisse pas le temps qui serait neacutecessaire pour

actualiser toutes les potentialiteacutes attribueacutees agrave cet eacutelan spontaneacute vers la connaissance telle

est lrsquoideacutee que Nietzsche aurait effleureacutee dans La Geacuteneacutealogie de la morale en mettant en

accusation ce qursquoil considegravere comme eacutetant lrsquoorgueil surhumain des chreacutetiens Nietzsche

avance en effet concernant le laquo regravegne de Dieu raquo que laquo Rien que pour voir cela pour vivre

cela il est neacutecessaire de vivre longtemps par-delagrave la mort raquo175 Au-delagrave de la

condamnation drsquoune attitude jugeacutee preacutesomptueuse Nietzsche prend acte avec le style

trancheacute qui est le sien du fait que lrsquohomme se donne effectivement en termes de

connaissance des objectifs qui demanderaient plusieurs vies pour ecirctre atteints Felix qui

potuit rerum cognoscere causas176 disait Virgile et effectivement un tel homme aurait

tout lieu drsquoecirctre heureux puisqursquoil aurait reacuteussi en une seule vie ce que Socrate lui-mecircme ne

preacutetend pas avoir accompli quand lrsquoheure est venue pour lui de mourir ce qui justifie qursquoil

persiste agrave placer tous ses espoirs dans ses compagnons et les admoneste quand il les

surprend en flagrant deacutelit drsquoattitude non-philosophique il attend drsquoeux qursquoils soient agrave la

hauteur pour poursuivre lrsquoeffort de compreacutehension des choses qursquoil a engageacute et auquel la

mort va donner fin ndash du moins sur le plan de la vie drsquoici-bas Notre connaissance est donc

limiteacutee dans la mesure ougrave ce qursquoelle cherche agrave connaicirctre ce par quoi elle obtiendrait enfin

la pleacutenitude qui lui fait deacutefaut deacutepasse la somme drsquoefforts qursquoun homme seul est capable

de mener en une vie lrsquohomme agrave son eacutechelle individuelle est finalement toujours dans la

situation de Leacuteonard de Vinci imaginant des machines qui devanccedilaient les moyens

techniques de son eacutepoque il sait qursquoil nrsquoaura pas assez drsquoune vie pour tout connaicirctre pour

174 ARAGON Louis La Diane franccedilaise in Œuvres poeacutetiques complegravetes I p32 175 NIETZSCHE Friedrich La Geacuteneacutealogie de la morale I 15 176 Verg Georg II 490 laquo Heureux qui a pu connaicirctre les causes des choses raquo

116

voir se reacutealiser son ideacuteal conscient ou inconscient de connaissance parfaite Le commun

des mortels se reacutesigne agrave cet eacutetat de faits et hausse les eacutepaules en balayant son deacutesarroi par

des formules telles que laquo on ne peut pas tout savoir raquo mais cette penseacutee est agrave tout prendre

source de troubles quand lrsquoindividu prend la peine de srsquoy arrecircter qui nrsquoa jamais deacuteploreacute

qursquoil nrsquoaura jamais suffisamment de temps devant lui pour connaicirctre dans son entiegravereteacute le

monde dans lequel il vit monde qui nrsquoest lui-mecircme qursquoun infime deacutetail drsquoun univers

probablement infini La reacutesignation devant cette ideacutee nrsquoest que rarement totale en tout cas

pas au point drsquoecirctre complegravetement sereine il est bien eacutevident qursquoon nrsquoentreprend pas une

tacircche dans lrsquoideacutee qursquoon ne lrsquoachegravevera jamais personne ne verrait drsquointeacuterecirct agrave engager un

travail qui nrsquoaurait jamais de fin et agrave tout prendre lrsquoideacutee suivant laquelle ce travail en cas

drsquoinachegravevement sera poursuivi par autrui apregraves notre mort nrsquoest qursquoune bien maigre

consolation qui ne compensera jamais le deacutesarroi que fait naicirctre la penseacutee qursquoon ne le verra

jamais termineacute ndash crsquoest notamment pour cette raison que lrsquoon peut douter par exemple de

la leacutegitimiteacute de la poursuite de la construction de la catheacutedrale de la Sagrada familia agrave

Barcelone des anneacutees apregraves la mort de son architecte Antoni Gaudί Quoi qursquoil en soit la

mort eacutetant ce qui vient apregraves la vie mais dont la nature exacte ne peut ecirctre connue peut

accueillir en son sein lrsquoespoir drsquoune poursuite post vitam de notre eacutelan vers la

connaissance puisque nous nrsquoavons aucune certitude absolue sur la reacutealiteacute de la mort rien

nrsquoexclut a priori qursquoelle permette la poursuite de cet eacutelan qursquoelle permette drsquoacceacuteder aux

connaissances que nous nrsquoavons pas eu le temps drsquoacqueacuterir de notre vivant ndash crsquoest bien cet

espoir que les mythes eschatologiques de Platon mettent en scegravene agrave deacutefaut de pouvoir le

leacutegitimer logiquement Pour reacutesumer lrsquohomme ne remet en cause agrave aucun moment (il nrsquoa

aucune raison de le faire) la leacutegitimiteacute de cet eacutelan vers la connaissance et tout ce qui

srsquooppose agrave son accomplissement est agrave ce point consideacutereacute comme illeacutegitime que tout est fait

pour nier ontologiquement cet obstacle fucirct-ce la mort elle-mecircme agrave cet eacutegard face agrave la

briegraveveteacute de lrsquoexistence humaine lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoest pas une simple consolation

mais bien comme ce qui semble le plus logique agrave un esprit qui ne conccediloit pas (et ne peut

pas concevoir) la possibiliteacute de la cessation brutale de son eacutelan vers la connaissance agrave

lrsquoinstar du conatus spinozien cet eacutelan nrsquoinclut pas la possibiliteacute de sa propre cessation ndash la

deuxiegraveme limite contribuant agrave leacutegitimer lrsquoideacutee de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est donc moins la

briegraveveteacute de lrsquoexistence elle-mecircme que lrsquoimpossibiliteacute pratique de concevoir la cessation de

lrsquoeacutelan vers la connaissance qui de jure doit se poursuivre jusqursquoagrave ce qursquoil soit arriveacute agrave

terme et ce au mecircme titre que nrsquoimporte quelle autre activiteacute humaine du fait de son

habitude drsquoenvisager toute activiteacute par rapport agrave une fin qui doit ecirctre atteinte du fait qursquoil

117

ne fasse jamais rien laquo en vain raquo non pas au sens ougrave il rechercherait toujours lrsquoutiliteacute

pratique mais au sens ougrave il cherche agrave ce que les objectifs qursquoil se donne soient atteints il

est incapable drsquoaccepter lrsquoobstacle que la mort oppose agrave sa quecircte de connaissance La mort

serait un moindre mal si lrsquohomme avait assez drsquoune vie pour acqueacuterir la connaissance qursquoil

recherche

Lrsquoimpossibiliteacute de concevoir la cessation de lrsquoeacutelan vers la connaissance rejoint une

autre impossibiliteacute plus radicale encore et que Platon ne niait pas pas plus drsquoailleurs que

tout esprit grec agrave savoir lrsquoimpossibiliteacute de concevoir le neacuteant absolu la conception

grecque du monde comme un cosmos organiseacute a deacutejagrave eacuteteacute mobiliseacutee pour commenter

lrsquoargument des contraires deacuteveloppeacute dans le Pheacutedon mais il serait erroneacute de srsquoen tenir

quitte agrave si bon compte avec cette ideacutee en se contentant de souligner qursquoelle est typiquement

grecque affirmer cela reviendrait agrave preacutetendre que lrsquoeacutepoque contemporaine serait plus agrave

mecircme que lrsquoAntiquiteacute grecque de penser le neacuteant ce qui nrsquoest absolument pas certain

Certes la moderniteacute utilise couramment le zeacutero en tant que nombre mais il ne peut servir

dans la meilleur des cas qursquoagrave signifier lrsquoabsence de quelque chose et guegravere plus ou plutocirct

guegravere moins nul ne peut avoir la preacutetention de savoir exactement ce qursquoest le neacuteant

absolu lrsquoabsence de toute chose mecircme un espace vide de tout objet ne peut qursquoen fournir

une ideacutee bien approximative le simple fait de poser un espace excluant lui-mecircme toute

ideacutee drsquoun neacuteant absolu Gracircce agrave la physique nous sommes bien capables de laquo faire le

vide raquo agrave lrsquointeacuterieur drsquoun reacutecipient de le rendre vide de toute substance et mecircme drsquoair mais

il reste tout de mecircme le reacutecipient qui lui nrsquoest pas un rien Les Grecs ne connaissaient pas

le zeacutero mais ils eacutetaient en fin de compte plus proches que nous le sommes de la reacutealiteacute de

notre faculteacute de connaicirctre affirmer que nous avons progresseacute en vingt-cinq siegravecles au

moins de ce point de vue-lagrave serait preacutesomptueux177 il est plus probable que loin de nous

ecirctre rapprocheacutes drsquoune reacutealiteacute qui nous transcende nous nous sommes plutocirct eacuteloigneacutes drsquoune

reacutealiteacute qui est la nocirctre Envisager lrsquoimpossibiliteacute pour les Anciens de concevoir le neacuteant

comme une simple curiositeacute comme un simple fait historial crsquoest sous-estimer le fait que

cette impossibiliteacute est toujours notre fait je peux tregraves bien imaginer qursquoil y ait zeacutero

veacutegeacutetal zeacutero animal zeacutero humain devant moi mais je ne peux pas faire comme srsquoil nrsquoy

avait absolument rien mecircme Descartes faisant table rase de ses connaissances ne pouvait

177 Pierre Kreszberg nous met en garde contre une telle tentation laquo On srsquoattendrait agrave ce que la reacutevolution scientifique du XVIIe siegravecle bouscule ce renoncement [agrave saisir la nature du Tout] au profit drsquoun penseacutee du Tout qui reacuteussisse lagrave ougrave les Anciens ont eacutechoueacute Il nrsquoen est rien raquo KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo sect 2 sect Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269

118

que laquo buter raquo sur le fait que lui-mecircme en tant que conscience eacutetait bien lagrave et qursquoil y avait

donc au moins la conscience qursquoil est Le neacuteant est donc absolument ineffable absolument

inexprimable absolument inconcevable il nrsquoy a rien drsquoincongru agrave ce que ce soit au terme

drsquoune reacuteflexion logique reposant sur lrsquoargument des contraires que Platon en arrive agrave

conclure que lrsquoacircme est immortelle puisque crsquoest bien au nom drsquoune exigence logique que

lrsquoon en arrive agrave admettre cette immortaliteacute une exigence laquo par deacutefaut raquo certes puisqursquoelle

repose sur notre impuissance agrave concevoir le neacuteant Mecircme lrsquoexpeacuterience de sortie du corps

nrsquoest drsquoaucun secours pour connaicirctre le neacuteant ne serait-ce que parce que cette expeacuterience

est loin drsquoecirctre toujours deacutesinteacuteresseacutee a fortiori dans sa version non-philosophique que

nous pouvons connaicirctre au quotidien elle a toujours une finaliteacute deacutetermineacutee est toujours

enchaicircneacutee agrave un laquo quelque chose raquo elle peut eacuteventuellement deacutevaluer ontologiquement le

monde drsquoici-bas mais elle ne peut en aucun cas nier la reacutealiteacute de lrsquoecirctre psychique

connaissant auquel elle donne son fondement pheacutenomeacutenologique et mecircme ontologique Au

terme de lrsquoeacutecreacutemage que permet cette expeacuterience asceacutetique il restera toujours cet ecirctre

connaissant qui en se connaissant lui-mecircme ne peut inclure sa propre cessation

119

Chapitre 2 La dimension eacutethique ou lrsquoexigence de justice

Il serait tentant drsquoavancer qursquoil est anachronique de parler drsquoeacutethique chez Platon

puisque comme le signale Jean-Franccedilois Balaudeacute laquo le terme nrsquoa pas cours avant drsquoecirctre

forgeacute par Aristote et encore Aristote ne parle-t-il pas drsquoegravethikegrave en une deacutenomination

geacuteneacuterique mais plutocirct drsquoegravethika raquo178 ceci est une eacutevidence mais il est tout aussi eacutevident

que la laquo reacuteflexion sur lrsquoagir humain et les valeurs qui le reacutegissent raquo179 nrsquoa pas attendu le

Stagirite ni mecircme la philosophie pour apparaicirctre le souci eacutethique est aussi vieux que

lrsquohumaniteacute et si le terme nrsquoapparait pas chez Platon crsquoest parce que ce dernier nrsquoavait pas

jugeacute utile drsquoisoler lrsquoeacutethique en tant que domaine de reacuteflexion du tout que constituait le

savoir Il nrsquoest donc pas incongru drsquoattribuer agrave Platon des recommandations eacutethiques

celles-ci eacutetant compleacutementaires et indissociables de la recherche de la veacuteriteacute cette

recherche neacutecessitant drsquoobeacuteir agrave une certaine regravegle de vie Ainsi la reacuteforme politico-eacutethique

que Platon cherchait agrave engager agrave lrsquoeacutepoque troubleacutee ougrave il vivait peut ecirctre envisageacutee sans

anachronisme comme une manifestation dun deuxiegraveme aspect de la speacutecificiteacute humaine

qui drsquoailleurs repose sur le premier celui-lagrave mecircme qui a eacuteteacute examineacute preacuteceacutedemment crsquoest

en effet parce qursquoil est ecirctre de logos que lrsquohomme est en mesure de qualifier un fait

quelconque comme eacutetant juste ou injuste ou comme eacutetant moral ou immoral ndash

lrsquoadjectif laquo moral raquo tend agrave tomber en deacutesueacutetude dans le franccedilais contemporain au profit du

terme laquo eacutethique raquo qui certes revient agrave la source du latin moralis traduction ciceacuteronienne

du grec ἠθική mais preacutesente lrsquoinconveacutenient de ne pas avoir drsquoantonyme attitreacute comme

laquo moral raquo srsquooppose agrave laquo immoral raquo aussi se contente-t-on drsquoexpressions plus ou moins

bricoleacutees comme laquo non-eacutethique raquo ou laquo contraire agrave lrsquoeacutethique raquo qui nrsquoont pas autant de force

expressive que celle drsquoun antonyme attitreacute cette remarque pourrait sembler anecdotique

mais elle est reacuteveacutelatrice du fait que le passage du terme laquo moral raquo au terme laquo eacutethique raquo loin

drsquoecirctre anodin est le marqueur drsquoun basculement seacutemantique important aussi longtemps

que lrsquoon se contente de la morale on pense pouvoir se contenter drsquoobeacuteir agrave un certain

nombre de regravegles eacutedicteacutees par une autoriteacute (deacutetermineacutee ou non) regravegles dont lrsquoinfraction

constitue une sortie du laquo droit chemin raquo mais agrave partir du moment ougrave lrsquoon se soucie

178 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p70 179 Op cit p72

120

drsquoeacutethique et non plus de morale lrsquoobeacuteissance agrave lautoriteacute ne suffit plus les regravegles qursquoil

convient de suivre nrsquoont plus de contraires attitreacutes et degraves lors peuvent faire lrsquoobjet drsquoune

discussion drsquoune remise en question En drsquoautres termes la morale indiquerait un seul et

unique chemin le seul qursquoil est bon de suivre tandis que lrsquoeacutethique multiplierait les

chemins possibles lrsquoeacutethique bien entendu nrsquoadmet pas nrsquoimporte quelle voie elle ne part

pas du principe que tous les chemins se valent elle reconnait simplement qursquoil nrsquoy en a pas

qursquoun seul et qursquoil est pertinent de discuter de la valeur de chacune des ces virtualiteacutes un

signe qui ne trompe pas est que les deacutebats actuels ayant trait agrave lrsquoeacutethique notamment en

meacutedecine proposent plus qursquoils nrsquoimposent ou plutocirct excluent plus qursquoils nrsquoincluent au

sens ougrave les seules certitudes qui en ressortent ont trait agrave ce qursquoil ne faut pas faire plutocirct

qursquoagrave ce qursquoil faut faire si tout le monde est drsquoaccord pour dire que le devoir du meacutedecin

est de soigner son patient ou du moins drsquoen limiter les souffrances lrsquounanimiteacute nrsquoest plus

de mise quand il srsquoagit de deacuteterminer les moyens qursquoil doit mettre en œuvre et mecircme les

professionnels du soin reconnaissent que cette deacutetermination deacutepend drsquoune multitude de

facteurs qui ne sont pas tous preacutevisibles et deacutependent en grande partie des particulariteacutes de

chacune des situations auxquelles les soignants sont confronteacutes in vivo Cette position

inconfortable est en quelque sorte une marque parmi drsquoautres drsquoune eacutepoque qui se veut

laiumlciseacutee ougrave le garde-fou moral des autoriteacutes religieuses traditionnelles ne suffit plus agrave

reacutepondre agrave toutes les interrogations qui se posent agrave lrsquohomme lorsqursquoil est dans la neacutecessiteacute

de faire un choix drsquoautant que les progregraves de la technique deacutemultiplient consideacuterablement

le nombre des possibles de telle sorte que la nature elle-mecircme nrsquoest plus en mesure de

censurer immeacutediatement toutes les activiteacutes humaines contraires agrave ses lois Platon certes

nrsquoen eacutetait pas encore lagrave puisque lrsquoἠθική nrsquoexistait mecircme pas en tant que science isoleacutee et

avait donc encore moins pu au Ve siegravecle avant notre egravere transiter par la traduction latine

moralis il nrsquoempecircche qursquoil nrsquoen eacutecrivait pas moins dans une eacutepoque troubleacutee ougrave le cadre

traditionnel de la citeacute avait eacuteclateacute et ougrave le respect de la tradition eacutetait en pleine deacuteperdition

Le deacutenominateur commun entre cette eacutepoque et la nocirctre est donc lrsquoincertitude sur la limite

exacte entre le bien et le mal du point de vue de lrsquoaction humaine cela ne signifie pas que

ces eacutepoques se ressemblent mais atteste plutocirct que la dimension eacutethique est une constante

de lrsquohumaniteacute conscient de son autonomie de sa capaciteacute agrave agir en eacutetant seul responsable

de sa deacutecision lrsquohomme ne dispose drsquoaucun criteacuterium absolu lui permettant de deacuteterminer

avec certitude et dans tous les cas de figure si son action est bonne ou mauvaise son

incertitude agrave ce sujet peut prendre des formes plus ou moins aigueumls suivant les

eacutepoques mais toute certitude agrave ce sujet est en derniegravere analyse illusoire en tant qursquoelle ne

121

repose que sur un choix qui sans ecirctre neacutecessairement arbitraire nrsquoen reste pas moins un

choix Il est monnaie courante aujourdrsquohui de dire face agrave cette incertitude que laquo lrsquohistoire

jugera raquo crsquoest-agrave-dire que les conseacutequences sur le long terme drsquoune action permettront drsquoen

eacutevaluer la leacutegitimiteacute ou lrsquoilleacutegitimiteacute mais cela ne suffit pas pour reacutepondre agrave lrsquoangoisse de

lrsquohomme car cest bien lrsquoangoisse qui apparait lorsquil prend conscience de sa liberteacute

comme lrsquoa theacuteoriseacute Kierkegaard commentant la Genegravese et notamment le peacutecheacute originel

laquo Quand on admet que lrsquointerdiction suscite le deacutesir on a un savoir au lieu de lrsquoignorance car Adam a ducirc avoir alors une connaissance de la liberteacute puisque son deacutesir eacutetait de srsquoen servir Cette explication ne peut donc venir qursquoapregraves coup Lrsquointerdiction angoisse Adam parce qursquoelle eacuteveille en lui la possibiliteacute de la liberteacute raquo180

Il se trouve justement que tout reacutecit eschatologique narrant la vie post corporis mortem de

lrsquoacircme propose peu ou prou une reacuteponse agrave cette angoisse eacutethique puisqursquoil promet que les

bonnes actions seront reacutecompenseacutees et les mauvaises chacirctieacutees agrave leur juste mesure De ce

point de vue lrsquoeschatologie fait se rencontrer deux concepts qui ne srsquoopposent pas mais qui

ne peuvent ecirctre assimileacutes agrave savoir lrsquoeacutethique et la justice si le mot laquo eacutethique raquo vient du

grec ἦθος deacutesignant les coutumes les caractegraveres les mœurs et peut donc deacutesigner lrsquoeacutetude

de ces derniers sans finaliteacute pratique immeacutediate le mot laquo justice raquo en revanche vient du

latin ius deacutesignant le droit tel qursquoil est pratiqueacute et appliqueacute au sein drsquoune socieacuteteacute donneacutee

par exemple le ius romanus auquel le droit franccedilais actuel doit encore beaucoup cela ne

signifie pas que la justice ne soit qursquoune convention la justice ne saurait se reacutesumer agrave ce

qui est dicteacute par la loi il peut arriver que la loi drsquoune citeacute soit injuste (en assistant agrave la

condamnation de Socrate Platon eacutetait bien placeacute pour le savoir) mais ideacutealement la loi

devrait permettre de tracer une frontiegravere intangible infranchissable et deacutefinitive entre le

juste et lrsquoinjuste or cette frontiegravere semble introuvable son eacutetablissement est toujours remis

agrave plus tard srsquoil suffit de sortir des frontiegraveres de son pays pour que les notions de juste et

drsquoinjuste soient renverseacutees ce nrsquoest pas seulement en raison drsquoune diffeacuterence culturelle

mais drsquoabord parce que les citoyens de lrsquoautre pays nrsquoont pas davantage reacuteussi que nos

concitoyens agrave eacutetablir de frontiegravere claire et deacutefinitive entre le juste et lrsquoinjuste dans

lrsquoapplication que ces notions doivent avoir au quotidien Il nrsquoest drsquoailleurs pas neacutecessaire

de se deacuteplacer dans lrsquoespace pour que la compreacutehension du juste et de lrsquoinjuste soit

subvertie il suffit de laisser le temps laquo faire son œuvre raquo et de constater que ce qui eacutetait

encore consideacutereacute comme juste il y a un demi-siegravecle apparait comme intoleacuterablement injuste

aujourdrsquohui comme lrsquointerdiction de lrsquoavortement la peine de mort ou la majoriteacute civile agrave

180 KIERKEGAARD Soumlren Le concept drsquoangoisse [IV 349] in Œuvres complegravetes tome VII p146

122

21 ans Il existe bien des conventions politiques sur les notions de juste et drsquoinjuste mais

toutes ces conventions ne donnent qursquoune faible ideacutee de ce que devrait ecirctre la justice de

mecircme qursquoil y a en lrsquohomme une angoisse eacutethique reacutesultant de lrsquoindeacutetermination de son

agir il y a en lrsquohomme une exigence de justice reacutesultant du fait de vivre en communauteacute et

qui est elle aussi toujours renouveleacutee perpeacutetuellement insatisfaite lrsquoinsatisfaction

pouvant donner lieu agrave terme au non de la reacutevolte tel que lrsquoa theacuteoriseacute Camus

laquo En somme ce non affirme lrsquoexistence drsquoune frontiegravere On retrouve la mecircme ideacutee de limite dans ce sentiment du reacutevolteacute que lrsquoautre laquo exagegravere raquo qursquoil eacutetend son droit au-delagrave drsquoune frontiegravere agrave partir de laquelle un autre droit lui fait face et le limite Ainsi le mouvement de reacutevolte srsquoappuie en mecircme temps sur le refus cateacutegorique drsquoune intrusion jugeacutee intoleacuterable et sur la certitude confuse drsquoun bon droit plus exactement lrsquoimpression chez le reacutevolteacute qursquoil est laquo en droit dehellip raquo raquo181

Lrsquousage par Camus des termes laquo confus raquo et laquo impression raquo deacutenotent que lrsquoexigence de

justice ne repose jamais sur une conception vraiment claire de ce en quoi doit consister la

justice en tout cas jamais sur une deacutefinition dont il serait possible de rendre compte en

termes exclusivement logiques Cette exigence de justice a donc en commun avec le souci

eacutethique drsquoecirctre spontaneacute de la part de lrsquohomme de constituer une exigence dont il ne saurait

en aucun cas se deacutepartir mais qui relegraveve davantage de lrsquoaffect que du raisonnement ils

constituent tous deux la manifestation du sentiment vague suivant lequel il existe un

laquo bon raquo et un laquo mauvais raquo agir le premier devant ecirctre rechercheacute et reacutecompenseacute le second

devant ecirctre eacuteviteacute et chacirctieacute ce qui permet agrave ces deux exigences de se rejoindre dans

lrsquoeschatologie Leur diffeacuterence fondamentale tient agrave leur champ drsquoapplication en effet

quand Kierkegaard theacuteorise lrsquoangoisse eacutethique il peut se permettre de ne parler que de

lrsquoindividu seul face agrave la multitude de virtualiteacutes qursquoil pourrait actualiser mais quand

Camus theacuteorise le sentiment drsquoinjustice qui se situe agrave la source de la reacutevolte il ne peut

parler que de lrsquohomme en tant que membre drsquoune communauteacute dans les interactions que

lrsquoindividu entretient avec les autres hommes Bien sucircr les questionnements eacutethiques

engagent souvent la responsabiliteacute de la communauteacute toute entiegravere crsquoest agrave ce titre que le

pouvoir politique peut ecirctre ameneacute agrave leacutegifeacuterer agrave leur sujet mais lrsquoeacutethique en tant que telle

concerne premiegraverement lrsquoindividu elle est la forme logique du sentiment qursquoil eacuteprouve

drsquoavoir commis une faute crsquoest bien pour ccedila que la Bible a pu mettre en scegravene la

culpabiliteacute en racontant la faute drsquoun seul et unique couple Certes Platon se donne bien

dans la Reacutepublique le but de traiter de la justice agrave lrsquoeacutechelle de lrsquohomme seul qui srsquoavegravere

consister en une harmonie entre les trois tendances de lrsquoacircme mais la justice de lrsquohomme

181 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p 27

123

ayant reacuteussi cet accord se manifeste drsquoabord par son activiteacute par les relations qursquoil

entretient avec autrui Eacutethique et justice ne sont pas contradictoires dans lrsquoabsolu il se

peut qursquoune action soit juste sans ecirctre eacutethique par exemple lorsque les dirigeants politiques

font espionner des individus perccedilus comme dangereux pour la seacutecuriteacute des citoyens mais il

nrsquoest pas concevable qursquoune action eacutethique ne soit pas juste En somme on ne peut pas

assimiler complegravetement lrsquoeacutethique et la justice mais on ne peut pas davantage les

diffeacuterencier radicalement les deux notions eacutetant perpeacutetuellement en contact lrsquoune avec

lrsquoautre il est donc plus pertinent de distinguer les deux domaines ougrave elles trouvent agrave

srsquoappliquer ou plus exactement les deux eacutechelles que peuvent avoir les questionnements

qursquoelles suscitent agrave savoir lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu seul et lrsquoeacutechelle de la citeacute Srsquoil nrsquoest pas

pertinent drsquoopposer lrsquoeacutethique et la justice il est en revanche inteacuteressant de distinguer le

souci individuel source drsquoangoisse drsquoagir conformeacutement agrave lrsquoeacutethique et le souci citoyen

source de deacutebat drsquoagir conformeacutement agrave la justice

1 Agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu la finitude contre lrsquoeacutethique

Nrsquoen deacuteplaise agrave Thrasymaque dont Glaucon illustre par le ceacutelegravebre mythe de

Gygegraves la position sur la justice qui est reacuteduite agrave la loi du plus fort il nrsquoest absolument pas

certain que tout homme ferait le mal en parfaite connaissance de cause srsquoil avait la

possibiliteacute de le faire en totale impuniteacute avant mecircme drsquoecirctre puni par ses concitoyens le

malfaiteur se punit souvent lui-mecircme lrsquohomme est souvent agrave lui-mecircme son premier juge

le remords repreacutesente pour lui une force coercitive dont on ne peut sous-estimer le pouvoir

ce nrsquoest pas un hasard si les Grecs et notamment les tragiques comme Eschyle lrsquoont

repreacutesenteacute sous la forme de diviniteacutes les Eacuterinyes Il faut cependant souligner que ces

deacuteesses du remords qui harcegravelent Oreste finissent gracircce agrave lrsquointervention drsquoAtheacutena par

devenir les Eumeacutenides crsquoest-agrave-dire litteacuteralement les Bienveillantes182 agrave cet eacutegard le

remords apparait comme une puissance au visage double il nrsquoa pas pour seule vocation de

chacirctier lrsquoagressiviteacute des Eacuterinyes nrsquoest pas gratuite elle offre au coupable au criminel au

peacutecheur la possibiliteacute de srsquoamender Ce repentir ne saurait certes toujours suffire la citeacute

reacuteclame que lrsquoindividu qui a enfreint ses lois laquo paie sa dette raquo le citoyen qui a eacuteteacute leacuteseacute

demande reacuteparation demande qursquoon lui laquo rende justice raquo mais agrave lrsquoeacutechelle de lrsquoindividu le

remords est agrave lui seul une punition peut-ecirctre plus terrible encore que toute peine prononceacutee

par un tribunal ne serait-ce que parce qursquoelle nrsquoa pas de terme fixeacute et peut poursuivre

182 Cf Annexe 17

124

lrsquohomme toute sa vie durant voire disparaicirctre de la meacutemoire pour mieux ressurgir

longtemps apregraves et ainsi hanter lrsquohomme au moment ougrave il srsquoy attend le moins ce qui

confirmerait la thegravese de Jean Scot Eacuterigegravene suivant laquelle lrsquoEnfer serait une image de la

culpabiliteacute ressentie par le peacutecheur en proie au repentir Cette puissance du remords qui

surpasse celle de la justice humaine explique partiellement que Socrate eacutetant totalement

deacutepourvu de remords du fait de sa certitude de nrsquoavoir commis aucune faute reacuteelle ne soit

pas davantage affecteacute par la deacutecision de justice qui pegravese sur lui en somme le sentiment de

culpabiliteacute et le remords ne concernent bien que lrsquoindividu seul et sont indeacutependants des

chacirctiments que la citeacute peut lui infliger il nrsquoest mecircme pas exclu que lrsquohomme puni par ses

semblables ne regrette cependant rien de ce qursquoil a commis lrsquoexemple des dignitaires

nazis qui apregraves la guerre se deacutefendaient en affirmant avoir obeacutei agrave des ordres est resteacute dans

les meacutemoires il nrsquoest pas exclu non plus que lrsquohomme se sente coupable sans mecircme avoir

seulement fait du tort agrave qui que ce soit sans avoir rien commis de reacutepreacutehensible aux yeux

de la citeacute comme le soulignait Kierkegaard le sentiment de culpabiliteacute drsquoAdam surgit

deacutejagrave lorsque la possibiliteacute drsquoagir en deacutesobeacuteissant agrave la loi divine apparait avant mecircme que

cette virtualiteacute ait eacuteteacute actualiseacutee agrave cet eacutegard le reacutecit de la Chute peut illustrer le veacutecu de

lrsquoadolescent qui apprend agrave agir autrement qursquoen obeacuteissant aveugleacutement agrave ses aicircneacutes cet

apprentissage qui fait partie inteacutegrante du passage de lrsquoenfance agrave lrsquoacircge adulte est souvent

douloureux dans la mesure ougrave il coiumlncide chronologiquement et pheacutenomeacutenologiquement

avec la perte des repegraveres fixes et absolus lrsquoadolescent apprend agrave ecirctre agrave lui-mecircme son

propre principe agrave jouer vis-agrave-vis de lui-mecircme le rocircle que jouaient auparavant ses aicircneacutes il

se retrouve donc priveacute du guide qursquoil lui suffisait jadis de suivre pour ecirctre dans le laquo droit

chemin raquo et faute de garantie concernant le bien-fondeacute de son agir il peut ecirctre ameneacute agrave se

sentir coupable drsquoun acte qui nrsquoest en rien reacutepreacutehensible mais dont le seul vice aura eacuteteacute de

ne pas avoir reccedilu la caution morale des aicircneacutes et donc de ne pas avoir eacuteteacute avaliseacute par une

autoriteacute reconnue comme supeacuterieure

Ici se situe le nœud de lrsquoaffaire pour qursquoun acte qursquoil deacutecide de reacutealiser soit valable

aux yeux de sa propre conscience lrsquohomme a besoin qursquoil soit conforme agrave une certaine

norme il ne lui suffit pas ou alors rarement qursquoil lrsquoait librement deacutecideacute il ne suffit mecircme

pas que ledit acte puisse ecirctre perccedilu comme naturel et neacutecessaire agrave sa survie Ainsi en son

temps Pierre Abeacutelard a tenteacute de battre en bregraveche lrsquoideacutee suivant laquelle le plaisir sexuel

serait mauvais ndash qui connait sa biographie sait agrave quel point il eacutetait concerneacute par ce sujet Il

y a une diffeacuterence nous dit-il entre eacuteprouver un plaisir en agissant de maniegravere conforme agrave

notre nature et se vautrer dans la recherche effreacuteneacutee des plaisirs au meacutepris de toute autre

125

consideacuteration puisqursquoil se trouve que lrsquoon eacuteprouve du plaisir agrave entretenir les relations

charnelles qui permettent la reproduction et agrave manger les aliments par lesquels nous

assurons notre survie ce plaisir nrsquoest pas condamnable en tant que tel eacutetant donneacute qursquoil est

lieacute agrave notre condition de creacuteatures mortelles et il semble que la lettre mecircme des Eacutecritures

lrsquoautorise Si ergo concubitus cum uxore uel esus eciam delectabilis cibi a primo die

nostrae creacionis quo in paradiso sine peccato uiuebatur nobis concessus est quis nos

in hoc peccati arguat si concessionis metam non excedamus 183 Le peacutecheacute originel ne doit

effectivement pas ecirctre compris comme la meacutetaphore drsquoun peacutecheacute de chair et encore moins

comme un peacutecheacute de gourmandise la loi divine agrave laquelle le peacutecheacute contrevient ne fait eacutetat agrave

aucun moment drsquoune interdiction totale frappant les relations charnelles et la

consommation des aliments toutes choses qursquoelle ne peut drsquoailleurs interdire agrave moins

drsquoocircter aux creacuteatures tout moyen de subsistance et de procreacuteation ce qui serait

contradictoire avec lrsquoacte mecircme de creacuteation Toutefois le fait qursquoAbeacutelard se sente obligeacute

de justifier logiquement ces plaisirs atteste qursquoil ne suffit pas qursquoils soient naturels pour

que notre conscience eacutethique les valide pour tout dire crsquoest mecircme justement le fait qursquoils

nous renvoient agrave notre nature de creacuteatures corporelles qui eacuteveille notre meacutefiance agrave leur

eacutegard Lrsquoexpeacuterience de deacutetachement des affections corporelles dont lrsquoascegravese philosophique

marque le plus haut degreacute drsquointensiteacute fait entrevoir en effet la possibiliteacute drsquoun niveau de

lrsquoecirctre transcendant radicalement notre condition terrestre et donc doteacute drsquoune leacutegitimiteacute

ontologique incomparablement supeacuterieure agrave celle du monde drsquoici-bas cette expeacuterience

qui nrsquoest absolument pas surhumaine mais constitue au contraire la marque de la speacutecificiteacute

humaine nous rend sensibles agrave lrsquoideacutee drsquoagir en vue drsquoun bien qui transcende la simple

survie On en revient ici agrave lrsquoideacutee suivant laquelle le dualisme acircme-corps serait une

reformulation de la distinction entre la liberteacute et la neacutecessiteacute ou plus simplement entre le

choisi et le non-choisi le rejet dont les affections corporelles peuvent faire lrsquoobjet tire son

origine de leur caractegravere non-choisi la tare que lrsquohomme ne leur pardonne pas est de ne pas

mettre en jeu sa liberteacute et de le renvoyer agrave son animaliteacute lrsquohomme nrsquoa de cesse drsquoune

maniegravere ou drsquoune autre de veiller agrave ce que tout ce qui peut ecirctre perccedilu comme une entrave agrave

sa liberteacute aussi naturel cet objet de reacutepulsion soit-il soit eacutecarteacute crsquoest par exemple parce

qursquoils consideacuteraient que les poils repreacutesentaient lrsquoanimaliteacute que les anciens Eacutegyptiens

pratiquaient lrsquoeacutepilation En confinant dans un preacute carreacute strictement deacutelimiteacute la sexualiteacute

183 ABEacuteLARD Pierre Scito te ipsum I II 11 Cf Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst p174 laquo Eacutetant donneacute que les relations avec une eacutepouse ou la consommation drsquoaliments mecircme savoureux qui se faisait sans peacutecheacute au paradis nous a eacuteteacute autoriseacutee degraves le premier jour de la creacuteation qui pourrait nous accuser de peacutecher en cette matiegravere sous reacuteserve que nous ne franchissons pas la limite autoriseacutee raquo

126

lrsquoalimentation et lrsquoensemble des donneacutees susceptibles de faire de lrsquohomme un animal

comme les autres plutocirct que de permettre lrsquoaffirmation de sa speacutecificiteacute en imposant agrave ces

donneacutees des limites eacutetroites dont elles ne doivent pas sortir lrsquohomme cherche simplement agrave

srsquoaffirmer comme un ecirctre de liberteacute et de deacutecision et non comme un ecirctre drsquoinstinct et de

pulsion Les interdits moraux loin de constituer une limitation de la liberteacute de lrsquohomme

sont au contraire ce qui permet lrsquoeacutepanouissement de cette liberteacute dans la mesure ougrave ils le

libegraverent partiellement de la part subie de son ecirctre Il peut arriver que ces interdits soient

contesteacutes au nom de la liberteacute individuelle qursquoils deviennent pesants aux yeux drsquoune

geacuteneacuteration au point drsquoecirctre perccedilus comme une entrave agrave la liberteacute humaine mais cette

contestation est plutocirct la conseacutequence de lrsquooubli dans lequel ont pu tomber les motifs ayant

leacutegitimeacute lrsquoadoption de ces interdits dont la raison drsquoecirctre nrsquoest pas dans la volonteacute de brider

la liberteacute humaine mais au contraire dans la recherche de lrsquoeacutepanouissement de cette liberteacute

par la libeacuteration de lrsquohomme autant que faire se peut de ce qui lrsquoenferme dans sa condition

animale Crsquoest parce qursquoun plaisir charnel intense eacuteloigne du souci de lrsquoacircme que religion et

philosophie le condamnent pour ainsi dire spontaneacutement ou du moins srsquoen meacutefient le

plaisir charnel est lrsquoexpeacuterience que nous permet de vivre la fideacuteliteacute agrave notre condition

corporelle et mortelle vaincre le plaisir et purifier lrsquoacircme de tout commerce excessif avec le

corps est donc envisageacute comme une victoire sur cette condition La victoire ne saurait

jamais ecirctre deacutefinitive Socrate lui-mecircme ne saurait preacutetendre avoir atteint un tel degreacute de

perfection mais le combat en vaut la peine puisque sa reacuteussite mecircme partielle et

momentaneacutee est ce par quoi lrsquohomme reacuteaffirme sa speacutecificiteacute sa capaciteacute agrave ne pas rester

prisonnier de lrsquoinstinct Lideacutee dune indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps et celle

drsquoune eacutethique agrave laquelle il est leacutegitime drsquoobeacuteir indeacutependamment de toute consideacuteration

relative agrave la survie ne sont pas des pheacutenomegravenes successifs et sont au contraire simultaneacutes

ces conceptions surgissent toutes deux agrave lrsquoinstant mecircme ougrave lrsquohomme prend conscience du

fait qursquoil peut ecirctre libre que sa vie peut ne pas se reacutesumer agrave la satisfaction des besoins

organiques et que tel est preacuteciseacutement ce qui le distingue des autres espegraveces Lrsquointerdit

moral la reacutepression des appeacutetits animaux est une revendication de liberteacute au mecircme titre

que lrsquoaffirmation de lrsquoautonomie de lrsquoacircme autant dire donc que la conception des

reacutecompenses et chacirctiments post mortem est elle-mecircme une revendication de liberteacute par

laquelle lrsquohomme srsquoaffirme comme ecirctre de culture et non pas seulement de nature

Il serait tentant agrave cet eacutegard daffirmer que celui qui fait le mal agit ainsi parce que

sa condition corporelle lrsquoinduit en erreur fait naicirctre dans son acircme des passions qui brouil-

lent sa connaissance du bien et lui font prendre un mal pour un bien ou lrsquoamegravenent agrave penser

127

que commettre le mal est plus profitable que faire le bien De mecircme qursquoil semble que nos

sens et par voie de conseacutequence notre corps nous abusent sur la reacutealiteacute de ce qui nous en-

toure ils brouilleraient aussi notre compreacutehension du bien et du mal en nous faisant

prendre un bien pour un mal et vice-versa pour un animal laquo normal raquo la question semble

ne pas se poser lrsquoanimal distingue ce qui lui est nuisible de ce qui lui est profitable et agit

en conseacutequence ecirctre un animal laquo raisonnable raquo ne signifie pas neacutecessairement ecirctre un

animal coheacuterent et inversement ainsi lrsquohomme peut-il rechercher des plaisirs qursquoil sait lui

ecirctre neacutefastes mais qui lui procurent un plaisir tel qursquoil considegravere que le risque qursquoils repreacute-

sentent en vaut la peine aucune campagne anti-tabac agrave ce jour nrsquoa vraiment reacuteussi agrave faire

baisser de maniegravere significative le nombre de fumeurs et ces derniers sont souvent les pre-

miers agrave reconnaicirctre que ce qui est pour eux source de plaisir est aussi un poison violent De

jure on pourrait attendre du corps qursquoil suffise agrave nous renseigner efficacement sur ce qursquoil

vaut mieux eacuteviter et ce qursquoil faut rechercher telle est justement la chance que la plupart des

autres animaux possegravedent sans se le repreacutesenter La reacuteaction de Glaucon apregraves la descrip-

tion par Socrate de la citeacute primitive dans la Reacutepublique est finalement celle que peut avoir

tout un chacun quand on lui propose un mode de vie sain mais apparemment austegravere il

existe des aliments dont la consommation si elle est excessive peut entraicircner des maux

bien plus grands que le plaisir qursquoils fournissent et la connaissance de cet eacutetat de choses ne

suffit cependant pas agrave ce que lrsquoon renonce agrave cette consommation outranciegravere les deacutelices

qursquoelle procure faisant oublier les conseacutequences neacutefastes qursquoelle peut avoir nous aveuglant

au point de nous empecirccher drsquoanticiper ses conseacutequences comme lrsquoa exprimeacute Jankeacuteleacutevitch

laquo Car jrsquoai beau palper renifler ausculter mon plaisir je ne trouve pas dans sa saveur affective le moindre avant-goucirct de la future douleur qui paraicirct-il me menace la moindre allusion agrave la maladie qursquoon mrsquoannonce la crampe drsquoestomac nrsquoest pas analytiquement contenue fucirct-ce agrave titre de pressentiment dans la qualiteacute de plaisir qursquoon eacuteprouve agrave manger du plat nuisible et deacute-lectable aussi preacutefeacuterons-nous parfois imaginer que cette crampe est surajouteacutee agrave titre de punition raquo184

Il y a non-coiumlncidence entre le laquo su raquo et le laquo perccedilu raquo et crsquoest en cela que lrsquoobeacuteissance agrave

lrsquoeacutethique tout en faisant lrsquoobjet drsquoun souci spontaneacute nrsquoest en rien une faciliteacute pour

lrsquohomme et peut mecircme faire lrsquoobjet drsquoun drame drsquoun deacutechirement Le corps est consideacutereacute

comme mauvais dans la mesure ougrave il ne remplit pas la fonction indicatrice quon attend de

lui et eacutecarte du laquo droit chemin raquo sur lequel il supposeacute nous orienter ndash il est donc laquo organe-

obstacle raquo aussi bien du point de vue de lrsquoeacutethique que du point de vue de la connaissance il

est pour lrsquoacircme occasion de mal faire comme il peut ecirctre occasion de bien faire et le seul

184

JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p44

128

fait qursquoil puisse ecirctre occasion de mal faire suffit agrave ce qursquoil soit perccedilu comme une chose

intrinsegravequement mauvaise Telle est lrsquoambiguiumlteacute insupportable pour la conscience

humaine qui a horreur de lrsquoilleacutegitime comme la nature a horreur du vide dont Ricœur rend

compte dans Finitude et culpabiliteacute la premiegravere caracteacuteristique que lon reconnaicirct au

corps nous dit-il nest pas sa finitude mais louverture sur le monde quil paraicirct permettre

on voit dabord le monde et ensuite louverture du corps agrave ce monde Agrave aucun moment la

finitude nrsquoapparait comme une eacutevidence elle est le fruit dune confrontation de notre

regard sur le monde avec un autre regard ou plusieurs autres regards qui en diffegraverent on ne

peut remarquer que reacuteflexivement et non pas immeacutediatement la finitude du percevoir

Lrsquohomme pourrait srsquoabriter derriegravere cette finitude pour justifier ses eacutegarements et ses eacutecarts

de conduite en faire de simples erreurs imputables agrave son imperfection fondamentale de

creacuteature finie et corporelle mais le constat de la finitude est une reacuteveacutelation brutale la

deacutesillusion qui srsquoensuit est trop grande pour lrsquohomme qui ne parvient pas agrave lrsquoadmettre et

encore moins agrave lrsquoassimiler agrave la connaissance qursquoil a de son ecirctre en somme le constat de la

finitude ne coiumlncide que rarement avec son acceptation ce constat est tout agrave fait impuissant

agrave faire renoncer lrsquohomme agrave son deacutesir drsquoune perception ne souffrant aucune erreur

comment pourrait-il en aller autrement puisque crsquoest la mecircme puissance qui tout agrave la fois

donne accegraves agrave la possibiliteacute drsquoune eacutethique transcendante et reacutevegravele agrave lrsquohomme la finitude de

son ecirctre En effet leacutetroitesse de mon point de vue mrsquoapparaicirct comme telle gracircce agrave la

laquo transgression intentionnelle de la situation raquo185 que permet le langage cest-agrave-dire le fait

de ne pas rester englueacute dans la finitude de mon point de vue et de pouvoir formuler un

eacutenonceacute sur cette face de lobjet qui reste cacheacutee agrave mes sens le discours sur la finitude

suppose deacutejagrave une transgression de cette finitude je ne peux dire lunilateacuteraliteacute de mon point

de vue quen laquo disant raquo toutes les faces que je ne vois pas actuellement la restriction du

perccedilu suppose une preacute-compreacutehension du non-perccedilu laquo degraves que je parle je parle des

choses dans leurs faces non perccedilues et dans leur absence raquo186 Agrave cet eacutegard le langage est

une arme agrave double tranchant qui a la vertu de fournir agrave lrsquohomme un accegraves agrave lrsquoabsolu tout en

lui faisant voir par la mecircme occasion qursquoil ne peut se contenter ici-bas que du relatif cette

ambivalence constitutive est intoleacuterable pour lrsquohomme qui ne peut la concevoir que

comme la conseacutequence drsquoune pheacutenomegravene adventice qui nrsquoavait pas lieu drsquoecirctre aussi dans

son horreur de lrsquoinjustifieacute il preacutefegravere encore se penser comme coupable de ce quil endure

plutocirct que de devoir laisser les dureteacutes de lexistence relever de labsurditeacute Puisque crsquoest

185 RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 1 Lrsquohomme faillible p45 186Ibid

129

exactement au mecircme instant et par les mecircmes puissances que lrsquohomme srsquoenvisage agrave la fois

comme voisin de lrsquoinconditionneacute (et donc capable de jure drsquoobeacuteir agrave une eacutethique absolue) et

comme condamneacute agrave la finitude (et donc susceptible de manquer agrave lrsquoimpeacuteratif eacutethique) ainsi

srsquoouvre le risque que la chute dune acircme dans un corps cet eacuteveacutenement qui aurait eu pour

conseacutequence de brouiller notre activiteacute psychique par lintervention de tout un donneacute

sensible plus ou moins indeacutesirable en arrive agrave ecirctre penseacutee comme eacutetant le reacutesultat dune

faute Il ny a cependant aucune automaticiteacute dans ce rapport et Platon reacutedigeant le Phegravedre

nous dit Ricœur nrsquoeacutetablit pas une telle automaticiteacute

laquo Platon lui-mecircme malgreacute le mythe de lacircme exileacutee dans un corps qui lensevelit malgreacute par conseacutequent la tentation de durcir le symbole de la captiviteacute corporelle dans une gnose du corps meacutechant malgreacute mecircme les gages quil donne pour lavenir agrave cette gnose sait parfaitement que la captiviteacute corporelle ne doit pas ecirctre prise agrave la lettre mais comme signe du serf-arbitre la laquo clocircture raquo du corps nest finalement que laquo lœuvre du deacutesir raquo et laquo celui qui concourt le plus agrave charger lenchaicircneacute de ses chaicircnes cest peut-ecirctre lui-mecircme raquo (Pheacutedon 82d-e) Ainsi la captiviteacute du corps et mecircme la captiviteacute de lacircme dans le corps sont le symbole du mal que lacircme sinflige agrave elle-mecircme le symbole de laffection de la liberteacute par elle-mecircme le laquo deacuteliement raquo de lacircme assure reacutetrospectivement que son laquo liement raquo eacutetait liement par le deacutesir fascination active-passive auto-captiviteacute laquo se perdre raquo ne signifie pas autre chose raquo187

En effet le mythe du Phegravedre ne raconte pas la culpabiliteacute originelle qui affecte toute

lhumaniteacute depuis ses origines ni mecircme ce qui arrive agrave lhomme en vertu dune fataliteacute

insurmontable mais simplement ce qui risque darriver agrave lhomme qui se complait dans

lenchaicircnement avec le corps et reacuteduit son νοῦς agrave leacutetat dadjuvant pour lassouvissement de

ses appeacutetits grossiers En somme dans le Phegravedre Platon prend acte de ce qursquoil nrsquoappelait

pas encore la finitude humaine et se refuse agrave en faire une raison suffisante pour justifier les

eacutegarements de lrsquohomme qui reste directement responsable de la vie quil megravene et na donc

pas agrave se disculper lui-mecircme en accusant lobjet de son deacutesir Pour reacutesumer lrsquoacte de

langage par lequel lrsquohomme prend connaissance de son ecirctre en reacutevegravele drsquoun point de vue

eacutethique deux aspects agrave la fois ontologiquement contradictoires et pheacutenomeacutenologiquement

inseacuteparables drsquoune part du fait du voisinage eacutetroit qursquoentretient son esprit avec

lrsquoinconditionneacute il est porteacute agrave suivre des impeacuteratifs eacutethiques absolus qui restent vrais

abstraction faite de toute circonstance particuliegravere mais drsquoautre part du fait que sa

perspective est finie et le rend susceptible drsquoerreur il peut faillir agrave tout moment et cette

seule eacuteventualiteacute lui est si insupportable qursquoil preacutefegravere la consideacuterer comme eacutetant la

conseacutequence de sa seule condition corporelle Il serait reacuteducteur denvisager cette

conception spontaneacutee comme eacutetant revendiqueacutee par Platon au point de penser que ce

dernier ait jamais envisageacute sincegraverement le corps comme eacutetant mauvais par lui-mecircme Le

187

RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 2 La symbolique du mal p 148

130

mythe de lacircme exileacutee accuse plutocirct lacircme qui a de la complaisance agrave se laisser entraicircner par

de belles illusions il sagit moins dun mythe de chute que dun mythe de composition

laissant ouverte la possibiliteacute de la chute le mal nest pas dans un corps eacutetranger et

seacuteducteur mais bien dans lacircme se laissant aller lassimilation de lincarnation dans un

corps au reacutesultat dune faute nest pas le fait de Platon elle est plutocirct le fait du commun

dont Platon expose les conceptions agrave titre ironique Crsquoest bien pour ccedila que nous nrsquoheacutesitons

pas agrave preacutesenter Platon comme un (lointain) preacutecurseur de la repreacutesentation de lrsquohomme

comme eacutetant maicirctre de son destin comme lrsquoexprime de faccedilon plus explicite encore le

fameux mythe drsquoEr188 Platon loin drsquoavoir pousseacute son supposeacute ideacutealisme au point de

surestimer ses semblables a su tenir compte de leur faillibiliteacute mieux que ne lrsquoont fait

beaucoup drsquoautres penseurs en la mettant en scegravene dans le cadre de ses mythes

eschatologiques sans faire incomber la responsabiliteacute de cette faillibiliteacute au corps seul ni

mecircme en se laissant aller agrave un pessimisme radical condamnant le genre humain dans son

entiegravereteacute ndash la misanthropie nrsquoest-elles pas une tentation agrave laquelle Socrate srsquoefforce

drsquoeacutechapper au mecircme titre que la misologie

2 De la digniteacute humaine avant la lettre

On ne peut cependant envisager Platon comme un preacutecurseur de la repreacutesentation

de lrsquohomme comme drsquoun ecirctre laquo condamneacute agrave ecirctre libre raquo pour reprendre la terminologie

sartrienne si lrsquoon devait absolument rechercher une conception moderne qui trouverait ses

racines antiques dans lrsquoœuvre platonicienne il srsquoagirait sans doute de cette notion dont la

paterniteacute historique revient plutocirct aux humanistes de la Renaissance la digniteacute humaine

qursquoentendre exactement par cette expression dont on use et abuse aujourdrsquohui dans les

deacutebats ayant trait agrave lrsquoeacutethique sans mecircme toujours prendre la peine de la deacutefinir Si lrsquoon

remonte agrave la source une piste vers la deacutefinition a eacuteteacute donneacutee par Pic de la Mirandole

imaginant quelle a pu ecirctre la parole de Dieu srsquoadressant au premier homme

Nec certum sedem nec propriam faciem nec munus ullum peculiare tibi dedimus o Adam ut quam sedem quam faciem nec munera tute otaueris ea pro uoto pro tua sententia habeas et possideas Definita ceteris natura intra praescriptas a nobis leges coercetur Tu nullis angustiis coerictus pro tuo arbitrio in cuius manu te posui tibi illam praefinies (hellip) Nec te caelestem neque terrenum neque mortalem neque immortalem feciums ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor in quam malueris tute formam effingas Poteris in

188

Plat Reacutepublique X [619b-d] Cf supra

131

inferiora quae sunt bruta degenerare poteris in superiora quae sunt diuina ex tui animi sententia regenerari189

La digniteacute de lrsquohomme reacutesiderait donc dans son indeacutetermination originelle dans le fait que

rien pas mecircme un instinct ne le preacutedispose irreacutemeacutediablement agrave toujours adopter un mecircme

comportement plutocirct qursquoun autre qursquoil possegravede un potentiel creacuteatif gracircce auquel il est

capable certes du pire mais aussi du meilleur et donc meacuterite drsquoecirctre respecteacute en tant que tel

Cette ideacutee eacutetait audacieuse agrave lrsquoeacutepoque de Pic de la Mirandole (qui connut la prison et lrsquoexil)

et lrsquoaurait eacuteteacute encore davantage du temps de Platon ougrave le principe drsquoisonomie rendait

lrsquoindividu inconcevable de jure au sein de la citeacute mais cette belle ideacutee drsquoordre parfait ne

se heurtait-elle pas agrave la reacutealiteacute drsquoun chaos originel qursquoHeacutesiode lui-mecircme situait agrave lrsquoorigine

du monde et sans lequel il nrsquoy aurait mecircme pas eu de cosmos organiseacute possible Comme

le fait remarquer Pierre Pontier degraves lrsquointroduction de son eacutetude Trouble et ordre chez

Platon et Xeacutenophon les dialogues ne cessent de mettre en valeur laquo le constat drsquoune reacutealiteacute

sociale grecque impreacutevisible dont la stabiliteacute est sans cesse menaceacutee raquo190 Ainsi

lrsquoexpeacuterience que la moderniteacute pourrait qualifier de traumatique de la condamnation de

Socrate nrsquoa pas pu manquer de rendre Platon sensible agrave la possibiliteacute de respecter ses

semblables malgreacute leurs diffeacuterences de ne pas condamner systeacutematiquement leurs

comportements aussi insolites (au sens fort de non-habituel) soient-ils et de leur laisser la

possibiliteacute drsquointroduire dans ce monde la nouveauteacute radicale agrave laquelle ils sont capables de

donner le jour Il est reacuteveacutelateur agrave cet eacutegard que Socrate est toujours extrecircmement

respectueux de ses interlocuteurs mecircme les plus agressifs agrave son eacutegard

laquo Socrate opegravere comme une transposition de la regravegle deacutemocratique de la deacutelibeacuteration en commun qui lrsquoamegravene agrave mettre en eacutevidence le caractegravere fondamental de lrsquoeacutechange pour toute recherche et reacuteflexion (cela rompt avec la parole drsquoinitiation ou la parole de maicirctrise dont la contrepartie est lrsquoeacutecoute silencieuse du disciple) et par diffeacuterence avec lrsquousage sophistique de cette regravegle il promeut cet eacutechange en en faisant quelque chose drsquoabsolument gratuit portant sur des questions aussi cruciales que deacutesinteacuteresseacutees raquo191

Ce respect de lrsquointerlocuteur nrsquoa rien drsquoeacutetonnant puisque crsquoest agrave ce prix que la discussion

philosophique est possible le philosophe ne preacutetend aucunement deacutetenir le monopole de

189 PICO DELLA MIRANDOLA Giovanni De la digniteacute de lrsquohomme sect 5 18-23 [132r] laquo Nous ne trsquoavons donneacute ni place assureacutee ni aspect propre ni aucun don particulier Adam afin que la place lrsquoaspect et les dons que tu aurais toi-mecircme souhaiteacutes ce soit selon ton vœu et selon ton avis que tu les aies et les possegravedes La nature deacutefinie des autres est brideacutee dans le carcan des lois que nous avons prescrites Toi tu nrsquoes brideacute par aucun carcan crsquoest par ton propre jugement dans les mains duquel je trsquoai deacuteposeacute que tu deacutefiniras ta propre nature (hellip) Nous ne trsquoavons fait ni ceacuteleste ni terrestre ni mortel ni immortel afin que tu sois pour ainsi dire modeleur et auteur arbitral et honorifique de toi-mecircme ce gracircce agrave quoi tu peux te donner la forme que tu aurais preacutefeacutereacutee Tu pourras deacutegeacuteneacuterer en formes infeacuterieures qui sont bestiales tu pourras sur deacutecision de ton esprit reacutegeacuteneacuterer en formes supeacuterieures qui sont divines raquo 190 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p19 191 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon p165

132

la veacuteriteacute et compte sur autrui pour lrsquoaider agrave la deacutecouvrir il est donc de son devoir de

respecter autrui de reconnaicirctre de la valeur agrave sa parole il serait contradictoire de sa part

qursquoil prenne autrui de haut comme le ferait un sophiste infatueacute de son savoir au point de se

croire supeacuterieur agrave tout le monde agrave lrsquoimage de Thrasymaque srsquoeacutetonnant de ne pas ecirctre

applaudi par Socrate (ἀλλὰ τί οὐκ ἐπαινεῖς ἀλλ᾽ οὐκ ἐθελήσεις192) Agrave rebours de cette

attitude arrogante le philosophe est au contraire le premier agrave souligner que personne nrsquoest

irreacutemeacutediablement ignorant pas mecircme un petit esclave dans son rapport agrave autrui la

deacutemarche philosophique ne saurait ecirctre agrave sens unique elle se nourrit de la parole drsquoautrui

et en retour lui vient en aide crsquoest donc dire si Xeacutenophon avait raison de preacutesenter

Socrate βουλόμενος ἀνθρώποις χρῆσθαι καὶ ὁμιλεῖν ταύτην κέκτημαι193

La question du souci du respect drsquoautrui pourrait sembler anecdotique mais il est

tregraves clair que la conviction que lrsquoacircme est immortelle a eacuteteacute (et reste) un puissant aiguillon

au sein des populations pour conduire les hommes agrave agir en respectant sinon une eacutethique

au moins leur prochain Il a eacuteteacute dit anteacuterieurement que lrsquoexpeacuterience au cours de laquelle

lrsquohomme vivait lrsquoindeacutependance de son acircme vis-agrave-vis du corps eacutetait eacutegalement celle ougrave il se

deacutecouvrait la possibiliteacute drsquoagir autrement qursquoen cherchant agrave satisfaire ses appeacutetits et que

donc la conviction relative agrave lrsquoimmoraliteacute de lrsquoacircme est voisine pheacutenomeacutenologiquement

parlant de lrsquoeacutemergence de la conscience eacutethique les deux ideacutees se nourrissent

mutuellement et il ne faut pas sous-estimer lrsquoimportance qursquoa pu avoir en tant que rempart

du respect de la digniteacute humaine la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Il est drsquoailleurs

patent que la deacuteperdition de la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme va aujourdrsquohui de pair avec un

certain nihilisme moral une certaine reacuteduction de lrsquohomme agrave son organisme dont les

signes avant-coureurs au XIXe siegravecle avaient eacuteteacute deacutenonceacutes drsquoune maniegravere peut-ecirctre plus

cinglante que par Nietzsche par Rainer Maria Rilke dans les Cahiers de Malte Laurids

Brigge ougrave lrsquoauteur deacutenonce avec une ironie grinccedilante (et glaccedilante) une certaine

laquo somatisation raquo de la mort au travers de la description drsquoun sanatorium ougrave les malades

sont envoyeacutes pour mourir sans aucun eacutegard envers leur individualiteacute laquo Cet excellent hocirctel

est tregraves ancien Deacutejagrave agrave lrsquoeacutepoque du roi Clovis on y mourait dans quelques lits Agrave preacutesent on

y meurt dans cent cinquante-neuf lits En seacuterie bien entendu raquo194 Par laquo mort en seacuterie raquo il

faut comprendre la mort deacutepersonnaliseacutee deacutesindividualiseacutee ougrave chaque personne nrsquoest plus

qursquoun paquet de chair dont les fonctions vitales cessent agrave un moment x ou y drsquoecirctre

192 Plat Reacutepublique I [338 c] laquo Et bien tu ne [me] fais pas de louanges Ah tu nrsquoy consentiras pas raquo 193 Xen Banquet 210 laquo Deacutesireux drsquoavoir commerce avec les humains et de les freacutequenter raquo Cf Annexe 2 194 RILKE Rainer Maria Œuvres tome 1 p522

133

exerceacutees Rilke prend acte en fait du deacuteni de la mort qui caracteacuterise la moderniteacute laquo Qui

attache encore du prix agrave une mort bien exeacutecuteacutee Personne raquo195 Ce deacuteni de la mort est

pour le moins paradoxal puisque la mort tout en ayant eacuteteacute relativement maitriseacutee gracircce aux

avanceacutees de la meacutedecine est deacutesormais plus effrayante qursquoelle ne lrsquoavait jamais eacuteteacute

auparavant sa deacutefinition se reacuteduisant deacutesormais agrave la cessation deacutefinitive de lrsquoexercice des

fonctions vitales et la possibiliteacute drsquoune destineacutee post mortem de lrsquoacircme nrsquoeacutetant mecircme plus

seulement envisageacutee Un des effets pervers de cette attitude et non le moindre est le

traitement que lrsquoon risque drsquoinfliger aux individus sanitairement condamneacutes ndash crsquoest

justement pour preacutevenir ce risque que les deacutebats concernant lrsquoeacutethique meacutedicale se

multiplient aujourdrsquohui Certes lrsquohomme nrsquoa pas neacutecessairement besoin de croire agrave

lrsquoimmortaliteacute de son acircme pour respecter son prochain y compris durant ses derniers jours

mais il est clair qursquoen tenant bien compte par cette croyance du fait que lrsquohomme nrsquoest

pas qursquoun tas de viande il se donne agrave lui-mecircme un puissant rempart contre la tentation de

cette attitude deacutegradante Il est drsquoailleurs clair que lrsquoon nrsquoest disposeacute agrave accorder sans

concession une acircme immortelle qursquoaux hommes que lrsquoon respecte en tant que tels comme

ont pu le laisser voir les tractations meneacutees jadis pour savoir srsquoil fallait reconnaicirctre ou non

une telle acircme aux laquo primitifs raquo aussi perverses ces interrogations puissent-elle paraicirctre

aujourdrsquohui elles avaient au moins le meacuterite de toujours reconnaicirctre une acircme agrave certains

individus (au deacutetriment de beaucoup drsquoautres il est vrai) tandis que la tendance moderne

consisterait plutocirct agrave ne plus reconnaicirctre une acircme agrave qui que ce soit et agrave consideacuterer que toutes

les vies humaines se valent que chaque individu est en quelque sorte remplaccedilable ndash cette

conviction est exacerbeacutee par la technique moderne la machine permettant la reproduction

agrave lrsquoinfini drsquoun mecircme objet rendant du mecircme coup le savoir-faire individuel superflu de

mecircme que lrsquoarmement moderne rend lrsquoacte drsquoheacuteroiumlsme individuel tout aussi superflu

Il reste que la deacutecouverte de ce que la moderniteacute appelle la laquo digniteacute humaine raquo

comprise comme lrsquoimpossibiliteacute de reacuteduire lrsquohomme agrave ses organes et dans la possibiliteacute de

chercher un bien qui transcende la neacutecessiteacute vitale doit coiumlncider pheacutenomeacutenologiquement

avec lrsquoexpeacuterience de sortie du corps crsquoest en raison directe de cet eacutetroit voisinage que la

foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme a pu constituer un puissant rempart pour le respect de cette

digniteacute Lrsquoun nrsquoengendre pas lrsquoautre le rapport nrsquoest pas automatique il est parfaitement

envisageable de respecter la digniteacute humaine chez soi ou chez autrui sans pour autant

accorder de creacutedit agrave la thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme de mecircme que rien nrsquoempecircche celui

195 Ibid

134

qui croit en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme de bafouer la digniteacute humaine (crsquoest ce que fait par

exemple le precirctre catholique qui donne sa caution morale au bourreau) il nrsquoempecircche que

crsquoest le mecircme mouvement humain drsquoauto-compreacutehension qui engendre les deux ideacutees qui

peuvent donc srsquoeacutepauler mutuellement Tel est le rapport qursquoelles entretiennent et sur lequel

Platon lui-mecircme srsquoest appuyeacute pour eacutetayer ses propres recommandations eacutethiques

