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LA FEMME AU TEMPS DE...

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Dans la même collection

RÉGINE PERNOUD, L a F e m m e a u t e m p s des c a t h é d r a l e s .

DOMINIQUE DESANTI, L a F e m m e a u t emps des a n n é e s folles.

ÉUSABETH RAVOUX-RALLO, L a F e m m e à Venise a u t e m p s de C a s a n o v a .

A p a r a î t r e

AMINA OKADA, L a F e m m e a u t emps d e s g r a n d s Moghols.

FRANÇOISE THÉBAUD, L a F e m m e a u t e m p s d e la g u e r r e d e 14.

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LA FEMME AU TEMPS

DES COLONIES

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D e s m ê m e s a u t e u r s

O u v r a g e s d ' Y v o n n e K n i b i e h l e r

NAISSANCE DES SCIENCES HUMAINES, F l a m m a r i o n , 1 9 7 3 .

L 'HISTOIRE DES MÈRES, e n c o l l a b o r a t i o n a v e c C a t h e r i n e F o u q u e t , M o n t a l b a , 1 9 8 0 , 2 é d . « P l u r i e l » , H a c h e t t e , 1 9 8 2 .

NOUS, LES ASSISTANTES SOCIALES. NAISSANCE D'UNE PROFESSION,

A u b i e r M o n t a i g n e , 1 9 8 0 .

LA BEAUTÉ POUR QUOI FAIRE? e n c o l l a b o r a t i o n a v e c C a t h e r i n e

F o u q u e t , M e s s i d o r - T e m p s a c t u e l s , 1 9 8 2 .

DE LA PUCELLE À LA MINETTE, e n c o l l a b o r a t i o n a v e c M a r c e l B e r n o s ,

É l i s a b e t h R a v o u x - R a l l o , É l i a n e R i c h a r d , T e m p s a c t u e l s , 1 9 8 3 . LA FEMME ET LES MÉDECINS, e n c o l l a b o r a t i o n a v e c C a t h e r i n e

F o u q u e t , H a c h e t t e , 1 9 8 3 .

CORNETTES ET BLOUSES BLANCHES. LES INFIRMIÈRES DANS LA SOCIÉTÉ

FRANÇAISE 1 8 8 0 - 1 9 8 0 , a v e c l e c o n c o u r s d e V é r o n i q u e L e r o u x -

H u g o n , O d i l e D u p o n t - H e s s e , Y o l a n d e T a s t a y r e , H a c h e t t e , 1 9 8 4 .

P a r t i c i p a t i o n à d e s c o l l e c t i f s :

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE À TRAVERS LA LITTÉRATURE, c o l l . « U 2 »,

A r m a n d C o l i n , 1 9 7 2 .

MADAME OU MADEMOISELLE. I t i n é r a i r e s d e l a s o l i t u d e f é m i n i n e ,

X V I I I s i è c l e s , A r t h a u d - M o n t a l b a , 1 9 8 4 .

UNE HISTOIRE DES FEMMES EST-ELLE POSSIBLE? R i v a g e s , 1 9 8 4 .

O u v r a g e s d e R é g i n e G o u t a l i e r

RECUEIL DE DOCUMENTS SUR L 'AFRIQUE COLONIALE ( U n i v e r s i t é d e

P r o v e n c e ) .

D e s a r t i c l e s d a n s d e s r e v u e s f r a n ç a i s e s e t é t r a n g è r e s :

« L e s d é b u t s d i f f i c i l e s d e l a c a p i t a l e d e l a R é p u b l i q u e C e n t r a f r i -

c a i n e . B a n g u i d e 1 8 8 9 à 1 8 9 3 , C a h i e r s d ' É t u d e s A f r i c a i n e s ,

É c o l e p r a t i q u e d e s H a u t e s É t u d e s , S o r b o n n e , 6 s e c t i o n . « L ' É t a b l i s s e m e n t d e l a r o u t e d e r a v i t a i l l e m e n t d u T c h a d », É t u d e s

e t D o c u m e n t s , I . H . P . O . M . , A i x - e n - P r o v e n c e ».

« P r i v a t e e r i n g a n d p i r a c y », J o u r n a l o f E u r o p e a n E c o n o m i e

H i s t o r y , v o l . 6 , n u m b e r 1.

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Yvonne Knibiehler Régine Goutalier

L a f e m m e

a u t e m p s d e s c o l o n i e s

Stock

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Les témoignages inédits dans ce livre ont été recueillis dans le cadre d'une étude sur le thème « Femmes et colonisation », grâce à une subvention du ministère des Affaires étrangères, grâce aussi au travail de plusieurs enquêtrices et à la confiance de nombreux témoins. A toutes celles et tous ceux qui nous ont aidés, nous tenons à exprimer notre vive gratitude.

Si vous souhaitez être tenu au courant de la publication de nos ouvrages, il vous suffira d'en faire la demande aux Éditions Stock, 14, rue de l'Ancienne- Comédie, 75006 Paris. Vous recevrez alors, sans aucun engagement de votre part, le bulletin où sont régulièrement présentées nos nouveautés que vous trouverez chez votre libraire.

Tous droits réservés pour tous pays. © 1985, Éditions Stock.

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Préambule

L e s d e u x e m p i r e s c o l o n i a u x

« Une moitié du monde a coulé entre nos doigts comme le sable entre les mains d'un enfant. »

Thierry MAULNIER.

La colonisation est un fait historique de tous les temps et de toutes les parties du monde. Massalia était colonie de la cité grecque Phocée avant d'être intégrée à la Gaule romaine. New York, ainsi appelé au temps de la domination britannique, était auparavant New Amsterdam. L'Europe a-t-elle une particulière aptitude à coloniser? On pourrait le soutenir en voyant l'ampleur et la diversité des entreprises outre-mer à partir des grandes découvertes. Il y eut une Guinée danoise 1 des comptoirs et des forts prussiens sur la côte de l'actuel G h a n a

La France, pour sa part, conquit puis perdit non pas un, mais deux empires coloniaux.

François I donna certainement la première impulsion lorsqu'en octobre 1533, à Marseille, il obtint du pape Clément VII une nouvelle interprétation de la bulle Inter Coetera de 1493. Cette décision pontificale, à l'orée des grandes découvertes, partageait le Nouveau Monde entre l'Espagne et le Portugal. Le roi de France fit reconnaître que cette répartition « ne concernait que les continents connus et non les terres ultérieurement découvertes par les autres couronnes ». C'était proclamer que « le soleil luit pour moi comme pour tous les autres » ou plus prosaïque-

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ment que le roi de France « entendait avoir part au gâteau ». Lorsque l'année suivante Jacques Cartier, décou- vreur de l'estuaire du Saint-Laurent lors de son premier voyage, prend solennellement possession de la baie de Gaspé le 24 juillet 1534, en érigeant une croix de trente pieds surmontée de l'étendard fleurdelisé, il est l'exécutant de cette volonté royale.

D'autres souverains, notamment Henri IV, poursuivirent cette politique expansionniste. Nous ne pouvons manquer d'évoquer aussi l'étonnante tentative de Catherine de Médi- cis qui voulut profiter de problèmes de succession dans la famille royale portugaise pour s'emparer du Brésil. Pour appuyer ses intrigues diplomatiques, la reine mère envoya une flotte de cinquante-cinq navires commandée par Stroz- zi. La mort de Strozzi, lors de la défaite navale de 1582, mit fin à l'entreprise, attestée par une lettre autographe de la souveraine, conservée, à la suite d'on ne sait quel périple, à la bibliothèque de l'Ermitage à Len ing rad

De grands ministres : Richelieu, Colbert, Choiseul, relaient cette volonté royale lorsque celle-ci semble se désintéresser de l'expansion lointaine.

Mais la raison d'État aurait-elle pu s'exprimer sans les esprits aventureux qui en permirent la mise en œuvre? Ils réalisèrent les grands desseins, encouragés et soutenus en cas de succès, dépassant souvent les directives officielles pour poursuivre leurs entreprises personnelles, et facile- ment désavoués et abandonnés lorsque la situation l'exi- geait.

Il y eut parmi eux de grands colonisateurs : Champlain utilisa sa fortune et la dot de sa femme pour le développe- ment de la Nouvelle-France. Que serait-il advenu des talents d'administrateur de Colbert, au Canada, si celui-ci n'avait pas eu l'intendant Omer Talon, fidèle interprète et exécu- tant de la pensée de son maître?

De simples employés de la Compagnie des Indes : Baron, François Martin, Benoît Dumas, Jean-François Dupleix, à partir de quelques comptoirs : Mahé, Chandernagor, Pondi- chéry, construisirent l'Inde française. Ainsi, par d'habiles interventions dans les querelles locales et des alliances avec les princes, s'établit une tutelle effective sur la majeure partie de la péninsule.

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Les plus anciennes acquisitions, suscitent de nouvelles ambitions. A partir du Canada, et surtout par des Canadiens, Cavelier de La Salle en 1682 et d'Iberville vingt ans plus tard, les explorations des pays de l'Ohio et du Mississippi, aboutirent à la formation de la Louisiane. Il fut d'ailleurs bien difficile de faire accepter par le gouvernement royal ces territoires qui unissaient la Nouvelle-France au golfe du Mexique par le fleuve Colbert (Mississippi) et ses affluents.

Pour ces grands noms de la première colonisation, com- bien de gentilshommes de fortune, de cadets démunis, d'endettés fuyant la prison, de têtes brûlées, de simples filous s'essayèrent et parfois réussirent dans ces entreprises lointaines. Parmi tant d'anecdotes pittoresques, retenons le protectorat établi sur Sainte-Marie, petite île de la Côte est de Madagascar, par acte du 30 juillet 1750, entre Béti, souveraine de l'île, et le gouverneur des îles de France et Bourbon. Admettons, en dépit de quelques variantes dans les interprétations, que ce don gracieux a été inspiré à la jeune reine par son époux Jean-Onésime Filet, dit la Bigorne, Gascon de Casteljaloux, employé à la Compagnie des Indes, interprète des traites à Madagascar, qui se révéla d'ailleurs un prince consort bon administrateur.

