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La Ligne du métis roman Laurent Dubé SEPTENTRION Extrait de la publication

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La Ligne du métisroman

Laurent Dubé

S E P T E N T R I O NExtrait de la publication

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la ligne du métis

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Laurent Dubé

la ligne du métisRoman

septentrion

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Les éditions du Septentrion remercient le Conseil des Arts du Canada et laSociété de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC)pour le soutien accordé à leur programme d’édition, ainsi que le gou-vernement du Québec pour son Programme de crédit d’impôt pour l’éditionde livres. Nous reconnaissons également l’aide financière du gouvernementdu Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement del’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.

Image de la couverture : Chili terre des extrêmes, de Katia et Alain Mahuzier,publié par Expéditions cinématographiques Mahuzier, sans date. Photosprises par les auteurs. Volcan Villarrica.

Révision : Solange Deschênes

Mise en pages et couverture : Folio Infographie

Si vous désirez être tenu au courant des publicationsdes ÉDITIONS DU SEPTENTRION

vous pouvez nous écrire au1300, av. Maguire, Sillery (Québec) G1T 1Z3

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© Les éditions du Septentrion Diffusion au Canada :1300, av. Maguire Diffusion DimediaSillery (Québec) 539, boul. LebeauG1T 1Z3 Saint-Laurent (Québec)

H4N 1S2

Dépôt légal – 1er trimestre 2004 Ventes en Europe :Bibliothèque nationale du Québec Distribution du Nouveau MondeISBN 2-89448-372-4 30, rue Gay-Lussac

75005 Paris France

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Je n’ai ni chien ni chat. Quand Juanita Antúnez a décidé, sur un coup de tête, de me laisser l’appart àmoi tout seul, j’ai vite couru à l’animalerie El GranCazador (Le Grand Chasseur) afin de me choisir uneperruche, question de ne pas m’abîmer dans le silenceet la solitude. Mais, comme je lui parlais très peu,l’oiseau s’est retranché dans sa cage et s’est séparé de lavie petit à petit. Un soir, j’ai découvert Cotorrera (c’estun sobriquet colonial, car la manière dont mes ancêtresles Araucans désignaient les perruches s’est perdue avecle temps) à vrai dire déshydratée, muette et complète-ment désintéressée.

Tous mes jours se ressemblent le long du Río SanJuan. Le matin, après la douche et les céréales auxfruits, je passe une cravate autour de mon cou etj’entreprends ma course folle dans le trafic. Parvenu àla haute tour de béton, je monte au vingtième étage et,dans mon alvéole vitrée, je m’installe confortablementdans un fauteuil.

Là, je prends les mots que j’ai entendus durantl’enfance, je prends ceux que j’ai appris à écrire à lapetite école et tous ceux dont j’ai, plus tard, saisi levéritable sens à l’université de la capitale. Je mélangesoigneusement le tout. Ensuite (technique et méthodeobligent), je classe ces mots par genres, par catégories,

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par couleurs, par poids, par densité, par valeur écono-mique et par sécurité publique ; placés les uns en facedes autres en rangs de bataille, les mots subissent laterrible épreuve de la raison ; je pèse le pour et lecontre, je consulte la balance des probabilités, j’appré-cie les risques, je m’assure que mes mots ne seront pasdéplacés, déformés, arrachés, transformés.

Qui accepterait la trahison de ses mots ? Voilà pour-quoi je les aligne en ayant soin de choisir ceux quisemblent convenir à la grille qu’on m’a imposée, auxcritères dont on m’a démontré l’infaillibilité. Le tami-sage une fois complété et les mots inutiles mis de côté(ceux qui jurent dans le décor ou encore ceux qui affo-leraient les bien-pensants) ; une fois caviardés les motstrop folkloriques (foi, espérance, charité) et ceux qu’ilfaut absolument taire parce qu’ils ne font pas sérieux(liberté, soif, passion), je griffonne une phrase, quel-ques lignes, au mieux quelques paragraphes. Ensuite,je me relis, je me corrige, j’efface, je répète devant monmiroir, je recommence jusqu’à ce que j’aie le sentimentque le produit fini satisfera aux balises du politicallycorrect et qu’il ne créera pas de vague. Mieux vaut nepas marcher sur le gros orteil des minorités visibles,sensibles, car on est d’autant plus efficace qu’on n’estpas contesté.