Puisque la digniteacute humaine se fait jour dans lrsquoexpeacuterience asceacutetique celle ougrave

lrsquohomme se libegravere des contraintes que lui impose le fait de ne pas ecirctre pur esprit et

entrevoit une eacuteventuelle indeacutependance de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps ceci explique aussi

pourquoi tout ce qui semble contraire agrave cette digniteacute est releacutegueacute dans le corporel au risque

drsquoeacutetablir entre lrsquoacircme et le corps une fracture ontologique radicale calqueacutee sur la frontiegravere

que le manicheacuteisme trace entre le bien et le mal fracture qui ne saurait ecirctre qursquoillusoire

dans lrsquoabsolu comme le dit Leibniz agrave la fin de son Addition au nouveau systegraveme lorsqursquoil

mentionne les laquo combats qursquoon suppose entre le corps et lrsquoacircme raquo196 ndash le simple usage du

verbe laquo supposer raquo de la part de cet eacuterudit qui maicirctrisait parfaitement la langue franccedilaise

est reacuteveacutelateur drsquoune certaine meacutefiance envers ce preacutejugeacute de fait Leibniz cherche agrave

reacutehabiliter lrsquounion de lrsquoacircme avec le corps comme manifestation de la loi de lrsquoharmonie

preacuteeacutetablie comme conseacutequence de lrsquoaction divine disposant les choses de maniegravere agrave

constituer le meilleur des mondes possibles il est donc logique qursquoil suggegravere que lrsquoacircme

nrsquoest pas complegravetement innocente Il est leacutegitime drsquoappeler perturbations ou passions les

pheacutenomegravenes constituant la part non-voulue non-choisie de notre activiteacute spirituelle mais

nous ne parvenons pas agrave toleacuterer agrave assumer cet involontaire et crsquoest pourquoi nous le

releacuteguons dans le corporel alors mecircme quil ne fait que repreacutesenter le corps qui lui-mecircme

ne srsquoexprime pas Leibniz se refuse agrave nier la compleacutementariteacute fondatrice de lrsquoacircme et du

corps lagrave ougrave on aurait spontaneacutement tendance agrave penser que lrsquoabsence drsquoabsolue spiritualiteacute

qui caracteacuterise lrsquohomme serait une anomalie contre laquelle il faudrait lutter Leibniz

redonne agrave ce fait son statut de veacuteriteacute premiegravere de lrsquoecirctre humain il reste qursquoune

compreacutehension laquo vulgaire raquo de la digniteacute humaine conduit agrave attribuer au seul corps la

responsabiliteacute de ce qui est veacutecu comme contraire agrave cette digniteacute la leacutegitimiteacute de lrsquounion

acircme-corps nrsquoest pas ce que lrsquoon reconnaicirct spontaneacutement du moins pas avec le corps tel

qursquoil est crsquoest-agrave-dire constituant agrave la fois une ouverture sur le monde et une clocircture de

notre point de vue il serait plus laquo normal raquo pour lrsquoesprit humain que rien ne puisse entraver

le respect plein et entier de notre digniteacute Ce bref deacutetour par Leibniz nrsquoeacutetait pas hors-sujet

196 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Systegraveme nouveau de la nature et de la communication des substances p154

135

dans la mesure ougrave Leibniz exprime des ideacutees qui nrsquoeacutetaient pas totalement eacutetrangegraveres agrave

Platon qui eacutetait loin drsquoecirctre aussi radical qursquoil nrsquoy paraicirct sur cette question il a deacutejagrave eacuteteacute

souligneacute que lrsquooctroi drsquoune acircme agrave un corps particulier nrsquoeacutetait pas laisseacute au hasard et mecircme

si Platon deacutesignait le corps comme un κακόν (chose mauvaise) [66b] dans le Pheacutedon il

employait tout de mecircme pour deacutesigner le rapport que lrsquoacircme entretient avec elle le verbe

συμϕύρω que Leacuteon Robin traduit par laquo peacutetrir raquo mais qui peut eacutegalement signifier

laquo confondre raquo ou laquo reacuteunir en un bloc raquo de toute faccedilon mecircme lorsqursquoun boulanger peacutetrit sa

pacircte pour en faire du pain il veille agrave ce qursquoelle soit bien homogegravene Platon nrsquoouvre donc

pas le Pheacutedon en deacutefinissant lrsquounion acircme-corps comme une anomalie mais comme un

donneacute de fait qui certes nrsquoa pas eacuteteacute choisi mais qursquoil faut bon greacute mal greacute accepter

comme tel le triomphe du souci de son acircme ou pour reprendre la terminologie

moderne de la digniteacute humaine nrsquoest pas drsquoobeacuteir agrave lrsquoeacutethique malgreacute le corps mais bien

drsquoobeacuteir agrave lrsquoeacutethique avec le corps Les eacutecrits platoniciens nrsquoen sont pas moins reacuteveacutelateurs

drsquoune tendance agrave ranger du cocircteacute du corps tout ce que son ecirctre comporte de non-choisi

drsquoeacuteventuellement contraire agrave lrsquoeacutethique parfaite que lrsquohomme deacutecouvre en mecircme temps que

sa capaciteacute agrave srsquoaffranchir des affections corporelles Platon ne reprend cependant pas agrave son

compte cette ideacutee et aurait mecircme plutocirct tendance agrave nous mettre implicitement en garde

contre cette faciliteacute

3 Agrave lrsquoeacutechelle de la citeacute de lrsquoexigence de justice absolue

Distinguer lrsquohomme seul de lrsquohomme dans ses interactions avec autrui revient agrave

parler du mecircme homme sous deux aspects apparemment diffeacuterents mais absolument

inseacuteparables tous deux constitutifs de lrsquohomme en tant que tel agrave la fois absolument

singulier et absolument pluriel ou pour le dire en termes plus poeacutetiques agrave la fois solitaire

et solidaire au sein de son espegravece Que lrsquoon considegravere comme Aristote que la vie au sein

de la citeacute est ce qui distingue lrsquohomme des autres animaux au point de le deacutefinir comme un

laquo animal politique raquo ou que lrsquoon pense comme la philosophie politique moderne que la

vie laquo politique raquo (la vie au sein de la citeacute au sens premier du mot πόλίς) est la reacutesultante

drsquoune convention rendue neacutecessaire pour eacuteviter de vivre perpeacutetuellement dans la peur

drsquoune mort violente sous les coups drsquoautrui (encore faut-il se garder de prendre au pied de

la lettre la fiction de laquo lrsquoeacutetat de nature raquo) il reste que la pluraliteacute est lrsquoune des conditions

premiegraveres et indeacutepassables de la vie humaine les Romains ne srsquoy trompaient pas en

employant lrsquoexpression inter homines esse (ecirctre parmi les hommes) comme synonyme de

136

laquo vivre raquo et inter homines esse desinere (cesser drsquoecirctre parmi les hommes) comme

synonyme de laquo mourir raquo Degraves lors si lrsquoon peut admettre agrave la rigueur qursquoil suffit agrave

lrsquoindividu de se consideacuterer isoleacutement pour acqueacuterir la conviction que son acircme est

immortelle il ne pourrait pas en faire une loi geacuteneacuterale valant pour tout homme srsquoil ne

faisait pas le mecircme constat concernant lrsquoensemble des hommes qui lrsquoentourent et dont il ne

peut jamais partager qursquoimparfaitement les expeacuteriences personnelles de sortie du corps ndash

pour cette raison si cette expeacuterience constituait une base suffisante pour analyser le rapport

qursquoentretient la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme avec notre deacutesir drsquoeacutethique crsquoest sur

une base diffeacuterente et peut-ecirctre plus simple agrave cerner (en tout eacutetat de cause il ne sera pas

neacutecessaire drsquoy consacrer plus drsquoun paragraphe) qursquoil convient drsquoeacutetudier le rapport

qursquoentretient cette conception avec notre exigence de justice

On entend communeacutement par laquo justice raquo la notion au nom de laquelle nul ne doit

faire de tort agrave autrui le priver de ce qui lui revient de droit faute de quoi lrsquoindividu fautif

devra reacutepondre de ses actes devant la communauteacute cette deacutefinition pegraveche eacutevidemment par

son caractegravere assez vague nrsquoimporte qui peut mettre pour ainsi dire ce qursquoil veut quand il

faut deacutefinir en quoi peut consister le tort fait agrave autrui quel bien revient de droit agrave qui et

quelles sanctions doivent subir ceux qui enfreignent les regravegles qui en deacutecoulent Toute citeacute

tout Eacutetat se dote de lois qui ont sinon pour preacutetention au moins pour objectif drsquoecirctre justes

mais il ne srsquoest encore jamais trouveacute de leacutegislation dont le caractegravere juste nrsquoait jamais eacuteteacute

remis en cause la justice absolue et indiscutable nrsquoest pas de ce monde et Platon en savait

quelque chose Le mythe de Cronos dans le Gorgias contient sans doute en filigrane une

critique de la justice telle qursquoelle est rendue dans la citeacute quand il raconte que les hommes

eacutetaient jadis jugeacutes par les juges divins avant leur mort donc quand leurs acircmes occupaient

encore leurs corps lesquels brouillaient lrsquoappreacuteciation des juges qui eux-mecircmes eacutetaient

encore vivants et sensibles aux apparences mais lrsquoessentiel est dans la manifestation par

ce mythe drsquoune exigence de justice absolue

Πολλοὶ οὖν ἦ δ ὅς ψυχὰς πονηρὰς ἔχοντες ἠμφιεσμένοι εἰσὶ σώματά τε καλὰ καὶ γένη καὶ πλούτους καί ἐπειδὰν ἡ κρίσις ᾖ ἔρχονται αὐτοῖς πολλοὶ μάρτυρες μαρτυρήσοντες ὡς δικαίως βεβιώκασιν οἱ οὖν δικασταὶ ὑπό τε τούτων ἐκπλήττονται καὶ ἅμα καὶ αὐτοὶ ἀμπεχόμενοι δικάζουσι πρὸ τῆς ψυχῆς τῆς αὑτῶν ὀφθαλμοὺς καὶ ὦτα καὶ ὅλον τὸ σῶμα προκεκαλυμμένοι Ταῦτα δὴ αὐτοῖς πάντα ἐπίπροσθεν γίγνεται καὶ τὰ αὑτῶν ἀμφιέσματα καὶ τὰ τῶν κρινομένων197

197 Plat Gorgias [523c-d] laquo Or beaucoup drsquohommes ayant des acircmes perverses sont revecirctus de beaux corps de noblesse de richesse et quand vient le jugement de nombreux teacutemoins leur viennent teacutemoignant qursquoils ont veacutecu suivant la justice les juges sont troubleacutes par ceci et eux-mecircmes siegravegent enveloppeacutes de la mecircme faccedilon recouverts par des yeux par des oreilles et par un corps tout entier devant leur acircme Tout cela leur fait eacutecran et aussi bien leurs propres vecirctements que ceux des preacutevenus raquo

137

Cronos qui est le locuteur dans cet extrait aurait mis bon ordre agrave cette situation en faisant

en sorte que les hommes paraissent devant les juges avec leur acircme mise agrave nu face agrave des

juges deacutesormais deacutesincarneacutes de faccedilon agrave ce que leurs acircmes seules soient visibles dans leur

entiegravereteacute avec lrsquoensemble de lrsquoacquis accumuleacute sur terre pour des juges qui eux-mecircmes se

reacutesument agrave des acircmes et ne pourront donc plus ecirctre perturbeacutes par quoi que ce soit dans leur

exercice plein et entier de la justice Agrave cet eacutegard lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme satisferait donc

une exigence de justice qui ne se reacutesume pas au bon deacuteroulement des affaires judiciaires et

ne pourrait ecirctre satisfaite que par le jugement absolument deacutefinitif de tous les individus

chaque faute commise eacutetant deacutecompteacutee agrave son juste prix Cette aspiration est preacutesente dans

toutes les cultures et on en trouve encore aujourdrsquohui des traces dans les notions de

laquo jugement dernier raquo ou de laquo grand soir raquo agrave tel point que la justice humaine en tant qursquoelle

est humaine et susceptible drsquoerreurs est perpeacutetuellement sujette agrave une tension entre sa

faillibiliteacute et son aspiration agrave ecirctre deacutefinitive Il ne suffit pas agrave lrsquohomme que justice soit

rendue encore faut-il qursquoelle soit rendue de faccedilon indiscutable que les criminels soient

punis dans lrsquoexacte juste mesure de ce qursquoils ont commis et sans erreur tel est lrsquoobjectif

vers lequel tend toute justice humaine (sans quoi elle se priverait aussitocirct de sa raison

drsquoecirctre) sans jamais pouvoir y arriver preacuteciseacutement parce qursquoelle est humaine De mecircme que

lrsquoindividu en quecircte drsquoeacutethique la citeacute en quecircte de justice cherche lrsquoabsolu et ne trouve que

le relatif elle doit se satisfaire de jugements susceptibles drsquoerreur agrave propos desquels rien

ne peut jamais ecirctre acquis La marge drsquoerreur de la justice des hommes est drsquoautant plus

grande qursquoelle juge premiegraverement les actes et ne se soucie guegravere des intentions ou alors

secondairement comme le deacuteplorait en son temps Abeacutelard Non enim homines de

occultisset de manifestis iudicare possunt nec tam culpe reatum quam operis pensant

effectum Deus uero solus qui non tam quae fiunt quam quo animo fiant attendit

ueraciter in intencione nostra reatum pensat198 Il est notoire que la justice meacutedieacutevale se

focalisait sur les actes seuls agrave tel point qursquoil nrsquoeacutetait pas tellement rare que mecircme des

animaux soient traduits en justice et condamneacutes (plus ou moins freacutequemment suivant les

anneacutees et les reacutegions bien entendu) le droit moderne tend agrave tenir compte des intentions

avec lrsquointroduction par exemple de la notion drsquohomicide involontaire ou causeacute par

imprudence mais cette eacutevolution loin de satisfaire davantage lrsquoaspiration agrave une justice

absolue nrsquoen rend que drsquoautant plus complexe le travail des magistrats pour la bonne

198 ABEacuteLARD Pierre Scito te ipsum I 25 2-3 Cf Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst p204 laquo En effet les hommes peuvent juger non pas sur ce qui est cacheacute mais sur ce qui est manifeste et ils ne pegravesent pas tant le peacutecheacute que lrsquoeffet de lrsquoacte Mais seul Dieu qui nrsquoest pas tant attentif agrave ce qui est fait qursquoagrave lrsquoesprit dans lequel cela est fait pegravese vraiment notre peacutecheacute agrave lrsquointentionraquo

138

raison qursquoil nrsquoest jamais facile de connaicirctre avec certitude lrsquoeacutetat drsquoesprit drsquoun tiers

lrsquoexpression laquo se mettre agrave la place de quelqursquoun raquo ne saurait ecirctre qursquoune image la justice

absolue agrave laquelle lrsquohomme aspire ne jugerait pas les actes qui peuvent reacutesulter drsquoun plus

ou moins heureux concours de circonstances mais bien les individus en tant que tels sur la

base non pas des conseacutequences de leur activiteacute mais des principes qui y ont preacutesideacute dans

les repreacutesentations du laquo jugement dernier raquo une frontiegravere claire et indiscutable est traceacutee

entre les justes et les reacuteprouveacutes il devient enfin envisageable de placer les premiers agrave

droite et les seconds agrave gauche du Christ pantocrator dont le jugement est dernier

preacuteciseacutement parce qursquoil ne peut plus ecirctre contesteacute dans la mesure ougrave il ne se contente pas

de sanctionner ou de reacutecompenser mais classifie les hommes les deacutefinit absolument ndash la

proximiteacute entre laquo deacutefinir raquo et laquo deacutefinitif raquo nrsquoest pas due au hasard Camus ne se trompe pas

lorsqursquoil fait dire agrave Jean-Baptiste Clamence que laquo lrsquoEnfer doit ecirctre ainsi des rues agrave

enseignes et pas moyen de srsquoexpliquer On est classeacute une fois pour toutes raquo199 Il doit en

aller ainsi eacutegalement du paradis les laquo bons raquo sont eux aussi classeacutes une fois pour toutes

comme laquo bons raquo sans avoir la neacutecessiteacute de se justifier Le mythe de Cronos preacuteciseacutement

preacutefigure de telles conceptions en proposant de mettre les acircmes laquo agrave nu raquo afin que le

caractegravere bienveillant ou malveillant des volonteacutes ne fasse plus aucun doute la mort offre

donc lrsquoespoir drsquoune justice absolue qui ne peut pas exister ici-bas lagrave ougrave aucun jugement ne

saurait ecirctre dernier

Il faut probablement voir dans cette possibiliteacute drsquoun jugement deacutefinitif dont lrsquoacircme

ferait lrsquoobjet apregraves la mort du corps une image du sort que la posteacuteriteacute reacuteserve

effectivement agrave un individu apregraves son deacutecegraves la mort constitue un formidable paradoxe

dans la mesure ougrave tout en faisant disparaicirctre lrsquoindividualiteacute elle lrsquoexacerbe Lorsque

lrsquoindividu meurt il nrsquoest plus rien il nrsquoest plus lagrave et cependant le simple fait qursquoil ait veacutecu

a eacuteteacute comme une petite reacutevolution sur terre on ne peut plus faire comme srsquoil nrsquoavait jamais

eacuteteacute au monde Le mort se tait ne fait plus rien mais on ne peut pas faire comme srsquoil nrsquoavait

jamais parleacute comme srsquoil nrsquoavait jamais rien fait la mort efface lrsquoecirctre sans lrsquoannuler il

demeure apregraves lui un avoir-eacuteteacute dont rien ne peut venir agrave bout de ce fait nous entretenons

un rapport plutocirct ambigu avec les œuvres (au sens le plus large possible) de ceux qui nous

ont preacuteceacutedeacutes sur terre nous savons qursquoils ne sont plus qursquoils ont disparu mais leur

preacutesence se fait cependant encore sentir quand bien mecircme nous ne saurions rien de leur

identiteacute ni de leur personnaliteacute Lrsquoindividu laisse toujours aussi teacutenue soit-elle une trace

199 CAMUS Albert La Chute p 56

139

de son passage sur terre la posteacuteriteacute ne peut jamais rester totalement indiffeacuterente agrave son

eacutegard mecircme lrsquooubli est un acte qui juge une action et lui donne une place ne serait-ce que

parce que lrsquooubli ne peut jamais ecirctre total au point de se caracteacuteriser par un effacement

brutal et immeacutediat de tout souvenir la plupart du temps on nrsquooublie que ce que lrsquoon veut

bien oublier Quand bien mecircme le reacutegime nazi aurait effectivement reacuteussi agrave exterminer le

peuple juif il nrsquoaurait jamais pu annuler le fait que ce peuple a existeacute Il semble qursquoen

enterrant ses morts en leur donnant une seacutepulture en faisant en sorte que leur passage sur

terre laisse une trace visible et tangible lrsquohomme ait tenu compte du fait que lrsquoavoir-eacuteteacute est

ineffaccedilable Non seulement lrsquoavoir-eacuteteacute est ineffaccedilable mais crsquoest preacuteciseacutement le passage de

lrsquoecirctre agrave lrsquoavoir-eacuteteacute qui rend enfin envisageable le jugement deacutefinitif lorsque lrsquoindividu

meurt il ne peut plus se deacutefendre il ne peut plus parachever son œuvre il ne peut plus se

laquo rattraper raquo sa vie devient un destin elle ne peut plus ecirctre autre que ce qursquoelle fut La

mort met un terme agrave la reacutealisation drsquoune œuvre qursquoelle laisse souvent inacheveacutee le

paradoxe est que la vie devient agrave cause de la mort suffisamment finie pour pourvoir ecirctre

appreacutehendeacutee par la connaissance et donc jugeacutee mais aussi suffisamment inacheveacutee pour

priver lrsquohomme de toute certitude de beacuteneacuteficier apregraves son deacutecegraves drsquoun jugement positif

Non contente drsquoachever tout en laissant inacheveacute la mort individualise absolument tout en

deacutepouillant de ce qui eacutetablissait lrsquoindividu en tant que citoyen lrsquoindividu qui meurt passe agrave

un autre reacutegime drsquoindividualiteacute qursquoil nrsquoest plus en mesure de fabriquer lui-mecircme de

faccedilonner dans son inteacuterecirct crsquoest une individualiteacute purement objective qui nrsquoexiste plus que

laquo pour autrui raquo et dans laquelle la subjectiviteacute (nous assumons la moderniteacute de ce terme) ne

peut plus intervenir La mort exacerbe lrsquoindividualiteacute tout en la faisant disparaicirctre la fait

passer du statut drsquoentiteacute dynamique et eacutevolutive agrave celui drsquoentiteacute statique et acheveacutee la

personnaliteacute du mort devient pour les survivants un objet de connaissance parmi les

autres qursquoil est possible drsquoappreacutehender de qualifier de juger laquo une fois pour toutes raquo

dans son besoin de justice absolue lrsquohomme classifie les morts il se sent habiliteacute agrave le faire

dans la mesure ougrave leur œuvre est acheveacute (le singulier et le masculin sont volontaires) et

constitue enfin un tout dont on peut rendre compte lrsquoindividu nrsquoeacutetant plus lagrave pour faire

eacutecran entre le regard drsquoautrui et les conseacutequences de son activiteacute ndash nrsquoest-ce pas finalement

ce que dit en termes imageacutes le mythe de Cronos

Bien entendu cette possibiliteacute de porter un jugement deacutefinitif sur lrsquoactiviteacute des

deacutefunts est illusoire la connaissance historique est une perpeacutetuelle construction la science

historique nrsquoest nullement une science exacte dans la mesure ougrave elle ne se limite pas agrave une

eacutenumeacuteration de dates ne se reacutesume pas agrave constater les faits mais drsquoabord agrave les expliquer agrave

140

en essayer drsquoen deacuteterminer les causes et donc agrave tenter de connaicirctre les mobiles ayant

conduit les acteurs de lrsquohistoire agrave agir drsquoune certaine faccedilon plutocirct que drsquoune autre ce sur

quoi il ne peut pas y avoir de certitude deacutefinitive pour les mecircmes raisons qursquoil est

pratiquement impossible agrave un juge de connaicirctre avec exactitude les intentions drsquoun

preacutevenu En somme juger un mort nrsquoest pas plus aiseacute que juger un vivant dans le premier

cas on nrsquoa comme avantage relatif par rapport au second que le fait que lrsquoindividu nrsquoest

plus lagrave pour se deacutefendre ne peut donc plus brouiller la reacuteception que lrsquoon peut avoir de son

activiteacute et que sa vie eacutetant acheveacutee est susceptible drsquoecirctre appreacutehendeacutee dans son entiegravereteacute

nrsquoeacutetant plus en construction quand la vie est acheveacutee lrsquoindividu mort est comme un

bacirctiment dont la construction est acheveacutee dans lequel il est loisible agrave chacun de peacuteneacutetrer agrave

lrsquoentreacutee duquel il nrsquoest plus eacutecrit laquo chantier interdit au public raquo lrsquoouverture au public ne

signifie pas que ce public va pouvoir connaicirctre tous les secrets de fabrication du bacirctiment

mais lrsquoouverture constitue deacutejagrave un progregraves consideacuterable vers cette connaissance En

somme le deacutepouillement de lrsquoindividu de son ecirctre civique par la mort est la seule ouverture

dont nous beacuteneacuteficions vers la possibiliteacute de juger absolument un homme pour pouvoir le

classifier deacutefinitivement (cette expression est drsquoailleurs agrave la limite du pleacuteonasme) elle est

une bregraveche dans laquelle notre exigence de justice absolue ne manque pas de srsquoengouffrer

assumant un risque de se tromper deacutesormais amoindri faute drsquoecirctre annihileacute La floraison

moderne de la biographie en tant que genre plaide en faveur de la reacutealiteacute de cette exigence

en effet aucun biographe nrsquoa la preacutetention drsquoecirctre complegravetement objectif mecircme si crsquoest

avec honnecircteteacute qursquoil megravene des recherches sur la personne dont il raconte la vie sa

deacutemarche nrsquoest jamais totalement gratuite il fait bien le choix drsquoeacutecrire ce reacutecit parce qursquoil

juge cela neacutecessaire que ce soit pour reacutehabiliter une personne honnie ou au contraire pour

relativiser la leacutegende doreacutee drsquoun personnage hisseacute sur un pieacutedestal ndash nous avons interrogeacute agrave

ce sujet au moment de la sortie de sa biographie de Louise de Keroual200 lrsquohistorien Alain

Boulaire qui tint alors des propos plaidant en faveur de cette ideacutee notamment lorsqursquoil

eacutevoqua son projet concreacutetiseacute depuis drsquoune biographie de Charles II drsquoAngleterre201 dont

Louise de Keroual fut longtemps la maicirctresse et que la posteacuteriteacute a surnommeacute le merry

monarch lui donnant une reacuteputation de frivoliteacute qui meacuterite pourtant drsquoecirctre relativiseacutee

laquo Derriegravere lrsquoapparence de frivoliteacute drsquoamusement de jeu il a reacuteussi agrave garder lrsquouniteacute de lrsquoAngleterre ce qui nrsquoeacutetait pas eacutevident apregraves la parenthegravese de Cromwell et la deacutecapitation de

200 BOULAIRE Alain Louise de Keroual maicirctresse du roi drsquoAngleterre et agente de Louis XIV Le Teacuteleacute-gramme Paris 2011 201 BOULAIRE Alain Charles II le joyeux monarque Roi drsquoAngleterre (1630-1685) France-Empire Paris 2013

141

son pegravere drsquoailleurs son fregravere va perdre le trocircne trois ans apregraves Deuxiegraveme prouesse il a deacutefinitivement fait de la marine anglaise la premiegravere marine europeacuteenne et il a conquis beaucoup de colonies outre-mer Donc ce que je veux montrer crsquoest laquo joyeux monarque raquo certes mais beaucoup moins futile et frivole qursquoon ne lrsquoimagine souventhellip raquo202

Plus encore que la floraison de la biographie sont reacuteveacutelateurs de cette exigence de justice

absolue les procegraves posthumes de prime abord il peut sembler vain de chercher agrave

reconnaicirctre la culpabiliteacute ou lrsquoinnocence drsquoune personne qui nrsquoeacutetant plus de ce monde ne

peut plus ecirctre sanctionneacutee ni mecircme deacutedommageacutee en reacutealiteacute ces procegraves posthumes sont agrave

interpreacuteter comme une tentative de la part de la justice humaine de se rapprocher de

lrsquoideacuteal de justice absolue qui lui donne sa raison drsquoecirctre la justice reconnait ses erreurs et

cherche agrave les reacuteparer non pas seulement par eacutegard envers ceux qui en ont eacuteteacute les victimes

directes ou indirectes mais plutocirct par respect envers sa propre mission

Il nrsquoest pas anodin que le genre biographique et la pratique du procegraves posthume

aient pu tous deux connaicirctre une importante floraison preacuteciseacutement agrave une eacutepoque marqueacutee

par une certaine deacuteperdition de la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme cette coiumlncidence

srsquoexplique par le fait que si lrsquohomme peut renoncer agrave croire en lrsquoimmortaliteacute de son acircme il

ne renonce pas agrave ce que devait permettre cette croyance sur le plan judiciaire agrave savoir que

justice puisse ecirctre rendue de faccedilon deacutefinitive et indiscutable mecircme longtemps apregraves la mort

individuelle en drsquoautres termes aussi longtemps qursquoil eacutetait couramment admis que tout

homme allait devoir rendre compte de sa conduite lorsque son acircme aura quitteacute son

enveloppe charnelle on pouvait srsquoaccommoder de lrsquoimperfection de la justice humaine la

justice divine venant pallier cette imperfection mais agrave partir du moment ougrave la justice

humaine se retrouve seule lui incombe alors le devoir de satisfaire lrsquoexigence de justice

absolue et donc de juger les morts ce que la disparition du rocircle civique de lrsquoindividu et la

cessation (plutocirct que lrsquoachegravevement) de son œuvre vitale pheacutenomegravenes tous deux provoqueacutes

par le deacutecegraves rendent enfin sinon effectivement possible du moins envisageable en tout

cas moins ardu que lorsque lrsquohomme pouvait encore se deacutefendre et que sa vie eacutetait encore

en construction

202 Propos recueillis en mai 2011 httplegraoullydechainefr20110603interview-alain-boulaire

142

143

Chapitre 3 Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain

En derniegravere analyse le preacuteceacutedent chapitre ne fait qursquoappliquer agrave lrsquoexigence

drsquoeacutethique et de justice ce que le premier avait deacutejagrave constateacute concernant le deacutesir de

connaissance agrave savoir lrsquoideacutee drsquoune conscience humaine en quecircte drsquoabsolu et ne rencontrant

que le relatif la possibiliteacute de lrsquoabsolu se manifestant dans le cadre drsquoune expeacuterience de

libeacuteration partielle de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps Crsquoest dans une perspective tregraves diffeacuterente

que nous ouvrons ce troisiegraveme chapitre Certes comme suggeacutereacute preacuteceacutedemment il serait

anachronique de mobiliser le concept drsquoindividu pour commenter lrsquoœuvre de Platon

drsquoautant que le monde grec se veut le monde de lrsquoisonomie il est cependant un aspect de

ce qui constitue lrsquoindividu au sens moderne du terme que Platon pouvait ignorer agrave savoir

le fait qursquoil est toujours absolument unique qursquoil ressemble agrave tous les autres sans leur ecirctre

absolument assimilable qursquoil est toujours susceptible drsquointroduire dans ce monde qui lrsquoa

preacuteceacutedeacute existentiellement une nouveauteacute radicale que nul ne pouvait anticiper et manifeste

ainsi ce que nous appelons aujourdrsquohui son irreacuteductible singulariteacute singulariteacute qursquoil ne

cesse de construire en agissant de maniegravere autonome pour utiliser une formulation qui

rappellera Simone de Beauvoir on ne naicirct pas singulier on le devient mais on le devient

sans mecircme neacutecessairement le rechercher le simple fait drsquoagir de faccedilon autonome est une

marque de singulariteacute par laquelle lrsquoindividu se distingue au sein de lrsquoespegravece Tel est le

privilegravege de lrsquohomme le prix agrave payer de sa liberteacute la manifestation premiegravere du caractegravere

laquo non-choisi raquo de sa liberteacute ce agrave quoi il ne peut en aucun cas eacutechapper mecircme le refus

afficheacute de choisir est un choix par lequel lrsquohomme construit et manifeste un caractegravere qui

est le sien et nrsquoappartient agrave nul autre si respecter autrui revient agrave respecter sa capaciteacute agrave

introduire de la nouveauteacute ici-bas alors respecter la singulariteacute drsquoautrui revient agrave respecter

ses choix agrave lui reconnaicirctre une capaciteacute agrave faire un usage raisonneacute de sa liberteacute eacutegale agrave celle

de toute autre personne Cette repreacutesentation de lrsquohomme laquo condamneacute agrave ecirctre libre raquo nrsquoest

certes pas le fait de la Gregravece antique et encore moins de Platon et pourtant la personnaliteacute

de Socrate semble exacerber avec la bagatelle de vingt-cinq siegravecles drsquoavance la

revendication moderne du droit agrave la singulariteacute non ostentatoire ndash cette derniegravere expression

introduit une nuance tregraves importante en effet Socrate cet homme si mysteacuterieux

144

qursquoAlcibiade compare agrave un silegravene et Meacutenon agrave un poisson torpille qui nrsquoobeacuteit pas aux codes

non-eacutecrits de la vie au sein de la citeacute qui ne cherche pas lrsquoeacuteleacutegance dans un monde ougrave le

paraicirctre joue un rocircle central qui ne se soucie pas de gloire politique qui deacutebat sans se

conformer aux regravegles que suivent les plus brillants plaideurs mecircme quand sa propre vie est

en jeu cet homme-lagrave indubitablement se manifeste bien dans la citeacute comme

irreacuteductiblement singulier mais sa singulariteacute nrsquoa rien drsquoostentatoire car sa deacutemarche est

sans malice concentreacute sur sa quecircte de veacuteriteacute Socrate ne megravene aucune quecircte explicite de

singulariteacute il ne tire aucune gloriole de ne pas ecirctre semblable aux autres sa singulariteacute

afficheacutee nrsquoest pas celle drsquoun Diogegravene deacutelibeacutereacutement provocateur ni celle drsquoun incroyable

cultivant lrsquoextravagance dans la France du Directoire et encore moins celle drsquoun zazou

voulant agrave tout prix choquer la vieille geacuteneacuteration Socrate en effet respecte

scrupuleusement les lois de la citeacute et srsquoacquitte agrave la lettre de ses obligations de citoyen ce

qui fait de lui lrsquoun des premiers exemples de manifestation de lrsquoessence mecircme de

lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain qui ne consiste pas en une revendication

explicite voire criarde de son caractegravere unique mais reacuteside dans le simple fait drsquoagir de son

plein greacute on ne choisit pas drsquoecirctre unique mais on se choisit toujours une certaine uniciteacute

mecircme celui qui choisit de laquo faire comme les autres raquo se choisit une uniciteacute qui reacuteside

preacuteciseacutement dans le souci de se conformer agrave un modegravele de conduite qursquoil juge pertinent et

sa conduite ne pourra jamais ecirctre totalement semblable agrave celle drsquoun autre Il ne peut donc

pas y avoir drsquoindividu qui ne soit pas absolument singulier mecircme celui qui ne cherche pas

agrave se singulariser par un snobisme deacuteplaceacute et respecte la loi de la citeacute nrsquoen est pas moins

absolument singulier disons que la singulariteacute peut ecirctre plus ou moins visible pour autrui

dans le champ politique suivant ce que les citoyens ont lrsquohabitude de consideacuterer comme

laquo normal raquo Socrate de ce point de vue occupe un juste milieu (encore une fois) entre une

singulariteacute invisible comme celle drsquoAnytos et une singulariteacute exacerbeacutee au point

drsquoenfreindre ostensiblement les lois de la citeacute et de faire scandale comme celle

drsquoAlcibiade en somme il est irreacuteductiblement singulier sans se forcer agrave lrsquoecirctre ce qui le

rapproche de lrsquoindividu moderne Platon nrsquoignorait donc pas totalement ce que nous

appelons lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu notion qursquoil est drsquoautant plus important

drsquoexaminer que les repreacutesentations de lrsquoapregraves-mourir oscillent en permanence entre deux

hypothegraveses apparemment contradictoires agrave savoir la survie de lrsquoacircme individuelle drsquoune

part et la fusion de cette derniegravere dans une acircme universelle drsquoautre part Qursquoen est-il chez

Platon Il ne tranche jamais vraiment la question ne dit jamais tregraves clairement si lrsquoacircme

reste individuelle apregraves la mort ou non ainsi dans le Phegravedre elle est agrave la fois

145

suffisamment individuelle pour devoir reacutepondre de ses actes et agrave la fois suffisamment

impersonnelle pour pouvoir ecirctre incarneacutee indiffeacuteremment dans nrsquoimporte quel autre corps

sans conserver aucun souvenir de sa vie anteacuterieure Platon laisse en suspens cette question

voire ne la pose mecircme pas et laisse agrave ses successeurs le soin de la trancher il ne faut pas

srsquoen eacutetonner outre mesure car eacutetant donneacute que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est plus affaire de

μῦθος que de λόγος et que Platon ne la mobilise que dans la mesure ougrave elle sert ses

desseins protreptiques il est logique qursquoil ait laisseacute dans un relatif flou certains aspects qui

nrsquoeacutetaient pas directement utiles pour sa deacutemarche La conception suivant laquelle lrsquoacircme

serait deacutesindividualiseacutee par la mort a eacuteteacute volontiers priseacutee par certains penseurs

notamment dans lrsquoEurope du XVIIe siegravecle mais elle nrsquoa jamais vraiment convaincu agrave tout

prendre cette theacuteorie est deacutecevante et ne rend pas justice agrave lrsquoirreacuteductible singulariteacute de

lrsquoindividu elle rabaisse lrsquohomme au rang de simple rouage dans la meacutecanique de la nature

au lieu de le reconnaicirctre comme une fin en soi Aussi seacuteduisante puisse-t-elle paraicirctre pour

une exigence logique pointue elle se heurte au caractegravere irremplaccedilable de lrsquoipseacuteiteacute

personnelle dont rien ne saurait expliquer lrsquoeacuteventuel aneacuteantissement on ne peut imaginer

qursquoune entiteacute absolument individuelle puisse se deacutefaire de ce qui la rendait absolument

inassimilable agrave une autre de nature semblable srsquoil est concevable que lrsquoacircme quitte le corps

et cesse de lrsquoanimer nul nrsquoest spontaneacutement porteacute agrave admettre que le mecircme eacuteveacutenement

puisse ecirctre la cause drsquoun tel basculement ontologique Lrsquoideacutee drsquoune acircme universelle pour

laquelle le corps serait principe drsquoindividuation nrsquoest pas plus satisfaisante elle nrsquoest

mecircme pas complegravetement pertinente dans la mesure ougrave crsquoest au contraire lrsquoacircme qui est

principe drsquoindividuation pour un corps qui en tant que tel ressemble agrave nrsquoimporte quel

autre corps et ne serait qursquoune charogne sans nom et sans personnaliteacute srsquoil nrsquoy avait une

anima (acircme) pour lrsquoanimer Pour toutes ces raisons rien nrsquoexclut que les eacutecrits de Platon

soient eacutegalement reacuteveacutelateurs du lien eacutetroit qui existe entre la conception spontaneacutee de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et le constat de lrsquoirreacuteductible singulariteacute de chaque individu Nous

voici donc renvoyeacutes agrave une expeacuterience autre que lrsquoexpeacuterience asceacutetique qui a eacuteteacute

longuement examineacutee preacuteceacutedemment et qui srsquoen distingue drsquoautant plus qursquoelle ne suppose

pas neacutecessairement une mise agrave lrsquoeacutecart du corps bien au contraire le corps est le premier

lieu de manifestation de cette irreacuteductible singulariteacute faute drsquoen ecirctre le principe tandis que

lrsquoexpeacuterience extatique aurait plutocirct tendance agrave faire communier lrsquoacircme avec le monde et agrave

lrsquoen rendre solidaire au point de la deacutesindividualiser Il y a ici un paradoxe le corps est

lieu de manifestation et de neacutegation de lrsquoindividualiteacute tout agrave la fois un autre aspect du

statut drsquoorgane-obstacle de lrsquoacircme qui eacutechoit au corps reacuteside donc dans le fait qursquoil

146

lrsquoempecircche drsquoecirctre absolument singuliegravere en lrsquoinscrivant dans la totaliteacute de lrsquoespegravece humaine

mais est eacutegalement ce dont elle a besoin pour manifester sa singulariteacute au sein de lrsquoespegravece

et puisqursquoil est le lieu de manifestation de la singulariteacute il est une entrave agrave une eacuteventuelle

communion de lrsquoacircme avec le tout de lrsquounivers mais en tant qursquoil la renvoie agrave sa condition

drsquoentiteacute animant un corps et trouvant ainsi sa place deacutetermineacutee ici-bas il rend eacutegalement

possible cette communion Il y a lagrave une double contradiction qui ne peut ecirctre surmonteacutee

mais qui peut se reacutesumer agrave lrsquoambivalence de lrsquoindividu agrave la fois absolument solitaire et

absolument solidaire au sein de lrsquoespegravece humaine srsquoil nrsquoeacutetait que solidaire comme crsquoest le

cas dans toute autre espegravece animale lrsquoideacutee suivant laquelle son acircme viendrait agrave se fondre

dans lrsquoacircme universelle ne poserait pas problegraveme mais il se trouve qursquoil est aussi solitaire et

que donc nulle conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoa pu faire lrsquoeacuteconomie de cette

indeacutepassable singulariteacute

1 Lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de lrsquoindividu

Dans les dialogues de Platon la notion drsquoimmortaliteacute nrsquoest pas toujours appliqueacutee agrave

lrsquoacircme dans le Banquet elle est traiteacutee agrave propos de lrsquoindividu tout entier dont

lrsquoindividualiteacute par son action laquo deacuteborde raquo toujours peu ou prou du simple assemblage

psychosomatique qursquoil est censeacute constituer le premier exemple de ce deacutebordement eacutetant

lrsquoactiviteacute reproductrice que Socrate parlant sous le controcircle de Diotime considegravere comme

un facteur drsquoimmortaliteacute relative ce que lrsquoecirctre mortel peur acqueacuterir drsquoimmortaliteacute Ἡ γὰρ

ἀνδρὸς καὶ γυναικὸς συνουσία τόκος ἐστίν ἔστι δὲ τοῦτο θεῖον τὸ πρᾶγμα καὶ τοῦτο ἐν

θνητῷ ὄντι τῷ ζῴῳ ἀθάνατον ἔνεστιν ἡ κύησις καὶ ἡ γέννησις203 Platon touche ici une

laquo corde sensible raquo pour les Grecs le deacutesir drsquoimmortaliteacute sur lequel reposaient les efforts

des citoyens pour srsquoillustrer dans le champ politique ou militaire (les deux termes eacutetaient

pratiquement synonymes) or la reproduction serait selon Diotime lrsquoun des moyens de

gagner cette immortaliteacute qui nrsquoest pas due et serait mecircme le seul moyen selon cette

precirctresse qui nrsquoaccorde pas une creacuteance sans reacuteserve agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Τί δὴ

οὖν τῆς γεννήσεως ὅτι ἀειγενές ἐστι καὶ ἀθάνατον ὡς θνητῷ ἡ γέννησις204 Lu au pied de

la lettre le discours de Diotime repris par Socrate annulerait donc la leacutegitimiteacute des efforts

de celui qui cherche agrave acqueacuterir lrsquoimmortaliteacute en tant qursquohomme politique ou en tant que

203 Plat Banquet [183d-e] laquo Lrsquounion de lrsquohomme et de la femme est bien un enfantement Cet acte est quelque chose de divin ce qursquoil y a drsquoimmortel chez le vivant qui est mortel la grossesse et la procreacuteation raquo 204 Plat Banquet [206e] laquo Pourquoi donc la procreacuteation Parce que la procreacuteation est ce qursquoun mortel peut avoir drsquoexistant continuellement et drsquoimmortel raquo

147

soldat ce nrsquoest pas un hasard si apregraves lrsquointervention de Socrate dans le deacutebat Platon fera

entrer en scegravene Alcibiade qui dira agrave quel point les honneurs militaires laissent indiffeacuterents

le philosophe celui-ci nrsquoest pas totalement insensible agrave lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute il sait

simplement qursquoil en a deacutejagrave sa part en tant qursquoil assure la continuiteacute de lrsquoespegravece humaine en

geacuteneacuteral et de sa ligneacutee en particulier et qursquoil nrsquoa pas agrave se glorifier outre mesure drsquoavoir

exposeacute sa vie au combat pour sa citeacute Socrate pourrait dire quand Alcibiade loue son

courage sur le champ de bataille qursquoil nrsquoa laquo fait que son devoir raquo et rien de plus que le fait

qursquoil se soit reproduit est agrave lui seul un facteur drsquoimmortaliteacute suffisant ndash nrsquooublions pas que

le Pheacutedon srsquoouvre en eacutevoquant justement la reproduction par la preacutesence de lrsquoeacutepouse de

Socrate et de leur enfant cette mention suffit agrave eacutetablir que le philosophe a conscience de

posseacuteder suffisamment drsquoimmortaliteacute pour que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme lrsquoindiffegravere et ne

justifie donc pas une deacutemonstration plus approfondie le but premier de Socrate eacutetant

lrsquoexhortation de la posteacuteriteacute agrave la philosophie il nrsquoest pas totalement interdit de penser que

ce petit enfant nrsquoest qursquoune image de tous les petits Socrate qui le philosophe lrsquoespegravere

arriveront apregraves lui ce qui ne lrsquoen leacutegitimerait que drsquoautant plus agrave juger qursquoil possegravede deacutejagrave

son compte drsquoimmortaliteacute sans devoir srsquoengager sur les voies que ses concitoyens

empruntent habituellement en vue drsquoobtenir la gloire Pour reacutesumer il importe si peu agrave

Platon que lrsquoon croie sans reacuteserve agrave lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme qursquoagrave aucun moment il ne nie la

leacutegitimiteacute du deacutesir drsquoimmortaliteacute personnelle tel qursquoil se manifeste au travers de lrsquoactiviteacute

procreacuteatrice preacutefeacuterant cette derniegravere agrave la quecircte de gloire politique et militaire pour le dire

comme Andreacute Motte laquo ce que la nature mortelle en deacutefinitive cherche par lrsquoenfantement

crsquoest agrave se perpeacutetuer dans lrsquoexistence (hellip) La race humaine participe agrave lrsquoimmortaliteacute par la

geacuteneacuteration et il serait impie de se priver de ce privilegravege divin raquo205

Toutefois agrave aucun moment Platon il ne censure la quecircte de gloire politique qui

lrsquoindiffegravere mais ne le reacutevulse pas en tout cas pas au point de la reprocher agrave autrui dans les

Lois il ne niait mecircme pas la leacutegitimiteacute politique drsquoaccorder lrsquoimmortaliteacute au nom des

grands hommes et de les honorer longtemps apregraves leur mort comme le deacutemontre

abondamment Marcel Pieacuterart dans sa contribution aux Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte

contribution qursquoil se permet de conclure en ces termes

laquo La question du culte des souverains et des grands hommes est un problegraveme complexe qui contient des aspects religieux et institutionnels (hellip) [Les Grecs] y voyaient un moyen drsquoexprimer en les hissant au rang des dieux et des heacuteros la reconnaissance de la citeacute envers les hommes qui avaient contribueacute par leurs actions et leurs bienfaits agrave son salut Pourquoi

205 MOTTE Andreacute laquo Platon et la dimension religieuse de la procreacuteation raquo Kernos [En ligne] 2 p 171 1989 mis en ligne le 2 mars 2011 URL httpkernosrevuesorg246

148

eussent-ils heacutesiteacute agrave le faire srsquoils avaient la caution drsquoauteurs aussi prestigieux que Platon et Aristote raquo206

Hannah Arendt analyse ce deacutesir drsquoimmortaliteacute typiquement grec en des termes qui lui

donnent une plus large porteacutee que celle drsquoun simple constat ethnologique

laquo Les Grecs se preacuteoccupegraverent de lrsquoimmortaliteacute parce qursquoils avaient conccedilu une nature immortelle et des dieux immortels environnant de toutes parts les vies individuelles des hommes mortels (hellip) La mortaliteacute humaine vient de ce que la vie individuelle ayant de la naissance agrave la mort une histoire reconnaissable se deacutetache de la vie biologique Elle se distingue de tous les ecirctres par une course en ligne droite qui coupe pour ainsi dire le mouvement circulaire de la vie biologique raquo207

De fait la vie drsquoun homme a bien un deacutebut et une fin dans la mesure ougrave sa venue au monde

ne se traduit pas par le remplacement drsquoun autre qui lrsquoaurait preacuteceacutedeacute et ougrave personne ne

pourra jamais pallier totalement sa disparition comme crsquoest le cas pour les autres espegraveces

animales ougrave les geacuteneacuterations se suivent et se ressemblent laquo La naissance et la mort des

ecirctres vivants ne sont pas de simples eacuteveacutenements naturels elles sont lieacutees agrave un monde dans

lequel apparaissent et drsquoougrave srsquoen vont des individus des entiteacutes uniques irremplaccedilables et

qui ne se reacutepeacuteteront pas raquo208 Lrsquoindividu humain est le seul agrave se deacuteplacer lineacuteairement dans

un monde ougrave tout se meut circulairement lrsquoanormaliteacute fondamentale de la mort tire son

origine de cette anormaliteacute de lrsquoindividu humain dans un cadre naturel caracteacuteriseacute par

lrsquoeacuteternel retour et crsquoest pour mieux graver cette speacutecificiteacute dans le marbre de leur

vocabulaire que les Grecs employaient le terme βροτός (mortel) comme synonyme

drsquolaquo homme raquo ils ne concevaient cependant pas la mortaliteacute comme une fataliteacute et

pensaient que les hommes avaient la possibiliteacute de se hisser agrave une immortaliteacute qui leur eacutetait

propre une immortaliteacute strictement individuelle non englobeacutee par lrsquoimmortaliteacute du tout de

lrsquounivers Contrairement au cosmos et aux dieux les hommes gagnaient leur immortaliteacute

par leurs propres forces au lieu de la posseacuteder spontaneacutement comme lrsquoa exprimeacute ce grand

connaisseur du monde grec qursquoeacutetait Jean Giraudoux dans son Amphitryon 38 ougrave Alcmegravene

sa fait porte-parole de la digniteacute intrinsegraveque de lrsquohumaniteacute commune agrave Jupiter lui

promettant la divinisation la future megravere drsquoHercule reacutepond que les dieux sont veacuteneacutereacutes en

tant que dieux sans avoir agrave le meacuteriter (pour mener une vie dissolue et se conduire comme

206 PIEacuteRART Marcel laquo Le blanc le pourpre et le noir Les funeacuterailles des εὔθυνοι dans les laquo Lois raquo de Platon et le culte des grands hommes raquo sect 48 in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1097 207 ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne p54 ndash sauf exception toutes les citations de cette œuvre sont extraites de la traduction de Georges Fradier eacutediteacutee chez Calmann-Leacutevy mentionneacutee en biblio-graphie 208 Opcit p142

149

un garnement obseacutedeacute par une belle voisine209 Jupiter nrsquoen est pas moins Jupiter) tandis

qursquoelle ne doit drsquoecirctre respecteacutee qursquoagrave son meacuterite personnel de simple mortelle

laquo JUPITER Tu nrsquoas jamais deacutesireacute ecirctre deacuteesse ou presque deacuteesse ALCMEgraveNE Certes non Pourquoi faire JUPITER Pour ecirctre honoreacutee et reacuteveacutereacutee de tous ALCMEgraveNE Je le suis comme simple femme crsquoest plus meacuteritoire raquo210

Nous nous retrouvons donc avec deux types drsquoimmortaliteacute qursquoil convient de

diffeacuterencier soigneusement lrsquoimmortaliteacute acquise par la gloire ne concerne pas lrsquoau-delagrave

crsquoest bel et bien ici-bas parmi les hommes que lrsquoon cherche agrave obtenir cette gloire

impeacuterissable cette immortaliteacute peut sembler bassement terre agrave terre si on la compare agrave

celle qui constitue lrsquoobjet de nos recherches mais elle nrsquoen est pas moins inteacuteressante agrave

analyser Il a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute que lrsquoindividu ne pouvait disparaicirctre sans laisser de traces

que son laquo avoir-eacuteteacute raquo eacutetait absolument ineffaccedilable qursquoon ne pouvait faire apregraves sa mort

comme si de rien nrsquoavait eacuteteacute Il subsiste donc toujours quelque chose de lui parfois un

laquo presque rien raquo mais ce laquo presque rien raquo nrsquoest pas rien mecircme srsquoil nrsquoest pas observable agrave

lrsquoœil nu mecircme srsquoil nrsquoest visible que pour qui y precircte une attention exacerbeacutee il nrsquoen est

pas moins une marque du passage sur terre drsquoun individu une nouveauteacute que nul ne

pouvait anticiper Agrave titre drsquoexemple le ceacutelegravebre humoriste Marcel Gotlib srsquoest un jour

amuseacute agrave faire mine drsquoecirctre scandaliseacute devant le spectacle apparemment anodin drsquoun

promeneur tapant du pied dans un caillou laquo Ce que la patience des siegravecles avait eacuterigeacute

vient drsquoecirctre jeteacute bas en une seconde Le caillou nrsquoest plus agrave sa place lrsquoordre naturel est

bouleverseacute raquo211 Le propos est eacutevidemment caricatural mais a le meacuterite de mettre en valeur

lrsquoideacutee suivant laquelle loin drsquoecirctre complegravetement innocent le simple deacuteplacement drsquoun

caillou teacutemoigne de la capaciteacute de lrsquohomme agrave transformer son environnement et agrave le

marquer de son empreinte drsquoune maniegravere quasiment indeacuteleacutebile Bien entendu le

deacuteplacement de ce caillou ne bouleverse pas veacuteritablement lrsquoordre naturel mais il reste

qursquoagrave partir du moment ougrave le deacuteplacement a eu lieu on ne peut pas faire comme si rien ne

srsquoeacutetait passeacute Lrsquohomme dont la meacutemoire est honoreacutee longtemps apregraves sa mort au nom des

hauts faits qursquoil a accompli de son vivant ne beacuteneacuteficie donc pas drsquoun privilegravege ontologique

radical par rapport agrave ses congeacutenegraveres la diffeacuterence entre lui et le commun des mortels est

de degreacute plutocirct que de nature elle est quantitative plutocirct que qualitative et reacuteside dans le

209 laquo Tu vois la fenecirctre eacuteclaireacutee dont la brise remue le voile Alcmegravene est lagrave Ne bouge point Dans quelques minutes peut-ecirctre tu pourras peut-ecirctre voir passer son ombre raquo GIRAUDOUX Jean Theacuteacirctre complet p15 210 Opcit p145 211 Cf Annexe 19

150

fait que lrsquohomme en question a su porter au plus haut niveau ce qui se manifeste de faccedilon

plus discregravete au sein de la population ou plutocirct qursquoil a su actualiser ce qui nrsquoest

habituellement qursquoune virtualiteacute agrave savoir lrsquoimmortaliteacute non pas de lrsquoacircme humaine en tant

que telle mais plutocirct celle du principe intellectuel de lrsquohomme tel qursquoil se manifeste par ses

reacutealisations Il est des objets dont lrsquoinventeur a su se faire un nom qui est resteacute dans les

meacutemoires comme lrsquoampoule eacutelectrique inventeacutee par Thomas Edison mais il en est

drsquoautres dont lrsquoinventeur est nettement moins connu du grand public soit parce qursquoil srsquoagit

drsquoinventions anteacuterieures agrave lrsquoapparition de lrsquoeacutecriture et donc laquo preacutehistoriques raquo au sens fort

du terme comme la roue soit parce qursquoil nrsquoest pas aiseacute de les attribuer agrave un individu

donneacute comme le sablier qui date du XIIIe siegravecle et dont lrsquoinventeur si tant est qursquoil srsquoagit

bien drsquoun seul homme est inconnu soit tout simplement parce que le grand public ne

parvient pas agrave meacutemoriser son nom peu de gens par exemple parviendraient agrave citer le

nom de lrsquoinventeur de lrsquoextincteur et pourtant ces inventeurs meacuteconnus ont bien laisseacute

une trace tangible de leur passage sur terre et cette trace nrsquoest pas purement mateacuterielle elle

est un fait de culture plutocirct que de nature au sens ougrave elle ne leur survit pas de la mecircme

maniegravere que les fossiles attestant qursquoun animal mort depuis des millions drsquoanneacutees a existeacute

aucun ecirctre vivant ne peut modeler agrave sa guise le fossile qursquoil laissera apregraves sa mort tandis

que si les objets mateacuteriels que lrsquohomme faccedilonne comme ses os lui survivent la diffeacuterence

est preacuteciseacutement dans le fait qursquoils nrsquoont jamais que la forme que lrsquoauteur souhaite leur

donner et auraient tregraves bien pu ne pas ecirctre si lrsquohomme en avait deacutecideacute ainsi En somme les

objets issus de notre activiteacute creacuteatrice sont les teacutemoins drsquoun aspect de notre avoir-eacuteteacute bien

plus important que notre avoir-veacutecu au sens biologique du terme agrave savoir notre avoir-eacuteteacute-

une-creacuteature-libre-et-raisonnable-capable-de-creacuteation ils nrsquoimmortalisent pas notre ecirctre

mateacuteriel voueacute agrave la deacutegradation et agrave la disparition agrave long terme (mecircme les os ne sont pas

eacuteternels comme le rappelle propos biblique laquo Car tu es glaise et tu retourneras agrave la

glaise raquo212 ) mais bien notre ecirctre intellectuel Crsquoest agrave cet eacutegard que nous parlons ici drsquoune

immortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de chaque individu ndash lrsquoadjectif laquo virtuel raquo est

ajouteacute pour exprimer le fait que tout homme nrsquoa pas neacutecessairement le deacutesir conscient

drsquoacceacuteder agrave lrsquoimmortaliteacute par ses creacuteations Cioran par exemple rejette explicitement un

tel deacutesir ndash on peut cependant douter de sa parfaite honnecircteteacute sur ce point eacutetant donneacutee

lrsquoampleur de son œuvre laquo Je me refuse agrave la seacuteduction malsaine drsquoun Moi indeacutefini Je veux

me vautrer dans ma mortaliteacute Je veux rester normal raquo213

212 Genegravese 3 19 213

CIORAN Emil Michel Œuvres p660

151

Libre donc agrave chacun de vouloir ou de ne pas vouloir actualiser cette virtualiteacute mais nul ne

peut preacutetendre en ecirctre totalement deacutepourvu ni mecircme pouvoir empecirccher qursquoelle soit

actualiseacutee sans qursquoil le recherche lrsquoartisan faisant son meacutetier nrsquoa que rarement la

preacutetention de faire en sorte que les objets qursquoil fabrique constituent une trace durable de

son avoir-eacuteteacute cette volonteacute eacutetant plutocirct le fait de lrsquoartiste et pourtant agrave partir du moment

ougrave il a faccedilonneacute un objet lrsquoa placeacute dans le monde il nrsquoest plus possible de faire comme si

rien nrsquoavait eacuteteacute fait mecircme la plus humble poterie parce qursquoelle a eacuteteacute faite par la main de

lrsquohomme et nrsquoest pas le fruit du hasard est une survivance de la part intellectuelle de lrsquoecirctre

qui lrsquoa faccedilonneacutee Lrsquohomme fait donc perpeacutetuellement face agrave des objets qui ont eacuteteacute faccedilonneacutes

par ceux qui lrsquoont preacuteceacutedeacute sur terre et qursquoil est aiseacute drsquoenvisager comme autant de

survivances de la partie intellectuelle de lrsquoecirctre humain

Cette virtualiteacute se manifeste aussi et surtout par la capaciteacute de lrsquoindividu agrave srsquoinscrire

dans le tissu de lrsquohistoire ce dont il est question dans le Critias lorsque le personnage

eacuteponyme qui avait pourtant deacuteclareacute dans le preacuteambule du dialogue croire sincegraverement aux

pouvoirs de la meacutemoire en deacutenonce les limites chez ses concitoyens μυθολογία γὰρ

ἀναζήτησίς τε τῶν παλαιῶν μετὰ σχολῆς ἅμ᾽ ἐπὶ τὰς πόλεις ἔρχεσθον ὅταν ἴδητόν τισιν

ἤδη τοῦ βίου τἀναγκαῖα κατεσκευασμένα πρὶν δὲ οὔ ταύτῃ δὴ τὰ τῶν παλαιῶν ὀνόματα

ἄνευ τῶν ἔργων διασέσωται214 Agrave lrsquoinstar drsquoAlbert Rivaud nous traduisons σχολή par

laquo loisir raquo faute de mieux mais ce terme recouvre une notion bien plus preacutecise que le loisir

au sens ougrave nous lrsquoentendons aujourdrsquohui et qui ne se reacutesume pas agrave un simple temps de

distraction mais constitue un certain temps libre semblable agrave lrsquootium romain dont

beacuteneacuteficie le citoyen libeacutereacute de la neacutecessiteacute de travailler pour survivre et qui peut donc ecirctre

consacreacute aux ouvrages de lrsquoesprit et agrave lrsquoeacutetude en lrsquooccurrence ici lrsquoeacutetude de lrsquohistoire qui

nrsquoeacutetait encore seacutepareacutee de la μυθολογία que par une frontiegravere extrecircmement poreuse pour la

bonne raison que la mythologie du fait de son statut de reacutecit fondateur assurant son uniteacute

cultuelle agrave la citeacute devait ecirctre envisageacutee par les citoyens comme le reacutecit de faits passeacutes

aveacutereacutes ndash le citoyen nrsquoeacutetait pas tenu drsquoadheacuterer sans reacuteserve agrave ce reacutecit mais au moins de faire

comme srsquoil eacutetait vrai afin de se conformer aux usages de la communauteacute civique et ainsi y

trouver sa place de citoyen de plein droit ceci peut expliquer ce qursquoont drsquoapparemment

extravagants des reacutecits tels que ceux drsquoHeacuterodote Mais extravagante la deacuteclaration

attribueacutee agrave Critias ne lrsquoest guegravere les versions diverses et varieacutees drsquoun mecircme mythe aussi

214 Plat Critias [110a] laquo En effet la mythologie et la recherche des faits anciens viennent avec le loisir dans les citeacutes quand certains voient qursquoils ont deacutejagrave pourvu agrave ce qui est neacutecessaire agrave la vie pas avant Crsquoest pour-quoi les noms des anciens sans leurs actes ont eacuteteacute conserveacutes raquo

152

fondateur soit-il surabondent et cohabitent dans la Gregravece antique sans que cela entraicircne

pour autant des changements notables drsquoune version agrave une autre concernant les noms des

diviniteacutes et des heacuteros mis en scegravenes ndash crsquoest ce qui confegravere agrave ces reacutecits leur riche polyseacutemie

qui les rend si inteacuteressants pour le chercheur drsquoaujourdrsquohui tout en maintenant intacte la

possibiliteacute de les identifier sans erreur Cela eacutetant dit le jugement de Critias nrsquoest pas si

dateacute qursquoil en a lrsquoair puisqursquoencore aujourdrsquohui nous meacutemorisons facilement un nom de rue

sans mecircme neacutecessairement pouvoir dire ce que lrsquoindividu qui portait ce nom avait pu faire

pour meacuteriter cet honneur posthume qui fait de lui une sorte de heacuteros mythologique

contemporain agrave Brest par exemple si le nom de Jean Jauregraves dont le nom a eacuteteacute donneacute agrave

lrsquoune des rues principales de la ville est bien connu de mecircme que celui de Vercingeacutetorix

qui a donneacute son nom agrave une place beaucoup de gens passent tous les jours dans la rue

Bugeaud sans savoir qursquoil srsquoagit du nom drsquoun mareacutechal de France qui srsquoillustra notamment

en tant que gouverneur de lrsquoAlgeacuterie au XVIIIe siegravecle En somme si la meacutemoire nrsquoest pas

suffisamment solliciteacutee elle ne permet pas de rendre impeacuterissable le souvenir laisseacute par un

deacutefunt ce qui nrsquoentre pas en contradiction avec notre propos eacutetudiant les virtualiteacutes

humaines plutocirct que les reacutealiteacutes lrsquohomme qui agit au sens politique du terme ne peut

jamais ecirctre parfaitement certain de la maniegravere dont son action sera perccedilue par la posteacuteriteacute

mais celle-ci ne pourra pas faire comme si cette action nrsquoavait jamais eacuteteacute les historiens

deacutebattent encore aujourdrsquohui aves passion sur le rocircle qursquoa joueacute Henry VIII drsquoAngleterre

dans lrsquohistoire de son royaume les uns le perccediloivent comme un tyran sanguinaire (lrsquoEacuteglise

catholique nrsquoa pas manqueacute de diaboliser ce souverain heacuteteacuterodoxe) et les autres comme un

souverain novateur mais si le doute porte sur la nature de son rocircle elle ne saurait

concerner lrsquoimportance de ce rocircle qui en tant que telle est indiscutable Il nrsquoest mecircme pas

neacutecessaire de prendre pour exemple un homme ayant marqueacute lrsquohistoire agrave lui seul

lrsquohistoriographie moderne tend drsquoailleurs agrave se deacutesinteacuteresser des laquo grands hommes raquo au

profit des populations de laquo lrsquohistoire drsquoen bas raquo tenant ainsi compte du fait que tout

homme contribue agrave laquo faire lrsquohistoire raquo agrave son niveau que tout action aura agrave son eacutechelle des

conseacutequences mecircme si celles-ci ne sont pas immeacutediatement mesurables Ainsi crsquoest agrave bon

droit que lrsquoon nomme laquo conquecirctes sociales raquo certains avantages dont la population

franccedilaise beacuteneacuteficie aujourdrsquohui comme la seacutecuriteacute sociale ou le droit de gregraveve lrsquoobtention

de ces droits eacutetant le reacutesultat de lrsquoaction de toute une frange de la population qui srsquoest

mobiliseacutee pour les obtenir En somme tout homme parce qursquoil est un homme nrsquoest pas

voueacute agrave une disparition absolue le caractegravere ineffaccedilable de son avoir-eacuteteacute se manifeste par sa

153

maniegravere de modeler le monde soit par la production drsquoobjets mateacuteriels soit par

lrsquoinscription dans le processus de lrsquohistoire

Crsquoest agrave dessein que lrsquoon mobilise cette alternative qui ne manquera pas de rappeler

au lecteur averti les notions drsquoœuvre et drsquoaction mobiliseacutees par Hannah Arendt dans

Condition de lrsquohomme moderne Ces notions en effet recouvrent lrsquoensemble du champ des

activiteacutes humaines dont les produits (au sens large du terme) peuvent survivre agrave lrsquoindividu

qui les produit et ainsi assurer agrave travers leurs productions mateacuterielles ou immateacuterielles la

survie du principe intellectuel dudit individu lrsquoœuvre pour des raisons eacutevidentes puisqursquoil

srsquoagit de la production drsquoobjets mateacuteriels contribuant agrave bacirctir un monde humain qui survit agrave

ceux qui y ont veacutecu lrsquoaction en raison directe de sa condition sine qua non la pluraliteacute

crsquoest parce qursquoil existe sur terre une pluraliteacute drsquohommes crsquoest-agrave-dire des humains qui non

contents drsquoecirctre plusieurs sont aussi tous irreacutemeacutediablement diffeacuterents les uns des autres

qursquoexiste le politique et par lagrave mecircme lrsquoaction lrsquohomme agit donc au milieu drsquoautres

hommes auxquels il nrsquoest pas assimilable son action beacuteneacuteficie ainsi drsquoune visibiliteacute et

laisse donc un souvenir qui peut se perpeacutetuer fucirct-ce imparfaitement en tout cas toujours

suffisamment pour attester que le cadavre a eacuteteacute jadis un ecirctre vivant capable de raisonner et

de deacuteployer un agir impreacutevisible selon Arendt lrsquoaction en deacutepit du caractegravere immateacuteriel

de ses reacutealisations serait une garantie plus sucircre de survivance que lrsquoœuvre eacutetant donneacute que

laquo lrsquoaction dans la mesure ougrave elle se consacre agrave fonder et maintenir des organismes

politiques creacutee la condition du souvenir raquo215 lrsquoœuvre ne suffisant pas agrave assurer ce souvenir

puisque crsquoest dans lrsquoaction que cette transcendance de soi cesse drsquoecirctre isoleacutee et compte

aussi pour les autres dans lrsquoœuvre lrsquohomme peut rester anonyme lrsquoartisan signe rarement

les produits de son activiteacute mecircme srsquoil nrsquoen est pas moins vrai qursquoelle manifeste tout autant

que lrsquoaction lrsquoimpossibiliteacute de reacuteduire entiegraverement le destin de lrsquohomme agrave sa vie

biologique Il reste que crsquoest bien lrsquoaction mieux que nrsquoimporte quoi drsquoautre qui atteste

par-delagrave la mort biologique non seulement que lrsquoindividu pensant a existeacute mais aussi qursquoil

a bien eacuteteacute pensant et a bien eacuteteacute un individu agrave part entiegravere son agir est assignable de jure agrave

un individu irreacuteductiblement singulier et mecircme si son nom ou sa personnaliteacute ne laisse pas

de souvenir impeacuterissable agrave la posteacuteriteacute la posteacuteriteacute nrsquoest pas pour autant en mesure de

preacutetendre qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute elle a devant les yeux les reacutesultats drsquoune action qui nrsquoaurait

mecircme pas pu ecirctre engageacutee srsquoil nrsquoy avait eu drsquoindividu irreacuteductiblement singulier pour

lrsquoengager Crsquoest donc en derniegravere analyse sous le jour de son irreacuteductible singulariteacute en