Que l'on fasse intervenir une véritable volonté coloniale ou des entreprises individuelles, cet empire, au moment de son apogée vers 1750, s'étendait démesurément à travers le monde, et surtout sur le continent américain. Il comprenait le Canada, la Louisiane, des Grands Lacs au golfe du Mexique, de nombreuses Antilles dont « la perle » de Saint- Domingue, les établissements du Sénégal, l'île Bourbon (La Réunion), l'île de France (île Maurice) et l'empire des Indes pour s'en tenir aux principaux territoires. On pourrait risquer une évaluation de sa superficie à dix millions de kilomètres carrés, avec bien entendu une part énorme d'approximation, tant il est difficile d'apprécier la domina- tion réellement exercée par quelques postes misérables, isolés dans les immensités.

Pourtant, y eut-il jamais volonté et conscience clairement affirmées de coloniser durant les presque trois siècles de durée de ce premier empire ? Lorsque Jacques Cartier partit de Saint-Malo pour son premier voyage, avec la protection

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royale et une subvention de 6 000 livres, sa mission consis- tait à trouver le passage qui, par-delà la mer Vermeille, devait permettre d'atteindre « isles et pays où l'on dit [...] grant quantité d'or et autres riches choses ». Henri IV assigne le même but en 1604 à Pierre du Guast, seigneur de Monts, en Saintonge, pourtant désigné au moment de son départ comme « vice-roy au pays de Cadie, de Canada et de la Nouvelle-France : trouver le chemin facile pour aller [...] au païs de la Chine et Indes Orientales ».

En somme, l'empire colonial se constitue presque par accident, à partir de ce souci de développer le commerce, que l'on pourrait définir plus brutalement par un formida- ble appétit de richesse. Au niveau du gouvernement comme pour les exécutants, nulle hypocrisie ne dissimula jamais les véritables desseins. Champlain, lieutenant du roi en toute l'étendue du fleuve Saint-Laurent en 1633, ne voyait la grandeur de la France et de la Nouvelle-France que dans la participation au « grand commerce infaillible ». Plus crû- ment, Choiseul précisait : « Les colonies ne sont que des établissements de commerce. Des nègres et des vivres pour les nègres, voilà toute l'économie coloniale. »

Dans la pratique, la conquête, l'exploitation, l'administra- tion, l'évangélisation même furent assurées par des associa- tions de commerçants, les compagnies. Cette conception mercantile de la colonisation donna lieu à maints scandales, le plus retentissant étant la faillite du Mississippi en 1720, dur échec financier de la Compagnie des Indes de John Law.

Mais il y eut bien d'autres déconvenues, qui amenèrent finalement la désagrégation de l'empire. C'est à une lutte économique sans merci, « la guerre des fourrures », que se réduit pour l'essentiel le long affrontement franco-anglais au Canada. Pour s'assurer les précieuses peaux de castor, seule richesse locale, la colonisation française s'étendit de la baie d'Hudson à la Louisiane. Dans ce même but, furent conclues les alliances avec les tribus indiennes, avec l'em- ploi des pires moyens (distribution d'eau-de-vie) pour obte- nir les meilleures conditions. La très dure compétition amenait Colbert à adresser à son intendant en Nouvelle- France ce scandaleux arbitrage : « Vous deviez vous infor- mer très exactement du nombre des meurtres, assassinats,

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incendies et autres excès causés par l'eau-de-vie [...] et m'en envoyer la preuve [...] à défaut de cette preuve, il n'est pas juste de faire cette défense (de vendre de l'alcool contre les fourrures) [...] d'autant plus que l'on courrait risque d'être privé de ce commerce et de contraindre les sauvages à le porter aux Anglais et Hollandais qui sont hérétiques. »

Lorsque la guerre des fourrures entraîna des heurts trop directs, le gouvernement anglais, poussé par les compa- gnies en raison des intérêts en jeu, se décida à la guerre (1755) tandis que les Français, réduits à leurs seules forces par leur gouvernement préoccupé des affaires continenta- les, ne purent opposer qu'une résistance désespérée (mort de Montcalm dans la bataille pour Québec le 13 septembre 1759).

En 1763, le désastreux traité de Paris (abandon du Canada, des établissements du Sénégal - sauf Gorée -, de l'empire des Indes dont ne subsistent que cinq comptoirs) mit fin à cette première expérience. Elle s'était révélée finalement fort décevante, et il y eut bien d'autres démentis que le Canada - qui fournit le dicton « faux comme les diamants du Canada » - aux espoirs d'enrichissement.

Le seul succès, c'étaient les Antilles, les Isles, le com- merce franco-antillais représentant 30 % du commerce total de la France, grande distributrice de produits exotiques en Europe.

Le traité de Paris, qui préservait les Antilles et Gorée - par où s'expédiaient les esclaves -, avait sauvé l'essentiel. La perte de ce premier empire ne causa donc guère d'émoi dans l'opinion publique en métropole. Curieusement, c'est dans certains territoires abandonnés à d'autres que l'accord de 1763 fut mal ressenti. Le touriste ingénu peut encore se l'entendre reprocher de nos jours. La mésaventure m'est arrivée en juillet 1982 à Chicoutimi, région du Saguenay, où l'on me rappela avec quelque rancœur, en dépit de la cordialité québécoise, les railleries de Voltaire sur les « quelques arpents de neige ».

Jusque bien avant dans le XIX siècle, on n'attacha guère de prix à la simple conservation des restes de l'empire, « addition d'épaves » a-t-on pu d i r e ni à de nouvelles acquisitions.

L'expédition d'Alger ne s'explique que par des préoccu-

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pations de politique intérieure et le souci de conforter le ministère de Polignac. Le débarquement de Sidi-Ferruch et la reddition d'Alger le 5 juillet 1830 n'ont d'ailleurs pas empêché la révolution des Trois Glorieuses et la chute de Charles X. La monarchie de Juillet était si peu enthousiaste du cadeau empoisonné légué par la Restauration qu'il fut à plusieurs reprises question d'abandonner l'Algérie dans les années 1 8 3 0 De la Nouvelle-Calédonie, acquise en 1853, on ne sut faire qu'un bagne. La Cochinchine, colonie en 1862 mais réputée alors « pays de pouilleux », ne fut qu'un avatar négligeable des grandes opérations conjointes de la France et de l'Angleterre lors des dernières guerres de l'opium contre la Chine.

Sully jugeait déjà les conquêtes lointaines incompatibles avec « la cervelle et le naturel des Français ». Jusqu'à la fin des années 1870, de grands esprits: Tocqueville, Prévost- Paradol, Leroy-Beaulieu vont constater « notre incapacité éprouvée à coloniser ». Combien de plaisanteries exploitent ce thème! Flaubert, dans son Dictionnaire des idées reçues, propose à la rubrique colonies, « s'affliger quand on en parle », et le Français colonisateur est « un sujet de vaude- ville, le conquérant malgré lui ».

Pourtant, à partir des années 1880, l'expansion coloniale apparaît la grande idée de la I I I République. La soumission de la Tunisie (1881) ouvre la période de l'épopée. Celle-ci va continuer, en menant parfois simultanément des opérations sur les continents africain et asiatique : acquisition d'une énorme part de l'Afrique noire, en vertu des règles établies par les grandes puissances à la conférence coloniale de Berlin (novembre 1884-février 1885), campagne du Tonkin (1884-1885) aboutissant au protectorat sur l'Empire d'An- nam, expédition de Madagascar (1895). Le traité de Fez (30 mars 1912) imposant la France comme puissance pro- tectrice au Maroc a parachevé triomphalement la construc- tion du deuxième empire. Est-ce désormais le consensus national autour de l'idée coloniale? Rien n'est moins sûr.

Y eut-il homme politique plus blâmé - de gaspiller « le sang et l'or de la France » -, plus vilipendé, plus conspué, que Jules Ferry, considéré comme l'initiateur de l'expan- sion? Ferry le Tonkinois fut d'ailleurs, en 1885 7 chassé ignominieusement du pouvoir, à la suite d'un épisode très

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secondaire de la campagne du Tonkin, l'affaire de Lang- s o n On connaît les implacables condamnations de Cle- menceau : « Ce ne sont plus des ministres que j'ai devant moi, ce sont des accusés de haute trahison... »

Dans la retraite définitive seulement, il exposa sa doc- trine, le « ferrysme 9 », préconisant l'abandon du repliement et insistant sur les motifs économiques de la colonisation : recherche de marchés et de matières premières. Delcassé, ministre des Affaires étrangères lors de la crise de 1905, fut tout aussi délibérément sacrifié pour avoir prévu et organisé trop tôt le protectorat marocain 10

Pouvait-on faire oublier aux Français la défaite militaire de 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine par des conquêtes coloniales? Deroulède s'exclamait : « J'ai perdu deux enfants, vous m'offrez vingt domestiques », et Paul Bert s'excusait comme d'« une impiété » d'avoir parlé de « com- pensation » à propos de l'expansion outre-mer.

Sans doute il se forme à partir des années 1890 un parti colonial, moins parti proprement dit que groupement d'hommes politiques et de grands noms des mondes de l'industrie et de la finance 11 L'idée coloniale progresse et s'impose jusqu'aux approches de la guerre. L'importance des acquisitions obtenues justifie maintenant une politique menée à plusieurs reprises à contre-courant.

Surtout s'exprime avec une vigueur nouvelle, puisée dans les énormes ressources de l'empire, le patriotisme et l'es- poir de la revanche.

L'accueil enthousiaste fait à Marchand à son retour du Soudan célèbre moins le conquérant africain que celui qui, à Fachoda, a tenu tête à Kitchener et à son armée, c'est- à-dire à l'ennemi héréditaire, l'Angleterre :

Sonnez clairons! Sonnez clairons! Je veux chanter Les preux qui, le cœur bardé d'espérance, Traversèrent l'Afrique et s'en furent planter, Sur les rives du Nil, l'étendard de la France 12

Le « coup d'Agadir » fut bien près d'avancer de trois ans le conflit européen, car la France se trouvait brutalement confrontée à l'Allemagne dans le Sud marocain 13

L'étonnante conversion au colonialisme de Clemenceau

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prend toute sa signification aux moments les plus durs de la guerre, lorsqu'il obtient, grâce au député du Sénégal Blaise Diagne, un Noir de Gorée, un recrutement massif de combattants en A.-O.F. Ce sont eux aussi qui lui permirent de gagner le dernier quart d'heure.

