la normalisation dans le bâtiment et les travaux publics

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Page 1: La normalisation dans le bâtiment et les travaux publics
Page 2: La normalisation dans le bâtiment et les travaux publics

La normalisation dans le bâtiment

et les travaux publics

Jean-Claude Parriaud

Chaîne de montage des briques en plastique du jeu de construction Lego. Photo Lego, années 50.

Ci-contre .-photo Head of Department of Civil Engineering, University ofSurrey, Royaume-Uni.

Page 3: La normalisation dans le bâtiment et les travaux publics

L e bâtiment et les travaux publics constituent

un des secteurs les plus importants de

l'économie française, en même temps que

l'un des plus complexes, par le nombre et la

variété des acteurs : 3 0 0 0 0 entreprises de bâtiment et

5 6 0 0 entreprises de travaux publics de tailles extrêmement

diverses regroupant 1 6 0 0 0 0 0 emplois ; environ 2 0 0 0 0

sites de fabrication de produits, eux aussi de tailles très

diverses, correspondant à 2 5 0 0 0 0 emplois ; une ingénierie

nombreuse et diversifiée où l'on trouve les architectes, les

bureaux d'études, les ingénieurs-conseils, les géomètres,

etc. Diversité qui se retrouve dans les produits finaux de

cette industrie : bâtiments et ouvrages de toutes natures,

en milieu urbain comme en milieu rural, terrestres, ou

maritimes, issus de chantiers modestes - le plus souvent -

ou ambitieux, et parfois liés aux réalisations les plus

grandioses. La complexité tient aussi à l'imbrication des

acteurs qui sont plusieurs à intervenir sur chaque ouvrage,

faisant ainsi du BTP une activité où les interfaces tiennent

une place considérable. La commande publique, enfin, est

plus importante, principalement dans les travaux publics,

ce qui constitue un trait marquant.

En fait, le BTP est un monde avec ses particularités,

mais pas un monde à part, puisqu'il est pratiquement

omniprésent dans l'activité économique. Cette physiono­

mie de branche se retrouve dans tous les pays même si c'est

avec des variantes importantes dans la répartition des

tâches et l'organisation des interfaces, et il est évident

qu'elle impose un caractère spécifique très marqué à la

normalisation qui la concerne.

Le caractère originel de la norme est d'être le recueil

des spécifications auxquelles doit répondre un bien, établi

de façon consensuelle entre tous ceux qui interviennent

dans la production et l'utilisation de ce bien. Elle constitue

donc entre eux un langage commun qui permet les échan­

ges et, par là même, la spécialisation du travail. La norme

est ainsi un auxiliaire indispensable du développement

économique. Elle peut de ce fait conserver un caractère

volontaire. L'intérêt direct qu'y trouvent tous les agents

économiques concernés suffit à en généraliser l'emploi ; il

n'est nul besoin de la rendre obligatoire, ce qui aurait

l'inconvénient d'introduire des rigidités dans l'activité

économique et, notamment, de rendre plus difficile la

mise sur le marché de produits innovants. Il y a en France

un millier de normes Afnor qui concernent le BTP. De

nombreuses autres spécifications sont élaborées et diffu­

sées par des groupements professionnels ou des maîtres

d'ouvrage.

Lorsque le respect de certaines spécifications est

d'intérêt public, qu'il s'agisse de sécurité ou plus généra­

lement du respect du cadre légal dans lequel doivent

s'exercer les activités économiques, elles sont rendues

obligatoires par un règlement émanant des pouvoirs pu­

blics. Le règlement peut décrire ces spécifications ou

renvoyer à l'énoncé d'une norme si elle existe.

Pour le reste, les transactions concernant les biens

sont régies par des contrats. Ces contrats doivent respecter

les règlements, sauf intervention de procédures dérogatoi­

res prévues par les textes ; ils se réfèrent en outre aux

normes (ou à d'autres spécifications) par commodité.