Bon an, mal an, désincarnés et froids, marinés envue de la conservation, mes mots soigneusementcalibrés s’enfoncent fatalement (après usage) dans leprofond sommeil des archives. En fait, ce sont des motsclés dont s’est habilement dotée notre société pourpouvoir aller comme sur des roulettes. Tous les rouagesde l’administration, toutes les courroies de transmissiondes diverses commandes obéissent à des préalables, desrecettes, des formules, des combinaisons initiatiquesque détiennent de petits groupes d’élus. Par consé-quent, chacun doit docilement œuvrer à l’intérieur des

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mots connus et dont la signification a été solidementéprouvée. Aucune place pour l’imagination. Aucuneplace pour la création.

La société a choisi ses propres mots comme onchoisirait sa propre camisole de force. Elle en a régléles rapports et les accords ; elle a eu le dernier mot àdire sur la matière et la forme des mots, elle en a déter-miné les jalons de l’analyse, elle a fixé la grammaire.Veut-on quitter les rails des mots ? C’est le vertige,l’égarement. Alors survient le danger des mots malappris ou mal assimilés, c’est ce qu’on appelle le piègedes mots.

Chacun a le souvenir de quelques mots mal ficelés,négligemment emballés qui glissent, qui s’évadent dupropos, qui s’envolent avant qu’on n’ait eu le temps deles rattraper ; chacun connaît une anecdote au sujetd’un mot qui manquait d’appui, de fermeté et que lapremière bourrasque a fauché, terrassé. Ce sont pourmoi de terribles leçons. Voilà pourquoi je suis disci-pliné, voilà pourquoi je me surveille : j’obéis aux règles.Je marche en posant toujours le pied dans le mot d’unautre, dans la phrase d’un autre, dans l’idée d’un autre.La meilleure façon de ne pas me mettre les pieds dansles plats. C’est terne mais c’est du solide, du bétonarmé, de la structure métallique.

Mon boulot me comble-t-il ? D’une certaine aisancematérielle, oui. D’une certaine satisfaction élitaire, jecrains aussi que oui. « Regardez, c’est lui qui s’enfermedans l’alvéole vitrée, au vingtième étage de la tour…C’est lui qui applique les mots !» De telles remarques,entendues dans le parc ou à la sortie du cinéma, font,je le concède, un petit velours. Cependant, cela ne mesatisfait pas. Je vous dirai que, la plupart du temps, jesens au plus profond de moi-même une sorte demalaise qui me fait chercher ailleurs les charmes duplaisir existentiel.

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Voilà pourquoi, le soir, je m’empresse de dénouerla cravate qui m’étrangle : j’enfile mes vieux jeansdélavés et un tee-shirt et je me déguise en fureteur. Jefouille partout en quête d’élixir, à la rechercher del’étincelle qui me fera exploser du bonheur de vivre.Mon plus ardent désir serait de transformer quelquesverbes, quelques substantifs, quelques adjectifs quipourraient modifier l’idée qu’on se fait de mon pays,de mon peuple, de mon histoire. Je voudrais qu’écla-tent des particules de liberté, que se rallume la lanternede la fierté. Ah ! je n’ai pas une âme de conquérant : jecherche simplement à poser ma modeste brique àl’édifice des mots.

Alors, le soir, je fouille dans les mots que la sociétémet de côté. Est-ce par négligence ou par prudenceque la société se départit de certains mots ? Je n’ai pasencore trouvé la réponse. Mais je m’amuse beaucoup.Je prends un plaisir fou à tourner, retourner les qua-lificatifs, les verbes irréguliers, les locutions verbales, lesconjonctions, les adverbes. Je cherche l’envers des mots,leur contraire, leur face cachée. Car, sans les antimots,les mots n’auraient aucune raison d’être, les antimotsétant le support des mots au même titre que les êtres etles choses sont le support, la justification de la lumièreet des couleurs. Donc je soulève les mots, je regardedessous, j’époussette, je nettoie, j’accole un mot à unautre mot et j’examine le résultat, j’enlève quelquesaccents, j’ajoute un s par ci un x, par là. Je suis à larecherche du vrai sens des mots, des mots à l’état pur,sans fard ni perruque, ce qu’on ne peut trouver qu’àl’envers des mots.