Désormais, dans la période de l'entre-deux-guerres, triomphe l'idée impériale et la France des cent millions d'habitants. Tout se mêle d'ailleurs dans cette large adhé- sion à l'empire : la reconnaissance pour le secours apporté à la mère patrie en danger, l'exaltation de l'œuvre à accomplir - peut-être des affaires à réaliser -, la fascina- tion du Maroc de Lyautey, la célébration dans la presse des grandes randonnées automobiles transcontinentales, croisière noire et croisière jaune... Après bien d'autres manifestations fastueuses (Exposition coloniale de Mar- seille en 1922, centenaire de la conquête de l'Algérie, 1930...), l'Exposition de Vincennes (mai-novembre 1931) symbolise l'apothéose et l'enthousiasme largement popu- laire (il y eut plus de 33 millions de visiteurs) pour la plus grande France.

Les menaces des régimes fascistes se précisant, les der- niers opposants, les communistes eux-mêmes, se rallient. « L'intérêt des peuples coloniaux, c'est l'union avec les peuples de France », disait Maurice Thorez à Arles, en 1937.

Le malheur voulut que cet attachement de la France à ses colonies s'affirmât à une époque où l'empire perdait pour la métropole son intérêt économique. La crise mondiale avait resserré les liens et créé un marché protégé. Mais une sclérose s'ensuivit avec un retard dans la modernisation de l'industrie française, sans pour cela permettre la création d'industries sur les territoires dépendants 14 Ces contradic- tions ne furent alors pas perçues, et le second conflit mondial ne sembla pas remettre en cause la colonisation. Bien au contraire, l'empire, exalté à Vichy comme à Lon- dres, permit à la France de survivre. Les vraies capitales de la France libre furent, de 1940 à 1944, Brazzaville et Alger. A juste titre, le gouverneur général de l'A.-E.F., Félix Eboué, proclamait : « Grâce à son empire, la France est un pays vainqueur. » Aussi, dès avant la fin du conflit, voulut-on se préoccuper de l'avenir des colonies. C'est ce que fit la

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conférence de Brazzaville (30 janvier-8 février 1944). Ses recommandations réclamaient à la fois pour la métropole le pouvoir politique « sur toutes les terres de son empire », mais aussi la liberté administrative des mêmes colonies. Le programme des réformes sociales - établi il est vrai sans consultation des Africains - était, lui, réellement révolution- naire. N'allait-on pas jusqu'à demander une mission en U.R.S.S. pour étudier le fonctionnement d'un kolkhoze, « l'instauration immédiate de la liberté du mariage qui est proprement la liberté de la femme » et le développement de l'enseignement des garçons et des filles...

Il y a loin des bonnes intentions aux réalisations. Com- ment analyser la courte période qui de l'annonce de l'Union française, dans l'article 8 de la Constitution de 1946, mène aux indépendances de 1960? Les formules qui se succèdent si rapidement, Union française, réorganisation prévue par la loi-cadre de 1956 - qui n'eut pas le temps d'être appliquée - , Communauté, proposent-elles de nouvelles conceptions et un élargissement de l'empire? Certains moments privilégiés pourraient le laisser croire. « Demain nous serons tous les indigènes d'une même Union f r a n ç a i s e Le 14 juillet 1959, « fête de la Fédération des nouveaux États-Unis fran- co-africains », fut présenté par la presse comme « un nou- veau contrat consenti par quatre-vingts millions d'hom- mes ». Les chefs d'État africains entourant le général de Gaulle, président de la République et de la Communauté, formaient « le grand cercle de famille ». Un an plus tard, il ne subsistait plus rien de cette grandiose construction. Les échecs successifs évoquent plutôt des étapes, dans un processus de décolonisation, rendu inéluctables par « les nécessaires transformations d'un monde où la tutelle colo- niale n'a plus de place 16 ».

Dans cette longue pratique de la colonisation, dans les hésitations, incohérences, contradictions, « erreurs et bru- talités 17 » de cette politique, si apparentes dans la courte vie et la fin précipitée du deuxième empire colonial, quelle a pu être la part des femmes?

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Introduction 1

Les colonies et l'histoire des femmes

Coloniser est un acte essentiellement masculin : c'est

conquérir, pénétrer, posséder, féconder... C'est sans doute pour cette raison que l'histoire de la

colonisation, écrite par des hommes, n 'a jusqu'ici fait aucune place aux femmes. Et pas davantage le discours militant, qu'il soit « colonialiste » ou « anticolonialiste » : dans son Portrait du colonisé précédé d 'un portrait du colonisateur, Albert Memmi ignore les femmes, comme si leur destin n'avait absolument rien de spécifique. Il y a là une lacune à combler, une injustice à réparer, une perspec- tive à renverser.

On a cru trop longtemps, en effet, que les femmes n'avaient pas d'histoire parce qu'elles appartenaient à la vie privée. On sait bien à présent que m ê m e si elles ne font que subir les événements et les lois, m ê m e si leur rôle semble passif, elles ont une histoire à elles 2 qui, en retour, pèse aussi sur celle des hommes. Autrefois, on disait : les hom- mes font les lois, les femmes font les mœurs. Mais les mœurs ne cessent d ' influencer les lois. Il est bien évident, par exemple, que la fonction d 'épouse-mère n'est pas vécue toujours et partout de la même façon : les guerres, les bouleversements économiques, les réformes juridiques, les conversions religieuses, l 'évolution des mentalités, transfor- ment les relations entre époux, les conditions de la gros- sesse et de l 'accouchement, le statut de la femme comme reproductrice, mais aussi comme productrice, consomma- trice, éducatrice.

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Dans la grande aventure de la colonisation, commen t les femmes pouvaient-elles t rouver place? Mais de quelles femmes parlons-nous? Des Européennes solidaires des colo- nisateurs, ou des indigènes solidaires des colonisés? Nous avons fait le pari de n 'exclure ni les unes ni les autres, parce que nous étions surtout curieuses de leur rencontre. La colonisation a mis face à face, chacun en convient à présent, non point des peuples supérieurs et des peuples inférieurs, mais des peuples de culture différente. Les Françaises ont pu observer aux colonies d 'autres manières d'être femme, et réciproquement . Quels ont été les effets de la confrontation, dans un sens et dans l 'autre? Y a-t-il eu rencontre? Si oui, où et comment?

Ce sont là les questions que nous nous sommes posées. Nous n'avons jamais cru que ces rencontres entre femmes aient pu se faire à l'insu, à l 'écart des hommes; elles ont eu lieu à l ' intérieur des cadres qu'ils avaient construits (et que nous aurons à rappeler); elles n 'ont guère échappé à leur contrôle. Cette dépendance ne supprime pas leur intérêt, ne limite pas leurs conséquences, qui commencen t à peine à se développer.

Pour rester maître d 'un tel projet, il fallait éviter la dispersion. Or la colonisation française s'est beaucoup étendue dans le temps et dans l'espace. Dans le temps, nous avons, à regret, laissé de côté l 'ancien empire, celui des XVII et XVIII siècles : il n'est évoqué ici que par les traces qu'il a laissées dans l ' imaginaire occidental. Nous avons concen t ré notre attention sur le deuxième empire colonial, consti tué aux XIX et XX siècles, soit en gros sur la pér iode qui s 'écoule de 1830 à 1960 environ. Durant les phases belli- queuses, les femmes ont été tenues pour quantité négligea- ble. Mais ensuite, pendant les périodes d'installation et d 'administration, leur importance n 'a cessé de croître. Dans quels domaines? Ont-elles été impliquées dans les grands objectifs définis a posteriori par les hommes politiques : expansion économique, affirmation de puissance nationale, mission civilisatrice? De quelle manière? Certaines fortes personnalités ont-elles, peut-être en dehors des modèles masculins, été tentées par une aventure inédite pour leur sexe?

Dans l'espace, il n'était pas possible d 'embrasser l'im-

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mense ensemble qui a été évoqué dans le préambule. Sans négliger sa variété, sans délaisser les domaines asiatique, indien, américain, nous avons choisi de concentrer notre attention sur l'Afrique : nous y trouvions des Maghrébines musulmanes, des Noires « animistes », des communautés anciennement christianisées; formes de féminité dissembla- bles entre elles, dissemblables des Européennes. Dans quel- ques cas, pour des observations plus précises, nous avons groupé les exemples concrets en Tunisie et au Cameroun. Pourquoi la Tunisie plutôt que l'Algérie, diront certaines? Peut-être que l'Algérie était encore trop présente à nos mémoires et à nos cœurs. Peut-être parce qu'il y a trop à dire sur les femmes d'Algérie, musulmanes, juives ou chré- tiennes, qui ont vécu côte à côte pendant plus de cent trente ans.

D'ailleurs, en prenant la Tunisie et le Cameroun comme références privilégiées, nous n'avons pas l'illusion d'appor- ter des réponses exhaustives en ce qui concerne les femmes de ces deux pays. Car, dans un petit État comme la Tunisie, la variété humaine est très grande : Bédouins nomades ou paysans sédentaires, habitants du Nord et du Sud, des côtes ou de l'intérieur, des campagnes, ou des villes, ou de Tunis... Bien avant la colonisation, on y trouvait déjà, outre les musulmans, d'importantes minorités chrétiennes (Mal- tais, Siciliens, Italiens) et juives; même la communauté juive n'était nullement homogène, les Juifs de Djerba diffé- raient de ceux de Tunis. Les femmes de ces diverses ethnies n'ont évidemment pas subi l'impact de la colonisation au même moment ni de la même manière. Et les Françaises venues en Tunisie, épouses de fonctionnaires ou de colons, soignantes, enseignantes, journalistes, commerçantes n'ap- portaient pas toutes le même message. A la limite, chaque cas est particulier, chaque rencontre est unique. Nous ne cherchons ici qu'à défricher quelques perspectives.

Cette ambition modeste bute sur des difficultés. Les sources, matériau ordinaire de l'historien, ne sont pas tout à fait muettes, mais ne sont jamais bien riches en ce qui concerne les femmes : il faut remuer d'innombrables rap- ports d'officiers, d'administrateurs, de médecins, de mis- sionnaires pour récolter quelques informations éparses; les registres d'état civil (là où ils existent), les documents

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judiciaires ne sont pas non plus aisément utilisables ; les récits de voyage, les romans, les films, les périodiques, les brochures publiées à l'occasion des expositions coloniales ne peuvent être consultés qu'avec prudence. De toute façon, les femmes y apparaissent peu et mal. C'est pourquoi nous avons senti le besoin de recourir aux récits de vie; c'est là d'ailleurs une méthode d'investigation devenue courante chez les historiens. Les souvenirs individuels permettent de combler en partie les lacunes, souvent larges, de la documentation écrite; mais surtout, ils aident à comprendre, de l'intérieur, ce qui s'est passé.