Certains clients qui ont à passer une grande quantité

de marchés, et c'est évidemment le cas de l'État, utilisent

des recueils de prescriptions qui servent de cadre à l'élabo­

ration des marchés qui les concernent. Ce sont des textes

contractualisables. Entrent dans cette catégorie les C C T G

(Cahiers des clauses techniques générales) de l'État ou des

grands maîtres d'ouvrage comme EDF et SNCF ainsi que

les D T U (Documents techniques unifiés). Les uns et les

autres contiennent de nombreuses spécifications à carac­

tère normatif.

Il est bon de rappeler ces différences de nature entre

les textes, même si, ou plutôt justement parce que la réalité

est souvent trop nuancée pour que nous les percevions.

Ainsi, bien que la norme soit d'application volontaire, il

est souvent bien difficile de s'en écarter, soit parce qu'elle

est condition même d'existence d'un marché comme c'est

le cas dans les formats d'échanges d'informations, soit

tout simplement parce que la validité des contrats d'assu­

rance des concepteurs et constructeurs est liée à son

application. Et les normes dont un décret rend l'applica­

tion obligatoire dans tous les ouvrages publics ou privés en

France (article 12 du décret n° 84-74) prennent de ce fait

un caractère réglementaire. Nous constatons plus loin une

évolution similaire au plan européen.

A priori, les normes « de produit » ou « d'essai » qui

concernent les produits de construction ne se différencient

pas des autres normes industrielles. Et, cependant, ces

produits ont comme caractère spécifique le fait qu'ils n'ont

d'usage qu'incorporés à un ouvrage (on désignera par ce

terme indifféremment un ouvrage de génie civil ou un

bâtiment). Dire, comme on le fait couramment, que l'on

peut faire de mauvais ouvrages avec de bons produits,

signifie que toute normalisation des produits n'a de sens,

pour la qualité des ouvrages, qu'en fonction de la mise en

œuvre et que réciproquement toute norme de mise en

œuvre doit se référer aux qualités de produits ; qu'il y a par

conséquent de l'une à l'autre un cheminement itératif dans

l'élaboration. Cette particularité a conduit la Commission

des communautés européennes à émettre pour les produits

de construction une directive particulière (89-106) qui

prévoit notamment la rédaction de documents interpréta­

tifs pour relier la normalisation des produits à des exigen­

ces considérées comme essentielles et dont le respect ne

peut s'apprécier que sur les ouvrages. Les exigences essen­

tielles ainsi définies par la directive 8 9 - 1 0 6 sont au nombre

de six : résistance mécanique et stabilité, sécurité et incen­

die, hygiène et santé et environnement, sécurité d'utilisa­

tion, protection contre le bruit, économie d'énergie.

À l'inverse des produits, les ouvrages ne sont pas

fongibles. Etablis une fois pour toutes dans un site, ils ne

Page 4: La normalisation dans le bâtiment et les travaux publics

sont ni échangeables, ni aisément modifiables, ni raison­

nablement destructibles à court et moyen termes. Leur

sécurité, leur respect de l'environnement, leur loyauté vis-

à-vis de l'usager sont donc normalement objet de régle­

mentation de la part de l'Etat responsable de l'intérêt

public et protecteur des consommateurs.

Mais l'Etat est également un gros client et les mar­

chés publics de BTP sont régis, en outre, par de nombreux

textes contractualisables. Pour certains produits, des ho­

mologations d'Etat tiennent encore lieu de normes. Il en

résulte un ensemble volumineux de textes, les uns régle­

mentaires, les autres normatifs ou contractualisables, au

sein duquel il n'est pas aisé de discerner à première vue ce

qui est d'application obligatoire de ce qui est d'application

volontaire.

Il faut signaler enfin que les produits ou composants

innovants, qu'il n'est pas encore possible de normaliser,

font l'objet d'avis techniques délivrés par le CSTB ou le

SETRA. Cette disposition heureuse de la pratique fran­

çaise s'est étendue en Europe sous l'impulsion de l'UEATC

et a été reprise par les Communautés européennes sous le

nom d'Agrément technique européen.