Peut-on vraiment sentir les bienfaits de la paix si onignore les atrocités et les inutiles horreurs de la guerre ?L’ennui n’existe pas si on n’a pas la moindre idée del’amour. Et l’effervescence du printemps ne nous eni-vrerait pas si elle ne marquait pas la fin de la léthargie

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hivernale. Ainsi, on ne parviendrait pas à jauger lafutilité et la vanité de l’efficacité, de la rentabilité et del’immédiateté si on ne connaissait pas les opéras deMozart et les cantates de Bach, si on n’avait pas entenduparler de Machu Picchu, de la Grande Muraille deChine ou de Mont-Saint-Michel : sans ces majestueuxrepères, la vacuité du clinquant et de l’apparence necrèverait pas les yeux.

C’est donc essentiel : il faut découvrir ce quecachent les mots, les mots des autres, les mots toutcourt. Savoir libérer les mots de leur enveloppe. À vraidire, ma vie se déroule dans cette énorme tour debéton : le jour, je gravis les étages, je travaille en haut,dans mon alvéole sécuritaire à épingler de vieux motssur les murs ; la nuit, je m’enfonce dans les sous-solsafin de découvrir les mots nouveaux qui s’y cachent. Jedescends, je m’enfonce encore plus profondément. Jerencontre d’anciennes fondations, des tuyaux d’égouts,des conduites d’eau et de gaz ; des couches de glaise,du remplissage de matériaux pollués, des ossements,des carcasses d’autos, des débris du progrès et de l’essoréconomique. Des petits bureaux, des salles de confé-rence, des fumoirs, des cafétérias, des grands bureaux,des écrans, des projecteurs pour agrandir les petitesidées des grands directeurs et pour réduire les grandsprojets des petits administrateurs.

Donc dès dix-huit heures, quand les fonctionnairespressés désertent les bureaux, je saute dans l’ascenseuret je m’engouffre dans le ministère des antimots. Jeparcours les vingt étages construits sous le rez-de-chaussée. Aucune poubelle n’échappe à masurveillance, aucun panier sous les pupitres ; j’inspecteles cubicules, les salles, les antichambres et leursplacards, les cabinets de direction et de sous-direction.Me méfiant des cachottiers, je m’attarde derrière lesportes, sous les chaises, les patères, les cendriers, les

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pots à eau et les vases à fleurs. Je soulève les moquettes,les tasses à café ; je remue les documents, les chemises,les vieux journaux. Rien n’est laissé au hasard. Je metsle nez partout où il y a de l’air, en quête des antimotsqui forment les antiphrases. Je me dis qu’en découvrantles antimots peut-être comprendrai-je mieux les motsqui bourdonnent tout le jour dans la partie supérieurede la tour de béton.

Parfois, je prends l’escalier. D’autres fois, c’est l’as-censeur, plus rapide, moins essoufflant. Mais, quel quesoit le moyen employé, je me sens toujours terriblementseul sur les étages de l’anti-édifice. Car on n’y trouvepersonne, sauf soi-même et les mots qui traînent.

!

L’autre nuit, comme ça, sur la moquette grise du dix-neuvième sous-sol, je trouve un billet, juste entrel’ascenseur et la cage d’escalier. Sans doute un billetperdu par son destinataire : Rappeler la direction. Cesmots me font sourire, car je reçois ce genre de comman-dements à longueur de journée. Heureusement, pourune fois, ils ne me sont pas destinés. Je ne suis donc pasle seul à servir de pâte à défoulement à quelque petitchef de bureau imbu de pouvoir, à quelque moyen chefde secteur, à quelque gros chef de département quiaspire à la haute direction de la tour.