Nous avons rassemblé trois sortes de témoignages. Quel- ques Françaises, anciennes « coloniales », ont écrit leurs souvenirs à notre d e m a n d e Trois chercheuses africaines ont interrogé leurs compatriotes, selon nos directives : une ethnologue tunisienne, une linguiste camerounaise, une travailleuse sociale sénégala ise Enfin, nous avons large- ment utilisé des études ethnologiques récentes réalisées par des Africaines ou des Européennes : certaines apportent beaucoup à l'histoire sociale et culturelle de la colonisation, celles surtout qui montrent les traditions africaines aux prises avec les efforts des missionnaires et des médecins, ou avec les mutations économiques. Entre historiens et ethno- logues, la collaboration n'en est pas à ses débuts; et c'est le propre de l'histoire des femmes que de révéler le caractère artificiel des frontières qui séparent les « sciences humai- nes ».

Nous ne donnons là qu'un bref aperçu des innombrables problèmes de méthode qui se sont posés et avons cons- cience de laisser bien des points dans l'ombre. Notre plus cher désir serait que ce travail soit poursuivi et développé. En attendant, nous le dédions à toutes les femmes, quels que soient leur pays, leur race, leur religion, qui ont vécu la colonisation, pour le meilleur ou pour le pire.

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La part de l'imaginaire

A l'annonce de notre recherche sur le thème « Femmes et colonisation », un archiviste, spécialiste des archives d'ou- tre-mer, nous a répondu : « Vous voulez raconter des histoi- res de fesses! » Une telle réaction ne surprendra pas ceux ni celles qui ont feuilleté la littérature romanesque inspirée par la colonisation, plus spécialement les récits, contes, nouvelles, romans, publiés entre 1880 et 1940: l'érotisme, du plus raffiné au plus trivial, en est le ressort majeur; les femmes indigènes (et aussi quelques européennes) sont là disponibles, offertes, toujours dociles, parfois provocantes. Les colonies apparaissent comme une sorte d'eden sexuel. Il faut comprendre les Européens de cette époque. Le mariage occidental, monogame et indissoluble, était une institution fort contraignante; le divorce, rétabli en France seulement en 1884, était encore réprouvé par la majorité de l'opinion. Ajoutons que la réduction des naissances était alors obtenue au moyen du coït interrompu ou de préser- vatifs masculins, méthodes frustrantes... Réprimant jour après jour leurs désirs, les Européens se défoulaient dans des colonies imaginaires. La femme colonisée leur apparais- sait au mieux comme une partenaire toujours accueillante, au pire comme une femelle qui n'attendait aucun ménage- ment. Tout se passe dans la littérature comme si les colonies avaient été les harems de l'Occident.

Mais les romans ne sont que des fictions, objecteront certains. Sans doute. Pourtant leur succès éventuel indique qu'ils expriment bien une sensibilité collective, tant fémi-

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nine que masculine. Et chacun sait de nos jours combien les représentations pèsent sur les conduites.

LES HAREMS DE L'OCCIDENT

En l'occurrence, les représentations ne sont pas nées du jour au lendemain à la fin du XIX siècle : elles sont le fruit d'une vieille tradition coloniale. Comme on l'a vu dans le préambule, les Français avaient acquis une expérience riche et complexe dont certains éléments se sont transmis aux générations suivantes. Parlant des femmes, on doit mettre en valeur trois composantes essentielles de cet héritage : la vogue de l'orientalisme, l'innocence du « bon sauvage » ou de « la bonne sauvage », et la « turpitude des Isles ».

L'orientalisme

Si l'Orient a séduit tant de peintres, c'est notamment parce qu'il permettait de nouvelles mises en scène des relations amoureuses ou érotiques. Fuyant le désenchante- ment d'amours sans surprise, l'artiste cherchait la voie de subtils raffinements, dans un monde à la fois réel et inventé; le lieu clos du harem devint ainsi peu à peu le cadre idéal des féeries sensuelles. C'est sans doute la raison qui fit de l'Empire ottoman l'une des premières terres d'élection de l'exotisme. Les turqueries du Grand Siècle ont stimulé la curiosité occidentale. Des relations officielles existaient entre la France et la Turquie depuis 1534. Le commerce avec les Échelles du Levant, qui faisait la fortune de Marseille et qui remontait aux croisades, attirait de nom- breux Français dans les ports du Proche-Orient et les mettait en contact avec le mystérieux et fabuleux monde musulman. Des ambassadeurs et des artistes français rési- daient à Constantinople; des envoyés extraordinaires du Grand Seigneur étaient venus à Paris, notamment en 1721, 1742, 1787. Les récits des voyageurs étaient relativement

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nombreux. Une femme avait même réussi à percer le secret des harems et des sérails princiers : Lady Montagu, épouse de l'ambassadeur d'Angleterre à Istanbul, avait su se faire admettre dans ces lieux interdits, en 1717 Elle avait décrit les costumes, les appartements, les jardins, mais aussi l'intimité chaleureuse des femmes, et même leur para- doxale liberté, comparée aux contraintes subies par les Européennes. La traduction des Mille et Une Nuits par Galland en 1704 avait donné, elle aussi, une forte impulsion à l'imaginaire occidental; les Lettres persanes en témoi- gnent à leur manière.

En réalité, dès le XVII siècle, les chinoiseries et les turqueries privilégiaient les préoccupations amoureuses, aussi bien dans la décoration du Trianon de porcelaine (aujourd'hui disparu), édifié par Le Vau à partir de 1670 dans les jardins de Versailles, que dans le ballet réglé par Berain représentant, parmi des Indiens ou des Africains de fantaisie, « le triomphe de l'amour ». Plus encore, au siècle suivant les grands noms de la peinture, de Watteau à Mme Vigée-Lebrun, en passant par Boucher, Christophe Huet, Carle Van Loo, vont donner à profusion des portraits de pachas et de sultanes, ou encore des fêtes galantes dans le cadre d'un harem. A en juger par l'abondance de la production, les amateurs ne manquaient pas : innombrables sultanes (l'une d'elles lisant, ce qui est une occupation inattendue), sultan au jardin, sultan au harem, danse de l'odalisque, bain de la sultane, le Grand Seigneur donnant un concert à sa maîtresse, fête champêtre donnée par des odalisques en présence du sultan et de la sultane, e t c .

L'orientalisme n'est pas mort avec le XVIII siècle. La Grande Odalisque est peut-être la toile la plus célèbre d'Ingres. Et son Bain turc (1859), véritable étalage de chair féminine offert à une bourgeoisie pudibonde, exprime encore des fantasmes qui trouvaient leur alibi, ou leur exutoire, dans un Orient de convention. Mais au cours du XIX siècle, les Français ont conquis l'Algérie, et leur rela- tion avec l'Islam s'est trouvée confrontée à des réalités plus concrètes. Avec Delacroix, les Femmes d'Alger, recluses mornes au regard perdu, figurent une humanité incompré- hensible, presque inquiétante. Avec Étienne Dinet, l'Algérie coloniale supplante définitivement les précédentes turque-

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ries. Cet artiste peint volontiers des femmes lascives (Les Ouled Naïls, 1896; Dans un café de danseuses, 1906), mais il illustre aussi les travaux des champs, les paysages typiques, la vie quotidienne.

Dans la littérature romantique 3 le harem abrite souvent un monde cruel où le luxe et la volupté couvrent des intrigues sordides et des rivalités sanglantes.

L'humour de Théophile Gautier tourne d'ailleurs en ridi- cule la grande part d'érotisme qui inspire l'orientalisme :

Je veux un kiosque rouge aux minarets dorés

Et je veux les seins nus d'une almée agitant Son écharpe de cachemire.

Il se moque aussi d'un appétit sexuel qui se déchaîne à travers l'espace et le temps. A travers l'espace : le goût de l'Amérique, c'est d'abord, dit-il, le goût des femmes jaunes, noires, vertes... A travers le temps : « Flaubert serait heu- reux de forniquer à Carthage, moi rien ne m'exciterait comme une momie. » Le même Flaubert d'ailleurs, dans L'Éducation sentimentale, imagine la brune Mme Arnoux vêtue d'un pantalon de soie jaune. On connaît aussi la charnelle et mortelle passion de Baudelaire pour la mulâ- tresse Jeanne Duval :

Bizarre déité, brune comme les nuits, Au parfum mélangé de musc et de havane, Sorcière aux flancs d'ébène, enfant des noirs minuits...

Mais pourquoi ne pas avouer que les dames elles-mêmes ont été séduites, durablement, par l'exotisme, et même que le harem les a parfois fascinées?

L'histoire de la mode féminine, dont on commence à peine à réaliser qu'elle participe réellement à la grande histoire, le révèle amplement. Dès 1680, Le Mercure fran- çais évoquait à propos du vêtement féminin la vogue des indiennes, et des manteaux nommés « furies », décorés de dragons chinois. Au XVIII siècle, ce sont les modes turques qui transforment les rues de Paris en quartiers de Constan- tinople et remplissent le faubourg Saint-Germain de Circas-

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siennes et de Géorgiennes « comme au jour du marché de Péra ». Pendant quelque temps, ce fut la suprême consécra- tion pour des beautés célèbres, de Mme de Pompadour à la comédienne Favart, que de poser en costume « exotique » et somptueux, dans un décor authentifié par la présence d' « esclaves », de sofas, de tapis, de coussins, ou par les jardins du Sérail. Les dames de la cour de Marie-Antoinette portèrent quelques saisons des robes dites « à la sultane », et une sorte de pelisse, « la levantine ». En 1802, la tunique « à la mamelouk » et le turban - qui allait avoir une vogue durable comme les châles de Cachemire - évoquaient à la fois l'expédition d'Égypte et la venue en France d'une ambassade turque. On est arrivé parfois aux excentricités les plus disgracieuses, comme la mode « à la girafe » (un col très haut allongeant le cou), inspirée par ce bizarre animal que le khédive d'Égypte avait offert au roi Charles X.