U n seul secteur échappe encore à la

norme : l'ingénierie, qui relève en France d'un ensemble

de lois et de règlements, notamment la loi sur la maîtrise

d'ouvrage public (loi MOP) dont les décrets se font encore

attendre. L'attention portée à l'ingénierie dans le domaine

des marchés publics se traduit notamment par la création

récente, auprès de la Commission centrale des marchés,

d'un Groupe permanent d'étude des marchés de travaux

et de maîtrise d'œuvre (GPEM/TMO) remplaçant l'an­

cien GPEM/T. L'application de la directive européenne

sur les services, actuellement en préparation, va probable­

ment apporter dans ce secteur des modifications qu'il est

encore difficile de prévoir.

La situation de la normalisation BTP décrite ci-

dessus, qui découle pour l'essentiel des caractères géné­

raux de la branche, prend dans notre pays un caractère

particulier du fait d'une culture plus tournée à l'origine

vers la réglementation que vers la normalisation. Elle

n'est, au demeurant, pas sans avantages. Les textes élabo­

rés par l'Etat pour les besoins des marchés publics font

l'objet d'une diffusion large et peu onéreuse ; ils ont une

présentation moins éclatée que celle des normes, qui rend

leur consultation facile. Ils ont aussi pour eux la force de

l'habitude. Tous ces caractères expliquent leur utilisation

dans certains marchés privés. Si l'on ajoute à cette consta­

tation le fait que les ouvrages ne s'exportent pas et que

l'activité correspondante des entreprises, lorsqu'elle se

déroule à l'étranger, se moule assez facilement dans les

règles et normes du pays d'implantation, on comprend

que le BTP ait pu donner longtemps l'impression qu'il

entrait à reculons dans la normalisation.

Ce temps est révolu. Depuis plusieurs années, le

BTP est l'objet d'un travail de normalisation aussi intense

et aussi productif que dans celui de n'importe quelle autre

branche ; en témoigne le fait qu'il a très rapidement pris,

dans les bilans annuels d'activité de l'Afnor la place

correspondant à son importance économique

C'est évidemment la construction du grand marché

européen qui a provoqué cette mutation. Tant qu'il ne

s'agissait que de franchir les frontières, la normalisation

européenne n'intéressait que les fabricants de produits,

beaucoup moins les entrepreneurs et l'ingénierie. Mais dès

lors qu'il s'agit de construire un marché unique où pro­

duits et services se trouveront à égalité dans la compétition

sous la seule réserve qu'ils satisfassent aux règlements, aux

directives et aux normes européennes, et du moment que

ces dernières se substitueront progressivement aux normes

nationales, l'enjeu qu'elles représentent est apparu très

clairement. Il tient pour l'essentiel au fait que les normes

sont le conservatoire des savoir-faire professionnels. En

changer, c'est être confronté à une culture technique

différente. L'Europe exigera de tels changements mais on

peut, en s'y préparant, les élaborer et faire en sorte que la

culture technique qu'exprimeront les nouvelles normes ne

nous soit pas étrangère parce qu'elle aura recueilli, parmi

les autres, l'héritage de nos savoir-faire.

L'enjeu une fois perçu, les professions ont réagi très

vite. Ce fut par exemple le cas de celles dont les produits

étaient soumis à une homologation, procédure fragile

dans le nouveau contexte européen, qui se sont employées

à préparer un corps de normes leur permettant de partici­

per activement aux travaux du Comité européen de nor­

malisation (CEN). L'investissement considérable des pro­

fessions du BTP peut d'ailleurs se mesurer au nombre de

bureaux de normalisation mis en action, qui est à ce jour

de 1 1 (sur un total de 3 2 pour l'ensemble de l'Afnor).