J’ai beau le lire et le relire, le tourner à l’envers etle retourner à l’endroit, le billet ne comporte pas lenom de la personne à qui il s’adresse. Alors, sur lepupitre de qui le déposer, sur le fauteuil de qui ? Je lefourre dans ma poche de chemise, hésitant à le jeter àla poubelle. De mots qu’il était sur le parquet, le mys-térieux billet s’est subitement transformé en antimots(l’antimot étant le questionnement, le doute, le négatifdes mots, le substrat de la science et de la conscience).

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À qui la direction veut-elle parler ? Serait-ce par hasardau responsable de la banque des mots, au chef deslignes et des paragraphes, au gardien des points et desvirgules ? Ou bien peut-être à l’assistante, à la mes-sagère, à la sténo ? Voilà de quoi alimenter une pro-fonde réflexion et troubler ma course à travers lesnombreux sous-sols de la tour de béton.

Au vingtième sous-sol, l’ascenseur s’arrête. Faitinusité, car je suis généralement tout seul, le soir, àm’affairer dans cet édifice à l’envers, à fureter danscette anti-tour dont les numéros rapetissent à mesureque l’on monte. Un fonctionnaire rat de cale fait routeavec moi pendant quelques secondes, des feuilles noir-cies de mots sous le bras, tout essoufflé (ce qui est unfait encore plus inusité chez un brave fonctionnaire). Ilmonte au quatorzième. À ma grande joie, j’apprendsqu’il ramasse des mots, lui aussi. Je ne suis donc pastout seul. Il me dit la même chose. Il est heureux derencontrer un collègue de la collecte des mots. C’estvrai que c’est rare. Nous bafouillons chacun notre tour.En sortant, je ne sais plus si je dois lui dire bonjour oubonsoir, tellement rien ne nous rattache à la réalitédans ce réduit souterrain.

Je fais ensuite une halte au huitième. La tranquillitéest apaisante. J’entends dégoutter l’eau derrière laparoi : sans doute une source solitaire dérangée par laprésence envahissante de ma tour (qui s’est imposéesans lui demander la permission), ou encore la nappephréatique qui ne parvient plus à s’étendre à sa guiseparmi les couches de grès ou de granit. Ce chant cris-tallin me rappelle le ruisseau de mon enfance, où mongrand-père Pablo Bombal m’enseignait la pêche, lespremiers mots de la montagne et les secrets de la valléedu Río San Juan.

Le sixième renferme la centrale énergétique. Toutce qui s’appelle jouets d’adultes est concentré sur cet

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étage : électricité, téléphone, plomberie, chauffage, cli-matisation, écoute électronique, caméras cachées,armes secrètes, laboratoire bactériologique. Quellechance que d’y mettre le nez sans être épié, que d’exa-miner les valves, les commandes, que de lire les codes,les combinaisons secrètes, les baromètres et les ther-momètres ; quelle joie que de pouvoir consulter lestableaux, les écrans, les schémas, les paramètres, lesorganigrammes, les données, les courbes, les indices etles tendances ! Je ne sais pas ce qui me retient. Couperle courant, brouiller les écrans, touiller les archives ?Expédier de faux messages, introduire des virus, inver-ser les cotes boursières et les taux d’intérêt ?

Je me sens comme un adolescent rebelle. J’ai uneidée folle : faire sauter la boîte, placer les sous-sols horsterre et précipiter dans les entrailles de la planète bleuetous les étages supérieurs de la tour de béton. C’estcomme exposer les poètes sur la place publique etexpédier les comptables.

Soyons sérieux, mon idée géniale ne donnerait riende durable, car les poètes sont toujours dans l’ombre etles comptables reviennent immanquablement du côtéde la clarté. Essayez de faire tenir un diamant à la sur-face de l’eau et vous verrez ce qui arrive ; répétezensuite l’expérience avec une baudruche… L’ascenseurs’arrête au troisième sous-sol. Les bruits de la rue sontdéjà perceptibles, on entend le nasillement des klaxonset le crissement des pneus. Une ambulance, une voiturede patrouille qui s’énerve. Est-ce un mort, un blessé,un voleur ?