Le prestige du harem se mesure aussi à la durable popularité des recettes de santé et de beauté qui passent pour en être issues. César Birotteau, le parfumeur de Balzac, fit fortune avec sa fameuse pâte des sultanes. Le henné, le khol, le ghassoul ont encore cours en Europe de nos jours. Dans le domaine de la santé, il a fallu attendre l'essor de la médecine pasteurienne pour que les recettes arabes prennent un caractère folklorique. En 1925, Mme de Lenz, fille et petite-fille de médecins réputés, bien introduite dans les plus riches familles marocaines, s'amusa sans doute beaucoup à recueillir ces recettes, dont certaines sont rabelaisiennes

Quant à la vie des femmes à l'intérieur des harems, elle ne passait pas pour malheureuse. Un conte amusant de Paul Arène, Vingt Jours en Tunisie (1884), exploite peut-être quelques fables ou quelques vagues souvenirs, encore épars à la fin du XIX siècle, dans la conscience populaire des Provençaux. L'auteur, invité par un ami à savourer la bouillabaisse dans son cabanon de la côte marseillaise, s'entendit raconter l'histoire que voici. Bien avant que Louis-Philippe et Abd el-Kader fussent nés, les pirates turcs 5 avaient l'habitude de venir enlever les femmes et les filles lorsqu'elles allaient chercher une eau délicieusement douce et fraîche à un certain puits proche de la mer. Les raids étant réguliers, tous les mois, tous les deux mois, la vie

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locale s'organisa autour de ce puits. En effet, les Provença- les razziées, bien traitées, bien nourries, envoyaient de leurs nouvelles quand l'occasion s'en présentait, et même « de belles lettres avec de l'argent turc dedans ». C'était, pour les Provençaux, la solution à tous les problèmes de filles coureuses, de demoiselles sans dot, de veuves qui ne renonçaient pas, et de ménagères mal en ménage. Le monde vivait dans le contentement et la concorde. Les filles venaient de fort loin, d'Arles, de Nice ou d'Avignon, « une cruche au bras sous prétexte de chercher de l'eau », les Turcs ayant la politesse d'annoncer leurs coups huit jours à l'avance, en hissant à la cime d'un pin le terrible drapeau vert et rouge surmonté d'une tranche de pastèque. Mais un jour tout se gâta. Au lieu de venir chercher des femmes, les Turcs en ramenaient au contraire : les vieilles, celles qui avaient été enlevées vingt ou trente ans auparavant. Les habitants ne l'entendirent pas de cette oreille et tuèrent des Turcs et des Turcs jusqu'à ce que les survivants se rembar- quent, en remportant leur chargement de vieilles femmes. C'en fut fini des Turcs, et les femmes perdirent l'habitude de venir au puits qui garda le nom de puits des Sarrazzines. Il n'est pas question de prendre au sérieux cette galéjade. Mais il faut tout de même constater qu'après la prise d'Alger en 1830, aucune Provençale enlevée par les Barbaresques (et en dépit de la ruine de la course, il devait bien subsister quelques aïeules) ne souhaita le retour au pays natal. De même, en Tunisie (turque jusqu'en 1881), le consul d'Italie avait dans ses attributions la charge de libérer et de rapatrier ses compatriotes enlevées par les Barbaresques : or jamais une Italienne recluse ne sollicita son interven- tion 6

Les récits fictifs ou authentiques, mettant en scène des femmes enlevées, et fort bien traitées, par les Turcs, ne sont d'ailleurs pas rares, depuis l'aventure d'Aimée Dubuc de La R i v e r y Voici un récit moins connu, rapporté par Lady Montagu :

« Je connais bien une dame de qualité, qui est chrétienne et qui a choisi de vivre volontairement avec un époux turc [...]. Elle est espagnole, et elle était à Naples avec sa famille quand ce royaume était encore

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sous la domination espagnole. Elle était partie à bord d 'une felouque, accompagnée de son frère, quand ils furent attaqués, pris à l 'abordage et capturés par l'ami- ral turc [...]. Il lui arriva ce qui arriva jadis à la belle Lucrèce, tant d 'années avant elle, mais elle était trop bonne chrét ienne pour se suicider. L'amiral fut séduit par la beauté et les longues souffrances de la belle captive, et sa première galanterie fut de rendre immé- diatement la liberté à son frère et à toute sa suite; celui-ci gagna l 'Espagne en toute hâte, et réunit en quelques mois la somme de quatre mille livres sterling qu'il envoya comme rançon pour sa sœur. Le Turc reçut l'argent, le lui offrit et lui dit qu'elle était libre, mais la dame avec sagesse fit la comparaison avec le traitement qu'elle pouvait at tendre de son pays d'origi- ne. Sa famille, catholique, allait cer ta inement l'enfer- mer dans un monastère pour le reste de ses jours. Son amant infidèle était très beau, très tendre, amoureux d'elle, et déployait à ses pieds toute la magnificence turque. Elle lui répondit avec résolution que sa liberté lui était moins précieuse que son honneur , qu'il ne pouvait réparer qu 'en l 'épousant. L'amiral fut trans- porté de joie à cette noble proposition et renvoya l 'argent à sa famille en disant qu'il était trop heureux qu'elle lui appartînt. Il l 'épousa et ne prit jamais d 'autre femme, et (elle le dit elle-même) elle n 'eut jamais de raison de se repentir du choix qu'elle avait fait. »

Aura-t-on jamais fini de rêver sur les harems et de produire, sur ce sujet si raccrocheur , les pires supercheries journalistiques ou littéraires? Encore en 1960 une jeune Américaine rapporte son expérience d 'un harem près de Tanger, où elle prétend avoir vécu près de deux mois avec les quinze épouses ou concubines d 'un notable. Était-elle à la recherche du « scoop » sensationnel en accumulant des mensonges invraisemblables, ou a-t-elle été flouée par des informateurs de r e n c o n t r e

Pour finir, il faut le dire : quelle femme n'a pas rêvé, un jour, de se prélasser, calme et oisive, dans une belle demeure, déchargée de tout souci, uniquement occupée à soigner, parer, orner son corps, pour le préparer à l 'amour?

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La « coloniale » a été souvent décrite comme une dame nonchalante étendue sur une chaise longue dans l'ombre tiède d'une véranda, à peine vêtue de tissus légers, que le ventilateur transforme en ailes frémissantes...

La bonne sauvage

Entre-temps, aux antipodes, les voyageurs du XVIII siècle avaient découvert des îles bénies, où de merveilleux sauvages offraient « toutes les apparences du bonheur ». Les récits de Bougainville, ceux de l'austère Cook, ont présenté « 0 Tahiti » comme une nouvelle Cythère, « où ni honte ni pudeur n'exercent leur tyrannie, où l'acte de créer son semblable est un acte de religion ». « La plupart de ces nymphes étaient nues [...]. Les hommes nous pressaient de choisir une femme [...] il vint à bord une jeune fille [...] sur le gaillard arrière, matelots et soldats s'empressaient pour venir à l'écoutille, et jamais cabestan ne fut viré avec une telle activité 9 » Diderot, dans le Supplément au voyage de Bougainville, insiste abondamment sur l'innocence de l'amour. Orou, un Tahitien paisible et sage, offre son hospitalité à l'aumônier de Bougainville dans les termes que voici :

« Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien; si tu dors seul, tu dormiras mal; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté. Voilà ma femme, voilà mes filles, choisis celle qui te convient [...]. Elles m'appartiennent et je te les offre; elles sont à elles et elles se donnent à toi [...]. Te voilà possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier; on a jonché pour elle et pour toi la terre de feuilles et de fleurs; les musiciens ont accordé leurs instruments; rien n'a troublé la douceur, ni gêné la liberté de tes caresses ni des siennes. On a chanté l'hymne, l'hymne qui t'exhortait à être homme, qui exhortait notre enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse [...].

« Pourquoi te caches-tu? De quoi es-tu honteux? Fais-tu le mal quand tu cèdes à l'impulsion la plus auguste de la nature? »

Tout en répétant : « Mais ma religion, mon état... », l'au- mônier a cédé à cette morale. Il s'en est trouvé si heureux, qu'il a failli ne plus repartir en Europe.

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Loti ou Victor Segalen évoquent des situations semblables à celle vécue par l'aumônier: «As-tu des femmes [...] six filles toutes rieuses et nues l'entourèrent [...] choisis ou plutôt prends-les toutes, il est juste qu'un chef possède au moins six épouses 10 » Au XX siècle, « aller au bateau », pour une fille de Tahiti, c'est l'expression habituelle pour indi- quer la quête d'un « bon ami » parmi les nouveaux débar- qués

Mais les nymphes qui venaient si joyeusement et gratui- tement - ou pour « une poignée de clous » - vers les hommes à peau blême font désormais payer leurs faveurs un plus haut prix. C'est là la triste déformation apportée par la civilisation et par la morale des missionnaires, que Segalen juge absurde : « Une femme comparut la première (devant le pasteur) et fut accusée de " fornication Pour- quoi inventer de tels mots extravagants pour signifier une si o r d i n a i r e a v e n t u r e 12 ? »

G r â c e a u x r é c i t s d e s v o y a g e u r s , l ' O c c i d e n t a l p o u v a i t d o n c

c r o i r e q u e l e s p a y s d ' o u t r e - m e r l u i o f f r i r a i e n t e n a b o n d a n c e

d e s f e m m e s a i m a b l e s , a m o u r e u s e s , e t t o u t e s n u e s . L e m y t h e

d e l a b o n n e s a u v a g e t r a n s f o r m a i t d ' a v a n c e t o u t e s l e s c o l o -

n i e s e n p a r a d i s d u s e x e . O n s a i t q u e l l e f a s c i n a t i o n c e m y t h e

a e x e r c é s u r l e s a r t i s t e s , G a u g u i n e n t r e a u t r e s .