Dans ce mouvement, 4 2 1 normes Afnor ont été

élaborées au cours des cinq dernières années. Les Docu­

ments techniques unifiés (DTU) ont pris le statut de

normes. Le Cahier des clauses techniques générales

(CCTG), identifiant dans un premier temps les prescrip­

tions à caractère proprement normatif en vue d'une trans­

formation ultérieure en normes, s'organisent progressive­

ment autour des clauses à caractère contractuel qui défi­

nissent les relations entre maîtres d'ouvrages, maîtres

d'œuvre, fabricants et entrepreneurs, relations qui, dans

un monde où les interfaces tiennent tant de place, sont

déterminantes pour la qualité des ouvrages.

Sur le plan européen, la directive 8 9 - 1 0 6 a provoqué

une intense activité touchant la normalisation des pro­

duits de construction mais aussi, et logiquement, celle des

ouvrages (normes de mise en œuvre et normes de concep­

tion et calcul). Soixante comités techniques du CEN ont

été créés pendant la même période, et l'Afnor s'est vu

attribuer le secrétariat d'onze d'entre eux. Ce résultat est

indéniablement dû au dynamisme de l'Afnor, qui, si elle

a le devoir d'ouvrir le chemin, ne peut le faire qu'à la

demande - ou en tout cas avec l'accord - des professions

Page 5: La normalisation dans le bâtiment et les travaux publics

qui sont les meilleurs juges de l'opportunité. C'est d'ailleurs

elles qui sont appelées à supporter l'essentiel des charges

de la normalisation. Le rôle des professions est ainsi

fondamental. Il ne saurait toutefois faire oublier celui des

utilisateurs et des pouvoirs publics. Une norme n'a de

valeur que si elle est établie à partir d'un consensus de tous

les intérêts en cause. C'est la règle d'or de l'Afnor. Ce doit

être aussi celle du CEN, et il convient d'y être vigilant. La

tentation d'accélérer l'élaboration des normes en prenant

des libertés par rapport au devoir de consulter tous les

partenaires, tentation qui pointait dans le Livre vert publié

en 1 9 9 0 par la commission des Communautés européen­

nes, doit être dénoncée.

Parmi ces normes européennes, les Eurocodes, nor­

mes de conception et de calcul des ouvrages, ont un

caractère inhabituel pour les français, habitués à trouver

dans des textes « réglementaires » (contractualisables en

réalité) ces spécifications que nos voisins confient à des

normes ou à des codes de statut voisin. L'ambition d'uni­

fier et de moderniser en même temps les méthodes de

conception et de calcul d'ouvrages dans l'Europe des

Douze (en fait des dix-huit au sein du CEN) est ancienne,

et a donné lieu, depuis 1 9 7 5 , à des travaux que certains

jugeaient interminables. Il n'en était rien ; on prévoit

aujourd'hui la sortie des premiers textes sous statut de

norme provisoire (ENV) pour fin 1 9 9 2 ou début 1 9 9 3 , ce

qui permet d'augurer la diffusion de textes définitifs dans

les dernières années de la décennie.

L'élaboration des Eurocodes est une entreprise dont

il ne faut sous-estimer ni la difficulté, ni l'ambition. Le

professeur Franco Levi a attiré l'attention, dans un article

récent, sur le fait que celle-ci ne souhaite pas seulement

offrir aux projeteurs des références destinées à un usage

quotidien mais aussi présenter, sous une forme synthéti­

que et raisonnée, l'état le plus actuel de la connaissance sur

le comportement mécanique des structures. De ce fait, les

Eurocodes constituent aussi des documents de base pour

l'enseignement des ingénieurs et des techniciens et le

T C 2 5 0 du CEN, qui est chargé de leur élaboration, doit

pouvoir y travailler au contact des équipes européennes de

recherche appliquée. Cette large ambition justifie que la

CCE ait décidé d'apporter une contribution financière

particulière à l'élaboration des Eurocodes, et il est souhai­

table qu'elle persévère.

L'impact de la « nouvelle approche » décidée par

l'Acte unique européen de 1 9 8 6 est ainsi considérable, et

il contribue à une modification significative du concept

même de norme. Celle-ci n'est plus seulement, telle que

sortie de ses origines industrielles, la convention « volon­

taire » destinée à faciliter les fabrications et les échanges.