215 ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne p43

154

tant qursquoelle est la garantie de toute action speacutecifiquement humaine et sous aucun autre jour

que lrsquohomme acquiert lrsquoimmortaliteacute relative que drsquoapregraves Diotime il chercherait si le

discours de la precirctresse ne reconnait ce pouvoir qursquoagrave la reproduction crsquoest pour bien

souligner que cette immortaliteacute est agrave la porteacutee de lrsquohumaniteacute commune que tout homme

lrsquoacquiert sans avoir besoin de reacutealiser un coup drsquoeacuteclat qui reste dans lrsquohistoire drsquoailleurs

mecircme la reproduction ce processus apparemment si deacutevorant est loin de rabaisser

lrsquohomme agrave lrsquoeacutetat de simple jouet du cycle des naissances et des morts puisqursquoil bute

toujours comme le reste sur cette irreacuteductible singulariteacute lrsquoenfant eacutetant toujours lrsquoenfant

laquo de quelqursquoun raquo et non pas nrsquoimporte quel enfant la speacutecificiteacute humaine a pour autre

conseacutequence qursquoau sein de la citeacute il ne suffit pas drsquoecirctre le geacuteniteur pour ecirctre reconnu

comme le pegravere crsquoest mecircme tout agrave fait dispensable la filiation eacutetant une construction

reposant non pas sur les liens geacuteneacutetiques tels que la science peut en rendre compte

aujourdrsquohui par le biais des tests ADN mais bien sur la reconnaissance de lrsquoenfant par le

pegravere et par la prise en charge par ce dernier de lrsquoeacuteducation le laquo vrai raquo pegravere nrsquoest pas celui

qui a feacutecondeacute lrsquoovule mais celui dont lrsquoindividualiteacute se manifeste aussi par le biais de

lrsquoenfant auquel il a donneacute les cleacutes pour srsquoinseacuterer dans la citeacute dans lrsquoexpression laquo pegravere

spirituel raquo lrsquoaccent doit bien ecirctre mis sur laquo pegravere raquo et non pas sur laquo spirituel raquo puisqursquoun

pegravere est neacutecessairement spirituel ou bien nrsquoest pas Tout ceci confirme notre hypothegravese

concernant le petit enfant de Socrate eacutevoqueacute dans le Pheacutedon ce fils nrsquoeacutetant qursquoune image

de tous les fils spirituels plus ou moins dignes il est vrai en preacutesence desquels Socrate vit

ses derniers instants

2 La transformation de la vie en destin individuel lrsquoaction face au tribunal de

la posteacuteriteacute

Lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu humain eacutetant la condition sine qua non de

toute action permettant au principe intellectuel de lrsquohomme de survivre agrave lrsquohomme en tant

qursquoecirctre biologique cette singulariteacute a certainement joueacute un rocircle dans lrsquoeacutetablissement de la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Crsquoest agrave lrsquoappui de cette hypothegravese que lrsquoon

mobilisera agrave nouveaux frais le paradoxe de la mort-destin qui exacerbe lrsquoindividualiteacute tout

en la faisant disparaicirctre agrave lrsquoinstar de la clinique telle que lrsquoenvisageait Foucault qui ne

peut connaicirctre le corps vivant que quand il est mort et agrave lrsquoinstar mecircme de toute

connaissance qui est reacutetrospective par nature lrsquohistoire ne peut connaicirctre une individualiteacute

que quand celle-ci nrsquoest plus en construction Lrsquohomme nrsquoest pas simplement un mort en

155

devenir mais drsquoabord un destin en pleine construction aussi longtemps qursquoil vit on ne

peut se prononcer agrave moins de preacutetendre posseacuteder des pouvoirs surnaturels sur la nature et

le contenu de sa destineacutee son destin ne peut ecirctre eacutecrit qursquoa posteriori lorsqursquoil est mort

plus rien ne peut venir de lui et on ne peut faire en sorte que ce qursquoil a fait ne fucirct pas sa

personnaliteacute qui srsquoauto-produit et se manifeste par lrsquoaction peut bel et bien ecirctre laquo deacutefinie raquo

au sens de lrsquooctroi drsquoune signification comme au sens drsquoune stricte deacutelimitation la mort

transforme la vie qui a eacuteteacute la sienne en destin dans la mesure ougrave elle ne peut plus devenir

autre que ce qursquoelle a eacuteteacute la deacutefinition dont il peut faire lrsquoobjet peut avoir la preacutetention

drsquoecirctre permanente et impeacuterissable ndash rappelons toutefois que ce nrsquoest pas si simple et que

quand les historiens entreprennent de caracteacuteriser la vie drsquoune individualiteacute ils peuvent

entrer en deacutesaccord entre eux voire changer drsquoavis sur le tard mecircme lrsquoapocirctre Judas dont

le nom reste pourtant synonyme de laquo traicirctre raquo a eacuteteacute reacutehabiliteacute reacutecemment gracircce agrave la

deacutecouverte drsquoun eacutevangile dont il serait lrsquoauteur En deacutepit de cette difficulteacute pratique il

nrsquoempecircche que la mort ouvre la voie agrave la deacutetermination drsquoun destin individuel

deacutetermination qui aurait eacuteteacute de toute faccedilon impossible aussi longtemps que se poursuivait

le perpeacutetuel devenir que constitue la vie

Cette deacutetermination drsquoun destin individuel nrsquoest envisageable que dans le champ

politique (au sens large du terme) pour une triple raison premiegraverement crsquoest la condition

sine qua non du politique crsquoest-agrave-dire la pluraliteacute qui sous-tend la non-assimilabiliteacute des

destineacutees en tant qursquoelle garantit lrsquoirreacuteductible singulariteacute de chaque individu

deuxiegravemement puisque crsquoest la mort qui permet la transformation drsquoune vie en destineacutee

cette transformation ne peut eacutevidemment pas ecirctre opeacutereacutee par lrsquoindividu mort et ne peut ecirctre

que le fait de ceux qui lui survivent il ne peut donc y avoir de deacutefinition drsquoune destineacutee

particuliegravere qursquoagrave la condition que drsquoautres individus soient laquo lagrave raquo pour constater les

reacutesultats drsquoune action troisiegravemement enfin dans la mesure ougrave lrsquoaction est ce qui creacutee la

condition du souvenir en mettant en place des organisations politiques et est donc ce par

quoi se manifeste agrave son plus haut degreacute lrsquoimmortaliteacute virtuelle du principe intellectuel de

lrsquohomme alors le champ politique est proprement le domaine par excellence de la

transformation de la vie en destin De jure lrsquoœuvre devrait permettre elle aussi en tant

qursquoelle consiste dans la production drsquoobjets qui survivent agrave leur producteur de comprendre

la vie comme une destineacutee mais lrsquoœuvre commet le peacutecheacute veacuteniel drsquoecirctre une ποίησις crsquoest-

agrave-dire de consister en une certaine τέχνη un certain savoir-faire transmissible de maicirctre agrave

eacutelegraveve agrave tel point drsquoailleurs que la machine tend aujourdrsquohui dans la fabrication des objets

mateacuteriels agrave remplacer le tour de main de lrsquohomme rendant reproductibles agrave lrsquoinfini lesdits

156

objets qui ne sont plus que des objets de consommation appeleacutes agrave disparaicirctre et dans

lesquels lrsquoindividualiteacute du producteur ne se manifeste plus lrsquoouvrier speacutecialiseacute remplaccedilant

deacutefinitivement lrsquoartisan Lrsquoaction elle en tant qursquoelle constitue un domaine ougrave aucune

machine ne saurait jamais remplacer lrsquohomme permet encore agrave lrsquoindividu de manifester

pleinement son pouvoir creacuteateur de faire eacutemerger une reacutealiteacute qui nrsquoaurait pas pu ecirctre sans

lui qui nrsquoaurait jamais pu ecirctre la mecircme si une autre personne srsquoen eacutetait chargeacutee crsquoest en

cela que les hommes politiques se suivent et ne se ressemblent pas que Khrouchtchev

nrsquoest pas Staline que Churchill nrsquoest pas Chamberlain que Blum nrsquoest pas Daladier et que

chacun drsquoeux a introduit une nouveauteacute contribuant agrave bacirctir lrsquoatmosphegravere geacuteneacuterale de leur

eacutepoque Cette reacutealiteacute drsquoordre politique vaut aussi pour la creacuteation artistique par exemple

Hergeacute justifiait son refus que les aventures de Tintin fussent poursuivies apregraves sa mort par

drsquoautres dessinateurs en affirmant que si quelqursquoun reprenait la seacuterie lagrave ougrave il la laissait agrave sa

mort ce pourrait ecirctre meilleur ou moins bon que ce qursquoil faisait mais ne pourrait de toute

faccedilon jamais ecirctre eacutegal de mecircme lorsqursquoun reacutedacteur zeacuteleacute a entrepris de transformer la fin

de Theacuteregravese Raquin de Zola en lui donnant une porteacutee moralisatrice dont lrsquoauteur ne voulait

pas cette deacutemarche a donneacute lieu agrave une rupture stylistique trop brutale pour tromper qui que

ce soit Ce constat relatif agrave lrsquoart ne se surajoute pas agrave ce qui vient drsquoecirctre dit sur le politique

lrsquoart nrsquoayant drsquoexistence que dans le cadre de la citeacute en tant qursquoil est destineacute agrave ecirctre exposeacute

au regard drsquoautrui

Le fait que lrsquoaction et donc la transformation de la mort en destin ne soient

possibles que dans le champ politique amegravene agrave formuler une hypothegravese il a deacutejagrave eacuteteacute

question de lrsquoanalogie entre lrsquoacircme personnelle et la citeacute dans la Reacutepublique est-il donc

totalement exclu que cette analogie ait eacuteteacute deacuteterminante au moins pour Platon pour la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Cette ideacutee a pu surgir notamment gracircce agrave la lecture

de Brague lorsque lrsquoauteur du Restant revient sur le plan architectural de la citeacute ideacuteale

laquo Il nrsquoy a pas lagrave qursquoun souci drsquoestheacutetique ou mecircme drsquourbanisme rationnel La citeacute est drsquoautant meilleure qursquoelle se rapproche plus de son plan geacuteneacuterateur qui en est la constitution (politeia) par ses lois Ce sont ces lois veacuteritables murailles de la citeacute qui en structurent le volume Crsquoest agrave partir de lagrave que lrsquoon peut comprendre drsquoune part lrsquoinsistance avec laquelle la steacutereacuteomeacutetrie est invoqueacutee dans le dialogue qui manifeste ne serait-ce que par son titre que son objet principal est la politeia le reacutegime et drsquoautre part le fait en apparence opposeacute agrave notre interpreacutetation que la citeacute y est conccedilue dans une constante analogie avec lrsquoacircme On srsquoattendrait plutocirct en effet agrave ce que la citeacute soit rapprocheacutee du corps comme crsquoest drsquoailleurs le cas dans la tradition de la philosophie politique et drsquoailleurs aussi chez Platon Or elle est ici rapprocheacutee non pas du solide mais plutocirct de la surface (hellip) Le rapprochement de la citeacute et de lrsquoacircme humaine nrsquoest possible que sur le fond drsquoune commune mise en rapport avec ce qui dans la suite des

157

dimensions correspond au domaine ontologique de lrsquoacircme revenant agrave lrsquoessence agrave savoir la ligne et la surface raquo216

Le rapprochement entre lrsquoacircme humaine et la citeacute nrsquoest possible que parce que la citeacute est

elle-mecircme deacutecrite en eacutetant rameneacutee agrave ce qui en est lrsquoacircme la politeia la constitution En

effet pour faire vivre ensemble des individus divers dans une paix relative la citeacute se dote

drsquoune constitution drsquoun certain nombre de lois qui peuvent ecirctre penseacutees comme

constituant lrsquoacircme de la citeacute ce qui est censeacute ne pas mourir avec elle le corps constituant

lrsquoensemble des individus vivant ensemble gracircce agrave cette acircme-constitution Crsquoest agrave dessein

que nous mobilisons la notion de corps politique car il pourrait sembler envisageable de

renverser le rapport eacutetabli dans la Reacutepublique entre lrsquoacircme humaine et la polis puisque lrsquoon

parle drsquoun corps politique pourquoi nrsquoy aurait-il pas une acircme politique qui serait

preacuteciseacutement la constitution de la citeacute en tant que telle On distingue la citeacute en tant que

groupe drsquoindividus donc en tant qursquoeacutevolutive et la citeacute en tant qursquoorganisation qui

transcende cette collectiviteacute en lui survivant toujours lrsquoEacutetat ne peut pas de jure mourir les

fonctions qui le font vivre survivent toujours aux individus qui les exercent (de lagrave vient la

theacuteorie des deux corps du Roi reacutesumeacutee par lrsquoexpression laquo le roi est mort vive le Roi raquo) et

on peut ecirctre drsquoautant plus assureacute de lrsquoimmortaliteacute de ce qui peut ecirctre consideacutereacute comme son

acircme que mecircme si un Eacutetat disparait mateacuteriellement sa constitution peut survivre au moins

dans les meacutemoires et inspirer drsquoautres Eacutetats ndash les hommes de 1792 ne se sont pas priveacutes

avec plus ou moins de pertinence de revendiquer lrsquoheacuteritage de Rome ou drsquoAthegravenes En

somme lrsquoanalogie de rapport entre lrsquoacircme et la citeacute nrsquoest pas le fruit du hasard il nrsquoest pas

complegravetement exclu que lrsquohomme ait pu appliquer agrave lui-mecircme ce qursquoil constatait

concernant les structures politiques au sein desquelles il vivait Lrsquohypothegravese est seacuteduisante

mais comparaison nrsquoest pas raison et on se gardera drsquoaller aussi loin et de faire dire agrave

lrsquoanalogie platonicienne ce qursquoelle ne veut pas dire cette analogie nrsquoest qursquoanalogie sans

que cela suppose pour autant une nature commune elle constitue une hypothegravese destineacutee agrave

faciliter la deacutecouverte drsquoune veacuteriteacute plutocirct que lrsquoeacutenonciation de cette veacuteriteacute elle-mecircme De

plus crsquoest dans le champ de la citeacute que se manifeste de faccedilon eacutevidente la capaciteacute de

lrsquoindividu humain agrave deacuteployer un agir dont les conseacutequences se font sentir par-delagrave ses

limites biologiques degraves lors la peacuterenniteacute des systegravemes politiques leur transcendance

temporelle compte parmi les conseacutequences potentielles de cette caracteacuteristique de

lrsquohomme elle lui est donc posteacuterieure et le constat relatif agrave lrsquoimmortaliteacute de laquo lrsquoacircme raquo des

citeacutes nrsquoest pas tellement agrave prendre comme une eacuteventuelle cause directe de la conception de

216 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon p67

158

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme humaine mais plutocirct comme un facteur qui a pu venir renforcer une

conception qui de toute eacutevidence a ducirc preacuteceacuteder mecircme sous une forme vague toute forme

drsquoorganisation politique stricto sensu ndash agrave la grande rigueur peut-on concevoir que les deux

pheacutenomegravenes ont eacuteteacute contemporains

Le cas des systegravemes politiques est cependant reacuteveacutelateur drsquoun aspect important de

lrsquoaction jusqursquoagrave preacutesent nous avons parleacute drsquoune action dont les effets se feraient sentir

longtemps apregraves la mort de lrsquoindividu qui lrsquoa produite comme si ladite action eacutetait bel et

bien acheveacutee agrave partir du moment ougrave celui qui la menait nrsquoeacutetait plus une telle

repreacutesentation ne tiendrait pas suffisamment compte du fait que la mort achegraveve tout en

laissant inacheveacute nul ne connaissant lrsquoheure de sa mort nul ne peut ecirctre certain qursquoil aura

le temps de mener agrave bien ce qursquoil espegravere accomplir De toute faccedilon lrsquoaction diffegravere de

lrsquoœuvre entre autres par le fait qursquoelle ne srsquoeacutepuise pas dans ses reacutesultats quand on repegravere

en examinant lrsquoeacutetat actuel de la citeacute dans laquelle on vit que lrsquoaction drsquountel a eu certaines

conseacutequences on dit en fait que lrsquoaction a eacuteteacute poursuivie (ou non) par la posteacuteriteacute qursquoelle

est reacutepeacuteteacutee (ou non) chaque jour par ceux qui ont succeacutedeacute agrave ce pionnier Par exemple il est

monnaie courante drsquoaffirmer que Constantin aurait christianiseacute lrsquoempire romain

pratiquement du jour au lendemain il nrsquoy a pas si longtemps encore un ouvrage de Joeumll

Schmidt Le triomphe du christianisme donnait la part belle agrave Constantin dans la

christianisation de lrsquoEurope Or comme le soulignent Tiphaine Moreau et Bertrand Lanccedilon

dans Constantin un Auguste chreacutetien il est impossible qursquoil ait pu agrave lui seul changer les

pratiques religieuses sur un territoire aussi vaste que celui sur lequel il exerccedilait son

autoriteacute le triomphe du christianisme en Europe est de toute eacutevidence le reacutesultat drsquoun long

processus dont Constantin a eacuteteacute lrsquoun des acteurs parmi drsquoautres et il est fort peu probable

que la mosaiumlque fort bigarreacutee de pratiques cultuelles diverses et varieacutees que constituait

alors lrsquoEmpire romain ait pu en si peu de temps srsquounifier sous lrsquoautoriteacute spirituelle drsquoune

seule et unique religion le reniement du christianisme par Julien laquo lrsquoapostat raquo montrait

drsquoailleurs combien la domination du christianisme restait fragile mecircme apregraves le regravegne de

Constantin et nrsquoaurait donc jamais pu ecirctre acquise srsquoil ne srsquoeacutetait trouveacute apregraves le IVe siegravecle

drsquoautres acteurs pour deacutefendre cette religion Dans le mecircme ordre drsquoideacutees et plus pregraves de

nous on ne manque pas de rappeler que les lyceacutees ont eacuteteacute creacuteeacutes par Napoleacuteon que la

laiumlciteacute agrave la franccedilaise est le fruit de lrsquoaction drsquoEacutemile Combe que Jules Ferry est le pegravere de

lrsquoeacutecole laiumlque publique gratuite et obligatoire mais toutes ces innovations politiques

seraient resteacutees lettre morte srsquoil ne srsquoeacutetait trouveacute personne parmi les hommes qui ont

succeacutedeacute agrave ces initiateurs pour se les reacuteapproprier et juger qursquoelles meacuteritaient drsquoecirctre

159

poursuivies De semblables innovations sont souvent consideacutereacutees comme eacutetant laquo lrsquoœuvre raquo

drsquoun homme mais elles relegravevent toujours moins de lrsquoœuvre que de lrsquoaction dans la mesure

ougrave elles ne laissent rien de purement mateacuteriel lrsquoeacutecole publique ne se reacutesume pas

simplement agrave des bacirctiments mais repose drsquoabord sur des institutions fonctionnant suivant

des regravegles eacutedicteacutees au nom drsquoun certain nombre de valeurs dont la peacuterenniteacute pour ecirctre

assureacutee ne se contente pas drsquoobjets mateacuteriels On ne peut jamais ecirctre certain hic et nunc du

bien-fondeacute drsquoune action dans la mesure ougrave crsquoest la posteacuteriteacute qui distribue les bons et les

mauvais points et ce sans mecircme eacutemettre explicitement un jugement positif ou neacutegatif mais

simplement en prenant la deacutecision de poursuivre ou non lrsquoaction

Pour qursquoune action ait une validiteacute incontestable elle se doit drsquoecirctre reconnue

comme telle par les geacuteneacuterations futures et cela suppose qursquoelle puisse ecirctre poursuivie

indeacutefiniment on ne peut reconnaicirctre de validiteacute eacuteternelle agrave une action qui doit

neacutecessairement srsquoachever agrave un instant donneacute Cela ne signifie pas que les actions dont le

but rechercheacute aurait eacuteteacute atteint nrsquoauraient aucune valeur bien au contraire mecircme de telles

actions (dont il nrsquoexiste de toute faccedilon que tregraves peu drsquoexemples concrets) ne sauraient

srsquoeacutepuiser deacutefinitivement dans un reacutesultat obtenu mecircme si lrsquoanalphabeacutetisme disparaissait

totalement en France cela ne signifierait pas que lrsquoaction engageacutee par Jules Ferry nrsquoaurait

plus lieu drsquoecirctre poursuivie bien au contraire cela prouverait drsquoautant mieux qursquoelle meacuterite

drsquoecirctre continueacutee Une action pour ecirctre valable est donc une action qui a suffisamment de

valeur en tant que telle indeacutependamment de tout reacutesultat concret pour ecirctre continueacutee au-

delagrave des limites biologiques de celui qui lrsquoa engageacutee De ce fait la reacutecompense post

mortem de celui qui a agi moralement au cours de son existence nrsquoest pas heacuteteacuterogegravene agrave son

action elle consiste preacuteciseacutement dans la possibiliteacute de poursuivre cette action qui trouve sa

reacutecompense en tant que telle De ce point de vue les tribunaux jugeant les acircmes des

deacutefunts ne sont jamais qursquoautant drsquohypostases de ce tribunal permanent que constitue

lrsquohistoire en perpeacutetuel accouchement telle qursquoelle srsquoeacutecrit sous nos yeux comme dans

toute repreacutesentation mythique la conscience humaine situe dans lrsquoau-delagrave ce qursquoelle ne

cesse jamais de faire ici-bas Cette ideacutee est loin drsquoecirctre eacutetrangegravere agrave Platon comme

lrsquoexplique Romano Guardini bien que Socrate ne soit pas cateacutegorique concernant la vie

apregraves la mort dans lrsquoApologie il nrsquoen eacutevoque pas moins lrsquohypothegravese du tribunal de lrsquoHadegraves

qui lui permet drsquoaffirmer que laquo dans lrsquoeacuteterniteacute il sera confirmeacute dans son vouloir et son

faire raquo217 Ce dialogue de jeunesse porte donc en germe des ideacutees capitales en tant qursquoelles

217 GUARDINI Romano La mort de Socrate p101-102

160

attestent que Socrate lui-mecircme aurait partiellement approuveacute lrsquoideacutee suivant laquelle du fait

de lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoavoir-fait il y a toujours une part de lrsquoindividu pensant qui survit

durablement indeacutependamment mecircme du souvenir qursquoil peut laisser dans la conscience

collective voire mecircme agrave lrsquoinsu de cette derniegravere la philosophie telle que la conccediloit Platon

est un faire dont toute personne correctement initieacutee peut ecirctre un continuateur mais en

aucun cas un acheveur on nrsquoachegraveve pas la philosophie comme on achegraveve les chevaux

toute personne qui entreprend de philosopher srsquoinscrit sans srsquoy dissoudre dans la

continuiteacute drsquoun processus qui le transcende chronologiquement il ne srsquoy dissout pas dans

la mesure ougrave il apporte sa pierre qui ne vient de nul autre que lui agrave un processus

apparemment sans fin de recherche du savoir essentiel Socrate ne pouvait pas ignorer

lrsquooriginaliteacute de lrsquoenseignement qursquoil dispensait et lrsquoa assumeacutee jusqursquoau bout sachant que

drsquoune faccedilon ou drsquoune autre sa pratique de la philosophie lui survivrait ndash mecircme si on nrsquoest

jamais sucircr de la fortune que rencontrera plus tard une doctrine ou une meacutethode la posteacuteriteacute

ne peut jamais rester totalement indiffeacuterente agrave son eacutegard mecircme lrsquooubli est impuissant face

au caractegravere ineffaccedilable de lrsquoavoir-fait agrave cet eacutegard lrsquoinvestigation philosophique serait ce

par quoi se manifeste de la faccedilon la plus aigueuml notre pouvoir de transcender les limites

chronologiques de notre existence biologique de ne pas se dissoudre dans le cycle de la vie

et de la mort Quand il affirme qursquoil garde lrsquoespoir de converser dans la mort avec de

grands hommes voire avec des dieux Socrate affirme en fait sa conviction que dans la

mort son œuvre recevra son sens deacutefinitif en effet lrsquoaction humaine est condamneacutee agrave une

relative incertitude concernant la validiteacute de sa raison drsquoecirctre aussi longtemps que vit

lrsquoindividu or laquo une action valable est une action eacuteternelle raquo218 ce qui veut que pour avoir

de la valeur elle doit non seulement pouvoir ecirctre poursuivie indeacutefiniment mais aussi avoir

un sens qui ne repose pas sur une simple doxa mais bien sur une certitude quant agrave sa

validiteacute ce qui interdit agrave Socrate de se reacutetracter ce qursquoil aurait fait en reacutepondant

positivement agrave lrsquoinvitation agrave srsquoeacutevader formuleacutee par Criton Lrsquoactiviteacute philosophique plus

que toute autre activiteacute exacerbe litteacuteralement notre conscience de nous inseacuterer dans un

processus qui transcende notre individualiteacute sans que celle-ci puisse srsquoy dissoudre notre

individualiteacute est preacuteciseacutement lrsquoinstance qui permet la continuation de ce processus qui ne

se poursuit que gracircce agrave notre action lrsquoexistence mecircme de ce processus au sein duquel

notre action trouve sa place et devient donc susceptible drsquoecirctre eacutevalueacutee par sa continuation

ou sa non-continuation est donc la conseacutequence de lrsquoirreacuteductible singulariteacute de lrsquoindividu

218 Opcit p104

161

et ici se situe le nœud du lien qursquoentretient cette singulariteacute avec la conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comprise comme image de la survie de notre principe intellectuel

Une telle conclusion est drsquoautant plus bienvenue qursquoelle trouve agrave srsquoaccorder avec le

contenu mecircme du Pheacutedon que Guardini commente en ces termes

laquo La conscience de cette mort traverse le sentiment drsquoecirctre soi-mecircme peacuterissable et srsquoapprofondit jusqursquoagrave ce point intime qui reacuteside au-delagrave de la naissance et de la mort physiques Tant qursquoon prend seulement les ideacutees dans leur signification immeacutediate on croit nrsquoy voir qursquoun jeu conduit par des motifs semi-mythologiques leur sens authentique ne se deacutecouvre que quand on deacutecouvre de quelle faccedilon lrsquohomme precirct agrave la mort et si intenseacutement vivant en appelle agrave travers ces motifs mecircme agrave son ecirctre spirituel distingue cet ecirctre de tout ce qui demeure prisonnier du flux biologique du cycle de la naissance et de la mort et srsquoassure ainsi de son immortaliteacute raquo219

La conscience de notre mort agrave venir la plupart du temps nous ronge de lrsquointeacuterieur jusqursquoagrave

nous faire oublier lrsquoexistence de notre principe intellectuel capable de se manifester au-delagrave

de notre deacutecegraves le philosophe lrsquohomme precirct agrave mourir ne lrsquooublie pas srsquoinscrivant dans

une ligneacutee qui transcende les bornes de la vie terrestre Celui qui ne prend pas la

philosophie au seacuterieux ne se donne pas les moyens de srsquoinscrire dans un cadre ougrave la mort

nrsquoest rien lrsquoassurance de Socrate face agrave la mort physique est cependant assez exemplaire

pour aider lrsquohomme issu de la foule agrave prendre conscience du seacuterieux avec lequel il faut

approcher les ideacutees et ainsi reconnaicirctre que son intellect srsquoinsegravere par son activiteacute dans un

cadre qui transcende son individualiteacute corporelle mais integravegre son individualiteacute

intellectuelle en lui rendant toute sa digniteacute En somme nous avons envisageacute la conception

platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme srsquoinseacuterant dans un projet drsquoexhortation agrave la

philosophie mais cette insertion nrsquoa rien drsquoartificiel lrsquoactiviteacute philosophique eacutetant agrave elle

seule un puissant reacuteveacutelateur pour qui la pratique et pour qui prend la peine de comprendre

celui qui la pratique de ce qursquoil y a de virtuellement impeacuterissable en lrsquohomme tout plaide

en faveur du fait que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme au sens drsquoune survie du principe intellectuel

devait apparaicirctre plus eacutevidente au philosophe qursquoagrave nrsquoimporte qui drsquoautre Pour parler

familiegraverement tout se tient la conviction du philosophe de srsquoinseacuterer dans un processus

que son individualiteacute transcende tout en eacutetant lui-mecircme la condition de possibiliteacute de ce

processus srsquoavegravere ecirctre ce qui relie lrsquoexpeacuterience asceacutetique extatique du philosophe agrave la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme Le philosophe nrsquoa cependant aucun privilegravege

ontologique particulier si ce nrsquoest celui drsquoassumer pleinement et entiegraverement ce dont le

commun nrsquoa jamais qursquoun sentiment assez vague son expeacuterience meacuterite drsquoecirctre reproduite

comme peut lrsquoecirctre ce que lrsquoon nomme aujourdrsquohui une expeacuterience dans le cadre des

219 Opcit p171

162

sciences dites laquo dures raquo crsquoest par elle que se manifeste notre digniteacute drsquohomme ce gracircce agrave

quoi nous ne sommes pas irreacutemeacutediablement condamneacutes agrave rester englueacutes dans notre

condition drsquoecirctre peacuterissables crsquoest en cela que la philosophie car la reacuteiteacuteration continue de

cette expeacuterience ne porte pas drsquoautre nom se reacutevegravele capable de reacutealiser partiellement

lrsquoespoir drsquoune continuation perpeacutetuelle de cette expeacuterience

3 Le rapport au temps

Notre capaciteacute agrave transcender nos limites chrono-biologiques et agrave nous inseacuterer dans

un processus historique qui nous transcende en mecircme temps que nous le produisons est

bien entendu sous-tendu par notre rapport speacutecifiquement humain au temps celui-ci eacutetant

compris comme notre incapaciteacute agrave vivre dans le preacutesent De fait lrsquohomme ne peut pas

deacutepasser le passeacute et toute tentative de sa part pour saisir le preacutesent se traduit par une

releacutegation dans le passeacute puisque le passeacute est indeacutepasseacute et indeacutepassable lrsquohomme ne peut

envisager la disparition complegravete de ce passeacute que comme eacutetant accidentelle La disparition

des souvenirs du veacutecu nrsquoest pas seulement eacutethiquement insupportable elle est surtout

rationnellement inenvisageable crsquoest leur permanence qui est premiegraverement eacutevidente Il

est admis que lrsquoavenir est ameneacute agrave ne plus ecirctre quand lrsquoindividu est mort et sa vie mueacutee en

un destin pleinement reacutealiseacute mais il nrsquoest pas admis que le passeacute ne puisse demeurer cela

est drsquoautant moins admissible que le passeacute demeure justement de facto gracircce agrave cette

puissance speacutecifiquement humaine qui se nomme la meacutemoire et qui a eacuteteacute brillamment

eacutetudieacutee par Bergson laquo percevoir nrsquoest qursquoune occasion de se souvenir raquo220 disait-il et de

fait notre conscience est continuellement solliciteacutee par une multitude de perceptions

potentielles parmi lesquelles nous risquerions de ne plus rien percevoir si nous nrsquoopeacuterions

pas un tri Toute perception est intentionnelle on ne perccediloit les choses qui nous entourent

que dans la mesure ougrave nous envisageons les interactions que nous pouvons entretenir avec

eux toute perception est le deacutebut drsquoune action au moins potentielle Degraves lors la meacutemoire

ne se reacutesume pas agrave la reacutetention drsquoune perception le souvenir nrsquoest pas une perception qui

perd de sa vivaciteacute au fil du temps on est mecircme souvent frappeacute au contraire par la

vivaciteacute souvent eacutegale voire supeacuterieure agrave celle drsquoune chose effectivement preacutesente que

peut avoir le souvenir drsquoune chose passeacutee (comme crsquoest le cas pour une personne hanteacutee

par des faits passeacutes qui lrsquoont traumatiseacutee) ce qui indique que la diffeacuterence entre la

220 BERGSON Henri Matiegravere et meacutemoire p68 ndash sauf mention contraire toutes les citations de cette œuvre sont extraites de lrsquoeacutedition de 1981 aux Presses Universitaires de France mentionneacutee en bibliographie

163

perception et le souvenir est drsquoordre qualitatif et non quantitatif la meacutemoire eacutetant ce qui

octroie un sens agrave ce passeacute lui donne une raison drsquoecirctre au regard de notre activiteacute preacutesente

lrsquoinvestit le reconnait comme passeacute Le passeacute nrsquoest pas ce qui est deacutepasseacute est deacutepasseacute ce

qui justement est oublieacute ce qui ne peut plus avoir drsquoutiliteacute pour lrsquoaction preacutesente ce que

notre meacutemoire nrsquoinvestit pas comme passeacute et nrsquoa donc plus aucune eacutepaisseur ontologique

Ainsi les vivants ne conservent le souvenir drsquoun deacutefunt que dans la mesure ougrave ce souvenir

sert leur action ougrave le deacutefunt par son action qursquoelle qursquoen fucirct la forme fournit directement

ou indirectement un exemple agrave suivre ou agrave ne pas suivre pour reprendre un exemple

eacutevoqueacute preacuteceacutedemment si la Reacutepublique franccedilaise continue agrave honorer la meacutemoire de Jules

Ferry crsquoest bien dans la viseacutee pratique de poursuivre lrsquoeffort que cet homme avait engageacute

en faveur de lrsquoeacuteducation a contrario si on parle beaucoup de laquo devoir de meacutemoire raquo

envers les victimes des deux guerres mondiales qui ont marqueacute le XXe siegravecle notamment

les victimes de lrsquoHolocauste crsquoest bien dans le but de ne pas reproduire les erreurs ayant

conduit agrave ces massacres de masse

Crsquoest parce que le passeacute ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent que le deacutefunt le laquo disparu raquo

est lui-mecircme celui qui ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent et crsquoest bien pour cette raison que la

part intellectuelle de son ecirctre celle sans laquelle il nrsquoy a pas drsquoagir speacutecifiquement humain

possible est virtuellement immortelle En drsquoautres termes notre perception et notre

meacutemoire fonctionnent drsquoune maniegravere qui nous rend spontaneacutement porteacutes agrave accepter lrsquoideacutee

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme drsquoautrui nous y sommes mecircme drsquoautant plus volontiers porteacutes

que le preacutesent ne possegravede aucune eacutepaisseur ontologique hors de notre conscience221 il nrsquoy

a pas de preacutesent pur tout ce que nous appelons laquo preacutesent raquo est en reacutealiteacute toujours orienteacute agrave

la fois vers ce qui est investi comme passeacute et ce qui est envisageacute comme avenir potentiel Il

est freacutequent que lrsquoon deacuteplore lrsquoincapaciteacute dont font montre certaines personnes agrave profiter de

laquo lrsquoinstant preacutesent raquo et mecircme Pascal envisageait comme une nouvelle preuve de la vaniteacute

humaine le fait que nous espeacuterons toujours ecirctre heureux sans jamais vraiment lrsquoecirctre hic et

nunc mais srsquoil est effectivement impossible pour lrsquohomme de rester englueacute dans le preacutesent

la fermeture de ce possible laisse ouverts une multitude drsquoautres possibles puisque

lrsquohomme a le privilegravege de choisir laquo son raquo passeacute et laquo son raquo avenir son passeacute nrsquoeacutetant que ce

qursquoil est precirct agrave reconnaicirctre comme tel et son avenir eacutetant moins ce qui va lui arriver qui ne

peut jamais ecirctre reacuteellement connu agrave lrsquoavance que ce qursquoil envisage comme eacutetant

susceptible de lui arriver Preacutesenter lrsquoacircme individuelle comme eacutetant immortelle revient agrave

221

Cf Annexe 19

164

prendre acte du fait que lrsquohomme transcende radicalement la tripartition temporelle dont il

se croit agrave tort prisonnier et qursquoen vertu de ceci lorsqursquoil disparait il ne cesse jamais drsquoecirctre

preacutesent Cette ideacutee loin drsquoecirctre totalement eacutetrangegravere au Grecs leur eacutetait mecircme deacutejagrave

familiegravere agrave lrsquoeacutepoque archaiumlque comme pouvait le manifester si lrsquoon en croit Jean-Pierre

Vernant le κολοσσός que lrsquoon peut se repreacutesenter laquo sous deux formes soit statue-pilier

soit statue-menhir faite drsquoune pierre dresseacutee drsquoune dalle planteacutee dans le sol parfois mecircme

enterreacutee raquo222 et dont la signification ne devait pas ecirctre univoque

laquo Substitueacute au cadavre au fond du tombeau le colossos ne vise pas agrave reproduire les traits du deacutefunt agrave donner lrsquoillusion de son apparence physique Ce nrsquoest pas lrsquoimage du mort qursquoil incarne et fixe dans la pierre crsquoest sa vie dans lrsquoau-delagrave cette vie qui srsquooppose agrave celle des vivants comme le monde de la nuit au monde de la lumiegravere Le colossos nrsquoest pas une image il est un laquo double raquo comme le mort lui-mecircme est un double du vivant Le colossos nrsquoest pourtant pas toujours releacutegueacute dans la nuit du tombeau La pierre nue peut aussi se dresser agrave la lumiegravere au-dessus de la tombe vide en un lieu eacutecarteacute et deacutesert que sa sauvagerie voue aux puissances infernales () Agrave travers le colossos le mort remonte agrave la lumiegravere du jour et manifeste aux yeux des vivants sa preacutesence Preacutesence insolite et ambigueuml qui est aussi le signe drsquoune absence En se donnant agrave voir sur la pierre le mort se reacutevegravele en mecircme temps comme nrsquoeacutetant pas de ce monde raquo223

En somme par le biais de ses idoles lrsquohomme grec degraves lrsquoeacutepoque archaiumlque srsquoefforccedilait de

garder agrave lrsquoesprit que lrsquohomme du passeacute ne cessait jamais drsquoecirctre preacutesent Il nrsquoen avait certes

pas le monopole loin srsquoen faut et cette ideacutee est drsquoailleurs si solidement enracineacutee dans

lrsquoesprit humain que toute civilisation srsquoefforce de la manifester concregravetement ici-bas au

point que lrsquoon a longtemps envisageacute le fait drsquoenterrer ses morts comme un signe de

distinction de lrsquohomme par rapport agrave lrsquoanimal ndash la diversiteacute des pratiques lieacutees agrave la mort

qui ne se limitent pas agrave lrsquoinhumation et ne srsquoy limitent drsquoailleurs mecircme plus en Occident ne

permet pas de continuer agrave reacutesumer si simplement cette ideacutee mais il demeure exact que nul

ne pourrait nier que le deacutefunt ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent ne serait-ce que parce que

nous lrsquoinvestissons comme deacutefunt Quoi qursquoil en soit le colossos nrsquoen est pas moins laquo une

des formes que peut revecirctir la psucheacute puissance de lrsquoau-delagrave quand elle se rend visible

aux yeux des vivants raquo224 et constitue donc une tradition qui exacerbe simultaneacutement la

preacutesence de lrsquoabsent et lrsquoabsence de celui qui ne cesse pourtant jamais drsquoecirctre preacutesent

mecircme srsquoil est tentant de caracteacuteriser le colossos comme une simple repreacutesentation du mort

qui est par deacutefinition peacutetrifieacute et silencieux car deacutepouilleacute de ce qui avait jadis fait de lui un

vivant il nrsquoen est pas moins exact que lrsquoimportant reacuteside dans le fait qursquoil est porteur de

deux aspects apparemment contradictoires et pourtant solidaires de ce qui constitue un

222 VERNANT Jean-Pierre Mythe et penseacutee chez les Grecs eacutetudes de psychologie historique p326 223 Opcit p327 224 Opcit p329

165

homme mort il est agrave la fois absent en tant qursquoil est deacutepouilleacute de ce qui faisait de lui un

membre de la communauteacute des vivants dont il est deacutesormais exclu mais il est aussi

absolument preacutesent ne serait-ce que parce qursquoil ne peut plus ne pas avoir eacuteteacute preacutesent En

somme le colossos peut ecirctre compris comme lrsquoune des pratiques mortuaires qui

manifestaient de la faccedilon la plus aigueuml possible le fait que lrsquoecirctre de lrsquohomme nrsquoeacutetait pas

englueacute dans le preacutesent et transcendait la tripartition temporelle dont il est le producteur

quasi-exclusif

Cette transcendance de la tripartition temporelle par lrsquohomme est litteacuteralement

exacerbeacutee par la philosophie agrave lire agrave la lettre lrsquoargument du Pheacutedon lrsquoacircme platonicienne

nrsquoest jamais deacutefinitivement passeacutee puisqursquoelle est toujours precircte attendant son tour dans

lrsquoHadegraves agrave revenir sur terre et agrave lire agrave la lettre le mythe du Phegravedre son seul deacutesir est de

retrouver la communion perdue avec lrsquoIdeacutee tout cela signifie (entre autres) que lrsquoacircme ne

fait jamais que se deacutefinir par rapport agrave un passeacute et un avenir et que ce passeacute pas plus que

cet avenir nrsquoest pas neacutecessairement immeacutediat et peut mecircme ecirctre tregraves lointain les mythes

platoniciens relatifs aux longs voyages de lrsquoacircme ces laquo ces voyages de mille ans raquo comme

les appelait Alain225 ne font pas que mettre en scegravene la multitude de vies diffeacuterentes qursquoun

seul individu peut mener au cours drsquoune vie elles reflegravetent aussi le rapport que nous

entretenons en permanence avec un passeacute ou un futur lointain nous ne venons jamais au

monde sans avoir eacuteteacute preacuteceacutedeacutes par une foule drsquoindividus qui ont fait de ce monde ce qursquoil

est et toute action que nous menons aujourdrsquohui aura des reacutepercussions sur le monde dans

lequel vivront les individus qui nous succeacutederont En somme notre agir individuel est

constamment conditionneacute par ces deux dimensions temporelles dont nous sommes les

producteurs nous sommes constamment rattacheacutes agrave lrsquoeacuteterniteacute et le philosophe en tant

qursquoil a la conscience aigueuml de srsquoinseacuterer dans un processus qui paraicirct le transcender mais

dont il est le producteur est celui qui est le plus agrave mecircme de restaurer ce rapport agrave lrsquoeacuteterniteacute

par le biais de sa conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

Nous disons bien ici laquo restaurer raquo car ce qui rend agrave ce point tragique notre rapport

au temps qui devrait pourtant ecirctre deacutepassionneacute en tant que nous sommes les producteurs

exclusifs de notre temporaliteacute reacuteside dans la perte de lrsquoeacutevidence de notre rapport agrave

lrsquoeacuteterniteacute En effet nous pouvons concevoir agrave titre drsquohypothegravese une dialectique du rapport

agrave lrsquoeacuteterniteacute baseacutee sur la tripartition entre affirmation neacutegation et conciliation ndash lrsquohypothegravese

fait autant drsquoemprunts agrave la dialectique heacutegeacutelienne celle-ci eacutetant comprise comme un outil

225 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees p60 Cf supra

166

eacutepisteacutemologique inteacuteressant pour cateacutegoriser les diffeacuterentes phrases de la vie de lrsquoesprit

qursquoagrave lrsquoanalyse de la finitude par Ricœur lrsquoideacutee est que le premier contact de lrsquohomme avec

lrsquoecirctre y compris avec le sien propre lrsquoamegravenerait agrave lrsquoenvisager comme eacuteternel faute drsquoy

voir immeacutediatement la marque drsquoune corruption ou plus exactement drsquoune finitude qursquoil

nrsquoest pas encore en mesure drsquoenvisager pour le dire comme Jankeacuteleacutevitch laquo lrsquoecirctre

nrsquoimplique pas sa propre cessation raquo226 Deuxiegravemement le sujet prendrait conscience de sa

corruptibiliteacute et de lrsquoineacuteluctable aneacuteantissement qursquoelle annonce eacutetat de choses qursquoil

admettrait sans pour autant srsquoy reacutesigner non pas tant parce qursquoil est effrayant mais plutocirct

parce que le neacuteant deacutefie la raison Ce deuxiegraveme instant nrsquoest pas assez fort pour aneacuteantir le

premier qui ressurgit partiellement dans le troisiegraveme la mortaliteacute est admise mais

lrsquoeacuteterniteacute demeure la norme ce maintien ne srsquoexplique pas comme lrsquoenvisage Cioran227

par une incapaciteacute de la part de lrsquohomme de faire face avec courage agrave lrsquohypothegravese de sa

propre disparition mais bien par lrsquoimpossibiliteacute pour lrsquohomme de cesser de se rattacher agrave

lrsquoeacuteterniteacute incapaciteacute dont les mythes eschatologiques de Platon sont autant de

repreacutesentations et que manifeste au quotidien lrsquohomme en tant qursquoecirctre drsquohistoire pouvant

deacuteployer un agir srsquoinseacuterant dans un processus historique qui parait le transcender mais dont

il est le producteur exclusif en tant qursquoecirctre qui ne peut faire autrement que se rattacher au

passeacute et agrave lrsquoavenir indeacutependamment de toute prise en compte des limites chrono-biologique

de son corps dont le caractegravere temporaire et peacuterissable ne saurait ecirctre veacutecu que comme une

autre anormaliteacute fondamentale qursquoil faudrait deacutepasser Exegi monumentum aere

perennius228 disait Horace pour conclure le liber tertius de ses Odes et ce vers loin

drsquoexprimer la revendication drsquoun quelconque privilegravege ontologique du poegravete par rapport au

commun des mortels est au contraire la reacuteaffirmation de ce qui le rapproche de ses

semblables (dont il diffegravere de degreacute plutocirct que de nature) agrave savoir sa capaciteacute agrave se projeter

dans un avenir tregraves eacuteloigneacute et ainsi acceacuteder agrave une eacuteterniteacute dont lrsquoobtention nrsquoest que le

reacutetablissement drsquoune veacuteriteacute nieacutee par notre finitude biologique autant dire drsquoune norme

bafoueacutee Agrave lrsquoissue de cette partie surgit donc un concept qui relie les deux aspects

(indissociables dans lrsquoabsolu) de lrsquohomme agrave la fois absolument solitaire et absolument

solidaire parmi ses semblables et qui sera capital pour notre troisiegraveme partie agrave savoir la

laquo norme raquo il y aurait donc une laquo norme raquo que lrsquohomme deacutefinit spontaneacutement qui serait

constamment bafoueacutee et qui gracircce agrave la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme pourrait

226 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir Penser la mort p37 227 Cf Annexe 20 228 Hor Od III 30 1 laquo Jrsquoai eacuterigeacute un monument plus durable que le bronze raquo

167

revendiquer et reacutecupeacuterer ses droits une norme qui ne peut se reacutesumer agrave la continuation

perpeacutetuelle de lrsquoexistence terrestre en tant que cette existence est justement ce dont la vie

post corporis mortem de lrsquoacircme est censeacutee nous libeacuterer La question est donc de savoir en

quoi doit consister cette norme existentielle comment elle est eacutetablie et surtout si Platon

la consideacuterait comme leacutegitime ndash ce qui est deacutejagrave sujet agrave caution dans la mesure ougrave il a eacuteteacute

eacutetabli qursquoil nrsquoa de cesse de mettre ses eacutelegraveves en garde contre la tentation drsquoessayer de se

faire pur esprit de son vivant

168

169

Troisiegraveme partie

Synthegravese de la norme perdue comme enjeu au

choix comme source

170

171

Chapitre 1 La quecircte du laquo meilleur impossible raquo

Le concept de laquo norme raquo peut donc ecirctre mobiliseacute pour reacutesumer lrsquoideacutee suivant la-

quelle la vie telle que lrsquohomme la megravene sur terre ne serait pas laquo la raquo vie agrave laquelle il serait

en droit de preacutetendre plus que la peur de lrsquoaneacuteantissement entrerait donc en jeu la volonteacute

de mener une vie affranchie des conditions suivant lesquelles la vie est accordeacutee ici-bas agrave

lrsquohomme ces conditions eacutetant trop contraignantes pour ecirctre jamais consideacutereacutees sans reacute-

serve comme laquo normales raquo crsquoest au contraire la vie post corporis mortem deacutesincarneacutee et

deacutebarrasseacutee de ces conditions qui serait lrsquoeacutetat laquo normal raquo de lrsquohomme et serait donc la re-

preacutesentation de la norme lrsquoeacutetalon suivant lequel notre vie terrestre est eacutevalueacutee et dont le

triomphe ou plutocirct le reacutetablissement devrait ecirctre assureacute une fois lrsquoacircme libeacutereacutee de toute at-

tache corporelle ndash il est judicieux de parler de laquo reacutetablissement raquo dans la mesure ougrave cet eacutetat

est envisageacute non pas simplement comme un eacutetat futur qui reviendrait de droit agrave lrsquohomme

mais bien comme un eacutetat originel dont ce dernier aurait eacuteteacute deacutechu la primauteacute chronolo-

gique nrsquoeacutetant qursquoune traduction dieacutegeacutetique de la primauteacute ontologique ou plus exactement

de la primauteacute pheacutenomeacutenologique srsquoil est tenu compte de la dialectique exposeacutee preacuteceacute-

demment Neacuteanmoins cette norme comme le dit Bergson de tout passeacute ne cesse jamais

drsquoecirctre preacutesente et constitue au quotidien un ideacuteal auquel lrsquohomme preacutetend acceacuteder par ses

efforts un objectif qui permet aussi longtemps qursquoil nrsquoest pas atteint de juger lrsquoensemble

des activiteacutes humaines et de leur produits comme eacutetant perfectibles cet eacutetat serait donc un

laquo meilleur raquo au sens ougrave il serait absolument impossible de faire mieux srsquoil eacutetait reacutealiseacute ndash

nous mettons lrsquoaccent sur cette derniegravere condition afin qursquoil ne soit pas perdu de vue qursquoil

nrsquoest pas preacutesentement reacutealiseacute et ne lrsquoa jamais eacuteteacute de facto ce laquo meilleur raquo a beau ecirctre pen-

seacute comme eacutetant plus preacutesent et plus reacuteel que toutes les reacutealiteacutes existant et ayant existeacute ici-

bas il nrsquoa jamais pu ecirctre effectivement compteacute parmi lesdites reacutealiteacutes (srsquoil avait jamais pu

ecirctre reacutealiseacute concregravetement lrsquoHistoire aurait deacutejagrave pris fin) et surtout rien ne permet

drsquoenvisager seacuterieusement que les conditions neacutecessaires agrave son existence puissent un jour

ecirctre remplies (ce que lrsquoon comprendra mieux ulteacuterieurement gracircce agrave quelques exemples) agrave

tel point qursquoil nrsquoest pas totalement incongru de consideacuterer ce laquo meilleur raquo comme eacutetant

laquo impossible raquo du moins ici-bas Agrave titre drsquohypothegravese de travail et pour ouvrir notre syn-

172

thegravese nous proposons donc drsquoapprocher la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme comme

une manifestation de ce que nous appelons la laquo quecircte du meilleur impossible raquo ce laquo meil-

leur impossible raquo eacutetant compris comme le but poursuivi consciemment ou inconsciemment

par lrsquoactiviteacute humaine et notamment dans quatre domaines drsquoactiviteacutes que nous distinguons

en raison de leur caractegravere speacutecifiquement et typiquement humain agrave savoir la connais-

sance lrsquoeacutethique le politique et lrsquoart autant de domaines qui ont deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutes

preacuteceacutedemment agrave diverses reprises et qui ont en commun drsquoeacuteloigner lrsquohomme de

lrsquoanimaliteacute lrsquoexamen de ces domaines drsquoactiviteacutes structurera notre propos au moins dans

notre premier paragraphe

1 Le laquo meilleur impossible raquo deacutefinition et enjeux

Cette expression barbare de laquo meilleur impossible raquo a bien eacutevidemment vocation agrave

ecirctre mise en parallegravele avec un concept bien connu du public celui de laquo meilleur possible raquo

qui deacutesigne dans lrsquoœuvre de Leibniz et notamment dans la Theacuteodiceacutee le monde tel qursquoil a

eacuteteacute creacuteeacute par Dieu Lrsquoideacutee suivant laquelle le monde dans lequel vivent les hommes serait le

laquo meilleur des mondes possibles raquo est essentiellement connue aujourdrsquohui pour avoir eacuteteacute

abondamment railleacutee par Voltaire dans Candide notamment au travers de la figure de Pan-

gloss dont les enseignements relegravevent plus du sophisme au mauvais sens du terme que de

la philosophie mais cette repreacutesentation caricaturale de ce que lrsquoon appelle encore au-

jourdrsquohui un peacutedant deacutenonce moins efficacement lrsquoinaniteacute supposeacutee de lrsquooptimisme

leibnizien que ne le fait le reacutecit par Voltaire drsquoune bataille extrecircmement sanglante entre les

Bulgares et les Avars reacutecit meneacute en des termes directement emprunteacutes au vocabulaire de

cette doctrine laquo La mousqueterie ocircta du meilleur des mondes environs neuf agrave dix mille

coquins qui en infectaient la surface La baiumlonnette fut aussi la raison suffisante de la mort

de quelques milliers drsquohommes raquo229 Sans pouvoir nier le talent de Voltaire pour lrsquohumour

et le pastiche sa critique de Leibniz repose sur deux erreurs premiegraverement il ne tient pas

suffisamment compte du fait que lrsquointituleacute complet de lrsquoœuvre majeure de Leibniz sur

lrsquooptimisme est Essais de Theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et

lrsquoorigine du mal Crsquoest une erreur reacutepandue mais la thegravese leibnizienne repose sur trois pi-

vots majeurs et non simplement sur deux comme le laisserait entendre une compreacutehension

galvaudeacutee qui ferait lrsquoeacuteconomie de la liberteacute de lrsquohomme lrsquoexistence du mal a pour cause

efficiente sinon premiegravere la liberteacute de lrsquohomme dont lrsquoabsence serait pour les desseins

229 VOLTAIRE Candide ou lrsquooptimisme chapitre III in Œuvres complegravetes XXXVI p 170

173

divins un mal sans commune mesure avec celui qui seacutevit effectivement sur terre Il est neacute-

cessaire aux yeux de Dieu que lrsquohomme soit libre et donc susceptible de faire le mal dans

la mesure ougrave cela constitue un mal incommensurablement moins grand que celui qui se

produirait si lrsquohomme nrsquoeacutetait pas libre et cette liberteacute loin drsquoentrer en contradiction avec la

bonteacute de Dieu la confirme Deuxiegravemement et surtout le fait que notre monde soit le meil-

leur des mondes possibles nrsquoimplique pas neacutecessairement qursquoil soit absolument parfait

certes la Monadologie preacutecise que la perfection laquo nrsquoest autre chose que la grandeur de la

reacutealiteacute positive raquo230 mais Dieu eacutetant la seule reacutealiteacute infinie crsquoest-agrave-dire la seule reacutealiteacute dont

la grandeur nrsquoa pas de limites alors agrave lui seul peut eacutechoir la perfection absolue En re-

vanche si le monde creacuteeacute par Dieu est le meilleur des mondes possibles cela signifie drsquoune

part qursquoil y avait drsquoautres mondes possibles moins bons que celui-ci et drsquoautre part qursquoil

nrsquoest que laquo relativement raquo le meilleur crsquoest-agrave-dire qursquoil nrsquoest le meilleur que si on le com-

pare avec les autres configurations possibles que Dieu a abandonneacutees laquo Si le moindre

mal qui arrive dans le monde y manquait ce ne serait plus ce monde qui tout compteacute tout

rabattu a eacuteteacute trouveacute le meilleur par le creacuteateur qui lrsquoa choisi raquo 231 De toute maniegravere eacutetant

donneacute que rien ne saurait ecirctre plus parfait que Dieu il est normal que ce qui nrsquoest que sa

creacuteation et non pas un prolongement de son ecirctre soit imparfait ndash par ailleurs comment un

ecirctre absolument parfait et donc autosuffisant pourrait-il ecirctre prolongeacute et mecircme avoir seu-

lement la volonteacute drsquoecirctre prolongeacute par quoi que ce soit

En somme le laquo meilleur possible raquo nrsquoest qursquoun meilleur relatif qui nrsquoeacutequivaut pas agrave

une perfection Par contraste le laquo meilleur impossible raquo serait un meilleur absolu une per-

fection absolue qui nrsquoexiste de facto que dans la conscience agrave titre drsquoideacuteal reacutegulateur

contrairement au laquo meilleur possible raquo il ne constitue pas un choix par deacutefaut un choix

laquo faute de mieux raquo semblable agrave celui que lrsquoon peut faire un jour drsquoeacutelections mais bien le

choix suprecircme celui qui annule tous les autres choix envisageables ce en comparaison de

quoi rien ne peut ecirctre meilleur un ideacuteal qui nrsquoa jamais eacuteteacute accompli ici-bas et dont nous ne

pouvons avoir aucune ideacutee preacutecise mais qui nrsquoen constitue pas moins ce par rapport agrave quoi

nous jugeons toute chose Ainsi la bataille que racontait Voltaire nrsquoenlegraveve absolument rien

agrave lrsquoideacutee suivant laquelle le monde dans lequel un massacre de si grande ampleur est pos-

sible est cependant le laquo meilleur des mondes possibles raquo elle prouve simplement que ce

monde nrsquoest pas le meilleur monde impossible et si Voltaire se permet de juger que ce

230

LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Principes de la philosophie ou Monadologie sect 41 231 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Essais de theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et lrsquoorigine du mal sect 9

174

laquo meilleur des mondes possibles raquo nrsquoen est pas moins monstrueux crsquoest bien en le compa-

rant agrave un laquo meilleur impossible raquo dans lequel un conflit aussi sanglant ne serait mecircme pas

envisageable il a beau protester sur toute la dureacutee du conte qursquoun tel monde nrsquoexiste pas

concregravetement il nrsquoempecircche que crsquoest bien ce laquo meilleur des mondes impossibles raquo qui lui

sert drsquoeacutetalon pour juger de la monstruositeacute de notre monde En somme mecircme si nous nrsquoen

parlons que rarement et le deacutesignons encore plus rarement comme tel il reste que le

laquo meilleur impossible raquo accompagne tous nos avis tous nos jugements agrave tel point qursquoil est

possible drsquoen trouver une trace jusque dans lrsquoœuvre de Lucregravece lorsque le De rerum natu-

ra traite du principe de conjonction dans le cadre des rapports qursquoentretiennent lrsquoacircme et le

corps232 Pierre-Franccedilois Moreau commente cet exposeacute ainsi

laquo Le fait drsquoobservation qui sert de point de deacutepart au raisonnement est le suivant agrave chaque eacutetape de la vie humaine on voit le corps traverser des phases successives de vigueur et drsquoeacutenergie (moins puis plus puis de nouveau moins) au mecircme moment on peut constater que la capaciteacute de reacuteflexion passe par les mecircmes phases raquo233

Ce passage apparemment anecdotique car traitant drsquoun auteur se situant aux antipodes de

Platon est neacuteanmoins reacuteveacutelateur il montre que mecircme un poegravete cherchant dans le sillage

drsquoEacutepicure agrave deacutemontrer que lrsquoacircme nrsquoest pas plus immortelle que le corps nrsquoen eacuterige pas

moins tacitement en norme lrsquoeacutetat de lrsquoacircme en parfaite possession de ses moyens intellec-

tuels et a mecircme besoin de ce laquo meilleur impossible raquo pour assurer sa deacutemonstration

lrsquoenfance nrsquoy est qursquoun eacutetat de faiblesse en attente du deacuteveloppement de ses forces et la

vieillesse est un eacutetat drsquoamoindrissement tout ceci est reacuteveacutelateur drsquoune conviction solide-

ment ancreacutee dans lrsquoesprit humain suivant laquelle lrsquoeacuteternelle maturiteacute de la capaciteacute de

reacuteflexion serait un eacutetat plus logique sinon plus normal que le continuel changement au-

quel elle est soumise Consciemment ou inconsciemment nous eacutevaluons tout par rapport agrave

ce laquo meilleur raquo qui ne saurait ecirctre que meilleur que toute autre option que nous nrsquoavons

cependant jamais rencontreacute concregravetement que ne rencontrerons probablement jamais aussi

longtemps que nous vivrons sur terre et qui suffit cependant agrave nous faire nier presque tout

droit agrave lrsquoexistence aux reacutealiteacutes drsquoici-bas pour ainsi dire voueacutees agrave rester laquo inacheveacutees raquo et

donc imparfaites aussi longtemps qursquoelles nrsquoauront pas atteint le degreacute drsquoexcellence attri-

bueacute agrave ce laquo meilleur impossible raquo crsquoest-agrave-dire en fait aussi longtemps qursquoexistera ce

monde qui nrsquoest que relativement le meilleur des mondes ce qui suffit agrave ce que nous

voyions si souvent en lui le pire des mondes cette seacuteveacuteriteacute de la conscience vis-agrave-vis du

monde donne son sens agrave la ceacutelegravebre formule biblique Vanitas vanitatum omnia vanitas (Ec- 232 Lucr 3 v 445-458 Cf Annexe 21 233 MOREAU Pierre-Franccedilois Lucregravece Lrsquoacircme p 67

175

cleacutesiaste 1 2) laquo vaniteacute des vaniteacutes tout est vaniteacute raquo phrase devenue un adage canonique

qui exprime bien plus que la seule preacutecariteacute de la vie humaine le peu de valeur intrinsegraveque

reconnue agrave ce monde qui est le nocirctre en comparaison de ce laquo meilleur impossible raquo par

rapport auquel nous lrsquoeacutevaluons ndash il est clair que le christianisme en opposant la reacutealiteacute

drsquoun dieu parfait agrave lrsquoimperfection de notre monde nrsquoa pas manqueacute drsquoexacerber cet indeacute-

passable hiatus dont le monde paiumlen et notamment le monde grec srsquoaccommodait encore

en honorant des dieux imparfaits

La deacutefinition du laquo meilleur impossible raquo ne doit cependant pas nous aveugler au

point de nous laisser croire qursquoil serait envisageable de le penser comme un modegravele clai-

rement deacutetermineacute et deacutefini avec preacutecision bien au contraire nous nrsquoavons aucune ideacutee

preacutecise concernant sa nature ce laquo meilleur raquo est drsquoautant plus laquo impossible raquo qursquoil consti-

tue justement un laquo je ne sais quoi raquo assez flou et jouissant cependant drsquoun pouvoir

drsquoeacutevocation suffisamment grand pour disqualifier en tant qursquoimparfaits toutes les actions et

tous les reacutesultats drsquoactions qui ne srsquoy conforment pas crsquoest pourquoi nous retrouvons le

laquo meilleur impossible raquo dans tous les domaines drsquoactiviteacute ougrave lrsquohomme ne peut compter sur

un plan preacuteeacutetabli qursquoil suffirait de suivre agrave la lettre ougrave il doit assumer seul la responsabiliteacute

de la deacutecision concernant ce qursquoil est bon ou mauvais de faire Lrsquoartisan nrsquoa pas ce pro-

blegraveme il lui est certes loisible drsquoapporter des modifications agrave lrsquoobjet qursquoil fabrique en vue

de lrsquoameacuteliorer mais il nrsquoen travaille pas moins suivant un plan preacutecis qui lui permet de re-

produire indeacutefiniment le mecircme objet son activiteacute nrsquoayant pour limites que sa finitude

biologique Il en va de mecircme dans toute activiteacute non-creacuteatrice lrsquoouvrier peut se reposer

sur le savoir-faire qursquoil a acquis gracircce agrave sa formation et son expeacuterience et lrsquoagriculteur sait

qursquoen reproduisant toujours les mecircmes gestes il est agrave peu pregraves sucircr que ceux-ci auront tou-

jours les mecircmes effets et mecircme au cas ougrave les conditions climatiques lui seraient

deacutefavorables il saura quand mecircme toujours agrave peu pregraves agrave quoi srsquoen tenir O fortunatos ni-

mium sua si bona norint agricolas234 chantait Virgile et de fait ils seraient bien heureux

srsquoils connaissaient leur chance de pouvoir se reposer sur leur savoir-faire et leur expeacute-

rience ce qui est impossible dans le cadre drsquoautres activiteacutes speacutecifiquement humaines

celles ougrave la reacuteflexion est obligeacutee drsquointervenir et ougrave le reacutesultat est toujours plus ou moins

incertain en lrsquooccurrence dans les quatre domaines eacutenumeacutereacutes en introduction dont

lrsquoexamen permettra de preacuteciser la deacutefinition du laquo meilleur impossible raquo (le choix que nous

avons fait de les traiter nrsquoest eacutevidemment pas arbitraire) et de comprendre pourquoi il est agrave

234 Verg Georg II 458 laquo Ocirc trop heureux les paysans srsquoils connaissaient leur bonheur raquo

176

peu pregraves certain que cet eacutetalon suprecircme nrsquoexistera nulle part ailleurs que dans notre cons-

cience ndash nous assumons lrsquoemploi de ce terme qui dans un commentaire stricto sensu de

Platon serait bien entendu anachronique

Dans le cas de la connaissance il a deacutejagrave eacuteteacute souligneacute qursquoun savoir est toujours on-

tologiquement posteacuterieur agrave son propre contenu et que le chercheur a toujours une vague

ideacutee de ce qursquoil devait deacutecouvrir mais il faut justement mettre lrsquoaccent sur lrsquoadjectif

laquo vague raquo pour rendre justice agrave tous les efforts qui restent agrave deacuteployer il suffit pour srsquoen

rendre compte de repenser agrave toutes les difficulteacutes qursquoil a fallu affronter pour inventer la

roue ou pour deacutecouvrir (et encore plus pour deacutemontrer) que la Terre tournait autour du So-

leil Mecircme aujourdrsquohui il serait preacutesomptueux drsquoaffirmer que lrsquohomme dispose drsquoune

connaissance exhaustive du monde qui lrsquoentoure et il est impossible de savoir quelle forme

pourrait prendre une fois acquis le savoir absolu vers lequel se dirigent les efforts hu-

mains ndash il suffit par exemple de songer aux dimensions vraisemblablement infinies de

lrsquoUnivers pour srsquoen convaincre Le cas de la connaissance nous met drsquoailleurs en face

drsquoune autre difficulteacute majeure venant srsquoopposer agrave la quecircte du laquo meilleur impossible raquo et qui

peut leacutegitimer que lrsquoon tienne pour impossible la reacutealisation de cet eacutetat drsquoexcellence non

contente drsquoavoir un objectif mal deacutetermineacute elle se heurte continuellement agrave une reacutesistance

dont rien ne saurait venir agrave bout pour la bonne raison que cette reacutesistance vient de ce qui

donne ses conditions de possibiliteacute agrave lrsquoactiviteacute ainsi entraveacutee agrave savoir la matiegravere ou plus

geacuteneacuteralement le donneacute sensible Il est bien eacutevident que la connaissance ne saurait faire

lrsquoeacuteconomie du donneacute sensible en geacuteneacuteral et de la matiegravere en particulier qursquoelle doit au

moins prendre pour point de deacutepart (mecircme le Banquet et lrsquoalleacutegorie de la caverne le recon-

naissent implicitement) mais qui nrsquoest jamais agrave la hauteur des exigences de reacutegulariteacute et de

perfection poseacutees par notre entendement non seulement nos sens peuvent ecirctre deacutefaillants

et nous amener agrave nous faire une fausse image de la reacutealiteacute qui nous entoure mais de sur-

croicirct on ne trouve jamais dans la nature de pheacutenomegravene en tout point conforme aux regravegles

que nous eacutedictons pour en rendre compte De la premiegravere difficulteacute naicirct une meacutefiance plus

ou moins leacutegitime contre les puissances sensibles dont Platon se fait lrsquoeacutecho sans la re-

prendre inteacutegralement agrave son compte la seconde difficulteacute est sans doute plus aigueuml

encore autant il est relativement aiseacute de deacutepasser lrsquoerreur causeacutee par une mauvaise inter-

preacutetation du donneacute sensible autant il est impossible de faire se conformer une reacutealiteacute

mateacuterielle par essence diverse et changeante agrave des regravegles qui se veulent stables et eacuteter-

nelles Lrsquoentendement a besoin de ces regravegles pour pouvoir rendre compte de la reacutealiteacute

sensible et aider lrsquohomme agrave srsquoy repeacuterer tout en sachant pertinemment qursquoelles ne pourront