Au premier sous-sol, déjà des notes de musique.Une station à la mode. Cela provient du casse-croûtedu rez-de-chaussée. Je grimpe les quinze marches enserrant contre moi ma serviette bondée de mots égaréset d’antimots. J’en ai glané à tous les étages de l’anti-tour. Ils sont là, pêle-mêle sous mon bras, comme si

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j’entrais du marché avec mon sac de provisions. Ai-jeramassé tous les mots et tous les antimots dont j’aibesoin ? Comment savoir, quand il manque un nom, unqualificatif qu’on ne connaît pas !

Amalia s’affaire derrière le comptoir. Elle place desgalettes d’avoine sous la cloche de verre. Je suis sûrqu’elle se sent regardée. Elle me demande :

— Tu veux un café ?Je ne suis pas un inconnu pour elle. Voilà des nuits,

des semaines, des mois qu’elle m’aperçoit, toujours à lamême heure, comme le train ou l’autocar. Mes habi-tudes et mes goûts n’ont plus de secrets pour elle. Jedois avouer que c’est un peu réciproque. Elle aime lesmaillots et les jupes qui laissent voir ses genoux ; elleadore les chignons qui mettent en valeur son cou longet fin ; ses parfums ont quelque chose qui rappelle lesmois d’été, la brise nocturne et les fleurs de la prairie.Ce n’est pas que je m’intéresse à elle, mais, en cons-ciencieux cueilleur de mots imprévus et d’émotionssoudaines, je ne peux me priver de l’examiner.

Je prends place au comptoir, sur un tabouret, pourla voir de plus près. Quand elle étire son bras poursaisir un verre ou une tasse et qu’elle tient son corpssur la pointe du pied droit, je m’arrête de respirer.Une vraie sculpture grecque. Je la regarde sans melasser. Je suis seul avec Amalia. Ou presque, si ce n’étaitde cette fille au chemisier fleuri toujours en traind’écrire, sur la table, là-bas, au fond du casse-croûte.Elle écrit à sa mère, à sa sœur, à son amant ? Mêmesi je ne m’intéresse pas à Amalia, je vous avouerai qu’ily a des personnes plus agréables que d’autres.J’ajouterai aussi qu’Amalia est toujours de bonnehumeur, même quand dehors la température est mau-ssade (comme ce soir, par exemple). Même à minuit,quand sa paupière commence à s’abaisser et que sonchignon menace de se défaire. Cela lui donne même

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un petit quelque chose d’excitant, de pas laid du tout.Parole d’expert.

— Tu m’as l’air perdu dans les nues ! Veux-tu uncafé ?

— Il me reste quelques étages encore à parcouriravant d’aller dormir… Un bon café ne fera pas de tort.

— Pas de sucre, et du deux pour cent ! fait Amalia.— On ne peut rien te cacher, que je lui réponds.

Avec une galette, s’il te plaît : j’ai un petit creux... As-tueu beaucoup de monde ce soir ?

— Tranquille : pas de comités, pas de réunions, pasde conférences ! Seulement une poignée de fonction-naires retardataires. La plupart des employés de la tourvont souper au resto ou encore à la maison. Je ne mesuis pas mise riche ce soir ; la fille de jour est pluschanceuse que moi.

!

Amalia a une fillette de douze ans qu’elle fait garder lessoirs où elle travaille. Avec l’augmentation des coûts,ses pourboires suffisent à peine à payer le gardiennage.Elle m’a raconté que le père a foutu le camp en luilaissant la petite sur les bras, sans adresse et sans pen-sion alimentaire. Un beau marin portugais rencontréquand elle était serveuse au bar El Gitano, qui a reprisla mer… Un joli salaud ! Mais elle évite le sujet. Ellepréfère s’occuper de son enfant plutôt que de revenirinutilement sur cet homme. D’ailleurs, elle a fait ungros X dessus.

J’achève mon café et je suis sur le point de partir.— Tiens ! qu’elle me dit en tirant un bout de papier

de sa poche de tablier, j’ai ramassé des mots queles clients et les clientes ont laissé traîner sur les tables.Tu pourras les mettre avec les tiens ; comme ça, ça enfera plus. Si tu ne les aimes pas, tu n’auras qu’à les jeter.