De plus en plus, et cela est particulièrement clair pour les

normes européennes « harmonisées », c'est-à-dire élabo­

rées par le CEN sur mandat de la Commission des

Communautés européennes, elle est chargée de définir les

conditions d'usage, notamment en vue de satisfaire aux

exigences essentielles. Il est dès lors difficile de lui dénier

un caractère réglementaire, lisible dans les mandats, et qui

se manifestera sans doute dans les décisions en préparation

concernant l'attestation de conformité et le marquage CE.

Renvoyant aux normes plutôt qu'à des directives et

des règlements le soin d'organiser le secteur européen du

BTP, la nouvelle approche a voulu simplifier le travail de

la Commission des Communautés européennes. Mais la

tâche n'en reste pas moins considérable. Un long délai

s'écoulera sans doute avant que l'Europe dispose d'un

ensemble complet de normes pendant lequel il y aura

coexistence de normes européennes (plus précisément de

normes nationales transposant les normes européennes,

harmonisées ou non) et de normes nationales. Ce cas est

prévu par la directive 8 9 - 1 0 6 qui parle dans son préam­

bule de spécifications techniques nationales « reconnues

comme fournissant une base appropriée pour faire présu­

mer que les exigences essentielles sont remplies » et précise

en son article 4 que « ces spécifications pourront bénéfi­

cier d'une présomption de conformité » et en son article 6

que la mise sur le marché des produits restera autorisée

« s'ils satisfont à des dispositions nationales conformes au

traité ». Toutefois, ces dispositions n'ont pas encore la

sanction de l'expérience.

Au demeurant, si les normes harmonisées devaient

en principe se limiter aux prescriptions correspondant aux

exigences essentielles, l'expérience prouve qu'il n'en a pas

été ainsi. Les normes élaborées par le CEN couvrent

l'ensemble des spécifications relatives à leur objet sans y

distinguer explicitement ce qui correspond aux exigences

essentielles et ce qui correspond aux autres caractéristi­

ques d'usage. Quel sera donc le caractère réglementaire

donné à ces normes et matérialisé sur les produits par

l'apposition du marquage CE ? Fera-t-on après coup cette

distinction au sein du texte de la norme afin que les

spécifications relatives aux exigences essentielles soient

seules attestées ? Ou bien le marquage CE deviendra-t-il

une marque de conformité à la norme, mettant ainsi en

cause l'existence, ou au moins la signification, des mar­

ques nationales ? Ces problèmes sont actuellement à l'étude

au sein de la Commission des Communautés européennes.

Quoi qu'il en soit, la « nouvelle approche » a suscité

en France une véritable mobilisation du secteur BTP. Cela

exige des moyens, de l'argent, mais aussi et surtout des

hommes capables de travailler au sein des commissions

nationales et européennes à l'élaboration des textes. Ces

h o m m e s v i e n n e n t de tous les h o r i z o n s de la

branche : maîtres d'ouvrage, maître d'œuvre, industriels,

entrepreneurs. Il est important qu'ils soient compétents

et, bien souvent, spécialisés. L'Europe ignore à cet égard

les hiérarchies nationales. Elle ne fait place qu'à des gens

qui savent se faire entendre dans un milieu d'experts

internationaux. Il y faut l'autorité qui vient du savoir, la

capacité de s'exprimer dans un langage international qui

se trouve defacto être l'anglais, et aussi la capacité d'écou-

Page 6: La normalisation dans le bâtiment et les travaux publics

Autoroute B9, section Le Boulou-Le Perthus. Photo Fédération nationale des travaux publics.

Le tunnel sous la Manche : section d'un tunnel ferroviaire. Photo Eurotunnel.

Page 7: La normalisation dans le bâtiment et les travaux publics

ter, sans laquelle celle de parler ne devient bientôt qu'en­

têtement stérile, la capacité, en un mot, de négocier.