177

jamais rendre compte de la totaliteacute de cette reacutealiteacute vouant du mecircme coup le savoir humain

agrave un eacuteternel manque drsquoexhaustiviteacute la geacuteomeacutetrie ne renvoie agrave rien de reacuteel dans la nature

mecircme les planegravetes ne sont pas les sphegraveres parfaites que lrsquoon se plait agrave repreacutesenter au moins

depuis Pythagore Neacuteanmoins lrsquoideacuteal drsquoune connaissance exhaustive du monde nrsquoen est

pas moins un objectif qui meacuterite drsquoecirctre poursuivi les efforts deacuteployeacutes agrave cette fin ayant au

moins lrsquoeffet positif faute drsquoatteindre leur but ultime de conduire notre entendement agrave

faire au moins lrsquoeffort de srsquoengager dans cet ordre naturel qui se reacutevegravele ainsi ne pas ecirctre

irreacutemeacutediablement opaque en deacutepit de son caractegravere apparemment vain et infini cet effort

de lrsquoentendement humain qui cherche agrave faire coiumlncider des regravegles geacuteneacuterales avec la reacutealiteacute

drsquoun monde ougrave seul le particulier existe en vaut la peine mecircme si lrsquoopaciteacute du monde ne

devait ecirctre qursquoamoindrie ce serait deacutejagrave une grande victoire Le cas de la connaissance reacute-

vegravele donc cette autre caracteacuteristique de la laquo quecircte du meilleur impossible raquo aussi vaine et

voueacutee agrave lrsquoeacutechec puisse-t-elle paraicirctre (mais nous nrsquoavons en fait aucune certitude absolue agrave

ce sujet) elle nrsquoen meacuterite pas moins drsquoecirctre poursuivie du fait de ses effets heacuteteacuteroteacuteliques

Il en va de mecircme dans le deuxiegraveme domaine ougrave se manifeste cette quecircte lrsquoeacutethique

Le systegraveme eacutethique ideacuteal devrait consister en une seacuterie de sentences deacutefinissant clairement

ce qursquoil est bon ou mauvais de faire ce qui est permis et ce qui est interdit bien entendu il

nrsquoen est rien la diversiteacute des codes de conduite que lrsquoon constate dans le temps et dans

lrsquoespace ainsi que les deacutebats sur lrsquoeacutethique meacutedicale devenus aujourdrsquohui indispensables

en raison des progregraves de la technique teacutemoignent qursquoun tel systegraveme ne peut exister Cela

ne signifie pas qursquoun systegraveme eacutethique adopteacute par un individu ou une collectiviteacute doit ecirctre

penseacute comme relatif bien au contraire le simple fait qursquoil puisse ecirctre adopteacute preacutesuppose le

caractegravere absolu qui lui est reconnu Pourtant non seulement il nrsquoexiste aucun critegravere ob-

jectif permettant drsquoaccorder agrave une eacutethique le droit drsquoecirctre lrsquoeacutethique mais de surcroicirct cette

eacutethique particuliegravere nrsquoen impose pas moins un ideacuteal de perfection auquel il est certes leacutegi-

time de chercher agrave se conformer (crsquoest agrave ce prix que lrsquoindividu precircte attention agrave autrui et

eacutevite de lui nuire) mais qui se heurte ineacutevitablement agrave la faillibiliteacute de lrsquoecirctre humain qui

mecircme sans intention malveillante peut commettre des erreurs le meacutechant eacutetant souvent un

laquo meacutecheacuteant raquo quelqursquoun dont le seul tort est de laquo mal tomber raquo crsquoest bien ce que Platon

reconnaissait partiellement en affirmant que nul ne fait le mal en parfaite connaissance de

cause ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα

ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι ἀλλ᾽ εὖ

178

ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν235 Les adejectifs

ἑκών et ἄκων sont souvent traduits y compris chez Alfred Croiset par les locutions laquo vo-

lontairement raquo et laquo malgreacute eux raquo ce qui nrsquoest pas incongru lexicalement mais les

peacuteriphrases laquo en parfaite connaissance de cause raquo et laquo par ignorance raquo rendent mieux

compte de lrsquointention de Platon que reacutevegravele le contexte du dialogue drsquoexpliquer que la

malveillance srsquoexplique souvent par lrsquoignorance de ce qui meacuteriterait drsquoecirctre rechercheacute

comme un bien ndash lrsquoignorance nrsquoeacutetait cependant pas une circonstance atteacutenuante dans un

monde grec qui nrsquoeacutetait pas le monde du pardon Il reste que la laquo quecircte du meilleur impos-

sible raquo en eacutethique peut effectivement ecirctre consideacutereacutee comme eacutetant directement solidaire au

point de nrsquoen ecirctre que la continuation de cette mecircme quecircte en matiegravere de connaissance la

neacutecessiteacute de se conformer aux regravegles eacutethiques se heurtant toujours agrave un hiatus entre la con-

naissance rationnelle du bien et du mal et la perception de lrsquoagreacuteable et du deacutesagreacuteable

Drsquoun point de vue civique cette quecircte neacutecessairement inacheveacutee a eacutevidemment des effets

positifs mais elle peut aussi conduire lrsquoindividu agrave juger cet inachegravevement insupportable et

agrave se torturer moralement pour se punir de ne pas accomplir cet ideacuteal eacutethique agrave maudire le

simple fait drsquoecirctre un ecirctre corporel attitude eacutevoqueacutee par Jankeacuteleacutevitch en ces termes

laquo Consideacuterer le corps uniquement comme un obstacle et un boulet agrave traicircner crsquoest lagrave une con-ception simpliste unilateacuterale et adialectique de la symbiose et crsquoest en somme une faccedilon frivole et puriste drsquoenvisager les rapports de Socircma et de Psycheacute disons que crsquoest en quelque sorte un peacutecheacute drsquoangeacutelisme raquo236

Lrsquoexpression laquo peacutecheacute drsquoangeacutelisme raquo est du plus haut inteacuterecirct en tant qursquoelle reacutesume le para-

doxe de celui qui aspire agrave la sainteteacute en cherchant agrave respecter agrave la lettre pregraves un ideacuteal

eacutethique au point de se purifier de toute possibiliteacute de faire le mal il ne parvient qursquoagrave se

faire inutilement violence agrave contrarier en pure perte une nature dont lrsquoautoriteacute se rappellera

ineacuteluctablement agrave lui et plus lrsquoeacutethique agrave laquelle il cherche agrave se conformer sera seacutevegravere

plus la violence qursquoil deacuteploiera contre lui-mecircme sera grande ndash il a deacutejagrave eacuteteacute fait mention agrave

la lumiegravere drsquoAbeacutelard des systegravemes eacutethiques qui condamnent jusqursquoaux plaisirs que lrsquoon

peut tirer du simple exercice de fonctions vitales et lrsquoon pourrait citer en exemple les per-

versions auxquelles le vœu de chasteteacute a deacutejagrave conduit certains hommes drsquoEacuteglise tous ces

effets pervers du peacutecheacute drsquoangeacutelisme sont tout autant que les actes de malveillance des peacute-

cheacutes commis par ignorance lrsquoignorance eacutetant cette fois celle des limites humaines Ce

235 Plat Protagoras [345d-e] laquo Pour ma part je crois bien que nul parmi les savants ne croit qursquoil se trouve un homme pour se tromper en parfaite connaissance de cause et fasse des choses mauvaises et honteuses en par-faite connaissance de cause mais qursquoils savent bien que tous ceux qui font des choses mauvaises ou honteuses le font par ignorance raquo 236 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p 362

179

discours rappellera lrsquoideacutee reacutesumeacutee par la citation de Pascal devenue proverbiale

laquo Lhomme nest ni ange ni becircte et le malheur veut que qui veut faire lrsquoange fait la

becircte raquo237 mais que Montaigne un siegravecle avant Pascal avait deacutejagrave effleureacutee en deacutenonccedilant le

caractegravere irraisonneacute et contre-nature de lrsquoabstinence totale affirmant qursquoil est plus meacuteri-

toire drsquoecirctre vertueux avec le corps plutocirct qursquoen se deacutebarrassant de lui et qursquoil est plus

meacuteritoire de savoir jouir de la vie telle qursquoelle est plutocirct que de srsquoen deacutegoucircter

laquo Pour en dire mon avis jrsquoadmire telles actions plus que je ne les honore Ces excegraves sont en-nemis de mes regravegles Le dessein en fut beau et consciencieux mais agrave mon avis un peu manque de prudence238 (hellip) Il est agrave lrsquoaventure plus facile de se passer nettement de tout le sexe que se maintenir ducircment comme il se doit en la compagnie de sa femme raquo239

On pourrait multiplier les exemples de citations des Essais illustrant cette ideacutee de mecircme

que selon lrsquoexpression consacreacutee depuis Rabelais science sans conscience nrsquoest que ruine

de lrsquoacircme le souci drsquoeacutethique non accompagneacute de raison peut conduire agrave des excegraves tout aussi

condamnables que la recherche effreacuteneacutee des plaisirs grossiers la sagesse pratique doit jus-

tement consister en un juste milieu entre ces deux extrecircmes faute de quoi la quecircte du

meilleur impossible dans le domaine eacutethique peut conduire le sujet agrave ecirctre exigeant envers

lui-mecircme au point de deacutevelopper des neacutevroses comme celle qui neacutecessita une theacuterapie

dont fut atteint Hergeacute agrave la suite drsquoune relation extraconjugale qui allait agrave lrsquoencontre des

regravegles morales heacuteriteacutees notamment du milieu du scoutisme dont il fut proche qursquoil avait

suivies sa vie durant

laquo Lorsqursquoil commence agrave dessiner Tintin au Tibet en 1958 Hergeacute souffre alors drsquoune profonde deacutepression Sa relation adultegravere avec Fanny Vlamynck mine son existence sa vie conjugale lui semble impossible il songe au divorce Depuis peu il suit une psychanalyse ndash motif qursquoil em-ploiera dans plusieurs scegravenes oniriques du livre Surtout il est envahi par une seacuterie de cauchemars ougrave le blanc tient une place obsessionnelle (hellip) Son psy lui conseille alors de cesser son travail afin drsquoeacuteliminer le laquo deacutemon de la pureteacute raquo raquo240

Cette derniegravere expression laquo deacutemon de la pureteacute raquo est saisissante dans la mesure ougrave elle

semble constituer un oxymore et de fait elle en est un agrave dessein dans la mesure ougrave elle reacute-

sume la situation paradoxale de lrsquoindividu pour lequel la culpabiliteacute geacuteneacutereacutee par

lrsquoimpossibiliteacute de faire se conformer sa conduite agrave un ideacuteal eacutethique devient insupportable

au point de donner lieu agrave une pathologie obsessionnelle aussi neacutefaste pour lrsquoindividu que le

mal auquel il cherche agrave eacutechapper La litteacuterature offre plusieurs exemples de personnages

237 PASCAL Blaise Penseacutees 678 L-358 B 238 On reconnait lagrave sans peine une des traductions du moins celle qui preacutevalut pendant longtemps du terme grec φρόνησις deacutesignant la sagesse pratique celle-lagrave mecircme qui pourrait nous enseigner agrave nous garder du peacute-cheacute drsquoangeacutelisme 239 MONTAIGNE Les essais Livre II chapitre XXXIII 240 BISSON Julien laquo Tintin au Tibet raquo in Lire hors-seacuterie ndeg15 Un siegravecle de BD p8

180

qui se deacutetruisent eux-mecircmes en preacutetendant acceacuteder agrave la pureteacute morale on peut citer le pegravere

Goriot ce Christ de la paterniteacute qui se sacrifie pour ses filles au point de vivre dans la mi-

segravere pour assurer leur opulence crsquoest eacutegalement le cas de Tarrou dans La Peste dont le

deacutesir de pureteacute est explicitement formuleacute laquo En somme dit Tarrou avec simpliciteacute ce qui

mrsquointeacuteresse crsquoest de savoir comment on devient un saint raquo241 Crsquoest en ces termes que ce

personnage justifie son engagement dans les formations sanitaires luttant contre lrsquoeacutepideacutemie

frappant la ville drsquoOran un engagement respectable en tant que tel mais qursquoil paiera de sa

vie en y mettant une ardeur irraisonneacutee agrave cette attitude extrecircme Camus semble preacutefeacuterer

celle de Grand seul protagoniste de lrsquointrigue auquel le narrateur accorde le titre de laquo heacute-

ros raquo simple employeacute de mairie sans autre preacutetention qursquoaider son prochain et bien faire

son travail et qui sera pourtant le premier agrave gueacuterir de la peste et donc agrave la vaincre de faccedilon

deacutecisive En somme nous pouvons consideacuterer comme habiteacutee voire posseacutedeacutee par les laquo deacute-

mons de pureteacute raquo toute personne qui se fait mal inutilement en vue drsquoacceacuteder agrave une

inteacutegriteacute eacutethique outrepassant les capaciteacutes humaines cet excegraves peut ecirctre consideacutereacute comme

le reflet inverseacute de ceux auxquels se laisse aller lrsquoheacutedoniste et il est drsquoautant plus difficile agrave

vivre pour celui qui srsquoy laisse aller que son Enfer pour reprendre lrsquoexpression ceacutelegravebre est

paveacute de bonnes intentions et qursquoil lui est donc extrecircmement difficile de se convaincre que

sa deacutemarche est mauvaise au point de rejeter les avis drsquoautrui lrsquoinvitant agrave une plus grande

indulgence envers lui-mecircme

Ce hiatus entre lrsquoaspiration agrave la perfection et la reacutealiteacute de lrsquoimperfection constitutive

est plus sensible encore dans notre troisiegraveme domaine drsquoactiviteacute le politique en raison de

la nature mecircme de ce qui lui donne sa condition de possibiliteacute la pluraliteacute le politique est

sans doute le domaine dans lequel lrsquoeacutecart entre la theacuteorie et la pratique est le plus grand

Platon le savait mieux que quiconque lui qui en assistant agrave la condamnation puis agrave

lrsquoexeacutecution de Socrate a pris la deacutemocratie atheacutenienne en flagrant deacutelit de contradiction

vis-agrave-vis de ses propres principes ndash dans des circonstances tregraves particuliegraveres il est vrai De

ce fait srsquoil nrsquoest pas complegravetement interdit de lire la Reacutepublique comme un essai de theacuteorie

politique mecircme si ce nrsquoest pas son but premier qui est drsquoabord de deacutefinir la justice agrave

lrsquoeacutechelle de lrsquohomme seul il est en revanche totalement exclu de lrsquoenvisager comme un

programme politique ayant vocation agrave ecirctre appliqueacute de α agrave ω si tel avait eacuteteacute le cas les cri-

tiques au demeurant anachroniques selon lesquelles Platon aurait fait lrsquoapologie de la

241 CAMUS Albert Œuvres complegravetes II (1944-1948) p 211

181

socieacuteteacute totalitaire242 auraient eacuteteacute fondeacutees En fait imaginer ce agrave quoi devrait ressembler la

citeacute ideacuteale ne pose pas problegraveme depuis Thomas More agrave qui lrsquoon doit la creacuteation du terme

laquo utopie raquo philosophes hommes de lettres et theacuteoriciens ne srsquoen sont drsquoailleurs guegravere pri-

veacutes lrsquoutopie ne repreacutesente aucun danger aussi longtemps qursquoon lrsquoenvisage comme laquo ce qui

nrsquoest drsquoaucun lieu raquo243 et non pas comme un projet auquel il faudrait essayer de donner

corps franchir cette limite crsquoest prendre le risque de faire violence agrave la citeacute pour la con-

traindre agrave devenir conforme en tout point aux fantasmes que lrsquoon se fait agrave son sujet crsquoest

faire de lrsquoEacutetat institution destineacutee agrave faire vivre les hommes dans une paix relative malgreacute

leurs diffeacuterences une machine agrave eacuteradiquer les diffeacuterences autant dire un lit de Procuste

les projets hitleacuteriens staliniens et mussoliniens srsquoinscrivaient justement dans une telle dy-

namique intrinsegravequement voueacutee agrave lrsquoeacutechec mais si les projets dictatoriaux reposent sur une

illusion il nrsquoempecircche qursquoil srsquoagit drsquoune puissante illusion qui avant de srsquoeacutevanouir peut

conduire des millions drsquoinnocents agrave la mort LrsquoEacutetat totalitaire est lrsquoEacutetat qui nrsquoadmet pas

que la pluraliteacute qui est pourtant sa condition de possibiliteacute oppose un obstacle agrave la reacutealisa-

tion de son programme la tentation du totalitarisme quelle que soit lrsquoeacutepoque et le lieu est

comme un mensonge qursquoune socieacuteteacute se fait agrave elle-mecircme en preacutetendant pouvoir ecirctre totale-

ment homogegravene Toutefois la laquo quecircte du meilleur impossible raquo en politique ne se

manifeste pas neacutecessairement sous une forme aussi violente et criminelle la plupart du

temps elle se traduit simplement par la deacutenonciation drsquoun vice dans lrsquoordre politique

drsquoune leacutegislation qursquoil faudrait ameacutenager Toute organisation politique eacutetant humaine elle

ne saurait ecirctre parfaite drsquoautant que sa vocation agrave faire vivre ensemble une multitude

drsquoindividus tous diffeacuterents lrsquooblige agrave tenir compte de cette pluraliteacute et de srsquoadapter en con-

seacutequence en somme elle est conccedilue dans une optique de perfection et de stabiliteacute tout en

eacutetant par nature perfectible et eacutevolutive Agrave cet eacutegard les reacutegimes politiques les plus viables

et les plus vivables pour une population sont preacuteciseacutement ceux qui tiennent compte dans

leur organisation de leur perfectibiliteacute et laissent ouverte la possibiliteacute drsquoecirctre contesteacutes

voire drsquoecirctre transformeacutes ndash crsquoest preacuteciseacutement ce qui rend la deacutemocratie repreacutesentative preacute-

242 Du reste cette critique nrsquoa pas reacutesisteacute agrave lrsquoanalyse drsquoAda Neschke-Hentschke selon laquelle la Reacutepublique serait plutocirct un garde-fou virtuel contre le mirages des utopies modernes laquo Nous avions dit que nous concevions Platon comme un penseur de la liberteacute nous avons vu que cette liberteacute est une liberteacute drsquoaction qui en tant que liberteacute politique consiste dans le fait drsquoecirctre soumis non agrave lrsquoarbitraire drsquoun gouvernant humain mais agrave la loi universelle dont le contenu est de nature agrave pouvoir ecirctre accueilli par chaque citoyen raquo NESCHKE-HENTSCHKE Ada laquo Platon penseur de la liberteacute effective Les utopies modernes et le reacutealisme platonicien raquo sect 49 Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg271 243 Tel est le sens premier de lrsquoutopie de lrsquoοὐ-τοπος du non-lieu de ce fait il nrsquoest pas complegravetement in-congru drsquoappliquer le terme agrave la Reacutepublique malgreacute lrsquoapparent anachronisme

182

cieuse malgreacute ses imperfections neacuteanmoins dans lrsquoabsolu lrsquoideacuteal de perfection nrsquoest ja-

mais abandonneacute dans la mesure ougrave crsquoest cet ideacuteal qui donne son eacutelan aux efforts meneacutes

pour constituer et eacuteventuellement reacuteformer la citeacute

La laquo quecircte du meilleur impossible raquo nrsquoest donc pas en soi une mauvaise chose aus-

si longtemps que lrsquoon accepte qursquoelle soit voueacutee agrave rester inacheveacutee son achegravevement

outrepasse les capaciteacutes humaines et avoir la preacutetention de lrsquoaccomplir conduit quiconque

srsquoy laisse aller agrave souffrir et agrave faire souffrir inutilement ce qui est vrai dans le domaine de

la connaissance de lrsquoeacutethique et de la politique lrsquoest aussi dans le quatriegraveme et dernier do-

maine drsquoactiviteacute qursquoil convient drsquoexaminer le domaine artistique La seacutenescence et la

maladie ne sont pas toujours de nature agrave condamner lrsquoartiste agrave la steacuteriliteacute ne citons que

Pierre-Auguste Renoir qui mecircme tregraves diminueacute physiquement continuait agrave peindre avec un

entrain de jeune homme ou encore Sarah Bernhardt qui continuait agrave exercer son meacutetier de

trageacutedienne apregraves son amputation sans mecircme ecirctre arrecircteacutee par les moqueries dont elle fai-

sait lrsquoobjet (certains ironisant sur sa station assise la surnommaient laquo Megravere La Chaise raquo)

pour lrsquoartiste ne plus pouvoir exercer sa passion serait un mal autrement plus grand que

tout problegraveme drsquoargent ou de santeacute et des problegravemes de ce type ne sauraient donc en aucun

cas ecirctre un frein important pour son activiteacute creacuteatrice ndash ne jamais connaicirctre de son vivant

le succegraves aupregraves du grand public nrsquoa jamais empecirccheacute Van Gogh de continuer agrave peindre En

revanche il peut en aller autrement drsquoun souci de perfection qui irait jusqursquoagrave empecirccher le

creacuteateur de se permettre de seulement achever son œuvre crsquoest ce qursquoa montreacute Balzac en

preacutesentant dans Le chef-drsquoœuvre inconnu le peintre Frenhofer qui agrave force de retoucher

continuellement sa toile pour la rendre parfaite ne parvient qursquoagrave la rendre illisible

laquo En srsquoapprochant ils aperccedilurent dans un coin de la toile le bout drsquoun pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs de tons de nuances indeacutecises espegravece de brouillard sans forme mais un pied deacutelicieux un pied vivant Ils restegraverent peacutetrifieacutes drsquoadmiration devant ce fragment eacutechappeacute agrave une incroyable une lente et progressive destruction Ce pied apparaissait lagrave comme le torse de quelque Veacutenus en marbre de Paros qui surgirait parmi les deacutecombres drsquoune ville incendieacutee - Il y a une femme lagrave-dessous srsquoeacutecria Probus en faisant remarquer agrave Poussin les diverses couches de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposeacutees en croyant perfec-tionner sa peinture raquo244

Crsquoest agrave dessein que nous illustrons la quecircte du meilleur impossible artistique avec cet

exemple fictionnel des creacuteateurs qui agrave force drsquoexcegraves de perfectionnisme se condamnent agrave

la steacuteriliteacute existent sans doute mais en srsquointerdisant de mener agrave terme quelque œuvre que

ce soit ils ne laissent aucune trace les artistes qui laissent une trace de leur activiteacute sont

justement ceux qui savent se contenter du meilleur possible ainsi lorsque Marcel Du-

244 BALZAC Honoreacute de Le chef-drsquoœuvre inconnu in La comeacutedie humaine IX p 412

183

champ deacuteclarait que laquo Le grand verre raquo eacutetait laquo deacutefinitivement inacheveacute raquo il y avait lagrave une

part de provocation de la part de cet artiste ennemi deacuteclareacute des institutions mais cette re-

vendication peut aussi ecirctre vue comme la reconnaissance par le peintre du fait qursquoaussi

imparfaite cette œuvre puisse-t-elle paraicirctre elle nrsquoen repreacutesente pas moins un niveau de

maicirctrise de son art qursquoil ne pourrait jamais deacutepasser ndash Duchamp drsquoailleurs abandonnera

ensuite progressivement la peinture au profit drsquoautres pratiques plus innovantes pour

lrsquoeacutepoque Lrsquoœuvre nrsquoest pas parfaite mais le peintre avoue qursquoil ne peut se permettre en

lrsquoeacutetat ougrave il la laisse drsquoessayer de lrsquoameacuteliorer sous peine de la gacirccher

Pour reacutesumer par laquo meilleur impossible raquo nous entendons un eacutetalon suprecircme par

rapport auquel nous eacutevaluons toutes les actions humaines et tous leurs reacutesultats qui nrsquoa

drsquoexistence que dans la conscience que nous en avons nrsquoa jamais et nrsquoaura probablement

jamais drsquoeacutequivalent dans une reacutealiteacute mateacuterielle toujours en-deccedilagrave de cet eacutetalon dont la deacutefi-

nition exacte est toujours assez floue pour y voir un laquo je ne sais quoi raquo dont la quecircte se

heurte toujours agrave la reacutesistance drsquoune reacutealiteacute sensible et mateacuterielle irreacuteductiblement diverse

et varieacutee obstacle drsquoautant plus puissant que cette reacutealiteacute est aussi la condition de possibili-

teacute mecircme de la quecircte et que la contradiction qursquoil oppose ne peut donc jamais ecirctre deacutepasseacutee

agrave moins de renoncer agrave toute activiteacute la quecircte nrsquoen meacuterite pas moins drsquoecirctre poursuive en

tant qursquoelle donne un ideacuteal reacutegulateur agrave lrsquoaction humaine mais si lrsquohomme ne parvient pas

agrave admettre qursquoune telle quecircte ne pourra jamais atteindre son but ultime ici-bas il peut en

arriver agrave faire violence agrave lui-mecircme et agrave son environnement humain ou naturel pour faire

en sorte que la reacutealiteacute se conforme agrave ses fantasmes ce qui est eacutevidemment dangereux ne

serait-ce que pour le sujet qui peut en arriver agrave contracter des neacutevroses voire des maladies

quand lrsquoimperfection drsquoici-bas lui paraicirct insupportable agrave lrsquoimage de lrsquoanorexie ou de la

dysmorphophobie qui peuvent se reacutesumer agrave une recherche au meacutepris de la santeacute drsquoun

ideacuteal de beauteacute physique inaccessible Pendant des siegravecles lrsquohomme srsquoest pour preacutemuni

contre semblables pathologies mentales en exprimant ce hiatus entre la reacutealiteacute et lrsquoideacutealiteacute

cette privation drsquoun eacutetat de perfection consideacutereacute comme seul eacutetat sinon normal en tout cas

leacutegitime agrave travers trois types majeurs de repreacutesentations agrave commencer par le mythe origi-

nel de la perte de lrsquouniteacute dont on trouve une trace dans presque toutes les cultures pour

rester dans le cadre de la penseacutee grecque on pense bien eacutevidemment au mythe de lrsquoacircge

drsquoor mais drsquoapregraves Louis Rougier le mythe du deacutechirement des membres de Zagreus

(eacutequivalent orphique de Dionysos) figurerait peut-ecirctre de maniegravere plus explicite encore la

rupture de lrsquouniteacute primitive par un principe mauvais

184

laquo La dualiteacute du monde et la multipliciteacute des ecirctres srsquoexpliquent ainsi agrave partir drsquoune homogeacuteneacuteiteacute primitive par le conflit de deux forces antagonistes lrsquoune bonne lrsquoautre mauvaise lrsquoune ten-dant agrave la dispersion tumultueuse du monde dans lrsquoespace lrsquoautre agrave sa reacuteunion harmonieuse dans lrsquounion de la sphegravere primitive On peut trouver dans le Politique de Platon et dans le Ti-meacutee les traces lointaines drsquoun tel systegraveme ougrave se fait sentir lrsquoinfluence du dualisme iranien raquo245

Rougier passe par les orphiques pour dresser une passerelle entre les conceptions cosmolo-

giques orientales et les theacuteories platoniciennes le simple fait qursquoil soit possible drsquoeacutetablir

de tels liens confirme que le constat par lrsquohomme de la diversiteacute (pour ne pas dire du

chaos) du monde nrsquoest jamais totalement accepteacute et ce par-delagrave les cultures et les

eacutepoques seule lrsquouniteacute est consideacutereacutee comme laquo normale raquo par lrsquohomme qui du fait de son

primat pheacutenomeacutenologique lui accorde un primat ontologique restitueacute dans le cadre du reacutecit

par un primat chronologique De mecircme que la nature a horreur du vide la raison a horreur

du divers et fait de la diversiteacute preacutesente lrsquoeffet de lrsquoaction drsquoune force contraire agrave celle qui

devrait assurer au monde lrsquoorganisation qursquoil devrait avoir pour meacuteriter pleinement son

nom grec de cosmos Ainsi la connaissance humaine en quecircte de laquo meilleur impossible raquo

compense-t-elle le caractegravere inaccessible de ce but en se suggeacuterant agrave elle-mecircme qursquoun

monde parfaitement organiseacute et donc entiegraverement lisible de α agrave ω faute drsquoecirctre une reacutealiteacute

preacutesente nrsquoen demeure pas moins une reacutealiteacute qui certes appartient au passeacute mais nrsquoen

constitue pas moins un criteacuterium leacutegitime pour juger de lrsquoimperfection du monde preacutesent

drsquoautant que la rupture de son uniteacute est expliqueacutee par un eacuteveacutenement adventice et que

lrsquouniteacute donc reste substantielle Cette premiegravere repreacutesentation situe le laquo meilleur impos-

sible raquo dans le passeacute la deuxiegraveme repreacutesentation relativement proche la situe dans le

preacutesent en tant qursquoelle postule lrsquoexistence drsquoune acircme du monde telle qursquoelle est traiteacute dans

le Timeacutee cette hypothegravese a vocation dans le cadre du projet platonicien agrave leacutegitimer

lrsquoeffort de deacutecryptage de la structure du monde en soulignant qursquoelle nrsquoest pas le fruit du

hasard et obeacuteit agrave un plan dont la science doit pouvoir agrave terme rendre compte Agrave cet eacutegard

la thegravese de lrsquoacircme du monde serait donc la repreacutesentation drsquoun ideacuteal de reacutesistance moindre

voire inexistante de la matiegravere aux volonteacutes de lrsquoacircme de ce fait cette thegravese ne vient pas

soulager uniquement la quecircte du laquo meilleur impossible raquo en matiegravere de connaissance mais

aussi en matiegravere drsquoeacutethique de politique et de creacuteation artistique autant de domaines ougrave la

matiegravere est agrave la fois ce qui donne sa condition de possibiliteacute agrave lrsquoactiviteacute et aussi ce qui la

bride agrave cet eacutegard la thegravese de lrsquoacircme du monde chez Platon ou ailleurs ouvre lrsquoespoir de

voir lrsquoorgane-obstacle nrsquoecirctre plus qursquoun organe La troisiegraveme repreacutesentation est bien enten-

du celle de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme le deacutetour que nous avons opeacutereacute en 245 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes p90

185

preacutesentant deux autres types de repreacutesentations neacutees de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo

pourrait sembler hors-sujet mais il eacutetait en fait capital de lrsquoopeacuterer dans la mesure ougrave il

permet de distinguer nettement entre elles des conceptions entretenant une certaine parenteacute

Lrsquohypothegravese de la quecircte du meilleur impossible srsquoavegravere donc preacutesenter lrsquointeacuterecirct de nous

aider agrave distinguer nettement non seulement en termes de temps mais aussi drsquoespace la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme des conceptions de la deacutecheacuteance originelle et de

lrsquoacircme du monde le mythe de la perte de lrsquouniteacute situe le laquo meilleur impossible raquo ici-bas

mais dans un passeacute tregraves lointain la thegravese de lrsquoacircme du monde le situe dans le preacutesent mais

dans un au-delagrave hors de porteacutee de lrsquohomme la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme en-

fin fait du meilleur impossible non pas un paradis perdu ou un treacutesor quasiment

inaccessible mais bien une promesse elle le situe dans lrsquoau-delagrave certes mais dans un au-

delagrave qui est accessible agrave lrsquohomme ou plus exactement lui sera accessible dans lrsquoavenir ou

pour ecirctre encore plus preacutecis lui redeviendra accessible apregraves la mort ndash la parenteacute de cette

conception avec le mythe de la perte de lrsquouniteacute originelle se manifeste notamment par le

fait que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ne signifie pas seulement que lrsquoacircme survivra au corps mais

aussi qursquoelle a deacutejagrave veacutecu avant drsquoanimer un corps et qursquoelle retrouvera donc dans la mort

ce qursquoelle a perdu jadis Quoi qursquoil en soit le succegraves de la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme au deacutetriment du mythe de la rupture de lrsquouniteacute originelle et de la thegravese de lrsquoacircme du

monde srsquoexplique notamment par le fait qursquoelle ne se contente pas drsquoaffirmer une deacute-

cheacuteance ou de deacutepeindre un laquo arriegravere-monde raquo meilleur que le monde dans lequel nous

vivons elle fait une promesse une promesse que la deacutecheacuteance sera reacutepareacutee et que

lrsquolaquo arriegravere-monde raquo reste notre monde celui qui nous revient de droit et que nous habite-

rons agrave nouveau Compareacutee agrave une telle promesse lrsquoideacutee suivant laquelle le rocircle de lrsquoacircme est

drsquoanimer un corps aussi seacuterieusement deacutemontreacutee soit-elle ne convainc jamais vraiment

ou plutocirct elle peut convaincre sans persuader Agrave tout prendre elle est deacutecevante et nrsquoest

acceptable que dans la mesure ougrave elle affirme que crsquoest le corps qui a besoin de lrsquoacircme et

non lrsquoinverse comme crsquoest le cas chez Aristote ἐπεὶ δ᾽ ὁμοίως ἔχει ψυχὴ πρὸς σῶμα καὶ

τεχνίτης πρὸς ὄργανον καὶ δεσπότης πρὸς δοῦλον τούτων μὲν οὐκ ἔστι κοινωνία οὐ γὰρ

δύ᾽ ἐστίν ἀλλὰ τὸ μὲν ἕν τὸ δὲ τοῦ ἑνός οὐδέν246 La diffeacuterence avec Platon nrsquoest pas si

grande tout au plus le Stagirite passe-t-il sous silence le fait que lrsquoanalogie entre les rap-

ports sa comparaison nrsquoest pas eacutequilibreacutee lrsquoὄργανον (outil) eacutetant plus fiable pour le

246 Aristot Eacutethique agrave Eudegraveme [1241b] laquo Mais quoique lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps lrsquoartisan vis-agrave-vis de lrsquooutil et le maicirctre vis-agrave-vis de lrsquoesclave aient la mecircme conduite il nrsquoy a pas de communauteacute entre eux En effet ils ne sont pas deux ecirctres distincts mais lrsquoun est unifieacute tandis que lrsquoautre en deacutepend et nrsquoest pas unifieacute raquo

186

τεχνίτης (artisan) que ne lrsquoest le corps pour lrsquoacircme En somme un tel eacutenonceacute a beau mettre

lrsquoaccent sur le devoir de lrsquoacircme vis-agrave-vis du corps ce devoir est en fait semblable agrave celui

drsquoune diviniteacute venant secourir les hommes elle nrsquoa aucun inteacuterecirct particulier agrave le faire elle

ne doit rien au corps qui en revanche lui doit tout Les grands esprits se rencontrent en

ceci qursquoils ne reconnaissent qursquoagrave reculons que lrsquoacircme puisse avoir pour fonction drsquoanimer

un corps qui plus est agrave condition que ce soit le corps qui trouve sa raison drsquoecirctre dans lrsquoacircme

et non lrsquoinverse En somme cette thegravese aussi raisonnable puisse-t-elle paraicirctre ne vient

jamais agrave bout de la promesse drsquoachegravevement de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo formu-

leacutee par la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ndash en venir agrave bout nrsquoest drsquoailleurs pas le

propos drsquoAristote

2 Ce qursquoil en est chez Platon

Eacutetant donneacute que lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est deacutefendue par Platon dans le but premier

de soutenir ses desseins protreptiques il convient drsquoecirctre prudent avant drsquoattribuer agrave Platon

la volonteacute de srsquoengager dans une eacuteventuelle laquo quecircte du meilleur impossible raquo il serait

pourtant tentant de lrsquoaffirmer ne serait-ce qursquoen commentant ses reacuteflexions cosmolo-

giques le Timeacutee expliquant que le monde est conccedilu suivant un plan preacuteeacutetabli dont la

deacutecouverte devrait ecirctre la fin de la science et le Pheacutedon disant explicitement agrave lrsquoouverture

du reacutecit par Socrate de sa rencontre deacutecevante avec les theacuteories drsquoAnaxagore247 qursquoil est

logique que les choses soient telles que cela est meilleur pour elles que crsquoest en tout cas ce

qursquoil faut rechercher ndash Socrate critique les thegraveses drsquoAnaxagore mais son attaque ne con-

cerne pas cette ideacutee qui nrsquoest drsquoailleurs pas le fait de ce seul preacutedeacutecesseur et que Socrate

faisait deacutejagrave sienne avant mecircme de deacutecouvrir ses eacutecrits au contraire il reproche agrave Anaxa-

gore de ne pas faire du laquo meilleur raquo la causaliteacute premiegravere et de ne tenir compte que des

causes motrices En somme la deacuteception engendreacutee par la rencontre avec les eacutecrits

drsquoAnaxagore ne fait pas renoncer Socrate agrave lrsquoideacutee suivant laquelle les choses sont faites

comme cela est meilleur pour elles et continue agrave deacutefendre cette ideacutee mecircme agrave lrsquoinstant su-

precircme celui ougrave lrsquoinjustice dont il est la victime pourrait conduire nrsquoimporte qui agrave renoncer

lrsquoideacutee suivant lequel le monde a eacuteteacute faccedilonneacute en vue du bien εἰ οὖν τις βούλοιτο τὴν αἰτίαν

εὑρεῖν περὶ ἑκάστου ὅπῃ γίγνεται ἢ ἀπόλλυται ἢ ἔστι τοῦτο δεῖν περὶ αὐτοῦ εὑρεῖν ὅπῃ

247 Cf Annexe 1

187

βέλτιστον αὐτῷ ἐστιν ἢ εἶναι ἢ ἄλλο ὁτιοῦν πάσχειν ἢ ποιεῖν248 Il faut cependant se garder

de sur-interpreacuteter ce passage il nrsquoy est pas explicitement question drsquoun laquo meilleur impos-

sible raquo comme nous avons tenteacute de le deacutefinir jusqursquoagrave preacutesent le βέλτιστον en question est

un βέλτιστον αὐτῷ donc un meilleur qui ne concerne que la chose agrave laquelle il trouve agrave

srsquoappliquer autant dire un meilleur relatif celui qui convenait le mieux pour donner son

principe drsquoorganisation agrave un ecirctre deacutetermineacute Il reste que Platon par la bouche de Socrate

semble juger que lrsquoideacutee du bien ou plus exactement du meilleur devrait permettre agrave

terme drsquoacceacuteder agrave une compreacutehension exhaustive du monde qui le rendrait intelligible

dans son entiegravereteacute affirmer qursquoil est logique que les choses soient telles que cela est le

meilleur pour elles cela revient agrave dire que la nature nrsquoest pas le regravegne du hasard ou de

lrsquoarbitraire qursquoelle a eacuteteacute bacirctie suivant un plan intelligible et que lrsquohomme devrait pouvoir

tocirct ou tard lire ce plan comme il lit le plan drsquoune de ses propres constructions il serait

tentant agrave lire Platon avec des lunettes relativistes (et donc modernes) drsquoy voir un ideacuteal de

connaissance absolue qui outrepasserait les capaciteacutes humaines

Platon aurait donc rechercheacute le laquo meilleur impossible raquo non seulement drsquoun point

de vue scientifique mais aussi drsquoun point de vue eacutethique (on a suffisamment insisteacute sur le

fait que ces deux aspects allaient de pair) et ce jusque dans sa vieillesse le livre I des Lois

comprend un court eacutechange portant sur les meacutefaits de la boisson cet extrait a deacutejagrave eacuteteacute

commenteacute preacuteceacutedemment249 mais sans qursquoil soit tenu compte drsquoun aspect pourtant reacuteveacutela-

teur Platon par lrsquoentremise de lrsquoAtheacutenien y met sur le mecircme plan lrsquoeacutetat de lrsquohomme pris

de boisson et celui du petit enfant or il est bien eacutevident que ces deux eacutetats diffegraverent en ceci

que lrsquoun est contingent et lrsquoautre neacutecessaire srsquoil est absolument impossible de nrsquoavoir ja-

mais eacuteteacute enfant rien nrsquoempecircche qui que ce soit de nrsquoavoir jamais ou alors tregraves rarement

eacuteteacute saoul En mettant ces deux eacutetats sur un pied drsquoeacutegaliteacute Platon semble sous-entendre que

lrsquoeacutetat de lrsquoenfant qui vient de naicirctre serait donc non seulement un eacutetat dont il faut sortir

mais mecircme un eacutetat qui ne serait pas laquo normal raquo qui ne serait mecircme pas leacutegitime et il en

irait de mecircme pour la reacutegression qui guette le vieillard οὐ μόνον ἄρ ὡς ἔοικεν ὁ γέρων

δὶς παῖς γίγνοιτ ἄν ἀλλὰ καὶ ὁ μεθυσθείς250 Platon prend acte de la reacutealiteacute de la seacutenes-

cence mais ne preacutesente pas comme eacutetant laquo normal raquo cet eacutetat qualifieacute au contraire de

πονηρότατος (Platon nrsquoignorait certainement pas la connotation morale neacutegative de

248 Plat Pheacutedon [97c] laquo Si lrsquoon voulait donc trouver pour chaque chose la cause par laquelle elle naicirct meurt ou existe ce qursquoil faudrait deacutecouvrir agrave son sujet crsquoest ce par quoi il est meilleur pour elle soit drsquoexister soit de subir ou de produire quelque action raquo 249 Plat Lois I [645d-e] Cf supra 250 Plat Lois I [646a] laquo Ce nrsquoest donc pas seulement semble-t-il le vieillard qui peut ecirctre deux fois enfant mais aussi lrsquoivrogne raquo

188

lrsquoadjectif πονηρός) agrave lrsquoinstar des artistes citeacutes plus haut pour lesquels la steacuteriliteacute serait une

maleacutediction bien plus grave que le manque de confort mateacuteriel Platon devait sans doute

en tant que penseur redouter la seacuteniliteacute et la perte de ses faculteacutes intellectuelles davantage

que la mort elle-mecircme Les Lois eacutetant un dialogue de vieillesse qursquoil a vraisemblablement

laisseacute inacheveacute il est probable que cette question grave se posait deacutejagrave au moment ougrave il

commenccedilait agrave lrsquoeacutecrire mais au-delagrave de toute hypothegravese biographique cet eacutenonceacute trahit la

consideacuteration de la seacuteniliteacute comme un eacutetat qui ne peut ecirctre veacutecu autrement que comme ad-

ventice seul le maintien de lrsquohomme en parfaite possession de ses moyens intellectuels

parvient agrave ecirctre reconnu comme normal si tel nrsquoeacutetait pas le cas comment expliquer que

lrsquoon compare une conseacutequence du vieillissement qui guette ineacutevitablement lrsquoecirctre humain agrave

lrsquoivresse qui elle peut ecirctre eacuteviteacutee251 En somme une lecture litteacuterale de ce passage paraicirct

attester que Platon formulait envers lui-mecircme et envers ses eacutelegraveves lrsquoexigence drsquoavoir en

permanence un esprit eacuteveilleacute et alerte apte agrave mener agrave bien des investigations philoso-

phiques ce qui suppose une hygiegravene de vie irreacuteprochable et un commerce avec le corps

reacuteduit agrave sa portion congrue il y aurait donc eu de la part de Platon une quecircte du laquo meilleur

impossible raquo drsquoun point de vue eacutethique et scientifique mais aussi artistique (la dissociation

entre lrsquoactiviteacute de philosophe et celle drsquoeacutecrivain ne pourrait ecirctre qursquoartificielle agrave plus forte

raison chez Platon) ce qui contredirait nos analyses anteacuterieures expliquant que le philo-

sophe ne doit pas chercher agrave se faire pur esprit

Scientifique eacutethique et artistique cela ne fait que trois domaines possibles de ma-

nifestation de la quecircte du laquo meilleur impossible raquo alors que nous en avions isoleacute quatre

mais le quatriegraveme domaine celui du politique a eacuteteacute tu pour la bonne raison qursquoil avait eacuteteacute

eacutecarteacute drsquoentreacutee de jeu avant mecircme de commencer toute analyse nous avons suffisamment

insisteacute sur le fait que la description par le menu de la citeacute ideacuteale dans la Reacutepublique nrsquoavait

nullement vocation agrave ecirctre concregravetement appliqueacutee agrave la lettre contrairement au programme

des Lois qui en revanche tient bel et bien compte de la reacutesistance que la pluraliteacute peut op-

poser mecircme au meilleur des programmes politiques Drsquoailleurs agrave lrsquoencontre de lrsquohypothegravese

drsquoun laquo meilleur impossible raquo eacutethique effectivement rechercheacute par lrsquoauteur La Reacutepublique

nie toute possibiliteacute de pureteacute agrave lrsquoacircme puisqursquoelle doit constamment se surveiller de ma-

niegravere agrave ce que le λογιστικόν garde le controcircle sur le θυμός et lrsquoἐπιθυμία le laquo meilleur

impossible raquo pour lrsquoacircme serait un eacutetat dans lequel ces deux derniegraveres tendances

nrsquoexisteraient mecircme pas et ne risqueraient donc pas drsquoentraver la bonne marche de

251 Lrsquoeacutetat de personne grabataire nrsquoest pas ineacuteluctable mais il est assureacutement plus difficile agrave eacuteviter que lrsquoeacutebrieacuteteacute la maicirctrise de lrsquohomme sur ce fait est incommensurablement moindre

189

lrsquoinvestigation logique or loin drsquoappeler agrave faire en sorte drsquoaccomplir un tel ideacuteal Platon

fait reacutesider la justice non pas dans lrsquoeacuteradication de ces faculteacutes de lrsquoacircme qui ont toujours

leur utiliteacute aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre mais bien dans leur controcircle On ne peut

pas deacutecemment attribuer agrave Platon la volonteacute drsquoexhorter lrsquoapprenti philosophe agrave se faire pur

esprit comment pourrait-il en aller autrement eacutetant donneacute que lrsquousage de la forme du dia-

logue sous-entend que la quecircte de la veacuteriteacute nrsquoa pas eacuteteacute acheveacutee par lrsquoauteur qui ne preacutetend

donc agrave aucun moment avoir reacuteussi agrave se faire pur esprit Platon nrsquoa jamais chercheacute agrave nier

toute humaniteacute et toute corporeacuteiteacute agrave Socrate et le Philegravebe contient une condamnation expli-

cite des charlatans qui preacutetendraient avoir atteint degraves ici-bas un ideacuteal asceacutetique leur

donnant le pouvoir drsquoacceacuteder aux veacuteriteacutes absolues en laquo brucirclant les eacutetapes raquo crsquoest-agrave-dire en

ne prenant mecircme pas la peine de passer par la connaissance du monde mateacuteriel eacutetape qui

avait pourtant eacuteteacute clairement preacutesenteacutee comme indispensable dans le Banquet

οἱ μὲν οὖν θεοί ὅπερ εἶπον οὕτως ἡμῖν παρέδοσαν σκοπεῖν καὶ μανθάνειν καὶ διδάσκειν ἀλλήλους οἱ δὲ νῦν τῶν ἀνθρώπων σοφοὶ ἓν μέν ὅπως ἂν τύχωσι καὶ πολλὰ θᾶττον καὶ βραδύτερον ποιοῦσι τοῦ δέοντος μετὰ δὲ τὸ ἓν ἄπειρα εὐθύς τὰ δὲ

μέσα αὐτοὺς ἐκφεύγει252

Agrave supposer que Platon ait meneacute une laquo quecircte du meilleur impossible raquo sans le savoir ce qui

reviendrait agrave sur-interpreacuteter ses eacutecrits il nrsquoempecircche qursquoil nrsquoest cependant jamais alleacute jus-

qursquoagrave souhaiter qursquoelle soit reacutealiseacutee de son vivant aussi bien drsquoun point de vue politique que

drsquoun point de vue eacutethique et cognitif ndash et donc artistique par voie de conseacutequence a fortio-

ri si lrsquoon tient compte de la condamnation dans la Reacutepublique des peintres imitant la

nature au point drsquoy faire se tromper les oiseaux les artistes ne sont pas irreacutemeacutediablement

exclus de la citeacute philosophique sous reacuteserve que comme tous les autres citoyens ils restent

agrave la place qui leur revient de droit et ne cherchent pas agrave empieacuteter sur le domaine reacuteserveacute

des dieux comme lrsquoexplique Jean-Franccedilois Matteacutei

laquo Tendu entre lrsquoorigine et la fin entre lrsquoideacutee vers laquelle ile se tourne er lrsquoœuvre qui est issue de lui lrsquoartiste ndash le Ion le montre clairement ndash est intermeacutediaire entre les dieux dont il est lrsquointerpregravete mimeacutetique et les autres hommes interpregravetes drsquointerpregravetes qui deacuterivent vers la mauvaise mimesis celle des idoles et des simulacres raquo253

252 Plat Philegravebe [16e-17a] laquo Les Dieux donc comme je le disais nous ont permis drsquoexaminer drsquoapprendre et drsquoenseigner ainsi mais les sages parmi les hommes drsquoaujourdrsquohui font tout ccedila agrave la fois comme ccedila vient plus vite ou plus lentement qursquoil ne faut mettent lrsquoun tout de suite apregraves lrsquoillimiteacute et eacutevitent ce qursquoil y a entre ces deux points raquo Longtemps apregraves Kierkegaard citera Apollonius de Tyane comme exemple (ou plutocirct comme contre-exemple) de cette attitude laquo Car il ne se contentait pas comme Socrate de se ressouvenir de lui-mecircme comme eacutetant avant drsquoecirctre devenu (lrsquoeacuteterniteacute et la continuiteacute de la conscience font la profondeur de la penseacutee socratique) mais il se hacirctait drsquoaller plus loin il se rappelait en effet qui il avait eacuteteacute avant de deve-nir lui-mecircme raquo KIERKEGAARD Soumlren Œuvres complegravetes tome VII [IV 289] p90-91 253 MATTEacuteI Jean-Franccedilois laquo Lrsquoinspiration de la poeacutesie et de la philosophie chez Platon raquo Noesis [En ligne] 4 p 89 2000 mis en ligne le 15 mars 2006 URL httpnoesisrevuesorg1464

190

Tout porte donc agrave penser que Platon a tout fait pour preacutemunir sa personne et celle de ses

eacutelegraveves contre la tentation de rechercher lrsquoaccomplissement concret du laquo meilleur impos-

sible raquo recherche qui ne serait en derniegravere analyse qursquoune forme drsquoὕϐρις parmi les

autres Par fideacuteliteacute envers la profession philosophique suivant laquelle on aura toujours tout

agrave apprendre agrave la tentation de revendiquer lrsquoomniscience Platon oppose lrsquoimpossibiliteacute pour

lrsquohomme drsquoavoir une vision totalement claire de la reacutealiteacute et en deacuteduit que mecircme le philo-

sophe ne pourra probablement acqueacuterir la veacuteriteacute adeacutequatement qursquoapregraves sa mort la con-

naissance absolument adeacutequate demeure donc un espoir aussi longtemps que lrsquoon vit sur

terre et lrsquoὕϐρις consisterait justement agrave refuser de se contenter de cet espoir Nrsquoen deacuteplaise

agrave ceux qui attribuent agrave Platon une laquo pulsion de mort raquo il faut au contraire lui reconnaicirctre la

volonteacute afficheacutee drsquoexhorter lrsquoapprenti philosophe agrave rester fidegravele au juste milieu et agrave sa con-

dition terrestre comme lrsquoa exprimeacute Victor Brochard

laquo Il serait aiseacute de multiplier les exemples et citations Partout on verrait que Platon ayant conccedilu un ideacuteal de science tregraves haut et tregraves noble srsquoest rendu compte que lrsquoesprit humain ne pouvait pas y atteindre et qursquoil doit souvent srsquoen tenir agrave cette connaissance intermeacutediaire lrsquoopinion vraie eacutequivalent ou succeacutedaneacute de la science sorte de pis-aller dont il faut savoir se contenter Mais encore cette connaissance intermeacutediaire ne doit-elle pas ecirctre meacutepriseacutee Elle est connais-sance de la veacuteriteacute et participe au divin pour ainsi dire au second degreacute raquo254

Pour peu qursquoil se donne la peine de poursuivre seacuterieusement ses efforts drsquoinvestigation

malgreacute lrsquoobstacle que lui oppose sa nature drsquoecirctre corporel le philosophe platonicien nrsquoa

pas agrave rougir de cette nature Mecircme les habitants de la laquo vraie raquo terre ne megravenent peut-ecirctre

pas une vie totalement deacutesincarneacutee le mythe du Pheacutedon ne disant rien drsquoexplicite concer-

nant la nature exacte de la destineacutee post corporis mortem des ecirctres reacutesidant agrave la surface de

la laquo vraie terre raquo il semble mecircme que ces ecirctres possegravedent encore un corps quoique plus

subtil que celui qursquoils avaient sur terre David A White met en valeur le fait reacuteveacutelateur

que leur vie est deacutepeinte en des termes similaires agrave ceux employeacutes pour la vie drsquoici-bas

Sight and hearing the most articulate human senses are superior for those who exist on the surface and their wisdom is also superior to our wisdom But those on the surface are still em-bodied even refined senses are still subject to the vagaries that afflict sense perception255

Lrsquoeacutetat des ecirctres vivant sur la laquo vraie raquo terre peut ecirctre compris comme une premiegravere eacutetape

avant de pouvoir vivre une vie totalement deacutesincarneacutee mais en ajoutant un degreacute entre le

254 BROCHARD Victor Eacutetudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne p 52 255 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo p248 laquo La vue et lrsquoouiumle les plus articuleacutes des sens humains sont supeacuterieurs pour ceux qui habitent la surface et leur sagesse est aussi supeacuterieure agrave la nocirctre Mais ceux de la surface sont toujours corporels mecircme des sens raffineacutes sont toujours soumis aux ca-prices qui affectent la perception des sens raquo

191

vie terrestre et la vie ceacuteleste Platon ne fait que reacuteaffirmer que le monde dans lequel nous

menons ce que nous appelons laquo la raquo vie ne saurait ecirctre celui ougrave nous pourrons acqueacuterir une

connaissance parfaite qui doit donc rester agrave lrsquoeacutetat drsquoespoir et tel est sans doute ce que

cherchent agrave enseigner ces reacutecits deacutepeignant une vie de pur esprit que Socrate lui-mecircme

nrsquoest pas sucircr de deacutejagrave pouvoir meacuteriter non pas par modestie deacuteplaceacutee mais par meacuteconnais-

sance des critegraveres objectifs qui lui permettraient de mesurer le degreacute de purification de son

acircme comme lrsquoaffirme encore une fois White The fact that Socrates sees his fate after

death to be with the gods that is to exist on the surface of the earth means that he has not

been sufficiently purified philosophically to warrant this higher station256 Si mecircme le phi-

losophe le plus proche de la perfection du moins celui qui est eacuterigeacute en exemple ne peut

preacutetendre qursquoagrave une connaissance relative il est vain de preacutetendre agrave une connaissance abso-

lue et donc encore moins agrave une eacutethique absolue srsquoil est exact que les recommandations

eacutethiques platoniciennes ont pour finaliteacute premiegravere de permettre agrave lrsquoinvestigation philoso-

phique drsquoecirctre meneacutee dans les meilleures conditions possibles alors il nrsquoest pas utile de

chercher agrave ecirctre plus socratique que Socrate et agrave se torturer pour atteindre une pureteacute abso-

lue que Socrate ne preacutetend jamais avoir atteinte Srsquoil est leacutegitime utile et salutaire car

conforme agrave notre nature de chercher agrave controcircler les passions de faccedilon agrave ce qursquoelles ne per-

turbent pas la reacuteflexion il est en revanche illeacutegitime inutile et dangereux car contraire agrave

notre nature de chercher agrave les faire disparaicirctre complegravetement ndash une telle attitude serait la

plus eacutevidente marque drsquoὕϐρις comme lrsquoa fait remarquer Franccedilois Feacutedier laquo La φρόνησις

nrsquoest pas lrsquoeacutelimination des passions (un tel recircve serait le teacutemoignage de la plus absolue ab-

sence de φρόνησις) mais la capaciteacute sans cesse regagneacutee de ne pas se laisser emporter par

elles raquo257 Le philosophe nrsquoest pas radicalement ennemi des passions humaines il connait

suffisamment bien lrsquoecirctre humain et ses faiblesses pour savoir donc qursquoil ne servirait agrave rien

de chercher agrave lrsquoen purifier complegravetement il suffit au philosophe de controcircler suffisamment

ses passions pour les dominer la vraie sagesse pratique la vraie φρόνησις pour lrsquohomme

ne consistant pas agrave mener un combat voueacute agrave lrsquoeacutechec contre la reacutealiteacute de son ecirctre corporel

mais bien agrave savoir composer avec cette reacutealiteacute Aussi Platon en eacuterigeant Socrate comme

modegravele non pas malgreacute sa capaciteacute agrave se laisser aller occasionnellement agrave la volupteacute mais

bien gracircce agrave elle srsquoaffirme comme philosophe de la juste mesure contre les charlatans qui

preacutetendent deacutejagrave avoir atteint le meilleur impossible en matiegravere drsquoeacutethique et de connais-

256 Opcit p266 laquo Le fait que Socrate juge que son destin apregraves la mort soit de vivre aupregraves des dieux crsquoest-agrave-dire drsquohabiter agrave la surface de la terre signifie qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute suffisamment purifieacute philosophiquement pour avoir droit agrave cette plus haute situation raquo 257 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p185

192

sance certes la perfection nrsquoest pas de ce monde et il faut attendre la mort pour pouvoir

espeacuterer y avoir accegraves mais se rapprocher de la perfection ici-bas en vaut deacutejagrave la peine et la

philosophie donne agrave lrsquohomme le moyen drsquoy parvenir De ce point de vue les eacutecrits Platon

portent la marque drsquoun laquo meilleur impossible raquo mais cet impossible est bel et bien compris

comme tel et eacutevoqueacute non pas comme but agrave atteindre effectivement mais plutocirct comme fin

derniegravere vers laquelle doivent tendre les efforts humains sans srsquoarroger pour autant la preacute-

tention de lrsquoatteindre effectivement en adoptant ce juste milieu la philosophie telle que

lrsquoenvisage Platon propose peut-ecirctre bien plus agrave lrsquohomme qursquoune simple restauration drsquoune

norme perdue la philosophie nrsquoest peut-ecirctre qursquoun pis-aller en attendant une vie post cor-

poris mortem meilleure mais elle nrsquoen est pas moins le plus satisfaisant des pis-aller

disponibles celui qui permet de profiter des avantages drsquoici-bas et drsquoen minimiser les in-

conveacutenients celui qui rapproche lrsquohomme de la norme perdue tout en le reacuteconciliant avec

sa condition drsquoecirctre corporel celui qui permet de connaicirctre ce qui est agrave rechercher et ce qui

est agrave eacuteviter elle est donc un puissant rempart contre les excegraves auxquels peuvent conduire

la quecircte du laquo meilleur impossible raquo

Ce paragraphe aura peut-ecirctre paru reacutepeacutetitif reprenant des ideacutees deacutejagrave souligneacutees preacute-

ceacutedemment il eacutetait cependant capital de faire ces preacutecisions pour ne pas donner

lrsquoimpression que nous attribuons agrave Platon des ideacutees qui nrsquoeacutetaient pas les siennes nous ne

faisons qursquoeacutemettre des hypothegraveses sur les facteurs possibles de formation de la conception

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme facteurs que Platon ne reprend pas forceacutement agrave son compte mais

que son œuvre permet de mettre au jour

3 Un laquo meilleur impossible raquo qui ne lrsquoest pas

Quoi qursquoil en soit si lrsquoon condamne les excegraves potentiels de la quecircte plutocirct que la

quecircte elle-mecircme crsquoest bien parce que cette quecircte en raison de ses effets positifs sur la

conduite personnelle en vaut tout de mecircme la peine aussi longtemps que lrsquoon garde agrave

lrsquoesprit que son but ultime est hors de porteacutee de lrsquohomme or lagrave ougrave le bacirct blesse (crsquoest pour

cette raison que nous avons presque toujours mis lrsquoexpression laquo meilleur impossible raquo

entre guillemets) crsquoest qursquoagrave aucun moment ce meilleur nrsquoest veacutecu comme impossible au

contraire ce meilleur absolu est bien penseacute au quotidien comme une norme perdue et si-

tuer cette norme dans le passeacute revient agrave en postuler la possibiliteacute La φρόνησις commence

lagrave ougrave srsquoarrecircte le fantasme drsquoun accomplissement plein et entier du meilleur impossible

mais cette sagesse pratique contrairement au bon sens carteacutesien nrsquoest pas la chose la

193

mieux partageacutee du monde Socrate ne srsquoy trompait pas en seacutelectionnant soigneusement les

eacutelegraveves auxquels il deacutecidait de dispenser son enseignement et en insistant sur la neacutecessite

drsquoavancer par eacutetapes dans lrsquoapprentissage de la philosophie Il reste que la tentation

drsquoaccomplir ici-bas le triomphe du laquo meilleur impossible raquo a la vie dure pour la bonne rai-

son que nous nous reacutefeacuterons au quotidien agrave ce niveau drsquoexcellence suprecircme que crsquoest par

rapport agrave ce criteacuterium absolu que nous jugeons toute chose De surcroicirct nos jugements

toute preacutetention individuelle mise agrave part revendiquent toujours lrsquouniversaliteacute il est certes

envisageable que lrsquoon reconnaisse par respect envers la faculteacute de juger drsquoautrui qursquoun

jugement personnel nous est exclusif et peut en valoir un autre mais dans lrsquoabsolu nous

nrsquoeacutemettons aucune opinion sans avoir la conviction mecircme inconsciente qursquoelle est laquo la raquo

bonne opinion ce qui nrsquoest pas incompatible avec la toleacuterance bien au contraire puisque

la toleacuterance srsquoappuie sur la conviction qursquoautrui possegravede une faculteacute de juger eacutegale agrave la

nocirctre et devrait donc ecirctre capable drsquoadopter notre opinion celle-ci nrsquoeacutetant pas forceacutement

arbitraire et pouvant constituer le reacutesultat de notre reacuteflexion notre opinion est une marque

de notre intelligence (au sens large du terme) et agrave partir du moment ougrave nous reconnaissons

agrave autrui une intelligence semblable agrave la nocirctre nous nous attendons agrave ce que la mecircme cause

produise le mecircme effet crsquoest-agrave-dire agrave ce qursquoautrui ait la mecircme opinion que nous la diffeacute-

rence drsquoopinion en matiegravere de jugement mecircme si elle admise ne constitue pas lrsquohorizon

drsquoattente sur lequel une opinion est exprimeacutee Ce propos peut rappeler celui de Kant agrave ceci

pregraves que ce dernier parlait preacuteciseacutement du jugement de goucirct qui est le type mecircme du juge-

ment ougrave lrsquointelligence ne saurait intervenir seule258 Il nrsquoest cependant pas incongru de

suggeacuterer que tout jugement ayant preacutetention agrave lrsquouniversaliteacute preacutesuppose toujours une

norme absolue qui donne sa condition de possibiliteacute au jugement si nous ne reconnais-

sions pas de caractegravere absolu au criteacuterium par rapport auquel nous eacutevaluons les choses

nous ne nous permettrions mecircme pas drsquoexprimer un avis crsquoest gracircce agrave ce criteacuterium que

nous reconnaissons de la valeur agrave nos propres opinions et preacutesupposons qursquoautrui est ca-

pable drsquoy adheacuterer il est eacutevident qursquoen comparaison de ce criteacuterium tous les objets de

notre faculteacute de juger ne sauraient ecirctre que des moyens termes des pis-aller des eacutebauches

inacheveacutees et donc perfectibles Mecircme en srsquoinclinant devant la forte reacutesistance de la ma-

tiegravere mecircme en reconnaissant qursquoil est impossible que cette norme soit parfaitement

respecteacutee ici-bas il nrsquoempecircche que ce degreacute drsquoachegravevement absolu constitue une norme

258 Cf Annexe 22

194

qursquoil est impossible drsquoabandonner agrave moins de renoncer purement et simplement agrave notre fa-

culteacute de juger

Ce qui vient drsquoecirctre affirmeacute concernant le regard que nous portons sur ce qui nous en-

toure est vrai concernant toute notre activiteacute Mecircme si la perfection nrsquoest pas de ce monde

elle nrsquoen reste pas moins lrsquohorizon drsquoattente qui donne sa raison drsquoecirctre agrave lrsquoactiviteacute elle est

lrsquoobjectif que nous lui donnons ce sans quoi elle nous paraitrait vaine aucun effort humain

ne se deacuteployant en partant avec lrsquoideacutee qursquoil serait irreacutemeacutediablement voueacute agrave lrsquoeacutechec Pour le

dire comme le dessinateur drsquoorigine argentine Guillermo Mordillo laquo Lrsquohomme croit tou-

jours agrave son avenir Envers et contre tout Crsquoest lagrave que reacuteside pour moi sa force Crsquoest la

raison de son obstination et de son talent Crsquoest ce qui lui donne la force creacuteative et vi-

tale raquo259 Ainsi la quecircte de perfection mecircme si elle est ontologiquement voueacutee agrave lrsquoeacutechec

nrsquoest cependant jamais penseacutee comme telle dans la mesure ougrave nul nrsquoengage une action en

dans lrsquoideacutee qursquoelle nrsquoaura aucun reacutesultat positif Tout au plus peut-on admettre et encore agrave

reculons qursquoelle ne portera pas ses fruits de notre vivant agrave lrsquoimage des personnaliteacutes poli-

tiques eacutevoqueacutees dans notre deuxiegraveme partie ou des forestiers qui cultivent des arbres en

sachant pertinemment qursquoils nrsquoassisteront jamais agrave la reacutecolte de leur bois Crsquoest drsquoun cons-

tat similaire que partait Kant reacutedigeant son Histoire universelle drsquoun point de vue

cosmopolitique affirmant degraves la premiegravere proposition que laquo toutes les dispositions natu-

relles drsquoune creacuteature sont destineacutees agrave se deacuteployer un jour de faccedilon exhaustive et finale raquo260

pour en arriver finalement agrave dire qursquoil vaut la peine de continuer agrave rechercher ce qui pou-

vait encore apparaicirctre comme une utopie voire comme un laquo meilleur impossible raquo en 1784

agrave savoir lrsquoeacutedification drsquoun corps politique universel assurant la paix sur terre

laquo Bien que ce corps politique nrsquoexiste encore pour lrsquoinstant qursquoagrave lrsquoeacutetat drsquoeacutebauche tregraves grossiegravere un sentiment se fait deacutejagrave pour ainsi dire le jour chez tous ses membres qui chacun tiennent agrave la conservation du tout et cela donne lrsquoespeacuterance qursquoapregraves maintes reacutevolutions survenues dans cette transformation parviendra finalement un jour agrave srsquoeacutetablir ce que la nature a pour dessein suprecircme drsquoeacutetablir agrave savoir une situation cosmopolitique universelle comme foyer au sein du-quel se deacutevelopperaient toutes les dispositions originelles de lrsquoespegravece humaine raquo261

Un tel propos peut ecirctre envisageacute comme preacutemonitoire de la naissance drsquoorganismes comme

lrsquoOrganisation des Nations-Unies ou lrsquoUnion Europeacuteenne (bien que ces organismes ne

soient encore que des eacutebauches bien approximatives du corps politique imagineacute par Kant)

mais au-delagrave de tout rapprochement anecdotique lrsquoideacutee eacutetayeacutee ici est que le laquo meilleur im-