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Je plie soigneusement la feuille de papier sans laconsulter : à l’appart, tantôt, je classerai le tout. La listed’Amalia prend place dans ma serviette à travers lesmots et les antimots que j’ai moi-même récoltés dansma tournée des anti-étages. J’ai souvent noté que lesfemmes voyaient les mots différemment des hommes ;j’imagine donc que le mélange de nos mots ne pourraêtre qu’heureux, grâce à leur complémentariténaturelle.

— Je crois que ce sont des antimots, me précise-t-elle, déjà rompue à mon vocabulaire technique.

Alors là, la curiosité m’emporte. Je reprends lepapier et je lis les mots et les antimots que les fonc-tionnaires de la tour de béton ont laissé tomber, sansdoute sans s’en rendre compte : maladie, famine, vitesse,tolérance, tristesse… Comme par hasard, ce sont tous desantimots féminins, mais pas ceux que je cherche. Je lesremets donc dans ma serviette en en prenant bien soin,car tous les antimots sont précieux. Un jour, tous lesantimots retrouveront leurs mots, s’y associeront, endeviendront inséparables.

Parfois, l’air de rien, un mot peut sans avertissementprendre la forme d’un antimot, et réciproquement.Printemps, par exemple. Connaissez-vous un mot plusentraînant ? Mais perdez un être cher au temps des jon-quilles : le mot printemps deviendra spontanément unantimot de peine. Autre exemple, hôpital. Voilà un motterrible. Car qui aime la maladie, la souffrance, la mort ?Mais si c’est lors d’une visite à l’hôpital que vous ren-contrez la flamme de votre vie, dès lors le sanatoriumse transformera dans votre imagination en un édenmerveilleux.

— Merci pour tes mots, Amalia. Arrimés aux miens,j’en ferai des phrases et des paragraphes magnifiques.Ensemble, qui sait, ils constitueront peut-être desantipages. Ne me prends pas au sérieux. Sérieux est un

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mot dangereux. Excuse-moi, il faut que j’aille terminermes recherches.

Je m’engouffre à nouveau dans les ténèbres afin depoursuivre mon insatiable quête. Cette fois, je ferai lesétages à numéro impair et je ne m’intéresserai qu’auxantimots. Les fonctionnaires jettent plus d’antimots quede mots, on dirait qu’ils ont peur des antimots. Oualors ils ne savent pas les reconnaître. Ah ! si les fonc-tionnaires étaient conscients de leur pouvoir. C’est peut-être mieux ainsi.

Au septième étage de l’anti-édifice, je descends del’ascenseur pour m’engager dans un long corridor quisemble pénétrer dans les entrailles de la terre. Desbruits sourds parviennent à mes oreilles : ce sont delointains volcans au travail, en train de forger des armesépouvantables capables de désunir d’un seul traitl’espace et le temps. Une sorte d’anti-big-bang. À l’autreextrémité du passage, une porte s’ouvre. Je suis assaillipar une intense luminosité. Des livres partout, desfeuilles éparses, des mots en pots et en boîtes. On diraitdes dictionnaires.

Je me dis que je vais enfin trouver l’antimot que jecherche depuis vingt ans, depuis trente ans. Il est peut-être caché dans un panier, un tiroir ou sous un amas demots qui ne servent plus et qu’on croit à jamais inutiles.Car, un jour, je mettrai la main sur l’antimot du mot,sur la réponse à la langueur, au mal de vivre. L’évidenceéclatera comme le soleil de midi sur le ventre du RíoSan Juan, le sens et l’antisens ne feront qu’un et jailli-ront, triomphants, comme la vivifiante sève sousl’écorce de l’arbre. Le mot desserrera ses griffes, laisseratomber les lettres qui en brouillaient le sens, découvrirala clef de ses énigmes. Alors je saisirai son antimot, jel’inscrirai sur mon front, je le placarderai sur la portede l’appart, je l’accrocherai aux murs de la ville pourque tous l’apprennent par cœur.