La France ne manque pas d'experts, ni même, quoi

qu'on dise, d'experts anglophones. Elle a cependant du

mal à dégager les effectifs nécessaires pour défendre sa

légitime ambition de peser sur la rédaction des normes

européennes. Devant les bataillons de choc mis en ligne

par certains de nos partenaires européens, nous avons

parfois l'impression de ne disposer que d'un rideau de

soldats valeureux assurément, mais fragilisés par l'insuffi­

sance de leur nombre. Si certains Français tiennent à

Bruxelles la place qu'ils méritent, parce que l'enjeu de la

normalisation a été maintenant perçu et que l'on n'hésite

plus à y affecter les ressources humaines adaptées, de gros

efforts restent encore à faire. Les choix stratégiques plus

rigoureux, dont il sera question plus loin, ne nous dispen­

seront pas d'accroître nos moyens. La gestion des ressour­

ces humaines, dans les secteurs publics et privés, doit tenir

compte de la nécessité de disposer d'experts pour les

tâches, nationales et internationales, d'élaboration des

normes, codes et règles techniques. Et ces experts doivent

pouvoir se comporter, au niveau européen, en négocia­

teurs, ce qui suppose qu'ils aient les instructions nécessai­

res de la part de l'ensemble des décideurs nationaux et

qu'ils soient disposés à les appliquer. Tenir le contact entre

chaque expert et le groupe national homologue capable

d'exprimer un avis de synthèse sur les sujets traités à

Bruxelles est une des lourdes tâches des responsables de la

normalisation.

Au demeurant, l'expérience est riche d'enseignements.

La coopération internationale largement déployée au CEN,

après l'avoir été à l'ISO, nous aide à dessiner le profil de

l'ingénieur à la fois spécialiste, rigoureux, et homme de

relation que requiert le Grand Marché européen.

Il n'y a pas de mobilisation sans une stratégie pour en

canaliser l'ardeur. A cet égard la situation est encore confuse.

Discerner des urgences n'est pas affaire d'experts,

mais de responsables, de chefs d'entreprises. Leur mobili­

sation est pour le moment inégale. La même situation se

retrouve d'ailleurs à l'échelle européenne, où l'on se plaint

de ne pas discerner à quelle hiérarchie d'urgences obéis­

sent le CEN, le Cenelec, et L'Etsi.

A vrai dire, il n'y a sans doute pas une stratégie mais

plusieurs. Celle de la Commission est, le Livre vert en a

témoigné, d'accélérer la production de normes européen­

nes pour effacer au plus vite les frontières qui comparti­

mentent l'économie européenne. Elle est aussi d'accorder

une priorité absolue aux normes harmonisées dont la

présence est nécessaire à l'achèvement de la législation du

marché intérieur.

La stratégie des industriels producteurs est plutôt de

se protéger contre la concurrence abusive de produits de

qualité insuffisante. Attitude protectionniste classique,

mais pas seulement liée aux contraintes économiques : la

qualité est aussi en jeu. Tous nos partenaires savent

construire aussi bien que nous sans doute, mais pas de la

même façon. Certains produits sont adaptés à certaines

méthodes de mise en œuvre, et ce n'est pas impunément

qu'ils se trouveraient utilisés dans des conditions

différentes.

Les entrepreneurs de construction ont intérêt à une

multiplication des produits attisant la concurrence. Sou­

cieux de qualité, ils souhaitent cependant que cette mul­

tiplication ne soit pas désordonnée, et surtout que l'accès

aux marchés publics obéisse à des pratiques objectives et

cohérentes sur l'ensemble du territoire européen ; cela

explique largement leur engagement dans les procédures

de normalisation et de certification.

Les uns et les autres ont enfin appris que la norme

peut avoir un caractère offensif au service de l'innovation.

Être les premiers à normaliser, au niveau national ou au

niveau communautaire, est souvent le meilleur moyen de

s'assurer un avantage durable à partir d'une innovation

dans un contexte de concurrence internationale.