259 MORDILLO Guillermo Mordillo Opus 3 p7 260 KANT Emmanuel Histoire universelle drsquoun point de vue cosmopolitique in Œuvres philosophiques II p189 Traduction de Jacques Rivelaygue 261 Opcit p202

195

possible raquo en tant qursquoil donne sa fin et sa raison drsquoecirctre agrave toute action nrsquoest jamais penseacute

comme eacutetant impossible du moins pas au point drsquoocircter toute leacutegitimiteacute agrave lrsquoaction il est en

quelque sorte une raison suffisante pour justifier une telle action indeacutependamment mecircme

des effets positifs heacuteteacuteroteacuteliques de lrsquoaction Ce qui est vrai dans le domaine politique lrsquoest

eacutegalement dans le domaine de lrsquoeacutethique et de la connaissance les propos de Marsile Ficin

sont symptomatiques de cette tendance de lrsquohomme agrave tirer sa justification drsquoun ideacuteal appa-

remment inaccessible et agrave revendiquer comme possible cet impossible

Separatam vero illam a caduco corpore vitam naturaliter appetit tamquam naturaliter id est revera bonam praesertim cum vita sit omnino dedita veritati atque bonitati Vita eiusmodi si bona est ergo et posssibilis est Quod enim impossibile est idem quoque inutile Bonum vero inutile non est dicendum262

Le propos de Ficin est inteacuteressant dans la mesure ougrave il met des mots sur le raccourci

qursquoopegravere tout homme pour rendre sa laquo quecircte du meilleur impossible raquo leacutegitime par elle-

mecircme il ne saurait admettre que lrsquoeacutetat de pureteacute morale et de connaissance absolue qursquoil

recherche soit hors de sa porteacutee les effets positifs heacuteteacuteroteacuteliques de cette quecircte ne lui sont

pas une raison suffisante Tout ecirctre est spontaneacutement porteacute agrave perseacuteveacuterer dans son ecirctre ce

dont lrsquohomme ne peut manquer drsquoavoir conscience en ce qui le concerne et rien ne saurait

donc remettre en cause la leacutegitimeacute de la poursuite de cet ideacuteal de connaissance parfaite et

perpeacutetuelle qui anime lrsquohomme tout au long de son existence la confiance en cet ideacuteal

peut prendre la forme de la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme et cette conception est

raisonnable aussi longtemps que cette vie apregraves la mort demeure un espoir Cette mecircme foi

peut prendre une forme plus proche du propos de Kant dans lrsquoopuscule citeacute preacuteceacutedemment

avec la conviction suivant laquelle lrsquoentendement individuel nrsquoest qursquoun maillon parmi

drsquoautres drsquoune longue chaicircne devant mener agrave terme agrave la deacutecouverte de la veacuteriteacute En

somme il y a bel et bien une quecircte drsquoun meilleur absolu et il est vrai qursquoen se deacutesolidari-

sant artificiellement du sujet que nous sommes il serait tentant de qualifier drsquoimpossible ce

meilleur mais le fait est lagrave agrave aucun moment lrsquohomme mecircme si cela nrsquoengendre pas neacute-

cessairement en lui les neacutevroses eacutevoqueacutees anteacuterieurement nrsquoenvisage ce meilleur comme

eacutetant impossible il situe cet ideacuteal non seulement dans le passeacute mais aussi dans lrsquoavenir ce

qui lui donne une double raison pour ne pas le penser comme impossible et de lagrave lui vien-

nent son eacutenergie et sa puissance creacuteatrice si Platon ne dit pas plus explicitement que la vie

262 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes VIII 2 laquo Elle deacutesire naturellement cette vie seacutepareacutee drsquoun corps fragile en tant que cette chose est naturellement crsquoest-agrave-dire vraiment bonne surtout lorsque sa vie est toute entiegravere consacreacutee agrave la veacuteriteacute et agrave la bonteacute Si une vie de ce type est bonne elle est donc possible En effet ce qui est impossible est aussi inutile Or on ne peut pas dire que le bien est inu-tile raquo

196

deacutesincarneacutee du philosophe ideacuteal nrsquoest qursquoun espoir qui nrsquoa aucune chance de se reacutealiser

aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre crsquoest probablement pour ne pas deacutecourager ses

eacutelegraveves et ne pas les laisser srsquoimaginer que mecircme cet espoir serait illeacutegitime Crsquoest bien pour

cela que nous affirmons qursquoavec Platon la philosophie maintient vivace une espeacuterance que

les cultes civiques ne sont plus en mesure drsquoassurer au sein de la jeunesse atheacutenienne agrave

aucun moment Platon ne dit que ce meilleur est impossible il introduit simplement une

nuance et dit simplement qursquoil est impossible ici-bas par respect pour lrsquohomme qui se re-

fuse agrave se penser irreacutemeacutediablement voueacute au relatif manifestant ainsi un eacutelan vers la

connaissance que le philosophe ne peut qursquoencourager

Avant de conclure ce chapitre il reste agrave signaler une derniegravere caracteacuteristique de cette

quecircte caracteacuteristique que nous avions volontairement gardeacutee pour la fin pour la bonne rai-

son qursquoelle deacuteborde de la notion mecircme de quecircte En effet lrsquohomme ne megravene pas cette

laquo quecircte raquo uniquement pour son propre compte il est bien clair que lrsquoideacuteal drsquoabsolue con-

formiteacute de la pratique agrave la theacuteorie ne saurait ecirctre qursquoun ideacuteal et que la nature nous reste

fonciegraverement opaque en tant que les laquo lois raquo que nous exprimons agrave son sujet par le langage

sont toujours en-deccedilagrave de sa reacutealiteacute ne serait-ce que parce que la nature se passe fort bien de

tout langage pour ecirctre ce qursquoelle est Par exemple le meacutedecin fait reposer son travail et

osons le dire son autoriteacute sur un savoir acquis dans le cadre drsquoune formation mais con-

naicirctre theacuteoriquement les interactions du corps humain avec son environnement ne saurait

suffire agrave lrsquoexercice de son activiteacute qui est bien celle drsquoun praticien au sens plein du terme

dans le cadre de la relation de soin les laquo cas drsquoeacutecole raquo sont rarissimes il nrsquoexiste pour ain-

si dire aucun malade dont le cas soit en tout point semblable agrave ce que le meacutedecin a pu

apprendre en faculteacute La relation de soin est une relation agrave part entiegravere dans la mesure ougrave le

meacutedecin y a lrsquoobligation pratique de communiquer avec le patient pour connaicirctre son mode

de vie il ne saurait se contenter de plaquer meacutecaniquement sur son patient les formules

apprises lors de sa formation (telle est lrsquoorientation que voulait donner Hippocrate agrave la meacute-

decine) nrsquoen deacuteplaise agrave lrsquoadage populaire suivant lequel lrsquoexception confirme la regravegle

lrsquoexception pour le meacutedecin est la regravegle Pourtant la raison ne saurait cesser drsquoexprimer

des lois destineacutees agrave rendre compte des faits naturels dans leur entiegravereteacute un fait venant

donner tort agrave ces lois ne tient mecircme pas en eacutechec la raison mais ne fait qursquoen retarder la

reacuteussite drsquoautant qursquoagrave partir du moment ougrave lrsquoerreur passeacutee est identifieacutee comme telle ce

nrsquoest jamais qursquoune hypothegravese erroneacutee qui peut ecirctre eacutecarteacutee et ainsi deacutefricher encore un peu

plus la route vers la veacuteriteacute Rien pas mecircme la confrontation agrave une empirie reacutesistante ne

permet donc de vaincre deacutefinitivement lrsquoespoir drsquoune nature dont les mouvement seraient

197

parfaitement conformes aux lois que nous exprimons agrave son sujet ce qui veut dire que

lrsquohomme ne se contente pas de chercher agrave ecirctre omniscient il cherche aussi agrave rendre la na-

ture entiegraverement connaissable Dans le mecircme ordre drsquoideacutees et pour reprendre notre

typologie lrsquohomme ne se contente pas de deacutesirer la pureteacute eacutethique il veut aussi faire en

sorte que son environnement soit exempt de toute tentation pouvant le faire sortir du droit

chemin et attend donc de ses semblables une conduite droite le citoyen ne srsquoefforce pas

simplement drsquoecirctre un citoyen parfait il veille aussi agrave ce que la citeacute soit organiseacutee suivant

des principes justes et attend en retour que ses concitoyens aient la mecircme conduite ci-

vique lrsquoartiste enfin ne recherche pas seulement le geste parfait mais aussi lrsquoobeacuteissance

de la matiegravere agrave sa main et il croit suffisamment au bien-fondeacute de sa pratique pour en faire

un exemple agrave suivre En somme lrsquohomme ne part pas en quecircte du meilleur absolu (plutocirct

qursquoimpossible) pour son propre compte mais srsquoattend agrave ce que ses semblables et son envi-

ronnement soient eux aussi conformes agrave lrsquoideacutee qursquoil se fait de ce degreacute drsquoexcellence

absolue crsquoest eacutevidemment agrave dessein que nous disons qursquoil laquo srsquoattend raquo plutocirct qursquoil nrsquoagit

pour obtenir un tel reacutesultat toute action meneacutee pour rendre les hommes et le monde effec-

tivement conformes agrave nos ideacuteaux de perfection est voueacutee agrave lrsquoeacutechec et qui plus est

dangereuse en tant qursquoelle engendre le dogmatisme le totalitarisme lrsquointeacutegrisme le mysti-

cisme ou le saccage de la nature Lrsquohomme du moins agrave son eacutechelle individuelle nrsquoest donc

pas en droit de poursuivre cette quecircte pour ce qui ne deacutepend pas de ses forces si cette

quecircte en vaut la peine pour ce qui est en son pouvoir il est inutile et dangereux de la pour-

suivre au-delagrave de ce peacuterimegravetre ce qui nrsquoempecircche ce qui existe de rester trop divers trop

opaque et trop injustifieacute pour devenir acceptable logiquement Crsquoest pourquoi plutocirct que

drsquoune quecircte nous parlerons deacutesormais pour eacutelargir notre propos au-delagrave des frontiegraveres des

virtualiteacutes humaines drsquoune reacutevolte

198

199

Chapitre 2 Reacutevolte ou non-reacutevolte

Les mythes eschatologiques ne se contentent pas de mettre en scegravene lrsquoacircme libeacutereacutee

des attaches corporelles elles la placent aussi dans un monde au sein duquel elle serait en-

fin agrave sa place ougrave ses conceptions sur la nature lrsquoeacutethique la justice et mecircme la beauteacute ne

seraient plus nieacutees par les faits en drsquoautres termes lrsquohomme attend de la vie post corporis

mortem de lrsquoacircme non seulement qursquoelle le rende enfin satisfaisant agrave lui-mecircme mais aussi

qursquoelle le fasse vivre dans un monde enfin satisfaisant De ce point de vue lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme repose moins sur une approbation que sur une deacutesapprobation si elle possegravede ne

face positive en tant qursquoelle est revendication radicale de notre consentement aux capaciteacutes

qui fondent notre speacutecificiteacute humaine elle a aussi une face neacutegative en tant qursquoelle est en

relief ce qursquoest en creux une eacuteventuelle reacutevolte contre lrsquoopaciteacute de ce monde sa non-

conformiteacute agrave ce que nous deacutefinissons comme eacutetant le meilleur en termes drsquoefficaciteacute pra-

tique de beauteacute de reacutegulariteacute drsquoeacutequilibre la quecircte de perfection preacutesenteacutee anteacuterieurement

nrsquoeacutetant qursquoune reacuteponse agrave ce rejet du monde tel qursquoil est Lrsquohomme aspire agrave la perfection

non seulement pour lui-mecircme mais aussi pour tous les ecirctres qui lrsquoentourent donc aussi

bien pour ce qui deacutepend de sa volonteacute de ce qui nrsquoen deacutepend pas crsquoest agrave ce titre que nous

employons un terme que nous empruntons au domaine ougrave lrsquoindividu humain est le plus

obligeacute de tenir compte de ce qui lrsquoentoure le politique ce qui nous permet de clarifier en-

core davantage notre hypothegravese En effet la reacutevolte se distingue de la reacutevolution en ceci

que contrairement agrave cette derniegravere elle ne reacuteclame pas un changement de reacutegime politique

mais cherche seulement agrave faire entendre une colegravere contre une situation jugeacutee intoleacuterable agrave

lrsquoimage des laquo jacqueries raquo paysannes du moyen-acircge Le terme laquo reacutevolte raquo sied-il donc

vraiment au refus humain drsquoaccepter le monde tel qursquoil est crsquoest-agrave-dire non-conforme aux

regravegles que lrsquoon eacutedicte pour le rendre intelligible Dans une certaine mesure oui puisque

le deacutesarroi face agrave cette non-conformiteacute ne se traduit pas neacutecessairement (crsquoest mecircme assez

rare) par un rejet complet du monde la quecircte de perfection nrsquoa pas vocation agrave deacutetruire ce

monde mais plutocirct agrave le reacuteparer ou pour employer agrave nouveau la terminologie politique agrave le

laquo reacuteformer raquo agrave le rendre enfin conforme fucirct-ce dans une certaine mesure agrave ce que nous en

attendons agrave lrsquoideacutee que nous nous faisons de lui notre imagination apparemment sans li-

200

mites est en fait incapable de concevoir un autre monde sur un modegravele radicalement diffeacute-

rent de ce monde-lagrave ce qui explique que les mythes eschatologiques repreacutesentent souvent

lrsquoapregraves-mourir en des termes proches de ceux employeacutes pour la vie terrestre Quand bien

mecircme nous parviendrions effectivement agrave abolir ce monde nous serions alors bien deacutemu-

nis pour en bacirctir un autre lorsque Baudelaire apostrophe Caiumln en lui ordonnant laquo au ciel

monte et sur la terre jette Dieu raquo263 ce ne peut ecirctre que de la provocation visant moins agrave

attaquer Dieu en tant que principe assurant au monde son ecirctre et sa stabiliteacute qursquoagrave contester

lrsquoautoriteacute de lrsquoEacuteglise en tant qursquoinstitution dont le poegravete se meacutefiait ndash crsquoest pourquoi la sec-

tion des Fleurs du mal accueillant ces vers srsquointitule laquo Reacutevolte raquo et non pas laquo Reacutevolution raquo

Il y a donc bien simplement une laquo reacutevolte raquo en tant qursquoil y a sentiment que ce monde-lagrave est

perfectible plutocirct que volonteacute afficheacutee de le supprimer et de le remplacer par un autre

mais mecircme si elle a une viseacutee incomparablement plus modeste qursquoune reacutevolution il reste

que cette reacutevolte se donne une finaliteacute objectivement hors de porteacutee de lrsquohomme et doit

drsquoailleurs ecirctre bien comprise comme telle si elle ne veut pas deacutegeacuteneacuterer en misanthropie

voire en misophysie264 (haine de la nature) crsquoest pourquoi notre titre propose une alterna-

tive et reste interrogatif la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est-elle bien lrsquoexpression

drsquoune reacutevolte contre la reacutealiteacute du monde ou au contraire nrsquoest-elle pas plutocirct une deacutefense

que lrsquoon se donne contre la tentation drsquoune reacutevolte qui ne pourrait deacuteboucher que sur une

lutte ineacutegale

1 La reacutevolte non-promeacutetheacuteenne sources et deacutefinition

Il faut tout drsquoabord noter que la reacutevolte telle que nous lrsquoentendons nrsquoest pas le fait

du monde grec on peut parfaitement concevoir certes qursquoun Grec conteste lrsquoautoriteacute po-

litique agrave laquelle il est soumis lrsquoIliade srsquoouvre drsquoailleurs sur la colegravere drsquoAchille contre son

roi et commandant Agamemnon le mythe drsquoAntigone relate la reacutevolte de la fille drsquoŒdipe

contre le roi Creacuteon bafouant les ἄγραπτα κἀσφαλῆ θεῶν νόμιμα265 et le principe mecircme de

la deacutemocratie atheacutenienne preacutesuppose que les dirigeants peuvent ecirctre contesteacutes voire reacutevo-

queacutes Pourtant le monde grec nrsquoa offert agrave la posteacuteriteacute aucun paradigme marquant de la

reacutevolte politique tous les personnages mythologiques reacutevolteacutes du moins les plus mar-

quants drsquoentre eux et qui ne finissent pas dans le Tartare (tels Sisyphe ou Tantale) sont

263 BAUDELAIRE Charles Les Fleurs du mal laquo Reacutevolte raquo CXIX 264 Ce terme apparemment barbare apparaicirct dans Les grandes eacutevasions estheacutetiques de Charles Lalo p 31 265 Soph Antigone v 454-455 laquo Les lois non-eacutecrites et ineacutebranlables des dieux raquo

201

drsquoune condition supeacuterieure ou infeacuterieure agrave celle du citoyen hellegravene Achille tire son droit agrave

la reacutevolte de la position quasi-surhumaine que lui confegravere son statut de heacuteros quasi-

invincible a contrario Antigone est une jeune fille donc un personnage sans droits ci-

viques et en tant qursquoheacuteroiumlne tragique elle nrsquoavait pas vocation agrave servir drsquoexemple mais au

contraire de contre-exemple aux Atheacuteniens drsquoautant qursquoelle nrsquoeacutetait autre que la fille

drsquoŒdipe auquel elle eacutetait drsquoailleurs resteacutee fidegravele jusqursquoagrave la fin et pacirctissait donc drsquoune heacute-

reacutediteacute chargeacutee qui en faisait un repoussoir pour le public De toute faccedilon avec Achille

comme avec Antigone nous restons dans le domaine du mythe et non dans lrsquohistoire stric-

to sensu domaine dans lequel le monde grec nrsquoa pas fait rentrer la reacutevolte laissant ce soin

au monde romain avec Spartacus crsquoest en tout cas le premier exemple donneacute par Camus

theacuteorisant la laquo reacutevolte historique raquo dans Lrsquohomme reacutevolteacute

laquo La reacutevolte de Spartacus agrave la fin du monde antique quelques dizaines drsquoanneacutees avant lrsquoegravere chreacutetienne est agrave cet eacutegard exemplaire (hellip) Pourtant cette reacutevolte nrsquoa apporteacute comme le re-marque Andreacute Prudhommeaux aucun principe nouveau dans la socieacuteteacute romaine La proclamation lanceacutee par Spartacus se borne agrave promettre aux esclaves laquo des droits eacutegaux raquo Ce passage du fait au droit que nous avons analyseacute dans le premier mouvement de reacutevolte est en effet la seule acquisition logique qursquoon puisse trouver agrave ce niveau de la reacutevolte Lrsquoinsoumis re-jette la servitude et srsquoaffirme lrsquoeacutegal de son maicirctre Il veut ecirctre maicirctre agrave son tour raquo266

Si la reacutevolte de Spartacus fut fondatrice agrave plus drsquoun titre elle nrsquoen a pas moins eacuteteacute une reacute-

volte de circonstance luttant contre un trop-plein factuel de servitude il nrsquoest pas interdit

de penser que la reacutevolte de Spartacus aurait eacuteteacute le prix de lrsquooubli de la juste mesure par les

Romains Les Grecs eux aussi avaient des esclaves mais aucun nrsquoa laisseacute le souvenir

drsquoavoir meneacute une reacutevolte drsquoune aussi grande ampleur que celle de Spartacus agrave croire

qursquoaucune citeacute grecque nrsquoavait laisseacute se deacutevelopper comme Rome drsquoeacutecart deacutemesureacute entre

lrsquoaisance mateacuterielle des maicirctres et lrsquoeacutetat de servitude des esclaves En somme le monde

grec par sa juste mesure et son rejet de lrsquoὕϐρις se serait lui-mecircme preacutemuni contre tout

risque de reacutevolte violente la contestation demeurant dans les limites feutreacutees de ce qui eacutetait

permis dans le cadre des deacutebats politiques La deacutesobeacuteissance civile reste donc un trait de la

moderniteacute le monde grec ne pouvant ecirctre le monde de la reacutevolte politique et encore moins

le monde de la reacutevolte laquo meacutetaphysique raquo

En effet le monde est pour les Grecs le κόσμος crsquoest-agrave-dire lrsquoordre et mecircme plus

preacuteciseacutement le bon ordre ce qui est par nature bon et beau quand bien mecircme on ne le com-

prendrait pas il faut donc lrsquoaccepter tel quel quiconque lui demanderait des comptes

serait coupable de deacutemesure et crsquoeacutetait justement ce que la citeacute atheacutenienne reprochait aux

266 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p143-144

202

savants qui ne se cantonnaient pas aux consideacuterations politiques Donc quand bien mecircme

il y aurait eu une reacutevolte de ce type ou une tentation pour ce type de reacutevolte elle se serait

probablement eacutetouffeacutee drsquoelle-mecircme On objectera agrave cela que les Grecs nrsquoignoraient pas la

reacutevolte meacutetaphysique puisqursquoils lrsquoont exprimeacutee au travers du mythe de Promeacutetheacutee le Titan

qui vola le feu aux dieux pour le donner aux hommes et ainsi pallier la neacutegligence de son

fregravere Eacutepimeacutetheacutee ce qui lui valut drsquoecirctre enchaicircneacute agrave une colonne et drsquoecirctre condamneacute agrave se

faire deacutevorer le foie qui repoussait sans cesse par un aigle ce mythe donna agrave Eschyle

lrsquoargument du Promeacutetheacutee enchaicircneacute ougrave de fait le Titan nrsquoest pas eacuteconome drsquoimpreacutecations

pour justifier son acte de reacutebellion ni pour deacutenoncer la malheur dans lequel il est tombeacute

mais il ne faut pas perdre de vue deux aspects majeurs la trageacutedie grecque premiegraverement

comme dans le cas drsquoAntigone le heacuteros tragique nrsquoest nullement le porte-parole du poegravete

mais plutocirct lrsquoincarnation drsquoune tentation que la citeacute met en scegravene pour mieux srsquoen deacutebar-

rasser de ce fait la reacutevolte de Promeacutetheacutee contre Zeus nrsquoa nullement vocation agrave servir

drsquoexemple aux hommes mais au contraire par le spectacle de sa souffrance agrave les deacutetourner

de la tentation de lrsquoimiter drsquoautant que comme dans le cas drsquoAchille mais agrave un degreacute in-

comparablement plus eacuteleveacute la nature divine du Titan met une telle reacutevolte hors de porteacutee

des mortels quoi qursquoil arrive Deuxiegravemement une trageacutedie nrsquoeacutetait jamais isoleacutee et faisait

toujours partie drsquoun ensemble de trois trageacutedies le Promeacutetheacutee enchaicircneacute ne saurait donc

ecirctre qursquoune partie (peut-ecirctre le deuxiegraveme volet) drsquoune trilogie qui devait probablement se

conclure par la reacuteconciliation entre le dieu et le Titan qui lrsquoa deacutefieacute agrave lrsquoimage du change-

ment de statut des Eacuterinyes agrave la fin des Eumeacutenides267 Camus que nous imaginons souvent

agrave tort eacuterigeant Promeacutetheacutee comme paradigme de la reacutevolte telle qursquoil en avait fait

lrsquoexpeacuterience dans la reacutesistance nrsquoignorait pas cela

laquo Les Grecs nrsquoenveniment rien Dans leurs audaces les plus extrecircmes ils restent fidegraveles agrave cette mesure qursquoils avaient deacuteifieacutee Leur rebelle ne se dresse pas contre la creacuteation toute entiegravere mais contre Zeus qui nrsquoest jamais que lrsquoun des dieux et dont les jours sont mesureacutes Promeacutetheacutee lui-mecircme est un demi-dieu Il srsquoagit drsquoun regraveglement de comptes particulier drsquoune contestation sur le bien et non drsquoune lutte universelle entre le mal et le bien raquo268

Promeacutetheacutee nrsquoest donc pas pour les Grecs un exemple agrave suivre ce qursquoil a fait pour les

hommes nrsquoest plus agrave faire pour ces derniers qui beacuteneacuteficient deacutejagrave de son preacutesent et peuvent

en profiter pour ainsi dire agrave leur guise en vue drsquoassurer leur survie et leur confort le Titan

assumant agrave leur place la culpabiliteacute de la deacutesobeacuteissance ndash ce mythe nrsquoest donc pas entiegravere-

ment assimilable agrave celui de la Chute biblique qui fait du savoir humain le seul responsable

267 Cf Annexe 17 268 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute p46

203

de la preacutesente misegravere de lrsquohomme les Grecs nrsquoauraient jamais accepteacute de penser que

lrsquohomme pucirct ecirctre ontologiquement peacutecheur la faute restant eacuteveacutenementielle Les hommes

ne doivent pas imiter Promeacutetheacutee et de toute faccedilon ils ne le peuvent pas nrsquoeacutetant que des

mortels et non des Titans Un signe qui ne trompe pas est que la meacutesaventure de Promeacutetheacutee

nrsquoentrait pas dans les preacuteoccupations premiegraveres des Grecs agrave lrsquoeacutepoque de Platon agrave tel point

qursquoon pouvait faire dire au mythe agrave peu pregraves ce qursquoon voulait Platon par ailleurs ne pro-

pose dans ses dialogues qursquoun seul deacuteveloppement sur ce mythe et qui plus est ce nrsquoest

mecircme pas le philosophe qui parle mais bien un sophiste pas nrsquoimporte quel sophiste puis-

qursquoil srsquoagit tout de mecircme de Protagoras mais le simple fait que Platon attribue cette lecture

du mythe agrave un rheacuteteur ayant une telle renommeacutee laisse entendre qursquoelle faisait autoriteacute dans

le milieu de la sophistique ou du moins qursquoelle y eacutetait monnaie courante comme le re-

legraveve Geneviegraveve Droz cette lecture sophistique ne modifie pas fondamentalement le mythe

drsquoun point de vue narratif du moins si lrsquoon prend pour reacutefeacuterence la trageacutedie drsquoEschyle

Contrairement au philosophe le sophiste nrsquoest pas creacuteateur de mythes et il propose moins

un nouveau mythe qursquoune meacutetamorphose drsquoun mythe preacuteexistant meacutetamorphose qui nrsquoest

pas de nature agrave choquer ses concitoyens et qui nrsquoest pas complegravetement deacutesinteacuteresseacutee

laquo Lrsquoespegravece humaine ainsi doteacutee change de statut elle participe au laquo lot divin raquo et invente la laquo civilisation raquo sous quatre de ses formes les plus riches la religion le langage la technologie et lrsquoagriculture Pourtant la vie sociale est encore impossible car il manque aux hommes la seule vertu qui la rend viable le sens politique que Promeacutetheacutee dans sa preacutecipitation nrsquoa pas eu le temps drsquoarracher agrave Zeus Le manque est deacutecisif sans lrsquoart politique et lrsquoart de la guerre qui lui est in-heacuterent lrsquohumaniteacute ne sait ni se deacutefendre collectivement ni mecircme cohabiter lrsquohomme agrave terme ne saurait ecirctre qursquoun laquo loup pour lrsquohomme raquo Devant les risques drsquoune extinction progressive de lrsquoespegravece Zeus inquiet prie Hermegraves dieu de la Communication drsquooffrir aux hommes et agrave tous les hommes sans distinction deux bienfaits suppleacutementaires la pudeur et la justice (la justice dicte la loi la pudeur respecte les interdits) fondement et condition de possibiliteacute de lrsquoharmonie sociale Tous y auront droit et qui ne les pratique pas sera laquo fleacuteau de la citeacute raquo et exeacutecuteacute agrave ce titre telle est lrsquoimpitoyable loi de Zeus raquo269

Ce que cherche agrave deacutefendre Protagoras bien plus qursquoune certaine conception du statut de

lrsquohomme crsquoest son propre meacutetier de maicirctre de rheacutetorique pour le sophiste lrsquohomme ne

saurait se reacuteduire agrave lrsquohomo faber dont les talents ne sont le fait que de certains individus

plus habiles que leurs semblables il est aussi et surtout pour reprendre lrsquoexpression aristo-

teacutelicienne un animal politique contrairement agrave la τέχνη qui est une affaire de speacutecialistes

la politique est selon la sophistique lrsquoaffaire de tous (ce que Platon ne manque pas de reacute-

futer) mais encore faut-il que ce sens politique commun agrave tous soit guideacute et deacuteveloppeacute par

une eacuteducation approprieacutee il faut donc apprendre agrave exploiter ce potentiel et agrave lrsquoutiliser cor- 269 DROZ Geneviegraveve Les mythes platoniciens p29

204

rectement Le mythe ici sert une cause et vise agrave convaincre il est en quelque sorte un ar-

gument laquo publicitaire raquo au sens presque moderne du terme que Protagoras emploie pour

faire la promotion de lrsquoideacuteal civique de la sophistique le sophiste srsquointeacuteresse au don de

Promeacutetheacutee en tant qursquoacte mais pas agrave ses mobiles psychologiques ni agrave ses conseacutequences

tragiques En somme ce mythe du Titan reacutevolteacute nrsquointeacuteresse pas la philosophie qui laisse

libres les sophistes de srsquoen servir pour valoriser leur savoir-faire en tant que savoir agrave part

entiegravere en fait la reacutevolte elle-mecircme nrsquointeacuteresse pas tellement la sophistique qui ne prend

en consideacuteration que lrsquoacte de donation du feu aux hommes le prenant comme un donneacute de

fait et en tire des conclusions qui nrsquointeacuteressent que les hommes agrave cet eacutegard on ne peut

reprocher agrave Protagoras drsquoecirctre coupable drsquoὕϐρις puisqursquoil ne srsquoautorise pas agrave formuler des

raisonnements sur les conflits entre diviniteacutes ndash tous les sophistes nrsquoont pas lrsquoarrogance de

Thrasymaque La sophistique connait le mythe du Titan reacutevolteacute et tient compte des conseacute-

quences beacuteneacutefiques que cette reacutevolte a eu pour les hommes mais en reste lagrave le sophiste ne

srsquointeacuteresse pas plus agrave la reacutevolte que le philosophe

Le monde grec nrsquoa donc pas plus eacuteteacute le monde de la reacutevolte historique qursquoil nrsquoa eacuteteacute

le monde de la reacutevolte meacutetaphysique telle que nous la connaissons depuis le XVIIIe siegravecle

cela nrsquoa rien drsquoeacutetonnant dans la mesure ougrave il est plus aiseacute de demander des comptes agrave un

dieu unique et clairement identifiable qursquoagrave une myriade de diviniteacutes agrave la foi toutes singu-

liegraveres et toutes compleacutementaires Cette speacutecificiteacute de notre monde chreacutetien fut lrsquoune des

conditions de possibiliteacute entre autres de la reacutevolte du marquis de Sade qui tout en niant

Dieu ne peut srsquoempecirccher de lui demander des comptes sur lrsquoordre dont il est le creacuteateur ce

qursquoun Grec ne se serait jamais permis ne serait-ce que parce que le κόσμος eacutetait eacuteternel et

donc ne pouvait relever de la seule volonteacute arbitraire drsquoun dieu unique ndash mecircme le deacutemiurge

du Timeacutee est tregraves en-deccedilagrave drsquoune telle figure Lrsquohomme grec eacutevite donc soigneusement la

reacutevolte meacutetaphysique et affirme mecircme qursquoelle nrsquoa aucune raison drsquoecirctre il semble donc

bien que la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ait eacuteteacute un garde-fou contre la tentation

drsquoune telle reacutevolte

On ne renoncera cependant pas si aiseacutement agrave lrsquoideacutee drsquoune laquo reacutevolte raquo exprimeacutee par

cette conception peut-ecirctre faut-il y voir une reacutevolte drsquoun paradigme radicalement diffeacuterent

de celui de Promeacutetheacutee Une reacutevolte de type promeacutetheacuteen aurait pour but de srsquoemparer drsquoun

bien neacutecessaire dont la privation est veacutecue comme inacceptable or les mythes eschatolo-

giques ne disent absolument pas que lrsquohomme est priveacute de ce qursquoil convoite mais bien au

contraire qursquoil lrsquoobtiendra apregraves la mort de son corps Degraves lors si reacutevolte il y a elle ne

consiste pas en une tentative de conquecircte de caracteacuteristiques non attribueacutees agrave lrsquohomme et

205

au monde (nrsquooublions pas que nous parlons de laquo reacutevolte raquo plutocirct que de laquo quecircte raquo dans

lrsquoideacutee que lrsquohomme nrsquoopegravere pas ce mouvement pour son seul compte) mais plutocirct en une

revendication de caracteacuteristiques qui devraient deacutejagrave laquo ecirctre lagrave raquo et sont cependant nieacutees par

les faits agrave aucun moment lrsquohomme ne doute qursquoil devrait deacutejagrave pouvoir connaicirctre le monde

de α agrave ω et a contrario que le monde devrait ecirctre entiegraverement connaissable mais le

monde mateacuteriel dans lequel ne se manifeste que le particulier le changeant et le relatif lui

oppose un obstacle permanent qui lui est intoleacuterable et ne suffit cependant pas agrave eacuteroder

cette conviction La conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut donc apparaitre comme

lrsquoexpression drsquoune reacutevolte de lrsquoecirctre humain contre sa propre condition mais cette reacutevolte

nrsquoest pas promeacutetheacuteenne dans la mesure ougrave elle ne constitue pas la reacuteponse agrave une situation

veacutecue comme injuste mais la revendication drsquoune veacuteriteacute perccedilue comme juste lrsquohomme se

concevant comme doteacute drsquoune acircme immortelle ne preacutetend pas transformer les faits de faccedilon

agrave les rendre plus satisfaisants mais les pose drsquoembleacutee comme satisfaisants Il faudrait donc

parler de la revendication drsquoun acquis plutocirct que drsquoune reacutevolte la reacutevolte supposant juste-

ment que rien nrsquoest encore acquis tandis que la laquo reacutevolte non-promeacutetheacuteenne raquo comme nous

avons deacutecideacute de lrsquoappeler suppose comme deacutejagrave acquis le fait que la part non-choisie de

notre ecirctre nrsquoa aucune leacutegitimiteacute agrave troubler notre acircme agrave opposer un obstacle agrave

lrsquoaccomplissement de ses efforts le premier aspect de cette part non-choisie eacutetant eacutevidem-

ment la finitude qui ne se reacuteduit eacutevidemment pas agrave la condition mortelle mecircme si celle-ci y

contribue largement ndash nous retrouvons ici les notions de choix et de non-choix qui

srsquoavegraverent centrales

2 La revendication du droit au triomphe du choix

Bien entendu attribuer agrave Platon une telle ideacutee ne srsquoaccorde pas avec nos conclu-

sions anteacuterieures poser la reacutealiteacute comme eacutetant de jure satisfaisante drsquoentreacutee de jeu pour la

conscience philosophique est plutocirct le fait drsquoauteurs modernes cherchant agrave deacutemontrer ra-

tionnellement que lrsquoacircme est immortelle ndash nous entamons ici un deacutetour par la moderniteacute qui

se reacuteveacutelera indispensable pour clarifier ce que nous entendons pas lrsquohypothegravese drsquoune laquo reacute-

volte non-promeacutetheacuteenne raquo ainsi la reacuteeacutecriture du Pheacutedon par Mendelssohn porte la trace de

cette ideacutee notamment lorsqursquoil deacutefend une conception eschatologique du rocircle que de

lrsquohomme au sein de la creacuteation qui doit beaucoup agrave la Genegravese telle que la lisait Pic de la

Mirandole voire saint Augustin lui-mecircme ndash du fait de cette influence du christianisme

Mendelssohn srsquoeacutecarte consideacuterablement de Platon

206

laquo Deacutesormais entiegraverement deacutevoueacute agrave son Creacuteateur il lui consacre toutes les vertus de son cœur qui agrave ses yeux acquiegraverent un eacuteclat divin Quelle hauteur lrsquohomme dans cette situation a atteinte sur la terre Consideacuterez ce citoyen zeacuteleacute de la Citeacute de Dieu Toutes ses penseacutees ses souhaits ses penchants ses affections ses passions visent agrave la feacuteliciteacute de la creacuteature et agrave la gloire du creacuteateur raquo270

Mendelssohn constate que les ecirctres raisonnables nrsquoont de cesse de tendre agrave la perfection

perfection qursquoil faut donc reconnaicirctre comme eacutetant la fin suprecircme de la creacuteation sans quoi

cette tendance serait une pure perte de temps il serait inconcevable que le Creacuteateur ait pu

vouloir que lrsquoeffort des ecirctres raisonnables soit stoppeacute en plein eacutelan par la mort Platon di-

sait deacutejagrave que cette vie serait de toute faccedilon trop courte pour atteindre lrsquoobjectif de

connaissance absolue qui est celui du philosophe mais il semble que le christianisme avec

lrsquoavegravenement drsquoun Dieu unique et parfait ait exacerbeacute le sentiment drsquoune neacutecessiteacute de re-

vendiquer une proprieacuteteacute dont lrsquohomme nrsquoest pas priveacute mais qui est occulteacutee par lrsquoignorance

de lrsquoecirctre reacuteel de lrsquohomme pour le dire comme Mendelssohn laquo ce ne peut pas ecirctre en vain

ocirc mes amis que lrsquoAuteur de la nature nous a imprimeacute le deacutesir drsquoune feacuteliciteacute eacuteternelle raquo271

ce qui reacutesume la reacutevolte de lrsquohomme contre lrsquoideacutee suivant laquelle son effort pourrait ecirctre

voueacute agrave ecirctre interrompu par la mort reacutevolte que Nietzche avait deacutejagrave releveacutee chez les chreacute-

tiens pour mieux la deacutenoncer272 et qui se justifie dans la mesure ougrave une telle ideacutee est

incompatible avec lrsquoacte mecircme de creacuteation mais mecircme sans le substrat de la foi en un

Dieu unique et parfait une telle ideacutee est logiquement (plutocirct qursquoeacutethiquement) inacceptable

et de fait lrsquoideacutee drsquoune acircme immortelle atteste qursquoelle est inaccepteacutee lrsquohomme

nrsquoentreprenant jamais quoi que ce soit dans lrsquoideacutee de ne jamais pouvoir lrsquoachever La con-

ception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme affirme donc que la finitude doit agrave terme ecirctre vaincue

ne srsquoaccommodant pas de cette reacutealiteacute qui est agrave la fois radicale en tant que premiegravere dans

lrsquoordre du langage et adventice en tant que secondaire dans lrsquoordre des pheacutenomegravenes

lrsquohomme revendique au contraire comme eacutetant sien ce qursquoil pense lui revenir de droit agrave

savoir lrsquoaccegraves immeacutediat agrave lrsquoabsolu et la familiariteacute parfaite avec le monde La revendication

de cette norme prend bien la forme drsquoune reacutevolte plutocirct que drsquoune quecircte pour la bonne rai-

son qursquoelle srsquoexprime agrave lrsquoencontre drsquoune reacutealiteacute indeacutependante de notre libre arbitre du fait

de la difficulteacute que nous avons agrave distinguer nettement au quotidien ce qui deacutepend de nous

et ce qui nrsquoen deacutepend pas difficulteacute qursquoavait deacutejagrave releveacutee Descartes ndash ce nrsquoest qursquoun point

270 MENDELSSOHN Moses Pheacutedon ou entretiens sur lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme p158 Sauf mention con-traire toutes les citations de cet ouvrage sont tireacutees de la traduction de Georg Adam Junker eacutediteacutee par Alcuin en 2000 271 Opcit p160 272

Cf supra

207

de deacutetail dans le traiteacute des Passions de lrsquoacircme mais cette ideacutee nrsquoa peut-ecirctre pas eacuteteacute suffi-

samment prise au seacuterieux jusqursquoagrave preacutesent

laquo Et il me semble que lrsquoerreur qursquoon commet le plus ordinairement touchant les deacutesirs est qursquoon ne distingue pas assez les choses qui deacutependent entiegraverement de nous de celles qui nrsquoen deacutependent point (hellip) Pour les choses qui ne deacutependent aucunement de nous tant bonnes qursquoelles puissent ecirctre on ne les doit jamais deacutesirer avec passion non seulement agrave cause qursquoelles peuvent nrsquoarriver pas et par ce moyen nous affliger drsquoautant plus que nous les aurons plus souhaiteacutees mais principalement agrave cause qursquoen occupant notre penseacutee elles nous deacutetour-nent de porter notre affection agrave drsquoautres choses dont lrsquoacquisition deacutepend de nous raquo273

Cette distinction bien avant Descartes avait eacuteteacute theacutematiseacutee par les stoiumlciens et elle eacutetait

deacutejagrave apparue dans lrsquoEacutethique agrave Nicomaque ougrave Aristote opegravere une distinction nette entre la

βούλησίς et la προαίρεσις la premiegravere portant sur ce qui ne deacutepend pas de notre action et

la seconde sur ce qui en deacutepend274 il preacutecise ensuite que βουλευόμεθα δὲ περὶ τῶν ἐφ᾽

ἡμῖν καὶ πρακτῶν275 affirmation qui peut ecirctre prise agrave revers de maniegravere agrave dire que ne deacute-

pend de nous que ce sur quoi nous avons la possibiliteacute de deacutelibeacuterer Le meacuterite relatif de

Descartes est drsquoavoir ouvertement souligneacute le problegraveme qui avait probablement conduit le

Stagirite agrave exprimer cette distinction agrave savoir le fait que beaucoup de passions humaines

srsquoexpliquent par une absence de distinction nette entre ce qui deacutepend de notre libre arbitre

et ce qui nrsquoen deacutepend pas il est freacutequent que nous nous mettions en colegravere suite agrave un eacuteveacute-

nement que nous jugeons malheureux sur lequel nous nrsquoavons cependant aucune marge de

manœuvre et dont aucune volonteacute humaine ne peut ecirctre tenue pour responsable par

exemple une deacutefaillance technique telle qursquoune panne drsquoautomobile ou drsquoordinateur Il est

agrave peu pregraves certain que srsquoil eacutetait plus facilement admis que la plupart de nos meacutesaventures

ne deacutependent pas de notre libre arbitre ni mecircme du libre arbitre drsquoautrui nous ne perdrions

pas de temps agrave nous en facirccher et agrave ajouter le mal de la colegravere au mal de la meacutesaventure

Concernant notre finitude qui est en creux ce qursquoest en relief lrsquoopaciteacute que nous attribuons

au monde il est bien eacutevident que nous nrsquoy pouvons rien faire mais il est tout aussi eacutevident

qursquoelle ne sera jamais accepteacutee sans reacuteserve et que faute de pouvoir jamais espeacuterer la

vaincre dans les faits nous nous reacutevoltons en permanence contre elle ou plutocirct nous nous

reacutevoltons contre lrsquoideacutee qursquoelle pourrait ecirctre notre eacutetat laquo normal raquo comme deacutejagrave suggeacutereacute

preacuteceacutedemment la finitude en tant que pheacutenomegravene eacutemerge en mecircme temps que le langage

qui la reacutevegravele elle ne peut donc preacutetendre agrave aucun primat pheacutenomeacutenologique ni mecircme onto- 273 DESCARTES Reneacute Œuvres et lettres (eacutedition de la bibliothegraveque de la Pleacuteiade) p763-764 274 Les deux substantifs sont pratiquement synonymes en grec aussi pour rendre compte de la distinction subtile introduite par Aristote on peut continuer agrave traduire βούλησίς par laquo souhait raquo et προαίρεσις par laquo choix raquo comme dans la traduction Tricot Cf Annexe 23 275 Aristot Eth Nic III 5 [1112a] laquo Nous deacutelibeacuterons en revanche sur ce qui deacutepend de nous et qui est

reacutealisable

208

logique elle ne sera jamais premiegravere pour lrsquoentendement qui la deacutecouvre trop tardivement

pour pouvoir lrsquoenvisager autrement que comme un fait adventice voire comme une anoma-

lie qui devrait agrave terme pouvoir ecirctre annuleacutee Faute de distinguer nettement les

pheacutenomegravenes deacutependants de notre volonteacute des autres nous refusons toute leacutegitimiteacute agrave une

reacutealiteacute premiegravere et constitutive de notre ecirctre celle-lagrave mecircme que le grand saut produit par

lrsquoavegravenement du langage fait surgir lrsquoun des aspects de cette reacutevolte contre notre finitude

est la pulsion de continuation que renferme notre liberteacute comme lrsquoa exprimeacute Jankeacuteleacutevitch

laquo Contrecarrant la terminaison mortelle la liberteacute pose le commencement ses deacutecisions sont inaugurales et instauratrices la liberteacute elle aussi est laquo archeacutee raquo ou principe puisqursquoelle deacutetient dans tout travail et dans toute entreprise lrsquoinitiative volontaire de lrsquoaction puisqursquoelle pose la premiegravere pierre raquo276

Cet eacutenonceacute illustre la structure de la reacutevolte non-promeacutetheacuteenne agrave une finitude qui reste

pour nous illeacutegitime et donc absurde au sens plein du terme nous opposons en permanence

notre liberteacute notre capaciteacute drsquoecirctre maicirctre de notre action et par voie de conseacutequence de

notre destin agrave lrsquoabsurditeacute du non-choix nous opposons la reacutealiteacute du choix ce que reacuteaf-

firme la reacutevolte non-promeacutetheacuteenne est la primauteacute de notre libre arbitre sur toute autre

reacutealiteacute constitutive de notre ecirctre toute affirmation drsquoun principe contraire agrave cette primauteacute

du choix est comme une statue agrave deacuteboulonner drsquourgence la mort y compris Agrave cet eacutegard la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme est agrave interpreacuteter comme lrsquoaffirmation peut-ecirctre la

plus radicale qui soit drsquoune reacutealiteacute humaine qui ne se reacutesume pas au non-choix de la fini-

tude mais reacuteside surtout dans un choix dont la reacutealiteacute nrsquoinclut pas la possibiliteacute de sa propre

cessation seul lrsquoecirctre caracteacuteriseacute par le choix et vivant sans que rien ne vienne contredire le

choix peut ecirctre consideacutereacute comme leacutegitime La thegravese de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut ecirctre en-

visageacutee comme lrsquoexpression drsquoune reacutevolte contre une reacutealiteacute qui ne peut ecirctre que

secondaire non pas tant parce qursquoelle est terrifiante mais simplement parce qursquoelle est illo-

gique en tant qursquoelle entre radicalement en contradiction avec le choix que lrsquohomme tient

agrave juste titre pour constitutif de son ecirctre le seul pheacutenomegravene non-choisi auquel lrsquohomme

accorde de la validiteacute est justement ce choix auquel il est condamneacute ndash il faut en effet re-

noncer agrave toute accusation drsquoun quelconque orgueil humain lrsquohomme choisit en

permanence toute action humaine est un choix les causes exteacuterieures agrave sa conscience

nrsquoont valeur de cause que dans la mesure ougrave il les reconnait comme telles mais il ne peut

pas choisir de devoir choisir la neacutecessiteacute du choix est une reacutealiteacute qursquoil ne choisit pas et

cette position nrsquoa rien de confortable dans la mesure ougrave elle le rend responsable de ses

276 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p393

209

actes et de leurs conseacutequences ne pouvant en attribuer la responsabiliteacute ni agrave un instinct ni

mecircme agrave une volonteacute eacutetrangegravere plus puissante que la sienne Et pourtant si ccedila ne tenait qursquoagrave

nous nous nous reposerions en permanence sur le confort drsquoune autoriteacute qui choisirait tout

agrave notre place crsquoest ce que lrsquoenfant attend de ses parents ce que le superstitieux attend de la

diviniteacute qursquoil honore ce que le fanatique attend de son gourou ou de son tyran mais cha-

cun de ces exemples de non-choix constitue lui-mecircme un choix qui nrsquoa rien agrave voir avec le

non-choix absolu de notre finitude constitutive la reacutealiteacute de ce non-choix nrsquoest pas moins

inconfortable que la neacutecessiteacute du choix dans laquelle nous nous trouvons en permanence

elle est simplement illogique en tant qursquoelle entre en contradiction avec la reacutealiteacute du choix

que nous consideacuterons comme premiegravere non pas parce qursquoelle serait plus avantageuse (ce

qursquoelle nrsquoest absolument pas) mais bien parce qursquoelle est effectivement premiegravere sur le

plan strictement pheacutenomeacutenologique Nous ne nous reacutevoltons pas de gaiteacute de cœur contre le

non-choix nous ne revendiquons pas la reacutealiteacute premiegravere du choix parce qursquoelle nous ar-

range nous sommes tout simplement dans lrsquoincapaciteacute logique drsquoadmettre autre chose que

le choix qursquoil nous plaise ou non Agrave cet eacutegard ce que nous attendons de la vie post corpo-

ris mortem de lrsquoacircme nrsquoest en aucun cas une consolation face agrave lrsquoangoisse susciteacutee par la

cessation des fonctions vitales mais bien le triomphe du choix les mythes eschatologiques

contiennent tous peu ou prou la promesse drsquoun monde ougrave plus rien ne viendrait contredire

la reacutealiteacute premiegravere du choix la survie de lrsquoacircme serait donc moins le triomphe de la vie sur

la mort que le triomphe de la logique sur lrsquoillogique ndash il ne faut donc pas srsquoeacutetonner de

lrsquointeacuterecirct de la philosophie pour une telle promesse drsquoautant que nous avons insisteacute sur le

fait que lrsquoascegravese du philosophe eacutetait choisie et non pas subie cette vie asceacutetique apparais-

sant comme ce qursquoil y a de plus logique comme choix de vie et eacutetant donc deacutejagrave un petit

triomphe du choix en attendant la grande victoire que devrait permettre la mort

Si nous parlons bien de choix et non de liberteacute et si nous venons de prendre pour

exemple un choix qui nrsquoest pas un choix entre deux alternatives qui se valent plus ou moins

mais un choix qui surclasse tout autre choix envisageable crsquoest bien parce que le triomphe

post corporis mortem du choix ne saurait se deacutefinir par une indeacutetermination complegravete qui

laisserait lrsquoacircme libre de faire nrsquoimporte quel choix le triomphe du choix nrsquoest pas le

triomphe de la possibiliteacute de choisir mais bien le triomphe du choix que lrsquohomme ne peut

que faire en toute logique et que la finitude ne cesse de contrecarrer agrave savoir la satisfaction

complegravete du deacutesir de savoir la communion avec le cosmos autant dire lrsquoautosuffisance

absolue la reacutesolution deacutefinitive de tous les problegravemes qui se posent ineacutevitablement agrave

lrsquohomme tel est le grand paradoxe du triomphe du choix que doit permettre la survie post

210

corporis mortem de lrsquoacircme il se deacutefinit preacuteciseacutement par la suppression de la neacutecessiteacute de

choisir il rend le choix en tant qursquoacte superflu ce nrsquoest donc pas la liberteacute au sens sar-

trien drsquoindeacutetermination absolue qui doit triompher dans la vie apregraves la mort mais bien le

choix au sens de ce que lrsquohomme est spontaneacutement porteacute agrave choisir ce qursquoil cherche agrave ac-

complir et que rien ne devrait logiquement entraver ce qui est rechercheacute crsquoest un choix agrave

la fois deacutelibeacutereacute et indiscutable ce qui ici-bas est agrave la fois concregravetement impossible et ce-

pendant envisageacute comme eacutetant notre eacutetat laquo normal raquo

Agrave aucun moment la philosophie agrave moins de deacutegeacuteneacuterer en mysticisme voire en char-

latanisme nrsquoa preacutetendu offrir la possibiliteacute de reacutetablir parfaitement cette norme de notre

vivant tout au plus peut-elle prendre acte de notre reacutevolte permanente contre notre condi-

tion et nous aider agrave la rendre vivable le monde grec a laisseacute agrave la moderniteacute chreacutetienne le

soin de laisser la reacutevolte meacutetaphysique se deacutevelopper mais la revendication du droit agrave une

vie ougrave rien pas mecircme la finitude ne viendrait contrecarrer la veacuteriteacute premiegravere du choix est

loin drsquoecirctre totalement absente du monde grec si lrsquoon en croit la communication de Dorison

eacutevoquant Plotin lors du congregraves de Nice de lrsquoassociation Budeacute en 1935

laquo La mort avec lrsquoecirctre inteacuterieur constituerait comme la vision lumineuse drsquoune feacuteerie ougrave tous portants se sont eacutecrouleacutes mais ougrave des portants secrets se preacuteparent (hellip) La mort est creacuteatrice drsquoorganisme le deacuteveloppement drsquoun œuf humain cette cellule jusqursquoau huitiegraveme stade lrsquoeacutepanouissement des ampoules ceacutereacutebrales dans une tecircte distincte le jeu de lrsquoassimilation fonc-tionnelle ce lot de merveilles peut eacuteclairer drsquoanalogies le peacuterisprit ne srsquoenvisage pas que du point de vue statique raquo277

Le peacuterisprit est une image suppleacutementaire emprunteacutee agrave la Palingeacuteneacutesie de Charles Bonnet

de ce que lrsquoon pouvait espeacuterer obtenir dans le cadre des mystegraveres drsquoEacuteleusis une sorte de

renaissance par laquelle se manifesterait la richesse de notre inteacuterioriteacute un renouveau qui

consiste plutocirct en un reacutetablissement de lrsquohomme dans lrsquoecirctre qui lui revient de droit mani-

festant ainsi une revendication qui nrsquoest donc pas neacutee avec le christianisme mais que ce

dernier a exacerbeacutee en rendant plus eacutetanches que jamais entre elles les deux sphegraveres de la

nature et de lrsquoesprit le monde grec eacutetait encore le monde drsquoune interpeacuteneacutetration eacutetroite de

ces deux sphegraveres qui pour ecirctre distinctes nrsquoen eacutetaient pas moins suffisamment compleacute-

mentaires pour que le passage de lrsquoun agrave lrsquoautre puisse srsquoopeacuterer avec une relative

simpliciteacute le christianisme en revanche a consideacuterablement resserreacute le pont entre les

deux mondes comme le deacutemontre Marcel Gauchet dans Le Deacutesenchantement du monde

qui srsquoemploie agrave preacutesenter le christianisme comme laquo la religion de la sortie de la religion raquo

dans la mesure ougrave il place lrsquoautre (que lrsquoon peut grossiegraverement assimiler au divin) non pas

277 Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves p332-333

211

comme les cultes paiumlens dans la nature qui entoure lrsquohomme mais dans un laquo au-delagrave raquo Le

christianisme par la figure du Dieu-homme que constitue Jeacutesus consacre la fracture radi-

cale entre ici-bas et lrsquoau-delagrave de fait si Dieu doit srsquoincarner dans la personne du Christ

pour apparaicirctre aux hommes cela signifie que les deux regravegnes en temps normal ne com-

muniquent pas et qursquoil y a entre eux une diffeacuterence ontologique fondamentale et pour ainsi

dire infranchissable En somme le christianisme a rendu plus aigueuml que jamais la deacutemarca-

tion entre les deux ordres de reacutealiteacute faisant sauter le verrou de ce qui preacutemunissait

lrsquohomme contre la tentation drsquoune reacutevolte effectivement promeacutetheacuteenne et maintenait agrave

lrsquoeacutetat non-promeacutetheacuteen la revendication du droit au triomphe du choix Dans ce cadre heacuteriteacute

de la reacuteveacutelation chreacutetienne tout le souci du fidegravele sera deacutesormais de se rendre digne

drsquoacceacuteder agrave cet au-delagrave dont il est ontologiquement seacutepareacute sans pouvoir ecirctre certain que les

moyens qursquoil mettra en œuvre seront les bons ni mecircme pouvoir renier totalement la sphegravere

terrestre dans laquelle il a eacuteteacute placeacute par le creacuteateur

Ce divorce a notamment eacuteteacute analyseacute par Schelling dans Clara ce dialogue inacheveacute

que lrsquoon pourrait comparer agrave un diamant non encore tailleacute de mecircme drsquoailleurs que son per-

sonnage eacuteponyme porte-parole drsquoune laquo intuition philosophique raquo constituant un point de

deacutepart qui certes ne se suffit pas agrave lui-mecircme et demande la meacutediation de la reacuteflexion

celle-lagrave mecircme qursquoapportent notamment le pasteur et le meacutedecin mais nrsquoen est pas moins

un point de deacutepart obligeacute de mecircme que la nature elle-mecircme ndash cette comparaison nrsquoest pas

artificielle puisque Schelling nrsquoa de cesse de rappeler que la nature est pleine de manifesta-

tions de lrsquoabsolu qui sont autant drsquooccasions drsquointuitions philosophiques devant donner

accegraves agrave terme agrave la connaissance absolue ou pour reprendre les termes schellingiens au

triomphe de lrsquointeacuterieur sur lrsquoexteacuterieur encore faut-il ne pas laquo brucircler les eacutetapes raquo comme

aurait tendance agrave srsquoy fourvoyer la philosophie moderne aux yeux de Schelling ndash sa critique

visait sans doute tout particuliegraverement Hegel et eacutetait en quelque sorte annonciatrice du

classement actuel de la philosophie parmi les laquo sciences humaines raquo envisageacutees en opposi-

tion aux laquo sciences exactes raquo classement qui prive de faccedilon totalement arbitraire la

philosophie de tout lien avec des savoirs avec lesquels elle a pourtant une histoire com-

mune comme la meacutedecine la physique la biologie ou les matheacutematiques

laquo Lrsquoancienne meacutetaphysique se deacuteclarait par son nom comme une science qui suivait la connais-sance de la nature en eacutetait la continuation accrue elle prenait donc la connaissance par-delagrave la physique dont elle se faisait gloire en un certain sens vigoureux et ample seul sens en lequel on puisse satisfaire au deacutesir de connaicirctre La philosophie moderne a supprimeacute sa relation im-meacutediate agrave la nature ou alors nrsquoa pas su la maintenir et srsquoest mise agrave deacutedaigner fiegraverement tout lien avec la physique en maintenant ses preacutetentions agrave atteindre un monde inteacuterieur elle nrsquoeacutetait

212

plus meacutetaphysique mais elle eacutetait hyper-physique Crsquoest maintenant seulement que srsquoest mon-treacutee sa totale impuissance agrave reacutealiser le but proposeacute raquo278

Schelling a ce meacuterite de rappeler que penser la nature comme subordonneacutee au monde des

esprits revient agrave reconnaicirctre qursquoil existe un lien entre les deux et qursquoaucune eacutetape du che-

minement devant conduire in fine agrave la connaissance absolue ne doit ecirctre neacutegligeacutee ndash de ce

point de vue parce qursquoil redonne agrave la philosophie son statut de dynamique agrave lrsquoencontre de

tout laquo systeacutematisme raquo eacutetriqueacute eacutecrivant notamment que laquo seul peut ecirctre montreacute le passage

scientifique du domaine de la nature agrave celui du monde spirituel raquo279 Schelling peut ecirctre

consideacutereacute comme lrsquoun des modernes qui ont le mieux compris la laquo leccedilon raquo de Platon du

moins telle que nous lrsquoavons commenteacutee ici mecircme ce qui justifie qursquoil ait choisi lui aussi

la forme du dialogue celle qui convient le mieux pour lrsquoexpression drsquoune penseacutee qui re-

connaicirct et assume drsquoecirctre en continuelle gestation Il faut cependant se garder drsquoenvisager

Clara comme une version allemande du Pheacutedon certes le but premier de Schelling nrsquoest

pas de deacutemontrer lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme mais bien comme son titre lrsquoindique de montrer

que le lien entre la nature et le monde des esprits est proprement pensable et que lrsquoeacutelan vers

la connaissance nrsquoest pas vain ce qui le rapproche de la deacutemarche platonicienne Toute-

fois Schelling met aussi en avant lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquoacircme est moins une entiteacute

indeacutependante qursquoune copule permettant lrsquounion du corps avec lrsquoesprit ideacutee qui nrsquoaurait pu

ecirctre le fait de Platon pour qui lrsquoesprit le noucircs eacutetait une partie de lrsquoacircme ndash Schelling propose

donc un deacutepassement drsquoun dualisme qui eacutetait encore agrave lrsquoœuvre dans lrsquoAntiquiteacute et qui

nrsquoeacutetait pas encore probleacutematique pour Platon fidegravele agrave sa conception de la penseacutee Schel-

ling se devait avant de deacutepasser ce dualisme en tenir compte et donc le mettre en scegravene

avec lrsquointervention du religieux

laquo Nous nrsquoavons en nous qursquoun seul point ouvert par ougrave le ciel puisse apparaicirctre Crsquoest notre cœur ou plus exactement notre conscience Nous trouvons en elle une loi et une deacutetermination qui ne peut ecirctre de ce monde contre lequel bien plutocirct elle combat et ainsi elle nous tient lieu de gage drsquoun monde supeacuterieur et eacutelegraveve celui qui a appris agrave la suivre agrave la penseacutee consolante de lrsquoimmortaliteacute raquo280

Crsquoest donc le meacutedecin un homme de sciences au sens moderne et galvaudeacute du terme qui

va prendre la deacutefense de lrsquoexistence du lien entre le monde naturel et le monde des esprits

et subseacutequemment de lrsquoideacutee drsquoimmortaliteacute situant lrsquohomme agrave mi-chemin entre le monde

naturel et le monde des esprits la mort eacutetant la cause du passage de son ecirctre dans le monde 278

SCHELLING Friedrich Wilhelm Clara ou Sur la liaison de la nature avec le monde des esprits SW XI p3 eacuted Cotta ndash Toutes les citations de Clara sont tireacutees de la traduction drsquoEacutelisabeth Kessler reacuteviseacutee par Pas-cal David et Alexandra Roux 279

Opcit SW XI p5 eacuted Cotta 280

Opcit SW XI p17 eacuted Cotta

213

des esprits laquo si bien que ni de cette vie ni de lrsquoautre on ne peut dire qursquoelle forme un tout

mais seulement le cocircteacute drsquoun tout indivis raquo281 Si lrsquoun de ces deux mondes eacutetait un tout agrave lui

seul il nrsquoy aurait pas de passage possible il nrsquoy aurait mecircme pas de mort en rendant son

sens agrave lrsquoideacutee drsquoun lien entre le monde naturel et le monde des esprits Schelling redonne un

sens agrave lrsquointuition centrale de lrsquoau-delagrave que lrsquoon peut deacutejagrave avoir ici-bas et souligne donc que

lrsquoeffort du philosophe nrsquoest pas vain le laquo commerce avec des choses supra-mondaines et

ceacutelestes raquo282 que lrsquoacircme entretient deacutejagrave durant la vie corporelle tire son origine du fait que

tout est dans tout et que mecircme le niveau le plus bas de lrsquoecirctre naturel renferme des preacutesages

du monde spirituel ne serait-ce que dans son organisation lrsquointuition philosophique en

tant qursquoelle donne un avant-goucirct de la reacuteconciliation de deux sphegraveres artificiellement oppo-

seacutees lrsquoune agrave lrsquoautre peut ecirctre consideacutereacutee comme une laquo petite mort raquopour ainsi dire une

beautiful agony comme les anglo-saxons nomment lrsquoorgasme au sens ougrave elle donne un

avant-goucirct du triomphe de lrsquointeacuterieur sur lrsquoexteacuterieur ou pour le dire avec nos propres

termes du triomphe absolu du choix dont la philosophie ne saurait jamais offrir qursquoune

eacutebauche imparfaite une anticipation qui ne sera jamais que relative mais qui en vaut tout

de mecircme la peine

laquo Nous pouvons donc degraves ici-bas commencer agrave reacutealiser ce qui nous attend dans lrsquoautre vie agrave savoir la subordination de lrsquoexteacuterieur agrave lrsquointeacuterieur tous les discours des philosophes ne sont-ils pas remplis drsquoexpressions de ce genre comme lorsqursquoils parlent de lrsquoamant de la sagesse qui degraves ici-bas vit tel un mort raquo283

Malgreacute la tregraves grande distance qui seacutepare les deux auteurs notre commentaire des eacutecrits de

Schelling rappelle agrave srsquoy meacuteprendre celui qui a eacuteteacute fait concernant les eacutecrits de Platon et

crsquoest tout agrave fait volontairement que lrsquoon met en valeur cette ressemblance symptomatique

drsquoune relative similitude de situation lrsquohomme grec traditionnellement se preacutemunissait

contre la tentation drsquoune reacutevolte promeacutetheacuteenne restant au stade de la reacutevolte non-

promeacutetheacuteenne (qui nrsquoest pas neacutecessairement preacute-promeacutetheacuteenne pour autant) en affirmant

que le triomphe du choix deviendrait enfin possible apregraves la mort du corps mais cette ideacutee

avait perdu de son eacutevidence aux yeux drsquoune jeunesse atheacutenienne priveacutee de repegraveres La si-

tuation est encore plus critique pour Schelling dont les eacutecrits portent la marque drsquoune

fracture consommeacutee entre deux ordres de reacutealiteacute qui nrsquoeacutetaient que diffeacuterencieacutes tout en res-

tant compleacutementaires dans lrsquoAntiquiteacute fracture reacutesultant du passage drsquoun monde qui se

preacutemunissait contre la reacutevolte deacuteclareacutee agrave un monde qui faute de la leacutegitimer prenait le

281 Opcit SW XI p32 eacuted Cotta 282 Opcit SW XI p52 eacuted Cotta 283 Opcit SW XI p60 eacuted Cotta

214

risque qursquoelle se produise en rendant plus eacutetroit que jamais le pont devant mener au monde

ougrave le triomphe du choix serait enfin possible agrave cet eacutegard on peut envisager le fourvoie-

ment auquel se laisserait aller drsquoapregraves Schelling la philosophie moderne comme lrsquoune des

conseacutequences et non la moins perverse de la perte de ce qui avait eacuteteacute pendant si long-

temps un garde-fou pour la penseacutee ndash non pas qursquoil faille incriminer le christianisme en tant

que tel mais tenir compte des effets heacuteteacuteroteacuteliques de sa reacuteception Si lrsquohomme grec se

preacutemunissait contre la tentation de laisser sa revendication du droit au triomphe du choix

deacutegeacuteneacuterer en reacutevolte laissant au Titan Promeacutetheacutee la responsabiliteacute de la reacutevolte lrsquohomme

chreacutetien en revanche laisse ouverte le risque de la reacutevolte dont il doit deacutesormais assumer

seul la responsabiliteacute exacerbant sa revendication du droit au triomphe du choix en se re-

preacutesentant par la figure drsquoAdam Monde naturel et monde divin donc matiegravere et esprit

srsquointerpeacuteneacutetraient encore suffisamment dans le monde grec pour que la tentation et la res-

ponsabiliteacute de la reacutevolte soient incarneacutees par un ecirctre divin qui en deacutechargeait les hommes

tandis que les deux ordres de reacutealiteacutes sont si seacutepareacutes lrsquoun de lrsquoautre dans le monde chreacutetien

que la tentation et la responsabiliteacute de la reacutevolte ne peuvent plus incomber qursquoaux hommes

Il nrsquoempecircche que le fond commun reste la revendication par lrsquohomme du droit agrave une vie

marqueacutee par le triomphe absolu du choix au sens de la disparition de toute entrave agrave la sa-

tisfaction du choix spontaneacute de lrsquohomme agrave commencer par la finitude et la neacutecessiteacute mecircme

de choisir pour le dire en termes grecs nous baptisons laquo reacutevolte non-promeacutetheacuteenne raquo la

revendication du droit agrave lrsquoaccomplissement de lrsquoἀρετή de lrsquohomme de son excellence et si

cette reacutevolte a su rester non-promeacutetheacuteenne crsquoest preacuteciseacutement parce les Grecs tout en pre-

nant acte que la reacutealisation de cette excellence nrsquoeacutetait pas possible ici-bas ont adheacutereacute agrave la

possibiliteacute de cette reacutealisation dans la mort non pas tellement pour exprimer cette reacutevolte

mais au contraire pour mieux se preacutemunir contre la tentation drsquoagir pour obtenir lrsquoἀρετή

pleine et entiegravere ici-bas ce qui serait revenu agrave donner agrave cette reacutevolte une dimension promeacute-

theacuteenne qursquoelle ne peut et ne doit pas avoir sous peine de conduire agrave lrsquoὕϐρις