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Le neuvième étage de l’anti-tour. Il est passé minuitet je travaille à huit heures. Ma quête continue.Quinzième. Dix-neuvième. Des antonymes, des contre-sens, des palindromes que les fonctionnaires ontéparpillés çà et là sur les bureaux, les chaises, lesclasseurs ; sur les écrans des ordinateurs, les tableaux, lesbabillards. À vrai dire, je ne trouve rien qui en vaille lapeine, mais je remplis mes poches, car on ne sait jamais.

Je choisis de remonter l’anti-tour par l’escalier.Derrière un pupitre du treizième, j’aperçois la fille ducasse-croûte, celle qui écrit sans arrêt, la fille au che-misier fleuri et qui boit du café tous les soirs au casse-croûte d’Amalia.

— Je t’ai vu au comptoir tout à l’heure, me dit-elle.Tu es très élégant. Laisse-moi te regarder. Approche ici.

Ça fait des lunes qu’on m’a dit des choses pareilles.Pour être honnête, je ne m’en souviens pas. Je vis aujour le jour, le reste du temps je cherche des mots. J’ensuis venu à oublier mon corps. Mon corps n’existe plus.Le compliment soudain de la fille me ramène à la réa-lité des choses. Mon corps qui a de la mémoire seréveille. Mon corps se souvient de la volupté et descaresses. Mon corps est vivant. L’étage est désert, leplaisir me tend les bras. Libérés de nos vêtements, nousvoilà allongés tous les deux sur le tapis et nous faisantune flamboyante cour animale.

Je ne me suis pas laissé prier longtemps. Quand onn’a plus d’amoureuse, qu’on écrit des mots sérieux lejour et qu’on court après l’envers des mots la nuit, onen vient à grappiller toutes les bouffées d’air qui pas-sent, on cherche son rayon de lumière jusque dans lesmoindres interstices.

Le tapis est rugueux. Le matelas, très dur. Mais tantpis. Il fait nuit dehors et les anti-étages dorment d’unsommeil profond : le plaisir nous appartient. Elle criede jouissance, de sensualité. Les sueurs perlent sur son

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visage, sur ses seins, sur son ventre essoufflé. Soudain,je remarque qu’elle s’est endormie, son joli corps blancétendu entre le pupitre et la chaise.

J’ai dû crier moi aussi après avoir ahané dans moneffort de contentement. Je ne m’en souviens pas trèsbien. Tout ce que je sais avec certitude, c’est que j’aiune prune au front : certainement le classeur de métal,peu sympathique aux ébats amoureux. La fille auxécritures se repose et ses longues respirations cadencéesm’apaisent. J’ignore son nom. Qu’importe. C’est enamour que le nom est important, pas dans le plaisirbrut.

!

Adieu la fille sans nom. Je la laisse à ses tas de feuillesmanuscrites. Il reste treize étages à remonter et moncorps est épuisé : j’opte pour l’ascenseur qui me déposeen vingt-six secondes au rez-de-chaussée. Là, c’est lavraie nuit avec ses néons et ses milliers de lumières quibadigeonnent les rues et son vent sec qui bat les fenê-tres du casse-croûte.

Aucun client dans la salle. Amalia est assise à unetable et pleure. Cela me fait tout drôle, j’ai perdudepuis longtemps l’habitude de voir pleurer lesfemmes. Il y a donc encore des femmes en peine. Biensûr, j’ai vu pleurer ma mère Génoveva Reyes, ma femmeJuanita Antúnez, ma première blonde, ma deuxième,deux ou trois copines. Mais cela fait des années. J’avaispresque oublié que les femmes pleuraient de temps àautre.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé, Amalia ? Ça ne va pas ?Calme-toi, raconte, qu’est-ce qui se passe ? Quelqu’unte fait des problèmes ? Arrête, tu me fais mal, je ne veuxpas te voir pleurer.

Elle relève la tête et me dit :

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Extrait de la publication

composé en minion corps 11selon une maquette réalisée par josée lalancette

et achevé d’imprimer en mars 2004sur les presses de agmv-marquis

à cap-saint-ignace, québecpour le compte de denis vaugeois

éditeur à l’enseigne du septentrion

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