L e m i r a g e d e s l i b r e s a m o u r s e x o t i q u e s a p e r s i s t é j u s q u ' à

n o s j o u r s , é t e n d u à t o u s l e s p a y s c o l o n i a u x . I l a s u b i p e u à

p e u u n e d é f o r m a t i o n c h o q u a n t e , l e s p h o t o g r a p h i e s d e

n u d i t é f é m i n i n e s u g g é r a n t e t p r o p o s a n t l a r g e m e n t u n e

h y p o c r i t e p o r n o g r a p h i e , u n s o u s - é r o t i s m e t r i v i a l . U n e

r é c e n t e a n a l y s e d e c a r t e s p o s t a l e s a l g é r i e n n e s d e c e g e n r e

c o n c l u t n o n s a n s p e r t i n e n c e à l a m i s e e n i m a g e s c o m m e r -

c i a l e s d ' u n f a n t a s m e c o l l e c t i f , e t à l a t r a n s f o r m a t i o n « d u

h a r e m e n b o r d e l » . U n e a n e c d o t e i l l u s t r e r a c e t é t a t d ' e s -

p r i t . E n 1 9 8 3 , u n c h e v a l i e r d e M a l t e , v i s i t a n t l e s œ u v r e s d e

s o n o r d r e e n C ô t e d ' I v o i r e , f u t s c a n d a l i s é d e s ' e n t e n d r e f a i r e

c e t t e p r o p o s i t i o n p a r l e m é d e c i n q u i l ' a c c o m p a g n a i t :

« A v e z - v o u s d é j à b a i s é d e l a n é g r e s s e ? S i l e c œ u r v o u s e n d i t ,

f a i t e s v o t r e c h o i x , e l l e s n ' a t t e n d e n t q u e c e l a . »

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L a « t u r p i t u d e d e s I s l e s »

M a i s d ' a u t r e s l e ç o n s m o i n s « i n n o c e n t e s » a v a i e n t a u s s i

f a ç o n n é l a s e n s i b i l i t é o c c i d e n t a l e . D e p u i s l e X V I I s i è c l e ,

l ' i m m o r a l i t é d e s h a b i t a n t s d e s A n t i l l e s é t a i t d é n o n c é e a v e c

c o m p l a i s a n c e , e n t e r m e s f a u s s e m e n t m o r a l i s a t e u r s . A l ' o r i -

g i n e d e c e t t e « t u r p i t u d e » , i l y a v a i t d ' a b o r d l e m o d e d e

r e c r u t e m e n t d e s f e m m e s q u i a l l a i e n t p e u p l e r l e s î l e s : u n e

d o u b l e t r a i t e , d e s B l a n c h e s e t d e s N o i r e s , p o u r r a i t - o n d i r e .

S i c e r t a i n s p i o n n i e r s a v a i e n t a m e n é l e u r s é p o u s e s o u l e u r s

p a r e n t e s , « h o n n ê t e s f e m m e s » p o u r l a p l u p a r t , o n v i t a r r i -

v e r d è s 1 6 4 0 d e s c o n v o i s d e p r o s t i t u é e s . L e g o u v e r n e m e n t

r o y a l l u i - m ê m e , e n t r e 1 6 8 0 e t 1 6 9 5 , n ' h é s i t a p a s à e m b a r -

q u e r d e s f i l l e s d e m a u v a i s e v i e ; i l y r e n o n ç a o f f i c i e l l e m e n t

e n s u i t e , m a i s l e t r a f i c s e p o u r s u i v i t d e f a ç o n p l u s d i s c r è t e 14

Q u a n t a u x f e m m e s n o i r e s , e l l e s p r o v e n a i e n t d e l a t r a i t e

n é g r i è r e , a u h a s a r d d e r a z z i a s o u d e s a c h a t s a u x c h e f s

a f r i c a i n s ; s u r l e s b a t e a u x q u i l e s t r a n s p o r t a i e n t , c e s f e m m e s ,

e n p l u s d e l ' e n t a s s e m e n t , d e s c h a î n e s , d e l a p r o m i s c u i t é ,

s u b i s s a i e n t d e s v i o l s s e l o n l e b o n p l a i s i r d e l ' é q u i p a g e . L a

c o u t u m e s ' é t a i t , s e m b l e - t - i l , é t a b l i e d e l a « p a r i a d e » , q u i , u n

m o i s a v a n t l ' a r r i v é e à d e s t i n a t i o n , l i v r a i t l ' e n s e m b l e d e l a

c a r g a i s o n a u x m a t e l o t s i v r e s . E s t - i l é t o n n a n t q u ' a p r è s d e t e l s

p r é l i m i n a i r e s l ' i m m o r a l i t é s e s o i t é t a l é e a v e c u n e o s t e n t a -

t i o n q u i a s u s c i t é l e s c o m m e n t a i r e s , l e p l u s s o u v e n t é m e r -

v e i l l é s , d e s v o y a g e u r s ?

S o u s l e s t r o p i q u e s « i l e s t d e s b e s o i n s p h y s i q u e s q u i s e

f o n t s e n t i r p l u s q u e p a r t o u t a i l l e u r s » . U n a d m i n i s t r a t e u r

d é n o n c e c h e z l e s h o m m e s e t l e s f e m m e s n o i r s « u n e p r o -

p e n s i o n i n v i n c i b l e a u p l a i s i r » . L a m u l â t r e s s e , « v é r i t a b l e

p r ê t r e s s e d e V é n u s , s a i t c h a r m e r t o u s l e s s e n s p o u r l e s l i v r e r

a u x p l u s d é l i c a t e s e x t a s e s 15 » . S e u l e s l e s B l a n c h e s s o n t u n

p e u p r é s e r v é e s d e c e t t e m a u v a i s e r é p u t a t i o n . E s t - c e v e r t u

r é e l l e o u v o l o n t é d e n e p a s s o u p ç o n n e r l a f e m m e d e C é s a r ?

L e d o u t e e s t l a r g e m e n t p e r m i s q u a n d o n c o n s t a t e u n c e r t a i n

n o m b r e d e s c a n d a l e s b r i è v e m e n t m e n t i o n n é s o u q u e l q u e s

o b s e r v a t i o n s s u r l e s f e m m e s d e S a i n t - D o m i n g u e , « q u i s o n t

p r e s q u e t o u t e s g a l a n t e s » . L e p è r e M é r i c , a u X V I I I s i è c l e ,

p a r l a i t a v e c q u e l q u e l é g è r e t é d e l a p a t r o n n e d e s a p a r o i s s e ,

s a i n t e R o s e d e L i m a , « m o r t e v i e r g e q u o i q u e c r é o l e 16 » .

Après tout, Joséphine et ses belles amies des Iles, Mme Hu-

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lot ou la scandaleuse Mme Hamelin, ne se sont pas signalées par un excessif puritanisme dans la société parisienne du Directoire.

La plus extrême licence sévit partout au point que le Manuel du parfait indigotier recommande à l'économe des rondes de nuit dans les cases pour empêcher les esclaves « de s'adonner tant aux larcins qu'aux femmes 17 ». Sur les plantations, « la ménagère », concubine attitrée du maître, représente un haut degré de la hiérarchie. On peut ironiser sur cette dénomination, si peu méritée : « c'est là le moyen d'envoyer le ménage à tous les diables parce que cette sorte de femmes ne vous est attachée que pour les dépenses ». Le terme de ménagère est pourtant employé dans les textes les plus officiels. Par exemple : un testament ordonne l'affranchissement de Marie Jeanne Vénus « ayant toujours servi comme ménagère » ; une affiche annonce la vente d'une jeune griffonne « qui ferait une parfaite ména- gère ». Quelquefois noire, le plus souvent mulâtresse, par- fois libre, la ménagère occupe toutes les fonctions d'une épouse, mais disparaît lorsque viennent des visiteurs, si le maître est célibataire. S'il est marié, la situation se com- plique à peine : la favorite se dissimule dans la domesticité ou réside à l'extérieur.

On peut suivre, par les péripéties de sa vie sexuelle, l'ascension d'un de ces petits Blancs, spécialement détestés des esclaves, à qui les maîtres préférant vivre en métropole confient l'habitation. D'abord économe accablé de besogne, il se contente d'une ménagère noire, esclave du domaine, qu'il conserve peut-être - elle ou une autre - quand il est devenu « géreur ». Mais s'il parvient au grade de procureur, « la négresse ménagère est abandonnée pour une mulâtres- se, qui désole les nègres; c'est presque toujours une chèvre insatiable ». Cette facilité de se pourvoir à demeure d'une concubine n'empêche d'ailleurs pas le jeune homme de fréquenter en ville le bal des mulâtresses, qui n'est ouvert qu' aux Blancs, et d'asseoir définitivement sa réussite par un mariage avantageux qui ne va rien changer à son mode de vie.

C'est là en somme une licence aristocratique, mais à tous les niveaux sur l'habitation sévit la même pratique. Le maître propose à un employé blanc de faire un choix parmi

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ses négresses. Les commandeurs, qui sont peut-être des Noirs, se sont constitués « un sérail de négresses nouvel- les ». Un esclave cède sa femme pour un sou. Comment pouvait-il en être autrement alors que dans une famille esclave c'était un honneur insigne qu'une fillette ait attiré les regards et les désirs du maître!

Chaque bourg ou village peut fournir des prostituées et même des établissements de plaisir. Saint-Pierre en Marti- nique, le Paris des Antilles, propose une maison close « tricolore » avec des Blanches, des Noires et des mulâtres- ses. Ces turpitudes largement étalées n'ont d'ailleurs pas fini d'inspirer jusqu'à nos jours maints écrits salaces 18

Qui est en fin de compte responsable de cette perversion universelle? Car on ne distingue pas moins de treize com- binaisons raciales, selon des subtilités dans les nuances de peau impossibles à suivre pour un œil non exercé : quarte- ronne, métisse, mamelouque, mulâtresse, griffonne, saca- bra... Ce sont, dit-on, les mulâtresses formellement accusées de pervertir des hommes vertueux. « Des pères de famille se ruinent, des jeunes gens se perdent, pour satisfaire ces femmes lubriques. » Il y eut même au Cap, français en 1788, un savant médecin naturaliste pour démontrer comment les femmes de couleur provoquent la mortalité des jeunes émigrants.

En chanson, voici les conseils donnés aux pères de famille, soucieux de l'avenir de leurs fils.

Écartez de votre maison la mulâtresse ou la mestive

(dont le) but secret (est d')infiltrer le poison De la flamme la plus active A la jeune victime ingénue et naïve.