3 Platon ou le nouveau garde-fou contre la tentation de la reacutevolte

Lrsquohomme grec en geacuteneacuteral et lrsquoAtheacutenien en particulier avec lrsquoaide notamment de ses

auteurs tragiques se preacutemunissait donc contre le risque de laisser eacuteclater la tentation drsquoune

reacutevolte ouverte contre ce qursquoil nrsquoaurait mecircme pas encore oseacute appeler sa condition si les

grands tragiques grecs que sont Sophocle et Euripide ont eacutecrit leurs œuvres les plus ceacute-

legravebres alors qursquoAthegravenes eacutetait en pleine guerre contre Sparte ce nrsquoeacutetait sans doute pas par

215

hasard mais bien parce que le risque de se laisser aller agrave lrsquoὕϐρις eacutetait consideacuterablement ac-

cru par le contexte belliqueux Qursquoen eacutetait-il du philosophe que lrsquoon envisage si souvent

avec plus ou moins de pertinence comme la conscience neacutegative de son temps Il est in-

discutable que Platon prend acte du caractegravere insupportable de ce qursquoil nrsquoappelait pas

encore notre finitude comme le reacutevegravele White montrant du doigt le vocabulaire militaire

employeacute dans le Pheacutedon

These metaphors are primarily military All particulars are laquo doing battle raquo with each other and with themselves in order to move toward the Forms Presumably the military motif de-pends on the fact that particulars are often embedded in matter and must therefore laquo fight raquo against this aspect of these nature when seeking the higher degree of reality284

Mecircme si le rapport entre lrsquoacircme et le corps nrsquoest pas exactement analogue agrave celui

qursquoentretient la forme intelligible avec lrsquoobjet particulier il nrsquoempecircche que lrsquohomme lui

aussi se bat contre sa propre mateacuterialiteacute en tant qursquoobstacle agrave lrsquoaccomplissement de son

ἀρετή qui reste agrave acqueacuterir ici-bas tout en eacutetant absolument constitutive de son ecirctre le pro-

blegraveme ne se limite cependant pas agrave la finitude puisque lrsquohomme cherche agrave atteindre son

excellence sans savoir preacuteciseacutement en quoi elle consiste pour la bonne raison qursquoil nrsquoen a

jamais eu de repreacutesentation parfaite sous ses yeux Feacutedier souligne toutefois que cette si-

tuation qui pourrait ecirctre deacutesespeacutereacutee est sauveacutee du deacutesespoir par Socrate qui deacutemontre

qursquoil nrsquoest pas neacutecessaire de savoir ce qursquoest un homme digne de ce nom pour le devenir et

qursquoil suffit de vouloir le savoir ce qui est deacutejagrave contraignant pour un homme brillant mais

peu curieux comme Meacutenon et encore plus pour un reacuteactionnaire comme Anytos

laquo Le dialogue est parvenu agrave son point culminant alors que tout semblait perdu crsquoest preacuteciseacute-ment maintenant qursquoon peut comprendre Quoi Que lrsquoon peut ecirctre un homme sans savoir ce qursquoest un homme Et ici lrsquoexemple crsquoest Meacutenon lui-mecircme Mais il y a une condition celle drsquoecirctre porteacute par le deacutesir de savoir raquo285

Essayons de deacutetailler le monde grec en geacuteneacuteral et Platon en particulier nrsquoignoraient pas

lrsquoexistence drsquoun eacutecart pratiquement impossible agrave combler entre ce que lrsquohomme se sent en

droit drsquoattendre de ses pouvoirs intellectuels et la reacutealiteacute de la reacutesistance que sa finitude

notamment du point de vue de la reacutealiteacute mateacuterielle oppose agrave ce que nous appelons le

triomphe du choix nous lrsquoavons amplement lu Platon formule explicitement un sentiment

de privation originel dont la citeacute se deacutechargeait en lrsquoattribuant agrave des personnages my-

284 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo p192 laquo Ces meacutetaphores sont surtout mili-taires Chaque objet particulier laquo livre bataille raquo contre chaque autre objet et contre soi-mecircme afin drsquoaller vers les Formes Le motif militaire repose probablement sur le fait que les objets particuliers sont souvent enfon-ceacutes dans la matiegravere et doivent par conseacutequent laquo combattre raquo contre cet aspect de la nature quand ils recherchent le plus haut degreacute de reacutealiteacute raquo 285 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes p91

216

thiques ceux-lagrave mecircme qursquoelle faisait monter sur la scegravene de la trageacutedie mais agrave lrsquoeacutepoque

de Platon les poegravetes tragiques ont failli agrave leur tacircche ils ont eacuteteacute impuissants agrave empecirccher la

citeacute de se fourvoyer dans lrsquoὕϐρις ils auraient mecircme favoriseacute le deacuteveloppement de troubles

non seulement par des repreacutesentations deacutevoyeacutees du divin mais aussi par leur conduite per-

sonnelle et crsquoest ce qui permet agrave Pierre Pontier de voir en Agathon un fauteur de troubles

clairement deacutesigneacute comme tel laquo Dans le Banquet il est lrsquoune des deux sources de

θόρυβος avec Alcibiade mais dans une moindre mesure Comme le politicien le jeune

poegravete deacutechaicircne laquo un tumulte drsquoacclamations raquo (ἀναθορυβῆσαι) dans lrsquoassistance raquo286 Du

fait de lrsquoincompeacutetence des tragiques en preacutesence la vie terrestre reste fondamentalement

illogique pour ne pas dire anormale laquo Ecirctre humain crsquoest avoir une acircme priveacutee des pou-

voirs qursquoelle devrait avoir et exileacutee du lieu ougrave elle devrait ecirctre raquo287 dit Monique Dixsaut

commentant le mythe du Phegravedre dans lequel lrsquoacircme ne peut cependant srsquoen prendre qursquoagrave

elle-mecircme drsquoavoir eacuteteacute seacuteduite par lrsquoattrait de la matiegravere bigarreacutee De ce fait le combat de

lrsquoacircme ne saurait se reacuteduire agrave une reacutevolte contre la corporeacuteiteacute et Dixsaut par ailleurs intro-

duit aussitocirct apregraves cette preacutecision

laquo Ce nrsquoest donc pas lrsquoincarnation qui est pour lrsquoacircme la veacuteritable cause de son ignorance Toute acircme drsquohomme est habiteacutee par des forces folles et inhumaines et la perte du pouvoir divin des ailes permet agrave ces forces de se donner libre cours Tous les hommes depuis le philosophe jus-qursquoau tyran ont en commun lrsquoincapaciteacute agrave saisir immeacutediatement lrsquointelligible mais tous en ont aperccedilu quelque chose et peuvent srsquoils le deacutesirent srsquoen ressouvenir raquo288

On a beau jeu drsquoaccuser lrsquoincarnation de nous barrer le chemin vers lrsquoabsolu que nous con-

voitons notre acircme nrsquoa tout simplement pas le pouvoir de lrsquoacqueacuterir ici-bas et il nrsquoy a pas

de sens agrave lutter contre le corps ce ne serait que du temps perdu pour le deacuteveloppement des

faculteacutes dont nous beacuteneacuteficions deacutejagrave de fait la notion de reacutevolte est en elle-mecircme totale-

ment absente de lrsquoœuvre de Platon qui propose moins une lutte ouverte contre la condition

corporelle que la possibiliteacute drsquoune autonomie relative de lrsquoacircme se faisant jour gracircce agrave

lrsquoactiviteacute philosophique il propose moins de reacuteussir agrave penser malgreacute le corps que de reacuteussir

agrave penser avec le corps laquo Le problegraveme nrsquoest donc pas celui des rapports de lrsquoacircme et du

corps en geacuteneacuteral mais de la faccedilon dont une acircme vit son corps Le corps nrsquoest pas en soi un

tombeau mais mon corps peut lrsquoecirctre srsquoil mrsquoimpose de vivre ce recircve trouble dont seule la

penseacutee me reacuteveille raquo289 Platon ne cherche agrave aucun moment agrave nier que ce qursquoil nrsquoappelait

pas encore la finitude oppose un obstacle permanent agrave lrsquoaccomplissement de lrsquoἀρετή de

286 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon p 140 287 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre p185 288 Ibid 289 Opcit p189

217

lrsquohomme mais il nous dit aussi par lrsquoexemple de Socrate qursquoen assumant notre condition

corporelle nous nrsquoen avons que drsquoautant plus de meacuterite agrave poursuivre nos efforts La reacutevolte

contre ces obstacles dus agrave notre nature est voueacutee agrave lrsquoeacutechec mais il reste leacutegitime de reven-

diquer notre droit agrave perseacuteveacuterer dans notre ecirctre cette phrase nrsquoest qursquoapparemment

contradictoire car la perseacuteveacuterance dans notre ecirctre propre reacuteside preacuteciseacutement dans le consen-

tement agrave ce que notre veacuteriteacute premiegravere reacutesidant dans le choix soit contrecarreacutee par notre

finitude il ne faut donc renoncer ni au choix ni agrave la finitude le premier aspect eacutetant tout

aussi constitutif de lrsquoecirctre humain que le second Agrave cet eacutegard affirmer que lrsquoacircme est immor-

telle crsquoest reconnaicirctre que lrsquohomme est parfaitement fondeacute agrave revendiquer son droit agrave faire

du choix le principe de sa vie mais crsquoest aussi dire qursquoune vie entiegraverement choisie ne peut

ecirctre qursquoun espoir aussi longtemps qursquoil vivra sur terre Les mythes eschatologiques de

mecircme que les trageacutedies expriment donc moins une reacutevolte qursquoune volonteacute de se libeacuterer de

la tentation drsquoune reacutevolte promeacutetheacuteenne qui relegraveverait de lrsquoὕϐρις ils srsquoefforcent de mainte-

nir la revendication du droit au triomphe du choix agrave lrsquoeacutetat non-promeacutetheacuteen ndash agrave cet eacutegard le

philosophe entreprend de poursuivre la laquo mission raquo civique qui avait eacuteteacute jusqursquoagrave preacutesent

deacutevolue aux poegravetes tragiques lesquels ne suffisent plus agrave une citeacute ravageacutee par sa deacutefaite

face aux Laceacutedeacutemoniens Le philosophe deacuteleacutegitime mecircme totalement la reacutevolte en mon-

trant que celle-ci non contente drsquoecirctre voueacutee agrave lrsquoeacutechec est inutile dans la mesure ougrave reacuteduire

lrsquoinfluence de la finitude agrave sa portion congrue ne neacutecessite pas drsquoefforts hors de porteacutee de

lrsquohomme mais tout au plus une formation que Platon proposait de suivre dans le cadre de

lrsquoAcadeacutemie En effet Socrate ne vit nullement sauf agrave lrsquoexprimer en termes imageacutes en

marge de la citeacute ce qui indique que la philosophie affirme que pour reacuteussir au moins dans

la mesure des moyens dont lrsquohomme dispose ici-bas lrsquoexpeacuterience drsquoextase attribueacutee jadis agrave

des ecirctres surhumains290 une formation correctement suivie suffit deacutesormais sans

qursquointervienne un don divin Socrate affirme bien avoir eu la reacuteveacutelation de sa mission phi-

losophique gracircce aux propheacuteties deacutelivreacutees agrave Delphes au temple drsquoApollon mais

lrsquointervention divine se limite justement agrave la reacuteveacutelation agrave aucun moment Socrate ne reven-

dique une quelconque surhumaniteacute son activiteacute reacuteflexive tire son origine de capaciteacutes qursquoil

juge avoir en commun avec ses interlocuteurs ndash sans quoi le dialogue ne serait mecircme pas

envisageable Il nrsquoexiste donc aucune raison pour se reacutevolter contre le fait drsquoecirctre un animal

fini corporel et mortel toute reacutevolte contre lrsquoordre du monde et le place qui y est assigneacutee

agrave lrsquohomme est absente de lrsquoœuvre de Platon qui au lieu de deacuteplorer les obstacles interdi-

290 Cf Annexe 10

218

sant agrave lrsquohomme lrsquoaccomplissement complet et immeacutediat de ce que devrait lui permettre le

privilegravege dont il beacuteneacuteficie au sein de la nature se feacutelicite de ce privilegravege et acquiesce agrave tous

les possibles qursquoil lui ouvre preacuteciseacutement en revendiquant le droit de perseacuteveacuterer dans les

caracteacuteristiques qui en deacutecoulent loin drsquoecirctre une philosophie de meacutecontent de soi comme

lrsquoaffirmait Alain la philosophie de Platon prend soin de ne pas ajouter agrave la deacutetresse que

peut susciter la finitude une seconde deacutetresse causeacutee par lrsquoimpasse dans laquelle nous con-

duirait une reacutevolte deacuteclareacutee contre notre propre condition

Au relatif flou dans lequel nous laissait lrsquohypothegravese de la laquo quecircte du meilleur im-

possible raquo qui ne rendait pas justice au fait que lrsquohomme nrsquoest pas seulement insatisfait de

lui-mecircme mais aussi de son environnement succegravede maintenant gracircce agrave lrsquohypothegravese de la

reacutevolte non-promeacutetheacuteenne la quasi-certitude du fait que la conception de lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme constitue chez Platon lrsquoexpression drsquoune volonteacute drsquoeacutechapper agrave la tentation drsquoune reacute-

volte ineacutevitablement voueacutee agrave lrsquoeacutechec contre la part non-choisie de la condition humaine

Les mythes eschatologiques nous disent que lrsquohomme est bien un ecirctre de choix et qursquoil

vaut la peine drsquoagir de maniegravere agrave ce que ce choix qui est notre veacuteriteacute pheacutenomeacutenologique

premiegravere soit ce qui triomphe agrave terme mais que ce triomphe doit rester un espoir aussi

longtemps que nous vivons sur terre sous peine de prendre le risque drsquoecirctre coupables

drsquoὕϐρις la reacutevolte nrsquoest pas totalement illeacutegitime en tant qursquoelle est ce par quoi nous eacutevi-

tons de reacutesumer notre agir agrave la satisfaction des besoins mateacuteriels mais elle doit rester

sinon larveacutee en tout cas non-promeacutetheacuteenne elle doit srsquoen tenir agrave ce que lrsquohomme est ca-

pable de vaincre ici-bas agrave savoir reacutefreacutener ses appeacutetits grossiers pour laisser srsquoeacutepanouir la

reacuteflexion logique ce qui est deacutejagrave une reacuteussite et non des moindres Mecircme sans lrsquointerdit

quasi-religieux (avant la lettre) dont eacutetait frappeacutee lὕϐρις dans le monde grec cette mise en

garde implicite de Platon reste drsquoactualiteacute en tant qursquoelle nous preacutemunirait contre une co-

legravere contre-productive si elle eacutetait suffisamment eacutecouteacutee loin drsquoecirctre la manifestation drsquoun

orgueil humain ces mythes au contraire rappellent agrave lrsquohomme quelle est sa juste place sur

terre et lrsquoinvitent agrave accepter la vie telle qursquoelle est En somme loin drsquoecirctre une reacuteponse agrave

une quelconque peur de la mort la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme peut au contraire

apparaicirctre comme une reacuteponse agrave une eacuteventuelle peur de la vie

219

Chapitre 3 La peur de la vie

En concluant avec un exposeacute de cette ideacutee nous en arrivons au terme de nos reacute-

flexions agrave retourner complegravetement le preacutejugeacute eacutevoqueacute en introduction suivant lequel la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme serait une reacuteponse agrave une eacuteventuelle peur de la mort

si cette hypothegravese se confirmait ce serait donc en fait tout le contraire Cette notion de

laquo peur de la vie raquo peut surprendre il est vrai qursquoil est plutocirct inhabituel drsquoenvisager la vie

comme pouvant inspirer la peur tant il semble eacutevident que crsquoest la mort qui doit inspirer la

terreur et que la vie ne saurait ecirctre qursquoun bien inestimable mais il faut se meacutefier des

fausses eacutevidences si lrsquoon demande agrave un individu quelconque srsquoil a peur de la mort il nrsquoest

pas si eacutevident qursquoil nrsquoy paraicirct que sa reacuteponse sera positive il reacutepondra laquo oui raquo ou laquo non raquo

suivant ce que lui inspirent ses convictions religieuses philosophiques eacutethiques ou meacuteta-

physiques Concernant lrsquoideacutee drsquoune peur de la vie le mirage de lrsquoeacutevidence est encore plus

puissant si lrsquoon demande agrave un individu pris au hasard srsquoil a peur de la vie il y a de fortes

chances pour qursquoil nous reacuteponde laquo non raquo en ouvrant des yeux ronds drsquoeacutetonnement devant

une question aussi insolite et finisse par nous rire au nez pourtant si on lui demande srsquoil

craint la souffrance la maladie et le vieillissement il y a de plus grandes chances pour que

la reacuteponse soit positive si on lui demande srsquoil redoute aussi la faim la fatigue et cherche agrave

les eacuteviter il est plus que probable que la reacuteponse sera eacutegalement positive or ces maux

font partie de la vie ils lui sont mecircme intrinsegravequement lieacutes ils sont ineacutevitables pour tout

ecirctre vivant font partie des conditions suivant lesquelles la vie est accordeacutee aux hommes

sur terre mecircme la mort fait partie de la vie Le fait est donc lagrave la vie nrsquoest pas tout entiegravere

aimable du moins elle nrsquoest pas toute entiegravere aimeacutee elle nrsquoest pas pure elle comporte tout

un pan de faits non-choisis que lrsquohomme ne tolegravere pas et dont lrsquoeacutelimination ne pourrait ecirctre

assureacutee que dans la mort en somme lrsquohomme craint la mort sans aimer veacuteritablement la

vie attitude que Kant lui-mecircme a deacutenonceacutee non sans sarcasme dans ses laquo conjectures sur

les deacutebuts de lrsquohistoire humaine raquo

laquo Certes on ne doit pas savoir tregraves bien appreacutecier la valeur de [la vie] si on peut encore souhai-ter qursquoelle dure plus longtemps qursquoelle ne le fait reacuteellement car ce ne serait lagrave que le prolongement drsquoun jeu qui nous met continuellement aux prises avec mille difficulteacutes Mais agrave la limite on peut ne pas tenir rigueur agrave une faculteacute de juger enfantine de craindre la mort sans

220

aimer la vie et de consideacuterer bien qursquoelle ait du mal agrave tirer de chaque jour de son existence une satisfaction passable qursquoelle ne dispose pas drsquoassez de jours pour recommencer son cal-vaire raquo291

Drsquoune certaine faccedilon nous sommes tous dans le cas du bucirccheron de La Fontaine (Fables

I XVI) qui malgreacute sa vie miseacutereuse et toutes les souffrances qursquoil endure preacutefegravere encore

continuer agrave vivre ainsi plutocirct que reacutepondre agrave lrsquoappel de la mort alors mecircme qursquoil est le

premier agrave se lamenter sur son sort

laquo Le treacutepas vient tout gueacuterir Mais ne bougeons drsquoougrave nous sommes Plutocirct souffrir que mourir Crsquoest la devise des hommes raquo

Cette attitude a aussi eacuteteacute mise en scegravene par Camus dans une scegravene de Caligula ougrave un patri-

cien deacuteclare voyant son prince malade laquo Jupiter prends ma vie en eacutechange de la

sienne raquo292 Caligula reacutetabli le prend au mot et donne lrsquoordre qursquoon lrsquoexeacutecute non pas par

cruauteacute mais par volonteacute de profiter de son pouvoir quasi-illimiteacute sur les hommes qui

lrsquoentourent pour les forcer agrave ecirctre logiques avec eux-mecircmes et agrave assumer pleinement leurs

actes et leurs paroles laquo la vie mon ami si tu lrsquoavais assez aimeacutee tu ne lrsquoaurais pas joueacutee

avec tant drsquoimprudence raquo293 conclut le princeps agrave lrsquoadresse du patricien qursquoil envoie agrave la

mort reacutesumant drsquoune maniegravere saisissante lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquohomme craint la mort

mais nrsquoaime pas assez la vie pour en supporter toutes les vicissitudes et nrsquoen fait mecircme pas

obligatoirement un bien absolu agrave sauvegarder au meacutepris de toute autre consideacuteration Il est

donc probable que la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans la mesure ougrave la survie de lrsquoacircme

doit se traduire par un apregraves-mourir caracteacuteriseacute par lrsquoabolition de tout ce qui rend la vie in-

supportable est moins motiveacutee par la peur de la mort que par la peur de la vie du moins la

peur de la vie telle qursquoelle est crsquoest-agrave-dire partiellement non-choisie

1 Une vie formidable

Quelques-unes des causes de ce qui rend la vie effrayante (tel est le sens premier de

lrsquoadjectif laquo formidable raquo) ont eacuteteacute cerneacutees par la philosophie politique moderne notamment

dans le cadre de la conception du contrat social cette notion eacutetait eacutetrangegravere agrave lrsquoAntiquiteacute

pour qui la vie politique eacutetait lrsquoeacutetat naturel de lrsquohomme mecircme si Platon lui-mecircme bien

291 KANT Emmanuel laquo Conjectures sur les deacutebuts de lrsquohistoire humaine raquo [VII 122] cf Œuvres philoso-phiques II p 518 Traduction de Luc Ferry et Hans Wismann 292 CAMUS Albert Theacuteacirctre reacutecits nouvelles p 92 293 Opcit p 93

221

que ce fut dans le cadre de ce que nous appelons une hypothegravese de laboratoire a reconnu

que le regroupement au sein des citeacutes eacutetait une condition sine qua non de la survie de

lrsquohomme la moderniteacute notamment sous lrsquoinfluence de Hobbes a radicaliseacute cette ideacutee

avec la fiction de lrsquoeacutetat de nature qui situe artificiellement aux premiers acircges de lrsquohumaniteacute

un eacutetat premier ougrave la peur est pour ainsi dire lrsquoeacutetat permanent de la vie humaine Ce qui

rend le pacte social neacutecessaire nrsquoest pas tant le besoin de srsquoassocier pour pouvoir subvenir

aux besoins vitaux mais plutocirct la peur de mourir de mort violente en succombant sous les

coups drsquoautrui lrsquohomme est par nature formidable agrave lui-mecircme au sens ougrave tous les hommes

sont en concurrence les uns contre les autres ayant agrave peu pregraves tous les mecircmes deacutesirs et la

mecircme quantiteacute de force disponible pour les assouvir LrsquoEacutetat le Leacuteviathan ce monstre

froid est un mal neacutecessaire qui sauve lrsquohomme de lrsquoeacutetat de nature le Beacuteheacutemoth un

monstre au sang chaud plus terrible encore En somme la veacuteriteacute premiegravere de la philosophie

politique moderne reacuteside dans lrsquoideacutee suivant laquelle lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme

lrsquoideacutee objectera-t-on nrsquoest pas si moderne qursquoelle en a lrsquoair puisque crsquoest la citation drsquoune

comeacutedie de Plaute mais il nrsquoest pas inutile de resituer dans son contexte cette phrase que

lrsquoon cite aujourdrsquohui agrave tout propos elle est tireacutee de lrsquoAsinaria une piegravece mecirclant intrigues

amoureuses et histoires drsquoargent et constitue une reacuteplique attribueacutee agrave un mercator un mar-

chand un homme drsquoaffaires un personnage que lrsquoon peut donc srsquoattendre dans le cadre

drsquoune comeacutedie agrave ecirctre preacutesenteacute comme un individu quelque peu rapace et precirct agrave deacuteployer

toute une seacuterie drsquoastuces plus ou moins honnecirctes pour srsquoenrichir aux deacutepends drsquoautrui ce

qui implique qursquoen supposant une guerre des uns contre les autres parmi les hommes il ne

fait qursquoavouer la vraie nature de son mode de vie baseacute sur la preacutedation De surcroicirct

laquo Lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme raquo ne traduit qursquoune partie du vers de Plaute qui plus

est moins de la moitieacute Lupus est homo homini non homo quom qualis sit non nouit294 En

drsquoautres termes lrsquohomme ne serait dangereux que pour lrsquohomme qui ne le connaicirctrait pas

assez pour savoir qursquoil est fondamentalement impreacutevisible qursquoil est capable de violence ou

de malveillance agrave lrsquoeacutegard de ses semblables et qursquoil est donc leacutegitime de srsquoen meacutefier Pour

lrsquoAntiquiteacute la peur que lrsquohomme peut inspirer agrave lrsquohomme nrsquoest pas une fataliteacute elle nrsquoest

en tout cas pas veacutecue comme absolument originelle la nouveauteacute qursquointroduit la moderni-

teacute nrsquoest cependant pas radicale dans la mesure ougrave le simple fait que la constitution de lrsquoEacutetat

soit possible suffit agrave prouver que cette peur nrsquoest pas irreacutemeacutediable elle nrsquoen existe pas

moins et peut ecirctre consideacutereacutee comme une cause de ce que nous appelons la peur de la vie

294

Plaut Asin 495 laquo Lrsquohomme est un loup pour lrsquohomme et non un homme quand on sait pas ce qursquoil est raquo

222

Il eacutetait inteacuteressant de prendre pour point de deacutepart le caractegravere laquo formidable raquo re-

connu agrave lrsquohomme par la philosophie du contrat social dans la mesure ougrave cela nous a permis

de mettre lrsquoaccent sur le caractegravere impreacutevisible de lrsquohomme et tel est peut-ecirctre ce qui peut

rendre la vie effrayante pour lrsquohomme En effet pour lrsquohomme creacuteature ouverte agrave tous les

possibles dont la vie ne saurait se reacuteduire agrave lrsquoexeacutecution automatique et quotidienne des

mecircmes gestes ayant pour seule finaliteacute la survie dont les actes ne sauraient avoir pour

cause unique un instinct sur lequel il pourrait se reposer son avenir est incommensurable-

ment plus incertain qursquoil ne lrsquoest pour tout autre animal il nrsquoen a pas moins en commun

avec les animaux drsquoecirctre contraint de composer avec toute une seacuterie drsquoeacuteveacutenements qui cons-

truisent son devenir et sur lesquels il a drsquoautant moins de prise qursquoils sont rarement le fait

de lrsquointervention deacutelibeacutereacutee drsquoautres hommes et ne sont donc pas le fruit de lrsquoaction drsquoun

ecirctre doteacute de libre arbitre pouvant rendre des comptes et lrsquohomme est seul agrave ne jamais

srsquoaccommoder de cet eacutetat de faits On en revient en fait agrave lrsquoimpossibiliteacute drsquoaccepter ce qui

vient contredire le choix lrsquohomme nrsquoest pas seul maicirctre de son destin qui deacutepend de di-

verses causes adventices incontrocirclables personne ne choisit drsquoavoir un grave accident

personne ne choisit drsquoecirctre atteint drsquoune grave maladie personne ne choisit lrsquoheure et le jour

de sa mort et pourtant tous ces eacuteveacutenements contribuent directement agrave deacutefinir notre vie on

peut certes leur accorder une plus ou moins grande importance mais on ne peut jamais

faire comme srsquoils nrsquoeacutetaient pas Vivre crsquoest fondamentalement prendre le risque que tout

ne se passe pas exactement comme preacutevu ce nrsquoest qursquoapregraves la mort drsquoun individu donc a

posteriori que sa vie ne peut plus avoir eacuteteacute autre que ce qursquoelle a effectivement eacuteteacute La

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme permettrait donc de pallier non pas la peur de la mort

en tant qursquoelle est inconnue mais bien la peur de la vie en tant qursquoelle est trop bien connue

crsquoest-agrave-dire caracteacuteriseacutee par le devenir plutocirct que par lrsquoecirctre par lrsquoouverture plutocirct que par

la clocircture sur elle-mecircme La vie fait donc peur dans la mesure ougrave elle est irreacutemeacutediablement

impreacutevisible crsquoest-agrave-dire pleine de risques impreacutevisibles sans lesquels elle ne serait mecircme

pas la vie le ceacutelegravebre humoriste Pierre Desproges ne srsquoy est pas trompeacute en assimilant la vie

agrave une maladie incurable dans un de ses ceacutelegravebres Reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacute-

lires - lrsquohumoriste atteint drsquoun cancer tentait en fait de relativiser la graviteacute de sa maladie

en deacutemontrant sur un ton sarcastique que son sort nrsquoeacutetait guegravere moins enviable que celui

de tout autre homme qui sans souffrir du mecircme mal que lui nrsquoen eacutetait pas moins en tant

qursquohomme voueacute au vieillissement agrave la deacutecreacutepitude agrave la souffrance et agrave la mort

laquo De toute eacutevidence vous ecirctes atteint drsquounehellip drsquounhellip drsquoune maladie agrave eacutevolution lente carac-teacuteriseacutee parhellip par une deacutegeacuteneacuterescence irreacuteversible des cellules ethellip (hellip) Vos jours sont

223

compteacutes agrave mon avis dans le meilleur des cas vous en avez encore pour trente agrave quarante ans Maximum - Mais si ce nrsquoest pas un cancer comment srsquoappelle cette maladie docteur - Crsquoest la vie raquo295

La peur de la mort nrsquoest en fait qursquoune peur de la vie refouleacutee comme nous invite agrave le pen-

ser plus seacuterieusement que Pierre Desproges Jankeacuteleacutevitch

laquo Celui qui ne veut pas avouer son manque de courage devant la mauvaise seconde agrave passer celui que ne veut pas avoir lrsquoair de redouter lrsquoinexistante seconde drsquoangoisse peut fort deacutecem-ment manifester la plus grande inquieacutetude sur sa destineacutee posthume Une telle sollicitude lui fait honneur raquo296

La peur de la mort nrsquoest pas la peur de lrsquoecirctre-mort comme lrsquoexprimait amplement Eacutepi-

cure on ne peut redouter ce qui est inconnu ou ce qui est tenu pour du neacuteant ne peut

eacuteveiller veacuteritablement de lrsquoangoisse que le seul aspect de la mort dont nous avons une rela-

tive connaissance pour avoir neacutecessairement connu des individus qui en ont fait

directement ou indirectement lrsquoexpeacuterience agrave savoir lrsquoensemble des signes avant-coureurs

depuis les plus subtils qui caracteacuterisent la seacutenescence jusqursquoau plus extrecircme qursquoest

lrsquoagonie De telles situations peuvent leacutegitimement susciter lrsquoinquieacutetude mais srsquoils sont

connus crsquoest preacuteciseacutement parce qursquoils font partie de la vie le vieillard est un bientocirct-mort

lrsquoagonisant est un presque-mort mais ni lrsquoun ni lrsquoautre ne sont deacutejagrave morts Craindre

lrsquoinstant mortel crsquoest donc craindre un presque-rien et craindre la mort permet donc de

chasser cette peur inavouable drsquoun presque-rien par une autre peur bien plus grande une

peur de mecircme qursquoun clou chasse lrsquoautre nous parlons pudiquement de peur de la mort

pour ne pas devoir reacuteveacuteler un non-dit celui de la peur de la vie au sens de la vie telle

qursquoelle est et non telle qursquoon la souhaiterait cette peur est inavouable dans la mesure ougrave

elle remet en cause jusqursquoagrave la leacutegitimiteacute de notre existence terrestre avoir peur de la vie

crsquoest avoir peur de tout notre ecirctre de ce que Georges Brassens appelait notre laquo seul luxe

ici-bas raquo297 la mort est donc en quelque sorte hypostasieacutee pour ne pas avoir agrave avouer la

peur de la vie agrave laquelle srsquoajoute la honte drsquoavoir peur de la vie libre agrave nous de nous deacute-

charger de cette peur honteuse et inavouable sur un domaine dont nous nrsquoavons aucune

ideacutee preacutecise il est apparemment moins honteux de craindre une virtualiteacute qursquoune veacuteriteacute

preacutesente de craindre ce qui pourrait arriver plutocirct que notre eacutetat preacutesent mais cette distinc-

tion est artificielle notre eacutetat preacutesent eacutetant justement caracteacuteriseacute par une multitude de

virtualiteacutes la mort nrsquoen eacutetant qursquoune parmi les autres

295 DESPROGES Pierre Les reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacutelires 1 p89 296 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p341 297 BRASSENS Georges laquo Mourir pour des ideacutees raquo Cf Poegravemes et chansons p374

224

La peur de la mort nrsquoest donc qursquoune expression parmi drsquoautres de la peur de la

vie qui peut eacutegalement prendre la forme de la haine de la matiegravere en geacuteneacuteral et du corps en

particulier cette haine apparait quand nous rejetons sur la matiegravere la responsabiliteacute de qui

vient contrecarrer lrsquoaccomplissement du choix Eacutetienne Gilson avait drsquoailleurs eu

lrsquooccasion drsquoeacutevoquer lors du congregraves de Nice de lrsquoassociation Budeacute un courant de penseacutee

meacutedieacuteval effectivement caracteacuteriseacute par une haine du corps et de la nature une laquo misophy-

sie raquo298 et une laquo misosomatie raquo299 prenant de telles proportions que ses deacutefenseurs en

arrivaient agrave meacutepriser les anciens

laquo Preacuteoccupeacutes de souligner la neacutecessiteacute de la gracircce certains en arrivent agrave refuser agrave la nature toute existence leacutegitime en dehors de la gracircce qui sauve Ce sont les apocirctres du contemptus saeculi dont Pierre Damien est un frappant exemple Ennemis de la philosophie ils le sont aus-si des lettres antiques au point de condamner jusqursquoagrave lrsquoeacutetude de la grammaire la nature leur est toujours suspecte et nrsquoa pour eux drsquoautre droit que celui drsquoecirctre mortifieacutee le corps leur est en horreur et ils nrsquoont pas assez drsquoinsultes ni drsquoassez outrageantes agrave lui adresser crsquoest du pus de la sanie un sac drsquoimmondices raquo300

De tels hommes sont loin de repreacutesenter lrsquoensemble de la philosophie du Moyen-Acircge leur

attitude eacutetait plutocirct le fait drsquoune reacuteaction contre un autre courant de penseacutee qui deacutemontrait

au contraire que le christianisme ne se reacuteduisait pas agrave la reacuteveacutelation et affirmait que celle-ci

devait srsquoajouter au respect de la nature Cette attitude de mortification ce laquo coup drsquoeacutetat

contre le corps raquo301 comme Manuel Garcia Cartagena a appeleacute le mysticisme nrsquoa rien agrave

voir avec lrsquoascegravese platonicienne dont elle ne pourrait ecirctre agrave la rigueur qursquoune version deacute-

voyeacutee pour ne pas dire deacutegeacuteneacutereacutee Il nrsquoempecircche que le caractegravere non-choisi des affections

corporelles fait de la neacutegation du corps une tentation agrave laquelle on ne peut manquer drsquoecirctre

sensible quand lrsquoentrave que ces affections opposent agrave notre puissance drsquoagir devient trop

grande par exemple quand notre volonteacute de poursuivre la lecture voire la reacutedaction drsquoun

ouvrage est contrecarreacutee par une faim qui nous paralyse ou par toute autre neacutecessiteacute vitale

ayant le mecircme effet Il serait plus raisonnable dans ce genre de situation de faire une

pause pour mieux reprendre notre effort agrave nouveaux frais et dans de bonnes conditions une

fois les besoins vitaux satisfaits en reacutealiteacute cette attitude que devrait nous dicter le bon

sens pratique nous ne la suivons pas automatiquement nous ne sommes pas suffisamment

maicirctres de notre destin pour deacutecider ou non drsquoavoir faim mais nous le sommes cependant

encore assez pour deacutecider de diffeacuterer la satisfaction du besoin de nourriture fucirct-ce au

298 Cf supra 299 Contrairement agrave la laquo misophysie raquo nous assumons la paterniteacute de ce neacuteologisme 300 Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves p343 301 GARCIA CARTAGENA Manuel laquo Lrsquoacircme chez Oscar Wilde raquo in Lrsquoimaginaire de lrsquoacircme Les cahiers de lrsquoimaginaire ndeg12 p97

225

risque de diffeacuterer eacutegalement la reacuteussite de notre entreprise en nous privant du carburant

naturel sans lequel nous serions incapables de toute activiteacute Lrsquoideacutee tregraves reacutepandue suivant

laquelle la souffrance serait beacuteneacutefique pour lrsquoeffort est trompeuse il nrsquoy a certes pas

drsquoeffort sans une souffrance mecircme minime mais ne pas srsquoalimenter quand le besoin srsquoen

fait sentir loin drsquoecirctre beacuteneacutefique pour lrsquoeffort que nous cherchons ainsi agrave poursuivre ne fait

qursquoajouter une souffrance agrave celle que suppose deacutejagrave lrsquoeffort meneacute qui nrsquoen est que drsquoautant

plus difficile agrave faire et y perd donc ineacutevitablement en efficaciteacute de telle sorte que le travail

loin drsquoavancer plus vite peut mecircme prendre du retard La haine du corps peut alimenter la

foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans la mesure ougrave il est bien eacutevident que celui qui eacuteprouve

cette haine ne saurait regretter drsquoecirctre deacutebarrasseacute du corps mais un tel lien de cause agrave effet

nrsquoest pas automatique Platon nous donne justement lrsquoexemple drsquoune penseacutee qui croit sin-

cegraverement en la survie de lrsquoacircme sans pour autant affirmer que le corps ne meacuterite que

mortification Si la peur de la mort nrsquoeacutetait qursquoune peur de la vie refouleacutee la haine de la ma-

tiegravere elle est une peur de la vie non-refouleacutee qui peut srsquoexprimer de faccedilon violente agrave

lrsquoencontre non seulement du corps mais aussi de toute la matiegravere qui peut ecirctre repreacutesenteacutee

comme un deacutemon tentateur semblable au serpent de la Genegravese biblique Nous opposons

lrsquoattitude conciliatrice de Platon agrave la laquo misosomatie raquo de certains meacutedieacutevaux mais comme

le deacutenonce le Philegravebe lrsquoAntiquiteacute grecque nrsquoest pas totalement exempte de charlatans qui

preacutetendent mener degraves ici-bas une vie drsquoacircme deacutesincarneacutee au point de pouvoir se passer de la

connaissance mateacuterielle pourtant indispensable dans lrsquoapprentissage de la philosophie au

moins en tant qursquoeacutetape de la formation La meacutefiance envers la matiegravere et par voie de con-

seacutequence envers le corps que nous envisageons comme une manifestation de la peur de la

vie nrsquoest donc pas lrsquoapanage de la moderniteacute comme le fait voir la paraphrase du mythe

du Phegravedre par Louis Rougier

laquo Drsquoabord faisant partie du cortegravege des dieux et contemplant sur la sphegravere des eacutetoiles fixes les archeacutetypes de toutes choses les Ideacutees platoniciennes certaines acircmes ont subi le mirage de la matiegravere changeante et bigarreacutee Elles ont ressenti le deacutesir furieux de la geacuteneacuteration qui leur a fait perdre leurs ailes et les a preacutecipiteacutees du ciel eacutetoileacute dans le cercle du devenir et de la corrup-tion raquo302

Ce mythe certes ne cherche pas agrave laisser entendre qursquoil faudrait se deacutesinteacuteresser totale-

ment de la matiegravere qursquoil faudrait eacuteviter drsquoentrer en contact avec elle au contraire Platon

situe dans un passeacute tregraves lointain et dans un avenir incertain la possibiliteacute drsquoune vision di-

recte des formes intelligibles ce qui signifie bien qursquoil serait vain drsquoespeacuterer pouvoir

302 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes p91

226

preacutetendre agrave une telle vision de lrsquointelligible hic et nunc Mecircme si lrsquoon garde agrave lrsquoesprit que le

mythe situe dans le passeacute ce qui ne cesse jamais drsquoecirctre preacutesent que la chute narreacutee se re-

produit en fait chaque jour alors le mythe nous dit qursquoil est ineacutevitable que lrsquoacircme soit

seacuteduite par laquo ce mirage fatal de la matiegravere raquo303 et doit donc faire avec le simple fait que

Platon ait pu eacutecrire ce mythe pour se preacutemunir contre la tentation drsquoun laquo misohyleacuteisme raquo304

montre agrave quel point une telle tentation devait deacutejagrave ecirctre puissante agrave lrsquoeacutepoque En fait preacute-

senter la matiegravere comme un deacutemon tentateur revient agrave ceacuteder agrave une autre tentation eacuteveilleacutee

par la peur de la vie on peut mecircme parler de solution de faciliteacute dans la mesure ougrave cela

revient agrave disqualifier ontologiquement ce sur quoi nous nrsquoavons pas de prise ce sur quoi il

nrsquoy pas de controcircle possible de notre part comme le ferait un mauvais eacutelegraveve se complaisant

dans lrsquoignorance qui deacuteclarerait incompreacutehensible une leccedilon qursquoil nrsquoessaie mecircme pas de

comprendre Si la vie droite pouvait se reacutesumer au fait de ne pas ceacuteder agrave la tentation de la

matiegravere ce serait trop simple le simple fait de vivre implique de ceacuteder agrave la tentation de la

matiegravere et la tentation agrave laquelle il faut eacutechapper est double plutocirct que drsquoune tentation de

la matiegravere il vaut mieux parler drsquoune tentation drsquoun commerce outrancier avec la matiegravere

qui ne se donnerait pas pour fin derniegravere la deacutecouverte du pur intelligible et du reflet in-

verseacute de cette tentation celle de la haine de la matiegravere qui est tout aussi neacutefaste car contre

nature De toute maniegravere quand bien mecircme la matiegravere serait effectivement tentatrice elle

ne serait que ccedila le tentateur de la Genegravese biblique le serpent nrsquoest que tentateur il ne

peut ecirctre tenu pour responsable du peacutecheacute originel dont la culpabiliteacute incombe agrave lrsquohomme

seul de mecircme crsquoest ceacuteder agrave la faciliteacute que de rejeter sur le corps la responsabiliteacute de maux

concernant lesquels lrsquoacircme ne peut srsquoen prendre qursquoagrave elle-mecircme et devrait plutocirct que mau-

dire le fait drsquoecirctre unie agrave un corps se reprocher sa trop grande complaisance agrave lrsquoeacutegard de

lrsquoattrait de la matiegravere Mecircme Thomas drsquoAquin bien que repreacutesentant drsquoune eacutepoque ougrave ma-

tiegravere et esprit ne communiquent plus aussi eacutetroitement qursquoautrefois ne croit pas sans

reacuteserve au mythe de lrsquoacircme exileacutee dans le corps et ne cherche nulle part ailleurs que dans le

composeacute drsquoacircme et de corps la deacutesobeacuteissance agrave lrsquoordre divin repreacutesenteacutee dans la Genegravese par

le fait de ceacuteder agrave la tentation eacuteveilleacutee par le serpent Lrsquoirascible et le concupiscible ne sont

mecircme pas dans le thomisme mauvais en tant que tels pourvu qursquoils obeacuteissent agrave la raison

en deacutepit de leur capaciteacute de lui reacutesister ndash de mecircme que le θυμός et lrsquoἐπιθυμία pour Platon

que Thomas drsquoAquin a neacutecessairement lu ne sont pas intrinsegravequement mauvais pour peu

qursquoils soient controcircleacutes par le λογιστικόν Irascibilis autem et concupiscibilis magis nomi-

303 Ibid 304 Autre neacuteologisme (Cf supra)

227

nant sensitivum appetitum ex parte actus ad quem inducuntur ex ratione305 Lrsquoacircme a beau

jeu de se preacutetendre victime de son union avec le corps lrsquoennemi est inteacuterieur agrave lrsquoacircme qui

doit assumer seule la responsabiliteacute de sa complaisance envers les affaires bassement cor-

porelles La difficulteacute est donc de se tenir agrave eacutegale distance entre deux types opposeacutes

drsquoὕϐρις celle consistant agrave rejeter tout contact mecircme utile avec la matiegravere comme le ferait

un mystique et celle consistant agrave reacutesumer tout lrsquoecirctre agrave la matiegravere comme le ferait un heacutedo-

niste de bas eacutetage en drsquoautres termes il convient drsquoaccepter que notre ecirctre ne se reacutesume

pas agrave notre choix mais il ne faut pas non plus se cacher derriegravere la reacutealiteacute du non-choix

pour justifier une neacutegation totale du choix ce qui reviendrait agrave basculer dans la laquo mauvaise

foi raquo au sens sartrien du terme et agrave se justifier en affirmant laquo crsquoest plus fort que moi raquo Cet

eacutequilibre est difficile agrave trouver tant du point de vue de lrsquoeacutethique que de la connaissance

preacuteciseacutement parce que le non-choix est ineacutevitable et qursquoil est donc difficile de savoir ougrave

srsquoarrecircte lrsquoobeacuteissance leacutegitime agrave la nature et la complaisance envers ses appeacutetits grossiers

lrsquohomme se croyant libre eacutelimine ontologiquement tout ce qui entrave sa liberteacute agrave com-

mencer par lui-mecircme il en arrive agrave se penser comme son propre organe-obstacle et la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme propose justement un eacutetat futur dans lequel lrsquoorgane

ne serait plus qursquoorgane Crsquoest en ce sens que nous comprenons cette conception comme

une reacuteponse possible agrave la peur qursquoinspire la vie telle qursquoelle est par lrsquoexpression volontai-

rement saisissante laquo peur de la vie raquo nous avons syntheacutetiseacute la conseacutequence de

lrsquoimpossibiliteacute logique drsquoadmettre la part non-choisie de notre ecirctre impossibiliteacute sous la-

quelle se regroupent toutes les causes identifieacutees nous avons eacutegalement montreacute quelles

formes plus ou moins violentes peut prendre cette peur mais ce nrsquoen sont que des formes

possibles voire dans le meilleur des cas des exemples particuliers qui ne suffisent pas agrave

dresser une typologie geacuteneacuterale de la peur de la vie ou plutocirct des peurs de la vie

2 Typologie les deux grandes peurs de la vie

La vie effraie lrsquohomme dans la mesure ougrave elle eacutechappe agrave son controcircle et contre-

carre donc le choix qursquoil reconnait spontaneacutement comme eacutetant sa veacuteriteacute premiegravere la peur

de la vie agrave cet eacutegard peut ecirctre rameneacutee agrave la peur de la contingence dont la responsabiliteacute

est souvent rejeteacutee abusivement sur le corps et sur la matiegravere La vie nrsquoest pas un long

fleuve tranquille et se caracteacuterise au contraire par sa diversiteacute et son ouverture agrave tous les

305

THOMAS DrsquoAQUIN Somme theacuteologique Ia q813 laquo Irascible et concupiscible deacutesignent donc plutocirct la sensibiliteacute agrave partir de son activiteacute qui est commandeacutee par la raison raquo

228

possibles les meilleurs comme les pires il y a plusieurs types de vie possibles et donc

plusieurs types de peur de la vie mais en syntheacutetisant nous parvenons agrave en distinguer deux

sous lesquels tous les autres types viennent se regrouper Ces deux grandes cateacutegories de

peurs de la vie ne sont pas simplement juxtaposeacutees et entretiennent entre elles des rapports

eacutetroits qui ne les mettent pas sur un pied drsquoeacutegaliteacute

La deacutefinition de la premiegravere permettrait de reformuler les termes dans lesquels sont

poseacutes les questions donnant lieu aux deacutebats contemporains en eacutethique meacutedicale il est

monnaie courante de se demander agrave partir de quel moment la vie devient un fardeau mais

en reacutealiteacute la vie est deacutejagrave un fardeau par elle-mecircme dans la mesure ougrave elle suppose une res-

ponsabiliteacute et est voueacutee agrave lrsquoincertitude la vieille morale qui affirme que la vie est un

combat et le Pheacutedon qui compare le corps agrave un poste de garde ont ceci en commun qursquoils

disent sans fard que la vie mecircme deacutelesteacutee gracircce agrave la citeacute de la peur de mourir de mort vio-

lente nrsquoest pas une partie de plaisir qursquoil est neacutecessaire de travailler pour survivre et que

nous sommes dans lrsquoobligation permanente de prendre des deacutecisions qui engagent notre

responsabiliteacute et dont nous devrons assumer les conseacutequences sans pouvoir nous cacher

derriegravere lrsquoautoriteacute drsquoun instinct Pour cette raison la question eacutethique ne devrait pas ecirctre

laquo quand la vie devient-elle un fardeau raquo mais plutocirct laquo quand lrsquohomme ne dispose-t-il plus

des moyens physiques et mentaux neacutecessaires pour assumer la charge que repreacutesente la

vie raquo question plus preacutecise mais non moins difficile

Crsquoest un fait dans la mesure ougrave elle est vulneacuterable ougrave elle peut ecirctre alteacutereacutee par la

maladie par un accident par la seacutenescence la vie peut devenir insupportable au sens fort

du terme et deacutepasser les forces dont le sujet dispose pour en assumer la charge La souf-

france est ineacutevitable au cours de la vie mais elle peut atteindre un degreacute plus ou moins

important et elle est donc susceptible de prendre une telle proportion qursquoelle ne laisse plus

aucune marge de manœuvre au patient Mecircme sans aller jusqursquoagrave imaginer un tel niveau de

souffrance on peut reacutesumer le premier type de peur de la vie agrave la peur de la souffrance il

est tout agrave fait leacutegitime et mecircme parfaitement sain de craindre la souffrance et de chercher agrave

lrsquoeacuteviter dans la mesure du possible mais on peut parler de peur de la vie quand on en ar-

rive agrave souhaiter ne plus souffrir du tout et eacuteliminer jusqursquoagrave la possibiliteacute mecircme de souffrir

autant dire eacuteliminer la vie elle-mecircme dans un cas de souffrance extrecircme un tel souhait

peut sembler leacutegitime et peut justifier que lrsquoon preacutefegravere la mort agrave la continuation drsquoune vie

devenue insupportable crsquoest en tout cas lrsquoargument cleacute des deacutefenseurs de lrsquoeuthanasie

mais quand la souffrance en demeure au niveau quotidien drsquoun mal relatif qui nrsquoempecircche

pas le sujet du moins pas de faccedilon durable de faire face aux neacutecessiteacutes vitales on peut agrave

229

bon droit parler de peacutecheacute drsquoangeacutelisme de deacutemon de perfection chercher agrave eacuteviter la souf-

france est une chose chercher agrave eacuteliminer totalement la souffrance en est une autre Preacutefeacuterer

la mort agrave une vie marqueacutee par la souffrance nrsquoest pas une preuve de courage une telle atti-

tude deacutenoncerait plutocirct chez qui en fait montre une absence de courage pour affronter les

reacutealiteacutes de la vie dans le cas drsquoun malade incurable que la maladie rend incapable du

moindre geste et qui est deacutejagrave en eacutetat de mort ceacutereacutebrale mourir nrsquoest pas une question de

courage mais une eacutevidence ou plutocirct un moindre mal en comparaison drsquoune vie objecti-

vement insupportable dans le cas drsquoune souffrance reacuteelle mais moins grande qui en tout

cas nrsquoempecircche pas le souffrant de vivre cela risque plutocirct drsquoecirctre une solution de faciliteacute

un refus de faire suffisamment preuve de courage pour continuer agrave vivre malgreacute tout Aris-

tote lui-mecircme affirmait explicitement dans lrsquoEacutethique agrave Eudegraveme que preacutefeacuterer la mort agrave la

souffrance nrsquoeacutetait pas un signe de courage

ἀλλ᾽ ὅμως οὔτ᾽ εἰ διὰ ταύτην οὔτ᾽ εἰ δι᾽ ἄλλην ἡδονὴν ὑπομένει τις τὸν θάνατον ἢ

φυγὴν μειζόνων λυπῶν οὐδεὶς δικαίως ἂν ἀνδρεῖος λέγοιτο τούτων εἰ γὰρ ἦν ἡδὺ τὸ

ἀποθνήσκειν πολλάκις ἂν δι᾽ ἀκρασίαν ἀπέθνησκον οἱ ἀκόλαστοι ὥσπερ καὶ νῦν

αὐτοῦ μὲν τοῦ ἀποθνήσκειν οὐκ ὄντος ἡδέος τῶν ποιητικῶν δ᾽ αὐτοῦ πολλοὶ δι᾽ ἀκρασίαν περιπίπτουσιν εἰδότες ὧν οὐθεὶς ἂν ἀνδρεῖος εἶναι δόξειεν εἰ καὶ πάνυ

ἑτοίμως ἀποθνήσκειν306

Lrsquoideacutee suivant laquelle il est envisageable que lrsquohomme recherche des plaisirs qursquoil sait lui

ecirctre neacutefastes agrave plus ou moins long terme a deacutejagrave eacuteteacute eacutevoqueacutee on pourrait cependant preacuteci-

ser dans le sillage du Stagirite que mecircme si lrsquointempeacuterant est le premier agrave savoir que ses

excegraves vont le tuer il diffegravere cependant du souffrant en ceci qursquoil ne deacutesire pas directement

la mort et ne srsquoy reacutesigne drsquoailleurs mecircme pas aveugleacute par lrsquoenivrement que lui procurent

ses plaisirs il en oublie qursquoil va mourir le risque de mourir nrsquoest pour lui qursquoun effet heacuteteacute-

roteacutelique pour tout dire secondaire des plaisirs dont la jouissance est pour lui le but

premier tandis que la perspective de la mort ne devient le but premier que pour celui dont

la vie devient insupportable agrave cause de la souffrance ce dernier nrsquoattend plus rien de la

vie agrave la diffeacuterence de lrsquointempeacuterant qui en attend encore tout Il est cependant exact que ni

lrsquoun ni lrsquoautre ne font preuve de courage ce qui ne veut pas dire qursquoils doivent neacutecessaire-

ment ecirctre condamneacutes eacutethiquement srsquoil semble difficile de prendre la deacutefense drsquoun

individu recherchant le plaisir au meacutepris de toute autre consideacuteration il est en revanche

306 Aristot Eth Eud III 1 [1229 b] laquo Mais cependant si par ce plaisir ou un autre quelqursquoun supportait la mort ou fuyait des peines plus grandes personne ne le dirait agrave bon droit courageux En effet srsquoil eacutetait agreacuteable de mourir souvent par manque de maicirctrise de soi mourraient les intempeacuterants comme crsquoest le cas maintenant mecircme non pas que la mort soit agreacuteable mais que ce qui la provoque lrsquoest et beaucoup par manque de maicirctrise de soi se jettent sur elle en connaissance de cause et aucun drsquoeux ne paraicirctrait courageux mecircme srsquoil eacutetait parfaitement disposeacute agrave mourir raquo

230

envisageable drsquoadmettre qursquoun niveau de souffrance intoleacuterable rende la mort preacutefeacuterable agrave

la continuation de la vie Un intempeacuterant se parant des plumes de la sagesse pourrait certes

reacutepondre qursquoil preacutefegravere la mort causeacutee par les plaisirs agrave une vie de souffrances arguant

qursquoune vie sans plaisirs ne serait que souffrance il serait aiseacute de lui reacutepondre quand bien

mecircme il nrsquoexisterait aucun moyen terme entre le plaisir et la souffrance (ce qui relegraveve du

sophisme) que la souffrance de lrsquohomme priveacute de plaisirs nrsquoaurait aucune commune me-

sure avec celle par exemple drsquoun individu souffrant de maladie incurable mais surtout

contrairement au souffrant pour qui la mort devient la seule issue envisageable

lrsquointempeacuterant est encore capable tant que ses excegraves nrsquoont pas deacutejagrave eu deacutefinitivement raison

de sa santeacute de changer de vie Osons le dire lrsquohomme en eacutetat de souffrance extrecircme deacutesire

la mort parce qursquoil nrsquoa plus drsquoautre choix et il ne saurait alors ecirctre question de courage

mais simplement de luciditeacute tout le problegraveme eacutetant de savoir agrave partir de quel degreacute de

souffrance il devient objectivement logique drsquoaccorder au souffrant le droit agrave la mort ques-

tion drsquoautant plus deacutelicate qursquoil nrsquoy a rien de plus subjectif que la douleur mecircme et surtout

dans le cas drsquoune personne affaiblie au point de ne mecircme plus pouvoir communiquer ses

penseacutees et dont la souffrance nrsquoest vraiment connue que drsquoelle seule Dans tous les cas

comme la souffrance est de toute faccedilon ontologiquement lieacutee agrave la vie mecircme si elle peut se

manifester agrave des degreacutes divers srsquoil eacutetait dans tous les cas (et non pas seulement dans cer-

tains cas) leacutegitime de preacutefeacuterer la mort agrave une vie marqueacutee par la souffrance alors lrsquohumaniteacute

nrsquoaurait plus qursquoagrave organiser un suicide collectif geacuteant Crsquoest pour cette raison qursquoil est sans

doute plus meacuteritoire de savoir jouir de la vie plutocirct que de srsquoen deacutegoucircter comme le recon-

naissait aussi Montaigne qui nrsquoen fut pas moins lrsquoun des premiers de lrsquoeacutepoque moderne agrave

reconnaicirctre que lrsquoon peut en arriver agrave ne plus ecirctre en mesure de faire face agrave la vie justifiant

ainsi le suicide laquo Dieu nous donne assez de congeacute quand il nous met en tel eacutetat que le

vivre est pire que le mourir Crsquoest faiblesse de ceacuteder aux maux mais crsquoest folie de les nour-

rir raquo307 En bon ennemi de tout dogmatisme et revendiquant lrsquoheacuteritage des stoiumlciens

Montaigne adopte malgreacute sa foi chreacutetienne une position qui tranche avec la seacuteveacuteriteacute de

lrsquoEacuteglise envers le suicide un tel eacutenonceacute ne contredit absolument pas avec lrsquoideacutee suivant

laquelle preacutefeacuterer la mort agrave une vie imparfaite nrsquoest pas une preuve de courage puisque la

vie est imparfaite par deacutefinition et que le vrai courage consiste donc agrave lrsquoaccepter telle

quelle ce qui ne signifie pas se reacutesigner agrave la souffrance et srsquoy complaire mais bien tout

mettre en œuvre pour lrsquoeacuteviter agrave commencer par meacutenager sa monture

307

MONTAIGNE Les essais Livre II chapitre III

231

laquo Quand je vois et Caeligesar et Alexandre au plus eacutepais de sa grande besogne jouir si pleine-ment des plaisirs humains et corporels je ne dis pas que ce soit relacirccher son acircme je dis que crsquoest la roidir soumettant par vigueur de courage agrave lrsquousage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses penseacutees (hellip) Avez-vous su prendre du repos vous avez plus fait que celui qui a pris des Empires et des villes Le glorieux chef-drsquoœuvre de lrsquohomme crsquoest vivre agrave propos raquo308

Contenter le corps sans srsquoy complaire crsquoest rendre lrsquoacircme moins vulneacuterable ici-bas crsquoest

laquo vivre agrave propos raquo crsquoest-agrave-dire vivre en respectant les limites de notre nature sans chercher

agrave se surpasser au-delagrave du raisonnable En somme la souffrance physique eacutetant ineacutevitable

aussi longtemps que lrsquoon vit il y aurait en ce qui la concerne un seuil que lrsquoeacutethique meacutedi-

cale pourrait chercher agrave deacutefinir en-deccedilagrave duquel preacutefeacuterer la mort agrave la continuation de la vie

ne serait que lacirccheteacute et au-delagrave duquel ce ne serait que luciditeacute il faudrait bien sucircr modu-

ler ce seuil en tenant compte de la capaciteacute de reacutesistance de chaque individu (ce qui nrsquoest

pas irreacutemeacutediablement impossible pour peu que le soignant et le soigneacute aient la volonteacute

commune de faire de la relation de soin une relation agrave part entiegravere) mais qursquoil se situe en-

deccedilagrave ou au-delagrave de ce seuil le sujet deacutesirant la mort ne fait agrave aucun moment preuve de cou-

rage crsquoest pourquoi il est fondeacute de parler de laquo peur de la vie raquo quand lrsquoimmortaliteacute de

lrsquoacircme est conccedilue comme un refuge pour qui ne saurait accepter que la souffrance soit in-

trinsegravequement lieacutee agrave la vie

Nous nrsquoavons parleacute jusqursquoagrave preacutesent que de la souffrance physique mais lrsquoexposeacute

serait incomplet srsquoil nrsquoy eacutetait question aussi de la souffrance morale concernant laquelle il

est encore plus difficile drsquoeacutetablir des critegraveres objectifs de toleacuterance On croit trop souvent

bien connaicirctre les cas dont la presse eacutecrite se fait souvent lrsquoeacutecho drsquoindividus se suicidant

parce que la perte de lrsquoecirctre aimeacute ou le harcegravelement dont ils sont victimes sur leur lieu de

travail leur rendent la vie insupportable il est cependant difficile drsquoexprimer un jugement

agrave leur sujet (la question rheacutetorique laquo qui sommes-nous pour juger raquo illustre davantage une

impossibiliteacute pratique qursquoun interdit eacutethique) le caractegravere subjectif de toute souffrance

eacutetant alors litteacuteralement exacerbeacute et lrsquoobjectiviteacute ne pouvant intervenir agrave la rigueur que

lorsque des manifestations exteacuterieures ne laissent aucun doute sur lrsquoeacutetat du souffrant et

encore ces manifestations ne sont-elles pas neacutecessairement des indices fiables dans la me-

sure ougrave elles deacutependent moins du degreacute reacuteel de souffrance morale que de la capaciteacute de

lrsquoindividu agrave lrsquoexteacuterioriser comme le montrerait le cas drsquoun adolescent introverti qui souf-

frirait en silence et dont les tendances suicidaires ne seraient connues que de lui seul De

toute faccedilon quand bien mecircme nous jouirions de critegraveres objectifs fiables pour eacutevaluer le

degreacute de souffrance morale drsquoun sujet (cette carence peut leacutegitimer que la psychologie ne 308

Opcit Livre III chapitre XIII

232

soit pas compteacutee parmi les sciences dites laquo exactes raquo) nous serions tout de mecircme confron-

teacutes agrave une alternative analogue (quoique plus moduleacutee) agrave celle que pose la souffrance

physique le sujet preacutefeacuterant la mort agrave la souffrance morale fait preuve de manque de cou-

rage par son refus drsquoaffronter ses problegravemes ou bien deacutenonce lrsquoabsence de secours venant

drsquoautrui qui lrsquoont conduit agrave cette extreacutemiteacute au caractegravere insurmontable du mal physique

incurable se substitue lrsquoincompeacutetence ou lrsquoindiffeacuterence (les deux peuvent aller de pair) de

lrsquoentourage un tel obstacle dans lrsquoabsolu pourrait ecirctre surmonteacute mais le sujet le juge agrave

tort ou agrave raison irreacutemeacutediable ndash il pense alors faire preuve de la mecircme luciditeacute que le ma-

lade incurable qui reacuteclamerait309 lrsquoeuthanasie mais il peut ecirctre victime de son ignorance

quant aux pouvoirs de son entourage ou de son manque de volonteacute pour aller chercher du

secours En fait preacutefeacuterer la mort agrave la souffrance morale est si peu preuve de courage que

cela met en accusation une notion solidement ancreacutee dans bon nombre de cultures

lrsquohonneur La remise en question de cette notion est pertinente pour peu que lrsquoon compte

comme une souffrance morale envisageable le deacuteshonneur la souffrance de lrsquohomme ayant

manqueacute agrave un code de conduite tenu sinon pour sacreacute au moins pour intransgressible De lagrave

deacutecoulerait la formule laquo plutocirct la mort au deacuteshonneur raquo que lrsquoon peut consideacuterer comme

une manifestation possible du laquo deacutemon de la pureteacute raquo dont il a eacuteteacute question preacuteceacutedemment

Une telle attitude ne saurait ecirctre une preuve de courage dans le cas de lrsquohomme dont le

deacuteshonneur viendrait drsquoune condamnation par la justice de la citeacute si lrsquoaccusation est fon-

deacutee il serait plus courageux drsquoassumer les conseacutequences de son acte et de chercher agrave

srsquoamender dans le cas contraire il serait plus courageux de tout mettre en œuvre pour

prouver son innocence Cela dit dans le domaine eacutethique et judiciaire les notions

drsquohonneur et de deacuteshonneur comptent parmi les plus floues et les plus meubles qui soient

pour srsquoen convaincre il suffit de constater que ce qui eacutetait encore consideacutereacute comme deacutesho-

norant il y a moins drsquoun siegravecle est aujourdrsquohui totalement banaliseacute qui en France encore

aujourdrsquohui considegravere comme deacuteshonoreacutee une jeune femme qui vivrait en eacutetat de concubi-

nage aurait des enfants hors mariage ou eacutepouserait un divorceacute Ce caractegravere eacutevolutif de la

notion drsquohonneur deacutenonce le flou dans lequel elle demeure pour tout dire chacun est fon-

deacute agrave la deacutefinir comme ccedila lrsquoarrange ce qui nous interdit drsquoen faire une raison suffisante

pouvant justifier objectivement un deacutesir de mort En va-t-il de mecircme dans le domaine

drsquoactiviteacute ougrave cette notion est perccedilue comme absolument centrale agrave savoir le domaine guer-

309 Nous mettons ce verbe au conditionnel pour tenir compte du fait que les malades incurables ne sont pas tous lucides et que de toute faccedilon la luciditeacute drsquoun patient incurable sur son eacutetat nrsquoentraicircne pas neacutecessaire-ment la formulation drsquoune telle demande

233

rier Dans un sens oui il est eacutevident que le courage ne consiste pas agrave foncer tecircte baisseacutee

vers le danger mais bien agrave eacutevaluer de faccedilon pertinente ce qursquoil est judicieux ou non de re-

douter ce qui drsquoapregraves Kantorowicz leacutegitimait Henri de Gand tout en deacutefendant le

sacrifice de la mort temporelle pour la patrie agrave mettre en garde contre la teacutemeacuteriteacute qui

nrsquoeacutetait qursquoune deacuterive pouvant mettre en peacuteril le salut de lrsquoacircme ne serait-ce que parce

qursquoelle se rapprochait du peacutecheacute drsquoorgueil

laquo Henri met en garde contre une fausse mort pro republica par exemple si un homme choisit de mourir au combat non pour sa patrie mais pour satisfaire sa propre teacutemeacuteriteacute ou si au lieu de deacutefendre la justice et lrsquoinnocence de son pays il ne cherche qursquoagrave acqueacuterir honneur et gloire pour son pays en deacutefiant toute justice raquo310