Quant aux usagers, s'ils ont eux aussi intérêt à ce que

la concurrence soit élargie dans tous les domaines à des

produits nouveaux ou à de nouvelles méthodes de cons­

truction, cet intérêt ne sera réellement satisfait que si

l'ingénierie — dont ce sera une grande responsabilité -

veille avec efficacité à la qualité de ces produits et de ces

méthodes ainsi qu'à leur adaptation mutuelle.

En France, c'est le Comité d'orientation stratégique

du grand programme de normalisation du bâtiment et des

travaux publics (COS/ BTP), placé comme les autres C O S

auprès du conseil d'administration de l'Afnor, qui a la

charge de faire s'exprimer ces stratégies et d'assurer la

cohérence tant entre elles qu'avec les directives et orienta­

tions de la CCE. La tâche a été difficile au départ parce

qu'elle impliquait un changement de mode de pensée. La

programmation des travaux de normalisation dépend de

la disponibilité de « normalisateurs », experts et praticiens

en possession de savoirs et de savoir-faire mûris et disposés

à consacrer le temps nécessaire à l'élaboration de spécifi­

cations. Jusqu'à ces dernières années, la pénurie de

n o r m a l i s a t e u r s é ta i t te l le que l 'on a pu d i r e ,

caricaturalement, qu'on ne faisait pas la norme que l'on

voulait, mais seulement celle que l'on pouvait. La mobili­

sation dont nous parlons a changé les données, l'état des

esprits a, lui aussi, évolué, et le C O S / BTP a pu progresser

de façon significative ces dernières années dans l'élabora­

tion d'une programmation stratégique des travaux de

normalisation qui touchent les travaux menés en France

sous l'égide de l'Afnor, et la participation française aux

travaux internationaux et européens.

À l'échelon de l'Europe, une stratégie implique la

référence à une doctrine de travail partagée par les pays

membres. Des éléments s'en dégagent progressivement.

C'est ainsi de Norvège et de France qu'est partie l'idée de

séparer soigneusement normes de produits, normes d'essai,

normes de conception et normes de mise en œuvre, idée

Page 8: La normalisation dans le bâtiment et les travaux publics

qui semble maintenant prévaloir en Europe. Cette

séparation répond à un besoin évident de clarté, mais elle

ne conduit pas à oublier que les normes ne prennent toute

leur signification, laquelle est condition de leur bon usage,

que lorsqu'il est possible de les regrouper par un ensemble

concernant chacun, soit une fonction, soit une partie

d 'ouvrage . C'est là une d o n n é e de base de la

programmation.

En France, est également née la tendance à préférer

les normes de résultat (dites performancielles), parce qu'il

est plus simple de mettre 12 pays (en fait 18 au sein des

instance du CEN) d'accord sur un résultat que sur les

processus qui permettent d'y arriver. Ces derniers sont

presque toujours différents pour des raisons qui tiennent

à l'histoire et à la géographie, et, parce que, surtout, la

norme de résultat est précise, comme il convient, sur la

qualité et souple sur les moyens ce qui permet de ne pas

bousculer obligatoirement les habitudes nationales et de

rester ouvert à l'innovation. La norme de résultat n'est

toutefois pas une panacée : dans bien des domaines, on

devra tenir compte de ce que la norme de moyens est plus

simple à élaborer et à contrôler.

Quel avenir pouvons-nous dessiner ? Il convient

d'être prudent sur le long et moyen terme puisque la

Commission des communautés européennes vient de

lancer une importante étude sur cette question. Pour les

produits de construction, au sein de courants d'échanges

qui vont croître et susciter une concurrence plus vive, la

normalisation sera une garantie de concurrence loyale

pour les industriels français qui mettent en général sur le

marché des produits de qualité. Pour l'entreprise, on

constate une tendance à l'internationalisation qui se ma­

nifeste par la constitution de groupements d'intérêt par­

dessus les frontières. Ce qui s'échangera concrètement

(des savoir-faire de toutes sortes, des spécialistes, des

matériels très spécialisés) dépend d'un accès au marché

qui, certes, ne relève pas seulement des normes, mais de

tels groupements ont tout intérêt à travailler dans un

contexte normatif unifié. Pour ce qui est de l'ingénierie,

lorsque son statut se sera stabilisé, elle devra être capable

de jouer son rôle régulateur, qui est essentiel pour discer­

ner produits et processus de qualité au sein du grand

foisonnement que va provoquer le marché unique.