Avec tout de même moins d'hypocrisie, les curés de la Martinique en 1842 dénonçaient «cette immoralité effré- née » en soulignant les contradictions du système esclava- giste à l'égard de l'institution du mariage. Sans doute, l'exemple du maître est désastreux : « Un atelier peut-il comprendre la morale dans et par le mariage, lorsqu'il voit le maître, marié légitimement, vivre dans un scandaleux

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concubinage? » On aurait pu évoquer tout aussi bien d'au- tres « bizarreries » dans des unions légitimes : « De vieux colons épuisés par le libertinage font à des jeunes filles moins riches qu'eux l'offre d 'un cœur blasé [...] de vieilles femmes servent de ressources à des adolescents 19 »

Plus étonnante encore est l ' interprétation faite aux Iles des articles 9 à 12 du Code noir réglementant avec un certain libéralisme tant les unions entre esclaves qu 'entre maîtres et esclaves. Ces dernières, l'Église ne les interdit pas, au contraire, elle déclare affranchir par le mariage, « dans les formes observées par l'Église », la mère esclave et ses enfants engendrés par le maître; par contre, elle sanc- tionne le concubinage en confisquant les enfants et leur mère pour l'hôpital. Pour tourner ce règlement, suivant les conseils du maître, la concubine prétendait que le petit métis était issu d 'un marin de passage ou même du religieux chargé de l 'enquête. Il y eut ainsi de plaisantes aventures de frères de charité confrontés à des mères avec leurs poupons dans les bras, affirmant « toi papa li » et prenant à témoin l'assistance de la ressemblance de l 'enfant avec le père désigné 20

Le mariage entre esclaves était encouragé par le clergé catholique et le Code noir, à condition que le maître ait donné son consentement et qu'il y ait accord des deux parties. Mais hommes et femmes répugnent visiblement à fonder un foyer. Le refus des hommes se réfère à l 'immo- ralité de cette société esclavagiste : « Ils veulent la liberté de prendre ou de quitter toutes les femmes qu'il leur plaira. » Ou encore : « Mon maître prendrai t ma femme le lendemain d e m o n m a r i a g e »

Le manque d 'enthousiasme du maître apparaît plus éton- nant alors que le mariage pourrai t apparaître comme le meilleur moyen d 'assurer l 'accroissement perpétuel du capital esclave. Or c'est là une e r reur de calcul. « Il ne faut pas compter à profit les enfants qui naissent, c'est au contraire un fort grand objet de dépense. » Pourquoi recou- rir à ce formalisme contraignant alors qu 'on peut espérer une reproduction au moins aussi bien assurée par le libertinage? Un maître est accusé d'avoir mis une femme esclave à la barre, pour permet t re à son mari de poursuivre librement ses liaisons amoureuses. Les « élevages », vérita-

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bles haras humains tels qu'ils fonctionnaient en Virginie, ont-ils existé aux Antilles françaises? C'est probable, mais difficile à déceler avec certitude. Ce père de soixante enfants de l 'habitation Foache à Saint-Domingue a-t-il obtenu sa liberté pou r ses qualités d'étalon ou pour avoir pris le parti des maîtres lors de la révolte de 1791 ? M. Rose Rosette, l 'actuel propriétaire du domaine de la Page rie, aux Trois-Ilets en Martinique, m 'a assuré le fonct ionnement d 'un de ces haras à la plantation Dubuc, au Robert.

Pourtant, quels maigres résultats sur le plan démographi- que! L'accroissement naturel négatif en Martinique et Gua- deloupe au début du XIX siècle ne se relève que très légèrement à part ir de 1830 (lorsque disparaît complète- ment la traite clandestine négrière). La fécondité des fem- mes esclaves était faible au contraire. Le refus de l 'enfant

paraît la forme de résistance typiquement féminine à l'es- clavage. Cela peut aller jusqu 'à l 'infanticide : « On voit des mères désespérées a r racher leurs enfants du berceau pou r les étouffer. » Assez f réquemment on accusait la mère, avec la complicité de la sage-femme qui a procédé à l 'accouche- ment, de donne r à l 'enfant, « par haine pour le maître ou tendresse cruelle » envers son rejeton, le mal de mâchoires, c'est-à-dire le tétanos ombilical, qui faisait pér i r à la fin du XVIII siècle, près du tiers des nouveau-nés. Il y avait aussi le recours à l 'avortement, en utilisant l 'aloès ou le fruit du calebassier, qui pouvaient avoir des effets mortels égale- ment pour la future mère.

Tous ces crimes, vrais ou présumés, étaient d'ailleurs punis avec la plus extrême sévérité : fouet aux quatre piquets, c'est-à-dire subi, allongé à terre, attaché aux bras et aux jambes; et pour la mère accusée d'avoir provoqué sa fausse couche, port d 'un collier de fer à pointes jusqu'à ce qu'elle ait p rocuré à son maître un nouvel enfant.

Le pire est peut-être que cet odieux système ruinait toute solidarité entre femmes. Il établissait en effet des hiérar-

chies compliquées, car il y avait des étapes dans l'affran- chissement, sans que jamais une affranchie pût égaler une Blanche; des rivalités sauvages se multipliaient à l'infini. Les femmes étaient réduites à se disputer la faveur des mâles blancs : des jalousies féroces, des haines meurtr ières les opposaient les unes aux autres. Les Noires détestaient les

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mulâtresses, « chèvres insatiables ». La femme blanche elle- même, forcée de tolérer les concubines de son mari, prenait sa revanche dès qu'elle le pouvait, en tourmentant parfois avec sadisme celle qui tombait en disgrâce, ou en se vengeant sur l'ensemble des gens de couleur. Il faut bien souligner que la condition, servile ou demi-servile, des négresses et des mulâtresses, procurait à la femme blanche un sentiment de supériorité, un moyen de domination, qui préservaient d'une certaine manière sa dignité, et qui la t e n a i e n t s o l i d a i r e d e s o n m a r i

Mais ces souffrances n'apparaissent jamais dans les plai- sants récits des créoles venus à Paris ou des voyageurs retour des Iles. Tous célébraient la douceur de vivre des Antilles fortunées. Ils racontaient les délices de la sieste, rafraîchie par les éventails de plumes, dont le chatouille- ment sous la plante des pieds procurait des sensations ineffables. Ils laissaient entendre que les femmes se rési- gnaient sans aucune peine à la situation qui leur était faite, et qu'elles manifestaient à qui mieux mieux au mari ou au maître leur amour et leur fidélité. Chacun vantait le dévoue- ment de sa « dâ », nourrice ou bonne d'enfant totalement intégrée à la famille blanche, au détriment de ses propres enfants. L'épouse blanche prenait soin des bâtards mulâtres de son époux, elle dotait l'ancienne concubine. Les négres- ses qui partageaient les faveurs du même homme se consi- déraient comme ses co-épouses et se qualifiaient de « mate- lotes » en souvenir d'usages en honneur dans le monde de la flibuste...

Les affections enfantines entre adolescentes blanches et leurs « cocotes », amies et servantes noires ou mulâtresses, ont suscité bien des commentaires. Confidente de toutes les pensées, la cocote peut servir de messagère en cas de relations amoureuses et même « accorder ses faveurs à l'amant respectueux envers son amie ». L'attachement est de tous les instants puisqu'on mange et boit avec la cocote « non aux repas et publiquement mais dans les endroits privés et loin de la vue des hommes ». « On lui fait même partager son lit si des parents coupables ont cette dange- reuse condescendance. » L'observateur de conclure enfin : « Je ne sais jusqu'où deux cocotes portent le délire de l'âme, mais je crois fermement qu'il inspire des idées qui animent

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au moins des désordres de l'esprit. » Ce ne sont pas là ragots de bas étage mais des traits de mœurs notés à Saint- Domingue par l'avocat Moreau de Saint-Mery, qui fut à son retour en France historiographe de la marine et conseiller d ' É t a t

Bref, vue de loin, « la turpitude des Isles » prenait l'allure d'une polygamie de fait, nonchalante, insouciante, sou- riante. Les Blancs, mariés dans leur groupe ethnique, avaient une ou plusieurs familles parallèles. Les esclaves, à qui la fondation d'un véritable foyer était interdite, multi- pliaient des liaisons complexes. Mais toujours l'initiative du choix, le pouvoir de décision en matière de relations sexuelles, appartenait aux hommes. Le « machisme » triom- phant s'exprimait dans la profession de foi de ce patriarche blanc du milieu du XIX siècle, satisfait de ses soixante et onze bâtards mulâtres - autant que ses années d'âge. « Mon père me disait que si l'on voulait des bons domestiques, il f a l l a i t l e s f a i r e s o i - m ê m e »

Schoelcher pensait que « l'immoralité était la consé- quence de l'esclavage et disparaîtrait avec lui ». Le mal était sans doute trop profond, et l'abolition de l'esclavage en 1848 n'a pas mis complètement fin aux mille et une formes d'humiliation des femmes, de toutes les femmes, dans cette société esclavagiste plus encore que c o l o n i a l e

L'ÉTERNEL MASCULIN

Ces multiples expériences avaient laissé bien des traces dans la mémoire et la sensibilité des Français. La conquête du nouvel empire au XIX siècle semble les ressusciter au moins en partie. Dans le domaine de l'érotisme, notam- ment, les œuvres romanesques publiées sous la Troisième République offrent un champ d'investigation quasi inépui- s a b l e 2 6 F a c e a u x p a r t e n a i r e s e x o t i q u e s , s e d é c h a î n e u n e

s o r t e d ' é t e r n e l m a s c u l i n : l a f e m m e c ' e s t s u r t o u t l a f e m e l l e

v u e c o m m e s o u r c e d e p l a i s i r e t s o u r c e d e s o u f f r a n c e .

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F e m m e s o u f e m e l l e s ?

I l f a u t s o u l i g n e r q u e l e f a i t c o l o n i a l , q u i c o m m a n d e t o u t

l e r a p p o r t h o m m e o c c i d e n t a l - f e m m e i n d i g è n e , n ' e s t j a m a i s

c o n s i d é r é d a n s l e s r o m a n s : l a r e l a t i o n c o l o n i s a t e u r - c o l o n i -

s é e , d o m i n a n t - d o m i n é e , e s t i g n o r é e p u r e m e n t e t s i m p l e -

m e n t p a r l e s a u t e u r s . L a f e m m e i n d i g è n e , l o r s q u ' e l l e

a c c e p t e u n p a r t e n a i r e o c c i d e n t a l , e s t s u p p o s é e c é d e r o u

c o n s e n t i r p a r a m o u r , o u p a r v i c e , o u p a r v é n a l i t é . E n

r é a l i t é , d a n s l a p l u p a r t d e s c a s , e l l e n ' a g u è r e l e c h o i x , m a i s

l e s c o n t r a i n t e s q u ' e l l e s u b i t s o n t l a i s s é e s d a n s l ' o m b r e e t l e

r a p p o r t d e s f o r c e s n ' e n t r e p a s e n l i g n e d e c o m p t e . U n e

a u t r e c o n v e n t i o n c a r a c t é r i s t i q u e d e s r o m a n s c o l o n i a u x ,

c ' e s t q u e l ' e x o t i s m e y m a s q u e l a d i v e r s i t é d e s c u l t u r e s .