Si le philosophe du XIIIe siegravecle condamne la teacutemeacuteriteacute au nom du salut de lrsquoacircme il est envi-

sageable de formuler la mecircme condamnation en raisonnant en termes drsquoefficaciteacute sur le

champ de bataille le soldat le plus meacuteritant nrsquoest pas neacutecessairement celui qui se sacrifie

mais bien celui qui gagne la bataille ndash mecircme si le sacrifice peut contribuer agrave plus ou moins

long terme agrave la victoire il nrsquoest qursquoun moyen en vue drsquoune fin abandonner le combat

quand celui-ci est bel et bien perdu nrsquoest pas neacutecessairement une preuve de lacirccheteacute dans la

mesure ougrave le combattant qui srsquoavoue vaincu se reacuteserve ainsi la possibiliteacute de reconstituer

ses forces en vue de lrsquoassaut suivant et ainsi accroicirctre ses chances drsquoecirctre victorieux agrave

terme il fait ainsi preuve de luciditeacute agrave lrsquoopposeacutee par exemple de Don Quichotte dont les

initiatives nrsquoont aucune chance drsquoaboutir et qui peut donc agrave ce titre ecirctre consideacutereacute comme

un deacuteseacutequilibreacute Drsquoaucuns ne manquent pas de deacutenoncer ce qursquoil y aurait de contradictoire

agrave deacutecorer ceux qui reviennent vivants drsquoune guerre crsquoest pourtant bien agrave eux que revient le

meacuterite de la victoire les morts eacutetant plutocirct les victimes de lrsquoennemi ceux qui nrsquoont pas su

se conserver pour pouvoir continuer agrave lutter et participer agrave la victoire et dont la perte est

deacutejagrave un petit deacutebut de deacutefaite que seuls les survivants peuvent espeacuterer compenser La peur

de devoir affronter la honte drsquoecirctre un soldat vaincu loin drsquoecirctre une marque de courage est

un exemple parmi drsquoautres de peur de la souffrance morale et par voie de conseacutequence de

peur de la vie on objectera agrave cela le caractegravere typiquement occidental et moderne drsquoune

telle conception mais mecircme dans le cas ougrave un code drsquohonneur commanderait agrave un combat-

tant vaincu de se donner la mort plutocirct que devoir supporter la honte de la deacutefaite ce

suicide nrsquoest pas perccedilu comme une preuve de courage mais simplement ce face agrave quoi il

nrsquoy a pas drsquoalternative pour tout dire la honte de la deacutefaite est alors perccedilue comme un

mal suffisamment grand pour justifier que le vaincu se donne la mort il serait probable- 310

KANTOROWICZ Ernst H laquo Mourir pour la patrie (Pro Patria Mori) dans la penseacutee politique meacutedieacute-vale raquo in Mourir pour la patrie et autres textes p161-163

234

ment lacircche qursquoil ne le fasse pas mais il nrsquoest pas pour autant courageux qursquoil le fasse ce

passage agrave lrsquoacte nrsquoeacutetant que lrsquoexeacutecution drsquoune consigne qui nrsquoadmet pas la possibiliteacute de la

deacutesobeacuteissance un tel suicide est moins une preuve de courage qursquoune preuve de droiture et

il nrsquoenlegraveve rien au fait que le combattant a pour but premier la victoire et non son sacrifice

La souffrance donc peut prendre des formes diverses et varieacutees et ecirctre plus ou

moins intense mais elle est intrinsegravequement lieacutee agrave la vie quoi qursquoil arrive et preacutefeacuterer agrave cette

vie un eacutetat exempt de toute souffrance trahit le plus souvent un manque de courage pour

affronter les reacutealiteacutes de la vie il peut certes arriver que la souffrance atteigne un tel niveau

drsquointensiteacute que la vie en devient insupportable mais il ne saurait ecirctre alors question de cou-

rage et lui preacutefeacuterer la mort peut ecirctre preuve de luciditeacute plutocirct que de courage Si la peur de

la vie comprise comme un fardeau peut ecirctre consideacutereacutee comme une cause envisageable de

la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme ce nrsquoest donc pas un hasard si un philosophe pour

qui cette immortaliteacute est affaire de foi plutocirct que de raison agrave savoir Hume ait preacuteciseacutement

eacuteteacute un penseur pour qui la vie nrsquoest pas par deacutefinition un fardeau mais peut seulement le

devenir comme il lrsquoeacutecrit en conclusion de Du suicide If suicide be supposed a crime lsquotis

only cowardice can impel us to him If it be no crime both prudence and courage should

engage us to rid ourselves at once of existence when it becomes a burthen311 Il est agrave noter

que Hume ne mentionne le courage qursquoen second lieu apregraves la prudence (que lrsquoon peut

comprendre comme la sagesse pratique au sens de phronesis) parmi les facteurs pouvant

conduire au suicide comme si la peur de la mort eacutetait un moindre frein au suicide que le

manque de luciditeacute quant agrave la valeur reacuteelle de lrsquoexistence Il eacutetait drsquoautant plus inteacuteressant

de faire une allusion agrave cet eacutecrit de Hume qursquoil permet drsquointroduire une autre notion capi-

tale pour deacutefinir la seconde peur de la vie agrave savoir la notion de devenir ndash Hume emploie

sans ambiguiumlteacute le verbe become Comme lrsquoa dit Montaigne laquo le monde nrsquoest qursquoun bran-

loire peacuterenne raquo312 la veacuteriteacute premiegravere de la vie et agrave plus forte raison la vie de lrsquohomme que

sa capaciteacute drsquoinnovation ouvre agrave tous les possibles est dans le devenir plutocirct que dans

lrsquoecirctre la vie est un perpeacutetuel devenir qui ne peut preacutetendre acceacuteder agrave lrsquoecirctre stable que dans

la mort mais si le devenir existe et constitue la veacuteriteacute premiegravere de la vie lrsquoecirctre aussi existe

il existe en tout cas suffisamment pour qursquoil soit possible de produire une deacutefinition drsquoun

ecirctre pour qursquoil soit possible drsquoidentifier Socrate comme eacutetant Socrate malgreacute tous les

311

HUME David Essays on Suicide and the Immortality of Soul p21 (Thoemmes Press Classic Studies in the History of Ideas Bristol 1992) laquo Si lrsquoon considegravere le suicide comme un crime alors seule la lacirccheteacute peut nous y pousser Si lrsquoon considegravere que ce nrsquoest pas un crime la sagesse et le courage devraient tous deux nous engager agrave nous deacutebarrasser immeacutediatement de lrsquoexistence quand elle devient un fardeau raquo 312

MONTAIGNE Les essais Livre III chapitre II

235

changements qursquoil subit au fur et agrave mesure qursquoil vieillit Le devenir ne constitue donc pas le

tout de lrsquohomme qui peut aussi compter sur un ecirctre-stable lrsquohomme change tout le temps

le plus souvent agrave son insu et preacutesente pourtant suffisamment drsquoapparences de stabiliteacute pour

ecirctre toujours jugeacute eacutegal agrave lui-mecircme crsquoest cette ambivalence qui a rendu neacutecessaire la con-

ception drsquoun principe de stabiliteacute au sein drsquoun ecirctre perpeacutetuellement changeant et crsquoest bien

en ces termes que Marsile Ficin deacutemontrait lrsquoexistence de lrsquoacircme

Respondemus neque eadem prorsus manere figuram neque penitus similem sed priorem fre-quenter abeunte carne abire et in carne recente novam priori quodammodo similem refici Idque fieri a quodam artifice stabilissimo interius fabricante qui cum maneat semper idem ha-beatque in se membrorum familiaris corporis disponendorum rationes et semina potest novis humoribus quotidie influentibus complexionem similem ac prioribus tradere et recenti carni similem ac veteri praebere figuram313

Lrsquoecirctre existe et cela suffit agrave rendre le devenir insupportable agrave justifier que ce dernier ins-

pire la peur nous parlions tout agrave lrsquoheure de la peur de la vie comme drsquoune peur de voir la

vie devenir un fardeau mais il est envisageable drsquoabreacuteger cette expression la promesse

eschatologique de la vie apregraves la mort promet bien plus qursquoune vie qui ne deviendrait pas

un fardeau elle promet une vie qui ne deviendrait plus du tout ougrave le devenir

nrsquointerviendrait mecircme plus et nrsquoopposerait plus drsquoobstacle agrave notre connaissance de lrsquoecirctre

des choses La deacutefinition de la mort comme seacuteparation de lrsquoacircme et du corps offre un espoir

bien plus important que celui de la continuation perpeacutetuelle de la vie agrave savoir celui drsquoecirctre

sans devenir eacutetat dont il faut bien le dire aucune theacuteorie nrsquoarrive agrave proposer de repreacutesen-

tation adeacutequate en effet si lrsquoacircme nrsquoest plus concerneacutee par le devenir elle ne peut plus

aller nulle part les notions de temps et drsquoespace ne la concernent plus les questions Quis

quid ubi quibus auxililiis cur quomodo quando ne la concernent plus On objectera

peut-ecirctre que tout devenir nrsquoest pas neacutecessairement effrayant et que le devenir peut ecirctre

positif le devenir peut certes ecirctre une occasion drsquoameacutelioration mais il ne saurait srsquoy reacute-

duire et il est mecircme plutocirct consideacutereacute la plupart du temps comme lrsquoalteacuteration drsquoune base

stable sur laquelle reposaient nos repegraveres Sans mecircme envisager forceacutement le vieillisse-

ment il suffit de prendre comme exemple la sortie de lrsquoenfance lrsquoenfant prend tregraves tocirct des

habitudes gracircce auxquelles il se constitue un monde dans lequel il eacutevolue agrave son aise un

univers partageacute entre lrsquoeacutecole la maison de ses parents et ses camarades un monde dont

313 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes VI 13 laquo Nous reacutepondons que lrsquoaspect exteacuterieur ne reste pas absolument le mecircme nrsquoest pas tout agrave fait semblable mais qursquoun premier aspect change souvent quand la chair deacutepeacuterit et que quand la chair se renouvelle un nouvel aspect en quelque faccedilon sem-blable au premier se recompose Cela se produit gracircce agrave quelque artisan tregraves stable travaillant agrave lrsquointeacuterieur et qui parce qursquoil demeure toujours le mecircme et possegravede en lui-mecircme les raisons et les germes de la disposition des membres du corps qui lui est familier peut transmettre aux nouvelles humeurs qui affluent chaque jour la mecircme ordonnance qursquoaux preacuteceacutedentes et fournir agrave la nouvelle chair le mecircme aspect qursquoagrave lrsquoancienne raquo

236

lrsquoenfant ne perccediloit pas immeacutediatement la preacutecariteacute lrsquoideacutee mecircme qursquoil deviendra adulte et

que son quotidien sera un jour bouleverseacute ne lui viendra pas agrave lrsquoesprit tant qursquoil nrsquoen aura

pas eu la reacuteveacutelation ses projets professionnels forgeacutes en vue du temps laquo ougrave il sera grand raquo

ne sont pas agrave prendre au seacuterieux dans la mesure ougrave il nrsquoest pas reacuteellement capable de se re-

preacutesenter tel qursquoil sera agrave lrsquoacircge adulte Aussi longtemps qursquoon est enfant la question du

laquo que faire raquo ne se pose pas lrsquoenfant ne conccediloit pas qursquoil pourrait mener une vie autre que

celle qui est la sienne lrsquoentreacutee dans lrsquoacircge adulte coiumlncide preacuteciseacutement avec lrsquoinstant ougrave

cette question nrsquoest plus deacutejagrave reacutesolue par les aicircneacutes et ougrave le monde jusqursquoalors clos sur lui-

mecircme de lrsquoenfant eacuteclate litteacuteralement et devient ouvert agrave tous les possibles Tous les chan-

gements que connaicirctra deacutesormais sa situation par rapport agrave cette base stable ne sauraient

ecirctre perccedilus que comme des perturbations illeacutegitimes qursquoil combattra ou dont il

srsquoaccommodera mais qui ne supplanteront jamais dans son statut de reacutefeacuterence la base

stable qui reste drsquoautant plus premiegravere que la grande majoriteacute des faits qui adviennent en-

suite sont non-choisis et agrave ce titre susceptibles de diminuer sa puissance drsquoagir Crsquoest en

effet en fonction de son effet sur notre puissance drsquoagir selon qursquoil lrsquoaugmente ou la dimi-

nue que nous jugeons positivement ou neacutegativement un fait quelconque nous affectant

quand bien mecircme il serait drsquoun point de vue strictement pheacutenomeacutenologique absolument

neutre car indeacutependant de toute volonteacute humaine et ne pourrait donc en aucun cas ecirctre tenu

pour lrsquoeffet drsquoun libre arbitre bienveillant ou malveillant comme lrsquoa theacuteoriseacute Spinoza dans

lrsquoEacutethique Mens ea tantum imaginari conatur quaelige ipsius agendi potentiam ponunt (hellip)

Cum mens suam impotentiam imaginatur eo ipso contristatur314 La peur du devenir peut

donc ecirctre deacutefinie comme la peur de la diminution de la puissance drsquoagir lrsquoimpossibiliteacute de

maicirctriser le devenir le rendant par deacutefinition susceptible drsquoopposer une entrave agrave notre

puissance drsquoagir Il en va de mecircme dans le domaine de la connaissance puisque lrsquoalteacuteration

drsquoun objet que nous pensions connaicirctre entrave notre puissance drsquoagir telle qursquoelle se mani-

feste en termes de connaissance ndash le connaicirctre nrsquoeacutetant jamais qursquoune modaliteacute parmi

drsquoautres de lrsquoagir Cette entrave nrsquoest pas neacutecessairement causeacutee par un grand malheur un

plaisir particuliegraverement intense en effet est tout aussi laquo formidable raquo au sens plein du

terme qursquoun grand malheur il paralyse lrsquoacircme aussi efficacement qursquoune extrecircme tristesse

lorsqursquoil atteint un degreacute drsquointensiteacute supeacuterieur agrave celui auquel nous sommes accoutumeacutes le

plaisir entrave notre puissance drsquoagir en tant que nous nous y laissons complegravetement aller

jusqursquoagrave y laquo perdre la raison raquo et agrave meacutepriser toute autre consideacuteration goucirctant un plaisir

314 SPINOZA Baruch Eacutethique III prop LIV-LV laquo LrsquoAcircme entreprend drsquoimaginer cela seulement qui pose sa propre puissance drsquoagir (hellip) Quand lrsquoAcircme imagine son impuissance elle est contristeacutee par cela mecircme raquo

237

drsquoune telle intensiteacute lrsquohomme perd la maicirctrise de soi et en arrive agrave dire qursquoil ne peut plus

srsquoen passer que crsquoest laquo plus fort que lui raquo crsquoest ce qui arrive effectivement aux individus

qui deviennent deacutependants drsquoune drogue apregraves y avoir goucircteacute Ce plaisir drsquoune intensiteacute ex-

cessive monopolise litteacuteralement lrsquoentendement et le paralyse aussi efficacement que la

tristesse qui selon Montaigne parvient agrave laquo eacutetonner toute lrsquoacircme et lui empecirccher la liberteacute de

ses actions raquo315 ce qui est aussi le cas de lrsquoenivrement que procure une nourriture savou-

reuse un orgasme voire tout simplement une contemplation artistique ndash on parle volontiers

du laquo syndrome de Stendhal raquo pour nommer le malaise qui peut nous saisir agrave la vue drsquoun

chef-drsquoœuvre Tous ces plaisirs de mecircme que la tristesse et tout eacuteveacutenement adventice sont

censeacutes ne plus entrer dans le champ du possible pour lrsquoacircme libeacutereacutee du corps la promesse

de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme en tant que promesse de la victoire du choix sur le non-choix

est eacutegalement promesse de la victoire de la stabiliteacute sur le devenir la peur du devenir eacutetant

comprise comme la forme dominante de la peur de la vie en tant qursquoelle englobe la peur de

la souffrance plus qursquoelle ne la cocirctoie le devenir-souffrant nrsquoeacutetant jamais qursquoune forme de

devenir parmi drsquoautres

3 Platon ou le courage drsquoaffronter la vie

Le lecteur qui sait lire entre les lignes lrsquoaura compris ce nrsquoest pas par peur de la vie

que Platon a deacuteveloppeacute sa conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme mais plutocirct pour se preacute-

munir de cette tentation Pour reprendre la typologie qui vient drsquoecirctre deacutetailleacutee la peur de la

souffrance ne concerne ni le philosophe en geacuteneacuteral ni Socrate en particulier sous quelque

forme que ce soit Du point de vue de la souffrance physique non seulement son ascegravese

consiste en un entraicircnement agrave faire abstraction des affections corporelles mais de surcroicirct

le souci drsquoecirctre toujours precirct agrave mener une reacuteflexion logique lrsquoamegravene agrave tout mettre en œuvre

pour eacuteviter la douleur agrave commencer par satisfaire les besoins corporels ni au-delagrave ni en-

deccedilagrave du neacutecessaire crsquoest pourquoi il lacircchait la bride agrave lrsquoaspect le plus voluptueux de son

ecirctre pour mieux faire montre de tempeacuterance dans lrsquoexercice de la reacuteflexion tempeacuterance qui

lui fut eacutegalement utile sur le champ de bataille La souffrance morale ne concerne pas non

plus Socrate en tout cas pas au point de lrsquoamener agrave se suicider en buvant la cigueuml il ne se

suicide pas il est bel et bien exeacutecuteacute il accepte la mort sans la deacutesirer eacutetant precirct agrave assumer

toutes les conseacutequences de la vie philosophique sa condamnation ne geacutenegravere en lui aucune

315

MONTAIGNE Les essais Livre III chapitre II

238

culpabiliteacute il sait qursquoil est irreacuteprochable eacutethiquement et nrsquoa commis aucune faute suscep-

tible de le deacuteshonorer Mourir nrsquoest pas pour lui une question de courage mais de fataliteacute

si Socrate se reacutesigne agrave son sort dans le Criton ce nrsquoest pas par souci drsquohonneur mais bien

parce qursquoil ne peut plus faire autrement agrave moins de mener une vie de becircte traqueacutee qui serait

encore plus insupportable que la mort et ne ferait que diffeacuterer cette derniegravere qui au lieu de

se passer dans la douceur et le confort relatifs qursquoil trouve accompagneacute de ses amis dans

le Pheacutedon risquerait drsquoecirctre violente inconfortable et donneacutee par des ecirctres hostiles Socrate

sait qursquoil ne peut pas ecirctre deacuteshonoreacute puisqursquoil a su rester fidegravele au parti pris suivant lequel

il a dirigeacute toute sa vie il sait que sa condamnation ne deacuteshonore que ceux qui lrsquoont pro-

nonceacutee Mecircme la souffrance morale que pourrait constituer le deacuteshonneur au sens militaire

du terme ne peut pas le concerner la gloire militaire le laisse indiffeacuterent il est un bon sol-

dat non pas parce qursquoil est precirct agrave se sacrifier pour sa citeacute mais parce qursquoil va sur le champ

de bataille pour gagner Drsquoailleurs lrsquoincipit de la Reacutepublique316 est teinteacute drsquoune certaine

nostalgie non seulement vis-agrave-vis du passeacute brillant et reacutevolu drsquoAthegravenes mais aussi de la vie

preacutematureacutement interrompue de ces jeunes gens dont le sacrifice nrsquoest valoriseacute agrave aucun

moment ne serait-ce que parce qursquoil est resteacute sans effet lrsquoennemi ayant gagneacute mecircme les

deacutebats qui suivent indiquent qursquoaux yeux du philosophe la victoire est un bien plus grand

que le sacrifice qui ne saurait ecirctre une fin en soi De faccedilon geacuteneacuterale agrave aucun moment le

philosophe nrsquoenvisage la vie comme pouvant devenir un fardeau si on recherche une telle

ideacutee dans les dialogues on la trouvera plutocirct dans lrsquoeacutevocation par Pausanias du mythe

drsquoAlceste cette femme qui srsquoest montreacutee precircte agrave se sacrifier pour son mari la mort eacutetant

pour elle un moindre mal en comparaison drsquoune vie sans son eacutepoux le simple fait que les

mythes philosophiques cessent de preacutesenter les Enfers comme un lieu horrifique suffit agrave ce

que deacutesirer la mort ne soit plus perccedilu comme un sublime sacrifice si lrsquoapregraves-mourir nrsquoest

pas terrifiant Alceste nrsquoa pour ainsi dire plus aucun meacuterite De toute maniegravere lrsquoideacutee sui-

vant laquelle la vie pourrait ecirctre un fardeau est plutocirct le fait des Romains on en trouve

notamment une trace chez Ciceacuteron qui parle en rheacuteteur plutocirct qursquoen philosophe Illud an-

git uel potius excruciat discessus ab omnibus iis quae sunt bona in uita Vide ne laquo a

malis raquo dici uerius possit317 Cette ideacutee nrsquoest pas platonicienne toutes ces misegraveres hu-

maines qui sont autant de corollaires directs de la vie en tant qursquoelle est la condition sine

qua non de leur possibiliteacute le philosophe platonicien ne saurait leur preacutefeacuterer la mort ni en

316 Cf Annexe 7 317

Cic Tusc I XXXIV-82 laquo Ceci tourmente ou plutocirct torture la seacuteparation de tous les biens de la vie Pre-nez garde qursquoon ne puisse dire plus justement laquo de tous les maux raquo raquo

239

tant qursquoaneacuteantissement ni en tant que deacutelivrance du corps dans la mesure ougrave il ne craint

pas ces vicissitudes sa formation lrsquoayant entraicircneacute agrave ce qursquoelles ne lrsquoatteignent pas et

qursquoelles ne troublent pas sa praxis reacuteflexion

Quant agrave la peur du devenir au sens large du terme il serait tentant de penser qursquoelle

concerne aussi Platon en reacutealiteacute il ne faisait que srsquoen meacutefier drsquoun point de vue gnoseacuteolo-

gique il ne preacuteconisait pas de lrsquoeacuteliminer mais simplement de le surmonter pour pouvoir

saisir le fondement de lrsquoecirctre des choses La genesis nrsquoest qursquoun obstacle agrave surmonter pour

pouvoir connaicirctre lrsquoousia mais encore faut-il oser lrsquoappreacutehender avant de la surmonter la

stabiliteacute absolue ne saurait ecirctre que lrsquoaffaire de mythes ces mythes eschatologiques que

Platon a forgeacutes preacuteciseacutement pour aider ses concitoyens agrave faire face agrave une peur du devenir

qui eacutetait sans doute exacerbeacutee dans le monde grec ougrave lrsquohomme se croyait seul agrave ecirctre soumis

au devenir dans un monde perccedilu comme immuable ce dont on trouve une trace jusque

dans le discours de Pausanias dans le Banquet ougrave lrsquoun des avantages attribueacutes agrave lrsquoamour

noble non-pandeacutemien et srsquoattachant agrave lrsquoacircme plutocirct qursquoau corps est drsquoecirctre μόνιμός318 crsquoest-

agrave-dire stable ce qui indique que la capaciteacute des ecirctres et des choses agrave durer est perccedilu comme

un eacutetalon fiable pour juger de leur valeur Le triomphe du choix et de la stabiliteacute que de-

vrait permettre la survie post corporis mortem de lrsquoacircme reste chez Platon affaire de

muthos ce qui ne le rend pas contraire au logos mais le maintient agrave lrsquoeacutetat drsquoespoir le phi-

losophe ne craint ni le non-choix ni le devenir mais fait tout son possible pour vivre avec

ces aspects de la vie il prend acte du fait que ses semblables ont peur du devenir Socrate

en a eu sous les yeux des exemples parlants comme Pheacutedon qui insiste sur le caractegravere in-

habituel de ses sentiments comme si crsquoeacutetait lagrave une raison suffisante pour srsquoen deacutefier319 ou

Pausanias qui eacuterige la stabiliteacute comme criteacuterium absolu mais le philosophe eacutetant celui qui

connait le mieux lrsquoordre du monde et la place que lrsquohomme y occupe il respecte cet ordre

et reste agrave sa place lrsquoaccepte tel quel mecircme avec la mutabiliteacute qursquoil comporte Le vrai cou-

rage nrsquoest donc pas de preacutefeacuterer la mort agrave une vie difficile Socrate fait la diffeacuterence entre

une vie difficile par deacutefinition mecircme de ce qursquoest la vie et une vie rendue impossible par

des circonstances faisant eacutemerger des difficulteacutes objectivement insupportables et le vrai

courage ne consiste pas agrave deacutesirer la mort pour eacuteviter la souffrance constitutive de la vie ter-

restre mais bien agrave affronter cette souffrance et agrave accepter la mort quand il nrsquoy a plus

drsquoalternative agrave cette derniegravere Les mythes eschatologiques sont ironiques pour la bonne rai-

son que le vrai philosophe nrsquoen a pas besoin pour apaiser une peur de la vie qursquoil

318

Plat Banquet [183d] Cf supra 319 Plat Pheacutedon [59a] Cf supra

240

nrsquoeacuteprouve pas srsquoil est exact comme le dit Rougier que le Phegravedre preacutesente la matiegravere

comme une dangereuse tentatrice il est tout aussi exact comme le dit Brague que le

mecircme dialogue par sa mise en scegravene montre que le philosophe nrsquoa pas besoin de la pro-

tection de la citeacute pour eacutechapper agrave cette tentation et que mecircme hors des murs de la polis lagrave

ougrave les charmes de la nature sont plus susceptibles que jamais de procurer un plaisir sensuel

pouvant paralyser lrsquointellect aussi efficacement que le ferait la plus profonde des tristesses

il trouve toujours le moyen de se proteacuteger contre cette tentation et ainsi sauvegarder son

activiteacute logique Si le contenu des mythes eschatologiques devait ecirctre pris au pied de la

lettre alors il serait trop facile pour lrsquoapprenti philosophe de se suicider pour acceacuteder direc-

tement agrave lrsquointelligible stable il est plus meacuteritoire lui reacutetorquerait Platon de persister dans

lrsquoactiviteacute philosophique malgreacute lrsquoobstacle que peut opposer le simple fait de vivre ici-bas

crsquoest preacuteciseacutement agrave cette constance que lrsquoon reconnait le vrai philosophe qui malgreacute les

difficulteacutes ne se laisse aller ni agrave la misologie ni mecircme simplement au pessimisme (crsquoest

drsquoailleurs bien autour de la lutte contre cette double tentation qursquoest construit le Pheacutedon)

laquo En fait crsquoest plutocirct en allant jusqursquoau fond du pessimisme vulgaire que Platon y reconquiert un optimisme (hellip) Tregraves nettement la conviction de Platon est que cultiver le pessimisme vul-gaire est inconvenant car crsquoest accorder trop drsquoimportance agrave des choses qui nrsquoen meacuteritent pas raquo320

Loin de manifester une quelconque peur de la vie ou une pulsion de mort Platon reconnaicirct

agrave la vie une valeur relative mais authentique mecircme le corps ne saurait ecirctre ontologique-

ment mauvais tout au plus les jouissances qursquoil procure peuvent-elles ecirctre consideacutereacutees

comme deacuterisoires en comparaison de ce que le philosophe gagne par sa praxis laquo Pourtant

le corps nrsquoest pas mauvais en soi le Monde qui possegravede une acircme et un corps est un vi-

vant eacuteternel parfait dont la beauteacute reacutejouit son auteur les dieux et les deacutemons qui ne

peuvent ecirctre que bons ont un corps visible et resplendissant raquo321 Le donneacute initial pour Pla-

ton est lrsquounion et non la distinction substantielle la seacuteparation restant un effort toujours

inabouti que mecircme le philosophe le plus expeacuterimenteacute ne saurait achever aussi longtemps

qursquoil vit sur terre le corps nrsquoest pas mauvais en soi il se trouve simplement qursquoil nrsquoest pas

autosuffisant les plaisirs qursquoil procure ne sont pas non plus neacutecessairement condamnables

drsquoun point de vue eacutethique ils sont simplement deacuterisoires si on les compare agrave ceux que pro-

cure la satisfaction du deacutesir de connaicirctre ce qui est il nrsquoest donc pas judicieux de haiumlr le

corps il nrsquoy aurait aucun sens agrave essayer de lrsquoannuler ontologiquement le but du philosophe

nrsquoest pas de le supprimer mais de le dominer afin qursquoil nrsquoimpose plus agrave lrsquoacircme ses valeurs et 320 GUILLERMIT Louis Lrsquoenseignement de Platon II Gorgias-Pheacutedon-Meacutenon p97 321 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre p186

241

ses fausses eacutevidences qui vont agrave rebours de lrsquoeacuteconomie de lrsquointelligence cherchant agrave tirer

lrsquoecirctre du devenir tandis que seul le devenir existe pour le corps Le philosophe nrsquoa pas la

preacutetention de deacutejagrave vivre agrave lrsquoeacutetat drsquoacircme libeacutereacutee du corps la capaciteacute agrave dominer son corps

peut mecircme agrave ce point ecirctre reconnue comme un eacutetalon fiable pour juger du potentiel drsquoun

individu agrave ecirctre philosophe qursquoil nrsquoest pas incongru de proposer que Platon devait avoir be-

soin du corps pour seacutelectionner et eacutevaluer les eacutelegraveves de lrsquoAcadeacutemie il nrsquoaurait eu que faire

drsquoeacutelegraveves qui nrsquoauraient deacutejagrave eu plus de corps pour la bonne raison que de tels eacutelegraveves au-

raient deacutejagrave deacutepasseacute le maicirctre qui nrsquoaurait rien eu agrave leur apprendre Lrsquoapprentissage de la

philosophie consistant preacuteciseacutement entre autres en un apprentissage agrave ne pas se laisser

dominer par les aventures qursquoentraicircne notre condition corporelle et donc agrave ne pas en avoir

peur le maicirctre en philosophie nrsquoaurait que faire drsquoeacutelegraveves deacutejagrave libeacutereacutes de cette condition

leur conduite en cette vie et non pas en une vie drsquoacircme deacutesincarneacutee servant justement

drsquoeacutetalon pour eacutevaluer le potentiel et les progregraves de lrsquoapprenti

La boucle est boucleacutee et nous avons reacutepondu agrave ceux qui croient voir une laquo pulsion

de mort raquo dans la philosophie de Platon loin de se laisser aller agrave une haine de la vie qui ne

serait jamais que le deacutebut de la misologie pour une penseacutee qui reconnaicirct agrave la matiegravere le sta-

tut de premiegravere eacutetape vers la deacutecouverte de lrsquointelligible le philosophe platonicien laquo garde

lrsquoinitiative par rapport aux eacuteveacutenements raquo322 et sa connaissance de la vraie nature de la vie le

preacutemunit contre la tentation de se laisser deacuteborder par les eacuteveacutenements qui la constituent y

compris la mort elle-mecircme qui nrsquoest agrave aucun moment deacutesireacutee mais constitue simplement

un donneacute de fait qui ne doit pas plus opposer de reacutesistance agrave lrsquoexercice de la reacuteflexion que

nrsquoimporte quel autre pheacutenomegravene ontologiquement lieacute agrave la vie Le philosophe platonicien se

soucie peu de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme pour la bonne raison qursquoil reacutealise

deacutejagrave partiellement autant que le lui permettent les moyens dont il dispose le triomphe du

choix et la deacutefaite du devenir que cette survie est censeacutee apporter qui plus est en devant

tout agrave ses propres forces et non pas gracircce agrave une quelconque intervention divine ni mecircme

gracircce agrave la seacuteparation de lrsquoacircme et du corps qursquoil nrsquoest pas illogique de juger possible mais

qursquoil serait illogique de croire deacutejagrave acquise il ne peut avoir peur de la vie puisqursquoil fortifie

suffisamment lrsquoacircme pour empecirccher la naissance drsquoecirctre le deacutebut de la fin Ne deacutesirant ni la

mort ni une vie plus parfaite que celle qursquoil peut obtenir par ses propres forces le philo-

sophe platonicien nrsquoest ni surhumain ni infra-humain il est au contraire bel et bien celui

qui atteint lrsquoἀρετή de lrsquohomme qui pour un Grec ne saurait reacutesider ailleurs que dans la

322

JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort p128

242

juste mesure celle qui consiste agrave se tenir agrave eacutegale distance de la diviniteacute (donc de lrsquoὕϐρις

drsquoun roi tel qursquoAlexandre) et de lrsquoanimaliteacute (donc du cynisme au sens moderne du terme

drsquoun sophiste tel que Thrasymaque ou Calliclegraves) Platon ne peut ecirctre perccedilu comme la cons-

cience neacutegative de son temps que srsquoil est tenu compte que son eacutepoque nrsquoest plus celle de

lrsquoapogeacutee drsquoAthegravenes mais bien celle de la deacuteperdition drsquoune tradition agrave laquelle il eacutetait atta-

cheacute notamment en tant qursquoelle procircnait le respect de la juste mesure que le philosophe

deacutefend en des termes que ne reniait pas Pindare lui-mecircme qui tout en chantant la gloire

des athlegravetes victorieux leur rappelait qursquoils ne sauraient preacutetendre pour autant mener une

vie semblable agrave celle des dieux μὴ ματεύσῃ θεὸς γενέσθαι323 dit Pindare agrave la fin drsquoune de

ses Olympiques reacutesumant ainsi un ideacuteal de juste mesure que Platon cherchera lui aussi agrave

restaurer dans le cadre de lrsquoAcadeacutemie le philosophe prenant le relais de ce que le politique

et le poegravete nrsquoeacutetaient plus en mesure drsquoassurer

323 Pind O 5 v 24 laquo Ne cherche pas agrave devenir Dieu raquo

243

Conclusion

Il a eacuteteacute souligneacute que la theacuteorie de la reacuteminiscence par laquelle Platon deacutefinit ou

plus exactement deacutecrit ce en quoi consiste lrsquoacquisition du savoir pour lrsquohomme nrsquoa rien

drsquoeacutetrange dans la mesure ougrave elle met en valeur le fait que toute connaissance est ontologi-

quement posteacuterieure agrave son propre contenu et que connaicirctre pour lrsquoesprit humain consiste agrave

remonter vers ce qui est la cause du savoir en tant qursquoil en est la condition de possibiliteacute

en somme lrsquoacte drsquoapprendre peut ecirctre compareacute au mouvement du saumon remontant le

torrent en amont jusqursquoau lieu de sa naissance Crsquoest fort de ce constat que nous nous per-

mettons de clocircturer ce travail avec une conclusion laquo en amont raquo qui partira de ce qui a eacuteteacute

expliciteacute en dernier lieu dans les pages preacuteceacutedentes pour mieux aboutir agrave ce qui avait eacuteteacute

poseacute comme probleacutematique au deacutepart une telle maniegravere de proceacuteder est assureacutement plus

pertinente qursquoun classique bilan-reacutesumeacute pour retracer partiellement le processus de forma-

tion de la conception qui nous a occupeacute et expliciter ainsi les enjeux de sa revitalisation par

Platon en drsquoautres termes cette conclusion nrsquoest en amont que par rapport au chemine-

ment qui fut le nocirctre agrave lrsquoeacutechelle de cette thegravese mais elle suit le mouvement reacuteel de lrsquoesprit

Dans cette mecircme logique nous nous autorisons agrave partir du disciple pour remonter jusqursquoau

maicirctre crsquoest-agrave-dire depuis Aristote jusqursquoagrave Platon prenant pour point de deacutepart une affir-

mation qui fut elle-mecircme (plus pour la posteacuteriteacute que pour Aristote lui-mecircme il est vrai) le

point de deacutepart drsquoun eacutelan μετά φυσικά crsquoest-agrave-dire venant apregraves lrsquoeacutetude de la nature

Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει disait le Stagirite agrave lrsquoouverture de la

Meacutetaphysique [980a] une phrase que lrsquoon a souvent tendance agrave traduire en franccedilais par

laquo tout homme par nature veut savoir raquo ce qui ne rend pas justice au verbe ὀρέγω qui nrsquoest

pas assimilable agrave βούλομαι (vouloir) et qui signifie premiegraverement laquo tendre raquo Aristote par

cette phrase nrsquoa donc pas la preacutetention de faire eacutetat drsquoune volonteacute humaine au sens ordi-

naire du terme il ne srsquoagit pas drsquoune manifestation du libre arbitre de lrsquohomme drsquoun choix

qui aurait pu ne pas ecirctre fait on ne peut reprocher agrave cette phrase drsquoeacuteriger un fait contingent

au rang de neacutecessiteacute elle doit plutocirct ecirctre envisageacutee comme une deacutefinition relativement ou-

verte de lrsquoἀρετή de lrsquohomme il est plus juste de la traduire par laquo tous les hommes sont de

par leur nature porteacutes vers le savoir raquo faisant ainsi eacutetat drsquoune virtualiteacute humaine que

244

chaque individu est libre drsquoactualiser mais qui ne disparait pas dans sa non-actualisation et

demeure un marqueur de la speacutecificiteacute humaine de surcroicirct le verbe εἰδέναι a beau ecirctre

substantiveacute par lrsquooctroi drsquoun article deacutefini il nrsquoen reste pas moins un verbe auquel le lec-

teur pourrait srsquoattendre agrave voir accoleacute un compleacutement et qui pourtant reste isoleacute comme si

le Stagirite avait tenu agrave laisser agrave chacun la possibiliteacute de deacutefinir agrave sa guise ce en quoi doit

consister ce savoir vers lequel il tend en tant qursquoil est homme Aussi si lrsquoon devait reacutepli-

quer quelque chose agrave Aristote ce ne serait pas la neacutegation drsquoune volonteacute personnelle de

savoir mais plutocirct la revendication drsquoun certain type de savoir vers lequel lrsquoindividu choisit

drsquoorienter ses efforts ce qui nrsquoen fait pas moins un savoir En somme nul ne choisit drsquoecirctre

porteacute vers le savoir mais chacun choisit le type de savoir qui donne sa raison drsquoecirctre agrave son

activiteacute cette ambiguiumlteacute est similaire agrave celle que nous avons attribueacutee agrave la notion de choix

dans lrsquoideacutee que nul ne choisit de choisir et que la liberteacute de lrsquohomme se manifeste non pas

dans le choix lui-mecircme mais dans le type de choix qui est fait Ainsi quels que soient ses

objectifs personnels lrsquohomme ne peut pas ne pas choisir drsquoune maniegravere ou drsquoune autre de

chercher agrave connaicirctre le monde dans lequel il vit agrave savoir de quelle maniegravere il doit se con-

duire agrave connaicirctre la meilleure organisation possible de lrsquoEacutetat agrave savoir en quoi consiste le

beau en matiegravere drsquoart on pourrait donc compleacuteter la citation aristoteacutelicienne en reprenant

la typologie deacutegageacutee dans notre troisiegraveme partie et en affirmant que tout homme est par

nature porteacute vers le savoir en matiegravere scientifique eacutethique politique et artistique ndash pas tou-

jours au mecircme degreacute dans chaque domaine il est vrai mais ce non-choix nrsquoen est pas

moins ce qui marque la speacutecificiteacute de lrsquohomme au sein du regravegne animal en tant qursquoil donne

sa condition possibiliteacute agrave tout choix dont il constitue le revers la face non-choisie

Cette veacuteriteacute premiegravere du choix reacuteveacuteleacutee par le langage est aussitocirct contrecarreacutee par

une autre veacuteriteacute elle aussi premiegravere drsquoun point de vue ontologique mais secondaire drsquoun

point de vue pheacutenomeacutenologique (et donc exprimeacutee aussi comme secondaire drsquoun point de

vue chronologique) agrave savoir le non-choix absolu de la finitude qui se manifeste par

lrsquoensemble des faits venant freiner lrsquoactiviteacute qui deacutecoule du choix on distingue donc deux

types de non-choix le non-choix laquo ouvert raquo et relatif qui donne sa condition de possibiliteacute

au choix en tant qursquousage du libre arbitre et le non-choix laquo fermeacute raquo et absolu de la finitude

qui vient falsifier lrsquoouverture promise par le premier Crsquoest dans le mecircme acte de langage

que se font jour le choix et la finitude lrsquoun nrsquoallant pas sans lrsquoautre bien que le choix soit

toujours plus eacutevident que la finitude qursquoelle preacutecegravede toujours pheacutenomeacutenologiquement ndash

ontologiquement le rapport srsquoinverse ce qui rend indeacutepassable la contradiction entre ces

deux veacuteriteacutes pourtant compleacutementaires Il y a un indeacutepassable hiatus entre ces veacuteriteacutes

245

toutes deux fondatrices de la speacutecificiteacute humaine et entre lesquelles il nrsquoy a pas de rapport

drsquoeacutegaliteacute possible lrsquoesprit humain nrsquoayant de cesse drsquoessayer de retirer toute leacutegitimiteacute on-

tologique agrave la finitude ce qursquoil ne fait pas de gaicircteacute de cœur puisque la neacutecessiteacute de choisir

est aussi indeacutepassable qursquoinconfortable mais tout simplement parce que le triomphe du

choix sur le non-choix est ce qursquoil y a de plus logique ce qursquoil y a de plus conforme agrave

lrsquoideacutee premiegravere que lrsquohomme se fait de lui-mecircme sa veacuteriteacute ontologique premiegravere de ce

fait il peut aussi invalider jusqursquoau plaisir lui-mecircme mecircme srsquoil est conforme agrave la nature

son tort eacutetant preacuteciseacutement de deacutetourner lrsquohomme drsquoune activiteacute conforme au choix et de le

renvoyer agrave la part absolument non-choisie de son ecirctre La finitude nrsquoest pas toujours un

obstacle pour le choix elle peut mecircme lui ecirctre une aide par exemple lorsque la connais-

sance mateacuterielle est envisageacutee comme un tremplin vers la connaissance des reacutealiteacutes

intelligibles mais crsquoest justement le laquo pas toujours raquo qui fait toute la diffeacuterence lrsquoesprit

humain ne srsquoaccommode pas spontaneacutement des demi-mesures dont lrsquoacceptation neacutecessite

un effort et il suffit agrave la finitude de ne pas toujours ecirctre une aide pour constituer un obstacle

permanent aux yeux de lrsquohomme qui est cependant contraint de srsquoen contenter Vivre crsquoest

prendre le risque que tout ne se deacuteroule pas exactement comme notre raison lrsquoavait antici-

peacute et cela est insupportable non pas parce que ce serait eacutethiquement intoleacuterable mais

simplement parce que crsquoest illogique

La neacutegation de la finitude a notamment eacuteteacute opeacutereacutee au travers de trois grandes repreacute-

sentations mythiques dont Platon srsquoest fait lrsquoeacutecho dans la mesure ougrave elles exhortent agrave la

philosophie en laissant entendre que le monde nrsquoest pas irreacutemeacutediablement opaque pour

lrsquoesprit Ces repreacutesentations qui se teacutelescopent souvent se distinguent les unes des autres

en termes drsquoespace mais aussi en termes de temps elles ont cependant en commun de re-

connaicirctre au choix son statut de veacuteriteacute premiegravere de lrsquohomme lui accordant un primat

chronologique qui nrsquoest que lrsquoimage de son primat ontologique ndash aussi son triomphe serait

donc un reacutetablissement apregraves lrsquoannulation de la falsification opeacutereacutee par la finitude La pre-

miegravere repreacutesentation celle de la deacutecheacuteance originelle fait de la finitude la conseacutequence

drsquoune faute drsquoune maladresse ou de tout autre eacuteveacutenement adventice le triomphe du choix

sur le non-choix est donc situeacute ici-bas mais dans un passeacute lointain et reacutevolu La deuxiegraveme

reacuteside dans lrsquoideacutee drsquoacircme du monde qui postule que le choix a deacutejagrave triompheacute de la finitude

mais dans un au-delagrave a priori inaccessible agrave lrsquohomme La troisiegraveme enfin celle de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme situe agrave nouveau dans le passeacute la victoire sur la finitude mais ce

passeacute nrsquoest pas deacutefinitivement reacutevolu puisque cette repreacutesentation fait eacutegalement agrave

lrsquohomme la promesse que la falsification par la finitude sera annuleacutee dans lrsquoavenir dans un

246

au-delagrave qui nrsquoest donc pas irreacutemeacutediablement inaccessible agrave lrsquohomme puisque crsquoest de lagrave

que vient son acircme et que crsquoest lagrave qursquoelle est appeleacutee agrave revenir Cette troisiegraveme et derniegravere

repreacutesentation est celle qui satisfait le mieux lrsquoesprit humain non seulement parce qursquoelle

ne se contente pas de prendre acte drsquoune beacuteance et fait la promesse drsquoune victoire sur cette

beacuteance mais aussi parce que crsquoest cette repreacutesentation qui tient le mieux compte des con-

seacutequences de la nature ambivalente de lrsquohomme agrave la fois ecirctre de choix et de finitude la

plus deacuteterminante de ces conseacutequences eacutetant le caractegravere absolument ineffaccedilable de

lrsquoavoir-eacuteteacute de lrsquoindividu humain avoir-eacuteteacute qui peut ne se manifester que par un presque-

rien par des empreintes pour ainsi dire imperceptibles agrave lrsquoœil nu mais qui nrsquoen existent pas

moins et ont donc eacuteteacute introduites dans le monde comme une nouveauteacute radicale que nul ne

pouvait anticiper et qui plaide directement en faveur de la capaciteacute du principe spirituel de

lrsquoindividu humain absolument singulier agrave transcender les limites chrono-biologiques de

lrsquohomme Le philosophe en tant qursquoil produit une reacuteflexion qui nrsquoa pas vocation agrave expri-

mer la veacuteriteacute toute entiegravere de faccedilon deacutefinitive mais nrsquoest que la continuation drsquoun effort

intellectuel qui lrsquoa preacuteceacutedeacute et qui devra ecirctre poursuivi apregraves sa mort est mieux au fait que

quiconque de cette capaciteacute agrave srsquoinseacuterer dans un processus transcendant lrsquoindividu qui en est

cependant le producteur exclusif mais la connaissance de cette capaciteacute nrsquoest pas entiegravere-

ment satisfaisante pour un esprit humain en quecircte de triomphe du choix sur la finitude agrave

tout prendre elle est deacutecevante en tant que nous ne jouissons pas nous-mecircmes de la survie

de notre propre principe spirituel ce qui nous satisfait drsquoautant moins que nous

nrsquoengageons jamais une tacircche dans lrsquoideacutee qursquoon ne lrsquoachegravevera jamais La conception de

lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme agrave cet eacutegard apparaicirct comme le plus haut degreacute envisageable

drsquoactualisation de cette survie potentielle celui qui promet enfin lrsquoachegravevement deacutefinitif de

notre eacutelan vers le savoir (au sens le plus large) et la possibiliteacute drsquoen jouir de faccedilon pleine et

entiegravere en contrepartie de lrsquoeacutetat drsquoinachegravevement permanent qui caracteacuterise notre vie la

conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme promet lrsquoachegravevement complet autant dire le triomphe

complet du choix sur la finitude et crsquoest en promettant un eacutetat ougrave plus rien ne viendrait

contrecarrer lrsquoeacutepanouissement du choix que cette conception preacutemunit contre la tentation

de se reacutevolter ouvertement contre notre condition en la rendant supportable Crsquoest en tout

cas ainsi qursquoil fallait la comprendre dans le monde grec ougrave toute reacutevolte de lrsquohomme contre

sa propre reacutealiteacute aurait releveacute de lrsquoὕϐρις ce contre quoi il fallait se preacutemunir agrave tout prix

drsquoautant que la tentation de cette reacutevolte eacutetait forte pour les Grecs qui se pensaient seuls

soumis au devenir lineacuteaire qui est un aspect parmi drsquoautres de la finitude dans un monde

caracteacuteriseacute par le devenir circulaire ou plutocirct par la stabiliteacute

247

Lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme dans un tel cadre nrsquoest donc pas contraire au λόγος elle

est mecircme ce qursquoil y a de plus logique pour un Grec qui ne peut concevoir le neacuteant (il nrsquoest

drsquoailleurs pas certain qursquoil soit moins ineffable pour la moderniteacute) et pour lequel il est deacutejagrave

patent que chacun peut connaicirctre une expeacuterience mecircme minime de sortie du corps elle

nrsquoest pas non plus deacuteraisonnable elle est mecircme drsquoautant plus raisonnable qursquoen maintenant

vivace lrsquoespoir drsquoune continuation perpeacutetuelle drsquoune vie caracteacuteriseacutee par le choix ne ren-

contrant aucun obstacle elle constitue une sorte de garde-fou gracircce auquel le monde grec

srsquoest longtemps preacutemuni contre la tentation drsquoune reacutevolte contre la condition humaine lais-

sant la responsabiliteacute de la reacutevolte aux ecirctres surhumains repreacutesenteacutes sur la scegravene de la

trageacutedie comme Promeacutetheacutee Le poegravete et le politique contribuaient au maintien de ce garde-

fou mais agrave lrsquoeacutepoque de Platon le cadre traditionnel de la citeacute a eacuteclateacute entraicircnant notam-

ment une deacuteperdition au sein de la jeunesse des mythes qui assuraient la coheacutesion de la

citeacute agrave commencer par la repreacutesentation de la survie post corporis mortem de lrsquoacircme ce qui

nrsquoa pas eacuteteacute sans conseacutequences eacutethiques facirccheuses Le politique et le poegravete ayant failli libre

au philosophe drsquoentrer en scegravene et de construire un nouveau garde-fou en lieu et place de

celui qui a craqueacute sous les coups de boutoir des Laceacutedeacutemoniens ce qui neacutecessite une reacute-

forme agrave part entiegravere non pas un retour en arriegravere et encore moins une crispation

reacuteactionnaire sur un passeacute reacutevolu la reacuteforme ne saurait non plusse traduire par une volonteacute

de faire table rase du passeacute Platon prend acte du fait que la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme

nrsquoest ni illogique ni deacuteraisonnable son mode de vie philosophique et donc asceacutetique (et

non pas asceacutetique et donc philosophique) lui ayant donneacute la confirmation de ce qui lui en-

seignait la tradition mais puisque cette tradition ne se suffit plus crsquoest donc le mode de vie

philosophique qui distribue deacutesormais les bons et les mauvais points aux repreacutesentations

mythiques et valide ainsi la foi en lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme agrave laquelle il nrsquoest pas neacutecessaire

de croire sans reacuteserve mais agrave laquelle il est preacutefeacuterable drsquoadheacuterer afin de maintenir agrave lrsquoeacutetat

drsquoespoir la possibiliteacute drsquoun accegraves immeacutediat aux veacuteriteacutes intelligibles et ainsi accepter que cet

accegraves reste agrave lrsquoeacutetat drsquoobjectif continuellement diffeacutereacute aussi longtemps que lrsquoon vit sur terre

Le philosophe entretient avec le domaine mateacuteriel une relation apparemment ambigueuml en

tant qursquoil doit srsquoen abstraire pour mener agrave bien une reacuteflexion mais a aussi besoin de lui

pour penser la reacutealiteacute dans son entiegravereteacute il a donc conscience plus que quiconque du hiatus

qui existe entre ces deux veacuteriteacutes humaines compleacutementaires et cependant irreacuteconciliables

que sont le choix et la finitude et puisque la conception de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme nrsquoest ni

illogique ni deacuteraisonnable elle constitue donc le meilleur compromis qui soit pour rendre

ce hiatus supportable pour lrsquoapprenti philosophe Le reacuteinvestissement par la philosophie de

248

cette conception mythique nrsquoa donc rien drsquoartificiel faute de pouvoir deacutemontrer par des

arguments logiques reacuteellement convaincants que lrsquoacircme humaine est immortelle Platon ex-

horte ses eacutelegraveves et ses lecteurs agrave rester fidegraveles au juste milieu dont Socrate lui-mecircme a

fourni une manifestation saisissante non seulement en acceptant sereinement son sort mais

aussi en ayant la modestie de reconnaicirctre qursquoil ne savait pas tout et en ne refusant ni un

confort minimal ni les plaisirs conformes agrave la nature humaine ce qui justifie que Platon

refuse tout statut de pur esprit au philosophe et le met en scegravene dans ses dialogues tel qursquoil

est crsquoest-agrave-dire corporel soumis au devenir et capable de se reacutetracter opposant ainsi une

conception dynamique de la penseacutee perpeacutetuellement occupeacutee agrave poser les bonnes questions

agrave une conception statique plutocirct occupeacutee agrave donner des reacuteponses toutes faites De ce point

de vue en tant qursquoexhortations agrave une sagesse caracteacuteriseacutee par le respect du juste milieu par

le maintien de lrsquoecirctre humain dans ses limites et par le consentement au perpeacutetuel inachegrave-

vement caracteacuterisant la penseacutee les mythes eschatologiques de Platon justifient

implicitement que sa penseacutee se soit exprimeacutee au travers de dialogues ce qui nous renvoie agrave

notre point de deacutepart la boucle est boucleacutee

Notre but eacutetait de chercher agrave cerner telles qursquoelles ont pu trouver agrave se manifester

chez Platon quelles furent parmi les intuitions spontaneacutees de lrsquohomme prenant connais-

sance de lui-mecircme celles qui ont pu conduire ce dernier agrave croire agrave lrsquoimmortaliteacute de son

acircme nous nrsquoavons pas la preacutetention drsquoavoir eacutepuiseacute le sujet mecircme si nous lrsquoavons au moins

eacuteclaireacute mais nous avons peut-ecirctre fait mieux puisque nous avons deacutesormais de quoi reacute-

pondre agrave ceux qui encore aujourdrsquohui taxent Platon drsquoideacutealisme et de rigorisme eacutethique

voire lui attribuent une laquo pulsion de mort raquo sur la base drsquoune lecture superficielle de

Nietzsche il est sans doute au contraire le philosophe qui srsquoest mieux preacutemuni que tout

autre contre la tentation de la surhumaniteacute et aussi contre celle du deacutegoucirct de la vie Certes

il a situeacute le siegravege de la veacuteriteacute de lrsquoecirctre dans des ideacutees intelligibles auxquelles lrsquohomme ne

saurait avoir un accegraves complet et immeacutediat aussi longtemps qursquoil vit sur terre mais ce

nrsquoeacutetait que pour mieux dire que lrsquoeacutelan vers la connaissance nrsquoest pas irreacutemeacutediablement

voueacute agrave lrsquoeacutechec qursquoil faut savoir accepter aussi longtemps que lrsquoon vit ici-bas que cet eacutelan

ne soit pas deacutefinitivement satisfait et qursquoil ne faut en aucun cas faire lrsquoeacuteconomie du savoir

sensible Certes Platon a eacutetabli comme eacutetat de perfection eacutethique la vie de lrsquoacircme deacutesincar-

neacutee libeacutereacutee de la tentation de la matiegravere mais ce nrsquoeacutetait que pour mieux souligner qursquoun tel

eacutetat nrsquoeacutetait pas accessible agrave lrsquohomme dont lrsquoacircme eacutetait encore mecircleacutee agrave un corps avec lequel

il faut donc composer jusqursquoagrave la mort en lui fournissant tout ce dont il a besoin et seule-

ment cela ce qui implique de se tenir agrave eacutegale distance de la vie de lrsquoascegravete torturant

249

inutilement son corps drsquoune part et de la vie de lrsquoheacutedoniste se complaisant dans les plaisirs

les plus grossiers drsquoautre part lrsquoascegravese du philosophe nrsquoest pas lrsquoascegravese contrainte et for-

ceacutee du miseacutereux mais bien une neacutecessite agrave laquelle doit consentir quiconque fait profession

drsquoecirctre philosophe et qui parce qursquoelle a pour vocation premiegravere de faciliter lrsquoinvestigation

logique ne saurait ecirctre aussi radicale que celle des stylites Certes Platon a imagineacute dans la

Reacutepublique une citeacute ideacuteale qui ne saurait exister concregravetement agrave moins de faire violence agrave

la reacutealiteacute mais agrave aucun moment il nrsquoa envisageacute seacuterieusement la reacutealisation effective de

cette constitution qui doit donc rester un ideacuteal reacutegulateur dont la citeacute reacuteelle celle dont il est

question dans les Lois peut eacuteventuellement srsquoinspirer mais qursquoelle ne doit en aucun cas

chercher agrave eacutegaler Certes enfin il a suggeacutereacute que soient exclus de la citeacute les poegravetes deacutepei-

gnant le royaume drsquoHadegraves en termes horrifiques et les peintres imitant la reacutealiteacute au point de

faire srsquoy tromper les oiseaux eux-mecircmes mais ne peut-on pas y voir preacuteciseacutement la mani-

festation drsquoune volonteacute drsquoexhorter les artistes agrave ne pas chercher agrave eacutegaler les dieux au point

de preacutetendre connaicirctre lrsquoau-delagrave mieux que quiconque et de pouvoir dupliquer la nature

En somme que ce soit drsquoun point de vue scientifique eacutethique politique ou artistique en

drsquoautres termes dans presque tous les domaines drsquoactiviteacute speacutecifiquement humaine Platon

ce preacutetendu ideacutealiste nrsquoa eu de cesse drsquoexhorter ses lecteurs et ses disciples agrave rester dans

les bornes de lrsquohumaniteacute et agrave se preacutemunir contre toute tentation de faire violence agrave soi-

mecircme agrave autrui et agrave la nature pour rendre les faits conformes agrave lrsquoeacutetat de perfection absolue

que nous ne pourrons jamais connaicirctre qursquoapregraves notre mort affirmant que la philosophie

est le moyen le plus efficace pour srsquoapprocher le plus possible de cet eacutetat de notre vivant et

qursquoelle est mecircme drsquoautant plus satisfaisante qursquoelle ne censure pas radicalement la matiegravere

ne nous prive donc pas des avantages de cette derniegravere et nous permet de nous tenir agrave

lrsquoeacutecart de ses inconveacutenients ndash ce qui est encore une manifestation parmi drsquoautres du res-

pect du juste milieu La conception platonicienne de lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme que lrsquoon

pourrait croire dateacutee est donc tout agrave fait drsquoactualiteacute en tant qursquoelle serait tregraves efficace au-

jourdrsquohui sans mecircme qursquoil soit neacutecessaire drsquoy adheacuterer sans reacuteserve contre la tentation du

cynisme misanthrope du totalitarisme du saccage de la nature ou des expeacuteriences eacutethi-

quement douteuses que les progregraves de la technique mettent aujourdrsquohui agrave porteacutee de main de

la science crsquoest drsquoailleurs bien ainsi que Jan Patočka comprend le laquo souci de lrsquoacircme raquo qui

est agrave lrsquoœuvre chez Platon dont lrsquoimmortaliteacute nrsquoest qursquoun pilier mais non des moindres et

qui aurait donneacute agrave lrsquoEurope sa colonne verteacutebrale intellectuelle justifiant ainsi que lrsquoon se

tourne vers Platon agrave une heure ougrave lrsquoon nrsquoa de cesse de parler drsquoune crise drsquoidentiteacute de

lrsquoEurope pour le dire comme Patočka laquo le soin de lrsquoacircme qui est agrave la base de lrsquoheacuteritage

250

europeacuteen nrsquoest-il pas aujourdrsquohui encore agrave mecircme de nous interpeller nous qui avons be-

soin de trouver un appui au milieu de la faiblesse geacuteneacuterale et de lrsquoacquiescement au

deacuteclin raquo324 Tout se passe comme si le fait de nrsquoavoir conserveacute de la tradition grecque que

ce qui nrsquoeacutetait ni illogique ni deacuteraisonnable et drsquoavoir ainsi adopteacute une posture intermeacutediaire

entre la laquo table rase raquo et la reacuteaction traditionnaliste avait mis Platon agrave lrsquoabri du risque drsquoecirctre

deacutepasseacute faisant de lui agrave tout jamais notre contemporain

324 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 p 21

251

Annexes

252

253

Annexe 1

Plat Pheacutedon [97b-98c] ἀλλ᾽ ἀκούσας μέν ποτε ἐκ βιβλίου τινός ὡς ἔφη Ἀναξαγόρου ἀναγιγνώσκοντος καὶ λέγοντος ὡς ἄρα νοῦς ἐστιν ὁ διακοσμῶν τε καὶ πάντων αἴτιος (hellip) ταῦτα δὴ λογιζόμενος ἅσμενος ηὑρηκέναι ᾤμην διδάσκαλον τῆς αἰτίας περὶ τῶν ὄντων κατὰ νοῦν ἐμαυτῷ (hellip) ἀπὸ δὴ θαυμαστῆς ἐλπίδος ὦ ἑταῖρε ᾠχόμην φερόμενος ἐπειδὴ προϊὼν καὶ ἀναγιγνώσκων ὁρῶ ἄνδρα τῷ μὲν νῷ οὐδὲν χρώμενον οὐδέ τινας αἰτίας ἐπαιτιώμενον εἰς τὸ διακοσμεῖν τὰ πράγματα ἀέρας δὲ καὶ αἰθέρας καὶ ὕδατα αἰτιώμενον καὶ ἄλλα πολλὰ καὶ ἄτοπα laquo Or un jour jrsquoentendis faire la lecture drsquoun livre qui eacutetait agrave ce qursquoon disait drsquoAnaxagore et disant que lrsquoesprit est lrsquoordonnateur et la cause de tout (hellip) Rendu heureux par ce raisonnement je pensais avoir trouveacute un homme capable drsquoenseigner la cause de ce qui est selon mon esprit (hellip) Mais du haut du merveilleux espoir compagnon jrsquoeacutetais tombeacute brusquement puisqursquoen poursuivant ma lecture je vois un homme ne faisant aucun usage de lrsquoesprit nrsquoen faisant mecircme pas la cause de lrsquoordre des choses mais regardant comme causes lrsquoair lrsquoeacutether lrsquoeau et tant drsquoautres choses eacutetranges raquo

Annexe 2 Xen Banquet 210 καὶ ὁ Ἀντισθένης πῶς οὖν ἔφη ὦ Σώκρατες οὕτω γιγνώσκων οὐ καὶ σὺ παιδεύεις Ξανθίππην ἀλλὰ χρῇ γυναικὶ τῶν οὐσῶν οἶμαι δὲ καὶ τῶν γεγενημένων καὶ τῶν ἐσομένων χαλεπωτάτῃ ὅτι ἔφη ὁρῶ καὶ τοὺς ἱππικοὺς βουλομένους γενέσθαι οὐ τοὺς εὐπειθεστάτους ἀλλὰ τοὺς θυμοειδεῖς ἵππους κτωμένους νομίζουσι γάρ ἂν τοὺς τοιούτους δύνωνται κατέχειν ῥᾳδίως τοῖς γε ἄλλοις ἵπποις χρήσεσθαι κἀγὼ δὴ βουλόμενος ἀνθρώποις χρῆσθαι καὶ ὁμιλεῖν ταύτην κέκτημαι εὖ εἰδὼς ὅτι εἰ ταύτην ὑποίσω ῥᾳδίως τοῖς γε ἄλλοις ἅπασιν ἀνθρώποις συνέσομαι καὶ οὗτος μὲν δὴ ὁ λόγος οὐκ ἄπο τοῦ σκοποῦ ἔδοξεν εἰρῆσθαι

laquo Antisthegravene demanda laquo Comment donc Socrate avec un tel savoir nrsquoentreprends-tu pas drsquoeacuteduquer Xanthippe et freacutequentes-tu une femme que je crois ecirctre la plus insupportable des femmes preacutesentes passeacutees et agrave venir ndash Parce que reacutepondit Socrate je vois que ceux qui veulent devenir cavaliers ne se procurent pas les chevaux les plus dociles mais des chevaux irascibles Ils pensent en effet que srsquoils sont capables de maicirctriser de tels chevaux il leur sera facile de faire usage des autres Et bien moi aussi eacutetant deacutesireux de freacutequenter les hu-mains et drsquoavoir commerce avec eux jrsquoai pris cette femme bien conscient que si je la supportais il me sera facile de freacutequenter tous les autres hommes raquo Cette parole ne parut pas hors de propos raquo

254

Annexe 3

Soph Œdipe agrave Colone v 1518-1525 ἐγὼ διδάξω τέκνον Αἰγέως ἅ σοι γήρως ἄλυπα τῇδε κείσεται πόλει χῶρον μὲν αὐτὸς αὐτίκ᾽ ἐξηγήσομαι ἄθικτος ἡγητῆρος οὗ με χρὴ θανεῖν τοῦτον δὲ φράζε μή ποτ᾽ ἀνθρώπων τινί μήθ᾽ οὗ κέκευθε μήτ᾽ ἐν οἷς κεῖται τόποις ὥς σοι πρὸ πολλῶν ἀσπίδων ἀλκὴν ὅδε δορός τ᾽ ἐπακτοῦ γειτονῶν ἀεὶ τιθῇ laquo Je vais trsquoapprendre fils drsquoEacutegeacutee ce qui sera confieacute agrave toi et agrave ta citeacute exempt des soucis de la vieillesse Je vais moi-mecircme te conduire sur lrsquoheure vers le lieu sans qursquoun guide me tienne par la main ougrave je dois mourir Ne lrsquoindique agrave aucun des hommes ne reacutevegravele ni ougrave il se cache ni en quel endroit il se trouve ainsi il trsquoapportera toujours le renfort de nombreux boucliers et mecircme drsquoune armeacutee venue drsquoun pays voisin raquo

Annexe 4

Plat Reacutepublique III [386 a-c] - Τί δὲ δὴ εἰ μέλλουσιν εἶναι ἀνδρεῖοι ἆρα οὐ ταῦτά τε λεκτέον καὶ οἷα αὐτοὺς ποιῆσαι ἥκιστα τὸν θάνατον δεδιέναι ἢ ἡγῇ τινά ποτrsquo ἂν γενέσθαι ἀνδρεῖον ἔχοντα ἐν αὑτῷ τοῦτο τὸ δεῖμα - Μὰ Δία ἦ δrsquo ὅς οὐκ ἔγωγε - Τί δέ Τἀν ῞Αιδου ἡγούμενον εἶναί τε καὶ δεινὰ εἶναι οἴει τινὰ θανάτου ἀδεῆ ἔσεσθαι καὶ ἐν ταῖς μάχαις αἱρήσεσθαι πρὸ ἥττης τε καὶ δουλείας θάνατον - Οὐδαμῶς- Δεῖ δή ὡς ἔοικεν ἡμᾶς ἐπιστατεῖν καὶ περὶ τούτων τῶν μύθων τοῖς ἐπιχειροῦσιν λέγειν καὶ δεῖσθαι μὴ λοιδορεῖν ἁπλῶς οὕτως τὰ ἐν ῞Αιδου ἀλλὰ μᾶλλον ἐπαινεῖν ὡς οὔτε ἀληθῆ ἂν λέγοντας οὔτε ὠφέλιμα τοῖς μέλλουσιν μαχίμοις ἔσεσθαι laquo Mais srsquoils doivent ecirctre courageux ne faut-il pas leur tenir ces discours et leur en tenir aussi qui leur fassent avoir peur le moins possible de la mort Ou crois-tu qursquoon puisse devenir courageux en gardant agrave lrsquointeacuterieur de soi cette crainte ndash Par Zeus non je ne le crois pas ndash Et crois-tu qursquoen croyant que lrsquoHadegraves est eacutepouvantable on se preacutesente sans peur de la mort et qursquoau combat on preacutefegravere la mort agrave lrsquoesclavage du vaincu ndash Pas du tout ndash Il faut donc semble-t-il que nous surveillons ceux qui entreprennent de prononcer ces reacutecits et que nous leur prions de ne plus injurier becirctement comme ils le font lrsquoHadegraves mais plutocirct drsquoen faire lrsquoeacuteloge puisque leurs paroles ne sont ni vraies ni utiles pour ceux qui doivent devenir combattants raquo

255

Annexe 5 Plat Criton [53b-c] αὐτὸς δὲ πρῶτον μὲν ἐὰν εἰς τῶν ἐγγύτατά τινα πόλεων ἔλθῃς ἢ Θήβαζε ἢ Μέγαράδεmdash εὐνομοῦνται γὰρ ἀμφότεραιmdashπολέμιος ἥξεις ὦ Σώκρατες τῇ τούτων πολιτείᾳ καὶ ὅσοιπερ κήδονται τῶν αὑτῶν πόλεων ὑποβλέψονταί σε διαφθορέα ἡγούμενοι τῶν νόμων καὶ βεβαιώσεις τοῖς δικασταῖς τὴν δόξαν ὥστε δοκεῖν ὀρθῶς τὴν rsquo δίκην δικάσαι laquo Mais toi-mecircme drsquoabord si tu vas dans lrsquoune des citeacutes voisines agrave Thegravebes ou agrave Meacutegare - lrsquoune et lrsquoautre sont reacutegies par de bonnes lois ndash tu y arriveras en ennemi de leur constitution Socrate et tous ceux qui prennent soin de leur citeacute te regarderont avec meacutefiance te prenant pour un destructeur des lois et tu consolideras la reacuteputation de tes juges de sorte qursquoils paraicirctront avoir rendu justice droitement raquo