Au 1 e r janvier 1 9 9 3 le travail de normalisation euro­

péenne était loin d'être achevé. La collection de normes

harmonisées est très incomplète et certaines, et non des

moindres (je pense ici aux Eurocodes), n'auront ces pro­

chaines années qu'un statut provisoire. Dans chaque pays

commencera le très important travail d'intégration des

normes européennes dans les collections nationales, et de

correction corrélative de toutes les autres normes qui

traitent du même sujet. Il y aura donc coexistence de

normes nationales et de normes européennes dont les

unes, celles qui sont provisoires, ne constituent qu'une

alternative optionnelle, sans que le caractère plus ou

moins obligatoire des références et le statut des attesta­

tions de conformité et certifications soit encore bien fixé.

La première urgence est donc d'ouvrir des chemins dans ce

maquis de textes pour que, derrière l'apparence, l'ordre en

évolution en devienne perceptible et que chacun puisse s'y

retrouver. Le Groupe permanent d'étude des marchés de

travaux et de maîtrise d'œuvre (GPEM/TMO) de la

Commission centrale des marchés a placé cet objectif au

premier plan de ses priorités.

Ces difficultés, qui se prolongeront sur quelques

années, sont inhérentes à la construction d'une normali­

sation unifiée, dans laquelle la proportion de normes CEN

et de normes nationales reconnues n'est pas prévisible.

L'objectif poursuivi transcende les difficultés du présent.

Il n'est pas seulement de créer un marché unique où les

produits s'échangent sans barrière protectionniste, il est

aussi de créer un marché de qualité : les préoccupations de

la Commission lorsqu'elle énonce les exigences essentiel­

les sont à cet égard manifestes. La qualité des ouvrages

dépend pour partie de la qualité des normes de produits,

d'essais, de conception, de calcul et de mise en œuvre.

Quelles que soient les contraintes politiques, l'objectif de

qualité en matière de normalisation ne doit jamais être

perdue de vue, et sa satisfaction exige du temps.

Notre pays n'est pas le seul à se mobiliser pour

développer la normalisation. On assiste aujourd'hui, sur

le plan mondial, à un véritable déferlement de proposi­

tions. Plus de 6 0 0 0 sujets de normes ont été déposés au

CEN dont la production annuelle n'était que de 2 7 5

normes en 1 9 9 1 et de 4 0 0 en 1 9 9 2 . Ce nombre n'est pas

anormal, si on le compare aux collections de normes

existantes (20 0 0 0 DIN, 1 5 0 0 0 Afnor , 8 0 0 0 ISO,

1 7 0 0 CEN et Cenelec). Il est inquiétant parce qu'il laisse

présager un engorgement des instituts de normalisation et

donc une insatisfaction durable de la demande. Il conduit,

en tout état de cause, à s'interroger sur la régulation

économique et sociale de la normalisation. La norme

coûte cher à établir, encore plus à contrôler. Un dévelop­

pement parallèle de la certification risque, si l'on n'y prend

garde, d'échapper à ses finalités économiques en se faisant

porteuse de spécifications exagérément détaillées et nom­

breuses qui constitueraient un frein au développement,

qui apporteraient aussi à la vie en société des contraintes

mal justifiées et mal supportées, dans le logement, par

exemple.

Les efforts des cinq dernières années ont permis un

développement spectaculaire de la normalisation, qui

répond à une nécessité ; ils ont permis aussi d'imaginer des

méthodes de programmation qui commencent à se mon­

trer efficaces. Le temps semble maintenant venu de faire

aussi porter l'effort sur une évaluation actualisée et mon­

diale des effets économiques et sociaux de la normalisa­

tion, et sur la mise en place ou le renforcement de

mécanismes régulateurs.