L ' i d y l l e e n t r e l e j e u n e v o y a g e u r e t c e l l e q u ' i l a s é d u i t e

o c c u l t e l ' e n v i r o n n e m e n t s o c i a l e t l a p e r s o n n a l i t é p r o f o n d e

d e l a j e u n e f e m m e . L e s a u t e u r s a c c u m u l e n t , b i e n e n t e n d u ,

l e s t o u c h e s d e c o u l e u r l o c a l e : l e c a d r e m a t é r i e l , l e s o b j e t s

e n v i r o n n a n t s , l e s d é t a i l s d u c o s t u m e d o n n e n t u n « e f f e t d e

r é e l » , e t p e r m e t t e n t d e m o n t r e r q u e l ' o n e s t a u T o n k i n o u à

T u n i s . M a i s , à c ô t é d e c e s n o t a t i o n s s u p e r f i c i e l l e s , t o u t e s l e s

h é r o ï n e s , t o u t e s l e s « p e t i t e s é p o u s e s » s e r e s s e m b l e n t .

C h a c u n e n ' e s t q u ' u n o b j e t , s o u v e n t c h a r m a n t , p a r f o i s

c u r i e u x e t d é c o n c e r t a n t , j a m a i s d i g n e d ' u n e a t t e n t i o n s u i v i e

q u i p e r m e t t r a i t , a u - d e l à d ' e l l e , u n e a p p r o c h e d e l a c o m m u -

n a u t é d o n t e l l e e s t i s s u e . A u c u n e r é f l e x i o n s é r i e u s e n ' e s t

c o n d u i t e s u r c e q u e s i g n i f i e p o u r e l l e , d a n s s o n m i l i e u , l e

f a i t d e v i v r e a v e c u n h o m m e d ' u n e a u t r e r a c e , e t q u e l l e s

c o n s é q u e n c e s p o u r r o n t s ' e n s u i v r e . M ê m e s i l e h é r o s

é p r o u v e p o u r s a c o m p a g n e u n s e n t i m e n t s i n c è r e , l a d i s -

t a n c e e n t r e e u x r e s t e i n f r a n c h i s s a b l e ; p e r s o n n e a p p a r e m -

m e n t n e d é s i r e l a f r a n c h i r .

I l f a u t d i r e q u ' i c i l e m a c h i s m e o r d i n a i r e s e d o u b l e d e

r a c i s m e . L a l i t t é r a t u r e c o l o n i a l e s ' é p a n o u i t a u m o m e n t o ù

l a s u p é r i o r i t é d e l a r a c e b l a n c h e f a i t l ' o b j e t d e d é m o n s t r a -

t i o n s p s e u d o - s c i e n t i f i q u e s . L e s t h è m e s d e G o b i n e a u s u r

L ' I n é g a l i t é d e s r a c e s h u m a i n e s ( 1 8 5 3 - 1 8 5 5 ) t r o u v e n t d e s

p a r t i s a n s d e p l u s e n p l u s n o m b r e u x . L ' œ u v r e s c i e n t i f i q u e d e

D a r w i n , s u r L ' O r i g i n e d e s e s p è c e s ( 1 8 5 9 ) e t s u r l a s é l e c t i o n

n a t u r e l l e e s t t o u r n é e a u p r o f i t d u r a c i s m e p a r d i v e r s

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c o m m e n t a t e u r s . E l l e e s t t r a d u i t e e n f r a n ç a i s p a r C l é m e n c e

R o y e r e t s e d i f f u s e d u r a n t l e s a n n é e s 1 8 6 0 . A p a r t i r d e s

p r i n c i p e s d a r w i n i e n s , C l é m e n c e R o y e r e l l e - m ê m e c o n s t r u i t

u n e s a v a n t e h i é r a r c h i e d e s p e u p l e s o ù l e l i e n e n t r e l a

s c i e n c e e t l e s t h é o r i e s r a c i s t e s d e v i e n t é v i d e n t ( D u g r o u p e -

m e n t d e s p e u p l e s e t d e l ' h é g é m o n i e u n i v e r s e l l e , 1 8 7 7 ) . L e

s u c c è s d e c e s t h é o r i e s s ' e x p r i m e à t r a v e r s u n e t r e n t a i n e

d ' o u v r a g e s p u b l i é s d e 1 8 8 9 à 1 8 9 3 p a r l a S o c i é t é d ' A n t h r o -

p o s o c i o l o g i e . S i l ' h o m m e d e s c e n d d u s i n g e , l e s f e m m e s

d ' A f r i q u e o u d ' A s i e p e u v e n t b i e n a p p a r t e n i r à d e s e s p è c e s

i n t e r m é d i a i r e s e n t r e l a g u e n o n e t l a l a d y . L ' a d j e c t i f « s i m i e s -

q u e » r e v i e n t f r é q u e m m e n t p o u r l e s q u a l i f i e r : « P e t i t e â m e

d e s i n g e e n u n c o r p s d e r e p t i l e » , r i m a i l l e l e p o è t e A . D r o i n

p o u r é v o q u e r u n e j e u n e A n n a m i t e ( L a J o n q u e v i c t o r i e u s e ,

1 9 0 6 ) . L o t i , d é c r i v a n t u n e A f r i c a i n e o c c i d e n t a l i s é e , l a v o i t

c o m m e « u n c o m p r o m i s p i q u a n t e n t r e l a m i s s e x o t i q u e e t l a

g u e n o n » ( U n j e u n e o f f i c i e r p a u v r e , 1 9 2 3 ) . M ê m e i d é e d a n s

S c h m â m ' h a d e G u y d e T e r a m o n d ( 1 9 0 0 ) : « S c h m â m ' h a

é t a i t u n e â m e s i m p l e , e t R o g e r l ' a v a i t t r è s j u s t e m e n t d é f i -

n i e : u n e p e t i t e b ê t e d e l u x e . R i e n d e p l u s . U n j o l i s i n g e a u x

y e u x c a r e s s a n t s . »

L e u r b e a u t é m ê m e t i e n t s u r t o u t à l ' e x o t i s m e d e l e u r

c o s t u m e . L o r s q u ' e l l e s e s s a i e n t d e s ' h a b i l l e r à l ' e u r o p é e n n e ,

e l l e s p e r d e n t t o u t a t t r a i t . L e h é r o s d e S c h m â m ' h a s ' e s t é p r i s

d ' u n e j e u n e j u i v e d e C o n s t a n t i n e . U n j o u r e l l e v i e n t l e

r e j o i n d r e v ê t u e d ' u n e « h i d e u s e » r o b e e u r o p é e n n e . « S o u s

c e d é g u i s e m e n t , e l l e a v a i t u n a i r p i t o y a b l e e t g r o t e s q u e , à l a

f o i s , d e p a u v r e o u d e c h i e n l i t . J e c h e r c h a i s e n v a i n d a n s

c e t t e l a v e u s e d e v a i s s e l l e e n d i m a n c h é e , g r o s s i è r e e t r u s t a u -

d e , l e p r o f i l f i n , l ' a l l u r e s v e l t e e t c a m b r é e , l e c a c h e t d e

v o l u p t é é t r a n g e q u i m ' a v a i e n t a t t i r é e t s é d u i t [ . . . ] . » S ' h a b i l -

l e r à l ' e u r o p é e n n e , c ' e s t e n c o r e u n e s i n g e r i e !

M a i s l e s m é t a p h o r e s a n i m a l e s n e s ' a r r ê t e n t p a s l à . L e s

A f r i c a i n e s , l e s A s i a t i q u e s s o n t p r é s e n t é e s c o m m e e x c e s s i v e -

m e n t f u t i l e s , o u a u c o n t r a i r e c o m m e m u e t t e s , s i l e n c i e u s e s ,

i m p é n é t r a b l e s , e t c e s c a r a c t é r i s t i q u e s s o n t i n t e r p r é t é e s

c o m m e d e s s i g n e s d ' i n f é r i o r i t é , d ' a n i m a l i t é . L e v o c a b u l a i r e

q u i l e u r e s t a p p l i q u é l e s d é s h u m a n i s e . O n n e p e u t p a s l e s

a i m e r c o m m e d e s ê t r e s h u m a i n s . L e d o c t e u r P a u l V i g n é

d ' O c t o n é c r i t d o c t e m e n t : « D a n s l e s r e l a t i o n s a v e c l a

f e m m e n o i r e q u e l e c l i m a t , l ' i s o l e m e n t , t o u t e u n e e x i s t e n c e

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L'histoire de la colonisation a superbement ignoré le deuxième sexe, et la littérature coloniale ne l'a guère évoqué qu'à travers des fantasmes éroti- ques. Les auteurs, historiennes, partent à la recherche de ce monde féminin dédaigné. A partir de sources multiples, d'enquêtes rigoureuses, de témoi- gnages individuels, elles évoquent à la fois les colonisatrices et les coloni- sées. L'empire était immense ! Tout en suggérant sa diversité, elles prennent un grand nombre d'exemples en Afrique. Le livre raconte la vie de nombreuses figures féminines de grand relief, de l'exploratrice à la séductrice, de la bagnarde à l'apôtre. On découvre outre-mer des personnalités de premier plan, mais aussi des dévouements obscurs, et des formes nouvelles de souffrance. Au-delà de la "petite his- toire" — c'est ainsi que l'on a trop longtemps perçu l'histoire des femmes — on voit émerger les plus graves problèmes de la colonisation : en matière de santé et d'éducation, le colonisateur ne pouvait rien sans la participation des femmes ; et il a trop souvent sous-estimé le rôle de ces "productrices- reproductrices" qui sont la base même de l'économie agricole, au moins en Afrique noire. En dépit d'une vive sympathie pour toutes ces oubliées, le ton de l'ouvrage est à peine féministe. Quant aux querelles partisanes (colonialisme- anticolonialisme), elles sont ici dépassées. Non que les auteurs veuillent nier les antagonismes ; mais, placées du côté féminin, elles peuvent poser d'autres questions. Y a-t-il eu rencontre entre les colonisatrices et les coloni- sées ? Si oui, où et comment ? Avec quelles conséquences pour les unes et pour les autres ? Ce livre est aussi une réflexion sur les rapports qui s'établissent entre femmes, entre hommes et femmes, quand se heurtent plusieurs cultures, plusieurs civilisations. Trente-deux pages d'illustrations hors-texte évoquent l'érotisme et la vie de famille, les têtes couronnées et les esclaves, les missionnaires et les « petites épouses ». Elles montrent à quel point l'art, la littérature, le cinéma, la publi- cité ont subi la fascination des colonies.

Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier, historiennes, enseignent toutes deux à l'Université de Provence.

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