Annexe 6

CAMUS Albert LrsquoEacutetranger in Œuvres complegravetes I p164-165 laquo Il avait lrsquointention drsquoinstaller un bureau agrave Paris qui traiterait ses affaires sur la place et directement avec les grandes compagnies et il voulait savoir si jrsquoeacutetais disposeacute agrave y aller Cela me permettrait de vivre agrave Paris et aussi de voyager une partie de lrsquoanneacutee laquo Vous ecirctes jeune et il me semble que crsquoest une vie qui doit vous plaire raquo Jrsquoai dit que oui mais que dans le fond cela mrsquoeacutetait eacutegal Il mrsquoa demandeacute alors si je nrsquoeacutetais pas inteacuteresseacute par un changement de vie Jrsquoai reacutepondu qursquoon ne changeait jamais de vie qursquoen tous cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me deacuteplaisait pas du tout Il a eu lrsquoair meacutecontent mrsquoa dit que je reacutepondais toujours agrave cocircteacute que je nrsquoavais pas drsquoambition et que cela eacutetait deacutesastreux dans les affaires raquo

Annexe 7 Plat Reacutepublique I [327a-b] κατέβην χθὲς εἰς Πειραιᾶ μετὰ Γλαύκωνος τοῦ Ἀρίστωνος προσευξόμενός τε τῇ θεῷ καὶ ἅμα τὴν ἑορτὴν βουλόμενος θεάσασθαι τίνα τρόπον ποιήσουσιν ἅτε νῦν πρῶτον ἄγοντες καλὴ μὲν οὖν μοι καὶ ἡ τῶν ἐπιχωρίων πομπὴ ἔδοξεν εἶναι οὐ μέντοι ἧττον ἐφαίνετο πρέπειν ἣν οἱ Θρᾷκες ἔπεμπον προσευξάμενοι δὲ καὶ θεωρήσαντες ἀπῇμεν πρὸς τὸ ἄστυ κατιδὼν οὖν πόρρωθεν ἡμᾶς οἴκαδε ὡρμημένους Πολέμαρχος ὁ Κεφάλου ἐκέλευσε δραμόντα τὸν παῖδα περιμεῖναί ἑ κελεῦσαι laquo Je descendais hier au Pireacutee avec Glaucon fils drsquoAriston pour faire une priegravere agrave la deacuteesse et aussi parce que je voulais voir de quelle maniegravere on ceacuteleacutebrerait la fecircte qui se tenait pour la premiegravere fois Or la procession des gens du pays me sembla belle et guegravere moins apparut celle que faisaient les Thraces Apregraves avoir fait notre priegravere et assisteacute aux festiviteacutes nous repartions vers la ville Nous ayant vu de loin prendre le chemin du retour Poleacutemarque fils de Ceacutephale demanda agrave son esclave de courir pour nous prier de lrsquoattendre raquo

256

Annexe 8 DROZ Geneviegraveve Les mythes platoniciens p156

laquo Mais peut-ecirctre cette cosmologie intelligemment ordonneacutee a-t-elle surtout une signification poleacutemique Il srsquoagit de montrer contre Anaxagore et contre Deacutemocrite contre les mateacuterialistes et contre les atomistes que lrsquounivers nrsquoest pas le fait du hasard ni explicable par la seule matiegravere Que lrsquoouvrier divin soit une image (hellip) peu importe en derniegravere analyse au moins ne regravegne-t-il pas ici-bas lrsquoabsurde lrsquoarbitraire absolu celui drsquoun meacutecanisme eacutetroit reacuteducteur et atheacutee Le monde sensible a son ordre sa coheacuterence sa neacutecessiteacute sa finaliteacute un Dieu sage lrsquoa ainsi voulu conccedilu reacutealiseacutehellip raquo

Annexe 9

Plat Reacutepublique II [372 a-e] πρῶτον οὖν σκεψώμεθα τίνα τρόπον διαιτήσονται οἱ οὕτω παρεσκευασμένοι ἄλλο τι ἢ σῖτόν τε ποιοῦντες καὶ οἶνον καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα καὶ οἰκοδομησάμενοι οἰκίας θέρους μὲν τὰ πολλὰ γυμνοί τε καὶ ἀνυπόδητοι ἐργάσονται τοῦ δὲ χειμῶνος ἠμφιεσμένοι τε καὶ ὑποδεδεμένοι ἱκανῶς θρέψονται δὲ ἐκ μὲν τῶν κριθῶν ἄλφιτα σκευαζόμενοι ἐκ δὲ τῶν πυρῶν ἄλευρα τὰ μὲν πέψαντες τὰ δὲ μάξαντες μάζας γενναίας καὶ ἄρτους ἐπὶ κάλαμόν τινα παραβαλλόμενοι ἢ φύλλα καθαρά κατακλινέντες ἐπὶ στιβάδων ἐστρωμένων μίλακί τε καὶ μυρρίναις εὐωχήσονται αὐτοί τε καὶ τὰ παιδία ἐπιπίνοντες τοῦ οἴνου ἐστεφανωμένοι καὶ ὑμνοῦντες τοὺς θεούς ἡδέως συνόντες ἀλλήλοις οὐχ ὑπὲρ τὴν οὐσίαν ποιούμενοι τοὺς παῖδας εὐλαβούμενοι πενίαν ἢ πόλεμον (hellip) καὶ οὕτω διάγοντες τὸν βίον ἐν εἰρήνῃ μετὰ ὑγιείας ὡς εἰκός γηραιοὶ τελευτῶντες ἄλλον τοιοῦτον βίον τοῖς ἐκγόνοις παραδώσουσιν laquo Drsquoabord consideacuterons de quelle maniegravere vont vivre les gens disposeacutes ainsi Ne vont-ils pas produire du bleacute du vin des vecirctements et des chaussures Et apregraves avoir bacircti des maisons la plupart travailleront lrsquoeacuteteacute nus325 et sans chaussures et lrsquohiver suffisamment vecirctus et chausseacutes ils se nourriront en preacuteparant de la farine drsquoorge ou de froment qursquoils feront cuire et qursquoils peacutetriront servant de belles galettes et des pains sur du chaume ou sur des feuilles pures coucheacutes sur des lits de feuillage joncheacutes de couleuvreacutee ou myrte eux et leurs enfants se reacutegaleront buvant du vin couronneacutes et chantant les louanges des dieux vivant ensemble agreacuteablement ne faisant pas plus drsquoenfants que ne le leur permettent leurs ressources prenant gare agrave la pauvreteacute ou agrave la guerre (hellip) Et menant ainsi leur vie dans la paix et en bonne santeacute comme il convient atteignant la vieillesse ils transmettront la mecircme vie agrave leurs descendants 325 Eacutemile Chambry avait traduit γυμνοί par laquo agrave demi vecirctus raquo ce qui deacutenote probablement une pudeur ana-chronique car le sens premier de γυμνός est bien laquo nu raquo et il nrsquoest pas incongru que ce soit bien ainsi que lrsquoentend Socrate la nuditeacute nrsquoeacutetant pas un tabou pour un citoyen grec la nuditeacute des athlegravetes concourant aux jeux drsquoOlympie ne choquait personne elle doit donc encore moins ecirctre choquante de la part drsquohommes reacutesi-dant dans une citeacute primitive ougrave regravegnent la simpliciteacute et la frugaliteacute

257

Annexe 10 VERNANT Jean-Pierre Mythe et penseacutee chez les Grecs eacutetudes de psychologie historique p143 laquo Dans lrsquoemploi drsquoune formule comme laquo tension du diaphragme raquo nous avons cru recon-naicirctre le souvenir drsquoune discipline de type yoga appuyeacutee sans doute sur une technique de controcircle du souffle respiratoire ainsi srsquoexpliquerait lrsquoeacutetrange privilegravege attribueacute aux Mages par la leacutegende de pouvoir agrave volonteacute rendre libre leur psuchegrave de lui faire quitter le corps gisant sans souffle et sans vie dans un sommeil cataleptique pour un voyage dont elle ap-porte comme lrsquoacircme drsquoEacutepimeacutenide la connaissance du passeacute Sous lrsquoinfluence des preacuteoccupations et des ideacutees nouvelles qui se font jour dans les confreacuteries philosophiques cette discipline drsquoextase se serait transformeacutee en un entraicircnement spirituel une meacuteleacutetegrave unissant eacutetroitement lrsquoeffort de remeacutemoration pousseacute aussi loin que possible dans les vies anteacuterieures la purification de lrsquoacircme et sa seacuteparation du corps lrsquoeacutevasion du flux temporel par lrsquoaccegraves agrave une veacuteriteacute parfaitement stable Nrsquoest-ce pas un entraicircnement de cette sorte que Platon eacutevoque dans le Pheacutedon avant drsquoexposer sa theacuteorie de lrsquoanamnegravesis quand il deacutefinit la philosophie conformeacutement agrave ce qursquoil appelle une tregraves ancienne tradition comme une meacuteleacutetegrave thanatou une discipline ou un exercice de mort consistant agrave purifier lrsquoacircme en la concentrant en la ramassant sur elle-mecircme agrave partir de tous les points du corps de faccedilon qursquoainsi rassembleacutee et isoleacutee elle puisse se deacutelier du corps et srsquoen eacutevader raquo

258

Annexe 11 BRASSENS Georges laquo La mauvaise reacuteputation raquo in Poegravemes et chansons p 11 laquo Au village sans preacutetention Jai mauvaise reacuteputation Qursquo je mrsquo deacutemegravene ou qursquo je reste coi Je passrsquo pour un je-ne-sais-quoi Je ne fais pourtant de tort agrave personne En suivant mon chrsquomin de petit bonhomme Mais les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Non les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Tout le monde meacutedit de moi Sauf les muets ccedila va de soi Le jour du quatorze-Juillet Je reste dans mon lit douillet La musique qui marche au pas Cela ne me regarde pas Je ne fais pourtant de tort agrave personne En neacutecoutant pas le clairon qui sonne Mais les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Non les bravrsquos gens naiment pas que Lon suive une autre route queuxhellip Tout le monde me montre au doigt Sauf les manchots ccedila va de soi raquo

259

Annexe 12

NIETZSCHE Friedrich La geacuteneacutealogie de la morale III 7 laquo Toute becircte la becircte philosophe326 comme les autres tend instinctivement vers un optimum de conditions favorables au milieu desquelles elle peut deacuteployer sa force et atteindre la pleacutenitude du sentiment de sa puissance toute becircte a de mecircme une horreur instinctive et une sorte de flair subtil laquo supeacuterieur agrave toute raison raquo pour toute espegravece de trouble-fecircte et drsquoobstacles qui se preacutesentent ou pourraient se preacutesenter sur ce chemin vers lrsquooptimum ndash (ce nrsquoest pas de sa route vers le bonheur que je parle mais de sa route vers la puissance vers lrsquoaction vers lrsquoactiviteacute la plus puissante ce qui de fait dans la plupart des cas est sa route vers le malheur) (hellip) Quel sens faut-il donc attacher agrave lrsquoideacuteal asceacutetique chez un philosophe Voici ma reacuteponse ndash on lrsquoaura devineacutee depuis longtemps agrave son aspect le philosophe sourit comme agrave un optimum des conditions neacutecessaires agrave la spiritualisation la plus haute et la plus hardie ndash par lagrave il ne nie pas laquo lrsquoexistence raquo il affirme au contraire son existence agrave lui et seulement son existence au point qursquoil nrsquoest peut-ecirctre pas eacuteloigneacute de ce vœu criminel pereat Mundus fiat philosophia fiat philosopus fiam 327 (Traduit de lrsquoallemand par Henri Albert traduction reacuteviseacutee par Jacques Le Rider)

326 En franccedilais dans le texte 327 En latin dans le texte laquo Que le monde peacuterisse que la philosophe soit que le philosophe soit que je sois raquo

260

Annexe 13

Plat Banquet [210 a-e] δεῖ γάρ ἔφη τὸν ὀρθῶς ἰόντα ἐπὶ τοῦτο τὸ πρᾶγμα ἄρχεσθαι μὲν νέον ὄντα ἰέναι ἐπὶ τὰ καλὰ σώματα καὶ πρῶτον μέν ἐὰν ὀρθῶς ἡγῆται ὁ ἡγούμενος ἑνὸς αὐτὸν σώματος ἐρᾶν καὶ ἐνταῦθα γεννᾶν λόγους καλούς ἔπειτα δὲ αὐτὸν κατανοῆσαι ὅτι τὸ κάλλος τὸ ἐπὶ ὁτῳοῦν σώματι τῷ ἐπὶ ἑτέρῳ σώματι ἀδελφόν ἐστι καὶ εἰ δεῖ διώκειν τὸ ἐπrsquo εἴδει καλόν πολλὴ ἄνοια μὴ οὐχ ἕν τε καὶ ταὐτὸν ἡγεῖσθαι τὸ ἐπὶ πᾶσιν τοῖς σώμασι κάλλοςmiddot τοῦτο δrsquo ἐννοήσαντα καταστῆναι πάντων τῶν καλῶν σωμάτων ἐραστήν ἑνὸς δὲ τὸ σφόδρα τοῦτο χαλάσαι καταφρονήσαντα καὶ σμικρὸν ἡγησάμενονmiddot() ὃς γὰρ ἂν μέχρι ἐνταῦθα πρὸς τὰ ἐρωτικὰ παιδαγωγηθῇ θεώμενος ἐφεξῆς τε καὶ ὀρθῶς τὰ καλά πρὸς τέλος ἤδη ἰὼν τῶν ἐρωτικῶν ἐξαίφνης κατόψεταί τι θαυμαστὸν τὴν φύσιν καλόν τοῦτο ἐκεῖνο ὦ Σώκρατες οὗ δὴ ἕνεκεν καὶ οἱ ἔμπροσθεν πάντες πόνοι ἦσαν laquo Voici dit-elle Ce qursquoil faut quand on va par la bonne voie agrave ce but crsquoest en veacuteriteacute de commencer degraves le jeune acircge agrave srsquoorienter vers la beauteacute corporelle et tout drsquoabord si lrsquoon est bien dirigeacute par celui qui vous dirige de nrsquoaimer qursquoun seul beau corps et agrave cette occasion drsquoengendrer de beaux discours mais ensuite de se rendre compte que la beauteacute qui reacuteside en tel ou tel corps est sœur de la beauteacute qui reacuteside en un autre et supposeacute qursquoon doive poursuivre la beauteacute qui reacuteside dans la forme que ce serait le comble de la folie de ne pas tenir pour une et identique la beauteacute qui reacuteside dans tous les corps mais que cette reacuteflexion doit plutocirct faire de celui qui aime un amoureux de tous les beaux corps et relacirccher drsquoautre part la force de son amour agrave lrsquoeacutegard drsquoun seul parce qursquoil est arriveacute agrave deacutedaigner ce qu agrave son jugement compte si peu (hellip) Quand un homme aura eacuteteacute conduit jusqursquoagrave ce point-ci dans lrsquoinstruction dont les choses drsquoamour sont le but quand il aura contempleacute les belles choses lrsquoune apregraves lrsquoautre aussi bien que suivant leur ordre exact celui-lagrave deacutesormais en marche vers le terme de lrsquoinstitution amoureuse apercevra soudainement une certaine beauteacute drsquoune nature merveilleuse celle-lagrave mecircme Socrate dont je parlais et qui de plus eacutetait justement la raison drsquoecirctre de tous les efforts qui ont preacuteceacutedeacute raquo

261

Annexe 14

Plat Reacutepublique IV [443 c-444 a] τὸ δέ γε ἀληθές τοιοῦτόν τι ἦν ὡς ἔοικεν ἡ δικαιοσύνη ἀλλ᾽ οὐ περὶ τὴν ἔξω πρᾶξιν τῶν αὑτοῦ ἀλλὰ περὶ τὴν ἐντός ὡς ἀληθῶς περὶ ἑαυτὸν καὶ τὰ ἑαυτοῦ μὴ ἐάσαντα τἀλλότρια πράττειν ἕκαστον ἐν αὑτῷ μηδὲ πολυπραγμονεῖν πρὸς ἄλληλα τὰ ἐν τῇ ψυχῇ γένη ἀλλὰ τῷ ὄντι τὰ οἰκεῖα εὖ θέμενον καὶ ἄρξαντα αὐτὸν αὑτοῦ καὶ κοσμήσαντα καὶ φίλον γενόμενον ἑαυτῷ καὶ συναρμόσαντα τρία ὄντα ὥσπερ ὅρους τρεῖς ἁρμονίας ἀτεχνῶς νεάτης τε καὶ ὑπάτης καὶ μέσης καὶ εἰ ἄλλα ἄττα μεταξὺ τυγχάνει ὄντα πάντα ταῦτα συνδήσαντα καὶ παντάπασιν ἕνα γενόμενον ἐκ πολλῶν σώφρονα καὶ ἡρμοσμένον οὕτω δὴ πράττειν ἤδη ἐάν τι πράττῃ ἢ περὶ χρημάτων κτῆσιν ἢ περὶ σώματος θεραπείαν ἢ καὶ πολιτικόν τι ἢ περὶ τὰ ἴδια συμβόλαια ἐν πᾶσι τούτοις ἡγούμενον καὶ ὀνομάζοντα δικαίαν μὲν καὶ καλὴν πρᾶξιν ἣ ἂν ταύτην τὴν ἕξιν σῴζῃ τε καὶ συναπεργάζηται σοφίαν δὲ τὴν ἐπιστατοῦσαν ταύτῃ τῇ πράξει ἐπιστήμην ἄδικον δὲ πρᾶξιν ἣ ἂν ἀεὶ ταύτην λύῃ ἀμαθίαν δὲ τὴν ταύτῃ αὖ ἐπιστατοῦσαν δόξαν laquo En veacuteriteacute la justice eacutetait quelque chose de semblable mais ce nrsquoest pas aux actions exteacuterieures de lrsquohomme mais agrave lrsquoaction inteacuterieure qui le concerne vraiment lui-mecircme et ce qui relegraveve de lui ne laissant pas une partie de lui-mecircme faire ce qui lui est eacutetranger ni que les principes de lrsquoacircme se mecirclent les unes des affaires des autres installant au contraire lrsquoordre sans son for inteacuterieur se commandant lui-mecircme se disciplinant devenant ami de lui-mecircme mettant en harmonie les trois tendances absolument comme les trois termes de la musique le plus eacuteleveacute le plus bas le moyen et si par hasard il existe quelques autres tons intermeacutediaires liant tout cela ensemble et devenant de multiple absolument un tempeacuterant et proportionneacute et ainsi degraves lors qursquoil fasse des affaires qursquoil soigne le corps qursquoil srsquooccupe de politique qursquoil traite avec des particulier dans tout ce qursquoil entreprend il juge et nomme juste et belle lrsquoaction qui preacuteserve et contribue agrave accomplir la sagesse et la science preacutesidant cette action et injuste lrsquoaction qui deacutetruit toujours cet eacutetat et ignorance lrsquoopinion qui y preacuteside raquo

262

Annexe 15

CAMUS Albert LrsquoEacutetranger in Theacuteacirctre reacutecits nouvelles p 1165-1166 laquo Jrsquoai penseacute que je nrsquoavais qursquoun demi-tour agrave faire et ce serait fini Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derriegravere moi Jrsquoai fait quelques pas vers la source LrsquoArabe nrsquoa pas bougeacute Malgreacute tout il eacutetait encore assez loin Peut-ecirctre agrave cause des ombres sur son visage il avait lrsquoair de rire Jrsquoai attendu La brucirclure du soleil gagnait mes joues et jrsquoai senti des gouttes de sueur srsquoamasser dans mes sourcils (hellip) Agrave cause de cette brucirclure que je ne pouvais plus supporter jrsquoai fait un mouvement en avant Je savais que crsquoeacutetait stupide que je ne me deacutebarrasserais pas du soleil en me deacuteplaccedilant drsquoun pas Mais jrsquoai fait un pas un seul pas en avant Et cette fois sans se soulever lrsquoArabe a tireacute son couteau qursquoil mrsquoa preacutesenteacute dans le soleil La lumiegravere a gicleacute sur lrsquoacier et crsquoeacutetait comme une longue lame eacutetincelante qui mrsquoatteignait au front (hellip) Crsquoest alors que tout a vacilleacute La mer a charrieacute un souffle eacutepais et ardent Il mrsquoa sembleacute que le ciel srsquoouvrait sur toute son eacutetendue pour laisser pleuvoir du feu Tout mon ecirctre srsquoest tendu et jrsquoai crispeacute ma main sur le revolver La gacircchette a ceacutedeacute jrsquoai toucheacute le ventre poli de la crosse et crsquoest lagrave dans le bruit agrave la fois sec et assourdissant que tout a commenceacute Jrsquoai secoueacute la sueur et le soleil Jrsquoai compris que jrsquoavais deacutetruit lrsquoeacutequilibre du jour le silence exceptionnel drsquoune plage ougrave jrsquoavais eacuteteacute heureux raquo

263

Annexe 16 CLARKE Arthur C 2001 A space odyssey p 11 It was a rectangular slab three times his height but narrow enough to span with his arms and it was made of some completely transparent material indeed it was not easy to see except when the rising sun glinted on its edges As Moon-Watcher had never encountered ice or even crystal-clear water there were no natural objects to which he could compare this apparition laquo Crsquoeacutetait un bloc rectangulaire de trois fois sa taille mais assez eacutetroit pour qursquoil lrsquoeacutetreigne avec ses bras et il eacutetait fait de quelque mateacuteriau complegravetement transparent de fait il nrsquoeacutetait pas facile agrave voir sauf quand le soleil levant luisait sur ses arrecirctes Comme Guetteur de Lune nrsquoavait jamais vu de glace ni mecircme drsquoeau claire comme le cristal il nrsquoy avait aucun objet naturel avec lequel il aurait pu comparer cette apparition raquo

Annexe 17

Esch Les Eumeacutenides v927-955 τάδ᾽ ἐγὼ προφρόνως τοῖσδε πολίταις πράσσω μεγάλας καὶ δυσαρέστους δαίμονας αὐτοῦ κατανασσαμένη πάντα γὰρ αὗται τὰ κατ᾽ ἀνθρώπους ἔλαχον διέπειν ὁ δὲ μὴ κύρσας βαρεῶν τούτων οὐκ οἶδεν ὅθεν πληγαὶ βιότου τὰ γὰρ ἐκ προτέρων ἀπλακήματά νιν πρὸς τάσδ᾽ ἀπάγει σιγῶν δ᾽ ὄλεθρος καὶ μέγα φωνοῦντ᾽ ἐχθραῖς ὀργαῖς ἀμαθύνει (hellip) ἦ τάδ᾽ ἀκούετε πόλεως φρούριον οἷ᾽ ἐπικραίνει μέγα γὰρ δύναται πότνι᾽ Ἐρινὺς παρά τ᾽ ἀθανάτοις τοῖς θ᾽ ὑπὸ γαῖαν περί τ᾽ ἀνθρώπων φανερῶς τελέως διαπράσσουσιν τοῖς μὲν ἀοιδάς τοῖς δ᾽ αὖ δακρύων βίον ἀμβλωπὸν παρέχουσαι laquo Jrsquoagis le cœur empresseacute envers ces citoyens en y eacutetablissant de puissantes et implacables diviniteacutes Elles ont pour fonction de tout ordonner parmi les hommes Celui qui nrsquoa pas atteint ces puissances ne sait pas drsquoougrave viennent les coups porteacutes agrave la vie Les fautes des ancecirctres lrsquoemmegravenent devant elles et une mort silencieuse quoique parlant fort lrsquoaneacuteantit par leur colegravere terrible (hellip) Entendez-vous garde de la citeacute ce qursquoelle accomplit pour vous Grande est la puissance de lrsquoauguste Eacuterinys aupregraves des immortels comme aupregraves des dieux souterrains et concernant les hommes elles agissent ouvertement et parfaitement donnant aux uns des chants et aux autres une vie assombrie par les larmes raquo

264

Annexe 18

GOTLIB Marcel Trucs-en-vrac 2 p 60

Ce document a eacuteteacute supprimeacute pour des raisons de droits

Annexe 19 BERGSON Henri Matiegravere et meacutemoire p 152-153 laquo Le propre du temps est de srsquoeacutecouler le temps deacutejagrave eacutecouleacute est le passeacute et nous appelons preacutesent lrsquoinstant ougrave il srsquoeacutecoule Mais il ne peut ecirctre question ici drsquoun instant matheacutematique (hellip) Il faut donc que lrsquoeacutetat psychologique que jrsquoappelle laquo mon preacutesent raquo soit tout agrave la fois une perception du passeacute immeacutediat et une deacutetermination de lrsquoavenir immeacutediat (hellip) Mon preacutesent est donc agrave la fois sensation et mouvement et puisque mon preacutesent forme un tout indiviseacute ce mouvement doit tenir agrave cette sensation la prolonger en action Drsquoougrave je conclus que mon preacutesent consiste dans un systegraveme combineacute de sensations et de mouvements Mon preacutesent est par essence sensori-moteur raquo

Annexe 20 CIORAN Emil Michel Œuvres p659 laquo Mon orgueil nrsquoest pas intarissable ses ressources sont limiteacutees Vous pensez au nom de la foi vaincre votre moi en fait vous deacutesirez le perpeacutetuer dans lrsquoeacuteterniteacute cette dureacutee-ci ne vous satisfaisant point Votre superbe excegravede en raffinement toutes les ambitions du siegravecle Quel recircve de gloire compareacute au vocirctre ne se reacutevegravele-t-il pas duperie et fumeacutee Votre foi nrsquoest qursquoun deacutelire de grandeurs toleacutereacute par la communauteacute parce qursquoil emprunte des voies travesties mais votre poussiegravere est votre unique obsession friand drsquointemporel vous perseacutecutez le temps qui la disperse raquo

265

Annexe 21 Lucr 3 v 445-458 Praeterea gigni pariter cum corpore et una crescere sentimus pariterque senescere mentem Nam uelut infirmo pueri teneroque uagantur corpore sic animi sequitur sententia tenuis Inde ubi robustis adoleuit uiribus aetas consilium quoque maius et auctior est animi uis Post ubi iam ualidis quassatum est uiribus aeui corpus et obtusis ceciderunt uiribus artus claudicat ingenium delirat lingua lt labat gt mens omnia deficiunt atque uno tempore desunt Ergo dissolui quoque conuenit omnem animai naturam ceu fumus in altas aeris auras quandoquidem gigni pariter partierque uidemus crescere et lt ut gt docui simul aeuo fessa fatisci laquo En outre nous sentons que lrsquoacircme est engendreacutee conjointement avec le corps qursquoelle grandit en ne faisant qursquoun avec lui et qursquoelle vieillit conjointement avec lui De fait tout comme le corps faible et tendre de lrsquoenfant erre la penseacutee de lrsquoacircme qui le suit est cheacutetive Puis lorsqursquoil a atteint lrsquoacircge aux forces robustes la reacuteflexion aussi est plus grande et la force de lrsquoesprit accrue Ensuite lorsque le corps a deacutejagrave eacuteteacute eacutebranleacute par les forces vigoureuses du temps lorsque les forces des membres tombent affaisseacutees lrsquointelligence claudique la langue deacutelire lrsquoesprit glisse tout fait deacutefaut et srsquoen va dans le mecircme laps de temps Il est donc logique que toute la nature de lrsquoacircme se dissolve aussi comme la fumeacutee dans les hautes reacutegions de lrsquoair328 puisque nous la voyons naicirctre conjointement avec le corps grandir tout aussi conjointement avec lui et comme je lrsquoai montreacute succomber en mecircme temps que lui agrave la fatigue de lrsquoacircge raquo

Annexe 22 KANT Emmanuel Critique de la faculteacute de juger I Analytique du beau 22 laquo Dans tous les jugements par lesquels nous deacuteclarons que quelque choses et beau nous ne permettons agrave personne drsquoecirctre drsquoun autre avis sans toutefois fonder notre jugement sur des concepts mais en nrsquoy mettant pour fondement que notre sentiment non pas donc en tant que sentiment personnel et priveacute mais en tant que sentiment commun Or ledit sens com-mun ne peut agrave cet effet ecirctre fondeacute sur lrsquoexpeacuterience car il preacutetend autoriser des jugements contenant une obligation il ne nous dit pas que chacun sera drsquoaccord avec notre jugement mais doit en ecirctre drsquoaccord (hellip) Cette norme indeacutetermineacutee drsquoun sens commun est effecti-vement preacutesupposeacutee par nous crsquoest ce que prouve notre preacutetention agrave porter des jugements de goucirct raquo (Traduit de lrsquoallemand par Jean-Reneacute Ladmiral Marc B de Launay et Jean-Marie Vaysse)

328

Faute de mieux nous faisons ici un emprunt assumeacute agrave la traduction drsquoAlfred Ernout la diffeacuterence entre aer et aura qui sont presque synonymes eacutetant trop subtile pour ecirctre restitueacutee de faccedilon pertinente en franccedilais

266

Annexe 23 Aristot Eth Nic III 4 [1111a] προαίρεσις μὲν γὰρ οὐκ ἔστι τῶν ἀδυνάτων καὶ εἴ τις φαίη προαιρεῖσθαι δοκοίη ἂν ἠλίθιος εἶναι βούλησις δ᾽ ἐστὶ καὶ τῶν ἀδυνάτων οἷον ἀθανασίας καὶ ἡ μὲν βούλησίς ἐστι καὶ περὶ τὰ μηδαμῶς δι᾽ αὑτοῦ πραχθέντα ἄν οἷον ὑποκριτήν τινα νικᾶν ἢ ἀθλητήν προαιρεῖται δὲ τὰ τοιαῦτα οὐδείς ἀλλ᾽ ὅσα οἴεται γενέσθαι ἂν δι᾽ αὑτοῦ ἔτι δ᾽ ἡ μὲν βούλησις τοῦ τέλους ἐστὶ μᾶλλον ἡ δὲ προαίρεσις τῶν πρὸς τὸ τέλος οἷον ὑγιαίνειν βουλόμεθα προαιρούμεθα δὲ δι᾽ ὧν ὑγιανοῦμεν καὶ εὐδαιμονεῖν βουλόμεθα μὲν καὶ φαμέν προαιρούμεθα δὲ λέγειν οὐχ ἁρμόζει ὅλως γὰρ ἔοικεν ἡ προαίρεσις περὶ τὰ ἐφ᾽ ἡμῖν εἶναι laquo Il nrsquoy a en effet pas de choix des choses impossibles et si quelqursquoun disait en choisir une il passerait pour stupide il existe en revanche un souhait des choses impossibles comme lrsquoimmortaliteacute Ensuite il y a souhait de ce qursquoon ne pourrait en aucune faccedilon accomplir par soi-mecircme par exemple la victoire drsquoun acteur ou drsquoun athlegravete nul ne choisit de telles choses mais celles que lrsquoon pense pouvoir produire par soi-mecircme De surcroicirct le souhait concerne plutocirct la fin et le choix les moyens en vue de la fin par exemple nous souhaitons ecirctre en bonne santeacute mais nous choisissons les moyens pour ecirctre en bonne santeacute et nous disons que nous souhaitons ecirctre heureux mais il ne convient pas de dire que nous choisissons de lrsquoecirctre en somme il emble qursquoil y ait choix des choses qui deacutependent de nous raquo

267

BIBLIOGRAPHIE

Litteacuterature primaire PLATON Pheacutedon texte eacutetabli et traduit par Leacuteon Robin Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Phaedo texte eacutetabli et traduit par Richard Dacre Archer-Hind [1894] Arno Press New York 1973 PLATON Apologie de Socrate ndash Criton - Pheacutedon traduction drsquoEacutemile Chambry Garnier-Flammarion Paris 1965 PLATON Hippias majeur ndash Charmide ndash Lachegraves ndash Lysis texte eacutetabli et traduit par Alfred Croiset Les belles lettres CUF Paris 1956 PLATON Gorgias ndash Meacutenon texte eacutetabli et traduit par Alfred Croiset Les belles lettres CUF Paris 1992 PLATON Le sophiste texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Reacutepublique I-III texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Chambry Les belles lettres CUF Paris 1959 PLATON Reacutepublique IV-VII texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Chambry Les belles lettres CUF Paris 1989 PLATON Reacutepublique VIII-X texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Chambry Les belles lettres CUF Paris 1973 PLATON La Reacutepublique traduction de Georges Leroux Garnier-Flammarion Paris 2002 PLATON Phegravedre texte eacutetabli par Claudio Moreschini et traduit par Paul Vicaire Les belles lettres CUF Paris 1994 PLATON Le banquet ndash Phegravedre traduction et notes drsquoEacutemile Chambry Garnier-Flammarion Paris 1964 PLATON Le banquet texte eacutetabli et traduit par Leacuteon Robin Les belles lettres CUF Paris 1970

268

PLATON Parmeacutenide texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1956 PLATON Philegravebe texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1959 PLATON Le Politique texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1935 PLATON Protagoras texte eacutetabli et traduit par Alfred Croiset Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Timeacutee - Critias texte eacutetabli et traduit par Albert Rivaud Les belles lettres CUF Paris 2002 PLATON Theacuteeacutetegravete texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1963 PLATON Lettres texte eacutetabli et traduit par Joseph Souilheacute Les belles lettres CUF Paris 1977 PLATON Les lois livres I-II texte eacutetabli et traduit par Eacutedouard Des Places Les belles lettres CUF Paris 1976 PLATON Les lois livres III-VI texte eacutetabli et traduit par Eacutedouard Des Places Les belles lettres CUF Paris 1951 PLATON Les lois livres VII-X texte eacutetabli et traduit par Augutes Diegraves Les belles lettres CUF Paris 1956 PLATON Les lois livres XI-XII texte eacutetabli et traduit par Auguste Diegraves - Epinomis texte eacutetablie et traduit par Eacutedouard Des Places Les belles lettres CUF Paris 1956 Philosophie antique non platonicienne ARISTOTE De lrsquoacircme texte eacutetabli par Antonio Jannone et traduit par Edmond Barbotin Les belles lettres CUF Paris 1966 ARISTOTE Eacutethique agrave Eudegraveme traduction de Vianney Deacutecarie Vrin Bibliothegraveque des textes philosophiques Paris 1991 ARISTOTE Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Jean Tricot Vrin Bibliothegraveque des textes philosophiques Paris 1959 ARISTOTE Les parties des animaux texte eacutetabli et traduit par Pierre Louis Les belles lettres CUF Paris 1956 CICEacuteRON Songe de Scipion texte traduit et annoteacute par Charles Pottin Hachette Les auteurs latins Paris 1898

269

CICEacuteRON Traiteacute des lois texte eacutetabli et traduit par Georges de Plinval Les belles lettres CUF Paris 1968 CICEacuteRON Tusculanes tome I texte eacutetabli par Georges Fohlen et traduit par Jules Humbert Les belles lettres CUF Paris 1964 LUCREgraveCE De la nature tome I texte eacutetabli et traduit par Alfred Ernout Les belles lettres CUF Paris 1993 PLOTIN Eacutenneacuteades IV texte eacutetabli et traduit par Eacutemile Breacutehier Les belles lettres CUF Paris 1956 SEacuteNEgraveQUE Lettres agrave Lucilius 1 texte eacutetabli par Franccedilois Preacutechac et traduit par Henri Noblot Les belles lettres CUF Paris 1969 Litteacuterature secondaire Platos Phaedo proceedings of the second Symposium Platonicum Pragense OIKOYMENH Prague 2001 ALAIN laquo Onze chapitres sur Platon raquo in Ideacutees introduction agrave la philosophie Platon Descartes Hegel Comte Flammarion Paris 1967 ALAIN Platon Textes eacutetablis et preacutesenteacutes par Robert Bourgne et Emmanuel Blondel Flammarion Champs Paris 2004 AZABATZIS Georges laquo Ἐγκαλυψάμενος La pieacuteteacute socratique dans le Phegravedre de Platon raquo Kernos [En ligne] 16 2003 mis en ligne le 14 avril 2011 URL httpkernosrevuesorg812 BALAUDEacute Jean-Franccedilois Le savoir-vivre philosophique Empeacutedocle Socrate Platon Grasset amp Fasquelle Le college de philosophie Paris 2010 BALLEacuteRIAUX Omer laquo Mantique et teacutelestique dans le Phegravedre de Platon raquo Kernos [En ligne] 3 1990 mis en ligne le 19 avril 2011 URL httpkernosrevuesorg968 BESCOND Lucien laquo Meacutetaphysique et humanisme chez Platonraquo Germanica [En ligne] 8 1990 mis en ligne le 20 mars 2011 URL httpgermanicarevuesorg2438 BOSTOCK David Platorsquos Phaedo Clarendon Press Oxford 1986 BRAGUE Reacutemi Le restant suppleacutement aux commentaires du Meacutenon de Platon Les belles lettres Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1978 BRISSON Luc Platon les mots et les mythes comment Platon nomma le mythe [1982] La deacutecouverte Textes agrave lrsquoappui Paris 1994 BROCHARD Victor Eacutetudes de philosophie ancienne et de philosophie moderne Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1966

270

BURGER Ronna The laquo Phaedo raquo a Platonic labyrinth Yale university press New Heaven 1984 COUTURAT Louis De Platonicis mythis Alcan Paris 1896 DESPRET Vinciane laquo Lrsquoacircme comme un jardin bien clocirctureacute choisir Platon comme ancecirctre raquo in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1098 DIXSAUT Monique Platon Le deacutesir de comprendre Vrin Bibliothegraveque des philosophies Paris 2003 DORTER Kenneth Platorsquos Phaedo an interpretation University of Toronto press Toronto 1982 DURAND Marc Trois lecture du laquo Pheacutedon raquo de Platon pour une approche onto-theacuteo-psychologique LrsquoHarmattan Ouverture philosophique Paris 2006 DROZ Geneviegraveve Les mythes platoniciens Seuil Points Sagesses Paris 1992 FEacuteDIER Franccedilois Le Meacutenon quatre cours cinquante et une explications de textes Lettrage Distribution Section philosophie Paris 2011 FESTUGIEgraveRE Andreacute-Jean Les trois laquo protreptiques raquo de Platon Euthydegraveme Pheacutedon Eacutepinomis Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1973 FRUTIGER Perceval Les mythes de Platon eacutetude philosophique et litteacuteraire Alcan Bibliothegraveque de philosophie contemporaine Paris 1930 GALLOU Matthieu laquo Aristote critique de la Reacutepublique (Politiques II 1-5) raquo [En ligne] communication prononceacutee agrave lrsquoAcadeacutemie de Rennes 2001 URL httpespaceeducatifac-rennesfrjahiawebdavsiteespaceeducatifgroupsPHILOSOPHIE_WebmestrespublicFormationPolGallpdf GAVRAY Marc-Antoine laquo Les interpreacutetations neacuteoplatoniciennes du Pheacutedon de Platon raquo Annuaire de lrsquoEacutecole pratique des hautes eacutetudes (EPHE) Section des sciences religieuses [En ligne] 121 2014 mis en ligne le 16 septembre 2011 URL httpasrrevuesorg1247 GILSON Eacutetienne Le thomisme introduction agrave la philosophie de saint Thomas drsquoAquin Vrin Eacutetudes de philosophie meacutedieacutevale Paris 1942 GIOVANNANGELI Daniel laquo Platon et le miroir de lrsquoacircme raquo in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1095 GOTSHALK Richard Loving and dying a reading of Platorsquos Phaedo Symposium and Phaedrus University press of America Lanham 2001 GUARDINI Romano La mort de Socrate traduction de Paul Ricoeur Seuil Paris 1956

271

GUILLERMIT Louis Lrsquoenseignement de Platon II Gorgias-Pheacutedon-Meacutenon LrsquoEgraveclat Poleacutemos Nicircmes 2001 HADOT Pierre Qursquoest-ce que la philosophie antique Gallimard Folio essais Paris 1995 JOUEumlT-PASTREacute Emmanuelle laquo Que signifie voir lrsquointelligible dans les dialogues de Platon raquo Pallas [En ligne] 92 2013 mis en ligne le 15 mars 2014 URL httppallasrevuesorg239 KERSZBERG Pierre laquo Un univers excessivement matheacutematique Platon et la cosmologie moderne raquo Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg269 KOYREacute Alexandre Introduction agrave la lecture de Platon suivi de Entretiens sur Descartes Gallimard NRF essais Paris 1962 LEFKA Aikaterini laquo Le regard rationnel de Platon sur les dieux traditionnels raquo Kernos [En ligne] 16 2003 mis en ligne le 4 septembre 2011 URL httpkernosrevuesorg814 LEFKA Aikaterini laquo Religion publique et croyances personnelles Platon contre Socrate raquo Kernos [En ligne] 18 2005 mis en ligne le 6 septembre 2011 URL httpkernosrevuesorg901 MATTEacuteI Jean-Franccedilois laquo Lrsquoinspiration de la poeacutesie et de la philosophie chez Platon raquo Noesis [En ligne] 4 2000 mis en ligne le 15 mars 2006 URL httpnoesisrevuesorg1464 MATTEacuteI Jean-Franccedilois Platon et le miroir du mythe PUF Quadrige Paris 1996 MENDELSSOHN Moses Pheacutedon ou entretiens sur lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme [1773] traduction de Georg Adam Junker Alcuin Paris 2000 MOREAU Joseph Lrsquoacircme du monde de Platon aux stoiumlciens Hiledensheim New York 1971 MOREAU Pierre-Franccedilois Lucregravece Lrsquoacircme PUF Philosophies Paris 2002 MOTTE Andreacute laquo Platon et la dimension religieuse de la procreacuteation raquo Kernos [En ligne] 2 1989 mis en ligne le 2 mars 2011 URL httpkernosrevuesorg246 MATTEacuteI Jean-Franccedilois laquo Lrsquoinspiration de la poeacutesie et de la philosophie chez Platon raquo Noesis [En ligne] 4 2000 mis en ligne le 15 mars 2006 URL httpnoesisrevuesorg1464 NEF Freacutedeacuteric laquo Platon et la meacutetaphysique actuelle raquo Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg263

272

NESCHKE-HENTSCHKE Ada laquo Platon penseur de la liberteacute effective Les utopies modernes et le reacutealisme platonicien raquo Eacutetudes platoniciennes [En ligne] 9 2012 mis en ligne le 9 janvier 2014 URL httpetudesplatoniciennesrevuesorg271 PATOČKA Jan Platon et lrsquoEurope seacuteminaire priveacute du semestre drsquoeacuteteacute 1973 traduction drsquoErika Abrams Lagrasse Verdier La nuit surveilleacutee Paris 1983 PIEacuteRART Marcel laquo Le blanc le pourpre et le noir Les funeacuterailles des εὔθυνοι dans les laquo Lois raquo de Platon et le culte des grands hommes raquo in Kecircroi De la religion agrave la philosophie Meacutelanges offers agrave Andreacute Motte [En ligne] Presses Universitaires de Liegravege Liegravege 2001 mis en ligne le 10 feacutevrier 2015 URL httpbooksopeneditionorgpulg1097 PONTIER Pierre Trouble et ordre chez Platon et Xeacutenophon Vrin Histoire des doctrines de lrsquoAntiquiteacute classique Paris 2006 PREacuteAUX Jean laquo Du Pheacutedon aux Confessions de saint Augustin raquo in Latomus revue drsquoeacutetudes latines Socieacuteteacute drsquoeacutetudes latines Bruxelles 1937 SCHUHL Pierre-Maxime Eacutetudes sur la fabulation platonicienne PUF Bibliothegraveque de philosophie contemporaine Paris 1947 TROTIGNON Pierre laquo Comment Nietzsche comprit Platon raquo Germanica [En ligne] 8 1990 mis en ligne le 20 mars 2014 URL httpgermanicarevuesorg2426 WERSINGER Anne-Gabrielle laquo La voix drsquoune laquo savante raquo Diotime de Mantineacutee dans le Banquet de Platon (201d-212b) raquo Cahiers laquo Mondes anciens raquo [En ligne] 3 2012 mis en ligne le 21 mai 2012 URL httpmondsanciensrevuesorg816 WHITE David A Myth and Metaphysics in Platorsquos Phaedo Susquehanna University Press Sellinsgrove 1989 WOLFF Francis Socrate PUF Philosophies Paris 1985 Philosophie meacutedieacutevale Peter Abaelards Philosophische Schriften herausgegeben une untersucht von Bernhard Geyer Verlag der aschendorffschen verlagsbuchhandlung Muumlnster 1919-1933 Petrus Abaelardus Scito te ipsum Erkenne dich selbst einleitung edition uumlbersetzung von Rainer M Ilgner Fontes Christiani Brepols Publishers Turnhout 2011 ABEacuteLARD Pierre Œuvres choisies traduction de Maurice de Gandillac Aubier Bibliothegraveque philosophique Paris 1945 AVERROIS CORDUBENSIS Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros texte eacutetabli par F Stuart Crawford Medieval academy of America Cambridge 1953 CAPPUYNS Maiumleul Jean Scot Eacuterigegravene sa vie son œuvre sa penseacutee Impression anastalique Culture et civilisation Bruxelles 1969

273

FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes tome I texte eacutetablit et traduit par Raymond Marcel Les belles lettres Les classiques de lrsquohumanisme Paris 1964 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes tome II texte eacutetablit et traduit par Raymond Marcel Les belles lettres Les classiques de lrsquohumanisme Paris 1964 FICIN Marsile Theacuteologie platonicienne de lrsquoimmortaliteacute des acircmes tome III texte eacutetablit et traduit par Raymond Marcel Les belles lettres Les classiques de lrsquohumanisme Paris 1970 THOMAS DrsquoAQUIN Somme theacuteologique 1a Lrsquoacircme humaine Questions 75-83 traduction de Jourdain Weacutebert Cerf Paris 1961 Philosophie moderne ARENDT Hannah Condition de lrsquohomme moderne [1958] traduction de Geroges Fradier Calmann-Leacutevy Agora Paris 1961 BERGSON Henri Lrsquoeacutenergie spirituelle [1919] PUF Quadrige Paris 1982 BERGSON Henri Le Rire essai sur la signification du comique [1940] PUF Quadrige Paris 2007 BERGSON Henri Matiegravere et meacutemoire [1896] PUF Quadrige Paris 1981 BONNET Charles La palingeacuteneacutesie philosophique ou Ideacutees sur leacutetat passeacute et sur leacutetat futur des ecirctres vivants [1770] Fayard Corpus des œuvres de philosophie en langue franccedilaise Paris 2002 CAMUS Albert Lrsquohomme reacutevolteacute Gallimard Paris 1951 CIORAN Emil Michel Œuvres Gallimard Quarto Paris 1995 DAVID Pascal laquo Clara ndash ou la nuit transfigureacutee raquo in Schelling philosophe de la mort et de lrsquoimmortaliteacute eacutetudes sur Clara sous la direction drsquoAlexandra Roux Presses universitaires de Rennes Philosophica Rennes 2014 DAVID Pascal Job ou lrsquoauthentique theacuteodiceacutee Bayard Paris 2004 DESCARTES Reneacute Entretien avec Burman manuscrit de Goumlttingen texte preacutesenteacute traduit et annoteacute par Charles Adam Vrin Bibliothegraveque des textes philosophiques Paris 1975 DESCARTES Reneacute Œuvres et lettres textes preacutesenteacutes par Andreacute Bridoux Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1953 Œuvres de Descartes VI publieacutees par Charles Adam et Paul Tannery Paris Vrin 1996 GAUCHET Marcel Le deacutesenchantement du monde une histoire politique de la religion Gallimard Bibliothegraveque des sciences humaines Paris 1985

274

HEGEL Georg Friedrich Wilhelm Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit [1807] traduction de Jean Hyppolite Aubier Paris 1992 HOBBES Thomas Leacuteviathan traduction de Franccedilois Tricaud Sirey Paris 1983 HUME David Dialogues sur la religion naturelle suivis de deux Essais preacutesentation et notes de Cleacutement Rosset traduction de Maxime David Jean-Jacques Pauvert Liberteacutes Paris 1964 HUME David Essays on Suicide and the Immortality of the Soul [1783] Thoemmes Press Classic Studies in the History of Ideas Bristol 1992 HUME David Du suicide suivi de De lrsquoimmortaliteacute de lrsquoacircme texte eacutetabli et traduit par Pascal Taranto Ceacutecile Defaut La Chose agrave penser Nantes 2009 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir La mort Flammarion Nouvelle bibliothegraveque scientifique Paris 1966 JANKEacuteLEacuteVITCH Vladimir Penser la mort Liana Levi Piccolo Paris 1994 KANT Emmanuel Critique de la faculteacute de juger traduction drsquoAlexis Philonenko Vrin Paris 1965 KANT Emmanuel Critique de la raison pure [1781] traduction de Jules Barni Flammarion GF Paris 1976 KANT Emmanuel Meacutetaphysiques des mœurs traduction drsquoAlain Renaut Flammarion GF Paris 1994 KANT Emmanuel Œuvres philosophiques II Galimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1985 KANT Emmanuel Opuscules sur lrsquohistoire traduction de Steacutephane Piobetta Flammarion GF Paris 1990 KIERKEGAARD Soumlren Œuvres complegravetes tome VII [1844] traduction de Paul-Henri Tisseau et Else-Marie Jacquet-Tisseau Orante Paris 1973 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Essais de Theacuteodiceacutee sur la bonteacute de Dieu la liberteacute de lrsquohomme et lrsquoorigine du mal [1747] Aubier Montaigne Bibliothegraveque philosophique Paris 1962 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Principes de la philosophie ou Monadologie [1714] PUF Eacutepimeacutetheacutee Paris 1986 LEIBNIZ Gottfried Wilhelm Systegraveme nouveau de la nature et de la communication des substances [1690-1703] Flammarion GF Paris 1994 MERLEAU-PONTY Maurice Le visible et lrsquoinvisible suivi de notes de travail texte eacutetabli par Claude Lefort Gallimard Bibliothegraveque des ideacutees Paris 1964

275

MONTAIGNE Les essais eacutedition reacutealiseacutee sous la direction de Jean Ceacuteard Librairie geacuteneacuterale franccedilaise La pochothegraveque Classiques modernes Paris 2001 NIETZSCHE Friedrich Le gai savoir [1882] in Œuvres philosophiques complegravetes V textes et variantes eacutetablis par Giorgio Colli et Mazzino Montinari traduits de lrsquoallemand par Pierre Klossowski Gallimard Paris 1982 NIETZSCHE Friedrich Ainsi parlait Zarathoustra [1883-1885] traduction de Marthe Robert Le club franccedilais du livre 1018 Paris 1958 NIETZSCHE Friedrich La geacuteneacutealogie de la morale [1887] traduction drsquoHenri Albert Nathan Les inteacutegrales de Philo Paris 1981 NIETZSCHE Friedrich Œuvres Robert Laffont Bouquins Paris 1993 (deux tomes) PASCAL Blaise Œuvres complegravetes Seuil Paris 1963 PICO DELLA MIRANDOLA Giovanni De la digniteacute de lrsquohomme traduit du latin et preacutesenteacute par Yves Hersant Lrsquoeacuteclat Philosophie imaginaire Combas 1993 RICŒUR Paul Ecirctre essence et substance chez Platon et Aristote CDU et SEDES Paris 1982 RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 1 Lrsquohomme faillible Montaigne Aubier Philosophie de lrsquoesprit Paris 1960 RICŒUR Paul Finitude et culpabiliteacute 2 La symbolique du mal Montaigne Aubier Philosophie de lrsquoesprit Paris 1960 SCHELLING Friedrich Wilhelm Joseph Von Clara ou Du lien de la nature au monde des esprits [1810-1811] traduction drsquoElisabeth Kessler LrsquoHerne Bibliothegraveque de philosophie et drsquoestheacutetique Paris 1984 SCHELLING Friedrich Wilhelm Joseph Von Clara ou Sur le liaision de la nature avec le monde des esprits [1810-1811] traduction drsquoElisabeth Kessler entiegraverement reacuteviseacutee par Pascal David et Alexandra Roux in Schelling philosophe de la mort et de lrsquoimmortaliteacute eacutetudes sur Clara sous la direction drsquoAlexandra Roux Presses universitaires de Rennes Philosophica Rennes 2014

SCHELLING Friedrich Wilhelm Joseph Von Introduction agrave la philosophie de la mythologie [1842] traduction du GDR Schellingiana Gallimard Bibilothegraveque de philosophie Paris 1998 SPINOZA Baruch Œuvres III Traiteacute theacuteologico-politique [1670] Texte eacutetabli par Fokke Akkerman traduction et notes de Jacqueline Lagreacutee et Pierre-Franccedilois Moreau PUF Eacutepimeacutetheacutee Paris 1999 SPINOZA Baruch Eacutethique tome premier [1670] traduction de Charles Appuhn Garrnier Classiques Garnier Paris 1953

276

SPINOZA Baruch Eacutethique tome deuxiegraveme [1677] traduction de Charles Appuhn Garrnier Classiques Garnier Paris 1953 TILLIETTE Xavier Schelling une philosophie en devenir I Le Systegraveme vivant 1794-1821 Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1992 TILLIETTE Xavier Schelling une philosophie en devenir II La Derniegravere philosophie 1821-1854 Vrin Bibliothegraveque drsquohistoire de la philosophie Paris 1992 TILLIETTE Xavier Une introduction agrave Schelling Champion Travaux de philosophie Paris 2007 Archeacuteologie et histoire Congregraves de Nice 24-27 avril 1935 Actes du congregraves Assocation Guillaume Budeacute Les belles lettres Paris 1935 La Bible texte de la Bible de Jeacuterusalem Citadelles et Mazenod Paris 1998 BASLEZ Marie-Franccediloise Comment notre monde est devenu chreacutetien CLD Tours 2008 BOULAIRE Alain Louise de Keroual maicirctresse du roi drsquoAngleterre et agente de Louis XIV Le Teacuteleacutegramme Paris 2011 BOULAIRE Alain Charles II le joyeux monarque Roi drsquoAngleterre (1630-1685) France-Empire Paris 2013 COUTURE Andreacute La reacuteincarnation Cerf Bref Paris 2000 KANTOROWICZ Ernst H Mourir pour la patrie et autres textes Fayard Les quarante piliers Paris 2004 LANCcedilON Bertrand MOREAU Tiphaine Constantin Un Auguste chreacutetien Armand Colin Nouvelles biographies Paris 2012 MIKALSON Jon D La religion populaire agrave Athegravenes [1983] traduit par Jean-Franccedilois Seneacute Perrin Paris 2009 RUFFIEacute Jacques De la biologie agrave la culture Flammarion Nouvelle bibliothegraveque scientifique Paris 1976 ROUGIER Louis Lrsquoorigine astronomique de la croyance pythagoricienne en lrsquoimmortaliteacute ceacuteleste des acircmes Institut franccedilais drsquoarcheacuteologie orientale Recherches drsquoarcheacuteologie de philologie et drsquohistoire Le Caire 1933 SCHMIDT Joeumll Le triomphe du christianisme ndash Constantin et lrsquoEacutedit Salvator Paris 2013 VERNANT Jean-Pierre Mythe et penseacutee chez les Grecs eacutetudes de psychologie historique [1985] La deacutecouverte Poche Paris 1996

277

VEYNE Paul Quand notre monde est devenu chreacutetien (312-394) Albin Michel Ideacutees Paris 2007 Psychologie LACAN Jacques Le seacuteminaire VIII Le transfert texte eacutetabli par Jacques-Alain Miller Seuil Paris 1991 MELMAN Charles 3 leccedilons Lacan et les anciens laquo Le meacutetier de Zeus raquo laquo Pheacutedon raquo laquo De lrsquoacircme raquo Association lacanienne internationale Logos Paris 2008 Sociologie Lrsquoimaginaire de lrsquoacircme LrsquoHarmattan Les cahiers de lrsquoimaginaire ndeg12 Paris 1996 Art litteacuterature et critique litteacuteraire Lire hors-seacuterie ndeg15 Un siegravecle de BD Groupe Express-Roularta Paris 2012 ANOUILH Jean Antigone Paris La Table Ronde 1946 ARAGON Louis La Diane franccedilaise [1946] Seghers Poeacutesie drsquoabord Paris 2006 ARAGON Louis Œuvres poeacutetiques complegravetes I Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2007 ARISTOPHANE Les Acharniens ndash Les cavaliers ndash Les nueacutees texte eacutetabli par Victor Coulon et traduit par Hilaire Van Daele Les Belles lettres CUF Paris 1995 BALZAC Honoreacute de La comeacutedie humaine IX texte eacutetabli par Marcel Bouteron Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1950 BALZAC Honoreacute de Le chef-drsquoœuvre inconnu ndash Sarrasine [1830-1831] Hatier Classiques amp Cie Paris 2005 BAUDELAIRE Charles Œuvres complegravetes Robert Laffont Bouquins Paris 2011 BRASSENS Georges Poegravemes et chansons Seuil Paris 1993 BUKOWSKI Charles Factotum [1975] traduction de Brice Matthieussent Grasset Paris 1984 CAMUS Albert Carnets I (mai 1935 ndash feacutevrier 1942) Gallimard Paris 1962

CAMUS Albert Carnets II (janvier 1942 ndash mars 1951) Gallimard Paris 1964 CAMUS Albert Carnets III (mars 1951 ndash deacutecembre 1959) Gallimard Paris 1989 CAMUS Albert Theacuteacirctre reacutecits nouvelles Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1962

278

CAMUS Albert Œuvres complegravetes I Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2006 CAMUS Albert Œuvres complegravetes II Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2006 CAMUS Albert Œuvres complegravetes III Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 2008 CHREacuteTIEN DE TROYES Le conte du Graal ou le roman de Perceval eacutedition du manuscrit 354 de Berne traduction critique preacutesentation et notes de Charles Meacutela Librairie geacuteneacuterale franccedilaise Lettres gothiques Paris 1990 CLARKE Arthur C 2001 A space odyssey [1968] Roc Science Fiction New York 2000 DESPROGES Pierre Les reacutequisitoires du tribunal des flagrants deacutelires 1 Seuil Points Paris 2003 ESCHYLE Agamemnon ndash Les Choeacutephores ndash Les Eumeacutenides texte eacutetabli et traduit par Paul Mazon Les Belles Lettres CUF Paris 1961 ESCHYLE Les suppliantes ndash Les Perses ndash Les sept contre Thegravebes ndash Promeacutetheacutee enchaicircneacute texte eacutetabli et traduit par Paul Mazon Les Belles Lettres CUF Paris 1946 GENETTE Geacuterard Palimpsestes la litteacuterature au second degreacute Seuil Points essais Paris 1982 GIRAUDOUX Jean Theacuteacirctre complet Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1982 GOTLIB Marcel Trucs-en-vrac 2 Dargaud Paris 1985 HORACE Ode et eacutepodes texte eacutetabli et traduit par Franccedilois Villeneuve Les Belles lettres CUF Paris 1929 LA FONTAINE Jean De Fables choisies mises en vers introduction notes et releveacute de variantes de Georges Couton GF Classiques Garnier Paris 1962 LALO Charles Les grandes eacutevasions estheacutetiques Delacroix ndash Flaubert ndash Les Goncourt ndash Lamartine ndash Sarcey ndash Wagner Vrin Lrsquoart et la vie Paris 1947 LE HAN Marie-Josette Paradigme biblique et expeacuterience litteacuteraire lrsquoexemple de Patrice de la Tour du Pin Presses universitaires de Franche-Comteacute Annales litteacuteraires de lrsquoUniversiteacute de Franche-Comteacute Besanccedilon 2006 MORDILLO Guillermo Mordillo Opus 3 [1976] Gleacutenat Grenoble 1982 PLAUTE Amphitryon ndash Asinaria ndash Aulularia texte eacutetabli et traduit par Alfred Ernout Les belles lettres CUF Paris 1930 PROPP Vladimir Morphologie du conte traduction de Claude Ligny Gallimard Bibliothegraveque des sciences humaines Paris 1970

279

PROUST Marcel Albertine disparue Gallimard Paris 1925 RILKE Rainer Maria Les cahiers de Malte Laurids Brigge traduction de Maurice Bentz in Œuvres tome 1 Prose Seuil Paris 1966 SALLENAVE Daniegravele Le don des morts Gallimard Paris 1991 SEMPEacute Jean-Jacques Le monde de Sempeacute Denoeumll Paris 2002 SOPHOCLE Les Trachiniennes ndash Antigone texte eacutetabli par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon Les Belles Lettres CUF Paris 1962 VERLAINE Paul Œuvres poeacutetiques complegravetes Gallimard Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Paris 1962 VIRGILE Eacuteneacuteide livres I-VI texte eacutetabli par Henri Goelzer et traduit par Andreacute Bellessort Les Belles lettres CUF Paris 1964 VIRGILE Geacuteorgiques texte eacutetabli par Eugegravene de Saint-Denis Les Belles lettres CUF Paris 1982 VOLTAIRE Œuvres complegravetes XXXVI Armand-Aubreacutee Paris 1930 Dictionnaires bibliographies et manuels La philosophie de A agrave Z Hatier Paris 2000 Le temps des philosophes Hatier Paris 1995 Philosopher les interrogations contemporaines mateacuteriaux pour un enseignement Fayard Paris 1980 Thesaurus linguae latinae editus iussu et auctoritae consilii ab academiis societatibusque diversarum nationum electi index librorum scriptorum inscriptionum ex quibus exempla afferentur (editio altera) Teubner Verlagsgesellschaft KG Leipzig 1990

BRUN Jean Platon et lrsquoAcadeacutemie PUF Que sais-je Paris 1960 ROUX Jeanne-Marie Le corps de Platon agrave Jean-Luc Nancy Eyrolles Petite philosophie des grandes ideacutees Paris 2011 THIERCY Pascal Aristophane et lrsquoancienne comeacutedie PUF Que sais-je Paris 1999 Du mecircme auteur QUNQUIS Benoicirct La Chute comme philosophegraveme (TDR) Universiteacute de Bretagne Occidentale Brest 2010 QUINQUIS Benoicirct LrsquoAntiquiteacute chez Albert Camus LrsquoHarmattan Ouverture philosophique Paris 2014

280

281

Merci

- agrave Pascal DAVID mon directeur de thegravese qui a su rester preacutesent drsquoun bout agrave lrsquoautre de

lrsquoexeacutecution de ce travail en deacutepit des difficulteacutes

- agrave Matthieu GALLOU pour ses conseils aviseacutes

- agrave Mathieu GASPERMENT Alexis CHARCOSSEY Nicolas LE MERRER et tous mes

collegravegues du deacutepartement philosophie de lrsquoUBO pour leurs eacutechanges constructifs

- agrave Nathalie NARVAEZ Elise JOUBERTON Myriam DUPOUY Mathilde LAVRIL-

LOUX et tous les doctorant(e)s de la faculteacute Victor Segalen pour leurs marques de

sympathies

- agrave Isabelle DAVID cheville ouvriegravere des eacutecoles docotrales de ladite faculteacute sans qui

beaucoup de choses ne pourraient pas se faire

- agrave Julie LE TRAON Julien PEacuteLUCHON Audrey RAGUENES Alexis FERRANT Mar-

jorie BERGONZO Renuka PECHA Caroline BATTISTINI Mikaeumll TYGREAT Emilie

VIEL Paule BRETON Douglas HINTON et Maria-Fatima RODRIGUEZ pour leur fideacuteli-

teacute et leur amitieacute

- agrave mes parents pour leur soutien moral et financier

- aux eacuteditions LrsquoHarmattan pour avoir publieacute mon premier essai

Cette thegravese est deacutedieacutee

- agrave Bernard TOURNOUD et Marie-Claude LORNE qui ne la liront jamais

- agrave ma tante Karine ROUDAUT et agrave mon amie Marie ORSOT qui ne lrsquoauraient probable-

ment pas lue mais dont les deacuteparts preacutematureacutes ne mrsquoen ont pas moins briseacute le cœur

- aux victimes des attentats du 7 janvier 2015 assassineacutees par la misologie

- agrave tous les acteurs passeacutes preacutesents et agrave venir de la vie agrave la faculteacute Victor Segalen gracircce agrave

laquelle la philosophie a la chance mecircme au bout du monde de srsquoeacutepanouir sans risquer la

cigueuml

282

Page 4: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 5: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 6: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 7: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 8: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 9: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 10: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 11: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 12: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 13: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 14: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 15: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 16: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 17: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 18: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 19: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 20: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 21: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 22: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 23: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 24: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 25: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 26: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 27: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 28: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 29: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 30: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 31: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 32: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 33: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 34: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 35: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 36: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 37: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 38: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 39: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 40: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 41: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 42: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 43: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 44: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 45: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 46: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 47: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 48: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 49: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 50: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 51: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 52: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 53: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 54: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 55: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 56: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 57: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 58: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 59: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 60: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 61: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 62: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 63: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 64: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 65: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 66: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 67: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 68: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 69: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 70: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 71: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 72: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 73: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 74: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 75: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 76: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 77: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 78: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 79: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 80: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 81: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 82: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 83: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 84: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 85: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 86: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 87: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 88: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 89: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 90: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 91: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 92: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 93: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 94: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 95: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 96: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 97: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 98: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 99: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 100: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 101: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 102: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 103: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 104: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 105: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 106: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 107: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 108: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 109: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 110: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 111: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 112: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 113: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 114: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 115: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 116: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 117: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 118: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 119: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 120: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 121: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 122: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 123: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 124: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 125: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 126: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 127: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 128: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 129: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 130: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 131: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 132: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 133: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 134: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 135: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 136: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 137: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 138: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 139: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 140: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 141: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 142: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 143: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 144: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 145: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 146: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 147: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 148: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 149: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 150: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 151: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 152: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 153: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 154: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 155: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 156: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 157: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 158: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 159: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 160: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 161: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 162: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 163: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 164: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 165: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 166: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 167: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 168: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 169: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 170: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 171: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 172: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 173: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 174: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 175: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 176: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 177: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 178: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 179: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 180: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 181: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 182: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 183: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 184: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 185: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 186: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 187: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 188: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 189: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 190: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 191: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 192: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 193: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 194: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 195: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 196: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 197: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 198: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 199: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 200: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 201: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 202: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 203: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 204: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 205: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 206: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 207: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 208: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 209: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 210: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 211: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 212: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 213: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 214: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 215: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 216: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 217: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 218: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 219: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 220: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 221: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 222: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 223: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 224: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 225: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 226: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 227: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 228: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 229: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 230: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 231: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 232: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 233: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 234: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 235: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 236: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 237: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 238: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 239: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 240: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 241: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 242: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 243: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 244: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 245: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 246: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 247: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 248: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 249: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 250: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 251: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 252: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 253: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 254: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 255: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 256: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 257: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 258: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 259: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 260: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 261: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 262: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 263: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 264: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 265: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 266: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 267: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 268: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 269: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 270: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 271: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 272: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 273: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 274: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 275: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 276: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 277: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 278: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 279: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 280: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 281: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 282: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 283: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues
Page 284: La conception de l'immortalité de l'âme dans les dialogues